De l’Homme/Section 5/Chapitre 2

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SECTION V
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 9 (p. 131-136).
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CHAPITRE II.

De l’esprit et du talent.

Qu’est-ce dans l’homme que l’esprit ? l’assemblage de ses idées. À quelle sorte d’esprit donne-t-on le nom de talent ? à l’esprit concentré dans un seul genre, c’est-à-dire à un grand assemblage d’idées de la même espece. S’il n’est point d’idées innées (et M. Rousseau en convient dans plusieurs endroits de ses ouvrages), l’esprit et le talent sont donc en nous des acquisitions : et l’un et l’autre, comme je l’ai déja dit, ont pour principes générateurs, 1°. la sensibilité physique, sans elle nous ne recevrions point de sensations ; 2°. la mémoire, c’est-à-dire la faculté de se rappeler les sensations reçues ; 3°. l’intérêt que nous avons de comparer nos sensations entre elles (4), c’est-à-dire d’observer avec attention les ressemblances et les disconvenances qu’ont entre eux les objets divers.

C’est cet intérêt qui fixe l’attention, et qui, dans les hommes organisés comme le commun d’entre eux, est le principe productif de leur esprit.

Les talents, regardés par quelques uns comme l’effet d’une aptitude particuliere à tel ou tel genre d’esprit, ne sont réellement que le produit de l’attention appliquée aux idées d’un certain genre. Je compare l’ensemble des connoissances humaines au clavier d’une orgue ; les divers talents en sont les touches, et l’attention mise en action par l’intérêt est la main qui peut indifféremment se porter sur l’une ou sur l’autre de ces touches.

Au reste, si l’on acquiert jusqu’au sentiment de l’amour de soi, si l’on ne peut s’aimer qu’on n’ait auparavant éprouvé le sentiment de la douleur et du plaisir physique, tout en donc en nous acquisition.

Notre esprit, nos talents, nos vices, nos vertus, nos préjugés et nos caracteres, nécessairement formés du mélange de nos idées et de nos sentiments, ne sont donc par l’effet de nos divers tempéraments ; nos passions elles-mêmes en sont dépendantes. Je citerai les peuples du nord en preuve de cette vérité. Leur tempérament pituiteux et phlegmatique est, dit-on, l’effet particulier de la nature de leur climat et de leur nourriture ; cependant ils sont aussi susceptibles d’orgueil, d’envie, d’ambition, d’avarice, de superstition, que les peuples sanguins[1] et bilieux du midi (5). Ouvre-t-on l’histoire, on voit les peuples tout-à-coup changer de caractere sans qu’il soit arrivé de changement dans la nature de leurs climats ou de leur nourriture.

J’ajouterai même que si tous les caracteres, comme le prétend M. Rousseau, p. 109, t. V. de l’Héloïse, étoient bons et sains en eux-mêmes, cette bonté universelle, et par conséquent indépendante de la diversité des tempéraments, prouveroit contre son opinion. Plût au ciel que la bonté fût le partage de l’homme ! C’est à regret que sur ce point je suis encore d’un avis contraire à M. Rousseau. Quel plaisir pour moi de trouver tous les hommes bons ! Mais en leur persuadant qu’ils sont tels, je ralentirois leur ardeur pour le devenir. Je les dirois bons et les rendrois méchants.

Est-on honnête, sert-on son souverain, mérite-t-on sa confiance, lorsqu’on lui cache la misere de ses peuples ? non ; mais lorsqu’on la lui fait connoître, et qu’on lui montre les moyens de la soulager. Qui trompe les hommes n’est point leur ami. Où sont donc ceux des rois ? quel courtisan est toujours vrai avec son prince ? quel homme l’est toujours avec lui-même ? Le faux brave dit tous les individus courageux, pour être cru lui-même tel ; et c’est quelquefois le shaftesburiste le plus frippon qui soutient le plus vivement la bonté originelle des hommes.

Quant à moi, je ne les entretiendrai pas à cet égard dans une sécurité funeste ; je ne leur répéterai point sans cesse qu’ils sont bons : le législateur, moins en garde contre le vice, négligeroit l’établissement des lois propres à les réprimer. Je ne commettrai point le crime de lese-humanité ; j’oserai dire la vérité, en montrant que, sur ce point, M. Rousseau n’est pas plus d’accord avec lui-même que sur les précédents.

(4) « Juger, dit M. Rousseau, n’est pas sentir ». La preuve de son opinion, « c’est qu’il est en nous une faculté ou force qui nous fait comparer les objets. Or, dit-il, cette force ne peut être l’effet de la sensibilité physique ». Si M. Rousseau eût plus approfondi cette question, il eût reconnu que cette force n’étoit autre chose que l’intérêt même que nous avons de comparer les objets entre eux, et que cet intérêt prend sa source dans le sentiment de l’amour de soi ; effet immédiat de la sensibilité physique.

(5) L’imagination des peuples du nord n’est pas moins vive que celle des peuples du midi. Compare-t-on les poésies d’Ossian à celles d’Homere ? lit-on les poëmes de Milton, de Fingal, les poésies erses, etc. ? on n’apperçoit pas moins de force dans les tableaux des poëtes du nord que dans ceux des poëtes du midi. Aussi le sublime traducteur des poésies d’Ossian, après avoir démontré dans une excellente dissertation que les grandes et mâles beautés de la poésie appartiennent à tous les peuples, observe à ce sujet que les compositions de cette espece ne supposent qu’un certain degré de police dans une nation. Ce n’est point, ajoute-t-il, le climat, mais les mœurs du siecle, qui donnent un caractere fort et sublime à la poésie. Celle d’Ossian en est la preuve.


  1. Ce fait prouve clairement que les passions citées ci-dessus ne sont pas l’effet de la diversité de nos tempéraments, mais, comme je l’ai dit, de l’amour du pouvoir.