De Paris à Bucharest/Chapitre 51

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LI

À BUCHAREST.


Du style architectural. — Du sentiment national et du sentiment religieux. — Les maisons turques. — L’hôtel Manuk. — Amphitrite et la Dimbovitza.

Les nombreuses églises de Bucharest sont perdues pour la plupart dans des carrefours d’un accès difficile et où souvent le hasard seul conduit le voyageur. Leur architecture, qui dérive du style byzantin, étonne et souvent séduit : on y remarque surtout une bizarre recherche de détails d’ornementation où la sculpture et la peinture rivalisent d’efforts et s’égalent en naïveté. Malheureusement, les plus anciennes, les plus curieuses, celles qui devraient être le plus protégées par le sentiment national, sont dans un état d’oubli et de dégradation déplorables. Elles valent mieux pourtant, comme art et comme tradition historique, que les quelques palais et églises nouvellement édifiés dans le style : gothique allemand, qui paraît seul en possession de la haute faveur officielle.

Il y a dans le choix de ce style, qu’aucune solidarité de peuple ni de religion ne justifie, deux graves inconséquences : la première tendrait simplement à nier le caractère, l’expression de l’architecture ; la seconde ne tient nullement compte du génie intime, instinctif, particulier à chaque race. On ne doit pas réédifier la capitale d’un État, qui vient de s’affranchir et qui se régénère, dans un style qui matérialiserait absolument l’époque la plus oppressive de toutes, le moyen âge. En imposant à une nouvelle génération d’artistes des formes et des proportions que leurs prédécesseurs n’ont pas pressenties, trouvées, modifiées par degrés, on voue forcément ces artistes à l’impuissance. Leurs œuvres ne se rattachent en rien au sens populaire, et la conviction, qui leur manque, leur interdit aussi tout enseignement aux artistes de l’avenir.

Il n’est pas besoin, pour confirmer ce jugement, d’en appeler aux monuments de l’Inde, de l’Égypte, de la Grèce ou de l’ancienne Rome, si justement expressifs des temps qui les ont vus naître et du caractère des peuples qui les ont élevés pour les opposer aux incohérentes édifications contemporaines qui encombrent tant de villes d’Europe. Une visite à l’église de Saint-Spiridion, à Bucharest, suffit. Un faux génie d’érudition y a entassé, sur une disposition encore à peu près byzantine, tous les enjolivements du gothique, sans s’apercevoir qu’en élançant outre mesure les tours octogones, pour les recouvrir, de la base au sommet, de tous les modèles connus d’arcatures, de clochetons, de pinacles sans but qui s’y confondent, on commet plus qu’un non-sens, une hérésie. Les tours sont devenues des minarets, l’église a l’apparence d’une mosquée. Un Turc s’y tromperait. Les vrais fidèles ne s’y trompent pas ; à la place du recueillement qu’ils cherchent dans l’église, ils n’éprouvent que de futiles distractions.

Le petit monument que j’ai dessiné (page 197) exprime bien le goût artistique du peuple roumain, et aussi le caractère de sa dévotion, dont la pratique la plus prescrite et la plus suivie est, après le jeûne, l’entretien d’une lampe allumée devant une image pieuse, que les femmes, avec un sentiment enfantin d’amour et de respect, se plaisent à entourer de découpures dorées, de broderies et de fleurs.

L’ensemble du porche est d’un aspect riche et gracieux ; au-dessus des colonnes décorées d’entrelacs et de feuillages finement sculptés, ravivés de filets rouges et verts, le mur est divisé en zones de différentes couleurs ; des arabesques peintes s’en détachent en oppositions très-tranchées, blanc sur bleu, or sur rouge, contournant les archivoltes et entourant des figures de saints nimbés d’or, hautement coloriées sur fond bleu.

Le soubassement, entre les piédestaux des colonnes, est décoré de trois bas-reliefs ; celui du milieu représente un chevalier armé, à cheval ; les deux autres figurent deux lions s’affrontant dans des rinceaux plantureux.

Une particularité du caractère valaque est la familiarité avec laquelle on traite les morts. Les cimetières ne paraissent inspirer ni tristesse ni crainte, et, même dans les faubourgs, ce sont des lieux de réunion ; les femmes travaillent à l’ombre des arbres qui couvrent les tombes ; les enfants courent dans l’herbe et grimpent aux bras de pierre des croix trapues, avec une douce insouciance qui n’offense pas ; elle semble inspirée par les misères d’une vie précaire et l’imitation de la résignation musulmane.

Du temps de l’occupation ottomane il n’est resté aucun monument considérable à Bucharest ; mais de nombreuses maisons éparses dans les faubourgs sont des spécimens curieux de l’architecture turque. Sur la voie publique et dans les rues commerçantes, le rez-de-chaussée n’a ordinairement que de très-petites fenêtres, prenant jour au-dessus de l’œil du passant ; la porte d’entrée, assez petite, est ornée avec un soin tout particulier de moulures qui s’entre-croisent autour d’un petit guichet. Au premier étage règne presque toujours une galerie ombrée, d’où l’on peut voir et n’être pas vu ; ou bien du milieu de la façade s’avance un encorbellement très-saillant, percé de fenêtres sur toutes ses faces. Les boutiques, tout en étalant leurs marchandises aux regards, ont des volets et des auvents à demi fermés qui ne laissent rien voir de l’intérieur.

Dans des rues moins fréquentées, entourées de jardins à haies de jasmins, quelques-unes de ces maisons ont un air recueilli et mystérieux qui charme tout d’abord. Leur étage inférieur est égayé d’arbustes et de fleurs. Le toit saillant est à moitié caché sous les grappes odorantes des grands acacias aux troncs penchés. La galerie, le divan devrais-je dire, s’ouvre sur des bosquets ombreux, où scintille quelquefois un filet d’eau jaillissante, et où se promènent, dans les plus folles allures, de belles grues cendrées, oiseaux familiers du pays.

Rien n’inspire mieux l’idée d’une vie paisible et heureuse que la vue de ces charmantes habitations. Rien n’en éloigne plus qu’une visite à l’ancien khan, fondé par Manuk-bey, et devenu dans ces derniers temps l’hôtel Manuk. C’est, malgré son titre aristocratique, une auberge où les gens aux nerfs délicats, à l’épiderme sensible, feront bien de ne pas s’aventurer, mais où les curieux d’anciennes mœurs locales seront satisfaits. Il a gardé intacte sa première physionomie, attristée malheureusement par la malpropreté. Les deux rangs de galeries qui relient ses quatre grands corps de logis, le grand escalier à double rampe qui dessert les deux étages, très-élégant, sous un kiosque à toiture saillante et à solives profilées, sont ornés de colonnes et de balustrades d’un goût charmant et d’une exécution très-fine. On pourrait dire que c’est un palais de bois ; il mériterait une restauration, peu difficile du reste, et une destination plus protectrice. Tel qu’il est, c’est le rendez-vous des rouliers transylvaniens, des colporteurs allemands, des petits trafiquants turcs, bulgares et grecs, de tous les voyageurs à petite bourse et aussi à métiers de hasard, et qui craignent le grand jour. Sur le grand escalier, sous les longues galeries, se coudoient les types les plus divers, les costumes les plus variés. C’est là que je rencontrai un couple montagnard qui m’offrit le premier échantillon pur du costume national, complété par un gilet de peau de mouton, enjolivé d’arabesques ; un riche paysan, en houppelande blanche, le kandjar aigu à la ceinture, et l’air très-digne. J’y vis aussi un vieux juif à longue barbe, dont la singulière et antique coiffure jaune, côtelée et en forme exacte de biscuit de Savoie, me parut bonne à croquer.

Les galeries, sur lesquelles ouvrent les appartements, servent de promenoirs et de salles communes. Il y règne une indifférence et un sans gêne remarquables à l’égard du voisin. Sous l’œil de tous (tolérance qui ne fait l’éloge de personne), chacun y semble chez soi. Du point où je m’installai pour prendre mes croquis, je pouvais voir une blonde Allemande qui savonnait des hardes de première nécessité que ses enfants attendaient ; un barbier ambulant rasant des mentons et des occiputs ; une tzigane dansant devant des Turcs en belle humeur ; un saltimbanque en maillot déteint faisant la leçon à un singe pelé. En même temps, les sons d’une kobsa accompagnant une voix mélancolique et douce, filtraient à travers l’entre-bâillement d’une porte placée derrière moi, et du fond d’un corridor obscur, m’arrivaient les plaintifs vagissements d’un nouveau-né.

L’immense cour me donnait le spectacle le plus divertissant et le plus varié du monde : un campement, un entrepôt, un marché, une bourse, une ménagerie tout à la fois ; au long des rez-de-chaussée, des bâches, des tentes, des ballots de marchandises, des tonneaux ; au fond, dans de grandes niches grillées, des amas de cuirs frais, de laines suintantes de cornes de buffles disséminées partout, des tas de paille et de fumier ; dans ce milieu sans ordre, un va-et-vient continu de birdjs, de paysans à cheval, de femmes portant des denrées, de chevaux dételés qui hennissaient et ruaient, de chiens qui hurlaient, et de grands porcs bruns qui grognaient d’aise, en fouillant à plein grouin le large fleuve d’eau grasse s’épanchant sans interruption de la cuisine. Ce mouvement, ce bruit ne troublaient pas un instant les Turcs, les Valaques, les Bulgares et les Grecs, qui continuaient, tranquilles, le débat de leurs transactions, auxquelles présidaient des juifs, opérant sur place le change des monnaies, à grand renfort de lunettes, de pierres de touche et de balances. Ce khan déchu est situé dans un quartier très-fréquenté ; il a une façade sur la rivière la Dimbovitza.

Un proverbe local dit : Dimbovitza, apâ dulce ! qui ne o bea ne se mai duce ! — Dimbovitza, eau douce, qui la boit ne s’en va plus !

C’est peut-être vrai, mais ce qu’on voit de là ne donne guère envie d’en boire. En amont d’un gué très-fréquenté, et tout près de ses eaux troubles, se dressent, infectes et hideuses, les anciennes boucheries turques. Entre des charpentes, sinistres comme des gibets et tout éclaboussées de rouge, des quartiers de bœufs et de moutons, maladroitement déchirés, pendent à des chaînes de fer ; des têtes de moutons velues, aux yeux rentrés dans leurs orbites verdis, serrant dans leurs dents ternies leur langue enflée, encombrent, avec d’autres lambeaux sans formes, des étals massifs tout gluants de sang, sous lesquels rôdent de nombreux chiens affamés et sans maître.

En m’éloignant de ce dégoûtant étalage, dont la vue suffirait pour rendre pythagoricien le plus intrépide mangeur de rosbifs, je continuai à explorer les bords de la Dimbovitza. Un plus habile que moi, en évoquant le souvenir du cortége d’Amphitrite, pourrait dire ce que j’y vis ; mais, outre qu’il me paraît bien difficile de


Un puits près de Bucharest. — Dessin de Lancelot.


mêler aux tritons et aux océanides d’ignobles badauds et des sergents de ville, en ce moment je n’y pensais guère ; y eussé-je pensé, comment faire entrer les sergents de ville dans le récit, puisque je m’indignais précisément de ce qu’ils n’intervinssent pas dans l’action ? J’adressai mentalement, en m’enfonçant dans les ruelles qui conduisent aux champs, quelques mots bien sentis à l’édilité de Bucharest, un peu plus haut même, et cherchai, pour reposer mes yeux et mon esprit de toutes les laideurs de cette journée, la solitude, des arbres, du gazon et des fleurs, un coin si petit qu’il fût de cette simple et bonne nature du bon Dieu, toujours belle, et qui n’a besoin d’être ni dirigée, ni contenue, ni réprimée, pour charmer.

Je trouvai des bouquets de bois touffus, des landes incultes, des marais, des oasis d’arbres fruitiers ombrageant des villages d’apparence heureuse. Au centre de l’un d’eux, un puits était décoré de têtes de bœufs, disséquées et blanchies. Étaient-ce les têtes de victimes sacrifiées pour rendre la source propice aux animaux qui viennent s’y abreuver ? Je fus près de m’arrêter à cette supposition ; retrouver une superstition romaine me tentait, mais la vue de semblables débris servant à différents usages me montra que ceux-là faisaient simplement office de contre-poids et remplaçaient une pierre ou une souche.

Un jour vint où je fus forcé de m’avouer que le pittoresque ne console pas de tout : je m’en doutais déjà,

Et que, pour être artiste on n’en est pas moins homme.

Le séjour de Bucharest commençait à me peser.

Capitale en cours d’exécution d’un État qui se réorganise, cette ville à plus d’un point de vue intéresse ; mais trop de choses y froissent à chaque instant les sentiments de justice, d’humanité, de moralité et de droit pour qu’elle soit dès à présent un séjour longtemps agréable. La ville matérielle, telle qu’elle m’a paru être et telle que j’ai essayé de la faire voir, est bien en rapport avec la population, je n’ose dire la société qu’elle renferme, car la société ne me semble guère plus constituée que la ville n’est bâtie. J’aurais beaucoup de traits de caractère à ajouter à ceux que j’ai déjà cités ; mais presque tous sont très-difficiles, plusieurs impossibles à esquisser. D’ailleurs, dans la société comme dans le ville, tout est ruine et renaissance ; tout recommence et tout finit ; le mal n’y est certainement que provisoire[1].

On ne saurait pas plus en vouloir aux classes si longtemps opprimées d’être encore abîmées dans la dégradation morale qu’à la jeunesse aisée de ne pas être complétement dégagée de ses préjugés de prétendue toute-puissance de caste et de ses faux priviléges. Celle-ci a manqué d’exemples et d’éducateurs ; celles-là ont manqué de soutiens ; les tuteurs de la jeune civilisation n’ont pas été assez nombreux ; les aides de la réorganisation n’ont pas tous été bien choisis ou n’étaient pas assez affermis dans la foi nouvelle ; plus d’un loup dévorant a pris l’habit de berger. Mais l’équilibre se fait ; la lumière se fera ; et il m’a été donné de voir par quels moyens on y arriverait, au moment même où, dégoûté et ahuri par la vue des instincts dominateurs


Boucherie et boulangerie, à Bucharest. — Dessin de Lancelot.


et rapaces si fortement enracinés chez les uns, de la dépravation si invétérée chez les autres, je doutais que la régénération fût possible chez le peuple roumain. C’est une douce satisfaction pour moi de dire comment la conviction contraire m’est venue.

Une lettre de recommandation de M. Duruy au prince Brancovano, son ancien élève, m’avait valu de ce dernier le plus affable accueil et l’offre du voyage que je fis plus tard en Petite-Valachie. Fils et neveu des anciens hospodars Bibesco et Stirbey, propriétaire de nombreux et immenses domaines, curateur et tuteur de plusieurs couvents importants dont il nomme les hauts dignitaires, abbés ou abbesses, le prince Brancovano est là-bas, de par ses droits et sa fortune, un vrai grand seigneur. Ce n’est pas de cela que je prétends le louer ; car, en lui, l’homme passe avant le prince. Son esprit, ses goûts et ses tendances libérales valent mieux que ses richesses et ses priviléges. Je lui dois d’avoir pu visiter l’intérieur de son beau pays et ma reconnaissance est grande ; mais ce qui me touche le plus, c’est la cérémonie à laquelle il me convia.

Lancelot.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Il n’en faut pas douter. Du reste, le directeur de ce recueil doit témoigner ici qu’il a connu plusieurs familles de Bucharest et qu’il a conservé de ses relations avec elles les souvenirs les plus doux et les plus aimables. Le spirituel voyageur ne prétend pas avoir eu le temps ou l’occasion d’étudier la société de cette ville sous tous ses aspects et au fond même : d’ailleurs il faut des réserves.