De Paris à Bucharest/Chapitre 49

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XLIX


Bucharest. — Le jardin public. — Question de costume. — Un air national. — La promenade des voitures. — Un Turc pour rire.

Bucharest, en valaque Bucuresci, est situé au milieu d’une vaste plaine et traversé par la Dimbovitza. Son enceinte très-mal définie, de plus de cinq lieues de tour, renferme plus de cent mille habitants, dont cinq ou six mille étrangers, cinq mille juifs, neuf mille tziganes et plus de douze cents prêtres. D’après Vaillant, c’est l’ancienne Thyanis qui devint plus tard la Bu-curia dominicalis des princes valaques ; son nom est l’adjectif du substantif bucurie, qui signifie plaisance, joie.

La ville est aussi difficile à décrire qu’à visiter. Au centre, un quartier commerçant composé de quatre rues principales où se trouvent le théâtre et le palais des princes tous deux dépourvus de caractère architectural, est remarquable par de beaux alignements de boutiques et de magasins brillants, des cafés décorés de fresques et des bazars approvisionnés des objets les plus divers de provenance étrangère : chapellerie et confection anglaises, meubles d’Allemagne d’un goût prétentieux, sellerie et carrosserie d’Autriche, armurerie de tous les pays, étoffes et modes de Paris, librairie Hachette. Une prévenance affable et polie règne avec l’habit noir dans ce quartier ; L’ambition de la fashion du comptoir est de suivre en tout la mode de France ; elle la devance ; les femmes s’y parent, avec une aisance de créoles, des plus coquettes transparences et des ampleurs les plus exagérées.

En dehors de ce quartier, il n’y a que des agglomérations irrégulières de maisons, qui semblent autant de villes ou de villages reliés entre eux par trois ou quatre larges voies qui vont jusqu’aux extrémités de la ville et se prolongent en routes vers les quatre points cardinaux.

Je ne me sens pas le courage de décrire l’affligeant contraste d’abjecte misère et d’opulence écrasante qui se partagent très-inégalement la population. Certes, les rues tortueuses et sales, les bourgades boueuses, les maisons humides dans des bas-fonds marécageux où s’entasse et s’exile la classe nécessiteuse, font mal à voir si près des élégants hôtels et des gracieuses villas de l’aristocratie ; mais palais et tanières matérialisent également et rendent plus sensible la situation morale. Telle qu’elle est encore aujourd’hui avec ses tentatives d’embellissements, la ville de Bucharest a bien la physionomie qui convient à la capitale de la Valachie, où les idées de régénération et d’affranchissement sont étouffées par les principes oppressifs et démoralisateurs qu’y ont laissés les deux civilisations turque et russe. On ne saurait toutefois douter qu’État et capitale ne se transforment et ne s’édifient bientôt sur un plan conforme aux idées modernes. Le vent du siècle les pousse et l’influence française, toute-puissante sur le parti national populaire, les soutient. En attendant, on aligne quelques grandes rues, on déblaye quelques places, et de grands bâtiments s’y élèvent. Bucharest est déjà riche en jardins publics, avec bals, concerts et illuminations de toutes couleurs, à l’instar des autres capitales de l’Europe ; et elle s’en montre beaucoup plus fière qu’elle n’est affligée de son dénûment absolu de choses de première nécessité. Mais ceux que le nécessaire intéresse sont depuis si longtemps dressés à la patience ! Ils attendront bien encore que les palais, les jardins publics, les églises, les casernes et les boulevards, soient en nombre suffisant, pour qu’on ait le temps de songer à leur donner, symboles matériels d’améliorations encore plus nécessaires, un pavé et des réverbères, des fontaines et des balayeurs.

Le jardin le plus fréquenté a de riches massifs d’arbustes rares, de vastes pelouses semées de beaux groupes d’arbres que reflète une rivière aux courbes indolentes et aux eaux paresseuses. Tous les soirs la bourgeoisie va s’y montrer plutôt qu’y jouir de l’ombre ou de la fraîcheur ; car il est de mode de s’y promener surtout d’un bout à l’autre d’une large avenue découverte où la poussière s’épanche à flots.

Les promeneurs sont graves et vêtus tristement à la française. Quelques-uns, si peu nombreux qu’on les compte, font des tentatives pour remettre en faveur le costume national, abandonné à peu près par tous ceux qui ne veulent pas être confondus avec les paysans. Ces rares tentatives ont peu de succès.

Il faut convenir cependant que cette préférence pour les modes françaises paraît être, chez un grand nombre, l’indice d’un sentiment louable. Au contraire du peuple hongrois, qui conserve le plus possible toutes les traditions de son passé libre et glorieux, le peuple valaque semble avoir hâte d’oublier tout ce qui lui rappelle l’odieux temps de son esclavage. Si l’on peut regretter l’ancien costume, au point de vue de la grâce et du pittoresque, on ne saurait blâmer le peuple qui le quitte, avec la joie d’un affranchi libre enfin de se dépouiller de sa livrée de servitude.

À l’époque de mon séjour à Bucharest, on y chantait avec engouement d’anciens airs nationaux. Un air surtout était en très-grande faveur quoiqu’il n’ait rien de passionné ni d’entraînant. Il exprime des idées simples et doucement mélancoliques : il ressemble à tous ceux dont les pâtres montagnards aiment à bercer leur isolement et que la solitude leur inspire.

Le grand monde (ou le monde riche et rare) a choisi pour lieu de promenade une chaussée située au bout de la grande rue du pont de Mongoch’oi, — la rue la plus aristocratique, le corso. C’est, comme son nom l’indique, une route de terre élevée au-dessus de terrains en friches et d’une nudité désolante. Plantée de quelques allées d’arbres trop jeunes pour garantir de la poussière et du soleil, elle doit sa vogue à son éloignement qui ne la rend accessible qu’aux cavaliers et surtout aux équipages.

La vue s’étend au loin du côté de la campagne L’h6tel-Manuk ancien khan, àBucharest.¿Dessixi de Lancelot. sur des landes mornes tristement bornées par une maigre silhouette de montagnes. Du côté de la ville, on n’aperçoit que des masures affreuses en avant desquelles se groupent des tentes de tziganes, des convois de longs chariots arrêtés, dont les attelages, chevaux ou bœufs maigres, sont couchés pêle-mêle avec leurs conducteurs sur la terre nue. C’est dans ce triste cadre que vont et viennent deux immenses files de voitures de toutes formes : carrosses d’apparat, légères et élégantes calèches, cabriolets fanés, murmurant sur des pavés toujours boueux. Là, j’ai vu des toilettes parisiennes d’un ton convenable (cela peut encore se dire de 1861), des femmes charmantes, une jeunesse brillante et distinguée, quelques vieux boyards, fidèles à l’ancien costume, majestueux par la forme autant que le costume persan auquel il ressemble beaucoup (robe de soie serrée d’une ceinture large et houppelande très-ample) et aussi riche que l’habillement turc par la nature des étoffes ; malheureusement l’affreuse casquette plate de cuir, si chère au peuple russe, le dépare et trahit chez ceux qui la portent un attachement obstiné aux idées aristocratiques et antinationales.

Dans la foule des chevaux éreintés par le pavé meurtrier de Bucharest, je remarquai plusieurs attelages superbes, des cochers débraillés, quelques livrées riches et élégantes, des heiduques hauts comme des tambours-majors, à tous crins et magnifiques.

Parmi ces derniers serviteurs, hommes de confiance et d’apparat, celui du consul de France était cité pour sa belle prestance. — C’était un janissaire au costume splendide, à la tournure majestueuse et d’un superbe effet derrière la voiture de son maître. — Il perdait à être vu de près. Quand je le vis face à face, je cherchai quelque part sur sa personne la signature de Daumier, qui semble avoir dessiné sa figure aux jours de sa meilleure humeur. C’est un Turc pour rire comme beaucoup de vrais Turcs.

Le consul d’Angleterre était suivi d’un magnifique Grec agréablement costumé. Sa figure, fine et gracieuse, contrastait singulièrement avec la face enluminée et joyeuse de son confrère en déchéance ; ni l’un ni l’autre ne paraissait se douter du singulier enseignement de politique et de morale que donnait leur condition servile. Ces descendants bien descendus, des anciens dominateurs du pays, échangeaient de joyeux propos et semblaient encore fiers de leur position officielle. Le Grec, habile à comprendre l’opinion publique, était obséquieux et courtisan auprès du Turc, qui est bon homme et sur lequel rejaillit une partie de la popularité dont jouit ici le consulat de France.

Le consulat anglais, moins populaire, se venge par des épigrammes à double pointe qui pourraient bien retomber sur lui. Une de ses appréciations sur la situation politique de la Valachie, se formulait ainsi. « Une chambre qui dispute, un prince qui décrète, gouvernés par un roi absolu, le consul de France. » — Mais quand cette royauté était vacante, que l’Angleterre ne cherchait-elle à la mériter ?