De Paris à Bucharest/Chapitre 52

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Un relais de poste. — Dessin de Lancelot.


DE PARIS À BUCHAREST,

CAUSERIES GÉOGRAPHIQUES[1],


PAR M. LANCELOT.


1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




LII

SUITE DE BUCHAREST.


Le prince Brancovano. — Les écoles de jeunes filles.

Le prince ne se contente pas d’une vie heureuse et facile ; il veut une vie utile, et met au-dessus de ses prérogatives les plus hautes, celle qui lui impose le plus de devoirs, la haute direction d’un nombre considérable d’écoles de jeunes filles répandues dans toutes les villes de la Petite-Valachie et à Bucharest, où cinq de ces écoles sont fréquentées par des filles d’artisans. Le prince ne voulut me laisser partir qu’après la distribution des prix dans ces établissements ; il y attachait avec raison beaucoup d’importance. Je passe sur les détails des préparatifs auxquels il présida lui-même. La distribution constata de grands progrès chez les élèves d’abord, mais aussi chez leurs parents qui s’y rendirent en foule, écoutèrent avec attention et comprirent le discours du prince, dont l’idée eût été lettre close pour eux il y a peu de temps. Il méritait bien, du reste, d’être écouté, surtout si l’on songe que l’orateur touche la dîme. J’eus la traduction de ses paroles en même temps que j’en eus l’audition, grâce à l’obligeance du secrétaire du prince. Il démontrait les avantages de l’instruction et de l’éducation, et les présentait franchement comme la base et le moyen d’un affranchissement vrai et durable. C’était bien, et j’applaudis du cœur avec la foule qui applaudit des mains avec enthousiasme. Le prince, tout joyeux d’avoir été compris, couronna et embrassa avec ardeur un nombre infini de têtes brunes et de têtes blondes.

J’examinai avec attention les travaux de diverses sortes des jeunes élèves ; je reconnus tout ce que nos pensionnats de petites filles produisent : cahiers d’écriture et de calcul, travaux de broderie et de couture étaient satisfaisants ; ils témoignaient d’application et d’adresse ; mais ce qui me frappa le plus, ce fut l’air posé, intelligent et raisonnable de la plupart de ces bambines de huit à neuf ans qui contrastait réellement avec les allures de chèvres et la physionomie sauvage et égarée des enfants de leur âge et de leur condition, abandonnées à la vie oisive et aux jeux de la rue.

Je n’aurais pas cru qu’une intelligence éveillée depuis trois ou quatre ans à peine, et appliquée seulement à des idées d’ordre et de nombre assez restreints, pût imprimer un tel changement sur d’aussi jeunes figures ; j’en fis la remarque au prince ; elle me valut une addition confidentielle à son discours public, qui m’intéressa plus encore.

« Je n’ai pas, me dit-il entre autres choses, les mêmes moyens d’action que le gouvernement, ni les mêmes vues. Il a surtout pour but, au moyen de ses écoles, de se dresser des soldats et de se préparer des fonctionnaires ; c’est quelque chose, mais ce n’est pas tout ; serait-ce tout, que le moyen ne serait pas complétement efficace. Fonctionnaires et soldats se recrutent dans les rangs du peuple, et chez le peuple c’est la mère qui fait la première éducation morale de ses enfants. Comment la fera-t-elle, si elle lui manque ? Si l’on veut sincèrement la régénération du peuple roumain, il faut que tous les efforts tendent à la moralisation de la femme. En donnant l’éducation et l’instruction aux filles, on prépare les mères qui élèveront une vraie génération d’hommes. »

  1. Suite. — Voy. t. III, p. 337, 353, 369 ; t. V, p. 193, 209 ; t. VI, p. 177, 193 ; t. VII, p. 145, 161, 177 ; t. XI, p. 33, 49, 65, 81 ; t. XIII, p. 177 et 193.