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De la justice dans la Révolution et dans l’Église/Tome 3/Texte entier

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DE LA JUSTICE


DANS LA RÉVOLUTION


ET DANS L’ÉGLISE


NOUVEAUX PRINCIPES


DE PHILOSOPHIE PRATIQUE


adressés
à Son Éminence Monseigneur Mathieu, Cardinal-Archevêque de Besançon


PAR


P.-J. Proudhon


Misericordia et Veritas obviaverunt sibi ;
Justicia et Pax osculatæ sunt.
Psalm. lxxxiv, 11.


TOME TROISIÈME




PARIS
LIBRAIRIE DE GARNIER FRÈRES,
6, rue des saints-pères et palais royal, 215

1858


DE LA JUSTICE
DANS LA RÉVOLUTION
ET DANS L’ÉGLISE




NEUVIÈME ÉTUDE


PROGRÈS ET DÉCADENCE


À Son Éminence Mgr Matthieu, Cardinal-Archevêque de Besançon.

I


Monseigneur,


Lorsque, le 17 juin 1789, quarante-cinq jours après l’ouverture des États généraux, la noblesse et le clergé refusant de se rallier aux communes, la Cour repoussant le vote par tête, l’abbé Sieyès jugea que le moment était venu d’en finir, comme un capitaine qui donne à ses matelots le signal du départ, il dit : Coupez le câble !

À ce mot, les députés du Tiers se constituent en assemblée nationale, déclarent toute réunion d’états tenue hors de leur sein illégale et séditieuse, et par cet acte de vigueur, abandonnant les deux ordres réfractaires, la royauté malintentionnée et toute la société traditionnelle, ils inaugurent solennellement le nouvel ordre de choses.

De ce moment la nation fut en marche.

Trois jours après, les députés confirment leur résolution par serment ; la France jure avec eux. Le 14 juillet la Bastille est prise, le 4 août la féodalité signe son abdication, le 6 octobre la royauté est traînée à Paris. La Révolution allait… Elle va toujours.

II

L’idée que je me propose de développer dans cette Étude est quelque chose comme ce que demandait Sieyès.

J’ai prouvé dans mes deux premiers volumes que l’Église ne connaît pas la Justice, que mêmement elle lui est hostile, que cette hostilité provient de son scepticisme, lequel a lui-même sa source dans la pensée religieuse ; qu’au surplus il en est ainsi de toutes les constitutions ecclésiastiques : en sorte que l’unique obstacle au développement de la Justice est la théologie, de même qu’en 1789 la féodalité, sous toutes les formes, était le seul obstacle à ce que le Tiers fût quelque chose.

Que faire donc ? Je réponds comme Sieyès : Coupez le câble.

J’ai prouvé, contre la calomnie des mystiques, que l’homme est doué d’une faculté positive, la conscience, qui le porte incessamment à Justice et ne demande qu’à agir seule, sans excitation ni contrainte ; — Coupez le câble.

J’ai démontré qu’en vertu de cette faculté et en dépit des contradictions dont la loi humaine fourmille, la raison, interrogée sur le bien et le mal, n’hésite jamais ; que c’est notre préoccupation religieuse qui, nous faisant chercher la raison du droit dans les choses au lieu de la chercher dans les personnes, engendre les incertitudes du législateur : — Coupez le câble.

J’ai expliqué, j’ose le croire, mieux qu’on n’avait fait jusqu’à ce jour, la nature et la fonction de la liberté ; et par la déduction qui en a été faite le lecteur a pu se convaincre qu’il n’y a véritablement qu’une chose qui, paralysant le libre arbitre, arrête l’essor de la Justice, c’est la crainte de Dieu et l’idolâtrie de l’univers : — Coupez le câble.

Reste à savoir maintenant si, les liens qui retiennent son âme captive étant rompus, l’homme est en effet capable par l’énergie de sa conscience de s’élever dans la vertu ; si la balance du bien et du mal, depuis tant de siècles et par la permission divine inclinée à gauche, peut être définitivement et par un acte de la sagesse mortelle penchée à droite, en un mot si notre sens juridique possède réellement l’efficacité nécessaire. Car ce n’est pas tout de briser la chaîne de l’esclave et d’ouvrir son cabanon ; il faut qu’il puisse marcher.

Une première fois, au commencement de l’ère chrétienne, la question fut posée. Et nous avons vu par quel concours de circonstances le sentiment général se prononça pour la négative ; comment, en conséquence, sur le néant présumé de la vertu humaine s’établit la théorie de la grâce et tout le système chrétien.

Depuis un siècle la proposition est revenue à l’ordre du jour. On a contesté la vérité de la solution chrétienne, on a relevé l’influence malheureuse sous laquelle elle s’était produite ; et voici qu’une philosophie plus humaine, soutenue par une Révolution pleine d’audace, professe hautement l’idée contraire. On nie que la religion, naturelle ou révélée, il n’importe, soit utile à la morale ; on soutient que la Justice n’a pas besoin de ce renfort, et j’ai montré par le détail qu’il n’y a de vraie vertu que celle qui est pure de toute théologie. Ainsi le jugement qui donna naissance au christianisme est cassé ; avec le Christ il est aisé de voir que tous les dieux, passés, présents et futurs, sont frappés de déchéance, et le sacrifice perpétuel aboli. Ni les jacobins ni les éclectiques n’auraient les poumons assez forts pour nous souffler de nouvelles idoles. L’humanité, Rousseau l’a dit, est vertueuse par nature ; il lui suffit, pour produire les actes de sa vertu, d’être libre. Ce qui le prouve est ce fait immense, incompris des anciens, et que les siècles en s’accumulant pouvaient seuls révéler, à savoir : que l’homme est essentiellement perfectible, la civilisation progressive, que de plus l’amélioration qui se réalise incessamment dans le régime et la moralité de l’espèce ne peut être attribuée à l’influence religieuse ; elle est spontanée, elle procède directement de la conscience des nations, proportionnellement à la liberté et en raison inverse de la foi.

Voilà ce qu’enseigne la philosophie nouvelle. Si le fait est vrai, vous reconnaîtrez avec moi. Monseigneur, que l’idée religieuse n’a plus rien à faire au monde ; qu’après le christianisme toute tentative de culte serait un outrage à la raison, à la Justice, à la liberté, digne de la réprobation des peuples et de la vindicte des tribunaux. Donc je répète avec Sieyès : Coupez le câble.


CHAPITRE PREMIER.

Critique de l’idée de Progrès.

III

Il faut l’avouer, le progrès a été aussi maltraité par ceux qui s’en sont faits les apôtres officieux que l’avaient été auparavant la liberté et la Justice. On a écrit sur le progrès de longues dissertations, desquelles il n’est sorti que le doute. On a jeté au public, par gros in-8o, des professions de foi progressistes si étrangement conçues, que qui voudrait s’y tenir devrait sans hésiter conclure contre le progrès, comme a fait, avec un juste sentiment de la dignité humaine, M. de Lamartine.

D’abord, qu’entend-on par Progrès ? Pour les uns ce mot est synonyme de mouvement. « Nous marchons, disent-ils ; la figure de ce monde change : donc… » Ces sortes de gens ne savent pas le premier mot de la question. Progrès est plus que mouvement, et l’on n’a pas le moins du monde prouvé qu’une chose est en progrès quand on a montré qu’elle se meut.

Pour les autres, le progrès est une évolution vitale, une série décrite dans le temps, quelque chose d’organique et de plein où l’on peut noter une certaine spontanéité, mais où le mouvement ne se montre d’abord en progression que pour se ralentir ensuite d’autant. Comme si des crises déterminées à priori, et dans un certain ordre, par la nécessité de notre constitution, ou arrangées par la Providence pour des fins dont elle se garde le secret ; comme si cette suite de transitions physico-sociales, qui ne dépendent pas de la volonté de l’homme, étaient du progrès humain, le progrès d’un être libre !

L’idée étant aussi mal déterminée, il ne faut pas demander si du moins on a fourni quelque preuve de la réalité du fait : comment constater un fait dont on n’a pas même la notion ? Aussi le fait du progrès n’est-il rien moins qu’établi par les adeptes ; et comme à tous les exemples d’évolution en mieux qu’ils citent on peut opposer des exemples équivalents d’évolution en pis ; comme à toutes les marches en avant de la société, depuis le commencement des temps historiques jusqu’à l’époque actuelle, correspondent des rétrogradations compensatoires, il est réellement impossible, dans l’état où se trouve aujourd’hui la discussion, de dire si, dans l’humanité, il y a avance, recul, ou statu quo.

Tout est à faire : je tâcherai pour ma part, si le progrès, comme fait d’observation, est encore un desideratum pour la philosophie, que l’on sache du moins à quoi s’en tenir sur le sens du mot et les conditions de la chose.

Si le lecteur a retenu quelque chose de nos premières Études, il doit pressentir que le progrès est la même chose que la Justice et le libre arbitre considérés 1o dans leur mouvement à travers les siècles, 2o dans leur action sur les facultés qui leur obéissent, et qu’ils modifient en raison de leur marche, un être synthétique ne pouvant se développer dans une de ses puissances sans que toutes les autres s’en ressentent et participent au mouvement.

Une théorie du progrès, pour être complète et vraie, doit donc remplir les conditions suivantes :

a) Prendre son point de départ dans le libre arbitre et la Justice, et s’étendre de là à toutes les facultés de l’homme collectif et de l’individu : faute de quoi, le progrès dans une faculté étant compensé par la diminution d’une autre, il n’y a pas progrès ;

b) Être affranchie de toute fatalité, comme le libre arbitre et la Justice ;

c) Présenter un mouvement direct et accéléré en avant, non un mouvement évolutif, parabolique ou concentrique : ce qui, impliquant une influence extérieure, ferait toujours du progrès un pur fatalisme ;

d) Enfin, donner l’explication du péché, et par suite de toutes les décadences et rétrogradations sociales.

Le progrès, d’après ces conditions, embrassant l’humanité dans l’intégralité de ses manifestations, peu importe par où nous commencerons notre examen.

IV

La statistique nous apprend que depuis la Révolution de 1789 la population s’est augmentée en France d’environ dix millions d’âmes, soit 40 p. 100. Une augmentation analogue a pu être constatée dans tous les États de l’Europe. Devons-nous voir dans ce fait un signe de progrès ? Oui, répondrai-je, en tant que ce fait a son origine dans le développement de la liberté et de la Justice ; non, s’il faut l’attribuer à une cause purement organique et fatale.

Or, c’est là qu’est la difficulté.

La croissance et la multiplication, crescite et multiplicamini, sont communes à notre espèce et à toutes les autres ; la loi est la même pour tout ce qui a vie, et n’a pas changé depuis la création. D’un côté, la fécondité n’est pas devenue plus grande ; de l’autre, la consommation par tête n’ayant pas diminué, la population, aujourd’hui comme autrefois, est proportionnelle aux subsistances. C’est de l’organisme, de la fatalité ; il ne peut pas y avoir de là progrès.

Il existe même un fait qui témoigne que l’accroissement de population signalé ne relève en rien de la Justice : c’est l’émigration forcée des prolétaires. L’Irlande, l’Allemagne, la France, déversant leur superflu dans les autres parties du globe, l’individu qui n’a pas de travail ou de revenu forcé de s’en aller : que peut-on citer qui témoigne davantage du fatalisme qui pèse sur la société, et dire de plus fort contre le progrès ?

L’espèce humaine refoule-t-elle par sa multitude croissante le reste du règne animal ? On le dit, et je veux le croire. Cela prouve seulement que nous sommes les plus forts. Supprimez l’homme, le progrès passe aux lions et aux ours.

Voici un autre fait qui au premier abord semble plus favorable :

On a constaté depuis un certain nombre d’années, sur plusieurs points du territoire, une augmentation de la vie moyenne. On attribue cette augmentation tout à la fois à la somme plus grande de richesse et à sa meilleure répartition, ce qui fait reparaître la Justice.

À cela on répond deux choses :

La première que, si la vie moyenne s’est accrue, le maximum est invariable : de sorte que par cette augmentation nous ne faisons que rentrer peu à peu dans les conditions normales assignées par la nature, et dont la misère nous avait fait déchoir. C’est une réparation, ce n’est pas un progrès.

La seconde observation, c’est qu’à l’augmentation de la vie moyenne correspond une diminution proportionnelle du chiffre des naissances : en sorte que, la multiplication s’arrêtant devant la longévité, nous reperdons d’un côté ce que nous avons gagné de l’autre. C’est ainsi, par exemple, que de 1850 à 1856, la population ne s’est pas augmentée d’une manière sensible. De pareils faits ne sont certes pas un argument du progrès, ils témoignent plutôt contre lui.

Autre bascule : En même temps que la statistique signale une augmentation de la vie moyenne, elle dénonce une diminution de la stature : verrons-nous dans ce nouveau fait un symptôme de décadence ? Pas plus que nous n’avions le droit de voir un signe de progrès dans l’accroissement de la vie moyenne. Il est permis d’espérer qu’avec un régime alimentaire convenable la taille de nos conscrits regagnerait, en une génération ou deux, ce que la guerre et la famine lui ont fait perdre : la réaction de la vie ramenant la santé publique au niveau d’où elle est descendue, tout rentrerait dans le statu quo.

Ne confondons pas les oscillations de la vie, tant collective qu’individuelle, avec le développement général et soutenu qu’implique l’idée de progrès : ce serait nous faire de puériles illusions.

Il y aurait progrès si, depuis qu’elle existe, la race humaine avait augmenté continuellement en nombre, en taille, en force, en santé, en longévité ; comme il y aurait décadence si le mouvement s’était produit en sens inverse, d’une manière continue, et abstraction faite des accidents de force majeure, dont il convient de faire la part. Or, en dépit des traditions et des fables, il ne paraît pas qu’il y ait lieu d’affirmer l’un plus que l’autre : la raison des choses et l’équilibre général y répugnent.

V

Changeons de terrain. Ce que la fatalité organique nous refuse, peut-être le trouverons-nous dans la sphère de l’esprit.

Il est certain que dans la totalité de l’espèce il y a augmentation de la somme des connaissances : de ce côté, il n’est pas possible de nier le progrès.

Mais à ce fait on oppose deux fins de non-recevoir : le premier est l’invariabilité, sinon la décroissance des facultés de l’esprit ; le second, l’invariabilité encore, sinon la décroissance de l’art.

Ainsi, pour ce qui est de l’esprit, il n’est nullement établi que la puissance de l’entendement, l’imagination, la mémoire, soient proportionnelles à l’accumulation des faits observés et des lois déduites ; que par exemple les Newton, les Kant, les Cuvier, aient été de plus grands génies que les Aristote et les Archimède. Le magasin scientifique s’emplit, en même temps que la science étend son domaine par la division. Mais c’est tout : l’intelligence ne gagne pas, la fonction cérébrale reste la même.

Sommes-nous même sûrs de garder à cet égard le statu quo ?

Comme les facultés intellectuelles sont plus vives dans la jeunesse que dans l’âge mûr, il est permis de croire, par analogie, qu’il en est de même dans l’espèce ; et bien des gens trouveront qu’il a fallu plus de spontanéité, plus de puissance, plus de génie, pour créer le langage, inventer l’écriture et les nombres, que pour découvrir, à l’aide de ces premiers instruments du savoir, l’imprimerie et l’algèbre.

Osiris, qui imagina la charrue, fit plus pour l’agriculture que tous nos machinistes ; Dédale, qui tordit et trempa le vilebrequin, peut revendiquer la propriété de ces formidables tarières à percer l’écorce du globe ; Arachné la tisserande l’emporte même sur Jacquard ; Parmentier, qui nous fit présent de la pomme de terre, ne saurait entrer en comparaison avec l’inconnu qui trouva ou produisit le blé ; et je donnerais toutes les découvertes de Lavoisier pour celle de Noé, qui le premier fit fermenter le raisin.

Il n’y a pas une de nos inventions modernes qui ne suggère des réflexions analogues. Notre progrès industriel ressemble au progrès culinaire. On nous apprend à manger le cheval, l’alpaca, l’igname, à fabriquer l’œnoïde ; ce qui n’empêche pas la disette d’aller son train… Mais je ne veux faire tort à personne. De deux ou plusieurs idées réunies, nous en formons une nouvelle : voilà à quoi se réduit, pour l’homme, la faculté d’invention. Ainsi firent avant nous les anciens, et, on vient de le voir, avec tout autant de bonheur. Depuis, nous avons tiré à perte de vue les conséquences des principes et singulièrement multiplié l’emploi de nos éléments : est-ce du progrès ? Oui, relativement aux bêtes, qui n’ont qu’une manière de penser, l’instinct, et sont incapables d’en sortir ; relativement à nous-mêmes, je le nie. L’idée d’un tel progrès a même quelque chose de contradictoire ; car plus les idées se multiplient et la réflexion entre en jeu, plus la spontanéité intuitive se ralentit. Il y a balance ; de progrès, néant.

VI

Pour ce qui est de l’art, c’est bien autre chose.

Tandis que dans la science l’intensité de l’intuition est jusqu’à certain point compensée par la généralité de la réflexion, et que le mouvement suit son cours sans trop de perte pour l’esprit, on voit, au rebours, chez tous les peuples qui ont eu un développement esthétique, l’art s’élever en peu d’années au point de perfection que comporte l’état social, puis s’arrêter et décliner, sans que rien au monde, ni philosophie, ni science, ni encouragements, ni révolutions, puissent empêcher ce recul. Avec une conscience de plus en plus vive, une intelligence de plus en plus raisonnée de l’art, l’artiste sent s’accroître son impuissance ; il devient un illustrateur, un enlumineur, moins que cela, un copiste et un plagiaire. Ce phénomène, jusqu’ici sans exception, enseigné à la jeunesse comme vérité d’école, n’est-il pas à faire trembler pour le progrès ?

Même observation, si nous devons nous en rapporter aux critiques, à l’égard des lettres. Le vocabulaire s’étend ; la langue ne conserve qu’un moment sa fraîcheur et sa beauté. Les intérêts, les passions, les sentiments, changeant de forme et d’allure, ont beau demander une autre expression, comme si l’art de bien dire était enchaîné à son premier moule, la parole se néglige, devient commune et fausse. À mesure que la philosophie, la dialectique, la technologie, fleurissent, la poésie se fane. Au théâtre, la conversation bourgeoise chasse la tragédie, et telle est l’absence de sentiment esthétique, que spectateurs et dramaturges se prennent à admirer cette platitude comme un progrès. Malgré ses efforts, la littérature se sent passer ; elle-même le proclame. Depuis soixante-dix ans, les lettres françaises sont en décadence ; la littérature allemande n’a brillé qu’un instant ; la littérature anglaise est finie depuis longtemps. Quand les facultés les plus hautes de l’esprit, celles qui rendent le mieux sa liberté, quand ce qu’il y a de meilleur dans l’humanité s’affaisse, me viendrez-vous entretenir de vos progrès ?

VII

Parlons de l’industrie et de ses capitaux.

C’est ici le triomphe des progressistes. Ils font le dénombrement de leurs chevaux-vapeur ; ils jaugent leurs mines ; ils comptent leurs locomotives, leurs wagons, leurs rails, leurs navires, leurs bobines, leurs paires de meules ; ils calculent combien de fois leurs lignes de fer et leurs fils télégraphiques feraient le tour du globe ; combien de kilomètres carrés ils couvriraient de leurs calicots ; combien leurs écus empilés représentent de mètres cubes. Ils se pâment d’aise aux comptes rendus de la banque, aux recettes du fisc, aux milliards de la dette publique et de l’hypothèque. — « C’est à la Bourse, disent-ils, qu’il faut admirer le progrès, comme en son temple, voir les merveilles de l’association et du travail. Ah ! faites-nous grâce de votre idéologie, de vos libertés et de vos droits ! La richesse, voilà une idée positive. Avec la richesse nous aurons le bien-être, avec le bien-être la sagesse, la science, la vertu ; l’art lui-même et la poésie ne nous feront pas défaut. Sans doute il est encore bien des misères à guérir, bien des douleurs à adoucir, bien des ignorances à instruire ; mais, vous le dites vous-même, Rien ne s’accomplit en zéro de temps, et quel plus puissant antidote pourrions-nous offrir à la misère, cause première et résumé de toutes les souffrances, de toutes les erreurs et de tous les crimes, que la Richesse ?… »

Nous en sommes là. La prospérité croissante, autrefois reléguée dans les discours de la couronne, est devenue le lieu commun des quiétistes de la rente aussi bien que des escrocs de la spéculation. L’humanité marche quand ces messieurs émargent. Et il ne manque pas de gens d’esprit à qui ce tapage de capitaux engagés, de priviléges coalisés, de primes levées, d’écus sautés, fait complètement illusion. À propos de la féodalité industrielle, dont j’ai dénoncé les œuvres dans un Manuel de la Bourse, à l’applaudissement du public et du Pouvoir même, n’a-t-on pas trouvé moyen de me dire que je méconnaissais le progrès, qu’on en avait assez de la critique, et qu’on attendait de moi autre chose que des démolitions ? Ceux que la rente nourrit trouvent qu’il y a progrès quand elle augmente ; mais ceux qui la payent ?… Toujours le même esprit : démangeaison de parler, incapacité de penser ; au fond, indifférence pour les idées et absence de sens moral.

Il y a, dit-on, augmentation de trafic, augmentation de recettes, augmentation de richesse, partant augmentation de la somme moyenne de bien-être…

Faux calcul et fausse conclusion.

Il y a déplacement de trafic, déplacement de recettes, déplacement de richesse, le tout au détriment de la multitude des petites industries qui composaient la démocratie industrielle, et au profit de la grande industrie qui forme à cette heure la nouvelle féodalité. En admettant que ce déplacement général soit accompagné d’une certaine augmentation dans le trafic, par suite de l’économie de frais, cette augmentation est compensée par la subalternisation des producteurs, qui jadis étaient indépendants et sont aujourd’hui salariés, tombés de petite bourgeoisie en prolétariat. Un homme, travaillant dix heures par jour, gagnait 3 fr. ; on trouve moyen de le faire travailler douze heures pour le même prix, ou bien, en ne changeant ni la durée du travail ni le chiffre du salaire, on augmente de 20 0/0 les objets de consommation, ce qui revient au même : progrès pour l’entrepreneur, le capitaliste, le commissionnaire, qui profitent de la différence ; recul pour l’ouvrier, qui la perd. Le progrès est nul, que dis-je ? le nombre des exploités étant plus grand qu’autrefois, il y a rétrogradation.

Point de progrès pour la société dans l’ordre économique sans une balance exacte des forces, des industries, des capacités, des travaux, des produits, revenus, salaires, loyers, escomptes, bénéfices, primes d’assurance, impôts, etc.

Or, nous vivons sous un régime de privilége, de coalition et d’accaparement, où tout est arrangé pour l’inégalité, où par conséquent tout est faux : l’industrie est fausse, le commerce faux, la propriété fausse, les perfectionnements faux, les balances fausses, par suite la comptabilité fausse, les comptes rendus faux, les services scandaleusement exagérés ou dépréciés, les produits fictifs, les revenus pris sur le capital et consommés vingt ans à l’avance.

La statistique elle-même est fausse, et ses moyennes cachent les plus grossiers mensonges. Qu’importe, en effet, que la richesse totale augmente, si la répartition est telle que le grand nombre soit plus pauvre qu’aupavant ? À plus forte raison, que sert de remuer cette richesse, de faire rouler ces écus, si la circulation ne profite qu’à l’agiotage ?…

On assure que depuis cinq ans un milliard au moins a été gagné à la Bourse et partagé entre une quarantaine au plus d’individus. Ce milliard provient d’entreprises qui sont encore à cette heure en cours d’établissement, et n’ont pas rapporté, tout compte fait, 10 p. 0/0 de leurs capitaux. C’est donc le produit d’un déplacement. Quel avantage ce déplacement de capitaux et d’industries a-t-il procuré à la multitude travailleuse au service des compagnies ? Rien, qu’une dépendance plus absolue, un surcroît de cherté et la perspective d’un salariat perpétuel.

Vainement prétendez-vous que l’augmentation de richesse finira par atteindre le prolétaire, que la masse est intéressée à ce qu’il existe une aristocratie riche, comme le gouvernement est intéressé à ce qu’il y ait des rentiers de l’État. Avec la féodalité industrielle, ce progrès est mathématiquement impossible. Ce qu’elle fait aujourd’hui, elle le fera demain, elle ne peut pas cesser de le faire. Fausse balance, faux poids, fausse mesure, fausses écritures, fausse statistique : voilà son principe, son idée, sa méthode, sa justice, sa fin. Ôtez-lui cette condition d’existence, vous la tuez.

Quoi que vous fassiez donc, sous ce régime d’iniquité systématique, vous tournez dans ce cercle, qui résume tous vos prétendus progrès :

La multiplication spontanée des hommes amène le déficit des subsistances ;

Le déficit des subsistances pousse à l’aggravation du travail ;

Le travail, ramenant l’abondance, provoque de nouveau la population ; et ainsi à l’infini.

Mais ce n’est pas tout.

Le travail, par sa répugnance même, surexcite l’industrie, la science, l’art, en un mot l’esprit.

L’excitation de l’esprit augmente la sensibilité, étend l’idéal, multiplie en proportion le besoin, rend plus insupportable la pauvreté.

Or, quand vous aurez tourné pendant cent générations dans cet engrenage, savez-vous ce que vous aurez obtenu et le chemin que vous aurez fait ?

Vous n’aurez pas allongé d’une minute la durée normale de votre existence : c’est prouvé ;

Vous n’aurez pas ajouté un millimètre à votre taille, ni un kilogrammètre à la force de vos muscles : c’est encore prouvé ;

Même en augmentant la somme de vos connaissances, vous n’aurez pas accru la puissance de votre esprit : c’est également prouvé ;

Toute votre industrie, enfin, ne vous aura pas conquis, par chaque journée de travail, une minute de plus de repos, au contraire : tout cela est parfaitement prouvé.

Mais, en irritant par un travail sans relâche votre besoin de richesse ; en développant outre mesure, par la surexcitation de votre cerveau, votre sensibilité ; en rendant, par un accroissement inévitable de population et par la complication de tant de rouages économiques, votre existence de plus en plus précaire, vous aurez augmenté dans une proportion incalculable les risques de votre liberté et de votre vie.

Alors viendront l’inquiétude, la désespérance, l’envie, la haine sourde ; alors les discordes intestines, la guerre des classes, l’assaut des propriétés, les révolutions politiques, suivies des massacres et des évacuations en masse, sans parler des fléaux que la nature, toujours d’accord avec l’homme quand il s’agit de détruire, ne manquera pas de vous prodiguer.

Après quoi vous recommencerez : ce sera votre progrès !…

VIII

Reste la morale. Ici l’incertitude redouble.

Comme science, la morale a été de plus en plus négligée depuis l’établissement du christianisme. L’opinion répandue que l’Évangile était le code suprême de la morale, d’une morale divine, dispensait de cette étude. Ce n’est guère que depuis Descartes et Spinoza que la raison libre s’y est portée, et quels minces résultats elle a obtenus ! Les philosophes, ne se doutant seulement pas qu’avec leur métaphysique ils ne faisaient autre chose que recommencer le christianisme, ont abouti au christianisme. Leurs théories du droit et des mœurs ne sont qu’un maigre corollaire de la théologie, un pastiche de l’Évangile, concluant toujours, par la force de la logique, et malgré la répugnance des auteurs, à l’inégalité des conditions, à l’absolutisme gouvernemental, à la dépravation des intelligences, au relâchement de la famille et de toute vie privée. Sous aucun rapport nous n’avons suivi l’impulsion des moralistes antiques. Où trouver chez nous le pendant de Confucius et de Socrate ? Où est notre école du Portique ? Je dirai même, en écartant de vaines hyperboles, où est notre école cynique ? où notre école d’Épicure ?

Que si, depuis dix-huit siècles, la spéculation est demeurée nulle, avons-nous davantage à nous louer de la pratique ? M. Vacherot, philosophe démissionnaire de l’Université et partisan du progrès, commentant dans la Revue de Paris (15 sept. 1856) les théories de MM. Pierre Leroux et Pelletan, et relevant avec ce dernier le découragement de M. de Lamartine, convient avec franchise que le mélancolique poëte aurait trop beau jeu contre une semblable prétention.

« Où trouver, s’écrie-t-il, une vertu plus héroïque, plus calme, plus sûre d’elle-même que dans la cité et la philosophie antique, dans l’âme d’un Socrate et d’un Caton, d’un Épictète et d’un Marc-Aurèle ?… On ne saurait trop protester contre ces chimériques interprétations de la doctrine du progrès. »

Je remarque d’ailleurs que les plus grandes vertus apparaissent constamment aux époques de grande corruption : comme si, la rareté étant compensée par l’héroïsme, l’humanité ne faisait ici, comme partout, qu’osciller autour d’une moyenne immuable.

Au surplus, Monseigneur, en ce qui concerne la pratique, je vous laisse volontiers la parole. Vous qui tenez le verrou des consciences, que pensez-vous de notre état moral ? Toute réponse que vous ferez à ma question me sera utile. Si vous jugez que nous valions mieux que nos pères, malgré l’affaiblissement de notre foi, je réponds : Tant mieux ! le progrès humain existe donc ; et m’emparant de votre déclaration, je conclus contre vous. Si vous dites que nous avons dégénéré, je demande quelle est la cause de cette dégénérescence. Et puisque c’est l’Église qui depuis dix-huit siècles est chargée de nos mœurs, je conclus contre vous. Si, prenant un parti mitoyen, vous pensez que la figure de ce monde varie, mais que le fonds reste le même, je vous adresse cette autre question : À quoi le christianisme a-t-il servi ? Et, pour la troisième fois, je conclus contre vous. De toute manière, par le progrès, par la décadence, par le statu quo, vous voilà condamné, et votre scepticisme ne vous sert de rien. À moins que César ne vous sauve, il ne s’agit plus que de savoir si vous finirez par la croix, par la ciguë ou par le glaive.

IX

Qu’est-ce donc que le progrès, si nous ne devons le chercher ni dans notre corps, ni dans notre intelligence, ni dans notre industrie, ni dans notre richesse, ni dans notre vertu, ni dans notre idéal ?

Jamais question plus intéressante ne fut posée à la philosophie, et jamais la nécessité d’une solution ne fut plus instante. Toute créature tend à se définir : n’y a-t-il que l’homme qui reste dans le vague, qui ne puisse, par le développement de son être, exprimer sa loi, manifester ses mœurs, ce qui revient justement à dire, qui ne se meuve pas ? Car le progrès, après tout, c’est la réalisation de la Justice : tout le monde le sent, et vous le proclamez vous-même, puisque vous en faites honneur au christianisme. Mais la question est de savoir si ce progrès n’est pas une illusion, puisqu’on avoue que la vertu ne grandit pas ; puis, il faut dire comment le progrès se réalise, et c’est à quoi je ne trouve nulle part de réponse.

On me dit, je résume en trois lignes la théorie des progressistes : C’est dans l’esprit général des sociétés, c’est dans l’organique de la civilisation, qu’il faut chercher le progrès, et c’est là que l’histoire universelle nous le montre. L’esprit social n’est pas le même en Orient, dans la Grèce, l’empire romain, le monde chrétien ; il va s’améliorant, s’épurant de siècle en siècle, changeant ses formes : à cet égard, la civilisation ne fait que continuer l’échelle des êtres, que la Nature a conçus et organisés selon une série ascendante, image première et paradigme du progrès.

J’avoue que j’ai été autrefois dupe de ce bilboquet physiologico-politique, qui n’a pas tenu longtemps devant l’examen.

L’idée d’un mouvement dans l’ordre social n’a pas été inconnue aux anciens : elle apparaît comme un corollaire de leurs hypothèses cosmogoniques, par lesquelles commençaient leurs histoires. Ainsi, dans la Genèse, après les six jours de la création viennent les dix générations de patriarches, représentant l’âge pastoral, l’établissement de l’agriculture, l’institution des sacrifices, l’origine des arts et métiers, etc. Puis arrive le déluge, symbole révolutionnaire, point de départ d’une autre période.

À part quelques détails de zoologie comparée et de géologie, œuvre du siècle, qu’est-ce que les auteurs de l’Encyclopédie nouvelle, qu’est-ce que M. Pelletan nous donnent de plus ? J’ai montré, dans mes deux premiers volumes, qu’en tout ce qui concerne la Justice et la liberté, la philosophie ne fait que répéter la révélation : voici qu’à propos du progrès on nous ramène à Bérose, Sanchoniathon, Moïse ; on refait pompeusement, mais sans la moindre philosophie, les Métamorphoses !

Certes, l’idée d’une transformation successive de la société a quelque chose de si séduisant, de si plausible, elle se présente si naturellement à l’esprit, l’expérience de deux ou trois générations lui donne tant d’apparence, qu’elle a dû venir aux plus anciens philosophes. Sur cette donnée empirique et bien vieille, il ne fut pas difficile aux historiens de diviser le cours connu des siècles en époques plus ou moins caractéristiques, et qui, s’engendrant l’une l’autre, semblaient tendre à un but marqué. Tel est le tableau des quatre grandes monarchies, attribué à Daniel, et qui servit de canevas à Bossuet pour son Discours sur l’histoire universelle. Telle est aussi la pensée de Florus dans le prologue de son histoire, où il compare le peuple romain à un homme qui traverse les quatre âges de la vie : enfance, jeunesse, âge mûr et vieillesse.

Tout cela répond-il à l’idée de progrès, à cette idée que le dix-neuvième siècle salue comme gage de liberté et dont la Révolution a fait un dogme ?

Quant à moi, je le déclare, si le progrès ne doit nous fournir rien de plus, ce n’est pas la peine de tant nous agiter et fouiller nos cervelles, le mieux est de nous laisser vivre comme il plaira à Dieu et de suivre le conseil du moine : Chacun son métier, ne médire du gouvernement, laisser le monde aller comme il va : Officium recitare, bene dicere de priore, sinere mundum ire quomodo vadit.

X

Réduisons à sa juste valeur cette idée d’évolution où se berce la faconde des littératuriers du progrès.

Tout commence, se développe, puis décline et prend fin dans l’univers : c’est une des grandes lois de la nature, qui paraît d’autant plus belle qu’on l’approfondit davantage. Mais, chose étrange, c’est précisément le thème favori du fatalisme, matérialiste ou mystique, et je m’étonne qu’on ait pu y trouver rien qui rappelle la liberté, la Justice, surtout la Révolution.

« Les générations passent et les générations viennent, dit l’Écclésiaste ;

« Le soleil se lève, tourne, franchit le méridien, puis s’incline vers le couchant ;

« Les fleuves reviennent à l’océan d’où ils sont sortis ;

« La plante germe, monte, fleurit, produit sa graine et sèche ;

« L’animal naît, prend sa croissance, engendre son semblable, et meurt. »

Remarquez que l’écrivain juif conclut de ces évolutions tout juste le contraire de ce que nous attendons, nous autres modernes, du progrès : Tout est vanité, dit-il, hors d’aimer Dieu et de le servir !…

Qu’on suppose donc, tant qu’on voudra, que la loi d’évolution qui régit les trois règnes trouve également son application dans l’histoire ; qu’il en est des nations et de l’humanité tout entière comme des individus, dont l’existence est tracée dans une courbe infranchissable : je dis que, dans cette hypothèse même, le mouvement de retour étant égal au mouvement d’ascension et lui correspondant point pour point, on ne peut pas dire qu’il y ait progrès, sans compter que, l’évolution étant entièrement soustraite à l’arbitre de l’homme, il n’y a pas non plus liberté.

La pierre qui tombe, et qui dans sa chute parcourt, à temps égaux, des espaces de plus en plus grands, est en mouvement progressif ; on ne peut pas en dire autant du voyageur qui, d’une marche uniforme, s’avance d’étape en étape vers le terme de son voyage.

Semblablement tourner, tourner, avec une vitesse tantôt accélérée, tantôt ralentie, dans un cercle d’un rayon aussi grand ou aussi petit qu’on voudra, ce n’est pas davantage du progrès. L’être organisé, individuel ou collectif, en évolution sur lui-même, se meut, je l’accorde ; il ne progresse pas plus que la roue de la grue, qui enlève son fardeau sans changer de place, pas plus que la planète transportée autour de son soleil, pas plus que le graminée dont la vie s’écoule en une saison ; pas plus que l’insecte qui, tour à tour chenille, chrysalide ou papillon, accomplit invariablement l’orbite parcourue par ses pères et que parcourront ses descendants.

Plus on interroge les philosophes et réformateurs contemporains, plus on se convainc que tous se sont attachés exclusivement à déterminer le mode de l’évolution historique, en d’autres termes l’organisme humanitaire, ce qui dans la civilisation appartient au fatalisme. Pour ce qui est du progrès, lequel doit évidemment être libre, non sujet à diminution ni rétrogradation, bien qu’ils le supposent toujours, ils n’en parlent jamais, ils n’en savent rien.

Ainsi Vico, de même qu’Aristote, mais, par d’autres formules, fait virer la civilisation dans un cercle fermé, où l’aristocratie et la démocratie, le sacerdoce, la noblesse, l’industrie, obtiennent tour à tour la prépondérance et s’éliminent, pour recommencer à perpétuité. Ce système de retours a choqué par son étroitesse ; mais, en remplaçant le cercle par la spirale, on a bien pu modifier l’idée organique, on s’est approché davantage, je le veux bien, de la vérité objective et physionomique de l’histoire ; on n’a rien fait pour le progrès.

L’histoire est-elle donnée tout entière dans la constitution de l’espèce, dans la configuration du globe et la mécanique de l’esprit : dans ce cas point de progrès ; l’histoire est une pure physiologie. Au contraire, la liberté a-t-elle aussi sa place dans l’histoire : alors le progrès, du fait de la liberté, est possible ; on demande seulement quel il est. Mais jusqu’à présent la question est restée sans réponse ; il ne manque même pas d’historiens, et ce sont justement les partisans du progrès, pour dire que la liberté n’apparaît dans l’histoire que pour en troubler l’ordre, ce qui veut dire en arrêter le progrès !  !  !

Le livre de Herder, Idées sur la philosophie de l’histoire, jouit d’une réputation méritée, et je n’y trouve qu’un défaut, c’est que les idées n’y sont absolument pour rien. Tout le système repose sur le fatalisme géographique, chimique et organique, sol, climat, plaines et montagnes, rivières, lacs et mers, d’où se déduisent successivement, pour chaque latitude et méridien, la flore et la faune, puis l’homme, finalement la société et son histoire. Rien à y reprendre ; seulement, on se demande ce que la liberté et le progrès ont à faire là-dedans, on ne voit pas même de quoi y sert l’intelligence.

XI

Voici Hégel : sans doute il va nous donner du nouveau, car il prend tout le contre-pied de Herder. Suivant lui, les idées forment le système nerveux, non-seulement de la phénoménalité sociale, mais de la nature même ; il y a seulement cette différence entre l’évolution de la nature et le développement humain, que là il ne surgit rien de nouveau, tandis qu’ici tout est soumis à la loi de perfectibilité et de progrès. Aussi, dit ce philosophe, l’histoire universelle est l’histoire de la liberté ; le monde oriental, le monde grec et romain, le monde chrétien, en sont les phases successives : c’est ce qu’il s’efforce de démontrer par l’ensemble, en négligeant les détails et tout ce qui est purement accidentel.

C’est déjà quelque chose de fâcheux qu’un système historique où l’on ne s’occupe que de l’ensemble, où l’on écarte les détails et toute la partie réputée accidentelle. Que ne peut-on pas faire de l’histoire, avec cette faculté d’élimination ? Il n’y a plus de réalité, plus de certitude.

Passons cependant. Sans doute, avec les idées nous allons posséder enfin le progrès, le progrès libre, le seul qui soit véritablement du progrès. Il n’en est rien : les idées de Hégel ne sont autre chose que la description de l’organisme intellectuel qui gouverne l’homme et la nature, de même que sa liberté n’est autre que la force aveugle qui pousse cet organisme, ainsi qu’il s’en explique lui-même :

« À la place de ces vaines discussions qui portent sur la nature et les limites de la connaissance, dit Hégel, il faut montrer comment la conscience naturelle devient savoir véritable et absolu : tel est le but de la phénoménologie. Elle présente la série des transformations que l’âme parcourt, comme autant de stations que la nature lui a marquées pour devenir esprit, par l’expérience de ce qui est en soi. » (Willm, Histoire de la philosophie allemande, t. III p. 400.)

Traduisons cela. Ce que la nature a fait pour nos corps et qui est l’objet de l’anatomie et de la physiologie, à savoir l’organisme, elle l’a fait également pour nos facultés, passions, instincts : c’est l’objet de la psychologie ordinaire ; elle l’a fait encore pour nos idées : ce qui veut dire que l’entendement est un organisme sui generis, comme l’âme et le corps.

Hégel s’applique donc à décrire le mouvement organique de l’esprit, duquel il déduit ensuite l’organisme de la nature et celui de la société : ce qui revient à dire qu’il donne la théorie de la fatalité naturelle et sociale d’après la théorie de la fatalité de l’idée. Il le déclare :

« L’histoire est la marche naturelle et nécessaire de l’esprit universel, dont la nature est toujours une et la même en soi, mais se développant, se déroulant, pour ainsi dire, dans l’existence du monde. La sagesse éternelle a pour théâtre tout aussi bien l’esprit que la nature. (Ibid., p. 424.)

Le mouvement de l’esprit se nomme procès, mot emprunté à la terminologie allemande de la chimie, et qui sert à désigner le travail chimique. Le procès signifie donc un travail interne, un mouvement gradué, produisant une série de formes transitoires, dans l’intérêt d’une forme définitive, qui est la fin du procès. Ce développement se fait en trois temps : thèse, antithèse, synthèse.

Tout cela peut être vrai : car, comme je l’ai dit dans ma dernière Étude, la nécessité et la liberté se partagent le monde, et le premier acte de celle-ci est de prendre la mesure de sa rivale. J’accepte donc, comme théorie de la nécessité historique, tout le système de Hégel : je demande quelle est la part de la liberté. Probablement qu’il la réserve pour le détail, pour toute cette partie accidentelle qu’il avait d’abord jugée indigne de ses regards ? Non, il n’y a point de rôle pour la liberté dans le système de Hégel, partant point de progrès. Hégel se console de cette perte à la façon de Spinoza. Il appelle liberté le mouvement organique de l’esprit, donnant à celui de la nature le nom de nécessité. Au fond, dit-il, ces deux mouvements sont identiques : aussi, ajoute le philosophe, la plus haute liberté, la plus haute indépendance de l’homme, consiste à se savoir déterminé par l’idée absolue, science ou conscience que Spinoza a désignée comme l’amour intellectuel de Dieu. (Willm, Ibid.)

C’est comme qui dirait que la plus haute liberté politique, la plus haute indépendance pour le citoyen, consiste à se savoir gouverné par le pouvoir absolu : ce qui doit mettre à l’aise les partisans de la dictature perpétuelle et du droit divin.

Ce n’est pas ainsi, pour ma part, que je conçois la liberté. La liberté, d’après la définition révolutionnaire, n’est pas rien que la conscience de la nécessité ; ce n’est pas la nécessité de l’esprit se développant de conserve avec la nécessité de la nature : c’est une force de collectivité qui comprend à la fois la nature et l’esprit, et qui se possède ; capable comme telle de nier l’esprit, de s’opposer à la nature, de la soumettre, de la défaire et de se défaire elle-même ; qui récuse, pour soi, tout organisme ; se crée, par l’idéal et la Justice, une existence divine ; dont le mouvement est par conséquent supérieur à celui de la nature et de l’esprit, et incommensurable avec l’un et l’autre : ce qui est tout autre chose que la liberté hégélienne.

Tout est donc encore, chez l’Allemand, évolution organique, fatalité, mort ; et nous pouvons répéter le mot de l’Ecclésiaste, le plus ancien de ces évolutionnistes : Vanitas vanitatum, et omnia vanitas.

Que nous font, après cela, les théories les plus savantes, si le mouvement est toujours réglé par une raison inflexible, s’il s’accomplit à notre insu, malgré nous, et, au besoin, contre nous ?

« La religion se détermine d’abord comme religion de la nature, ensuite comme religion de l’individualité spirituelle.

« La religion de la nature parcourt trois phases : elle est premièrement religion de magie (fétichisme, chamanisme, lamaïsme, bouddhisme) ; ensuite religion de l’imagination (brahmanisme) ; enfin, religion de la lumière (parsisme), et religion symbolique (celle des Égyptiens).

« La religion spirituelle devient successivement religion du sublime (judaïsme), religion de la beauté (celle des Grecs), et religion de l’entendement (celle des Romains).

« Celle-ci forme le passage à la religion de l’Absolu. »


Nous savions, par le catéchisme, qu’après être tombés dans l’idolâtrie par le péché de notre premier père, nous étions ensuite devenus chrétiens par la grâce de la rédemption. Voici un homme qui nous apprend que tout cela est allégorie, que nous avons dû passer par toutes ces croyances en vertu du procès de l’esprit et du développement nécessaire de l’histoire. J’accepte, sous bénéfice d’inventaire, cette explication ; mais dites-moi donc enfin, ô philosophes et prêtres, quelle part vous faites à ma liberté, quelle idée je puis avoir du progrès, quand de toutes vos paroles il résulte que je ne suis qu’une marionnette ?

Aussi ne puis-je m’empêcher de me joindre à l’historien Willm, quand il dit :

« Si tout est évolution d’un contenu donné, tout est virtuellement prédéterminé, et la liberté, bien qu’elle soit proclamée l’essence même de l’esprit, devient nécessité pour les individus. Tout ce qu’ils croient être leur ouvrage, leur action propre, est réellement une partie de l’œuvre universelle, un effet de l’action éternelle de l’idée, de l’esprit, qui remplit et constitue le monde. (Willm, t. IV, p. 328.)

Ce qu’il y a de plus grave dans toutes ces conceptions de l’organisme social, prédéterminé et nécessité de toute éternité dans la Raison absolue, c’est qu’après avoir nié la liberté, elles conduisent à la négation du bien et du mal, à la tyrannie et au quiétisme. Hégel dit expressément que la distinction du bien et du mal n’a rien d’absolu ; dans son système, les destinées et la conduite des individus, absorbés dans l’organisme collectif, sont peu de chose :

« L’homme doit être indifférent pour ce qu’il y a d’individuel dans son existence, savoir se passer de la félicité, aussi bien que s’en maintenir indépendant, s’il la possède. On peut tâcher de s’arranger le moins mal en ce monde, mais sans trop s’en préoccuper. »

« S’accommoder de ce monde tel qu’il est, et pourtant lui être supérieur », telle était la maxime de Hégel. Peu lui importaient le paupérisme et le crime, le mal, en un mot ; il ne s’en inquiétait point. Sa philosophie n’admettait pas qu’il y eût là un problème. Il voyait les choses de trop haut pour apercevoir sous la pourpre des aristocraties les lambeaux dont se voile à peine la maigreur de tant de millions de malheureux. N’est-ce pas ce que l’on a appelé en France la grande morale, facile et coulante, par opposition à la petite morale, scrupuleuse et sévère ; ce que l’Église a condamné sous le nom de quiétisme ; ce que la Révolution a flétri dans le laissez faire, laissez passer, et que l’inertie monacale avait défini : Sinere mundum ire quomodo vadit ?

XII

Moins réservés que le philosophe de Berlin, les disciples de Saint-Simon ayant en 1830, sommé la société de sortir de sa vie instinctive et d’entrer sans plus attendre dans le régime prédéterminé de toute éternité par l’esprit infini, on sait ce qui arriva. La société leur répondit, par la bouche du procureur du roi, qu’elle leur était reconnaissante de lui avoir donné conscience de sa destinée ; que, se sachant désormais, grâce à eux, déterminée par l’absolu, elle jouissait par là même de toute la liberté désirable ; qu’il n’y avait plus qu’à la laisser vivre sa petite vie et aller son bonhomme de chemin, et si quelqu’un voulait forcer le pas, qu’il lui arriverait malheur. Les saint-simoniens se le tinrent pour dit : revenus de leur dispersion, ils ont déposé le casque de la Révolution, le glaive de la liberté et le bouclier du progrès ; ils sont devenus tous conservateurs et riches.

Fourier compte dans l’histoire sept périodes antérieures à l’Harmonie dont il a révélé les lois : 1. édénisme, 2. sauvagerie, 3. patriarcat, 4. barbarie, 5. civilisation, 6. garantisme, 7. séries contrastées, 8. harmonie. Nous sommes présentement dans la 5e période. Fourier aurait voulu nous faire franchir les deux suivantes, no 6 et no 7, et par cet enjambement nous traduire de plain saut en harmonie. La société s’est montrée pour son école aussi ingrate et réfractaire que pour celle de Saint-Simon. Nous sommes en progrès, il suffit, crient les badauds : quelle manie de vouloir nous faire aller plus vite que les violons ! … Mais l’école de Fourier, plus égalitaire que celle de Saint-Simon, douée de plus de sens moral, n’a pas eu, dirai-je la même fortune ou la même honte ? … Elle a partagé le sort de la démocratie, et se meurt dans l’exil et la misère.

Que ceux qui combattirent avec la Révolution me le pardonnent, et puissent-ils ne voir dans mes paroles que le désir ardent de relever leur espérance ! Le socialisme, comme la philosophie hégélienne, s’est dissous parce qu’à ses théories organiques il n’avait pas su joindre une théorie forte et vraie de la liberté et de la Justice, sans laquelle il n’est que honte et dégradation pour l’homme.

Je trouve dans l’Encyclopédie nouvelle, au mot Conscience, un passage remarquable, dont l’auteur, M. Pierre Leroux, en restant toujours dans la donnée organique, réussit enfin, à l’aide d’une comparaison, à nous faire concevoir le progrès.

« Un animal, à un degré quelconque de l’échelle, est le résultat organisé de la vie générale de la nature physique antérieurement à son existence : à ce titre, sa puissance d’assimilation s’exerce directement ou indirectement sur toutes les espèces qui l’ont précédé dans la vie. Ce que l’animal inférieur, adulte et dans toute la puissance de son développement, ne pouvait pas faire, le petit d’une espèce supérieure le fait peu d’instants après sa naissance. Un ruminant, à l’état le plus complet de sa vie, ne pouvait pas manger de la chair ; un tigre, peu après sa naissance, mange le ruminant.

« Ainsi, dans la vie animale, il y a d’un genre à un autre ou d’une création à une autre concentration de vie et de puissance, une véritable incarnation successive de la vie.

« Cette même incarnation a-t-elle lieu dans l’humanité ? Oui : les espèces et les genres sont ici les siècles et les générations.

« La force qui constitue l’homme change de génération en génération. De même que les genres successifs de l’animalité apportent des instincts différents, nous apportons de siècle en siècle, en naissant, une innéité différente…

« À priori cette proposition est certaine. Comment, en effet, si nous n’apportions pas en naissant une innéité différente de celle de nos ancêtres, pourrions-nous nous nourrir de leurs produits ? C’est comme si l’on disait qu’un lion peut naître brebis, et se nourrir pourtant de chair dès sa naissance.

« À posteriori la chose n’est pas moins évidente. Cette transformation incessante de la force qui constitue l’homme est le résultat nécessaire de l’emploi même de cette forée et de son exercice…

« … De même que l’animal, selon des lois mystérieuses que nous ne connaissons pas encore, communique à ses petits son instinct et sa nature, non pas précisément telle qu’il l’avait reçue, mais telle qu’il l’a faite par l’exercice de sa vie, de même l’homme, de siècle en siècle, tend à communiquer sa nature par l’innéité à la fois spirituelle et corporelle dont il doue ses enfants…

« … Outre l’influence reçue par la génération, l’action de la société sur l’individu est immense, il en résulte que l’homme, dans aucun de ses actes, dans aucun de ses sentiments, dans aucune de ses prédispositions et des virtualités de sa nature, n’échappe complétement à cette action. L’innéité qu’il avait apportée en naissant, prenant pour objet cette société qui l’entoure, et qui lui transmet tous les produits antérieurs de la vie humaine, enfante ou plutôt développe son être spirituel, qui est ainsi le résultat de sa nature individuelle primitive, et de l’influence générale du monde humain qui l’entoure. Aussi, à mesure que la société s’est développée, l’innéité est devenue un résultat de plus en plus complexe de l’influence paternelle et de l’influence générale du siècle où l’enfant prend naissance…

« Voilà ce qui explique notre possibilité de nous nourrir des produits antérieurs de l’humanité, c’est-à-dire de continuer l’œuvre de nos pères...

« Ce n’est pas que nous soyons supérieurs à nos pères, que les modernes soient supérieurs aux anciens, dans le sens ordinaire du mot. Mais nous apportons dès notre naissance une innéité différente de la leur, qui nous permet d’enter pour ainsi dire notre vie sur la leur.

« Un genre de l’animalité n’est pas supérieur à un autre, tous sont parfaits pour leur vie ; mais un genre de l’animalité est capable de se nourrir des produits antérieurs des genres qui l’ont précédé dans la vie. »


La théorie de M. Pierre Leroux, d’après laquelle chaque terme de la série historique est supérieur à celui qui le précède et inférieur à celui qui le suit, constitue un vrai progrès. L’idée en est prise du règne animal, où les genres et les espèces s’échelonnent suivant une raison croissante ; de sorte que la chaîne ne peut revenir sur elle-même, et tend à l’infini. C’est la négation de la mort, que nous voyons apparaître en tout organisme ; de cette mort universelle que laissent subsister les conceptions historiques d’Aristote, de Florus, de Machiavel, de Vico, de Bonnet, que fait même pressentir la philosophie de l’absolu, comme si, après s’être développé dans la création, l’absolu devait se replier un jour sur lui-même et faire rentrer dans le chaos l’univers.

Mais il s’agit de savoir, d’abord, si ce progrès est réel ; en second lieu, s’il est l’effet de notre libre arbitre ou le produit de la force organo-physique qui anime l’humanité : car, dans ce dernier cas, le progrès étant une condition de la vie universelle, n’ayant rien qui nous fût propre, il n’y faudrait voir toujours qu’une manifestation de la puissance infinie, un pur fatalisme, qui, loin de prouver la vertu humaine, la détruirait.

Ici encore, Monseigneur, la philosophie ne vous a guère préparé que des triomphes.

M. Pierre Leroux, l’homme le plus capable de comprendre la grande pensée de la Révolution, à force d’interroger l’organisme semble avoir perdu de vue la liberté. Homme de religion lui-même, il s’est plus occupé de fonder une théologie que d’établir une morale. Il a bien vu que le christianisme était fini, sinon pour la multitude, qui ne pensant pas ne compte pas, du moins pour la portion de la société qui raisonne, et dont la raison a fait la Révolution. Mais il en a conclu qu’à cette forme religieuse devait succéder une autre, et c’est à la recherche de cette autre religion qu’il a voué son existence. Or, ainsi que je l’ai dit tant de fois, en dépit de la diversité des symboles il n’existe, n’a jamais existé et jamais n’existera sur la terre qu’une religion ; il n’y a qu’une théologie, dont chaque église représente un fragment, théologie à laquelle on est sûr d’acculer toujours les soi-disant novateurs, si mieux ils n’aiment se laisser convaincre d’inconséquence et de mauvaise foi : cette religion, cette théologie, c’est la vôtre.

C’est ainsi que la philosophie de Hégel, comme celle de Schelling, qui eut la franchise de revenir au catholicisme, comme celle de Rousseau, de Leibnitz, de Spinoza, de Descartes, comme toute philosophie qui commence par une réalisation ultra-mondaine de l’absolu, n’est qu’une facette de la théologie chrétienne, et que le matérialisme de certains humanitaires adorant la chair à la place de l’esprit, prenant la communauté pour Être suprême, en est encore un simulacre.

Donc, pour revenir à la théorie de M. Pierre Leroux, il est clair que le progrès dont il nous qualifie, étant chose organique, n’a rien en soi de libre et qui puisse être porté à notre actif. C’est une prolongation de l’échelle animale, résultant de l’innéité, non du libre arbitre ; du procès de l’esprit, non de cette souveraineté inviolable, pour qui tout ce qui n’est pas elle devient aussitôt instrument ou empêchement, et dont la législation se résout tout entière dans la formule A=A, Ego sum qui sum.

Aussi M. Pierre Leroux dit-il fort bien :

« Nous ne sommes pas supérieurs à nos pères ; nous avons une innéité différente, voilà tout. Un genre de l’animalité n’est pas supérieur à un autre, tous sont parfaits pour leur vie… »

Le progrès qu’on nous a montré nous échappe donc toujours : c’est de l’organisme, du vitalisme ; du psychisme, c’est tout ce qu’on voudra ; ce n’est pas de la liberté, ce n’est pas de la morale. Notre progrès, dit M. Pelletan, qui se flatte d’en avoir formulé la loi, et qui n’a formulé que le fatalisme de M. Pierre Leroux, est l’accroissement de notre vie, une sorte d’adolescence (adolesco, je grandis) qui ne dépend en rien de notre volonté, et qui ne se faisant sentir que d’une génération à l’autre, n’appartient pas à l’individu, mais à l’espèce.

XIII

Que reste-t-il, après cela, que de rentrer dans la religion, de laquelle nous nous sommes crus un instant affranchis par le progrès ? C’est ce que font nos philosophes, à la grande édification de la chrétienté.

La nature, disent-ils, qui ne fait rien en vain, ne progresse pas pour le plaisir de progresser ; elle a un but : quel est-il ? Toute évolution organique finit par la mort. Or, le progrès étant la négation de la mort, il y a lieu de croire que le phénomène dont nous ne saisissons ici-bas qu’une partie se continue dans une sphère plus haute, et que, si en vertu de l’organisme nous sommes voués à la mort, en vertu du progrès cette mort est une rentrée à la vie, un renouvellement d’existence.

C’est l’opinion de M. Pelletan : « Il y a répugnance à croire, dit-il, que l’homme progresse pour finir. » Et il termine son dithyrambe sur le progrès par un hymne à l’immortalité de l’âme.

C’est l’opinion de M. Buchez, qui, réclamant pour le christianisme la gloire de la découverte et le bénéfice de l’idée, conclut pareillement du progrès à la résurrection.

C’est l’opinion de M. Jean Reynaud, qui va jusqu’à supposer que dans certaines nébuleuses le renouvellement de la vie s’accomplit sans solution de continuité, par un progrès que ne traverse pas la mort.

C’est l’opinion de M. Pierre Leroux, qui toutefois ne pense pas que la renaissance des âmes se fasse ailleurs qu’au sein de l’humanité même, dont le progrès résulte précisément de cette métempsycose.

Or, si l’humanité est obligée, pour l’accomplissement de sa destinée, de se survivre, il faut conclure encore que son existence présente est incomplète ; qu’il y a en elle insuffisance, inachèvement, défaut, en autres termes, misère et dégradation. Nous voilà définitivement rentrés, par la porte du progrès, qui n’est autre que celle du péché originel, dans le catholicisme.

« On peut reprocher à Condorcet, dit M. Jean Reynaud, de s’être occupé trop exclusivement du progrès des lumières, et de n’avoir tenu presqu’aucun compte de la sentimentalité religieuse. Cet autre développement non moins certain, non moins admirable en lui-même, et non moins fécond dans ses derniers résultats que le développement de la pure intelligence, mérite à bon droit d’être placé au premier rang ; et sans lui, quelque effort que l’on fasse, l’histoire du genre humain perd nécessairement la meilleure partie de sa grandeur, je dirais presque de sa divinité. »

Et plus bas :

« L’humanité y est dignement représentée (dans l’ouvrage de Condorcet), mais le divin y manque ; on touche partout la terre, et nulle part le ciel… C’est pourquoi, privé de sanction religieuse et réduit au seul appui de la science, Condorcet échoue complétement sur le double problème de la destinée finale du genre humain et de la destinée finale de l’individu. » (Encyclopédie nouvelle.)


Voici donc qui est avéré :

Le progrès, d’après toutes les définitions qui en ont été données, non-seulement n’est pas du fait de notre liberté, bien moins encore est-il le témoignage de notre vertu. C’est le signe de notre servitude, signe qui, si nous savons l’interpréter, nous conduit à Dieu et à l’autre vie. Hors de là le phénomène reste sans but ; la théorie est tronquée, dépourvue de sens. Convaincu de ces hautes vérités, M. Jean Reynaud, dans Terre et Ciel, enchérit encore sur ses coreligionnaires du progrès. Il ne lui suffit pas de la survivance des âmes, il lui faut encore la préexistence. Ce que nous nommons le progrès devient alors une circulation sans fin des âmes à travers l’infinité des mondes, une série de purifications pour l’éternité, puisque, dans ce progrès indéfini, la déchéance qui lui est corrélative est éternelle. C’est ce que l’illustre théosophe démontre par les plus sublimes considérations de la géographie, de l’astronomie, de l’embryogénie, et toutes les ressources du calcul différentiel et intégral.

XIV

Tel est maintenant le dilemme qui, grâce à ces intelligents progressistes, nous éventre de ses deux cornes :

Ou la fatalité pure, telle qu’on la trouve au fond de toutes les philosophies de l’histoire, d’après Aristote, Machiavel, Vico, Herder, Hégel, Saint-Simon, Fourier et leurs disciples ;

Ou la religion, c’est-à-dire une nature imparfaite, une terre maudite, une civilisation tourmentée, sans principe ni fin assignable ; une humanité pécheresse et lâche, attendant de Dieu son expiation et sa délivrance, par conséquent sans moralité et sans valeur.

Faut-il, après cela, nous étonner des titubations du peuple français ? Quand l’élite d’une nation, préparée par une longue tradition, une ample philosophie, une science prodigieuse, aboutit à de telles folies, que voulez-vous que devienne la multitude affamée et sans lettres ? Les sages déraisonnent, et le peuple fait ses bamboches.

Certes, Monseigneur, après 1830 et 1848, vous avez dû être surpris de la promptitude avec laquelle l’Église ébranlée s’est remise en selle : moi, point.

La France, par ses chefs, n’est jamais sortie de la limbe religieuse. On a fait la guerre aux goupillons, aux chapes, aux ciboires, aux bénitiers ; on a attaque la liquéfaction du sang de saint Janvier, la croix de Migné, le miracle de la Sallette ; on a plaisanté de la gourmandise des moines, de la luxure des Cordeliers et des Carmes, de l’épicurisme des chanoines ; on a chicané le clergé sur son ambition et ses richesses. Mais, en critiquant le badigeonnage, on a soigneusement entretenu l’édifice. Les soi-disant adversaires de l’Église sont d’accord de tout avec elle ; et le pays, qui juge avec son bon sens, dit : Il se peut que les anciens, qui ont établi la religion, aient été de bonne foi ; mais à coup sûr les nouveaux sont des charlatans : il ne vaut pas la peine de changer. Et il ne change pas.

Pourquoi changerait-il ? Le progrès qu’on lui vante n’est que la chaîne de ses misères, la révélation de ses hontes. Ne vaut-il pas mieux attendre, sans déplacement, une immortalité qui réparera tout, que de s’engager dans une carrière de déceptions et de crimes, pour le plaisir de fournir des narrations aux rhéteurs, ut pueris placeas et declamatio fias ! Le progrès jusqu’ici est un mot ; mais il est une chose qui ne laisse pas de regret, que Newton appelait la plus substantielle des choses, rem prorsùs substantiatem : c’est le repos.


CHAPITRE II.

Théorie du Progrès.

XV

Nous croyons tous, invinciblement, au Progrès, comme nous croyons à la Liberté et à la Justice. Sur ce principe théologiens et philosophes, la spéculation et la pratique, le prolétaire comme le riche, tout le monde au fond est d’accord. Ce mot cruel : l’humanité est toujours la même, aussi sotte, aussi misérable et aussi méchante que le premier jour, nous frappe comme un blasphème ; la négation de la liberté, le scepticisme moral, ne nous serrent pas plus le cœur.

Mais quel est ce progrès ?

Recueillons nos idées, puis nous consulterons les faits.

Tout se meut dans l’univers, soit en avant, soit en arrière, en ligne courbe ou en ligne droite, d’un mouvement accéléré ou d’un mouvement ralenti ; tout marche, tout a toujours marché, tout marchera éternellement.

Le mouvement est la forme de toute spontanéité : le mouvement est donc essentiel à la liberté ; il n’y a pas de liberté positive en repos. La liberté est essentiellement pratique et agissante ; elle déchoit quand elle se livre à la contemplation. Comment les mêmes philosophes, après l’avoir conçue théoriquement comme l’acte par lequel le moi idéal s’affranchit de la nature et se la subordonne, la définissent-ils en pratique conscience des lois universelles et conformité à ces lois ? Comment, après avoir posé en principe le mouvement, la force, l’action, concluent-ils par le quiétisme ?

Donc, indépendamment des évolutions organiques constatées, et qui toutes relèvent des nécessités de la nature, de la spontanéité des choses, de la constitution intellectuelle et sociale, il y a lieu de croire qu’il existe dans l’humanité un mouvement plus profond, qui embrasse tous les autres et les modifie, celui de la Liberté et de la Justice.

L’humanité physique se meut ; elle va de la naissance à la mort : ce mouvement s’appelle la vie.

L’humanité intelligente se meut ; elle va de l’instinct à la réflexion, de l’intuition à la déduction : ce mouvement est la logique.

L’humanité religieuse, politique, industrielle, artiste, se meut aussi ; elle accomplit des périodes plus ou moins longues, dans un va-et-vient continuel.

Raisonnant par analogie, d’autant mieux que la liberté est l’antagoniste de tout ce qui est fatal, je dis que l’humanité libérale, morale, justicière, doit aussi se mouvoir.

Ainsi, sans me préoccuper davantage des évolutions de la nature et de l’histoire, essentiellement fatales, qui d’ailleurs n’ont rien de progressif et ne rendent aucunement raison des décadences si longues et si fréquemment répétées de la société, je fixe le point de départ de ma théorie dans la Justice, d’où le mouvement devra s’irradier, soit pour le bien, soit pour le mal, sur toutes les facultés de l’être humain, collectif et individuel ; et je donne à ce mouvement pour moteur la Liberté.

Poursuivons.

Le mouvement de la Justice peut s’opérer de deux manières, selon qu’elle est en développement ou en rétrogradation.

Dans le premier cas, je l’appelle Sanctification ou perfectionnement de l’humanité par elle-même : ce sera, comme nous verrons tout à l’heure, le Progrès.

Dans le second cas, je le nomme Corruption de l’humanité par elle-même : c’est la Décadence.

Dans les deux cas, je dis que l’humanité se perfectionne ou se corrompt elle-même, parce que, s’il s’agit du développement de la Justice, je ne puis pas douter que ce développement ne soit du fait de la Liberté, les œuvres qui ont la conscience pour principe répugnant essentiellement à l’égoïsme et à toutes les attractions fatales de l’homme ; et, s’il s’agit de la diminution de la Justice, cette diminution ne peut provenir que de l’apostasie de la Liberté, à laquelle rien, ni dans la nature ni dans l’humanité, ne peut tenir tête.

De cette manière le progrès, ayant sa base d’opération dans la Justice, sa force motrice dans la Liberté, ne peut plus conserver rien de fatal : condition essentielle, hors de laquelle, le progrès se confondant avec révolution organique, on dispute sans s’entendre, et la philosophie, comme la société, demeure stationnaire.

Ainsi la Justice étant le pacte de la Liberté, son mouvement consistant en une suite d’équations successivement produites ou révoquées entre un nombre plus ou moins grand de personnes, et relativement à un plus ou moins grand nombre d’objets, il en résulte que ce mouvement, libre dans son principe, ne peut être assujetti à aucune condition fatale d’accélération ni de ralentissement. Il est ad libitum, entièrement facultatif, pouvant, au gré du libre arbitre, se précipiter, se ralentir, s’interrompre, rétrograder, renaître ; en un mot il n’a pas de nécessité. Là où une nécessité se laisse apercevoir dans le mouvement social, on peut dire à priori qu’elle est étrangère au progrès.

Cette conception générale de la marche de la liberté nous permettra de rendre compte de la multitude des accidents, tergiversations, retards et décadences dont l’histoire de l’humanité regorge, et sur lesquels les théoriciens ordinaires du progrès ferment bravement les yeux, à l’exemple de Hégel, qui ne regardait que l’ensemble et négligeait le détail, un détail qui affecte des milliers de générations, et des milliers de milliards d’hommes !

XVI

Le problème ainsi précisé, la solution ne se fera pas attendre. On prévoit, en effet, qu’il en est des oscillations de la liberté comme du gnomon d’Ézéchias : rien de plus aisé à concevoir que son avance ; la difficulté réelle, l’unique difficulté, porte sur le recul.

Montrons d’abord en quoi consiste cette avance, quand elle a lieu ; nous chercherons ensuite quelle cause l’arrête ; puis, cette cause trouvée, il ne nous sera pas difficile de découvrir le remède.

Qu’est-ce que la Justice ? l’équation de la Liberté.

Deux hommes se rencontrent, opposés d’intérêt. Le débat s’engage ; puis ils transigent : équation, première conquête du droit, premier établissement de la liberté. Un troisième arrive, puis un autre, et ainsi de suite indéfiniment : le pacte qui liait les deux premiers ne fait que s’étendre pour recevoir les nouveaux venus ; autant de contractants, autant de sujets de la Justice. Il y a donc progrès.

Ce n’est pas tout. À chaque objet qui intéresse la vie de ces hommes surgit un nouveau litige ; de nouvelles transactions deviennent indispensables : autant d’articles qui s’ajoutent au pacte primitif, autant de conquêtes par conséquent pour la Justice. Ainsi la loi des Noachides se compose de sept préceptes, celle du Sinaï de dix ; le code du désert en contient une quarantaine, celui d’Esdras ou Helcias en a plus de cinq cents. Je ne veux pas dire qu’il faille juger de la moralité et du progrès d’un peuple par le nombre des lois écrites : longtemps avant Jésus-Christ cette proposition était devenue une contre-vérité ; je dis que le progrès dans la Justice a pour mesure le nombre des lois qui s’observent, ce qui est fort différent.

On nomme progression, en mathématique, une série dont chaque terme est composé du précédent augmenté de la raison ou multiplié par la raison.

Telles sont les deux séries suivantes :

  ± 0. 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. etc.
  ±± 0. 1. 2. 4. 8. 16. 32. 64. 128. 256. 512. etc.

Lues à rebours ces deux séries forment une régression. (Arithmétique de Bezout.)

Telle est, dans une société régulièrement constituée, qui, sans rien perdre de ses principes fondamentaux, y ajoute sans cesse de nouvelles définitions, adoptées et suivies par toutes les consciences, l’image du mouvement juridique : le bien s’ajoutant au bien en raison du nombre des personnes et de la multiplicité des intérêts, le faisceau de la Justice s’étendant sans cesse, il y a nécessairement progrès.

Le contraire aura lieu si la Justice est en décroissance : si les lois n’ont de sanction que dans la force, si elles ne se comprennent plus, si, par l’influence de l’inégalité économique et de la raison d’État, elles tombent peu à peu en désuétude ; si le scepticisme, envahissant les consciences, sape les bases de la morale publique ; si l’hypocrisie et le mépris ramènent la guerre sociale. Alors il y aura régression, comme dit Bezout, de la Justice, c’est-à-dire dépravation de la société et décadence.

Aucune difficulté pour l’intelligence dans ce double mouvement, dont on pourrait, pour chaque nation, établir le compte sur deux colonnes, exprimant par leur différence les acquisitions et les pertes de la Justice.

Tout cela, en regard des théories sublimes et savantissimes dont j’ai donné l’analyse, est d’une telle simplicité, qu’il n’y a lieu de s’étonner que d’une chose, c’est que les théoriciens du progrès ne l’aient pas aperçu. S’ils s’étaient souvenus de leur arithmétique, ils auraient compris que le mystère résidait tout entier, non pas dans le mouvement en avant, mais, comme tous les peuples et toutes les théologies l’avaient deviné, dans la cause et la possibilité du recul.

Qu’est-ce donc qui enraye la Justice, puisqu’il est clair que sans cet enrayement le progrès, aussi essentiel à la Justice que le mouvement l’est à la liberté, n’aurait pas de cesse, et que nous serions tous des saints et des bienheureux ?

En langage théologique, quelle est l’origine du péché ?

XVII

Arrêtons-nous un moment en face du problème.

La Justice, avons-nous dit plusieurs fois, est le pacte de la Liberté, son sacrement. C’est par la Liberté que le sentiment social s’idéalisant acquiert cette vertu pénétrante qui en fait la plus vivace de nos inclinations et la plus sublime de nos idées, la Justice. Aucune influence d’ailleurs ne contraint la Liberté à cette équation, si ce n’est sa propre dignité, sa gloire. À tous les titres, la Justice doit lui être chère, ce qu’elle met au-dessus de tout.

D’autre part, la Liberté est souveraine ; et il n’est puissance dans l’univers, il n’est fatalisme de la nature et de l’esprit, qui tienne devant elle ; elle nie, subalternise et détruit tout ce qui lui est étranger et lui fait obstacle. Comment alors la cessation de la Justice dans une société, comment sa rétrogradation, est-elle possible ? Comment cette rétrogradation peut-elle aller, cela s’est vu, jusqu’à l’anéantissement de toute vertu publique et à la dissolution du corps social ? En deux mots, comment l’humanité, capable par l’énergie de sa conscience de s’élever pendant un temps vers le bien, peut-elle s’affaisser ensuite dans le mal ?

Dans l’individu, les défaillances de la conscience peuvent, jusqu’à certain point, s’expliquer par l’incertitude du droit et la méfiance des intentions du prochain, incertitude et méfiance qui rejettent l’homme sur la défensive et lui fournissent au moins une excuse. Mais cet état d’antagonisme et de réserve n’est pas de la corruption, et personne ne s’y peut méprendre. Je parle de cette défaillance spontanée qui s’empare, après une période plus ou moins longue de ferveur, du corps social, envahit les âmes, paralyse la liberté, la dignité, la Justice, tous les nobles sentiments, et livre des peuples en masse à la décomposition.

Accuser ici les institutions, le gouvernement, serait puéril. Par quelle raison les institutions et les lois se sont-elles établies ? Par la raison du droit, sans doute. Comment donc la même raison ne suffit-elle pas à corriger les mœurs, dès que le vice latent est reconnu ? Comment le pouvoir, de plus en plus prévaricateur, est-il souffert ?… La Justice est la première loi de l’homme ; or, nul animal ne manque à son instinct : comment l’homme peut-il faillir à sa loi, si cette loi, comme je l’ai démontré, comme toute philosophie saine est forcée de l’admettre, est véritablement en lui, si elle est de lui, si elle le possède comme le premier de ses amours ? Car qu’importe que, dans la décadence générale, quelques âmes pures protestent et gémissent, si la masse est énervée, si la grâce du droit ne la sollicite plus, si, pour vaincre le mal, il ne lui reste que le sentiment de son impuissance ?

Qui peut, dis-je, épuiser ainsi une société de toute vertu ? Est-ce une cause extérieure et fatale ? Alors toute notre théorie de la liberté croule : l’homme est esclave. Ne parlons plus de Justice ; subissons en toute humilité la raison d’État.

Serait-ce que l’âme humaine ne possède qu’une somme de vertu, comme le corps une somme de vie ; et que la provision dépensée, l’immoralité succède, traînant à sa suite la mort ? Dans ce cas, c’est la Justice qui est insuffisante et inefficace ; elle appelle un reconfort, une grâce supérieure : ce qui nous ramène au système de la déchéance innée, originelle.

Ainsi l’horrible cauchemar nous poursuit toujours. Vingt fois dans ces études nous avons terrassé l’hydre, et, quand nous nous croyons délivrés, nous la retrouvons plus menaçante, qui nous défie à un dernier combat. Quelle fascination nous obsède, et nous fait sans cesse trouver, à l’analyse, le mal et la mort, là où l’instinct de notre cœur nous promettait la vie et la vertu ? Eh quoi ! vous vous dites en progrès parce que vous n’êtes pas tout à fait morts ? Mais les Égyptiens, les Indiens, les Bactriens, les Assyriens, les Perses, sont morts ; mais les Grecs et les Romains sont morts à leur tour ; et vous. Français, Germains, Angles, Slaves, peuples d’Orient et peuples d’Occident, vous êtes tous bien malades. Allons, secouez cette décrépitude, faites reverdir votre vieillesse : sinon, à genoux devant le Crucifié, dont le sang répandu a seul fait revivre l’humanité condamnée, et la soutiendra dans ses épreuves jusqu’au dernier jour.

XVIII

Qu’il y ait progrès ou non, on m’accordera d’abord une chose : c’est que, malgré l’extinction de tant de nobles races qui ont péri dans la lutte, la civilisation s’est toujours relevée, et, comme elle ne subsiste que par la Justice, que celle-ci du moins ne périt jamais. Suivant l’Église, il y aurait même progrès dans la Justice depuis la propagation de l’Évangile. Ce progrès est-il réel, et faut-il l’attribuer au sacrifice de Jésus-Christ ? C’est une question que pour le moment je laisse de côté. Je me borne à constater ce fait grave, que la Justice seule, dans l’humanité, ne passe pas. Si faible qu’elle ait été depuis le commencement du monde jusqu’à nos jours, comme son action a été constante, tandis que les causes de dissolution n’ont agi que par intervalles et en conflit les unes avec les autres, on peut dire qu’elle du moins est toujours demeurée ; elle a survécu à toutes les dissolutions, à toutes les catastrophes, éclatant par moments avec un bruit terrible, comme dans la Révolution française.

C’est le privilége de la Justice, en effet, que la foi qu’elle inspire soit inébranlable, et qu’elle ne puisse être niée ou récusée dogmatiquement. Tous les peuples l’invoquent : même quand elle la viole, la raison d’État prétend s’appuyer sur elle ; la religion n’existe que pour elle ; le scepticisme se dissimule devant elle ; l’ironie n’a de puissance qu’en son nom ; le crime et l’hypocrisie lui rendent hommage. Si la Liberté n’est pas un vain mot, elle n’agit, ne fonctionne, que pour le service du droit ; et malgré ses révoltes, la Liberté, au fond, ne le maudit pas. Quand la Justice devrait être classée, pour l’énergie, au-dessous de tous les mobiles qui agitent l’homme et la société, quand encore cette énergie irait déclinant, il suffirait à la longue de cette universalité de respect, de cette constance de l’opinion pour faire prévaloir le droit. Le progrès irait moins vite ; il ne s’arrêterait pas.

Ce n’est donc pas trop de dire, en m’appuyant sur l’expérience des nations, que la Justice est plus forte à elle seule que toutes les causes qui la combattent, et que si, depuis quarante siècles, il n’y a pas de progrès dans la Justice, le statu quo, à plus forte raison le recul, accuse une anomalie contre laquelle la raison psychologique proteste.

Le progrès, en un mot, d’après la notion de la Justice et d’après les faits, non-seulement est possible, il est l’état naturel de l’âme humaine, un effet de sa constitution.

D’où je conclus que si néanmoins le progrès n’a pas lieu, s’il est suspendu, si même il se change en rétrogradation, l’empêchement ne peut venir que d’une cause capable de faire violence ou illusion à la conscience de l’humanité.

Quelle est cette cause ?

La nature ? Devant la conscience, la nature est passive ; bien plus, nous avons vu, en traitant de la Justice distributive et des lois naturelles de l’économie, que la nature est d’accord avec la Justice, et que d’elle-même elle nous pousse à l’égalité.

Les passions ? Nous venons de rappeler que, réunies toutes ensemble, elles pèsent moins en dernière analyse dans la conscience universelle que la Justice.

La seule puissance capable de faire échec à la Justice est la Liberté. De quelle manière ? C’est ce que nous dirons tout à l’heure.

Ainsi, après avoir montré la Liberté comme la force motrice du droit, nous sommes conduits, par une induction rigoureuse, à la signaler comme l’auteur du mal : encore un pas, et nous avons le mot de l’énigme.

XIX

Que la Liberté puisse résister à la Justice, aussi bien qu’à tous les fatalismes, il n’y a pas là de difficulté, puisque sans cela elle ne serait pas libre, ce qui implique contradiction. Et comme on ne saurait, à peine de la faire encore disparaître, lui supposer d’autres motifs qu’elle-même, la question revient à demander comment la Liberté en vient à se préférer à la Justice, qui est son pacte, son idéal de prédilection, son serment, à se parjurer, enfin, au point de laisser reprendre le dessus à la fatalité, et de signer ainsi sa propre déchéance.

Mystère impénétrable, tant que la raison philosophique demeurait inclinée devant la raison transcendante, mais qui devait se dissiper, comme tant d’autres, aussitôt qu’une main hardie aurait déchiré le voile.

L’homme, par son libre arbitre, tend à réaliser en lui et autour de lui, dans les personnes qui le touchent et dans les choses qui lui appartiennent, dans la cité qu’il habite et dans la nature qui l’entoure, dans toutes ses pensées et dans tous ses actes, le sublime et le beau, l’absolu.

L’absolu à réaliser, voilà sa foi, sa loi, sa destinée, sa béatitude, en un mot son idéal.

De toutes les réalisations de l’idéal, la plus élevée, celle qui domine les autres, est la Justice.

La Justice, en effet, abstraction faite des règles de droit qui constituent sa raison, qui forment le domaine du jurisconsulte et donnent naissance à une science positive, l’éthique ; la Justice est cette idéalité puissante, sous l’influence de laquelle l’homme tend à devenir, de créature simplement sociable, un juste, un saint, un héros, un Dieu. De ce point de vue, qui est celui du libre arbitre ou de l’idéal, la Justice n’est plus seulement l’ordre impérieux de la sociabilité ; c’est l’objet principal, pivotal, de l’esthétique, auprès duquel les autres réalisations de l’idéal n’apparaissent que comme des créations secondaires, subordonnées à la Justice comme des moyens à leur fin.

En autres termes, l’homme, par son libre arbitre, est artiste, et le premier objet de son art est sa conscience ; toutes les manifestations de son idéal ont pour objet, en dernière analyse, sa justification : c’est pourquoi nous sommes tous, au fond du cœur, puritains et rigoristes. Mais autant l’indulgence pour soi-même inspire de mésestime autant l’hypocrisie de puritanisme révolte.

Pour réaliser la Justice, la première condition est d’en connaître la loi : car, ainsi que nous l’avons expliqué, si le libre arbitre dépasse la nécessité, il la suppose : point d’idéal, point d’art, point de sainteté par conséquent, en dehors de la raison des personnes et de la raison des choses.

Or, il s’en faut de beaucoup que la science aille du même pas que l’imagination ; que l’industrie, l’économie sociale, le droit, soient aussi prompts dans leur développement que la poésie et l’art. Diverses causes, qui en se compliquant, se multiplient à l’infini, retardent le progrès de la législation et de la jurisprudence : la barbarie primitive, la naïveté de l’entendement, l’inexpérience des rapports sociaux, les préjugés de religion, de pouvoir, de caste, de propriété, etc. ; puis, la tradition, la possession acquise ; puis le doute, la contradiction, la guerre. Il a fallu quatre mille ans pour découvrir le système du monde : le système de l’âme humaine n’est pas encore connu, et l’on s’en est occupé cent fois davantage.

Cependant la Liberté ne peut attendre : ce qu’elle ignore, elle le devine ou le supplée. L’homme est impatient de se posséder et de jouir de sa gloire ; il a besoin de se savoir juste, héroïque, brave et beau ; il ne peut pas ajourner sa félicité à une révélation tardive, qui d’ailleurs ne lui importe que comme élément de son idéal. Le libre arbitre devance donc toujours et nécessairement la science : avec les données telles quelles dont il dispose, il produit son idéal, et cet idéal, plus ou moins conforme à la raison des choses, devient sa formule juridique : c’est pour lui le sujet, l’objet, le type, l’image, la condition, le principe, le gage, de la Justice.

Ayant ainsi réalisé l’absolu, la Liberté se repose dans la contemplation de son œuvre : elle est arrivée à son nec plus ultrà. Comme le Dieu de la Genèse, qui applaudit à chacune de ses journées, séparant ses créations, si j’ose ainsi dire, par un point admiratif ; comme la jeune fille qui se regarde dans son miroir, la Liberté se sourit dans l’idéal qu’elle crée ; elle se dit, après avoir fait : Bien ! et se croyant arrivée à son dernier labeur elle se couche dans sa gloire : Requievit ab opere quod patrârat.

Il n’y a pas un homme d’art ou d’industrie, pas un savant, pas un paysan, pas un homme d’action, pas une âme vertueuse, qui ne soupçonne ce que je veux dire. Toutes les fois que l’homme a accompli une tâche, terminé une expérience, exécuté un travail, prononcé un discours, frappé un coup, rempli un devoir, il se recueille, se juge, et, dans une rêverie plus ou moins prolongée, se repaît de son idée, parlons plus exactement, de son idéal.

Et qu’est-ce que cet idéal ? Une miniature de la liberté, une épreuve de l’absolu.

Là donc est le piége.

En vertu de son libre arbitre, l’âme cherche sa béatitude dans la Justice et l’idéal, qu’elle identifie : en quoi au fond elle ne se trompe pas. Mais, par suite de l’imperfection de ses notions, sa formule juridique est d’abord erronée, et tandis que, grâce à l’idéal dont elle la revêt, elle croit avoir saisi la Justice dans la sublimité de son essence, elle n’a produit qu’une fausse divinité, une idole.

Or, jusqu’à ce que la liberté ait appris, par un long exercice du droit et de la raison, à réduire à sa juste valeur cet incrément de sa fantaisie, il est inévitable qu’elle le prenne pour une manifestation de l’Absolu, auteur et sujet de la Justice ; qu’elle se passionne pour cette image, s’oublie elle-même et néglige pour ce culte funeste la Justice, seule digne de son respect ; et cela avec une raison d’autant plus plausible que la Justice paraît n’être elle-même que le commandement, plus ou moins obscur, de cet Absolu divin, dont elle croit posséder le gage et la parole.

L’idolâtrie, en un mot, le christianisme l’a fort bien dit, mais sans comprendre le moins du monde sa propre parole, idolâtre qu’il était lui-même : voilà la cause première du péché, principe de toutes les défaillances et dissolutions sociales.

C’est ainsi que les premières sociétés se firent autant d’idoles de la caste, de l’esclavage, de la polygamie, du despotisme ; et tout individu qui manque à la Justice, sans préjudice de l’excuse que lui fournit l’état d’antagonisme où il vit, agit de même : il obéit à un idéal.

Ce fut de toutes nos erreurs la plus grande et la plus funeste, d’attribuer le mal à une inclination perverse, à un mauvais principe ou une influence satanique.

La cause première du péché, indépendamment de l’insuffisance juridique des premiers fondateurs et de l’état de guerre qui s’est en conséquence généralisé partout, cette cause tant cherchée est dans ce que l’âme a de plus légitime et de plus saint, dans l’identité fondamentale, mais inaperçue, de la Justice et de l’idéal, la première incomplète dans ses notions, le second pris pour l’Absolu ; elle doit s’affaiblir progressivement par la rectification du droit, et son équation avec l’idéal.

XX

Voilà toute la théorie du Progrès : une théorie de l’origine du mal moral, ou de la cause qui arrête et fait rétrograder l’homme dans la Justice, cause qui s’explique par un défaut d’équilibre entre le droit et l’idéal. À proprement parler il n’y a pas de théorie du Progrès, puisque le Progrès est donné par cela seul que l’homme possède la Justice et qu’il est libre ; il n’y a qu’une théorie du péché ou de la rétrogradation.

Reprenons-la, cette théorie, théologique dans les termes, au fond si peu chrétienne, et que la Révolution a le droit de revendiquer comme l’article fondamental de son éthique.

L’homme ne veut pas le mal ; il rêve le sublime et le beau, cherche, de toute l’énergie de sa liberté, l’idéal. Cet idéal, il tend à le réaliser, d’abord en lui-même par la Justice, puis par une sorte d’extension aux choses de l’idéal que son âme a conçu pour elle-même, dont elle seule est le principe, le sujet et la fin. De là les œuvres extérieures de la liberté, dans la métaphysique, la théologie, la poésie, l’art, la politique, l’économie sociale, la science et l’industrie. Dans la liberté, l’univers et l’humanité ne forment plus qu’un règne, le règne de l’idéal.

Mais l’homme ne connaît d’abord qu’imparfaitement la loi de ses mœurs ; l’expérience lui fait bientôt sentir combien ses rapports juridiques sont imparfaits et répondent peu à la sublimité de ses idoles. C’est alors qu’il résiste : il s’attache à sa religion comme à la source même de toute Justice ; aux œuvres de son art, comme aux gages de sa vertu première ; bref, de justicier qu’il veut être il devient idolâtre, et par le fait pécheur. Ce n’est plus le droit qu’il poursuit, c’est son plaisir, sa vanité.

Or, telle est la corruption de la conscience collective, telle se produit, sur une moindre échelle, l’immoralité individuelle. Dans tout le détail de sa vie, jusque dans le boire et le manger, l’homme est idéaliste ; il sent qu’il s’honore lui-même, qu’il s’élève par l’idéal. Mais cette délectation esthétique ne lui est toujours accordée qu’en vue de la Justice ; dès qu’il perd celle-ci de vue il devient immonde, Epicuri de grege porcus.

L’homme, en effet, en tant qu’animal, est incapable de pécher ; soumis uniquement aux attractions de la sensibilité, il ne pense pas l’absolu, il n’a point d’idéal et ne sait rien de la Justice.

L’homme intelligent est seul capable de pécher. Mais ce n’est pas par les sens qu’il est séduit : à cet égard le langage des moralistes manque d’exactitude ; il est séduit par l’idéal que son entendement lui fait apercevoir dans les choses, par la conception de l’absolu.

C’est l’idéalisme qui corrompt à sa source la pensée humaine et qui fausse tous ses jugements : cette vérité a été largement démontrée dans nos précédentes études.

Qu’avons-nous, en effet, rencontré partout comme cause première, efficiente, et jusqu’à nouvel ordre irrésistible, de l’immoralité, sinon les conceptions de la transcendance, la spéculation théologique, l’esprit de religion et d’église, la hiérarchie sociale, le gouvernement providentiel : toutes choses dans lesquelles il nous a été facile de reconnaître des productions, des effigies, des formules, de l’absolu ?

Et quand nous avons voulu porter remède à cette corruption mentale, qui menace aujourd’hui d’infecter les sciences les plus positives, qu’avons-nous proposé comme hygiène aux intelligences, sinon l’expurgation de l’absolu ?

Ainsi, en déterminant les conditions de la Justice, nous faisions la théorie du progrès humanitaire ; en signalant les causes, métaphysiques et théologiques, qui détournent les âmes de la Justice, nous découvrions le secret des rétrogradations sociales.

Que nous reste-t-il à dire maintenant, sinon que le règne de l’absolu touche à sa fin, et que, l’entraînement de l’idéal, source de si effroyables débauches, étant une fois ramené à sa juste mesure, le progrès s’accomplira d’une manière continue, sans convulsions et sans révoltes ? Les dieux sont partis ; le scepticisme, qui semble menacer aujourd’hui la Justice, les a exterminés. L’heure sonnera bientôt des assises perpétuelles et de l’incorruptible jugement.

XXI

La nature du Progrès expliquée, et la cause des rétrogradations trouvée, une question se présente.

On a vu dans la première partie de cette étude que, d’après les théoriciens les plus affirmatifs du Progrès, il ne faut pas le chercher dans la constitution physique de l’espèce, ni dans sa puissance intellectuelle, ni dans son génie pour les arts, ni dans sa vertu. M. Pelletan, répondant à M. de Lamartine, écarte toutes ces considérations, qu’il attribue même à la mauvaise foi ; et il appelle cela dégager la question. M. Pelletan ne fait de réserve que pour l’industrie : à cet égard, nous n’avons pas eu de peine à faire voir que dans l’hypothèse, économique et religieuse où se tiennent les soi-disant progressistes, il n’y a pas plus de progrès à espérer de ce côté que des autres.

Maintenant que nous savons ce qui fait mouvoir la société, tantôt en avant, tantôt en arrière, et qu’il est permis de prévoir que la Liberté, dûment avertie, ne tombera plus en extase devant une statue, nous nous demandons si la cause qui fait grandir ou déchoir la Justice n’influe pas, par ce développement ou cette déchéance, sur le corps et sur l’âme, de manière à modifier l’espèce, tantôt à son avantage, tantôt à son détriment, dans toutes ses puissances et manifestations, et à rendre le Progrès, que nous avons d’abord cherché exclusivement dans la Justice, commun à toutes les facultés de l’homme.

Je n’hésite point à me prononcer pour l’affirmative.

La marche de la Liberté ne peut s’arrêter devant aucun organisme, reconnaître rien de fatal et de supérieur, qui l’oblige à se détourner comme le pilote devant un écueil. La Liberté, en faisant avancer le droit, agrandit tout dans notre être ; elle ajoute à la qualité de la raison, de l’imagination, de la conscience, à la qualité même du tempérament.

Il y a pour l’homme deux manières de couler son existence : suivant qu’il s’abandonnera la direction de la sensibilité, n’ayant de vertu que ce qu’il en faut pour éviter les maladies et s’épargner de méchantes affaires ; ou selon qu’il se place sous la haute et constante influence de la Justice.

La première n’est autre que l’évolution animale, représentée par la courbe des âges : enfance, adolescence, jeunesse, virilité, maturité, déclin, vieillesse, sénilité, décrépitude. À chaque époque correspondent des qualités particulières : à l’enfance la naïveté et la gentillesse ; à la jeunesse, la générosité ; à la virilité, le courage ; à la maturité, l’ambition ; à la vieillesse, l’avarice, la dureté ; à la décrépitude, l’imbécillité.

Dans l’impossibilité d’échapper à la mort et de conserver une jeunesse éternelle, que ne donnerait-on pas du moins pour garder, sur l’arrière-saison, les facultés généreuses de la jeunesse, la raison de l’âge mûr, et se soustraire aux instincts ignobles, malfaisants, du retour ?

L’homme juste jouit de cet avantage. Par l’habitude qu’il s’est faite de bonne heure de tout ce qui est moralement bon et honnête, chez lui la générosité ne déchoit point, le courage persiste et la raison ne fait qu’y ajouter sa dignité ; le feu sacré de la conscience entretient la chaleur du sang et la lumière de l’intelligence. Au lieu de déchoir par les années, il cumule, par la Justice sans cesse accomplie, toutes les dispositions heureuses de la première moitié de sa vie ; il triomphe de l’animalité par la vertu et meurt dans la gloire. Le juste est toujours jeune.

Pour représenter une semblable existence, le cercle manque de vérité ; la parabole, dont le rayon grandit sans cesse, convient mieux.

Or, tel se montre l’individu que gouverne la Justice, telle sera la société.

Là où les instincts dominent seuls, de quelque nom qu’on les appelle, intérêts, gloire et victoire, religion, idéal, l’existence politique et la vie nationale, plus ou moins prolongées, se partageront toujours en deux périodes fatales : ascension et décadence.

Là au contraire où la Justice est prépondérante, si incomplète qu’en soit la notion, le progrès sera continu, non-seulement dans la Justice et les libertés publiques, mais aussi dans la richesse, l’intelligence et toutes les facultés.

Dans une société établie sur le droit pur, la Justice et la liberté gagnant toujours, il implique contradiction que le temps amène sur aucun point du déchet. Chaque année de vertu ajoute au capital social et aux forces productrices : en sorte que l’être collectif, qui, par l’évolution des instincts, passe fatalement de la jeunesse à la décrépitude, jouit par la Justice d’une recrudescence perpétuelle de santé, de beauté, de génie et d’honneur.

Le Progrès embrasse toutes les puissances de l’humanité ; il ne peut pas ne les pas embrasser toutes, puisqu’elles sont solidaires : ou il est universel, ou il n’est pas.

XXII

Dernière question. — Où tend la Liberté, par ce progrès intégral et sans limite ?

Nous l’avons dit ailleurs, l’œuvre de la liberté est l’idéalisation de l’être humain et de son domaine. Elle va à la fraternité universelle, à l’unité humanitaire, à l’harmonie générale des puissances de l’homme et des forces de la planète.

L’âge religieux, dont la fin prochaine s’annonce par tant de signes, a été l’âge de la lutte, pendant lequel l’héroïsme du combat et l’enthousiasme du martyre ont tenu lieu de félicité.

L’âge de Justice, dans lequel nous entrons, sera une ère de contemplation et de calme. L’homme est créé, disait un ancien, pour admirer les œuvres de Jupiter. Ce sage devinait l’ère de Justice.

Et après ?

Fourier a écrit que lorsque la terre serait en harmonie nous entrerions en rapport avec les habitants des autres planètes qui composent notre système, et par ceux-ci avec les habitants de toutes les sphères qui circulent dans l’infini. Alors, dit-il, commencera l’humanité universelle, directrice des mondes, manifestation de l’esprit libre, lequel n’aura plus qu’à se mettre en rapport avec l’esprit latent, dont il est le medium, pour se reconnaître définitivement comme organisateur souverain, omnipotent, omniscient, infini, éternel. Absolu des absolus, en un mot, Dieu.

Pour moi, dont l’intellect fléchit sous ces conceptions sublimes, je puis du moins, à ceux de mes lecteurs que le néant et l’éternité inquiètent, répondre une chose à laquelle ces Études ont dû les préparer : Plus vous réaliserez en vous et autour de vous la Justice, plus, d’un côté, vous serez heureux de vivre, et moins, de l’autre, vous aurez crainte de finir.


CHAPITRE III

Confirmations historiques : l’Église.

XXIII

Tous les mouvements de l’âme peuvent se ramener à quatre catégories, le vrai, le juste, l’utile, et l’idéal, correspondant aux quatre formes de l’activité humaine, la science, le droit, l’industrie et l’art.

M. Cousin, autant que je me le rappelle, écarte de ce quaternaire l’utile, et divise l’idéal en deux termes, le beau et le saint, ce qui donne cette série : le juste, le beau, le saint, le vrai. Je n’ai pas sous la main les œuvres de ce philosophe.

Je n’ai pas besoin, je pense, de plaider ici la cause de l’utile, qui comprend sous son aspect tout le matériel de la vie sociale : travail, industrie, administration, économie. Quelque médiocre estime qu’en aient témoignée jusqu’ici les philosophes, l’utile se pose de lui-même et n’attend sa reconnaissance de personne.

Mais je soutiens, et bien d’autres avec moi, en premier lieu, qu’au lieu de faire deux catégories du beau et du saint, la saine logique prescrit de les ramener à une seule, le beau et le saint n’étant que deux manières différentes de concevoir l’idéal, tantôt dans les objets, tantôt dans les mœurs, et se réduisant par conséquent l’un et l’autre à appliquer à deux ordres d’idées positives et empiriques le concept de l’absolu.

Dieu, en effet, n’est-il pas l’idéal de l’être, de la puissance, de la sagesse, de la Justice ? Le ciel n’est-il pas l’idéal de la terre ; la béatitude, l’idéal de notre bien-être ; Satan, l’idéal du péché ; l’enfer, l’idéal du remords ; Christ, l’idéal de la miséricorde ; Marie, l’idéal de la pureté ?

De quelque côté qu’on la prenne, la théologie est une construction de l’idéal, non pas seulement conçu, mais réalisé dans un autre monde.

XXIV

Cette réduction opérée, reste à déterminer, vis-à-vis des autres termes de la série, l’importance de l’idéal.

Le premier mouvement, on ne peut en douter, est de lui accorder la première place.

L’idéal étant l’apogée de l’idée que nous nous faisons de l’objet, une représentation de cet objet, non pas adéquate, mais élevée, en bien ou en mal, en beau ou en laid, jusqu’à l’absolu, on voit de suite comment l’idéal a été pris pour type et modèle des choses, comment en conséquence il est devenu une règle de conduite et un critère du jugement. Rien de plus logique, au premier coup d’œil. Quand le géomètre trace une figure, quand le marchand pèse ou mesure sa marchandise, quand le juge prononce sa sentence, bien que chacun ait la certitude que ni la figure exécutée ne peut être parfaitement exacte, ni la mesure ou balance parfaitement juste, ni le jugement parfaitement irréprochable dans sa teneur, tous trois cependant se réfèrent à un certain idéal de forme, d’exactitude et de Justice, qui leur sert de type et dont ils approchent le plus près possible.

Il y a encore une raison de cette prépondérance accordée à l’idéal.

C’est lui qui détermine toutes les passions de l’homme, ses affaissements et ses enthousiasmes. Toute jouissance est accompagnée d’une délectation idéaliste ; toute satisfaction des sens, recherchée, obtenue, en dehors du besoin, est un effet de l’idéal. Dans tous les actes de sa vie, qu’il aime, qu’il admire, qu’il désire, qu’il espère, qu’il combatte, qu’il triomphe, qu’il regrette, qu’il jouisse, l’homme obéit à l’idéal. La religion s’emparant de cette catégories en personnifiant le principe, tantôt sous des noms divers, tantôt sous une dénomination unique, achève, par cette réalisation transcendante, de consacrer la prépondérance de l’idéal dans les actes de la raison pratique et du jugement.

Un peu de réflexion cependant nous démontrera dans quel piége nous entraîne cette adoration de l’idéal.

Logiquement et chronologiquement, l’idéal, de même que les concepts de substance, cause, temps, espace, naît en nous à la suite de l’aperception sensible. Son existence, comme celle de l’absolu, est toute métaphysique, conceptualiste, toujours et nécessairement consécutive à l’impression des phénomènes.

Que l’idéal donc nous serve de mètre intellectuel pour l’estimation de la qualité des choses, il est dans son rôle ; qu’il vienne comme moyen d’exciter la sensibilité, de passionner le cœur, d’aviver l’enthousiasme, à la bonne heure : l’erreur est de le prendre lui-même pour raison, principe et substance des choses, d’aspirer à sa possession comme d’une chose, ce qui est aussi absurde que de prétendre, à l’exemple de Deucalion et Pyrrha, fabriquer des hommes avec des statues, faire couver à une poule des œufs de sucre, planter un jardin de fleurs artificielles, ou semer dans une forêt des glands de chocolat.

Produit de la liberté, l’idéal, par sa nature, dépasse toute logique et tout empirisme : est-ce une raison de lui subordonner la logique et l’expérience ? Loin de là, l’idéal ne se soutient lui-même, ne marche et ne grandit, que par la connaissance de plus en plus parfaite de la raison des choses.

L’idéal, transformant en nous l’instinct obscur de sociabilité, nous élève à l’excellence de la Justice : est-ce une raison de prendre nos idéalités politiques et sociales pour des formules de jugement ? Tout au contraire, cette Justice idéale est elle-même le produit de la détermination de plus en plus exacte des rapports sociaux, observés dans l’objectivité économique.

Ce n’est pas l’idéal qui produit les idées ; il ne fait que les embellir. Ce n’est pas lui qui crée la richesse, qui enseigne le travail, qui distribue les services, qui pondère les forces et les pouvoirs, qui nous peut diriger dans la recherche de la vérité et nous montrer les lois de la Justice ; il en est radicalement incapable, il n’y sert que d’embarras, n’y produit que de l’erreur. Mais, le travail organisé, la richesse créée, l’État constitué, la science faite, le droit défini, l’idéal apparaît au sein de toutes ces créations comme leur efflorescence ; et c’est alors que nous apprenons à donner à nos idées, à nos produits, à notre style et jusqu’à notre vertu, ce caractère resplendissant, cette gloire qui nous ravit hors de nous-mêmes et nous fait rêver de l’infini.

Or, ce que l’idéal est impuissant par sa nature à donner, je veux dire la solution des problèmes sociaux, les règles de la raison pratique et les lois de la nature, l’homme, par l’effet de la séduction dont nous avons rendu compte, s’obstine à le lui demander, et c’est ce recours à l’idéal, c’est cette idolâtrie, qui constitue, selon moi, la véritable cause des rétrogradations sociales.

La doctrine du Progrès se résume ainsi en deux propositions, dont il est facile de constater historiquement la vérité.

Toute société progresse par le travail, la science et le droit ;

Toute société rétrograde par l’idéal.

Or, l’idéalisme a surtout pour interprète l’Église, établie de tout temps, sous des noms divers, pour aider à la sanctification sociale. C’est donc l’Église, ministre visible de l’idéal absolu et invisible, qui ne parle aux hommes que de l’abondance de son idéalisme ; c’est l’Église que j’accuse surtout de favoriser l’usurpation de l’idéal, et conséquemment d’être la grande manouvrière de la mystification universelle, dont le dernier mot, prononcé par elle-même, est déchéance.

C’est donc par l’Église que nous allons commencer cette revue.

XXV

Qu’il existe, par delà le monde visible, un monde de l’absolu, dont les existences, vivantes et non vivantes, réalisent dans leur corps, leur âme, leur vie, leur intelligence, leur société, leur action, toutes les beautés et magnificences que nous concevons par l’idéal, c’est, encore une fois, une hypothèse que la science ne discute pas. Ce qui sort de la sphère des réalités naturelles et ne donne aucune prise à l’observation, la science ne le nie point, pas plus qu’elle ne nie l’absolu ; elle le regarde comme non avenu pour elle et le renvoie à la métaphysique.

La science va plus loin : elle soutient que les croyants, dont elle n’a garde de combattre l’espérance, sont tenus, à peine de folie, et, s’il s’agit de Justice, à peine d’immoralité, de se comporter dans la vie usuelle, dans les travaux qu’ils exécutent et les rapports qu’ils soutiennent avec leurs semblables, comme les non-croyants, d’après les enseignements de l’expérience, les calculs de l’algèbre, les déductions de la logique et les applications de la Justice. Croyez, leur dit-elle, espérez, priez : c’est votre affaire. Quant aux déterminations du droit et de la morale, vous les demanderez, non à l’Absolu ni à ses anges, mais à votre raison pratique, formée à posteriori et exclusivement sur l’observation des actes spontanés de l’homme.

La théologie fait juste le contraire de la science. Elle a la prétention de déduire d’une communication directe avec l’Idéal, dont je n’ai pas à discuter ici la réalité ou le prestige, les préceptes de la morale et du droit ; ce qui est exactement comme si je prétendais moi-même tirer de cet idéal, impuissant à me les donner, les lois de l’économie politique et tous les procédés de l’industrie.

L’idéalisme, pris pour principe de la raison pratique, devient ainsi la destruction de la raison pratique elle-même : la Philosophie de l’absolu, soi-disant nouvelle, l’a prouvé de nos jours, comme elle l’avait prouvé sous d’autres noms dans le passé. Tant que la foi anime la conscience, la Justice se fait respecter et la société se soutient ; mais bientôt, la foi éteinte, l’idole méprisée, le Dieu insulté, le droit ne tarde pas à être foulé aux pieds ; à l’idolâtrie religieuse succède celle des jouissances. Alors c’est fait de la nation, devenue la proie de son idéalisme. De l’idéal divin à l’idéal épicurien la distance est franchie en un saut ; parvenue à ce dernier période, la maladie est incurable ; il faut un renouvellement de générations, qui ne suffit même pas toujours. C’est la paralysie du travail, l’apoplexie de la Justice, la léthargie de la liberté, la démence du pouvoir, la gangrène sociale, le suicide des Églises, formées pour son adoration et son enseignement.

Si mes paroles vous semblent amères, tournez-vous un instant, et vous ne les trouverez que justes.

La transcendance, en posant Dieu, c’est-à-dire la catégorie de l’idéal, comme principe de la raison pratique, sujet, révélateur et garant de la Justice, a abouti, par le culte de cet idéal, à la déchéance de la dignité humaine ; par la prédestination et la grâce, à la négation de l’égalité ; par la Providence, au fatalisme de la raison d’État ; par le probabilisme, à la corruption de l’entendement et aux hypocrisies de la science ; par le spiritualisme, à l’asservissement du travailleur ; par la duplicité de la conscience, au doute moral ; par le quiétisme, à l’inertie des populations, livrées comme des troupeaux à la consommation de leurs pasteurs ; par la haine de la nature, la peur de l’enfer, la promesse du paradis, aux misères de la vie et aux lâchetés de la mort.

Comment vous, directeurs des consciences, dont le regard plonge si avant dans les mystères de l’âme, qui connaissez de si longue date la séduction de l’idéal et sa stérilité ; qui dénoncez avec tant de verve le Monde, ce qui veut dire l’idéal, et ses pompes et ses œuvres ; qui avez reconnu, avec une si haute raison, dans l’Idolâtrie, autre nom de l’idéal, le principe du péché ; qui avez nommé concupiscence l’attrait presque irrésistible de l’idéal, délectation le plaisir, physique ou animique, qu’il procure ; qui avez fait de Vénus, de Cupidon, de Porus, de Plutus, de Comus, idéalisations de la volupté, autant de péchés capitaux, comment n’avez-vous pas vu que le principe de votre religion était le même que celui de votre damnation ; qu’à ce point de vue le christianisme n’était encore, comme toujours, qu’une symbolique de la Justice ; qu’ainsi tout idéalisme, métaphysique, politique, esthétique, gastrosophique ou libidineux, se résolvait dans l’idéalisme théologique ou adoration de l’absolu ; conséquemment que la délectation religieuse, de même que la délectation érotique, le dilettantisme littéraire ou autre, recherchée pour elle-même, comme l’acte le plus élevé de notre nature, est le principe suprême de la corruption des consciences et de la décadence des sociétés ?

Ce n’est pourtant pas l’expérience qui vous a manqué. À toutes les époques, vous avez eu vos communistes, vos gnostiques, vos adamites, vos quiétistes, vos molinistes : toutes gens qui ne faisaient que tirer la conséquence du principe de l’amour pur, des gens, en un mot, qui suivaient l’idéal. Dans l’Église, la corruption est en permanence, pourquoi ? Parce que dans l’Église l’attrait de la Justice ou l’idéal est pris pour raison de la Justice ; parce que la contemplation tient lieu de justification ; parce que la foi est chez vous supérieure à l’œuvre, et que, le chrétien trouvant tous ses motifs dans la foi, son activité est épuisée, sa destinée atteinte par un seul acte de foi. D’où est venue la dissolution monastique, sinon de cette morale retraitée en Dieu, dont le fameux livre de l’Imitation nous offre le chef-d’œuvre ?….

Je n’ai pas besoin de parcourir la série de vos abominations babyloniennes, comme disaient, au seizième siècle, les protestants : l’hypocrisie du protestantisme n’éclate pas moins aujourd’hui que le sensualisme incurable de l’orthodoxie. Tous tant que vous êtes de sectes et d’églises, qui vous calomniez d’une façon si atroce, vous procédez de la même séduction ; vous avez tous pour initiateur en Belzébuth, Astaroth et Mammon, l’idéal….

XXVI

Qui s’étonnerait, après cela, de voir l’Église perdre successivement toutes les nations à qui elle avait promis délivrance et sainteté ?

Quand le christianisme parut, la société s’en allait, corrompue par l’idéalisme et les vieilles religions ; comme au temps de Noé, le monde, engagé dans la voie idéaliste, était arrivé à la dissolution : Omnis quippe caro corruperat viam suam.

Le christianisme arrive, sauveur attendu : il accuse l’idolâtrie ; il sait donc où est le mal. Une école se forme dans son sein pour écarter le dogmatisme, la théologie, la gnose et ses subtilités, l’idéalisme et toutes ses contemplations ; elle réduit la religion à la pratique des bonnes œuvres. C’est l’école de Pierre, Jacques et Jean, qu’inquiète, qu’indigne la métaphysique de Paul, et qui proteste de toute sa force contre les spéculations de ce transcendantaliste.

Mais quoi ! le christianisme n’est-il pas aussi une religion ? Le seigneur Jésus est-il venu seulement pour faire de la morale ? La foi n’est-elle rien ? la rédemption, rien ? la résurrection, rien ? Les prophètes, les patriarches, la tradition messianique, le Saint-Esprit, tout cela n’est-il rien ?… L’argumentation de Paul l’emporte sur la réticence des autres : il ne s’agit pas de rejeter tout l’idéal, dit-il ; il ne peut être question que de changer l’ancien, qui s’est dépravé, contre un nouveau, que nous savons incorruptible.

Sous le nom de Christ, l’idéal fait donc flotter de nouveau sa bannière sur le monde… Faisons, s’il vous plaît, le tour de cette quatrième monarchie, qui devait, selon Daniel, restituer toutes choses, et conduire l’humanité par une transition merveilleuse à la félicité éternelle.

Qu’est devenue l’Égypte, malade, depuis tant de siècles, de sa dégoûtante idolâtrie, mais aussi vivante encore sous les Césars qu’elle l’avait été sous les Ptolémée et les Perses ? La nation avait perdu son indépendance ; mais elle existait, avec ses lois, son culte, ses institutions, ses traditions, sa philosophie, ses livres, sa langue sacrée, Elle pouvait se relever, apportant à la fédération du genre humain six mille ans d’annales, et une sagesse quatre fois plus vieille que celle du Sinaï. Elle avait résisté, malgré ses actes, malgré ses prêtres, à toutes les invasions, à tous les pillages, aux Grecs et aux Perses comme aux Hycsos. Elle demandait la Justice. La première elle accueillit le christianisme : qu’avez-vous fait de l’Égypte ?

Laissons la Judée : vous me diriez qu’elle a péri justement, sous les coups de Tite et d’Adrien, pour avoir repoussé l’Évangile : Sanguis ejus super nos et super filios nostros !

Que sont devenues la Syrie, l’Ionie, l’Asie Mineure tout entière, Babylone et la vieille Chaldée ? Tout cela florissait, autant que des races idolâtres pouvaient fleurir, au temps de Jésus-Christ ; suivant vos traditions, plusieurs des apôtres y portèrent la parole. Longtemps les Césars défendirent par leurs armes ces antiques cités, berceau vénérable de la civilisation occidentale. Quel appui avez-vous prêté à César ? Qu’avez-vous fait de l’Asie ?

La Grèce a retenti de votre prédication, de vos disputes et de vos scandales. Corinthe était rebâtie, Athènes riche et paisible, les Îles rayonnantes de beauté. La nationalité, vive encore, n’eût demandé qu’à renaître sous l’impression agrandie et épurée du droit. Avez-vous réveillé le patriotisme de l’Hellade ? Pour vous Constantin créa l’empire grec : qu’avez-vous fait de Byzance ?

Qu’avez-vous fait de l’Italie, de la Gaule, de l’Espagne ? Pendant quatre siècles, vous eûtes le temps de vous installer dans ces riches, populeuses et vaillantes contrées, d’en renouveler l’esprit et les mœurs. Qu’avez-vous fait de Rome, noyau de l’empire ?

Vous accusez le flot barbare, déchaîné par la vengeance divine : Goths, Visigoths, Ostrogoths, Huns, Vandales, Francs, Suèves, Alains, Bourguignons, Daces, Gépides, Hérules, Lombards, Parthes, Sarrasins, Turcs, Bulgares, Hongrois, Normands, etc., etc., etc.

C’est votre système : comme les prêtres juifs, vous avez toujours en réserve, pour les temps de désastre, quelque rancune de la Providence.

Eh quoi ! Dieu, qui donnait la victoire aux rivaux de son Christ, à un Sévère, à un Maximin, à un Aurélien, à un Probus, à un Dioclétien, gardait ses coups pour les protecteurs de sa foi ! Il attendait cent ans après le triomphe de son Église pour lâcher sur le monde converti les cataractes de la barbarie !

Il faut en finir, Monseigneur, avec toutes ces capucinades.

L’idéalisme impérial, surexcité encore par la vertu des Antonins, avait fait un mal immense. Mais déjà, avec Septime Sévère, arrivaient les idées de réforme. Le fondateur du prétorianisme s’était fait un conseil d’État composé de jurisconsultes. Rome semblait évoquer son antique religion du droit. La période des trente tyrans n’avait été, en fin de compte, qu’une crise salutaire. Avec Aurélien, Claude, Tacite, Probe, le mouvement avait fait assez de progrès pour que le dernier de ces empereurs pût prévoir le jour où l’empire n’aurait plus besoin de tributs ni de soldats. Que n’eussent pu Constantin, Valentinien, Théodose, joignant à l’effort de leur autorité juridique l’influence pénétrante d’une morale supérieure, si le christianisme avait été vraiment moral !

Mais le christianisme n’était qu’un idéalisme, plus redoutable cent fois que celui des empereurs. C’est grâce à lui que le chef de l’empire, plus près de la Justice sous le règne des prétoriens qu’il n’avait été au temps de Pompée et de César, se change tout à coup en despote oriental. L’idéal messiaque s’ajoutant à l’idéal impérial, la tyrannie devient plus immonde, plus désorganisatrice qu’elle n’avait été même sous un Néron et un Tibère.

L’épuisement, la dépopulation de l’empire, datent surtout de cette affreuse époque. De l’an 312 à l’an 394, il a été livré pour le compte du christianisme, entre les compétiteurs païens et chrétiens de l’empire, dix-huit grandes batailles, sans compter les séditions, les révoltes, les réactions, persécutions, massacres, spoliations, etc.

L’Église accapare l’or, l’argent, le numéraire ; dépouille les temples des dieux, que lui livrent Constantin et ses successeurs ; s’adjuge les propriétés consacrées à l’ancien culte, capte les héritages, fonde des hôpitaux, des églises et bientôt des couvents ; jette les fondements de la servitude féodale.

Tout occupée d’asseoir sa hiérarchie, de préparer sa centralisation, elle ne fait rien pour le salut public. Elle laisse à César le soin de défendre l’empire, consolée d’avance de l’invasion, et aussi prompte à s’attacher aux chefs barbares, Théodoric, Clovis, qu’elle l’avait été à courtiser l’empereur.

Le christianisme seul a tué l’empire, en Occident et en Orient, et ajourné pour quinze siècles la régénération sociale. Qu’avez-vous fait de l’ancien monde ?…

XXVII

Au reste, l’Église a déjà vécu assez longtemps pour voir naître et mourir dans son sein des dynasties et des nations. Qu’elle en rende compte.

Pendant huit cents ans, l’Espagne lutte contre les Maures. Elle triomphe définitivement de l’étranger au quinzième siècle, et par la vertu de son esprit national s’élève au faite de la grandeur. Alors il se passe en elle un phénomène étrange : comme elle a combattu au nom de la croix, elle attribue à la croix la victoire ; elle se fait de sa religion un idéal politique, et se livre à l’Inquisition. Qu’avez-vous fait de l’Espagne ?

Au baptistère de Reims une autre monarchie se fonde, celle des Francs. Mais cette monarchie n’a qu’une constitution fantastique, barbare : rien de plus aisé que de discipliner, d’organiser cette royauté. Charlemagne l’essaye un instant ; après lui, l’œuvre est abandonnée. Comment avez-vous laissé tomber la dynastie de Clovis ? Comment, plus tard, avez-vous déserté celle de Charlemagne ?

Du sein de la barbarie franque surgit enfin, comme une végétation, le système féodal. Mais la féodalité est instable ; l’institution communale paraît, et bientôt, avec l’aide des fidèles communes, se produit, sur les ruines de la noblesse et du tiers-état, la monarchie absolue. La religion cependant est invoquée par tout le monde. La féodalité, c’est l’Église dans l’idéal de sa hiérarchie ; la commune, c’est la paroisse avec ses saints et ses chapelles ; la royauté, c’est le droit divin.

Comment avez-vous abandonné à sa pourriture la noblesse ? Comment n’avez-vous cessé de trahir la commune ? Comment avez-vous poussé la monarchie au précipice ? Qu’aviez-vous fait de la France avant 89, et qu’en faites-vous aujourd’hui ?

Tout ce que vous touchez est à l’instant frappé de mort… Eh ! se pourrait-il autrement ? L’Église, à qui il a été promis qu’elle serait le sel de la terre, par qui toute société doit être garantie de la corruption, l’Église est impuissante à conserver sa propre chair. Elle serait morte vingt fois si la société, qui se renouvelle incessamment par ses crises, ne la purgeait elle-même, et après l’avoir rajeunie ne lui portait encore, comme à son Sauveur, ses remercîments et ses offrandes.

Dès le troisième siècle, nous la voyons se dissoudre dans l’orgie de ses idées. Le nom seul des gnostiques, comme qui dirait les puritains, dont les innombrables sectes la travaillèrent si longtemps, révèle les corruptions de l’Église. C’était fait d’elle, lorsque la persécution insensée de Galérius rendit l’énergie au troupeau, que vint ensuite, fort à propos, ravitailler Constantin.

Après la défaite de Maxence et de Licinius, la dissolution recommence de plus belle. Elle est arrêtée par les Barbares, qui, singeant Rome et les empereurs, donnent à l’Église l’appoint précieux de leur conversion.

Ce sang jeune et frais soutient la chrétienté. Mais l’idéal ne tient pas plus avec les Barbares qu’avec les Romains et les Grecs. La débauche est au comble. Dès le onzième siècle, Grégoire VII, Urbain II, Innocent III, n’y voient de remède que dans le célibat ecclésiastique et les croisades.

Philippe le Bel jette la papauté à Avignon. Mais le mal n’est pas dans la papauté : il est dans l’idéal dont le pape est le vicaire. L’infection monte toujours ; elle s’étale à Constance et devient insupportable sous Léon X : alors, ce fut Luther qui appliqua le cataplasme. Le salut de l’Église coûta à l’Europe cent trente ans de guerre civile, des proscriptions effroyables et la Compagnie de Jésus. Il n’y eut de réformés que ceux qui, à l’exemple de Rabelais, prirent le parti de siffler à la fois protestants et orthodoxes.

À Pantagruel commence à poindre la liberté, et j’ose dire la morale. Pantagruel est l’écrasement de l’idéal, le précurseur de Voltaire, la Révolution. Mais qui comprend, aujourd’hui même, le divin Pantagruel ? Nous avons entendu M. de Lamartine traiter Rabelais d’infâme cynique ! Pareille insulte devait lui venir du plus mou et du plus efféminé de nos idéalistes. Rabelais est chaste entre tous les écrivains, et Pantagruel honorable entre tous les héros.

Quelles mœurs épouvantables que celles du clergé français pendant le dix-huitième siècle ! Telle fut la vertu de 93, que le prêtre y retrouva sa conscience d’homme et de citoyen. C’est à 93, Monseigneur, que vous devez de n’être pas morts et de conspirer encore… Sans cette Révolution, dont le chef militaire vous rendit l’existence, je vous demanderais : Qu’avez-vous fait de l’Église ? qu’avez-vous fait de vous-mêmes ?…

XXVIII

De tous ces faits, dégageons l’idée générale !

Certains philosophes de notre temps, ayant observé que l’idéal religieux se modifie à chaque révolution de la société, ont cru pouvoir en conclure, d’une part, qu’un système transcendantal est, en tout état de cause, indispensable au mouvement de la civilisation ; en second lieu, que, l’idéal chrétien étant plus que jamais usé et insuffisant, il y avait urgence de s’occuper de la réforme théologique et de la fondation d’un nouveau culte.

Il y a dix-neuf siècles que la multitude circumméditerranéenne, qui courait après les messies et les Césars, faisait le même raisonnement. C’est à ce raisonnement que Paul, l’apôtre des gentils, dut ses succès ; telle fut la marotte des Gnostiques, de l’empereur Julien, des Manichéens, des Millénaires, des Albigeois, des Vaudois, plus tard, de Jean Huss, de Luther, de Jean de Leyde, de Catherine Théot, que copièrent de notre temps Saint-Simon, Fourier, et leurs innombrables imitateurs.

Ne semble-t-il pas, en vérité, qu’en changeant sa théologie le monde change sa superstition ?…. Est-ce à nous, qui avons appris dans nos cours de psychologie, Comment les dogmes commencent, et comment les dogmes finissent, qu’on viendra parler encore de vrai et de faux Dieu, de traie et de fausse religion ?

Dieu, ou l’idéal, et sa religion, sont les mêmes dans toutes les professions de foi. C’est toujours l’accusation contre la nature humaine ; et il n’y a qu’une religion sur la terre, un seul dogme, une seule discipline, un seul idéalisme, lequel se résout toujours dans l’abandon de la Justice et la confiscation de la liberté.

Quand on nous referait un dogme cent fois plus profond que celui de Thomas d’Aquin et de Scot, à quoi servirait-il, si, comme je l’ai démontré à satiété, l’esprit de la religion et sa tendance sont immuables, s’il s’agit toujours, au nom de l’Absolu, d’humilier l’homme, de gouverner par la raison d’État, de rompre la balance économique, et de maintenir, par autorité de mysticisme, l’inégalité ?

Le rôle des religions est fini : elles sont convaincues d’incapacité morale et juridique par essence ; voilà ce qu’il faut opposer sans cesse aux nouveaux religionnaires.

Et pourquoi, encore une fois, incapables ? Parce que, comme il a été observé plus haut, l’idéal est donné, ou plutôt suggéré par le réel, non le réel par l’idéal. Ce n’est pas dans le ciel intelligible, comme disait Aristote, qu’il faut chercher la cause du mouvement et de la création ; c’est dans la création, au contraire, qu’il faut chercher le ciel intelligible. De même pour l’ordre moral : que l’idéalisme s’appelle théologie, poésie, art ou politique, il est la glorification de la conscience ; il ne saurait être pris pour sa loi.

Ne perdons jamais de vue cet axiome de la logique éternelle : Nihil est in intellectu quod prius non fuerit in sensu ; ce que nous pouvons traduire : L’idéal ne se soutient que porté par le réel, la raison esthétique ne marche qu’à l’aide de la raison pratique, et Dieu ne grandit que de la Justice acquise de l’homme.

Dieu est l’ombre de la conscience projetée sur le champ de l’imagination. Dès lors que nous prenons cette ombre pour un soleil, il est fatal que nous nous égarions dans les ténèbres.


CHAPITRE IV.

Rome et les empereurs.

XXIX

Dans l’origine, le peuple romain ne se distingue par aucune qualité éminente : il n’a pour lui ni la beauté, ni la stature, ni la noblesse, ni le génie. Une langue rude et hérissée, de grossières légendes, nulle poésie, point de science, point d’art, point de mythes : aucune nation ne paraît plus dépourvue de grâce et d’idéal.

Les traits de sa rustique ignorance éclatent à chacun de ses triomphes, dans la guerre contre Pyrrhus, dans les guerres puniques, au sac de Corinthe.

Ses institutions, ses lois, ses dieux, rien chez lui n’est indigène. Il tire tout du dehors : il est Sabin, Étrusque, Grec, Phrygien, Carthaginois ; il est tout le monde, hors lui-même. De son fonds laboureur, mangeur de légumes, ne connaissant de noblesse que celle de la fève, du haricot, du pois chiche et de la lentille. Sait-il la guerre mieux que les Grecs ? Non, certes. Est-il plus brave que ses voisins, les Volsques, les Samnites, les Gaulois ? Non, encore. Qu’a donc pour lui ce peuple qui, dès le jour où Romulus pose la première pierre de sa ville, se croit préféré de Jupiter ?

Le peuple romain a l’idée de la Justice, un sentiment extraordinaire du droit.

Sa Justice est boiteuse, sans doute, telle que pouvait être, au premier âge des sociétés, une Justice qui ne se distingue pas de la dignité individuelle garantie par la religion. Mais il croit à cette Justice de toute son âme ; il ne rêve qu’elle, dans ses assemblées, dans sa politique, dans ses guerres, dans ses révoltes, jusque dans ses violences et ses perfidies. Le Romain vit du droit : là-dessus, il ne plaisante pas. Ses historiens ont conservé le souvenir du scandale qui remplit la ville, quand les philosophes venus à la suite de Pyrrhus offrirent de prouver qu’il n’existe aucune différence entre le juste et l’injuste, et que le droit est un préjugé, un mot.

Rome peut douter de ses augures, de ses poulets sacrés, de ses vestales : à l’égard du droit, le scepticisme ne prendra pas.

L’idée du droit crée à Rome, au dedans une force de cohésion, vis-à-vis de l’étranger une puissance d’assimilation, et par là une puissance d’attaque, sans égale. Chez les Grecs, la cité était organisée surtout contre l’étranger ; à Rome, elle semble faite tout exprès pour l’introduire. Autant de victoires, autant d’incorporations : cette idée passe à l’état de tradition dans la masse, au point d’alarmer le sénat pour la nationalité romaine. L’État romain, fondé, organisé, développé par les rois, les consuls, les décemvirs, les tribuns, est le plus fort dont l’antiquité ait laissé le souvenir : c’est que, grâce à la notion du droit qui en fait la base, la collectivité romaine est tout à la fois la mieux groupée et la plus compréhensive qui existe.

Le droit, incompatible partout ailleurs avec le métier de soldat, est l’âme de l’armée romaine. Les nôtres, avant de se battre, jouent aux dés ou se donnent la comédie ; le Romain met ordre à son droit : il fait son testament.

Avec cet esprit juridique, les armes de Rome sont partout triomphantes : elles eussent vaincu, au moyen âge, sous Louis XIV, nos baïonnettes chrétiennes, comme elles vainquirent la cavalerie numide, la phalange macédonienne, la marine carthaginoise et les éléphants d’Antiochus. Elles n’eussent plié que devant les armées de la République, combattant pour un droit supérieur.

Au dehors, avec ses voisins, ses ennemis, ses alliés, ses sujets, Rome ne parle que le droit. Malgré tant de perfidies et de spoliations, ce langage impose ; il n’a pas son pareil sur la terre. La parole de Rome fait taire toute parole, comme son épée brise toute épée. La révolte ne tient nulle part, ni en Gaule, ni en Espagne, ni en Afrique, ni en Judée. Il semble aux peuples vaincus que le retour à l’autonomie serait pour eux une rétrogradation dans la Justice ; ils n’en veulent pas. Le patriotisme s’incline devant l’image étrangère du droit. Tout imparfaite que la fit Rome, l’équation de la liberté, présentée par elle, paraît supérieure à la nationalité même, supérieure à la patrie, traitée partout d’ennemie du peuple, d’aristocrate. Erreur fatale, qui devait aboutir à la ruine du monde ancien, mais qui témoigne singulièrement de l’attrait des âmes pour la Justice. Sans liberté, sans nationalité, la Justice n’est plus qu’un mot : nous le verrons tout à l’heure.

Rome devint souveraine par sa faculté de juridiction ; cela devait être. Les races que rencontrèrent ses légions étaient gouvernées par l’idéalisme ; là, l’imagination tenant lieu de conscience, la Justice restait sans force. La langue nommait le droit ; le cœur ne le comprenait pas. Qu’étaient les constitutions d’un Minos, d’un Lycurgue, d’un Pythagore, d’un Platon ? Un idéal communautaire. Que signifiait le mythe de Pallas et Neptune se disputant l’honneur de nommer la ville athénienne ? La concurrence de deux facultés idéalisées, sur lesquelles reposait tout l’édifice attique, l’industrie et la marine. Que représentait le bœuf égyptien, le veau d’or de Samarie, le bélier de Jérusalem ? Encore un idéal, ici l’idéal de la vie pastorale, là l’idéal de la vie agricole. Qu’était le messianisme juif ? L’idéal du despotisme oriental, soumettant au profit d’une race toutes les nations de la terre. Jéhovah lui-même n’est pas le droit ; il est, le christianisme et le mahométisme l’ont prouvé, il est la théocratie. Les peuples qui environnent Israël ne sont pas dignes de baiser l’escabeau de Jéhovah, tant cet idéalisme est féroce, tant le Juif est éloigné de concevoir la Justice. Quand arrivent les Romains, Jéhovah s’incline (I Maccab., viii) ; le successeur d’Aaron implore la protection du préteur ; la législation du Sinaï s’efface devant celle du Capitole.

Sera-ce la Gaule, par hasard, qui arrêtera l’essor des conquérants italiques ?

Hélas ! depuis Brennus, la Gaule n’a pas plus appris le droit que la guerre. Turbulent, vaniteux, admirateur de la force et du clinquant, fou de gloriole, ce que demande le Gaulois n’est pas même de la Justice, c’est un commandant. Dès avant César, plusieurs révolutions avaient labouré la Transalpine : sacerdoce, noblesse, démocratie, tout était usé ; l’idéal même de la patrie gauloise était éteint. Rome, par sa puissante notion du droit, avait opéré la centralisation de l’Italie ; la Gaule, cherchant son unité politique, n’aboutissait qu’à une stérile agitation : elle se laissait insulter par les Germains. Lorsque César se présenta, il n’eut que la peine d’opposer les uns aux autres ces intérêts antagoniques, en jetant dans le plateau son invincible épée. La Gaule divisée fut vaincue par elle-même plus que par les soldats du Tibre : cela fait, César devient l’idéal des braves Gaulois. Il y parut quand la bourgeoisie, abandonnant druides, nobles et plèbe, reconnut la souveraineté de Rome : le temple élevé au dieu Auguste au confluent du Rhône et de la Saône fut l’acte d’abdication de la vieille Gaule.

L’idée du droit, qui retint dans l’obédience de Rome tant de peuples divers, ne fut sans doute pas pour rien dans la soumission des cités gauloises. Mais le Gaulois, par son tempérament gouvernemental, confond la Justice avec la police ; il est toujours prêt à saluer dans le dernier vainqueur son magistrat. À l’arrivée des barbares, un moment refoulés par Aétius, bourgeois et évêques se montrent aussi empressés vis-à-vis des rois chevelus que leurs aïeux l’avaient été vis-à-vis des Césars. De même que les dieux de Rome avaient succédé à ceux des Druides, et le christianisme au culte du Capitole, tout de même le droit romain fut englouti par la loi salienne, le municipe par l’alleu, devenu plus tard le fief.

Jamais race, avec une pareille dose de vanité, ne se montra plus dépourvue de dignité et de sens moral, plus prompte à abdiquer sa personnalité et son caractère. Langue, culte, origines, traditions, mœurs, poésie, jusqu’à notre nom, nous avons tout perdu. Et nous eussions résisté aux empereurs !… À quoi avait-elle cœur cette fière Gaule ? Qui le sait ? Dites-moi à quoi elle a cœur aujourd’hui, et je vous dirai à quoi elle rêvait aux temps de César et de Mérovée…

XXX

C’en est fait, Rome est maîtresse. Comment va-t-elle user de la victoire ? Cet empire que le prestige du droit, soutenu de la force des armes, a rendu universel, le droit seul peut le perpétuer : là est la mission de Rome, là est aussi l’écueil de sa puissance. Saura-t-elle comprendre la parole de son prophète : Souviens-toi, Romain, que ton métier est de gouverner les nations par le droit, et de leur imposer les mœurs de la paix ? Tu regere imperio populos, Romane, memento ;… pacisque imponere morem.

Ici apparaît dans son éclat une vérité encore peu comprise.

Au fond, et quelque étalage que Rome fît de son niveau plébéien, du droit de cité qu’elle offrait aux peuples, de la paix que promettait aux intérêts le colosse impérial, la conquête du monde était une épouvantable injustice. Il n’y a pas de nation sans nationalité : l’observation le prouve tous les jours, et c’est une des lois les mieux démontrées de l’économie sociale. De même que l’état particulier se forme de l’agglomération de groupes industriels et de circonscriptions territoriales, unis par un contrat de mutualité et balancés les uns par les autres ; de même la catholicité des peuples se compose d’états unis par un lien fédératif, conformément à la loi de Justice commutative qui fait la base de tous les états.

Or, à présent que le pouvoir impérial, soutenu par la plèbe latine et les nations vaincues, s’était élevé sur les ruines de la puissance patricienne, qu’allait-il faire pour l’ordre du monde ? Comment entendrait-il le gouvernement de tant de peuples divers, qui l’avaient appuyé dans l’espoir d’un adoucissement à leur servitude indigène ?

Le plan des empereurs, aujourd’hui parfaitement expliqué, était séduisant :

Communication progressive du droit de cité aux nations vaincues ;

Le sénat composé de toutes les notabilités romaines et provinciales ;

Admission de tous les sujets de l’empire aux honneurs, jusques et y compris la dignité de césar ;

Conservation des mœurs, institutions, religions et magistratures locales, autant qu’il se pouvait sans gêner l’action centrale ;

Centralisation administrative ;

Émancipation progressive des esclaves ;

Recrutement de l’armée dans toutes les provinces ;

Égalité de tous les sujets de l’empire devant le fisc ;

Réforme des mœurs, restauration de l’agriculture, reconstruction des villes détruites ;

Idée d’une législation universelle, d’une Justice uniforme, propagée et développée par l’édit prétorien sous les noms d’édit perpétuel, droit commun, droit naturel, droit équitable, et finalement consacrée sous Justinien par l’abolition du droit quiritaire, déclaré par l’empereur inutile et dépourvu de sens.

Voilà ce qui entraîna les esprits et qui fit tomber toutes les résistances ; ce que, près d’un siècle avant César, avaient prévu et préparé de longue main les Gracques ; ce que promirent tour à tour les Drusus, les Saturninus, les Marius, les Sertorius, les Catilina, et qui rendit inévitable la défaite du parti patricien.

Eh bien ! je dis que ce système d’unité, qui fait, aujourd’hui encore, illusion aux meilleurs esprits, était radicalement faux et monstrueusement inique ; je dis que, la Rome républicaine ayant commencé la destruction du monde par la victoire, la Rome impériale, avec son organisation artificielle, allait l’achever par le despotisme.

Qu’était-ce, en dernière analyse, que cette organisation, fardée de libéralisme, des empereurs ? La destruction de toute force vive, de tout sentiment patriotique, de toute initiative locale, de toute indépendance, de toute originalité, de toute vie propre, parmi les nations. À part les réformes et améliorations de détail, sur lesquelles ne porte pas la critique, Rome, si elle voulait le salut du monde, n’avait réellement à faire qu’une chose : c’était de réorganiser toutes ces nationalités subjuguées, en créant une sorte de balance politique, et se posant elle-même comme le représentant armé de la confédération universelle.

Tant que la république avait pu, comme les rois, transporter au sein de Rome les populations soumises ; tant que du moins l’agglomération n’allait pas au delà d’un rayon de vingt-cinq ou trente lieues, l’assimilation était possible. C’est ainsi que tout Russe qui vient vivre à Paris devient Parisien, et que tout Parisien qui va s’établir à Pétersbourg devient Russe.

Mais du moment que l’incorporation embrassait de vastes territoires ; qu’après avoir absorbé l’Italie, elle s’étendait aux pays d’outre-mer, d’au delà des Pyrénées et des Alpes, la communication du droit de cité se réduisait à un pur artifice de l’autocratie impériale : c’était l’extinction systématique, au physique et au moral, de tout état, de toute société, de toute nation, Rome comprise ; c’était la désorganisation du genre humain.

Il n’y eut pas jusqu’au remplacement de ce vieux droit des Quirites par le droit prétorien, en tout ce qui touche la propriété, les contrats, la puissance paternelle et maritale, qui ne fût un véritable piége gour la liberté des nations. Comment a-t-on pu le méconnaître ? L’absolutisme quiritaire était l’expression de la famille, de la gens, de la clientèle, tout un système de rapports sociaux, politiques et économiques, consacrés par la religion. Maintenant il n’y a plus d’ordres dans l’État, plus de patronage, plus de gens, plus de famille, plus même de mariage ; il ne reste que l’absolutisme propriétaire, individuel, sous l’absolutisme de l’empereur…

On ne transige pas avec le droit ; et le premier des droits, condition absolue de vie pour toute nation, c’est de se posséder, de se développer selon son génie propre ; c’est, en un mot, la Liberté.

L’événement le prouva, lors des insurrections terribles qui suivirent la mort de Néron, et plus tard, quand, sous la réaction des nationalités écrasées, on vit dix-neuf empereurs nommés à la fois dans les diverses parties de l’empire ; quand enfin, l’œuvre de centralisation portée à son comble par Dioclétien, on la vit se démentir aussitôt par une création de quatre empereurs. Rome tenait le monde en respect en lui présentant son droit armé, et faisant ressortir la nullité de toute autre juridiction. Mais le monde ne crut jamais à l’accomplissement de l’œuvre impériale ; la conscience du genre humain protesta toujours, et le christianisme fut le monument de cette incrédulité.

Rome pouvait-elle comprendre la haute mission qu’aujourd’hui la Justice, l’économie sociale et l’histoire lui assignent de concert ? Je ne sais. C’eût été de sa part reconnaître qu’elle avait vaincu les nations, non pour les exploiter et les piller, mais pour protéger leur indépendance à toutes et leur faire respecter le droit commun : confession difficile. La conscience des peuples n’était pas non plus à cette hauteur ; elle n’attendait pas autre chose que l’application du droit de guerre, et l’empire se présentait comme un adoucissement. La paix moyennant l’obéissance, l’égalité sous le despotisme : transaction hypocrite, qui, sous les plus magnifiques apparences d’équité et d’ordre, assurait au quirite, noble et plébéien, les dépouilles du monde.

Avec quelle âpreté ils s’élancent pour le partage ! Le patricien dépouille les temples, accapare la terre ; le prolétaire réclame sa part en subventions, vivres, divertissements. La guerre civile, allumée par l’avarice, déchire la république ; enfin la multitude triomphe, l’empire s’incarne en un homme. Quel est cet homme ? qu’est-ce que l’empereur ?

XXXI

L’empereur, regardez-y de près, n’est autre chose que la réalisation du vieil idéal romain, politique, religieux, militaire, jadis à peine entrevu à l’heure solennelle des grands triomphes, maintenant visible à toute heure ; fonctionnant en permanence, dans la plénitude de ses attributs.

C’est le dictateur, l’homme dont la parole fait le droit, dictitans jus, pour le noble comme pour le prolétaire, et que ses soldats ont acclamé Imperator après la victoire. Seulement, tandis qu’autrefois le dictateur, créé pour une mission exceptionnelle et temporaire, n’était que le ministre armé du droit, l’Imperator va devenir, par la perpétuité et l’universalité du pouvoir, auteur du droit, comme Dieu même. Tel fut le changement apporté dans l’institution. On avait combattu, pendant cinq siècles, par la dictature ; on voulait gouverner, vivre, jouir, par la dictature : voilà l’empire.

C’est ainsi qu’à l’Idée qui jadis avait gouverné la république fut substitué, par l’idoloplastie populaire, l’Idéal impérial.

L’empereur est le peuple, dans sa souveraineté, dans ses plaisirs, dans ses combats, dans ses triomphes.

Le peuple romain sent sa liberté en la personne de son empereur, comme le moujik sent la sienne en la personne du tsar. Ceux qui combattent à Pharsale sous le drapeau de César le disent avec ivresse : C’est pour la liberté que nous sommes avec toi, ut vindicemus nos in libertatem. César siége sur son tribunal : c’est la raison, c’est le droit, c’est la religion des ancêtres qui parle par sa bouche. Qui jamais affecta plus de respect pour les vieilles mœurs et les formes juridiques que Tibère ? César triomphe : c’est le peuple qui triomphe en César. César est l’enfant du peuple, son poupon, son nourrisson, son mignon, pupus, pullus, alumnus, dit Suétone dans Caligula. La personne de César est sacrée, celui qui l’offense offense la majesté du peuple.

Certes, jamais incarnation de l’idéal, jamais idolâtrie, ne fut posée, soutenue, développée plus vigoureusement que celle de l’empereur. On reconnaît ici le grandiose romain. Mais la raison pratique ne se gouverne pas par l’idéal, et dès que celui-ci s’établit à la place du droit, l’État est perdu.

XXXII

Par la perpétuité et l’universalité de la dictature, l’empire était fondé sur la violation du droit. En remontant à la cause qui en avait déterminé la formation, on pouvait le définir : Une réaction de la raison d’État populaire contre la raison d’État patricienne.

Mais le suffrage populaire est aussi impuissant que l’idéal à suppléer la Justice : le droit violé par le fait de l’autocratie impériale, l’empereur se trouvait, pour ainsi dire, hors la loi, et l’empire avec lui.

La société devait donc réagir, d’un côté contre l’empire, en opposant au dieu César un dieu nouveau qui rétablît le droit ; de l’autre contre la personne de l’empereur, exposé à chaque instant de sa vie au poignard des meurtriers.

Jamais on ne vit tant de lois de majesté, et jamais tant de morts violentes parmi les princes. Pendant cinq siècles, sur plus de quatre-vingts dont se compose la liste d’Occident, à peine si l’on en compte dix qui meurent de mort naturelle. Tant l’idéal, servi même par l’héroïsme, est impuissant à tenir lieu du droit, tant il est prompt à se corrompre.

Après Jules César, qui reste le maître de tous et le modèle, la liste des empereurs compte certes plus d’un héros. Quels hommes, abstraction faite de la diversité de leurs fortunes, qu’un Vespasien, un Trajan, un Adrien, un Antonin, un Marc-Aurèle, un Septime-Sévère, un Dèce, un Valérien, un Aurélien, un Probus, un Carus, un Dioclétien, un Constantin, un Valentinien, un Théodose !… Toujours à cheval, parcourant l’empire d’une extrémité à l’autre, goûtant à peine une heure de cette paix dont ils faisaient jouir les peuples : vrais consuls, vrais magistrats, vrais Romains !… Les républiques n’ont pas d’hommes que l’histoire élève au-dessus d’eux.

Mais, parce qu’ils sont la personnification d’un idéal suranné ; parce que leur autocratie, inventée pour la guerre, est inconciliable avec le droit, seul principe dont subsistent les États, ils succombent tous à la tâche. Le découragement les gagne : ils n’ont pas même foi en leur rôle. Auguste, Vespasien, Antonin le Pieux, vivent et meurent en sceptiques ; Trajan périt de fatigue et de désespoir ; Marc-Aurèle se réfugie dans le stoïcisme ; Septime-Sévère s’écrie sur son lit de mort : J’ai été tout, et rien ne sert ! Aurélien méprise la plèbe et fuit Rome ; Probus rêve la fin du prétorianisme, le désarmement général et le retour à la république ; Constantin abjure Rome, ses lois, ses dieux, et se fait chrétien !… Or, quand le trouble saisit les forts, quelle pourrait être la pensée des lâches et de la marmaille ?

L’empire, fondé par l’idéalisme, aux prises avec la réalité, présentait un problème insoluble. Ce n’était pas tout que de donner à la plèbe l’annone et les jeux ; il fallait faire justice aux provinces, accorder chaque jour aux cités quelque nouveau privilége, étendre l’immunité civique, réparer sans cesse, par les affranchissements, le déficit de la population libre ; il fallait, bon gré mal gré, satisfaire aux exigences d’une administration unitaire, marcher à l’égalité devant la loi, à la fusion des races et des territoires : toutes choses impossibles. La position des empereurs était fausse. Sollicitée par tant d’intérêts contraires, leur administration dégénéra fatalement en système à bascule, dès lors en butte à toutes les influences mauvaises qui travaillaient l’empire. Auguste et les Antonins surent maintenir l’équilibre : cela ne pouvait avoir qu’un temps. Ceux-là exceptés, les autres ne font plus qu’exprimer, à des degrés et sous des aspects divers, l’iniquité de leur rôle, par la dépravation de leur idéal.

Dépravation par les lettres, les arts, la philosophie épicurienne, l’imitation des mœurs grecques et asiatiques. — Auguste, malgré la simplicité affectée de son ménage, visant au bel esprit, à l’érudition, abâtardit son caractère ; Antoine mène la vie inimitable de Sardanapale ; Néron est artiste, déclamateur, chanteur ; Claude, grammairien. Gallien perd joyeusement l’empire, occupé de petits vers et de fins soupers, pendant que son père sert de marchepied au Perse Sapor.

Dépravation par la plèbe, féroce et avide : — Caligula, Néron, Commode, les plus populaires des empereurs.

Dépravation par le soldat : — Caracalla, Maximin.

Dépravation par la superstition et les femmes : — Élagabal, Alexandre-Sévère.

Dépravation par lui-même : tout idéalisme que ne gouverne pas la Justice se déforme bientôt par la contemption de la Justice. — César, dictateur à vie, est exempté personnellement de toute loi ; Auguste, prince du sénat, cumule toutes les dignités et les honneurs : sous lui, le triomphe devient le privilége du titre impérial ; Septime-Sévère s’affranchit du suffrage du sénat et du peuple ; Aurélien prend le diadème, dont le seul essai avait coûté la vie à César ; Dioclétien s’installe à Nicomédie, et de là, multipliant les empereurs, multiplie sur le monde le despotisme ; Constantin détruit les gardes prétoriennes et change la religion.

Et voilà ce qui fait le crime de Pompée, de Crassus, de César, d’Antoine, de Lépide, d’Octave, de tous ceux qui concoururent à la formation de l’empire ; ce qui fait en revanche la gloire de Caton et la justification de Brutus. Le vieux parti patricien aurait-il mieux répondu que celui des césars aux nécessités de la situation ? Je l’ignore. Ce qui est sûr, du moins, c’est que ce parti a succombé en combattant l’empire ; or, l’empire n’était pas seulement la fin de la république ; c’était la mort de la patrie romaine et de toute nationalité, par la négation générale du droit de patrie et de toute liberté latine et humaine.

Pour éclairer cette question encore neuve, qu’on me permette de reproduire, d’après mes lectures, quelques-uns de ces types impériaux, choisis parmi les moins compris de l’histoire.

XXXIII

Extraits de l’histoire des empereurs.


ÉLAGABAL.

L’an 218, l’empereur Macrin, qui s’était élevé à la pourpre par le meurtre de Caracalla, venait d’être défait par Artaban, roi des Parthes, et forcé d’acheter la paix. À un chef de prétoriens, soupçonné de velléités réformistes, accusé d’assassinat et d’usurpation, la défaite était impardonnable. La porte est ouverte aux intrigues : les soldats, séduits par Mœsa, sœur de l’impératrice Julie, veuve de Septime-Sévère, proclament empereur le jeune Bassien, surnommé Élagabal (dieu de la Montagne ou Dieu-donné), âgé de dix-sept ans, cru bâtard de Caracalla, et qui exerçait les fonctions de prêtre du Soleil, à Émèse. Peu de temps après, 6 juin, les deux compétiteurs se rencontrent ; Macrin, abandonné par une partie de ses troupes, est défait par le parti d’Élagabal, qui n’est autre que le prétorianisme demandant à être rétabli dans la solde et les priviléges que lui avait attribués Caracalla. Quelques gouverneurs de provinces refusent de reconnaître l’élection d’Élagabal : les noms glorieux d’Antonin et de Sévère qu’affecte le jeune empereur triomphent de toutes les résistances ; les révoltés sont mis à mort.

Jusqu’ici, rien qui sorte des données ordinaires de l’histoire. Mais que sera Élagabal sous la pourpre ? Quelle influence va-t-il représenter ? Quel est son caractère devant la postérité ?

Élagabal était petit-neveu de Julie la Syrienne, femme bel-esprit, adonnée à toutes les curiosités religieuses du temps, que Sévère avait épousée par amour, en dépit de l’aversion bien connue des Romains pour les étrangères. Avec Julie, l’esprit des Cléopâtre, des Bérénice, esprit de superstition voluptueuse, monta sur le trône. C’était le temps de la plus grande vogue du gnosticisime. Après le meurtre de Caracalla, Soémis, mère d’Élagabal, soit prudence, soit dévotion, l’avait caché dans le temple d’Émèse. C’est ainsi qu’au moyen âge, et jusqu’à la Révolution française, on se débarrassait des cadets de famille et des prétendants à la couronne en les faisant entrer en religion.

Quelle fut l’éducation d’Élagabal ? On peut en juger par les faits et gestes de son règne. Sans doute l’Histoire augustine en aura exagéré les traits ; mais il faut les prendre tels que la satire les a transmis : la vérité, pour l’histoire comme pour le drame, est bien souvent dans la charge.

Élagabal est l’empereur devenu mystique, d’une mysticité érotique. Il part d’Asie pour venir à Rome se présenter au peuple. Son voyage est une procession religieuse, qui dure quatre mois. Enfin il entre dans la ville éternelle, vêtu d’une robe de soie traînante, le visage fardé, les sourcils peints, semblable à une idole, le front surmonté d’une tiare orientale, conduisant, dans une attitude extatique, le char où repose son dieu favori. C’était une pierre noire (probablement un aérolithe), taillée en cône ou phallus et enchâssée de pierreries. De jeunes Syriennes se livrent, autour du char, à des danses lascives ; les parfums les plus rares, les vins les plus exquis, tout est prodigué pour ce jour de triomphe. Les vieux Romains crient au scandale ; le préfet du prétoire, Julien, entreprend de chasser l’infâme : il est tué par les soldats. Il avait le tort de ne pas prendre au sérieux une chose très-sérieuse, la rénovation de l’idéalisme religieux, nécessaire au soutien de l’idéalisme impérial. Mais la nouvelle religion sera-t-elle au Droit ou à l’Amour ? telle est la question que pose l’empereur Élagabal. On sait quelle fut plus tard la réponse de l’Église : Ni à l’un ni à l’autre ; la religion sera à la Pénitence.

Élagabal entreprend de subordonner tous les cultes à celui du dieu d’Émèse. D’abord il le marie à la Lune, Astarté, la déesse de Carthage, et tous les citoyens sont forcés de contribuer à la dot. À ceux qui seraient tentés de sourire, je ferai observer que toutes les théogonies, celle même de nos Évangiles, sont pleines d’imaginations aussi étourdissantes.

Dans le temple, nouveau Panthéon, qu’il élève à son dieu, il rassemble les divinités et les emblèmes de toutes les religions, y compris les cultes juif, samaritain et chrétien. Élagabal sait que le siècle est à la religion, que la révolution sociale est toute religieuse, et il aspire, pontife universel, à gouverner tous les cultes du fond de sa chapelle. Dicebat prætereà Judœorum et Samaritanorum religiones et christianam devotionem illùc transferendas, ut omnium culturarum secretum Heliogabali sacerdotium teneret. (Lamprid.)

Élagabal persécute les philosophes ; cela devait être : à tout révélateur la philosophie est odieuse. Quel mal saint Paul n’a-t-il pas dit des philosophes ? Il donne le spectacle de la plus frénétique lubricité ; mais cette luxure, qui étonna les Romains, même après celle de Néron et de Commode, était un effet des superstitions de l’Orient. La religion pouvait seule inspirer de tels prodiges. Sous l’emblème du feu, Élagabal adore la puissance génératrice, de tous les idéalismes le plus ancien, le plus universel, le plus indompté. Il y a quelque chose de sacerdotal dans les infamies dévotes qu’il mit en pratique, et dont le palais impérial devint le théâtre. C’est de la gnose, une gnose aphrodisiaque. Mahomet, venu quatre cents ans plus tard, et qui se vantait, comme d’une marque de la faveur divine, de valoir trente hommes dans l’action, reproduit à sa manière la lasciveté religieuse d’Élagabal.

Vraiment, et ceci prouve encore en faveur des Romains du troisième siècle, le malheur d’Élagabal fut de n’être qu’à moitié compris. Il crée, pour le gouvernement de l’empire, un sénat de femmes vouées à Vénus : c’est le principe de l’égalité des sexes qu’affirme Élagabal, au nom de l’amour. Comme dans les romans du marquis de Sade, le sang et la volupté, la Vénus physique et la Vénus Uranie, se réunissent dans la religion d’Élagabal. Au dieu de l’amour et de la génération il offre des victimes humaines ; il viole une vestale, et aime platoniquement une courtisane ; tient académie de prostitution masculine et féminine, assigne un donativum à ses compagnes d’armes, rachète aux frais de l’État les femmes publiques, esclaves la plupart, et leur donne la liberté : hommage éclatant rendu par l’empereur à l’amour libre. Il s’habille en femme, prend le nom d’impératrice, confère les dignités de l’État à ses nombreux maris, recrutés du cirque, de l’armée, de la marine et de tous les lupanars, pour leurs facultés priapiques. Commode, poursuivant les bêtes du cirque, jouait l’Hercule ; Élagabal joue la Vénus, tantôt l’Anadyomène, tantôt la Callipyge, et, dans son hermaphrodisme, épuise toutes les inventions de la volupté. Sous lui, c’était un moyen de fortune que la possession d’un grand et gros nez, marque, selon lui, d’une prédestination du ciel. Jamais il ne toucha deux fois la même femme. Il se fit un devoir de figurer nu dans la procession des prêtres de Cybèle, imitant de son mieux la castration et se faisant traîner sur un char attelé de femmes nues. David, compatriote d’Élagabal, n’avait-il pas dansé nu devant l’arche ?… À ses mignons, qu’il rasait et épilait lui-même à la mode des femmes d’Orient, il baisait avec respect les parties honteuses, comme nous faisons les reliques…

Ces folies, d’après ce que l’on sait des mystères de la déesse syrienne, ne permettent pas de douter qu’Élagabal, né d’un inceste, initié par sa mère au culte de Vénus, n’ait agi par fanatisme autant que par débauche. Le délire vénérien était monté partout au paroxysme ; chrétiens et païens, Grecs, Romains et Barbares, ne rêvaient que de volupté. Les livres ascétiques de Tertullien, le rigorisme de Montan, la castration d’Origène, aussi bien que les impudicités monstrueuses des sectes gnostiques et les galanteries des agapes, expliquent de reste ce caractère étrange d’Élagabal, à peine compréhensible pour notre époque, et qui ne le sera plus du tout pour la postérité. Tandis que les uns cherchent l’idéal de la jouissance, les autres se jettent de désespoir dans la macération : l’ascète, comme le débauché, est un témoin de la dépravation des cœurs et des esprits.

Élagabal, comme certains socialistes du xixe siècle, affirmait la pantogamie, la confusion des genres, des espèces et des sexes ; un érotisme omnisexuel, omnianimal, omnimode. Dédaignant la politique, dont il confiait le soin à son cousin Alexandre, il se réservait la direction exclusive des affaires de religion. Sa mère Soémis régnait avec lui, conduisant les chœurs amoureux, et signant pour son fils les décrets des consuls. Ce fut aux yeux des Romains son plus grand forfait. Du reste, il plut aux soldats par ses gratifications, à la plèbe par son luxe et ses largesses : c’est lui qui, au rapport de Lampridius, inventa ces loteries dont la chrétienté charitable a conservé l’usage, et qui jouent un si grand rôle dans les combinaisons de la finance moderne.

Ainsi Rome devait exprimer, en la personne de ses empereurs, toutes les idéalités de la terre. En attendant que la théologie chrétienne monte sur le trône, nous aurons l’exhibition du patriciat en Pompée, de la plèbe en César, de la philosophie en Marc-Aurèle, du machiavélisme en Auguste et en Tibère, de l’héroïsme en Trajan, du prétorien en Sévère, de la théosophie vénérienne en Élagabal, du puritanisme en Alexandre. Savoir les empereurs, c’est savoir l’antiquité dans son passage du passionnalisme à l’ascétisme ; c’est connaître la thèse, c’est-à-dire la cause immédiate, du christianisme.

Élagabal est une des apparitions les plus curieuses de cette transition pagano-chrétienne. Il n’est, au fond, ni plus ni moins perverti que tant d’autres ; ce qu’il en fait, on ne saurait trop le redire, est le résultat de l’hallucination mystique autant que de l’enivrement des sens. Ce n’est ni un bambocheur comme Néron, ni un mélancolique comme Tibère, ni un frénétique comme le fils de Germanicus. C’est tout simplement le fils d’une prêtresse de Vénus, un initié de ce culte babylonien contre lequel tonnaient jadis les prophètes. Pour comprendre Élagabal, il faut lire, non Juvénal ou Pétrone, mais la Bible.


ALEXANDRE-SÉVÈRE.

Une société livrée à l’idéalisme passe d’un extrême à l’autre, sans trouver jamais l’équilibre. Après Élagabal, Alexandre-Sévère ; après Louis XV, Louis XVI. Le caractère de ce nouvel empereur n’a pas été mieux apprécié que celui du précédent.

Proclamé empereur, comme son cousin, à dix-sept ans, par une révolte prétorienne, Alexandre règne sous la tutelle de sa mère, Mamée, et du célèbre jurisconsulte Ulpien.

Qu’est-ce d’abord que cette Mamée ? La propre sœur de Soémis, une Syrienne, une initiée du culte d’Astaroth, dans l’exercice duquel elle devint mère d’Alexandre, dont le père est demeuré aussi inconnu que celui d’Élagabal. Plaisant effet de l’idéalisme ! Ayez d’abord pour empereur un grand homme, un Antonin, un Sévère, le dernier de ses petits-bâtards deviendra pour la populace une idole. Seulement, avec l’expérience le caractère du sujet change : à la place de l’infâme Élagabal, nous aurons en Alexandre un sage garçon, une demoiselle, doux, modeste, pudique, obéissant à sa mère et à son ministre, orné de toutes les vertus dont Élagabal avait si étrangement exagéré les vices, comme celui-ci d’ailleurs, plein de religion et de piété. Ces deux jeunes gens sont vraiment frères, ou pour mieux dire, vraiment sœurs : il n’y a de différence entre elles que la conduite. Élagabal fut une fille de joie ; Alexandre une personne rangée. Chez tous deux, la pudeur et la lubricité procèdent du même tempérament, du même esprit mystique, donnant naissance à des qualités et à des défauts contraires. En Élagabal, le fanatisme érotique produit une fièvre de luxe et de prodigalité inouïe ; en Alexandre, la retenue amène l’avarice. Au demeurant, comme Élagabal, Alexandre manque au principe prétorien, d’abord en faisant ou laissant nommer auguste sa mère Mamée, comme l’avait été Soémis ; puis, en s’abandonnant à son cosmopolitisme religieux et anti-césarien ; enfin, en laissant trop ostensiblement la direction des affaires au parti des hommes d’État, représenté alors par Ulpien, Paul, Sabin, Modestin, Africain, Callistrate, Hermogène, Marcien, parti d’honnêtes gens, mais dont le moindre tort, à cette époque, était peut-être encore d’être détesté du soldat.

De 222 à 235 s’écoule, presque sans événements, le règne pieux et honnête d’Alexandre. Bon jeune homme, aux inclinations studieuses et dévotes, mais d’une religion aussi réservée que celle d’Élagabal avait été fougueuse et obscène. Tous les matins, dit Lampridius, il passait dans son oratoire, faisait sa prière devant les images des héros, des bons princes et des âmes saintes, parmi lesquelles on remarquait celles d’Orphée, d’Apollonius de Tyane, d’Abraham et de Jésus. Sous une autre forme, il continuait l’œuvre d’Élagabal. Il protégea les mathématiciens, c’est-à-dire les tireurs de sorts, les philosophes et les gens d’esprit, ce qui ne prouve pas précisément qu’il fût rien de semblable. Outre qu’il savait chanter, faire des vers, sonner de la trompette, jouer de la flûte et de l’orgue, et possédait même un peu de géométrie, il était, au rapport de Lampridius, grand astrologue, grand aruspice, grand ornéoscope. Les prétoriens, par allusion à sa naissance et à ses dévotions syriaques, le surnommèrent d’abord archi-synagogus ; plus tard, quand il s’avisa de les soumettre à la réforme, ils lui donnèrent non moins ironiquement le sobriquet de Sévère. Ce fut son arrêt de mort.

Ayant épousé, avec la permission de sa mère, une jeune patricienne qu’il adorait, sa tendresse conjugale remplit de jalousie le cœur de la vieille auguste. Par ses intrigues, l’artificieuse Mamée vint à bout de perdre la jeune impératrice, sans que le benoît empereur eût la force de protéger sa femme : il se contenta de la pleurer.

En 228, une révolte des prétoriens détruit le parti des hommes d’État. Le préfet du prétoire, Ulpien, est massacré par les soldats sous les yeux d’Alexandre, qui ne trouve pour son ministre que des pleurs, comme il n’avait trouvé que des pleurs pour sa femme. Ulpien et ses collègues étaient conservateurs et impérialistes sans nul doute, à ce titre non suspects ; mais leur idéal se rapprochait plus de celui des Antonins que de celui de Sévère, et par le fait ils semblaient rétrograder. Comme tous les magistrats, après avoir fait de l’opposition à l’idée impériale, ils avaient fini par s’y rallier, et travaillaient à sa consolidation quand déjà elle déclinait. Pour soutenir leurs théories il eût fallu un héros, non un enfant, à supposer même que le mal ne fût pas au-dessus de tout héroïsme. « Si Alexandre, dit naïvement son biographe, fut un si grand empereur, c’est qu’il se laissa guider en tout par Ulpien. » — Je n’en veux pas davantage pour conclure que le pauvre Alexandre, qui mit tant de soin à chasser les eunuques d’Élagabal, fut l’instrument d’une camarilla de pédants et de sots.

En 232, Alexandre marche contre Artaxerce, le Sassanide. Entre temps, il s’occupe d’études philosophiques et morales, et compose un livre sous ce titre : Règles pour bien vivre. Recueil de ses thèmes, sans doute. Après une campagne mal dirigée et sans gloire, il ramène ses troupes mutinées à Antioche, et ne s’en donne pas moins, de retour à Rome, la gloire du triomphe. Pouvait-il moins pour l’honneur de son nom, ce nouvel Alexandre ?… Le vent de la révolte souffle de tous côtés ; quatre empereurs sont nommés à la fois, tant le dégoût d’un si estimable prince était universel. Ce n’était pas manque de bonne volonté, cependant. À part le soin qu’il prenait de son pécule, irréprochable, austère même dans ses mœurs, affectant la popularité, soigneux du soldat malgré la sévérité de la discipline ; ne négligeant rien pour s’attirer l’affection des officiers et fonctionnaires ; allant jusqu’à leur procurer des concubines, quand ils n’étaient pas mariés (ici perce le bout de l’oreille d’Élagabal) ; quel prince, en son gouvernement et dans toute sa vie, fut plus accompli qu’Alexandre ? Enfin, en 235, après une campagne équivoque contre les Germains, il est tué avec sa mère, à l’âge d’environ trente ans. Quoiqu’il fût grand, fort, adroit aux exercices du corps, on peut dire qu’il ne prit jamais la toge virile. Son règne fut aussi funeste à l’empire que l’avait été celui d’Élagabal, par l’hétéroclisme des idées, l’inopportunité du système et le ridicule du souverain.

Sous Alexandre, le christianisme prit un développement formidable, qui bientôt provoqua de nouvelles et incessantes persécutions. Les chrétiens bâtirent leur premier temple : on ne sait si ce fut à Jéhovah ou à Jésus-Christ. Origène, appelé à la cour par Mamée, qui paraît avoir pris sa grand’tante, Julia Domna, pour modèle, jouit d’une grande faveur. L’influence des hommes d’État, qui accusaient le christianisme de pervertir la société romaine et de refroidir le courage du soldat, avait fait maintenir les édits portés contre les novateurs : la piété d’Alexandre en paralysa l’effet. Ce n’était plus un empereur ; ce n’était pas même un Romain : c’était un philanthrope, un cosmopolite, un illuminé, un bigot.

La vie d’Alexandre-Sévère, telle que la rapporte l’Histoire augustine, semble une mise en action de la Cyropédie. La scène, racontée d’après les documents officiels, où cet enfant, acclamé par les sénateurs des surnoms d’Antonin et de Grand, se défend, dans un discours appris, d’un tel excès d’honneur, est d’un ridicule parfait ; elle fait tort au précepteur, autant qu’au biographe. Le parti d’Ulpien, qui régna sous son nom, et les chrétiens qu’il protégea, ont voulu faire d’Alexandre un grand prince : il suffit de relater les faits de ce règne, de celui qui l’a précédé et de celui qui l’a suivi, pour en montrer l’ineptie.


MAXIMIN.

Le successeur d’Alexandre-Sévère fut Maximin.

De même qu’entre Élagabal et Alexandre il y avait eu contraste de vie et de mœurs, de même entre ces deux princes et Maximin il y a contraste de tempérament. L’élection de ce césar est une représaille des prétoriens, qui, depuis dix-sept ans, trompés par des noms, n’étaient plus conduits par des hommes. Enfin ils se donnent un mâle : jamais pareil capitaine ne fut vu à la tête d’une armée. Son élection fut électrique : un jour qu’il passait une revue, il fut salué, in-promptu, empereur par les soldats, qui rendirent bientôt, par le meurtre d’Alexandre et de Mamée, l’élection irrévocable.

Maximin, né en Thrace, de sang goth, surnommé le Cyclope et le Phalaris de l’empire, est l’idéal du césar tel que le prétorien dut le rêver après Élagabal et Alexandre. Sa taille, dit la légende, de plus de huit pieds romains ; sa force, qui égalait celle d’un cheval ; son appétit, que trente livres de viande, vingt-cinq pintes de vin, n’effrayaient pas ; sa beauté, ses grands yeux, en faisaient un modèle d’empereur prétorien. De même qu’Antonin le Pieux avait marqué l’apogée du césarisme, Maximin est l’apogée du prétorianisme.

Les proscriptions recommencent : depuis si longtemps le soldat n’avait rien eu à dévorer de la caste patricienne ! Maximin est la colère soldatesque qui s’exhale après dix-sept ans de mollesse et de honte. Les consulaires, les lettrés, les gens de loi et d’administration, tout ce qui se distingue par la naissance, l’éducation, le génie, se voit en butte à la haine d’un prince que tourmente la conscience de sa grossièreté et de son origine barbare. Réaction inévitable contre un monde de philosophes, d’avocats, de prêtres, d’illuminés, qui n’avait cessé, comme une vermine, de ronger l’empire depuis le patronage de Julia Domna, continuée par Soémis et Mamée.

Maximin dédaigne de visiter Rome et l’Italie ; mais il sait battre l’ennemi, et il le refoule dans ses forêts.

Les supplices qu’il inflige sont ceux d’un sauvage : tantôt il fait assommer les condamnés à coups de massue, comme des chiens ; tantôt il les livre aux bêtes féroces, sous des peaux sanglantes d’animaux. Dans ce mépris affecté de l’humanité, ne reconnaît-on pas le dégoût de l’immonde société qui avait produit Élagabal, comme de la religiosité casanière d’Alexandre ? — « Maximin, lui dit Élagabal lorsqu’il se présenta pour reprendre du service, on prétend que tu as quelquefois fatigué seize, vingt et trente athlètes : es-tu de force à faire vingt passes avec une femme ? » Il avait un fils d’une beauté si singulière que Capitolin la compare à une image tombée du ciel, divinitùs lapsam ; et la pudeur de ce jeune homme n’était pas moins grande. Aussi impurs qu’Élagabal, les ennemis et compétiteurs de Maximin, les Balbin, les Maxime, les Gordien, s’en faisaient contre le jeune César un texte d’infâmes calomnies. Que de cruautés rachètent de pareilles insultes ! Maximin pouvait arrêter un char lancé dans la carrière, casser la tête à un cheval d’un coup de poing ; il broyait les pierres dans ses mains, arrachait de jeunes arbres : mais on ne lui reprocha jamais d’avoir un sérail et de prostituer son corps aux goujats des légions. Par contre, on vante sa femme Pauline, pleine de douceur, de sagesse, de bienfaisance, une Pallas mariée à un titan. Preuve encore que ce barbare avait, plus que les Romains qui l’outrageaient, le sens moral, et respectait les lois de la nature.

Maximin devait sa fortune à Septime-Sévère, qui se connaissait en hommes, et avait découvert en celui-ci autre chose que sa masse. Après le meurtre de Caracalla, il n’avait pas voulu, par reconnaissance, servir sous Macrin ; accueilli par l’obscène Élagabal, comme Chéréa par Caligula, il aima mieux retourner à ses champs que de suivre, sous un tel monstre, sa fortune militaire. Combien de Romains en firent autant ?…

Après l’élévation d’Alexandre, Maximin reparut à l’armée, passa par tous les grades avec l’applaudissement des soldats, qui l’appelaient leur Ajax et leur Hercule ; obtint le commandement de la 4e légion, qui devint sous lui la plus vaillante et la mieux disciplinée. De tels états de service rachetaient bien la sauvagerie de sa naissance. De plus en plus satisfait de ses services, Alexandre n’avait pas été éloigné de donner au fils du paysan goth sa sœur en mariage : qui donc ici aurait eu à se plaindre de la mésalliance ?

Devenu empereur, il ne souffrit jamais qu’on lui baisât les pieds : « Aux dieux ne plaise, disait-il, qu’un homme libre colle ses lèvres sur ma chaussure ! » La barbarie, en la personne de Maximin, faisait honte à la civilisation ; les rôles étaient intervertis : l’invasion des barbares est justifiée.

Mais tout ce qui est fondé par l’idéalisme doit périr par l’idéalisme.

Autant les princes syriens, par leurs qualités et leurs vices contraires, choquaient le caractère prétorien, autant Maximin, par son individualité barbaresque, rendue plus effrayante par la renommée, faisait violence aux habitudes sociales. On le sifflait en plein théâtre ; ses lettres au sénat étaient tournées en ridicule ; les enfants et les femmes faisaient des vœux pour qu’il ne parût jamais à Rome. Il épouvantait, et, quoi que pût faire son épouse Pauline, il lui était impossible de guérir les esprits de cette épouvante.

Un des plus grands méfaits de Maximin, aux yeux de la multitude, fut d’avoir appliqué au service des armées les revenus particuliers des villes, destinés aux divertissements publics. Certes, les raisons ne manqueraient pas pour justifier une si grande tyrannie. Après tout, il fallait faire vivre le soldat, qui combattait le barbare pendant que le citadin s’amusait. Mais ici apparaît la scission qui se creuse entre l’armée et la plèbe : caractère de l’ère prétorienne, et conséquence inévitable du césarisme. Maximin ayant fait enlever des temples les statues d’or et d’argent des dieux pour les convertir en monnaie, le peuple, en quelques endroits, aima mieux se faire massacrer pour ses idoles que de souffrir une telle impiété. Un sénateur, Magnus, se révolte dans la Gaule : il est tué avec quatre mille complices, supposés ou convaincus, sans forme de procès. Quartinus, dans l’Osroène, se fait proclamer empereur ; sa tête est bientôt portée à Maximin. Enfin une coalition de riches, que menaçaient les taxes forcées de Maximin, se forme ; ils arment leurs esclaves, leurs clients, leurs paysans, et proclament les deux Gordien. Disons un mot de ces candidats.

Gordien père, vieillard de quatre-vingts ans, descendait de Trajan par sa mère, et par son père des Gracques. Il pouvait se vanter de la plus noble naissance : premier contraste avec Maximin. Protecteur des lettres et des arts, il s’était rendu encore agréable au peuple par les spectacles qu’il lui donnait, et dans lesquels il faisait paraître régulièrement cinq cents couples de gladiateurs, jamais moins de cent cinquante. Or, qu’étaient ces gladiateurs pour la plupart ? Des co-nationaux de Maximin.

Gordien fils surpassait son père pour l’aménité des mœurs, la magnificence et les plaisirs. Il entretenait à la fois vingt-deux concubines, non pas pour la montre, dit l’histoire, car il avait de chacune deux ou trois enfants. Sa bibliothèque s’élevait à soixante-deux mille rouleaux. Ses produits littéraires n’étaient pas plus à mépriser, assure-t-on, que ceux de son sérail : quelle satire des mœurs de Maximin, de Maximin le Goth, de Maximin l’illettré, de Maximin le monogame !

Après trente-six jours de révolte, les deux Gordien disparaissent, écrasés par le gouverneur de Mauritanie, Capellianus. Mais le sénat compromis persiste, et nomme à leur place Balbin et Maxime, puis, sur la demande du peuple, un troisième Gordien, âgé de treize ans.

Maximin apprend en Pannonie ces événements : il méditait une expédition contre les Sarmates, dont le résultat devait être de soumettre tout le nord, entre le Danube et la Baltique, à l’empire. Comme on pouvait s’y attendre, sa fureur éclate et menace jusqu’à sa famille. Il maudit cette lâche civilisation qui, après un Élagabal, un Alexandre, lui préfère encore des raffinés, des épicuriens, des noms !… Il sévit sur tout ce qui l’entoure, notamment sur les chrétiens, excréments de toutes ces superstitions qu’il ignore.

À la tête de son armée, composée des meilleures légions, victorieuse dans trois campagnes, il se dirige, à la fin de l’hiver, sur l’Italie par les Alpes rhétiques, franchit le Timave débordé sur un pont de futailles, ne rencontre partout que campagnes désolées, villes abandonnées, et vient mettre le siége devant Aquilée, après en avoir arraché les vignes et brûlé les faubourgs. Les habitants se défendent en désespérés, comme on fait contre une bête féroce ; les femmes rivalisent de courage avec les hommes : la peur, le mépris, la religion, surexcitent toutes les âmes contre le barbare.

Cependant l’armée assiégeante commence à être travaillée par les émissaires du sénat ; le silence qui l’environne, la désolation du pays, le froid, la faim, portent le découragement au cœur du soldat. Le monde a condamné leur chef, et, malgré leur dévouement à sa personne, ils tiennent au monde. Enfin un parti de prétoriens, qui tremblaient pour leurs enfants et leurs femmes laissés à Rome, met fin à la crise en massacrant Maximin et son fils, déjà fait césar. Leurs têtes, portées sur deux piques, sont le signal de la paix. Balbin, à la réception de ce trophée, ordonne de grandes réjouissances : on érigea cent autels de gazon sur lesquels furent immolés cent moutons et cent porcs ; ce qui n’empêcha pas les prétoriens de venger leur Ajax en massacrant, la même année, Balbin et Maxime, son collègue.

Depuis l’année 238, où fut tué Maximin, seize cent vingt ans se sont écoulés y et pas un mot de sympathie n’a été dit sur ce soldat. Que la postérité lui devienne juste, et que la terre lui soit légère !…

Ainsi le véritable, le légitime empereur, n’est ni celui du prétorien, ni celui de la plèbe, ni celui des prêtres, ni celui des philosophes, ni celui du sénat, ni même celui des jurisconsultes : nous l’avons vu tour à tour par Néron et Commode, par Élagabal, par Alexandre, par Maximin, par les Gordien. Rien ne servirait à l’empereur d’être à la fois un héros, un homme d’État et un homme de bien. La Justice n’est plus ce qu’on attend de lui : il faut qu’il satisfasse à tous les idéalismes que son nom fait concevoir ; il faut, en un mot, qu’il réalise en sa personne l’absolu, l’impossible.


PROBE.

L’an 276, Probus est élu par les soldats et confirmé par le sénat, malgré sa répugnance sincère. Comme Tacite et Claude, ses prédécesseurs, il voyait les misères sans gloire de l’empire, et repoussait ce calice d’amertume. Ainsi les honnêtes gens n’ont plus foi à l’empire : il n’y a que les scélérats et les imbéciles qui l’ambitionnent.

Probe, originaire d’Illyrie, compatriote d’Aurélien, de Claude, de Dèce, âgé de quarante-quatre ans, est le symbole de la réconciliation des deux puissances, civile et militaire. Son élection annonce la fin prochaine du prétorianisme. Représentant d’une idée qu’il sert avec zèle, il en sera le martyr : quel était cet homme ?

Né dans les camps, d’un père qui mourut tribun militaire, tribun lui-même à vingt-quatre ans, chaste comme Scipion, brave comme Aurélien, probe comme son nom ; décoré par Valérien d’une multitude de bracelets, de colliers, de drapeaux, d’épées d’honneur, de couronnes civiques ; vainqueur des Sarmates : après s’être signalé dans une suite de campagnes en Afrique, dans le Pont, sur le Rhin, le Danube et l’Euphrate, il avait mis le sceau à sa réputation par la conquête et la pacification de l’Égypte. À Aurélien et à lui l’empire dut d’échapper à la dissolution de Gallien et des trente tyrans. Dès longtemps désigné par les empereurs eux-mêmes, Valérien, Gallien, Claude, Aurélien, Tacite, comme l’espoir de l’empire et l’honneur de la pourpre, il fut enfin acclamé par l’armée, et soumit son élection à la ratification du sénat, qui se montra vivement touché de cette déférence. Prenant pour lui la politique et la guerre, le nouvel empereur rend à l’auguste corps l’administration civile, et semble se regarder comme son général. Mais le temps n’est pas venu de tenter cette division périlleuse des pouvoirs ; et quand Probe mérite l’éloge des bons citoyens, il déplaît à l’armée, de moins en moins civique, et qui ne sait ce que c’est que la liberté.

Sous Probe servent une foule de généraux, qui presque tous arriveront à l’empire : Carus, Dioclétien, Maximien, Constance, Asclépiodote, Galérius, Licinius, Annibalien.

Il punit les meurtriers d’Aurélien, fait un traité de paix avec les Francs et leur permet de s’établir dans la Gaule. Toujours vainqueur, il emploie, en temps de paix, le soldat à des travaux d’utilité publique, fait planter la vigne sur les coteaux du Rhin et de la Moselle, et rend partout libre cette culture, qu’avait prohibée Domitien.

Le règne de Probe fut court ; mais quelle vie ! Probe, dans sa carrière militaire, fit quatre fois autant de chemin que Napoléon : sa biographie, dans Vopiscus, ne tient pas vingt-cinq pages.

En 277, il purge la Gaule des barbares qui l’infestent, ramassis de Francs, de Lygiens, de Burgondes, d’Aries, de Vandales. Quatre cent mille de ces barbares sont tués, seize mille incorporés ; la race entière des Lygiens est anéantie. Soixante et dix villes gauloises sont délivrées de la présence de l’ennemi par l’empereur. Puis il passe le Rhin, triomphe des Germains révoltés, exige la reddition de tous les prisonniers qu’ils avaient faits, et songe même à désarmer la nation.

En 278, pacification de la Rhétie, de l’Illyrie et de la Thrace : expulsion des Goths par Probe. Il attaque les Isauriens (Asie Mineure) dans leurs montagnes, et détruit un grand nombre de leurs citadelles. Pour protéger l’empire, il construit un mur flanqué de tours de 200 milles de longueur, depuis Regensbourg sur le Danube jusqu’au Rhin. Les paysans qui en contemplent aujourd’hui les ruines l’attribuent au démon.

En 279, nouvelles expéditions de Probe en Illyrie, en Thrace, en Asie, en Éthiopie : partout il est heureux. Il avait conçu le projet de rendre la vie aux frontières en les peuplant de colonies de barbares : quelquefois il réussit ; plus souvent ses espérances furent trompées. Les Barbares, autant que les Romains, et à l’exemple des Romains, repoussaient le travail.

L’an 880, Proculus d’Albenga, sur la côte de Gênes, commandant de la Gaule, veut se faire empereur et profite de l’éloignement de Probe. Il est bientôt défait, livré par les siens et tué. C’est ce Proculus qui, d’après l’Histoire augustine, ayant capturé cent jeunes filles sarmates, se vantait de les avoir violées toutes en quinze jours : Ex his unâ nocte decem inivi ; omnes tamen, quod in me erat, mulieres intra dies quindecim reddidi. Quel titre à la dignité impériale ! Bonose, Espagnol, se révolte sur un autre point de la Gaule, et peu après est forcé de s’étrangler : celui-ci avait un talent d’une autre espèce, qui était de pouvoir boire toujours sans s’enivrer. L’indignation saisit à la vue de pareils prétendants. Les sommités sociales commençaient à s’affranchir de l’orgie : le siècle des prétoriens rivalise avec les plus beaux temps de la république pour la vertu de plusieurs empereurs. Mais l’idéal s’affaisse, la dissolution descend : les compétiteurs à l’empire, quand ce ne sont pas des monstres de débauche, attristent encore plus par le ridicule. En vain Probus avait mérité par ses victoires les surnoms de Francique, de Gothique, de Sarmatique, de Parthique ; en vain il brillait de toutes les vertus de l’homme et du citoyen : on lui opposait un Proculus, un Bonosus. Déjà, quelques années auparavant. Saturnin, Maure ou Gaulois, on ne sait lequel, avait pris la pourpre en Égypte : c’était un rhéteur à moitié fou. Aussitôt acclamé, aussitôt défait et mis à mort : si parfois le prétorien était ivre, en fait de justice il expédiait besogne.

Guerre de Probe contre les Perses : la Perse est le passetemps des empereurs, quand les autres parties de l’empire les laissent en repos. Probe contraint l’ennemi à la paix.

Mais que fait à la multitude la vertu de l’empereur ? Le peuple n’a plus rien de romain ; le sentiment civique est mort dans son âme : c’est à ses sens qu’il faut parler.

L’an 281, Probe, vainqueur de tous les ennemis de l’empire au dedans et au dehors, donne à la grande ville le spectacle du triomphe. Aux magnificences de cette solennité, on vit une forêt transportée dans le cirque à bras d’hommes, peuplée de mille daims, mille cerfs, mille sangliers, mille autruches, qui furent abandonnés à la multitude. Le lendemain parurent pour les combats cent lions, cent lionnes, deux cents léopards, trois cents ours et six cents gladiateurs. Quatre-vingts de ces malheureux se jettent à l’improviste sur les gardiens, les tuent, se répandent dans la ville, qu’ils remplissent de meurtre et d’épouvante, comme si les bêtes s’étaient toutes échappées de l’arène, et ne succombent que devant des troupes régulières, en vendant chèrement leur vie.

Ainsi, tandis que les classes supérieures, travaillées par les idées, subissaient une transformation incessante, passaient du sensualisme désespéré de Sylla et de Lucullus à la frugalité d’un Probe, d’un Carus, d’un Dioclétien, la plèbe ne changeait pas. Comme les bêtes féroces dont elle repaissait sa curiosité stupide, elle gardait sa brutalité, forçant l’empereur de flatter ses vices et de se faire à son image.

La prise de Ctésiphon, de l’autre côté de l’Euphrate, fut le dernier exploit de Probe. De retour en Illyrie, août 282, il est assassiné à Sirmium, sa patrie, autant pour sa politique de réforme que pour la rigidité de sa discipline et les travaux qu’il imposait à l’armée. Dans son zèle de réformateur et d’économiste, Probe avait trop laissé voir aux soldats l’esprit qui l’animait, esprit qui dépassait le christianisme même de seize siècles. Il lui était échappé de dire qu’un temps viendrait où l’empire n’aurait plus besoin de soldats ni de tributs !… C’était la négation de l’idéal impérial, l’affirmation du travail et de la Justice révolutionnaire. Aurélien, jetant le sarcasme au peuple romain, le plus aimable du monde, disait-il, quand il est saoul, n’avait exprimé qu’une moitié de la vérité. Probe la disait tout entière : il ne pouvait être pardonné. La Justice, toujours outragée, s’acharne sur les empereurs. Le crime de César est inexpiable. Les Antonin n’ont pas obtenu grâce : après eux, Pertinax, Dèce, Valérien, Claude, Aurélien, Tacite, Probe, Carus, apparaissent comme de nobles victimes. Ni l’héroïsme, ni la modestie, ni la probité, ne les peuvent défendre. La pourpre prétorienne les brûle, comme la robe du centaure brûlait Hercule.

À peine le crime est commis, que les soldats pleurent leur empereur. Un monument lui est élevé par eux avec cette inscription : Ici gît Probe, qui fut vraiment probe, vainqueur des Barbares et vainqueur des tyrans. Hic Probus, et verè probus, situs est, victor gentium barbararum, victor etiam tyrannorum. Regret impuissant : l’histoire, comme si elle eût voulu consacrer par son silence l’assassinat, n’a presque rien conservé de cet homme extraordinaire, tel, dit Vopiscus, que ni les guerres puniques, ni la furie gauloise, ni l’acharnement de Mithridate, ni l’opiniâtreté astucieuse de l’Espagne, n’en suscitèrent de pareil dans l’ancienne Rome.

XXXIV

L’idéalisme impérial ne périt pas avec Rome et les empereurs : il se transforma et grandit encore, après la chute de l’empire, dans l’imagination des peuples. Par lui se constitua, trois cent vingt-cinq ans après la chute de l’empire d’Occident, l’empire romain germanique, aux formes féodales et fédératives, qui eut pour résultat utile, d’un côté, de rendre impossible le retour de l’unité impériale, en reconstituant les nationalités sous le patronage même de l’empereur ; d’autre part, de séparer le temporel du spirituel, par là d’opposer le droit à la foi, et de rendre également impossible la réalisation de l’utopie papale ; mais dont la funeste équivoque, après avoir fait pendant près de mille ans, de compte à demi avec la papauté, la désolation de l’Europe, est, avec la papauté, le dernier obstacle à la liberté de l’Italie.

L’empire français n’eut de commun avec celui des Césars, renouvelé par Charlemagne, que le nom ; par son origine, son idée, sa tendance, il ne fut point la continuation de son prétendu type, il en fut la négation. L’idéal politique de la France, élaboré depuis des siècles, par l’établissement des communes, les parlements, l’opposition de la royauté à l’empire, la dissolution de la féodalité, la centralisation de Louis XIV, la philosophie du 18e siècle ; cet idéal, que la Révolution vint enfin proclamer, est l’égalité, c’est-à-dire la Justice même, dans sa réalisation objective et économique. L’empereur fut en France, non plus comme autrefois à Rome, la personnification de l’idéal national, la loi vivante et incarnée ; mais le vengeur du droit, le général de l’égalité, l’épée de la Révolution. La popularité dont jouit Napoléon s’adressait à la personne, nullement au titre ; et si, après l’élection du 10 décembre 1848 et le coup de théâtre de 1851, on a pu dire que le peuple avait accueilli avec enthousiasme la restauration de l’empire, c’est qu’il y vit, comme en 1804, non pas la réalisation de son idéal, mais l’espoir et le gage de cette réalisation.

Du reste, l’empire français, combattu par la papauté et les nationalités, n’obtint auprès des populations étrangères, en dehors de l’idée qu’il défendait, aucun succès. Accueilli avec une équivoque sympathie sur les deux versants des Alpes, de l’autre côté du Rhin et des Pyrénées, il ne put jamais s’incorporer la moindre partie du sol allemand ou ibérien ; bien moins encore réussit-il à forcer le respect des races slaves, anglo-saxonnes et Scandinaves. Si l’empire de Charlemagne fut, dans une certaine mesure, l’expression du fédéralisme européen, comment celui de Napoléon eût-il renouvelé l’unité césarienne ? Refoulé dans ses limites par le sentiment de nationalité, plus puissant désormais que toutes les légendes ; abandonné, devant l’ennemi, par la France, dont l’esprit juridique, supérieur depuis 89 à celui de l’ancienne Rome, répugne aux conquêtes, il tourna, après dix ans d’existence et une première chute, à la monarchie constitutionnelle. La Révolution, dont il s’était un instant écarté, l’avait ressaisi par la charte : c’est là que nous l’attendons de nouveau. On ne contrefait pas l’histoire.


CHAPITRE V.

De la littérature, dans ses rapports avec le progrès et la décadence des nations.

XXXV

Je voudrais pouvoir parler de la littérature comme il convient seulement qu’on en parle, en véritable littérateur. Mais je suis forcé d’avouer mon insuffisance et de prendre pour moi le vers de Boileau :

Soyez plutôt maçon, si c’est votre métier…

Puisse le lecteur, après avoir parcouru ce fragment, juger qu’une vérité bien démontrée peut à toute force se passer de beau langage ! Je n’en penserai pas moins en mon particulier qu’elle eût été mieux démontrée encore, si à la force du raisonnement l’auteur avait su joindre la force de l’éloquence.

La théorie de la Justice, après nous avoir donné les principes de l’Économie sociale, de la Constitution politique, de l’Organisation industrielle et de la Pédagogie, nous a permis ensuite de déterminer le rôle que joue l’absolu dans les Idées, détermination qui nous a immédiatement livré, avec les éléments de la métaphysique, les garanties de la Raison et de la Foi publiques.

Maîtres de ces données, nous avons pu aborder enfin la théorie du Libre arbitre, qui seule pouvait à son tour nous mettre sur le chemin du Progrès.

Maintenant la théorie du Progrès va se changer pour nous en une théorie de l’art, autant du moins qu’il est permis d’appliquer ce mot, tout mathématique, de théorie, à des choses qui, comme l’art, la liberté, l’absolu, sont par nature indéfinissables.

Ainsi, par la déduction de son idée fondamentale, qui est le droit, la Révolution se lève complétement armée en face de l’ancien monde : aux révélations et aux mythes elle oppose, sur toutes les parties du domaine philosophique, sa certitude ; elle possède ce dont les âges de foi et d’autorité n’eurent jamais que l’ombre, une métaphysique, une éthique, une économie, une politique, une pédagogie, une psychologie, une esthétique ; elle se connaît elle-même, elle a, selon l’heureuse expression de M. Oudot, science et conscience.

Maintenant, une esthétique, une théorie de l’art, est-elle possible ?

Si une pareille théorie est possible, en quoi l’art diffère-t-il de la science proprement dite, ou de l’industrie ? Dans le cas contraire, c’est-à-dire si l’art ne se peut réduire en préceptes et formules, quelle peut être la légitimité d’une notion, la réalité d’une chose, qui se refuse à la définition ?

On voit que le problème de l’esthétique est le même que celui du libre arbitre : Si le libre arbitre se définit, c’est de la fatalité ; s’il ne se définit pas, c’est néant.

XXXVI

Puis donc que l’antinomie est la même, la théorie, sauf le changement des termes, sera aussi la même ; et les propositions suivantes, que je ne fais qu’extraire de nos deux Études sur la Liberté et le Progrès, peuvent être regardées comme le résumé de toute l’esthétique :

1. L’art est la liberté même, refaisant à sa guise, et en vue de sa propre gloire, la phénoménalité des choses, exécutant (qu’on me passe le mot) des variations sur le thème concret de la nature.

2. L’art, ainsi que la liberté, a donc pour matière l’homme et les choses ; pour objet, de les reproduire en les dépassant ; pour fin la Justice.

3. Pour juger de la beauté des choses, à plus forte raison pour les idéaliser, il faut connaître les rapports des choses : toutefois, si l’art ne peut se passer de cette connaissance ni la contredire, elle ne peut pas non plus le suppléer, et ne l’explique pas tout entier. Il relève encore d’une autre faculté, qui est le goût.

4. En tout objet, produit de l’art ou de la nature, la beauté, d’accord avec la réalité, est proportionnelle à la somme des rapports que contient l’objet ou qu’il est censé exprimer.

5. L’art est solidaire de la science et de la Justice : il s’élève avec elles, et déchoit en même temps.


Observations.

Les deux premières de ces propositions sont fondamentales. Elles expriment le principe, le caractère et le but de l’art, la source de l’idéal : à cet égard, nous n’avons pas à entrer dans d’autres développements que ceux qui ont été donnés précédemment à propos de la Liberté et du Progrès.

Remarquons seulement que la notion de beau idéal implique et suppose dans l’art celle du laid idéal, mais dans une moindre proportion que le beau : la réalité, telle qu’elle s’offre à l’artiste, étant par elle-même assez défectueuse, et la fin de l’art étant de relever, plutôt que de déprimer, l’humanité et la nature,

La 3e proposition contient tous les principes de la critique en matière d’art.

L’art ayant besoin pour se produire d’une réalité ou idée positive, qui lui serve de motif, il s’ensuit qu’il y a nécessairement de la raison dans l’art, comme il y en a dans la réalité et l’idée. Mais cette raison artistique, ne visant point à l’exactitude, ne se gouverne pas exclusivement, comme la raison dialectique ou mathématique, par d’immuables et inflexibles formules ; elle ne se produit pas en définitions, syllogismes et théorèmes : autrement, tout mathématicien serait artiste, tout artiste jurisconsulte et philosophe. L’art, expression de la liberté, supposant une certaine latitude laissée à la fantaisie et à l’idéal, relève d’une autorité particulière, le goût, dont tout ce qu’on peut dire est qu’il dépasse la réalité des choses, sans que cependant il puisse en contredire la raison.

De là cet arbitraire inséparable de toute critique en matière d’art, source de tant de jugements contradictoires et de tant d’injustices. Dans la science, il est toujours possible d’avoir raison du sophisme par la logique et l’expérience, et la démonstration faite acquiert force de chose jugée. Dans l’art, le talent ne s’apprécie plus par raison démonstrative, mais par le sentiment que l’œuvre éveille dans l’âme du spectateur, sentiment dont l’unique loi est de n’en reconnaître aucune : De gustibus non disputandum. Le goût, en effet, est pour chacun la liberté. L’artiste dont l’œuvre, en respectant la raison des choses, plaît au plus grand nombre, sera réputé le plus grand de tous, puisque son idéal est le plus puissant : il n’y a pas d’autre règle.

Les propositions 4 et 5 contiennent l’affirmation du progrès de l’art et en indiquent la raison.

En principe, l’idéal est donné par le réel ; il a sa base, sa cause, sa puissance de développement, dans le réel. Si donc la réalité, juridique et scientifique, est en progrès, comment l’idéal, comment l’art et la littérature, seraient-ils stationnaires ou en décadence ? Une pile électrique formée de deux couples donne une étincelle ; une pile composée de trois mille couples aura la puissance de la foudre. La terre que nous habitons jette à peine, dans la nuit des cieux, une lueur boréale ; elle est pour cela réputée obscure : donnez-lui 350,000 fois plus de masse et de volume, ce sera un soleil dont l’éclat remplira des milliards de lieues cubes. Il en est ainsi de l’idéal, dont le rayonnement est proportionnel à l’idée qui le suggère.

L’enfance est belle, la jeunesse davantage : pourquoi ? Parce que l’essence du jeune homme contient plus de choses que celle de l’enfant, parce qu’elle est plus développée ; parce que, le beau étant la splendeur du vrai, le resplendissement est en raison de la réalité resplendissante.

J’accorde que le plus beau des deux sexes soit la femme : d’où lui vient cette supériorité, bien que sa personne contienne assurément moins de choses que celle de l’homme ? C’est que chez l’homme, destiné surtout à la pensée et à l’action, la nature, tout occupée de la puissance, a négligé l’idéal. L’essence virile, plus riche d’éléments, remporterait encore pour la beauté, si la nature, qui ne fait rien d’inutile et que n’émeut pas l’idéal, n’avait laissé cet avantage au sexe le plus faible, comme le signe même de sa faiblesse.

Si la beauté croit dans l’être avec le développement des organes et la multiplication des rapports, sera-ce forcer l’induction que d’affirmer, en conséquence de ce principe, que le sentiment du beau et le talent qui sert à l’exprimer croissent en même temps et par les mêmes causes, non-seulement dans l’individu, mais aussi dans l’espèce ?

Je crois trouver une preuve de ce que j’avance dans le progrès contemporain de la musique.

D’où vient que, tandis que la poésie, l’éloquence, la statuaire, atteignaient un si haut degré de perfection chez les Grecs et les Romains, la musique resta dans une sorte d’enfance, et qu’elle n’a véritablement pris son essor que de nos jours, comme évoquée du néant par la multitude de la science ?

Je n’ai pas la moindre teinture de l’art musical, et n’en puis parler que sur des impressions tout à fait particulières, que je livre ici pour ce qu’elles valent. La musique agit peu sur mes sens ; le plus souvent elle m’ennuie. Mais il m’est arrivé d’en entendre de belle ; l’émotion, très-vive alors, m’est venue tout entière par le cerveau. Ce que la statuaire est au corps, la musique, selon moi, l’est à l’entendement. Platon donnait des ailes aux idées : j’ai cru, en écoutant les chefs-d’œuvre de notre scène lyrique, que j’entendais chanter les miennes. Il me semblait assister à une conversation divine, que j’aurais presque pu traduire en ma prose grossière. Dès qu’elle me devient inintelligible, la musique m’importune ; à mon sens, elle ne vaut rien. Suis-je un barbare qui prend les sautillements de ses nerfs pour une révélation de l’art ? Je n’en sais rien ; mais je crois fermement que ce qui se passe en moi est l’analogue de ce qu’a dû éprouver le compositeur. Les idées, même à son insu, le pressaient ; mais, parce qu’il en saisissait moins la philosophie que l’idéal, il les a transformées en mélodies. La musique est une contemplation par l’ouïe ; c’est peut-être pour cela que les maîtres de l’art, au moins dans leurs portraits, ont l’air égaré : ces hommes ne regardent pas, ils écoutent un chant intérieur, qui les ravit et les enivre.

Si ces principes sont vrais, et je ne conçois pas comment on les pourrait nier, nous pouvons dire en quoi consiste le progrès de l’art, quelle est la cause de ce progrès, ou, ce qui revient au même, quelle est la cause qui fait tantôt monter, tantôt déchoir l’idéal, puisque c’est par l’idéal, bien plus que par l’habileté de sa main, que se recommande l’artiste.

Je prends pour sujet de ma thèse ce que je connais le moins mal en fait d’art, la littérature.

XXXVII

Il y a dans toute œuvre littéraire à considérer trois choses : le verbe, l’idée, le poëme ou discours.

Le verbe ou la langue est donné dans le vocabulaire et la grammaire, comprenant, avec le matériel des mots, les flexions, la syntaxe, les tours, locutions, alliances de mots, idiotismes ; l’accent, la mesure, la prosodie, les règles de versification, la périodicité, la marche oratoire, la puissance d’abstraction etc.

Du reste, comme toute chose sortie de la nature, la langue a ses défauts, provenant de lourdeur, obscurité, surdité, vague, monotonie, rudesse, impuissance.

La philologie explique la constitution du langage : elle démontre que, dans cette création de la spontanéité collective, rien n’est arbitraire ; que tout est gouverné par des lois ingénieuses qui ont leur source dans les profondeurs de la raison, et auxquelles l’écrivain est tenu plus que tout autre de se soumettre, à peine de nullité.

L’homme de lettres, poëte ou prosateur, n’est pas le créateur de la langue ; il en est, si l’on me permet cette expression socratique, l’accoucheur : c’est lui qui la reconnaît, la dégage, la purge, puis la reproduit dans son œuvre, avec un surcroît de netteté, de force et d’éclat.

Il faut donc, avant tout, que l’homme de lettres soit grammairien, philologue, polyglotte même ; qu’il possède la philosophie et le génie de la parole. Sans cela il ne saura jamais frapper la pensée ; incapable de parler avec distinction la langue commune, il tombera dans tous les vices des langues pauvres, mal faites ou décrépites ; parlant un idiome ébauché ou corrompu, il épuisera son talent dans une œuvre mort-née, aussi éloignée de l’art que de la nature.

La langue faite, c’est-à-dire manifestée, viennent les idées. Celui qui écrit pour les autres, de même qu’il est tenu de leur parler leur propre langue et de la leur parler mieux qu’ils ne feraient eux-mêmes, doit aussi leur révéler leurs idées, leurs sentiments, leurs passions, leurs intérêts, leurs mœurs, tout ce qu’ils sentent dans la confusion de leur pensée, et qu’ils sont incapables d’exprimer et de définir. Alors même qu’un auteur semble parler de l’abondance de sa raison, il ne peut être toujours, à peine de forclusion immédiate, que l’interprète de la raison collective, de ce qu’il y a de plus intime dans la vie populaire, et dont le peuple n’a pas la conscience nette et formelle.

De là, pour l’écrivain, une autre condition à remplir :

Il doit savoir, au moins avec une généralité suffisante, ce que savent ses contemporains, théologie, philosophie, droit, morale, politique, économie, histoire, beaux-arts, les sciences et l’industrie. Comme il a trouvé la langue, il faut encore que, contemplant toutes choses en lui-même, agitant toute pensée dans sa pensée, il dégage de cet amas de connaissances, de théories, d’intérêts, d’hypothèses, les rapports nouveaux, les faits en éclosion, les institutions en tendance ; il faut en un mot qu’il soit prophète, qu’il dise l’avenir, que de sa parole inspirée il éclaire ses contemporains. Sans cela, à quoi serviraient son savoir et son éloquence ? Qui se soucierait de ses disquisitions ? Qui prêterait l’oreille, une seule minute, à ses rapsodies ?

Nous possédons le verbe et l’idée : reste à les fondre dans le discours ou poème.

L’art de l’écrivain, auquel vient de nous conduire la pratique assidue de la parole et de la pensée générales, consiste à imiter et à reproduire sur une échelle croissante, dans chaque vers ou phrase, dans chaque strophe ou période, dans chaque chant ou livre, en un mot dans toutes les divisions et subdivisions de l’œuvre poétique ou oratoire, le procédé esthétique suivi par le génie populaire dans la construction des vocables, qui sont les paillettes ou gemmules dont est tissu le discours, chanté, déclamé ou écrit.

Tout mot d’une langue peut être considéré comme un germe poétique. Analysez ce mot dans ses lettres formatives, dans son accent, sa prosodie, suivez-le dans ses flexions, ses analogies, sa parenté, ses dérivés, ses composés, vous resterez frappé d’étonnement à la vue de tant de richesse concentrée dans un infiniment petit. Philosophie, sentiment, éloquence, mélodie, la précision, la profondeur, la couleur, le caractère, l’idéal, tout s’y trouve. Un mot, je le répète, est un petit poème donné par la spontanéité populaire, et qu’aucune création de l’art réfléchi ne surpassera.

Or, toute phrase, formée de plusieurs mots et servant à énoncer une proposition ; toute période, ou suite de propositions, développant une pensée plus générale ; toute strophe, tout hymne, toute narration ou oraison, n’est toujours qu’un mot, verbum, logos, c’est-à-dire une expression de plus en plus complexe et de mieux en mieux conjuguée, d’après la loi et les types fournis par la langue. C’est ainsi que le sanscrit a des mots de trente et quarante syllabes, équivalant à de longues phrases ; c’est ainsi que furent conçus le vers hexamètre, la strophe plus longue encore, le parallélisme des psaumes, la période oratoire, d’après les combinaisons primitives des modes, des temps, des genres, des nombres et des cas ; Le poème épique, la plus grande des compositions poétiques, n’est lui-même encore qu’un mot, comme l’indique son nom grec, ἐπὸς…..

Une œuvre de littérature à composer, discours, histoire, drame ou chanson, c’est donc, en dernière analyse, un mot, ἐπὸς, à créer à l’aide d’autres mots, pour une idée qui n’en avait pas. En cela consiste toute l’originalité de l’écrivain. Car, ne vous y trompez pas, son originalité plaira d’autant plus qu’elle paraîtra sortir du fonds de la langue, et exprimer la pensée de tout le monde. Elle ne serait pas reçue, si elle affectait l’indépendance, le mépris des lois de la parole et du sens commun. Rien de plus libre, en apparence, que l’art du poëte ; rien, au fond, de plus mathématique, de moins négligé, de plus exact. Une peine terrible attend l’écrivain qui s’oublie : il ne sera pas lu, ou, si quelque temps il parvient à surprendre les suffrages, la réaction ne tardera pas à se déclarer contre lui ; il ne vivra pas.

Je ne m’étendrai pas davantage sur ces considérations d’humaniste. Elles m’étaient nécessaires, d’abord pour expliquer aux personnes qui n’en font pas métier en quoi consiste l’art littéraire ; puis, pour démontrer aux littérateurs eux-mêmes, dont la plupart ne semblent pas s’en douter, que, le mouvement étant inhérent à la littérature comme à la société, si la société est en progrès la littérature s’élèvera avec elle ; si la première rétrograde, la seconde tombe aussitôt.

XXXVIII

Entrons maintenant dans notre sujet.

Je distingue dans la littérature deux sortes de mouvements : le mouvement évolutif ou cyclique, et le mouvement ascensionnel, qui constitue proprement le progrès.

La connaissance du premier de ces mouvements est indispensable à l’intelligence du second.

La liberté répugne à l’uniformité. Il répugne donc à la littérature que les mêmes formes se reproduisent éternellement, comme les sphinx de l’Égypte, toujours les mêmes, dans la même attitude, depuis Menès jusqu’aux califes.

Ainsi, après Homère et les rapsodes, la veine épique est épuisée. Alors viennent les lyriques, Anacréon, Pindare. Après ceux-ci les tragiques, et presque dans le même flot les historiens, les orateurs, les philosophes. L’esprit grec, après avoir marché d’étape en étape pendant cinq ou six siècles, s’arrête tout à coup sous les successeurs d’Alexandre : viennent les Romains, et la décadence sera sans remède. Nous en verrons les causes.

L’esprit a donc d’un genre à l’autre, de l’épopée à l’ode, de celle-ci au drame, du drame à l’églogue. Puis il quitte la poésie pour la prose ; et dans le discours libre, solutâ oratione, trouve des beautés, s’élève à des hauteurs auparavant inaccessibles. Qui peut dire tous les genres, tous les chefs-d’œuvre, le nombre de siècles, que comporte un pareil cycle ? Mais jamais la littérature, pas plus que l’histoire, ne se recommence. Le verbe de l’homme, comme l’esprit de Dieu, avance toujours ; il ne se permet pas de redites : elles prouveraient son impuissance.

Or, la civilisation ne s’immobilise pas dans un premier moule, et la société ne peut pas non plus se passer d’une expression littéraire. Soit donc qu’après un laps de temps plus ou moins considérable la liberté, reprenant ses vieilles formes, se borne à les approprier à un nouvel idéal ; soit qu’elle donne plus de hauteur et d’extension aux genres secondaires ou qu’elle en crée de nouveaux, je dis que les produits de l’époque subséquente, exprimant plus d’idées et plus de choses, seront nécessairement d’une qualité supérieure à ceux de la période écoulée ; que telle est la loi du mouvement littéraire, d’accord avec le mouvement social ; que le contraire est impossible : et cela, j’entreprends de le prouver par la comparaison des deux plus grands poètes de l’antiquité classique, Virgile et Homère.

Nous voilà loin de la Justice, de la déchéance chrétienne et de la régénération de 89 ! Patience, Monseigneur. Parler de littérature, surtout de poésie épique, c’est parler de religion et de Justice ; parler de Virgile, c’est parler du christianisme.

XXXIX

Le sujet de l’Iliade est la lutte de l’Europe contre l’Asie, lutte qui, déterminée originellement par l’opposition géographique des deux pays et la différence des races, commence avec l’initiation même de la Grèce, et se montre d’abord dans les aventures de Persée, de Bellérophon, de Jason ; qui bientôt éclate dans la guerre de Troie, se rallume plus terrible dans les guerres médiques, et qui dure encore.

L’objet ou le but du poëme est la confédération hellénique, la patrie grecque. C’est l’idée de la Grèce, depuis l’expédition des Argonautes jusqu’à la mort de Philopœmen, idée qui fait sa vie, hors de laquelle, pour les enfants de Deucalion, point de salut.

Toute la Grèce, ses origines, ses tribus, ses mythes, ses dieux, ses dynasties, sa géographie, ses dialectes, sa politique, son économie, ses mœurs, ses passions, son industrie, sa flore même et sa faune, est dans l’Iliade. Ceci nous explique pourquoi le poëme épique est unique de sa nature, comme la religion, comme la nation et l’État. C’est la Bible donnée à chaque peuple, le pacte fait entre lui et le ciel, le dépôt de ses oracles, la somme de ses institutions, le gage de son avenir.

Après l’Iliade, on fera encore des romans épiques, dont le plus considérable sera l’Odyssée. L’Odyssée est la famille grecque, ce qu’il y a de plus grand parmi les hommes après la patrie. Qui l’emporte, de l’épouse exposée sans défense à toutes les séductions de la viduité, mais fidèle à l’absent jusqu’au martyre, ou de l’époux qui, pour revoir l’élue de son cœur, dédaigne l’immortalité offerte par une déesse ?… Tel est le mariage selon le génie grec, père, sous ce rapport, du génie celtique : Rome et le christianisme ne dépasseront pas cet idéal. Mais ni l’Odyssée, ni aucun autre poëme grec du même genre, n’atteindra à la hauteur de l’Iliade : en sorte que, s’il eût été possible que l’Iliade n’existât pas, on douterait aujourd’hui de la faculté épique de la Grèce.

Le sujet du poème donné, ainsi que son objet, Homère est tout ce qu’il peut être : digne chantre d’une grande époque, d’une grande idée, d’une race héroïque fraîchement entrée dans la vie, et qui, comme l’essaim à peine éclos, travaille à résoudre le problème de sa démocratie.

Le plan de l’Iliade est celui d’une chronique : on dirait presque le journal d’un siége. Le vers, facile, rapide, babillard, est souvent négligé, mais ravissant de jeunesse, de sérénité et de grâce. Le privilége de l’enfance est de ne pouvoir être ni parée ni enlaidie par aucune toilette : ainsi est Homère. C’est lui faire tort et le méconnaître que de parler de son art, je dirai même de son sublime. Son style peut se comparer à celui de nos vieux poëmes de chevalerie ou chansons de geste. Un homme comme la France en compte peu, comme la Révolution jusqu’ici n’en eut guère, aussi savant que lettré, aussi philosophe que savant, à qui je ne trouve à reprocher que de s’être fait disciple quand il pouvait être maître, M. Littré, de l’Institut, a montré à ceux qui lisent le grec comme à ceux qui ne le lisent pas, ce que c’est qu’Homère. Il a traduit, vers pour vers, dans la langue des troubadours, le premier chant de l’Iliade ; et l’original n’y a guère perdu. Voilà bien la simplicité, la naïveté, la prolixité d’Homère, inimitable surtout en ce que, chez lui, l’art et la tension poétique ne se voient jamais. C’est beau parce que la nature prise pour modèle est jeune, belle, héroïque ; mais c’est vrai comme une photographie. Homère, en un mot, est divin, parce que la beauté de l’Héllade est divine.

Du reste, ce qui fit la gloire d’Homère et le succès de son œuvre, ce fut son idée. La Grèce est homérique, non-seulement dans sa religion et ses arts, elle l’est dans sa démocratie fédérale, dans son amphictyonie. Telle l’avait conçue le poète d’Ionie, telle la trouva le grand roi, quand il vint lui demander ses armes. La collection des rapsodies par les Pisistratides fut le terme de cette propagande fédéraliste, qui durait, dit-on, depuis quatre siècles. Homère, plus encore que Léonidas, Miltiade, Thémistocle, Cimon, Agésilas, Alexandre, vainquit les Perses. C’est l’Iliade qui combat et qui triomphe à Marathon, aux Thermopyles, à Salamine, à Mycale, à Arbèles…

Toute la littérature qui vient à la suite d’Homère est un développement de l’Iliade. Eschyle et les Tragiques, Hérodote, Thucydide, Xénophon, Phidias, sont fils d’Homère. Le cycle se ferme à Platon et Démosthène. Dans une nation, tous les écrivains forment une seule famille, animés du même souffle, rapsodes du même poëme, dont le but et le plan est d’exprimer, sous toutes les formes, la pensée de leur âge et de leur race.

XL

Ces choses ont été dites, j’imagine, et je n’ai pas la prétention d’avancer ici rien de neuf. Pourquoi donc les mêmes principes sont-ils mis de côté, quand il s’agit de Rome et de l’Énéide ? Comment la haute signification de l’épopée latine est-elle si complétement méconnue, qu’à peine lui accorde-t-on plus d’importance qu’au Télémaque ?

Au sein de la Grèce même, dès le quatrième siècle avant Jésus-Christ, la raison historique de l’Énéide se décèle…

Quand la Grèce, fatiguée de ses divisions intestines et de l’imbécillité de ses démagogues, se jette, malgré la protestation de Démosthène, dans les bras du Macédonien, cherche dans la monarchie l’unité, la victoire et la paix, elle sort de la tradition homérique.

Quand Platon, oubliant le système fédératif et démocratique, publie son idéal de république, il abandonne la pensée d’Homère.

Quand Aristote écrit sa Poétique, sa Logique, sa Politique, son Histoire naturelle, sa Métaphysique, il marque le terme du développement grec, l’avénement d’un état nouveau et universel.

Quand Ératosthène prend les dimensions du globe, calcule l’obliquité de l’écliptique, dresse la carte du monde connu, il efface d’un trait de plume la terre, la mer et le ciel d’Homère.

Quand Évhémère cherche le sens des mythes et réduit à des aventures mortelles la théologie nationale, il fait appel à un idéal plus grand que celui d’Homère.

Quand enfin le monde vaincu se range sous la loi de Rome, que la Grèce est devenue une province du grand empire, le monde anéantit Homère, non-seulement dans son idée, mais jusque dans sa raison.

Homère disparu, la Grèce littéraire et artistique s’évanouit. Que parle-t-on ici de décadence ? Un cycle nouveau va commencer : gloire éternelle à celui qui le premier comprit cette immense révolution !

Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo.

D’abord, une épopée nouvelle est indispensable : le monde, en entrant dans l’unité romaine, n’a pas cessé d’être épique. Qui la donnera, cette épopée ? La Grèce ? Elle n’est plus à la hauteur ; elle ne peut d’ailleurs se démentir. La Grèce est fédéraliste ; l’empire est unitaire. L’initiative est ôtée à la Grèce. Elle-même, aussi bien que l’Asie, l’Égypte, la Gaule, l’Afrique, l’Espagne, vient de recevoir la parole latine : à Rome seule appartient de chanter le chant nouveau, comme de dire le nouveau droit.

Virgile n’était pas né que la sévère Clio, la plus puissante des Muses, à peine connue d’Homère, avait dit à ce paysan de la Gaule cisalpine : Tu seras le chantre du Capitole. N’est-ce pas tout, pour un poëte épique, que d’être une nécessité de sa nation, une nécessité du monde ?

Il s’agit maintenant de voir comment Virgile a compris sa mission fatidique, avec quelles ressources il a saisi la tâche immense. Son poëme est resté inachevé : comme s’il eût perçu l’ineptie des commentateurs, il avait ordonné par son testament qu’on le brûlât. Il pouvait arriver pis : Virgile pouvait mourir dix ans plus tôt, l’épopée latine tomber en partage à un Lucain, à un Stace : quel argument contre le progrès ! Grâce au ciel, l’homme n’a pas manqué à l’époque ; c’est la nature, hélas ! qui a défailli dans l’homme. Pour rendre à Virgile la justice qui lui est due, ce n’est pas assez de dire ce qu’est l’Énéide ; il faut montrer ce qu’entre ses mains elle fût devenue si une pareille œuvre, entreprise par un seul homme, avait pu être achevée par un seul homme.

XLI

Le sujet de l’Énéide est la fondation de la cité latine par Énée, en autres termes, les origines et antiquités de Rome et de l’Italie.

Son objet est la rénovation du monde connu, sous l’empire et la loi de Rome.

Du premier mot nous avons quelque chose qui, pour le fond et la forme, dépasse l’Iliade. Nous pouvons dire avec Properce : Nescio quid majus nascitur Iliade.

Virgile a formé la plus grande entreprise qui se soit vue dans le monde de l’intelligence. En célébrant la grandeur de Rome dans ses origines, il a voulu opérer la régénération même de Rome, et, par Rome, de l’humanité, dans la religion, les mœurs, les lois, la politique, les institutions, les idées, la philosophie, l’art.

Que de choses, direz-vous, pour un poëme épique ! Oui, que de choses ! Et notez que parmi ces choses, il en est une foule que les contemporains d’Homère eussent été incapables d’élever jusqu’à l’idéal, et devant lesquelles eût reculé la muse grecque. C’était tout cela pourtant que devait chanter Virgile, et ce ne pouvait être moins que cela. Que ceux qui sont à même de comparer le latin et le grec, et dont l’imagination n’est pas retombée au niveau des héros de l’Iliade, disent si c’est par l’exagération de son sujet qu’a failli le poëte.

Virgile, on le voit dès la 4e églogue, on le sent d’un bout à l’autre des Géorgiques, avait une pleine conscience de la palingénésie sociale. En homme qui connaît son siècle, il la voulait, cette révolution, par le développement des idées qui de tout temps avaient fait le patrimoine de la raison populaire, par le respect des traditions et des légendes.

Son Énéide, qui pourrait aujourd’hui le méconnaître ? devait servir d’évangile aux nations. Je dirai toute ma pensée : l’Énéide est le christianisme même. Comment, direz-vous, le messie de la ville éternelle s’est-il laissé détrôner par celui de Capharnaüm ? Comment le grand poëme a-t-il été supplanté par cette macédoine du Nouveau Testament ?… Ah ! c’est par là que la gloire de Virgile est restée au-dessous de celle d’Homère. L’idéalisme impérial, d’épouvantables césars, l’atrocité prétorienne, l’égoïsme patricien, perdirent tout. Le monde opprimé repoussa l’initiative de la force. Un Logos que n’avait pas même rêvé Platon prit la place du Verbe légitime. Ce qu’avait vu, prophétisé, chanté sur tous les tons, le cygne de Mantoue, s’accomplit par la raison des esclaves ; et Rome s’affaissa dans le sang et l’orgie, et l’antiquité périt tout entière, et l’humanité, déclarée par une superstition abominable déchue dès sa naissance, s’ajourna pour dix-huit siècles, parce que empereurs, prétoriens, noblesse et plèbe, tous avaient été infidèles à la révélation virgilienne.

Le sujet-objet, il faut réunir ces deux termes quand on parle de Virgile, tant il a su profondément les fondre ; le sujet-objet de l’Énéide est quintuple dans sa majestueuse et puissante unité :

Chute d’Ilion, c’est-à-dire déchéance irrévocable de l’Asie, à qui est ôté l’empire du monde ;

Migration d’Énée : la dignité messianique ne s’arrête point à la Grèce, anarchique et frivole ; elle passe à l’Italie, grave et juriste ;

Établissement des colons troyens dans le Latium : initiation des peuplades ausoniennes, à demi barbares, et passage de celles-ci de l’état saturnien (âge d’or, mœurs primitives) à une civilisation supérieure.

À ce propos, nous remarquerons avec combien peu d’intelligence on a comparé les combats de l’Énéide à ceux de l’Iliade. Les situations ne sont plus les mêmes ; je regrette seulement que Virgile, par quelques corrections, n’ait pas plus fortement marqué la différence. Turnus sera d’autant plus intéressant qu’il posera moins en Achille ; de même qu’Énée, un guerrier revenu de Troie, paraîtra d’autant plus héroïque qu’il montrera, en face de ses adversaires, plus de calme ;

Réconciliation des dieux sur le berceau de Rome : position du principe de l’unité des cultes, exprimée plus clairement par Auguste dans le Panthéon ;

Développement historique, providentiel, de la puissance latine, et première révélation du progrès et de la catholicité du genre humain ; idée développée cent ans après par Florus et imitée au dix-septième siècle par Bossuet, qui en fit un argument de la révélation chrétienne.

Le dénoûment de l’Enéide est d’un haut enseignement. Vaincue en la personne de Turnus, en réalité Junon triomphe. Le refuge est accordé aux Troyens en Italie ; mais ils perdent leur nom et leur nationalité. L’Italie reste inviolée, avec ses mœurs, sa religion, son nom, ses lois, sa langue ; l’Asie est absorbée et le gage de cette absorption est la gloire de Rome, de toutes les villes du monde la plus dévouée au culte de Junon. La civilisation, semble dire Virgile aux Romains, devenus à leur tour conquérants et colonisateurs, se communique ; elle n’ôte pas aux races leur caractère. — Rôle immense de la matrone, figurée par la reine des dieux : Créüse est enlevée, Didon se donne la mort, Camille est tuée sur le champ de bataille, Vénus n’obtient pour son fils qu’un asile ; toute l’action roule sur le mariage de Lavinie, fiancée par l’oracle domestique à un étranger, mais qui, fidèle à la patrie, ne doit s’unir à Énée qu’en régime paraphernal.

Si le choix du sujet doit être compté pour quelque chose en poésie, on m’accordera que l’Énéide est sous ce rapport autant au-dessus de l’Iliade que l’empire romain était au-dessus de la Confédération hellénique, et celle-ci au-dessus de la famille grecque. Mais qui jamais, depuis le triomphe de l’Évangile, songea à reconnaître toutes ces choses dans l’Énéide ?

À côté de ces idées mères, qui forment la charpente et l’originalité de l’Énéide, idées dont le christianisme s’est paré plus tard comme s’il les eût trouvées de son fonds, il convient d’en rappeler quelques autres, d’une importance secondaire, mais qui n’en font pas moins du poëme une œuvre unique en son espèce, sans modèle comme l’Iliade, et, comme l’Iliade, inimitable.

Le problème de l’empire circum-méditerranéen est posé, l’impuissance de la Grèce constatée, la vieille Asie écartée. À qui écherra cet empire ? La lutte n’est sérieuse qu’entre Rome et Carthage : d’un côté la puissance continentale, noblesse propriétaire et plèbe agricole ; de l’autre la puissance maritime, le commerce et l’industrie.

Carthage succombe ; cela devait être : la mer ne sera jamais que le chemin de grande communication qui unit les continents ; le navire, qu’un instrument de transport au service du laboureur. Venise et la Hanse, aussi bien que Carthage, l’Angleterre elle-même, l’apprendront à leurs dépens.

Ainsi, la guerre finie entre les deux grandes puissances de terre et de mer, l’empire, la monarchie universelle, existe. Un nouveau soleil se lève sur le monde, ramenant avec lui, pour embellir la civilisation, l’innocence du premier âge, le règne de la Vierge céleste. Comme signes, nous avons la réconciliation des peuples antagoniques, marquée par les épisodes d’Évandre et de Diomède ; le croisement des races, indiqué par l’oracle rendu sur le mariage de Lavinie ; la condamnation de l’égoïsme national en Turnus. Turnus, hélas ! c’est Pompée, Brutus, Cassius ; c’est l’âme vertueuse et patriotique de Caton ; c’est cet ordre patricien tout entier, qui se refusait à octroyer le droit de cité aux nations vaincues, qu’appuyaient de leur côté César et sa plèbe.

Une semblable régénération devait être avant tout religieuse : Énée le pieux est le patron d’Octavien Auguste et d’Antonin Pie ; quatorze siècles après, il servira encore de type à Godefroy de Bouillon. Dès lors, condamnation de l’athéisme politique en Mézence ; annonce du nouveau dogme : providence, immortalité des âmes, expiation, toute la substance du christianisme ; réforme des mœurs domestiques et proscription de la volupté : c’est le sens des amours de Didon, de la rencontre d’Énée et d’Hélène, de l’épisode de Nisus et Euryale. Je reviendrai sur ce sujet dans une autre Étude. Redisons seulement qu’Énée, pour devenir fondateur de l’état romain, de la famille romaine, doit se séparer de son épouse asiatique et renoncer à Didon la Phénicienne : ainsi le veut la dignité de la matrone, représentée par l’invisible Lavinie. C’est la réprobation des Cléopâtre, des Bérénice, des Julia Domna, des Mamée, des Zénobie, de toutes ces étrangères à diadème, dans lesquelles l’orgueil romain ne put voir jamais que des courtisanes.

XLII

Virgile est l’expression du caractère romain, de la religion romaine, le poëte des traditions et des destinées du peuple romain. Comme la littérature grecque gravite sur l’Iliade, de même la littérature latine, avant et après Virgile, gravite sur l’Énéide. Virgile est la pensée condensée de Rome, de la Rome républicaine aussi bien que de la Rome des empereurs.

Quand le sénat, un siècle auparavant, envoyait Scipion Nasica, déclaré le plus honnête homme de la république, chercher en Phrygie, patrie d’Énée, la statue de la Bonne Déesse, il posait le thème de l’Énéide.

Lucrèce, au commencement de son poëme de la Nature, invoquant Vénus, mère des Romains, suit la même idée.

Horace, composant le chant séculaire, travaillant dans ses Odes, ses Épîtres et ses Satires, à la réforme des mœurs et à la célébration de l’empire, est l’auxiliaire de Virgile.

Ovide, dans ses Métamorphoses, que fait-il autre chose que de reprendre la grande pensée de Virgile, devenue plus tard la base du christianisme, que tout dans la mythologie des nations et dans leur histoire a été préparé et préordonné pour la grandeur de Rome ?

Autant Homère avait été compris des Grecs, autant Virgile le fut de ses contemporains. Je ne parle pas d’Auguste, qui y avait un si grand intérêt ; je ne dis rien de Mécène, de Pollion, de Varus, de Gallus, tous plus ou moins associés à la gloire impériale. Mais Lucain ne le comprit que trop, quand, plein d’une horreur généreuse pour la tyrannie de Néron, il essaya dans la Pharsale, un poëme impossible, de détourner au profit du vieux républicanisme cette haute et pacifique dictature que Virgile, dans l’Énéide, attribue à la famille des Jules, descendants de Vénus et de Troie.

Plus sage que Lucain, Tacite ne fait pas d’opposition à l’empire, qu’il accepte, ainsi que son ami Pline, et qu’il loue dans les successeurs de Domitien. Il ne sévit que contre les monstres qui déshonorent le nom de César et font douter de la sagesse des dieux.

La multitude comprit Virgile, dont le poëme lui tenait lieu d’oracle, sortes Virgilianæ.

Les chrétiens enfin comprirent Virgile : témoin Lactance, qui, à l’exemple du poëte, fait servir les prédictions des sibylles à l’annonce du règne messiaque ; témoin le père Hardonin, qui, dans sa folie érudite, entrevit pourtant cette vérité écrasante pour un jésuite, que le christianisme existait dans l’Énéide cent cinquante ans avant que d’absurdes compilateurs s’avisassent de le mettre en évangiles.

Rien de ce qui fait la valeur positive et sociale du poëte épique, à savoir la tradition, la politique, la religion, la légende, la révolution, ne manque à l’épopée latine. Seulement la réalité épique s’est agrandie de toute la distance qui sépare le siècle de Priam de celui d’Auguste, la religion d’Homère de celle de Platon, le pacte fédéral des Hellènes de la suzeraineté de Rome et de la messianité des Césars.

De même qu’Homère, enfin, Virgile sert de pivot à un cycle littéraire, dans lequel on peut remarquer quelques lacunes et dont la durée fut aussi plus courte, mais dont l’inspiration est certainement plus haute, l’originalité plus puissante. Si la tragédie manque aux Latins, si Trogue-Pompée, Tite-Live, Salluste, ne font que balancer Hérodote, Thucydide, Xénophon, en revanche, la Grèce n’a rien qu’elle puisse opposer aux Géorgiques, aux formules du préteur et des jurisconsultes. Le sens pratique de Cicéron vaut à lui seul tous les systèmes des Grecs, toutes les raffineries de leurs sophistes. Tacite surtout est hors ligne ; c’est le défenseur du droit, c’est-à-dire de la mission romaine, chantée par Virgile en vers magnifiques, contre l’infidélité des empereurs, vis-à-vis desquels il remplit le même rôle que les prophètes de Jéhovah vis-à-vis des prévaricateurs de Juda et d’Israël. Du reste, le progrès se montre dans tous les genres : les bergers de Théocrite sont des bergers ; ceux de Virgile, sans sortir de leurs bergeries, sont devenus des politiques, des théologiens, des philosophes.

À partir du second siècle, l’empire devient pour ainsi dire bilingue. Néron s’était efforcé de soutenir, dans des vers ridicules, l’honneur des muses romaines ; Gallien après lui, en même temps qu’il laisse tomber l’empire, se distingue encore par de jolis vers dans la langue de Tibulle et de Properce. Marc-Aurèle et Julien écrivent en grec. La parole officielle est double : cette dualité, accélérant la dépravation de l’idéal impérial et le déchaînement des superstitions, affaiblit l’influence de l’épopée latine et en diminue la gloire. Le triomphe de l’Église et des livres hébreux porte le dernier coup : après la défection de Constantin et la version de saint Jérôme, l’Énéide perd peu à peu sa raison d’être ; ce ne sera bientôt plus qu’une fantaisie d’amateur, un vain exercice d’école, un pastiche de l’Iliade !…

XLIII

Si la partie réelle de l’Énéide fut, après la chute de l’empire, si étrangement méconnue, ce devait être bien pis de la partie surnaturelle, de ce que la critique moderne appelle le merveilleux. Quel logogryphe pour les littérateurs du dix-septième et du dix-huitième siècle, chrétiens et philosophes, qu’un génie tel que Virgile faisant parler Junon, Vénus, Jupiter, au siècle d’Auguste, comme ils concevaient à peine qu’Homère eût osé faire trois siècles après le siège de Troie !… Les fictions de l’Iliade et de l’Énéide devenues lettre close, on ne se donna pas la peine d’en chercher le sens, encore moins la raison. Tout ce qu’on sut faire, ce fut de conclure doctement que le merveilleux, n’importe quel, était essentiel à la poésie épique ; qu’il n’y avait pas d’épopée sans intervention du ciel et sans miracles. C’est à cette belle théorie que nous devons les merveillosités de la Henriade : les puérilités de Voltaire pèsent de tout leur poids sur le chantre d’Énée, devenu ainsi coupable de notre propre ineptie.

Le merveilleux, puisque merveilleux il y a, dans l’Énéide, est de deux sortes, suivant qu’on le considère dans la forme ou dans le fond.

Dans la forme : la religion de Virgile, ou, si l’on aime mieux, de son poëme, est une gnose, ni plus ni moins que celle de Platon, d’Apollonius de Thyane, de Simon le mage, de saint Paul et autres. Dans cette gnose, les anciennes divinités ne sont plus telles sans doute qu’on les voit figurer dans Homère, pas plus que le Jéhovah des gnostiques du deuxième et du troisième siècle n’est le même que celui du Pentateuque : ce sont des génies qui gouvernent les forces de la nature et président aux destinées des nations. Ainsi conçue, la foi aux dieux, du temps de Virgile, foi déjà toute chrétienne, était, j’ose le dire, plus profonde, plus vivace que jamais. Junon (que font ici les noms propres ?) est l’ange ennemi de l’Asie, qui tantôt en faveur des Grecs, tantôt au profit de Carthage, s’efforce de détourner la destinée. Vénus, au contraire, est l’ange protecteur ; Jupiter, la providence universelle, impartiale, qui gouverne par des lois éternelles les choses divines et humaines, qui res hominumque deûmque æternis regit imperiis ; qui distribue à ses anges l’éloge et le blâme, comme l’Éternel dans l’Apocalypse, et qui dès lors commençait à remplacer dans l’opinion l’antique Destin.

Lorsque, Virgile au 2e livre de l’Énéide montre aux regards d’Énée les dieux acharnés au sac de Troie, il ne fait que raconter en vers sublimes la croyance la plus répandue de son temps, à savoir que les nations et les villes, placées sous la protection de divinités indigènes, ne pouvaient être vaincues que par l’évocation de ces divinités. Tous les auteurs sont pleins de cette idée. Déjà, au livre Ier des Géorgiques, Virgile avait dit qu’au moment de la mort de César la Germanie entendit dans le ciel un bruit d’armes :

Armorum sonitum toto Germania cœlo
Audiit…

comme si les dieux des nations vaincues allaient revenir à la charge. Ovide, Tibulle, Lucain, parlent de même. Tacite et Josèphe rapportent à leur tour que, lors du siége de Jérusalem par Titus, on entendit dans l’air des voix surhumaines et comme le bruit d’une armée qui s’en allait. Et nous lisons dans le 4e livre des Rois que, pendant le siége de Samarie, le prophète Élizée fit voir à son serviteur Giezi toute une armée d’élohim combattant pour le roi d’Israël.

Du temps de Virgile, la mythologie vulgaire avait perdu de son crédit, je veux le croire ; mais ce discrédit n’atteignait que les noms, et, tandis qu’on se gaussait de Jupiter, Junon, Vénus, Bacchus et Flore, on ne plaisantait pas des génies et des dieux. Le monde surnaturel prenait dans les esprits, et bientôt dans la langue, un caractère plus élevé ; les anciennes appellations tombaient en désuétude ; la foi au divin et au merveilleux grandissait toujours, tout le monde y croyait : les stoïciens, les platoniciens, les pythagoriciens y crurent ; les pères de l’Église, pour qui les dieux du paganisme étaient, non des chimères, mais des démons, y crurent ; les empereurs, Constantin, par exemple, avant sa conversion, Julien, avant et depuis son apostasie, y crurent tous. C’est cette croyance qui remplit le monde d’oracles, de prodiges, d’augures, de mystères ; qui fait que les biographies de Suétone et de Lampride, si positivistes, si terre à terre, fourmillent de présages et de faits divins ; que Tite-Live, Tacite, Plutarque, sont tout aussi merveilleux que l’Énéide. Mais à quoi bon ces témoignages ? il fallait que la foi à l’intervention des puissances célestes, de tout ordre et de tout grade, fût bien active, puisqu’elle donna naissance au christianisme. Et je voudrais savoir, après tout, si les miracles racontés par Virgile soit de moindre aloi que ceux de l’Évangile ?

On me dira peut-être qu’il y a bien de la différence : que les miracles de l’Évangile sont vrais, ou, ce qui revient au même, que les chrétiens les prenaient à la lettre, tandis que les idolâtres ne croyaient pas un mot des prodiges racontés dans l’Énéide ; que la légende du messie Jésus était entrée dans la vie réelle, tandis que la mythologie païenne en sortait ; que la tradition de l’Église et de la Bible était pour les chrétiens d’une tout autre autorité que ne pouvait être pour les Romains de l’empire la parole d’un lettré dont la foi religieuse était plus que suspecte, etc., etc. Tout un chapitre de différences.

À quoi je réponds par l’argument des chrétiens eux-mêmes, qu’en matière de révélation, ce n’est pas tant le miracle qui prouve la doctrine, que la doctrine qui prouve le miracle et le rend acceptable, et que sous ce rapport Virgile ne le cède point à nos évangélistes.

En entendant les vers de l’Énéide, on ne demandait pas qui avait tenu procès-verbal des séances de l’Olympe ; on disait : Le Dieu est là, il a parlé, Numen adest. Si les habitants de Lystra en Lycaonie, après une harangue de saint Paul, le prirent pour Mercure, qu’y avait-il d’étonnant à ce que les Romains, en écoutant Virgile, le prissent pour un saint, un interprète des dieux, sacer interpresque deorum ? Cicéron, pour quelques vers des Bucoliques qu’il avait entendus, appela Virgile, dans son enthousiasme, le second espoir de Rome, magnæ spes altera Romæ. Qu’eût-il dit à la lecture de l’Énéide ?

En fait, ce que la raison moderne repousse à bon droit comme surnaturel, et qu’elle prend pour une fantaisie poétique dans les anciennes épopées, n’avait rien d’extraordinaire pour les Romains, même du siècle d’Auguste, tant ils y étaient habitués. Ils vivaient au milieu des miracles ; ils ne croyaient qu’aux miracles ; le vrai seul les trouvait incrédules. Si quelque chose dut les étonner dans l’Énéide, ce ne fut point la succession des prodiges, des apparitions, des oracles, dont elle est remplie : quand la moindre affaire exigeait une consultation de l’augure, ils eussent été scandalisés que le fondateur de leur race n’eût pas été conduit, pas à pas, comme Romulus et Numa Pompilius, par le conseil des dieux, et couvert de leur protection. Virgile, au surplus, comme Homère, ne fait dans son poëme que suivre les traditions : il n’y a peut-être pas une de ses fictions qui lui appartienne.

Ce qui dut paraître inouï, ce fut le fond même de ce merveilleux, ce sont les théories philosophiques, politiques, religieuses et morales, que Virgile enveloppait dans ses récits et qui constituaient sa gnose.

Tel est, par exemple, ce dogme d’une Providence souveraine, tôt après posé par l’Église en article de foi, et dont nos philosophes voudraient faire aujourd’hui un article de science ; — tel est cet autre dogme de l’immortalité des âmes, qui troublait Caton, Thraséa, Sénèque, Tacite, article de foi aussi pour l’Église, et devenu à son tour, s’il faut en croire les nouveaux platoniciens, article de science ; — telle est encore cette explication de l’origine du mal par l’union de l’âme et du corps, idée sur laquelle gravitent tous nos faiseurs de théodicées. Ajoutez cet établissement prodigieux de l’empire, la plus grande des merveilles, avant que le christianisme fût devenu le plus grand des miracles ; — cette piété tendre d’Énée, chef militaire, chef d’État, et pourtant fidèle à la religion et à la miséricorde, comme un saint Louis ; — cette royauté pauvre et sans faste d’Évandre, si éloignée du luxe patricien, et qui faisait pleurer d’attendrissement Fénelon ; — cette fantaisie platonicienne de l’égalité des sexes, exprimée par Camille la vierge guerrière, prototype des Clorinde, des Bradamante, des Théroigne de Méricourt, annonce d’un accroissement de dignité pour la femme ; — cette amitié sans tache de Nisus et Euryale, dont notre érudition impure n’a pas même aperçu le motif.

Voilà quel dut être, pour les contemporains de Virgile, le merveilleux de l’Énéide, merveilleux inconnu à Homère, et dont l’effet fut de développer dans l’humanité un sentiment jusque-là endormi, la mélancolie poétique, en donnant à la poésie pour thème, non plus la nature vierge et les dieux nouveau-nés, mais l’homme et ses douleurs. L’épisode des Troyennes pleurant leur patrie, celui d’Hélénus et Andromaque en Épire, la mort de Didon, l’oraison funèbre du jeune Marcellus, la réponse de Diomède aux députés du roi Latinus, toutes ces scènes dont la tristesse est si délicieuse, où les larmes se changent en une mélodie du cœur, me feront comprendre.

XLIV

Mais, me dit-on, vous ne tenez pas votre promesse. Vous avez prouvé que l’Énéide est supérieure à l’Iliade par le sujet du poëme, par le but que se propose le poëte, par la philosophie, par la nature du merveilleux, ce qu’il paraît difficile de vous refuser. Or, il s’agit de poésie, d’idéal, d’art, et l’on nie que l’humanité chantée par Virgile, que ses personnages, ses épisodes, atteignent à l’idéalité de ceux d’Homère. On soutient de plus que l’Énéide n’est belle que de la beauté de sa rivale, que Virgile doit tout, ou presque tout à Homère, qu’il l’imite, le copie sans cesse ; bref, que sans Homère Virgile n’eût pas existé.

Je croyais avoir fait tomber l’objection ; puisqu’on insiste, on me pardonnera si dans ma réplique il se rencontre quelque redite.

Commençons par les emprunts ; nous parlerons ensuite du style, et nous terminerons par ce que la poésie a de plus intime, l’art de plus original.

J’avoue, quand j’entends parler des plagiats de Virgile, que je suis tenté de me cacher le visage, tant la critique moderne me fait honte. Nos aristarques, ayant totalement perdu de vue l’objet de l’Énéide, ne comprenant rien à sa raison historique, à sa nécessité sociale, à sa portée politique et religieuse, à sa gnose, ne découvrant dans ces dix mille vers qu’un exercice de versificateur, ont jugé en conséquence. Ils ont relevé la disposition des quatre premiers livres, imitée de l’Odyssée ; la description des jeux au cinquième ; celle du bouclier d’Énée ; puis, force comparaisons, force hémistiches, imités, traduits de l’Iliade. Ils ont pris pour la substance du poëme ce que j’en appelle moi la technique ; et comme ils n’apercevaient rien au delà, ils ont prononcé doctement que Virgile n’avait fait qu’une œuvre d’imitation, qu’au chantre d’Achille seul appartenait la palme de l’invention et de l’originalité. On ne saurait croire le tort que s’est fait Virgile par ce mot qu’on lui attribue, qu’il était plus aisé d’enlever à Hercule sa massue qu’un vers à Homère.

À ce compte, je ne vois pas pourquoi l’on ne mettrait pas au nombre des plagiats de Virgile de s’être servi de l’hexamètre alexandrin, combinaison de brèves et de longues, formant en tout six mesures et vingt-quatre temps.

D’après la loi du développement littéraire, il est de principe que toute œuvre de l’esprit, en vers et en prose, appartient, comme la langue, et à titre de matière première, aux écrivains subséquents, qui tous ont le droit de s’assimiler les créations de leurs devanciers, tant pour le fond que pour la forme, et d’en user ad libitum dans leurs compositions.

C’est ainsi que furent composées l’Iliade et l’Odyssée. Elles sont le produit d’une ère épique qui embrasse cinq ou six siècles, depuis l’expédition des Argonautes jusqu’à Solon. Qui pourrait dire le nombre de chantres qui y concoururent ? Qui, surtout, dans cette œuvre éminemment collective, saurait faire la part du génie individuel et du génie national, la part même du génie étranger ? La guerre de Troie : sujet, ou plutôt, puisqu’il s’agit ici d’invention, propriété nationale ; les héros de cette guerre, les légendes, les dynasties, la mythologie : propriété nationale ; les aventures, les caractères, les sentiments, situations, dits notables, traits d’héroïsme : propriété nationale. Et le peuple, qui ne voulait entendre parler d’autre chose, qui demandait sans cesse qu’on lui chantât tantôt le duel d’Hector et d’Ajax, tantôt les adieux d’Andromaque, tantôt l’entrevue d’Achille et de Priam ! Il n’y a peut-être pas un épisode de l’Iliade qui, transmis de bouche en bouche et sans cesse reporté au tribunal populaire, n’ait été vingt fois remanié par les rapsodes. La Grèce était jalouse de ses poëmes, comme des statues de ses dieux. Elle fournissait le texte : idées, sentiments, fictions, la langue, le mètre et la musique, et elle exigeait que ses artistes remplissent le cadre, quitte à recommencer jusqu’à ce que l’œuvre parût digne de l’idéal.

Que ce soit donc le mérite de la Grèce, mérite qui ne doit être compté qu’à elle, d’avoir la première mis en œuvre, sinon inventé, avec le vers hexamètre, certaines fictions et combinaisons épiques, devenues depuis le type de l’épopée ; d’avoir sous cette forme produit, célébré son idée politique et sociale, exprimé des sentiments qui dureront autant que le cœur humain.

Je dis que les écrivains postérieurs, Virgile entre autres, devant continuer la chaîne des temps, rattacher Rome à la Grèce, l’Énéide à l’Iliade, ont eu le droit de disposer souverainement de ce matériel, publica materies ; que c’était pour eux une nécessité, et que, comme on ne doit pas leur en faire un mérite, il n’est pas juste non plus de leur en faire un grief. Dans l’Iliade, l’épisode du bouclier d’Achille est une conception charmante ; reproduit dans l’Énéide, le même épisode n’a plus de valeur que celle de l’idée qu’il sert à rendre, et qui dépasse de cent coudées celle de l’Iliade. Pour juger les deux épisodes, il ne faut pas regarder l’armure, il faut voir ce que les Cyclopes ont gravé dessus.

D’avance le moule de l’Énéide, aussi bien que le vers, était jusqu’à certain point donné par les poèmes homériques, d’autant que la plupart des fictions venaient de plus loin, passant d’une nation à l’autre, comme un héritage. Filles toutes deux de Japhet, adorant les mêmes dieux, parlant presque le même idiome, l’Italie et la Grèce étaient liées l’une à l’autre dans leur destinée épique, leur patrimoine intellectuel et moral était le même ; différentes par la physionomie et le tempérament, plus que par le fond de leurs natures. Tout ce qu’avait chanté, rêvé la Grèce, devait se retrouver modifié, développé, agrandi, dans l’Énéide. Les Romains n’eussent pas supporté, par exemple, que leur Énée fût armé par un autre Vulcain, qu’il fût sous ce rapport moins glorieusement traité qu’Achille, et que l’avait été avant Achille le fils de l’Aurore, l’oriental Memnon. Ce n’est pas là ce qui a occupé le génie de Virgile, et, tout en faisant état de l’idée première à ses devanciers, nous ne devons pas nous en occuper pour lui. Qu’il ait traduit en latin, avec plus ou moins de bonheur, je ne sais combien de vers, de figures et de situations du poëte grec, c’était pour les Romains une manière d’exercer leur droit de conquête, en même temps que d’établir leur communauté d’origine, de croyance et de destinée avec l’Hellade. Il est absurde de faire travailler un grand poëte pendant douze ans à une contrefaçon. Ce que je dis est si vrai que Virgile était le premier à se plaindre du fardeau que lui imposait cette loi de tradition : il savait, mieux que ses critiques, qu’en fait de poésie les emprunts, imitations, transports, etc., réussissent rarement ; que les choses sont toujours moins belles quand on les sort de leur milieu ; et le fait est que ce qu’il y a de moins heureux dans l’Énéide, je parle des détails poétiques, c’est précisément ce que Virgile y a transporté de l’Iliade. La transfusion de l’or d’Homère lui coûte plus que la taille de ses propres diamants. Tous ces plagiats, on n’a pas rougi de se servir de ce mot indigne, sont dans Virgile de pur machinisme, ni plus ni moins que les trilogies d’Eschyle et les trois unités de nos tragiques. Ce n’est pas par les matériaux qu’il a trouvés sous sa main, c’est par la mise en œuvre, que nous devons juger le poëte.

XLV

Je ne m’étendrai pas longuement sur le style. Virgile, disposant d’un idiome sourd, traînant, ingrat sous tous les rapports, si on le compare à celui d’Homère, eut besoin de beaucoup plus d’art que son rival. Ce n’est pas tout de considérer l’œuvre, il faut ici tenir compte des moyens. La langue, comme la figure, est un avantage de nature ; l’art, comme la Justice est le produit de la liberté. Pour Virgile, l’obligation d’une facture supérieure, à peine d’éviction immédiate, résultait du milieu où il était placé. La Grèce faisait partie de l’empire ; tout le monde lisait les Grecs, les Juifs eux-mêmes hellénisaient. L’épopée latine ne passerait pas, si, sous tous les rapports, elle n’était supérieure à celle du peuple vaincu. La durée même de l’empire en dépendait. Quelle honte pour la Rome impériale, si son idéal politique et religieux, si ses dieux, ses héros, ses mystères, ses traditions, si sa constitution, sa famille, si sa langue enfin, étaient trouvés inférieurs à ce qu’on les voyait dans l’Iliade ! La raison d’État devait faire supprimer cette œuvre malencontreuse, absolument comme le tsar qui, rêvant pour la Russie la conquête du monde, devrait, de deux choses l’une, ou arrêter à la frontière de ses États les livres étrangers, ou créer une littérature moscovite, supérieure à toutes les littératures de l’univers.

Sous la main de Virgile, les défauts de l’idiome romain deviennent des beautés. Le latin, spondaïque, concis, nerveux, en baryton, apparaît comme la vraie langue, la seule langue possible de l’empire, je veux dire de l’Énéide. Toute cheville a disparu : autant de mots, autant d’idées. Les licences sont rares, admises, non plus pour la commodité du vers, mais pour l’embellissement et l’harmonie ; l’élision évitée, la césure toujours à sa place ; les mots de six pieds éliminés, surtout à la fin du vers, dont la chute, par dactyle et spondée, arrive régulière. Si le grec d’Homère peut se comparer pour la mélodie à la flûte arcadienne, le latin de Virgile résonne comme l’orgue…. En comparant dans le détail la versification des deux poëtes, on s’aperçoit que du premier au second le vers a subi un nettoyage, comme la parole de l’enfant devenu homme. Homère doit tout à sa langue : Virgile a tout donné à la sienne ; et, malgré l’infériorité de l’instrument, son vers est aussi supérieur à celui d’Homère que la théosophie du sixième livre est supérieure aux mythes de l’Iliade. Je ne crois pas qu’on trouve dans toute l’Iliade sept vers de suite comme ceux où Virgile définit la mission humanitaire du peuple romain ; or, des vers de cette facture, il y en a par centaines dans l’Énéide et les Géorgiques.

Je conclus : entre l’Iliade et l’Énéide il y a, pour le style, la même distance qu’entre la chanson de Roland et Athalie, ou bien, dans un autre genre, entre la satire Ménippée et les harangues de Mirabeau.

XLVI

C’est surtout dans la peinture des sentiments et la manière d’idéaliser les hommes et les choses que se montre le poëte.

La civilisation représentée par Homère, peu avancée, superficielle, n’offrant que des rapports simples, est belle par sa naïveté même. Le poëte n’a presque rien à faire pour recueillir son idéal : c’est la jeunesse, le courage, la force, la beauté ; ce sont les mœurs patriarcales, la royauté agricole, la femme industrieuse, l’amour conjugal, l’amitié héroïque, la nature pleine de miracles, les dieux à chaque pas.

Douze cents ans après la guerre de Troie, tout est changé : le monde a vu bien des révolutions ; l’homme a dû réfléchir sur une foule de choses qu’auparavant il écartait comme tristes et ignobles ; les situations de la vie engendrent des péripéties qui mettent la vertu à de rudes épreuves, appellent l’indulgence et le pardon. La multiplicité et la complication des rapports rendent l’esprit plus sérieux, la pensée plus prosaïque, l’âme plus sombre. La nature même semble vieillie de tous les désenchantements de l’homme. Autant de difficultés à vaincre qui n’existaient pas pour le poëte primitif, et qui s’imposent au poëte moderne comme une loi. Il faut qu’il suive le mouvement : ce qui revient à dire, en vertu de nos principes, qu’en présence de difficultés plus grandes, il est condamné à déployer plus de talent, par conséquent à faire plus et mieux que ses devanciers et ses modèles.

Ainsi fait Virgile dans ses églogues. Les bergers de Théocrite ne sortent guère du cercle de la bergerie : en apprenant la langue de Virgile, ils deviennent, sans cesser d’être bergers, politiques, philosophes, révolutionnaires !… La première églogue célèbre la fin des guerres civiles ; la quatrième chante le siècle nouveau ; la cinquième est une lamentation sur la mort de César ; la sixième contient une philosophie de la nature. Les idées les plus profondes, les plus vastes, les plus tristes, sont mêlées aux peintures attrayantes de la vie champêtre ; le tout si bien fondu, si parfaitement harmonique, qu’on n’imagine pas que des bergers vivant au premier siècle avant notre ère aient pu ni penser autre chose ni s’exprimer autrement. Et ces petites pièces n’ont pas cent vers !… Si jamais le genre bucolique ressuscite dans les littératures modernes, les bergers devront être citoyens, savants, ingénieurs, économistes : qualités dont l’idéalisation, de plus en plus difficile, suppose un art toujours plus puissant.

Qu’est-ce qui fait des Géorgiques le chef-d’œuvre de l’antiquité, et peut-être de toute l’humanité poétique, un poème qui à lui seul mériterait qu’on enseignât le latin dans nos lycées ? C’est que les Géorgiques sont un poème essentiellement, exclusivement utilitaire.

Il a fallu, pour ramener le goût de l’agriculture et des mœurs rustiques, idéaliser, jusque dans les moindres détails, les travaux du labourage, de la vigne, de l’élève des bestiaux, de l’apiculture, cette industrie sucrière des anciens. Et c’est à quoi Virgile est parvenu par un art dont ceux-là seuls peuvent juger qui sont en état de lire son ouvrage.

Virgile est si profondément pénétré de la nécessité pour le poëte de s’appuyer sur ce que la vie présente de plus positif, de plus réel, qu’il n’imagine pas pour lui-même, le grand idéaliste, d’autre prix de son dévouement à l’art que la connaissance des secrets de la nature et des lois de l’humanité. Ce qu’il demande aux Muses, c’est la science, et, si la science ne peut lui être donnée, la vie de paysan. « Que les douces Muses, s’écrie-t-il, dont je porte avec un fervent amour les insignes sacrés, me reçoivent et m’enseignent leurs secrets, la marche des corps célestes, la cause des éclipses, des tremblements de terre et du flux de l’Océan !… Et si la faiblesse de ma raison me rend indigne de participer à ces grands mystères, oh ! alors, que je retrouve mes champs, mes rivières, mes forêts avec leurs masses d’ombre !… »

Le secret de Virgile ici lui échappe : pour lui, point de poésie sans un sentiment profond de la réalité ; point d’idéal en dehors de la pratique raisonnée des choses. C’est d’après cette poétique qu’il conçut son Énéide.

Citons seulement quelques épisodes.

XLVII

Rien de plus beau dans l’Iliade, rien de plus touchant, d’une plus complète poésie, que les adieux d’Hector et d’Andromaque. Je voudrais pouvoir, par mon admiration éloquente, ajouter à l’admiration si justement méritée de trente siècles. Qu’eût pu faire de mieux Virgile ? Rien. Il ne l’a pas essayé, et je l’en loue : de pareilles choses ne peuvent ni se répéter, ni se copier, bien moins encore se surpasser.

Ce que la vie humaine offre de plus idéal, l’amour légitime, Homère s’en est emparé : il n’a rien laissé à faire après lui. La séparation de Briséis est encore bien touchante ; mais sa condition est inférieure, bien qu’admise par les mœurs grecques : aussi cet épisode est-il hors de toute comparaison avec le premier. Le ton de l’Iliade s’élève ou s’abaisse selon ta beauté naturelle des choses : c’est la loi du poëte grec. Ce qui tourne à l’ignoble, au laid, à l’impureté, il l’effleure, le raille ou s’en abstient.

Cependant la civilisation avait marché, il fallait marcher avec elle. Que va faire Virgile ?

Il s’empare de cette situation inférieure de Briséis, de cet amour de tolérance, non pour l’élever à la hauteur du mariage solennel : un poète de nos jours n’y eût pas manqué ; non pour glorifier, en rabaissant l’union légitime, le concubinat, même légal ; mais pour montrer, par ce que la passion et le remords ont de plus touchant, de plus tragique, de plus idéal, l’abîme immense qui sépare la sérénité glorieuse de l’épouse des joies de l’amour clandestin. Virgile dérobe Lavinie, l’épouse trois fois sainte ; il met en scène l’amante d’un jour, que les dieux n’ont pas jugée digne du mariage. Ce que Didon pleure, en s’accusant, ce n’est pas, comme l’amante d’Abailard ou la perruquière du Lutrin, ses plaisirs perdus ; c’est le mariage, sur lequel sa folie a anticipé, per optatos hymenœos… Et comme, dans Virgile, par la complication des rapports sociaux qu’il avait à peindre, chaque épisode doit être à plusieurs fins, il a trouvé le secret de faire de l’amour sitôt dédaigné de Didon la condamnation d’Antoine et la prophétie des luttes de Rome et de Carthage.

Suivant une découverte de l’érudition moderne, Virgile aurait emprunté sa Didon à un poëte grec aujourd’hui perdu. Que nous fait prétendue imitation ? Le Grec qui le premier chanta les amours de Didon et d’Énée n’avait pas entendu parler, apparemment, des guerres puniques, non plus que de la fameuse Cléopâtre ; il se souciait peu du mariage romain, de la dignité matronale, et de la défense faite par le peuple aux empereurs d’épouser des étrangères. Or, c’est dans la combinaison de ces idées et de ces sentiments que se trouve l’idée épique, et non pas dans les cent cinquante ou deux cents vers, plus ou moins, imités du grec, qui servent à peindre la déconvenue de la malheureuse Élisa.

Orphée, suivant la légende, Hercule ensuite, Thésée et Pirithoüs, étaient allés aux enfers, qui pour réclamer sa fiancée, qui pour délivrer son ami. Homère connaissait ces fables ; il n’en a pas usé : aucun de ses héros ne va aux enfers. Dans l’Odyssée, Ulysse évoque au bord d’une fosse, après y avoir versé le sang d’une victime, les âmes des morts ; il ne s’aventure pas dans leur royaume. La poétique d’Homère répugnait à descendre dans le séjour d’horreur, elle s’arrête à l’entrée.

Virgile, composant l’épopée latine, exploitant les mythes de la Grèce comme ceux du Latium, ne pouvait moins faire que de mettre son héros en rapport avec l’autre monde ; c’était une des conditions obligées de son poëme. Mais, d’abord, quelle supériorité de motifs ! Si touchants, si sacrés, que soient l’amour conjugal et l’amitié, on peut dire que de telles considérations n’étaient pas à la hauteur d’une si merveilleuse entreprise. Aussi pour Énée s’agit-il de bien autre chose. En premier lieu, les révolutions de Rome et la grandeur de l’empire, tant de fois prédites ; puis l’élaboration anté-organique des destinées humaines, le principe de l’âme, sa génération céleste et ses métempsycoses ; la théorie des délits et des châtiments, des vertus et des récompenses ; la sanction ultramondaine de la Justice, tout le plan de la civilisation et de la Providence : voilà, et la chose en valait la peine, ce qu’Énée rapporte de sa visite aux sombres bords.

L’Église, héritière de l’Énéide, a repris ce thème, comme un article de sa foi que le poëte païen lui aurait dérobé. Le Christ, pendant les trois jours qui séparèrent sa passion de sa résurrection, serait aussi descendu aux enfers, suivant les théologiens. Et quoi faire ? Ô misère des contrefacteurs ! chercher les âmes des vieux patriarches qui languissaient dans les limbes, en attendant sa venue. N’est-il pas vrai que nous retombons dans la légende primitive, insipide, de Thésée et Pyrithoüs ? Après Virgile, l’histoire des enfers est finie, le sujet est épuisé ; l’idée ne peut plus que rétrograder. Dante et Milton avec tout leur génie ne la soutiendront pas : des amplifications, des reprises avec changements de costumes et de personnages, ne sont pas des poëmes.

Je termine par l’épisode d’Évandre.

Dans l’histoire de ce réfugié d’Arcadie qui se donne à Énée on trouve, avec la fusion des races et la subordination de la Grèce à l’Italie, indiquées dans d’autres parties du poëme, le rapprochement de trois époques : la première est celle du brigandage primitif, personnifié dans Cacus ; la seconde, celle de la civilisation naissante, représentée par Évandre ; la troisième, celle d’Auguste, indiquée par la langue même et les idées de l’Énéide. Tant de choses condensées dans un épisode de 260 vers, sans confusion, sans embarras : voilà qui dépasse déjà tout l’art de l’Iliade. Mais ce qu’Homère, dont les rois sont si glorieux, si vantards, n’eût jamais osé faire, c’est la description d’une royauté indigente ; c’est le portrait de ce bon Évandre, roi berger, chaussé de guêtres, qui s’éveille au chant du coq, habitant pour tout palais une cabane de branches au pied du Capitole, montagne alors sans nom et couverte de bois, mais déjà terrible aux mortels par les apparitions foudroyantes de Jupiter. Quel contraste entre cette pauvreté vertueuse et le luxe de l’ère impériale ! Que de sentiments avait dû faire naître, quelle mélancolie avait dû soulever, pour produire, pour rendre possible un semblable épisode, l’expérience de tant de combats et de tant de ruines ! Et quelle force de poésie chez l’homme qui le premier osait idéaliser ce qu’il y a de plus triste sur la terre, la pauvreté, une pauvreté royale !…

XLVIII

J’ai dit la raison de l’Énéide. Sous quelque aspect qu’on l’envisage, religieux et politique, psychologique, moral, historique et philologique, cette raison est supérieure à celle de l’Iliade : d’après nos principes, elle suppose dans la poésie une supériorité égale.

Cette supériorité, Virgile l’a-t-il obtenue ? En autres termes, le chantre d’Énée s’est-il élevé, comme poëte, au niveau du sujet qu’il avait conçu comme penseur ?

Ici, la dialectique et l’érudition ne sont plus de mise. L’idéal se sent, il ne se démontre pas. Tout ce que peut le critique est de mettre ses lecteurs en présence de l’œuvre qu’il examine, et après leur en avoir expliqué l’idée, de leur en faire sentir, par la communication de son propre enthousiasme, l’idéal. Mais il faut pour cela que le critique soit lui-même poëte, qu’à la philosophie et à la science il joigne une puissance de sensibilité, d’imagination et d’expression, qui me manque. C’est une tâche que je renvoie à M. Sainte-Beuve, dont la belle étude sur Virgile me semble réclamer impérieusement, après ce que j’ai dit moi-même, un post-scriptum.

Qu’il me suffise, pour constater le progrès esthétique de l’Iliade à l’Énéide, de rappeler que depuis plus de dix-huit siècles le monde suit la gnose de Virgile ; que le christianisme n’en est que la déduction ; que l’empire, après avoir fasciné les peuples, est devenu la base du droit public moderne ; que jusqu’à l’époque qui servit de préparation à la Révolution française, poëtes, littérateurs, théologiens, philosophes, politiques, historiens, tous ont vécu de Virgile, et que l’Énéide, autant que la Bible, a été pour le monde occidental le livre des destinées. Pareils effets n’appartiennent point à la philosophie des écoles, pas plus qu’à la raison pratique des peuples : c’est l’effet de l’art, le privilége de l’idéal.

Pourtant il est un nuage qui plane sur l’Énéide, et qui dès son apparition la tient comme plongée dans une pénombre.

Au lit de mort, Virgile condamna aux flammes son poëme, la plus grande gloire du génie latin. Les critiques ne savent que penser de ce suicide. Le poëme est complet, l’action finit naturellement à la mort de Turnus ; nulle part d’ailleurs on n’aperçoit de lacunes. Ce n’est pas pour quelques hémistiches interrompus, pour quelques quarts de vers restés en arrière, que Virgile aurait cru son œuvre déshonorée. De quel doute était-il saisi contre lui-même, à l’heure où il entrait dans son immortalité ? Était-ce dégoût de la gloire, caprice d’agonisant, défaillance du cerveau sous l’étreinte de la mort ?

Nous pouvons révéler ce secret funèbre, comme si nous l’eussions recueilli de la bouche même du poëte.

Virgile ne doutait pas de ses forces. Mais il savait que, pour assurer une épopée, il faut une société qui l’adopte comme son acte constitutif, et qui par cette adoption la cautionne ; or, plus Virgile avait médité son sujet, plus il sentait que cette condition allait manquer à l’Énéide. Seul auteur d’un si grand poëme, avait-il eu d’abord le temps de tout apprendre, de tout prévoir, de tout formuler ? et n’était-il pas à craindre que, faute d’une intelligence suffisante, au lieu d’une épopée fatidique, également acceptée des nations soumises et de Rome victorieuse, il n’eût élevé qu’un monument à l’égoïsme des enfants de Romulus et à l’orgueil de leurs Césars ? Devant cet empire gigantesque, où s’était engloutie toute nation et toute tradition ; en présence de ce monde en fusion, où toutes choses, en se régénérant, allaient changer de face, religions, institutions, mœurs, lois, idées, sciences, beaux-arts, industrie, pouvait-il affirmer avec pleine autorité le droit impérial, alors que la moitié des Romains protestaient contre l’empire, alors que les nations ne suivaient sa loi qu’en frémissant, alors surtout que l’œuvre épique, pour être vraie, doit obtenir la sanction des masses, de génération en génération ?

L’Iliade, pouvait-il se dire, est une œuvre achevée, d’abord parce qu’elle est adéquate à son idée, qui est la confédération hellénique, et que cette idée est sainte ; puis parce que, quelle qu’ait été la part du rapsode dans la composition du poëme, ce poëme est l’œuvre de la Grèce entière. L’Énéide est à moi seul ; son idée est dans l’avenir beaucoup plus que dans le présent et le passé ; et elle embrasse l’humanité, le monde, l’infini. L’avenir et l’infini se reconnaîtront-ils dans l’Énéide ? Qui, parmi les nations aujourd’hui muettes, chantera dans mille ans à l’unisson de l’Énéide, comme les enfants de la Grèce chantèrent pendant six siècles à l’unisson de l’Iliade ?

Sans doute Virgile avait fait assez pour sa gloire, assez même pour la gloire de sa nation ; grâce à lui Rome pouvait, devant la muse, balancer la Grèce et son Iliade. Mais l’individualité de Rome allait bientôt se perdre dans l’universalité des nations ; l’épopée du peuple-roi devait donc devenir aussi la leur. Que répondraient les évangélistes virgiliens à ces races déshéritées, quand elles viendraient demander leur part dans ce règne de la Providence, leur place à ce nouveau soleil ; quand, dans cette apocalypse des destinées romaines, elles chercheraient leurs traditions, leurs destinées et leurs dieux ? Que diraient-ils à la Grèce, attestant ses héros, ses poëtes, ses législateurs et ses sages, opposant avec orgueil aux césars son Alexandre ? à Jérusalem la sainte, appelant à grands cris son Moïse, et ses prophètes, et son Messie ? à Memphis la vénérable, montrant son âge et sa science mystérieuse écrits en caractères sacrés sur des monuments six fois vieux comme le Capitole ? à Babylone la superbe, dont les astronomes calculaient le mouvement des astres mille ans avant que l’étoile de Vénus conduisît Énée sur le Tibre ? Que diraient-ils à la Gaule, vaincue par ses dissensions intestines plus que par l’épée de César, et qui n’avait abdiqué sa personnalité qu’à la condition d’entrer au banquet impérial ? à l’Espagne, semi-africaine, amie de Carthage et d’Annibal ? à l’Italie, enfin, à cette Étrurie sacerdotale, à cet héroïque Samnium, à toutes ces cités disparues, dont les âmes pleurantes avaient droit au souvenir de l’humanité ?

Telle qu’elle est sortie des mains de son auteur, l’Énéide consacrait une épouvantable iniquité ; au lieu d’annoncer la Justice, elle glorifiait l’idéal prétorien. Ce n’est pas pour rien que la conscience des peuples se souleva, et, contre l’égoïsme de la vieille Rome, contre l’orgueil des césars, contre l’œuvre du plus grand des poëtes, refaisant à sa manière l’épopée humanitaire, produisit le christianisme. Deux mille vers répartis entre les douze chants de l’Énéide eussent rendu peut-être l’espérance et la sérénité aux âmes, apaisé tous les amours-propres. Rome affirmant elle-même, par la bouche de son poëte, de son héraut, le Droit et l’Idée, associant les nations à sa fortune, la protestation nazaréenne devenait impossible. La mort ne l’a pas voulu. Aussi bien la civilisation, troublée dans sa marche et déjà en décadence, ne pouvait plus se reconstituer par des voies régulières. Rendons du moins cette justice à Virgile, d’avoir au dernier moment protesté contre le crime de lèse-humanité dont son œuvre allait le rendre solidaire. Son sacrifice, en nous révélant sa grande âme, achève de nous révéler son génie et ajoute à sa gloire.


CHAPITRE VI.

De la littérature dans ses rapports avec le progrès et la décadence des nations. — Suite.

XLIX

Maintenant, un nouveau progrès dans la littérature est-il possible ?

Cette question revient à demander si l’esprit qui anime les sociétés peut engendrer un nouveau cycle littéraire, supérieur au cycle de Virgile comme celui-ci l’avait été au cycle d’Homère.

Car, nous le savons, l’esprit humain ne peut ni se répéter ni rétrograder ; il avance, ou il s’éteint.

Or, le droit ne s’arrête pas, le droit, motif supérieur de tout idéal. La notion de Justice, qui a monté d’Homère à Virgile, n’a certes pas rétrogradé depuis Virgile jusqu’à nous. Quant à la gnose, en dépit des religionnaires dont la faconde, plus que la foi, nous obsède, elle s’est transformée ; elle a nom aujourd’hui la Science.

Je l’affirme donc sans hésiter, comme l’Énéide avait évincé l’Iliade, il était nécessaire qu’une autre épopée chassât le cycle virgilien ; qu’à l’ordre hiérarchique et sacerdotal inauguré par les césars, consacré par l’Église, repris par Charlemagne, soutenu par Charles-Quint et Louis XIV, succédât un ordre de liberté, d’égalité, de travail, de science et de paix.

Cette nouvelle épopée, nous en connaissons le sujet et l’objet : c’est la Révolution.

Qu’est-ce que la Révolution ?

La fin de l’âge religieux, aristocratique, monarchique et bourgeois ; l’équation de l’homme et de l’humanité.

C’est le règne de la vertu sans la grâce, la justification sans sacrements, la prépondérance définitive du droit sur l’idéal, la souveraineté du travail comme condition et sujet de l’art.

Expliquons, du point de vue purement littéraire, ce grand mouvement.

L

L’Église ayant supplanté l’empire, l’Évangile du Christ usurpant sur les âmes l’autorité qui devait appartenir à la théosophie de Virgile, la littérature créée par l’Énéide dut se reformer d’abord sur la Bible, et recevoir, dans toutes ses parties, le baptême chrétien.

Cependant, comme les langues ne chantent pas, ainsi que les poëtes et les corneilles, pour toutes les causes, il fallait attendre, pour opérer cette transformation, que du latin fussent sortis de nouveaux idiomes, qui, n’ayant avec lui de commun que les racines, eussent perdu toute solidarité avec le polythéisme. Les proses rimées de l’Église ne compteront jamais comme littérature.

Telle est la raison historique des poëmes de seconde formation que l’on voit se produire du treizième au seizième et jusqu’au dix-huitième siècle, et qui tous ne sont que des lambeaux étirés, des travestissements en costume catholique, de certaines parties de l’Énéide.

Le premier de cet épicycle est Dante, 1265-1320, qui sans nulle gêne, se plaçant sous le patronage de Virgile, prend pour sujet de sa longue trilogie l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, rapidement esquissés par son modèle. Comment a-t-on pu voir dans cette enfilade de visions et d’épisodes, qui ne tiennent à la réalité que par la satire de quelques contemporains, un poème épique ? Quoi ! c’est à l’heure où la papauté, souffletée par Philippe le Bel, est jetée comme dans une sentine à Avignon, que Dante se met à chanter la théologie, le monde transcendantal, la cité de Dieu !…

Plus inconséquent encore se montre Tasse, 1544-1595, célébrant dans la première croisade le triomphe éphémère de la papauté, alors que le monde chrétien a appris à maudire le pape et les croisades, que les princes orthodoxes lui ont enlevé tout le temporel, que Luther, Calvin et consorts lui ôtent jusqu’à l’Esprit, et qu’elle n’a pour se soutenir que l’âme de Loyola !… Quelle raison, je le demande, dans ces poëmes ? Que veulent-ils ? qu’annoncent-ils ? que signifient-ils ?… Dante, persécuté par les papes pour son livre De la Monarchie, où il soutient la thèse très-peu catholique de la distinction du spirituel et du temporel, proscrit par ses concitoyens, qui ne voient en lui qu’un utopiste, Dante meurt dans l’exil : peut-on dire qu’il fut l’expression de son époque et de la société ? Tasse, après avoir été tour à tour porté en triomphe et enfermé comme fou, meurt de chagrin et d’ennui : avait-il aussi la tête saine ?

Admirez cet autre. Le quinzième siècle a proclamé la Renaissance ; le seizième a produit la Réforme ; le dix-septième, par la bouche de Hobbes, Toland, Bolingbroke, Bayle, est en train de tirer des prémisses posées par les protestants le déisme, auquel Rousseau donnera plus tard la popularité ; nous ne sommes qu’à vingt ans de la naissance de Voltaire : et Milton, Milton hérétique, Milton républicain, Milton régicide, se met à chanter le Paradis perdu, la déchéance de l’humanité. Pauvre aveugle !…

Camoëns prend pour sujet de sa Lusiade la découverte du cap de Bonne-Espérance. À la bonne heure ! celui-là flaire l’avenir ; il comprend que les découvertes d’un Christophe-Colomb, d’un Vasco de Gama, d’un Gutenberg, sont d’une tout autre importance que la sortie d’Éden, le voyage aux Enfers, et la mission de Pierre l’Ermite. Camoëns travaille pour la Révolution, il fait vraiment de la matière épique ; mais je ne crois pas que j’ôte rien à sa gloire en disant que le Portugal n’est pas le genre humain, ni la géographie une profession de foi.

Que dire d’un Klopstock, 1723-1803, d’un compatriote de Kant, qui naît et meurt avec Kant, et qui s’avise de remettre sur le métier le thème messianique, quand l’Éducation de l’Humanité de Lessing, quand la tolérance de Voltaire, quand l’initiative encyclopédique de Diderot, quand la Critique de la Raison pure, de Kant, quand la Révolution tout entière, enfin, ne laissent plus rien subsister du messianisme ?… On peut juger en passant combien ridicule et anachronique était cette école slave, représentée naguère par MM. Wronski, Towianski, Mickievicz, et dont le mystère était de reprendre au profit du tsar, de la Pologne si l’on veut, la donnée épique du messie juif, pour ne pas dire de l’empereur romain.

Le moindre défaut de ces prétendues épopées est de manquer de réalité, d’actualité, d’objet, partant de génie : car il n’y a pas de génie là où l’œuvre poétique se réduit à une fantaisie individuelle, bonne peut-être pour amuser le loisir des lettrés, mais étrangère au mouvement de l’histoire et à toutes les aspirations des peuples.

Au reste, l’Europe entière a protesté depuis trois siècles contre ces réminiscences des antiques épopées ; nos vrais poëmes sociaux, nos révélations révolutionnaires, sont Pantagruel, Roland Furieux, Don Quichotte, Gil Blas, Candide, et, toute licence à part, la Pucelle.

Ainsi, malgré les grandes qualités des poëtes que je viens de citer, une épopée chrétienne, après Virgile, ne pouvant être qu’un travestissement, moins que cela, un anachronisme, une littérature chrétienne ne pouvait être aussi, par la nature des choses, qu’un rhabillage. Personne, ni pendant tout le moyen âge, ni après la Renaissance, ni au 17e siècle, n’a cru à son originalité, et c’est ce qui fit la fortune de Châteaubriant. Le Génie du Christiannisme eut tout l’éclat d’un paradoxe, presque aussitôt oublié que mis au jour. Après la littérature des anciens, il n’y a pas d’autre littérature que la littérature révolutionnaire.

LI

Je ne sais qui a dit que le Français n’avait pas la tête épique : c’est à propos de Dante, Tasse, Milton, Klopstock, que cela a été dit. M. de Lamartine, dont les jugements littéraires sont de la même force que les jugements politiques, a cru devoir répéter cette énormité dans son Cours familier de littérature.

Oh ! certes, le bon sens gaulois n’aurait eu garde de se donner une épopée comme la Divine Comédie, la Jérusalem délivrée, le Paradis perdu ou la Messiade ; et ce que j’estime surtout en Voltaire, c’est l’excessive médiocrité de sa Henriade. Je douterais de lui si, dans ce genre devenu impraticable, il avait égalé seulement Dante ou Tasse. Le poème de Voltaire se résume en un mot : Écrasez l’Infame !

Mais je n’en soutiens pas moins, contre l’opinion accréditée, que le Français seul, parmi les peuples modernes, a la tête véritablement épique, et je le prouve : c’est que lui seul, et par deux fois, depuis la chute du monde romain, a conçu et produit l’épopée.

Il y a, dans l’histoire de notre littérature, deux moments épiques et qui tous deux ont été saisis avec puissance. Le premier embrasse toute la période des troubadours, dont le plus illustre, l’auteur du poëme de Roland, soutient la comparaison avec Homère. Ici, du moins, nous trouvons une poésie franchement nationale, populaire, réaliste, expression naïve et grandiose d’une époque, de ses sentiments et de ses idées. Quand les ténèbres chrétiennes pesaient sur le monde, la France, par son grand cœur autant que par la spontanéité de son génie, qui ne savait rien des Latins ni des Grecs, la France féodale se mit à recommencer la civilisation en refaisant à sa manière, savez-vous quoi ? l’Iliade. Adorable ignorance, dont nous sommes glorieusement revenus. Une Iliade appelait une Énéide, avec tous ses accessoires politiques, philosophiques, religieux et sociaux ; c’était recommencer la civilisation : l’Iliade française était sans objet. L’esprit humain ne se répète pas : la poésie des nations n’avait point à refaire Homère, pas plus qu’à contrefaire Virgile ; elle devait, en les surpassant, les continuer.

Le second moment épique de notre littérature est la Révolution, dont j’ai dit déjà que les premiers rapsodes sont Rabelais, Cervantès, Arioste, Lesage et Voltaire, surtout Voltaire. C’est la thèse que nous développerons tout à l’heure.

Concluons d’abord contre les calomniateurs du génie français, et que ce soit vérité acquise : 1o que toute littérature sérieuse, nationale, expression d’une société, a sa base épique dans cette société : c’est ce que démontre l’histoire littéraire de la Grèce et de Rome, ce que démontrerait également celle de l’Inde ; 2o que, le christianisme s’étant établi en haine de l’empire, dont il ne pouvait être que la contrefaçon, en haine par conséquent de l’épopée latine, à laquelle il substituait les écritures judaïques, cette épopée annulée, l’épicycle inauguré par Dante ne pouvait donner que des contrefaçons, et que tel est en effet le caractère de toute la littérature chrétienne.

LII

Les langues nouvelles sont formées : ce sera du moins le fruit que nous aurons recueilli des poëmes de Thérould et de Dante. La négation du monde féodal et chrétien a paru dans d’originales rapsodies, préludes de la moderne épopée. À qui appartiendra-t-il d’en être le chantre ? Ce ne sera pas à un homme : plus que jamais la grandeur du sujet s’y oppose. Ce ne sera pas même à un peuple : la Révolution est universelle ; partout où l’Évangile a été prêché, où le droit divin a régné, où la propriété quiritaire a étendu son exploitation, la Révolution a son foyer. Posons donc encore ce principe, nouveau en littérature, et qui jusqu’à ce moment pouvait être traité de paradoxe, que l’épopée révolutionnaire, en raison de son sujet et de son objet, ne comporte plus la forme poétique des épopées anciennes ; elle embrasse trop de choses, elle est trop universelle, trop polyglotte, pour affecter un idiome ; le sérieux des événements, leur profondeur, leur caractère, dépassant toute faculté poétique, ne pourrait que perdre à se voir traiter par la poésie ; leur idéal, c’est leur réalité même. L’idée épique animera toute pensée, élèvera tout sujet, fera de toute œuvre un fragment du grand poëme : il n’y aura pas d’autre suite à l’Énéide et à l’Iliade. La Révolution en vers serait quelque chose d’aussi ridicule que le Jardin des racines grecques.

Ainsi se trouve justifié le sentiment d’Aristote, que le drame est le premier des genres en littérature. Le poëme épique est une forme de jeunesse, tout au plus de rénovation politique et religieuse, mais qui ne convient plus à l’âge viril et juridique de l’humanité. Dirons-nous, avec d’ineptes critiques, que l’imagination a faibli, parce que l’histoire, le droit, la raison, la science, le travail, l’idée, en un mot, déborde ? Eh ! regardez-y de près, et vous verrez, chose merveilleuse ! que ce qui rend le travail du poëte impuissant et inutile, c’est que l’idéal existe tout formé dans les choses mêmes, et que, dans ce cycle fortuné, il n’est besoin pour les dire que de la vile prose.

Ici la France a devancé toutes ses rivales.

Avec un instinct merveilleux, elle juge la langue de ses vieux troubadours insuffisante ; elle l’oublie. Cette langue, exhumée récemment par une philologie savante, d’une parfaite régularité de formes, mais plate et niaise en son allure, comme sont généralement les patois, était à refondre : monument de la naïveté gauloise, elle ne pouvait, telle quelle, lutter contre les langues classiques, et porter dignement la pensée de la Révolution.

Je ne sache point qu’aucune nation s’y soit prise à deux fois pour produire sa langue : nous, comme saisis d’une autre idée, après avoir, les premiers parmi les races chrétiennes, créé la nôtre, nous avons mis trois siècles à la refaire. Et notez ceci : c’est surtout au moment où la réformation religieuse entraîne l’Europe que nous nous livrons à cette œuvre de grammaire et de bel esprit. De François Ier à Richelieu, 1515-1622, ou, si vous aimez mieux, de Rabelais à Malherbe, tout, en France, semble conduit par le diable : politique, guerre, religion, finances, commerce, agriculture, navigation ; il n’y a que la littérature qui prospère. Lisez les trois volumes de Michelet, la Renaissance, la Réforme, la Ligue, suite de folies, de trahisons, de lâchetés, de massacres, où l’on ne sait qui est descendu le plus bas, de la royauté ou de l’Église, de la noblesse ou du tiers-état, et vous saurez ce que nous coûte la plus belle des proses. Nous sommes en plein Louis XIV, et la grande affaire est encore de parler Vaugelas !

Le français est la forme la plus parfaite qu’ait revêtue le verbe humain.

Une articulation nette, fermé, posée, débarrassée des aspirations, des sons gutturaux, des sifflements, de tous ces jeux de larynx dont se compose le chœur de l’animalité bêlante, mugissante, grognante, soufflante, hurlante, miaulante et croassante ; une prononciation, enfin, comme les anciens la rêvaient pour les dieux, qui parlaient sans grimace, ore rotundo : voilà ce qui distingue notre langue parlée.

Quant à la grammaire, une correction sévère, la limpidité du diamant ; une phrase qui, sans exclure l’inversion, va de préférence du sujet à l’objet, du moi au non-moi, image vivante de la souveraineté de l’esprit sur la nature, par suite, de l’indépendance de l’homme vis-à-vis de l’homme. On nous a reproché, comme une infirmité de langage, cette direction habituelle du discours, propre à notre nation ; il suffit d’en rappeler la raison métaphysique et la tendance révolutionnaire pour mettre l’inculpation à néant. Toute la philosophie allemande, sur ce point, nous justifie.

Personne, j’imagine, ne contestera que nos prosateurs soient sans rivaux. Mais on n’accorde pas le même avantage à nos poëtes ; et comme il y a toujours en France, en toute chose, un parti de l’étranger qui souvent fait loi et régente l’opinion, plus d’un lecteur me saura gré peut-être de dire, avant de passer outre, pourquoi je préfère le vers français au vers latin et au vers grec.

LIII

On ne peut juger de la beauté des choses, si l’on ne connaît la raison des choses. On a vu ce que l’application de ce principe ajoute de grandeur et de beauté à l’Énéide ; on va voir quelle supériorité elle assure au vers français sur le vers latin et le vers grec.

Le vers latin, je parle surtout du grand vers, identique au vers grec, est de sa nature, et nonobstant l’enjambement, solitaire ; le vers français, grâce à la rime, va par couple. Je n’ai pas besoin d’en savoir davantage pour affirmer, à priori, l’excellence de cette dernière combinaison.

En logique, toute proposition isolée semble boiteuse, elle laisse l’esprit en suspens ; pour mieux dire, elle ne signifie rien. Il faut un commencement de série, deux termes au moins, deux idées, couplées, balancées, une dualité, une polarité. Là est la condition positive, réelle, pratique, plastique, de toute création, la physique pourrait dire, de toute force et de tout mouvement. La monade, l’atome, n’est qu’un concept, un absolu, une non-phénoménalité, rien.

La poésie hébraïque avait entrevu cette loi, qu’elle suivait dans son parallélisme, souvent puéril ou enchevillé, mais qui parfois produit des effets puissants.

Là est aussi le secret de la poésie française, ce qui fait sa magnificence et sa force : des couples redoublés, deux hémistiches égaux pour le vers, deux vers couplés par la rime pour le distique, puis encore deux couples de sexe différent, pour former le quatrain.

Cette philosophie du vers français semble inconnue à nos poëtes contemporains, qui lui reprochent sa monotonie et se donnent un mal énorme pour appauvrir la rime, rompre les hémistiches, faire enjamber les vers, dissimuler, en lisant, tout ce qui fait l’essence de la versification. À quoi bon rimer alors ?… Il faut avouer que, si les méchants vers sont en tout pays pires que la prose, la langue française, sous ce rapport, est incomparable. Mais j’y vois aussi la preuve de la supériorité de notre versification sur celle des anciens ; bien entendu que je n’exclus pas du bénéfice de la comparaison les langues modernes qui suivent à peu près la même métrique que le français.

Prenons le début d’Athalie.

Oui, je viens dans son temple adorer l’Éternel.

La pensée finit avec le vers, dont le calme et la sonorité sont en rapport parfait avec l’idée qu’ils expriment, l’adoration dans le temple. Cependant, quelque complet pour le sens, quelque irréprochable dans la forme que soit ce premier vers, si l’acteur devait s’arrêter là, le spectateur serait tenté de lui dire : Eh bien ! adore, si tu n’as rien de plus à m’apprendre, et tais-toi !… Mais le poëte continue :

Je viens, selon l’usage antique et solennel,
Célébrer avec vous la fameuse journée
Où sur le mont Sina la loi nous fut donnée.

Tout le génie de la langue et de la littérature française est dans ces vers.

Je sais que le beau ne se raisonne guère ; je n’oublie pas ce que j’ai dit moi-même, que, l’art étant la faculté que possède l’esprit d’exécuter des variations libres sur le thème fixe de la nature, il est impossible de trouver une mesure de comparaison du beau dans les arts. Peut-être aussi que pour sentir la beauté des vers de Racine il est indispensable d’avoir l’oreille française, ce qui revient à dire que, pour tout être doué du sentiment poétique, la plus belle poésie est celle de son pays et de sa langue. Aussi ne raisonné-je point de ce qui, dans les vers, ne peut être que senti, mais de ce qui est intelligible.

Dans ceux que je viens de citer, le sujet est posé le premier, conformément au génie français : Je viens. Puis, le sujet, c’est-à-dire vous-même, lecteur ou spectateur, posé même avant l’Éternel, le poëte, en quatre vers, deux couples, vous transporte, le jour de la Pentecôte ou de la promulgation de la loi, du pavé du temple au sommet du Sinaï. Les vers montent comme la pensée ; il semble voir, sur la pente du mont sacré, défiler d’un pas mesuré la procession, maintenant défendue par une reine infidèle.

Que les temps sont changés ! Sitôt que de ce jour
La trompette sacrée annonçait le retour,
Du temple, orné partout de festons magnifiques,
Le peuple saint en foule inondait les portiques.

Je ne dis rien de l’harmonie des vers, de leur majesté, du choix des expressions, des souvenirs tristes et prodigieux que le poëte réveille : sur tout cela la rhétorique n’a rien laissé à dire.

Mais essayez de rendre en hexamètres latins ces huit vers de Racine, et vous vous apercevrez bientôt d’une chose : c’est que, plus votre traduction sera fidèle à l’original, plus la métrique paraîtra en discordance avec les idées. Le vers latin, déroulant ses dactyles et ses spondées comme le serpent ses anneaux, semble une cacophonie ; le vers français marche comme l’homme. C’est le propre de l’esprit humain, de quelque idiome qu’il se serve, de donner, autant qu’il dépend de lui, sa parole comme la mesure de sa pensée. Or, le vers français allant par couples, le dualisme de la pensée y apparaît plus régulièrement qu’en aucun autre : Dans son templeAdorer ; AntiqueSolennel (l’anniversaire) ; Le mont SinaLa Loi. Tous les vers de Corneille, de Racine, de Molière, de Boileau, sont construits d’après ce principe ; on peut même dire que le style d’un auteur français, prosateur ou poëte, tend d’autant plus à s’affaiblir qu’il s’éloigne davantage du type.

Dans la chanson et la poésie légère, la rime redoublée, en petits vers de six, sept et huit syllabes, produit un effet dont aucune combinaison prosodique n’approche. Ce sont toujours les qualités fondamentales de l’hexamètre, mais avec un surcroît de puissance tel que bien souvent, et c’est l’écueil de cette poésie, la mesure et la rime conduisant l’esprit, le poëte oublie de rendre sa pensée ou ne la rend qu’à peu près, sans que l’auditeur s’en aperçoive.

Traduisez une chanson de Béranger dans la métrique d’Homère, de Virgile, d’Horace, et ce rapport de la mesure et de la rime à l’idée, surtout dans le refrain, s’évanouit. J’oserai même dire que c’est à cette qualité de notre langue et de notre versification que nous devons d’être le peuple le plus chansonnier du monde, bien que nous ne soyons que de médiocres chanteurs. La chanson ne pouvait exister qu’en français. La phrase française, géométrique, carrée, adéquate à l’idée pure, toujours dualisée dans l’esprit ; et le vers latin ou grec, avec son mélange de brèves et de longues, ses césures de mots, ses enjambements, sa mélopée finale, sont deux essences aussi différentes l’une de l’autre que notre civilisation mathématicienne et savante diffère de la civilisation idéaliste des anciens. Le même génie qui a fait inventer aux modernes l’algèbre, la géométrie analytique, le calcul différentiel, la théorie de la lumière ; qui a produit les chefs-d’œuvre de Mozart, de Weber, de Rossini, et qui constitue l’esprit juridique de la Révolution, a créé la métrique de Racine et de Corneille.

LIV

C’est ainsi que la France, d’abord par la spontanéité de son génie, puis par la grammaire, la dialectique, la philologie comparée, a deux fois créé sa langue et s’est préparée pour le grand poëme.

Voyez ses écrivains : ils le pressentent, ils en ont l’ivresse.

D’abord, ils ne sont plus chrétiens. Chose inouïe depuis que l’homme a conquis l’usage de la parole, c’est le poëte qui aujourd’hui renie sa religion. Ils chantent les dieux de la fable, le vin, l’amour, la gloire et toute la nature : le christianisme ne va pas à leur muse. Ils s’ennuient de Dante et de Tasse, ils s’ennuieront de Milton. Les psaumes de Marot, bons pour le prêche, ne seront pas lus dans les cercles. Corneille, vieux, traduit l’Imitation en mendiant son pain ; Athalie, Esther, les deux belles Juives, suspectes de dévotion, sont un moment méconnues ; les poèmes de la Religion et de la Grâce ne sortiront pas de la poussière des petits séminaires. Fénelon n’écrit que de l’abondance d’Homère : son Télémaque, qu’on prendrait pour une traduction, est le plus beau monument de la prose française, et tout noble que soit l’auteur par sa naissance, tout prêtre que l’ait fait sa religion, il se soucie aussi peu de la féodalité que du gothique. Bossuet met la dernière main à l’édifice catholique et prononce l’oraison funèbre de l’Église ; comme Pascal, il nous initie à la polémique et à l’histoire, en exterminant les prétendus réformés. Béni sois-tu, évêque intrépide ! Ta philosophie, prise à Descartes, un profane cependant, ne vaut rien : elle a fini en Spinoza. Ton système providentiel est coulé bas, ton exégèse fait sourire les linguistes ; il est seulement dommage qu’au lieu de coucher en latin ta dissertation sur le pape, tu ne l’aies pas mise en français. Tu nous as fait voir l’absurdité des églises scissionnaires : sois tranquille, nous appliquerons à l’Église mère la catapulte. Tu ne pouvais souffrir d’hérétiques : nous ne souffrirons pas même d’orthodoxes… Mais ton grand style, mais ton moule incomparable, nous reste, comme les poinçons et les matrices de Gutenberg ; mais ton christianisme est le chef-d’œuvre de la symbolique humaine : tu subsistes, tu vis, tandis que les Châteaubriant, les de Maistre, les de Bonald, n’ont de valeur que par la Révolution, qu’ils singent en la contredisant.

Un autre trait de la physionomie des écrivains français est leur universalisme. Dans l’idiome savant qu’ils créent, comme dans les sujets qu’ils traitent, ils absorbent, s’assimilent, latins, grecs, orientaux, italiens ensuite et espagnols, tout ce que les langues civilisées offrent de plus beau en fait de tours, de figures, de pensées, de constructions. C’est là leur catholicité à eux. Où vont-ils ? quelle pensée est la leur ? quelle est cette fusion ou cette confusion ?… Ce n’est pas ainsi qu’en use l’Anglais, tarifant les livres étrangers à trente fois leur valeur, repoussant toute idée et toute forme venue du dehors, comme si déjà, propriétaire en imagination de la moitié du globe, il n’avait plus, pour consolider son capitalisme, qu’à abolir autour de lui toute pensée et toute langue.

L’œuvre des lettrés du 17e siècle peut se définir une transfusion dans l’âme française du génie des anciens peuples. Ainsi firent les lettrés du temps d’Auguste ; ainsi avaient fait auparavant, et de siècle en siècle, les Grecs, prenant à chaque époque de leur histoire pour matière et vêtement de leur pensée les produits des époques antérieures ; ainsi feront jusqu’à la fin des temps toutes les littératures. Cela les empêche-t-il de rester ce qu’elles doivent être toujours, à peine de nullité, de leur nation et de leur temps ? Loin de là, elles ne le peuvent être qu’à cette condition. L’esprit s’alimente de lui-même, et de quoi grandirait-il, sinon de ses propres pensées ?

Corneille nous donne les Romains et les Espagnols : ses pièces ne me paraissent plus représentables, tant le mauvais goût de son siècle, les sentiments faux et outrés, le style baroque y abondent. Mais Corneille est l’auteur de quelques centaines de vers les plus prodigieux qu’ait entendus le monde poétique, et qui seul suffiraient à démontrer la réalité du progrès dans l’expression du beau par la littérature et l’art. Or, à quoi Corneille est-il redevable de ces vers ? Tout à la fois à la condensation dans sa pensée de l’esprit antérieur, et à la qualité particulière de sa langue. C’est à cette métrique, qu’on essaie en vain de déshonorer depuis qu’on en a perdu le secret, que Corneille a dû ces vers sublimes, taillés d’équerre dans un granit qui durera plus que les marbres du Parthénon et les pyramides de Thèbes.

Racine, avec moins de vigueur peut-être, mais avec plus de perfection que Corneille, fait passer dans notre littérature l’âme de Virgile, de Tacite, de Sophocle, d’Euripide, de la Bible, tout ce qu’ont de meilleur les Latins, les Grecs, les Hébreux. Comme Virgile, il excelle à tirer l’idéal de situations horribles, devant lesquelles les anciens échouaient. Châteaubriant attribue au génie chrétien la supériorité de la Phèdre de Racine sur celle d’Euripide. Faux jugement : Racine eût fait preuve d’un médiocre talent, s’il n’avait fait que reproduire un idéal plus parfait. Ce qui fait son triomphe, c’est que dans nos mœurs, telles quelles, la pensée de l’inceste entre une belle-mère délaissée, qui un moment se croit veuve, et son beau-fils, pensée qui plane sur toute la pièce, est odieuse, tandis qu’elle ne l’était pas dans les mœurs anciennes : témoin l’histoire d’Absalon, qui, d’après le conseil d’Achitophel, jouit des femmes de son père aux applaudissements de tout Israël ; témoin cette autre histoire d’Adonias, frère aîné de Salomon, qui, aspirant à la couronne, demanda pour femme la jeune Sulamite qu’était censé avoir possédée son père, et fut mis à mort, non pour sa pensée incestueuse, mais pour sa maladroite ambition.

Molière, dont l’originalité est si vantée, ne fait pas autre chose que Racine et Corneille. Nourri de la substance des anciens, qu’on peut se dispenser de connaître quand on l’a lu, il les recrée dans sa langue, et le même hexamètre qui avait servi à Corneille pour le sublime devient entre ses mains un instrument qui, par le comique, semble reculer les bornes du sens commun.

Celui que j’admire entre tous, non pour sa puissance poétique, mais pour l’intégrité de sa raison, est Boileau.

Quand je songe à l’état de platitude et d’affectation où était tombé, par la prostration catholique, le génie français au commencement du 17e siècle ; quand je vois cette obstination de mauvais goût et de pédantisme qui distinguait un Scudéri, un Cotin, un Scarron, un Chapelain et tant d’autres qu’accueillaient avec délices et la cour et la ville, j’avoue que je suis tenté de donner la palme au ferme esprit qui seul fit face au torrent, et à qui l’on ne peut reprocher la plus petite transaction.

Boileau certes n’est pas lyrique, et je lui sais presque autant de gré de son ode sur la prise de Namur qu’à Voltaire de sa Henriade. Le lyrisme, grâce au ciel, n’est pas de notre littérature ; comme la poésie épique, il appartient aux époques religieuses ; il tombe lorsque s’ouvre l’âge révolutionnaire. Je l’ai dit, nous sommes chansonniers, rien de plus. La Révolution a produit sa Marseillaise, et trente ou quarante chansons de Béranger suffiraient, par les principes déjà invoqués, à nous assurer la prééminence sur Horace, Pindare et David. Boileau, par le Lutrin, ressuscite l’ironie gauloise, bien supérieure au sel attique, nécessaire pour contre-peser les bouffissures de Corneille et les tendresses de Racine, mais que déshonorait le burlesque.

On a regretté sa satire sur les Femmes : j’en voudrais, pour notre temps, une seconde et meilleure édition. Est-ce donc le sexe qui est en cause, et non pas cet érotisme dégoûtant qui perd la jeunesse et la famille, aujourd’hui comme au siècle de Louis XIV ? Boileau est-il misanthrope, parce que dans une autre de ses satires il semble faire le procès à l’humanité ? Il n’est pas plus haïsseur des femmes parce qu’il flagelle, sous une hyperbole de convention, leur mauvaise éducation et leurs mauvaises mœurs.

J’aime tout Boileau, même la satire sur l’Équivoque, dont je voudrais, pour l’instruction des contemporains, donner un commentaire.

Au reste, M. de Lamartine, après avoir instruit le procès et dit tout le mal possible de Boileau, a fini par conclure que c’était la conscience la plus probe, l’esprit le plus indépendant, l’âme la plus démocratique du 17e siècle, et que, quand il s’en mêlait, il faisait les vers comme Racine et Corneille. Puisse la postérité se montrer envers l’auteur des Méditations, des Harmonies, de Jocelyn, aussi favorable !

LV

Je ne puis me détacher de cette merveilleuse histoire. J’ai dit la physionomie générale des combattants, et décrit leur armure : quelques mots sur les opérations.

De Gargantua au Mariage de Figaro, 1533-1785, la campagne est conduite avec un ensemble, une persévérance, qui feraient croire à de la préméditation, si nous ne savions que rien ne ressemble plus à la préméditation que la logique des faits. La Révolution est l’œuvre des lettrés. À force de dégager la pensée sociale, l’idée purement rationnelle, des mythes du paganisme, auquel ils ne croient plus, et des mystères redoutables du christianisme, auquel ils se gardent de toucher, ils ont conduit la civilisation, du fossé où l’avait versée la Réforme, aux sommets lumineux de l’Humanisme, montrés de loin par Lessing, et dont 93 effectua la première ascension.

Connaissent-ils le but de leurs travaux, l’idée centrale sur laquelle pivote leur pensée ? Non, et c’est pour cela que tant de critiques ont pris la littérature française pour une littérature d’amateurs.

Les anciens, Homère, Virgile, avaient leur matière donnée dans la société contemporaine et la tradition. Les écrivains français, au contraire, ont pour mission de créer leur propre matière. Qu’offrait d’épique la France féodale, dans ses mœurs, ses guerres, ses institutions et toute son histoire ? Rien. La France féodale est une répétition de la Grèce des Héraclides, de la Rome patricienne ; et, je l’ai dit, la muse épique ne se répète pas. Fille aînée de l’Église, la France du moyen âge est pour les lettrés un anti-christ. Charlemagne est devenu mythologique ; on n’en connaît pas même la langue. Les croisades sont oubliées, ensevelies dans le ressentiment des princes et des peuples ; la guerre de cent ans, Jeanne d’Arc, la Réforme, tout cela est misérable. On ne regarde seulement pas les cathédrales. Quant aux communes, concurrence bourgeoise à la féodalité nobiliaire, absorbées depuis dans l’unité monarchique, maintenant que la noblesse s’en va elles n’offrent plus d’intérêt. Toutes les conditions littéraires sont ici renversées ; et nous nous étonnons qu’avec des qualités de premier ordre, nos écrivains du 17e siècle, surtout les tragiques, offrent des défauts si choquants ! Point d’épopée, point de tragédie : ce qu’ils en ont essayé est miracle. Ce qui les arrête, et qu’on ne veut pas voir, est la dépression des esprits, le retard du siècle ; c’est que la réalité nationale, le sujet épique duquel doit rayonner toute œuvre de poésie, n’existe pas.

Nature, humanité, patrie, Justice, raison, tout s’était affaissé sous l’étreinte du catholicisme. Avant de chercher leurs rimes, les poëtes avaient à relever le monde.

Pendant trois siècles, la Révolution fut leur rêve. D’abord, avec un sens parfait et une raison supérieure, ils détournent la France du protestantisme.

La littérature moderne a fait ses preuves en matière de tolérance : il suffit de rappeler Voltaire et les auteurs de la Ménippée. Mais, après qu’on a gémi sur les persécutions et les massacres, il faut avouer que le protestantisme avait au moins le tort de fausser la marche de l’esprit humain, et revenir, sur le compte de la Réforme, à l’opinion des lettrés, exprimée par Henri IV : Paris (la Révolution) vaut mieux qu’une messe.

Sous Richelieu, Mazarin et Louis XIV, les lettrés se rangent du côté de la couronne contre la féodalité. Aux funérailles de celle-ci ils ont tenu les coins du poële ; grâce à eux surtout, la royauté française s’est reconnue. Quoi qu’ait écrit Saint-Simon, avocat d’un ordre de choses évanoui ; quoi que ressasse à sa suite une démocratie absurde, notre jugement sur Louis XIV doit être celui de Voltaire. Avant lui, il n’y avait pas eu véritablement de roi de France : c’était toujours un chef féodal. Il fallait un homme qui, faisant tout plier sous le niveau d’une loi commune, ralliât la nation et grandît la royauté en sa personne de tout l’abaissement de la noblesse. Pour ce rôle d’orgueil, qui enchanta nos pères et servit de transition à d’autres fins, Louis XIV fut sans pareil. La religion, les traditions, les idées chevaleresques, eussent pu le faire mollir ; l’applaudissement des lettrés lui fit un cœur d’acier. Quand il prit Mme de Maintenon, l’homme ne pouvait plus s’amender : dans la voie où il avait fait entrer le despotisme, les ordres supérieurs anéantis, il n’y avait d’issue que la Révolution.

Mais, tout dévoués qu’ils se montrent à la monarchie et au prince, les lettrés forment une société indépendante et égalitaire ; placés sous la protection des muses, ils se constituent en république, et ni Richelieu, ni Louis XIV, ni Napoléon, n’oseront le leur imputer à crime. République des lettres ou liberté de penser, c’est tout un, qu’en dites-vous ? Les lettrés aussi ont leur spirituel ; mais, plus forts que l’Église, ils convertiront le monde à la démocratie, qui déborde dans leurs livres.

Il y eut un moment de péril.

L’éclat qu’avaient fait rejaillir sur la religion les sciences et les lettres devait produire une recrudescence de piété, et faire lever un vent d’intolérance.

Je regarde, quant à moi, la révocation de l’édit de Nantes comme un fait d’histoire aussi nécessaire, les circonstances données, que l’avait été cent soixante-huit ans auparavant la protestation de Luther. C’est la France tout entière qui, après les brillants travaux de controverse et d’exégèse de son clergé, se laisse aller à l’idée de rétablir l’unité dans la religion comme on l’avait établie dans l’État, idée tout à fait de notre pays, et que je m’étonne de voir poursuivie de tant d’injures par la démocratie jacobinique. Le catholicisme était si grand, si beau, dans les écrits des nouveaux Pères !… Comme toujours la royauté fut l’organe de la nation : il est absurde de rapporter un pareil acte à des commérages de dévotes. La révocation de l’édit de Nantes n’est pas plus l’œuvre de Mme de Maintenon que l’expulsion des Jésuites ne sera plus tard celle de Mme de Pompadour. Elle est le résultat de notre génie centralisateur, un instant fourvoyé par la ferveur religieuse.

En ce moment les lettrés durent garder le silence : il n’y aurait pas eu sécurité pour eux à laisser échapper un mot de blâme ; la nation se fût levée pour la politique royale. Heureusement, la même cause qui avait allumé l’incendie l’éteignit.

On avait fait appel à l’unité : le sermon de Bossuet sur l’Unité de l’Église est de 1681. Cette unité, Louis XIV, comme chef de l’état gallican, faillit un moment la compromettre à propos de la régale, en se brouillant avec le pape, 1682. Mais le nuage se dissipe vite : Louis XIV poursuit le plan d’unité, d’abord contre les protestants par la révocation de l’édit de Nantes, 1685 ; puis contre les quiétistes, par la condamnation de Fénelon, 1699 ; enfin contre les jansénistes, auxquels il impose la bulle Unigenitus après s’être réconcilié avec le saint-siége, 1713. On n’est pas plus unitaire, disons plus Français, que Louis XIV :

Ce monseigneur du Lion-là
Fut parent de Caligula.

Il n’en fallait pas tant pour calmer la fièvre d’unité. Bientôt la littérature, qui n’avait fait que sourire, osa parler : en 1721 parurent les Lettres persanes ; en 1736, les Lettres philosophiques. Au cimetière de Saint-Médard finit sous les huées l’école rigoriste de Port-Royal ; 1764 apprit au monde la suppression des Jésuites. Sous l’action combinée de la philosophie et des lettres, les deux colonnes de la chrétienté gisaient à terre.

À cette époque, un vent nouveau souffle sur la littérature.

Dominée jusqu’alors par le subjectivisme de l’idée, qui fait le fond de notre caractère et de notre langue, qui seul peut faire triompher la raison du pyrrhonisme moral et spéculatif, et qui constitue l’essence de la Révolution, la littérature française semblait privée de ce sentiment de la nature et de l’humanité qui tient plus de l’émotion organique que de la Justice. J.-J. Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre se chargèrent de combler cette prétendue lacune. Mais déjà l’on put voir combien ce sentiment affecté de la nature traînait de corruption à sa suite, non-seulement pour les lettres, mais pour l’intelligence de la nation et pour ses mœurs. L’amour de la nature, de même que la douceur envers les animaux, doit naître, chez l’homme civilisé, de la considération de lui-même et du sentiment élevé de la Justice. Car, pour peu que vous donniez d’essor à cette sensibilité où la bête a plus de part que l’esprit, elle ne sera bientôt, comme la charité chrétienne, qu’hypocrisie de la conscience, ramollissement du cerveau et défaillance du cœur.

Quoi qu’il en soit de l’influence de Rousseau et de son école, c’est à partir de la suppression des jésuites que la décomposition de la vieille société devient générale. À travers les lézardes de la monarchie, la Révolution apparaît. En 1774, elle fait son entrée aux affaires, incarnée dans Turgot ; 1788, convocation des États-généraux ; 1789, l’action commence.

Depuis lors, nous sommes en pleine épopée. Tous tant que nous sommes, lettrés et illettrés, ouvriers, paysans, soldats, bourgeoisie et plèbe, nous faisons de la matière épique. Tout gravite, tout roule sur la Révolution. Et cette Révolution est devenue européenne ; elle embrasse la terre dans son étendue, le genre humain dans ses races, la civilisation dans ses principes, la vie universelle dans son action, et toute idée se résout et s’efface dans son idée.

LVI

À présent, dites-moi, comment, à peine la Révolution éclose, la littérature qui avait tant contribué à la produire, a-t-elle fait tout à coup volte-face ? Comment a-t-elle renié son objet, méconnu son principe, trahi sa cause ? Comment, depuis le commencement du siècle, ne cesse-t-elle de combattre les deux grandes forces de l’humanité, la Liberté et le Droit ?

Tout ce que la littérature française, dans son élaboration révolutionnaire, avait travaillé avec amour, tout ce qu’elle avait admiré, glorifié, consacré, on l’a vue le désavouer ensuite et le flétrir. Elle a démoli ses chefs-d’œuvre, abjuré ses idées, changé son style, désarticulé sa poésie, corrompu sa langue. Elle a quitté la raison pour la fantaisie, et la fantaisie l’a conduite à l’infamie : autrefois, organe de la vertu de la nation, maintenant l’entremetteuse de ses débauches.

Précisons notre pensée.

La marche de la littérature française, après 89, était tracée. D’après les principes posés plus haut, il y avait à faire deux choses : 1o élever la pensée publique à la hauteur des événements, en faisant de l’histoire universelle l’épopée, du verbe universel le verbe de la Révolution : c’était la partie d’investigation archéologique, politique, philologique, économique ; — 2o dégager de la réalité sociale, plus largement conçue, l’idéal correspondant : c’était la partie plus spécialement littéraire.

La première partie de la tâche a été dignement commencée : il suffit de nommer, pour la science de l’histoire, Dupuis, Daunou, Châteaubriant, Guizot, les deux Thierry, Michelet, Thiers, Mignet, Poirson, Désobry, H. Martin, de Barante, Ferrari, et une foule d’autres ; pour la philologie, Volney, Abel Rémusat, Eugène Burnouf, Letronne, les deux Champollion, Raynouard, Stanislas Jullien, Bergmann, Pauthier, Littré, Guignault, Frank, etc.

Accordons, malgré la stérilité de leur éclectisme, une mention très-honorable à MM. Cousin, Jouffroy, et à leurs disciples, pour le mouvement qu’ils ont su imprimer à la philosophie.

Ces hommes, sans doute, ne s’accordent pas entr’eux ; ils représentent des tendances diverses, des principes opposés, et la réaction actuelle compte parmi eux plus d’un auxiliaire. Qu’importe ? Tous obéissent au même commandement, et jamais pareille phalange n’exécuta pareil défrichement. Tous ces noms marchent de pair avec ce que la science compte de plus illustre : Lavoisier, La Place, Monge, de Jussieu, Arago, Ampère, Cuvier, Saint-Hilaire, Bichat, Gall, Élie de Beaumont, Biot, Pouillet ; je demande pardon à ceux que j’oublie, car je cite de mémoire, et mon érudition scientifique ne va pas même jusqu’à connaître les noms de nos savants.

La seconde partie du travail consistait à remplacer, par une idéalisation nouvelle, le vieil idéal polythéiste, catholique, impérial, féodal, qu’une critique puissante venait d’anéantir à jamais.

Sur quels éléments devait reposer cette rénovation ?

Les anciens avaient fait du beau avec la beauté même. Leurs artistes et leurs poëtes n’avaient pas eu, ce semble, grand’peine à idéaliser des choses dont l’idée seule est déjà un idéal : la Jeunesse, la Force, le Courage, la Souveraineté, la Gloire, l’Amour, le Plaisir, l’Éloquence. Virgile, le premier, entrant plus avant que ses modèles dans la réalité complexe de la vie et dans les abîmes de l’âme, avait osé aborder des sujets tantôt plus tristes, tantôt réputés moins purs, ou bien d’une hauteur de pensée à effrayer la muse, et qui semblait créer une sorte d’incompatibilité poétique. C’étaient, par exemple, l’économie domestique agricole, la politique des césars, les théories de Platon et d’Épicure. Racine, dans Phèdre, avait suivi cette route, indiquée par Boileau, et dont les chefs-d’œuvre de l’ironie moderne, en fermant le retour à l’ancien idéal, faisaient pour la littérature une loi.

Le tumulte révolutionnaire apaisé, la critique fournissant de précieux matériaux, la littérature devait donc chercher son idéal dans tout ce qu’avait, pour ainsi dire, abhorré la poétique des anciens : le positivisme de la science, à la place du mythe et de la légende ; la Justice inflexible, qu’une tradition des Grecs donnait pour première femme à Jupiter, répudiée par celui-ci pour la riche et orgueilleuse Junon ; la Vertu gratuite, que la conscience stoïcienne avait trouvée trop lourde ; l’Égalité, dont la notion seule met à néant toutes les données antérieures de l’esthétique, et rend impossible la continuation sur l’ancien pied du travail littéraire ; l’Économie sociale, qui sous le régime d’inégalité ne pouvait être connue que de nom ; le Travail, rejeté par Virgile à la porte des enfers, parmi les sombres divinités de la souffrance et du mal ; le Mariage, vainqueur de l’amour, sévère à la poésie, que Virgile ose à peine toucher, qui ne réussit dans Homère que par la naïveté de la religion qui le couvre et que le monde a perdue ; les luttes de l’esprit humain, ses angoisses et ses triomphes, bien autrement terribles que les orages de la passion, seule réputée dramatique ; la Mort, enfin : tel était le thème imposé à la littérature par la nécessité de l’histoire et la loi même de l’art.

En deux mots, c’était la raison juridique, devenue par l’universalité de son application et de son influence principe du vrai, de l’utile et du beau, raison esthétique et raison des choses.

Dites-moi maintenant qui, parmi tant de gens de lettres éclos depuis la grande lutte, a compris le Droit, l’Égalité, le Travail ; qui a véritablement voulu la Révolution et aimé le prolétaire…. Hélas ! leur cœur est resté fidèle aux idoles d’autrefois ; ils n’ont pas eu l’intelligence de leur siècle, et nous assistons à la plus juste comme à la plus honteuse des décadences.

Sous l’influence de l’école de Rousseau, philosophes, orateurs, gens de lettres, à qui la tâche était échue de dégager de la cause de la religion la cause du droit, et d’élever l’éthique et l’esthétique sur un principe pur de tout mysticisme, ne trouvèrent rien de mieux que de livrer de nouveau la nation à la foi. L’écart avait été marqué par la fête de l’Être-Suprême ; le rapport du ministre des cultes Portalis sur le Concordat consomma l’apostasie. Maine de Biran, Royer-Collard, néoplatoniciens et néo-chrétiens, s’en firent les interprètes.

Dès lors tout fut dit. La Révolution avait annoncé le règne de la Justice, ce qui impliquait que la Justice, s’affirmant elle-même, loin de dépendre à l’avenir d’aucun idéal, devait servir elle-même de principe et de sanction à l’idéal. On nous fit voir, au contraire, que la Justice n’était autre que la volonté de Dieu édictée par le prince, créé lui-même de Dieu. En vain l’Empereur, élu du peuple, décrète au nom du peuple et de la Révolution ; en vain il légifère, codifie, organise : devenu fils de l’Église, il n’a plus qualité pour commander l’État. Son autorité est une autorité usurpée. Le droit qu’il proclame n’est pas du droit, c’est de l’anarchie, une machine infernale dont la bourgeoisie athée de 89 s’est traîtreusement servie pour détruire nobles, prêtres et monarque, mais dont il lui est défendu, à lui transfuge de la Révolution, de tirer une étincelle. Il faut qu’il parte, qu’il cède la place au roi légitime….

Or, le droit est l’âme de l’épopée, la substance de toute littérature. Nier la Révolution dans son droit, c’est la nier dans son expression littéraire. Et comme, depuis la fin du moyen âge, la littérature française appartient tout entière à la Révolution, qu’elle n’a de sens et de portée que par la Révolution, désavouer celle-ci, c’est déclarer celle-là bâtarde, nulle.

On n’y a pas manqué.

De Maistre et Châteaubriant, les deux bardes de la réaction, donnent le signal. À leur suite, le romantisme commence la démolition. L’idéalité religieuse redevenant le principe et le gage de la société, l’affaire principale de la vie, autant élevée au-dessus des intérêts terrestres que le ciel est élevé au-dessus de la terre, l’idéalisme, dans la philosophie et dans l’art, redevient son objet à lui-même, son principe, sa fin, le principe et la fin de la Justice. Comme on a la prétention d’aimer Dieu pour Dieu, de même on philosophe pour philosopher, on fait de l’art pour l’art ; bientôt, et ce sera le comble, on enseignera l’amour pour l’amour. Chercher dans la réalité vivante de nouveaux motifs à l’idéal, ce serait l’asservir, placer au dernier rang ce qui doit être au premier, convenir que les poëtes et les artistes sont dans la procession humanitaire ce que sont dans une armée les fifres et les tambours ! L’art pur, la philosophie pure, affranchis, comme le voulait Schelling, de toute considération d’utilité et de réalité, priment la science et la morale : à leurs lauréats il appartient de régler les droits du travail et de conduire le troupeau des nations.

La contre-révolution s’accomplit ainsi dans les intelligences, en attendant que l’heure soit venue de l’accomplir dans les choses. Par l’admiration du gothique, qu’avait dédaigné le dix-septième siècle, on revient aux mœurs féodales ; par la religiosité, à la Bible. Le peuple est oublié, le travailleur mis en suspicion, l’économie violée à outrance, l’égalité déclarée séditieuse. Alexandre, réalisant par la conquête de l’Asie la pensée d’Homère, couchait avec l’Iliade ; Napoléon, qui ne rencontre au lieu d’écrivains que des dilettanti ; qui, dans l’abandon universel du verbe révolutionnaire, ne comprend plus rien à l’épopée dont il est à la fois l’Achille et l’Alexandre, Napoléon fait ses délices d’Ossian !… Toutes les têtes sont prises du même vertige. Le théologique Dante, le désespéré Byron, deux caractères anti-français, prennent dans l’opinion la place de Voltaire. Racine est mis au pilori, Boileau traité de joueur de quilles, La Fontaine de préjugé national, Rabelais d’infâme cynique. Cela s’imprime, se publie, jusqu’en 1857, la démocratie appelée à souscrire. On fait grâce à Corneille, moins pour ses éclairs, pour son vers architectural, qu’on se soucie peu d’imiter, que pour son enflure espagnole et l’invraisemblance de ses plans. On épargne Molière, je n’ai jamais su deviner pourquoi. L’horreur du classique est allée jusqu’à la négation du vers français, incommode par sa césure et sa rime, et trop au-dessous de génies si puissants.

LVII

J’aurai occasion, dans ce volume, de revenir sur la décadence des lettres françaises, d’en toucher de plus près la cause, et d’appuyer mon dire des plus illustres preuves.

Qu’il me suffise, pour terminer, de constater deux choses : l’une, avouée de tout le monde, que notre littérature est en pleine déroute ; l’autre, que je crois avoir mise hors de contestation, que la littérature contemporaine n’a rien compris au mouvement des deux derniers siècles ; qu’incapable de dégager l’idée révolutionnaire, elle s’est rattachée à des types hors de service, et que par là elle n’a servi qu’à glorifier la réaction et enluminer nos débauches.

Est-ce le talent qui manque aux littérateurs et aux artistes ? Non : ils ont du talent à revendre, du génie même, puisque le mot leur plaît. Seulement il leur manque deux qualités sans lesquelles la Révolution est incompréhensible et le génie moins que rien : l’amour du travail et le sens moral.

Est-ce le goût qui fait défaut ? Non encore : le goût est plus exercé, plus sûr qu’il ne fut jamais ; la preuve est que, malgré les réclames des coteries, il n’y a pas une renommée qui fasse illusion.

Les études ont-elles faibli ? Jamais, au contraire, pareils trésors ne furent mis à la disposition de l’homme de lettres. Histoire, langues, mœurs, antiquités, littératures anciennes et modernes, du nord et du midi, de l’orient et de l’occident ; systèmes religieux, légendes, tout a été fouillé, recueilli, mis en lumière ; l’humanité tout entière n’aura bientôt plus rien à nous fournir. La philologie et l’érudition ont rempli leur devoir ; à aucune époque elles n’avaient mérité des palmes plus glorieuses.

Le public a-t-il disparu ? Encore moins. Les cent hommes de goût pour lesquels Voltaire se vantait d’écrire seraient cent mille, si Voltaire écrivait encore.

Quel est donc ce prodige, qu’avec des talents au moins égaux, un goût plus exercé, des études plus fortes, un public plus intelligent et plus nombreux, la littérature décline si rapidement ?

Comme l’arbre tombe du côté où il penche, ainsi en est-il de toute littérature. La raison des choses veut que dans la société l’idéal, au lieu de commander, serve : c’est le principe contraire que suivent nos gens de lettres. Depuis cinquante ans la littérature française, aspirant à vivre exclusivement par l’idéal et pour l’idéal, a déserté la Révolution et la Justice ; par cette apostasie, elle a trahi sa propre cause. Elle s’annonçait comme la raison du siècle, et elle n’a pas même à son service un paradoxe. Elle s’est reposée dans l’idéalisme, et elle n’a plus d’idéal. En vain la philosophie lui offre ses hautes conceptions, la science ses découvertes, la guerre ses lauriers, le travail ses merveilles ; en vain elle s’agite et crie à s’étourdir : Progrès, progrès !… Vain espoir. Pour elle tout se dépoétise ; le progrès est à reculons, la philosophie ennuyeuse, la science froide, le travail ignoble.

Et plus elle déchoit, plus elle s’aveugle ; elle ne comprend même pas la raison de ces idéalités qu’elle est impuissante à faire revivre ; elle en est venue à méconnaître cette vérité élémentaire, que tout idéal, comme toute idée et tout verbe, est donné à l’artiste dans la conscience du peuple, et que le peuple n’idéalise que ce qui lui paraît juste.

Pourquoi les religions furent-elles toutes, dans leur jeunesse, si poétiques ? C’est que le peuple voyait en elles l’expression de la Justice, dans les dieux la personnification de ses propres sentiments.

Pourquoi, malgré les efforts des Châteaubriand, des Lamennais et de toute l’école romantique, le christianisme a-t-il perdu sa poésie sans retour ? C’est que le christianisme, depuis la Révolution, ne représente plus la Justice ; il représente l’ancien régime.

Pourquoi les héros d’Homère et d’Hérodote, les Romains de Virgile et de Tite-Live, les guerriers de la croisade et de la Révolution, demeurent-ils entourés d’une si glorieuse auréole ? Pourquoi les soldats de Jemmapes, de Fleurus, de Zurich et de Marengo, semblent-ils plus grands que ceux de Wagram et de la Moscowa ? C’est que les premiers combattaient pour la Justice et la patrie, tandis que les autres étaient armés pour la politique et l’ambition.

Quelques-uns, dites-vous, ont essayé, de notre temps, d’interroger le peuple, et n’en ont rien tiré. La Révolution a eu ses historiens, le socialisme ses orateurs, l’atelier ses chantres : qu’y trouve-t-on ? Le livre aux sept fermoirs a été ouvert ; les pages sont blanches. Ce que l’état révolutionnaire des masses a inspiré de mieux, en prose et en vers, se réduit à quelques réflexions d’une philanthropie sceptique, et rentre dans la littérature désolée qui sortit des ruines accumulées par la Révolution.

À cette objection, je n’ai qu’une réponse : Est-ce que vraiment la Révolution est faite ?…

Oh ! n’attendez pas que le peuple idéalise vos chemins de fer, instruments de sa servitude ; vos machines, qui, en le supplantant, l’abêtissent ; vos banques, où s’escompte le produit de sa sueur ; vos bâtisses, que sa misère n’habitera pas ; votre grand livre, où il ne sera jamais inscrit ; vos écoles, pépinières d’aristocrates ; vos codes, renouvelés du droit quiritaire. Le peuple se souvient de la Bastille, du 10 août et de la réquisition ; il a oublié le reste, car le reste ne lui a de rien servi. Il n’aura pas même un écho pour vos expéditions, soigneusement dégagées de tout intérêt révolutionnaire. Son cœur, desséché par vous-même et que ne féconde plus l’idée, est mort à l’idéal, et votre dégradation sans remède.


DIXIÈME ÉTUDE


AMOUR ET MARIAGE


Monseigneur,


J’aborde une question que le vœu de continence a de tout temps rendue chère aux personnes engagées dans les ordres, et qui m’attirera, j’en ai peur, parmi le monde dévot, bien des lecteurs et des lectrices. Je vais parler de l’amour, sous toutes les formes ; de la société conjugale, dans ce qu’elle a de plus intime, et j’aurai à faire d’étranges révélations.

Que le Séraphin qui purifia les lèvres du prophète daigne toucher aussi les miennes, afin que dans cet érotique sujet, sur lequel mes études ne m’ont pas habitué à discourir, il ne m’échappe rien qui en échauffant les sens scandalise les âmes, et que ma parole reste chaste comme le regard du médecin, comme le scalpel de l’anatomiste.

I

Commençons par ce qui me regarde.

La souillure que mon biographe a essayé de jeter sur ma vie, le respect que je dois aux miens, la nature même du reproche, sur lequel le public est en droit d’exiger que je m’explique dogmatiquement : tout ici justifie cette intervention de ma personne.

Après une histoire ridicule de pommes de terre et de soupe aux choux, imaginée à seule fin de me représenter comme un goinfre dont la pauvreté fait toute la tempérance, M. de Mirecourt continue en ces termes le récit de mes sensualités :

« À cette sobriété remarquable, Proudhon joignait ou semblait joindre une continence cénobitique. Ni sollicitations ni moqueries ne le décidèrent à faire un pas avec les railleurs du côté de la débauche. Cet homme étrange écrivait sur la chasteté des lignes qu’on pourrait croire tombées de la plume d’un Père de l’Église. » (Suivent les citations.)

« En voyant Pierre-Joseph professer une vertu aussi pure, on se demande si la vertu était sa conseillère.

« Les chefs de secte, les orgueilleux, les génies brouillons, qui de siècle en siècle s’attribuent le titre de réformateurs, cherchent toujours à passer pour chastes. Ils savent combien on admire ceux qui paraissent au-dessus des passions et des faiblesses de notre pauvre humanité. Nous voyons là système et calcul, mais de vertu pas l’ombre.

« Qu’il suffise de rappeler à M. Proudhon dans quelles circonstances a eu lieu certain mariage à Sainte-Pélagie, pour le convaincre que l’ange des légitimes amours n’a pas toujours veillé au chevet des plus chaleureux apôtres de la continence. Croyez-vous, sectaires menteurs, que nous allons vous laisser intacte autour du front cette auréole usurpée ? »


Comme dernier coup de pinceau, il ajoute que j’ai fait bénir mon mariage par le prêtre, et présenté les enfants qui en sont provenus aux fonts baptismaux.

Tout est permis à qui combat pour une sainte cause. Je veux croire cependant que lorsque M. de Mirecourt a écrit ces lignes, emporté par son zèle pour l’Église, il a oublié que le soupçon dont il se faisait l’écho ne tombait pas sur moi seul, qu’il atteignait une personne qui ne recherche pas la célébrité, et dont la philosophie n’alla certes jamais jusqu’à mettre les sacrifices de l’amante avant la dignité de l’épouse. Que ne remontait-il plus haut, dans ma vie de garçon ? il y eût trouvé son affaire, et il aurait échappé à l’indignité d’outrager une femme.

Qu’il me suffise donc à mon tour de dire, pour celle qui ne devait jamais figurer dans ce honteux débat, que mon incarcération a eu lieu le 4 juin 1849, ma première sortie le 26 décembre de la même année, pour une assemblée du Peuple ; ma seconde sortie huit jours après, pour la célébration de mon mariage, et que mon premier enfant est venu au monde le 18 octobre 1850, comme on peut le vérifier sur les registres de la mairie du 12e arrondissement.

Quant à ce qui est de la bénédiction ecclésiastique et du baptême, je n’y eusse point répugné, peut-être, avant 1848, à une époque où l’esprit de tolérance qui animait tous les citoyens et s’imposait au clergé faisait de cette cérémonie la chose la plus insignifiante pour un philosophe. Après la réaction de 1848, 1849, 1850 et 1851, j’ai cru qu’il m’était défendu de transiger avec qui me proscrivait, et j’ai mis autant de religion à m’abstenir que j’eusse mis de condescendance, dix années auparavant, à m’exécuter.

Mon mariage, Monseigneur, bien qu’il n’ait pas été contracté devant l’Église, et précisément parce qu’il n’a pas été contracté devant elle, a été l’acte de ma vie le plus libre, le plus réfléchi, le plus désintéressé, le plus dégagé de tout motif d’ambition, de caprice, de passion ou de contrainte, le plus pur, de quelque côté que je l’envisage, et j’ose dire pour cette raison le plus digne et le plus méritoire. Que la satire dénonce les galanteries d’un individu, c’est déjà une atteinte à la vie privée que rien n’excuse ; dès qu’elle touche au mariage elle devient sacrilége, et elle donne droit à la plus énergique répression. Comme il s’agit d’une autre réputation que de la mienne, et que, malgré de grands exemples, il entre dans mes principes qu’un homme de sens n’anticipe pas sur le jour de ses noces, je me devais, je devais à la cause que je défends et au respect du peuple, de faire cette déclaration.

II

À nous deux, maintenant, Monseigneur.

Je connais votre thèse favorite, saisie avec tant d’à propos par mon biographe : Vide de la foi, abandonné de la grâce, le cœur de l’impie devient un abîme de corruption, et cette corruption éclate surtout par l’impudicité. Ceux qui manquent à la religion sont livrés à Asmodée, le démon de la chair, qui étrangla les sept premiers maris de Sara.

La chair et ses œuvres ! c’est un sujet que vos prêtres, voués quand même au célibat, aiment à fouiller, pour la diffamation des libres penseurs et leur propre gloire. Fouillons donc, et s’il se trouve que l’Église, avec ses airs de vierge, a fait sur ce point comme sur tous les autres rétrograder la morale, j’aurai le droit de lui dire : N’accusez pas, si vous ne voulez pas qu’on vous accuse.

Oui, Monseigneur, je suis chaste ; je le suis naturellement, par inclination, par incompatibilité d’humeur, si je puis ainsi dire ; je le suis surtout par respect pour la femme. Comme je ne tiens pas le moins du monde à passer pour un héros de chasteté, je vous énumère toutes les raisons qui peuvent diminuer en moi le mérite de ma vertu.

Ceci toutefois ne veut pas dire que j’aie été toujours d’une continence parfaite. Il existe, vous le savez, une grande différence entre ces deux choses, dont l’une ne suppose pas toujours l’autre, la chasteté et la continence. J’oserai même dire que la continence est la vertu de ceux qui ne sont pas chastes, parce que, plus l’homme est chaste, moins la continence lui est pénible, moins son amour a besoin de réalisation charnelle. Épicure, en suivant cette donnée, allait jusqu’à prétendre que volupté et chasteté sont synonymes.

Eh bien ! ne voilà-t-il pas un beau texte de déclamation, qu’en un siècle de libres amours, malgré ma chasteté naturelle il me soit arrivé, sans doute plus d’une fois, de pécher contre la vertu de continence ? Où donc aurais-je appris à soutenir une pareille lutte ? Où sont les principes qui régissent la matière ? Où les exemples ? Et quand l’incertitude est dans toutes les âmes, quand l’incontinence règne partout, depuis la caserne jusqu’à l’Église, est-il judicieux, est-il décent de venir remuer cette vilenie ? Qu’est-ce que la virginité plus ou moins authentique d’un écrivain peut faire à la république sociale ? Que font à l’Église les fornications de ses moines et moinesses, de ses prêtres, de ses cardinaux et de ses papes ? Vous me reprochez d’avoir connu ma femme avant la cérémonie : c’est la mode en Suisse et dans d’autres pays. Je répète que, quant à moi, l’imputation est calomnieuse ; mais quand cela serait, quand il serait vrai qu’avant de me marier au 5e arrondissement je l’ai été, comme tant d’autres, au treizième, que pouvez-vous en conclure, en ce temps de fornication universelle, je ne dis pas contre mes principes, mais contre mes mœurs ? Je connais tels et tels qui se font un point d’honneur de se passer, pour leurs unions, et de l’acte civil et de la bénédiction ecclésiastique : tant le contrat matrimonial, déshonoré par l’intérêt, leur paraît contraire à la dignité de l’amour et leur inspire d’horreur. Je ne partage pas, du moins pour ce qui regarde l’acte civil, cette manière de voir, mais je n’en tire aucune conclusion contre l’honorabilité des personnes. Ces gens-là se trompent, à mon avis, par l’excès même de leur délicatesse : voilà tout. Pourquoi, aujourd’hui que vous avez tant besoin d’indulgence, prêtres et évêques, n’agissez-vous pas de même ? Vais-je m’enquérir si vous avez ou non des concubines et des bâtards ? Entre honnêtes gens, on se tait sur ces misères, qui ne touchent pas au fond des choses et n’accusent que l’ignorance où la société est encore, sur cette question des sexes, du droit et du devoir. Rappelez-vous ce que répondait Marc-Antoine à Octave, son collègue, qui lui reprochait ses farces avec Cléopâtre : Quid te mutavit ? quod reginam ineo ? Uxor mea est. Nunc cœpi, an ab hinc annos novem ? Tu deinde solam Drusillam inis ? Ita valeas, uti tu hanc epistolam cùm leges, non inieris Tertullam, aut Terentillam, aut Ruffillam, aut Salviam Citisceniam, aut omnes ? Anne refert ubi et in quam arrigas ?… Voilà, Monseigneur, si j’étais tel qu’on a voulu le faire entendre, ce que j’aurais le droit de dire à bon nombre d’entre vous, et que je ne me permettrai pas même de vous traduire.

Attachons-nous donc à la question : je n’ai eu d’autre but, en m’exécutant de bonne grâce, que d’y arriver plus vite.

Or, la question, puisque vous prétendez tirer une induction contre la philosophie de l’incontinence dans laquelle peuvent tomber les philosophes, bien qu’ils n’y tombent pas tous, bien que ceux qui tombent soient en général dans leurs chutes, les plus réservés des hommes ; la question, dis-je, est de savoir si cette incontinence, telle quelle, qui leur est reprochée et qui leur est commune avec tant de prêtres, provient de l’esprit philosophique ou de l’esprit de religion ; si par conséquent le christianisme, bien qu’il prêche le mariage, et en dehors du mariage la continence, est à l’abri de tout reproche ; si ses maximes officielles répondent à la dignité de la civilisation ; si, comparé au paganisme qui lui avait ouvert la route, il a avancé ou rétrogradé ; si on peut le prendre en toute confiance pour règle des relations amoureuses ; si, dans cette partie de la morale, il ne reste pas quelque progrès à réaliser, que le paganisme indiquait, mais que le christianisme n’a pas compris, qu’il nie au contraire, au risque de perdre, par la dissolution dont il est cause, la famille et la société ?

L’Église s’est toujours vantée de posséder sur l’amour et le mariage, comme sur l’éducation et tant d’autres choses, une morale hors ligne. La multitude l’a crue, sans y aller voir, quitte à rencontrer dans la pratique les plus effroyables mécomptes. Pour moi, surpris de voir, sous une loi soi-disant parfaite, l’impudicité en progrès, j’ai voulu passer à l’étamine la loi elle-même ; et j’affirme que le christianisme, lorsqu’il a entrepris de réformer les amours et de réglementer le mariage, n’a réussi qu’à dénaturer l’institution, désoler les cœurs et enflammer la luxure. Le christianisme ne sait rien du sacrement conjugal, rien du principe et de l’objet de la famille ; il n’a pas même retenu ce que lui en avaient légué ses auteurs. Ah ! chrétiens hypocrites, qui accusez les philosophes d’incontinence, croyez-vous que nous allions sans examen vous laisser intacte autour du front cette auréole usurpée ?

Telle sera donc la marche de cette controverse :

En ce qui concerne la famille et les relations des sexes, en quel état le christianisme a-t-il trouvé la civilisation ?

Quelle devait être sa mission, et sous ce rapport qu’a-t-il ajouté à l’héritage moral de l’humanité ?

Que laisse-t-il à faire à la Révolution ?

Si nous sommes fondés à élever aujourd’hui ces questions, et je défie qui que ce soit d’en disconvenir, je ne sais plus ce qui restera tout à l’heure, dans cette matière si peu connue du mariage, de la pureté du christianisme et des roses de l’Église.


CHAPITRE PREMIER.

Problème complexe du mariage : analyse préparatoire.

III

La question du mariage est si vaste, si compliquée, si scabreuse ; elle a donné matière à tant d’élucubrations, de traités, de romans, de poèmes, de coutumes et de lois, qu’après en avoir lu le plus que j’ai pu, j’ai trouvé que le seul moyen d’y voir clair était de fermer les livres, et d’en résumer la substance en une suite d’interrogations sur lesquelles il sera aisé de concentrer le débat et de préparer un jugement.

1. L’espèce humaine, comme toutes les races vivantes, se conserve par la génération.

La physiologie donne une première raison de cette loi. Dès qu’il a vu le jour, l’individu commence à s’user et à vieillir ; la nourriture et le repos ne le réparent pas entièrement ; il se détériore par la vie même, et demande bientôt à être remplacé. Ce remplacement a lieu par la génération : voilà ce qu’un premier regard jeté sur le mouvement des existences croit découvrir.

Mais cette raison, toute de physiologie, est-elle la seule ? Je dis plus, est-elle la principale ? En dehors de l’évolution vitale, il y a la société, but suprême de la création. Je demande donc si le renouvellement des sujets par la génération n’est autre chose qu’une condition imposée à l’humanité par les exigences fatales de l’organisme, ce qui subordonnerait le règne de l’esprit au règne de la matière et répugne à nos idées de liberté et de progrès ; ou si ce ne serait pas plutôt que, la société ayant elle-même besoin, pour son propre développement, de se rajeunir sans cesse dans ses membres, comme l’animal se renouvelle par l’alimentation, la mort est ainsi plus qu’une nécessité de l’organisme, elle est de constitution sociale ?

Et comme, dans le tourbillon de cet univers, le principe, le moyen et la fin de toute chose sont identiques, la question reviendrait en dernière analyse à demander si la mort, que nous voyons planer sur toute vie, n’a pas sa raison dans la félicité même de l’homme, de tous les êtres le seul qui connaisse la mort et qui puisse, selon les circonstances, se réjouir ou s’affliger de mourir ?

Si cette hypothèse se trouvait vraie, on entrevoit de suite la haute importance du mariage, qu’on pourrait définir d’avance une Institution à la vie et à la mort.

2. La nature a fait l’homme bi-sexuel, masculum et feminam creavit eos ; c’est-à-dire que pour la fonction génératrice il faut le concours de deux personnes de sexe différent. Pourquoi la nature n’a-t-elle pas plutôt fait l’homme hermaphrodite ? Pourquoi cette division de l’appareil générateur entre deux individus complémentaires l’un de l’autre, le mâle et la femelle ? Est-ce encore une nécessité que la physiologie impose à la société, ou une condition que la société impose à la physiologie ? Plus simplement : la distinction des sexes a-t-elle sa raison tout à la fois dans la société et dans l’organisme ? Quelle est cette raison ? Dans la série animale, les espèces inférieures réunissent les deux sexes ; à mesure qu’on s’élève sur l’échelle, la division devient de plus en plus tranchée. La théorie du mariage et du rôle de la femme dans la société pourra seule nous dire ce que nous devons penser de cette finalité de la nature, ou de cette fatalité de la civilisation.

3. Le concours des sexes en vue de la génération a lieu sous l’influence d’un sentiment particulier, qui est l’amour. C’est cet attrait puissant qui, dans toutes les espèces où les sexes sont séparés, pousse le mâle et la femelle à s’unir et à transmettre leur vie dans un orgasme mortel. De là ce mot si connu, profond : L’amour est plus fort que la mort ; ce qui signifie que l’être qui a goûté l’amour n’a plus rien à redouter de la mort, parce que l’amour est la mort même, la mort en joie, euthanasia.

Ici commence à se révéler le secret de la mort ; du même coup se fait pressentir la dignité du mariage, qui la rend si douce. Mais nous ne savons pas pour cela comment, au point de vue de l’ordre moral, la mort est une condition de progrès et de félicité : sous ce rapport, ce que nous en avons dit dans une autre Étude attend un complément.

Les anciens firent de cette inclination irrésistible des deux sexes à reproduire leur vie en la sacrifiant à l’Amour le premier-né et le plus puissant de leurs dieux. C’est l’Amour qui débrouille le chaos et anime la nature…. Le Christ rédempteur, donnant sa vie pour le salut des hommes, est encore, à un autre point de vue, un symbole de la génération universelle ; et ce n’est pas sans raison que Dupuis, Origine des cultes, a vu dans la légende du Christ une reproduction de celle d’Adonis.

L’amour est donc l’apogée et la consommation de la vie, l’acte suprême de l’être organisé ; à tous ces titres on peut le définir : la matière du mariage. Mais si le rôle de l’amour dans la génération est très-apparent, on ne voit pas à quelle fin il est donné dans la société, dont le principe propre est la Justice. Encore une question sur laquelle il faut que la théorie s’explique.

Ici nous quittons les faits généraux de l’animalité pour entrer dans la catégorie des faits exclusivement humains.

IV

4. L’amour, dont nous venons de parler, a sa base dans l’organisme.

Dans les espèces inférieures, il ne paraît pas, malgré toutes les démonstrations amoureuses des couples, que le ravissement génétique soit mêlé d’aucun attrait supérieur à la sexualité même. L’amour est pur chez les bêtes, si je puis ainsi m’exprimer ; je veux dire qu’il est purement physiologique, dégagé de tout sentiment moral ou intellectuel.

Chez l’homme, intelligent et libre, les choses ne se passent pas de même. Nous savons, par la théorie de la liberté, que l’homme tend à s’affranchir de tout fatalisme, notamment du fatalisme organique, auquel sa dignité répugne, et que cette tendance est proportionnelle au développement de sa raison. Cette répugnance de l’esprit pour la chair se manifeste ici d’une manière non équivoque et déjà fort sensible, d’abord dans la pudeur, c’est-à-dire dans la honte que la servitude de la chair fait éprouver à l’esprit ; puis dans la chasteté ou l’abstention volontaire, à laquelle se mêle une volupté intime, résultat de la honte évitée et de la liberté satisfaite.

Le progrès de la liberté et de la dignité humaine étant donc en sens contraire des fins de la génération, il y aurait lieu de craindre que l’homme, par l’excellence même de sa nature, ne perdît tout à fait le soin de sa génération, s’il n’était rappelé à l’amour par une puissance tout animique, la Beauté, c’est-à-dire l’Idéal, dont la possession lui promet une félicité supérieure à celle de la chasteté même.

L’idéalisme se joint ainsi au prurit des sens, de plus en plus exalté par la contemplation esthétique, pour solliciter à la génération l’homme et la femme, et faire de ce couple le plus amoureux de l’univers.

Par l’idéal, l’homme conserve sa dignité en amour : il triomphe du fatalisme des sens et de la bestialité de la chair alors même qu’il en accomplit le vœu ; il peut, sans déroger, vaquer à la génération et accepter le mariage.

Par l’idéal aussi se découvre une première raison de la distinction des sexes. La faculté que l’homme possède d’idéaliser les objets ne s’exerce pas sur lui-même ; il ne peut pas devenir pour soi une idole. Puisque l’influence de l’idéal était nécessaire aux générations de l’humanité, il fallait une division sexuelle ; en deux mots, à l’homme, viro, il fallait la femme.

5. Ici nous tombons dans une autre difficulté.

En triomphant des répugnances de l’esprit par la beauté, nous sommes exposés aux séductions de l’idéalisme, plus terribles cent fois que celles de la chair. La conservation de l’espèce et la félicité des sexes se trouveraient de nouveau et plus tristement compromises, s’il n’intervenait un troisième élément, dont cette étude et la suivante auront surtout pour objet de déterminer le rôle : cet élément est la Justice.

Déjà nous avons vu, par la théorie du progrès et de l’origine du péché, comment l’idéal tend à se corrompre, entraînant dans sa ruine la liberté et la société, s’il n’est incessamment soutenu, relevé, purifié, assaini, par le condiment du Droit.

Il faut à l’amour, même idéalisé, comme à la propriété et au pouvoir, comme aux idées et à la philosophie, une loi d’équilibre, sans laquelle il dégénère fatalement en débauche, et, au lieu de perpétuer la vie sociale, conduit la civilisation à sa perte.

Quelle sera cette nouvelle application de la Justice, qui rachète l’homme et la femme de la luxure ?

Mais ceci n’est qu’une partie de la question. Puisque, d’après tout ce qui précède, la génération, la distinction des sexes et l’amour doivent avoir dans la société leur fin suprême, et que société c’est Justice, il est évident que la Justice n’intervient pas seulement dans le mariage comme réaction à l’idéal, elle doit apparaître comme raison dernière, comme le but pour lequel le mariage a été préordonné et prévu. La question devient donc celle-ci : À quoi sert, pour la production, la garantie et le progrès de la Justice, l’institution conjugale ? En un mot, qu’est-ce que le Mariage ?

V

6. Le sentiment, plus ou moins vague, d’une modification à donner à l’amour en vue de la Justice existe chez tous les hommes. Il n’y a pas dans l’âme humaine de faculté, d’instinct, d’affection, sans excepter l’amour, qui ait donné lieu à un plus grand nombre de manifestations. Les mœurs matrimoniales embrassent toute la partie de la législation relative à l’état civil, au domicile, à la puissance paternelle, au droit des femmes, à la tutelle, à l’émancipation, au divorce, aux successions et testaments : c’est la partie la plus considérable du droit civil. En y regardant de plus près, on n’est même pas loin de penser que, le mariage supprimé, le respect de l’homme et du citoyen perdant sensiblement de son intensité, le système social n’est plus, et telle avait été la conclusion de Platon, qu’une affaire de police et de discipline, où la Justice se réduit à peu près à zéro.

À peine nommés, le mariage et la famille nous apparaissent donc comme le foyer de la Justice, la radicule de la société, et, s’il m’appartient de le dire, la vraie religion du genre humain.

La religion, cherchée avec tant d’ardeur et pendant une si longue suite de siècles, se trouvant dans le mariage à l’heure juste où l’humanité partout ailleurs la répudie : quelle découverte !

Les motifs sur lesquels s’appuie cette conjecture sont :

7. Les solennités du mariage, ou les noces, instituées par toute la terre, dans un but apparent de réjouissance et comme une excitation au plaisir, mais dont l’objet réel est de conférer aux époux je ne sais quelle dignité juridique et religieuse, juris humani et divini communicatio, et dans lesquelles les familles des conjoints et la société tout entière interviennent ;

8. Les prérogatives assurées à l’épouse, et les devoirs, parfois d’une rigueur excessive, qui lui sont imposés : devoirs et prérogatives dont la signification constante, malgré toute la diversité et l’arbitraire des formules, est que la femme, nonobstant l’infériorité relative de son sexe, est déclarée membre du corps social ;

9. La distinction des personnes, des conditions et des races, dans le choix des époux et épouses et la formation des couples conjugaux ;

10. Enfin, le principe de monogamie indissoluble qui se dégage de plus en plus, à mesure que la civilisation se développe, et se pose comme condition sacramentelle du mariage.

Or, à moins que nos axiomes ne soient faux et nos définitions erronées, il faut admettre à priori que toutes ces institutions, dont le rit varie à l’infini, sont les formes par lesquelles l’homme et la société tendent spontanément à constater le rapport secret de la génération et de l’amour avec la Justice. La tâche dit philosophe se réduit donc à pénétrer le sens de ces manifestations, à en déduire les motifs cachés et en formuler la théorie.

Je passe sur les cérémonies nuptiales, ainsi que sur la condition civile et domestique que la législation des différents peuples a faite aux femmes. Cette recherche, de pure érudition, n’ajouterait rien à ce que je viens d’en dire, et qui en traduit l’idée générale.

Quelques mots seulement sur les deux dernières questions, les plus graves de toutes, de la distinction des personnes relativement à l’union des sexes, et de la monogamie indissoluble.

VI

De temps immémorial, antérieurement à tout souvenir historique, il s’est opéré spontanément, en vue de l’amour et du mariage, un premier triage :

Du père à la fille, du fils à la mère, du frère à la sœur, l’union est interdite ; l’amour répugne : il est regardé comme monstrueux. Pourquoi cette exclusion ?

Dans les sociétés plus avancées la distinction est allée beaucoup plus loin : elle embrasse des classes entières, des nations et des races. Partout le mariage a été défendu de noble à plébéien, d’homme libre à esclave, et la mésalliance notée d’infamie. La loi de Moïse interdit aux Israélites de prendre des épouses parmi les races réprouvées de Chanaan. Plus puissant que la loi de Moïse, l’orgueil du sang et de la couleur empêche de nos jours le croisement, par mariage, entre les blancs et les noirs. À peine si les mulâtres, blanchis par plusieurs générations, osent y prétendre. Sans doute une pareille réprobation est exorbitante ; mais elle a sa cause, elle repose sur un motif plus ou moins compris, plus ou moins judicieusement appliqué : quel est ce motif ?

On a dit, en ce qui touche les degrés de parenté, que la conservation de l’espèce et la paix de la société y étaient également intéressées ; que le croisement des familles est un principe d’ordre autant qu’une loi d’hygiène.

J’admets ces considérations d’utilité publique et sanitaire. Mais je ferai observer qu’il y a dans le sentiment des sociétés primitives, dont la pudeur condamna tout d’abord l’inceste, quelque chose de plus, qui tient à la conscience : c’est cette raison que je cherche, me demandant si elle est fondée en morale, ou s’il ne faut y voir qu’un caprice de l’instinct.

Autrefois les rois d’Égypte pouvaient, par privilége spécial, épouser leurs sœurs. La dérogation faite en faveur de la royauté, pour des raisons qui ne sont plus de notre siècle, prouve qu’en général l’union du frère et de la sœur était regardée comme contraire aux bonnes mœurs. Elle n’appartenait qu’aux bêtes et aux dieux, que la religion affranchit de tout temps des devoirs de l’humanité. À plus forte raison le commerce du père avec la fille, du fils avec la mère, passait pour abominable ; on n’était pas loin d’y voir une calamité publique. La raison, encore une fois, de cette abhorrence ?

L’interdiction du mariage pour cause de parenté paraît d’autant plus surprenante que dans l’opinion des anciens l’œuvre de chair, coïtus, était regardée, à l’état de nature, comme chose indifférente, n’impliquant de soi ni crime ni délit. Ils considéraient comme vivant à l’état de nature, relativement à une société donnée, tout ce qui était en dehors de cette société, les barbares ou étrangers, les prisonniers de guerre et les esclaves. Pour ces catégories, rejetées hors la loi, hors la conscience publique, il n’y avait ni inceste, ni adultère, ni stupre, ni viol ; la promiscuité était pour ainsi dire leur droit. L’interdiction, c’est-à-dire le crime, n’existait que pour les personnes de condition libre, qui seules étaient tenues de respecter, les unes à l’égard des autres, les barrières légales.

Comment donc, en passant de l’état dit de nature à l’état de civilisation, la raison pratique des peuples a-t-elle créé, au point de vue de l’amour, ces distinctions de personnes, qu’on prendrait presque pour une variante de la distinction des viandes ? Comment ce que l’état de nature aurait autorisé est-il devenu, par la définition du législateur, illicite, coupable ?

On a pris texte de cette défense, sans motif apparent, pour traiter la morale civilisée de préjugé ; on a revendiqué les droits imprescriptibles de la nature, qui laisse toute liberté à l’amour : tous les sophismes accumulés contre le mariage, la famille et la pudeur, partent de là.

Mais il suffit de l’attention la plus médiocre pour se convaincre que, s’il y a préjugé quelque part, il est du côté des partisans de l’état prétendu de nature, non du côté de la civilisation. Il en est, en effet, de l’amour comme du travail, de la propriété, de l’échange, de la société tout entière. C’est en sortant de l’état de nature que la multitude humaine passe à l’état juridique et devient la cité, ce qui prouve tout juste que l’état de nature est pour l’humanité un état contre nature ; toutes les déclamations de Jean-Jacques à cet égard sont absurdes. De même, c’est en sortant de l’état de nature et en revêtant le caractère social que la propriété se distingue du vol, que l’échange se régularise et s’affranchit de l’agiotage, que le travail s’organise par la division et le groupe : ce sont là des faits parfaitement intelligibles, fondés en raison, en utilité, en morale, et contre lesquels aucune argutie ne saurait prévaloir.

Raisonnant par analogie, je dis qu’il en doit être de même de l’amour, qu’il ne peut pas être à l’état de civilisation le même qu’à l’état de nature : je demande en conséquence ce qui le distingue dans les deux états, et la raison de cette distinction.

Car, bien loin que le mariage ait à perdre de sa considération parce qu’il est une correction de la nature, c’est cette qualité de correctif qui, d’après toutes les analogies civilisées, fait sa légitimité, par conséquent sa noblesse. Comme la propriété et le travail, l’amour doit obéir à Justice : voilà sans doute ce que poursuivaient en idée les premiers qui essayèrent cette difficile réglementation. Avant de récuser une tendance aussi générale, il faudrait prouver que la conscience n’est rien, la Justice rien, la dignité personnelle rien ; que le droit, qui régit tout, n’a rien à voir à l’amour et à la génération : ce qui emporte la négation de la société dans son embryon, la famille.

Que la Justice saisisse l’homme dans ses amours comme dans toutes les manifestations de son activité, loin de nous en étonner nous devons nous y attendre : il ne nous reste qu’à découvrir la loi et à nous y soumettre.

Je reprends donc la question posée : Que signifie tout d’abord cette distinction de personnes ? Pourquoi interdire le mariage entre sujets que la consanguinité devait, ce semble, rendre d’autant plus chers l’un à l’autre qu’elle était déjà un commencement de justice ? C’est ce que répondaient autrefois les sectateurs de Zoroastre, à qui les étrangers reprochaient d’épouser leurs sœurs, leurs filles et leurs mères.

VII

Voici qui n’est pas moins digne d’attention.

Que des hommes, réunis par un pacte de réciprocité protectrice, conviennent entre eux de placer les femmes, de même que les propriétés, hors du droit commun ; qu’ils fassent ainsi de l’abstention mutuelle de leurs concubines une convention civique ; que même ils assurent à celles-ci et à leurs enfants, en cas de séparation, des aliments, une indemnité, en récompense de leur jeunesse déflorée et de leurs soins, je ne vois à tout cela rien qui sorte des limites des conventions ordinaires : affaire de convenance, de prévoyance, qui n’enchaîne la liberté des couples qu’aussi longtemps qu’il leur convient de rester ensemble ; ce n’est pas là qu’est le mariage.

Je parle de cette constitution, bien autrement sérieuse, où tendent et dans laquelle se résolvent toutes les coutumes matrimoniales, constitution qui se définit en trois termes : Unité, Inviolabilité, Indissolubilité.

Nous verrons en effet que hors de là point de mariage. Qu’est-ce qui pousse l’humanité, en raison même de sa civilisation, à cette monogamie rigoureuse ? Comment la liberté, que nous avons vue briser sans cesse toute espèce de joug, va-t-elle au-devant de celui-là ? Est-il sûr que cette tendance, si généralement, si fortement accusée, soit conforme à la raison des personnes et des choses ? D’illustres philosophes, tels que Platon, le nient, et leur négation arrive juste dans l’histoire au moment de la plus grande civilisation, comme si au nom de la civilisation ils protestaient contre un préjugé de la barbarie et un reste de servitude. De nos jours, comme au temps de Platon et des empereurs, beaucoup protestent contre le mariage, auquel ils substituent l’amour libre, appelant de leurs vœux une liberté toujours plus grande, garantie par la communauté des enfants et des femmes. Que penser de ces opinions en sens contraire ? Dépendait-il du législateur antique, dépendrait-il du législateur moderne, de resserrer ou de relâcher, à volonté, le lien conjugal ? Qui empêche enfin l’union de l’homme et de la femme de rester, comme la domesticité et le louage, un contrat révocable, susceptible de toutes les restrictions et extensions possibles ?…

Les objections contre l’unité, l’inviolabilité et l’indissolubilité du mariage, traînent partout ; elles figurent parmi les motifs principaux des systèmes communistes, saint-simonien et phalanstérien : je n’ai que faire de les reproduire. L’amour de passage, affranchi de toutes les gênes que lui imposait naguère encore l’opinion, le concubinage, qui se multiplie partout, témoignent de l’incertitude qui règne sur toute cette matière dans les esprits. J’ai rapporté ailleurs (Étude VIII, ch. ii) les doutes des théologiens sur l’essence du mariage ; la loi civile ne paraît guère moins flottante. Après la Révolution le divorce s’introduit dans les lois ; puis on l’en efface : est-ce un bien, est-ce un mal ? Quant aux stipulations matrimoniales, le Code reconnaît à la fois deux systèmes, le régime de communauté et le régime dotal : lequel répond le mieux à l’essence du mariage, si tant est que le mariage soit quelque chose ? Réponse, s’il vous plaît.

Un mot nous donnerait la clef de toutes ces énigmes, qui dépendent visiblement l’une de l’autre. Mais ce mot, nous ne l’avons point ; il faut le chercher au plus profond de la conscience, aucune bouche humaine n’ayant encore su le dire.

Fuis avec moi sur la montagne, belle Sulamite ! Et je te dirai ce que tu rêves en ton fiancé, ce que ton fiancé rêve en toi ; ce que ne surent jamais ni la vieille impure qui sollicite tes sens, ni l’efféminé qui flatte ton orgueil.


CHAPITRE II.

Premières manifestations de la Justice matrimoniale.

VIII

De toutes les parties de l’éthique, celle qui a le plus fait divaguer les auteurs est sans contredit le mariage.

La variété des usages, toujours si instructive, leurs oppositions même, si bien faites pour éveiller l’esprit, tout ce qui devait faciliter la solution du problème est justement ce qui a embrouillé les doctes ; et l’on demeure stupéfait en voyant la peine que se donnent des esprits distingués d’ailleurs pour faire montre sur ce sujet de leur inintelligence. C’est la réflexion que je faisais à propos de MM. Ernest Legouvé et Émile de Girardin : le premier, auteur d’une Histoire très-peu morale des femmes, à laquelle il a dû cependant son entrée à l’Académie ; le second, père d’une idée absurde, déguisée sous ce titre, La Liberté dans le Mariage, ou l’Égalité des enfants devant la mère, avec 400 pages de pièces justificatives empruntées à ce que l’antiquité et le monde moderne, la civilisation et la barbarie, offrent de plus divergent et de plus excentrique.

Conçoit-on des philosophes qui, ayant à dégager la loi de tout un ordre de phénomènes, commencent par déclarer les phénomènes dépourvus de sens, les effacent d’un trait de plume, et substituent au contenu, à la raison des choses, les vaines imaginations de leur philogynie ? Voilà pourtant ce qu’ont fait MM. Legouvé et de Girardin, à la gloire, ils en sont convaincus, et pour le plus grand avantage du beau sexe. Je voudrais que chacun de mes lecteurs eût sous les yeux ces deux compilations, dont tout le mérite est de pouvoir servir de dossier à une théorie du mariage : ce serait le meilleur commentaire des conclusions que nous aurons à prendre.

En voyant à quelle déraison étaient arrivés, sur une question aussi sérieuse, des écrivains à qui la galanterie tient lieu de méthode, j’ai cru qu’il était à propos de rappeler en quelques mots les principes qui nous dirigent.

Du moment que nous nous sommes résolus à demander les lois de la morale, non plus à des spéculations arbitraires ou à des sentimentalités plus aveugles encore, mais aux manifestations comparées de la spontanéité universelle, nous avons dû supposer et nous supposons à priori que ces manifestations sont le produit des lois mêmes que nous cherchons, lesquelles lois ont ainsi pour expression la série des phénomènes.

C’est ce que nous avons explicitement déclaré, dès le commencement de ces Études, en posant ces axiomes :

Rien de nécessaire n’est rien ;

Rien ne peut être tiré de rien ni se réduire à rien ;

Rien ne se produit en vertu de rien ;

Rien ne tend à rien ;

Rien ne peut être balancé ou stabilisé par rien, etc.

Opérant sur ces principes, nous avons constaté que l’humanité marchait, par de longs et douloureux tâtonnements, à une constitution générale dont nous avons essayé de déterminer les principales parties.

Or, de même que nous avons supposé, puis démontré, par cette méthode d’observation, qu’il existait dans la société une constitution de la propriété, une constitution du travail, une constitution de l’État, une constitution de la raison publique, etc., nous supposons encore et nous démontrerons qu’il existe une constitution du mariage et de la famille, constitution qui naturellement ne s’est pas révélée du premier coup dans sa profondeur, mais qui d’abord se révèle dans la donnée première de la sexualité, puis se dégage peu à peu dans les formes de l’amour et du mariage, pratiquées, consacrées ou tolérées chez tous les peuples.

Que parle-t-on ici de préjugé ? On s’étonne qu’ayant nié, d’une façon assez énergique, propriété, gouvernement, religion, j’aie conservé toujours un certain respect pour le mariage, de tous les préjugés, pense-t-on, le moins respectable, j’ajoute, le moins défendu par la démocratie moderne.

Mais tout est préjugé dans les institutions humaines, c’est-à-dire jugement provisoire, præ-judicatum, jusqu’au jour où la science, vérifiant les lois et purgeant les idées, convertit le préjugé en vérité positive. S’agit-il donc de suivre, sans examen, le préjugé établi ? Non certes, et l’on ne me reprochera pas d’avoir jamais donné pareil exemple. Mais récuser le préjugé sans l’entendre est de tous les préjugés le plus absurde, puisque, supposant des effets sans cause, des phénomènes sans réalité, des tendances sans but, une existence sans raison, il est la négation même des lois de l’intelligence.

Le préjugé de la famille et du mariage existe ; il est universel, et il paraît indestructible ; il est donné à priori par la génération, la distinction des sexes, l’amour et toutes les analogies de la Justice ; il forme avec la société un tout solidaire. Il y a donc quelque chose sous ce préjugé, et toute notre philosophie ne peut aller qu’à déterminer, avec le plus d’exactitude possible, ce quelque chose.

Passons donc sans plus de retard à l’examen des faits, témoignages plus ou moins exacts, mais authentiques, de la pensée universelle sur la constitution du mariage. Un premier aperçu de l’être humain, de son renouvellement par la génération, de sa sexualité, de son entraînement à l’amour, de la nécessité d’une intervention nouvelle de la Justice, nous a permis de poser le problème : voyons comment la pratique des nations l’a saisi. Il y aura bien du malheur si nous ne finissons par découvrir une parcelle de la vérité.

IX

Quel est d’abord le but, au moins apparent, du mariage ?

De l’aveu de tout le monde et à ne le considérer que du dehors, le mariage a pour but de pourvoir à ces trois grands intérêts : l’amour, la femme, la progéniture. C’est l’opinion unanime des auteurs ; elle résulte de toutes les lois et de toutes les coutumes ; et il ne paraît point que les premiers instituteurs du mariage aient eu dans l’esprit une autre idée. Suivons ce fil.

L’amour. — Je n’ai pas la prétention d’en apprendre grand’chose à mes lecteurs : il n’est adolescent sortant du lycée qui ne se croie profès en la matière, bachelette qui ne se flatte d’en remontrer sur cet article à son grand’papa. Contentons-nous donc, pour l’intelligence de la discussion, de le représenter d’abord tel qu’il est et que nous l’avons éprouvé tous ; nous aviserons après ce qu’il peut devenir.

L’amour est un mouvement des sens et de l’âme, qui a son principe dans le rut, fatalité organique et répugnante, mais qui, transfiguré aussitôt par l’idéalisme de l’esprit, s’impose à l’imagination et au cœur comme le plus grand, le seul bien de la vie, un bien sans lequel la vie n’apparaît plus que comme une longue mort.

Sous l’un et l’autre aspect, soit que nous le considérions comme l’effet de la puissance génératrice, soit que nous le rapportions à l’idéal, l’amour est entièrement soustrait à la volonté de celui qui l’éprouve : il naît spontanément, indélibérément, fatalement. Il arrive à notre insu, malgré nous ; tout lui sert de moyen, ou, comme disaient les anciens poëtes, de flèche : jeunesse, beauté, talent, la voix, la démarche, et je ne sais quelles certaines affinités secrètes, qui d’ailleurs tiennent beaucoup moins de place dans la réalité que dans le roman. Je mets de côté la vertu, dont l’admiration a pour effet de produire entre l’homme et la femme un sentiment d’une autre espèce, par suite, de transfigurer l’amour une seconde fois.

L’amour ainsi donné par la nature et l’idéal, et jusqu’à ce que la Justice lui assigne une nouvelle destination, n’a qu’un but, la reproduction. C’est un drame qui, de sa nature, ne se joue qu’une fois, et dont l’évolution se divise en deux périodes opposées, l’une d’ascension ou de désir, l’autre de satisfaction ou de décroissance.

Pendant la première période, l’âme, livrée à l’hallucination d’une volupté ineffable, affamée de ce qu’elle nomme son souverain bien, haletante, s’absorbe, se confond dans la personne de l’objet aimé ; elle est prête à se sacrifier pour lui, elle s’en fait l’esclave, elle l’appelle sa divinité. Tout amant est idolâtre et a perdu la possession de lui-même : c’est alors qu’il rêve d’une union intime, continue, inviolable, éternelle, abîmée dans la solitude, loin des hommes et des choses. C’est l’amour tel que l’éprouvent le jeune homme, la jeune fille, à moins qu’une expérience précoce ou de sordides calculs ne les aient dépravés ; tel que les poëtes et les romanciers aiment à le peindre, pour l’enivrement, la déception et tôt ou tard la dépravation de cette jeunesse.

Mais nous ne resterons pas longtemps dans ce septième ciel. Les amants se possèdent : le cœur a joui, la chair est satisfaite, l’idéal s’envole. Un mouvement inverse du premier, tout aussi fatal, se déclare ; la période de décroissance a commencé. En vain l’imagination fait effort pour retenir l’âme dans l’extase : la raison s’éveille et rougit ; la liberté, au plus profond de la conscience, fait entendre son rire ironique ; le cœur se détache ; la réalité et ses suites, grossesse, accouchement, lactation, fait pâlir l’idéal : heureux alors celui que le besoin de se ressaisir ne pousse pas jusqu’à la haine et au dégoût !

Effet inévitable de la possession, qui désole la femme, plus lente à se dégriser, la fait crier à l’infidélité, à la trahison, et la livre corps et âme à son amant ; qui en même temps commence pour l’homme une période de libertinage en le rendant incrédule, et fait calomnier par les deux sexes l’amour, qui n’en peut mais. C’est l’éternel sujet des élégies, héroïdes et lamentations amoureuses, auxquelles toutes les littératures accordent une si grande place, et dont il serait temps d’abandonner le thème par trop battu : car vraiment, depuis l’Ariane abandonnée des mythologues, il ne s’est dit absolument rien de nouveau.

Il est vrai que, l’homme ayant le privilége de survivre à sa propre génération, l’amour chez lui est capable d’une suite de reprises, comme si l’amant heureux, en revenant à la vie, ressuscitait du même coup à l’amour. Mais ces reprises n’égalent jamais en qualité et en puissance la première explosion ; elles diminuent progressivement d’énergie passionnelle et idéale. À l’enthousiasme primitif succède une expérience de volupté et un prurit des sens qui d’abord font illusion, mais qui bientôt dégénèrent en une habitude tyrannique et tournent à la dissolution. Alors l’idéal tombant toujours, une vague inquiétude saisit le cœur ; il semble à l’âme qu’après avoir tant aimé elle se retrouve vide ; et tout à coup, sans préméditation, sans songer à mal, le plus vertueux des amants se surprend en flagrant délit d’infidélité : il a découvert, chez une autre créature, un nouvel idéal.

L’inconstance en amour est dans l’ordre même des choses, et tout homme sans exception l’éprouve. Seulement cette inconstance est plus ou moins longue à se déclarer, soit que la qualité supérieure de l’objet aimé ou la rareté des rapprochements maintienne l’idéalité à son avantage ; soit que la puissance d’idéalisation de l’amant, son caractère, ses occupations, le rendent plus réfractaire à la tentation d’un nouveau sujet. Mais, la première infidélité commise, la voltige devient pour l’amour une ressource obligée ; et plus l’idéal se renouvelle, plus la lubricité devient intense.

On peut juger d’après cela de la valeur de certains types, vantés par la littérature du jour comme les héros de l’amour et de l’idéal, don Juan, par exemple, et Lovelace. Morale à part, de tels êtres sont des héros d’imbécillité. En fait d’amour et d’idéal la puissance n’est pas dans la voltige, elle est dans la persistance et l’exclusion : je n’ai pas besoin d’en répéter les motifs.

Moins agissante en amour que l’homme et recevant plus qu’elle ne dépense, la femme se montre aussi plus constante, sans parler de cette autre considération qui fait que l’être le plus faible s’attache au plus fort, la mère à l’auteur de sa maternité. Aussi les cas de polyandrie sont-ils infiniment plus rares que ceux de polygamie, et la dépravation qui naît de l’inconstance paraît-elle plus rapide et plus profonde chez la femme.

Voilà l’amour, tel qu’il se produit en nous par le développement de la faculté génératrice et l’exaltation idéaliste, dégagé du verbiage et des jeux de scène dont l’assaisonnent les romanciers et les poëtes : source de félicité, s’il faut en croire l’aspiration de nos cœurs et le témoignage douteux d’un petit nombre d’élus ; océan de misère, si nous devons avoir égard aussi à l’expérience de la multitude de ceux qui aiment ; dans tous les cas, la plus puissante fatalité au moyen de laquelle la nature ait trouvé le secret d’obscurcir en nous la raison, d’affliger la conscience et d’enchaîner le libre arbitre.

Je parlerai ailleurs plus au long de la Femme, dont le mariage a officiellement pour but, en second lieu, de régler la condition dans la famille et la société. Qu’il me suffise de dire, quant à présent, qu’en raison de sa faiblesse toutes les législations lui assignent un rang inférieur, et, de quelque part que lui vienne sa dot, de son père ou de son mari, la mettent à la charge de l’homme.

Quant aux enfants, troisième et dernier motif accusé par les légistes en faveur de l’institution, il n’y a, si j’ose le dire, qu’un cri contre ces petits malheureux. C’est plus qu’une charge ; c’est, avant, pendant et après l’enfantement, une gêne à l’amour, gêne que leurs innocentes caresses sont loin, hélas ! de racheter. Car à l’amour proprement dit la progéniture est odieuse : il n’est pas rare de voir les animaux et les hommes s’en défaire, lorsque leur lubricité ingénieuse n’a pas su l’empêcher.

X

Devant cette complication d’embarras, provenant, soit de la défaillance inévitable de l’amour, soit de la faiblesse onéreuse de la femme et de la fragilité de ses attraits, soit enfin de l’alimentation plus onéreuse encore des enfants ; en présence de cette lassitude inévitable, de ce mécompte humiliant, de cette dépravation imminente, de cette tyrannie du plus fort qui attend la femme, de ce péril qui va frapper une malencontreuse progéniture, on devine quel a dû être, à toutes les époques, le vœu du cœur humain, et ce qui a donné naissance à l’institution mystique du mariage.

L’amour : On le voudrait réciproque, fidèle, constant, toujours le même, toujours dévoué, toujours dans l’idéal.

La femme : Quelle belle créature, si elle ne coûtait rien, si du moins elle pouvait se suffire et par son travail couvrir ses frais !

Les enfants : On s’en consolerait, s’ils ne gâtaient pas la mère, si l’amour et ses plaisirs n’y perdaient rien, si plus tard les enfants pouvaient rembourser les parents de leurs avances.

Or, le mariage, dans la spontanéité de son institution, a précisément en vue de satisfaire à ce triple vœu : c’est un sacrement en vertu duquel 1o l’amour, d’inconstant que l’a fait la nature, serait rendu fixe, égal, durable, indissoluble, ses intermittences adoucies, son réveil plus soutenu ; 2o la femme, de si peu de ressource, deviendrait un auxiliaire utile ; 3o la paternité, si coûteuse, serait l’extension du moi, l’orgueil de la vie et la consolation de la vieillesse.

Le mariage, enfin, tel que l’a conçu l’universalité des législateurs, est une formule d’union par laquelle la domination serait donnée aux époux sur l’amour, cette fatalité redoutable née de la chair et de l’idéal ; la femme acquerrait une valeur économique, et les enfants seraient offerts comme une bénédiction et une richesse.

Ceci est-il sérieux ?

La garantie que le mariage prétend offrir contre les défaillances de l’amour, en la supposant efficace, en serait la dénaturation : elle suppose, en effet, que l’amour n’aurait pas seulement pour objet de servir à la génération, quil aurait encore une autre fin, soit de volupté pure, soit au contraire de moralité : deux choses qui, ce semble, également lui répugnent.

Quant à la femme, le calcul fondé sur sa capacité productrice est tout ce qu’il y a de plus faux, comme on verra : mauvais associé, qui coûte en moyenne beaucoup plus qu’il ne rapporte, et dont l’existence ne repose que sur le sacrifice perpétuel de l’homme.

Ne parlons pas, de grâce, des fruits de l’amour : de par la nature qui seule préside à leur procréation, l’ingratitude est leur lot, j’ai presque dit leur droit. L’amour, dit fort bien le proverbe, ne remonte pas.

Cependant ne préjugeons rien, même contre le préjugé. La raison de l’humanité ne procède pas, comme celle des philosophes, par des inductions et des syllogismes ; elle s’affirme par ses actes, d’ensemble et d’emblée, sans se donner la peine d’écrire ses motifs sur le sable des rivières et l’écorce des hêtres, laissant aux sages le soin de la comprendre et de la justifier. Suivons-la donc, et sans nous étonner de sa marche énigmatique, recueillons ses déclarations à mesure qu’elles se produisent.

XI

Au nom de quelle puissance le mariage prétend-il dompter l’amour, sauver l’homme des ennuis de la possession, des tribulations de la chair et de l’éclipse de l’idéal ; puis, protéger la femme déflorée, et assurer l’existence des enfants ?

Au nom de la Justice. Si l’amour, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs, est plus fort que la mort, la Justice à son tour sera plus forte que l’amour : telle est la donnée du mariage.

Ceci résulte d’abord des conditions, formalités et cérémonies matrimoniales, telles qu’on les voit se produire ou qu’elles tendent à se produire chez tous les peuples, et dont la substance peut se résumer dans les articles ci-après :

1. Le mariage n’est pas abandonné à l’inclination amoureuse, qui n’est point écartée, mais que l’on considère comme étant seulement de second ordre ;

2. Le consentement des familles est demandé en même temps que celui des époux ;

3. La société prise à témoin, d’abord des promesses, fiançailles, puis de l’engagement ;

4. Une cérémonie solennelle, religieuse, réalise le mariage, et en fait un sacrement ;

5. Par cet acte sacramentel, incompatible de sa nature avec toute idée de polygamie et de divorce, les époux se jurent réciproquement un amour inviolable et perpétuel ;

6. Le mari promet protection et dévouement, la femme obéissance ;

7. Ainsi conjoints sous les auspices de la famille et de la cité, les époux forment entre eux et avec leurs futurs enfants un tout juridique et solidaire, embryon, image et partie intégrante de la grande société, dont la destinée est liée ainsi à celle de la famille.

Observations. La cohabitation suit le mariage ; mais de même, que l’amour qui la rend désirable et l’embellit, ce n’est qu’un accessoire dont les époux ont le droit d’user ou de n’user pas, à leur convenance commune.

Quant aux stipulations d’intérêts, à ce qu’on nomme spécialement aujourd’hui contrat de mariage, bien qu’elles aient leur principe dans le mariage et qu’elles lui servent d’expression au dehors ; bien même que le mariage ne puisse exister sans une certaine communauté de fortunes et d’obligations, de douleurs et de joies, consortium ; bien enfin que ce soit d’après le type de la famille qu’aient été formées par la suite les sociétés civiles, comme de telles sociétés, entre hommes et femmes, peuvent exister sans mariage, elles ne font pas plus le mariage que l’amour ou la cohabitation.


Le mariage, en un mot, est une constitution sui generis, formée tout à la fois au for extérieur par le contrat, au for intérieur par le sacrement, et qui périt aussitôt que l’un ou l’autre de ces deux éléments disparaît.

Ce qui frappe dans cette institution mystérieuse, c’est surtout, je ne saurais trop le redire, la prétention hautement avouée de soumettre l’amour, de le placer, selon l’expression de la loi romaine, in manu, c’est-à-dire dans la dépendance et sous l’autorité du couple conjugal, et cela par une sorte d’évocation religieuse, un exorcisme qui purge l’amour de toute lasciveté et défaillance, l’élève au-dessus de lui-même, et en fait un sentiment surnaturel.

Je laisse de côté le détail des rites qui, en chaque pays et chaque localité, précèdent, accompagnent et suivent la solennité du mariage : il y en a de touchants, de bizarres, de ridicules, d’obscènes. Je passe également sous silence les diverses interprétations que l’on a données du sacrement, soit quant à l’autorité maritale, soit quant aux prérogatives de la femme, à l’honneur dû à la mère de famille, etc. À travers la variété infinie des usages, une chose ressort constamment, savoir la pensée de maîtriser l’amour par la religion, et, par une conséquence nécessaire, de rendre le mari, malgré sa prépotence orgueilleuse, que l’on a soin de reconnaître, toujours empressé pour sa femme, la femme, malgré les disgrâces qui l’attendent, toujours aimable pour son mari.

Est-ce donc là une idée qu’il faille mettre sur le compte de la superstition, et qui ne mérite pas plus d’occuper le philosophe que les enchantements, les philtres amoureux, les talismans qui rendent invulnérable ou invisible ?

Ne nous hâtons pas, encore une fois, de porter une semblable condamnation. La religion est essentiellement divinatrice : c’est une mythologie du droit. Or, le mariage est avant tout un acte religieux, un sacrement ; je dirai même, sauf interprétation, qu’il n’est pas autre chose que cela. Pourquoi donc ne pas supposer, ainsi que je l’ai donné à entendre, que le mariage est de toutes les manifestations de la Justice la plus ancienne, la plus authentique, la plus intime, la plus sainte ? Notre expérience de la vie est déjà longue ; mais nous avons si peu réfléchi que notre science de nous-mêmes est à peu près nulle. Que savions-nous, hier, de l’économie sociale, de la constitution de l’État, de l’organisation du travail, de l’éducation de l’intelligence, de la liberté, du progrès ? Que savions-nous de la Justice elle-même ? Nos premières lueurs sur toutes ces choses datent de la Révolution française : par quel privilége eussions-nous été mieux et plus tôt éclairés sur le mariage ?

Je dis donc, et telle est mon affirmation fondamentale, que nous avons ici une création de la conscience d’un nouveau genre, création ayant pour but, non-seulement d’affranchir la dignité humaine du double fatalisme de la chair et de l’idéal, mais de les faire servir conjointement à la consolidation de la Justice, tant au for intérieur qu’au for extérieur.

Poursuivons maintenant, et sans plus de digressions, nos recherches.

XII

Dans le principe, c’est surtout la femme qu’a en vue l’instituteur du mariage. Pour elle, la cérémonie nuptiale devient une consécration qui la rend sainte, sanctissima conjux, dit Virgile, inaccessible, à peine de sacrilége, à tout autre que son époux. La réciproque n’existe pas, du moins au même degré, pour le mari : nous l’avons vu par le droit de cuissage accordé par Moïse au maître de la fille esclave, droit reconnu par toute l’antiquité. Tandis que le commerce d’une femme de condition libre avec un esclave paraissait monstrueux et était puni du dernier supplice, l’homme jouissait d’une sorte de privilége à l’égard de la servante qu’il daignait honorer de sa faveur. Quia respexit humilitatem ancillæ suæ, dit la Vierge mère, favorite du Très-Haut, dans l’Évangile ; comme si le mariage intéressait la femme d’une tout autre manière que l’homme, et que du reste le droit de propriété couvrît pour celui-ci la mésalliance.

Aussi l’adultère de la femme et la séduction tentée à son égard ont-ils été partout l’objet d’une répression énergique.

« Que la séduction se garde d’approcher de la femme libre. Le déshonneur imprimé à la matrone, à la vierge, au fils de famille, n’est pas seulement une honte pour le toit domestique ; c’est une honte et un dommage pour l’état. Si le tribunal domestique, du mari ou du père, est trop long à venger cette injure, l’édile ira devant le peuple accuser la matrone coupable. Le séducteur sera dégradé par le censeur, si toutefois il n’est condamné par le juge. L’amende, l’exil, la mort même, seront les peines de la débauche. » (Franz de Champagny, les Césars, t. II, p. 301.)

Nos lois, qui n’admettent l’action en adultère que sur la plainte du mari, ne sont-elles pas sous ce rapport au-dessous de celles des Romains ?

Au reste, le lecteur comprend que je n’entends point faire un titre au libertinage de l’homme de l’espèce de prérogative ou de tolérance que lui ont généralement reconnue les lois, ou, à défaut des lois, les mœurs. Je constate simplement ce fait, dont la portée est plus haute qu’il ne semble au premier abord, savoir, que dans l’opinion de tous les peuples le mariage est institué principalement en vue et dans l’intérêt de la femme ; que, sous le double rapport de l’économie et de l’amour, l’homme perd à cet engagement plus qu’il ne gagne, à telle enseigne que les restrictions dont la liberté de réponse est entourée, la retraite qui lui est imposée, les peines, parfois atroces, dont son infidélité est punie, doivent être considérées bien moins comme un abus de la force que comme une compensation du sacrifice marital et une vengeance de l’ingratitude de sa moitié.

Sans doute une pratique mieux entendue de la vie conjugale rassérénera le ménage et y mettra l’équilibre ; mais ne nions pas ce qui d’abord éclate à tous les yeux, le sacrifice énorme que fait un homme de sa liberté, de sa fortune, de ses plaisirs, de son travail, le risque de son honneur et de son repos, à la possession d’une créature dont, avant deux ans, avant six mois peut-être, je raisonne au point de vue de l’amour proprement dit, il aura assez.

Comment donc l’homme est-il amené à ce pacte où sa prépotence devient serve de la faiblesse ; où, tandis qu’il croit posséder et jouir, c’est lui en réalité qui est possédé, pour ne pas dire exploité ? Comment ce maître superbe s’est-il fait le législateur et le garant d’un tel marché ? Qu’en espère-t-il ? qu’y trouve-t-il ? Voilà ce que les partisans de l’égalité des sexes devraient au moins nous apprendre, avant de déblatérer contre celui dont tout le crime fut d’abdiquer sa force, en inventant, pour la femme, le mariage.

XIII

Dans tous les actes, soit de sa vie privée, soit de sa vie publique, l’homme tend à sauvegarder sa dignité, conséquemment à réaliser, en lui et hors de lui, la Justice.

Dans les relations amoureuses il y aura donc toujours, à un degré si faible qu’on voudra, tendance au mariage, à la consécration de l’amour par l’honneur et le droit ; et cette tendance, proportionnelle à l’idéal inspiré par l’objet aimé, acquerra son maximum d’intensité au moment qui précède la possession.

Ici nous commençons à entrevoir le motif secret qui conduit l’homme au mariage, motif qui déjà va nous expliquer deux choses : la première, pourquoi le mariage à son origine revêt un caractère aristocratique ; l’autre, pourquoi chez les anciens le concubinat et l’amour vulgivague furent réputés moins indignes, moins houleux qu’aujourd’hui.

Le mariage, par son institution, est aristocratique : on ne l’a pas trouvé chez les insulaires de l’Océanie, vivant, lors de la découverte, dans une égalité édénique ; puis, chez les peuples où le mariage est déjà établi, mais où l’esclavage et la polygamie existent encore, il faut distinguer entre l’épouse et la concubine, la première de naissance libre, c’est-à-dire noble, l’autre de condition servile ou plébéienne. De là une différence radicale des prérogatives : pour l’épouse seule, il y a des fiançailles, un contrat, des noces légitimes, des priviléges, des droits, par-dessus tout le respect de la cité. Quant à la concubine, après avoir servi aux plaisirs de son propriétaire, elle redevient sa servante, elle lui sert de chambrière, de boulangère, de parfumeuse, dit le Deutéronome à propos du statut royal dont il menace les Israélites. Dans le Décalogue il est défendu, par un seul et même commandement, de convoiter ni la femme ni la servante (concubine) du prochain. Mais les conséquences de l’infraction sont bien différentes, selon que la femme est libre ou serve, épouse ou favorite. Dans le premier cas, peine de mort ; dans le second, peine du bâton.

Mais nulle part cet esprit aristocratique ne se montre avec plus de force que dans les cérémonies du mariage romain, selon la classe à laquelle appartenaient les époux.

Il y avait d’abord la confarreatio, ou banquet sacré, seul connu dans les premiers temps et dont l’usage fut ensuite réservé aux patriciens ; puis vint la coemptio, ou la vente, établie par Servius Tullius, pour la légitimation des unions plébéiennes ; enfin, l’usucapio, possession d’an et jour, lorsque la femme était étrangère, sans parents qui la pussent livrer. Au fond, ces trois formules de mariage produisaient les mêmes effets, quant au for extérieur, pour la femme et les enfants. Mais il s’en fallait de beaucoup qu’elles eussent dans l’opinion la même valeur quant à ce qui touche la partie la plus délicate du sacrement, à savoir, la dignité de l’amour, l’honorabilité de la femme, la sainteté du lit conjugal ; en autres termes, le for intérieur. À peine si la fière matrone admettait qu’il y eût de l’honnêteté chez la plébéienne, mariée par une vente fictive ; à plus forte raison chez l’étrangère, prise, pour ainsi dire, à l’essai, exposée au risque de voir la prescription annale, son unique espoir, interrompue par un caprice de son possesseur.

« Virginie, fille d’Aulus, avait été chassée par les matrones des sacrifices à la Pudeur patricienne, pour s’être mariée à un plébéien, le consul Volumnius. Irritée, elle rassemble les plébéiennes dans un lieu où elle vient de placer un autel. Après avoir raconté son injure : Moi, ajoute-t-elle, je consacre cet autel à la Pudeur plébéienne, afin que la même émulation qui existe dans la République entre les hommes pour la valeur existe aussi entre les matrones pour la pureté. Faites donc que l’on dise à l’avenir que cet autel est plus révéré que l’autre, et par de plus chastes. » (Tite-Live, l. x.)

Ce n’était pas assez pour la dignité matronale d’être mariée et d’observer les devoirs du mariage, il fallait l’avoir été selon le rit sacré, justificateur, supérieur à la convention civile per œs et libram, autant que la religion elle-même est élevée au-dessus de l’intérêt. L’idée était louable, car elle venait d’un sentiment exquis de l’honneur de la femme et de la dignité du mariage ; les sévères patriciennes avaient raison au fond : elles ne se trompaient que sur la forme. Cette vertu de justification que l’on demandait à la confarreatio, en l’accompagnant de supplications et de sacrifices, cette légitimité du for intérieur, tenait-elle donc à une cérémonie matérielle, à quelques formules de prière ? Le bon sens répugne à un semblable fétichisme, et le législateur latin, d’accord avec l’opinion, a donné raison sur ce point à la femme de Volumnius. La confarreatio, qu’aucune raison positive apparente ne protégeait, tomba peu à peu en désuétude : c’est le sort de tout symbolisme inexpliqué ; la coemptio disparut à son tour par une cause semblable ; et l’usucapio s’élevant d’un degré, le consentement public des parties suffit à la fin pour la validité du mariage.

C’est en haine de cet esprit aristocratique que Platon, dans sa République, abolit le mariage et rendit les femmes communes. Dans son opinion il ne les avilissait pas ; seulement, comme il ne découvrait dans la distinction des sexes aucune pensée juridique et sociale, comme il ne voyait dans la femme qu’un instrument de reproduction et de plaisir, il se disait qu’elle tombait sous le domaine de la république ni plus ni moins que l’industrie et la propriété, et, de même qu’il avait dégradé l’homme de la dignité patricienne, il destituait la femme à son tour de la noblesse qui lui est propre, le mariage. Ainsi le voulait la raison d’état de sa république communiste, conçue dans un esprit de répression de la personnalité antique, dont l’exagération était devenue un péril pour la Grèce.

Mais si la civilisation tend à l’égalité, elle se refuse à toute déchéance. La législation des empereurs, et plus tard le christianisme, conservèrent le mariage et en rendirent le rite uniforme : sous ce rapport du moins tout le monde devint noble, et chacun put se dire aristocrate.

XIV

Si la cause efficiente du mariage, je veux dire, si l’élément juridique qui tend à s’introduire entre l’homme et la femme pour sanctifier leur amour et transformer, dans un intérêt supérieur, leur union, si, dis-je, cet élément réside essentiellement au cœur de l’homme, dans la conscience commune de l’époux et de l’épouse, et si le rite nuptial, public, solennel, n’est à autre fin que de lui donner, avec l’authenticité, l’impulsion et la vie, il est évident que quelque chose de cet élément, de son action, de son influence, doit se retrouver en tout amour non consacré par la loi, auquel l’homme et la femme, librement, passagèrement, peuvent se livrer. Toujours un rayon de la Vénus Uranie brillera dans les ténèbres de la Vénus marécageuse : il n’est pas donné à l’homme, quoi qu’il fasse, de renier son âme.

Plus humaine sous ce rapport que ne nous a faits le christianisme, l’antiquité avait eu le sentiment profond de ce fait, et, tout en élevant haut la dignité matrimoniale, elle avait essayé, par sa tolérance, par ses coutumes et ses institutions, de racheter l’indignité de l’amour libre.

En dehors du mariage aristocratique et solennel, les Grecs admettaient, pour les cas où le mariage était censé par une raison quelconque impraticable, un concubinat qui n’avait rien en soi de dégradant, bien que la femme n’eût aucuns droits légaux et que ses enfants ne pussent tenir lieu des légitimes. La femme de compagnie, hétaïra, n’était pas infâme ; privée des honneurs de l’épouse, elle remportait souvent sur elle pour la fidélité, la chasteté et le sacrifice.

La fameuse Briséis, cause innocente de la querelle entre Achille et Agamemnon, était, comme Chryséis, la fille du grand prêtre, de captive devenue hétaïra. Quoi de plus touchant, de plus décent, que les larmes de cette jeune fille, quand elle se voit enlevée à son Achille, le maître de son cœur et de sa personne ? Comparez ses adieux avec ceux d’Andromaque, l’épouse légitime d’Hector, et vous trouverez dans la différence des tons du poëte la différence de condition des deux femmes, mais rien qui trahisse la moindre idée d’avilissement. — Alcibiade, réfugié en Asie, vivait avec une hétaïra quand il fut assassiné : on sait avec quel soin pieux elle recueillit le corps de son ami et lui rendit les derniers devoirs. — Les Dix mille, de la fameuse retraite, avaient chacun leur femme de compagnie. Ces femmes les suivaient dans les marches et sur le champ de bataille, préparant leurs repas, pansant leurs blessures et leur rendant tous les services d’épouses dévouées et fidèles. Religion à part, croyez-vous, Monseigneur, que ces femmes ne valussent pas, pour l’héroïsme, nos sœurs de Charité, dont le ministère, je le sais comme vous, cesse à la convalescence du malade ? Croyez-vous que le cœur du soldat ne se sentit pas plus fort, soutenu par cette pieuse et gratuite tendresse ?….. — Aspasie, que nous qualifions injurieusement de courtisane, était la dame de compagnie de Périclès. Aristote, Platon, les philosophes en général, étaient engagés dans des liens semblables : jamais il n’est venu à la pensée d’un Grec d’y trouver matière à critique et à calomnie.

XV

L’idée que la condition de l’hétaïre, illustrée par la poésie, la philosophie et l’histoire, n’était pas incompatible avec une certaine dignité, inspira l’empereur Auguste, lorsque, trouvant les Romains rebelles à l’antique conjugium, il donna un titre légal au concubinat, et éleva à la hauteur d’une institution publique ces unions libres, que la gravité des vieux patriciens avait toujours refoulées, et que multipliait la décadence des mœurs républicaines. M. Troplong (De l’influence du christianisme sur le droit civil des Romains, in-12), accusant cet empereur d’avoir précipité la dissolution des mœurs, a également méconnu l’histoire et le cœur humain.

Le mariage, pour des causes qu’il est aisé de deviner, et malgré les facilités qu’offrait le divorce, si largement pratiqué dans les derniers temps de la république, était devenu onéreux à tous les points de vue ; la plupart recouraient à des unions où la liberté, l’amour et l’économie trouvaient mieux leur compte. Auguste régularisa ces mœurs nouvelles en créant, pour ainsi dire, l’état civil du concubinat, et selon moi il fit une chose morale. C’était le mariage qui renaissait sous un autre nom : il n’y avait qu’à laisser faire au temps.

« Ce qui différenciait le concubinatus du mariage légitime, appelé justa nuptiæ, c’est que par ce mariage l’homme ne prenait pas la femme avec laquelle il se mariait pour l’avoir à titre de légitime épouse (justa uxor), mais il la prenait pour l’avoir à titre de femme et de concubine. Les enfants qui naissaient de ce mariage n’avaient pas les droits de famille, ils n’étaient pas justi liberi ; ils n’étaient pas néanmoins bâtards. On les appelait liberi naturales. On appelait nothi et spuris les enfants qui étaient nés ex acorto et d’unions défendues. (Pothier, Contrat de mariage.)

« Sous l’empereur Justinien le concubinage n’était point encore aboli ; il était permis d’avoir une concubine. » (Merlin, Recueil de jurispr.)

(V. aussi Digeste, t. XXV, tit. vii, Des Concubines ; Aulu-Gelle, Nuits attiques, liv. IV, chap. iii.)

L’homme marié ne pouvait avoir de concubine : la femme avec laquelle il avait alors commerce était pellex.

Virgile, dans sa Didon, me paraît aussi avoir fait allusion à la coutume homérique de l’hétaïrat ; et c’est à mon avis très-mal entendre ce poëte, que de comparer les amours de la reine de Carthage avec celles d’une pécheresse de notre temps. Plus sévère qu’Auguste, cependant, Virgile se garde bien d’ennoblir le concubinat, et s’il a rendu Didon si touchante, ç’a été pour relever d’autant la pudicité matronale, représentée par Lavinie. L’Énéide était le chant du droit romain, comme l’Iliade et l’Odyssée avaient été le chant du droit grec, une œuvre par conséquent de haute moralité publique. Les convenances épiques ne permettaient à Virgile ni de laisser croire qu’il mît le concubinat au niveau du mariage, ni de se livrer à une description érotique qui n’eût pas trouvé son excuse dans la conscience publique elle-même.

Remarquez d’abord que Junon, la chaste et sévère déesse, préside à l’union clandestine de Didon, union qu’elle se propose de changer en un ferme et légitime mariage :

Connubio jungam stabili propriamque dicabo ;

que les cérémonies nuptiales sont accomplies sur la montagne par les nymphes ; que Mercure, envoyé auprès d’Énée pour lui faire rompre cet engagement, déjà le traite de Vir uxorius, mari benêt ; qu’Énée lui-même, avant ce message, n’eût pas demandé mieux que de se fixer auprès de Didon et de joindre la fortune de Troie à celle de Carthage. Didon, d’ailleurs, l’avait ainsi espéré ; elle avait vu et dû voir dans cette consommation si prompte un gage de la solennité à venir ; elle le dit formellement :

. . . . . Nec te data dextera quondam…
Per connubia nostra, per incœptos hymenasos…
Hoc solum nomen (hospitis) quoniam de conjage restat.

À tout cela que répond Énée ? Il objecte l’ordre des dieux, les destinées de sa nation à qui l’Italie est promise ; il nie qu’il ait jamais parlé à Didon de mariage, et qu’il soit venu avec l’intention de fondre les deux nations :

. . . . . . . . . .Nec conjugis unquam
Prætendi tœdas, aut haoc in fœdera veni.

Et cette dénégation, qui dans nos mœurs serait un acte de déloyauté et pour une femme le dernier des outrages, n’a rien de contraire à la pudeur et à la probité antique. De la part d’Énée, il n’y a pas plus d’offense que de mauvaise foi et d’ingratitude.

Où donc est la faute ? demandera-t-on, car sur ce point Virgile est formel :

Conjugium vocat, hoc prætexit nomine culpam.

La faute est toute à Didon ; elle consiste en ce que, veuve de prince et reine, ayant tant de titres à l’union légitime, il ne lui était pas permis de former une union secrète, à la façon d’une Bérénice ou d’une madame de Maintenon, et de préluder au mariage par les jouissances de l’hétaïra. Ses plaintes, exprimées avec la violence d’une passion dépitée, sont celles d’une compagne sacrifiée, non d’une femme trompée ; à cet égard, elle est si loin d’envisager sa faute comme nous le ferions aujourd’hui qu’elle regrette de n’avoir pas au moins un enfant de son union passagère :

. . . . . . .Si quis mihi parvulus aulà
Luderet Æneas ;


idée qui certes ne viendra jamais à une libertine.

Au surplus, j’ai fait connaître ailleurs la raison politique et sociale de cet épisode de l’Énéide. Virgile, en admettant, avec Homère, Platon, Auguste lui-même, une certaine honorabilité dans le concubinat, a voulu surtout glorifier le mariage romain, et réprouver en conséquence la dégradation de la majesté impériale dont s’était rendu coupable Antoine, par son concubinat avec Cléopâtre. N’oublions pas que le triumvir, après avoir répudié Octavie pour prendre la reine d’Égypte, répond à Auguste : — « Quel mal fais-je ? Cléopâtre est ma femme. En peux-tu dire autant de Tertulla, de Térentilla, et de tant d’autres que tu courtises contre tout droit et toute pudeur ?… » Environ cent ans après la lecture que Virgile fit de son poëme en présence d’Auguste et d’Octavie, la femme délaissée d’Antoine, la tragédie de la fondatrice de Carthage et du héros troyen se jouait au naturel entre Titus et Bérénice, dont le concubinat, non l’amour assurément, blessait si fort le soldat roumain. À une époque où le mariage solennel tombait en désuétude, la qualité de concubine ou hétaïre était un pas vers la dignité d’épouse : cette transition, que notre civilisation rejette, me paraît avoir été, après la chute de la république romaine, le principal soutien de la moralité dans les relations des sexes.

XV

Mais, si le mariage était redouté du grand nombre en raison du décorum, des charges domestiques, des prétentions de la matrone, etc., il n’était pas plus facile, et par des raisons analogues, à quiconque l’eût voulu, de se donner une concubine ou hétaire. Que faire alors ?… Le paganisme avait osé se poser la question : il faut voir la réponse.

L’homme a besoin de s’honorer jusque dans le péché. Je n’aime point, je l’avoue, ces accommodements avec la conscience ; mais je ne puis m’empêcher de reconnaître ici, une fois de plus, le sens moral de l’antiquité. Elle avait porté haut la dignité de l’épouse ; elle avait honoré la concubine : laisserait-elle périr la femme vouée à l’amour universel, qui, ne pouvant devenir la compagne d’aucun, est condamnée à servir de maîtresse à tous ?

Il y avait donc, en dehors des épouses et des concubines, pour le service de l’amour passager et au plus bas prix, des courtisanes, comme il y en a parmi nous malgré les prescriptions du christianisme ; mais avec cette différence, que chez les anciens la religion intervenait en faveur de ces femmes, livrées par nos mœurs à la dernière des infamies. Elles étaient placées sous la protection de Vénus, elles servaient dans son temple ; leur dignité, si j’ose employer ce mot en parlant de femmes prostituées, était sauvée en quelque façon par le sacerdoce. On les appelait, dans le langage de l’Orient, d’où elles passèrent en Grèce, filles consacrées, en hébreu qadischoth, littéralement des saintes.

Il existe au Japon une coutume semblable et bien autrement perfectionnée.

« Au Japon, comme en Grèce, comme dans l’Inde antique et moderne, les femmes galantes par profession paraissent avoir une mission poétique et religieuse qui se lie aux anciennes bases de l’organisation sociale, et qui leur permet de conserver leurs droits aux prérogatives de leur sexe et aux égards de la société… Leur éducation est l’objet des soins les plus assidus. On leur apprend tout ce qui peut contribuer à rehausser leurs avantages naturels, développer leur intelligence… Une fois leur engagement expiré, ces femmes rentrent dans leurs familles ; un grand nombre réussissent à trouver des maris, et personne ne songe à leur rappeler leur vie passée… Le nombre des maisons à thé (habitations de ces femmes) dépasse toutes nos prévisions européennes. À Nagasaki, ville de 70,000 âmes, on en compte plus de 750. » (Univers pittoresque, t. VIII, p. 45 et 46.)

Ainsi fut conçu, de par la Justice immanente dans l’Humanité, le culte de la Vénus vulgaire ; car, ne l’oublions pas, toute religion, si pollue qu’elle paraisse, est une expression de la Justice. Certes la Révolution n’entend point, quoi qu’on ait dit, réhabiliter la fille de joie ; mais, vraiment, la manière dont notre hypocrisie chrétienne explique et juge les mœurs d’autrefois n’est-elle pas stupide ? Qui donc au Japon, dans l’Inde, la Babylonie, la Grèce, mit jamais la protégée d’Aphrodite au rang de l’épouse, ou seulement de l’hétaire ? Quel homme de sens, pouvant se donner l’une ou l’autre de celles-ci, leur préféra l’amante commune, la femme omnivore, celle que le latin brutal nommait une chienne, lupam ?

Ce qu’il faut voir ici est ce sentiment, naïf et profond, de la dignité de la femme, qui changeait en acte de religion ce que la morale la moins sévère ne peut s’empêcher de flétrir comme le comble de la dégradation.

Eh quoi ! lorsque Simonide, célébrant le patriotisme des courtisanes de Corinthe, ose faire pour elles, au nom de tous les Grecs, cette épigraphe : Celles-ci ont prié Vénus, qui, pour l’amour d’elles, a sauvé la Grèce, nous ne verrions dans ces mots qu’une horrible profanation de la patrie et une insulte à l’amour conjugal ! Pourquoi ne pas comprendre plutôt que ce témoignage de la reconnaissance publique, qui après tout avait son principe dans les institutions, avait pour but d’exalter le sens moral chez ces femmes, en leur faisant entendre qu’elles aussi avaient une part dans les destinées de la patrie grecque ? De nos jours, l’injure officielle les eût refoulées dans les immondices de leur temple : qui sait combien d’entre elles passèrent alors de la condition de courtisanes à celle plus honorée de compagnonnes ? Et certes, lorsque plus tard, vers le premier siècle de notre ère, tout se fut corrompu dans la société polythéiste ; quand la femme, épouse aussi bien que courtisane, parut à tous les degrés avilie, s’il était un moyen de réformer les mœurs, ce n’était pas sur ces matrones orgueilleuses et dépravées qu’on pouvait en faire l’essai ; c’était plutôt sur ces créatures du troisième rang dont le cœur, en quelque sorte purifié par l’excès même de la débauche, se rouvrait aux inspirations de l’amour chaste et de la vertu. L’Église n’a-t-elle pas eu ses Madeleine, ses Thaïs, ses Affre, qui, d’un seul bond, s’élevèrent des boues de la prostitution aux sublimités de la pénitence et du martyre ? Ô prêtres, que la politique non la pudeur de vos papes eut tant de peine à arracher au concubinage, vous ne connaissez rien à la religion ; car vous ne connaissez ni le cœur humain, ni la marche de la société, ni votre histoire.

XVI

Résumons ces faits, et faisons-en ressortir le développement et la série.

Le point de départ de l’institution du mariage et de la famille est la génération.

Exalté, transformé par l’idéalisme, cet instinct devient l’amour, le plus puissant des mouvements de l’âme après la Justice, engendré par la combinaison de deux fatalités, l’une organique, l’autre intellectuelle.

Dans cet état, l’amour est lui-même le plus tyrannique des fatalismes, remarquable surtout par son évolution tour à tour croissante et décroissante, irrésistible quand il vient, impossible à retenir quand il s’en va.

Là cependant ne finit pas pour l’humanité le rapport engagé entre les deux sexes par la génération et l’amour.

L’homme sent sa dignité en autrui : de là, en général, sa Justice.

D’un sexe à l’autre, cette dignité se sent d’une façon particulière, qui ajoute à l’amour un caractère auparavant inconnu de sérénité et de tendresse, éteint la passion, et crée un attachement que tous ceux qui l’ont éprouvé jugent unanimement de nature à pouvoir durer, malgré la dégradation extérieure de l’objet aimé, autant que la vie.

Ainsi l’homme aime tout à la fois par ses sens, par son esprit et par sa conscience : il ne peut pas ne pas aimer ainsi, parce qu’il est homme.

Selon la puissance d’idéalisation et de Justice de l’amant, et la qualité de l’objet aimé, l’union de l’homme et de la femme inclinera plus ou moins vers l’un ou l’autre de ces termes : les sens, l’idéal, la conscience. De là trois degrés principaux de manifestation de l’amour : la fornication, le concubinat, le mariage.

Il se peut que par l’effet d’une méprise ou de circonstances indépendantes de la volonté des personnes, il y ait erreur de fait dans les situations légales ; que tels mariés soient d’abominables fornicateurs, tels concubinaires de vrais époux, sinon pour le for extérieur au moins pour la conscience. Ces contradictions, qui ne portent que sur les apparences, confirment la règle, c’est qu’un sentiment de dignité plus ou moins profond est toujours présent dans les manifestations amoureuses de l’homme, sentiment qui est le principe du mariage.

Comment ce principe se traduit-il en acte religieux ?

L’ensemble de nos études l’explique. La Justice a pour expression première la religion ; l’amour conjugal, fondé sur la dignité mutuelle, et, si je puis ainsi dire, sur la communauté de conscience, prend donc une teinte de piété. Tous les amants sont inclins à la dévotion ; la famille devient, par l’amour, le foyer du culte : là est le secret de la durée des religions.

Quant à la position particulière de la femme au foyer domestique, à sa part de liberté et d’influence, chose remarquable, elle est partout inverse de l’honorabilité du lien qui l’unit à l’homme.

La femme galante jouit de toute son indépendance : trafiquant de ses charmes, hormis un instant très-court elle n’est rien pour l’homme, qui n’est rien non plus pour elle. Elle peut dire : Je ne connais point de maître ; mais elle est avilie.

L’égalité règne dans le concubinage, aussi longtemps du moins que la maternité ou d’autres disgrâces ne mettent pas la femme à la merci de son amant. Mais la concubine n’a aucuns droits, et tout ce qu’elle peut attendre de l’opinion, c’est qu’on fasse grâce à l’irrégularité de sa position en faveur des vertus qu’elle y déploie.

L’honneur et la dépendance sont pour l’épouse.

« Nulle part autant qu’à Rome la chose publique n’accepta et ne glorifia la vertu féminine ; nulle part la femme ne fut plus citoyenne, plus associée aux dangers, aux triomphes, aux intérêts, à la gloire commune… Elle tient le second rang dans la cité. Tout père est prêtre, guerrier (quiris), patron, maître (dominus) ; au dessous du père, la femme, matrona ; puis, les libres, liberi ; les esclaves, servi ; les clients, qui n’ont pas droit de parler, elingues, c’est-à-dire qui n’ont pas de droit politique. » (Franz de Champagny, les Césars.)

Mais, qu’on ne s’y trompe pas, si l’honneur est grand, la subordination au père de famille est rigoureuse. La Romaine ne fut jamais qu’une ménagère : Domi mansit, lanam fecit ; elle a gardé la maison et filé la laine, disait-on d’elle, et les plus illustres tenaient à honneur de remplir ce modeste devoir. Lucrèce, Clélie, Valérie, Virginie, Véturie, Cornélie, Aurélie, la mère de César ; Atia, mère d’Auguste, Livie elle-même, Porcie, Arrie, Agrippine, femme de Germanicus, toutes ces héroïnes, auxquelles nous n’avons rien à comparer, furent avant tout des travailleuses, des prêtresses du sanctuaire domestique. Les vieux Romains ne souffraient pas l’immixtion du sexe dans les choses de l’État : on sait que le parricide Néron fut presque justifié aux yeux de la plèbe, comme si, à l’exemple de Brutus bourreau de ses fils, il n’eût fait en tuant sa mère qu’accomplir un acte nécessaire de l’autorité paternelle.

Cette sévérité des mœurs latines nous paraît excessive : aucun roman intime des sept premiers siècles de Rome ne nous est parvenu, et nous nous demandons, en lisant dans les jurisconsultes le détail des cérémonies matrimoniales et des devoirs de l’épouse, si véritablement les Romains aimaient leurs femmes.

Question de bas-bleus et de coquettes. Le mariage romain par confarreatio est le chef-d’œuvre de la conscience humaine : en faut-il davantage pour démontrer que les femmes romaines furent les plus aimées de toutes les femmes ? Pendant près de six siècles, pas une séparation, pas un divorce, ne vint scandaliser la cité ; encore le premier qui en donna l’exemple, Sp. Carvilius Ruga, cité par les historiens pour l’étrangeté du fait, ne fit-il, en se séparant d’une épouse adorée, mais stérile, qu’obéir à l’ordre des censeurs, qui lui avaient fait promettre de donner des enfants à la République. La constitution de l’État ne fut elle-même qu’une extension de celle de la famille : qui touchait à celle-ci, ébranlait aussitôt celle-là. Toutes les révolutions romaines ont pour cause un attentat à l’honneur domestique : la mort de Lucrèce amène l’expulsion des rois et l’établissement de la République ; celle de Virginie détermine la chute du décemvirat ; le crime de Papirius produit la liberté civile ; un peu plus tard, l’insulte faite à une autre Virginie amène la divulgation des formules : alors le mariage plébéien, coemptio, devient l’égal du mariage patricien, confarreatio. Mais de cette époque date aussi l’altération de la charte domestique ; la constitution de la famille entraînant celle de l’État, le droit public est changé, mutatum autem jus, selon l’observation de Tite-Live, et la République que soutient de moins en moins le respect des pères, patres conscripti, incline à sa perte. (Voir une excellente monographie du Mariage romain, par M. Picot, in-8o, 1849.)

La question maintenant est de savoir si le principe de conscience qui dans l’union de l’homme et de la femme s’ajoute à l’amour pour le purifier, le rasséréner, le convertir, en faire un amour spirituel et à toute épreuve, ce qu’indiquait la fraternité mythologique de l’Amour et de l’Hyménée ; si, dis-je, ce principe a véritablement l’efficacité requise ; à quelles conditions il peut acquérir cette efficacité ; ce que vaut à cette fin l’acte ou sacrement de mariage ; quelle destinée il fait à la femme, et de quelle importance il est pour la Justice et la société.

Suivons l’histoire.


CHAPITRE III.

Corruption du mariage et de l’amour par l’idéalisme. Confusion des sexes.

XVII

On a vu au précédent chapitre comment l’expérience de l’amour, tel que le donnent l’imagination et les sens, avait dû faire naître l’idée du mariage.

Cette idée, il n’y a pas à s’y tromper, n’est rien de moins que le projet de dompter l’amour, de le rendre constant, fidèle, indéfectible, supérieur à lui-même, en le pénétrant à haute dose de ce sentiment de dignité qui accompagne l’homme dans toutes ses actions, et en unissant l’homme et la femme dans une communauté de conscience, dont la communauté de fortune devient la conséquence et le gage. La consécration matrimoniale par le ministère du prêtre, avec sacrifice, auspices, invocation des dieux, banquet eucharistique, paroles secrètes, bénédiction, exorcisme, n’a pas d’autre sens. Pour le vulgaire, c’était comme un philtre mystérieux qui devait conférer à l’amour la qualité divine, l’incorruptibilité. Pour le philosophe, c’est l’affirmation de la conscience qui répudie l’amour dans sa nature doublement fatale, et tend à s’en faire un instrument de Justice en le convertissant à son image.

Or, Rien ne se produit en vertu de rien, Rien ne tend à rien, Rien ne peut être l’expression de rien : le mariage n’est donc pas une vaine conception de la conscience, c’est une réalité.

Ce n’est pas rien, en effet, que cette aspiration sublime à qui la chair répugne, que la beauté même ne satisfait pas, et qui sous cet idéal cherche un idéal supérieur, l’idéal de l’idéal. Il y a là un phénomène de psychologie qui étonne l’esprit par sa hauteur, qui s’empare de la volonté par son exquise délicatesse, qui commande la certitude par son universalité. Espérance d’en haut, à qui le succès n’a pas toujours manqué, témoin les six siècles de fidélité conjugale de l’ancienne Rome.

Que si maintenant nous considérons le mariage dans ses rapports avec la destinée des nations, nous devrons reconnaître qu’entre la société et la famille il existe une solidarité intime ; que comme la génération est une fonction de l’organisme, le mariage est une fonction de l’humanité, hors de laquelle l’amour devient un fléau, la distinction des sexes n’a plus de sens, la perpétuation de l’espèce constitue pour les vivants un dommage réel, la Justice est contre nature, et le plan de la création absurde.

Le mariage n’est donc pas seulement une idée ; ce n’est pas non plus seulement une réalité : le mariage est nécessaire, de nécessité sociale.

C’est ce que nous allons démontrer par l’examen de ce qu’il advient de l’amour, et par suite de la famille, de la société, de l’espèce, lorsque les relations entre l’homme et la femme ne sont plus régies par le principe conservateur du mariage.

XVIII

Tout se conserve et se développe dans l’Humanité par la Justice, avons-nous dit ; tout dégénère par l’idéal.

Il en sera de la famille comme de l’État, comme de la philosophie, des lettres et des arts. Fondée sur le droit et pour le droit, elle périra par l’idolâtrie de l’amour. Et comme tout s’enchaîne dans la société, la décadence des mœurs domestiques par l’idéalisme érotique sera d’autant plus rapide que la corruption des mœurs publiques par l’idéalisme politique, métaphysique ou esthétique ira plus grand train, et vice versâ.

Esquissons en traits rapides les moments de cette dissolution.

Après avoir, par un acte de sa spontanéité religieuse, posé le mariage, l’esprit, obéissant à la loi du développement intellectuel, étudie ce symbole et en cherche la raison philosophique. Problème difficile, dont la solution exige de nombreuses connaissances, et ne peut par conséquent lui être sitôt donnée. Comme il ne découvre qu’une cérémonie tout extérieure, un rite superstitieux, sans réalité apparente, l’esprit nie le mariage ; c’est-à-dire qu’il ne reconnaît du mariage que la partie purement civile, relative à la position des parties vis-à-vis des tiers et au droit des enfants : ce qui assimile le mariage à un marché dans lequel l’amour n’a rien à faire, la conscience des époux rien à voir.

C’est ainsi qu’à Rome la forme religieuse du mariage, la confarreatio, par laquelle l’époux s’engendrait spirituellement son épouse avant d’engendrer de celle-ci des enfants, tomba en désuétude. La coemptio, puis l’usucapio, produisant, quant au for extérieur, les mêmes effets, on en conclut avec Ulpien que le contrat était tout, la cérémonie insignifiante ; que ce qui faisait le mariage était la volonté de s’unir, consensus facit nuptias, plus, certaines stipulations concernant les apports et acquêts.

La famille ainsi établie sur une base douteuse, puisque le côté religieux n’était pas compris, et que faute de le comprendre on le délaissait, la légitimité des enfants devenue équivoque, on conçoit comment il devint impossible de distinguer le mariage du concubinage, et comment l’empereur Auguste, dans l’intérêt de la population et des mœurs, fut conduit à donner au concubinat un titre légal. Je m’étonne qu’un écrivain tel que M. Amédée Thierry (Histoire de la Gaule, t. Ier) ait pu voir dans cet abandon de la confarreatio un progrès : les choses parlaient assez haut cependant.

C’est ici le cas d’appliquer la règle : La forme emporte le fond. Le sacrement dédaigné, le sentiment religieux du mariage ne tarde pas à s’éteindre ; l’institution disparaît du foyer, elle n’existe plus que pour la place publique. De ce moment l’incompatibilité des humeurs, des idées, des sentiments, prend l’essor ; la division, puis le scandale, entrent dans la famille ; l’autorité paternelle, que ne tempère plus l’affection, prend un caractère de tyrannie auquel le législateur se croit obligé de mettre un frein ; la femme, protégée par les siens, sentant sa force, s’exagérant ses droits, devient insolente, aspire à l’égalité ; les enfants, à peine adultes, obtiennent l’émancipation ; la famille devient une pépinière de discorde, et le serment conjugal, sanctionné par le divorce, une promesse tacite de résiliation.

Alors, malgré les phrases pompeuses des juristes, qui continuaient à définir le mariage une participation du droit divin et humain, il devint clair pour tout le monde que cette prétendue participation se réduisait à une association de biens et de gains, communauté de profits et pertes, dont les enfants formaient le principal article. Dans un contrat de cette espèce, auquel suffisait le ministère du tabellion, les stipulations d’intérêt tenant toute la place, l’amour laissé à ses propres risques, le mot de mariage retenu par habitude et pour les convenances, l’union des époux, quant à la couche, ne se distinguait en rien de celle des concubinaires, que dis-je ? des simples fornicateurs ; de sorte qu’entre le mariage, le concubinage et la prostitution légale, il n’y avait pas de différence essentielle.

Rien n’est impitoyable comme la logique. Le voile nuptial, flammeum, déchiré ; l’amour céleste, promis aux époux, changé ipso facto en caresse lascive ; la fidélité maritale jetée aux vents, la pudeur féminine tombée en bégueulerie, le mariage dut être et il fut pris pour ce qu’il était, un marché de dupes.

XIX

Que de raisons aux deux sexes de s’en abstenir !

La vieille Rome avait présenté ce miracle de cinq cent vingt années passées sans un divorce : nous pouvons hardiment en conclure que les adultères, soigneusement dissimulés, furent rares. Quel merveilleux amour, quel respect, quelle charité, quelle force de continence ce seul fait, raconté par tous les historiens comme étant de notoriété publique, officielle, suppose chez les Quirites et leurs matrones !… Une telle race était faite pour conquérir le monde.

Mais voici qu’avec la religion nuptiale la pudicité s’est envolée ; et les mêmes hommes, les mêmes femmes, qui ont étonné le monde par leur chasteté, l’étonneront par leur luxure.

À une époque de dissolution générale, dans un milieu enfiévré par le luxe et les jouissances, dénué de vie publique, sans communion sociale, tout créait aux époux des antipathies sans fin, tout leur devenait motif de divorce, tout militait par conséquent contre le mariage.

L’avarice, d’abord, côté faible de l’âme romaine : les frais de maison sont trop lourds ; l’entretien des enfants et leur éducation sont autant de retranché pour le bien-être personnel. Au-dessus de la maxime Chacun chez soi, chacun pour soi, dont le triomphe a amené la désertion du forum et assuré la fortune de César, règne, sévit, le féroce Primo mihi. Tout pour moi ! Devant cet indomptable égoïsme, que devient l’amour ? Un objet de consommation, comme le pain, le vin, la baignoire, le spectacle, qu’il faut obtenir au plus juste prix. Donc, point de mariage.

Le dégoût du travail : le noble et le chevalier s’en déchargent sur la plèbe, qui le renvoie aux esclaves. Sans travail, ne fût-ce que celui de la surveillance et de l’administration, point de fortune qui se puisse soutenir ; d’ailleurs, point de Justice. Si le riche, indolent et désœuvré, se trouve pauvre, que sera-ce du citoyen sans patrimoine, à qui de vastes possessions ne produisent pas de rente ? Se marier, c’est se condamner à travailler : donc, point de mariage.

L’horreur de la progéniture : la femme n’en veut plus, dans l’intérêt de sa beauté ; l’homme, qui met sa vie à fonds perdus, pour qui la République se réduit à la personne du prince, s’en soucie encore moins. Paternité, patrie, patriciat, autant de fables : donc, point de mariage.

La surexcitation de l’idéalisme, qui sous toutes les formes, philosophie, littérature, arts, envahit la société ; l’empire et ses pompes ; la superstition et ses recherches. Une seule pensée gouverne le monde, apparaît au fond de toutes les doctrines, se fait jour dans toutes les œuvres de l’esprit, sert de mobile à toutes les actions, la Volupté. Le concubinage déjà n’y suffit plus : sans doute il est préférable au mariage, plus économique, plus commode, à l’homme il promet plus de licence, à la femme plus d’égalité, mais lui aussi fatigue par la monotonie : il faut de la variété, de la mise en scène, une excitation orgiastique ; pour rendre à l’amour ses ravissements, une ressource s’offre encore, la débauche.

Arrivé là, toute dignité, toute Justice s’évanouit. Plus de respect, ni pour l’âge, ni pour le sang, ni pour le lien. Toutes les barrières sont franchies : du concubinage légal, puis de la tolérance du lupanar, ou, ce qui revient au même, de la voltige amoureuse qu’entraîne le concubinage, nous entrons comme de plain-pied dans la région du crime : adultère, stupre, inceste, viol. Possible que cette série éprouve de fréquentes interversions : il en est du crime comme de la valeur, qui aux âmes bien nées n’attend pas, dit le poëte, le nombre des années. Je raisonne sur la moyenne de la moralité publique ; et l’on ne saurait nier que la marche de la dépravation dans cette moyenne ne suive le progrès indiqué plus haut :

1. Réduction du mariage religieux à une convention purement civile ;

2. Assimilation de l’amour conjugal à l’amour concubinaire ;

3. Désertion du mariage pour le concubinage ;

4. Le concubinage abandonné à son tour pour la prostitution ;

5. Promiscuité générale, débauche et crime.

Sommes-nous à la fin ? Pas encore : la logique est inexorable, et il nous manque une conclusion.

Dans ce mouvement rétrograde, que signifie la femme ? à quoi répond-elle ? quelle idée sert-elle ? quelle est, devant la société et devant la nature, sa destination ?

La femme, épouse, concubine ou prostituée, moyen de fortune pour quelques-uns, ustensile de ménage ou article de mode pour la masse, objet de consommation pour tous ; la femme, hors de la luxure universelle, n’a pas de destinée, pas de raison d’existence, ni politique ni économique, ni philosophique ou esthétique, ni familiale ; elle n’a plus même de raison puerpérale, puisque le motif principal qui fait fuir le mariage, rechercher le concubinage et l’amour libre, est la crainte de la grossesse, l’horreur de la progéniture.

Allons donc jusqu’au bout.

La génération déclarée incompatible avec la félicité domestique ; la femme d’autre part, en raison de son infirmité naturelle, devenue plus à charge qu’à profit, sans raison d’existence, la sexualité est de trop. À quoi bon ce dualisme, si contrariant par sa fécondité intempestive ? La nature s’est trompée. Ne pouvait-elle autrement pourvoir à la conservation de l’espèce, séparer le travail de la génération des jouissances de l’amour ? La femme, dans cette hypothèse, ne conservant de sa constitution actuelle que ce qu’il en faut pour la volupté, devenant l’égale de l’homme, aurait pu, sans être à charge, conserver son indépendance, remplir aussi les fonctions politiques et économiques ; ou plutôt, toute distinction de famille, de propriété et de sexe étant supprimée, l’humanité eût vécu dans une communauté de biens et d’amours où la Justice, objet de tant de disputes, eût été aussi inconnue que l’inégalité même.

L’unisexualité, tel est le dernier mot de cette dégradation de l’amour. Or, comme il ne se peut rien concevoir par l’entendement qui ne tende à se réaliser dans le fait, l’unisexualité a pour expression pratique, chez tous les peuples, la pédérastie.

XX

Je voudrais qu’il en fût de notre langue comme du latin, dont Boileau a dit :

Le latin dans les mots brave l’honnêteté.

Il est des choses dont on n’inspire bien l’horreur qu’en en parlant comme le peuple, dans les termes les plus énergiques, toute expression détournée pouvant paraître une atténuation du crime plutôt qu’un égard aux bienséances. Puisqu’il m’est défendu d’imiter Juvénal, je prie le lecteur d’avoir égard à la contrainte où me réduit l’usage, et de suppléer de son mieux à la modestie de mes paroles.

Le christianisme a rangé le péché de sodomie parmi ceux qui crient vengeance contre le ciel ; à l’exemple du judaïsme, Lévit. xx, 13, il l’a jugé digne de mort. Sans aller jusqu’à la mort, je regrette que cette infamie, qui commence à se propager parmi nous, soit traitée avec tant d’indulgence. Je voudrais qu’elle fût, dans tous les cas, assimilée au viol, et punie de vingt ans de réclusion. Mais le mieux serait d’y trouver un antidote, et peut-être les pages qu’on va lire, et que j’abrégerai le plus possible, fourniront sur ce triste sujet d’utiles lumières.

Chez les anciens Romains, de même que chez les barbares du Nord, Gaulois, Germains, Scandinaves, la pédérastie semble avoir été à peu près inconnue : je n’en veux pour preuve que la révolution arrivée à Rome, l’an 326 avant Jésus-Christ, à la suite du crime de Papirius. C’est aux Grecs, leurs maîtres ès arts et belles manières, que les Romains des derniers temps de la république empruntèrent cette variété de l’art d’aimer, contre leur inclination propre, et par pure émulation de raffinement. Quant aux Bulgares ou Boulgres, dont le nom est devenu au moyen âge synonyme de sodomite ou pédéraste, j’attribue leur infection à la même origine : ce n’est pas d’aujourd’hui que les civilisés inoculent aux nations dans l’enfance leur débauche et leur vérole.

Mais les Grecs eux-mêmes s’y étaient-ils adonnés de leur propre nature, ou n’en auraient-ils pas pris d’ailleurs l’habitude ? Je penche pour cette dernière opinion. Les Grecs appartiennent au groupe des races celtiques ou druidiques, belliqueuses et chastes. Leurs premiers initiateurs, Olen, Linus, l’ancien Orphée, descendus de Thrace, ressemblent bien plus aux bardes d’Ossian qu’aux mystagogues phrygiens, assyriens et autres. Le génie esthétique des Grecs, incomparable pour la pureté, la sobriété, la dignité, m’est encore un argument de leur chasteté naturelle. C’est par l’Ionie, contiguë à l’Orient, que la Grèce fut infectée de ce mal, en même temps que de ses innombrables divinités et de ses mystères. C’est en Ionie que l’amour unisexuel, comme l’appelle Fourier, fut d’abord chanté et divinisé ; puis, le mythe formé, une philosophie s’ensuivit ; et ce que des poëtes avaient célébré, il se trouva bientôt des penseurs pour le réduire en maximes. Or, c’est surtout cette poétique de pédérastes qu’il s’agit d’expliquer, autant pour l’intelligence de l’antique corruption que pour la cautérisation de la nôtre.

Il y a trente ans, l’idée seule de cette frénésie me donnait des nausées ; il m’eût été impossible d’y arrêter pendant une minute mon attention : combien moins me serais-je avisé d’en entreprendre, si j’ose ainsi dire, la psychologie ! Mais la pudeur de l’homme de cinquante ans ne peut être celle de l’adolescent de vingt ; et nous avons trop d’intérêt, amis de la Révolution et pères de famille, à ce que tous les mystères du cœur humain soient enfin dévoilés, toutes les sources de l’immoralité reconnues, pour reculer devant aucune investigation, si répugnante pour la nature, si navrante pour la raison qu’elle soit.

XXI

Je trouve dans la pédérastie, comme dans toutes les affections du corps et de l’âme, divers degrés de malignité, qu’il importe de reconnaître.

D’abord, elle peut résulter de la privation prolongée jointe à l’incontinence des sens. Sous ce rapport, elle ne me paraît pas différer beaucoup de la masturbation à deux, si commune dans les maisons d’éducation et que chacun s’explique. Un autre de ses analogues est la bestialité, dans laquelle il ne faut guère voir non plus qu’un supplément du coït. Dans ces conditions, peut-on dire que la pédérastie existe ? C’est une turpitude qu’il vaudrait mieux punir du bâton que de la prison, et qui, à moins de récidive, ne tire pas à conséquence.

Plus souvent c’est l’effet d’une volupté furieuse que rien ne peut plus assouvir. Alors, que le magistrat sévisse : l’acte sodomitique est le signe d’une dépravation sans remède.

Que des misérables, manquant de femmes, se procurent entre eux de telles jouissances ; que d’autres, plus scélérats, pour qui le crime a des charmes, s’en vantent, tout cela se conçoit. Mais jamais la philosophie ne s’empara du vol, du parjure, de l’assassinat, pour en faire l’objet de ses théories ; jamais la poésie ne prit de tels monstres pour objet de ses chants : même en matière d’amour, l’adultère, le viol, l’inceste, répugnent au poëte. Comment la sodomie, dernier terme de la dépravation érotique, fit-elle jadis exception ? Comment de grands poëtes en vinrent-ils à célébrer cette monstrueuse ardeur, privilége, à les entendre, des dieux et des héros ? Y aurait-il dans cet accouplement contre nature, dans ce frictus de deux mâles, de deux femelles, une jouissance âcre, qui réveille les sens blasés, comme la chair humaine qui, dit-on, rend fastidieuse au cannibale tout autre festin ? La pédérastie serait-elle un succédanée de l’anthropophagie ?…

Sur ces horreurs il faudrait entendre ceux qui en font passe-temps ; mais ils se cachent, leur aspect dégoûte : impossible d’obtenir, de soutenir une explication. À défaut de dépositions orales, j’ai consulté les témoignages écrits ; j’ai interrogé ces anciens qui surent mettre de la poésie, de la philosophie partout, et qui, parlant à une société habituée aux mœurs socratiques, ne se gênaient guère. Voici à quelles conclusions je suis arrivé : elles confirment de tout point la théorie donnée plus haut de l’amour et du mariage, et de leur dégradation.

Il est consolant pour la moralité humaine de reconnaître que tous les vices, même les plus infects, ont pour point de départ une erreur du jugement produite par une illusion de l’idéal, et que c’est en poursuivant le beau et le bien, mais par une fausse route, que le cœur se souille et que la conscience se déprave. Ce que je vais dire, sans rendre le moins du monde excusable une passion en tout état de cause hideuse, aura du moins l’avantage d’alléger singulièrement le crime de ceux qui les premiers s’en firent les chantres et les panégyristes, en même temps qu’elle nous avertira, nous civilisés du dix-neuvième siècle qui déjà penchons du côté où s’abîma l’amour antique, de nous tenir sur nos gardes.

Je passe sur l’explication de saint Paul, qui croit avoir tout dit quand il attribue le phénomène qui nous occupe au culte des faux dieux :

« C’est pour avoir remplacé, dit-il, la gloire du Dieu incorruptible par des simulacres d’hommes et d’animaux, c’est pour avoir servi la créature au lieu du Créateur, qu’ils en sont venus à outrager leurs propres corps, et qu’ils ont été livrés à des passions d’ignominie. (Rom., chap. Ier.)

Il était tout simple que le christianisme, attaquant l’ancienne religion et la société fondée par elle, imputât au polythéisme les abominations dont il venait purger la terre. Mais sans compter que le christianisme n’a pas réussi dans son entreprise, et que les passions d’ignominie se sont perpétuées dans l’Église du Christ comme dans la synagogue de Bélial, il est clair que l’explication de saint Paul n’explique rien. Quel rapport y a-t-il entre l’idolâtrie et le péché de sodomie ? c’est ce que je vaudrais savoir, et que l’Apôtre ne me dit pas.

XXII

Le dédain réciproque des sexes, et la dépravation de l’amour qui en fut la conséquence, eut sa cause, d’abord dans l’excessive facilité de relations qu’avait créée le paganisme, et qu’il était dans son génie de créer, au point de vue même de l’intérêt et de la dignité de la femme ; puis, dans l’idéalisme universel, qu’une Justice trop faible ne refrénait pas.

J’ai parlé ailleurs de l’idéalisme politique, de l’idéalisme artistique et littéraire, de l’idéalisme métaphysique et religieux. L’idéalisme érotique ferme la série ; il nous donne le dernier mot de toutes les rétrogradations sociales.

Avant tout, pensaient les anciens, l’homme ne peut vivre sans amour ; sans amour, la vie est une anticipation de la mort. L’antiquité est pleine de cette idée ; elle a chanté et préconisé l’amour ; elle a disputé à perte de vue de sa nature comme elle a disputé du Souverain Bien, et plus d’une fois il lui est arrivé de les confondre. Avec la même puissance que ses artistes idéalisaient la forme humaine, ses philosophes et ses poëtes idéalisèrent l’Amour, âme de la nature, souverain des dieux et des hommes ; et comme ils s’efforçaient, par diverses méthodes, d’arriver, les uns à la sagesse, les autres au bonheur, ce fut encore, parmi eux, à qui découvrirait et réaliserait le parfait amour.

La recherche de l’absolu est le caractère du génie humain ; c’est à cela qu’il doit ses aberrations et ses chefs-d’œuvre.

Mais cette idéalité de l’amour, où la trouver ? Comment en jouir, et dans quelle mesure ?

Est-ce le mariage, est-ce cette union entourée de tous les honneurs de la religion, de toutes les prérogatives de la cité, qui comblera notre imagination et notre cœur ?

Le mariage est le tombeau de l’amour, dit un proverbe ; et cela était vrai pour les Grecs, il y a vingt-quatre siècles, incomparablement plus qu’il ne l’est pour nous. Certes, la vertu, comme le vice, est contemporaine de l’humanité, et l’amour conjugal a eu de tout temps ses héros et ses héroïnes ; mais il faut raisonner sur des moyennes, non sur des types qui trop souvent ne sont que des exceptions. Or, la première barbarie, favorable à une rude continence, ayant cédé bientôt devant les premiers triomphes de la civilisation, l’inégalité des conditions s’étant développée, la religion étant de moins en moins sentie, le mariage perdit bientôt son faible prestige, et le cœur, mal défendu par la conscience, se trouva livré à tous les emportements de l’amour. La dignité d’épouse, aristocratique dans son principe et dans sa forme, ne conférait guère à la femme antique que de hautaines prétentions, qui la rendaient peu aimable ; quant à sa chasteté, on peut s’en faire une idée en relisant la scène burlesque entre Sosie et sa femme, dans l’Amphitryon de Molière.

En fait, la chasteté fut médiocrement comprise des anciens. Tous leurs épithalames, depuis le Cantique des cantiques jusqu’aux vers fescennins, en font foi. Qu’attendre dès lors, pour l’amour, d’un pareil commerce ? Fénelon l’a dit quelque part, avec ce sentiment profond qui supplée à l’expérience : Celui qui dans le mariage cherche la satisfaction des sens y sera trompé, et s’en repentira. L’épouse, telle qu’au sortir de l’âge héroïque la civilisation dut la faire, n’ayant pour elle que son orgueil, la trivialité de ses occupations et son importune lasciveté, que réprimaient à peine les ennuis de la grossesse et les rebuffades maritales, l’amour s’envolait au matin des noces, et le cœur restait désert. — « Il n’y a pas la moindre parcelle d’amour dans le gynécée », dit énergiquement Plutarque, et la comédie de Lysistrate, d’Aristophane, en donne la raison. Point d’amour dans les œuvres de la chair : voilà ce que, bien des siècles avant le christianisme, l’éthique, toute spiritualiste, des anciens, leur avait appris ; ce que Plutarque et Lucien tour à tour expriment, avec une crudité de langage qu’il m’est défendu d’imiter.

Le mariage, comme s’en était formellement expliqué devant le peuple romain le grave censeur Métellus Numidicus, ne servait qu’à la conservation de la race libre :

« Si nous pouvions nous entretenir sans femmes, citoyens, nous chasserions loin de nous cette incommodité ; mais puisque la nature a voulu que nous ne pussions nous en passer, il est de notre devoir de sacrifier à la perpétuité de la république, plutôt qu’au plaisir d’un instant. »

C’est en ces termes que l’honnête magistrat recommandait au peuple la pratique du mariage.

Si l’union conjugale est ainsi destituée d’idéal, partant d’amour, le demanderons-nous à l’hétaïra, à la concubine ? Descendrons-nous plus bas encore, à la courtisane ?

Contradictions : l’amour morganatique, recherché en dehors des charges et obligations du mariage, amour essentiellement égoïste, provisoire, sous réserve, de même que l’amour à gages, est toujours l’amour à distance, l’amour réduit à une satisfaction de la vanité et des sens, une sécrétion de l’organisme, une sentine. — Boire, manger, dormir, et le reste, observe Plutarque, est-ce de l’amour ? — Je possède Laïs, dit Aristippe, mais elle ne me possède point. Je l’aime, dites-vous ; oui, comme j’aime le vin, le poisson et tout ce qui me donne du plaisir. Quant à sa personne, je ne sens rien.

Ainsi l’hétaïra et la courtisane n’offrant rien de plus, quant à la délectation amoureuse, offrant même moins que la femme légitime, l’amour tel que le veut l’âme humaine, l’amour idéalisé devient impossible entre les deux sexes, bien qu’il n’ait d’autre principe que leur différence, d’autre but que leur union : il faut ou renoncer à l’amour, ou sortir de la sexualité.

Les anciens n’avaient que trop bien suivi cette analyse ; ils comprenaient merveilleusement que la beauté, au physique comme au moral, est immatérielle, que l’amour qu’elle inspire est tout entier dans l’âme, que par conséquent la volupté que procure la possession n’a rien non plus de la chair, et que tout le plaisir que nous percevons de ce côté est passion et illusion. L’acte vénérien est ridicule, dégoûtant, pour celui qui en est témoin, pénible et triste pour l’acteur, qui y perd le sentiment et la liberté. L’âme y sent quelque chose de honteux. Je hais, dit Hippolyte dans Euripide, une déesse qui a besoin des ténèbres. Le christianisme en a fait un des signes de notre déchéance, et il est sûr que les cyniques n’ont pas réussi à le réhabiliter. La nature elle-même semble d’accord avec la théologie : Post coitum omne animal triste.

Où donc, se demandait l’homme de l’antiquité, où trouver l’amour sans lequel je ne puis vivre, et que je ne puis saisir ni avec ma femme, ni avec ma maîtresse, ni avec mon esclave ? Où est-il, cet amour, feu follet qui ne se montre que pour tromper les hommes ? J’ai trouvé la femme plus amère que la mort, s’écrie Salomon ; il désigne évidemment, non pas la personne, mais le sexe. Néant partout, amour nulle part : que reste-t-il, conclut le roi dévot, sinon de servir Dieu et de s’endormir dans l’égoïsme ?

XXIII

C’est ici qu’il faut suivre la marche de cette séduction idéaliste, qui, faute d’une intelligence suffisante de la Justice, après avoir fait repousser le mariage comme étranger par sa nature à l’amour, aboutit à l’hallucination la plus exécrable.

Il y a, suivant Plutarque, deux espèces d’amour : l’amour vulgaire, qui, comme on vient de voir, n’est pas de l’amour, et l’amour céleste, qui est universel et n’a point de sexe, οὐδετέρον γένους. Il est absurde de faire consister l’amour uniquement dans l’instinct qui pousse un sexe vers l’autre : toute puissance qui porte les êtres à s’unir est amour ; tout ce qui réunit à un degré supérieur les conditions de la force, de la beauté, de l’intelligence et de la vertu, est propre à l’inspirer.

Définition hyperbolique, Dieu sait où elle nous conduira.

Cette idée de la non-sexualité de l’amour est exactement la même qu’exprime Jésus-Christ, quand il apprend aux Saducéens, adversaires de la résurrection, que dans le ciel, séjour de l’amour parfait, il n’y a plus d’union conjugale, neque nubent, neque nubentur, mais que tous sont comme des anges, des êtres neutres, devant la face de Dieu.

Le véritable amour, continue Plutarque, n’a donc plus rien des défectuosités de la matière et du dévergondage des sens, rien de mou, de lâche, d’efféminé. Allumé dans une âme généreuse, il se résout, à force de se purifier par sa propre flamme, en vertu, είς ἀρετὴν τελευτά. Et il cite en exemple la célèbre courtisane Laïs, qui, devenue amoureuse, quitta aussitôt son commerce et sacrifia tous ses amants, sa fortune, sa gloire, à l’homme qu’elle avait choisi. Lucien rapporte des faits bien autrement étranges : des hommes qui, dégoûtés de tout commerce charnel et possédés du véritable amour, passaient leur vie dans les sanctuaires des déesses, obtenant des gardiens, à prix d’or, la permission de contempler leurs statues sans voiles, leur parlant comme si elles eussent été en vie, les baisant amoureusement, et s’estimant plus heureux de telles faveurs que de la possession des plus belles femmes.

C’est donc par un raffinement de délicatesse en même temps que par une recherche quintessenciée du beau et de l’honnête que les anciens en vinrent à mépriser l’amour conjugal, et avec lui tout rapport physique avec la femme. Pétrarque, l’amant idéaliste de Laure, fit-il toute sa vie autre chose ? Et les femmes de son siècle n’auraient-elles pas eu lieu de se plaindre de lui autant que les femmes de Thrace crurent avoir à se plaindre d’Orphée ?… Là était, en effet, l’écueil où devait périr la moralité grecque. L’union des sexes écartée par la logique de l’idéal, l’amour n’a plus de base ; nous sommes arrivés à la contradiction : la catastrophe ne se fera pas attendre.

XXIV

L’amour n’existe qu’à la condition d’une dualité, d’une polarité, diraient aujourd’hui les philosophes. Cette condition nécessaire, comment la remplir ? En composant le couple amoureux de deux personnes du même sexe, bien entendu sans aucune idée d’union charnelle. La filiation des idées et des termes y conduisait. L’amour, dit Plutarque, c’est la vertu ; et la vertu, en grec comme en latin, porte un nom qui rappelle la masculinité, ἀρετὲ, virtus.

Telle est la série d’idées par laquelle les Grecs, à force de spéculer sur l’amour et de le dégager des indignités de la chair, arrivèrent aux derniers excès. Cela peut paraître prodigieux, mais cela est ; et l’histoire entière en témoigne. Ce qu’ils cherchaient dans l’amour universel, ce ne fut pas, dans le principe, qu’on le sache bien, une horrible jouissance : à cet égard les partisans du véritable amour, que Plutarque et Lucien font parler dans leurs dialogues, protestent avec indignation contre l’infamie qu’on leur prête ; ceux qui s’y livrent, assurent-ils, violent et déshonorent l’amour, qu’ils connaissent encore moins que les habitués des courtisanes.

Anacréon, suivant Élien, étant à la cour de Polycrate, tyran de Samos, conçut une vive affection pour un jeune homme nommé Smerdias. Il le chérissait, dit l’historien, pour son âme, non pour son corps. De son côté, l’adolescent avait une affection respectueuse pour le poëte.

Et Plutarque a soin de noter à ce propos qu’il en est de cet amour à faces semblables comme de celui que l’homme éprouve pour la femme : la jouissance est son tombeau ; il s’éteint aussitôt qu’il y a eu rapprochement et souillure des corps. Il regarde ce résultat comme fatal, et il cite des exemples de la haine atroce que l’objet malheureux d’un amour ainsi profané conçoit aussitôt pour le monstre qui a abusé de sa personne.

Il faut bien croire que cette théorie extraordinaire était entrée jusqu’à certain point dans les mœurs, quand on voit les hommes les plus vertueux de l’antiquité et les moins suspects en faire profession. Socrate, qui donna son nom à l’amour parfait avant que Platon lui eût donné le sien, faisait, au vu et su de toute la ville, l’amour à Alcibiade. Il lui enseignait la philosophie, lui reprochait son orgueil, l’arrachait aux séductions des courtisanes, le formait à la continence, et, par son exemple et ses discours, apprenait aux Athéniens à aimer la jeunesse et à la respecter. Il y a une belle leçon de lui dans le dialogue de Platon appelé le Théétète. Théétète est un jeune homme sans grâce, au nez camus, aux petits yeux enfoncés, vrai portrait de Socrate, et qui est présenté et recommandé au philosophe par un citoyen d’Athènes, que ses amis accusaient ironiquement, et à son grand déplaisir, de faire l’amour à ce vilain garçon. Socrate interroge Théétète, le force par ses questions de montrer son intelligence, fait ressortir son heureux naturel, et lui dit à la fin devant tout le monde : Va, tu es beau, Théétète ; car tu possèdes la beauté de l’âme, mille fois plus précieuse que celle du corps. Parole digne de l’Évangile, qui dut frapper vivement les Athéniens, et que Platon n’aurait eu garde de perdre.

Cornélius Népos, dans la vie d’Épaminondas, raconte que, le roi de Perse ayant eu dessein de l’acheter, Diomédon de Cysique, qui était chargé de la commission, commença par mettre dans ses intérêts un tout jeune homme, appelé Micythus, qu’Épaminondas aimait de tout son cœur, quem tùm plurimûm diligebat. Que fit le héros thébain ? Après avoir admonesté sévèrement l’entremetteur du grand roi, il dit à son jeune ami : Pour toi, Micythus, rends-lui vite son argent, ou je te dénonce au magistrat !… Étrange occupation pour des pédérastes, de prêcher à leurs gitons, de parole et d’exemple, la modestie, l’étude, le désintéressement, la chasteté, tous les genres de vertu, et de les menacer du châtiment s’ils s’en écartent !…

Dans une guerre que ceux de Chalcis soutenaient contre leurs voisins, ils durent la victoire au courage de Cléomaque, un des leurs, qui se dévoua à la manière d’Arnold de Winkelried, à la seule condition de recevoir auparavant un baiser de son ami, et de mourir sous ses yeux. C’est Plutarque qui raconte le fait. Je voudrais savoir si la chevalerie a produit rien de plus beau et de plus chaste que ce trait ?

Tout le monde sait que le bataillon sacré de Thèbes, qui périt tout entier à Chéronée, était formé de trois cents jeunes gens, 150 paires, dont l’amour autant que le patriotisme formait la discipline. J’avoue qu’il me répugne souverainement de voir dans cette héroïque jeunesse, formée à l’école de Pélopidas et d’Épaminondas, d’affreux initiés au culte de Sodome.

Une loi de Solon permettait aux esclaves le commerce des femmes ; elle leur interdisait l’amour des jeunes gens. Que signifie cette interdiction du législateur ? L’esclave n’est pas sûr, parce qu’il n’est pas pur : je ne puis y voir autre chose.

Au reste, nous avons un témoignage décisif. Virgile, chantant le messianisme romain et la régénération universelle ; Virgile, disciple de Platon, n’oublie pas cette épuration de l’amour pédérastique. Son épisode de Nisus et Euryale est une imitation de l’amitié grecque. Unis par l’amour et par l’ardeur guerrière,

His amor unus etat, pariterque in bella ruebant,

dit-il des jeunes héros : Euryale, type de jeunesse splendide et de grâce vertueuse, que toute l’armée aime autant qu’elle l’admire,

Euryalus formâ insignis veridique juventâ…
Gratior et pulchro veniens in corpore virtus ;


Nisus, son pur et pieux amant, Nisus amore pio pueri. Lisez aux 5e et 9e livres de l’Énéide l’histoire touchante de cet amour : on dirait un épisode du bataillon sacré de Thèbes. Et c’est après avoir raconté leur mort que le poëte s’écrie : Heureux couple ! si mes vers ont quelque puissance, votre mémoire durera autant que le Capitole, aussi longtemps que Rome tiendra l’empire du monde.

XXV

Pourquoi nous étonner si fort, après tout, d’un attachement qui a ses racines dans la nature même ? Ne savons-nous pas qu’il existe entre l’adolescent et l’homme fait une inclination réciproque, qui se compose de mille sentiments divers et dont les effets vont bien au delà de la simple amitié ? Qu’était-ce que l’affection de Fénelon pour le duc de Bourgogne, cet enfant de son cœur et de son génie, qu’il avait créé, formé, la Bible dirait engendré, comme il avait créé son Télémaque ? De l’amour, dans le sens le plus pur et le plus élevé que lui donnaient les Grecs. Fénelon instruisant le duc de Bourgogne, c’est Socrate révélant à ses auditeurs la beauté de Théétète, c’est Épaminondas réprimandant Micythus. Qu’il eût voulu mourir pour ce fruit de ses entrailles, le tendre Fénelon !…

J’irai plus loin : qu’était cette prédilection tant remarquée du Christ pour le plus jeune de ses apôtres (Jeanxii, 23 ; xix, 26, 27 ; xxi, 20) ? Je ne sais quel incrédule a pris occasion de ces passages pour jeter sur les mœurs de Jésus un odieux soupçon ; pour moi, j’y vois, comme dans l’épisode de Nisus et Euryale, une imitation chrétienne de l’amour grec. Et ce n’est pas la moindre preuve à mes yeux que l’auteur du 4e Évangile ne fut pas un Hébreu de Jérusalem, incapable de ces délicatesses, mais un helléniste d’Alexandrie, qui connaissait son public, et ne trouvait rien de mieux pour vanter la sainteté du Christ que d’en faire un amant à la manière de Socrate. Nous calomnions les anciens, et nous ne voyons pas que leurs idées, ramenées à leur juste mesure, ont leur source dans le cœur humain, et qu’elles ont coulé jusque dans notre religion.

La distinction des amours et la différence de leurs caractères était si bien établie chez les Grecs, que nous les voyons habiter ensemble, sans se combattre ni se confondre : chose qui n’a pas lieu, assure-t-on, pour les sodomites. Achille a pour compagne de sa couche, hétaïra, Briséis, la belle captive ; pour ami de cœur, Patrocle, son hétaïros. Aussi, quelle différence dans les regrets qu’il leur donne ! Pour Briséis, il pleure, il jure de ne plus combattre et de retourner en Thessalie ; pour Patrocle, il viole son serment, tue Hector, massacre ses captifs et décide la prise de Troie.

Tous les poëtes grecs qui ont chanté l’amour sous sa double hypostase ont suivi l’exemple d’Homère. Je veux que le Bathylle d’Anacréon soit suspect : l’indiscrétion du poëte, dans le portrait qu’il a tracé de son ami, a laissé tomber sur la pureté de l’original une ombre obscène ; mais combien le sentiment que Bathylle lui inspire l’emporte sur toutes ses fantaisies de maîtresses ! Quoi de plus ravissant que cette chanson de la colombe messagère ! Et quelle rêverie dans ces deux couplets, que les traducteurs séparent comme si c’étaient deux odes :

« Rafraîchissez, ô femmes, de vin doux ma gorge desséchée ; rafraîchissez de roses nouvelles ma tête brûlante. Mais qui rafraîchira mon cœur, incendié par les amours ?

« Je m’assoirai à l’ombre de Bathylle, le jeune arbre à la verdoyante chevelure ; auprès de lui coule et murmure la fontaine de persuasion. C’est là, voyageur épuisé, que je prendrai une nouvelle force… »

Faut-il, pour donner un sens à ces vers si limpides et si tendres, que je m’ingénie à y trouver d’horribles métaphores ? La comparaison de Bathylle à un arbre jeune et verdoyant est familière aux Orientaux : ces vers d’Anacréon semblent traduits mot pour mot du psaume Ier, v. 3-4 : « Il en sera de l’homme vertueux, dit le Psalmiste, comme d’un arbre planté au bord d’une eau courante, et qui donne son fruit dans sa saison : son feuillage ne séchera pas, et toutes ses œuvres seront prospères.

Tout ce qui nous reste de Sapho se réduit à peu près à deux odes. Dans la première, À Vénus, Sapho prie la déesse de combattre avec elle et de ramener à ses pieds son volage amant. Peut-être cette ode nous paraîtrait le nec plus ultrà du sentiment, si le hasard ne nous avait conservé la suivante, À une Femme…. Je n’entreprendrai pas de la traduire ; je croirais violer la Poésie elle-même. Mais je nie, pour Sapho comme pour Anacréon, le sens que l’opinion commune donne à ces vers. Ce qui m’étonne dans toute cette poésie socratique, platonique, anacréontique ou saphique, comme on voudra l’appeler, c’est l’extraordinaire chasteté de la pensée aussi bien que du langage, chasteté qui n’a d’égale que l’ardeur de la passion. M’explique qui pourra, dans l’hypothèse d’un amour impie, cet inconcevable mélange de tout ce que la tendresse la plus exaltée, la pensée la plus sévère, la poésie la plus divine, pouvaient offrir de traits pénétrants, d’images gracieuses et d’ineffable harmonie, avec ce que la rage des sens aurait fait inventer de plus atroce ; quant à moi, une pareille alliance du ciel et de l’enfer dans un même cœur me paraît inadmissible, et je reste convaincu que, s’il y a là-dessous quelque horreur, elle est toute nôtre.

XXVI

J’avoue cependant, et en cela je ne fais que suivre ma propre pensée, j’avoue que cet érotisme homoïousien, quelque spiritualiste qu’en soit le principe, n’en demeure pas moins un délit contre le droit mutuel des sexes, et que ce mensonge à la destinée, après de si beaux commencements, méritait d’avoir une fin épouvantable.

Un des interlocuteurs de Plutarque, celui qui défend la cause de l’amour androgyne ou bi-sexuel, fait à son adversaire, qui protestait au nom des sectateurs du parfait amour contre les accusations dont on les chargeait, l’objection suivante : Vous prétendez que votre amour est pur de tout rapprochement des corps, et que l’union n’existe qu’entre les âmes ; mais comment peut-il y avoir amour là où il n’y a pas possession ? C’est comme si vous parliez de vous enivrer en faisant une libation aux dieux, ou d’apaiser votre faim à l’odeur des victimes.

À ce raisonnement, pas de réponse. Quelque opinion que l’on se fasse de la distinction des corps et des âmes, il reste toujours que celles-ci ne s’unissent que par le rapprochement de ceux-là : de ce moment, l’honnêteté est en péril.

Tout amour, si idéal qu’en soit l’objet, tel qu’est par exemple l’amour des religieuses pour le Christ ou celui des moines pour la Vierge, à plus forte raison l’amour qui se rapporte à un être vivant et palpable, retentit nécessairement dans l’organisme et ébranle la sexualité. Il y a de la délectation amoureuse chez la jeune vierge qui caresse sa tourterelle, et quel délire, on le sait trop, allume dans leurs sens consumés l’imagination des mystiques !… Parvenu au sommet de l’empyrée, l’amour céleste, attiré par cette beauté matérielle dont la contemplation le poursuit, retombe vers l’abîme : c’est Éloa, la belle archange, amoureuse de Satan, qu’il lui suffit de regarder pour se perdre.

Telle est donc l’antinomie à laquelle l’amour, comme toute passion, est soumis : de même qu’il ne peut se passer d’idéal, il ne peut pas non plus se passer de possession. Le premier le pousse invinciblement à la seconde ; mais celle-ci obtenue, l’idéal est souillé et l’amour expire, à moins qu’une grâce supérieure ne le ranime et lui rende l’équilibre.

C’est ainsi que chez les anciens la femme se trouva peu à peu exclue du pur amour, et le mariage, malgré ses honneurs d’institution, tacitement réputé ignoble. Créé par les sens et l’imagination, l’amour, que ne soutenait pas une conscience vigoureuse, s’éteignait, comme un météore tombé du ciel, dans la mer morte du mariage. Dès le lendemain des noces la femme avait perdu son prestige ; le lit conjugal avait englouti, en une nuit, son pucelage et sa virginité. Nulle poésie de l’âme, nulle tendresse du cœur, nulle surveillance des sens, ne pouvait, aux regards d’un époux assouvi, réhabiliter cette infortunée formée à la luxure par sa propre mère. L’illusion irréparablement détruite, le dégoût devenait invincible. Il existe de Sapho un distique dans lequel cette pensée est rendue avec une mélancolie profonde : « Virginité, Virginité ! où fuis-tu que tu m’abandonnes ? » Et la Virginité répond : « Plus jamais je ne viendrai vers toi, plus jamais je ne viendrai. »

Ô France ! tu étais vierge, quand tu possédais la Justice, la virginité des nations. Et maintenant tu as perdu ta fleur, tu ne relèves plus de ton droit, tu as cessé d’être chaste. Tes enfants t’appellent prostituée. Qui te la rendra, ô patrie, cette virginité bienheureuse, qui te la rendra ?….

Puis, l’amour vit de sacrifices : sacrifice à la patrie par l’accomplissement des devoirs civiques ; sacrifice à la famille, par le travail ; sacrifice à la femme, par la continence. Anacréon feint dans une ode que l’Amour, voulant l’éprouver, l’a sommé de le suivre ; qu’il l’a fait courir, à travers les forêts, les torrents, les montagnes, et que le dieu, le voyant épuisé et hors d’haleine, l’a frappé de son aile en lui laissant pour adieu ce reproche : Tu ne peux pas aimer ! Qui ne sait endurer, en effet, ne sait pas aimer : telle est la pensée qui ne fait que traverser le cerveau du poëte. Comment pourrait exister le sacrifice dans cette société basée sur l’esclavage, où toute liberté dégénère en tyrannie, où le travail est en horreur, où la volupté se donne pour si peu de chose ?

Une autre idée, un éclair brille aux yeux d’Anacréon. Il volait à travers l’espace porté sur deux ailes, quand l’Amour, avec des bottines de plomb, se met à sa poursuite et l’arrête en trois pas. Que veut dire ce songe ? Les jeunes filles le fuient, les femmes se moquent de son front dénudé, les jeunes hommes lui reprochent qu’il ne sait plus boire : s’il terminait sa carrière amoureuse par un amour constant ?… Mais ce n’est qu’un songe : comment serait-il constant, lui pour qui l’amour multiplie et pullule comme les têtes de l’hydre ?

Sans chasteté, sans sacrifice, sans constance, point d’amour entre l’homme et la femme. L’Hyménée, ce gardien de la vie, n’est plus qu’un dieu pénible, le frère chagrin et détesté de l’Amour.

Alors le cœur, de plus en plus vide, demande à la fantaisie ce que la nature lui refuse. De là, l’amour céleste des anciens philosophes. Mais, en amour comme en toute chose, l’idéalisme c’est l’absolu, et l’absolu n’a pas de limite. De l’idéalisme proprement dit l’imagination passe à un panthéisme érotique, à ce que Fourier, dans son style métis, appelait omni-gamie. Tout le monde connaît cette ode délirante, tant de fois imitée, où Anacréon dit à sa maîtresse.

« Que ne suis-je ton miroir ! je te verrais chaque jour. Que ne suis-je ta tunique ! tu me porterais toujours. Que ne suis-je ta ceinture ! je te ceindrais tous les jours… »

C’est bien mal comprendre Anacréon de ne voir dans cette pièce qu’une fantaisie galante. Le panérotisme qui l’inspire éclate ici dans toute sa force. Cet amour suprême, qui débrouilla le chaos et qui anime tous les êtres, n’a pas besoin, pour jouir, de la forme humaine. Pour lui, les règnes, les genres, les espèces, les sexes, tout est confondu. C’est le cygne de Léda, le taureau d’Europe, le laurier de Daphné, le jonc de Syrinx, le tournesol de Clytie, la rose d’Adonis. C’est Cénis, changée de fille en garçon ; Hermaphrodite, à la fois mâle et femelle ; Protée, avec ses mille métamorphoses. Sur un plat d’argent ciselé, Anacréon représente Vénus voguant sur la mer, et autour les poissons amoureux qui viennent becqueter le corps de la déesse et la chatouillent pour la faire rire. Théocrite va bien plus loin : dans une complainte sur la mort d’Adonis, il prétend que le sanglier qui le tua d’un coup de croc ne fut coupable que de maladresse ; le pauvre animal voulait donner un baiser à ce beau jeune homme, dans le transport de sa passion il le déchira !…

Quoi de plus ! La sodomie, plus affreuse, dit Plutarque, qu’un sépulcre ouvert, la hideuse sodomie, cas particulier de l’amour idéaliste et panthéistique, longtemps avant Socrate désolait la Grèce. La logique du crime, chez les Syriens, les Babyloniens et autres Orientaux, n’avait pas eu besoin de cette déduction philosophique pour arriver, d’un saut, de la vision de l’idéal à la perpétration du plus grand des forfaits. De bonne heure la religion, commençant par où la théorie devait finir, avait fait de la pédérastie un de ses mystères. Tant il est vrai que l’absolu, sous toutes ses faces, est, par l’idolâtrie qu’il inspire, la cause de toute hypocrisie, de toute dissolution, de toute décadence. Et de quels rangs de la société sortent donc les infâmes que chaque jour une police trop peu sévère défère aux tribunaux ? Sont-ce des paysans, des ouvriers, des hommes de pratique et de travail ? Non, ces gens-là ne sont pas assez avancés dans le culte de l’idéal. Ce sont des raffinés, des artistes, des gens de lettres, des prêtres…. Ô vous tous, jeunes hommes et jeunes filles, qui rêvez d’un amour parfait, sachez-le-bien, votre platonisme est le droit chemin qui conduit à Sodome.

XXVII

J’ai dévoilé le sophisme qui perdit les Grecs. Viennent maintenant les Romains, avec leur débauche titanique, et la société va être engloutie.

Le Romain, esprit positif et sévère, impitoyable comme son épée, n’a pas l’air de s’y connaître. L’Alexis de Virgile, imitation de Théocrite, est un exercice de poëte philhellène, pour l’amusement de la fashion de Rome. Tous les traits de cette églogue sont tirés du lieu commun : c’est un nom de garçon mis à la place d’un nom de jeune fille. Virgile se met à la mode, voilà tout. C’est bien pis du Ligurinus d’Horace ; on dirait le singe de Bathylle. Cicéron se permet quelque part, sur ce honteux sujet, une plaisanterie qui prouve tout juste qu’il n’est point initié à la chose. Ne cherchons pas d’autres citations. Je ne puis dire si Trajan, qui fit faire l’apothéose de son Antinoüs, avait poussé jusqu’au bout la délicatesse de Socrate et d’Épaminondas : je le voudrais pour sa gloire ; ce qui est sûr, c’est que les Césars, à l’exception peut-être de l’imbécile Claude, furent tous, au rapport de Suétone, des infâmes.

À l’exemple des empereurs, sénateurs, chevaliers, plébéiens, tout le monde sodomitisa. Car, dans cette Rome impériale, il fallait que tous, riches et pauvres, jouissent comme César : l’ordre social était à ce prix. Déjà nous savons que la femme, comme la frumentation, le bain, le spectacle, chose de première nécessité, se délivrait à peu près pour rien. Mais ce n’était plus assez que la femme. Un immense commerce de mâles se faisait par tout l’empire pour les joies du peuple-roi, une vraie conscription, dont Sénèque se lamente ni moins ni plus que s’il s’agissait des dîners à cent mille francs par tête, et du vomitoire. Transeo puerorum infelicium greges, aqmina exoletorum per nationes coloresque descripta, quos post transaeta convivia, aliæ cubiculi contumeliæ expectant. C’est ce crime de lèse-humanité que dénonce l’Apocalypse, lorsqu’il montre la nouvelle Babylone sous la figure d’une courtisane qui porte écrit sur le front : « Mère de toutes les fornications et abominations de la terre. » Et c’est en même temps son supplice, comme l’atteste Juvénal :

______________ . . . . . .Sævior armis
Luxuria incubuit, victumque ulciscitur orbem.

Ainsi l’induction est confirmée par l’expérience : la négation du mariage aboutit à la confusion des sexes, c’est l’affirmation de la sodomie.

Et comme la désuétude du mariage a pour causes : 1o l’inintelligence du sacrement, resté à l’état de symbole ; 2o une surexcitation de l’idéalisme érotique, favorisée par le développement des lettres et des arts ; 3o les gênes de l’existence dans une société livrée au luxe et à l’agiotage, dépourvue de balance dans son économie, d’équilibre dans ses pouvoirs, de sincérité dans sa raison ; il s’ensuit que toute nation en qui la Justice, à ces points de vue divers, a défailli, est une nation que dévore la gangrène sodomitique, une congrégation de pédérastes.

Le communisme, ce prétendu antidote de l’inégalité, que Platon oppose à la tyrannie et à la licence comme la véritable forme de la république ; le communisme, je puis le dire maintenant sans passer pour calomniateur, contient dans son principe les mêmes infamies. Par sa négation de la personnalité, de la propriété, de la famille, par son esprit d’église et son dédain de la Justice, il tend à la confusion des sexes ; comme ses contraires, il est, au point de vue des relations amoureuses, fatalement pédérastique.

Les faits prouvent la vérité de ces assertions. La fin lamentable des Romains, des Grecs, des anciens Orientaux, en dit assez ; quant aux faiseurs d’utopies, la promiscuité platonique, l’omnigamie de Fourier, l’androgynie sacerdotale des saint-simoniens, les débauches secrètes qui de tout temps illustrèrent les communautés religieuses, les casernes, les prisons et les bagnes, n’ont pas besoin de commentaire.

Je finis par une citation qui doit frapper toute âme chrétienne. Le peuple de Dieu n’échappa pas à l’anathème ; tous ses prophètes, depuis Moïse, l’accusent. Sans compter qu’il n’eut jamais un sentiment fort élevé du mariage, on le voit, dès le temps de Salomon, livré aux vices qui le devaient conduire aux abominations de Sodome et Gomorrhe : initiation aux mystères de Thammuz ou Adonis, exploitation de la plèbe par l’usure et le servage, la morale remplacée par l’idéalisme esthétique (idolâtrie) ; pour gouvernement, tantôt l’accord, tantôt la lutte de la royauté et du pontificat, double forme du droit divin, double manifestation de l’idéal.

Tout ce qui, après avoir commencé par l’idéal, se poursuit par l’idéal, périra par l’idéal. Là est pour les sociétés le principe de toute déchéance, laquelle se traduit fatalement, pour la famille, le mariage et l’amour, par ce mot à jamais exécré, la pédérastie. Église du Christ, prends garde à toi ! tu as commencé comme la Synagogue, et tu continues comme la Synagogue.


CHAPITRE IV.

Doctrine de l’Église sur le mariage. — Communauté d’amours, concubinat, divorce, confusion des sexes : négation de la femme.

XXVIII

Lorsque le christianisme fit son entrée dans le monde, l’amour et le mariage, l’un par l’autre détruits, sur toute la face de l’empire agonisaient. Pour des réformateurs qui auraient eu l’intelligence des symptômes, la médication était indiquée.

Il fallait, en premier lieu, rétablir le vrai sens de l’amour, qui est le sacrifice et la mort ; définir l’essence du mariage, tant au for intérieur qu’au for extérieur ; déterminer le rôle moral de la femme dans la famille et la société ; éteindre enfin, par la supériorité du nouvel idéal, cette luxure dévorante qui, faisant de l’union des deux sexes un commerce insipide, les poussait à des jouissances contre nature et à leur négation mutuelle.

Ces conditions, toutes de moralité personnelle, supposaient en outre, exigeaient une réforme générale des rapports économiques : division des grandes propriétés foncières, latifundia ; abolition de l’esclavage, rétablissement des libertés locales et politiques. Sans liberté et sans égalité, il n’y a mariage ni famille qui se soutienne : cette vérité est de tous les siècles, et jamais son application ne fût venue plus à propos. L’homme alors redevenu travailleur et citoyen, la femme ménagère et première institutrice des enfants, l’amour rasséréné, le mariage remis en honneur, la prostitution tombait d’elle-même, le concubinat s’anoblissait, l’horreur publique aurait fait justice du reste.

Mais une révolution qui se produisait au nom du ciel ne pouvait procéder avec cette sagesse, et moins que de personne on devait l’attendre des prédicateurs de l’Évangile. Le christianisme réagit contre la dissolution des mœurs païennes de la même manière qu’il réagit contre l’esclavage, l’exorbitance des propriétés et l’autocratie de l’empereur : il changea, avec grand accompagnement d’anathèmes, les termes de la question ; il ne la résolut point. Comparée à la théorie romaine, la théorie chrétienne du mariage fut même un pas rétrograde.

Il faut voir sous quel bizarre aspect les fondateurs commencèrent par envisager la chose.

XXIX

À peine les apôtres, persécutés à Jérusalem, eurent-ils mis le pied sur la terre de la gentilité, qu’ils eurent à résoudre, pour la direction des néophytes, cette grave question de morale intime, qui tenait à toutes les habitudes de l’existence païenne :

S’il était permis à des chrétiens de fréquenter les lieux consacrés à l’amour ?

C’est dans les Actes des Apôtres, ch. xv, que se trouve le détail de la consultation.

La proposition, ainsi qu’on peut le voir, se borne aux filles ou prêtresses de Vénus ; elle ne regarde point les hétaires ou concubines, qu’il ne pouvait entrer dans la tête de Juifs, s’adressant à des Gentils, de proscrire ; et elle fait abstraction du mariage. Elle fut solennellement débattue, en même temps que la question de la circoncision, au concile de Jérusalem, tenu par les apôtres, autant que l’on peut conjecturer, vers l’an 56, quatorze ans après la conversion de Paul, vingt-huit après la mort du Christ, que je place, avec Lactance et Gibbon, à l’an 29.

En même temps qu’elle déclara la circoncision inutile, l’auguste assemblée prononça que la fréquentation des femmes consacrées à Aphrodite était interdite ; mais sur quels motifs ?

« Attendu que lesdits lieux d’amour sont placés sous l’invocation d’une divinité païenne, la plus abominable de toutes, d’après Moïse et les prophètes ; qu’il se fait dans lesdits lieux, en l’honneur de la déesse, des libations et des sacrifices, et que le commerce avec les femmes est inséparable de la manducation des mets offerts, idolothyta : toutes choses dont l’ensemble constitue, d’après les Écritures, la fornication… »

Tel est le considérant sous-entendu dans le texte des Actes, mais que le sens du décret suppose. Ce qui choque la religion du collége apostolique, soit faiblesse de sens moral, soit ménagement pour la coutume, c’est, quoi ? la dégradation de la femme ? non ; les licences de la Vénus vulgaire ? ils n’y pensent pas ; c’est la participation à l’idolâtrie, pour eux le plus capital des crimes. D’après le Décalogue et la tradition des prophètes, dont le Christ fermait la série, la défense de l’idolâtrie est absolue ; elle emporte la renonciation aux filles de joie. C’est ce que déclare le concile par son décret :

« Il a plu au Saint-Esprit et à nous, Visum est Spiritui Sancto et nobis, que vous vous absteniez des viandes immolées aux idoles, des boudins, civets (la loi de Moïse défendait de manger le sang, la chair des animaux étouffés ou cuite dans leur sang), et de la fornication : Ut abstineatis vos ab immolatis simulacrorum, et sanguine, et suffocato, et fornicatione. Ce que faisant vous serez sans reproche. Adieu. A quibus custodientes vos bene agetis. Valete. »

Singulier effet du préjugé : ces hommes, qui osaient rompre avec la foi d’Israël et reprendre leur prépuce, s’effrayent d’une vaine cérémonie polythéiste ; dans leur cervelle étroite, c’est la condamnation du boudin bénit qui emporte celle de la fornication. Les idolâtres ne faisaient pas l’amour à jeun ; le temple de Vénus servait aussi de restaurant : c’est par là qu’ils attaquent l’amour libre. Qu’est devenu le prophète de Nazareth ? Qu’aurait pensé sa haute intelligence en voyant ses légats, Pierre, Paul, Jacques, Jean et toute l’Église, gravement occupés de tels scrupules ?

XXX

Du moins, pensez-vous, en vertu de cette décision canonique, la femme va monter d’un grade : plus de courtisanes, plus de mercenaires, plus de ces femmes dont les charmes sont à tous et le cœur à personne ; la femme désormais sera épouse, ou du moins compagnonne.

Doucement, s’il vous plaît ; n’allons pas plus vite que l’histoire. La défense de la fornication ne levait pas, pour la majorité des fidèles, la difficulté économique du concubinat. Aussi, admirez le tour imprévu que prit l’affaire. Puisque, sous le nom de fornication, c’était avant tout le culte des dieux que le concile avait voulu atteindre, le péché, pensait-on, cesserait, si les chrétiens, au lieu de recourir aux saintes du paganisme, s’adressaient à leurs sœurs, c’est-à-dire à des femmes de leur secte, avec lesquelles ils ne couraient aucun risque de manger des viandes défendues. — « Nous sommes tous membres du Saint-Esprit, disaient-ils dans leur jargon ; nous ne pouvons nous unir aux filles de Vénus, à des membres du démon. Mais les sœurs ont reçu comme nous le Saint-Esprit : comment perdrions-nous l’Esprit en nous unissant à elles ? »

Telle fut l’origine des amours libres entre frères et sœurs, c’est-à-dire entre chrétiens et chrétiennes, amours dont la coutume passa jusqu’au quatrième siècle et motiva ces accusations de promiscuité que les églises rivales portaient les unes contre les autres, et qui retentirent tant de fois devant les tribunaux de l’empire. L’église de Pergame, où dominait Nicolaüs ; celle de Thyatire, qui n’était pas encore fondée en 96, sont dénoncées dans l’Apocalypse comme outrepassant la limite posée par le concile, en permettant aux frères non-seulement la jouissance des sœurs, mais la fréquentation des bosquets de Vénus et la participation aux festins des courtisanes, fornicari et manducare de idolothytis. On les compare pour ce fait à Balaam, qui, d’après le livre des Nombres, avait conseillé à Balac, roi de Moab, d’envoyer des filles aux Hébreux pour les initier au culte de Belphégor, et par là irriter contre eux leur dieu Jéhovah. Il paraît même que les Nicolaïtes trouvaient à cette latitude un sens mystique, altitudines, mysteria. Ce fut la grande tentation du premier siècle.

La fornication qui distinguait les disciples de Nicolaüs des autres sectes messianiques était en vérité trop minime pour motiver une déclaration d’hérésie de la part des puritains : aussi l’Apocalypse n’a-t-il pas l’air d’en faire une question de dissidence, habeo adversùm te pauca, bien que, dans son zèle biblique, il menace de mort les prévaricateurs. Ce ne fut que postérieurement que l’interdiction qui frappait les femmes publiques fut étendue à cette promiscuité fraternitaire, devenue en peu de temps pire que la débauche païenne. Pierre, et les autres que l’Église romaine a rangés parmi les vrais apôtres ; Pierre, qui avait frappé de mort Ananias et Saphira pour une infraction légère au droit communiste, fut le premier, si les deux épîtres qu’on lui attribue sont authentiques, à battre en retraite sur la question de l’amour libre : il décida que chacun aurait sa chacune, et donna lui-même l’exemple du concubinat. Mais les partisans de la communauté tinrent bon : l’épître de Jude, quinzième évêque de Jérusalem, publiée entre 117 et 138, et que l’Ëglise a placée dans le canon comme étant de l’apôtre, les dénonce avec fureur ; elle les appelle corrupteurs de la chair, contempteurs de la hiérarchie, blasphémateurs du pouvoir, et les menace du supplice de Sodome et Gomorrhe. Pauvres raisons, vraiment, pour des gens qui faisaient de la communauté des amours une loi de charité, et qui se regardaient tous comme égaux ? Aussi la partie la plus fervente de la chrétienté persista dans la pratique des libres amours jusqu’à ce que l’empereur, embrassant la foi du Christ, vînt nettoyer son bercail ; on voit dans les lettres de Cyprien, évêque de Carthage, décapité en 358, les martyrs recevoir dans leurs cachots la visite des sœurs, et, tout couverts du sang de leurs tortures, les embrasser en Jésus-Christ et Cupidon, au grand scandale du chaste évêque.

Je sais bien que l’Église dite orthodoxe décline la responsabilité de ces aberrations, qu’elle rejette sur l’hérésie. Mais vous avouerez, Monseigneur, que la pensée première de votre Église fut communiste, son idéal communiste, son administration communiste, ses repas, même communistes ; et quand j’ajoute que l’amour y fut aussi communiste, qu’il ne cessa de l’être que lorsque les repas et l’autorité furent sortis de l’indivision, je ne fais que tirer la conséquence du principe qui pendant la première période régit la secte, et rappeler une pratique dont la longue durée accuse l’universalité originelle.

Ainsi, ce n’est pas comme honteux que le christianisme condamne d’abord l’amour libre : le décret du premier concile, l’épître de Jude et l’Apocalypse le prouvent ; c’est uniquement comme incompatible avec la propriété, l’administration ecclésiastique, le respect du gouvernement. Le concile apostolique avait défendu le commerce avec les filles de Vénus en raison des viandes offertes à la déesse ; maintenant le chef de l’apostolat défend la communauté des amours par respect pour les mœurs de l’empire. À travers ces restrictions, on voit que le principe ne change pas : la vraie foi du chrétien est que l’amour, comme le travail et la propriété, doit être commun. Si Pierre et ses successeurs y dérogent, c’est affaire de police et de circonstance, qui ne change rien à l’esprit de l’Évangile et aux tendances de l’Église, n’affecte en rien l’essence du dogme.

XXXI

Avec Pierre et ses acolytes, nous voici donc arrivés au concubinat. Comment les apôtres du Christ, maîtres de morale, ne crurent-ils pas devoir compléter d’emblée la pensée d’Auguste ? Pourquoi, dès le début, au lieu de se tenir dans ce milieu concubinaire, qui n’avait pour lui ni la dignité patricienne ni la franchise de l’amour libre, n’affirmèrent-ils pas exclusivement le mariage ? D’où leur vint cette modération ? Les justes noces étaient-elles réservées pour ce jour terrible, qui faisait le fonds de l’espérance messianique, où, sur les ruines de Rome et de l’univers, devaient se célébrer les noces de l’Agneau ?

C’est un fait que les modernes historiens de l’Église dissimulent tant qu’ils peuvent, mais qui ressort avec évidence d’une lecture attentive des originaux, que jusqu’à une époque avancée le concubinage fut non seulement autorisé, mais d’usage vulgaire dans l’Église. De Potter, Histoire philosophique, politique et critique du Christianisme, cite saint Augustin, disant : « Que les concubines ne sont pas des épouses, non parce que la bénédiction nuptiale leur manque, mais parce qu’il n’y a point d’acte civil constitutif de la dot. » Le même auteur rapporte le concile de Tolède, qui autorise le concubinage, comme supplément du mariage. On cite encore, en faveur de cette opinion, le recueil de Gratien, célèbre canoniste du 12e siècle. De bonne heure, cependant, le concubinat paraît avoir été interdit aux évêques, dont les femmes devaient être épouses légitimes. Le mariage pour les hauts dignitaires, le concubinat pour le commun des fidèles : c’est justement ainsi qu’avait débuté la vieille Rome, avec sa distinction du mariage par confarréation, coemption et usucapion. On sait quelles résistances éprouva le saint Siége, lors de l’institution du célibat ecclésiastique. Le peuple faisait cause commune avec les prêtres : le concubinat étant le mariage populaire, l’interdiction brutale dont on le frappait dans la personne des curés et vicaires devenait une injure à la démocratie. Pour triompher de l’opposition, le pape Grégoire VII, entrant ou feignant d’entrer dans les idées de l’époque, soutint au contraire que le célibat des prêtres avait précisément pour objet d’empêcher l’envahissement de l’Église par la féodalité, en rendant impossible l’appropriation, par les desservants et leurs familles, des fonctions et propriétés ecclésiastiques. Toujours la politique à la place des principes, la discipline à la place de la morale : comme si le droit conjugal était chose variable au gré de la raison d’État, comme si la famille n’était pas la base de toute morale.

Quelle est donc, enfin, sur le mariage, la pensée, la vraie pensée de l’Église ? Où en est-elle aujourd’hui ?

Chose singulière, que personne ne me semble avoir remarquée, mais qui ressort avec éclat de l’histoire de l’Église et de toute sa discipline, l’Église, moins avancée que le paganisme, n’a jamais distingué le mariage du concubinat. Pour elle, c’est tout un. Elle bénit les époux, elle bénit les concubinaires, comme elle bénit toutes choses ; elle bénissait naguères les draps du lit nuptial, que les mariés portaient avec eux à l’Église ; elle bénit autrefois l’amour libre ; si elle l’osait, elle le bénirait encore. Qu’on se marie, ou que l’on se contente de coucher ensemble, de telles distinctions, toutes de tempérament, de convenance ou d’intérêt, ne la regardent point ; qu’on lui demande sa bénédiction seulement, et tout sera pour le mieux. L’Église, en un mot, qui, sur toutes les autres parties de la philosophie sociale, a porté si loin la spéculation théologique, l’Église est restée, sur la question du mariage, dans le pur naturalisme ; elle n’a littéralement pas de religion.

Quoi ! dites-vous, il n’est pas vrai que l’Église compte le mariage au nombre de ses sacrements ?… — Un instant, Monseigneur ; les paroles sont les paroles, et les choses sont les choses. Vous avez pour tout de beaux mots, et je ne nie pas qu’on lise dans saint Paul cette phrase magnifique, à propos de l’union de l’homme et de la femme, Sacramentum hoc magnum est. Ceci est un grand sacrement, ou mieux un grand mystère. Sous la pression de la conscience universelle, qui de tout temps fit du mariage l’acte le plus religieux de la vie, l’Église, distancée par le paganisme, dut comprendre qu’elle ne pouvait entièrement abandonner aux définitions de la loi civile ce qu’il y a de plus véritablement sacramentel dans l’humanité. Elle eut donc aussi son sacrement de mariage, le dernier en rang comme en date, sacrement sur lequel, au rapport de Bergier, hésitaient saint Thomas, saint Bonaventure et Scot, et que rejeta plus tard la prétendue Réforme ; elle eut sa messe de fiançailles, sa messe d’épousailles, sa formule de bénédiction nuptiale, tout l’équivalent du rituel de Romulus et de Numa. Mais, vous le savez mieux que moi, la lettre tue, l’esprit vivifie ; et je vous demande : Quel est l’esprit de ce grand sacrement ? Il n’est pas de jeune fille chez laquelle ce mystérieux nom ne réveille un sentiment indéfinissable, bien différent de l’amour : que vous dit, à vous théologien, votre conscience ? Qu’est-ce enfin que le mariage ? Vous êtes embarrassé : « On dispute, dit Bergier, pour savoir quelle est la matière de ce sacrement, quelle en est la forme ; si le prêtre en est le ministre, ou s’il n’en est que le témoin. » Le fond, la forme, le sujet, le ministre, vous ignorez tout. Laissez-moi donc vous dire à vous-même ce que vous pensez ; je vous dirai après ce que pense la Révolution.

XXXII

Les premiers chrétiens, par leur communauté d’amours ; le premier concile de Jérusalem, par son décret touchant les femmes vouées à Vénus ; Pierre, le chef des apôtres, par aa déclaration en faveur du concubinat ; toute l’Église, en un mot, par sa pratique et sa foi, tendaient à l’abaissement du mariage. Il ne manquait à cette tendance que d’être convertie en doctrine : ce fut Saül ou Saul, devenu si célèbre sous le nom de Paul, qui s’en chargea.

Faisons connaissance avec ce personnage.

Saul, de la tribu de Benjamin et de la secte des pharisiens, né à Tarsus en Cilicie, disciple de Gamaliel, inclinant, malgré son éducation hébraïque, vers l’hellénisme, après avoir servi la persécution contre les chrétiens, finit par comprendre, à l’exemple des Simon, des Ménandre et d’une foule d’autres, que c’était fait du mosaïsme, et que le siècle marchait à une rénovation religieuse et sociale qui entraînait tous les peuples, sans distinction de culte ni de langue. Les Hérodiens avaient disparu ; les Sadducéens, les Pharisiens, étaient impopulaires ; le sacerdoce haï ; Theudas, Judas de Galilée et leurs pareils, par le ridicule de leurs entreprises, avaient discrédité le messianisme, tel du moins que, jusqu’à Jésus de Nazareth, l’opinion l’avait généralement compris. Par contre une réaction s’opérait en faveur de ce dernier, exécuté d’un commun accord et malgré sa protestation par le proconsul romain et le pontificat : la disgrâce de Ponce-Pilate, l’exil d’Hérode et d’Hérodias, la fin tragique de Caligula, étaient cités hautement par les chrétiens comme des marques de la vengeance divine. La mort subite d’Agrippa, arrivée l’an 43, quelque temps après le martyre de Jacques, premier évêque de Jérusalem, et regardée par la secte comme une nouvelle marque de la colère d’en haut, acheva d’étonner les esprits et plongea la nation dans le découragement. C’était par la permission de ce prince, dont les États comprenaient avec la Judée, la Samarie, et une partie de la Syrie, et qui désirait plaire aux Juifs, que le pontificat de Jérusalem faisait poursuivre jusqu’à Damas les Nazaréens, contre lesquels Saul lui-même avait obtenu une commission. Agrippa mort, la Judée réduite en province romaine, le peuple, en Asie comme partout, abandonnant les idées nationales en haine de l’aristocratie, que restait-il, pour un génie remuant, dogmatique, aussi propre à jouer le rôle de martyr que celui de bourreau, tel enfin qu’était Saul ? Se faire chrétien : il se fût fait christ si la place n’eût été prise.

Tout à coup il disparaît ; il a des visions, fait une retraite de trois ans en Arabie : celle de Jésus n’avait été que de 40 jours ; puis les frères apprennent, à leur grande surprise, que celui qui jadis les persécutait avec tant de fureur maintenant évangélise la foi de Jésus-Christ. Le moyen de refuser une mission surnaturelle à un homme transfiguré miraculeusement, qui a foulé aux pieds tous les liens de la chair et du sang, non acquievi carni et sanguini ; qui est monté au troisième ciel, d’où il a rapporté des choses extraordinaires ? Aussi Paul rappelle-t-il sans cesse qu’il a été instruit par Jésus-Christ en personne, bien qu’il ne l’ait jamais vu ; quant aux apôtres, il ne leur doit rien. Il a conféré avec Pierre, il est vrai, pendant un séjour de deux semaines qu’il a fait à Jérusalem ; il a aperçu Jacques une fois : qu’est-ce que cela prouve ? Si plus tard il a cru devoir se rendre au concile, en compagnie de Titus et Barnabas, il l’a fait en suite d’une révélation, secundùm revelationem, et afin de confronter les évangiles, mais non pour obéir à une autorité qu’il ne reconnaît pas. Que chacun dirige comme il l’entend sa propre mission : il ne se mêle pas des églises des autres, et il ne souffrira pas qu’on se mêle des siennes. Surtout il revendique l’apostolat des nations comme lui appartenant en propre et ne permet pas que sur ce point on le contredise. C’est en vain que Pierre, au concile de Jérusalem, proteste contre cet accaparement, rappelle sa mission de Césarée, où il convertit le centurion Cornélius ; son voyage à Rome, entrepris alors que Saul n’était pas même baptisé : l’ex-pharisien n’entend pas raison. « À moi, dit-il, l’évangile du prépuce ; à Pierre, celui de la circoncision. » Le prépuce, c’était tout l’empire, 120 millions d’âmes ; la circoncision, c’était la Judée et la Samarie, plus les synagogues répandues par le monde, trois millions d’âmes, peut-être, ce qu’il y avait de plus réfractaire au mouvement.

On lui objecte qu’il n’a pas reçu le ministère des mains de Jésus-Christ.

« Ces hommes, réplique-t-il, parlant de Pierre, Jacques et Jean, ne sont pas chrétiens, car ils transigent avec la circoncision. Mais moi, qui ai renié Israël sans restriction, je suis le vrai représentant du Christ ; je suis cloué sur sa croix ; je ne suis même plus vivant, je ne suis pas moi, je suis le Christ qui vit en moi et qui vous parle par ma bouche : Vivo ego jam non ego, vivit verò in me Christus. »

Une exposition sincère des épîtres de ce maniaque serait l’histoire la plus curieuse des temps apostoliques, et montrerait par quel mirage du fanatisme religieux le plus haïssable des caractères, l’esprit le plus faux, devint la gloire de l’Église et l’oracle de la théologie.

J’ai remarqué déjà, en parlant de l’esclavage, quelles étaient les préoccupations de l’Apôtre. Ce qu’il voulait n’était pas une refonte des mœurs et des institutions : la chose à ses yeux n’en valait pas la peine ; c’était de préparer les fidèles, Juifs et gentils, au retour prochain du Christ, qui devait mettre fin à toutes choses. De là, sa disposition à envisager les questions de morale, d’ordre public et domestique, à travers le prisme de son expectation messiaque. On a vu (Étude V) comment il engageait les esclaves à prendre leur parti de la servitude : c’est dans le même esprit qu’il s’occupe du mariage. Bien petits d’intelligence, pense-t-il, sont ceux qui s’embarrassent de ce détail, comme s’il s’agissait de statuer pour des siècles ! « Le Christ arrive, s’écrie-t-il ; jeûnez, priez, mortifiez-vous ; méritez, par votre pénitence, de participer au nouveau règne. »

Paul est par excellence le docteur de la chute, de la grâce, de la supériorité de la foi sur la Justice et de l’idée millénaire. Sur tous ces points, il se sépare de ses collègues, qui le trouvaient difficile à entendre, faisaient de leur mieux, par leurs concessions, pour conserver l’unité avec le très-cher frère Paul, et, ne mettant pas leurs prévisions palingénésiques à si courte échéance, conciliaient de leur mieux les exigences de leurs ménages avec les devoirs de leur apostolat.

On s’est partagé sur le point de savoir si Paul avait été marié : d’après les passages que je rapporterai de ses lettres, et surtout d’après sa manière de penser sur les femmes, la question ne me semble pas douteuse ; il était, il fut toute sa vie célibataire. Dans l’absorption de son zèle, il ne souffre auprès de lui ni sœur ni concubine ; à plus forte raison ne tolérerait-il pas une épouse. Comment se chargerait-il de ce joug, lui qui oublie même de prendre de la nourriture ?

« N’ai-je pas, s’écrie-t-il, le droit de rompre le jeûne, de boire et de manger, comme les autres apôtres ? N’ai-je pas le droit de traîner partout avec moi une femme, sœur, comme font les frères de Jésus, et Pierre ? Pourquoi donc n’en usé-je pas ? C’est que je suis tout entier à la prédication. Et je n’y ai pas de mérite ; car je suis un homme de prédication, moi. C’est pour moi une seconde nature, une nécessité : Necessitas mihi incumbit. Je suis malade, ni je ne prêche : Væ enim mihi est, si non evangelizavero ! »

Il se vante, l’orgueilleux apôtre. Dans une autre lettre, il fait l’aveu de ses tribulations charnelles : Il m’a été donné un démon de chair qui me colaphise, dit-il en propres termes. J’aime mieux Anacréon demandant un rafraîchissement à l’amour qui le consume : Couronnez de fleurs fraîches, Ô femmes, ma tête brûlante !… Oui, malgré ses naufrages, ses voyages, ses bastonnades, ses jeûnes, ses veilles, malgré sa prédication incessante, Paul ne peut mentir à la lasciveté proverbiale de sa race. Sa continence obstinée le rend malheureux, atrabilaire, cataleptique ; elle lui donne des hallucinations, de la rage. Que ne met-il en pratique sa maxime : Mieux vaut épouser que brûler ? Que ne prend-il une sœur, une concubine, s’il ne veut une femme solennelle ? Pourquoi ce martyre ridicule, indécent, qui trouble sa raison, nuit à sa liberté et fausse sa vertu ?

La théorie de Paul sur le mariage nous fera peut-être pénétrer ce secret. Elle nous intéresse d’autant plus qu’elle fait loi dans l’Église.

XXXIII

Ceux de Corinthe, ville célèbre de temps immémorial pour la beauté et les talents de ses courtisanes ; où la continence, dit naïvement dom Calmet, était d’une pratique plus difficile que nulle part ailleurs, lui avaient écrit sur le sujet qui intéressait si vivement les néophytes, à savoir la fornication, ou, pour mieux dire, l’amour libre. Les choses allaient loin parmi les frères de Corinthe, puisque, dans le pêle-mêle, le fils prenait la maîtresse du père (I Cor., v).

Que répond le terrible prêcheur, l’apôtre humoriste, savant dans les traditions pharisiennes, qui de plus avait étudié les poëtes et les philosophes grecs ?

Ceux de mes lecteurs qui n’ont jamais lu l’Apôtre ne s’y attendent certainement pas : la pensée de Paul sur le mariage est exactement la même que celle des païens qu’il a la prétention de convertir ; c’est la pensée de Métellus Numidicus, déclarant la femme un mal nécessaire ; la pensée de Ménandre, qui dans ces deux vers dit la même chose :

Γαμεῗν, ἑὰν τές αληθείαν,
κακὸν μὲν ἐστι, ἀλλ’ ἀναγκαῒον κακὸν.

C’est le vœu exprimé dans ce vers d’Homère, que tout le monde prenait pour devise :

Αἰθ’ ὄφελον τ’ ἔμεναι, ἀγονος τ’ απολέσθαι
___Vivre sans femme et mourir sans enfants !

Voilà le thème que Paul délaie dans sa première aux Corinthiens, chap. vii.

« En principe, dit-il, il est bien à l’homme de ne pas toucher femme. »

C’est à merveille, très-excellent Paul ! Mais le commun des fidèles ne s’accommode pas de cette haute vertu, qu’il consent à admirer chez les prêtres de Cybèle et les évangélistes de votre trempe ; puis, ce n’est pas avec des boutades qu’on moralise les hommes. À ces conditions, le christianisme est impossible, il ne passe pas. Paul le sent bien : il propose donc, sans autre transition, la monogamie, soit mariage solennel, soit concubinat légalisé de par la loi Julia Poppœa ; il n’y tient pas, il n’en fait aucune distinction.

« Mais à cause des fornications, que chaque homme ait sa femme, et chaque femme son mari. »

La Vulgate dit propter fornicationem ; le grec porte δία τὰς πορνείας, au pluriel. Par ces fornications, l’Apôtre entend, d’abord, la fréquentation des courtisanes païennes, conformément au décret apostolique ; puis, la communauté d’amours entre chrétiens et chrétiennes, introduite par les premiers messianistes, et contre laquelle réagissent Paul et Céphas ; enfin, et surtout, les amours pédérastiques, dont il se faisait un commerce pour les deux sexes, d’après ce que rapporte Paul lui-même (Rom. I, 26 et 27).

Tel est, selon lui, la raison évangélique du mariage : retour à l’usage naturel, tombé en désuétude chez les païens, et renoncement à toutes les prostitutions. La Genèse avait dit, avec infiniment plus de dignité : Il n’est pas bon que l’homme soit seul : donnons-lui une compagne de son espèce. La philosophie de Paul est autre : pour lui, le mariage n’est qu’un remède à l’incontinence. Dom Calmet, qui suit saint Chrysostôme, trouve le motif apostolique plus relevé que celui de la Genèse ; pardonnons au digne bénédictin : il était, comme ses modèles, célibataire.

Loin d’élever l’épouse et d’honorer le mariage, Paul les prend donc, la première comme remplaçante de la courtisane, le second comme supplément de la fornication. Quant à la difficulté économique, si bien mise en lumière de nos jours par Malthus, Paul ne s’en inquiète aucunement ; loin de là, on dirait qu’il s’en applaudit. Le mariage étant une concession regrettable faite à la chair, on ne saurait l’entourer de trop d’épines, le racheter par trop de tribulations. Aussi raisonne-t-il de l’usage du mariage en digne précurseur de Mahomet :

« Que le mari rende le devoir à la femme, et semblablement la femme au mari. »

« Car la femme n’a plus la propriété de son corps, mais le mari ; et l’homme n’a pas non plus la propriété du sien, mais la femme. »

Tout à l’heure on nous disait que le mariage était institué pour empêcher la fornication ; mais n’est-ce pas fornication pure que ce commerce conjugal, à la manière dont l’entend Paul, et toute l’Église après lui ? Que deviennent ici, entre les conjoints, la personnalité, la dignité ? L’épouse, assujettie au devoir, est moins que la concubine, qui, conservant sa liberté, peut du moins exiger de son amant qu’il soit aimable, réservé, même respectueux. Le mari, à son tour, est moins que l’amant libre, à qui son hétaïra, si elle est digne de son nom, ne reprochera jamais sa lassitude et son impuissance.

Après un si beau précepte, il ne manquait plus que de régler les heures et le nombre. Sous la loi du Koran, les crieurs publics, du haut des minarets, rappellent à leur devoir les maris paresseux. Paul se borne à recommander la bonne foi dans l’échange ; il laisse le chiffre ad libitum.

« Ne vous serrez pas l’un l’autre, nolite fraudare invicem, ou, suivant dom Calmet : Ne vous faites pas banqueroute, comme des débiteurs de mauvaise foi, si ce n’est d’un commun accord, et pour vaquer au jeûne et à la prière. »

La Vulgate supprime le mot au jeûne, qui se trouve dans le grec, et qu’exige le sens. Par mesure d’hygiène, l’Apôtre dispense les époux de se rendre le devoir lorsqu’ils jeûnent, d’après l’aphorisme hippocratique : Sine Baccho et Cerere friget Venus.

« Et quand vous avez fini de prier et de jeûner, revenez-y encore, iterùm revertimini in idipsum, de peur que Satan ne vous tente par votre incontinence. »

Il veut dire, de peur que l’ardeur de la chair, vous poussant à la fornication, ne vous fasse retomber dans l’idolâtrie.

L’apôtre Pierre, dans sa première épître, ch. iii, v. 7, recommande la même chose, et pour le même motif, aux maris, mais en donnant à entendre que c’est surtout par charité pour les femmes, dont la nature est plus faible, et qui n’en sont pas moins, avec les hommes, cohéritières de la grâce : Quasi infirmiori vasculo muliebri impertientes honorem, tanquàm et cohœredibus gratiæ vestræ. Le mot muliebri qui dans la Vulgate est adjectif et rend la phrase embarrassée, est substantif dans le grec, τῷ γυναικειῷ, le gynécée, terme honnête, pour indiquer les parties naturelles de la femme. Pauvres femmes ! ce n’est pas assez de les assujettir au devoir, voici qu’on accuse leur tempérament. Que devient l’amour ?

« Il est entendu, continue Paul, que ce que j’en dis est de pure tolérance, secundùm indulgentiam ; je n’en fais pas une loi. »

La loi, suivant lui, serait l’abstension absolue.

« Mais comme tous n’ont pas reçu de Dieu la même grâce dont je jouis (il parle de sa continence !), je répète aux célibataires et aux veuves que, s’ils ne se peuvent tenir et rester ainsi comme je fais, eh bien ! qu’ils se marient : mieux vaut se marier que brûler. »

Que dites-vous, Monseigneur, qui vantez si fort la pudeur évangélique, de ce matérialisme ? C’est pourtant là toute votre vertu : vertu brutale, digne du siècle qui la vit paraître. Comment la délicatesse grecque, comment la gravité romaine, comment la pudeur germanique, ont-elles pu, sans protestation, recevoir cette doctrine avilissante, inspirée par la lasciveté des races phénico-arabes, et dans laquelle viennent se donner la main deux réformateurs partis des extrêmes opposés de l’ascétisme et de la volupté, Paul et Mahomet ?

Chez les Romains, il était de principe non pas juridique, mais moral, que l’honnête femme ne pouvait, en thèse générale, se marier qu’une fois. De quelque manière qu’elle eût perdu son époux, la bienséance lui faisait un devoir de garder sa mémoire ; sa gloire était d’être appelée univira. Paul n’atteint pas à ce degré de convenance conjugale. Il autorise les veuves à se remarier, et si plus tard l’Église latine condamna les secondes noces, nous savons que par ce mot elle entendait le mariage contracté à la suite du divorce, qu’il est dans sa tradition particulière de ne point admettre. Pour ce qui est du remariage après décès, elle permet les secondes et même les quatrièmes noces, et déclare hérétiques ceux qui les blâment : Il vaut mieux se marier que brûler ! Ô saintes Cornélie, Porcie, Agrippine ! trop heureuses d’être nées idolâtres, à l’abri des accommodements de la chasteté chrétienne !

XXXIV

Qu’après cela Paul dise : Ceci est un grand sacrement ou un grand mystère, car le mot sacramentum se prend au sens de mysterium chez les anciens Pères, il n’y a vraiment pas là de quoi établir la religion de l’Église à l’endroit du mariage, d’autant moins que l’Apôtre prend soin d’expliquer lui-même ce qu’il veut dire, quand il qualifie le mariage de mystère :

« Femmes, soyez soumises à vos maris comme au Seigneur :car le mari est le chef de la femme, comme le Christ est le chef de l’Église, dont il a sauvé le corps ; et comme l’Église est soumise au Christ, ainsi les femmes doivent en toutes choses être soumises à leurs maris.

« Maris, à votre tour, aimez vos épouses : comme le Christ a aimé son Église et s’est livré pour elle, afin de la sanctifier, laver et purifier par la parole de vie, et de se faire une Église glorieuse, sans tache, sans ride, pure et immaculée ; ainsi les maris doivent aimer leurs épouses comme leurs propres corps.

« Ceci est un grand mystère : je vous le dis en Christ et en l’Église. » — (Aux Éphésiens, v.)


Tout le monde ne devine pas comment ces banalités sur la soumission des femmes et l’affection des maris couvrent un mystère en Jésus-Christ et en l’Église. Il faut pour cela se reporter aux Écritures dont Paul est rempli, se rappeler que sous l’ancienne loi le pacte de Jéhovah avec la Synagogue était représenté sous l’allégorie d’un mariage ; voir encore, aux chap. xvi et xxiii d’Ézéchiel l’histoire des amours malheureuses de ce Jéhovah, qui se prend de passion pour deux jeunes filles, Jérusalem et Samarie, les tire de la boue et de l’ignominie, en fait ses épouses, puis est payé de son dévouement par la plus abominable infidélité. Ainsi a fait Jésus-Christ : il a aimé l’Église, pauvre et esclave ; il s’est livré pour elle ; il l’a purifiée par son sang ; il la glorifie, la nourrit, la réchauffe (nutrit et fovet), et il attend de notre fidélité sa récompense : tel est le mystère.

Rien de plus clair, à l’aide du rapprochement des deux Alliances, que toute cette allégorie du mariage. La femme, selon l’Apôtre, est un être dégradé, impur, que l’homme qui s’en approche doit, par charité, relever en s’unissant à elle, nettoyer et embellir, comme Jéhovah et le Christ son fils ont fait l’un et l’autre, le premier pour la Synagogue, le second pour l’Église.

À la suite de cette tirade Paul cite aux Éphésiens le passage de la Genèse : L’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et ils seront deux dans une seule chair.

Pour comprendre ce texte et n’en pas exagérer la portée, il est indispensable de rappeler l’histoire de la création.

À l’occasion des animaux, la Genèse avait dit que Dieu les créa chacun suivant un type particulier, marquant ainsi l’originalité et l’inconvertibilité des espèces. Quand ce vient à l’homme, elle parle d’une tout autre manière : Dieu ne le crée pas comme il eût fait un nouveau terme de la série animale, suivant un type particulier, conçu selon le bon plaisir de l’entendement divin ; il le fait à son image, de lui créateur. La Vulgate n’a pas rendu cette opposition, que MM. Glaire et Frank, dans leur traduction littérale de la Genèse, ont encore moins entendue, et qu’aucun interprète, que je connaisse, n’a saisie. Maintenant il s’agit de la femme : à l’image de qui sera-t-elle faite ? — « Il n’est pas bon, se dit l’Éternel, que l’homme soit seul : faisons-lui un aide semblable à lui. »

Telle est donc la marche de l’idée génésiaque : en premier lieu les animaux, créés tous d’après des conceptions particulières de l’esprit divin, quadrupèdes, oiseaux, poissons, reptiles, insectes ; l’homme ensuite, fait, par exception, à l’image de Dieu et tiré de la terre ; la femme, enfin, faite à l’image de l’homme, et prise d’une de ses côtes. Dans tout cela qu’a voulu la Genèse ? Marquer la dépendance et l’infériorité de la femme : elle doit être pour l’homme un auxiliaire ; c’est pour cela qu’elle est faite à son image et prise de sa substance. L’Apôtre le rappelle ailleurs en termes singuliers :

Que l’homme se tienne à l’église nu-tête, parce qu’il est l’image et la gloire de Dieu ; mais que la femme soit voilée, parce qu’elle est la gloire de son mari : sinon qu’on la rase.

Car l’homme n’est pas de la femme, mais la femme de l’homme ; et l’homme n’a point été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme. (Première aux Corinthiens, ch. xi.)

Entre ces deux êtres semblables, mais inégaux, quel sera le rapport ? Telle est la question à laquelle va maintenant répondre la Genèse, et saint Paul à sa suite. La femme créée, Dieu ne procède point, à l’égard de cette création dernière, comme il avait fait au sujet des animaux, des plantes et des astres, s’approuvant lui-même et prononçant que c’était bien ! Il présente à Adam tous les animaux pour qu’il les nomme, et la femme en dernier lieu. La revue se passe d’abord avec tranquillité ; puis tout à coup, à la vue de la femme, Adam s’écrie hors de lui : La voilà ! Chair de ma chair, os de mes os, moitié de ma vie !… L’homme quittera son père et sa mère, etc.

La Bible, en faisant ainsi parler le premier amant, rappelle l’androgyne de Platon, dont les deux moitiés séparées tendent avec ardeur à se rejoindre, La dérivation ischah, femme, de isch, homme, sur laquelle insiste en cet endroit la Genèse, témoigne de l’intention : Isch quittera père et mère et s’attachera à Ischah. Les derniers mots font image : Ils seront deux dans une seule chair. Le sens est donc que la création d’Ève, Adam pris pour juge, a réussi, trop bien réussi peut-être, au sens physique et passionnel. C’est l’histoire de la naissance de l’amour ; il n’y a pas un mot qui se rapporte spécialement à l’institution du mariage. L’amour, voilà, selon la Genèse, la destination de la femme : c’est par son amour qu’elle doit aider l’homme ; que si plus tard elle le trompe, si elle tombe dans l’impureté et se montre infidèle, si l’amour qu’elle inspire devient pour la société un fléau, la faute en est au serpent qui a séduit Ève et fait de cette source de vie (Heva, en grec Zôé, vie) un instrument de mort. Dans ces conditions, l’homme qui prend une femme doit se souvenir avant tout qu’il est son rédempteur comme le Christ a été celui de l’Église : telle est, selon l’Apôtre, l’économie du mariage.

Supposons que la Genèse, à propos de la première rencontre d’Adam et d’Ève, au lieu de peindre la fascination que la femme exerce sur l’homme, eût voulu inculquer l’idée du mariage, elle aurait dit, en intervertissant les termes et restant dans la vérité de la nature : La femme quittera son père et sa mère, et s’attachera à son mari ; et ils seront un en deux corps.

L’unanimité dans la dualité corporelle, sous la prépondérance de l’homme : c’était le mariage.

La dualité de volonté dans l’unité couplée des corps, jointe à l’entraînement de l’homme par la femme : voilà le concubinat.

L’expression est claire, et l’intention de l’écrivain n’est pas douteuse : il a voulu représenter, non pas l’union des âmes, ce qui est le propre du mariage, mais leur dualité amoureuse ; pas plus que saint Paul il n’a eu la vraie notion du mariage.

C’est ainsi que l’a entendu l’Apôtre dans sa deuxième aux Corinthiens, chapitre vi, quand, pour détourner ses néophytes de la fréquentation des prostituées, il leur dit :

« Ignorez-vous que celui qui s’accouple à une prostituée fait un avec elle ? Car il est écrit : « Ils seront deux dans une seule chair. »

Lors donc que l’Apôtre se prévaut du même passage de la Genèse, tantôt avec les Éphésiens, pour leur rappeler ce que le mari doit de charité à sa femme ; tantôt avec les Corinthiens, pour les détourner de leurs habitudes de mauvais lieux, il est clair que pour lui l’amour permis ne diffère pas intrinsèquement de l’amour illicite, le mariage ou concubinat de la fornication : à ses yeux ces différents états ne se distinguent que par des circonstances extérieures, comme la continuité des rapports, la communauté d’habitation, et, autant que possible, la participation à la même foi. Dans ces conditions, l’amour conjugal étant accordé seulement comme remède à la fornication, l’œuvre de chair assimilée à un service commutatif, nolite fraudare invicem, l’unité de conscience, d’esprit, de cœur, se trouve de fait exclue ; le mariage se réduit à une tolérance. Le mot est ignominieux, mais il est pris de saint Paul, et il n’y en a pas d’autre pour exprimer la pensée chrétienne.

XXXV

Tous les Pères se sont inspirés, à l’égard du mariage, des sentiments de l’Apôtre. Ils ont dénoncé ce dualisme, si redoutable à la paix de l’âme et au salut, dévoilé cette souillure ineffaçable du lit nuptial, pour laquelle le mari doit demander sans cesse grâce au Christ, la femme grâce à son mari. De là leurs anathèmes, si peu compris, contre la femme, anathèmes qui ne s’adressent point à la personne, participante comme son époux du sang de Jésus-Christ, mais à cette sexualité aux séductions puissantes, cause de tant de douleurs et de tant de crimes.

Souveraine peste que la femme ! s’écrie saint Jean Chrysostôme ; dard aigu du démon ! Par la femme le diable a triomphé d’Adam, et lui a fait perdre le Paradis.

Que de malédictions cette maudite allégorie du fruit défendu a attirées sur le sexe !

La femme, dit saint Augustin, ne peut ni enseigner, ni témoigner, ni compromettre, ni juger, à plus forte raison commander.

Saint Jean de Damas : La femme est une méchante bourrique, un affreux ténia, qui a son siége dans le cœur de l’homme ; fille de mensonge, sentinelle avancée de l’Enfer, qui a chassé Adam du Paradis ; indomptable Bellone, ennemie jurée de la paix.

Saint Jean Chrysologue : Elle est la cause du mal, l’auteur du péché, la pierre du tombeau, la porte de l’Enfer, la fatalité de nos misères.

Saint Antonin : Tête du crime, arme du diable. Quand vous voyez une femme, croyez que vous avez devant vous, non pas un être humain, non pas même une bête féroce, mais le diable en personne. Sa voix est le sifflet du serpent.

Saint Cyprien aimerait mieux entendre le sifflement du basilic que le chant d’une femme.

Saint Bonaventure la compare au scorpion, toujours prit à piquer ; il l’appelle lance du démon. C’est aussi l’avis d’Eusèbe de Césarée, que la femme est la flèche du diable.

Saint Grégoire le Grand : La femme n’a pas le sens du bien.

Saint Jérôme : La femme, livrée à elle-même, ne tarde pas à tomber dans l’impureté. Et encore : Une femme sans reproche est plus rare que le phénix. C’est la porte du démon, le chemin de l’iniquité, le dard du scorpion, au total, une dangereuse espèce.

Nos écrivains damerets affectent une grande colère à la lecture de ces imprécations ; il serait plus simple d’y voir un hommage désespéré rendu au pouvoir de la femme.

Au reste, la méditation du dogme évangélique et la lecture de la Bible étaient peu faites pour inspirer à des âmes ascétiques le respect de la femme et du mariage. Le paganisme, venu au début de la civilisation, plein de joie et d’espérance, avait idéalisé la femme dans ses nymphes, ses muses, ses déesses ; il avait sanctifié le mariage, élevé la famille à la hauteur d’une royauté et d’un sacerdoce.

Le christianisme, provoqué par une corruption sans exemple, vit dans la génération le principe, dans la femme l’instrument de toutes nos souillures. Sans doute, après comme avant la prédication de l’Évangile, l’espèce continua de se reproduire par la voie ordinaire : comme autrefois on fit l’amour et l’on s’épousa ; la femme ne cessa pas d’être la bienvenue auprès de l’homme ; sa condition, son caractère, gagnèrent même quelque chose. Théologiquement le mariage fut sans honneur, la femme sans estime. Le baptême, administré aussitôt après la naissance, n’eut plus d’autre objet que de laver l’impureté génitale. L’influence de la Bible, inspirée, en ce qui touche la femme, des mœurs et traditions du harem, fut désastreuse.

Quels types de femmes que les femmes de la Bible ! Ève, la Pandore hébraïque, dont la curiosité ouvre le monde au péché et à la mort ; les antédiluviennes, qui séduisent les anges et accouchent de géants ; Sara, femme d’Abraham, maussade, incrédule, jalouse et vindicative ; Agar, la favorite insolente ; la femme de Loth, changée en statue de sel ; ses filles, amoureuses de leur père ; Rébecca, qui apprend à son fils Jacob, dont le nom signifie le Filou, à tromper son père et son frère ; Lia, glorieuse et sotte ; Rachel, qui vole les marmousets de son père ; Dina, l’effrontée ; la Putiphar, dont le nom est passé en proverbe ; Marie, sœur de Moïse, qui conspire contre lui ; la femme de Job, qui l’insulte sur son fumier. Que dire d’Abigaïl, de Michol, de Bethsabée, de la reine de Saba, d’une Jahel, d’une Rahab, d’une Dalila, d’une Esther, d’une Judith ?

À l’imitation des Pères, les casuistes ont traité la matière conjugale en vrais Turcs ; ils ont si bien fait que leurs noms sont demeurés infâmes parmi les honnêtes gens. Les honnêtes gens ont tort : accuse-t-on le médecin qui se voue à la guérison des maladies honteuses, alors même que ses remèdes ont pour effet de les aggraver ? Après tout, les dissertations d’un Sanchez et d’un saint Liguori ne font honte qu’à leur religion et à leur siècle ; le traité De Matrimonio est contemporain de l’Aloysia. De pareils livres sont autant de témoignages que, du fait de l’Église et jusqu’au seizième siècle, l’honnêteté n’exista nulle part dans le mariage des chrétiens.

XXXVI

Il est vrai pourtant que l’Église, après une longue et inutile attente, ayant pris le parti d’abandonner l’opinion millénaire, force lui fut de modifier sa théorie du mariage. Le monde ne finissant pas, là où Paul n’avait vu qu’un sédatif aux titillations de la chair, elle finit par découvrir la loi de conservation du genre humain, et, ce qui lui importait davantage, l’instrument de sa propre propagation. Elle condamna donc les hérétiques, qui, sur la foi des premières traditions, comptant toujours sur la venue du Fils de l’homme, et jugeant inutile de faire des enfants, réprouvaient à la fois la génération et le mariage, et elle rétablit l’union conjugale dans son antique et païenne dignité de sacrement.

Mais cette restauration n’eut lieu, au moins de la part des prêtres, que pour la forme. La religion du mariage, abrogée par la foi primitive, se reforma peu à peu dans la conscience des peuples ; le clergé, voué au célibat, à qui l’amour était d’autant plus suspect que sa continence mal entendue lui était plus pénible, continua de regarder le mariage comme un état de pollution habituelle ; et tandis que le calendrier regorge de prétendues vierges, canonisées, comme une Thérèse d’Avila et une Marie Alacoque, pour avoir, pendant une vie de langueur, enduré les soufflets d’Asmodée, c’est à peine si l’on y rencontre une mère de famille.

Au seizième siècle paraît la Réforme. Vous croyez qu’elle va réhabiliter le mariage ! Dieu l’en préserve ! Sur ce point comme sur tous les autres, elle accuse l’Église romaine de superstition, et, revenant à la foi primitive, elle commence par ôter au mariage le titre, que Rome avait fini par lui accorder, de sacrement.

Eh bien ! direz-vous, allez-vous faire un crime aux orthodoxes du sacrilége des protestants ?

Telle n’est pas ma pensée. La réforme accusait l’Église d’avoir, en ce qui touche le mariage, varié dans la foi, ajouté à la tradition apostolique et à l’Évangile : je prétends que l’Église n’a point varié du tout, si ce n’est peut-être dans les mots. Après comme avant le concile de Trente, l’Église de Rome, d’accord avec les chrétiens primitifs comme avec les réformés, nie le mariage, qu’elle confond toujours avec le concubinat.

La société conjugale, disent nos modernes théologiens, peut exister sous trois formes, donner lieu à trois sortes de contrats : le contrat naturel, le contrat civil, le contrat religieux.

Le contrat naturel est l’union spontanément formée par un homme et une femme, antérieurement à l’existence de l’ordre civil, ou en dehors de cet ordre. C’est à proprement parler le concubinat.

Le contrat civil est le même que le précédent, mais accompagné pour les époux de certaines obligations et prérogatives réciproques, exprimées où sous-entendues, et garanties par la société, lesquelles obligations et prérogatives font du concubinat une société civile de biens et de gains, chose que par lui-même le concubinat ne comporte pas nécessairement.

Le contrat religieux consiste dans la bénédiction donnée par le prêtre à deux personnes conjointes, soit seulement de par la nature, soit en outre devant la société : l’Église ne se préoccupe pas plus de l’un que de l’autre.


L’Église, elle le proclame elle-même, ne connaît pas et se soucie encore moins du contrat civil. Elle prétend pouvoir marier nonobstant ce contrat ; rendre époux, par la vertu de sa bénédiction, des concubinaires qui repoussent le mariage civil et l’intervention de la société. Le mariage romain, par coemptio ou usucapio, valait du moins, par sa publicité, pour le for extérieur ; mais le mariage conféré par l’Église, en dehors de la garantie sociale et sans autre motif que de donner absolution du péché, ne vaut en réalité ni pour le dedans ni pour le dehors : c’est la négation même du mariage ?

En deux mots : selon l’esprit de l’Église, le mariage, quel qu’il soit, n’est point chose sacrée ; c’est un acte essentiellement entaché d’impureté, que la bénédiction du prêtre a pour objet de laver, comme une sorte de baptême donné à l’amour.

Jusqu’au concile de Trente, l’Église fut dans l’habitude de donner à tous ceux qui la lui demandaient la bénédiction nuptiale, sans témoins, sans annonce préalable, sans nul souci des familles et des tiers, et c’est encore ainsi qu’elle en use dans les pays de franc catholicisme. Un de mes amis, établi à Valparaiso, se marie. Il fait venir sa fiancée de Paris et l’épouse au débarqué, dans une sacristie, sans publication ni témoins. Le sacrement, en effet, étant un don de Dieu, ne requiert pas l’assistance des hommes. Les unitaires d’Amérique en usent de même, fidèles sur ce point à la tradition de Rome. De là ce fléau des mariages clandestins, auquel le concile de Trente fut obligé, sur la réquisition formelle des souverains, de porter remède, en décrétant qu’à l’avenir tout mariage devait, à peine de nullité, être célébré par le curé des parties ou par son délégué, accompagné de deux ou trois témoins.

Ainsi la distinction, telle qu’on la fait aujourd’hui, entre le mariage et le concubinage, cette distinction, tout imparfaite qu’elle soit encore, ne vient pas de l’Église ; elle appartient à l’autorité civile, qui au seizième siècle imposa à l’Église la publication des bans, l’assistance des témoins, et le ministère ou la délégation de l’ordinaire.

La Révolution a fait plus : ne jugeant pas la sécurité des familles et l’ordre public suffisamment protégés par l’Église, elle a séparé radicalement, pour le fond et pour la forme, le mariage civil et la cérémonie ecclésiastique. Mais l’Église, qui ne renonce pas à ses idées, proteste contre cette séparation outrageuse ; elle revendique pour elle seule le pouvoir de marier, elle devrait dire, pour rester dans l’esprit et la lettre de ses auteurs, le privilége de bénir les concubinaires. À l’heure où j’écris, il est des prêtres qui, malgré le concile et le concordat, poussés par un zèle factieux, s’ingèrent de marier en secret les concubinaires ; d’autres qui administrent le prétendu sacrement sans attendre l’acte civil, et ne s’aperçoivent pas que ce sacrement, donné hors la société, est une consécration du concubinage, un sacrilége.

XXXVII

À ce propos, je ne puis m’empêcher de dire ici quelques mots d’une affaire qui a vivement occupé dans ces derniers temps l’attention publique, je veux parler du procès entre Mme Wéber et les héritiers Pescatore.

Voici le problème :

En France, depuis la Révolution, le mariage civil doit précéder toujours le mariage religieux.

En Espagne, il n’y a pas de mariage civil : le mariage religieux, conformément à la discipline du concile de Trente, tient lieu de tout.

Un concubin français, pour plaire à sa concubine, désire se marier religieusement, mais non pas civilement ; faire, comme l’a dit ironiquement M. Dufaure, un mariage de conscience, non un mariage social et solennel ; surtout éviter la publicité. À cet effet, il obtient la recommandation d’un évêque français auprès d’un curé espagnol, lequel passe d’emblée à la célébration, sans autre formalité en France ni publication. On demande si le mariage religieux ainsi fait à l’étranger emporte, pour la France mariage civil, d’après l’art. 170 du Code ; et si la concubine, lavée, purifiée, épongée par l’Église, peut se dire épouse et commune en biens ?

Cinq consultants, MM. O. Barrot, Bethmont, Marie, Buignet, Demolombe, d’accord avec les évêques de Reims, de Bordeaux, de Paris, de Versailles, répondent : Oui. — Le tribunal, d’accord avec le ministère public et le défenseur des héritiers, M. Dufaure, dit : Non.

Qui est dans la vérité, dans le droit ? J’ajoute : Qui, de MM. Barrot, Bethmont, Marie, Buignet, Demolombe, ou du tribunal, a le mieux saisi l’esprit de la Révolution ?

Après l’exposé qu’on vient de lire, la réponse ne peut être douteuse.

En principe, aux termes de la théologie chrétienne, de la tradition et de la pratique ecclésiastique, le mariage religieux n’est pas un mariage ; c’est une union naturelle, contractée, si vous voulez, devant Dieu, mais non pas devant la société ; union sanctifiée, pour le croyant, par la bénédiction du prêtre et son exorcisme, mais qui n’emporte point par elle-même d’effets civils ; en un mot, un contrat de concubinage.

Le mot déplaît, mais ce n’est pas ma faute. Je voudrais, comme l’empereur Auguste, comme les Apôtres, comme toute l’Église, qu’il pût être rendu honnête ; à ce titre, j’accepterais avec reconnaissance la bénédiction religieuse. Mais que vous vous mariiez devant le Christ, comme H. Pescatore, ou devant le Soleil, comme Marat, qu’importe cette symbolique ? Dès lors que vous écartez votre pays, ne demandez rien à votre pays : vous ne pouvez pas réunir à la fois les franchises du contrat naturel, même sanctifié par le culte, avec les droits du contrat civil que votre intention a été d’esquiver. Peut-être en croirait-on votre protestation, si l’Espagne, encore sous le joug des prêtres, eût été le seul pays où il vous fût possible de vous marier ; mais vous étiez en France, où la régularisation de votre communauté n’eût certes pas été de mauvais exemple : qu’alliez-vous faire en Espagne ?

XXXVIII

J’ai prononcé le mot de divorce.

L’Église, et je parle de toutes les églises, grecque, latine, réformée, sans exception, l’Église, par la manière dont elle a traité le divorce, l’admettant tour à tour et le rejetant, a montré une fois de plus sa pensée secrète sur l’identité du mariage et du concubinage.

D’après la tradition suivie par les rédacteurs des trois premiers Évangiles, le rabbi Jésus s’était exprimé sur le divorce en termes précis, qu’aucune interprétation ne saurait obscurcir :

« Vous savez qu’il a été dit aux anciens : Quiconque voudra renvoyer sa femme lui signifiera l’acte de répudiation.

« Et moi je vous dis que celui qui divorce d’avec sa femme, hors le cas d’adultère, la fait prostituée, et que celui qui épouse une femme divorcée est lui-même adultère. »

Faut-il tant de pénétration pour comprendre la pensée du fondateur ? Il prend en main la défense des femmes, livrées, par le privilége illimité de répudiation que la loi accordait à l’homme, à la brutalité des maris, et il pose une limite à un abus qui faisait dégénérer l’institution en promiscuité. Il restreignait, en un mot, le divorce au cas d’adultère : c’est ainsi que le comprirent les disciples immédiats, qui avaient vu et entendu Jésus, et l’Église grecque est là tout entière pour affirmer la vérité de cette tradition.

Mais Paul a aussi son évangile, plein de choses qui ne se trouvent pas dans l’évangile de Pierre, comme par exemple de rompre toute relation avec la société civile et de s’abstenir de ses tribunaux, malgré le mot si connu du Maître : Mon royaume n’est pas de ce monde. Jésus avait fait profession d’obéissance à l’autorité établie ; Paul prêche la sécession, la sédition. Jésus s’était montré indulgent pour les pécheurs ; Paul tranche du rigoriste. Sur tous les points il aspire à surpasser Jésus dans la morale et dans la gnose, il ne lui laisse que la messianité. À ceux qui lui font des objections sur son enseignement, dont certaines parties ne se trouvaient pas dans celui du Galiléen, il répond avec aigreur :

« Dieu a suscité le Maître, j’en conviens ; mais moi aussi il me suscitera par sa vertu » ; Deus verò et Dominum suscitavit ; et nos suscitabit per virtutem suam. — Tout m’est permis, mais tout ne me convient pas, et je ne relève d’aucune autorité.

« Oui, vous avez été faits membres (enfants) du Christ ; mais quoi ! est-ce qu’en vous reprenant au point où vous a laissés le Christ, je ferai de vous des bâtards ? » Tollens ergo membra Christi faciam membra meretricis ?

Passage qui prouve encore que Paul, à Corinthe aussi bien qu’à Rome, avait été devancé par les autres apôtres.

Après cette verte apostrophe aux Corinthiens réfractaires, il poursuit son exposition ; et c’est alors que, enchérissant sur Jésus comme celui-ci avait enchéri sur Moïse, et singeant jusqu’à sa manière, il prononce cet oracle :

« Vous savez que le Maître a défendu le divorce, hors le cas d’adultère.

« Mais moi je vous dis ceci : Si un frère fidèle a une épouse infidèle, et que celle-ci consente à cohabiter avec lui, il doit la garder ; et réciproquement, si une femme fidèle a un mari infidèle, elle ne le quittera pas. »

Deux mots d’explication sur ce texte. D’après l’ancienne loi, à laquelle Jésus avait fait allusion, le mari seul avait la faculté de signifier le divorce ; la femme maltraitée ne pouvait que s’enfuir et se retirer chez ses parents.

D’autre part, par le mot infidélité il faut entendre tout à la fois : 1o l’idolâtrie, le plus grand des crimes d’après le Pentateuque, et qui constituait entre les Juifs et les races proscrites un empêchement absolu au mariage ; 2o la fornication, et conséquemment l’infidélité conjugale, ainsi que je l’ai expliqué plus haut.

Paul, embrassant dans sa définition la retraite de la femme chez ses parents et la répudiation du mari, les prohibe toutes deux, même dans le cas d’idolâtrie, à plus forte raison dans le cas d’adultère. « Le fidèle, dit-il, devra rester, quand même, avec l’infidèle. » Et la raison, divin Apôtre ?

« C’est que l’honorabilité de l’époux fidèle couvre la fornication de l’infidèle, et que par là les enfants, qui sans cela seraient bâtards, sont rendus légitimes. » Sanctificatus est vir infidelis per mulierem fidelem, et sanctificata est mulier infidelis per virum fidelem : alioquin filii vestri immundi essent, nunc autem sancti sunt.

D’après le style des prophètes, dont Paul affecte de se servir, il est évident que les mots fidèle et infidèle se rapportent à deux ordres d’idées, le culte et le mariage : le parallèle qu’il établit entre la doctrine de Jésus et la sienne le prouve d’ailleurs.

Ne voilà-t-il pas une belle raison en faveur du cocuage ? Comment ! c’est pour annuler la bâtardise que vous, réprouvez le divorce et passez l’éponge sur l’adultère ? Vraiment, les adultérins vous auront obligation. Mais que devient la foi conjugale ? que devient la sainteté du mariage ? que deviennent l’amour et le respect ?

Bagatelles ! Est-ce que le mariage n’est pas institué, d’après Paul, simplement pour remédier à la fornication ? Est-ce qu’un homme sérieux, un esprit grave, un vrai chrétien, peut se soucier de l’amour de sa femme ? Qu’importe, en vérité, de quel père sortent les enfants, pourvu qu’ils soient baptisés ! Passe encore si le mari qui demande le divorce, si la femme qui se sépare, alléguait le refus du debitum : alors il y aurait lieu à rupture, le service pour lequel le mariage est octroyé n’étant pas rempli ; mais si le mari infidèle, si la femme infidèle, consent à la cohabitation, plus le moindre sujet de plainte : c’est à l’époux fidèle à ramener, par la raison et la douceur, l’infidèle.

C’est d’après cette solution, logiquement déduite de l’épître aux Corinthiens, que l’Église latine, qui repousse le divorce, même pour cause d’adultère, autorise l’annulation du mariage pour cause d’impuissance : Si impos. Tout le monde ici se rappelle l’édifiante formalité du congrès, imaginé, sous l’influence de cette casuistique orthodoxe, pour constater les cas d’impuissance, si un mari naturait ou s’il ne naturait pas ; formalité qui ne fut abrogée que sous le règne de Louis XIV.

L’impuissance dans le mariage jugée moins excusable que l’idolâtrie, moins excusable que l’adultère !… Ne trouvez-vous pas, Monseigneur, qu’après cet enfantement Paul a le droit de s’écrier avec un légitime orgueil :

Certes, je crois que moi aussi j’ai l’esprit de Dieu ; Puto autem quòd et ego Spiritum Dei habeam ?

XXXIX

Que la théologie chrétienne ait fait descendre le mariage de la hauteur où l’inspiration polythéiste l’avait placé, c’est un fait que l’histoire de l’Église, que ses Écritures, ses définitions, sa pratique et toutes ses autorités démontrent avec la dernière évidence.

Mais on voudrait savoir encore quelle a été la raison supérieure de ce mouvement rétrograde, que n’expliquerait pas suffisamment la grossièreté primitive de la secte, ni l’esprit oriental de ses missionnaires. Indiquer cette raison, ce sera compléter ma critique.

Le polythéisme, avec ses dieux mâles et femelles, couplés, mariés, l’un de l’autre engendrés, avait donc idéalisé la famille et le mariage ; il avait fait de cet idéal le sommet de Justice et d’honneur auquel il conviait toutes les races humaines, toutes les conditions sociales. Hercule, après sa mort, reçu dans le ciel et devenant l’époux d’Hébé, était l’emblème de la barbarie qui s’élève des violences de l’amour à la sainteté du mariage. On a vu ensuite par quelle dégradation du sentiment religieux et quel concours de circonstances la famille païenne déchut de cet idéal ; comment, enfin, par les raffinements de son érotisme, la société grecque et latine s’abîma dans la volupté unisexuelle.

Que va faire le christianisme ?

C’est une loi de l’histoire, qui a son principe dans le mouvement évolutif des idées, que toute révolution, en même temps qu’elle nie et abroge l’état antérieur, ne fait pourtant que le continuer : nous en avons vu un exemple, à propos du travail, dans la succession des lois qui le régissent tour à tour : Loi d’égoïsme, Loi d’amour, Loi de Justice.

Ainsi le christianisme devait reprendre les choses au point où les avait laissées le polythéisme, faire pour le mariage ce qu’il faisait pour l’esclavage, ce qu’il avait fait pour toute sa théologie. Ce fut en effet ce qui arriva.

Témoin de la dégradation des mœurs domestiques, de l’hypocrisie du mariage, de l’insociabilité de la famille, des misères de la prostitution, des horreurs de l’amour pédérastique ; frappé en même temps de la logique, au moins apparente, du concubinat, si commode, si populaire ; convaincu, du reste, par la théorie platonicienne autant que par ses monstrueux résultats, que le véritable amour n’est pas de ce monde, n’appartient point à des natures mortelles, le christianisme condamna la chair, nia, du point de vue religieux, la sexualité ; quant à la vie terrestre, affirma en principe la communauté des femmes, mais se contenta, dans l’application et par forme de tolérance, du concubinat.

Le christianisme, en un mot, prit pour point de départ le terme où s’étaient arrêtés les philosophes de l’école de Socrate et d’Épaminondas, l’unisexualité spirituelle.

Au fond, tandis que le polythéisme, en instituant le mariage, s’était borné à appeler la Justice au secours de l’amour, le christianisme, faisant un pas de plus, prononça la subordination de celui-ci : en cela il servit le progrès, et prépara la formule supérieure de l’institution. Dans la forme et d’après la lettre, le christianisme fit plus que subalterniser l’amour, il le réputa à péché et le condamna : toute sa discipline fut inspirée de cette condamnation.

J’ai cité déjà le mot du Christ, à qui l’on demandait lequel, de sept maris auxquels une femme avait successivement appartenu, lui resterait après la résurrection : Dans le ciel, répondit-il, il n’y a plus ni époux ni épouses ; tous sont comme des anges devant la face de Dieu. Saint Paul, aux Galates, iii, 28, professe la même doctrine : En Christ il n’y a ni Juif ni Grec, ni esclave ni libre, ni mâle, ni femelle. Il pouvait dire encore : Il n’y a ni frère ni sœur, comme Chateaubriand l’a si bien fait voir dans son René. — Je vous ai fiancés au Christ, dit-il ailleurs, comme une vierge chaste… Toute la théorie du célibat religieux est fondée sur ce principe d’une noce spirituelle, où le sexe n’est plus de rien.

Niée dans le ciel, la sexualité, ainsi le veut la logique transcendantale, est condamnée sur la terre ; la femme, pour mieux dire, aux yeux du chrétien, du vrai spirituel, n’existe pas. Erreur ou accident de la nature, tourment de l’homme, image fausse de l’amour, elle ne vaut, comme personne, qu’autant que, se dépouillant de son sexe, elle revêt l’individualité chrétienne, suivant la formule : Ni hommes ni femmes ; tous anges devant l’Absolu.

De là cette conséquence qui anéantit le mariage, que, l’union de l’homme et de la femme n’ayant de valeur que pour la procréation des enfants, tout au plus comme préservatif de la fornication, les personnes conjointes demeurent, quant à la conscience, indépendantes l’une de l’autre, ne relevant que de leur foi, c’est-à-dire de l’Église.

Le concubinat, prenez-y garde, est, à défaut de la communauté des amours, la seule forme d’union que puisse accorder une autorité religieuse à ses membres des deux sexes, et moins qu’une autre l’Église du Christ pouvait déroger à cette loi. Il y a dans le mariage ce fait redoutable pour toute Église, qu’il se forme entre de justes époux une conscience commune, religion de famille, justice domestique, incompatible avec la souveraineté du dehors.

Le concubinat, qui rapproche les personnes, mais ne les identifie pas ; qui unit les corps, en laissant le libre arbitre aux cœurs ; le concubinat, sans Justice propre et sans idéal moral, était tout ce que pouvait supporter la nouvelle religion.

De là aussi l’introduction dans le ménage chrétien d’une tierce influence, qui témoigne énergiquement de sa nature concubinaire.

Chez les anciens, nul ne pouvait pénétrer dans la famille : le gynécée était muré ; ni prêtre ni magistrat n’avait à y voir.

Dans le christianisme, c’est tout autre chose : le prêtre confesse la femme ; il est son époux spirituel ; à lui l’âme, la conscience, le cœur ; au mari, géniteur, le corps. Ils ne sont plus unanimes, c’est-à-dire ils ne font pas un esprit dans deux corps séparés ; ils sont deux, au contraire, comme dit la Genèse, dans une seule chair.

Ainsi l’Église, après avoir flétri l’amour et déshonoré, sans le comprendre, le culte de Vénus, sépare l’épouse de l’époux, malgré l’ordre de Dieu. Au lieu d’initier la femme à la Justice par le mari, le père ou le frère, comme le voulait le mariage romain et comme le veut la nature, elle prétend l’instruire elle-même, par le directeur. Comme dans le ménage fouriériste, le mari, amant charnel, emplira le ventre de la femme ; le prêtre, amant spirituel, emplira l’esprit. De sorte que le mariage chrétien pourrait se définir un cocuage mystique : Hoc est magnum sacramentum !

Partout où le catholicisme a conservé sa puissance, le prêtre est maître de la maison. Que d’incestes spirituels et d’adultères ! Que de maris désespérés par cette aliénation de leurs femmes !

Et toute religion fera de même, j’en atteste Platon et le père Enfantin. Dès lors que la société, au lieu de reposer directement sur la Justice, prend sa base sur une foi, un dogme, un respect transcendantal, il faut qu’elle rompe entre l’homme et la femme le serment matrimonial, ou tout est perdu. De même qu’en leur qualité de citoyens ils relèvent de l’autorité publique, ils doivent en relever en qualité d’époux. Ainsi en usaient avec leurs néophytes les jésuites du Paraguay. Ou la communauté des amours, comme la voulurent Platon et les premiers chrétiens ; ou la subordination du mariage au prêtre, c’est-à-dire le concubinage. Hors de là, point d’Église, point de religion.


CHAPITRE V.

Corruption de l’amour et du mariage chez les chrétiens : Caractère de la lubricité moderne.

XL

À l’idéal d’amour qu’avaient rêvé l’une après l’autre, de la diversité de leur point de vue, l’école spiritualiste de Socrate et l’école sensualiste d’Épicure, le christianisme ne fit donc que substituer, de son point de vue particulier, un autre idéal, l’amour mystique. Des réformateurs judicieux n’eussent eu à faire qu’une chose, c’était, en interprétant le symbole sacramentel, de rétablir le sens juridique du mariage. Fidèles à leur haine de la nature et de l’humanité, les missionnaires du Christ enchérirent sur tous les raffinements de la philosophie païenne. La même cause qui avait perdu la famille antique devait perdre aussi la famille nouvelle : de quelque manière que vous absorbiez le poison, en poudre, en liquide ou en vapeur, il vous tue.

Qu’est-ce d’abord que cet amour mystique ?

L’amour mystique, variété de l’amour platonique, consiste à rapporter à Dieu, beauté éternelle, amour créateur, le sentiment que la nature a établi entre l’homme et la femme, et que les Grecs indiscrets avaient étendu à la nature entière, sans distinction de règne, d’espèce ni de sexe. Du reste, de même que l’amour platonique, et bien plus encore que l’amour platonique, l’amour mystique tend à une continence absolue, à la castration mentale : ce qui emporte toujours la négation de la sexualité, et finalement de l’amour même.

L’origine de ce mysticisme se confond avec celle des religions. Sans parler des mystères aphrodisiaques, qui y conduisaient, on sait que chaque cité se regardait comme unie conjugalement à un dieu, qui la prenait sous sa protection et à qui elle se dévouait par un culte spécial. Les prophètes sont pleins de cette idée : Jéhovah a trouvé la cité israélite nue et proscrite ; il l’a recueillie, épousée, chargée de parures et d’or ; la Loi est son contrat de mariage, le fameux Cantique son épithalame.

« La poésie mystique de l’Inde a pour texte habituel l’amour passionné et extatique de l’âme pour son créateur. Cet amour, le plus éthéré et le plus saint que l’homme puisse sentir, s’y exprime par les images sensuelles du Cantique des cantiques, mais avec une candeur d’expression que l’hébreu lui-même n’atteint pas. On y sent la nudité innocente de l’homme et de la femme dans la pureté sans tache et sans ombre d’un autre Éden. » (Cours familier de littérature, par M. de Lamartine, citation du baron d’Ekstein.)

Le christianisme, condamnant la chair et tout attachement à la créature, devait porter au plus haut degré l’amour mystique, le développer, l’enseigner sous toutes les formes, en faire un précepte et une condition de saint. — « Je vous ai fiancés tous à un seul époux, dit Paul aux Corinthiens, au Christ, comme une vierge chaste. Le Nouveau Testament, les Pères, les mystiques, les sermonaires, ne parlent que des noces du Christ avec son Église, du mariage de l’âme avec son Créateur, de l’union des vierges avec Jésus, leur divin époux. De même que le paganisme, on peut dire que le christianisme se résout tout entier dans une idée, l’amour.

On comprend que dans ce système le mariage soit regardé comme une espèce d’infidélité, dont l’auteur de tout bien, de toute beauté et de tout amour, Dieu, est jaloux, et qu’il ne permet que par un excès de miséricorde.

Celui qui est sans femme, dit l’Apôtre, ne songe qu’à plaire à Dieu, tandis que l’homme marié doit contenter encore son épouse. Pareillement la vierge qui se garde pure de cœur et de corps, ne songe à plaire qu’au Seigneur ; au lieu que la femme mariée doit s’occuper encore du monde et plaire à son mari.

De fait et de droit le mariage chrétien, accordé par tolérance, réservant à Dieu, à l’Église, au prêtre, les préférences intimes du cœur, est un concubinage, pis que cela, un adultère.

Suivons, dans ses conséquences logiques et pratiques, cette nouvelle théorie de l’amour.

XLI

La contradiction apparaît d’abord dans le langage des mystiques. Il leur est impossible de parler de l’amour divin sans employer continuellement les images de l’amour charnel :

« On peut dire, avec Denys le Chartreux, que le divin Époux, voyant l’âme tout éprise de son amour, se communique à elle, se présente à elle, l’embrasse, l’attire au dedans de lui-même, la baise, la serre étroitement avec une complaisance merveilleuse…

« On peut dire, avec saint Bernard, que cet embrassement, ce baiser, cette touche, cette union, n’est point dans l’imagination ni dans les sens, mais dans la partie la plus spirituelle de notre être, dans le plus intime de notre cœur, où l’âme, par une singulière prérogative, reçoit son bien-aimé, non par figure, mais par infusion, non par image, mais par impression… (Bossuet, Sur l’union de Jésus-Christ avec son épouse.)


Peut-être ce matérialisme d’expression, dont les exemples rempliraient des volumes, fut-il nécessaire au commencement pour enlever les cœurs égarés au matérialisme de la débauche, et c’est pourquoi je ne saurais faire de semblables textes un motif d’accusation contre les mystiques. Quelle puissance de chasteté n’a-t-il pas fallu à ces hommes, un saint Bernard, un Fénelon, un Bossuet, pour faire passer un langage qui, appliqué à son objet légitime, serait presque obscène ! Je ne le redouterais même pas, si les conséquences devaient s’arrêter là, pour des enfants. Ce n’est pas dans les paroles que gît le mal ; il est dans l’idée, qui fait de Dieu l’objet d’un amour dont l’union conjugale est déclarée, par article de foi, indigne.

« Adam, notre premier père, s’étant élevé contre Dieu, perdit aussitôt l’empire naturel qu’il avait sur ses appétits. Sa désobéissance fut vengée par une autre désobéissance. Il sentit une rébellion à laquelle il ne s’attendait pas, et la partie inférieure s’étant inopinément soulevée contre la raison, il resta tout confus de ce qu’il ne pouvait la réduire. Mais ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que ces convoitises brutales qui s’élèvent dans nos sens, à la confusion de l’esprit, aient si grande part à notre naissance. De là vient qu’elle a je ne sais quoi de honteux, à cause que nous venons tous de ces appétits déréglés qui firent rougir notre premier père. Comprenez, s’il vous plaît, ces vérités, et épargnez-moi la pudeur de repasser encore une fois sur des choses si pleines d’ignominie, et toutefois sans lesquelles il est impossible que vous entendiez ce que c’est que le péché d’origine : car c’est par ces canaux que le venin et la peste découlent dans notre nature. Qui nous engendre nous tue. Nous recevons en même temps, et de la même racine, et la vie du corps et la mort de l’âme. La masse dont nous sommes formés étant infectée dans sa source, elle empoisonne notre âme par sa funeste contagion… » (Bossuet, Sermon sur la fête de la Conception de la sainte Vierge.)

Quelle âme de boue pourrait se scandaliser d’un pareil langage ? Bossuet est aussi chaste que sublime lorsqu’il parle de l’amour et de tout ce qui lui appartient : Milton seul peut lui être comparé. N’est-ce pas une belle et noble chose d’avoir su, par la force du mysticisme, faire oublier le sens matériel des mots, pour ne faire penser qu’au sentiment ? Nos romanciers font juste le contraire : sous des paroles honnêtes, leur talent et leur but est de faire penser aux choses qui le sont le moins. Cherchez, dans toutes les littératures du monde, quelque chose qui approche de cet autre passage :

« Il est un endroit, ô Seigneur, où le diable se vante d’être invincible ; il dit qu’on ne l’en peut chasser : c’est le moment de la conception, dans lequel il brave votre pouvoir…

« Quand je vois mon Libérateur dans cette étroite et volontaire prison (du sein maternel), je dis quelquefois à part moi : Se pourrait-il bien faire que Dieu eût voulu abandonner au diable, quand ce n’aurait été qu’un moment, ce temple sacré qu’il destinait à son fils, ce saint tabernacle où il prendra un si long et si admirable repos, ce lit tout virginal où il célébrera des noces toutes spirituelles avec notre nature ? C’est ainsi que je me parle à moi-même. Puis, retournant au Sauveur : Béni enfant, lui dis-je, ne le souffrez pas, ne permettez pas que votre mère suit violée ! Ah ! que si Satan osait l’aborder pendant que, demeurant en elle, vous y faites un paradis, que de foudres vous feriez éclater sur sa tête ! Avec quelle jalousie vous défendriez l’honneur et l’innocence de votre mère !…


Et il conclut, comme Pie IX et toute l’Église viennent de conclure :

« Si donc nous voyons en Marie un enfantement sans douleur, une chair sans fragilité, des sens sans rébellion, une vie sans tache, une mort sans peine ; si son époux n’est que son gardien, son mariage le voile sacré qui protége et qui couvre sa virginité, son fils bien-aimé une fleur que son intégrité a poussée ; si, lorsqu’elle le conçut, la nature, étonnée et confuse, crut que toutes ses lois allaient être à jamais abolies ; si le Saint-Esprit tint sa place, et les délices de la virginité celle qui est ordinairement occupée par la convoitise, qui pourra croire qu’il n’y ait rien eu de surnaturel dans la conception de cette princesse, et que ce soit le seul endroit de sa vie qui ne soit point marqué de quelque insigne miracle ? » (Ibid.)

Pour moi, je me prosterne devant ce style, j’adore cette pureté incomparable. Ce contraste de l’enfance innocente et sainte reposant sur un trône maculé ; cette suite de prérogatives virginales dont se compose la vie de la femme modèle, et qui ne saurait prendre son commencement dans la souillure des conceptions vulgaires ; ces images de temple, de tabernacle, de lit nuptial, de maternité, tout cela me ravit, et je dis, après Bossuet, mais en généralisant sa pensée : Non, il n’est pas possible que la conception humaine soit souillée, que la véritable épouse cesse d’être vierge en devenant mère, et que cet amour, qui sert de fondement à la famille et à la société, soit livré aux transports de la concupiscence. Tout cela, dis-je, est de la bête, non de l’homme. Si le christianisme s’est trompé, c’est en faisant de la règle l’exception, c’est en restreignant au Christ et à la Vierge ce qui doit être le privilége de toute naissance légitime.

Bossuet et les mystiques doivent donc être tenus pour innocents, et ma critique ne s’adresse point à leurs expressions, pas plus qu’à leurs mœurs. C’est leur foi, c’est leur dogme que je considère.

Le christianisme a beau élever son idéal, protester que son langage est pure métaphore : la parole implique l’idée, et par son idée le christianisme, malgré qu’il en ait, rend hommage à l’amour ; il en reconnaît la condition essentielle, qui est la distinction et l’union des sexes ; et plus il s’exalte dans sa contemplation érotico-théologique, plus il rend chez le mystique l’union amoureuse souhaitable, irrésistible, instante.

Je comprends, jusqu’à certain point, qu’on prenne pour une allégorie la noce mystique de l’âme avec Dieu ; mais le Christ proposé pour époux à la religieuse, mais la Vierge immaculée qu’adorent à l’envi carmes et franciscains, mais le mariage de Marie et Joseph, qui leur sert de modèle, sont-ce là des métaphores ? Et ne sommes-nous pas sur la pente d’une corruption d’autant plus profonde, qu’elle aura enfoncé plus avant ses racines dans l’idéal ?

Au reste, c’est par leurs fruits que se jugent les doctrines, dit l’Évangile : A fructibus corum cognoscetis eos. Descendons de ce ciel de l’amour chrétien, et voyons ce que sa semence a produit sur la terre.

XLII

Soit que le christianisme se bornât à abolir la prostitution, plus ou moins sacrée, en élevant les saintes de Vénus au rang des concubines ; soit, ce qui eût été plus démocratique et plus décisif, qu’il fît disparaître d’un seul coup les deux modes inférieurs de l’union des sexes en décidant que tout amour serait élevé à la dignité du mariage, il fallait, pour cette réforme, assurer préalablement à tout homme les moyens d’entretenir femme et enfants, ce qui impliquait, comme je l’ai dit, la reconstitution économique de la société. Loin de rebuter les réformateurs, une telle perspective était faite pour exciter de plus en plus leur enthousiasme. Le socialisme de 1848 l’avait compris ; il ne recula pas devant l’idée. Tous tant que nous étions alors, nous affirmions avec une égale énergie le droit au travail et le droit au mariage, le premier comme gage et condition du second : c’est dans la combinaison de ce double droit de l’homme et du citoyen qu’est toute l’émancipation de la femme.

Le christianisme, avec son dogme de la chute, avec sa légende désespérée du travail, avec ses concessions à l’endroit du servage, avec ses préventions contre le commerce et l’industrie, avec son ignorance absolue des lois de la production et de la circulation de la richesse, avec son esprit d’autorité, de hiérarchie et de patriciat, était au-dessous de l’entreprise.

La famille et la société désorganisées, il se trouva donc impuissant à rien rétablir ; il n’eut d’énergie que pour flétrir l’homme et la nature, détruire les monuments de l’ancien culte, persécuter ses ministres, s’emparer de ses biens et dotations, et se déchirer lui-même pour la définition de ses dogmes. De même qu’il ne sut sauver l’empire de la dissolution et de l’invasion, il ne sut pas davantage préserver le mariage et la famille de la lèpre qui les rongeait. Le mal ne fut pas guéri ; il changea de caractère. Comme une éruption répercutée, il passa à l’état chronique, et la constitution tout entière fut ébranlée.

Et d’abord, l’idolâtrie interdite, les sectes communistes exterminées, la femme qui jadis, sous la protection du culte public, se vouait à l’amour libre, fut jetée sans forme de procès aux gémonies… Regretterons-nous la prostitution religieuse ? À Dieu ne plaise ; mais il est permis de regretter que des créatures humaines qu’on n’a pas su pourvoir, dont on est forcé de tolérer, de protéger le commerce, n’aient gagné à la réforme évangélique qu’un degré de plus d’avilissement. La prostitution ne finit pas avec le polythéisme, comme nous savons tous : mariée à la misère, proscrite devant les dieux et devant les hommes, écrasée sous l’infamie, elle devint plus abominable, plus hideuse. Plus de consécration qui demande grâce pour la courtisane, plus de poésie ni de chant, pas le moindre idéal qui la relève. Pendant un temps, à Rome, à Venise, l’imitation de l’antique sembla la ressusciter : ce scandale a disparu. La fille de joie est telle à peu près partout que l’exige son baptême, un être voisin de la guenon, pouvant servir de modèle au péché d’origine. Si la police s’en occupe, c’est pour arrêter à temps l’infection dont la bête immonde menace la population honnête. Encore la pudeur chrétienne a-t-elle protesté contre cet encouragement donné à la débauche : M. Benjamin Delessert fut blâmé par les dévots pour avoir créé le Dispensaire, et tenté d’étouffer dans son antre la syphilis. Malédiction aux victimes de la Vénus vulgaire ! Que l’homme pourrisse, et que le chancre le ronge, avant qu’on appelle la science au secours de l’incontinence. Quant aux malheureuses, nous avons lu tous l’histoire de Manon Lescaut : le gouvernement, s’il n’écoutait que sa conscience chrétienne, en ferait de temps à autre des fournées pour la Guyane et Noukahiva.

XLIII

L’état moyen du concubinat, expression exacte de l’idée chrétienne, semblait devoir obtenir grâce : il n’en fut rien. Son nom était impur : il dut opter entre la bénédiction du prêtre et la déclaration d’infamie. On alla plus loin : les femmes des prêtres, au moyen âge, furent assimilées aux concubines, et quand le célibat eut été déclaré obligatoire pour tout le clergé séculier, il fut question, dans un concile de Tolède, d’accorder à ces concubines, à titre d’indemnité, les galères. Point de théocratie sans célibat, et sans théocratie point d’Église, point de religion, point d’obéissance. Si le mariage laïc est déjà une menace pour l’autorité, à combien plus forte raison le mariage du prêtre ?

Ici encore, tout en formant des vœux sincères pour l’extinction du concubinat, je ne puis m’empêcher de dire que le christianisme, qui l’a flétri sans pouvoir le faire cesser, au lieu de servir la morale y a porté une nouvelle atteinte.

Le 10 juillet 1855, la cour d’assises de la Seine condamnait à deux ans de prison une femme convaincue de bigamie dans les circonstances suivantes :

Abandonnée par son mari, elle avait trouvé un amant qui, l’ayant emmenée dans son pays et voulant honorer son union, l’épousa. Tout poussait au mariage l’infortunée : l’abandon du premier mari, le vœu de l’amant et de sa famille, les convenances de la société, qui n’accepte plus, grâce au christianisme, le concubinat, la pudeur même. Il y a mieux : cette femme qu’on accuse de bigamie est en réalité monogame, et plus, pour la convaincre, on insiste sur les circonstances qui l’ont déterminée à célébrer des secondes noces, plus, en dépit de l’Église et de la loi qui l’imite, je la proclame innocente et digne de respect.

Qu’est-ce donc qui fait son crime ? A-t-elle vécu simultanément avec deux maris ? Non : abandonnée du premier, elle s’est attachée au second par un engagement loyal, sinon légal. C’est contre la légalité, non contre l’amour, la Justice, la raison, la pudeur, qu’elle a péché. Or, qu’est-ce que cette légalité ? Un état violent, créé par la spéculation théologique, qui ne laisse pas de moyen terme à la femme abandonnée entre la bigamie, déclarée crime, et le libertinage, qui emporte l’exclusion de la société. Comme si la Justice consistait à créer des situations impossibles, au lieu de s’emparer de celles qu’a faites la raison des temps et des choses, pour les relever peu à peu par l’application du droit !

Supposez, cependant, à défaut du divorce, que nos lois repoussent et que je ne réclame point, le concubinat reconnu, entouré d’un caractère légal, tel à peu près que l’avait fait l’empereur Auguste et que l’Église l’admit si longtemps : que serait-il arrivé de cette femme ? C’est qu’elle eût trouvé avec un compagnon honnête homme une famille d’adoption, des enfants, une part dans la considération publique, les égards du magistrat ; la société, la morale, la raison, la Justice, étaient satisfaites. Au lieu de cela, parce qu’elle a voulu trancher un nœud qui ne se pouvait défaire, la même femme est déclarée, de par la religion et les lois, d’un côté, pour ses nouvelles amours, libertine, adultère, prostituée ; de l’autre, pour sa tentative de remariage, bigame, faussaire, sacrilége. Sur quoi, deux années de prison, rupture des secondes comme des premières noces, abandon universel, flétrissure. À sa sortie de prison il ne lui reste qu’à se jeter à l’eau.

Au surplus, il est arrivé du concubinage comme de la prostitution : il n’a jamais cessé d’exister ; il grandit tous les jours parmi le peuple, qui ne comprenant du lien légitime que la dot, l’abandonne aux riches. On dirait que le cœur humain, trompé par sa religion, trompé par ses légistes, cherche dans les joies économiques de l’union concubinaire la restauration du mariage.

XLIV

L’Église, pudibonde et sévère, n’a donc voulu conserver que le sacrement : on a vu au chapitre précédent ce qu’entre ses mains le sacrement est devenu.

De même, selon l’Évangile, que la Justice, la liberté, la richesse, la science et la paix ne peuvent s’obtenir ici-bas et doivent être regardées comme des prérogatives de l’autre vie ; de même le pur et parfait amour est promis seulement pour le Ciel, là où l’on ne se marie plus, dit le Christ, puisqu’il n’y a plus de sexes, mais où l’on s’aime sans s’unir, à la manière des anges. Sur cette terre, où le démon plus encore que la nature nous a faits mâles et femelles, l’amour est essentiellement impur ; et si le mariage, nécessaire à la conservation de l’espèce, jouit à cet effet d’une dispense de l’Église, il n’y faut voir toujours, comme dans l’eau du baptême et l’huile de la confirmation, qu’un signe physique, une figure creuse, qui ne contient de l’amour que le nom et n’en donne que l’ombre.

Sur ce point, les casuistes sont d’accord, et ils sont logiques. Plus le prêtre, voué par état à l’amour mystique, endure de gêne, plus il aime à ravaler des jouissances que sa religion lui interdit. Ce que le vulgaire prend pour l’inspiration d’une pudeur céleste n’est que l’outrage fait à la nature par le mysticisme. Maris dont les femmes vont à confesse, chacune de vos caresses est comptée au saint Tribunal. Le voile d’ignominie s’est étendu sur vous ; les soufflets que le démon de la chair donne au prêtre, le prêtre les rend à sa pénitente, qui les rend à son mari. — « Toute femme mariée, dit l’évêque de Milan, Ambroise, sait qu’elle a de quoi rougir. » — Cache-toi, femme ; j’aperçois sur ton visage la trace des baisers de ton époux.

Tout cela n’eût été qu’impertinence de pédants et de cafards, si les laïcs avaient pris le sage parti de se moquer des clercs ; mais on n’est pas religieux à moitié. Ce que la théologie avait séparé, la pratique séculière le sépara à son tour ; et s’il est un trait qui distingue les mœurs chrétiennes, c’est cette idée étrange, passée en aphorisme, que, l’amour étant une chose, le mariage une autre, il est contre toute bienséance de les réunir.

Quelques-uns font honneur au christianisme de la galanterie chevaleresque et du respect dont elle entoura la femme. D’autres l’attribuent aux races du Nord, et ne manquent pas à ce propos de citer le fameux passage du livre de Tacite sur les mœurs des Germains. D’autres encore sont allés chercher les origines de la chevalerie chez les Maures ; quelques-uns enfin la trouvent chez les Celtes.

« La femme, dit un écrivain de la Revue des Deux-Mondes (février 1854), la femme, telle que l’a conçue la chevalerie, idéal de douceur et de beauté, posé comme but suprême de la vie, n’est une création ni classique, ni chrétienne, ni germanique, mais bien réellement celtique. »

Pour moi, qui n’ai pas grande foi à la délicatesse barbare, surtout lorsque cette barbarie s’est mise de la veille en contact avec une civilisation raffinée, je crois que c’est faire tort à nos ancêtres goths, ostrogoths, visigoths, longobards, sarrasins, normands et celtes, et les calomnier, que de leur attribuer cette chevalerie qui n’exista jamais que dans des romans relativement modernes, que connurent peu ou point les troubadours, et dont on cite à peine quelques rares exemples, tels que ceux de Pétrarque et de Bayard.

L’amour chevaleresque n’est autre chose que la transformation chrétienne de l’amour platonique, avec ce caractère nouveau qui suffit à en déceler l’origine et qu’on oublie trop, c’est que, d’après la théorie des cours d’amour, l’ami de cœur d’une dame ne pouvait plus devenir son mari, et que, si par aventure ils s’épousaient, elle devait chercher un autre chevalier. N’est-ce pas ainsi qu’en usent encore les dames italiennes ?

Ainsi, selon l’idéal chrétien, idéal théologique, féodal, romanesque ou chevaleresque, comme il plaira de l’appeler, mais idéal le plus faux qui se puisse concevoir, le mariage n’a rien de commun avec l’amour : c’est une fonction où tout est réglé en vue de la lignée, de la succession, de l’alliance, des intérêts, mais dans lequel la suprême bienséance pour les conjoints est de rester, quant à l’amour, et nonobstant la cohabitation et la génération, aussi étrangers l’un à l’autre que s’ils ne s’étaient vus jamais.

Sans doute, ici comme partout, la nature a fait fléchir la doctrine ; le cœur humain, plus puissant, plus haut que la théologie, a réparé de son mieux la brèche faite à la morale par une sotte idéalité. Mais puisque toute société se forme sur sa religion, j’ai le droit de juger la religion et son idéal d’après les mœurs que cet idéal engendre : or, je le demande maintenant à mes lecteurs, le christianisme, qui a balayé, mais dans ses catéchismes seulement, la fornication, et frappé sans succès le concubinage ; qui a popularisé et mis à la mode, sous le sobriquet de chevalerie, son amour mystique, chanté, célébré par tous ses orateurs et ses poëtes ; qui, enfin, par ce raffinement absurde, séparant l’amour de l’hyménée, a séparé autant qu’il était en lui l’époux de l’épouse, et rendu le divorce, qu’il condamnait, universel, le christianisme peut-il se vanter d’avoir purifié l’amour et relevé le mariage ?

XLV

Mais peut-être qu’au total cette confiscation dogmatique de l’amour parfait au profit des eunuques spirituels, peut-être que cette pratique non moins étrange qui fait du mariage deux parts, l’une, celle du cœur, pour le chevalier, l’autre, celle des sens, pour le mari ; peut-être que cette honte versée à pleine coupe sur toutes les variétés de l’amour sexuel, libre ou conjugué, auront rendu les mœurs meilleures, et, sinon extirpé, au moins diminué notablement les vices enfantés par l’idéalisme païen : la masturbation solitaire, l’odieux inceste, le stupre pire que l’infanticide, et le lâche adultère, et l’amour unisexuel.

Non, l’Hercule chrétien n’a terrassé aucun de ces monstres ; d’ailleurs, en supposant que depuis la propagation de l’Évangile il y ait eu dans la luxure générale une diminution d’intensité, ce léger avantage est plus que compensé par la bassesse et l’hypocrisie que le christianisme, par son idéal, devait faire naître dans les nouvelles mœurs.

Pour commencer par le mariage, je doute qu’il ait été déshonoré jamais, par l’incontinence des époux, autant que chez les chrétiens. Si les Romains de la République étaient envers leurs femmes d’une tendresse médiocre, ce que nul ne saurait dire, du moins ils étaient graves dans les témoignages qu’ils leur en donnaient, et, comme la fornication ne leur était pas imputée à péché mortel, ils réservaient à d’autres les fantaisies érotiques que repoussait la dignité de leurs matrones. Le chrétien a pris au pied de la lettre le précepte de l’Apôtre : Afin de prévenir les fornications, que chacun ait sa chacune ; que tous deux se rendent le devoir et ne se fassent faute. Consultez tous les auteurs de théologie morale, tous les manuels du confesseur, où se trouvent révélés, avec de si amples détails et une expérience consommée, les privautés du lit nuptial : se peut-il rien de plus ignoble que l’amour marital entre chrétiens ? Tallemant des Réaux raconte dans ses Histoires, à propos du fameux Arnaud d’Andilly, le chef de cette race bigote qui peupla Port-Royal et remplit le monde de son rigorisme :

« Cet homme était un des plus grands abatteurs de bois qu’on pût trouver ; mais il faisait cela de la façon la plus incommode du monde. Il poussait la nuit sa femme : Cataut ! Cataut ! la réveillait en lui disant : C’est pour l’acquit de ma conscience. Puis, avant que d’en venir plus avant, il faisait une prière à Dieu pour sanctifier l’œuvre de chair ; et cela lui prenait quelquefois cinq ou six fois en une nuit. »

Voir encore, sur cet édifiant sujet, les histoires de Bussi et de Brantôme, les Contes de Boccace, de la reine de Navarre et de La Fontaine, les dialogues latins de Chorier, les bouffonneries conjugales de Rabelais, et toute la littérature amoureuse, avant et depuis la Réforme. Ou je me trompe fort, ou l’on se convaincra que sous l’influence de la dévotion chrétienne les mœurs du mariage ne furent véritablement autres que celles du concubinage, avec la bégueulerie de plus. C’est au dix-septième siècle que la réaction commence, et qui en donne le signal ? Je le regrette pour Molière autant que pour l’Église, cette réaction a pour auteurs les Précieuses.

Les prêtres, fascinés par leur mysticisme, en sont encore à savoir ce que sait toute honnête femme, qu’un homme qui a décidé de se marier a dit adieu à la passion ; que d’amant fougueux il devient aussitôt, par le fait de sa résolution, fiancé plein de réserve, de tendresse et de calme ; que le mariage, loin d’être une union pour le plaisir, est une société de continence mutuelle, et que ce mystère d’une génération sans tache, imaginé pour la gloire du Christ et de sa mère, se réalise à toute conception qu’un vrai mariage enveloppe de ses ombres.

Voici l’exorde d’un sermon prononcé il y a quelques années à Marseille, par un jésuite, dans une conférence de femmes :

« En ouvrant ces conférences, mes très-chères sœurs, je crois devoir vous féliciter sur le zèle que vous mettez à nous seconder dans notre sainte mission. Grâce aux efforts de quelques-unes d’entre vous, des brebis égarées ont été ramenées au bercail. Persévérez dans cette voie. Employez tout ce que vous avez de moyens de persuasion auprès de vos pères, auprès de vos frères, auprès de vos époux, auprès de ceux qui pourraient vous être chers à d’autres titres. Que jamais votre travail de conversion ne se ralentisse. Travaillez à la vigne du Seigneur à tous les instants de votre vie ; travaillez-y le jour, travaillez-y le soir, travaillez-y la nuit, la nuit surtout, mes très-chères sœurs : la nuit, c’est votre force !… »

Le malheureux ! Il assimilait dans sa pensée la condition du mari à celle du moine qui demande à son supérieur une permission de tolérance : Domine, ut eam ad lupanar. Mais, plus sévère envers le mari que l’abbé envers ses moines, il exige des chères sœurs qu’au préalable elles s’assurent que les maris vont à confesse : pas de billet de confession, pas de tolérance.

Tout manque de respect envers soi-même entraîne la perte du respect des autres : comment le mariage serait-il sacré, quand la profanation a pour premiers auteurs les époux eux-mêmes ?

C’est surtout depuis rétablissement du christianisme, et grâce au développement des mœurs chevaleresques, que l’adultère, un des plus grands crimes aux yeux des anciens, a perdu sa gravité et s’est multiplié d’une si déplorable manière. Je n’ai pas besoin d’en expliquer la raison : elle est toute dans ce mot fatal, le devoir. Dès lors que l’amour, dans son idéalité, a été séparé du mariage, et que, d’autre part, l’un des conjoints, par impuissance ou autrement, néglige son devoir, l’infidélité devient pour l’autre excusable, Si impos. De là le ridicule qui s’attache au mari trompé, le blâme réservé au jaloux, la réprobation qui tombe sur le vindicatif. Le cocuage devient le corollaire du mariage ; sous ce rapport, on peut dire qu’il est d’institution catholique et apostolique. Il fait partie du pacte conjugal, il entre avec les mariés à l’église, il en revient avec eux, il s’assied à la table, il veille au foyer ; c’est le dieu Lare qu’apporte, parmi ses hardes, toute épousée. Toute la littérature érotique et badine le chante ; les sages en prennent leur parti : il est le patron d’une confrérie qui embrasse tous ceux sur lesquels l’Église a prononcé le conjungo, la doublure de l’Hyménée, son bon génie, sa fortune. Si le mari peut se vanter de quelque avantage, ce sera, tout au plus, d’une vaine et douteuse priorité.

J’ai connu un jeune marié qui, sur les exhortations de son confesseur et l’avis des commères, s’étant avisé de passer blanches les trois premières nuits de ses noces, fut dans l’intervalle coiffé par sa femme, dont un galant avait surpris le secret, et qui ne put soutenir le ridicule de sa position. N’eût-il pas mieux valu pour cet imbécile, pour sa femme, pour l’avenir du jeune ménage, qu’il fît dès le premier jour une libation à la déesse Pertunda, au lieu de méditer sur l’amour mystique et les gloires de l’Immaculée ?

XLVI

L’amour a son principe dans l’organisme et vit d’idéal : à ce double titre, il est soustrait au libre arbitre. Puis donc que la loyauté, l’honnêteté, sont absentes du commerce permis, se trouveraient-elles par hasard dans la contrebande ? Ces hommes à bonnes fortunes, ces femmes galantes, ces petites filles coquines, toute cette chevalerie errante, en pleine révolte contre la loi, comment est-elle dans ses amours clandestins ? Sans doute nous retrouverons chez de libres amants cette vertu, cette honorabilité si rare entre époux légitimes. Nous avons vu le mariage, considérons le libertinage.

Le sentiment le plus ordinaire qu’éprouve le chrétien pour la femme qui, hors mariage, s’est donnée à lui, est un mépris indéfinissable doublé d’aversion ; et ce mépris, cette aversion, la chrétienne les rend à son complice, dont elle n’attend ni estime ni miséricorde. La promesse ou le regret du mariage étant le prétexte, exprimé ou sous-entendu, de toute aventure, c’est à qui des deux trompera l’autre par une plus adroite hypocrisie. Jamais, chez les anciens, hommes et femmes, garçons et filles, ne se firent un tel jeu de la dignité personnelle et de l’honneur des familles. Le magistrat, à défaut du père, du fils, du père ou du mari, aurait sévi d’office : faire descendre, par une amourette, la femme libre au-dessous de la courtisane, était presque un crime de lèse-majesté. Maintenant, grâce à notre galanterie prétendue chevaleresque, nous avons appris à nous traiter les uns les autres en affranchis. Encore si nous avions la passion pour excuse, nous pourrions être coupables, nous ne serions pas dépravés ; mais ce n’est que libertinage, passe-temps, mode. Vitia ridemus, et corrumpere aut corrumpi sæculum vocatur ! Plus de considération ni de rang, ni d’âge, ni d’amitié, ni de morale publique, devant une débauche érigée en une sorte de mutualité, et dont les risques sont acceptés par l’opinion. Pas de famille qui ne paye, par quelqu’une de ses femelles, sa part contributive de chair à plaisir ; mais pas de famille non plus qui, par ses mâles, ne perçoive sa part du revenu. Gardez vos poules, disait devant moi une honnête bourgeoise, mère de trois garçons ; mes coqs sont lâchés !.. À l’amour comme à la guerre : Chacun chez soi, chacun pour soi ! Tant pis pour qui ne se tient pas sur ses gardes. J’ai joui de vous, madame, mademoiselle ; mais je vous ai fait jouir aussi : partant quittes, promesses nulles. Vous n’avez rien à me reprocher ; votre mari, votre père, vos frères, pas davantage. Leurs amours, à eux, couvrent les miennes.

Par malheur, l’éducation n’est nullement en rapport avec cette morale, qui demande une initiation particulière. On prêche tant qu’on peut à la jeune fille la pudeur et la vertu, on la berce de chevalerie et d’amours héroïques, on fait si bien que jusqu’à ce qu’elle ait reçu la première façon elle ne soupçonne rien de la réalité. Si plus tard elle devient perfide et scélérate, il faut avouer qu’elle a commencé par une excessive crédulité. Aussi, que de trahisons et de désespoirs ! que de suicides !… Et nous sommes si avilis, nous avons si bien la conscience de notre solidarité dans ce carnaval d’infamie, que si, par extraordinaire, il se produit un fait de répression de la part d’un père ou d’un frère outragé, d’un mari déshonoré, et que mort s’ensuive, le magistrat s’empare de l’affaire, la Justice accuse, la famille de l’insulteur puni demande vengeance, et le meurtrier sera heureux si, par la divulgation judiciaire de sa honte, il obtient enfin un acquittement.

Ce qu’il y a de plus odieux est de voir l’irresponsabilité des suites assurée à l’homme et le risque incomber tout entier à la femme : c’est le bouquet de l’amour chrétien, la fleur de notre chevalerie. Malheur à la jeune fille surprise et devenue mère ! Pour elle, toute maison se ferme ; la pitié détourne la tête, l’aumône serre ses cordons. Honte à la pécheresse ! malédiction sur son fruit ! Le lâche qui l’a rendue mère est indemne de par la loi : La recherche de la paternité est interdite.

XLVII

Si du moins le prêtre qui s’est donné la mission de nous initier à l’amour des séraphins pouvait en fournir de sa personne un exemple authentique et de bon aloi, le miracle de cette vertu céleste accordée par grâce spéciale aux instituteurs des nations fermerait la bouche à l’incrédulité. À la vue de cet élu, heureux dès cette vie de la privation du bien qu’il laisse aux autres, nous reconnaîtrions la présence de l’Esprit de pureté dans un sacerdoce sans souillure.

Mais vous savez mieux que moi, Monseigneur, combien vous êtes loin de cet idéal. Quelle incontinence afflige le clergé, à tous les siècles de son histoire ! Quelle paillardise sacrilége ! Prenez le siècle des agapes ou celui de la gnose ; prenez celui des martyrs ou des solitaires ; celui de Théodora, de Grégoire VII ou des Turlupins ; descendez au schisme d’Avignon, au concile de Constance, à celui de Trente ; poussez, si vous voulez, jusqu’aux jésuites : c’est toujours le même fond de débauche secrète, hypocrite et athée ; toujours la même félonie du prêtre vis-à-vis de la femme, de l’enfant, de la famille, de l’humanité.

En raison de son caractère et de l’autorité qui lui est confiée, le crime du prêtre est un composé de l’inceste, de l’adultère et du viol ; tout ce que l’imagination peut enfanter de plus horrible se trouve réuni dans le prêtre libidineux. Oh ! vous parlez de l’incontinence des philosophes, dont les plus osés ne dépassent guère la limite de ce concubinat que vous bénissiez autrefois ! mais vous, n’avez-vous donc pas de scandales parmi vos lévites et jusque dans le chœur de vos cathédrales !…

Soyez tranquille, Monseigneur ; je connais vos chagrins, et ce n’est pas moi qui ferai retomber sur le corps entier de l’Église le crime de quelques monstres. Je n’irai donc pas, remontant le cours des âges, rappeler çà et là les vieilles turpitudes des cloîtres, le commerce de castrats de la nouvelle Rome, ni la bougrerie de ses cardinaux et de ses papes. Je passe sous silence les gaillardises des révérends Pères du Paraguay, et le concubinage des prêtres dans toute l’Amérique espagnole ; je ne vous citerai même pas, de ce côté de l’Atlantique, ni cet évêque, mort depuis peu, devenu père à lui tout seul d’une compagnie de gardes nationaux ; ni ce curé qui, au vu et au su de ses paroissiens, possède de ses trois filles dix enfants vivants ; ni cet autre, dont vous pourriez dire l’histoire, qui fut forcé naguère de quitter le pays et mourut en prison après avoir gâté, m’a-t-on dit, plus de cent cinquante enfants des deux sexes. Je laisse dans mon dossier ces histoires de curés, vicaires, aumôniers, religieuses et sœurs de charité, dont fourmille la chronique contemporaine : tirons le rideau sur ces fringales de sacristie, sur cette luxure d’hôpital. Tout cela est usé, et ce n’est plus le temps de rire. Les hontes du césarisme ont été égalées par celles de la théocratie ; les deux puissances n’ont rien à se reprocher : la sainteté profanée du mariage les condamne par un même jugement.

Ce que je tiens à faire voir, c’est que l’incontinence qui vous désole et qui vous rend si dignes de pitié a sa source dans votre mysticisme, et que plus vous exaltez votre cœur par le rêve de l’amour divin, plus, par l’inévitable réaction du moral sur le physique, vous allumez en vous la concupiscence.

XLVIII

Écoutez d’abord ce témoignage d’une de vos victimes ; c’est le même dont j’ai cité les paroles dans ma IVe Étude, à propos du gouvernement épiscopal :

« Nos supérieurs, vieux séminaristes et rien de plus, placés en dehors du monde, sans expérience de la vie réelle, nous poussent dans le sanctuaire, semblables à des aveugles conduisant d’autres aveugles ; et parce que, dans les exercices du séminaire, ils parviennent à triompher des premiers troubles de notre jeunesse, ils croient la victoire assurée pour le reste de nos jours.

« La vie dure, régime sévère, travail pénible et assidu, surveillance continuelle, existence en commun, assujettissement à la discipline ; esclavage de l’esprit, des yeux, des oreilles, de l’imagination, du cœur ; privation de boissons spiritueuses, de café, de bonne chère ; exaltation de l’âme, de la pensée, par la méditation, l’oraison, le jeûne, les conférences, etc.

Le corps succombe : par compensation l’esprit s’enivre, l’imagination s’allume, le cerveau s’embrase ; nous nous croyons dépouillés du vieil homme, revêtus de la perfection angélique. Le moment des vœux arrive ; il nous surprend ravis en extase au troisième ciel, et dominés par la persuasion que

Le corps est un esclave et ne doit qu’obéir.

« Sortis de là, aisance comparative, liberté, loisir, bonne chère, fréquentation des femmes !… »


Voilà bien, n’est-il pas vrai ? l’histoire des vertus du jeune prêtre, de ce sage de vingt-quatre ans, que ses supérieurs et lui-même prennent pour un ange, et qui, rendu à l’air libre, respire Vénus tout entière. Voici maintenant l’histoire de sa chute, on dirait l’original du Jocelyn de Lamartine :

« J’ai vécu au collège avec un jeune élève doué de toutes les qualités imaginables. Sa figure angélique, où se reflétaient sa candeur, son amabilité, ses talents, lui gagnèrent l’estime et l’affection de ses condisciples et de ses maîtres. Jamais candidat ne réunit à un degré plus éminent les conditions requises pour l’admission au sacerdoce. Aussi les supérieurs, selon l’usage, mirent-ils tout en œuvre pour s’assurer un sujet si précieux. Comme tous les enfants soumis à une pression forte et habilement dirigée, Charles B. céda sans résistance. Il connut les joies, les extases du noviciat et des ordinations ; prêtre avant vingt-trois ans, grâce à une dispense d’âge, il devint vicaire à F…

« Dès son arrivée, une immense considération s’attache à sa personne et à son ministère. C’était merveille de le voir célébrer la messe, merveille de l’ouïr annoncer la parole de Dieu, et tonner contre les vices et la corruption du siècle. Mais ses plus glorieux triomphes, il les obtenait au tribunal de la pénitence. Autour de son confessionnal, toujours foule compacte et avide. À vingt-trois ans, directeur de femmes, de jeunes filles, qui s’adressent avec tant de charme aux jeunes confesseurs !… Quelle créature n’a senti ces courants électriques ?… La jeunesse attire invinciblement la jeunesse.

« Parmi ses philothées les plus assidues, brillait au premier rang Mlle J. L., ancienne élève de Saint-Denis, fille d’un officier en retraite. Les rapports du ministère amènent entre eux des relations sociales. Le cœur de M. le Vicaire sort tout à coup de sa léthargie, éveillé par une soudaine commotion. Toujours l’éternelle histoire d’Adam et d’Ève, d’Héloïse et d’Abailard ; toujours la réalisation du rêve de Platon, les deux moitiés de l’être humain séparées par un dieu jaloux, et tendant invinciblement à s’unir.

« Ils s’aimèrent, comme on s’aime d’un premier amour…

« La mort enleva successivement à Mlle J. L., son père et sa mère, et elle se retira en qualité de pensionnaire dans une communauté de femmes. Dans sa solitude, loin de son amant, les remords l’assaillent. Elle acheta la paix de la conscience, comme il arrive presque toujours, par la confession de son sacrilége au directeur de la maison. L’homme de Dieu, scrupuleux observateur des règles canoniques, lui arracha le nom de son séducteur et le livra à l’évêque. Celui-ci mande le coupable, lui lance un interdit sans autre forme de procès. L’affaire s’ébruita, et l’ange déchu s’en fut cacher son crime à la Trappe, où il expia longtemps le crime d’avoir aimé. »


Il raconte d’un autre prêtre :

« Quelques mots échappés de la bouche d’un de mes amis donneront une idée de nos tortures. Lui aussi, victime des influences de famille et des recruteurs de la milice cléricale, se réveilla à trente-cinq ans dans son linceul, comme la Vestale qu’on enterrait vivante chez les Romains. Sa mère s’efforçait d’endormir ses regrets : Ah ! lui répondit-il, sachez bien que malgré tout mon amour pour vous, il ne se passe pas de jour que je ne sois tenté de vous maudire ! »

« J’affirme hardiment, conclut mon narrateur, que peu de prêtres résistent aux lois de la nature et de l’amour… Pour moi, j’approche de la soixantaine, et je commence à goûter un peu de calme. S’il me fallait recommencer ma vie sacerdotale et revenir à vingt-cinq ans, j’aimerais mieux être fusillé sur l’heure ! »


Infortunés ! J’en ai connu un, cœur de héros, d’une charité à toute épreuve, d’une sincérité d’enfant, qui avait fini par tomber comme les autres, et que je plaisantais quelquefois. Qu’il me le pardonne ! J’ai soutenu, le mieux que j’ai pu, dans ma carrière d’ouvrier, l’honneur de mon célibat ; mais je le déclare à la décharge de ces malheureux ecclésiastiques, les tentations de l’homme qui sent sa liberté, qui a devant lui l’avenir, avec lui le travail, qui peut aimer au grand jour et regarder en face la jeune fille en attendant qu’il la possède, ne sont rien auprès de cette torture du prêtre que consume l’amour mystique, et qui se dit tout bas en regardant une femme à la dérobée : Jamais !

Eh bien ! n’est-ce pas là l’histoire de tous vos ascètes ? d’un Antoine, qui jusqu’à plus de quatre-vingts ans voyait, dans ses hallucinations érotiques, sa Thébaïde peuplée de courtisanes ? d’un Jérôme, qui, dans sa tombe de Bethléem, épuisé d’ans, de jeûnes et de veilles, était sans cesse transporté en esprit dans les salons des dames de Rome ? de celui-ci, dont j’ai oublié le nom, qui pour dompter sa chair se roulait tout nu sur les épines ? de cet autre, qui se jetait jusqu’au cou dans un étang glacé ?… L’exténuation du corps, l’abolition du cœur, l’abêtissement de l’esprit : voilà par quelles recettes les héros du christianisme s’élèvent à la sainte vertu de continence. Une décoction de nénuphar et une forte saignée sont pour vous, comme le foie du poisson de Tobie, d’un effet assuré contre le malin. Il ne vous vient pas seulement à la pensée que ces prétendus remèdes d’amour, comme ceux recommandés par Ovide, au lieu de guérir le mal ne font que l’irriter. Et vous appelez cela de la chasteté ! La médecine, Monseigneur, le nommerait satyriasis ; et si Votre Jurisprudence voulait y regarder encore de plus près, elle verrait que ce restreint moral auquel, sous prétexte de chasteté, vous soumettez la jeunesse de vos séminaires, tombe juste dans la catégorie des délits sans nom prévus par les articles 334 et 335 du Code pénal.

Au reste, tous ne poussent pas le sacrifice à ces extrémités. Dans un siècle de scepticisme libertin, où le public ne tient compte d’aucune conviction, d’aucun effort, on a bientôt pris son parti ; on se dit qu’on a été trompé ; on ne veut pas davantage être dupe, et, pourvu que les bienséances soient sauves, on se regarde comme suffisamment en règle avec le public et avec sa conscience. — Évitez le scandale, disait un vieux magistrat à ses jeunes confrères, le reste n’est rien. — Cela ne se dit pas sans doute entre ecclésiastiques ; mais cela se pense, et, si bien prises que soient les précautions, tout le monde sait que cela se pratique. « Mon vœu de pauvreté, racontait un prélat du dernier siècle, m’a valu 200,000 livres de rente ; mon vœu d’obéissance m’a fait prince de l’Église. — Et votre vœu de chasteté, Monseigneur ?… » Il baissait les yeux et se taisait, par respect pour les mœurs.

XLIX

Puisque je suis en cause, qu’il s’agit ici beaucoup moins de religion que de psychologie, et qu’après tout, en attaquant l’amour mystique, je plaide en faveur de malheureux prêtres les circonstances atténuantes, qu’on me permette de rapporter une observation faite sur moi-même, et dans laquelle plus d’un lecteur se reconnaîtra.

Comme il arrive à beaucoup d’autres, ma jeunesse débuta par un amour platonique qui me rendit bien sot et bien triste, mais auquel je dus, par compensation, de rester pendant dix ans après ma puberté à l’état d’agnus castus. Ce qui détermina en moi cette affection mentale, sur laquelle les parents devraient veiller avec autant de soin que sur les plus honteuses habitudes, fut la lecture de Paul et Virginie, pastorale prétendue innocente et qui devrait être à l’index de toutes les familles.

Tout écart produit par l’amour, en quelque sens que ce soit, est mauvais, et selon moi immoral. Il trouble l’âme, amollit le caractère, fait perdre la liberté ; c’est une offense envers soi-même, envers le sexe et envers la société. Pour toutes ces raisons, je ne fais pas de différence entre les romans honnêtes et les ouvrages obscènes ; je les réprouve tous également. Et l’homme qui, sous prétexte d’innocence, inspire un amour de ce genre à une jeune personne, est aussi coupable à mes yeux que celui qui abuse de l’enivrement de ses sens : pour l’un comme pour l’autre, je voudrais que la loi déclarât qu’il y a rapt de séduction…

Cette longue crise finie, je me crus libre ; mais c’est alors que je fus assailli par le diable qui taquinait saint Paul, et, je puis le dire, à mon extrême déplaisir. Le diable, qui si longtemps m’avait brûlé du côté du cœur, maintenant me rôtissait du côté du foie, sans que ni travail, ni lectures, ni promenades, ni réfrigérants d’aucune sorte, pussent me rendre la tranquillité. J’étais victime de la réaction des sens contre l’esprit. Mes principes, je prenais mon platonisme pour des principes, ayant eu le temps de se fixer, une scission douloureuse s’opérait en moi entre la volonté et la nature. La chair disait : Je veux ; la conscience : Je ne veux pas. Allais-je me démentir, ou me consumer à nouveau dans cette mystification à laquelle je ne voyais pas de terme ? Combattre l’amour physique par l’amour platonique, cela ne se fait pas à commandement ; celui-ci épuisé, l’autre éclatait dans toute sa violence. J’ai lu depuis l’histoire d’Abailard : le pauvre homme en était arrivé là quand il fit la connaissance d’Héloïse.

Chez le séminariste, la religieuse, le zèle de la religion et la ferveur du mysticisme produisent le même effet que l’amour platonique, l’embrasement du cerveau absorbe les étincelles qui partent des sens ; mais, la fièvre passée, vous n’avez plus que de lamentables martyrs de la continence, d’enragés luxurieux que la fatigue du cœur livre sans défense à la tyrannie de l’hypocondre.

C’est le cas, direz-vous, de suivre le précepte de l’Apôtre, Mieux vaut se marier que brûler. Le conseil est fort sage : mais remarquez que l’Apôtre, qui prêche si bien les autres, ne se marie point ; il repousse l’amour, légitime et non légitime ; il se macère, il insulte à la femme, qui seule cependant peut lui rendre le repos. D’où vient cette contradiction ?

Reconnaissons ici le péril de ce platonisme qu’une vaine littérature voudrait ériger en vertu.

Celui qu’une passion idéale a saisi de bonne heure et conduit fort avant dans la virilité est devenu, par son idéalisme même, gauche et maladroit avec le sexe, dédaigneux de la galanterie, où il ne réussit pas, brusque et sarcastique avec les jolies personnes, intraitable à l’endroit des positions mitoyennes, qu’il qualifie, non sans raison, d’immorales. Bref, il regimbe, malgré son appétit et ses dents, contre l’amour qui le pique, l’irrite, le fait rugir comme un lion. Si parfois, l’occasion et le diable aidant, il se laisse aller, il ne rencontre que dégoût, déplaisance, remords ; il se sent extravagant, ridicule ; il reconnaît avec dépit la justesse de ce mot si joli : Laisse les femmes, Jean-Jacques, et étudie les mathématiques.

Alors, comme l’Apôtre, il prend en aversion et l’amour, et le mariage, et la femme. Mais méfiez-vous de ce vertueux célibataire ; plus il vieillit, plus il tourne au satyre. Nulle chasteté véritable ne commence par l’amour : les vrais types de pureté, Kant, Leibnitz, Newton, n’aimèrent jamais. Éloignez du vieil amoureux vos enfants, vos jeunes filles : rien que son odeur les déflorerait.

Le phénomène que je viens de décrire peut se produire en sens inverse : il n’est pas rare qu’un voluptueux finisse par un exclusif et solide attachement, et ce qui arrive pour l’amour peut arriver aussi pour la religion ; l’abbé de Rancé, fondateur de la Trappe, en est un illustre exemple.

L

Terminons par un dernier trait cette critique de l’amour et du mariage chrétiens, et résumons toute cette Étude.

Qu’est-ce que l’amour ? se demandèrent les anciens. — C’est Dieu, répondirent d’une voix unanime poëtes et philosophes. Et nous avons vu la société antique, en vertu de cette définition sublime, tomber, comme le Malade de Molière, du mariage dans le concubinage, du concubinage dans la promiscuité, de la promiscuité dans la pédérastie, de la pédérastie dans l’omnigamie et la mort.

Qu’est-ce que l’amour ? se demandèrent à leur tour les chrétiens. — C’est Dieu, répondirent d’une voix unanime les missionnaires de l’Évangile. Et depuis le premier jusqu’au dix-neuvième siècle, la chrétienté a vu tour à tour gnostiques, nicolaïtes, adamites, carpocratiens, condormans, manichéens, etc., maudire la génération et le mariage ; tenir la fornication, l’adultère, l’inceste, pour choses insignifiantes ; se mettre tout nus, femmes et hommes, dans leurs assemblées ; s’accoupler au hasard des ténèbres et donner de leur mieux contentement à la chair, afin de vaquer ensuite, sans distraction du malin, à la contemplation de l’amour pur. Elle a vu la chevalerie déshonorer systématiquement la société conjugale ; le cocuage s’élever, par l’universalité du libertinage, à la hauteur d’une mutuelle tolérance ; le stupre et l’inceste souiller la famille, et le prêtre, après avoir répudié sa concubine, entrée dans son lit avec la bénédiction de l’Église, chercher dans des réalités sacriléges un soulagement au mysticisme qui le dévore.

Plût à Dieu que ce fût tout ! Comme les anciens, nous sommes arrivés aux dernières aberrations de l’idéalisme ; et si le crime de sodomie est poursuivi par nos lois, le commerce n’en est pas moins florissant, et comme chez les anciens il a trouvé des apologistes. De la naissance à la mort nous voguons sur le fleuve de Tendre entre les deux extrêmes de l’amour divin et de l’amour unisexuel, le premier enseigné aux petites filles à leur première communion, le second révélé aux adolescentes par les romans.

Les extraits suivants sont pris dans un livre de prières approuvé par Mgr l’archevêque de Rouen et imposé aux enfants des deux sexes par les curés du diocèse ; ce n’est pas le style de Bossuet, mais c’en est l’idée :

« Acte de désir. — Oh ! venez, le bien-aimé de mon cœur, chair adorable, ma joie, mes délices, mon amour, mon Dieu, mon tout !

« Mon âme impatiente languit vers vous, soupire après vous, vous souhaite avec ardeur, mon trésor, mon bonheur, ma vie, mon tout.

« Acte d’amour. — J’ai donc enfin le bonheur de vous posséder ! Embrasez-moi, brûlez, consumez mon cœur de votre amour. Mon bien-aimé est à moi ! Jésus se donne à moi ! Je vous aime de toute mon âme ; je vous aime pour l’amour de vous.


Après les actes viennent les cantiques, composés la plupart sur des airs mondains, que l’eucologe a soin d’indiquer.

Air : Te bien aimer, ô ma chère Zélie !

Cédons, mon âme, à Jésus qui me presse :
En ce moment, il vient combler mes vœux.
Il me reçoit, m’embrasse, me caresse ;
S’unit à moi par d’ineffables nœuds.
Douce union, mélange incomparable !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Déjà mon cœur, plein d’un amour extrême.
Boit à longs traits les célestes douceurs,
Et, reposant dans le sein de Dieu même,
Y goûte en paix les plus rares faveurs.


Air : Dans un verger, Colinette.

J’ai péché dès mon enfance,
J’ai chassé Dieu de mon cœur ;
J’ai perdu mon innocence :
Quelle perte ! ah ! quel malheur !

Innocence inestimable.
Que je te connaissais peu,
Quand d’un bien si désirable
La perte m’était un jeu !


Air : Un inconnu pour vos charmes soupire.

_____Cœur adorable (de Jésus),
_____Bonheur des cieux !
C’est lui, je sens, je reconnais ses feux !
Cédons, mon cœur, à son empire aimable.

. . . . . . . . . . . . . . . . .Combien à ta présence
Naissent en moi de mouvements secrets !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il m’est offert ce baiser si divin !
Ne puis-je donc reposer sur ton sein,
De mon amour y parler sans contrainte ?


Autre cantique :

 
Vous, épouses fidèles
Du plus fidèle époux,
Pour des ardeurs si belles
Quels plaisirs goûtez-vous ?

Tout cela, dans la pensée de l’Église, est innocent : qui le nie ? Mais c’est justement ce que je vous reproche, Monseigneur : vous ne vous connaissez pas ; vous ne savez pas plus, dans votre funeste innocence, ce qu’il y a au fond de votre mysticisme que vous ne connaissez l’amour. Tous ressemblez à des enfants qui se poursuivent avec des bougies allumées dans un magasin à poudre. Et quand arrivent parmi vous ces éruptions furieuses qui, dans un Mingrat, un Léotade, épouvantent le monde, vous êtes les premiers à témoigner de votre affliction et de votre étonnement.

Voulez-vous savoir maintenant quel fruit les fillettes que vous catéchisez tirent de vos leçons ? Lisez ce morceau, que j’extrais de Lélia.

« Écoutez, ma sœur… C’est dans vos bras innocents, c’est sur votre sein virginal que pour la première fois Dieu m’a révélé la puissance de la vie… Ne vous éloignez pas ainsi ; écoutez-moi sans préjugé !

« Eh bien ! nous dormions paisiblement sur l’herbe moite et chaude ; les cèdres exhalaient leur exquise senteur de baume, et le vent du midi passait son aile brûlante sur nos fronts humides. Jusqu’alors, insouciante et rieuse, j’accueillais chaque jour de ma vie comme un bienfait nouveau. Quelquefois des sensations brusques et pénétrantes faisaient bouillonner mon sang ; une ardeur inconnue s’emparait de mon imagination ; la nature m’apparaissait sous des couleurs plus étincelantes ; la jeunesse palpitait plus vivace et plus riante dans mon sein ; et si je me regardais au miroir, je me trouvais dans ces instants-là plus vermeille et plus belle. Alors j’avais envie de m’embrasser dans cette glace qui me reflétait, et qui m’inspirait un amour insensé…

« Ce jour-là, un rêve étrange, délirant, inouï, me révéla le mystère jusque-là impénétrable, et jusque-là tranquillement respecté. Ô ma sœur ! niez l’influence du ciel, niez la sainteté du plaisir ! Vous eussiez dit, si cette extase vous eût été donnée, qu’un ange envoyé vers vous du sein de Dieu se chargeait de vous initier aux épreuves sacrées de la vie humaine. Moi, je rêvai tout simplement d’un homme aux cheveux noirs qui se penchait vers moi pour effleurer mes lèvres de ses lèvres chaudes et vermeilles ; et je m’éveillai oppressée, palpitante, heureuse plus que je ne m’étais imaginé devoir l’être jamais. Je regardai autour de moi : le soleil semait ses reflets sur les profondeurs du bois ; l’air était bon et suave, et les cèdres élevaient avec splendeur leurs grands rameaux digités, semblables à des bras immenses et à de longues mains tendues vers le ciel. Je vous regardai alors. Ô ma sœur, que vous étiez belle !Je ne vous avais jamais trouvée belle avant ce jour-là. Dans ma complaisante vanité de jeune fille, je me préférais à vous ; il me semblait que mes joues brillantes, que mes épaules arrondies, que mes cheveux dorés, me faisaient plus belle que vous. Mais en cet instant le sens de la beauté se révélait à moi dans une autre créature. Je ne m’aimai plus seule : j’avais besoin de trouver hors de moi un objet d’admiration et d’amour. Je me soulevai doucement, et je vous contemplai avec une singulière curiosité, avec un étrange plaisir. Vos épais cheveux noirs se collaient à votre front, et leurs boucles serrées se roulaient sur elles-mêmes comme si un sentiment de vie les eût crispées auprès de votre cou velouté d’ombre et de sueur. J’y passai mes doigts ; il me sembla que vos cheveux me les serraient et m’attiraient vers vous. Votre chemise, blanche et fine, serrée sur votre sein, faisait paraître votre peau, hâlée par le soleil, plus brune encore qu’à l’ordinaire ; et vos longues paupières, appesanties par le sommeil, se dessinaient sur vos joues, alors animées d’un ton plus solide qu’aujourd’hui. Oh ! vous étiez belle, Lélia ! mais belle autrement que moi, et cela me troublait étrangement. Vos bras, plus maigres que les miens, étaient couverts d’un imperceptible duvet noir que les soins du luxe ont fait depuis disparaître. Vos pieds, si parfaitement beaux, baignaient dans le ruisseau, et de longues veines bleues s’y dessinaient. Votre respiration soulevait votre poitrine avec une régularité qui semblait annoncer le calme et la force ; et dans tous vos traits, dans votre attitude, dans vos formes plus arrêtées que les miennes, dans la teinte plus sombre de votre peau, surtout dans cette expression fière et froide de votre visage endormi, il y avait je ne sais quoi de masculin et de fort qui m’empêchait presque de vous reconnaître. Je trouvais que vous ressembliez à ce bel enfant aux cheveux noirs dont je venais de rêver, et je baisai votre bras en tremblant. Alors vous ouvrîtes les yeux, et votre regard me pénétra d’une honte inconnue ; je me détournai comme si j’avais fait une action coupable. Pourtant aucune pensée impure ne s’était présentée à mon esprit. Comment cela serait-il arrivé ? Je ne savais rien ; je recevais de la nature et de Dieu, mon créateur et mon maître, ma première leçon d’amour, ma première sensation de désir… »


Reconnaissez-vous, à cet agaçant partage, tout rempli de ciel, de Dieu, d’anges, d’extases, de mystères sacrés, de nature, de pudeur, reconnaissez-vous le style de vos mystiques ? Mme Sand a été dévote, et les jésuites ont conservé son estime : elle le raconte dans ses Mémoires. Que dites-vous de cette combinaison érotique, où la fornication, l’inceste, le viol, la tribadie, se trouvent cumulées tout simplement ? Il y a beaucoup de ces simplicités-là dans les romans de George Sand.

Deux femmes, deux sœurs, l’une blonde et joyeuse courtisane, l’autre platonicienne désespérée, ayant je ne sais quoi de masculin, se rendent compte de leur vie. La première soutient la théorie du plaisir comme fin de l’existence ; l’autre, dégoûtée de la chair, ne croit plus à rien, pas même au plaisir. C’est dans le cours de cette conversation que la prostituée raconte de quelle manière elle a perdu son pucelage. La chosette, dirait Tallemant des Réaux, est arrivée ainsi : Pulchérie était couchée auprès de sa sœur… Tenons-la quitte du reste ; donnons-lui même acte qu’aucune pensée impure ne s’était présentée à son esprit.

Mais je vous le demande, pour combien pensez-vous que l’Église soit dans cette description ? Tout se tient, dans la littérature et dans l’histoire, et vous ne pouvez pas plus répudier la Lélia de George Sand que le René de Chateaubriand.

La France très-chrétienne n’a plus rien à envier à la Rome et à la Grèce idolâtres. En toutes choses nous avons surpassé nos modèles : nous les avons surpassés par la philosophie et la science, surpassés par le droit et l’industrie, surpassés par la profondeur de notre idéal et l’héroïsme de notre Révolution ; nous les surpassons encore par la bassesse et l’hypocrisie de notre débauche.

C’est l’impudicité qui a perdu la noblesse française et qui perd aujourd’hui bourgeoisie et plèbe. Les mœurs chevalières et galantes qui distinguèrent nos aïeux ont disparu ; le mariage devenu une affaire, le concubinage dédaigné, nous sommes en pleine promiscuité, tant la paillardise est devenue universelle, tant elle est pour nous chose légère. Nous voilà parvenus à l’amour unisexuel : on parle de parties fines où la fashion féminine se livre, comme les Romaines de Juvénal, à des combats tribadiques,

Ipsa Medullinœ frictum crissantis odorat ;

et l’on m’assure que l’usage commence à s’en répandre dans les pensionnats de demoiselles et parmi les ouvrières.

Dernier mot d’une société qui se meurt en appelant l’amour, et qui ne retrouvera l’amour, la vie, l’honneur, que le jour où s’échappera de sa conscience le cri de salut : Justice !


ONZIÈME ÉTUDE


AMOUR ET MARIAGE — SUITE.


CHAPITRE PREMIER.

La Femme.


Monseigneur,


Vous allez être bien surpris : après vous avoir si longtemps combattu, j’éprouve le besoin de recourir à votre assistance et de me placer sous votre autorité. Il s’agit d’une question bien autrement scabreuse que toutes celles que nous avons épuisées, et qui peut nous attirer à l’un et à l’autre beaucoup de désagrément : je veux parler de la qualité, valeur et dignité de la femme.

Vous qui, tout en prêchant avec l’Apôtre l’infériorité de la femme vis-à-vis de l’homme, déclaré par vous chef de la communauté, jouissez du privilége de vous faire écouter de ce sexe susceptible, vous seul pouvez trouver des paroles qui aillent à son cœur. Nous autres, maris et pères, par cela même que nous sommes les maîtres, on nous tient pour suspects, on ne nous écoute pas.

Puis donc que mon incrédulité ne me permet pas d’invoquer pour moi-même les lumières de l’Esprit saint, priez-le pour vous, Monseigneur, et que la Sainte Vierge vous soit en aide ! Ave Maria.

I

L’homme et la femme sont-ils égaux entre eux ou équivalents ? ou bien sont-ils simplement complémentaires l’un de l’autre, de telle façon qu’il n’y ait entre les deux sexes ni égalité ni équivalence ?

Dans tous les cas, quelle est la fonction sociale de la femme ? Partant, quelle est sa dignité ? quel est son droit ? Quelle doit être sa considération dans la république ?

Je fais pour le moment abstraction du mariage, puisque c’est le mariage qui est en question ; à plus forte raison dois-je faire abstraction de la maternité. La femme peut n’être pas mère, et de fait elle ne l’est pas toujours. Avant de le devenir, elle a de longues années à vivre ; après l’avoir été, elle en aura d’autres encore : elle a donc, dans la société, antérieurement et supérieurement aux charges maternelles, un emploi. Quel est-il ? Pendant la maternité même, elle ne perd pas ses droits de membre de la société ; ajoutons que la liquidation des charges maternelles, charges qui naturellement, et pour la part la plus forte, lui incombent, cette liquidation, dis-je, devra se faire, non pas seulement en raison du travail et de la dépense, mais en raison de la dignité sociale, morale, de la femme. Tout se réunit donc pour nous faire un devoir de rechercher la nature et l’étendue de cette dignité, qui a pour terme de comparaison la dignité de l’homme.

J’ai longtemps hésité devant la question que je me décide à traiter aujourd’hui. Quelques brusqueries échappées de ma plume, bien moins contre la femme, qui donc songe à attaquer la femme ? que contre ses soi-disant émancipateurs, m’ont attiré tant d’affaires, que je m’étais promis de n’y plus revenir et de laisser aller les choses. J’eusse voulu abolir, entre nous et nos moitiés, ces mots fâcheux d’égalité et d’inégalité, source intarissable de divisions, de luttes intestines, de trahisons et de hontes. Dans l’intérêt de la dignité commune et de la paix domestique, j’aurais de bon cœur accepté un pacte de silence, conforme à la réserve antique et aux habitudes chevaleresques de nos pères.

Mes craintes, apparemment, étaient exagérées. D’autres avant moi, hardis dans l’absurde, ont soulevé ce débat qui menace la tranquillité de nos ménages. L’indiscrétion féminine a pris feu ; une demi-douzaine d’insurgées, aux doigts tachés d’encre, et qui s’obstinent à nous faire la femme autrement que nous ne la voulons, revendiquent avec injure leurs droits, et nous défient d’oser tirer la question au clair. Il ne me reste, après avoir établi sur faits et pièces l’infériorité physique, intellectuelle et morale de la femme ; après avoir montré, par des exemples éclatants, que ce qu’on appelle son émancipation est la même chose que sa prostitution, qu’à déterminer sur d’autres éléments la nature de ses prérogatives, et à prendre en main sa défense contre les divagations de quelques impures que le péché a rendues folles.

II

Infériorité physique de la femme.

Sur ce point la discussion ne sera pas longue : tout le monde passe condamnation. J’avais pourtant espéré que ces dames, poussant jusqu’au bout la logique de leur cause, prendraient le parti extrême de nous dénier l’avantage de la force : point du tout, elles déclarent s’en rapporter au dynamomètre, et ne protestent que contre l’abus dont, suivant elles, nous nous rendons coupables.

Je réprouve énergiquement toute espèce d’abus, surtout celui de la force. Mais avec l’abus il ne faut pas confondre l’us : or, c’est à quoi tendent invinciblement les théoriciennes de l’égalité sociale des sexes, au mépris de la nature et de la Justice.

Que dit d’abord la nature ?

C’est un fait d’expérience, commun à tous les mammifères, que jusqu’à la puberté la complexion du jeune homme et celle de la jeune fille ne diffèrent presque en rien, mais qu’à partir du moment où commence la masculinité, l’homme prend le dessus sous plusieurs rapports : carrure des épaules, épaisseur du cou, roideur des muscles, grosseur des biceps, force des reins, agilité de tout le corps, puissance de la voix. C’est un fait qu’on peut arrêter ce développement, et retenir, pour ainsi dire, à l’état neutre le jeune mâle en le mutilant ; que l’adulte lui-même, soumis à la castration, redescend insensiblement et perd ses qualités viriles, comme si, par la faculté génératrice dont il est doué, l’homme, avant d’engendrer son semblable, s’engendrait lui-même et se portait à ce degré de puissance auquel n’atteint jamais la femme.

C’est encore un fait d’expérience que l’abus des jouissances amoureuses et les pertes séminales font, comme la castration elle-même, déchoir l’homme de sa force et des qualités qu’elle engendre, l’agilité, l’ardeur, le courage ; et que l’âge où il commence à vieillir est celui où ses organes produisent moins de cette semence, dont la plus forte part est employée à la production de la force.

Enfin, c’est un fait d’expérience qu’entre les individus de sexe masculin les différences, quant à la force et à l’agilité physiques, ne sont pas, en général, proportionnelles à la taille, au volume et au poids, mais à l’énergie virile et à la manière plus ou moins parfaite dont cette énergie sert et entretient le système. De là ces tempéraments adoucis, aux formes moins anguleuses, aux corps moins membrus, que les paysans de Franche-Comté appellent femmelins, d’autant plus portés à l’amour que leur complexion paraît plus faible, ou, en autres termes, que la résorption de la semence se fait en eux moins complétement.

D’après ces observations, l’infériorité physique de la femme résulterait donc de sa non-masculinité.

L’être humain complet, adéquat à sa destinée, je parle du physique, c’est le mâle qui, par sa virilité, atteint le plus haut degré de tension musculaire et nerveuse que comportent sa nature et sa fin, et par là, le maximum d’action dans le travail et le combat.

La femme est un diminutif d’homme, à qui il manque un organe pour devenir autre chose qu’un éphèbe.

Pourquoi la nature n’a-t-elle donné qu’à l’homme cette vertu séminifère, tandis qu’elle a fait de la femme un être passif, un réceptacle pour les germes que seul l’homme produit, un lieu d’incubation, comme la terre pour le grain de blé : organe inerte par lui-même et sans but par rapport à la femme ; qui n’entre en exercice que sous l’action fécondante du père, mais pour un autre objet que la mère, au rebours de ce qui se passe chez l’homme, en qui la puissance génératrice a son utilité positive indépendamment de la génération elle-même ?

Une semblable organisation ne peut avoir sa raison que dans le couple et la famille ; elle présuppose la subordination du sujet, hors de laquelle il pourrait se dire l’affligé de la nature et le souffre-douleurs de la Providence.

Partout éclate la passivité de la femme, sacrifiée, pour ainsi dire, à la fonction maternelle : délicatesse du corps, tendresse des chairs, ampleur des mamelles, des hanches, du bassin, jusqu’à la conformation du cerveau. En elle-même, je parle toujours du physique, la femme n’a pas de raison d’être : c’est un instrument de reproduction qu’il a plu à la nature de choisir de préférence à tout autre moyen, mais qui serait de sa part une erreur, si la femme ne devait retrouver d’une autre manière sa personnalité et sa fin.

Or, quelle que soit cette fin, à quelque dignité que doive s’élever un jour la personne, la femme n’en reste pas moins, de ce premier chef de la constitution physique et jusqu’à plus ample informé, inférieure devant l’homme, une sorte de moyen terme entre lui et le reste du règne animal. À cet égard, la nature n’est pas équivoque. Suivant les embryogénistes, le sexe mâle n’est pas primitif dans l’échelle animale ; il est le produit final de l’élaboration embryonnaire pour une destination supérieure. (Développement de la série naturelle, par le docteur Favre ; 2 vol. in-12.)

III

Nous avons recueilli le témoignage de la nature ; que va conclure maintenant de ces premiers faits la Justice ?

Sans doute dans la société, comme dans la vie, la force physique n’est pas tout : il y a d’autres éléments, d’autres facultés, dont nous devrons tenir compte. Mais si la force n’est pas tout, elle compte pour quelque chose : or, pour si peu qu’on la compte dans l’établissement des droits de l’individu, dans la balance de son actif et de son passif, il est évident, sous ce premier rapport, que de quelque façon qu’on s’y prenne, et à moins que la femme ne se rachète par d’autres avantages, son infériorité sociale et sa subordination vis-à-vis de l’homme en sera la conséquence.

Quelle que soit l’inégalité de vigueur, de souplesse, d’agilité, de constance, que l’on observe, d’un côté entre les hommes, de l’autre entre les femmes, on peut, sans risque d’erreur, dire qu’en moyenne la force physique de l’homme est à celle de la femme comme 3 est à 2.

Le rapport numérique de 3 à 2 indique donc, à ce premier point de vue, le rapport de valeur entre les sexes.

Admettant que chacun, soit dans la famille, soit dans l’atelier, fonctionne et travaille selon la puissance dont il est doué, l’effet produit sera dans la même proportion, 3 à 2 ; conséquemment, la répartition des avantages, à moins, je le répète, qu’une influence d’une autre nature n’en modifie les termes, toujours dans cette proportion, 3 : 2.

Voilà ce que dit la Justice, qui n’est autre que la reconnaissance des rapports, et qui nous commande à tous, hommes et femmes, de faire à autrui comme nous voudrions qu’il nous fît lui-même, si nous étions à sa place.

Qu’on ne vienne donc plus nous parler du droit du plus fort : ce n’est là qu’une misérable équivoque, à l’usage des émancipées et de leurs collaborateurs.

Supposons dans un pays deux races d’hommes mêlées, dont l’une soit physiquement supérieure à l’autre, comme l’homme l’est à la femme.

Admettant que la Justice la plus sévère préside aux relations de cette société, ce que l’on exprime par les mots : égalité de droits, la race forte, à nombre égal et toute balance faite, obtiendra dans la production collective trois parts sur cinq : voilà pour l’économie publique.

Mais ce n’est pas tout : je dis que par la même raison la volonté de la race forte pèsera, dans le gouvernement, comme 3 contre 2, c’est-à-dire qu’à nombre égal elle commandera à l’autre, ainsi qu’il arrive dans les sociétés en commandite, où les décisions se prennent à la majorité des actions, non des suffrages : voilà pour la politique.

Eh bien ! c’est ce qui est arrivé pour la femme.

J’écarte comme non avenus, illégitimes, odieux, dignes de répression et de châtiment, tous les abus de pouvoir du sexe fort à l’égard du sexe faible ; j’approuve, j’appuie sur ce point, la protestation de ces dames. Je ne demande que justice, puisque c’est au nom de la Justice qu’on revendique pour la femme l’égalité. Il restera toujours, en accordant à celle-ci toutes les conditions d’éducation, de développement et d’initiative possibles, qu’en somme la prépondérance est acquise au sexe fort dans la proportion de 3 contre 2, ce qui veut dire que l’homme sera le maître et que la femme obéira. Dura lex, sed lex.

IV

Ce que je viens de dire est de pure théorie : dans la pratique, la condition de la femme encourt, par la maternité, une subordination encore plus grande.

En quelques secondes, l’homme devient père. L’acte de génération, modérément exercé et dans l’âge voulu, loin de lui nuire, lui est, comme l’amour, salutaire.

La maternité coûte autrement cher à la femme.

Sans parler de ses ordinaires, qui prennent 8 jours par mois, 96 jours par an, il faut compter, pour la grossesse, 9 mois ; les relevailles, 40 jours ; l’allaitement, 12 à 15 mois ; soins à l’enfant, à partir du sevrage, cinq ans : en tout sept ans, pour un seul accouchement. Supposant quatre naissances, à deux années d’intervalle, c’est douze ans qu’emporte à la femme la maternité.

Il ne faut point ici chicaner et marchander. Sans doute la femme enceinte, et la nourrice, et celle qui soigne les enfants plus grands, est capable de quelque service. J’estime, quant à moi, que pendant ces douze années le temps de la femme est absorbé par la gésine ; que ce qu’elle peut faire en plus, sans se détériorer, est boni, en sorte qu’elle et ses enfants tombent entièrement à la charge de l’homme.

Si donc pendant la plus belle partie de son existence, la femme est condamnée par sa nature à ne subsister que de la subvention de l’homme ; si celui-ci, père, frère, mari ou amant, reste en définitive seul producteur, pourvoyeur et suppéditeur, comment, je raisonne toujours selon le droit pur et en dehors de toute autre influence, comment, dis-je, subirait-il le contrôle et la direction de la femme ? Comment celle qui ne travaille pas, qui subsiste du travail d’autrui, gouvernerait-elle, dans ses couches et ses grossesses continuelles, le travail ? Réglez comme vous l’entendrez les rapports des sexes et l’éducation des enfants ; faites-en l’objet d’une communauté, à la façon de Platon, ou d’une assurance, comme le demande M. de Girardin ; maintenez, si vous aimez mieux, le couple monogamique et la famille : toujours vous arrivez à ce résultat, que la femme, par sa faiblesse organique et la position intéressante où elle ne manquera pas de tomber, pour peu que l’homme s’y prête, est fatalement et juridiquement exclue de toute direction politique, administrative, doctrinale, industrielle.

V

Infériorité intellectuelle de la femme.

Ce qui, plus que tout le reste, a fait imaginer l’utopie de l’égalité des sexes, est la doctrine platonico-chrétienne de la nature de l’âme, doctrine à laquelle la dernière main a été mise par Descartes.

L’âme, se dit-on, est une substance immatérielle, essentiellement différente du corps. Cette âme est tout l’homme ; le corps n’est que son enveloppe, son instrument. Considérées en elles-mêmes, les âmes sont égales ; le corps seul détermine entre les personnes les inégalités de puissance organique et intellectuelle qui s’y observent. Or, si la destinée de l’espèce est de s’affranchir, par la religion, la science, la Justice, l’industrie, des fatalités de la chair aussi bien que de la nature, il s’ensuit que l’égalité des âmes doit apparaître peu à peu entre les personnes, et toute différence de prérogatives entre les sexes s’effacer. Ce n’est qu’une question d’éducation, analogue à celle du prolétariat. Le peuple non plus n’est pas au niveau de la bourgeoisie ; mais par l’éducation il peut y arriver, et c’est son droit d’en obtenir les moyens. Le problème de la destinée de la femme est le même. Qu’il lui soit possible de se racheter, selon le vœu et la loi de la nature, elle ne demande rien de plus ; le lui refuser serait une tyrannie et un crime.

Ainsi on ne nie pas l’infériorité physique de la femme et les conséquences qui s’en suivent ;

On ne nie pas davantage son infériorité intellectuelle, au moins dans l’état présent des choses ;

On se borne à dire que l’infériorité de puissance organique doit être compensée par le progrès industriel, et l’infériorité intellectuelle neutralisée en tant qu’elle résulte des influences de l’organisme, de l’insuffisance de l’éducation et de la constitution sociale ; de sorte que les deux sexes demeurent en présence, ramenés à leur valeur purement animique, ou, pour mieux dire, angélique, semblables à de purs esprits, que la mort et le ciel ont dégagés de la sexualité et de la matière.

Telle est la thèse soutenue par Mmes de Staël, George Sand, Daniel Stern et autres.

« Dans ses plus brillantes manifestations, le génie féminin n’a point atteint les hauts sommets de la pensée, il est pour ainsi dire resté à mi-côte. L’humanité ne doit aux femmes aucune découverte signalée, pas même une invention utile. Non-seulement dans les sciences et dans la philosophie elles ne paraissent qu’au second rang, mais encore dans les arts, pour lesquels elles sont si bien douées, elles n’ont produit aucune œuvre de maître. Je ne veux parler ici ni d’Homère, ni de Phidias ni de Dante, ni de Shakspeare, ni de Molière ; mais le Corrége, mais Donatello, mais Delille et Grétry, n’ont point été égalés par des femmes. » (Daniel Stern, Esquisses morales.)

« Faut-il donc, poursuit cette dame, nous incliner devant de telles observations et de tels exemples ? »


Et elle soutient, en premier lieu, que l’inégalité d’intelligence n’est appréciable que dans les exceptions, dans les hautes sphères de l’entendement, nullement dans la pratique de la vie, et comme on ne fait pas de lois pour les exceptions, mais pour la masse, qu’on n’en peut rien conclure contre le droit de la femme à l’égalité ; d’autre part, que, si l’on se transporte dans l’ordre moral, les choses apparaissent sous un tout autre jour ; que le courage, la Justice, la tolérance, le dévouement, n’ont pas de sexe ; que par la maternité et l’éducation des enfants la coopération de la femme dans la société et la famille est égale à celle de l’homme ; que le progrès est à l’égalité, et que l’éducation le réalisera.

Nous examinerons tout à l’heure la moralité de la femme : attachons-nous pour le moment à son intelligence.

VI

L’argumentation dont je viens de rapporter la substance a ceci de remarquable, qu’elle peut servir d’échantillon de la manière dont la femme, abandonnée à ses propres inspirations, a de tout temps raisonné et raisonnera éternellement. La clarté grammaticale n’y manque pas : faites-lui grâce de l’idée, la femme parle aussi bien, peut-être mieux, en tout cas plus volontiers que l’homme. Et c’est le privilége de notre langue que sa clarté s’impose à tous, même au sophiste qui parle contre sa conscience et sa raison, même à la femme savante qui parle sans raison ni conscience.

Que trouvons-nous, à l’analyse, dans cette thèse ?

Comme principes, trois peut-être ;

Comme raisonnement, trois inconséquences ;

Comme conclusion, l’abaissement systématique de l’homme, c’est-à-dire, néant.

Si, dit-on, par le progrès industriel, la dépense de force imposée au travailleur devenait insignifiante ?… — C’est justement la considération que faisait valoir Cabet aux citoyens d’Icarie comme le principe de l’égalité future ; mais c’est aussi ce dont l’économie politique démontre la fausseté matérielle, d’abord par le calcul, puis par l’expérience. Plus l’industrie se perfectionne, plus, sans doute, l’action de l’homme acquiert de puissance, mais plus en même temps il est appelé à travailler et à dépenser de force, de manière que le bénéfice du développement industriel ne se trouve pas dans le repos obtenu, mais dans la somme des produits. Aussi jamais, à aucune époque, on ne travailla autant que de nos jours ; comme nous sommes plus travailleurs que nos pères, nos enfants seront plus travailleurs que nous, et pour eux comme pour nous-mêmes le chômage ira toujours en diminuant. Telle est, quant au progrès de l’industrie et des machines, la vérité. Sans doute elle n’a rien de décourageant pour l’homme ; mais comme l’augmentation du travail suppose un accroissement proportionnel de population, que peut-elle promettre à la femme ? Multiplicabo conceptus tuos.

Si, par le développement de l’instruction, l’inégalité des capacités s’effaçait ?… — Malheureusement l’instruction, en théorie et application, doit être, pour tout individu, encyclopédique ; elle embrasse une suite d’études et de manœuvres dont la femme, par la faiblesse de son cerveau autant que par celle de ses muscles, est incapable. De ce côté encore, rien à espérer pour elle.

Si, par la division du travail et l’équilibre des fonctions, la médiocrité devenait la condition générale, et la supériorité de génie l’exception ?… — Ici encore la science vient démentir l’hypothèse. La division du travail et l’équilibre des fonctions sont les deux premières lois de l’organisation industrielle ; de ces deux lois il en naît une troisième, qui déboute irrévocablement la femme de ses prétentions, c’est la loi d’ascension aux grades, par laquelle tout individu mâle a pour devoir et pour fin de devenir, à son tour, une supériorité.

Voilà pour les principes : voyons le raisonnement.

On dit : Ce n’est pas le corps qui fait l’homme, c’est l’âme ; or les âmes sont égales : donc…

Mais la distinction ontologique de l’âme et du corps est le principe même sur lequel nous avons vu que s’étaient successivement établis, d’abord l’esclavage, puis le servage, aujourd’hui le salariat. Comment peut-on l’invoquer en faveur de la femme ?… Admettons-la, cependant, cette distinction ; accordons que le corps n’est rien pour l’homme, et que les âmes sont égales. En dernière analyse, l’âme ne peut être jugée que sur ses actes ; cela est élémentaire en droit. Si donc les actes de l’âme masculine, obtenus par l’intermédiaire du cerveau et des muscles, valent plus que les actes de l’âme féminine, l’égalité entre elles se réduit à une fiction de l’autre monde ; sur cette terre, elle est impossible.

On dit : Le progrès pour l’humanité consiste à triompher sans cesse de la matière par l’esprit : donc…

Eh bien ! qui triomphe le mieux de la matière, de l’homme ou de la femme ?

On dit enfin : Le progrès est à l’égalité : donc…

Oui, le progrès est à l’égalité entre sujets de même ordre et de constitution équivalente, que l’ignorance et la fatalité ont faits inégaux : ce qui veut dire que le progrès est à l’égalité de l’homme à l’homme, de la femme à la femme. Mais il n’est pas vrai que le progrès soit à l’égalité de l’homme à la femme, puisqu’il faudrait pour cela que le premier cessât de progresser dans l’intégralité de son être, pendant que la seconde progresserait dans l’intégralité du sien, ce qui est inadmissible.

Que reste-t-il maintenant, comme conclusion, de tous ces beaux raisonnements sur l’âme des femmes ?

C’est que, pour les mettre au pair avec nous, il faudrait rendre en nous la force et l’intelligence inutiles, arrêter le progrès de la science, de l’industrie, du travail, empêcher l’humanité de développer virilement sa puissance, la mutiler dans son corps et dans son âme, mentir à la destinée, refouler la nature, le tout pour la plus grande gloire de cette pauvre petite âme de femme, qui ne peut ni rivaliser avec son compagnon ni le suivre.

Des idées décousues, des raisonnements à contre-sens, des chimères prises pour des réalités, de vaines analogies érigées en principes, une direction d’esprit fatalement inclinée vers l’anéantissement : voilà l’intelligence de la femme, telle que la révèle la théorie imaginée par elle-même contre la suprématie de l’homme.

VII

Il serait peu courtois à un philosophe de s’en rapporter au jugement de la femme sur elle-même : elle ne se connaît pas, elle est incapable de se connaître. C’est à nous, qui la voyons et qui l’aimons, d’en faire l’autopsie.

Écartant d’abord, comme ultra-phénoménale, la question de savoir si l’âme et le corps, la matière et l’esprit, sont des substances distinctes ; si l’homme mérite considération seulement en tant qu’âme et abstraction faite de sa guenille, comme dit le bon Chrysale, ou s’il faut faire état aussi de cette guenille, un fait est au moins certain : c’est qu’en raison de l’influence réciproque, constante, intime, du corps sur l’âme et de l’âme sur le corps, la force physique n’est pas moins nécessaire au travail de la pensée qu’à celui des muscles, de sorte que, sauf le cas de maladie, la pensée, en tout être vivant, est proportionnelle à la force.

D’où cette première conséquence : la même cause qui fait qu’aucune femme, parmi les plus doctes, ne peut atteindre à la hauteur d’un Leibnitz, d’un Voltaire, d’un Cuvier, fait également que, dans la masse, la femme ne peut soutenir la tension cérébrale de l’homme.

Mais voici bien autre chose.

Si la faiblesse organique de la femme, à laquelle se proportionne naturellement le travail du cerveau, n’avait d’autre résultat que d’abréger dans sa durée l’action de l’entendement, la qualité du produit intellectuel n’étant pas altérée, la femme pourrait parfaitement, sous ce rapport, se comparer à l’homme ; elle ne rendrait pas autant, elle ferait aussi bien : la différence, purement quantitative, n’entraînant qu’une différence de salaire, ne suffirait peut-être pas pour motiver une différence dans la condition sociale.

Or, c’est précisément ce qui n’a pas lieu : l’infirmité intellectuelle de la femme porte sur la qualité du produit autant que sur l’intensité et la durée de l’action ; et comme, dans cette faible nature, la défectuosité de l’idée résulte du peu d’énergie de la pensée, on peut dire que la femme a l’esprit essentiellement faux, d’une fausseté irrémédiable.

« Il ne faut pas croire, dit quelque part Daniel Stern, que la différence des sexes soit purement du domaine de la physiologie : l’intelligence et le cœur ont aussi un sexe. »

Mme Stern a pris cette idée de quelque auteur : en cela, elle a fait preuve de promptitude d’esprit, mais de peu de jugement. Des intelligences mâles et femelles, c’est si joli ! Mais voyons les conséquences.

Comme l’a dit Kant, la qualité dans les choses est un aspect particulier de la quantité ; elle résulte de la comparaison de deux quantités inégales. C’est ainsi que la même couleur, plus ou moins foncée, se dénature et tend à devenir une autre couleur : en réalité il n’y a pas de démarcations tranchées dans le spectre, il n’y a que des dégradations.

Il en est ainsi pour tous les sens et facultés de l’homme.

Regardez la lune à l’œil nu ou dans un télescope, l’aspect de la planète n’est pas le même. Celui dont la vue serait assez forte pour résoudre les dernières nébuleuses, non-seulement verrait des choses que nous ne voyons pas, le spectacle du ciel lui paraîtrait encore tout différent.

La pensée se comporte absolument de même. Il y a des intelligences d’une portée, si j’ose ainsi dire, télescopique, qui découvrent dans les choses des rapports restés jusque-là inaccessibles ; des intelligences concentriques, qui, dans une masse de faits jetés en apparence au hasard, aperçoivent une liaison, un ordre, une unité, qu’auparavant on n’y voyait pas. C’est par opposition à ces deux sortes d’intelligences qu’on dit vulgairement : esprit à courte vue, esprit brouillon, pour désigner l’infirmité de ceux à qui la présence des faits et des choses ne montre rien.

VIII

En quoi donc consiste la différence qualitative de l’esprit entre l’homme et la femme ?

La femme n’a pas d’âme intelligente, dit un concile.

D’autres vont jusqu’à refuser toute espèce d’âme à la femme.

Hegel et Goëthe remarquent qu’il y a des esprits végétatifs et des esprits animaux, et ils ajoutent que la femme appartient à la première catégorie. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Si la femme, comme être pensant, a été maltraitée par les théologiens et les philosophes, elle l’a été encore plus par les écrivains de son sexe.

La femme est imbécile par nature, dit durement George Sand ; et sur ce principe elle établit la figure d’Indiana.

« Ce qui manque essentiellement à la femme est la méthode : de là le hasard introduit dans leurs raisonnements, et trop souvent dans leurs vertus.

« Ce qui égare la femme est l’esprit de chimère : elles le portent dans tout, en religion, en amour, en politique.

« Les femmes ne méditent guère : penser pour elles est un accident heureux plutôt qu’un état permanent. Elles se contentent d’entrevoir les idées sous leur forme la plus flottante et la plus indécise. Rien ne s’accuse, rien ne se fixe dans la brume dorée de leur fantaisie. » (Daniel Stern, Esquisses morales.)


C’est bien exprimé, et je pourrais observer en passant que Daniel Stern parle d’expérience. Son tort, dans ces lignes sentencieuses, est de parler de son sexe comme si elle s’en séparait, puis de ne pas voir qu’un pareil jugement est la condamnation de son système.

Mme Necker de Saussure est encore plus amère :

« La force créatrice leur manque ; malgré de brillants succès, on ne peut leur attribuer aucune de ces grandes œuvres qui font la gloire d’un siècle et d’une nation.

« Les femmes arrivent de plein saut, ou n’arrivent pas. Si admirable chez elles que soit la patience quand il s’agit de soulager les maux d’autrui, elle est nulle dans le domaine intellectuel.

« L’homme seul contemple toutes choses dans l’univers : la femme ne saisit que les détails. Les hommes l’emporteront toujours sur nous : leur nature est supérieure à la nôtre……


Et ce mot lâché, elle le regrette :

« Supérieure en quoi ?… Plus livrés aux passions sensuelles, ils ne sont ni plus religieux, ni plus dévoués, ni plus vertueux, ni peut-être plus spirituels que nous. Et cependant nous les sentons faits pour être nos maîtres : leur moi est plus fort que le nôtre. »

Parlant de l’idiotie propre à la femme, elle ajoute :

« Il est singulier qu’avec des intérêts assez semblables sur toute la terre, elles offrent des teintes de localité plus tranchées que les hommes… Il faut sonder les profondeurs du cœur féminin pour trouver en quoi la Française, l’Anglaise, l’Allemande, se ressemblent. » (Éducation progressive.)


En deux mots, la femme, plus que l’homme, est de son pays. Daniel Stern reproduit la même observation ; j’ignore qui est le premier qui l’a faite :

« L’homme représente plus particulièrement l’idée de patrie : le sentiment de la femme s’élève rarement au-dessus de l’amour du sol. Elle chérit les lieux qui l’ont vue naître, les horizons qui ont souri à sa jeunesse : l’esprit de l’homme s’attache plus encore aux horizons intellectuels où s’est développée sa pensée ; il aime, il sent vivre en lui cet ensemble d’invincibles éléments qui composent la race, la nation, la patrie idéale. »

Mme Guizot, citée par Mme Necker de Saussure, dit, de son côté :

« Il est bien difficile que le succès d’une compote n’intéresse pas plus une jeune fille que toutes ses leçons. »


Après ces citations, on se demande si ces dames sont de leur parti ou du nôtre, car il est évident que leur sexe leur est insupportable. Mme Necker de Saussure, qui a tant écrit sur l’éducation des femmes, ne les aime point : elle est pour elles pleine d’atrabile, de menace, d’ironie ; elle les raille de leur beauté, de leur penchant à l’amour, de tout ce qui les fait femmes. Mme de Staël est sans pitié pour les Anglaises, si fières de leur intérieur, si dédaigneuses des triomphes du bel esprit ; sa Corinne n’est qu’une satire de la ménagère, la seule femme cependant qui soit vraiment digne de l’attention de l’homme. Mme Sand paraît n’aimer ni le sexe fort, ni le sexe faible : le premier, parce que, quoi qu’elle fasse, elle n’y arrive pas ; le second, parce qu’elle en est sortie. Le héros, presque invariable, de ses romans, est une espèce de Moloch à qui, sous les noms de Lélia, Quintilia, Sylvia, elle sacrifie mâles et femelles, lois divines et humaines, raison, nature et sens commun. Mme Stern, après avoir dit son fait à la femme noble et bourgeoise, finit par une invective superbe : « Pleurez, lâches, pleurez, dit-elle à ces pauvres créatures ; c’est bien fait, vous n’avez que ce que vous méritez. »

Que je plaindrais les femmes, si elles n’avaient pour les soutenir que les paroles de leurs avocats en jupons !… Les observations qu’on vient de lire sont vieilles comme le genre humain : le sexe mâle le premier les a faites ; tous les humoristes et originaux qui se sont mis en tête de médire des femmes et de les agacer par une feinte aversion les ont rebattues ; répétées aujourd’hui, en style de Sénèque, par les plus illustres de la gent féminine, elles ne sauraient nous apprendre rien, tant qu’elles ne seront pas généralisées, ramenées à leur cause et à leur fin.

Reprenons donc la question au point où nous l’avons laissée en constatant l’infériorité physique de la femme, et suivons la chaîne de l’expérience.

IX

Qui produit, chez la femme, cette infériorité de vigueur musculaire ? Cela même, avons-nous dit, qui fait qu’elle est femme, l’absence de virilité. La femme n’est pas seulement autre que l’homme, comme disait Paracelse ; elle est autre parce qu’elle est moindre, parce que son sexe constitue pour elle une faculté de moins. Là où la virilité manque le sujet est incomplet, là où elle est ôtée le sujet déchoit : l’art. 316 du Code pénal en est la preuve.

Qui croira maintenant que cette corrélation physiologique ne s’étende pas à l’entendement ? De par la logique cela doit être, et de par l’expérience cela est.

La femme a cinq sens, comme l’homme ; elle est organisée comme l’homme ; elle voit, elle sent, elle se nourrit, elle marche, elle agit, comme l’homme : il ne lui manque, au point de vue de la force physique, pour égaler l’homme, qu’une chose, qui est de produire des germes.

De même, au point de vue de l’intelligence, la femme a des perceptions, de la mémoire, de l’imagination ; elle est capable d’attention, de réflexion, de jugement : que lui manque-t-il ? De produire des germes, c’est-à-dire des idées ; ce que les Latins appelaient genius, le génie, comme qui dirait la faculté génératrice de l’esprit.

Qu’est-ce que le génie ?

De sots rhéteurs ont voulu en faire le privilége de quelques élus, espèce de demi-dieux offerts par la vanité poétique à l’adoration du vulgaire. Aussi se sont-ils égarés dans leurs définitions ; le génie est resté comme un superlatif de l’entendement, et ne deviendra une réalité que lorsqu’il aura été reconnu à tous les mâles, à qui il appartient sans exception, comme la virilité de l’intelligence.

C’est la faculté de saisir les rapports ou la raison des choses, de former des séries, d’en dégager la formule ou la loi, de concevoir sous cette formule une entité, sujet, cause, matière, substance, etc. ; en un mot, c’est la puissance de créer, en présence des phénomènes, des universaux et des catégories, ou plus simplement des idées.

En principe, cette faculté ne paraît différer de l’intuition sensible que par le degré de puissance visuelle de l’entendement. Ainsi il faut plus d’intensité intellectuelle pour acquérir l’idée de genre que pour recevoir l’image de l’individu : il en est ainsi de toutes les idées, de toutes les découvertes, dans la philosophie, l’industrie et la science. En résultat, cette différence de degré dans la télescopie de l’esprit constitue une faculté distincte, dont la présence ou l’absence, la force ou la faiblesse, donnent au sujet, sous le rapport de l’intelligence, un caractère spécial.

Par exemple, il est de la nature de tout esprit faible, à qui les rapports des choses sont de difficile accès, de tourner à l’idéalisme et au mysticisme : c’est ainsi qu’au début de la civilisation l’esprit humain, sans expérience acquise et sans méthode, aussi incapable d’observer avec exactitude que de formuler des lois, idéalise ses aperçus, crée des fables, et laisse prendre à sa religion, à sa poésie, le pas sur la science.

Tel est encore l’esprit des enfants, des adolescents, de tous ceux que la faiblesse naturelle ou la maladie rapproche, sous ce rapport, de la nature féminine, et que la sévérité de l’observation, la rigueur de la science, rebute.

Il n’est personne à qui il ne soit arrivé, à la suite d’une fatigue prolongée du cerveau, de ne pouvoir plus suivre le fil d’un discours ou saisir l’ensemble d’un raisonnement. L’esprit alors, frappé d’impuissance, semble avoir perdu sa faculté génératrice ; on lit sans comprendre, on écoute sans percevoir le sens des paroles. Il n’est même pas rare de rencontrer des intelligences vigoureuses sur certaines parties de la spéculation, qui semblent perdre leur puissance sur d’autres. Tel mathématicien est incapable de philosopher ; tel jurisconsulte a une peine excessive à suivre les opérations d’une banque ou les parties d’une comptabilité. Dans toutes ces circonstances, on peut dire que le génie est sans action et l’esprit revenu à l’état neutre.

Ce qui distingue la femme est donc que chez elle la faiblesse, ou, pour mieux dire, l’inertie de l’intellect, en ce qui concerne l’aperception des rapports, est constante. Capable, jusqu’à certain point, d’appréhender une vérité trouvée, elle n’est douée d’aucune initiative ; elle ne s’avise pas des choses ; son intelligence ne se fait point signe à elle-même, et sans l’homme, qui lui sert de révélateur et de verbe, elle ne sortirait pas de l’état bestial.

Le génie est donc la virilité de l’esprit, sa puissance d’abstraction, de généralisation, d’invention, de conception, dont l’enfant, l’eunuque et la femme sont également dépourvus. Et telle est la solidarité des deux organes, que, comme l’athlète se sevrait de femme pour conserver sa vigueur, le penseur s’en sèvre aussi pour conserver son génie : comme si la résorption de la semence n’était pas moins nécessaire au cerveau de l’un qu’aux muscles de l’autre.

X

J’ai eu la curiosité de vérifier cette théorie par l’analyse des ouvrages de quelques femmes célèbres, et voici ce que j’ai invariablement trouvé :

La femme ne forme par elle-même ni universaux ni catégories : capable jusqu’à certain point de recevoir l’idée et d’en suivre la déduction, elle l’attend d’ailleurs ; elle ne généralise point, ne synthétise pas. Son esprit est anti-métaphysique. Comme dit Daniel Stern, si une idée lui vient, c’est un accident heureux, une rencontre, un raccroc, dont elle-même ne peut pas donner la démonstration, la raison. Il en résulte que la femme est incapable de produire une composition régulière, ne fût-ce qu’un simple roman. De son fonds elle ne saisit que des analogies ; elle fait de la marqueterie, des impromptus ; elle compose des macédoines et des monstres. Dans la conversation, elle ne saisit pas d’ensemble le discours de son interlocuteur ; c’est au dernier mot qu’elle demande la réplique. Par la même raison elle n’a pas de puissance critique : elle fera l’épigramme, le trait d’esprit, la satire, elle réussit dans la mimique ; elle ne sait ni motiver, ni formuler un jugement. Sa raison est louche comme les yeux de Vénus. La femme a contribué largement pour sa part au vocabulaire des langues, je le crois ; mais ce n’est pas elle qui a créé les mots qui servent aux idées abstraites, substance, cause, temps, espace, quantité, rapport, etc. ; ce n’est pas elle par conséquent qui a créé les formes grammaticales et les particules, pas plus qu’elle n’a inventé l’arithmétique et l’algèbre.

Ceci nous explique un phénomène qui a longtemps étonné la raison des peuples et prosterné l’homme devant les superstitions de sa compagne, je veux parler de l’aptitude divinatoire de la femme. La femme, par son irrationalité même, a quelque chose de fatidique. Partout on la trouve prophétesse, devineresse, druidesse, sibylle, pythonisse, engastrimythe, sorcière, tireuse de cartes, somnambule, instrument ou agent de nécromancie, chiromancie, etc., une vraie table tournante. Inesse quin etiam feminis sanctum aliquid et providum putant, dit Tacite parlant des Germains ; ils pensent que les femmes ont en elles quelque chose de divin et de providentiel. On a cité ce passage en preuve des hautes prérogatives de la femme ; c’est juste le contraire qui en résulte. Plus il y a de puissance spéculative chez l’homme, moins il y a de capacité de deviner. Qu’il arrive à une femme, comme à un chapeau, à une clef, à une baguette de coudrier, de découvrir une chose cachée ou perdue, de traduire avec plus ou moins de bonheur ce que pense celui qui l’interroge, il y a plutôt de quoi la plaindre que la féliciter. C’est le miroir qui réfléchit le soleil, le prisme qui en décompose les rayons : demandez à ce miroir une théorie de la lumière, et vous verrez ce qu’il vous dira.

La femme, malgré quelques prétentions assez hautement manifestées, ne philosophe pas. L’antiquité a eu son Hypatie, le dix-huitième siècle ses esprits forts femelles, et nous en connaissons qui, au lieu de repasser leurs collerettes, écrivent des commentaires sur Spinoza. Tout cela peut faire illusion à la multitude, qui, sous le rapport de l’intelligence, se rapproche plus de la femme que de l’homme. Mais on peut toujours, dans le livre d’une femme, après avoir retranché ce qui vient d’emprunt, imitation, lieu commun et grapillage, reconnaître ce qui lui est propre : or, à moins que la nature ne vienne à changer ses lois, je puis dire que ce résidu se réduit constamment, comme impression de lecture ou de conversation, à quelques gentillesses ; comme philosophie, à rien.

J’ai une petite fille qui, à trois ans, cherchant des mots pour les choses qu’elle voit, appelle un tire-bouchon clef de la bouteille ; un abat-jour, chapeau de la lampe ; l’éléphant du Jardin des Plantes, pied-de-nez ; un glaçon, pierre de glace ; les dents de son peigne, doigts du peigne, etc. Cette enfant a toute la philosophie qu’elle aura jamais et qu’une femme, par sa propre force, peut acquérir : des à peu près, des analogies, de fausses ressemblances, des drôleries, des variantes tout au plus ; mais rien de défini, ni analyse ni synthèse, pas une idée adéquate, pas ombre d’une conception. À la commandite des idées la femme n’apporte rien du sien, pas plus qu’à la génération : être passif, énervant, dont la conversation vous épuise comme les embrassements. Celui qui veut conserver entière la force de son corps et de son esprit la fuira : elle est meurtrière. Inveni amariorem morte mulierem.

Au reste la nature, qui ne fait rien en vain, a rendu « cette vigueur et cette continuité de méditation qui seule fait les hommes de génie (D. Stern) » incompatible avec les fonctions et les devoirs de la maternité. La femme manque de jugement pendant une partie de son existence ; l’amour lui ôte la raison ; pendant les règles et la grossesse elle perd l’empire de sa volonté. Chez la nourrice, la surexcitation du cerveau altère la qualité du lait et bientôt le fait perdre : cela se voit à Paris, où les femmes, par la multitude des relations sociales, des affaires et des soucis, ne peuvent soutenir longtemps, malgré la meilleure volonté et les plus heureuses dispositions, les fatigues de l’allaitement. On peut l’affirmer sans crainte de calomnie, la femme qui s’ingère de philosopher et d’écrire tue sa progéniture par le travail de son cerveau et le souffle de ses baisers, qui sentent l’homme. Le plus sûr pour elle et le plus honorable est de renoncer à la famille et à la maternité ; la destinée l’a marquée au front : faite seulement pour l’amour, le titre de concubine lui suffit, si elle ne veut courtisane.

XI

Non-seulement donc l’infériorité intellectuelle de la femme est avérée, avouée ; cette infériorité est organique et fatale.

L’humanité ne doit aux femmes aucune idée morale, politique, philosophique ; elle a marché dans la science sans leur coopération ; elle n’en a tiré que des oracles, la bonne aventure, ô gué !… L’homme a traîné sa compagne, marchant le premier comme Orphée lorsqu’il ramène des enfers son Eurydice, elle suivant, pone sequens. Il observe, réfléchit, décide ; elle attend son sort des résolutions de celui sur qui sont attachés ses regards, et ad eum conversio tua.

L’humanité ne doit aux femmes aucune découverte industrielle, pas la moindre mécanique. J’ai demandé au ministère du commerce quelle était la part des femmes dans les inventions officiellement déclarées, et voici ce qui m’a été répondu : Depuis le 1er juillet 1791, époque où la loi sur les brevets d’invention fut mise en vigueur, jusqu’au 1er octobre 1856, il a été décerné par le gouvernement 54,108 brevets tant d’invention que de perfectionnement. Sur ce nombre, cinq ou six ont été pris par des femmes pour articles de modes et nouveautés !… L’homme invente, perfectionne, travaille, produit, nourrit la femme : elle attend de lui, avec sa profession de foi, sa petite tâche, mollia pensa ; elle n’a pas même inventé son fuseau et sa quenouille.

Pas plus d’idées dans la tête de la femme que de germes dans son sang ; parler de son génie, c’est imiter Élagabal jurant per testiculos Veneris. La femme auteur n’existe pas ; c’est une contradiction. Le rôle de la femme dans les lettres est le même que dans la manufacture : elle sert là où le génie n’est plus de service, comme une broche, comme une bobine.

Concluons maintenant.

Puisque, d’après tout ce qui précède, l’intelligence est en raison de la force, nous retrouvons ici le rapport précédemment établi, savoir, que la puissance intellectuelle étant chez l’homme comme 3, elle sera chez la femme comme 2.

Et puisque dans l’action économique, politique et sociale, la force du corps et celle de l’esprit concourent ensemble et se multiplient l’une par l’autre, la valeur physique et intellectuelle de l’homme sera à la valeur physique et intellectuelle de la femme comme 3 X 3 est à 2 X 2, soit 9 à 4.

Sans doute la femme contribuant dans la mesure qui lui est propre à l’ordre social et à la production de la richesse, il est juste que sa voix soit entendue ; seulement, tandis que dans l’assemblée générale le suffrage de l’homme comptera pour 9, celui de la femme comptera pour 4 : voilà ce que disent d’un commun accord l’arithmétique et la Justice.

XII

Infériorité morale de la femme.

« En nous transportant dans l’ordre moral, assure Daniel Stern, nous verrons les choses sous un autre jour… Ici l’égalité de la femme n’est plus contestable… Ni la force, ni la justice, ni la tempérance, ni le dévouement, n’ont de sexe. Il faut à la mère qui allaite son fils et qui veille à son chevet autant de courage et de vigilance qu’au soldat qui veille à la sûreté d’une ville. »

Mme Gauthier-Coignet répète la même chose :

« Non, il n’y a pas de famille ; non, il n’y a pas de peuple ; non, il n’y a pas de races ; non, il n’y a pas de sexes devant Dieu. »

À propos de Mme Gauthier-Coignet, je remarque qu’il s’est opéré depuis quelques années chez nos Philamintes un progrès dont il est juste de leur tenir compte. Autrefois elles portaient simplement les noms de leurs maris : Mme du Châtelet, Mme d’Épinay, Mme de Staël, Mme Guizot. Puis elles ont commencé à joindre leurs noms à ceux de leurs consorts : Mme Necker de Saussure. Ensuite elles ont supprimé la raison conjugale et pris un pseudonyme ; Mme Sand, Mme Stern. En voici une qui ne va pas jusqu’au divorce ; elle se contente de mettre son mari derrière sa crinoline : Mme Gauthier-Coignet. Tout cela sous prétexte que devant Dieu il n’y a pas de sexes.

Devant Dieu, c’est possible. Nous ignorons, malgré les confidences de Mahomet, comment l’homme et la femme se comportent ensemble dans le paradis, et jusqu’à quel point, en présence du Saint des saints, la sexualité s’évanouit. Ce qui est sûr est qu’ici-bas, l’homme et la femme placés l’un devant l’autre, les sexes se retrouvent ; et comme la Justice a pour objet les choses d’ici-bas, force nous est de faire, selon les règles du droit, le compte des parties.

Devant Dieu, ou, pour parler plus humainement, dans l’ordre moral, l’égalité des sexes, prétendez-vous, n’est plus contestable.

Remarquons d’abord une chose.

La vertu n’entre pas dans le commerce : elle ne peut en conséquence faire l’objet d’une règle de Justice distributive, elle n’est pas matière de droit. Et comme il ne servirait à rien à un individu, pour avoir accès dans une assemblée d’actionnaires, de dire : Je suis honnête homme, s’il n’était au préalable porteur du nombre voulu d’actions, de même il ne sert à rien à la femme, pour entrer dans l’assemblée politique ou balancer dans la famille l’autorité du mari, d’alléguer sa vertu : il faut qu’elle prouve encore sa capacité physique et intellectuelle. Sans cette condition, la requête de l’honnête femme ne peut être accueillie ; si elle insistait, elle cesserait, ipso facto, d’être vertueuse.

Ainsi, quand les chevaliers de l’émancipation féminine invoquent à l’appui de leur cause les vertus et les prérogatives de la femme, son amour, son dévouement, sa beauté, ils se mettent à côté de la question, ils font un paralogisme. Tombe aux pieds de ce sexe à qui tu dois ta mère, me crie Legouvé. Voilà trente ans qu’on tourne et retourne ce sensible hexamètre. Je réponds tranquillement, sans manquer au respect de ma mère : Tant que j’ai été enfant, j’ai obéi et dû obéir ; parvenu à l’âge de majorité, mon père vieux et cassé, je me suis trouvé, par mon travail et mon intelligence, le chef de la famille, et pour ma mère elle-même un mari et un père ; j’ai pris et j’ai dû prendre le commandement.

XIII

Mais est-il vrai que dans l’ordre moral, au point de vue de la Justice, de la liberté, du courage, de la pudeur, la femme soit l’égale de l’homme ? Déjà nous avons vu, chez tous deux, l’intelligence se proportionner à la force ; comment la vertu ne se proportionnerait-elle pas à son tour à l’une et à l’autre ?

N’oublions pas que nous comparons les sexes dans leurs natures respectives, abstraction faite de leur influence réciproque, et indépendamment de toute communication familiale, conjugale et sociale. L’hypothèse de l’égalité des sexes et de leur indépendance mutuelle, à part ce qui regarde la génération, le veut ainsi. Nous savons combien le physique de la femme est modifié par la maternité et le travail, combien son esprit l’est ensuite par l’initiative de l’autre sexe ; nous sommes en droit de supposer qu’il en sera de même pour la conscience. Puis donc que nous avons à déterminer le droit de la femme dans ses relations avec l’homme et avec la société, nous devons auparavant reconnaître sa valeur propre et comparative, distinguer en elle ce qui vient de la nature d’avec ce que lui confère le mariage.

La question revient ainsi à demander si la femme possède d’elle-même sa vertu, toute sa vertu, ou si par hasard elle ne tirerait pas, en tout ou en partie, sa valeur morale de l’homme, comme nous savons qu’elle en tire sa valeur intellectuelle.

Et c’est à quoi j’ose répondre : Non, la femme, considérée sous le rapport de la Justice, et dans l’hypothèse de ce qu’on appelle son émancipation, ne serait pas l’égale de l’homme. Sa conscience est plus débile, de toute la différence qui sépare son esprit du nôtre ; sa moralité est d’une autre nature ; ce qu’elle conçoit comme bien et mal n’est pas identiquement le même que ce que l’homme conçoit lui-même comme bien et mal, en sorte que, relativement à nous, la femme peut être qualifiée un être immoral.

La raison des choses l’indique à priori, et l’observation le confirme.

Qui produit, chez l’homme, cette énergie de volonté, cette confiance en lui-même, cette franchise, cette audace, toutes ces qualités puissantes que l’on est convenu de désigner par un seul mot, le moral ? Qui lui inspire, avec le sentiment de sa dignité, le dégoût du mensonge, la haine de l’injustice, et l’horreur de toute domination ? Rien autre que la conscience de sa force et de sa raison. C’est par la conscience qu’il a de sa propre valeur que l’homme arrive au respect de lui-même et des autres, et qu’il conçoit cette notion du droit, souveraine et prépondérante eu toute âme virile. Toutes les langues consacrent cette analogie : la force est le point de départ de la vertu.

Les choses ne se passent pas de même chez la femme. Son moi, dit très-bien Mme Necker de Saussure, se sent plus faible : de là sa timidité naturelle, son instinct de résignation et de soumission, sa docilité, sa facilité à pleurer, son manque d’orgueil qui la porte à s’humilier, à implorer, à demander grâce, sans qu’elle en éprouve honte ni déchéance.

De là encore cet instinct de subordination qui se traduit si facilement chez la femme en aristocratie, puisque l’aristocratie n’est autre chose que la subordination, considérée par le sujet qui du bas de l’échelle est monté au sommet.

Par sa nature la femme est dans un état de démoralisation constante, toujours en deçà ou au delà de la Justice ; l’inégalité est le propre de son âme ; chez elle, nulle tendance à cet équilibre de droits et de devoirs qui fait le tourment de l’homme, et hors duquel il se tient vis-à-vis de son semblable dans une lutte acharnée. La domesticité est aussi beaucoup moins antipathique à la femme qu’à l’homme ; à moins qu’elle ne soit corrompue ou émancipée, loin de la fuir elle la recherche ; et remarquez encore qu’à l’encontre de l’homme elle n’en est point avilie.

Parlez d’amour à la femme, de sympathie, de charité, elle vous comprend ; de Justice, elle n’en reçoit mot. Elle se fera sœur de Charité, dame de bienfaisance, garde-malade, domestique et tout ce qu’il vous plaira ; elle ne songe pas à l’égalité, on dirait qu’elle y répugne. Ce qu’elle rêve est d’être, ne fût-ce qu’un jour, une heure, dame, princesse, reine ou fée. La Justice, qui nivelle les rangs et ne fait aucune acception de personnes, lui est insupportable. Comme son esprit est anti-métaphysique, sa conscience est anti-juridique : elle le montre dans toutes les circonstances de sa vie.

Ce que la femme aime par-dessus tout et adore, ce sont les distinctions, les préférences, les priviléges.

Voici un atelier de femmes : que le maître ou le contremaître distingue une d’entre elles, elle ne reconnaîtra son amour qu’à sa faveur, sans songer le moins du monde que faveur c’est injustice.

Allez à un spectacle, à une cérémonie publique : qu’est-ce qui flatte le plus la femme ? Le spectacle en lui-même ? Non ; une place réservée.

L’aristocratie, pour la femme, est le véritable ordre de la nature, l’ordre social par excellence. L’âge féodal est l’âge de la femme. Dans toutes les révolutions qui ont la liberté et l’égalité pour objet, ce sont les femmes qui résistent le plus : elles ont fait plus de mal à la république de février que toutes les forces conjurées de la réaction virile.

En ce moment même où une propagande se fait pour égaliser la condition des sexes, où l’on parle si haut des droits méconnus de la femme, est-ce vraiment l’égalité qu’on réclame, est-ce à la Justice qu’on fait appel ?

Hélas ! non, et toute cette discussion le démontre.

L’homme est le plus fort, on le reconnaît ; et comme si l’exercice de la force n’entraînait pas nécessairement un droit proportionnel, on n’en tient nul compte, on demande l’égalité.

L’homme est le plus intelligent, on le reconnaît encore ; et comme si l’intelligence, multipliée par la force, ne créait pas pour lui un nouveau droit, on n’en fait pas plus d’état, on réclame l’égalité.

L’homme seul a l’intelligence du droit, on est forcé de l’avouer ; et comme si la philosophie du droit, multipliée par la philosophie de la nature et par le travail, n’était pas la raison pratique de la société, on demande à partager avec l’homme la puissance politique, l’autorité législative et judiciaire, on exige l’égalité.

Dépourvue de génie industriel et administratif, la femme veut diriger l’économie publique ; dépourvue d’esprit philosophique, elle s’ingère de dogmatiser ; dépourvue de sens juridique, elle aspire à s’élever au-dessus du droit : telle est la Justice, la moralité de la femme.

Dans ses rapports quotidiens avec l’homme, c’est beaucoup moins à l’égaler qu’à le dominer qu’elle aspire, se plaignant, pleurant et criant au moindre heurt de la volonté masculine, comme si la résistance à ses caprices était un abus de la force ; puis, par une dernière contradiction, se faisant la servante de celui qu’elle ne peut vaincre, embrassant ses genoux, baisant ses pieds, se livrant, s’abandonnant, quitte à recommencer le lendemain.

Cette inconsistance de caractère se trahit surtout dans les amours de la femme. On prétend que les femelles d’animaux, par je ne sais quel instinct, recherchent de préférence les vieux mâles, les plus méchants et les plus laids : la femme, quand elle ne suit que son inclination, se comporte de même. Sans parler des qualités physiques, à l’égard desquelles elles sont sujettes aux caprices les plus étranges, et pour rester dans l’ordre moral, puisque c’est du moral qu’il s’agit, la femme préférera toujours un mannequin, joli, gentil, bien disant, conteur de fleurettes, à un honnête homme. La femme est la désolation du juste ; un galantin, un fripon, en obtient tout ce qu’il veut. Un crime commis pour elle la touche au suprême degré ; par contre, elle n’a que du dédain pour l’homme capable de sacrifier son amour à sa conscience. C’est Vénus, qui de tous les dieux choisit Vulcain, boiteux, graisseux, couvert de suie, et se dédommage après avec Mars et Adonis. La mythologie chrétienne a reproduit ce type dans la bonne amie de saint Eustache, qui, dit le peuple, donnait la préférence au premier venu.

Qu’est-ce que la Justice pour un cœur de femme ? de la métaphysique, de la mathématique. Ce que la courtisane vénitienne disait à Jean-Jacques est le secret de toutes les femmes. Leur triomphe est de faire prévaloir l’amour sur la vertu, et la première condition pour rendre une femme adultère est de lui jurer qu’on l’aimera et l’estimera davantage pour son adultère.

XIV

Ces faits sont d’observation générale.

J’ai rapporté l’opinion des docteurs qui refusent une âme à la femme : on voit ce qui avait fait naître dans leur esprit cette opinion quelque peu injurieuse. Ils avaient observé la femme comme nous l’observons en ce moment, abstraction faite des influences paternelles et conjugales, c’est-à-dire en dehors de sa véritable destinée, et, comme ils la trouvaient de tous points inférieure, ils exprimaient leur jugement en disant : Elle n’a pas d’âme.

Mais écartons les témoignages virils, comme suspects.

« Les femmes, dit Mme Necker de Saussure, ont horreur du code : c’est pour elles un vrai grimoire.

« Les jeunes filles, trop persuadées de l’intérêt qu’elles se croient faites pour inspirer, veulent être préférées en toutes choses : la Justice les occupe peu. Il leur semble plus flatteur et plus doux d’être une exception à la règle que de s’y soumettre.

« Si les femmes s’examinaient avec attention, que de fois ne se trouveraient-elles pas une moralité relative dépendante de leurs affections ! Combien souvent leur conscience la plus délicate, la plus sensible, n’est-elle pas l’idée d’un être vivement aimé et un peu craint, qui les voit, qui les suit, qui jouit ou souffre de tout ce qui vient d’elles ! Cette conscience est bien quelque chose ; mais pourtant il en faudrait une autre que celle-là.

« Il faut aux femmes une sorte d’élan pour sentir la beauté du devoir ; encore, ce devoir même, elles ne l’accepteraient pas, s’il n’était basé sur la religion. » (Éducation progressive.)


Daniel Stern confirme ces observations :

« La femme, dit-elle, arrive à l’idée par la passion. »

Comment, après de pareils aveux, Mmes Necker de Saussure et Daniel Stern peuvent-elles soutenir l’égalité morale des sexes ?

De même que pour arriver à l’idée conçue par l’homme et produite spontanément, la femme a besoin d’une surexcitation de tout son être, de même il lui faut, pour arriver à la Justice, le secours de l’amour et de l’idéal : elle ne comprend le devoir que comme imposé d’en haut, comme une religion. Sa conscience est comme celle de l’enfant, pour qui la Justice n’est d’abord qu’un précepte reçu du dehors, et qui se personnifie en celui qui est constitué en autorité sur l’enfant, ce que j’ai appelé la double conscience.

Aussi le législateur, qui a fixé l’âge de la responsabilité morale, pour les deux sexes, à seize ans, aurait pu la reculer pour la femme jusqu’à quarante-cinq. La femme ne vaut décidément, comme conscience, qu’à cet âge : jeune et dans sa fleur, plus tard sous les influences de l’amour et de la maternité, elle n’a qu’une demi-conscience, comme dit Mme Necker.

C’est d’après ce principe que certaines législations se montrèrent beaucoup plus douces pour la femme que pour l’homme :

« Ne frappez pas une femme, eût-elle fait cent fautes, pas même avec une fleur. » (Loi indienne, citée par Michelet, Origines du droit français.)

« En Allemagne, les femmes enceintes pouvaient, pour satisfaire leurs envies, prendre à volonté des fruits, des légumes, des volailles, etc. (Le même.)


La femme veut des exceptions ; elle a raison : elle est infirme, et les exceptions sont pour les infirmes.

XV

Ce que nous venons de dire, en thèse générale, de la Justice, est également vrai de la vertu la plus précieuse de la femme, de celle dont la perte doit être regardée par elle comme pire que la mort, puisque, cette vertu perdue, la femme ne compte plus : je veux parler de la pudeur. De même que les idées et la Justice, c’est encore par l’homme que la pudeur vient à la femme.

Les enfants n’ont pas de pudeur ; les adolescents, jusqu’à la puberté, fort peu. De toutes les vertus, c’est celle qui arrive le plus tard et qui exige le plus grand développement intellectuel et moral, la plus longue éducation. Chez les nations primitives, la pudeur est nulle aussi, ce dont témoigne la Genèse : Et non erubescebant.

Comment se manifeste ce sentiment ?

La pudeur est une forme de la dignité personnelle, de ce sentiment qui fait que l’homme, se respectant lui-même, se sépare de la brute, dédaigne ses mœurs et aspire à s’illustrer dans les siennes. Si quelque chose est fait pour révéler à l’homme sa dignité, c’est à coup sûr l’accouplement des bêtes, de tous les spectacles le plus répugnant : la vue d’un cadavre choque moins. Or, la honte qu’éprouve l’homme dans la solitude de sa dignité redouble sous le regard du prochain ; de là pour lui un devoir nouveau dont voici la formule : Ne fais pas en particulier ce que tu n’oserais faire devant les autres ; ne fais pas devant les autres ce que tu ne veux pas qu’ils fassent devant toi.

Ainsi la chasteté est un corollaire de la Justice, le produit de la dignité virile, dont le principe, ainsi qu’il a été expliqué plus haut, existe, s’il existe, à un degré beaucoup plus faible dans la femme.

Chez les animaux, c’est la femelle qui recherche le mâle et lui donne le signal ; il n’en est pas autrement, il faut l’avouer, de la femme telle que la pose la nature et que la saisit la société. Toute la différence qu’il y a entre elle et les autres femelles est que son rut est permanent, quelquefois dure toute la vie. Elle est coquette, n’est-ce pas tout dire ? Et le plus sûr moyen de lui plaire n’est-il pas de lui épargner la peine de se déclarer, tant elle a conscience de sa lasciveté ?

Ceci toutefois ne veut pas dire que la femme soit plus ardente que l’homme à l’amour : le contraire me semble plutôt vrai. Elle n’éprouve pas cet emportement causé, si j’ose ainsi dire, par la morsure de l’animalcule spermatique, et qui rend l’homme furieux, comme le lion tourmenté par le moucheron. Mais l’obsession amoureuse chez la femme est constante, l’idée toujours présente, l’idéal beaucoup moins sujet à se briser par l’effet de la possession, hors de laquelle tout lui est indifférent et insipide ; elle ne peut parler ni penser d’autre chose, assotée qu’elle est par sa rêverie, et bientôt, si le travail et l’éducation n’y mettent ordre, dépravée. Qui a vu des ateliers de femmes et entendu la conversation des ouvrières peut en rendre témoignage. À vrai dire, et malgré tous les petits talents que nous aimons à lui reconnaître, la femme n’a pas d’autre inclination, pas d’autre aptitude que l’amour.

Tous les voyageurs l’ont observé chez les sauvages ; ceux qui allèrent en Orient chercher la femme libre n’ont pas osé dire ce qu’ils avaient découvert : c’est qu’aux œuvres de l’amour l’initiative appartient réellement à la femme. Les exemples n’en sont pas rares non plus chez les civilisés : aux champs, à la ville, partout où se mêlent dans leurs jeux petits garçons et petites filles, c’est presque toujours la lubricité de celles-ci qui provoque la froideur de ceux-là. Parmi les hommes, quels sont les plus lascifs ? Ceux dont le tempérament se rapproche le plus de la femme.

Pourquoi, indépendamment des causes économiques et politiques qui s’y ajoutent, la prostitution est-elle incomparablement plus grande chez les femmes que chez les hommes ; pourquoi, dans la vie générale des nations, la polygynie est-elle si fréquente, la polyandrie si rare ; pourquoi la femme répugne-t-elle moins que l’homme à la promiscuité, ainsi qu’en témoigne l’histoire des sectes gnostiques, si ce n’est que son moi est plus faible que le nôtre (Mme Necker de Saussure) ; qu’elle est toujours plus près de la nature, c’est-à-dire de l’état de nature (Daniel Stern) ; qu’elle a par conséquent un sentiment beaucoup moins énergique de sa dignité ; qu’autant son esprit reste, par lui-même, borné à l’aperception sensible, autant sa conscience reste dans la sphère des affections ; que, dans ces conditions intellectuelles et morales, sa fonction naturelle étant surtout l’enfantement, elle tend, de toutes les puissances de son être, à un but unique, qui est de vaquer aux œuvres de l’amour ?

D’elle-même, la femme est impudique ; si elle rougit, c’est par crainte de l’homme. Aussi, que ce maître lui manifeste son dégoût, qu’elle s’entende comparer par lui aux femelles les plus immondes : la pudeur alors s’éveille en elle, et bientôt deviendra son moyen le plus puissant de séduction.

XVI

Ceci jette sur la femme un jour nouveau.

La femme est une réceptivité. De même qu’elle reçoit de l’homme l’embryon, elle en reçoit l’esprit et le devoir.

Improductive par nature, inerte, sans industrie ni entendement, sans Justice et sans pudeur, elle a besoin qu’un père, un frère, un amant, un époux, un maître, un homme, enfin, lui donne, si je puis ainsi dire, l’aimantation qui la rend capable des vertus viriles, des facultés sociales et intellectuelles.

De là, son dévouement à l’amour : ce n’est pas seulement l’instinct de la maternité qui la sollicite, c’est le vide de son âme, c’est le besoin de courage, de Justice et d’honneur, qui l’entraîne. Il ne lui suffit pas d’être chaste, virgo ; il faut qu’elle devienne héroïne, virago : son cœur et son cerveau n’ont pas moins besoin de fécondation que son sein.

Tel est le secret de la femme forte, de l’admiration dont elle a été de tout temps l’objet, et de sa merveilleuse influence.

La femme a-t-elle été élevée dans une famille riche en caractères virils, où le père, les frères, les amis, auront rayonné sur sa jeune âme la force, la raison, la probité : elle aura reçu une première façon, qui réagira ensuite sur le mari, d’autant plus qu’il sera lui-même moins fort. Au contraire, la jeune fille a-t-elle grandi parmi des êtres lâches, stupides et grossiers, elle sera prête à se livrer, et sa passion lui révélant sa misère se doublera pour sa famille de haine et d’ingratitude.

Que de femmes, molles et niaises, ont changé par le mariage du tout au tout ! C’est pour cela que chez les Romains le père de famille était considéré comme engendrant sa propre femme ; parce qu’elle était sa créature, elle devenait son épouse.

Il y a plus : tout ce qui manque naturellement à la femme et qu’elle acquiert dans son union avec l’homme, c’est par l’amour qu’elle le reçoit. Tout ce qu’elle pense est rêve d’amour ; toute sa philosophie, sa religion, sa politique, son économie, son industrie, se résolvent en un mot, Amour.

Vénus Uranie, Vénus terrestre, Vénus marine, Vénus conjugale, Vénus pudique, Vénus vulgivague, Vénus chasseresse, Vénus bergère, Vénus bellatrice ; Vénus-Soleil, Vénus-Lune et Vénus-Étoile, Vénus bachique et Vénus Flore, quelle est la divinité chez les anciens qui ne soit une transformation de l’amour ? Minerve elle-même est-elle autre chose qu’une Vénus industrieuse, et la vierge Astrée, confondue avec la Pudeur, autre chose qu’une Justicière ! Tout est subordonné par la femme à l’amour ; elle y ramène tout, elle s’en fait un prétexte et un instrument pour tout : ôtez-lui l’amour, elle perd la raison et la pudeur.

Irons-nous maintenant, de cet être tout entier à l’amour, faire un contre-maître, un ingénieur, un capitaine, un négociant, un financier, un économiste, un administrateur, un savant, un artiste, un professeur, un philosophe, un législateur, un juge, un orateur, un général d’armée, un chef d’État ?

La question porte en elle-même sa réponse. Parce qu’elle reçoit tout de l’homme, qu’elle n’est rien que par l’homme et par l’amour, la femme ne peut aller de pair avec l’homme : ce serait une dénaturation, une confusion des sexes, et nous avons appris où cela mène.

XVII

Toutes ces constatations sur le physique et le moral comparés de l’homme et de la femme devaient être faites, non dans un vain esprit de dénigrement et pour le plaisir stupide d’exalter un sexe aux dépens de l’autre, mais parce qu’elles sont l’expression de la vérité, que la vérité seule est morale, et ne peut être prise par personne ni pour éloge ni pour offense. Si la nature a voulu que les deux sexes fussent inégaux, par suite unis sous une loi de subordination, non d’équivalence, elle a eu ses vues apparemment, plus profondes et plus concluantes que les utopies des philosophes, plus avantageuses non-seulement à l’homme, mais à la femme, à l’enfant, à toute la famille. On l’a dit il y a longtemps, plus l’humanité est partie de bas, plus sa moralité l’élève en gloire. Ce qui est vrai de la collectivité conjugale l’est individuellement de chacun des époux : laissez à l’homme l’héroïsme, le génie, la juridiction qui lui appartiennent, vous verrez tout à l’heure la femme parvenir des impuretés de sa nature à une transparence incomparable, qui à elle seule vaut toutes nos vertus.

Suivons donc jusqu’à la fin notre raisonnement.

Inférieure à l’homme par la conscience autant que par la puissance intellectuelle et la force musculaire, la femme se trouve définitivement, comme membre de la société tant domestique que civile, rejetée sur le second plan : au point de vue moral, comme au point de vue physique et intellectuel, sa valeur comparative est encore comme 2 à 3.

Et puisque la société est constituée sur la combinaison de ces trois éléments, travail, science, Justice, la valeur totale de l’homme et de la femme, leur apport et conséquemment leur part d’influence, comparés entre eux, seront comme 3 X 3 X 3 est à 2 X 2 X 2, soit 27 à 8.

Dans ces conditions, la femme ne peut prétendre à balancer la puissance virile ; sa subordination est inévitable. De par la nature et devant la Justice elle ne pèse pas le tiers de l’homme ; en sorte que l’émancipation qu’on revendique en son nom serait la consécration légale de sa misère, pour ne pas dire de sa servitude. La seule espérance qui lui reste est de trouver, sans violer la Justice, une combinaison qui la rachète : tous mes lecteurs ont nommé le mariage.

XVIII

Que signifient maintenant ces déclamations :

« L’homme a accumulé contre sa compagne tout ce qu’il a pu imaginer de duretés et d’incapacités. Il en a fait une captive ; il l’a couverte d’un voile et cachée à l’endroit le plus secret de sa maison, comme une divinité malfaisante ou une esclave suspecte ; il lui a raccourci les pieds dès l’enfance, afin de la rendre incapable de marcher et de porter son cœur où elle voudrait ; il l’a attachée aux travaux les plus pénibles comme une servante ; il lui a refusé l’instruction et les plaisirs de l’esprit. On l’a prise en mariage sous la forme d’un achat ou d’une vente ; on l’a déclarée incapable de succéder à son père et à sa mère, incapable de tester, incapable d’exercer la tutelle sur ses propres enfants, et retournant elle-même en tutelle à la dissolution du mariage par la mort. La lecture des diverses législations païennes est une révélation perpétuelle de son ignominie, et plus d’une, poussant la défiance jusqu’à l’extrême barbarie, l’a contrainte de suivre le cadavre de son mari et de s’ensevelir dans son bûcher, afin, remarque le jurisconsulte, que la vie du mari soit en sûreté. » (Le P. Lacordaire, cité par Daniel Stern, Essai sur la Liberté.)


De semblables paroles, si l’Église avait la moindre intelligence du fait et du droit, eussent mérité à leur auteur une interdiction perpétuelle. Mais l’Église, sur la foi de Platon et de l’Évangile, admet, comme le P. Lacordaire, l’égalité des sexes ; à l’aide de ce principe elle entretient sa théocratie par le célibat ecclésiastique ; elle gouverne les familles par le confessionnal, et capte les successions des filles et des femmes par des testaments et des fidéi-commis, dont elle a soin de fournir les modèles. À ses yeux, la femme ne sera jamais assez émancipée, surtout s’il existe des collatéraux qui réclament.

Qu’y a-t-il donc d’étonnant à ce que la femme ait de tout temps subi sa part des misères que l’ignorance, l’oppression, la superstition, versent sur l’humanité ; et quand le prêtre lui-même a méconnu le sens du mariage, que l’homme ait pris vis-à-vis de sa fantasque et lascive moitié les précautions que lui suggérait une expérience trop réelle ?

Ah ! de grâce, vous qui prenez en main la défense de la femme, ne parlez pas de cette réclusion ignominieuse qu’elle a si longtemps subie, de cette vente et de cet achat de sa personne, de toutes ces entraves mises à sa volonté et à ses mouvements : ces faits s’élèveraient contre elles, comme autant de témoignages de l’incapacité de sa raison et de l’indignité de son cœur. S’agit-il aujourd’hui de revenir à ces mœurs déplorables ? Qui le dirait calomnierait les deux sexes : le moraliste n’a qu’un but, c’est de pénétrer la raison des coutumes et des institutions. Eh bien ! cette raison éclate maintenant à tous les yeux : allez voir les femmes de l’Orient et de tous les pays à demi civilisés ou barbares ; rappelez-vous, vous qui lisez votre bréviaire, les histoires de Sara, de Rébecca, de Ruth, de Bethsabée, et de toutes ces gentes femelles qui se couchent aussitôt que l’homme les regarde ; songez que le Décalogue, dans ses sixième et neuvième commandements, parlant d’adultère, ne s’adresse pas à la femme ; relisez, enfin, vos apôtres, vos pères, vos casuistes, et vous comprendrez le motif de cette réprobation qui a si longtemps pesé sur le sexe.

Oui, l’homme a été envers la femme despote et cruel ; il l’a traitée comme une brute : prenez garde, par vos détestables maximes, de l’y faire revenir… Telle que vous la voyez aujourd’hui, c’est lui qui l’a faite, et si elle mérite quelque louange, elle le lui doit.


CHAPITRE II.

Observations. — Influence de l’élément féminin sur les mœurs et la littérature françaises.

XIX

Je complète les réflexions qu’on vient de lire par quelques observations faites sur des sujets de l’un et de l’autre sexe assez connus pour que chacun puisse vérifier l’exactitude de l’observateur.

On a dit que l’esprit avait, comme l’animal, sa dualité sexuelle, son élément masculin et son élément féminin.

Sans discuter la vérité de ce jugement, il résulte de tout ce qu’on vient de lire que l’élément féminin, nonobstant la qualité spécifique qui résulte de son infériorité même et le fait reconnaître, est en dernière analyse un élément négatif, une diminution ou affaiblissement de l’élément masculin, qui à lui seul représente l’intégralité de l’esprit.

D’où il suit encore que, si dans une société, dans une littérature, l’élément féminin vient à dominer ou seulement à balancer l’élément masculin, il y aura arrêt dans cette société et cette littérature, et bientôt décadence.

Cette prévision de la logique est confirmée par l’expérience.

Toute littérature en progrès, ou si l’on aime mieux en développement, a pour caractère le mouvement de l’idée, élément masculin ; toute littérature en décadence se reconnaît à l’obscurcissement de l’idée, remplacée par une loquacité excessive, qui fait d’autant mieux ressortir le faux de la pensée, la pauvreté du sens moral, et, malgré l’artifice de la diction, la nullité du style.

La raison de ceci se découvre d’elle-même.

Une suite de chefs-d’œuvre, en développant les aptitudes de la langue, lui a donné l’abondance, la flexibilité, la force, créé ses locutions et ses formes. La philosophie, les sciences, l’industrie, toutes les branches de l’activité sociale l’ont enrichie. Son dictionnaire, comprenant, avec les vocables, les tours, formules, acceptions de mots, est devenu un arsenal ou fourmillent les idées, et dont aucun écrivain n’épuisera les trésors. À ces matériaux déjà si riches, la grammaire et la rhétorique ajoutent leurs recettes : moules de phrases, périodes, cadences, etc. ; on en a pour tout. L’art de faire jouer la métaphore et la métonymie, de darder l’apostrophe, d’amener le mot, d’enfoncer le trait, est connu ; la tactique du langage n’a plus de secrets. Pour faciliter le travail, on a des répertoires de rimes, de synonymes, d’épithètes, de périphrases, d’exemples choisis, qu’il suffit de parcourir, pour en voir jaillir sans cesse de nouveaux aperçus, des rapprochements ingénieux, des traits d’esprit, des coqs-à-l’âne, enfin des idées telles quelles. Le dépouillement des littératures étrangères apporte un dernier contingent, avec lequel on donnera une couleur encore plus foncée à cette originalité de mauvais aloi. Allez maintenant, jeune homme ; prenez et mélangez, comme font les apothicaires, Sume et misce. Vous êtes écrivain, vous pouvez, pendant une génération, devenir grand homme.

On conçoit combien cette méthode est favorable à l’amplification et au lyrisme. L’ode elle-même n’est qu’une description par énumération de parties, une litanie. Ouvrez le Gradus ad Parnassum, au mot Jupiter, par exemple : vous avez une ode toute faite, dans le genre orphique. J’ose dire qu’une partie de la littérature contemporaine, poésie et prose, n’a pas d’autre raison d’être, que c’est là ce qui fait son mérite, et ce qui depuis le commencement du siècle a déterminé sa décadence.

Pour faire comprendre la cause des rétrogradations humaines, j’ai cité, dans une autre étude, quelques extraits de mes lectures d’histoire ; qu’on me permette, dans le même but, de donner un croquis de mes observations sur quelques-uns de nos gens de lettres.

XX

J.-J. Rousseau.

Le moment d’arrêt de la littérature française commence à Rousseau. Il est le premier de ces femmelins de l’intelligence, en qui l’idée se troublant, la passion ou affectivité l’emporte sur la raison, et qui, malgré des qualités éminentes, viriles même, font incliner la littérature et la société vers leur déclin.

Le bon sens public et l’expérience ont prononcé définitivement sur Jean-Jacques : caractère faible, âme molle et passionnée, jugement faux, dialectique contradictoire, génie paradoxal, puissant dans sa virtualité, mais faussé et affaibli par ce culte de l’idéal qu’un instinct secret lui faisait maudire.

Son discours sur les Lettres et les arts ne contient qu’un quart de vérité, et ce quart de vérité, il l’a rendu inutile par le paradoxe. Autant l’idéalisme littéraire et artistique est favorable au progrès de la Justice et des mœurs quand il a pour principe et pour but le droit, autant il leur est contraire quand il devient lui-même prépondérant et qu’il est pris pour but :voilà tout ce qu’il y a de vrai dans la thèse de Rousseau. Mais ce n’est pas ainsi qu’il a vu la chose : son discours est une déclamation que l’amour du beau style, qui commençait à faire perdre de vue l’idée, put faire couronner par des académiciens de province, mais qui ne mérite pas un regard de la postérité.

Le Discours sur l’Inégalité des conditions est une aggravation du précédent : si Rousseau est logique, c’est dans l’obstination du paradoxe, qui finit par lui déranger la raison. La propriété, malgré la contradiction qui lui est inhérente et les abus qu’elle entraîne, n’est en fin de compte qu’un problème de l’économie sociale. Et voyez la misère de l’écrivain, tandis que l’école physiocratique fonde la science précisément en vue de résoudre le problème, Rousseau nie la science et conclut à l’état de nature.

La politique de Rousseau est jugée : que pourrais-je dire de pis contre sa théorie de la souveraineté du peuple, empruntée aux protestants, que de raconter les actes de cette souveraineté depuis soixante-dix ans ? La Révolution, la République et le peuple n’eurent jamais de plus grand ennemi que Jean-Jacques.

Son déisme, suffisant pour le faire condamner par les catholiques et les réformés, est une pauvreté de théologastre, que n’osèrent fustiger, comme elle méritait de l’être, les chefs du mouvement philosophique, accusés par l’Église et par Rousseau lui-même de matérialisme et d’immoralité : justice est faite aujourd’hui et de l’état de nature et de la religion naturelle.

L’Héloïse a relevé l’amour et le mariage, j’en tombe d’accord, mais elle en a aussi préparé la dissolution : de la publication de ce roman date pour notre pays l’amollissement des âmes par l’amour, amollissement que devait suivre de près une froide et sombre impudicité.

Les Confessions sont d’un autolâtre parfois amusant, mais digne de pitié.

Quant au style, excellent par fragments, toujours correct, il est fréquemment déshonoré par l’enflure, la déclamation, la roideur, et une affectation de personnalité insupportable. Rousseau a ajouté à la gloire de notre littérature ; mais, comme pour le mariage et l’amour, il en a commencé la décadence.

En somme, et cette observation est décisive contre lui, Rousseau n’a pas le véritable souffle révolutionnaire ; il ne comprend ni le mouvement philosophique ni le mouvement économique ; il ne devine pas, comme Diderot, l’avenir glorieux du travail et l’émancipation du prolétariat, dont il porte si mal la livrée ; il n’a pas, comme Voltaire, cet esprit de Justice et de tolérance qui devait amener, si peu d’années après sa mort, la défaite de l’Église et le triomphe de la Révolution. Il reste fermé au progrès, dont tout parle autour de lui ; il ne comprend, il n’aime seulement pas cette liberté dont il parle sans cesse. Son idéal est la sauvagerie, vers laquelle le retour étant impossible, il ne voit plus, pour le salut du peuple, qu’autorité, gouvernement, discipline légale, despotisme populaire, intolérance d’église, comme un mal nécessaire.

L’influence de Rousseau fut immense cependant : pourquoi ? Il mit le feu aux poudres que depuis deux siècles avaient amassées les lettrés français. C’est quelque chose d’avoir allumé dans les âmes un tel embrasement : en cela consiste la force et la virilité de Rousseau ; pour tout le reste il est femme.

Le successeur immédiat de Rousseau, dans cette série féminine, fut Bernardin de Saint-Pierre. Je n’en dirai rien : l’opinion sur le caractère de cet écrivain est formée depuis longtemps.

Je passe également sur toute la période révolutionnaire et impériale, pendant laquelle les intelligences d’élite furent entraînées dans d’autres directions, et j’arrive à la littérature contemporaine, qui commence à la Restauration.

Ici, je l’avoue, je ne vois guère que les historiens et les philologues dont la pensée féconde mérite les honneurs de la virilité, et soutienne la Révolution et le progrès. Tout le reste me paraît, en prédominance croissante, livré à l’esprit femelle, stérile et rétrograde.

XXI

Béranger.

Une réaction vient de se déclarer contre le célèbre chansonnier, à propos de sa publication posthume. Je crois cette réaction mal fondée dans ses motifs, mais en partie juste.

Que Béranger ait passé les vingt dernières années de sa longue existence à rimer une centaine de chansons au-dessous du médiocre, il en avait parfaitement le droit, et c’est nous qui sommes des sots de les lire ; — que l’insignifiance de ses Mémoires soit poussée jusqu’au commérage, est-ce sa faute si nous attendions de lui des révélations ? — que son chauvinisme soit en 1857 ce qu’il était en 1825, cela prouve tout juste que le monde a marché depuis trente-deux ans, et que Béranger est resté ce qu’il était ; — qu’il s’en vienne ressasser, quand l’histoire est ouverte, la postérité saisie, l’opposition éteinte, de stupides calomnies contre les Bourbons, et se croie pour cela un grand citoyen, c’est une infirmité d’esprit à porter au compte de la vieillesse ; — qu’il demande pardon au lecteur des grivoiseries de son jeune temps, je ne le trouve pas de mauvais exemple ; — qu’il implore le Dieu des bonnes gens, le Dieu de Jean-Jacques, le Dieu de Maximilien, le Dieu d’Alphonse de Lamartine, après l’avoir si drôlement chansonné, on n’en peut rien conclure, sinon que Béranger, tout révolutionnaire et esprit fort qu’il se croyait, entendait aussi peu la Révolution que la philosophie ; — qu’au lieu de se lancer, comme tout l’y invitait, dans la carrière politique, il ait arrangé sa petite vie loin du flux et reflux de la popularité, des orages du parlement et des écueils du pouvoir, ménager de sa réputation, craignant sur toute chose de se compromettre, désireux de ne se brouiller avec personne et de s’assurer un superbe enterrement, il serait d’autant plus injuste, à mon avis, de l’en blâmer, qu’il se faisait justice et qu’en pareil cas tout individu doit être cru sur parole.

Béranger n’en reste pas moins le premier poëte français du dix-neuvième siècle : de quel calibre est cet homme ?

Béranger appartient à la Révolution, sans nul doute ; il vit de sa vie ; ses chansons, comme les fables de La Fontaine, les comédies de Molière et les contes de Voltaire, ont conquis parmi le peuple et les hautes classes une égale célébrité. Et c’est ce qui élève Béranger au-dessus de tous les poëtes contemporains : en fait d’art et de poésie, une pareille universalité d’admiration est décisive et dispense de tout autre argument.

Béranger est-il initiateur, comme furent les anciens lyriques, comme Homère, Virgile, Corneille, Boileau, Molière, La Fontaine, Voltaire ? A-t-il en lui le concept, l’idée ?

À cette question je réponds sans hésiter : Non, Béranger n’a rien du poëte initiateur ; c’est un écho, une harpe éolienne. Lui-même le dit quelque part : Je suis un luth suspendu, qui résonne dès qu’on y touche. Que la voix publique vienne ébranler son âme, il chantera ; lui-même ne la devance pas. Seul il se trompe constamment ; il ne connaît ni sa route, ni son étoile.

Pour le style et les mœurs, je parle ici des mœurs poétiques, c’est simplement un disciple de Voltaire et de Parny ; aucune qualité propre ne le distingue, si ce n’est peut-être la fatigue et l’obscurité trop fréquente de ses vers. Sa plaisanterie et ses gaudrioles sont en général puisées à deux sources suspectes, l’impiété et l’obscénité. Ses chansons bachiques n’ont pas non plus la joie franche des chansons gauloises : elles sont d’un poëte qui se met à table ; il y a de la recherche, de la préméditation, trop de philosophie. Béranger est sérieux, point naïf, souvent tendu et forcé, jamais aviné. Il serait demeuré un poëte médiocre, si les circonstances où il vécut ne lui avaient fait trouver une autre veine.

Pour le fond, il n’a pas plus d’invention et d’initiative.

D’abord, il chante l’amour grivois, et rétrograde de Rousseau à Brantôme et à Boccace. Rarement il s’élève jusqu’au sentiment et à l’idéal ; et toute cette partie de son œuvre serait à dédaigner, si, par la vivacité des tableaux et le mordant de la vérité, sa chanson, licencieuse de pensée et de fait, n’était devenue une satire d’un genre supérieur à celui d’Horace et de Juvénal. Ma Grand’Mère est une de ces pièces incomparables, dont je doute que le poëte ait eu lui-même la conscience, et qui n’a de modèle en aucune langue.

Dans ses chansons politiques, Béranger n’est que l’écho des passions de son temps : il grandit avec l’opposition libérale ; il monte avec les souvenirs, avec les conspirations bonapartistes.

Que fait-il en 1810 et 1811, quand le despotisme impérial, parvenu à son apogée, a fait taire la Révolution ? Chante-t-il la Liberté et la République ? Non : il est tout entier à Comus, Bacchus, Vénus ; il attendra les Bourbons et la Charte.

Que fait-il encore, de 1812 à 1815, quand la France est écrasée sous les désastres, et que les armées étrangères ont établi leur quartier général à Paris ? Il chante des gaudrioles, le Roi d’Yvetot, le Sénateur, Roger Bontemps, les Gueux, la Grande Orgie, etc., etc. Ce ne sont pas les Gaulois et les Francs, ni le Bon Français, ni la Requête des Chiens de qualité, ni l’Opinion de ces demoiselles, qui peuvent racheter cet étrange oubli du poëte patriote. Certes, on n’était pas trop malheureux en France, on riait, on chantait, on dansait, on s’amusait, durant ces affreuses invasions, s’il faut s’en rapporter au répertoire de Béranger. Ce n’est que plus tard, au retentissement de la tribune, à la voix des députés libéraux, de Manuel, de Benjamin Constant, de Foy, quand l’ennemi a évacué la France, que le rouge monte au visage du poëte et qu’il prend son élan. Le Marquis de Carabas, Mon âme, sont de 1816 ; la Vivandière et le Champ d’asile, deux chants épiques, de 1817 et 1818. De ce jour nous possédons Béranger : il ne s’arrêtera plus. Après 1830, retiré de la politique, mais toujours fidèle au mouvement des idées, il deviendra encore le prophète du socialisme.

Dans cette longue suite de petits poëmes, au nombre de plus de trois cents, et qui, placés bout à bout, formeraient une espèce d’épopée, Béranger montre-t-il une intelligence véritable du mouvement historique, des passions de son époque, du droit et de l’avenir de la Révolution ?

Il n’en est rien. Béranger a si peu le secret des choses, que c’est précisément à son ignorance qu’il a dû son succès. Jamais homme plein des hautes pensées que pouvait suggérer à un Royer-Collard, par exemple, à un Saint-Simon, la marche des choses, ne se fût avisé de mettre ces pensées en chansons : il en aurait fait un poëme épique, tout au moins des tragédies. Jusqu’à trente ans, Béranger avait été rimeur aussi malheureux qu’obstiné ; peu à peu cependant il s’était rompu au couplet ; il avait acquis, dans le genre inférieur du refrain, un vrai talent, lorsque la Restauration arriva.

En homme d’esprit et de pratique, Béranger songea donc à tirer parti de ses moyens. Son éducation était faite, et le contraste des idées et des événements avec le cadre de la chanson, la seule forme poétique dont il disposât, ne pouvait manquer de produire, pour le sublime comme pour le ridicule, des effets surprenants. Il mit en couplets, sur des airs connus, non pas l’idée qu’il n’eut jamais, mais le sentiment révolutionnaire, tel que le lui offraient les souvenirs de 93, la bataille impériale, le débat constitutionnel, et cette longue figure de l’Ancien Régime qui revenait, comme un spectre, en la personne des émigrés. La littérature française se trouva ainsi enrichie, par l’exhaussement de la chanson, d’un genre nouveau, dans lequel Béranger n’avait pas trouvé de modèle et restera sans égal, l’histoire et la poésie ne se rejetant jamais.

Du reste, la Révolution est demeurée pour Béranger un mythe, l’empereur une idole, les princes de Bourbon l’ennemi. Sous tous les rapports, sa pensée est courte, défectueuse, arriérée, contradictoire. La preuve, c’est qu’il a beaucoup perdu de sa réalité ; dans trente ans, les trois quarts de ses chansons n’auront plus de valeur. Ses vingt dernières années, il les a passées à remâcher ses plus heureux refrains et à regretter ses amours ; il est mort déiste. Comme Rousseau, il fut, par la prédominance de l’élément féminin, un agitateur en qui la passion débordait la conscience ; il a servi la Révolution, mais il a fait baisser le sens moral et dérouté le sens politique ; s’il montre quelque virilité d’entendement, c’est dans l’architecture de ses chansons, dont chacune forme un crescendo continu, un tout logique et complet, parfois même comme la miniature d’un poëme épique.

XXII

M. de Lamartine.

Jamais peut-être un homme ne se rencontra doué d’inclinations plus heureuses que M. de Lamartine, il aime la vraie gloire et il s’y connaît ; son esprit cherche naturellement la vérité, son cœur la Justice ; les plus hautes conceptions, quand elles lui sont présentées, il les embrasse sans effort ; personne plus que lui ne désire servir et illustrer son pays ; il a la religion du devoir, le courage dans le danger, et celui, plus rare encore, de la fidélité à sa conviction, alors même que cette conviction peut le rendre impopulaire. Ajoutez une chasteté de sentiments qui rappelle Bossuet, et une puissance de verbe qui tient du prodige. Tout d’abord on l’aime, en se sent attiré vers lui ; on le prendrait volontiers pour directeur de conscience ; il semble même, à la limpidité et à l’éloquence de sa parole, que l’on pourrait se reposer sur lui du soin de penser et de raisonner, tant dans ses écrits, comme dans ses discours et toute sa personne, l’expression du beau apparaît comme le gage souverain de la raison. Malheureusement, ces belles qualités sont déparées, souvent même neutralisées, par un irréparable défaut : le travail intellectuel, chez M. de Lamartine, cet esprit d’analyse et de synthèse qui seul, en donnant la raison des choses, élève et entretient l’idéal, manque tout à fait ; il contemple, il ne pénètre pas ; et comme il arrive à tous les contemplatifs, on peut dire que la raison en lui ne dépasse la mesure de la femme que juste de ce qu’il faut pour qu’il ne soit pas femme.

Ce qui ressort de la vie et des écrits de M. de Lamartine, c’est qu’il n’a pas l’intelligence de son époque et de son pays ; il ignore d’où nous venons et où nous allons ; trop instruit pour se payer d’utopies, trop faible de génie pour percer les ténèbres qui l’enveloppent, cherchant le courant providentiel autant que peut le révéler à une âme de poëte le tourbillon des événements, il ne sait jamais quelle route choisir, quelle conduite tenir, quel principe affirmer. De là ce scepticisme qui malgré lui fait le fond de sa philosophie, et lui a donné dès ses débuts un caractère de tristesse, auquel selon moi son caractère est étranger.

J’emprunte les détails qui suivent à l’Histoire de la Révolution de 1848 par Daniel Stern, l’une des plus ferventes admiratrices de M. de Lamartine.

Né à Mâcon, en 1790, d’une famille noble, M. de Lamartine fit ses études avec une rare distinction au collége de Belley, entra en 1814 dans la maison militaire de Louis XVIII, publia ses Méditations en 1820, et suivit jusqu’en 1830 la carrière diplomatique.

Par sa naissance, son éducation, ses sentiments de famille, son inclination personnelle, M. de Lamartine est royaliste, de plus chrétien. Quel bonheur pour lui s’il était né au siècle de Bossuet, alors que rien n’était venu ébranler dans la nation la foi monarchique et religieuse ! Sa poésie eût éclairé le monde, et sa gloire, aussi pure que sa pensée, eût duré plus qu’elle.

Après la Révolution de juillet, M. de Lamartine se tient à l’écart ; il contemple cette Révolution qui était venue donner le démenti à sa muse et déranger sa fortune politique. Puis, croyant reconnaître le doigt de Dieu dans le fait accompli, il publie une brochure où il explique et légitime, aux yeux de la raison et de la foi, l’avénement de la dynastie d’Orléans. Il ne se vend ni ne se donne ; son désintéressement est un sûr garant de sa loyauté. Comme je le disais tout à l’heure, il cherche le courant providentiel, et opère, en tout bien et tout honneur, sa transition.

Élu en 1833 député de Berghes (Nord), pendant qu’il était à Jérusalem, il s’assied au banc des conservateurs, appuie la loi contre les associations, soutient la prérogative royale, puis vote contre la loi de dotation et les fortifications.

Autant qu’il est en lui, M. de Lamartine, rallié à la dynastie nouvelle, reste fidèle au principe monarchique ; mais il n’en est pas le flatteur, sa conduite le prouve. Tout cela, cependant, est-il bien logique ? Était-il possible d’abstraire à ce point les personnes des principes, que M. de Lamartine pût se croire dans la sincérité de sa foi parce qu’il suivait, du côté où le vent la faisait tomber, la couronne ? Qui empêche aujourd’hui que M. de Lamartine, après s’être rallié à la dynastie des Orléans, se rallie de nouveau à la dynastie des Bonaparte ?

En 1842, le tempérament de M. de Lamartine se décèle tout à fait : il vote la régence de la princesse Hélène, soutenant, par toutes sortes de considérations, qu’en fait de régence la main d’une femme est préférable à celle d’un homme. Pourquoi pas, aussi bien, en fait de royauté ?…… Le 27 janvier 1843 il vote contre l’adresse et passe à l’opposition, convaincu, dit-il, que le gouvernement s’égare et s’éloigne de son principe. De quel principe parlait alors M. de Lamartine ? De la Révolution, sans doute. Mais alors pourquoi n’avait-il pas des premiers applaudi à la chute des Bourbons ? Pourquoi ensuite, devenu député, n’était-il pas entré de plain-pied dans les rangs de l’opposition, au lieu de ce stage de dix ans parmi les conservateurs ?

Ainsi, tandis que la Révolution de juillet s’écarte de son principe, M. de Lamartine s’écarte du sien, ce qui fait dire à M. de Humboldt : Lamartine est une comète dont on n’a pas encore calculé l’orbite.

Les mots, La France s’ennuie, Révolution du mépris, Il suffit d’une borne, etc., sont de ce temps. Lui qui dans son Cours familier de littérature nie dédaigneusement le progrès, il s’indignait en 1843 que les conservateurs dont il se séparait résistassent au mouvement, dont lui-même ne pouvait déterminer la direction ni prévoir l’issue !

En 1846, il publie son Histoire des Girondins. De l’opposition dynastique il avait glissé dans la république de l’idéal ; par une dernière évolution, le huitième volume de son Histoire n’était pas sous presse que de la République idéaliste il tombait dans le jacobinisme ; l’ancien volontaire de la légitimité se raccrochait à la queue de Robespierre.

En 1847, au banquet de Mâcon, il s’associe à l’agitation qui allait renverser le trône, et, suivant toujours le courant providentiel, il soutient en février 1848 le droit de réunion, contre lequel il avait voté, au moins implicitement, en 1833. Je voudrais savoir, à cette heure, ce que pensent de ce fameux droit de réunion les agitateurs de 1847, et M. de Lamartine tout le premier ?...

C’en est fait : M. de Lamartine est dans le courant ; il ne doute plus ni de lui-même ni du ciel, il avance toujours. Le 21 février il déclare qu’il ira au banquet quand même, et dût-il s’y trouver seul ; il accepterait, dit-il, la honte d’une reculade pour lui, non pour la France.

Le branle est donné ; la monarchie chancelle et tombe. Pourquoi, le 24 février, M. de Lamartine ne se souvient-il plus de la princesse Hélène, dont il avait si éloquemment défendu la cause en 1842, et qui était là, son enfant dans ses bras, appelant son orateur des yeux et du cœur ? Il y pensait, je le veux croire, aussi bien que M. Garnier-Pagès ; mais le peuple envahit l’assemblée, le courant se prononce contre la régence, en place de laquelle M. de Lamartine, interprète de la volonté du peuple et des desseins de Dieu, propose un Gouvernement provisoire.

Ce n’est pas assez, on demande la République. — M. de Lamartine hésite : il dit que personnellement il est pour elle, mais qu’il réserve les droits de la nation. Le contraire eût été plus vrai, surtout plus digne. Personnellement M. de Lamartine est royaliste, et dans la circonstance il ne réservait rien, il lâchait tout.

Le 25, grand combat de M. de Lamartine contre le drapeau rouge : les rouges sont confondus ; toutefois M. de Lamartine accorde à Louis Blanc la rosette rouge.

Le courant devenant toujours plus furieux, M. de Lamartine crée la garde mobile, pour rassurer les honnêtes gens : on en verra les œuvres quatre mois plus tard. Il repousse le droit au travail, puis il signe le décret qui le garantit.

Dans son manifeste du 6 mars il nie les traités de 1815 quant au droit, mais les admet quant au fait, juste ce qu’avait dit M. Guizot, et conclut par ce mot magique, la paix : ce qui ne l’empêche pas, quinze jours après, de demander 215,000 hommes pour observer le Rhin, les Alpes et les Pyrénées. C’est alors qu’il proclame le grand principe politique : La bonne foi.

Après la journée du 17 mars, Lamartine voit sa popularité décliner, celle de Ledru-Rollin grandir. Aussitôt il cherche à se rapprocher de celui-ci ; il tâte le terrain, voit Blanqui le 15 avril, et le lendemain se jette dans les bras de Changarnier. Le cri du 17 mars, cri du peuple, avait été : Vive Ledru-Rollin ! Le cri du 16 avril, cri de la bourgeoisie, fut : Vive Lamartine, à bas les communistes !……

Je ne pousserai pas plus loin ces rapprochements, dont les harangues et écrits de M. de Lamartine fourniraient vingt pages. J’en ai dit assez pour faire comprendre au lecteur qu’un semblable zigzag d’opinions, chez un homme que son caractère met à l’abri de tout soupçon injurieux, procède d’autre cause que de légèreté et de mauvaise foi : c’est l’entendement qui ne fonctionne pas, qui, ne produisant pas de germes, laisse l’homme sans résolution, sans conseil, sans critère. C’est M. de Lamartine qui, par sa guerre ridicule au drapeau rouge et aux communistes, a déchaîné la terreur bourgeoise ; c’est lui qui, par le trouble de son esprit et l’inconsistance de son caractère, a commencé la dissolution de la République ; c’est lui enfin qui a donné le signal de la réaction, et qui, tombé du pouvoir, l’a le mieux servie. Mieux eût valu une vraie femme. Esprit malade sous une apparence de sérénité ; enfant sublime, dont la malfaisance égale l’innocence, M. de Lamartine est une de ces natures que les partis doivent se renvoyer l’un à l’autre, comme des mèches incendiaires, si mieux ils n’aiment les exclure d’un commun accord du forum et de la politique.

Je ne m’étendrai pas longuement sur l’écrivain ; d’avance nous l’avons jugé. Si le moral de la Révolution commence à baisser en Rousseau ; s’il est plus bas encore en Béranger, il tombe tout à fait en Lamartine. Or, sans cet élément moral qui fait l’âme de toute littérature, le poëte, l’écrivain, quel qu’il soit, est comme un banquier sans argent ; son papier est de nulle valeur, et toute sa circulation aboutit à la banqueroute.

Les Méditations poétiques, œuvre capitale de M. de Lamartine, sont une lamentation sur la fin de l’âge religieux et monarchique, un poëme purement négatif. Par ce côté funéraire, ce poëme se rattache à la Révolution ; aussi le succès fut grand et mérité. Mais déjà l’on pouvait prédire que le poëte, s’il restait fidèle à lui-même, n’irait pas loin : l’oraison funèbre de l’ancien monde chantée, M. de Lamartine ne pouvait être dans le nouveau qu’un poëte de scepticisme, ce qui veut dire, un écrivain hors du droit, hors de la morale, une non-valeur littéraire. Pour qu’il devînt autre chose, il eût fallu qu’il devînt lui-même un homme nouveau : or, nul poëte d’un ordre élevé ne saurait être double, incarner en sa personne deux époques, deux principes. Le vrai poëte est l’homme d’une idée, homo unius libri.

Les Harmonies sont une reprise malheureuse des Méditations ; versification lâche, incorrecte, pensée nulle. En poésie on ne se répète pas, bis repetita non placent.

Le Voyage en Orient, essai de variations sur le thème de l’Itinéraire de Châteaubriand : un écrivain ne fait pas de ces choses, bien qu’il ait parfaitement le droit de les faire.

Dans Jocelyn, poëme de six mille vers, et qu’il eût fallu réduire à cinq cents, M. de Lamartine a voulu représenter un amour idéal contenu par la religion. C’est le Vicaire savoyard corrigé et refait ; mais telle est la faiblesse du jugement en M. de Lamartine, qu’il ne s’aperçoit pas que son héros, qu’il a voulu faire vertueux et chaste, fait autant honte à l’amour qu’à la religion et à la vertu. Puisque Jocelyn s’est fait prêtre par un acte d’héroïsme, la foi, la Justice, la poésie, le cœur humain, le plus simple bon sens, n’admettent plus qu’après ce sacrifice la perte de son amour lui pèse quelque chose, que sa Laurence ose l’accuser, et se jette par désespoir amoureux dans le désordre. Celui qui renonce à sa maîtresse pour sauver sa religion, sa patrie, moins que cela, pour donner l’extrême onction à son évêque, n’a plus de larmes à répandre ; le devoir accompli prend la place de l’amour, devient amour lui-même. Et celle qui a perdu de la sorte son amant doit se dire qu’elle a gagné un héros, elle est heureuse. Le Jocelyn, en un mot, n’a pas le sens moral : cette simple observation, qui certes est loin de la pensée de M. de Lamartine, fait de son poëme une œuvre scandaleuse et met à néant ses six mille vers.

Je n’ai pas lu la Chute d’un Ange, qu’on m’a dit être fort inférieure encore à Jocelyn. Serait-ce une variante du poëme d’Eloa, de M. Alfred de Vigny, comme le Voyage en Orient est une réédition de l’Itinéraire, comme le Jocelyn est une résurrection du Vicaire savoyard ?

Les Histoires de M. de Lamartine, fatigantes par la pompe continue du style, sont pour le reste au-dessous de la critique. Son Conseiller du peuple, œuvre de réaction, mériterait de ma part de rudes représailles ; je me contente d’un mot. Après s’être laissé descendre, avec le courant providentiel, jusqu’à la République sociale, il a remonté, sous la même influence, vers la contre-révolution ; que le vent tourne de nouveau, il reviendra des premiers : ce sera toujours le même homme. N’a-t-il pas déjà distingué entre le bon socialisme et le mauvais socialisme ?

Dans Raphaël, M. de Lamartine a voulu réagir contre l’impudicité croissante des romans en vogue par la peinture d’un amour immaculé. Peut-être aussi, à l’exemple de Benjamin Constant, s’est-il proposé de consigner, dans une fiction plus ou moins personnelle, quelque souvenir de sa vie intime ; ce que je regretterais, je l’avoue. Quoi qu’il en soit, l’idée de rétablir la moralité dans le roman par une purification de l’amour était excellente, digne du cœur de M. de Lamartine. Mais ici encore il est retombé, par l’irréflexion de sa pensée, dans le défaut de Jocelyn, à tel point que Raphaël, qui par la forme touche au mysticisme, est quant au fond ce que j’ai lu jamais de plus obscène.

Comme on n’accuse pas à la légère un homme tel que M. de Lamartine, posons quelques principes.

Parmi tous les amoureux et amoureuses du roman et du théâtre, il en est fort peu dont j’approuve la passion, et qui par conséquent m’intéressent : pourquoi ? c’est qu’il est rare que le devoir ne soit sacrifié à l’amour, qui dès lors devient ignoble, anti-poétique, et, s’il est malheureux, indigne d’être plaint.

Dans le Cid de Corneille, Rodrigue et Chimène m’intéressent au plus haut degré : ils sont beaux tous deux ; ils me passionnent ; leur amour est légitime, et parce qu’il est légitime, son infortune excite ma pitié. Le sacrifice que le jeune homme et la jeune fille en font au devoir est tout ce qu’il y a de plus idéal et en même temps de plus tragique.

Dans Polyeucte, dans Zaïre, les conditions sont les mêmes que dans le Cid ; et telle est la puissance du beau moral sur l’imagination, que nous n’apercevons plus les taches qui déparent ces tragédies : elles nous émeuvent profondément, et malgré notre pitié, nous sommes satisfaits.

C’est autre chose de la Camille des Horaces, et de l’Hippolyte de Phèdre.

Meurtrier de sa sœur, Horace, coupable tout au plus devant le tribunal domestique, est innocent devant le peuple. Il pouvait supporter les regrets de Camille ; il doit punir ses imprécations. Cette fille, en qui l’amour parle plus haut que le patriotisme, n’est plus Romaine ; elle est indigne de son père et de ses frères ; elle fait tache dans sa famille, il faut qu’elle meure.

Qu’Hippolyte aimât quelque part, en chevalier ou en prince, je ne l’en eusse pas plus blâmé que n’eût fait Thésée. Mais comment supporter ce jeune homme condamnant, par une amourette, la politique, le règne entier de son père ? On me dit que l’amour ne se commande pas : soit ; mais le devoir commande aussi, et plus haut que l’amour. Ce qu’il y a de pis est que cette désobéissance donne raison à Thésée : il a le droit de penser qu’un fils dont les sentiments sont la censure de toute sa vie, qui le brave et tend la main à l’ennemi, a bien pu former encore des projets sur Phèdre.

Je suis sans sympathie pour Françoise de Rimini et son cousin, que Dante, amoureux mystique, a trop ménagés. Que me fait cet adultère produit par le désœuvrement du corps et de l’esprit, la lecture des romans et le chatouillement de la volupté ? N’est-ce pas la pire espèce d’adultère, partant la moins intéressante ?

Lucie de Lammermoor me ravit : fiancée, fidèle, alors même qu’elle accepte un autre époux, elle reste dans la Justice. Le coupable est le frère qui la trompe, et qui, en la sacrifiant à son ambition, immole le devoir et le droit de la femme, tout ce qui fait la gloire et la félicité du genre humain.

Mais, tout en plaignant Roméo et Juliette, je les blâme et ne les pleure pas : eux aussi ont manqué au droit paternel. Comment ces deux jeunes gens s’ingèrent-ils de trancher les vieux différends de leurs familles par un mariage clandestin ?Quoi ! c’est ainsi que va finir l’antagonisme héréditaire des Montaigu et des Capulet !… Je ne suis pas de ceux qui traitent l’amour de misère, je ne suis ni guelfe ni gibelin ; mais il me semble que les deux familles avaient le droit de punir les indiscrets amants, je ne dis pas en les tuant, mais en les mettant en religion.

J’ai horreur de Paul et Virginie : je regarde cet amour, possible peut-être, mais non plausible, et où respire l’inceste, comme une profanation de l’enfance. Paul et Virginie sont, par les douze premières années de leur vie, frère et sœur ; ils ne doivent s’aimer que tard, après une séparation prolongée, et je trouverais Virginie plus pure, au dernier moment, dans les bras du matelot nu qui offre de la sauver, que morte avec le portrait de Paul sur le cœur.

La fable de M. de Lamartine se déroule entre deux personnages : Raphaël, une espèce de Sténio ; Julie, une Lélia rectifiée, créole, esprit fort, qui s’est fait une religion à elle, mais qui se convertira à la fin, par la grâce de l’amour et pour la plus grande gloire de Dieu.

Or, de quelque style qu’ait su la couvrir l’auteur, la situation passe toute licence.

Raphaël et Julie se rencontrent aux eaux d’Aix, le premier poitrinaire, la seconde attaquée d’une maladie de cœur qui lui interdit tout rapport physique d’amour. Ils s’aiment, néanmoins, et comme bien on pense, d’autant plus qu’ils n’ont rien à espérer. Le jeune homme suit la femme à Paris, est agréé par le mari, vieillard octogénaire, qui approuve cette liaison platonique. On se voit, on s’écrit, on s’adore pendant six mois, au bout desquels, forcés de se séparer, on se donne rendez-vous à Aix, et la femme meurt.

Tel est le fond sur lequel M. de Lamartine a broché 350 pages de ce style feuillu, melliflu, qui ne le quitte pas, et qui eût si fort impatienté Diderot.

Qu’est-ce, d’abord, que ce mariage ?

Jeune, belle, ardente à l’amour, mais sans bien, Julie a consenti à épouser un vieux savant, qui doit, dans quelques années, délai moral, lui laisser une jolie fortune, avec laquelle elle pourra se remarier, et qui en attendant ne la gêne pas, satisfait qu’il est, dit-il, du plaisir des yeux et de la possession du cœur. En offrant sa main à la jeune fille, il avait déclaré, protesté, qu’il regrettait de n’avoir pas de fils à qui il pût la donner ; que, ne pouvant l’obtenir pour un fils, il voudrait l’avoir pour fille ; qu’en l’épousant lui-même, il n’aspirait à rien de plus qu’à des relations paternelles, etc.

Sur quoi j’observe que, puisqu’il ne s’agissait que de paternité, il y avait un moyen bien simple, qui ne contrariait personne et ne choquait point la nature : c’était d’adopter Julie, puis de la marier. Il est vrai qu’alors le roman n’est plus possible ; mais c’est justement ce que je reproche à M. de Lamartine et à ses pareils, et en quoi je les accuse de manquer de virilité intellectuelle ou de conception : dès qu’on les oblige à respecter, dans leurs compositions, la logique, la vérité et la morale, en un mot la raison des choses, on les condamne au silence.

Si vieux pourtant et décharné que soit un homme, il lui reste toujours une velléité de concupiscence, et c’est ce que M. de Lamartine avoue ingénument de celui-ci : — « Sa tendresse se bornait à me presser contre son cœur, et à me baiser sur le front, en écartant de la main mes cheveux. » Assez comme cela : ce mari est un vieux drille, qui déguise sous de grands mots une fringale de soixante-douze ans, et se permet, faute de mieux, les attouchements. Il suffit que le soupçon existe pour que l’honnêteté disparaisse, et que la prétendue paternité devienne incestueuse. Et quoi de plus immoral que la peinture de ces amours contraints à la réserve ou réduits à l’impuissance par un obstacle étranger à la volonté : la décrépitude chez le vieillard, l’anévrisme chez la femme, le vœu sacerdotal chez Jocelyn ?

Du mari passons à la femme. Si peu qu’on voudra, Julie est épouse ; elle doit respecter en sa personne et dans la personne de son époux, même non usager, la sainteté du mariage. Or, ce respect ne consiste pas seulement à s’abstenir de ces viles satisfactions des sens que lui interdit son anévrisme, mais à se défendre de tout amour, si épuré et désintéressé qu’il soit. M. de Lamartine, si raffiné dans son platonisme, n’ignore pas que le mariage est chose toute morale, dans laquelle le commerce des sens n’arrive que comme accessoire. Ce devait être l’honneur de Julie, sa gloire, comme c’était son devoir, de conserver l’inviolabilité de son mariage aussi bien de cœur que de corps. Ici encore, si l’écrivain est logique, s’il reste fidèle à son principe et à son but, le roman tombe : impossible d’aller plus loin.

Mais Julie est créole ; elle n’entend pas de cette oreille ; son vénérable d’ailleurs l’y autorise. Il lui a dit : Aimez, rajeunissez, soyez heureuse à tout prix. Depuis six ans, sous prétexte de santé, elle vagabonde, cherchant un amant selon son cœur ; et comme elle va vite quand il est trouvé ! Et Je vous aime, et Je vous appartiens ; et ce soir même nous coucherions ensemble, sans ce maudit anévrisme. Connaissez-vous rien de plus obscène que ce tableau où M. de Lamartine peint les deux amants, logés porte à porte, et qui, après avoir rétabli la communication, se donnent tout ce qu’ils peuvent, moins ce que vous savez, parce que la mort est au bout ? Lélia n’eût pas hésité ; elle aurait dit : Mourons !… J’aime mieux Lélia, j’aime mieux Messaline.

Pendant six semaines, M. de Lamartine nous représente ce Raphaël, que la maladie de cœur tient à distance, en adoration devant le lit de Julie et s’écriant :

« Ô amour ! que les lâches te craignent et que les méchants te proscrivent ! Tu es le grand prêtre de ce monde, le révélateur de l’immortalité, le feu de l’autel ! Sans ta lueur, l’homme ne soupçonnerait pas l’infini !… »

À quoi Julie, en proie aux palpitations, réplique par cette antienne :

« Il y a un Dieu, c’est l’amour… Je l’ai vu, je l’ai senti. Ce n’est plus vous que j’aime, c’est Dieu. — Dieu ! Dieu ! Dieu ! — Dieu, c’est toi ; Dieu, c’est moi pour toi ! Raphaël, tu es mon culte de Dieu !

Mais il faut connaître aussi ce Raphaël, l’homme-dieu de Julie. Raphaël est un jeune homme pauvre, doué de quelques talents, pour qui sa famille s’est sacrifiée, et qui, tandis que son père, sa mère et six enfants dans l’indigence cultivent pour vivre le champ paternel, au lieu de chercher un emploi dans le monde, mange leur dernier sou en faisant l’amour. Pour se soutenir quelques mois de plus à Paris, il vend à un juif l’anneau de mariage de sa mère : il est vrai qu’il pleure beaucoup avant de se défaire de cette relique ; mais enfin il la livre, un jour qu’il avait fait une course au bois de Boulogne avec Julie. Tandis que là-bas on meurt de faim, il chante sous un hêtre, avec Julie, un dithyrambe à l’amour : Dieu ! Dieu ! Dieu !… À cet endroit du roman, je m’attendais à voir paraître un frère en blouse et gros souliers, venant souffleter le lâche et stupide Raphaël sous les yeux de son indigne maîtresse : M. de Lamartine n’a pas de ces inspirations. Si Raphaël avait eu le moindre sentiment de son devoir, après s’être réjoui ou désolé, je laisse la chose à la discrétion du romancier, pendant quinze jours, de cette aventure d’auberge, il serait retourné à ses affaires, comme eût fait le plus humble commis-voyageur ; mais nous n’eussions toujours pas eu de roman, et il existerait de M. de Lamartine un chef-d’œuvre de moins. Tout se passe donc sans esclandre, et l’aventure finit comme elle a commencé, à la satisfaction du lecteur et de l’écrivain. L’étudiant et la petite pensionnaire qui liront cette nouvelle ne manqueront pas de dire : l’amour est trois fois saint, Raphaël un grand cœur, et M. de Lamartine un grand génie.

XXIII

Je voudrais poursuivre cette revue, qui m’intéresse au plus haut point ; mais l’espace me manque, et mon sujet m’appelle ailleurs. Posons seulement des conclusions.

Toutes les fois que dans une littérature le génie, distrait par d’autres travaux, vient à se retirer, et que l’élément féminin prend le dessus, alors paraissent les écrivains de second ordre, écrivains de vulgarisation et de propagande, dont la mission, s’ils savent y rester fidèles, est de porter jusqu’aux dernières couches de la société la révélation du juste et du beau ; mais qui, doués de plus de passion que d’invention, affectant plus de sensibilité que de profondeur, trouvant à la santé moins de charme qu’à la morbidesse, préparent la dissolution littéraire par l’hypertrophie du style, et marquent le point où commence la décadence des peuples.

Deux traits principaux les distinguent : l’impuissance où ils sont d’appliquer leur talent à des œuvres originales ; le penchant aux sujets érotiques.

Tout écrivain aspire naturellement à prendre une initiative, tout poëte veut être créateur ; et comme la création littéraire ne peut être la même à toutes les époques, qu’il y a des intermittences forcées, il arrive que l’homme de lettres, dédaignant le rôle modeste de vulgarisateur, se trouve littéralement sans emploi.

N’est-ce pas un littérateur sans emploi que M. de Lamartine ? Et Victor Hugo, qui, avec une puissance de style supérieure encore, s’en va du moyen âge catholique à l’Orient mahométan, quêtant des sujets pour ses vers, et ne voit pas la Révolution couchée à ses pieds, n’est-ce pas aussi un poëte déshérité ? Et MM. Soumet, de Vigny, Laprade, chantres de l’autre monde, qui rêvent de la chute des anges, le réveil de Psyché, le rachat de l’enfer, quand nous leur crions : À bas le prolétariat ! pensent-ils avoir bien mérité de leur siècle et de la postérité par leurs rimes ?

Il y a plus de vie littéraire, plus de génie, dans de petites histoires de la Révolution, écrites sans faste, mais lues du peuple, comme celle de Villiaumé, dans les récits plus ou moins légendaires de Marco Saint-Hilaire, dans les chansons de Pierre Dupont et les moralités de Lachambeaudie, que dans toutes ces œuvres qu’une société de convention admire en bâillant et qui s’enterrent à l’Académie.

Dans cette déroute des chefs de la littérature, il est facile de prévoir ce qu’il peut advenir des femmes qui les suivent.

La femme est éducatrice ; elle a une mission sociale et conséquemment une part dans l’action littéraire, puisque c’est par la parole, par la poésie et l’art, que s’enseigne et se propage la morale. Mais ici encore et plus que jamais la femme a besoin d’être soutenue par la sévérité du génie viril ; elle est perdue si, au lieu de trouver chez l’homme un guide puissant par la raison, elle ne rencontre qu’un auxiliaire de ses faiblesses, un agent provocateur de son penchant à l’amour. Elle semblera d’abord une héroïne, parce que, l’homme s’efféminant, elle deviendra son égale ; peu à peu, l’érotisme subjuguant tout à fait sa pensée, elle tombera dans une espèce de nymphomanie littéraire, et tandis qu’elle rêve d’émancipation, d’égalité des sexes, de parfait amour, elle ira se perdre dans les mystères de Cotytto.

XXIV

Mme Roland.

Manon Philipon, née à Paris, fille d’un graveur ; tête romanesque, formée à l’école de Rousseau, chrétienne d’abord, puis philosophe par sentiment, républicaine par engouement, mais toujours dominée par le sentiment et l’idéal : à dix-sept ans elle accepte, en la personne de Roland de la Platière, un Wolmar, en attendant que le ciel lui envoie un Saint-Preux ; rédige, en collaboration avec son mari, des livres sur le commerce et les manufactures ; puis tout à coup, devenue clubiste, femme d’État et cheffesse de parti, agite la nation plus qu’elle ne la sert, et perd la Gironde, son mari et elle-même, par son immixtion aussi malheureuse que malhabile dans la politique : voilà, en dix lignes, Mme Roland.

Ce dont je la loue est d’avoir contribué, par l’influence propre à son sexe, le sentiment et l’idéal, au développement de la Justice révolutionnaire ; elle gâta son rôle dès qu’elle eut la prétention d’employer d’autres armes, et d’agir aussi par la force de la raison.

Les mémoires qu’on lui attribue étant apocryphes, je ne puis la juger que par son parti et par un seul acte ; mais cet acte est décisif et la peint tout entière, elle et ses amis. On lui a supposé un amour secret et profond pour un Girondin : personne ne peut dire ce qui en fut. J’admets que sa vie occupée, son esprit remuant, le respect de son mari, le soin de sa réputation, la sauvèrent jusqu’à la fin des misères d’un entraînement que fille et femme elle dut réprimer : que ne fît-elle pour la vanité ce qu’elle avait si bien su faire pour l’amour ! La Gironde, en conservant le pouvoir quatre mois de plus, eût sauvé peut-être la République, tombée à sa naissance dans la mare de sang de septembre.

Mme Roland et les Girondins, c’est tout un : dire ce que fut le parti, c’est faire le portrait de la femme.

Par l’idée qu’elle représente autant que par ses talents, la Gironde a toujours eu ma sympathie ; comme caractère, je la trouve déplorable.

Mieux que les Jacobins elle avait conservé la pensée de 89, marquée par les fédérations ; mais elle la comprend si peu, cette pensée, elle se montre si incertaine, si chancelante, qu’on l’accuse, sous le nom de fédéralisme, avec une apparence de raison, de vouloir le démembrement de la France.

La Gironde est philosophe et se moque à juste titre des capucinades de Robespierre ; et par son affectation de scepticisme elle se fait accuser encore de corruption ; elle ne sait pas prendre la direction de l’esprit public, se poser en défenseur de la morale et du droit, défendre son idée et tenir son drapeau.

La Gironde est révolutionnaire jusqu’à la violence, c’est elle qui décide la chute du trône ; et elle se fait accuser de modérantisme.

Malgré les Jacobins, elle fait déclarer la guerre à l’Autriche, ce qui était la vraie tactique : la victoire la justifie ; et elle se fait accuser de trahison.

On l’appelle le parti des hommes d’État, aveu forcé de la supériorité de leur politique ; et ces hommes d’État sont sans cesse occupés de querelles particulières et de personnalités. Ils s’effrayent de Marat ; ils méconnaissent Danton, ils jalousent Robespierre.

D’où vient que le caractère de ce parti jure si fort avec son idée ? C’est que l’idée ne lui venait pas de son fonds ; il la suivait, mais ne la portait pas : ce qui faisait dire des Girondins en général que, s’ils savaient parler, ils ne savaient point agir, et il y eut du vrai dans ce reproche.

La Gironde, élite bourgeoise, formée de sujets à la nature élégante et artiste, inclinant, par son admiration de l’antiquité, par sa littérature et son éloquence, à l’utopie, était le parti idéaliste de la Révolution, l’élément féminin, par conséquent.

Robespierre et les Jacobins, bien autrement bavards, étaient-ils donc plus hommes d’action, plus forts sur les principes, plus loin du despotisme et des formes de l’ancien régime que la Gironde ? Tout au contraire : c’est le parti de la médiocrité envieuse, de la contrefaçon monarchique, de la roideur sans puissance, du dogmatisme sans portée. Si les Girondins sont les femmelins de la Révolution, Robespierre et ses hommes en sont les castrats. La République de 1848, qui reprit cette tradition, devait en fournir une triste preuve.

Mais les Jacobins affectaient de se tenir plus près du peuple ; s’identifiant avec la Montagne, affichant des mœurs austères, montrant des figures rechignées et des barbes incultes, ils furent, dans l’opinion, les justiciers de la Révolution, l’élément mâle. Leur triomphe momentané était certain.

Quelle merveille qu’avec leur tempérament les Girondins eussent leur Égérie, une héroïne, belle, éloquente, passionnée ? Cela devait être, et cela fut. Les montagnards de 93 n’eurent-ils pas aussi leur Théroigne de Méricourt, comme ceux de 48 leur George Sand ?… La gloire et l’infortune de Mme Roland étaient dans la logique des circonstances : c’était la reine prédestinée du parti qui d’une main renversait la royauté, de l’autre menaçait Marat et les septembriseurs.

Le fait qui signala l’influence de Mme Roland est la lettre au roi, du 10 juin 1792, qu’elle rédigea pour son mari.

Tous les historiens ont remarqué le ton impérieux et blessant, l’énergie déplacée, malhabile, de cette épître. Une femme ne pouvait plus mal faire. Pour comprendre tout ce qu’il y a de puéril dans cette œuvre, il faut la rapprocher des fameux messages de la Constituante, inspirés, dictés ou rédigés par Mirabeau et Sieyès. Ici, le respect le plus profond et le plus vrai, joint à une fermeté qui évite de paraître dans le style, et qui, n’existant que dans les choses, triomphe d’autant plus sûrement ; là une vivacité toute de forme, qui laisse voir que la Gironde n’est plus maîtresse de la situation et que les événements lui échappent. Aussi la royauté, comme un fier coursier, obéit à la main de la Constituante ; elle fait sauter la Gironde.

Jamais l’intervention d’une femme ne fut plus funeste : la chute de la Gironde date de ce jour. Avec les rois, il faut parler le langage de la Constituante ou garder le silence de la Convention ; et je me figure que, si la Législative avait été appelée à discuter en séance publique la lettre de Mme Roland, elle l’eût sévèrement blâmée, tant pour le fond que pour la forme.

À partir de ce moment, l’influence de Mme Roland se renferme dans son salon. Elle mourut avec courage, mais non sans faste. Jusqu’à l’échafaud elle ne peut s’empêcher de déclamer : Ô liberté ! que de crimes commis en ton nom ! Bien supérieure, à cet instant suprême, m’apparaît l’infortunée Marie-Antoinette, montant à l’échafaud sans prononcer une parole, sans verser une larme, avec ses vêtements blancs de veuve, presque aussi belle que la Lucile de Camille Desmoulins. Marie-Antoinette n’a pas fait moins de mal à la royauté que Mme Roland à son parti ; elle eut du moins son excuse dans la nullité de son époux. Il est possible, l’accusation est loin d’être prouvée, que Marie-Antoinette, si mal mariée, ait été légère ; du moins elle reste femme, et cette femme est plus sublime en face de la guillotine que le demi-homme appelé Mme Roland. La pécheresse l’emporte ici sur la stoïcienne : pourquoi ? parce qu’un mot, une heure lui ont suffi pour reconquérir sa dignité de femme, et que l’autre, par sa virilité affectée, a perdu la sienne.

On peut dire que Mme Roland eut son continuateur, son vengeur, en Charlotte Corday. L’une de ces femmes complète l’autre : c’est la même roideur de caractère, la même soif de renommée et de pouvoir, le même mépris du parti opposé ; du reste, la même bravoure devant la mort. Seulement, tandis que l’émancipation de la première n’avait pas dépassé le for intérieur, la seconde se donne liberté complète.

Charlotte Corday d’Armans, comme elle se nommait, sorte de gentillâtre, aventurière, repue de romans, fainéante, menteuse, archi-catin, aspirant, comme Mme Roland et à son exemple, à jouer un rôle politique, et sachant à merveille, dans ce but, trafiquer de son pucelage : telle fut l’assassin de Marat. À Caen, où elle vit les Girondins, elle eut des relations intimes avec Barbaroux, on dit même avec le grave Péthion. Thibaudeau et Doulcet de Pontécoulant, bien instruits de ces détails, l’affirmèrent toujours. Son émancipation datait de loin ; et elle en avait tiré hardiment, et de bonne heure, les conséquences. Du reste pas d’amour en cette créature. Dupe des illusions girondines, elle se figurait, nouvelle Judith, que, Marat mort, une réaction de Paris contre la Montagne était inévitable, et sur ce beau calcul elle avait fondé l’espoir de sa fortune. Ni les Girondins, ni à plus forte raison une Charlotte Corday, ne pouvaient comprendre que, la Révolution étant emportée par un courant irrésistible, la prudence commandait de le suivre, jusqu’au moment où de lui-même il s’arrêterait. Ici encore éclate la supériorité de conduite des hommes de la Plaine sur les emportés de la Gironde.

La Plaine, personnifiée en Sieyès, vote la mort du roi sans phrases ; envoie, au gré des événements, au tribunal révolutionnaire, Girondins, Hébertistes et Dantonistes, se lavant les mains des condamnations qui peuvent s’ensuivre ; vote en trois jours la Constitution de 93, salue la déesse de la Liberté, assiste à la fête de l’Être suprême ; puis, éclatant de rire au rapport de Barrère sur le messie de Catherine Théot, d’une chiquenaude met Robespierre et les Jacobins à bas. Tout cela n’est pas fort héroïque, sans doute ; mais le tapage girondin, mais les épurations jacobines, mais les processions maratistes, était-ce donc de l’héroïsme ? Entre partis qui luttent pour le pouvoir, le plus fort n’est-il pas celui qui sait le mieux se contenir et faire servir à ses desseins l’ineptie de ses compétiteurs ? Il y avait aussi des hommes courageux dans la Plaine : Féraud et Boissy d’Anglas le prouvèrent. Mais ils savaient, ce que la Gironde et Mme Roland, les Jacobins et leurs tricoteuses, ne comprirent jamais, qu’en Révolution il y a des frénésies populaires qu’il faut laisser se calmer quand on ne peut plus les retenir ; qu’on n’en finit pas avec l’anarchie et le despotisme par l’assassinat ; que ce ne sont pas les hommes qui font les partis, mais les partis qui font les hommes ; et qu’entre deux folies furieuses qui agitent une nation il n’y a d’autre initiative à prendre que celle de la réserve et du silence. Marat assassiné, Hébert devint le chef du mouvement sans-culotte : ce fut tout le fruit du crime de Charlotte Corday.

XXV

Mme de Staël.

En 1839, je demandai à M. Droz, de l’Académie française, son opinion sur Mme de Staël, lui avouant ingénument qu’ayant commencé, sur la foi de la renommée, la lecture des Considérations sur la Révolution française, et de l’Allemagne, il m’avait été impossible de vaincre mon ennui et d’achever mon entreprise.

M. Droz se mit à rire, et me dit : « Je suis, avec mon ami Andrieux, l’un des littérateurs de l’époque qui ont le plus fait pour la réputation de Mme de Staël. Elle n’eut jamais de plus ardents, de plus sincères enthousiastes. Or, voici ce qui nous arriva. Quinze ou vingt ans après la vogue de cette femme, je m’avisai de relire les œuvres qui d’abord m’avaient causé tant de plaisir, et je fus, comme vous, saisi d’un insurmontable dégoût. Je fis part de mon impression à Andrieux, qui m’en avoua tout autant. Nous rîmes fort de notre mésaventure, mais nous ne nous en vanterons pas. Laissons en paix Mme de Staël. »

C’est ainsi, pour le dire en passant, que se font les célébrités féminines et qu’elles se soutiennent. Les premiers qui, jeunes, y mirent la main, parvenus à la maturité n’osent plus se déjuger ; et il reste établi, parmi les adolescents et les femmes, qu’une Staël balance un Napoléon.

Qu’une femme, entourée de tous les avantages de la fortune et du rang, ayant reçu une éducation hors ligne, vivant au milieu des hommes les plus considérables par la science et le génie, puisse, à une époque de décadence, ou, si l’on veut, de vulgarisation littéraire, publier, sous forme de considérations, de roman ou d’essai, le résumé de ses lectures, conversations, correspondances et impressions, cela peut avoir son utilité et mériter à l’auteur de justes éloges. La nature, qui a fait l’esprit de la femme d’une autre trempe que celui de l’homme, n’a pas entendu que cet esprit demeurât sans manifestation et sans influence. À qui le nierait, je ferais observer que la femme parle, et généralement, avec plus de grâce et de facilité que l’homme : elle doit donc avoir à dire quelque chose. Qu’elle parle donc, qu’elle écrive même, je l’y autorise et l’y invite ; mais qu’elle le fasse selon la mesure et l’essence de son intelligence féminine, puisque c’est à cette condition qu’elle peut nous servir et nous plaire, sinon je la rappelle à l’ordre et lui interdis la parole.

Le défaut de presque toutes les femmes auteurs est qu’elles veulent être hommes, et que, ne pouvant le devenir, pas plus par l’intelligence que par le sexe, elles retombent au-dessous de la femme. À propos de la Révolution, Mme de Staël pouvait faire une chose aussi utile qu’agréable, c’était de recueillir des matériaux et des anecdotes : elle a voulu faire des Considérations, comme un homme d’État, et elle ne nous a rien appris du tout. Quand les hommes, étourdis par les événements, passaient à l’ennemi, comme de Maistre et Châteaubriand, ou battaient en retraite, comme Laharpe et Royer-Collard, que pouvait avoir à dire la fille de Suzanne Curchod ?

Je pourrais m’en tenir à ce témoignage : j’ai voulu pourtant, dans ces dernières années, et pour l’acquit de ma conscience, me faire une idée plus exacte de la dame ; et comme c’est dans leurs œuvres intimes qu’il faut juger les femmes, j’ai lu Corinne, le chef-d’œuvre de Mme de Staël.

Corinne, bien entendu, est Mme de Staël elle-même, poëte, peintre, improvisatrice, cantatrice, danseuse, joueuse de harpe, comédienne et tragédienne, par-dessus tout précepteur et pédante, l’ancienne profession de la mère de Mme de Staël, Suzanne Curchod.

La thèse, en forme de roman, développée par Mme de Staël, peut se réduire à cette question : Si un génie comme celui de Corinne (Mme de Staël) peut se contenter de l’existence vulgaire qu’offre le ménage aux épouses et aux mères, et si par conséquent la société n’est pas injuste envers la femme ?

À quoi je réponds, le roman de Corinne à la main, que ce prétendu génie n’existe pas ; que les pièces fournies à l’appui démontrent précisément son absence ; que même les talents d’acquisition exhibés par l’auteur font tort à son esprit naturel autant qu’à sa dignité de femme ; en sorte que, si l’on devait conclure de l’exemple de Corinne à l’universalité du sexe, il vaudrait mieux pour celui-ci rester dans l’ignorance que de compromettre, par un semblant de génie, avec le bon sens et la grâce qui le distinguent, le bonheur de sa vie et le repos de la nôtre.

Le roman de Corinne se compose de deux parties, que l’auteur mêle et alterne dans sa narration.

La première partie consiste en une espèce de Guide ou Vade mecum du voyageur en Italie, comme en fourniraient sur commande tous les faiseurs d’almanachs, avec des morceaux dithyrambiques sur les grandeurs et les misères de ce pays. Çà et là quelques pensées justes sur la littérature et les arts, extraites des lectures et conversations de l’auteur, mais qui ne sortent pas du lieu commun.

La seconde partie, ou le roman proprement dit, est quelque chose d’absurde, écrit en un style inqualifiable. Si Corinne, ou lord Melvil, son amoureux, avait un seul moment lucide, ce serait fait du roman : comme le Raphaël de M. de Lamartine, il finirait le premier jour, il finirait le second, il finirait le troisième, il finirait à chaque instant. Ajoutez que, comme dans Raphaël, la moralité des personnages est détestable, un manquement perpétuel à la bienséance, à la délicatesse, à la probité, à la raison, déguisé sous le plus fatigant verbiage et les sentimentalités les plus fades.

Corinne, d’abord, n’attend pas qu’on l’aime ; elle devine qu’on l’aimera et fait toutes les avances, assurant néanmoins qu’elle se tient sur la réserve : résultat de cette effémination littéraire, qui commence à Rousseau, et que nous avons vue se continuer par la Gironde. Une femme qui raisonne de tout, religion, morale, philosophie, politique, littérature, beaux-arts, a des priviléges que n’obtient pas une pécore. Son talent, ce mot revient à chaque instant dans la bouche de Corinne, la dispense de toute retenue ; elle est naturelle. Elle sait qu’en se faisant connaître sous son véritable nom elle court risque de perdre lord Melvil, à qui un devoir pieux défendrait de l’épouser ; mais elle se garde de tenter l’épreuve, et s’efforce d’engager son pitoyable amant, en enflammant sa passion. Puis, quand lord Melvil la quitte, elle court après lui, assiste invisible à son mariage, et revient se désoler en Italie.

Quant à lord Melvil, le héros du roman, un homme selon le cœur de Mme de Staël, c’est un être sans caractère, sorte de pantin qui, après avoir longtemps soupiré pour Corinne et lui avoir promis mariage, l’abandonne en lâche, trahit sa parole et épouse ailleurs. C’est un fait d’observation générale que les caractères d’hommes conçus par des romancières sont au dessous de la virilité. Mettez à la place de lord Melvil le premier bourgeois venu de la cité de Londres, dès le premier jour il en eût fini avec la donzelle par cette proposition simple : « Pouvez-vous, ô Corinne ! renoncer à vos triomphes et vivre comme une Anglaise, sauf à mêler de temps en temps aux occupations domestiques votre culte des beaux-arts ? Nos femmes, que vous dédaignez, ne sont pas tellement ménagères qu’elles ne s’amusent volontiers de musique, de danse et de littérature, comme de modes. Servez-leur en tout de modèle. Un vrai gentleman ne trouvera jamais, pour lui verser le thé, Vénus trop belle, Minerve trop sage, les Muses trop savantes, Junon même trop grande dame. Voulez-vous être la première ladie d’Angleterre ?… » On s’expliquait, Corinne acceptait, tout finissait ; mais Mme de Staël perdait sa cause.

On m’a cité de Mme de Staël un autre ouvrage fort peu connu, et qui, m’assure-t-on, mériterait de l’être. Je ne le lirai pas : laissons en paix Mme de Staël.

De même que Mme Roland, Mme de Staël fut une espèce de chef de parti. L’idée qu’elle représente est la réaction au despotisme militaire ; et comme la première avait eu, dit-on, son Barbaroux, la seconde eut son Benjamin Constant. La femme n’a pas une idée dont elle ne fasse un petit amour : que ce soit sa gloire, si l’on veut ; mais que ce soit aussi le signe de sa faiblesse. Qu’il en eût peu coûté à Bonaparte pour faire de cette rebelle une fanatique de son pouvoir !… Mais, par la loi de contraste qui unit les sexes, le plus homme des hommes préférera toujours la plus femme des femmes ; époux et empereur, Napoléon, qui dédaigna Mme de Staël, couronna deux fois Joséphine. Parlez donc d’égalité !

XXVI

Mme Necker de Saussure.

Avec celle-ci nous aurons le spectacle d’une sorte de réaction en famille : après la mondaine, la dévote ; mais le diable n’y perdra rien.

Mme Necker de Saussure, fille du célèbre physicien de Saussure et parente par alliance de Mme de Staël, est auteur d’un livre fort répandu, qui a pour titre Éducation progressive, ou Étude du cours de la vie, 3 vol. in-8o. Il suffit d’ouvrir au hasard cet ouvrage pour s’apercevoir qu’on a affaire à une personne dont l’indépendance s’affiche beaucoup moins que celle de Mme de Staël, et chez qui, pour cette raison, le caractère, les idées et le style semblent plus assurés. Défiez-vous cependant de cet air de componction : Mme Necker n’est pas tellement résignée à la loi de subordination qu’elle enseigne aux jeunes filles et que sa religion lui impose, que je voulusse recommander son livre aux institutions, et cela dans l’intérêt même du sexe. La pédagogie de cette prêcheuse, inspirée du temple, est dépourvue d’aménité ; on dirait la Julie de Rousseau devenue ictérique, et qui, après avoir caressé l’amour et l’homme, est saisie tout à coup des deux sentiments les plus haïssables chez la femme, l’aversion de son sexe, et une envie démesurée du nôtre. Ah ! plutôt que ces piétistes à figures de parchemin, vivent les Madeleine et les Aglaé ! Celles-ci du moins nous font sentir la femme ; la vertu des autres n’est bonne qu’à figurer sur des croix sépulcrales. Tandis que Mme Necker disserte, étale sa discipline et sa savantise, elle oublie de montrer ce qui plaît le plus dans la femme, la seule chose qu’elle puisse donner et que nous lui demandions, cette physionomie ravissante que prend dans son esprit la pensée de l’homme. Qu’on trouve dans son ouvrage quelques observations de détail qui ont leur prix, je l’accorde ; au total, je préfère à ce méthodisme décharné la bonne Mme Le Prince de Beaumont et son Magasin des Enfants.

Je ne m’arrêterai point à examiner l’ordre d’idées dans lequel se meut Mme Necker : sa pensée ne lui appartient pas. Chrétienne et réformée, elle part du dogme de la chute, rétrogradant ainsi de Rousseau, qui du moins affirmait la Justice native et immanente, à saint Paul, le théologien de la grâce : c’est assez dire. Mme Necker n’a pas de système, pas d’idée synthétique et mère ; le titre de son livre, Éducation progressive, sans portée philosophique, aussi ambitieux que mal justifié, n’a pas même de sens : cela pourrait s’appeler aussi bien Ange conducteur dans les voies du salut, à la manière des ouvrages de dévotion catholiques, si la foi calviniste ne répugnait à la modestie et à la simplicité.

Puis donc que nous ne pouvons juger cet écrivain que sur des aperçus de détail, et qu’après tout la puissance de l’esprit, quand elle existe, se montre aussi bien dans les petites choses que dans les grandes, contentons-nous de quelques citations, qui serviront autant que mille.

Le tome troisième de l’Éducation progressive est exclusivement consacré aux femmes : c’est la partie de son sujet que l’auteur devait le mieux connaître. J’ai cité les passages dans lesquels Mme Necker avoue, d’un air si contraint, si piteux, l’infériorité de l’intelligence chez la femme, sans se douter un moment que cette infériorité puisse avoir sa raison dans la destinée sociale ; je continue.

« Une entière franchise est rare chez la femme », dit Mme Necker.

Le fait est vrai ; mais d’où vient cette rareté ? Voilà ce qu’il faut dire ; sans quoi l’observation est sans portée, et l’institutrice, qui veut corriger ce défaut dans son élève, court risque de faire fausse route. Faut-il attribuer au serpent, l’antique initiateur du sexe, cette perfidie naturelle que les philosophes et les satiriques attribuent si volontiers à la femme ? Pour moi, sauf meilleur avis, il me semble que le défaut de franchise chez la femme résulte de la qualité de son entendement. Elle procède par intuition, non par enchaînement de propositions ; et comme l’intuition ne mène pas loin, il s’ensuit que la femme est forcée de s’arrêter devant les conséquences inconnues de ses paroles ; elle se méfie d’elle-même : son défaut de franchise ne prouve donc qu’une chose, sa timidité, disons même, sa prudence. Mme Necker, qui, après avoir posé le principe, n’avait plus qu’à tirer la conséquence, le comprend si peu qu’elle attribue la duplicité de la femme à sa servitude ; de sorte qu’au lieu d’un coupable nous en avons deux, la femme menteuse et l’homme tyran, quelle psychologie !

« Cependant, ajoute notre institutrice, ses sentiments sont plus vifs, plus indestructibles, moins sujets à être refroidis par les sophismes que ceux de l’homme. »

Pourquoi cela encore ? Mme Necker, qui a vu le fait, n’en découvre pas mieux la raison. C’est qu’un esprit qui n’enchaîne pas ses idées est par là même plus difficile à entraîner par la série dialectique ; d’où il résulte que la femme semble têtue, comme on l’a dit de tout temps, obstinée, indocile, tandis que tout son crime est de vouloir ramener cette certitude théorétique, à laquelle son intelligence répugne, à l’évidence de l’intuition. Pauvre femme !

Suit chez l’auteur une enfilade de lieux communs sur le despotisme de ces méchants sujets d’hommes, qui font, par la tyrannie de leur volonté, perdre la franchise et la sincérité aux femmes. Voilà toute la philosophie de Mme Necker : mauvaise humeur, dénigrement. L’homme est ceci, la femme est cela : mélange de vertus et de vices, les premières données par le Saint-Esprit, les seconds contractés par la suggestion du diable. Tandis que Mme Necker, sévère Aristarque, accuse la faiblesse de la raison chez les femmes, elle ne s’aperçoit pas qu’elle raisonne constamment en femme, et c’est ce qui m’indispose contre elle. De quoi se mêle-t-elle, femme, de vouloir raisonner comme un homme ? J’aimerais autant qu’elle jurât comme un charretier.

Ainsi, elle convient de l’inégalité intellectuelle des sexes. « Mais, ajoute-t-elle, cette inégalité n’est pas aussi grande qu’on croit. » — Eh ! madame, si peu que rien c’est l’infini. Il en est ici de l’intelligence comme de la justification. Pour peu que l’homme ait par lui-même d’énergie justifiable, il a la sainteté ; pour peu qu’il ait de force de conception, il a la science ; dans l’un et l’autre cas, il n’est pas déchu : c’est fait de votre religion. Or, la femme n’ayant de soi ni la justification, ni la conception ou le génie, serait positivement déchue, si elle n’était rachetée par son compagnon. Qu’avez-vous à répondre à cela ?

« La femme est naturellement plus religieuse que l’homme. »

Certes, oui ; pensez-vous lui faire de cette religion un titre à l’égalité ?

« Les femmes aiment immensément ; elles aiment depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse, sans désirer d’autre bonheur que celui d’aimer. Le mouvement du cœur n’est jamais suspendu chez elles. »

Pour cela encore, vous dites vrai : la femme est tout amour. Mais d’abord ne confondons pas cet amour immense, tel qu’il s’observe chez la femme naturelle ou émancipée, et qui n’est autre que lasciveté pure, avec ce qu’il devient sous le regard de l’homme par la transfiguration conjugale. Puis, mettez-vous d’accord avec vous-même, et reconnaissez que, si la femme est douée d’une si grande puissance d’aimer, c’est qu’elle est douée d’une médiocre capacité pour la Justice, ainsi que vous le constatez ailleurs, ce que ne rachètent nullement ses dispositions religieuses.

Mme Necker ajoute :

« De cet amour immense résulte l’amitié que les hommes ont entre eux. Il est de fait que là où les femmes captives et peu développées n’exercent aucune influence, les hommes vivent solitaires ; ils ne s’aiment pas. »

Le fait peut être vrai ; mais ce n’est qu’une coïncidence, si l’on n’en montre le pourquoi. Mme Necker saurait-elle le dire ? Non : ceci rentre dans la raison des choses, à laquelle ne s’élève jamais de lui-même l’esprit de la femme.

« Du moins les femmes ne sont pas toutes mariées, et cela constitue une large exception en faveur de la liberté de la femme. »

Nous y voilà : la Liberté. Comme si, mariée ou non, la destinée de la femme dans la société n’était pas toujours la même ! L’individu suit la loi du sexe, madame : demandez à Daniel Stern.

« Un fait dont on ne tient pas assez compte est la parfaite égalité intellectuelle des jeunes garçons et des jeunes filles pendant tout le temps qu’on les élève ensemble. »

Rapportez l’effet à la cause, et vous verrez que l’inégalité qui se développe après le premier âge vient de la masculinité, qui auparavant sommeillait. Mais quelle femme sait rapporter les effets à leurs causes ?

« L’engagement que prend l’épouse est spécial ; il a sa limite ; les droits de Dieu sont réservés. »

Holà ! Après avoir reconnu la prépondérance de l’homme, réserver les droits de Dieu, des droits que l’on prétend antérieurs et supérieurs à ceux de l’époux, c’est séparer ce que Dieu même a joint, et changer le mariage en concubinage.

Après une tirade contre les abus du pouvoir marital, Mme Necker fait appel à l’égalité mystique en Christ. Elle est loin de se douter, la dévote institutrice, du chemin qu’on pourrait lui faire parcourir, avec cette égalité. Nous n’en avons déjà que trop dit ; n’en parlons plus. Constatons seulement la fatalité de la loi qui mène toutes ces émancipées : bon gré mal gré elles tombent toutes dans l’érotisme, érotisme sensuel, si avec le respect conjugal elles ont perdu la foi religieuse ; érotisme mystique, si elles sont demeurées fidèles. Les Thérèse, les Chantal, les Guyon, les Cornuau, les Krudener, émancipées de l’Église, sont sœurs de Ninon de Lenclos, de Mme du Châtelet, d’Épinay, de Tencin, du Deffant, de Genlis, de Geoffrin, émancipées de la philosophie. Toutes se valent, toutes sont également à craindre pour la famille et la société.

Mme Necker de Saussure est si peu amie du sexe masculin, qu’elle voudrait pouvoir ôter aux jeunes filles leurs grâces naturelles et leurs attraits. Elle ne supporte pas ce culte universel rendu à la beauté.

« Le culte de la beauté a des autels indestructibles dans le cœur des femmes. Bien plus, des hommes graves, des penseurs capables de le juger tel qu’il est, des moralistes qui devraient en diminuer l’influence, l’augmentent encore. Ils semblent fascinés à la simple idée de beauté. Et ceux qu’on croirait appelés à donner aux femmes des conseils sévères s’arrêtent retenus par la crainte de nuire à leurs charmes. »

« Et pourtant il faut être sévère…… »

Ne voilà-t-il pas un grand malheur que les femmes soient belles, qu’elles ajoutent, par la parure, à leur beauté, que même elles mêlent à tout cela un peu de coquetterie ? Eh bien ! madame, puisqu’il faut vous le dire, sachez-le donc : la beauté, c’est toute la femme. Ôtez-lui la beauté, elle n’est plus rien pour l’homme ; elle n’est rien même devant Dieu ; et votre Éducation soi-disant progressive, qui conduit la jeune fille au mépris de l’homme et de la beauté, est une éducation à reculons. Il faut refaire votre ouvrage, et prier quelque honnête homme, amoureux de la beauté, de vous assister de ses conseils.

« Les hommes, observe-t-elle avec humeur, ne s’occupent de l’éducation des femmes qu’en vue d’eux-mêmes. »

Et en vue de qui, s’il vous plaît, voulez-vous que nous nous en occupions, puisqu’il est avéré, mathématiquement démontré, reconnu par vous et par toute la chevalerie errante, que la femme jetée parmi les hommes n’est rien par elle-même, ne se soutient pas elle-même, et qu’elle n’acquiert de valeur et de signification que par le mariage ?...

Je ne pousserai pas plus loin ces citations, qui nous montrent la nature prise sur le fait, je veux dire la femme, même la mieux élevée, la plus instruite, celle que la fréquentation des hommes a de longue main fortifiée et aguerrie, dont une dévotion raisonnée a mis le cœur à l’abri des séductions de l’amour, en flagrant et perpétuel délit de contradiction, d’inconséquence, d’absence d’idée, de faux jugement, et, ce qui est pis, toujours à la recherche de compensations amoureuses en dehors de son intérieur et de ses serments.

XXVII

Mme George Sand.

Jusqu’à ces dernières années, je n’avais lu de Mme Sand que quelques fragments saisis à la volée dans des feuilletons et des revues ; et sur la foi de ces fragments j’avais conçu, je l’avoue, un vif sentiment de répulsion pour l’auteur. Des amis, dont l’opinion devait être pour moi d’un grand poids, m’assurèrent que mes préventions étaient injustes et faisaient tort à mon jugement. Mme Sand, me disaient-ils, est un écrivain de génie, et, ce qui vaut mieux, c’est une bonne femme. Lisez-la : vous vous devez de la connaître.

Je demandai quels étaient ses meilleurs romans ? L’on m’indiqua Lélia ; un autre, Indiana ; un troisième donnait la préférence à Jacques ou Mauprat ; on vantait le style de Leone Leoni, etc. C’était un mauvais signe que cette divergence d’opinions : j’en fus quitte pour voir tout. J’ai donc lu de Mme Sand Indiana, Valentine, Lélia, Mauprat, Jacques, Rose et Blanche, Le Compagnon du tour de France, Spiridion, Leone Leoni, le Secrétaire intime, Tévérino, et l’Histoire de ma vie ; j’ai vu, à l’Odéon, le Champy, Claudie, Maître Favella : si cet ensemble ne suffit pas à motiver mon opinion, je suis prêt à rétracter tout ce que je vais dire.

Le premier effet de cette lecture fut de soulever en moi une réprobation terrible. Je n’avais pas assez d’imprécations et d’injures contre cette femme, que j’appelais hypocrite, scélérate, peste de la République, fille du marquis de Sade, digne de pourrir le reste de ses jours à Saint-Lazare, et que je voyais admirée, applaudie, Dieu me sauve ! par les puritains de la République.

J’avais tort cependant, sinon vis-à-vis des livres, au moins à l’égard de l’auteur. Une étude plus attentive m’a calmé, et je crois pouvoir d’un mot justifier Mme Sand, à qui je demande pardon de ma colère.

Rien de ce que la raison et la morale peuvent blâmer chez elle n’est d’elle ; en revanche, tout ce qu’elles peuvent approuver lui appartient. Puissante par le talent et le caractère, amante de l’honnête autant que du beau, Mme Sand, dans la modestie de son cœur, a cherché un homme ; elle ne l’a pas trouvé. Aucun de ceux qu’elle a hantés, aimés, n’a su la comprendre et n’était digne d’elle ; elle s’est égarée par leur faute. Elle ne demandait, en suivant sa vocation, qu’à rester en tout et pour tout ce que les plus désintéressés de ses amis l’ont trouvée toujours, une bonne et simple femme : ses courtisans ont fait d’elle une émancipée ; que la responsabilité leur en revienne.

Si jamais l’étincelle du génie dut briller en une femme, ce fut certes en Mme Sand. Son éducation lui donna tout, et malgré certain petit accès de dévotion qu’elle accuse vers sa seizième année, et qui ne fut que le prélude de sa vie amoureuse, on peut dire que dès le ventre de sa mère elle fut sans préjugés. Élevée par une grand’mère voltairienne et un précepteur athée, à vingt ans elle possédait les langues, les sciences, les arts, la philosophie ; elle s’est mariée elle-même ; elle a fréquenté les jésuites, les religieuses, l’ancienne et la nouvelle société, les paysans et les aristocrates ; depuis 1830, elle a passé sa vie au sein du monde politique et littéraire. Aucun écrivain, de notre temps, n’amassa pareille provision de faits et d’idées, ne fut à même de voir d’aussi près tant d’hommes et de choses. Ajoutez une faculté d’expression extraordinaire, qui imite à s’y méprendre la manière des plus éloquents. C’est avec ces avantages que Mme Sand, à 28 ans, mère de famille et revenue des illusions de la jeunesse, renonce à la vie de campagne et entre dans la carrière. Que va-t-elle donner au public ? Qu’est-ce qu’il y a, dans les cent ou cent cinquante volumes qu’elle a écrits, qui révèle une idée forte ? Voilà ce que nous avons à démêler, et qu’elle serait sûrement incapable de dire.

Dans l’Histoire de sa vie, allant au-devant de certains reproches que je ne relèverai point, Mme Sand accuse les fatalités de sa naissance. Elle se trompe. Mme Sand tient de sa grand’mère Marie Dupin, beaucoup plus que de sa mère Victoire Delaborde, et de sa trisaïeule Aurore de Kœnigsmark. Les ébullitions de sa jeunesse, de même que la mélancolie sceptique de M. de Lamartine, furent l’effet des impressions du dehors : elle est née calme, de sens rassis, point sophiste et médiocrement tendre ; docile jusqu’à la crédulité, d’une conception nette, et, pour le train ordinaire de la vie, d’un très-bon jugement. Tout en elle, tempérament, caractère, éducation, la lucidité, et, si j’ose ainsi dire le sang-froid de l’esprit, la prédestinait à être le contraire de ce que la firent d’impures relations : qu’elle eût dès le premier jour rencontré, comme Manon Phlipon, l’homme grave et fort dont son imagination avait besoin, et George Sand, de bacchante révoltée que nous l’avons vue, eût été la réformatrice de l’amour, l’apôtre du mariage, une puissance de la Révolution.

On peut suivre dans les romans de Mme Sand le dérangement de cette âme mal équilibrée : elle est d’abord Valentine, une jeune femme placide, facilement résignée à un mariage sans idéal ; puis c’est Indiana, que l’ennui, plutôt que des griefs sérieux, pousse à un amour de tête où elle ne trouve que déception ; plus tard elle devient Lélia, la femme irritée contre l’amour par l’impuissance de la volupté. Quand et comment cette fière Lélia est tombée sous la tyrannie des sens qui d’abord l’avaient dégoûtée, jusqu’où elle est descendue dans cet abîme, elle seule pourrait le dire. Quel qu’ait été pour elle l’auteur de cette triste initiation, elle a le droit de le détester ; mais qu’elle n’accuse pas son sang : Mme Sand n’est point une Phèdre ni sa mère une Pasiphaé.

La fatalité qui a fait le malheur de Mme Sand est tout autre. Elle a dit je ne sais où : Je crois qu’il n’y a que nous autres artistes d’honnêtes gens. Là fut le piége. Artiste, Mme Sand a pris l’art pour la révélation de l’honnête et du juste, tandis qu’il n’en est que l’incitateur ; elle n’a pas vu que cette liberté artistique, qui la séduisait, n’est par elle-même qu’un pur libertinage, tout ce qu’il y a non-seulement de moins moral, mais de moins idéal ; et elle s’est égarée, en prenant pour conseillers intimes des artistes, des poëtes, les moins sûrs de tous les guides, les moins moralistes de tous les hommes.

Nous pouvons maintenant faire le thème de Mme Sand, comme disent les astrologues :

Elle est femme, aussi femme que pas une fille d’Ève ;

Elle a en prédominance le goût de l’art et de la littérature ;

La voilà qui, emportée par son talent, quitte son ménage et se jette à corps perdu dans le galop des artistes et des gens de lettres, vivant dans la plénitude de la liberté artistique, c’est-à-dire dans un complet arbitraire de pensée et de conscience. Bref elle devient, selon l’expression du jour, tout à fait artiste, au dernier siècle on aurait dit philosophe ou esprit fort ; elle n’est même plus de son sexe ; elle prend des habits d’homme et ne garde de la femme que ce qui sert à l’amour : nous savons ce qu’elle va produire. L’étude de la vie de Mme Roland, de Staël, Necker de Saussure et de leurs pareilles nous en a instruit d’avance ; la règle est sans exception.

Par cela même qu’une femme, sous prétexte de religion, de philosophie, d’art ou d’amour, s’émancipe dans son cœur, sort de son sexe, veut s’égaler à l’homme et jouir de ses prérogatives, il arrive qu’au lieu de produire une œuvre philosophique, un poëme, un chef-d’œuvre d’art, seule manière de justifier son ambition, elle est dominée par une pensée fixe qui de ce moment ne la quitte plus, lui tient lieu de génie et d’idée : c’est qu’en toute chose, raison, vertu, talent, la femme vaut l’homme, et que, si elle ne tient pas la même place dans la société, il y a violence et iniquité à son égard.

L’égalité des sexes avec ses conséquences inévitables, liberté d’amours, condamnation du mariage, contemption de la femme, jalousie et haine secrète de l’homme, pour couronner le système une luxure inextinguible : telle est invariablement la philosophie de la femme émancipée, philosophie qui se déroule avec autant de franchise que d’éloquence dans les œuvres de Mme Sand.

Dès son premier roman sa protestation éclate :

« Je ne sers pas le même Dieu que vous, écrit Indiana à l’un de ses amants. Le vôtre, c’est le Dieu des hommes, c’est le roi, le fondateur et l’appui de votre race ; le mien, c’est le Dieu de l’univers, le créateur, le soutien et l’espoir de toutes les créatures. Le vôtre a tout fait pour vous seuls ; le mien a fait toutes les espèces les unes pour les autres. Vous vous croyez les maîtres du monde ; je crois que vous n’en êtes que les tyrans…... La religion que vous avez inventée, je la repousse : toute cette morale, tous vos principes, ce sont les intérêts de votre société que vous prétendez faire émaner de Dieu même. »

Ce passage, déclamatoire et sans portée, est cependant remarquable à plus d’un titre. On y découvre d’abord ce fond noir d’androphobie qui forme le ciel des romans de Mme Sand ; puis, sur ce fond noir, on voit poindre le panthéisme, l’omnigamie et la confusion auxquelles l’auteur devait aboutir dans Lélia. Certes, Mme Sand n’a pas saisi ces rapports, bien qu’il soit aisé d’en suivre chez elle la trace ; mais si la femme ne pense guère, la raison des choses pense pour elle, et conduit son imagination et sa plume.

Donc Mme Sand, émancipée, célébrera l’amour, toujours l’amour, puisqu’en définitive, sainte ou pécheresse, la femme émancipée ne rêve plus d’autre chose. La collection des romans de Mme Sand est une guirlande offerte à l’amour.

« Ce qui fait l’immense supériorité de l’amour sur tous les autres sentiments, ce qui prouve son essence divine, c’est qu’il ne naît point de l’homme même ; c’est que l’homme n’en peut disposer ; c’est qu’il ne l’accorde pas plus qu’il ne l’ôte par un acte de la volonté ; c’est que le cœur humain le reçoit d’en haut sans doute pour le reporter sur la créature choisie entre toutes dans les desseins du ciel ; et quand une âme énergique l’a reçu, c’est en vain que toutes les considérations humaines élèveraient la voix pour le détruire ; il subsiste seul et par sa propre puissance. » (Valentine, ch. xvii.)

Voilà le texte, vieux comme le monde, invariable comme un instinct, qui occupe le sexe et constitue sa philosophie ; l’idée immanente de la femme, que George Sand délaie en pages interminables, sans pouvoir jamais comprendre que cet amour, prétendu divin, n’est rien de plus que du fatalisme, quelque chose qui tombe sous le coup de la liberté et du droit ; qui par conséquent, recherché pour lui-même, rend l’homme indigne et la femme vile.

De là, à prendre l’amour, comme Dieu, pour principe de tout bien et de toute vertu, il n’y a qu’un pas :

« Depuis que j’aime Valentine, dit Bénédict, je suis un autre homme ; je me sens exister. (Suivez le roman et vous verrez ce malheureux se crétiniser de plus en plus.) Le voile sombre qui couvrait ma destinée se déchire de toutes parts (il voit des lanternes) ; je ne suis plus seul sur la terre (en effet, il est pris), je ne m’ennuie plus de ma nullité ; je me sens grandir d’heure en heure avec cet amour. (Un homme qui tombe la tête la première croit monter.) »

« Je sais que l’amour seul est quelque chose, je sais qu’il n’y a rien autre sur la terre. Je sais que ce serait une lâcheté de le fuir par crainte des douleurs qui l’expient, etc. » (Jacques.)

J’avoue que ce bavardage me cause un prodigieux ennui ; mais beaucoup de gens aiment cette excitation érotique, plus ou moins parée et fardée, sans laquelle, l’amour se présentant in naturalibus, le dégoût serait par trop grand. Peut être ne serait-ce que demi-mal, si l’auteur s’en tenait là : nous avons constaté nous-même que l’idéal avait été donné à l’homme pour l’engager à l’amour, et que l’amour et l’idéal sont les deux éléments au moyen desquels la femme exerce sa part d’influence dans l’éducation de l’humanité et le progrès de la Justice. Mais Mme Sand ne l’entend pas ainsi : point de Justice pour elle, point de société, tant que la femme ne sera pas libre, libre dans son amour, libre en tout. L’amour, en effet, étant souverain, absolu, dieu, ne connaît pas de loi ; la conséquence sera donc, en premier lieu, la réprobation du mariage :

« Je ne suis pas réconcilié avec la société, et le mariage est toujours, selon moi, une des plus barbares institutions qu’elle ait ébauchées. Je ne doute pas qu’il ne soit aboli, si l’espèce humaine fait quelque progrès vers la justice et la raison ; un lien plus humain et non moins sacré (quel lien ?) remplacera celui-là, et saura assurer l’existence des enfants qui naîtront d’un homme et d’une femme, sans enchaîner à jamais la liberté de l’un et de l’autre. Mais les hommes sont trop grossiers et les femmes trop lâches pour demander une loi plus noble que celle qui les régit ; à des êtres sans conscience et sans vertu, il faut de lourdes chaînes. » (Jacques.)

Plus loin le même personnage écrit à sa fiancée :

« La société va tous dicter une formule de serment ; vous allez jurer de m’être fidèle et de m’être soumise, c’est-à-dire de n’aimer jamais que moi et de m’obéir en tout. L’un de ces serments est une absurdité, l’autre une bassesse. Vous ne pouvez pas répondre de votre cœur, même quand je serais le plus grand et le plus parfait des hommes ; vous ne devez pas promettre de m’obéir, parce que ce serait nous avilir l’un et l’autre. »

Et la jeune fille de répondre :

« Ah ! tenez, ne parlons pas de notre mariage ; parlons comme si nous étions destinés seulement à être amants. »

Pourquoi, alors, se marier ?

« Parce que la tyrannie sociale ne nous permet pas de nous posséder autrement, » dit Jacques.

Jacques et Fernande mariés, le roucoulement continue, sans le moindre respect de la dignité conjugale :

« Il n’est qu’un bonheur au monde, c’est l’amour : tout le reste n’est rien et il faut l’accepter par vertu. »

Puis arrive l’amant qui dit :

« Si je ne suis pas né pour l’amour, pourquoi suis-je né, et à quoi Dieu me destine-t-il en ce monde ? Je ne vois pas vers quoi ma vocation m’attire… Je ne suis ni joueur, ni libertin, ni poëte ; j’aime les arts, mais je ne saurais en faire une occupation prédominante. Le monde m’ennuie en peu de temps ; je sens le besoin d’y avoir un but, et nul autre but ne m’y semble désirable que d’aimer et d’être aimé. Peut-être serais-je plus heureux et plus sage si j’avais une profession ; mais ma modeste fortune, qu’aucun désordre n’a entamée, me laisse la liberté de m’abandonner à cette vie oisive et facile…… »

Que dites-vous de cette délibération d’un jeune homme qui, cherchant sa vocation, hésite entre le jeu, la poésie, les affaires et l’amour ! Quel gâchis ! et comme se trahit ici la femme émancipée qui, rendue à la lasciveté de sa nature, ne peut plus s’affranchir de ses pensers obscènes !…

Et elle n’en sortira plus, elle en a pour la vie. Dans ses Mémoires, publiés en 1857, vingt-cinq ans après Indiana, Mme Sand, qui a eu le temps de réfléchir et qui n’est plus jeune, conclut sur le mariage par cette formule dont tout le mérite est d’être calquée sur une phrase de Rousseau :

« L’indissolubilité du mariage n’est possible qu’à la condition d’être volontaire ; et pour la rendre volontaire, il faut la rendre possible. »

On le voit, quand Mme Sand parle du mariage, c’est toujours l’amour qu’il faut entendre. Par lui-même, en effet, l’amour n’est que passager, et les deux lignes qu’on vient de lire lui sont directement applicables. Adressée au mariage la critique porte à faux, et pourquoi ? parce que le mariage n’est pas rien que l’amour ; c’est la subordination de l’amour à la Justice, subordination qui peut aller jusqu’à la négation même de l’amour, ce que ne comprend plus, ce que repousse de toute l’énergie de son sens dépravé, la femme libre.

Sans doute cette réprobation du mariage, si lestement exprimée, crée des impossibilités sans nombre, et pour l’ordre social établi sur la famille, et pour la conservation de l’espèce, et pour la bonne intelligence des deux sexes, et pour la femme, et pour l’amour même ; impossibilités qui, réagissant sur l’esprit de l’auteur, rendent à chaque instant sa narration absurde. Ces considérations ne regardent point Mme Sand : elle est artiste, et l’artiste, suivant l’esthétique de la femme libre, suit son idée, sans s’occuper de la réalité et de la raison des choses. Artiste et émancipée, Mme Sand suit donc son idée, qui la conduit à l’impudicité la plus effrénée.

Les romans de Mme Sand abondent en en combinaisons et en peintures dignes du célèbre M. de Sade, sauf les mots, qui, chez la première, sont à peu près toujours honnêtes. Dans Valentine, l’action se passe entre les gens que voici : une mère qui, selon l’expression vulgaire, a rôti le balai ; sa fille Valentine, faisant en l’absence de son mari l’amour avec Bénédict ; le mari de Valentine, qui, aimant ailleurs, ne demande pas mieux que d’être cocu afin de faire chanter sa femme ; la sœur de Valentine, chassée de la maison paternelle pour avoir fait un bâtard, et qui, amoureuse de l’amant de sa sœur, sert, faute de mieux, l’amour des deux jeunes gens ; une confidente, demoiselle de village, promise d’abord à Bénédict, et qui, après avoir de dépit épousé un rustre, suit l’exemple de Valentine et de Bénédict. Il est entendu que les choses sont arrangées, le bon sens, la folie, le vice et la vertu distribués entre les personnages, de telle sorte que les amants aient toujours raison, les maris et les papas semblent ridicules. Pour ajouter à l’émotion, du sang et des morts.

Dans Jacques, autre priapée : une mère, veuve, ayant pratiqué pendant son mariage l’amour libre, et pour la sécurité de cet amour l’infanticide ; sa première fille, adultérine, vouée aussi à l’amour libre ; sa seconde fille, légitime, mariée et faisant, comme sa mère et sa sœur, l’amour libre ; ces deux créatures possédées tour à tour par le même amant, ce qui ne les empêche pas de vivre ensemble ; le mari de la jeune, fils d’un des amants de la mère et frère putatif de l’aînée, qui le prend pour confident de ses amours : scandale, duels, suicide ; triomphe de l’amour. À travers ce cataclysme on saisit à grand’peine l’idée de l’auteur, savoir, qu’amour, comme nécessité, n’a pas de loi.

J’ai cité tout au long la scène entre Pulchérie et Lélia : ce serait bien pis si je rapportais le viol de Rose et de Blanche ; si je disais pourquoi Mlle Edmée est amoureuse de son petit ours et cousin Bernard de Mauprat ; si je passais en revue le musée de Mme la princesse Quintilie, morganatiquement mariée à un étudiant allemand, et qui entretient chez elle, pour le plaisir de ses yeux et par fantaisie d’artiste, de jolis garçons et de jolies filles dont toute l’occupation est de faire l’amour : imitation des scènes de Caprée, esquissées par Tacite dans la vie de Tibère. L’amour a beau être profond, sublime, héroïque, divin ; il paraît bientôt insipide si une lubricité inventive ne l’assaisonne. Changeons de posture : ce fut jadis toute la science de la fameuse Éléphantine ; c’est encore, hélas ! ce qui fait la meilleure part des histoires de Mme Sand.

Mais, l’égalité des sexes déclarée, le mariage banni, l’amour rendu libre, la volupté avec toutes ses joies prise pour règle et pour fin, quel sera le rôle de chaque sexe ? On ne peut pas toujours vaquer à l’amour : il faut travailler, produite, administrer, soigner le ménage, élever les enfants. En quoi consistera la fonction de l’homme ? En quoi le ministère de la femme ?

Nous connaissons la réponse de Mme Sand : On trouvera. Elle croit que cela se fait comme elle le dit. Par provision, et pour préparer les esprits à cette grande découverte, qui doit remplacer par un lien plus sacré le mariage, elle travaille de son mieux, bien qu’à son insu, à niveler les facultés entre les sexes, et tout d’abord à rabaisser le caractère de l’homme.

La femme auteur, surtout la femme émancipée, réussit difficilement à créer des caractères virils. Outre que la faiblesse ne peut pas naturellement exprimer la force, il y a ici une autre raison, qui est que la femme libre ne se grandit réellement que de ce qu’elle retranche à la taille de l’homme.

Dans les romans de George Sand, comme dans tous les romans de femmes libres, les hommes sont en général de deux sortes : ceux que l’auteur aime et qu’il présente comme modèles, et ceux qu’il n’aime pas. Il ne faut pas demander si les premiers sont peints à leur avantage, les autres chargés. Eh bien ! de ces deux catégories de mâles celle qui a le moins de valeur est en général celle des amis de cœur de l’écrivain, et la raison en est simple : conçus fatalement d’après le type femmelin, ils ont perdu, au moral comme au physique, leur masculinité, tandis que les autres, précisément parce que l’auteur ne les a point flattés, la retiennent. Je prie ceux de mes lecteurs qui auraient la curiosité de vérifier le fait, de revoir les personnages de Bénédict, sir Ralph, Sténio, Téverino, Leone Leoni, Bustamente, Jacques, Bernard de Mauprat après sa conversion, l’amant de Quintilie, etc. Vertueux ou coupables, tous ces êtres sont de même nerf, artistes, bohèmes, braves et dévoués, cela va sans dire, et beaux diseurs ; mais, en fait, dépourvus de caractère, de sens moral et de sens commun.

À cette dépression systématique du sexe mâle, les femmes gagnent d’autant sans doute ? Il n’en est rien. Les femmes de Mme Sand sont, comme ses hommes, de deux catégories : émancipées, c’est-à-dire esprits forts, cœurs secs, natures bilieuses, hautaines, rudes à l’abordage, au demeurant peu chastes, bien que le mot revienne à chaque ligne ; non émancipées, c’est-à-dire lymphatiques ou sanguines, molles, lâches, bêtes et perfides. Comparez sous ce rapport Lélia, Quintilia, Edmée, Sylvia, avec Pulchérie, Fernande, Athénaïs, Joséphine de Frénays, Juliette, la comtesse dans Téverino, etc. Valentine et Indiana, types indécis, tiennent des unes et des autres. Mme Sand, j’en ai fait ailleurs l’observation, a la plus triste idée de son sexe ; hors les élues qu’elle crée à son image, elle le traite on ne peut plus mal. Elle fait dire à Sylvia, la stoïcienne, à propos de la fiancée de son frère :

« Elle a beau être aimable, elle aura beau être sincère et bonne : elle est femme, elle a été élevée par une femme ; elle sera lâche et menteuse, un peu seulement peut-être ; cela suffira pour te dégoûter. »

À force de chercher la liberté et l’amour, Mme Sand finit par perdre jusqu’à l’intelligence des choses morales : ainsi, dans Jacques, elle fait du frère le confident des amours de la sœur ; dans le Champy, après avoir représenté l’enfant naturel comme un modèle de dévouement filial, elle lui fait épouser sa mère nourrice, malgré le cri de la conscience qui proteste contre cet inceste spirituel ; dans Lélia elle pousse le privilége de l’artiste jusqu’aux jouissances unisexuelles :

« La continence où vous vivez, dit Pulchérie à sa sœur, provoque dans l’esprit des hommes de plus graves accusations que toutes mes galanteries. Mais peut-être ne trouvez-vous pas au-dessus de votre destinée d’être soupçonnée de mystérieuses et terribles passions, tandis que vous méprisez le vulgaire renom d’une bacchante. »

Ailleurs elle calomnie le mariage dans sa solennité nécessaire :

« J’ai enlevé ma compagne le jour de mon mariage ; par là, je me suis soustrait à tout ce que la publicité imbécile d’une noce a d’insolent et d’odieux. Je suis venu ici jouir mystérieusement de mon bonheur…… Nous n’avons eu que Dieu pour témoin et pour juge de ce que l’amour a de plus saint, de ce que la société a su rendre hideux et ridicule. »

L’idée n’est pas plus neuve que cent autres ramassées dans les immondices du siècle par Mme Sand. Il ne manque pas de gens qui se dérobent par la fuite à la publicité de leur mariage : ils ont raison puisqu’ils en rougissent ; mais il faut apprendre à ces gens-là ce qu’il appartenait à Mme Sand de faire, que, s’il y a lieu de rougir ici de quelque chose, c’est de cet amour prétendu saint et de ses jouissances, non du mariage, qui l’épure et l’affranchit. Que la concubine se voile, puisqu’elle suit la passion et se voue à l’amour ; mais que l’épouse se montre : elle a vaincu la chair, non plus seulement par l’amour, mais par la Justice et la charité.

D’après la théorie de l’amour libre, que suit fatalement George Sand, le mariage est réputé un marché infâme, et la jeune fille qui se marie sans inclination appelée prostituée. C’est toujours la logique du dévergondage, mise à la place de la raison du genre humain.

De tout temps la conscience des peuples a considéré comme luxure, fornication, prostitution, c’est tout un, l’usage que l’homme ou la femme fait de son corps dans un but de satisfaction passionnelle, paresse, orgueil, gourmandise, vanité, jusques et y compris la délectation amoureuse. Au fond, la prostitution est toute subjective ; on ne se prostitue réellement qu’à soi-même, non à autrui. Le mariage seul, subordonnant le plaisir à une fin supérieure, qui est la Justice, fait cesser la prostitution. Comment le cœur de Mme Sand, comment sa raison ne l’ont-ils pas compris ?

La conscience des peuples dit encore que chez la femme formée par la famille à la Justice la pudeur est une certaine abhorrence du cœur et des sens pour tout ce qui a trait aux plaisirs de l’amour ; la chasteté, une pratique inviolable de la pudeur. C’est pour cela que la pudeur, soit avant, soit après le mariage, n’existe véritablement que par le mariage ; elle est l’effet de cette dignité matrimoniale, qui, en sauvant les époux du fatalisme passionnel, leur inspire un amour calme et inaltérable.

Mme Sand n’a pu ignorer ces choses. Elle était mère lorsqu’elle écrivit son premier roman, et, la maternité n’eût-elle pas suffi pour les lui apprendre, l’expérience de Lélia les lui eût révélées. Comment sont-elles sorties de sa conscience et de sa mémoire ? Ce qu’elle appelle chasteté est une certaine fraîcheur de l’imagination et des sens chez la femme qui n’a pas joui, ou qui, ayant passé par l’étamine, sait à force d’art conserver les apparences de la nouveauté. Je ne nie pas que pour un amateur cette qualité n’ait son prix ; mais ne soyons pas dupes de l’équivoque. Cette chasteté-là peut se concilier avec tous les raffinements de la volupté ; elle n’a rien d’innocent et de timide ; elle peut se trouver jusque dans les maisons que surveille la police, et l’aisance avec laquelle les héroïnes de Mme Sand, une fois sûres de leur homme, passent du nenni à l’ainsi, prouve qu’il n’y en a pas une parmi elles de chaste.

Dans Rose et Blanche, elle nous montre une petite comédienne qui, vendue et livrée par sa mère, intacte encore, mais parfaitement instruite, dit à son acquéreur : Faites, je vous laisse mon corps, je garde mon âme ! Conçoit-on une vierge de dix-huit ans parlant de ce style ? Lucrèce, violée par Sextus Tarquin, se rend le même témoignage : Corpus tantum violatum, dit-elle, animus insons ; et elle se tue. Lucrèce était une sotte, en vérité. Quel malheur pour cette Romaine, dont le suicide enfanta la République, que Mme Sand ne se soit pas trouvée près d’elle ! La femme libre eût appris à la matrone ce que l’Évangile dit quelque part, que ce n’est pas ce qui entre dans le corps qui souille l’âme, mais ce qui sort du cœur. Collatin eût conservé sa femme, et tout le monde aurait fini par être content, Brutus excepté.

Après ce que je viens de dire, il n’y a plus rien, comme idée, à attendre de Mme Sand : nous la possédons tout entière. Cependant elle s’est mêlée un peu de tout ; en déroulant, sous forme de roman, sa théorie sur le mariage et l’amour, elle a voulu dire son mot sur tout ; mais partout elle n’a fait preuve que d’une orgueilleuse impuissance.

Philosophe, elle a fait de l’éclectisme à sa manière, disciple tour à tour de Lamennais, de Pierre Leroux, de Jean Reynaud et tutti quanti. Elle n’a pas de goût, dit-elle, pour la métaphysique : je le crois bien, il n’y a rien de moins métaphysique que la promiscuité. Elle se défend d’être athée : qu’en sait-elle ? J’ai eu la patience de lire jusqu’au bout Spiridion, attendant toujours le manuscrit révélateur : des pages toutes blanches m’auraient plus satisfait que les phrases creuses de ce sot évangile.

Sa politique est comme sa philosophie, empruntée aux sectes du siècle, depuis le babouvisme jusqu’au Saint-Simonisme. On peut en juger par ces maximes, prises de Louis Blanc, et que Mme Sand trouve fort avancées : Tous les hommes ont un droit égal au bonheur ; À chacun suivant ses besoins, etc.

De la critique, ne lui en demandez pas : elle décide de tout in-promptu, selon son intuition, comme quand elle dit :

« J’aimais passionnément Virgile en français, Tacite en latin. »

En 1855, Mme Sand, imitant Rousseau, publie en feuilletons l’Histoire de sa vie, 20 vol. in-8o. Je comprends, toute honte bannie, la spéculation ; mais comment n’a-t-elle pas réfléchi qu’en se troussant de la sorte devant le public, elle autorisait le premier venu à la flageller, sans qu’elle eût le droit de se plaindre ? Donnez-moi trois lignes d’un homme, disait un criminaliste, et je le ferai pendre. Je ne connais de la vie de Mme Sand que ce qu’il lui a plu d’en révéler dans ses confessions : eh bien ! il n’est pas d’indignité dont je ne me fisse fort, par son propre récit, de la convaincre, s’il n’était encore plus évident pour moi que ce récit est fantastique, venant d’une émancipée, d’une folle ! Ah ! madame, vous fûtes autrefois une bonne fille ; cessez d’écrire, et vous serez encore une bonne femme.

Par le style, Mme Sand appartient à cette école descriptive qui dans toute littérature signale les époques de décadence. Comme faiseuse de paysages, elle est la reine des artistes, sinon le roi des écrivains. Elle a donné, dans le genre bucolique, de jolies choses, qui lui ont valu une réputation méritée, et dont le succès a dû lui faire sentir en quelle médiocre estime le public tient ses grandes compositions. Dans celles-ci même, il existe une foule de sentiments et d’idées marqués au signe de l’époque, et qu’il faut savoir gré à Mme Sand d’avoir contribué à répandre. L’alliage n’est pas bon ; mais il y a du bon. Ses descriptions ont aussi quelque chose de lyrique qui contraste avec les dissections de Balzac. Mais, ainsi que le savent tous ceux qui se sont occupés de l’art d’écrire, ce style ballonné, qu’imitent à l’envi nos dames de lettres, cette faconde à pleine peau qui rappelle la rotondité de la Vénus hottentote, n’est pas du style : c’est article de modes ; et je ne suis que vrai en disant qu’il y a plus de style dans un aphorisme d’Hippocrate, dans une formule du droit romain, dans tel vers de Corneille, de Racine, de Molière, dans un proverbe de Sancho Pança, que dans tous les romans de Mme Sand.

XXVIII

Je crois inutile de multiplier davantage les exemples. Ce serait à redire sans cesse les mêmes choses : il me faudrait montrer toujours la femme, quand une fois la manie d’égalité et d’émancipation s’est emparée de son esprit, pourchassée par cette manie comme par un spectre ; envieuse de notre sexe, contemptrice du sien, ne rêvant pour elle-même qu’une loi d’exception qui lui confère, entre ses pareilles, les priviléges politiques et sociaux de la virilité ; si elle est dévote, se retirant en Dieu et dans son égoïsme ; si elle est mondaine, saisie par l’amour et en épuisant honteusement toutes les fantaisies et les figures ; si elle écrit, montant sur des échasses, enflant sa voix et se faisant un style de fabrique, où ne se trouve ni la pensée originale de l’homme, ni l’image de cette pensée gracieusement réfléchie par la femme ; si elle fait un roman, racontant ses propres faiblesses ; si elle s’ingère de philosopher, incapable d’embrasser fortement un sujet, de le creuser, de le déduire, d’en faire une synthèse ; mettant, dans son impuissance métaphysique, ses aperçus en bouts de phrase ; si elle se mêle de politique, excitant par ses commérages les colères et envenimant les haines.

À toutes les époques, les femmes se sont fait une place dans la littérature : c’est leur droit et c’est notre bien, je suis loin de le méconnaître. Leur mission peut se définir : Vulgarisation de la science et de l’art par le sentiment, progrès de la Justice par le juste amour, qui est le mariage. Qu’elles restent fidèles à ce programme : de brillants succès les attendent, et la reconnaissance des hommes ne leur manquera pas.

Mais la femme libre, la femme messie, exprimant la subordination de l’idée à l’idéal, de la Justice à l’amour, cette créature-là n’existe pas : c’est un mythe, qui, comme tant d’autres fictions de la prescience humaine, doit être renversé pour être vrai ; pris au sens littéral, ce n’est plus, comme la prostituée de Babylone, qu’un emblème d’immoralité et de dégradation.


CHAPITRE III.

Théorie du mariage.

XXIX

1. Résultat général de la discussion.

Réduction de l’amour à l’absurde par son mouvement même et sa réalisation ;

Réduction de la femme au néant par la démonstration de sa triple et incurable infériorité :

Voilà où nous a conduits jusqu’à présent l’analyse. L’amour et la femme, deux éléments indispensables de la vie, se réuniraient pour son malheur : le premier en serait le poison, la seconde apparaîtrait comme l’agent de séduction qui nous verse cette coupe fatale. Dans la femme, nous crient les pères de l’Église, et dans l’amour qu’elle inspire, se trouve le principe de toute corruption et de toute discorde : elle est la croix, la contradiction et la honte du genre humain, impossible de vivre avec elle et de se passer d’elle : se passer d’elle ! c’est pour la dignité virile le dernier des outrages, un crime digne de mort.

Raisonnons cependant. La cause qui nous a fait aboutir à cette conclusion désespérante ne serait-elle pas précisément que nous avons considéré les choses d’une manière analytique et séparatiste, tandis qu’il faut les voir dans leur synthèse, là où seulement l’harmonie peut leur conférer la rationalité ?

Ainsi, nous plaçant dans l’hypothèse chrétienne et platonique de l’égalité des sexes, et considérant la femme dans l’indépendance de son individualité, abstraction faite des rapports d’amour, de maternité, de domesticité, qu’elle soutient avec l’homme, nous l’avons trouvée irrationnelle, compromise dans son existence par l’infériorité de sa nature. Que conclure de là ? Sans doute que l’utopie platonique, spiritualiste, mystique et érotique de l’égalité sociale des sexes est inadmissible, mais aussi que ce n’est pas de ce point de vue qu’il faut envisager la femme. Conçu à la manière de Platon l’androgyne est un monstre : c’est la faute de Platon.

Ainsi encore, nous plaçant dans cette autre hypothèse qui fait de l’amour le souverain bien, le droit le plus sacré, le principe même de tout droit, manifestation la plus haute de la Divinité ; puis, suivant cette notion de l’amour dans ses conséquences, nous en avons bientôt reconnu la malfaisance, et nous l’avons signalé comme l’une des causes les plus puissantes de la corruption sociale. Que conclure de là encore ? que l’amour est mauvais de soi, une tentation du démon, un effet de notre déchéance originelle ? Non : ce serait manquer aux règles d’une saine logique. Nous conclurons seulement que l’amour, comme toutes les passions, comme toutes les forces de l’âme, comme la propriété, le travail, etc., est antinomique de sa nature ; qu’en conséquence il fait partie d’un système plus grand que lui, dont la loi doit le soumettre et lui donner l’équilibre. L’amour ayant son point de départ dans l’animalité, son moteur dans l’imagination, oscille entre deux extrêmes inséparables et irréductibles, qui sont les sens et l’esprit, la chair crue, si j’ose ainsi dire, et l’idéal, Par la contradiction de son essence, l’amour suppose donc quelque chose qui le dépasse, une loi plus haute, une puissance supérieure.

L’homme lui-même, malgré toute sa puissance, l’homme, considéré dans son individualité, paraîtrait irrationnel, incomplet, incapable de toute dignité et élévation : irions-nous pour cela nier l’homme ? Autant vaudrait nier l’univers. Disons seulement que l’homme fait partie essentielle d’une collectivité hors de laquelle il n’a plus sa raison d’être, chose qui n’a rien que de parfaitement concevable, et que toute philosophie s’empressera d’admettre. Or, ainsi que nous le verrons bientôt, l’homme tient à la société par la femme, ni plus ni moins que l’enfant tient à sa mère par le cordon ombilical : reprenons donc, de ce point de vue de l’ensemble, notre examen de la femme ; considérons de ce sommet élevé de la collectivité humaine les faits que nous avons recueillis, et l’ordre ne tardera pas y apparaître.

XXX

2. Nécessité pour la Justice de se constituer un organe.

Au-dessus des trois règnes de la nature, minéral, végétal, animal, s’élève un quatrième règne, le règne de l’esprit libre, règne de l’idéal et du droit, en autres termes, le règne de l’humanité.

Pour que ce règne subsiste, il faut que la loi qui le constitue, à savoir la Justice, pénètre les âmes autrement que comme une simple notion, un rapport, une idée pure ; il faut qu’elle existe dans le sujet humain à titre de sentiment, d’affection, de faculté, de fonction, la plus positive de toutes les fonctions et la plus impérieuse.

Sans cette réalisation animique, la Justice se réduisant à une vue de l’esprit ne commanderait pas à la volonté ; ce serait une manière hypothétique de concilier les intérêts dont l’égoïsme pourrait à l’occasion reconnaître l’avantage, mais qui par elle-même ne l’obligerait point, et semblerait même ridicule, dès qu’elle entraînerait pour lui un sacrifice.

C’est ce que nous avons affirmé dès le commencement de ces Études, d’accord avec les partisans de la transcendance, qui tous ont parfaitement compris que la notion du juste et de l’injuste ne suffit pas par elle-même pour inculquer à l’homme le respect de la loi, mais nous séparant d’eux alors qu’ils prétendent établir ce respect sur la considération d’une autorité extérieure et supérieure, Église ou Dieu. Tout système juridique établi sur une religion, avons-nous dit, est essentiellement ruineux : ce n’est plus de la Justice, c’est de l’arbitraire, partant de l’iniquité. La Justice a son foyer dans l’âme humaine, ou elle n’existe nulle part ; elle est de l’homme ou elle n’est rien.

Et concluant à la fois contre les transcendantalistes, contre les utilitaires et contre les immoraux, nous avons prouvé, tant par le raisonnement que par la pratique universelle et par l’histoire, que l’homme, individuel et collectif, obéit à une puissance de juridiction qui est en lui ; que cette puissance possède une énergie et une efficacité suffisante pour triompher, d’emblée ou à la longue, de toutes les attractions de l’égoïsme ; que le progrès de la civilisation vient tout entier de là, et que l’influence attribuée aux cultes consiste uniquement en ce que la religion, que nous avons vue se résoudre toujours en une symbolique de la conscience, n’est autre chose qu’une forme de la conscience. La religion, en un mot, est le respect de l’humanité idéalisée et adorée par elle-même sous le nom de Dieu : là est tout le mystère.

Un doute cependant nous est resté.

Oui, la Justice est quelque chose, puisqu’à travers tant de crimes et de déchéances nous en reconnaissons les effets ; puisque par son impulsion soutenue elle fait marcher la civilisation ; puisque nous l’affirmons tous du fond du cœur, que nous n’avons pas d’ironie contre elle, et que le scepticisme théorique dans lequel nous restons à son égard nous semble si pénible, si dangereux, que nous n’hésitons pas à y suppléer par un pacte d’hypocrisie. Mais cette Justice, prétendue réelle, immanente, qui opère en nous à la manière d’une faculté positive, quelle est-elle, et comment agit-elle ? Toute fonction, avons-nous observé à propos du libre arbitre, suppose un organe : où est l’organe de la Justice ? On parle de la conscience ; mais la conscience est un mot, le nom d’une faculté dont nous affirmons que la Justice est le contenu, et qu’il s’agit de montrer à cette heure dans son organe même. Pourquoi la conscience ne serait-elle pas à son tour, comme le Dieu que nous avons récusé, une fiction, un symbole ? Que dis-je ? Pourquoi ne la prendrions-nous pas, avec les théologiens et tous les premiers peuples, avec quelques-uns de nos philosophes modernes, pour l’impression secrète de la Divinité, qui par sa grâce agit en nous comme si elle était nous, mais qui cependant n’est pas nous ? Les apôtres l’ont enseigné, l’Église le redit après eux, et les nouveaux éclectiques le répètent avec l’Église : Dieu est immanent à nos âmes, et cette réalité de la Justice, cette efficacité de la conscience que nous invoquons à si juste titre, ne prouve qu’une chose, la présence de Dieu dans notre cœur et l’immédiateté de son action.

Telle est donc l’objection : De même que Rien ne se produit de rien, Rien ne fonctionne à l’aide de rien ; cet axiome peut être ajouté aux autres, et s’appeler principe d’instrumentalité. La vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher, ont chacun leur organe ; l’amour a le sien ; la pensée a aussi le sien, qui est le cerveau ; et dans ce cerveau chacune des facultés de la pensée a son petit appareil. Comment la Justice, faculté souveraine, n’aurait-elle pas son organisme, proportionné à l’importance de sa fonction ?

Je l’avoue pour ma part, quelque étrange que les habitudes de notre esprit nous fassent paraître cette idée d’un organisme correspondant à la Justice, comme le cerveau correspond à l’intelligence, j’aurais peine à croire à la réalité d’une loi morale et à l’obligation qu’elle impose, si cette réalité ne devait avoir d’autre gage que ce mot vague de conscience, par lequel nous en avons désigné la fonction dans une précédente Étude. C’est donc très-sérieusement, selon moi, qu’après avoir déterminé spéculativement, dans ses termes principaux, la Justice comme loi ou rapport, et en avoir constaté le néant dans les systèmes religieux, nous devons en chercher encore la condition physiologique ou fonctionnelle, puisque sans cela elle reste pour nous comme un mythe, une hypothèse de notre sociabilité, un commandement étranger à notre âme, au fond, un principe d’immoralité. N’est-ce pas, d’ailleurs, sous l’impression de ce sentiment que les premiers civilisés d’entre les humains, en qui la Justice parlait si haut, parce qu’elle était toute jeune, mais aux regards desquels elle ne se manifestait par aucun signe, la personnifièrent en un sujet invisible qu’ils nommèrent Dieu ? Sans plus d’hésitation, mettons-nous donc à l’œuvre, et cherchons ce que peut être en nous cet organe de la Justice.

XXXI

3. Que l’organe de la Justice est l’androgyne, ou le couple conjugal.

Lorsqu’à l’occasion du libre arbitre, après avoir constaté que toute fonction ou faculté suppose, à peine de néant, un organe, nous nous sommes demandé : Quel est l’organe de la liberté ? nous avons répondu que c’était tout l’homme, et nous avons motivé notre réponse sur cette considération, que, la liberté embrassant dans son domaine la totalité des facultés, elle ne pouvait avoir pour organe que la totalité même de l’organisme. D’où la définition que nous avons donnée de l’homme, Une Liberté organisée. Continuons sur cet errement.

Si la liberté embrasse, dans son exercice, la totalité du sujet humain, la Justice à son tour exige plus que cette totalité. Elle dépasse la mesure de l’individu (Étude II) ; elle reste boiteuse chez le solitaire et tend à s’atrophier ; c’est le pacte de la liberté (Étude VIII), ce qui suppose au moins deux termes ; sa notion seule, synonyme d’égalité ou de balance (Étude III), implique un dualisme.

L’organe juridique se composera donc de deux personnes : voilà un premier point.

Quelles seront, l’une par rapport à l’autre, ces deux personnes ?

Si nous les faisons semblables et égales, ou bien, en variant les aptitudes, équivalentes, ces deux personnes seront entre elles comme l’homme est à l’homme ou la femme à la femme, comme 3 est à 3, 2 à 2, comme A est à A. Ce seront deux essences respectivement complètes, par suite réciproquement indépendantes : il n’y aura pas d’organisme. Une association, plus ou moins précaire, pourra en sortir ; nous n’aurons pas la dualité cherchée. Point d’organe juridique, partant point de Justice. L’homme restera sauvage, ou ne formera que des sociétés imparfaites, des meutes comme les chiens, des communautés à la façon des abeilles et des fourmis.

L’expérience confirme cette prévision. Entre individus de valeur égale et de prétentions pareilles, il y a naturellement antagonisme, joute, loterie, agiotage, discorde, guerre ; peu de respect, peu d’affection, point de dévouement. Dans ces conditions la Justice ne peut vivre, se développer, devenir pour l’homme une religion et une gloire. Réunissez au contraire un homme fait et un adolescent, un enfant et un vieillard, il y aura entre eux, par le contraste de l’âge et de la pensée, un commencement de respect, partant un sentiment déjà prononcé de justice. C’est par là que s’expliquent les amitiés platoniques, si religieusement cultivées chez les anciens, et dont nous avons suivi la trace jusque dans les origines du christianisme. Il faut, pour la Justice, une dualité formée de deux individus de qualités dissemblables et inégales, d’inclinations différentes, de caractères opposés, tels enfin que les pose la nature dans le père et l’enfant, mieux encore dans le couple conjugal, sous la double figure de l’homme et de la femme.

La nature, en un mot, a donné pour organe à la Justice la dualité sexuelle, et comme nous avons pu définir l’individu humain une Liberté organisée, de même nous pouvons définir le couple conjugal une Justice organisée. Produire de la Justice, tel est le but supérieur de la division androgyne : la génération et ce qui s’ensuit ne figure plus ici que comme accessoire.

Ce n’est pas tout. Comme les autres puissances, la Justice, selon le degré d’excitation qu’elle aura reçu, est susceptible de plus ou de moins ; elle peut se développer par la culture, s’atrophier par la barbarie. Dans un sujet donné, elle acquerra donc d’autant plus d’intensité que son partenaire lui offrira moins de déplaisir, de laideur, d’incompatibilité de caractère, de prétentions rivales, de contradiction, et plus de sympathie, d’intérêt, d’idéal. La Justice (Étude II), considérée seulement dans son exercice, et abstraction faite des conditions psychologiques de son développement, est la faculté que nous avons de sentir notre dignité en autrui, et réciproquement la dignité d’autrui en nous : or, cette dignité se sent d’autant mieux que l’objet qui la représente est lui-même plus agréable, plus plaisant. Il ne suffit donc pas, pour la formation de l’organe juridique, que les conjoints soient de tempérament, de force et de qualité différents, il faut encore qu’il existe entre eux une appétence réciproque qui les rende l’un à l’autre désirables ; qu’en raison de cette appétence ils soient et se trouvent beaux, superbes ; il faut, en un mot, pour la production de la Justice, une prémotion, une grâce, comme disent les théologiens ; il faut l’amour.

Ici la femme, dont la destinée nous a paru tout à l’heure si compromise, reprend l’avantage ; comme Marie la nouvelle Ève, elle passe du rôle douloureux au rôle glorieux, et devient, par sa seule apparition au milieu des hommes, libératrice et justicière.

XXXII

4. Beauté de la femme.

La femme est belle. J’ai regretté, je le confesse, de n’avoir pas pour la peindre le style d’un Lamartine : regret indiscret. Assez d’autres célébreront celle que l’univers adore, que l’enfance ne peut regarder sans extase, la vieillesse sans soupirer. Après ce que j’ai dit de ses misères, la seule chose qui me soit permise en parlant de ses allégresses, c’est la simplicité, surtout le calme.

Quand l’Église nous représente la Vierge dans son immortalité radieuse, entourée des anges, et foulant aux pieds le serpent, elle fait le portrait de la femme telle que la pose la nature dans l’institution du mariage.

Elle est belle, dis-je, belle dans toutes ses puissances : or, la beauté devant être chez elle tout à la fois l’expression de la Justice et l’attrait qui nous y porte, elle sera meilleure que l’homme : l’être faible et nu, que nous n’avons trouvé propre ni au travail du corps, ni aux spéculations du génie, ni aux fonctions sévères du gouvernement et de la judicature, va devenir, par sa beauté, le moteur de toute Justice, de toute science, de toute industrie, de toute vertu.

D’où vient, d’abord, la beauté à la femme ? Notons ceci : de l’infériorité même de sa nature.

On peut dire que chez l’homme la beauté est passagère ; elle n’a rien pour lui d’essentiel ; elle n’est pas dans sa destinée ; il la traverse vite, pour arriver au plus tôt à la force. L’homme à seize ans n’est pas encore homme ; la jeune fille, au contraire, est déjà femme, et les années ne lui apporteront rien, si ce n’est peut-être de l’expérience.

La beauté est la vraie destination du sexe : c’est sa condition naturelle, son état. En principe, il n’y a pas de femme laide ; toutes jouissent, plus ou moins, de cette beauté indicible que le vulgaire appelle beauté du diable, et il dépend de nous que les moins favorisées se rachètent toujours par quelque charme. Qui ne sent, d’ailleurs, que dans une société civilisée la beauté de chacune profite à toutes, comme si elles n’étaient toutes, à des points de vue divers, que des représentantes de ce qu’il y a de plus divin parmi les hommes, la beauté ? Ce sont nos misères sociales, nos iniquités et nos vices qui enlaidissent, qui meurtrissent la femme.

La nature pousse donc rapidement le sexe à la beauté ; ce but atteint, elle l’y arrête. Tandis que l’homme passe outre, elle semble dire à la femme : Tu n’iras pas plus loin, car tu ne serais plus belle.

La vie de la femme, selon le vœu de la nature, est donc une jeunesse perpétuelle ; l’efflorescence, sitôt passée chez l’homme, qui court à grands pas à la virilité, dure chez la femme autant que la fécondité, souvent au delà. L’exemple de Diane de Poitiers, de Marie Stuart, de Ninon de Lenclos, de Mme de Maintenon et de bien d’autres, en qui l’âge semble impuissant contre la beauté, nous est un signe de la mission de la femme et un avertissement de notre devoir.

Les femmes veulent être toujours jeunes, toujours belles ; elles ont le sentiment de leur destinée. La laide, dans les conditions de la vie civilisée, n’existe pas plus que la sale : c’est un être hors nature, qui appelle compassion ou châtiment.

La femme, transparente, lumineuse, est le seul être dans lequel l’homme s’admire ; elle lui sert de miroir, comme lui servent à elle-même l’eau du rocher, la rosée, le cristal, le diamant, la perle ; comme la lumière, la neige, les fleurs, le soleil, la lune et les étoiles.

On la compare à tout ce qui est jeune, beau, gracieux, luisant, fin, délicat, doux, timide et pur : à la gazelle, à la colombe, au lys, à la rose, au jeune palmier, à la vigne, au lait, à la neige, à l’albâtre. Tout paraît plus beau par sa présence ; sans elle toute beauté s’évanouit : la nature est triste, les pierres précieuses sans éclat, tous nos arts, enfants de l’amour et de la beauté, insipides, la moitié de notre travail sans valeur.

En deux mots, ce que l’homme a reçu de la nature en puissance, la femme l’a obtenu en beauté. Mais prenez-y garde, la puissance et la beauté sont des qualités incommensurables : établir entre elles une comparaison, en faire l’objet d’un échange, payer des produits de la force la possession de la beauté, c’est avilir cette dernière, c’est rejeter la femme dans la servitude et l’homme dans l’iniquité. Le beau et le juste se touchent par d’intimes rapports, sans doute ; mais ce sont deux catégories à part, qui ne sauraient donner lieu, dans la société, à une similitude de droits, à une égalité de prérogatives.

Constatons seulement que si, sous le rapport de la vigueur, l’homme est à la femme comme 3 est à 2, la femme, sous le rapport de la beauté, est aussi à l’homme comme 3 est à 2 ; que cet avantage ne lui est pas donné sans doute pour la laisser dans l’abjection, et qu’en attendant la loi qui doit régler les rapports des époux, la beauté de la femme est le premier de ses droits comme elle est la première de ses pensées.

Que la jeune fille soit modeste autant que belle, je le veux, la modestie ajoutera à sa beauté ; mais il n’est pas bon qu’elle s’ignore. Aussi je blâme les pédagogues qui, à l’exemple de Mme Necker de Saussure, combattent et répriment chez les jeunes filles la joie qu’elles éprouvent de leur beauté ; j’aimerais autant qu’on fît un reproche au citoyen de l’orgueil que lui inspire la liberté, un crime au soldat de la fierté que lui donne son courage. La beauté de la femme n’appartient-elle pas d’ailleurs à tous ceux qui lui sont unis par le sang, l’amitié ou la cité ? Elle réjouit la famille, la vieillesse et l’enfance, et relève jusqu’à la disgrâce de ses compagnes que la nature inclémente a moins favorisées.

XXXIII

Si du corps nous passons à l’esprit et à la conscience, la femme, par la beauté, va se révéler avec de nouveaux avantages.

De la faiblesse relative de son entendement résulte chez elle une grâce juvénile, analogue à celle des enfants, dont nous ne pouvons nous empêcher d’adorer les jolis mots et les idées pleines de gentillesse. Une minaudière de trente ans déplaît à coup sûr ; la pédante choque encore plus, parce qu’elle est infidèle à sa nature, et qu’en affectant une gravité d’emprunt elle ment. Que la femme soit aussi raisonnable que le comporte sa nature, aussi sérieuse que l’exige la dignité matronale, elle sera toujours assez femme ; mais qu’elle n’aspire point à l’originalité et au génie, parce qu’elle paraîtra impertinente et sotte : dans cette juste mesure elle sera tout aimable, et, pour l’homme, d’un précieux conseil.

La qualité de l’esprit féminin a pour effet : 1o de servir au génie de l’homme de contre-épreuve, en reflétant ses pensées sous un angle qui les lui fait paraître plus belles si elles sont justes, plus absurdes si elles sont fausses ; 2o en conséquence, de nous obliger à simplifier notre savoir, à le condenser en des propositions simples, faciles à saisir comme de simples faits, et dont la compréhension intuitive, aphoristique, imagée, tout en mettant la femme en partage de la philosophie et des spéculations de l’homme, lui en rend à lui-même la mémoire plus nette, la digestion plus légère. Comme le visage de la femme est le miroir où l’homme puise le respect de son propre corps, de même l’intelligence de la femme est aussi le miroir où il contemple son génie. Il n’est pas un homme, parmi les plus savants, les plus inventifs, les plus profonds, qui n’éprouve de ses communications avec les femmes une sorte de rafraîchissement : c’est par là, du reste, que s’accomplit la diffusion des connaissances et que l’art ravit les multitudes. Les vulgarisateurs sont en général des esprits féminisés ; mais l’homme n’aime point à servir la gloire de l’homme, et la nature prévoyante a chargé la femme de ce rôle.

Ainsi l’impression produite par la beauté de la femme s’accroît de celle que produit le tour de son esprit ; parce que cet esprit a moins d’audace, de puissance analytique, déductive et synthétique, qu’il est plus intuitif, plus concret, plus beau, il semble à l’homme, et il l’est en effet, plus circonspect, plus prudent, plus réservé, plus sage, plus égal : c’est la Minerve protectrice d’Achille et d’Ulysse, qui apaise la fougue de l’un et fait honte à l’autre de ses paradoxes et de ses roueries ; c’est la Vierge que la litanie chrétienne appelle Siège de sapience, Sedes sapientiæ.

Or, remarquez encore que cet avantage de la femme ne peut pas être porté en balance du génie de l’homme, faire la base d’une mutualité de services, devenir la matière et la cause d’un droit positif, en un mot créer à la femme un titre à l’égalité. Qui peut le plus peut le moins, dirait l’homme ; et pas plus pour l’intelligence que pour le travail, la force ne consentirait à une participation avec la faiblesse. La sagesse de la femme, non plus que sa beauté, n’est chose commutative ou vénale : qu’elle s’avise de réclamer, en raison de sa figure et des grâces de son esprit, l’isonomie, elle perd à l’instant son prestige ; de déesse ou fée qu’elle doit être, la voilà redevenue esclave.

XXXIV

Même observation pour le moral.

Comme la femme tient son corps de l’homme, Os ex ossibus meis, et caro ex carne meâ ; comme elle tient de lui ses idées, de même elle en reçoit sa conscience et le principe de toutes ses vertus. Or, ici encore la dignité virile, en se féminisant, acquiert une fleur de beauté qui est propre à la femme et lui assure l’excellence.

Constance de l’âme : — Je me souviens d’avoir vu sur le frontispice de je ne sais plus quel livre d’érudition une vignette représentant Hercule avec ces mots : Labore et constantiâ. Oui, l’homme a la force ; mais cette constance dont il se vante en sus, il la tient surtout de la femme. Constance, patience, longue espérance, sont surtout la vertu des faibles ; c’est leur force. L’homme, dans l’adversité, d’abord s’irrite, bientôt se rebute ; la femme pleure, et dans ces pleurs de la femme il retrempe son courage. Par elle il dure, et apprend le véritable héroïsme. À l’occasion, elle saura lui donner l’exemple : alors elle sera plus sublime que lui, l’amazone l’emportera sur le héros, car elle est la force dans la faiblesse :

Et dans un faible corps s’allume un grand courage.

Facilité dans les relations : — La femme est incapable de dire le droit, de le soutenir, de le venger ; elle fera mieux, elle le rendra aimable, et de ce glaive à double tranchant fera un rameau de paix. La Justice ressemble à l’arithmétique : certaines opérations divisionnelles ne peuvent donner un résultat exact ; de même dans la Justice, soit distributive, soit commutative, soit pénale ou satisfactoire, il est presque impossible que l’application du droit ne laisse à redire ; il y a toujours de quelque côté une inégalité, partant une perte : d’où ce grand principe de philosophie pratique, point de Justice sans tolérance. Or, c’est à l’exercice de la tolérance que la femme excelle. Par la sensibilité de son cœur, par la délicatesse de ses impressions, par la tendresse de son âme, par son amour, enfin, elle arrondit les angles tranchants de la Justice, détruit ses aspérités, et d’une divinité de terreur fait une divinité de miséricorde. La Justice, mère de Paix, ne serait pour l’humanité qu’une cause de désunion, sans ce tempérament qu’elle reçoit surtout de la femme.

Pureté de la vie : — Nous avons dit ce qu’est la femme à l’état de nature ; et les récits des voyageurs, les immondices de la civilisation, les aventures de nos émancipées, ne montrent que trop jusqu’à quel degré d’impudicité elle peut descendre. C’est dans l’homme qu’est le principe de la pudeur. Mais, vraiment, est-ce pour lui que cette vertu lui a été donnée comme en dépôt ? Est-ce qu’elle peut lui compter ? est-ce qu’elle lui sied seulement ?… L’homme est ainsi fait qu’il rougit de rougir, et que sa plus grande honte, même au sein du crime, est encore d’avoir honte. Un vrai visage viril ne rougit pas plus qu’il ne pleure : je puis reconnaître un tort, le regretter, le réparer ; mais je me refuse à la honte, et quiconque m’y expose allume en mon cœur une soif inextinguible de vengeance. La femme seule sait être pudique, parce qu’elle est faible ; mais, par cette pudeur qui est sa prérogative la plus précieuse, elle triomphe des emportements de l’homme et ravit son cœur. C’est surtout par la pudeur que la femme est souveraine : parlez donc de porter cette vertu-là à son actif !… J’ai dit qu’en principe il n’y avait pas de femme laide ; j’ajoute qu’il n’y a pas non plus de femme impure. L’impure est hors de son sexe, hors de l’humanité : c’est une femelle de singe, de chien ou de porc, métamorphosée en femme. Mais essayez de prendre la pudeur de la femme pour base d’un droit réel ; de lui faire de cette chasteté qui l’élève si haut, de cet esprit de tolérance, de patience et de résignation qu’elle a reçu en partage, une sorte de spécialité économique et de fonction sociale : au lieu d’honorer la femme, vous l’avilissez ; vous pensez l’affranchir, et vous la rejetez dans l’opprobre.

Ainsi l’on peut bien dire qu’entre l’homme et la femme il existe une certaine équivalence provenant de la comparaison de leurs natures respectives, au double point de vue de la force et de la beauté : si par le travail, le génie et la Justice, l’homme est à la femme comme 27 est à 8, la femme, à son tour, par les grâces de la figure et de l’esprit, par l’aménité du caractère et la tendresse du cœur, est à l’homme comme 27 à 8. Mais, quoi qu’en aient dit les économistes, aucun contrat de vente, d’échange ou de prêt, n’est ici possible : les qualités de l’homme et de la femme sont des valeurs incommutables ; les apprécier les unes par les autres, c’est les réduire également à rien. Or, comme toute question de prépondérance dans le gouvernement de la vie humaine ressortit soit de l’ordre économique, soit de l’ordre philosophique ou juridique, il est évident que la suprématie de la beauté, même intellectuelle et morale, ne peut créer une compensation à la femme, dont la condition reste ainsi fatalement subordonnée.

XXXV

5. Destination de la femme.

Le problème paraît donc insoluble : Qui rachètera la femme, si elle ne se peut racheter par l’idéal ? Et si la femme n’est rachetée, si elle doit rester serve, que devient l’homme et la société ? Le pacte conjugal déclaré impossible, la Justice reste sans organe ; elle retombée l’état de simple notion ; toute moralité, toute liberté expire ; la création est absurde. Femme, tu ne peux être ni mon associée ni mon épouse, et je ne te veux pas pour courtisane. Eh bien ! malédiction sur la nature, et que le monde finisse : je t’écrase…

Encore un effort, et la vérité nous apparaîtra peut-être. Ce problème désespéré ne serait-il pas résolu précisément par ce que nous venons de dire, et dont le langage humain, forcément analytique, nous déguise le sens ? Condensons nos idées, et tâchons d’en dégager la formule.

La poésie primitive eut pour caractère particulier de personnifier les facultés humaines ; ce fut l’origine de la mythologie :

Minerve est la sagesse, et Vénus la beauté.
Ce n’est plus la vapeur qui forme le tonnerre ;
C’est Jupiter armé pour effrayer la terre…

Or, ce que la poésie rêve, la nature le réalise : qu’est-ce que la femme ?

La femme est la conscience de l’homme personnifiée. C’est l’incarnation de sa jeunesse, de sa raison et de sa Justice, de ce qu’il y a en lui de plus pur, de plus intime, de plus sublime, et dont l’image vivante, parlante et agissante lui est offerte, pour le reconforter, le conseiller, l’aimer sans fin et sans mesure. Elle naquit de ce triple rayon qui, partant du visage, du cerveau et du cœur de l’homme, et devenant corps, esprit et conscience, produisit, comme idéal de l’humanité, la dernière et la plus parfaite des créatures.

Et pourquoi, encore une fois, cette création poétique, dans laquelle la nature semble avoir agi plutôt en artiste qu’en économe ? Pourquoi fallait-il que l’homme eût sans cesse devant ses yeux, tout auprès de son cœur, cette idole de lui-même, et comme son âme en personne ?

Je l’ai dit tout à l’heure, en faisant l’analyse des qualités de la femme ; mais il est bon que je le redise.

La femme a été donnée à l’homme pour lui servir d’auxiliaire : Faciamus ei adjutorium simile sibi, dit la Genèse. Non que la femme doive aider l’homme à gagner son pain : c’est le contraire qui aura lieu. La capacité productrice de la femme n’est pas le tiers de celle de l’homme (8 à 27) ; le revenu de la communauté étant représenté par 35, la dépense de la femme sera au moins 17.5, et dès qu’il y aura des enfants, 20, 25, 30. Plus la société se civilise, plus la dépense relative de la femme augmente : au fond, l’homme, content de réparer et entretenir sa machine, ne travaille que pour sa femme et ses enfants.

La femme est un auxiliaire pour l’homme, parce qu’en lui montrant l’idéalité de son être elle devient pour lui un principe d’animation, une grâce de force, de prudence, de justice, de patience, de courage, de sainteté, d’espérance, de consolation, sans laquelle il serait incapable de soutenir le fardeau de la vie, de garder sa dignité, de remplir sa destinée, de se supporter lui-même.

La première femme, mère d’amour, fut nommée Héva, Zoé, Vie, selon la Genèse, parce que la femme est la vie de l’humanité, plus vivante que l’homme en toutes ses manifestations. La seconde femme a été dite Eucharis, pleine de grâces, gratiâ plena, fille d’Anna (la gracieuse) ; celle-ci est l’auxiliaire, l’épouse…. Les descriptions poétiques, passionnées et amoureuses, ne vont point à ma plume : qu’on me permette de m’en tenir à la symbolique chrétienne, qui est après tout ce que je connais de mieux sur cette question délicate.

La femme est l’auxiliaire de l’homme, d’abord dans le travail, par ses soins, sa douce société, sa charité vigilante. C’est elle qui essuie son front inondé de sueur, qui repose sur ses genoux sa tête fatiguée, qui apaise la fièvre de son sang et verse le baume sur ses blessures. Auxilium christianorum, Salus infirmorum. Elle est sa sœur de charité. Oh ! qu’elle le regarde seulement, qu’elle assaisonne de sa tendresse le pain qu’elle lui apporte : il sera fort comme deux, il travaillera pour quatre. Il ne souffrira pas qu’elle se déchire à ces ronces, qu’elle se souille dans cette boue, qu’elle s’essouffle, qu’elle sue. Honte et malheur à lui, s’il faisait labourer sa femme ! Plus savante que les philosophes, la nature n’a pas formé le couple travailleur de deux êtres égaux ; elle a prévu qu’une paire de compagnons ne feraient rien, ils s’amuseraient. Si peu que sa femme l’appuie, le travailleur vaut comme deux : c’est un fait dont chacun peut se convaincre, que, de toutes les combinaisons d’atelier, celle qui donne la plus grande somme de travail proportionnellement aux frais est le ménage.

Auxiliaire du côté de l’esprit, par sa réserve, sa simplicité, sa prudence, par la vivacité et le charme de ses intuitions. La femme n’a que faire de penser elle-même : se figure-t-on une savante cherchant dans le ciel les planètes perdues, calculant l’âge des montagnes, discutant des points de droit et de procédure ? La nature, qui ne crée pas de doubles emplois, a donné un autre rôle à la femme : c’est par elle, c’est par la grâce de sa divine parole, que l’homme donne la vie et la réalité à ses idées en les ramenant sans cesse de l’abstrait au concret ; c’est dans le cœur de la femme qu’il dépose le secret de ses plans et de ses découvertes, jusqu’au jour où il pourra les produire dans leur puissance et leur éclat. Elle est le trésor de sa sagesse, le sceau de son génie : Mater divinæ gratiæ Sedes sapientiæ, Vas spirituale, Virgo prudentissima.

Auxiliaire du côté de la Justice, elle est l’ange de patience, de résignation, de tolérance, Virgo clemens, Virgo fidelis ; la gardienne de sa foi, le miroir de sa conscience, la source de ses dévouements : Fœderis arca, Speculum justiticiæ, Vas insigne devotionis. L’homme de la part de l’homme ne supporte ni critique ni censure ; l’amitié même est impuissante à vaincre son obstination. Bien moins encore souffrira-t-il dommage et injure : seule la femme sait le faire revenir et le dispose au pardon.

Contre l’amour même et ses entraînements la femme, chose merveilleuse, est pour l’homme l’unique remède, soit par la honte qu’elle lui inspire lorsqu’elle se refuse, soit qu’elle le fasse repentir de son indiscrétion en se livrant et s’enlaidissant. La litanie redouble ici d’insistance : Mater purissima, Mater castissima, Mater inviolata, Mater intemerata, Virgo prædicanda.

De quelque côté qu’il la regarde, elle est la forteresse de sa conscience, la splendeur de son âme, le principe de sa félicité, l’étoile de sa vie, la fleur de son être : Turris eburnea, Domus aurea, Janua cœli, Stella matutina, Rosa mystica. Quelle puissance dans ses regards ! Virgo potens. Qu’elle est délicieuse, appuyée sur le bras de son fiancé ! Quæ est ista quæ ascendit de deserto, deliciis affluens, innixa super dilectum suum ? Qu’elle est imposante dans sa démarche, et radieuse ! Et comme il est ému auprès d’elle ! Quasi aurora consurgens, pulchra ut luna, electa ut sol, terribilis ut castrorum acies ordinata ! Que lui fait l’éloge de ses pareils ? La femme seule peut l’honorer et le réjouir : Vas honorabile, Causa nostræ lætitiæ. Seule elle peut lui dire : Je te récompenserai au delà de tes mérites ; Ego ero merces tua magna nimis. Vaincu, coupable, c’est encore dans le sein de la femme qu’il trouve la consolation et le pardon ; elle seule peut lui tenir compte de l’intention et du bon vouloir, découvrir dans ses passions des motifs d’excuse, chose que néglige la Justice des hommes : Refugium peccatorum, Consolatrix afflictorum. Elle seule engin, dans la persécution, la vengeance et la haine, sollicitera pour lui sans abaisser sa fierté, fera valoir son repentir, et ses douleurs, et sa constance : Regina martyrum, Regina confessorum… Jamais je n’ai pu entendre chanter ces litanies sans un frisson de volupté, et je regarde comme un bonheur que la jeunesse, qui d’ailleurs ne s’en soucie guère, n’y comprenne rien. O pia ! O benigna ! O regina ! C’est à devenir fou d’amour ; et l’amour, même inspiré par la religion, même sanctionné par la Justice, je ne l’aime pas.

Vous le voyez, Monseigneur, c’est le christianisme, c’est l’Église, c’est vous-même, qui, sans le savoir, m’allez fournir la théorie du mariage : acceptez-en l’hommage, et puisse la femme devenir la médiatrice de notre réconciliation !

XXXVI

6. Formation du pacte conjugal : premier degré de juridiction.

L’homme et la femme se sont vus : ils s’aiment. L’idéal les exalte et les enivre, leurs cœurs battent à l’unisson ; la Justice vient de naître dans leur commune conscience. Toute la création, qui de la mousse au mammifère a préparé, par la distinction des sexes, l’ineffable mystère, applaudit au mariage.

Rendons-nous compte de ce pacte, le premier de ceux que l’homme aura à former, sans lequel les autres seraient comme de plein droit résiliés, et qui n’aura jamais son pareil.

Quel est ici l’apport des parties ? en autres termes, qu’est-ce qui fait la matière du contrat ? Ce ne sont pas les services : de l’homme à la femme l’échange de services se conçoit sans doute et peut exister ; de là le contrat de domesticité. Mais la servante n’est pas l’épouse, ceci n’a pas besoin de discussion. Le concubinat même et la maternité, joints au service du ménage, ne suffiraient pas à faire passer la femme du rang de domestique à celui de matrone : tout cela peut se liquider en argent ; tandis que les honoraires de l’épouse ne peuvent s’estimer ni en marchandise ni en espèces. Ce n’est pas, enfin, le plaisir non plus, qui fait l’objet du mariage : nous l’avons prouvé à satiété par l’analyse de l’amour et de ses œuvres.

Le mariage est l’union de deux éléments hétérogènes, la puissance et la grâce : le premier, représenté par l’homme, producteur, inventeur, savant, guerrier, administrateur, magistrat ; le second, représenté par la femme, dont la seule chose qu’on puisse dire est qu’elle est, par nature et destination, l’idéalité réalisée, vivante, de tout ce dont l’homme possède en lui, à un degré supérieur, la faculté, dans les trois ordres du travail, du savoir et du droit. Voilà pourquoi la femme veut l’homme fort, vaillant, ingénieux : elle le méconnaît, s’il n’est que gentil et mignon ; pourquoi lui, de son côté, la veut belle, gracieuse, bien disante, discrète et chaste.

Quelle étincelle va jaillir de ce couple ?

C’est un principe fondamental en théologie, principe que nous avons fait nôtre par la manière dont nous avons rendu compte du progrès, ou pour mieux dire de l’origine du péché, que l’homme ne fait rien sans le secours de la grâce, en langue philosophique, sans idéal ; que sans cette excitation puissante, il ne devient ni laborieux, ni intelligent, ni digne ; il croupit dans la fainéantise, l’imbécillité et l’abjection. La grâce, ou l’idéal, est l’aliment dont se nourrit le courage de l’homme, qui développe son génie, fortifie sa conscience. Par cette grâce divine il connaît la honte et le remords ; il se rend industrieux, philosophe, poëte ; il devient un héros et un juste juge, il sort de l’animalité et s’élève au sublime.

Telle est donc la série d’idées qui a décidé la création de la femme et fixé son rôle :

Sans une faculté positive et prédominante de Justice, point de société ; sans un sentiment profond de la dignité personnelle, point de Justice ; sans idéal, point de dignité ; sans la femme et l’amour qu’elle inspire, point d’idéal : pour mieux dire, l’idéal reste impuissant ; la grâce est inefficace, elle avorte. Nous avons vu ce que serait la femme sans ce trésor de sentiments et d’idées que la puissance virile verse en son cœur, et que sa seule peine est d’idéaliser ; l’homme à son tour, sans la grâce féminine, ne serait pas sorti de la brutalité du premier âge : il violerait sa femelle, étoufferait ses petits, ferait la chasse à ses pareils pour les dévorer.

Il suit de là que l’union de l’homme et de la femme ne constitue pas un pacte synallagmatique, un tel pacte supposant les contractants ou échangistes respectivement complets dans leur être et relativement équivalents ou égaux : ils forment, au moral comme au physique, un tout organique, dont les parties sont complémentaires l’une de l’autre ; c’est une personne composée de deux personnes, une âme douée de deux intelligences et de deux volontés. Et cet organisme a pour but de rendre possible la justification de l’humanité par elle-même, c’est-à-dire la civilisation et toutes ses merveilles. Comment s’accomplit cette justification ? Par l’impulsion de l’idéal, ce que les théologiens nomment grâce, les poëtes amour. Voilà toute la théorie. L’âge des amours est l’époque de l’explosion du sentiment juridique. Sans doute, la beauté de la femme s’efface avec l’âge ; l’homme lui-même peu à peu obéit à d’autres influences ; mais une fois trempé pour la Justice il ne rétrograde plus ; et c’est un fait que la corruption des sociétés ne commence pas par les générations qui ont aimé, elle commence par celles qui n’ont pas aimé encore, ou qui ont remplacé l’amour par la volupté. Ôtez à la jeunesse la pudeur et l’amour, donnez-lui en échange la luxure ; elle perdra bientôt jusqu’au sens moral : ce sera une race vouée à la servitude et à l’infamie.

Cependant, rapprochés par la grâce, la poésie et l’amour, l’homme et la femme n’en restent pas moins soumis aux conditions économiques de l’existence : il faut travailler, pourvoir, se diriger à travers les difficultés de la vie. Comment vont se régler les conditions de leur alliance, puisqu’en définitive il n’y a pas seulement entre eux pacte d’amour, mais constitution de droit ?

L’homme et la femme s’épousent sous la promesse et la loi d’un dévouement réciproque absolu. L’époux se doit tout entier à son épouse, l’épouse se doit tout entière à son époux. Et telle est la nature de cette réciprocité qu’elle n’a pas pour objet un avantage positif, matériel, comme l’exige la loi de toute société civile ou commerciale : dans le mariage, les avantages matériels ne sont qu’un accessoire, je dirais presque un accident, dont le partage est loin de pouvoir être regardé par les époux comme une compensation de ce qu’ils se donnent. Pour prix des travaux, des combats, des meurtrissures, que l’honneur de la communauté et la gloire de sa femme lui commandent, l’homme recueillera, quoi ? un sourire ; la femme à son tour, pour prix de ses soins, de sa tendresse, de sa vertu, aura, quoi ? un baiser. Des deux parts, sacrifice complet de la personne, abnégation entière du moi, la mise en jeu de la vie et de l’être pour une récompense idéale : voilà le sacrement de Justice, voilà le mariage.

L’homme et la femme sont-ils faits égaux par cette union ? — En résultat, oui, ils sont égaux ; le mariage, fondé sur un dévouement réciproque absolu, implique communauté de fortune et d’honneur. En principe et dans la pratique, cette égalité n’existe pas, ne peut pas exister. D’un côté, la femme ne peut soutenir, pour la puissance des facultés, la comparaison avec l’homme, ni dans l’ordre économique et industriel, ni dans l’ordre philosophique et littéraire, ni dans l’ordre juridique : or, ces trois ordres de manifestations, correspondant aux catégories de l’utile, du vrai et du juste, embrassent les trois quarts de la vie sociale. D’autre part, l’égalité des droits supposant une balance des avantages dont la nature a doué la femme avec les facultés plus puissantes de l’homme, il en résulterait que la femme, au lieu de s’élever par cette balance, serait dénaturée, avilie. Par l’idéalité de son être, la femme est, pour ainsi dire, hors prix. Elle atteint plus haut que l’homme, mais à condition d’être portée par lui ; pour qu’elle conserve cette grâce inestimable, qui n’est pas en elle une faculté positive, mais une qualité, un mode, un état, il faut qu’elle accepte la loi de la puissance maritale : l’égalité, la rendant odieuse et laide, serait la dissolution du mariage, la mort de l’amour, la perte du genre humain.

Tel est le mariage théorique, mariage qui se réalise de point en point dans la collectivité sociale, par l’ensemble des rapports que soutiennent entre eux les deux sexes, et compensation faite des anomalies de détails et des griefs individuels, mais dont on ne manquera pas de dire qu’il est encore, pour l’immense majorité des sujets de l’un et de l’autre sexe, une utopie. Ceci nous conduit à une nouvelle face de la question.

XXXVII

7. La famille : deuxième degré de juridiction.

Si, dit-on, l’hyménée, de même que l’amour, est un pur idéal ; si la théorie, par sa sublimité même, reste inapplicable, ou du moins inappliquée dans la pratique quotidienne, ne serait-il pas plus simple, plus sûr, plus moral même, de laisser le vulgaire grossier à la liberté des unions naturelles ? Qu’il est rare que l’amour, tel que le rêvent le jeune homme et la jeune fille, préside au mariage ! Et que de vices, que de déceptions déshonorent cette union réputée sainte ! Du côté masculin, quelle brutalité, quelle paresse égoïste, quelle lâche tyrannie, que de crapule ! Dans la femme, que de légèreté, de folie, et parfois que d’insolence ! que d’ineptie et de bavardage ! quelle mollesse, quelle ordure sous sa vaine coquetterie ! Qu’attendre donc, pour le mariage, de pareils sujets ? Qu’espérer, pour le progrès de la Justice et des mœurs, de couples si misérables ?

L’objection est vieille ; c’est la même qui jadis suggéra l’idée de réserver à l’aristocratie le privilége du sacrement, pendant que la vile multitude était reléguée, avec les esclaves, dans la prostitution et le concubinat.

Ceux qui, n’osant dénigrer l’institution, en allèguent les risques et accusent d’indignité matrimoniale la multitude des époux, oublient que le mariage, nécessaire d’ailleurs à la société, indispensable aux enfants, est fait surtout pour ces âmes brutes que l’on en voudrait écarter. C’est ainsi que s’est faite la première civilisation : elle a débuté par l’abolition de la promiscuité et de l’amour passager ; et ce faible idéal, que présentent chez des natures sauvages l’amour et la femme, s’est trouvé subitement consolidé et accru par le mariage.

Si quelque chose peut, en effet, ranimer l’amour assouvi, relever la femme qui s’est donnée, recréer cette idéalité toujours prête à périr dans la possession, c’est la pensée, inhérente au sacrement, et qui s’empare de la conscience des époux, qu’entre eux il existe autre chose que de l’amour, quelque chose qui dépasse autant l’amour que celui-ci dépasse le rut des animaux. Ce quelque chose nous le connaissons : c’est le culte que l’homme et la femme se rendent l’un à l’autre, culte qui, chez le premier, s’adresse à la grâce, à la pudeur et à la beauté, chez la seconde, à la puissance.

En deux mots, la même personne, homme ou femme, paraîtra toujours meilleure et plus belle à celle qui l’aime dans le mariage que hors le mariage : je plaindrais celui qui, après avoir lu tout ce qui précède, en demanderait encore la raison.

Le mariage est si bien la loi de l’humanité, à tous les degrés de civilisation et dans toutes les conditions sociales, qu’à peine unis dans la Justice, les époux, si barbares fussent-ils du reste, se trouvent capables de donner l’initiation juridique à d’autres êtres et de s’élever encore par cette initiation : c’est ce qu’a prévu la nature, et l’expérience prouve tous les jours qu’elle ne s’est pas trompée.

L’humanité est soumise à la loi du renouvellement. À cette œuvre de reproduction les deux sexes concourent, l’homme en fournissant le germe, la femme en donnant à l’embryon le premier accroissement. Pourquoi ce partage ? pourquoi la femme a-t-elle été chargée plutôt que l’homme des fonctions de la maternité ?

La physiologie en indique une première cause : le soin de la tendre enfance convient mieux au plus tendre, au plus sensible et au plus compatissant des conjoints. L’économie domestique fournit un nouveau motif : l’homme devant produire pour toute la famille, il importait de lui laisser l’entière liberté de ses mouvements. Mais la théorie du mariage nous donne la raison supérieure, savoir : l’éducation des enfants.

Le nouvel individu ne peut pas rester dans une immoralité animique jusqu’à l’époque où il recevra par l’amour la révélation de la Justice : l’ordre de la famille, la dignité de l’enfance, exigent que cette jeune conscience sorte de l’inertie par une initiation préparatoire. Or, cette première initiation du droit et du devoir, c’est la mère qui, sous la sanction paternelle, la donne.

Ce que la femme, le sexe gracieux, reçoit par le mariage du sexe fort et qu’elle idéalise à mesure, elle l’enseigne à son enfant ; elle devient à son tour, par l’amour maternel, éducatrice du nouvel homme ; le père, par son autorité, apparaît comme garant et gardien.

Ôtez le mariage, la mère reste avec sa tendresse, mais sans autorité, sans droit. D’elle à son fils, il n’y a plus de Justice ; il y a bâtardise, un premier pas en arrière, un retour à l’immoralité.

Tel est donc, selon l’ordre de la nature, le développement organique de la Justice. L’appareil juridique existe, il fonctionne, mais son action ne dépasse pas la limite des époux, qui est celle de l’idéal. Par la génération, l’idée du droit prend un premier accroissement : d’abord, dans le cœur du père. La paternité est le moment décisif de la vie morale. C’est alors que l’homme s’assure dans sa dignité, conçoit la Justice comme son vrai bien, comme sa gloire, le monument de son existence, l’héritage le plus précieux qu’il puisse laisser à ses enfants. Son nom, un nom sans tache, à faire passer comme un titre de noblesse à la postérité, tel est désormais la pensée qui remplit l’âme du père de famille.

Il y a dans l’amour un moment d’enthousiasme que ne connaissent ni le sensualiste voluptueux, ni l’amant platonique, c’est quand, après les premiers jours de bonheur, l’homme est saisi tout à coup, au sein des joies conjugales, de l’idée de paternité. Relisez dans Milton la prière d’Adam appelant la bénédiction du ciel sur son premier engendré : les sens, l’idéal, l’amour, tout a disparu ; il n’est resté que la Charité et la Conscience, déesses des unions saintes et des conceptions immaculées. Toutes les nations ont consacré cette fête sublime de la paternité par une institution qu’une Justice plus rigoureuse a dû plus tard abroger, la primogéniture.

L’enfant est donné, Parvulus natus est nobis ; c’est un présent des dieux, A-deo-datus, une incarnation de la divinité présente, Emmanuel. On le nourrit de lait et de miel, jusqu’à ce qu’il apprenne à discerner le bien au mal : Butyrum et mel comedet, donec sciat eligere bonum et reprobare malum ; c’est la religion de la Justice qui poursuit son développement. Comment, dans l’accomplissement de ce devoir sacré, l’homme ne sentirait-il pas sa noblesse ? Comment la femme ne deviendrait-elle pas splendide ?

De l’époux à l’épouse, la Justice a établi déjà, sans préjudice pour l’amour, une certaine subordination ; du père et de la mère aux enfants, cette subordination augmente encore et fonde la hiérarchie familiale, mais pour s’affaiblir plus tard et se résoudre, après la mort des parents, dans l’égalité fraternelle. Cela veut dire que pendant le premier âge la Justice est une foi et une religion, non une philosophie ou une comptabilité : aussi le respect de l’homme pour l’homme, dégagé maintenant des excitations de l’amour et de l’idéal, atteint son apogée dans le cœur des enfants sous le nom à jamais consacré de piété filiale. Père de famille, tu dois être un jour le premier et le meilleur ami de ton fils ; ne te hâte pas trop cependant, si tu ne veux courir le risque de son ingratitude. La plus sûre garantie que tu puisses te donner de l’amitié de ce fils, lorsqu’il sera devenu homme, c’est la prolongation de son respect.

Ainsi le mariage, par le rapport mystérieux de la force et de la beauté, forme une première juridiction ; la famille, par la communauté de conscience qui régit ses membres, par la similitude d’esprit et de caractère, par l’identité du sang, par l’unité d’action et d’intérêt, en forme une seconde : c’est un embryon de république, où l’égalité commence à poindre sous l’autorité hiérarchique, mais viagère, de la mère et du père. Dans ce petit état, les droits et devoirs pour chacun se déduiront de la théorie du pacte conjugal : pas n’est besoin d’en rapporter les formules.

Le dernier mot de cette constitution, moitié physiologique, moitié morale, est l’hérédité : n’est-ce pas une honte pour notre dix-neuvième siècle qu’il faille encore la défendre ? L’humanité, qui se renouvelle continuellement dans ses individus, est immuable dans sa collectivité, dont chaque famille est une image. Qu’importe alors que le gérant responsable change, si le vrai propriétaire et usufruitier, si la famille est perpétuelle ? Bien loin de restreindre la successibilité, je voudrais, en faveur des amis, des associés, des compagnons, des confrères et des collègues, des domestiques eux-mêmes, l’étendre encore. Il est bon que l’homme sache que sa pensée et son souvenir ne mourront pas : aussi bien n’est-ce pas l’hérédité qui rend les fortunes inégales, elle ne fait que les transmettre. Faites la balance des produits et des services, vous n’aurez rien contre l’hérédité.

XXXVIII

8. La cité : troisième degré de juridiction.

L’idée de considérer la Justice, non plus seulement comme une notion de l’entendement ou une hypothèse de notre économie, mais comme une faculté positive de l’âme, et conséquemment de chercher à cette faculté un organe dans la constitution de l’être humain, cette idée, dis-je, est tellement extraordinaire, qu’elle aura de la peine à s’introduire : tout en souhaitant de voir les principes de la morale acquérir plus de certitude et s’emparer des esprits avec plus de force, on eût aimé à leur conserver ce clair-obscur qui semble ajouter au respect par le mystère.

Un peu de réflexion cependant ferait comprendre qu’il n’y a rien en tout ce que nous venons de dire de la Justice qui ne soit fondé sur la nature même des choses ; quant au mysticisme, il faudrait être bien pauvre de jugement pour ne pas comprendre qu’il ne fera jamais défaut à notre savoir. L’homme a beau étendre le cercle de ses idées, sa lumière n’est toujours qu’une étincelle promenée dans la nuit immense qui l’enveloppe. Le mariage, enfin expliqué, n’est-il pas toujours un mystère ? Accueillons donc avec bonheur et reconnaissance la vérité qui s’offre à nous, et que toute idée nouvelle qui porte avec soi sa preuve soit la bienvenue.

Toute puissance, toute loi de la nature a pour organe le corps ou le phénomène dans lequel elle se manifeste.

Ainsi, pour ne pas perdre le temps en exemples, il est une force qui anime tous les êtres et leur donne la première réalisation : cette force est l’attraction. L’attraction a donc pour organes toutes les existences en qui elle se manifeste, soit, par exemple, notre système planétaire.

Mais l’attraction est soumise à une loi qui n’est pas moins universelle : cette loi est l’équilibre. Où se manifeste à son tour l’équilibre ? au moyen de quel appareil ? Je réponds encore : au moyen de la balance. Toutes les fois que deux ou plusieurs êtres sont entre eux dans un rapport d’attraction tel qu’ils se font équilibre, la loi a trouvé son organe : la Terre et la Lune, Jupiter et ses satellites, le Soleil et son cortége, sont des balances au même titre que celle qui sert à la banque à peser ses espèces, à l’épicier à peser ses drogues.

Dans l’être vivant, la loi fait plus que se réaliser, elle est conçue par lui ; il en a la conscience, l’intelligence. Pour cette conception de la loi, il a fallu dans l’être vivant un organe particulier, l’encéphale.

Ce n’est pas tout encore : la loi est plus qu’une idée, une notion perçue par le cerveau ; elle devient, en s’appliquant aux relations de la vie morale, une sorte de passion pour l’être, un entraînement, un amour. Pour cette nouvelle transformation de la loi, je dis qu’il a fallu un nouvel organe, et cet organe je crois l’avoir découvert dans le couple conjugal.

Ainsi se déroule, d’après la philosophie du mariage, la genèse universelle :

Une seule force dans la nature : l’attraction ;

Une seule loi : l’équilibre ;

Une seule idée : la notion d’équilibre, en autres termes la connaissance des rapports ou de la raison des choses, à laquelle se ramène toute philosophie ;

Un seul sentiment : l’amour, enfanté par l’idéalisation des rapports et leur division qualitative (séparation des sexes) ;

Une seule religion : le respect de la vérité et de l’intégrité des rapports personnels et réels, la Justice.

Partout et toujours le même principe : ce que l’équilibre est à l’attraction et à la matière, l’équation à l’esprit, l’amour à l’âme, l’idéal à la liberté, la Justice l’est à la société humaine. Et comme toute loi se fait un organe de chaque existence qu’elle est appelée à régir, nous avons vu la Justice, après s’être réalisée à l’appel de l’amour dans le couple conjugal, se réaliser avec plus d’ampleur dans le groupe familial.

Un pas de plus, et notre théorie du mariage, ou de l’organisme juridique, est complète.

XXXIX

Au point où nous sommes parvenus, un phénomène curieux va se passer : c’est la dégradation de l’idéal, qui, rendant les sexes l’un à l’autre indifférents, menace d’abolir la Justice.

L’initiation familiale est une demi-initiation, que soutiennent fort bien pendant un temps l’autorité paternelle, la confiance des enfants, la religion domestique ; mais qui de frère à sœur n’a plus la même activité, et, réduite peu à peu à une simple habitude, à un souvenir, à une sympathie, est en danger de se perdre.

Il faut que l’amour vienne de nouveau chez les jeunes sujets reconforter la conscience : or, cet amour ne peut plus exister entre eux, il s’est épuisé dans l’union qui leur a donné l’être. Du frère à la sœur, comme du père à la fille et du fils à la mère, la consanguinité et la famille ont créé une incompatibilité d’amour que toutes les législations ont consacrée, et dont la raison est facile à saisir.

Du côté des parents, il y a d’abord l’amour paternel et maternel, positivement distinct de l’amour conjugal, et qui, loin de faiblir, augmentant avec les années, exclut radicalement la succession des deux sortes d’amour dans le même individu. Du côté des enfants, la répugnance n’est pas moindre : l’éducation qu’ils ont reçue a élevé entre eux et leurs auteurs une barrière infranchissable de chasteté. Car, chasteté c’est respect et justice : plus, par conséquent, en raison même de leur affection mutuelle, les époux auront développé entre eux et autour d’eux de pudeur, de bienséance, d’honnêteté, de piété filiale, plus par cela même ils se trouveront avoir rendu à leurs enfants, vis-à-vis d’eux, l’idée d’un autre amour insupportable. La famille, est le siége de la chasteté ; de même que chez les parents la tendresse paternelle, croissant avec l’âge, éloigne de plus en plus toute pensée obscène, tout amoureux désir, de même chez les enfants la déférence, prenant une teinte de plus en plus prononcée de vénération, étouffe jusque dans son principe l’inclination sexuelle.

Entre frères et sœurs l’incompatibilité est moins forte ; cependant elle existe, et les choses se passent à peu près de même.

Les causes de cette incompatibilité sont : l’habitude et la familiarité domestique, peu favorables à l’idéal, sans lequel pas d’amour ; l’usage commun des choses, qui les rend triviales et ajoute à la difficulté de l’idéalisation amoureuse ; l’amitié fraternelle, contractée de bonne heure sous l’influence de la pudeur domestique et du respect familial, et qui pousse les jeunes gens à l’égalité, non à l’amour ; la ressemblance de caractère, d’esprit, de style, de tempérament, qui laisse les cœurs froids et les personnes sans attrait ; la répugnance du sang, qui réclame avec force un croisement.

L’amour a besoin pour se produire de surprises, de contrastes, d’une certaine étrangeté qu’exclut la vie de famille, et la pudeur dont il s’accompagne est aussi d’un tout autre ordre. Entre personnes qui se connaissent trop, l’amour se trivialise et devient obscène ; même entre époux, la familiarité a ses limites. Plus, dans la famille, les mœurs seront chastes, l’affection sincère, l’habitude des personnes prolongée, plus l’idée d’amour entre le frère et la sœur y paraîtra horrible ; et l’on peut poser en aphorisme que les races incestueuses sont des races d’iniquité.

L’Église a étendu l’empêchement de consanguinité jusqu’aux oncles et nièces, neveux et tantes, cousins et cousines : je crois qu’on peut s’en tenir à la limite posée par le Code, pourvu qu’on n’oublie pas cependant que la nature a sanctionné la loi qui défend de pareilles unions, en frappant souvent de plaies incurables ceux qui la violent. Tout le monde sait que l’extinction des familles nobles et princières a eu pour première cause l’orgueil de race, qui rendait les croisements difficiles ; et je tiens du savant professeur de l’Institution des sourds-muets de Paris, M. Rémy Valade, que la principale cause de surdité chez les enfants est due à la consanguinité de leurs auteurs.

Le croisement des familles et des races, telle est donc, selon les prévisions de la nature et la genèse de la Justice, l’origine première de la Cité, la véritable base du contrat social. Par la cité, l’organisme juridique acquiert son dernier développement, ce qu’indique le troisième terme de la devise républicaine, Fraternité. Le couple conjugal, la famille, la cité, forment ainsi trois degrés de juridiction : le premier servant de principe et de soutien aux deux autres ; le troisième, par sa raison générale affranchie de tout individualisme, et par sa force de collectivité supérieure à la totalité des actions individuelles, donnant au mariage et à la famille la garantie de respect, de travail et de subsistance qu’ils exigent.

Considéré dans sa matérialité, le système social repose tout entier sur la distinction des sexes : par là l’Éthique fait suite à l’Histoire naturelle ; le règne social continue les trois règnes antérieurs, minéral, végétal et animal ; et le mariage, constitution à la fois physiologique, esthétique et juridique, se révèle comme le sacrement de l’Univers.

XL

9. Discipline de l’amour.

Nous pouvons maintenant satisfaire à la difficulté qui domine toute cette matière : il s’agit de la discipline de l’amour.

L’amour, dans cette organisation de la Justice, se présente comme force motrice : il en est l’excitateur, le promoteur, le coefficient. Sans lui la conscience s’affaisse, la femme redevient impure, l’homme retourne à sa fainéantise et à sa férocité. Or, comment s’exercera l’amour, si difficile à contenter, qu’il est défendu d’ailleurs de rechercher pour lui-même, attendu que, recherché pour lui-même, l’amour n’est plus le producteur de la Justice, il en est l’abolition ? Nous avons vu de quelle manière, fléau des sociétés, il les corrompt dans leur vitalité et dans leur conscience : par quel correctif en restera-t-il l’incorruptible ferment ? Quelle sera la pratique légitime de l’amour ? Il faut, avons-nous dit, que l’amour obéisse ; c’est l’objet, c’est la promesse du mariage : comment soumettre à une règle ce dont l’essence consiste à ne reconnaître pas de règle, et que le sentiment universel déclare indomptable ?

On a vu, dans une autre Étude, comment s’opère la purgation des idées et l’élimination de l’absolu : c’est par un procédé analogue que nous arriverons à la discipline de l’amour et à l’hygiène du mariage.

L’amour, dont la virtualité est dans la génération, a sa cause plastique et motrice dans l’idéal. Par l’idéal, il s’élève au-dessus de l’instinct organique et s’empare de l’âme, que tantôt il ravit, sur les ailes du désir, au troisième ciel, tantôt il précipite, par l’impatience de la possession, dans une frénétique impudicité. Voilà en six lignes la physiologie de l’amour.

Espérer le retenir et le fixer à cet apogée où le porte l’idéal est une illusion que dément toute expérience, et que la nature des choses explique. Toute réalisation de l’idéal est nécessairement incomplète, partant fausse ; et cela, parce que le réel ne peut jamais reproduire qu’un rayon fugitif de l’idéal ; parce que l’absolu et le réel sont contradictoires, et que, si celui-ci nous donne la notion de celui-là, tout effort que nous faisons pour saisir l’idéal ou l’absolu dans un objet qui le réalise en entier n’aboutit qu’à l’épuisement de l’esprit, souvent à une déception douloureuse.

Jouir de l’amour dans l’infini de son aspiration, posséder l’idéal, est donc, comme la pénétration de l’absolu par la pensée, chose impossible. D’un autre côté, combattre l’amour, de même que se dérober à la conception de l’absolu, n’est pas moins impossible, puisque nous ne pouvons pas nous empêcher de trouver beau ce qui est beau et de l’aimer ; je dirai même que c’est chose immorale : sur ce point, la religion est d’accord avec la raison, la théologie ascétique avec la philosophie épicurienne. Le christianisme n’a fait que déplacer l’amour en le rapportant à Dieu : il s’est bien gardé de le vouloir détruire.

Mais, si nous ne pouvons ni nous rendre maîtres de l’amour ni nous soustraire à son influence, il est une chose qui dépend de notre libre arbitre et à laquelle la religion et la poésie érotique n’ont pas songé : c’est de balancer l’amour par l’amour, de sorte que nous usions de sa vertu en restant maîtres de notre cœur.

Je sais tout ce qu’il y a de paradoxal dans ce que je vais dire ; mais il faut que je le dise, parce que telle est la vérité philosophique et la raison des choses, parce qu’il n’y a pas d’autre préservatif contre les éclats et les aberrations de l’amour, et que telle est en définitive la pratique de l’immense majorité des hommes : le secret, pour échapper aux tribulations de l’amour et en conserver le fruit, consiste, pour chacun de nous, à aimer d’esprit et de cœur toutes les personnes du sexe opposé, et à n’en posséder conjugalement qu’une seule.

C’est impossible, s’écrie-t-on encore…. Je réponds que c’est facile, excepté peut-être aux novices dont l’imagination est pour la première fois séduite, et aux égoïstes qui prennent pour amour la férocité de leur passion.

Au moral comme au physique, l’amour débute par une crise dont la fin est tout autre que ne le disent le cœur et les sens, et qu’il est stupide de présenter à la jeunesse comme le dernier mot de la félicité. Pourquoi ne pas plutôt saisir cette occasion de lui inculquer avec force, de par la Justice et le sens commun, que, la fin de l’amour, chez l’être raisonnable, étant autre que la possession, et cette fin se réalisant le plus souvent sans attendre la possession, l’amour ne tient pas nécessairement à la possession ; qu’au contraire il est prudent de se garder de ses premières émotions, attendu que toute inclination contient plus ou moins d’illusion, toute préférence du cœur plus ou moins d’injustice, tout amoureux régal plus ou moins de honte ; attendu surtout que, le beau moral, en tant qu’il dépend de notre volonté, devant être pour nous le plus précieux bien, si dans un mariage toutes les convenances sont respectées, si le devoir et la vertu y figurent comme élément principal, alors même que le penchant amoureux serait presque nul, l’union est accomplie dans les meilleures conditions possibles ?

Les anciens étaient entrés dans cette voie, lorsqu’ils faisaient de l’amour l’âme universelle ; le christianisme y est entré à son tour, lorsqu’il a identifié Dieu et l’amour pur, et proposé à ses vierges le Christ pour époux. Le Christ, c’est la personnification du sexe masculin, de même que la Vierge est la personnification du sexe féminin : que toute jeune fille, avant de se marier, apprenne donc à aimer le Christ ; que tout jeune homme soit fait chevalier de la Vierge.

Voilà ce que nos romanciers et dramaturges, s’ils avaient étudié le cœur humain, s’ils se souciaient le moins du monde de la félicité publique et de la morale, enseigneraient à la jeunesse. Au lieu que, dans leurs absurdes et immorales peintures, c’est toujours l’amour d’inclination qui triomphe, ils feraient voir qu’un pareil sentiment, s’il n’est racheté par une forte dose de vertu, est presque une garantie d’infortune. Pour le poëte comique, comme pour le chansonnier, l’amour offre une source inépuisable de ridicule : il y a toute une révolution littéraire dans ce revirement…

Si accomplie que paraisse une fiancée, il n’est pas de mari, à moins que ce ne soit un imbécile, à qui une possession de trois mois n’ouvre l’œil sur d’autres charmes que ceux de son épouse ; j’en dis autant de celle-ci à l’égard de son mari. Et si, malgré l’imprévu de la découverte, ce mari et cette femme restent fidèles l’un à l’autre, leur fidélité, que la jeunesse le sache, vient de leur conscience, nullement de leur prédilection.

Puis donc que par la possession l’idéalisme érotique se détruit aussi rapidement qu’il s’est allumé, et que dans la nuit conjugale toutes femmes sont grises, comme dit le proverbe, que reste-t-il à faire, sinon de traiter l’amour comme la raison prescrit de traiter tout idéal, c’est-à-dire de le cultiver dans l’universalité de son objet, en s’abstenant de tout ce qu’il peut offrir d’individuel, au moins jusqu’au jour du mariage ?

L’Apôtre a dit : Que chacun parmi vous ait sa chacune. J’ajouterais, si je pouvais m’arroger l’autorité d’un apôtre : Que chaque homme aime toutes les femmes dans son épouse, et que chaque femme aime tous les hommes dans son époux. C’est ainsi qu’ils connaîtront le véritable amour, et que la fidélité leur sera douce. Car l’amour, universel par essence, tend à se réaliser dans l’universalité ; si l’homme et la femme qui s’épousent paraissent sortir de l’indivision, c’est seulement quant à la cohabitation et aux devoirs qu’elle impose ; pour le surplus, c’est-à-dire pour l’idéal, ils restent dans la communauté. Le mariage qui les unit n’est point une appropriation mutuelle de leurs corps et de leurs âmes, comme le dit ailleurs le même saint Paul ; c’est la représentation de l’amour infini, qui vit au fond de leurs cœurs. C’est pourquoi l’homme qui manque à sa femme manque à toutes les femmes, et la femme qui manque à son mari est à juste titre méprisée de tous les hommes.

XLI

Le Code civil, interprète de la Révolution, est admirable sur cette matière. Il dit :

Art. 212. — Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance.

Art. 213. — Le mari doit protection à la femme, la femme obéissance à son mari.

Art. 214. — La femme est obligée d’habiter avec le mari, et de le suivre partout où il juge à propos de résider. Le mari est obligé de la recevoir et de lui fournir tout ce qui est nécessaire pour les besoins de la vie, selon ses facultés et son état.

Art. 203. — Les époux contractent ensemble, par le fait seul du mariage, l’obligation de nourrir, entretenir et élever leurs enfants.

Art. 146 et 165. — Il n’y a pas de mariage lorsqu’il n’y a point de consentement, publiquement exprimé.

Le mot d’amour n’est pas prononcé, il ne devait pas l’être : c’est en cela que le législateur me paraît admirable. L’amour est le secret des époux ; rien n’en doit paraître au dehors, dompté qu’il est et transfiguré par le mariage. Un dernier regard jeté sur eux achèvera de nous le prouver : Ils s’aiment, et ils ont vaincu l’amour.

Le premier sentiment que l’homme éprouve à la vue de la femme est tout d’amour ; il ne s’y arrêtera pas longtemps : de l’ivresse des sens il passe rapidement à l’adoration de l’âme, et quand il s’imagine être encore amant, il est devenu lui-même un juste et un saint.

Tout ce que l’homme voit en la femme, comme en un miroir où sa conscience se regarde, la femme tend à le devenir, et malheur à elle, malheur à tous deux, si elle trompe la révélation de l’amour, si elle manque à l’attente secrète de l’homme.

Dédain de l’amour sensuel et de la volupté : Que l’homme tourmenté de pensées lascives regarde sa femme, il rougit et il est heureux de rougir, parce qu’il la croit à l’abri de son tourment. Sans doute c’est de lui qu’elle a reçu la pudeur, comme elle en a reçu, dans la cérémonie nuptiale, l’anneau et la couronne ; mais cette pudeur s’est incarnée en sa personne, elle seule sait être chaste et fidèle. Et quelles preuves elle en donnera ! Est-il absent, accablé, malade, elle chasse loin le plaisir, la continence ne lui pèse rien ; à ses yeux le sacrifice n’existe pas : sa charité lui tient lieu de debitum. Jeune fille, elle attendra de longues années son promis, sans s’impatienter du célibat ; femme, elle le possède absent comme présent ; le nom de son époux mêlé au sien lui suffit. Et la conscience générale des femmes témoigne de cette immense générosité de leur cœur : plus que nous elles méprisent, elles abhorrent les lascives, les volages et les infidèles.

Conception supérieure de la liberté et de la force : La volupté vaincue, l’homme est devenu un héros ; aucun effort ne lui coûtera plus : telle est sur lui l’influence de la femme. La première, par sa chasteté, elle a donné l’exemple : elle exige en retour que l’homme se montre vaillant, entreprenant, distingué, toujours prêt pour le devoir et le sacrifice. Elle ne demande plus ni flatterie, ni louange, ni caresse, ni présent, ni fête ; elle a soif d’héroïsme : qu’il soit lui de plus en plus, et la voilà joyeuse. Elle le haïrait égoïste ; elle ne le souffre pas davantage humble avec elle ou familier ; elle le mépriserait, s’il se faisait son égal. Le besoin de commander est nul chez elle ; il n’y a que le besoin d’admirer et d’aimer. Comme elle se plaît à lui devoir tout, fortune, honneur, vertu, elle en attend tout, parce que produire et donner est la prérogative de la force. Qu’il soit fier, laborieux, indulgent pour les autres, sévère envers lui-même : elle le prendrait en dégoût s’il se montrait servile, sans dignité, esclave de l’avarice ou intimidé par aucun. Et l’homme accepte avec bonheur cet empire : de par cette vertu féminine qui met l’amour à la chaîne, il ne veut servir âme qui vive, si ce n’est sa dame ; il n’est sensible qu’à une peine, sa censure ; à une récompense, son approbation.

Pratique du travail et de la Justice : La femme, quoi qu’elle apprenne ou entreprenne, n’est point, par la destination de son sexe, industrieuse, agricultrice, négociante, savante, pas plus que juge, homme de guerre ou homme d’État. Elle peut bien nous prêter dans nos travaux quelque aide, nous assister, dans nos transactions, de quelque conseil ; de tout temps elle a pris pour elle la portion la plus douce du travail : elle a été bergère et jardinière, fileuse, lingère et ménagère ; certains arts semblent faits pour la mettre en lumière, la danse, la déclamation, la mimique. Quant à sa justice, il en est comme de sa philosophie : c’est une religion. La femme qui prie est sublime : l’homme à genoux est presque aussi ridicule que celui qui bat un entrechat.

Rien de tout cela cependant ne constitue la mission de la femme : son véritable lot est d’être préposée à la garde de nos mœurs et de nos caractères, chargée de nous représenter incessamment dans sa personne notre conscience idéale. Quel rapport, dites-moi, entre une semblable destinée et le plaisir ?… Plus d’un homme a dû à la présence de sa femme de ne pas faillir ; plus d’une femme, après avoir rêvé en son époux l’assemblage des vertus viriles, s’est consumée en se voyant attachée à un lâche, à un cadavre.

Et la gloire de l’homme est de régner sur cette merveilleuse créature, de pouvoir se dire : « C’est moi-même idéalisé, c’est plus que moi, et pourtant ce ne serait rien sans moi. À elle mon sang, ma vie, tout mon être ; je lui appartiens corps et âme, comme le soldat à son général, comme le fils à son père, comme autrefois l’esclave et le client à son patron. Malgré cela, ou à cause de cela, je suis et je dois rester le chef de la communauté : que je lui cède le commandement, elle s’avilit et nous périssons. »

J’ai eu le bonheur d’avoir une mère chaste entre toutes, et, malgré la pauvreté de son éducation de paysanne, d’un sens hors ligne. Comme elle me voyait grandir, et déjà troublé par les rêves de la jeunesse, elle me dit : Ne parle jamais d’amour à une jeune fille, même quand tu te proposerais de l’épouser.

Je fus longtemps à comprendre ce précepte, absolu dans son énoncé, et qui proscrivait jusqu’à l’excuse du bon motif. Comment l’amour, cette chose si douce, pouvait-il être réprouvé par la bouche d’une femme ? D’où tenait-elle cette morale austère ? Jamais, je le déclare, je n’ai lu ni entendu rien de cette force. Prétendait-elle que des époux ne dussent pas s’aimer ?… Eh ! non : elle avait deviné, par un sentiment élevé du mariage, ce que l’analyse philosophique nous a démontré : que l’amour doit être noyé dans la Justice ; que caresser cette passion, c’est s’amoindrir soi-même et déjà se corrompre ; que par lui-même l’amour n’est pas pur ; qu’une fois son office rempli par la révélation de l’idéal et l’impulsion donnée à la conscience, nous devons l’écarter, comme le berger, après avoir fait cailler le lait, en retire la présure ; et que toute conversation amoureuse, même entre fiancés, même entre époux, est messéante, destructive du respect domestique, de l’amour du travail et de la pratique du devoir social.

Je résume tout ce que j’ai dit et ce qui me reste à dire dans le questionnaire suivant.


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CATÉCHISME DU MARIAGE.

Demande. — Qu’est-ce que le couple conjugal ?

Réponse. — Toute puissance de la nature, toute faculté de la vie, toute affection de l’âme, toute catégorie de l’intelligence, a besoin, pour se manifester et agir, d’un organe. Le sentiment de la Justice ne pouvait faire exception à cette loi. Mais la Justice, qui régit toutes les autres facultés et dépasse la liberté elle-même, ne pouvant pas avoir son organe dans l’individu, resterait pour l’homme une notion sans efficacité sur la volonté, et la société serait impossible, si la nature n’avait pourvu à l’organisme juridique en faisant de chaque individu comme la moitié d’un être supérieur, dont la dualité androgyne devient pour la Justice un organe.

D. — Pourquoi l’individu est-il incapable de servir d’organe à la Justice ?

R. — Parce qu’il ne possède de son fonds que le sentiment de sa propre dignité, lequel est adéquat au libre arbitre, tandis que la Justice est nécessairement duelle, qu’elle suppose par conséquent deux consciences au moins à l’unisson : en sorte que la dignité du sujet apparaît seulement comme premier terme de la Justice et ne devient même respectable pour lui qu’autant qu’elle intéresse la dignité des autres.

D. — Pourquoi dans l’organisme juridique les deux personnes sont-elles dissemblables et inégales ?

R. — Parce que, si elles étaient pareilles, elles ne se compléteraient pas l’une l’autre ; ce seraient deux touts indépendants, sans action réciproque, incapables pour cette raison de produire de la justice.

D. — En quoi l’homme et la femme diffèrent-ils l’un de l’autre ?

R. — En principe, il n’y a de différence entre l’homme et la femme qu’une simple diminution d’énergie dans les facultés. L’homme est plus fort, la femme plus faible : voilà tout. En fait, cette diminution d’énergie crée pour la femme, au moral et au physique, une distinction qualitative qui fait que l’on peut donner de l’un et de l’autre cette définition : L’homme est la puissance de ce dont la femme est l’idéal, et réciproquement la femme est l’idéal de ce dont l’homme est la puissance.

D. — Qu’est-ce que l’amour ?

R. — L’amour est l’attrait qu’éprouvent invinciblement l’une pour l’autre la Force et la Beauté. Sa nature, dans l’homme et dans la femme, n’est par conséquent pas le même. Du reste, c’est par lui que leur conscience à tous deux s’ouvre à la Justice, chacun devenant pour l’autre tout à la fois un témoin, un juge et un second lui-même.

D. — Comment définissez-vous le mariage ?

R. — Le mariage est le sacrement de la Justice, le mystère vivant de l’harmonie universelle, la forme donnée par la nature même à la religion du genre humain. Dans une sphère moins haute, le mariage est l’acte par lequel l’homme et la femme, s’élevant au-dessus de l’amour et des sens, déclarent leur volonté de s’unir selon le droit, et de poursuivre, autant qu’il est en eux, la destinée sociale, en travaillant au progrès de la Justice. À cette définition se rapporte celle de Modestin, Juris humani et divini communicatio, que M. Ernest Legouvé traduit, avec moins de pompe, École de perfectionnement mutuel.

Dans cette religion de la famille on peut dire que l’appui ou le père est le prêtre ; la femme, l’idole ; les enfants, le peuple. Il y a sept initiations : les noces, le foyer ou la table, la naissance, la puberté, le conseil de famille, le testament et les funérailles. Tous sont dans la main du père, nourris de son travail, protégés par son épée, soumis à son gouvernement, ressortissants de son tribunal, héritiers et continuateurs de sa pensée. La Justice est là tout entière, organisée et armée : avec le père, la femme et les enfants, elle a trouvé son appareil, qui ne fera plus que s’étendre par le croisement des familles et le développement de la cité. L’autorité est là aussi, mais temporaire : à la majorité de l’enfant, le père ne conserve plus vis-à-vis de lui qu’un titre honorifique. La religion, enfin, se conserve là : tandis que partout ailleurs l’interprétation des symboles, l’habitude de la science et l’exercice du raisonnement l’affaiblissent sans cesse, elle subsiste dans la famille, s’y condense, et ne redoute aucune attaque : la révélation, tout idéale, de la femme, ne pouvant ni s’analyser, ni se nier, ni s’éteindre.

D. — Comment, rachetée par cette religion dans laquelle il est facile de reconnaître l’embryon de toutes celles qui ont suivi, la femme reste-t-elle néanmoins subordonnée à l’homme ?

R. — C’est précisément que la femme est un objet de culte, et qu’il n’y a pas de commune mesure entre la force et l’idéal. Sous aucun rapport la femme n’entre en comparaison avec l’homme : industrieuse, philosophe ou fonctionnaire publique, elle ne peut ; déesse, elle ne doit ; elle est toujours trop haut ou trop bas. L’homme mourra pour elle, comme il meurt pour sa foi et ses dieux ; mais il gardera le commandement et la responsabilité.

D. — Pourquoi le mariage est-il des deux parts monogame ?

R. — Parce que la conscience est commune entre les époux, et qu’elle ne peut, sans se dissoudre, admettre un tiers participant. Conscience pour conscience, comme amour pour amour, vie pour vie, âme pour âme, liberté pour liberté : telle est la loi du mariage. Introduisez une personne de plus : l’idéal meurt, la religion se perd, l’unanimité expirent et la Justice s’évanouit.

D. — Pourquoi le mariage est-il indissoluble ?

R. — Parce que la conscience est immuable. La femme, expression de l’idéal, peut bien, quant à l’amour, avoir dans une autre femme une doublure, et de son vivant être remplacée ; l’homme, expression de la puissance, pareillement. Mais quant à la justification dont l’homme et la femme sont agents l’un pour l’autre, ils ne peuvent pas, hors le cas de mort, se quitter et se donner mutuellement un rechange, puisque ce serait avouer leur commune indignité, se déjustifier, si l’on peut ainsi dire, en autres termes devenir sacriléges. L’homme qui change de femme fait conscience neuve : il ne s’amende pas, il se déprave.

D. — Ainsi vous repoussez le divorce ?

R. — Absolument. La loi civile et religieuse a posé des cas de nullité et de dissolution de mariage, tels que l’erreur de la personne, la clandestinité, le crime, la castration, la mort : ces réserves suffisent. Quant à ceux que tourmente la lassitude, la soif du plaisir, l’incompatibilité d’humeur, le défaut de charité, qu’ils fassent, comme l’on dit, séparation. L’époux digne n’a besoin que de guérir les plaies faites à sa conscience et à son cœur ; l’autre n’a plus le droit d’aspirer au mariage : ce qu’il lui faut, c’est le concubinage.

D. — Défendre aux séparés de se remarier, les rejeter dans l’union concubinaire, est-ce moral ?

R. — Le concubinage, ou concubinat, est une conjonction naturelle, contractée librement par deux individus, sans intervention de la société, en vue seulement de la jouissance amoureuse et sous réserve de séparation ad libitum. À part quelques exceptions, que produisent les hasards de la société et les difficultés de l’existence, le concubinat est la marque d’une conscience faible, et c’est avec raison que le législateur lui refuse les droits et les prérogatives du mariage.

Mais la société n’est pas l’œuvre d’un jour ; la vertu est d’une pratique difficile, sans parler de ceux à qui le mariage est inaccessible. Or, la mission du législateur, quand il ne peut obtenir le mieux, est d’éviter le pire : en même temps que l’on écarte le divorce, dont la tendance serait de faire déchoir le mariage en le rapprochant du concubinage, il convient, dans l’intérêt des femmes, des enfants naturels et des mœurs publiques, d’imposer au concubinat certaines obligations qui le relèvent et le poussent à l’union légitime. L’antiquité tout entière admit ces principes ; l’empereur Auguste créa au concubinat un état légal ; le christianisme le toléra longtemps, et n’a même jamais su le distinguer du mariage. Devraient en conséquence être par la loi déclarés concubinaires tous ceux et celles qui, hors les cas d’adultère, inceste, fornication et prostitution, entretiennent un commerce d’amour, qu’il y eût d’ailleurs ou qu’il n’y eût pas entre eux domicile commun. Tout enfant né en concubinage porterait de droit le nom de son père, suivant la maxime Pater est quem concubinatus demonstrat. Le père concubin, de même que le père marié, serait en outre tenu de pourvoir à la subsistance et à l’éducation de sa progéniture. La concubine délaissée aurait droit aussi à une indemnité, à moins qu’elle n’eût la première convolé en un autre concubinage.

D. — Quelles sont les formes du mariage ?

R. — Elles se réduisent à deux : les annonces ou publications ; la célébration. Dans celle-ci interviennent, au premier rang la société, en la personne du magistrat et des témoins ; en seconde ligne, les familles des époux, en la personne des parents.

D. — Que signifient ces formalités ?

R. — Le mariage, avons-nous dit, est institué pour la sanctification de l’amour : c’est un pacte de chasteté, de charité et de justice, par lequel les époux se déclarent publiquement affranchis, l’un et l’autre et l’un par l’autre, des tribulations de la chair et des soins de la galanterie, en conséquence sacrés à tous et inviolables. Voilà pourquoi, en dehors des stipulations d’intérêt qui requièrent également publicité, la famille et la cité paraissent dans la cérémonie : l’engagement des époux, fait en vue de la Justice, porte plus loin que leurs personnes ; leur conscience conjugale devient partie de la conscience sociale, et, comme le mariage assure leur dignité, il est pour la société qui le proclame une gloire et un progrès. Nos mauvaises mœurs et notre ignorance nous font méconnaître ces choses : tandis que la concubine, qui se livre sans contrat, sans garantie, sur une parole secrètement donnée, pour une subvention alimentaire ou un présent en espèces, comme un bijou prêté à loyer, dérobe aux regards le secret de ses amours et n’en est pas plus modeste, l’épouse paraît, calme, digne, sans rougir : si elle rougissait, elle aurait perdu son innocence.

D. — Cette théorie du mariage est fort spécieuse ; mais pourquoi demander à la métaphysique une explication que la nature nous met sous la main ? C’est dans l’intérêt des enfants et des successions qu’a été institué le mariage : il n’y faut voir rien de plus.

R. — Sans doute, les enfants y entrent pour quelque chose ; mais si la génération elle-même n’a été établie qu’en vue de la Justice, si la multiplication des humains, si leur renouvellement et leur mort ne s’expliquent aussi que par des fins juridiques, il faut bien admettre que la distinction des sexes, que l’amour et le mariage, qui entrent dans cette économie, se rapportent aux mêmes fins. La même loi qui a fait du couple conjugal un organe de génération en avait fait auparavant un appareil de Justice : telle est la vérité.

D. — Expliquez-vous davantage.

R. — Tout être est déterminé dans son existence d’après le milieu où il doit vivre et la mission qu’il a à remplir. C’est ainsi, par exemple, qu’a été réglée d’après les dimensions de la terre la taille du souverain qui l’exploite. L’Humanité, devant opérer à la fois sur tous les points du globe, ne pouvait être réduite à un seul et gigantesque individu : il fallait qu’elle fût multiple, proportionnée par conséquent dans son corps et dans ses facultés avec l’étendue de son domaine et les travaux qu’elle aurait à y faire.

L’Humanité donc étant donnée comme collectivité, deux conséquences s’ensuivaient : la première, que pour faire manœuvrer d’ensemble cette multitude de sujets intelligents et libres, une loi de Justice, écrite dans les âmes, organisée dans les personnes, était nécessaire : c’est l’objet du mariage ; la seconde, que les individus dont se compose le grand corps humanitaire se renouvelassent à tour de rôle, après avoir fourni une carrière proportionnée à leur énergie vitale et à la puissance de leurs facultés : c’est à quoi la nature a pourvu par la génération, et ce dont il nous est maintenant aisé de pénétrer les motifs.

L’être vivant, quelle que soit sa liberté, par cela même qu’il est limité, défini dans sa constitution et dans sa forme, n’a et ne peut avoir qu’une manière de sentir, de penser et d’agir, une idée, un but, un objet, un plan, une fin, une fonction, par conséquent une formule, un style, un ton, une note, expression de son individualité absolue, à laquelle il s’efforce de ramener l’universalité des lois naturelles et sociales. Supposez le genre humain compose d’individus immortels : à un moment donné, la civilisation ne marchera plus ; toutes ces individualités, après s’être pendant quelque temps poussées par la contradiction, finiront par s’équilibrer dans un pacte d’absolutisme, et le mouvement s’arrêtera, La mort, en renouvelant les types, produit donc ici le même effet que la guerre des idées, organisée par la Révolution comme la condition nécessaire de la Raison et de la Foi publique (Étude VII).

Mais ce n’est pas seulement au progrès social que la mort est nécessaire : elle l’est à la félicité de l’individu.

Non-seulement, à mesure qu’il avance, l’homme s’enferme dans son individualisme et devient pour les autres un empêchement ; il finirait, dans cette intraitable solitude, par devenir un obstacle à lui-même, à sa vitalité, à l’exercice de son intelligence, aux conquêtes de son génie, aux affections de son cœur. Même sans vieillir, par la seule influence de la routine à laquelle son moi l’aurait à la longue condamné, il tomberait dans l’idiotie : son bonheur, sa gloire, autant que le progrès de la société, exigent qu’il s’en aille. La mort à cette heure lui est un gain ; qu’il l’accepte avec joie, et fasse de sa dernière heure son dernier sacrifice rendu à la patrie. Tous tant que nous sommes, après nous être dévoués à la science, à la Justice, à l’amitié, au travail, nous devons finir comme Léonidas, Cynégire, Curtius, les Fabius, Arnold de Vinkelried, d’Assas. Nous plaindrions-nous qu’elle vient trop tôt ? Quel orgueil ! Nous n’attendrons pas même, à l’occasion, que la vieillesse nous fasse signe ; nous partirons jeunes, comme Barra et Viala.

Au reste, en conduisant l’homme à la mort, c’est-à-dire à la dépersonnalisation, la Justice ne le détruit pas tout entier. La Justice équilibre et renouvelle les individualités ; elle ne les abolit pas. Elle recueillera les idées de l’homme et ses œuvres ; elle conservera, en les modifiant, jusqu’à son caractère et à sa physionomie ; et c’est l’intéressé lui-même qu’elle chargera de sa propre transmission, c’est à lui qu’elle confiera le soin de son immortalité, en instituant la génération et le testament.

Ainsi l’homme se reproduit dans son corps et dans son âme, dans sa pensée, dans ses affections, dans son action, par un démembrement de son être ; et comme la femme fait avec lui conscience commune, elle fera encore génération commune. La famille, extension du couple conjugal, ne fait que développer l’organe de juridiction ; la cité, formée par le croisement des familles, le reproduit à son tour avec une puissance supérieure. Mariage, famille, cité, sont un seul et même organe ; la destinée sociale est solidaire de la destinée matrimoniale, et chacun de nous, par cette communion universelle, vit autant que le genre humain.

D. — Au fond, l’hypothèse d’une conscience formée à deux découle de la même métaphysique qui a fait supposer déjà une Raison collective et un Être collectif. Mais cette métaphysique a un défaut grave : c’est d’ébranler la foi à tout un ordre d’existences, en rendant de plus en plus problématique la simplicité de l’âme, l’indivisibilité de la pensée, l’identité et l’immutabilité du moi, conséquemment en infirmant leur réalité.

R. — Pourquoi ne dirait-on pas aussi bien que cette métaphysique, par ses séries et par ses antinomies, par la puissance de son analyse et la fécondité de sa synthèse, tend à établir la réalité de choses qui jusque-là étaient demeurées de pures fictions ? C’est le principe de composition qui constitue pour l’homme la possibilité du savoir ; c’est à ce principe qu’est due notre certitude : tout ce que nous possédons de science positive nous vient de lui, et rien de ce qui a été une fois assuré par lui ne peut être renversé. Pourquoi le même principe ne ferait-il pas aussi la possibilité de l’être ? Dieu lui-même, Dieu, conçu comme pensée supérieure et immanente des mondes, expression de leur harmonie, Dieu redevient subjectivement possible avec cette métaphysique : tremblez que ce ne soit son vice d’origine…

D. — Tous les membres d’une société sont-ils appelés au mariage ?

R. — Non ; mais tous y participent et en reçoivent l’influence, par la filiation, la consanguinité, l’adoption, l’amour, qui, universel par essence, n’a pas besoin, pour agir, de cohabitation.

D. — D’après cela, vous ne jugez pas le mariage indispensable au bonheur ?

R. — Il faut distinguer : Au point de vue animique ou spirituel, le mariage est pour chacun de nous une condition de félicité ; les noces mystiques que célèbre la religieuse en sont un exemple. Tout adulte, sain de corps et d’esprit, que la solitude ou l’abstraction n’a pas séquestré du reste des vivants, aime, et, en vertu de cet amour, se fait un mariage dans son cœur. Physiquement, cette nécessité n’est plus vraie : la Justice, qui est la fin du mariage et que l’on peut obtenir, soit par l’initiation domestique, soit par la communion civique, soit enfin par l’amour mystique, suffisant au bonheur dans toutes les conditions d’âge et de fortune.

D. —Quel est, dans l’économie domestique et sociale, le rôle de la femme ?

R. — Le soin du ménage, l’éducation de l’enfance, l’instruction des jeunes filles sous la surveillance des magistrats, le service de la charité publique ; nous n’oserions ajouter aujourd’hui les fêtes nationales et les spectacles, qu’on pourrait définir les semailles de l’amour. L’immoralité aristocratique et le préjugé religieux ont de tout temps fait de la femme qui remplit un ministère dans les réjouissances et les solennités publiques, comme de la femme en domesticité, une victime de la luxure : cela peut changer, et il est nécessaire que cela change.

D. — Aucune industrie, aucun art, ne vous semble-t-il plus spécialement dévolu à la femme ?

R. — C’est toujours, en termes voilés, reproduire la question de l’égalité politique et sociale des sexes, et protester contre le titre de ménagère qui, mieux que celui de matrone, exprime la vocation de la femme.

La femme peut se rendre utile en une foule de choses, et elle le doit ; mais, de même que sa production littéraire se réduit toujours à un roman intime, dont toute la valeur est de servir, par l’amour et le sentiment, à la vulgarisation de la Justice ; de même sa production industrielle se ramène en dernière analyse à des travaux de ménage : elle ne sortira jamais de ce cercle.

L’homme est travailleur, la femme ménagère : de quoi se plaindrait-elle ? Plus la Justice en se développant nivellera les conditions et les fortunes, plus ils se verront élevés tous deux, celui-là par le travail, celle-ci par le ménage. Quand l’homme repousse toute exploitation et patronat, la femme réclamerait-elle pour son service une valetaille ? Ou la prendre ? Les deux sexes naissent en nombre égal : est-ce clair ?

Le ménage est la pleine manifestation de la femme. L’homme, hors mariage, peut se passer de domicile : au collége, à la caserne, à la table d’hôte, à l’hôtel garni, il se retrouve toujours et se montre tout entier ; la promiscuité ne l’atteint pas. Pour la femme, le ménage est une nécessité d’honneur, disons même de toilette. C’est chez elle que la femme est jugée ; ailleurs elle passe, on ne la voit pas. Fille, mère de famille, le ménage est son triomphe ou sa condamnation. Qui donc lui rangera son nid, si ce n’est elle-même ? Faudra-t-il à cette odalisque intendant, livrée, femmes, grooms, des nains et des singes ?… Nous ne sommes plus en démocratie, nous ne sommes plus en mariage ; nous retombons en féodalité et concubinage.

D. — En quoi consiste la liberté pour la femme ?

R. — La femme vraiment libre est la femme chaste. Est chaste celle qui n’éprouve d’émotion amoureuse pour personne, pas même pour son mari. Pourquoi la jeune vierge paraît-elle si belle, si désirable, si digne ? C’est qu’elle est l’image vivante de la liberté.

D. — Quelle part faire à l’amour en contractant mariage ?

R. — La plus petite possible. Lorsque deux personnes se présentent au mariage, l’amour est censé chez elles avoir accompli son œuvre ; la crise est passée, l’orage s’est dissipé, la passion a fui, hyems transiit, imber abiit, comme dit le Cantique des cantiques. C’est pour cela que le mariage de pure inclination est si près de la honte, et que le père qui y donne son consentement mérite le blâme. Le devoir du père de famille est d’établir ses enfants dans l’honorabilité et la Justice ; c’est la récompense de ses travaux et la joie de ses vieux ans de donner sa fille, de choisir à son fils une femme de sa propre main. Que les jeunes gens s’épousent sans répugnance, à la bonne heure ; mais que les pères ne laissent pas violer en leur personne la dignité familiale, et qu’ils se souviennent que la génération charnelle n’est que la moitié de la paternité. Quand un fils, une fille, pour satisfaire son inclination, foule aux pieds le vœu de son père, l’exhérédation est pour celui-ci le premier des droits et le plus saint des devoirs.

Q. — À quel âge au plus tôt convient-il de se marier ?

R. — Quand l’homme est fait, le travailleur formé ; quand les idées commencent à venir et la Justice à subalterniser l’idéal : ce que l’on peut exprimer, à l’exemple du code, par un minimum arithmétique :

« L’homme avant vingt-six ans révolus, la femme avant vingt-un ans révolus, ne peuvent contracter mariage. »

D. — Quelle peut-être en moyenne, entre deux époux, la période d’intimité ?

R. — Tant que les enfants sont en bas âge, l’homme doit à la femme un tribut de caresses : la nature l’a ainsi voulu, dans l’intérêt même de la progéniture. L’enfant profite de tout l’amour que le père témoigne à la mère : n’en demandons pas davantage. Quand les aînés atteignent la puberté, alors, époux prudents, la pudeur domestique et la garde de votre cœur vous commandent de vous abstenir. N’attendez pas que le retour d’âge, l’apoplexie et les infirmités de la vieillesse vous y contraignent. Vous ne gagneriez à cette continence forcée que d’être poursuivis jusqu’au tombeau de rêves impudiques et de tribulations contre nature.

D. — Quel est, en général, l’homme qu’une jeune personne doit préférer pour mari ?

R. — Le plus juste.

D. — Quelle est, en général, la femme qu’un homme doit préférer pour épouse ?

R. — La plus diligente. — Chez l’homme, les qualités qui importent le plus à la femme sont le travail et la tendresse :ces qualités sont garanties par la Justice. Chez la femme, les qualités qui importent le plus à l’homme sont la chasteté et le dévouement : elles sont garanties par la diligence.

D. — Quelle consolation offrir aux amants malheureux ?

R. — De pratiquer avec zèle la Justice, à cette fin de se marier, après avoir payé à l’amour perdu, un juste tribut de deuil. La Justice est le ciel où les cœurs endoloris se retrouvent, et, de toutes les manières de pratiquer la Justice, la plus parfaite et la plus pleine est le mariage. Tel est même, abstraction faite des autres considérations domestiques, le seul motif qui légitime les secondes noces. Il est bien que de deux époux, de deux fiancés, qu’une mort prématurée sépare à jamais, le survivant garde la religion du défunt, et cette religion sied surtout à la femme ; mais une douleur excessive chez un sujet jeune trahit plus d’illusion et d’égoïsme que de Justice ; elle dégénérerait en délit contre l’amour même, si l’amant affligé se refusait au remède.

— D. Quels sont, par ordre de gravité, les principaux faits que vous qualifiez crimes et délits contre le mariage ?

R. — L’adultère, l’inceste, le stupre, la séduction, le viol, l’onanisme, la fornication et la prostitution.

D. — Qu’est-ce qui, en dehors des considérations générales de dignité personnelle, de respect du prochain, et de foi jurée, constitue la culpabilité de ces actes ?

R. — Le caractère commun qui les distingue est de frapper la famille dans ce qu’elle a de plus sacré, savoir, la religion domestique, conséquemment d’anéantir chez le coupable et ses complices la Justice dans sa source.

Ainsi l’adultère est, selon l’expression des anciens, la violation de toute loi divine et humaine, un crime qui contient en soi tous les autres, calomnie, trahison, spoliation, parricide, sacrilége. La tragédie antique, de même que l’épopée, roule presque tout entière sur ce motif, comme le montrent les légendes d’Hélène, Clytemnestre, Pénélope, etc.

L’inceste, moins atroce, est plus vil : dérision de la pudeur familiale et de l’initiation maternelle ; il a pour pendant la sodomie.

Le stupre, plus commun de jour en jour et traité avec tant d’indifférence, est l’abus d’une personne mineure, une destruction de la Justice, si l’on peut ainsi dire, en bourgeon, et pour laquelle des jurés ne devraient admettre jamais de circonstances atténuantes.

Par quel inconcevable matérialisme le législateur a-t-il traité si sévèrement le viol, tandis qu’il n’a pas dit un seul mot contre la séduction ? Il semble cependant que le premier pourrait souvent être rangé dans la catégorie des coups et blessures qui n’affectent que le corps, tandis que la seconde tue l’âme.

À ces deux espèces de crimes, nous assimilerons l’excitation à la débauche par livres, chansons, gravures, statues, etc.

L’onanisme a pour corollaire la bestialité. Chose curieuse ! l’onanisme conjugal a été proposé par les défenseurs de l’exploitation humaine pour servir d’émonctoire à la population : comme si la bestialité économique avait sa sanction dans la bestialité de l’amour !

La fornication est la jouissance passagère de deux personnes libres, mais non concubinaires. Elle est sans comparaison plus répréhensible que la prostitution. La prostitution, reste de l’ancien état de guerre et de féodalité, a de plus pour excuse la misère, et la prostituée, retranchée comme un membre pourri de la famille, ne trahit personne. Le fornicateur et la fornicatrice trompent tout le monde et n’ont pas d’excuse ; ils devraient être blâmés, sinon punis. L’hypocrisie de nos mœurs en a décidé autrement : la fornication secrète est applaudie ; l’homme surpris dans une maison de tolérance est réputé infâme.

Si l’on considère l’adultère, la séduction, le viol, la fornication, la prostitution, le divorce, la polygamie et le concubinage comme formant la pathologie de l’amour et du mariage, l’inceste, le stupre, la pédérastie, l’onanisme et la bestialité en seront la tératologie.

Le débordement de tous ces crimes et délits contre le mariage est la cause la plus active de la décadence des sociétés modernes : c’est à cette cause qu’il faut rapporter, en dernière analyse, et la lâcheté bourgeoise, et l’imbécillité populaire, et l’ineptie républicaine, et la dépravation de la littérature, et le despotisme dans le gouvernement.

Tout attentat au mariage et à la famille est une profanation de la Justice, une trahison envers le peuple et la liberté, une insulte à la Révolution.

D. — Comment la philosophie du droit a-t-elle été si longtemps sans comprendre le mariage ?

R. — C’est que les philosophes ont toujours cherché le droit dans la religion, et que toute religion étant essentiellement idéaliste et érotique, l’amour dans l’âme religieuse est placé au-dessus de la Justice, et le mariage rabaissé au concubinage.


DOUZIÈME ÉTUDE


DE LA SANCTION MORALE


FRAGMENTS


Monseigneur,


Me voici parvenu à la fin de ce long travail.

D’accusée qu’elle est depuis soixante et dix ans, la Révolution devient enfin, par ma bouche et dans ma personne, accusatrice : elle vous prouve aujourd’hui, à vous tous, prêtres, mystiques, fondateurs et réformateurs de cultes, catholiques et réformés, philosophes de l’absolu, adorateurs de l’idéal, apôtres de la religion naturelle, conservateurs et restaurateurs du principe d’autorité, privilégiés du capital et de l’industrie, partisans du droit divin dans la propriété et dans l’État, représentants de toutes les fictions de l’âge écoulé, que vous ne savez ce que c’est que la Justice et l’ordre ; que les principes de cette morale dont vous aimez tant à vous prévaloir ne sont point en vous, que vous ne vous connaissez pas vous-mêmes, et que cette certitude du bien et du mal, après laquelle le monde par vous démoralisé soupire, elle seule, la Révolution, peut la donner.

Une dernière question me reste à traiter, la plus grave de toutes et la plus sublime ; malheureusement, je ne puis lui donner qu’un petit nombre de pages : je veux parler de la sanction morale.

Mais j’ai besoin auparavant de vous dire un dernier mot de vous, Monseigneur, et de ma biographie : sans cela vous pourriez croire que je vous garde rancune. Les bons comptes, dit le proverbe, font les bons amis.

Qu’est-ce, en définitive, qui vous rend la Révolution si odieuse ? Ah ! je vous en accorde volontiers le témoignage, et c’est pourquoi, malgré l’abîme qui nous sépare, je me sens prêt à vous tendre les bras : ce qui vous anime contre nous est l’intérêt sacré de cette loi morale dont vous nous accusez de méconnaître les conditions et les principes, tandis que je vous reproche de mon côté de l’ignorer, depuis alpha jusqu’à oméga. Vous dites, et vous avez su le faire répéter aux philosophes aussi bien qu’aux enfants et aux femmes, que là où manque la foi religieuse la morale est sans garantie comme sans base, et que, si l’incrédule est logique, ce doit être fatalement un scélérat.

Telle était, j’en suis sûr, la pensée qui vous animait, lorsque vous écriviez à ce correspondant dont le nom, par respect pour le vôtre, ne tombera plus de ma plume :

« Le fond de son caractère est l’irritation et l’aigreur contre la société, de laquelle il s’est cru banni par la détresse de sa famille. Ayant pu, par la force de son esprit, faire des études tronquées d’un côté, profondes de l’autre, il s’est dressé à lui-même un piédestal, sur lequel il voudrait recevoir l’hommage de l’univers, au préjudice de Dieu, qui est pour lui un rival. Proudhon n’est pas un athée ; c’est un ennemi de Dieu. »

Ennemi de Dieu, ennemi de la société, ennemi de tout ordre, de toute loi, de toute morale, dans votre pensée c’est même chose. Et pourquoi ? Je viens de vous le dire : parce que, selon vous, dans le système de la Révolution, irréligieuse par essence, comme il n’existe et ne peut exister de sanction morale, il n’existe pas non plus, il ne peut pas exister de morale.

C’est ce qui faisait dire également, il y a six semaines, à l’honorable président du Corps législatif, M. de Morny, à propos de la loi contre les ex-condamnés politiques :

« Ceux que la loi a pour but d’intimider et de disperser, ce sont les ennemis implacables de la société, qui détestent tous les régimes, tout ce qui ressemble à une autorité quelconque. Car, même à l’époque où débordaient en France des torrents de liberté publique, où l’on créait l’égalité par l’abaissement de tout ce qui était élevé, où les intérêts populaires étaient, non pas le mieux défendus, mais le plus servilement flattés, qui se dressait encore contre cette société éplorée, contre ce semblant d’organisation ? Eux, toujours les mêmes, les socialistes.

« Je ne leur ferai point l’honneur de discuter leurs théories ; je dis seulement qu’aucun excès de liberté ne peut les satisfaire, qu’aucun pardon ne les apaise, qu’ils ont enlacé la France dans un réseau secret dont le but ne peut être que criminel, et que les laisser conspirer dans l’ombre serait une faiblesse pleine de périls. — Les ouvriers laborieux et honnêtes les exècrent plus que personne. Ils savent bien que les théories socialistes, en dehors du droit et de la morale, sont stupides et impraticables ; qu’en prenant aux uns le superflu, on n’arriverait jamais à fournir aux autres même le nécessaire ; que ce serait la perte du crédit, l’anéantissement du capital social, et en définitive l’abjection et la misère pour tous. Ils savent bien qu’il n’y a que le travail libre, protégé par un gouvernement fort et juste, qui puisse développer la propriété et répandre le bien-être sur une plus grande masse d’individus. — Le gouvernement doit mettre fin à ce travail de corruption ; il faut, quoi qu’il arrive, que le parti rouge sache bien qu’il nous trouvera sur son passage avant qu’il puisse frapper au cœur la société française. »


Hors du droit et de la morale, ce qui se définit théologiquement, selon Mgr Matthieu, secundùm Mathœum, ennemi de Dieu : tel est à notre égard le refrain des effrayés de la contre-révolution. Hors la loi, par conséquent : voilà, conclut le chef du troisième pouvoir de l’empire, et quoi qu’il arrive, c’est-à-dire quelle que soit la dynastie appelée à gouverner la France, voilà comme il faut en user avec le parti rouge, avec le socialisme.

Il existe dans notre langue révolutionnaire un nom qui résume toutes ces horreurs, et je m’étonne qu’il ne vous soit pas venu à l’esprit, c’est le nom de sans-culotte.

Le sans-culotte, cette création étrange de la Révolution, qu’on n’a pas revu depuis que Robespierre l’a guillottiné, était, comme votre serviteur, pauvre, mécontent de l’état social, jamais rassasié de liberté ; il adorait de tout son cœur et de toute son âme la Raison, affirmait la moralité propre de l’homme, l’immanence de la Justice, et, pour prouver son dire, se permettait, ainsi que vous avez bien voulu, Monseigneur, m’en donner le certificat, de rester probe.

Je suis donc sans-culotte : il y a longtemps que, cherchant ma tradition dans l’histoire, je m’en suis aperçu ; mais, devant notre démocratie jacobine, je n’osais pas m’en vanter. Pendant quelques semaines, en 1848, les circonstances firent de moi, héritier de Clootz, de Chaumette, de Marat, de Momoro (un bisontin, pour le dire en passant), de Jacques Roux, de Varlet, d’Hébert lui-même, car il faut les nommer tous, je n’ai pas le droit de trier mes aïeux, les circonstances, dis-je, firent de moi l’Épiménide du sans-culottisme ; peut-être, à une autre époque, en eussé-je été le Spartacus. Mais à chaque jour son œuvre, à chaque individu sa mission. La mienne, toute d’idée, n’est pas encore remplie ; et tant qu’elle ne le sera pas, je puis dire, à l’exemple de Napoléon III, que les complots, de quelque part qu’ils viennent, ne me peuvent rien. D’autres réaliseront ce que j’aurai défini : Exoriare aliquis !

Eh bien ! Monseigneur, si le sans-culotte était tel que dans vos terreurs insensées vous en tracez l’image ; si je n’avais moi-même, à cette heure de détresse politique et sociale, ni foi, ni loi, ni entrailles, savez-vous ce que me dicterait la vengeance et ce que je ferais ?

Je m’abstiendrais d’écrire ; je me garderais surtout de faire un livre de principes, parce que les principes portent en eux-mêmes le salut des sociétés et des gouvernements ; je laisserais l’empereur se réclamer, dans le silence universel, des principes abominés de 89, et je rirais, sans crainte des espions, dans ma barbe d’idéologue.

Ou bien, si je ne pouvais résister à la tentation de me faire coucher en lettre moulée, je renfermerais ma pensée dans la limite d’une opposition implacable ; au lieu d’une œuvre de philosophie, je ferais une œuvre de parti. Croyez-vous, Monseigneur, que même avec la loi qui régit la presse cela m’eût été impossible ? Non, non : il y a toujours moyen, pour une plume exercée, d’agiter la discorde ; toujours moyen, pour un génie sophistique et méchant, de désespérer les consciences, d’envenimer les haines, d’exciter le peuple contre le bourgeois, d’applaudir même au régicide et d’obtenir les sourires du parquet. Et tenez, sans sortir de ces Études, je n’avais besoin, pour satisfaire ma rage, que de suivre à peu près ce programme : Supprimer l’exposition des principes ; écarter surtout les considérations sanctionnelles dans lesquelles j’entrerai tout à l’heure ; me renfermer dans une froide et savante critique ; faire pour l’éthique en général ce que le docteur Strauss a fait pour la vie de Jésus ; montrer, ce qui n’était pas difficile, que, la Justice n’ayant de fondement ni dans la religion qui en place le sujet hors de l’humanité, ni dans la philosophie qui la réduit à une notion ; la conscience n’étant attestée par aucun organisme, le droit et le devoir se réduisent à une pure convention, le crime à un risque de guerre, l’ordre social à une prime d’assurance, comme dit M. de Girardin ; cela fait, terminer par une dédaigneuse ironie sur la liberté, l’égalité, l’autorité et la vertu. L’Église, avec elle toutes les sectes religieuses, depuis l’éclectisme jusqu’au positivisme, restaient écrasées, convaincues de contradiction et d’hypocrisie ; et ce qui eût mis le comble à ma joie de misanthrope, la Révolution, qui depuis 89, tout en se séparant définitivement de vous quant au temporel, vous a retenus pour l’assister au spirituel, la Révolution, frappée à la carotide, perdait son sang et râlait dans la mort.

Voilà, Monseigneur, et mes lecteurs diront si je me vante, ce que j’eusse pu faire et ce que je n’ai pas voulu. J’ai préféré, dans mon affreux sans-culottisme, parler au public comme il avait droit que je le fisse, selon l’indépendance de ma raison et l’énergie de mon sens moral ; je me suis dit que le moment était venu pour la Révolution ou de s’effacer à jamais, ou bien, en recréant la Justice, de tendre à une société défaillante cette branche de salut à laquelle il ne tient qu’à vous, clergé catholique, de vous raccrocher encore ; et certain de la doctrine que je défends, attendu que je ne la tiens pas de mon génie, j’ai obéi à mes convictions de philosophe et d’honnête homme, au risque de compromettre encore une fois ma liberté : car vous êtes capable, ou je vous connais peu, de me dénoncer, dans la naïveté de votre zèle, pour outrage à la morale.

Au reste, je suis prêt ; j’ai longuement médité ce qu’aujourd’hui j’exécute, et, à part les peccadilles inséparables de toute œuvre de discussion, j’ose dire, à la face du ciel et de la terre, que j’ai fait mon devoir.


1. Critique générale de l’idée de SANCTION : caractère que doit avoir une sanction de la Justice.

I

Commençons par nous entendre sur les mots, et si ce n’est pas le moyen de nous convertir l’un l’autre, — jamais philosophe a-t-il converti théologien ? et jamais théologien a-t-il eu raison d’un philosophe ? — à coup sûr nous ne nous en détesterons pas davantage.

Le mot sanction dérive du latin sancire, qui veut dire proprement sceller, mettre à l’abri de toute atteinte, et par extension consolider, confirmer, ratifier, cimenter : Sancire jura, sceller ou consacrer des droits ; sancire disciplinam, affermir la discipline ; Hœc mundo pacem victoria sancit (Claudien), cette victoire scelle la paix du monde. De là la définition de Marcien : Sanctum est quod ab injuria hominum defensum atque munitum est ; est saint, ou revêtu d’une sanction, ce qui est à l’abri de l’injure des hommes.

Ainsi l’expression sancire legem, synonyme de ferre legem, porter une loi, vient de ce que, chez tous les peuples et dans tous les temps, la loi, pour être exécutoire, a dû se constater par un acte solennel, être publiée à son de trompe, écrite, revêtue d’un signe ou sceau ; de même que l’obligation du citoyen, sa promesse, son testament, doit, à peine d’invalidité, être revêtue de sa signature. La sanction de la loi est donc littéralement le seing, le sceau ou la signature de la puissance législatrice : c’est d’après cette étymologie que nous disons encore le garde des sceaux, personnage chargé des signatures ou ratifications de l’autorité publique, ministre de la Justice.

Dans les commencements, alors que les deux pouvoirs, religieux et politique, ne faisaient qu’un, l’acte sanctionnel fut une cérémonie sacrée, par laquelle les membres de la cités s’engageaient unanimement à entourer certaines personnes et certaines choses d’un respect inviolable. Citons pour exemple le sacre des rois, d’où naquit le crime de lèse-majesté ; le secret des mystères, dont la divulgation était réputée sacrilége, et, comme le crime de lèse-majesté, punie de mort ; les terres consacrées aux dieux, qu’on s’abstenait pour ce motif d’ensemencer, etc. L’apposition de scellés, dont les formalités sont décrites au Code de procédure, est un reste de cet antique cérémonial.

Violer la loi, c’était donc passer outre à l’interdiction du législateur, forcer la barrière, briser la clôture qu’il avait élevée, rompre son scel. Encore aujourd’hui, le bris de clôture ou bris de scellés est considéré comme circonstance aggravante du crime ou délit. Ceci va nous conduire à une signification nouvelle du mot sanction.

Toute violation de la loi appelant sur elle la vindicte publique, on s’accoutuma à appeler sanction pénale, sancire pœnâ, sancire capite, ou simplement sanction, par synecdoque, la peine portée contre les infracteurs de la sanction, c’est-à-dire de la loi même, authentiquée par la sanction ou le sceau qui la couvrait. C’est en ce nouveau sens que le mot sanction sert à désigner une des grandes divisions du droit, le Droit sanctionnateur (Oudot). Les moralistes à leur tour s’en sont emparés pour désigner, non certes le sceau ou la signature de l’invisible auteur de la loi morale, mais les conséquences heureuses ou malheureuses qui, dans ce monde ou dans un autre, sont censées devoir récompenser l’observation de la loi ou en venger les outrages, et apparaissent ainsi comme sa sanction nécessaire. Point de sanction pénale à la Justice, point de Justice ; il en est de la morale considérée en elle-même comme des contrats que font entre eux les citoyens : point de pénalité attachée à l’obligation, point d’obligation (art. 1142 du Code civil). Philosophe, dit Jean-Jacques Rousseau, tes lois morales sont fort belles ; mais montre-m’en, de grâce, la sanction.

Tel est donc, d’après la double acception du mot, le problème que soulève l’idée d’une sanction morale :

Il est certain que la Justice ne serait pas pour l’homme une loi, si, d’un côté, ses préceptes n’étaient revêtus d’un signe qui en garantisse l’absolue authenticité, et si, d’autre part, la pratique pouvait en être regardée comme indifférente. Malheureusement, il est tout aussi certain que jusqu’à ce jour la loi morale a paru complétement dépourvue de sanction, soit que dans son énoncé elle n’offre pas ce caractère d’authenticité et de certitude que requiert la conscience, et qu’on ait pu pour ce motif l’attribuer à l’arbitraire des hommes ; soit que les peines et récompenses qui s’y attachent aient été trouvées insuffisantes ou douteuses. En deux mots, de même que le droit et le devoir ont manqué jusqu’ici de détermination, ils ont manqué de sanction : il n’y a pas, pour la société moderne, de plus grand sujet de tristesse.

J’ai essayé, dans le cours de ces Études, de déterminer les conditions et catégories de la Justice dans la personne, la famille, la cité, l’économie publique, l’État, etc. Il ne m’appartient pas de dire jusqu’à quel point j’ai réussi. Mais, admettant ces déterminations comme exactes, vous me diriez encore, avec le citoyen de Genève : Philosophe, tes lois morales sont fort belles ; mais montre-m’en la sanction ? Où trouves-tu, d’abord, la signature du souverain Législateur ? Où est ce sceau éternel, sacro-saint, qu’a dû y apposer la Sagesse souveraine, et que nous croyons posséder, nous autres chrétiens, dans nos Écritures et dans la perpétuité de notre institution ? Qu’est-ce qui nous garantit l’exactitude de ton interprétation révolutionnaire ? Et puis, où sont les récompenses ? où les peines ?…

Si je ne me trompe, c’est bien là, Monseigneur, votre dernier argument, argument qui doit vous paraître d’autant plus fort que je n’irai pas sans doute, après avoir rejeté votre révélation, me prévaloir de lettres patentes entérinées aux assises du Sanctionnateur suprême. C’est pourtant à cette difficulté, en apparence invincible, que je me propose de répondre, et cela à la satisfaction complète de mes lecteurs.

II

Dans le système de nos vieilles législations gouvernementales, fondées à la fois sur la raison d’Église et la raison d’État, procédant par décrets impériaux, sénatus-consultes, adoptions parlementaires, bulles, mandats, plébiscites, une chose à remarquer est la distinction qui a été faite des différentes facultés qui concourent à la formation de la Loi. L’autorité législatrice est A ; le texte de la loi, B ; la ratification ou le sceau, C ; la garantie ou, sanction pénale, D. Si, à côté de la sanction pénale, il y a une sanction rémunératoire, c’est encore autre chose, E. Là, tout est séparé, tout prend corps, figure, volonté ; tout se personnifie : de même que la loi est voulue par un personnage, qui est le souverain ou le prince, elle est rédigée par un autre, qui est le parlement ; signée et expédiée par un troisième, qui est le ministre ; vengée par un quatrième, qui est le juge ; enfin, s’il y a lieu, encouragée par un cinquième, qui sera le trésorier public. Ces fonctions de la loi se subdivisent encore : le prince a derrière lui la nation ; le parlement se partage en deux chambres ; le juge est accompagné du bourreau. Telle fut, dans l’ancien monde, la dramaturgie de la Loi, que l’Église reproduit à sa manière : Dieu, la Révélation, le Sacerdoce, l’Enfer et le Paradis.

Le principe de cette réalisation, ou, si mieux vous aimez, de cette poésie législative, est aisé à découvrir. Dans l’enfance des sociétés, la loi n’est autre chose que la volonté soit du père de famille, soit du prince ou du dieu protecteur de la cité ; un commandement subjectif, émané du pur arbitre, et qui n’a de valeur que celle que lui confère la puissance ou le respect de son auteur. Élevé jusqu’à l’idéalité théologique, cet empirisme légal est devenu le système entier de la religion : il suppose que la loi morale est antérieure et supérieure à l’humanité ; le sujet de la Justice hors du genre humain, à qui notification est faite de la loi par révélation expresse ; conséquemment que la sanction du droit n’est pas de ce monde, ou du moins qu’elle ne s’y manifeste qu’en partie, etc.

J’ai réfuté longuement ce système ; à cet égard, la discussion est épuisée. L’homme ne reconnaît en dernière analyse d’autre loi que celle avouée par sa raison et sa conscience ; toute obéissance, de sa part, fondée sur d’autres considérations, est un commencement d’immoralité. Il en résulte, à l’inverse de ce qu’a cru ou paru croire jusqu’ici la multitude humaine, que la religion, précisément parce qu’elle place le principe de la Justice hors de l’homme, n’a pas, ne peut pas avoir de morale, à plus forte raison pas de sanction morale.

La philosophie moderne nous fait concevoir la loi sous un tout autre point de vue. La loi est la raison ou le rapport des choses, aussi bien dans la société que dans la nature ; raison essentiellement objective, par conséquent impersonnelle, affranchie de tout arbitraire, et qui subsiste par elle-même, indépendamment du caprice et des aberrations des prétendus législateurs. Ici, la loi et son sujet apparaissent identiques ; bien plus, le sceau de la loi, ou le signe qui en garantit la vérité, est également identique à la loi ; la sanction pénale ou rémunératoire encore identique, et cette triple identité résulte de l’objectivité et de l’impersonnalité de la loi.

Je dis que la loi et le législateur sont un : cela signifie que la loi est considérée comme étant elle-même le sujet des choses, intelligent de sa propre raison, c’est-à-dire des rapports que la loi exprime. J’ajoute que la loi porte avec elle le sceau de sa certitude, c’est-à-dire qu’elle donne l’explication de tous les faits qui relèvent de sa catégorie, et que sans elle aucun ne s’explique. J’affirme enfin qu’elle possède en soi sa sanction pénale, ce qui veut dire encore que tout ce qui se fait sous son inspiration est bien, que rien de ce qui se fait contre elle ne peut durer, en sorte qu’elle est à elle-même, considérée comme sujet intelligent, sa joie ou son supplice.

Une comparaison me fera comprendre. En vertu de l’attraction, les corps s’attirent réciproquement en ligne droite. Pour qu’un édifice se tienne debout, il faut donc, conformément au principe sur lequel repose toute la statique, qu’il ait été élevé dans la perpendiculaire à son horizon ; pour peu qu’il dévie, il tombera. Sa chute sera la sanction de la loi. Ainsi en est-il de la Justice : elle porte sa sanction en elle-même ; ni l’homme ni la société ne subsisteront contrairement à ses règles. Le Psalmiste semble l’avoir compris lorsqu’il dit que les décrets de Jéhovah portent leur sanction en eux-mêmes, Judicia Domini recta, justificata in semetipsa. Mais tandis que l’attraction est une loi de fatalité dont le sujet, aveugle, muet, sourd, insensible, ne peut ni jouir ni souffrir des violations qu’elle éprouve, il en est autrement de la Justice, dont le sujet est vivant, intelligent et libre, capable d’attester sa dignité et de se dévouer pour la défendre.

D’après cette notion nouvelle, le législateur, la loi, la sanction légale, dans le double sens que nous avons reconnu au mot sanction, étant une seule et même chose considérée à divers points de vue, l’éthique, ou la science des mœurs dans l’humanité, peut se ramener à un petit nombre de chefs :

1. Quel est la sujet-objet de la loi morale, ou, pour parler comme les légistes, quel est le législateur ? — La conscience humaine, l’homme : nous l’avons démontré, en droit et en fait, d’abord par l’impossibilité de rapporter la Justice à un sujet extérieur, si saint et vénérable qu’il soit ; puis par les manifestations de la conscience attestant elle-même son autorité législative, manifestations dont la théologie n’est que l’allégorie et le culte une symbolique.

2. Que veut la loi ? — Nous l’avons expliqué encore : le respect de l’homme dans toutes ses facultés, l’équilibre des forces sociales, le développement de l’esprit libre, coefficient indispensable de l’harmonie de l’univers.

3. À quoi se reconnaît l’authenticité de la loi morale ? — À ce signe infaillible que tout, dans la conscience de l’homme et dans sa pensée, par suite dans l’ordre social, dans la marche des générations et jusque dans la nature, s’explique par la Justice, tandis que sans elle tout devient obscur et inintelligible. Le scepticisme moral a pour corollaire le scepticisme spéculatif ; la dépravation du cœur entraîne la dépravation de l’entendement.

4. Quelle est la sanction pénale attachée à la loi ? — Tout se réjouit dans l’homme, dans la société et dans la nature, quand la Justice est observée ; tout souffre et meurt, quand on la viole.

5. Cette sanction suffit-elle, dans tous les cas, à la récompense de la vertu, à l’expiation du crime et au redressement de l’erreur ? — Oui.

Ces trois dernières propositions, dont je ne ferai qu’une, ont reçu déjà en grande partie leur preuve, puisqu’il est impossible de raisonner sur l’objet d’une loi et sur ses applications sans en faire connaître en même temps les conséquences : je me bornerai donc à remettre en saillie, sous forme de conclusions générales, ce que la discussion antérieure n’a fait qu’indiquer en passant.

La sanction morale, dans toutes les sphères où s’étend l’action de la Justice, se pose donc, en général, sous la forme d’un dilemme : certitude ou doute, savoir ou ignorance, liberté ou servitude, civilisation ou barbarie, richesse ou misère, ordre ou anarchie, vertu ou crime, progrès ou décadence, vie ou mort ; la rémunération et le châtiment toujours adéquats à l’œuvre produite, en sorte que, la sanction de la loi étant elle-même la loi, il implique contradiction qu’elle puisse être jugée insuffisante.


2. Que la sanction de la Justice a son foyer dans la conscience.


D’après la notion que nous venons de nous faire, la loi et le législateur sont un ; or, cette loi et ce législateur ne sont autres que l’homme : donc l’homme est la loi vivante, consciente, personnifiée. La Justice, en deux mots, est l’humanité : voilà un premier point. Mais la sanction pénale inhérente à la loi ne fait également qu’un avec la loi. Si donc la loi est violée, qui souffrira de la violation ? qui élèvera la voix ? qui portera plainte ? La loi elle-même, c’est-à-dire encore, l’homme.

Ceci va nous expliquer un phénomène d’un merveilleux intérêt, sur lequel la philosophie a discouru jusqu’à présent sans rien dire, je veux parler de la délectation qui accompagne dans le cœur de l’homme l’accomplissement de la Justice, et du remords qui en suit la violation.

Tous les peuples ont cru, d’un sentiment spontané, qu’en ce qui concerne particulièrement la loi morale, lorsqu’elle est fidèlement observée, il y a quelqu’un qui s’en réjouit ; lorsqu’elle est foulée aux pieds, quelqu’un qui s’en offense. Et ce quelqu’un, conformément à leurs habitudes mentales ils l’ont placé dans le ciel. Là-haut, dit Job, est celui qui me regarde et qui note ce que je fais : Ecce enim in cœlo testis meus, et conscius meus in excelsis. Pensée sublime, devant laquelle l’opinion des déistes, qui font Dieu indifférent aux affaires humaines, paraît du dernier absurde. Certes, s’il est un esprit infini, une âme universelle, qui personnifie en soi la loi des mondes, cet esprit s’affecte de tout ce qui arrive dans la création ; Dieu, le bienheureux des bienheureux, est en même temps le plus malheureux des êtres.

Mais que signifie, pour nous qui considérons surtout en Dieu la conscience de l’humanité, ce magnifique symbole ? C’est que l’homme, quand la vertu le délecte ou que le péché le tourmente, se réjouit, pâtit, non pas en qualité de serf de la loi, attendant punition ou récompense de son souverain, comme le donnent à entendre les moralistes ; il souffre, il pâtit en qualité de législateur. C’est parce que l’homme est le sujet de la loi, l’être en qui elle existe, comme l’attraction dans la matière, que le crime commis par autrui et au préjudice d’autrui ne le trouve jamais indifférent : cette loi violée, c’est lui-même ; c’est sa dignité législative qui est atteinte, c’est sa personne. Aux explications que nous avons données (Études II et VIII) de la nature du sens moral vient se joindre maintenant celle qui se déduit de la notion philosophique de la loi : de toute manière la théorie de l’immanence a gain de cause.

Joie de la vertu, remords du péché, c’est si peu de chose dans les livres de morale, si peu de chose dans notre misérable vie, que les enfants eux-mêmes n’y voient que des fables, et que les philosophes n’en parlent plus que pour l’acquit de leur conscience. Je me suis demandé si ce tressaillement plus ou moins sensible de l’âme qui suit la perpétration du bien et du mal n’avait pas eu quelque grande manifestation dans l’histoire des sociétés : le résultat de mes recherches sur cet intéressant sujet se trouve résumé dans le fragment ci-joint d’un commentaire que j’ai commencé sur les Psaumes.

commentaire sur le psaume xviii.

D’après les anciennes traditions, les premiers qui, à la voix d’initiateurs venus de plus loin ou que l’enthousiasme de la Justice avait saisis spontanément, passèrent de la vie sauvage à l’existence civilisée, éprouvèrent de leur conversion une allégresse extraordinaire, et leur admiration de la loi morale se traduisit par des chants, des légendes, des monuments, que nous avons peine à comprendre aujourd’hui. Non que ces âmes, dans leur barbarie naïve, manquassent de sentiments moraux : elles n’en avaient pas conscience ; elles n’avaient pas appris à les exprimer par des maximes ; elles ne s’en étaient pas fait une loi, un honneur, une religion.

Ce moment de la psychologie des nations, analogue à celui de la formation des langues, de l’invention de l’écriture et des premiers arts, est une des grandes époques de l’humanité. Plus tard le phénomène se reproduit, mais à de longs intervalles et avec une intensité décroissante : aussi est-ce par là que l’histoire des mœurs doit commencer, ce qui en forme le point de départ et en montre de loin, comme un phare élevé dans la nuit des consciences, la sanction. Des poésies, des hymnes, des mythes, jaillirent, en même temps que les premières cités, de cette commotion puissante, dont les chantres devinrent avec le temps si vénérables et si célèbres. Nous n’avons rien de Linus, de Musée, d’Amphion, des deux Orphée ; Homère, le premier après eux, semble profane auprès de ce que durent être ces vieux interprètes de la conscience des peuples. La Bible, en revanche, monument d’une initiation plus récente, nous offre une ample compensation.

Quel qu’ait été l’état moral de la race d’Abraham depuis l’émigration de ce cheik jusqu’à l’entrée des douze patriarches dans la terre de Gessen, sous les Hycsos, il est certain au moins qu’au temps où parut Moïse les Israélites étaient tombés dans un état voisin de la sauvagerie, par suite du séjour qu’ils avaient fait en Égypte, soit en qualité de pâtres, soit comme esclaves. La fable de Polyphème montre ce qu’était la vie pastorale à cette époque reculée ; Abraham, malgré son illustre naissance et la dignité de son caractère, ne fut après tout qu’un chef de horde.

Rentrés dans le Canaan, après une suite de campements et de combats dont le Pentateuque a supprimé les dix-neuf vingtièmes, les Hébreux finirent par s’établir dans la partie montagneuse de la Palestine, pêle-mêle avec les restes de peuplades encore sauvages.

En passant de la vie sans loi de bergers nomades à celle plus régulière d’agriculteurs sédentaires ; en se groupant par villes et bourgades, les Israélites durent naturellement inaugurer parmi eux quelques principes de morale publique et domestique, se donner des institutions, des rites, en un mot, une loi. Ce fut l’œuvre de Moïse, de Josué et de leurs successeurs.

Ainsi, à l’instar des Égyptiens leurs anciens maîtres, on les voit adopter pour symbole de leur élévation à la vie légale la circoncision, signe parlant, dont le sens est que l’homme se sépare de sa condition de brute pour entrer dans celle d’homme civilisé. L’amputation du prépuce est le symbole physique de l’abjuration des mœurs sauvages ; de là l’expression biblique qu’il ne suffit pas de circoncire le prépuce, qu’il faut circoncire aussi le cœur : langage incompris, malgré l’exactitude littérale de la traduction.

Cependant, chez des âmes aussi grossières, si l’adhésion de la conscience à la loi morale était vive, l’intelligence était faible : dans la condition psychologique du premier âge l’idée de loi impliquait celle de Législateur, la Justice par conséquent conduisait à Dieu. Et ce Dieu, l’Israélite n’y croyait pas sur la foi de raisonnements philosophiques, inaccessibles à son entendement ; il demandait à voir : jusqu’à la naissance du christianisme les classes inférieures parmi les païens pensèrent de même, n’admettant pas que les dieux fussent invisibles. Cet état des esprits chez les Hébreux est attesté, entre autres, par le psaume xviii, dont je reporte la date avant l’entrée des Hébreux dans la terre promise, à la formation de leur nationalité, au moment où, d’après la Bible elle-même (II Rois, xxi et ailleurs), le Soleil, ou, si l’on aime mieux, le génie du soleil, est le même que Jéhovah.

Ainsi l’exigeait donc la raison concrète du premier âge : dès lors que la Justice prenait dans sa bouche une forme légale, impérative, l’instituteur devait la rapporter à une autorité ; en même temps qu’il exprimait le commandement, il était tenu de nommer le commandant. Qu’y a-t-il là dont la transcendance puisse aujourd’hui se prévaloir ? Que nous importe à nous, hommes du 19e siècle, que des intelligences d’enfants, incapables de concevoir par voie d’abstraction le rapport des choses, et trompées par le matérialisme de leur langue, confondissent l’idée avec le mot, et, quand on leur présentait une vérité ou un précepte, demandassent aussitôt, non pas, Qu’est-ce qui le prouve ? mais Qui a parlé ? L’essentiel, ici, n’est pas de savoir comment la notion de la loi est entrée dans la tête de l’Hébreu, mais comment sa conscience en a été affectée : le reste est poésie pure et ne sert que pour la montre.

Suivons maintenant la pensée du psalmiste : La loi réclame un auteur ; cet auteur est dieu. Quel est ce dieu ? Le Soleil, dont le génie s’appelle Jéhovah : tel est le législateur des Hébreux. Et n’allez pas encore une fois vous méprendre sur la pensée du prophète : quand il atteste le Soleil ou Jéhovah, c’est qu’il entend parler d’un dieu visible, vivant et agissant, non d’un dieu caché derrière le rideau, parlant par une lucarne et impalpable. L’Israélite, à la tête dure, au cœur incirconcis, n’aurait rien compris à ce dieu-là ; il aurait cru qu’on se moquait de lui, et il se serait bientôt moqué lui-même de la loi.

C’est donc d’une exhibition positive, réelle, matérielle, de la divinité qu’il s’agit, nullement d’une démonstration dialectique. Vous parlez de Dieu au Juif ; il demande à le voir. Telle est la pensée qui remplit la première partie du psaume xviii, si étrangement défigurée par les interprètes.

Je traduis mot à mot, sur l’original :

1. Les cieux déroulent la gloire du dieu.
__Et le firmament étale l’œuvre de ses mains.

2. Le jour bouillonne au jour son verbe ;
__La nuit souffle à la nuit son idée.

3. Ce ne sont phrases ni paroles :
__Leur voix ne s’entend pas (par les oreilles) ;

4. C’est une corde qui résonne par toute la terre.
__Un chant qui atteint aux bornes du monde.

5. Au fond du ciel est dressée la tente du soleil ;
__Le voilà, comme l’époux qui se lève de sa couche.
__Comme le héraut d’armes qui part pour un message.

6. D’une extrémité du ciel il s’élance,
__Et il court à l’autre extrémité,
__Et nul ne peut se dérober à sa flamme.

On a vu dans ces six distiques une sorte d’argument de l’existence de Dieu d’après le principe de causalité, comme si le psalmiste avait dit : Tout ordre suppose un architecte ; or, il y a de l’ordre dans l’univers ; donc… Quelle pitié ! Il s’agit bien de raisonner avec le Juif, qui veut voir ! Et la belle raison à lui donner de l’invisibilité de Dieu, que son immatérialité !

Ici, le poëte procède juste à rebours de ce que lui font dire les commentateurs :

Vous demandez à voir Jéhovah : je m’en vais vous le montrer.

Regardez le ciel : voilà sa gloire. — La gloire, c’est-à-dire l’amplitude, d’où l’épithète amplissimus, synonyme de gloriosissimus, donnée aux grands personnages. Dans la signification orientale et primitive, la gloire est le manteau broché d’or et semé de pierreries, insigne opulent de toute majesté, divine et humaine. Ce mot est devenu pour nous vide de sens. Qu’entendait Napoléon lorsque, parlant du bruit de ses batailles, il disait : De la gloire, j’en ai fait litière ? Il ne l’eût su dire. Saint Jérôme ne se comprend pas mieux lui-même, lorsqu’il traduit les deux premiers mots de ce psaume par Cœli enarrant, les cieux racontent. La gloire, en hébreu, ne se raconte pas ; elle se déploie comme un manteau ; elle se déroule comme un parchemin (un livre), ainsi que l’a parfaitement compris l’auteur de l’Apocalypse, lorsque, pour peindre la disparition du ciel, il dit qu’il fut roulé comme un livre. C’est le mot même du psalmiste, me-saphrim, dont le radical est sepher, volume, (sphère ?) qui a fourni à l’écrivain chrétien cette comparaison.

Le ciel bleu, donc, voilà le manteau impérial de Jéhovah, voilà sa gloire ; ces astres, ces étoiles, voilà ses trophées. Vous demandez s’il pense, s’il parle : certes il a aussi une voix, voix qui se répète du jour au jour, de la nuit à la nuit, et qui remplit le monde. Où est sa tente ? dites-vous. Là-bas, à l’orient, au-dessous de l’horizon. — La Vulgate porte : In sole posuit tabernaculum suum, il a dressé sa tente dans le soleil ; c’est-à-dire que pour masquer ce fétichisme splendide, qui eût scandalisé la spiritualité chrétienne, le traducteur a commis de propos délibéré un non-sens. La tente de Jéhovah dans le soleil ! absurde.

Enfin, le dieu paraît, le voici en personne ; il sort de sa tente comme un époux au matin de ses noces. — Dans un épithalame attribué à Sapho, l’époux est comparé au dieu Mars, au soleil : c’est la même pensée retournée. — Sans doute, il est loin de vous, ce Soleil ; mais ses flèches vous atteignent, elles vous brûlent, et vous ne pouvez y échapper. Voilà votre législateur, enfants d’Israël ; cela vous suffit-il ? Et qui donc, si ce n’est lui, pourrait vous dire de pareilles choses, des choses si douces, si belles ? Qui saurait, comme lui, briller à vos yeux et parler à vos cœurs ? — J’en ai regret pour nos biblistes : le dieu des anciens Hébreux n’est pas un rêve, une abstraction, un pur esprit qui n’a point de corps, comme dit le catéchisme. Faites donc de semblables définitions dans une langue où le même mot qui signifie âme, vie, veut dire aussi animal et cadavre. Nous sommes en plein fétichisme, à ce moment où l’esprit humain, précisément parce qu’il ne sait pas abstraire, donne à tout ce qui l’entoure vie, intelligence et volonté.

Après l’ostension du dieu, arrive naturellement l’éloge de la loi : l’hymne n’est à autre fin. La glorification du Législateur en est le prologue.

7. La loi de Jéhovah parfaite :
__Rafraîchissement à l’esprit.

8. Le pacte de Jéhovah sûr :
__Sagesse pour l’ignorance.

9. Les dispositions de Jéhovah droites :
__Joie du cœur.

10. Les décrets de Jéhovah clairs :
___Lumière des yeux.

11. La religion de Jéhovah pure :
___Établie pour l’éternité.

12. Les assises de Jéhovah Vérité, Justice, Concorde :
___Plus désirables que l’or massif,
___Plus douces que le miel, le miel coulant.

Se peut-il rien de plus naïf, de mieux approprié à des intelligences à moitié sauvages, que cette poésie ? Que de précautions pour les attirer ! Quel soin de leur montrer la loi par ce qu’elle a de beau, de pur, de limpide, d’égalitaire, de sociable, de moral ! N’est-ce pas là le chant de la conscience à son premier réveil ? Et combien nous sommes loin aujourd’hui de ces sentiments ! Jamais viendra-t-il à la pensée d’un poëte moderne de faire l’éloge des préceptes de la morale, d’en comparer la beauté à l’or et aux pierres précieuses, la clarté au soleil, la douceur au sucre et au miel ? À force de prosaïser en nous la Justice, nous sommes devenus pour elle comme le sacristain pour les vases sacrés :nous en avons perdu la religion.

13. Certes ton serviteur est à bonne école :
___Il y a profit à garder tes lois.

 
14. Mais qui peut se garantir de l’erreur ?
___Purge-moi de mes fautes secrètes ;

15. Et sauve ton serviteur des impies :
___Qu’ils ne dominent pas sur moi ;
___Qu’ils me laissent, et je serai sans tache.

16. Puisse la parole de ma bouche l’être agréable,
___Et la pensée de mon cœur s’élever, devant ta face,
___Jéhovah, mon soutien, mon vengeur !

Comparez cette manière d’apprivoiser des barbares avec celle de nos missionnaires, qui, au lieu d’entrer dans leurs idées et de se mettre à l’unisson de leur âme, leur racontent la passion de Jésus-Christ et leur disent la messe… On nous parle de révélation : la vraie révélation, la voilà, facile à dégager de la mythologie qui l’enchâsse, comme la monture d’or enchâsse la pierre précieuse sans s’y mêler et sans la ternir : c’est l’exaltation qui saisit la conscience lorsque pour la première fois elle se trouve en contact avec la notion de Justice, rendue plus attrayante par la forme poétique du précepte.

L’illumination mentale que produisit aux premiers jours de la civilisation l’enseignement de la Justice est indiquée par Horace dans ces vers :

Sylvestres homines sacer interpresque Deorum
Cædibus et victu fœdo deterruit Orpheus.
Dictus ob hoc lenire tigres rabidosque leones ;
Dictus et Amphion, Thebanae conditor arcis,
Saxa movere sono testudinis et prece blandâ
Ducere quo vellet…

Ce n’était pas sans doute le charme de la musique qui attirait les Pélasges farouches auprès d’Orphée et d’Amphion : ils fussent restés sauvages toute leur vie ; c’était le charme des préceptes, qui, tombant dans des âmes vierges mais prêtes à recevoir la semence, devait opérer un entraînement général.

Cicéron est inspiré du même sentiment, quand il dit que la Loi des douze tables, qu’on faisait apprendre par cœur aux enfants, lui paraît plus belle que tous les poëtes et les philosophes.

La moitié des psaumes a été composée dans cet esprit. C’est toujours, comme dans le xviiie, d’abord l’affirmation de Jehovah par l’ostension matérielle de son être (Ps. xxviii, xlix, lxvii, lxxxi, cxlvi, cxlvii). Vient ensuite l’admiration de la loi (cxviii et autres) ; puis, de l’admiration de cette loi le psalmiste passe à son amour, amour qu’il exprime en traits brûlants, comme s’il s’agissait d’une personne : J’aime ta loi, Jéhovah ; J’ai pour elle une violente amour (expression d’Henri IV) ; Elle m’est plus douce que le miel, plus précieuse que tous les trésors ; Je la cherche de tout cœur ; Rien ne réjouit tant mon âme, et je ne cesse d’y appliquer ma pensée. (Ps. cxviii, v. 10, 14, 15, 20, 24, 40, 72, 97, 163, 165, 166, 167.) Se figure-t-on Lamartine ou Victor Hugo, saisi d’enthousiasme à la lecture du Bulletin des lois, chantant les beautés du Code et les douceurs de la Constitution, disant qu’il aime d’amour l’organisation communale, la loi sur la presse, celle sur les condamnés politiques ; qu’il y trouve un sujet perpétuel de méditation pieuse et d’exercice de vertu ? Telle est pourtant cette poésie primitive, aux sources de laquelle nous aurions tant besoin de retremper la nôtre.

De l’amour de la loi à l’amour du dieu la transition est d’autant plus facile qu’au fond le dieu et la loi ne font qu’un : Je t’aime, Jéhovah (Ps. xvii). Cet amour embrasse jusqu’au temple : J’aime ton sanctuaire magnifique ; J’aime le lieu de ton séjour y et ce m’est une volupté d’y aller. (Ps. xxv, cxxi, etc.) Heureux donc, heureux ceux qui connaissent cette loi, qui la goûtent, et qui aiment Jéhovah ! Ils seront riches, honorés et aimés ; ils mourront comblés de jours, au milieu d’innombrables héritiers. (Ps. I, xxxi, cxi, cxxvii, etc.) Au contraire, honte, malédiction et ruine à l’impie qui ne connaît pas la loi, qui la méprise, et qui foule aux pieds la majesté du Dieu qui l’a donnée ! C’est une brute, un être corrompu et abominable, la rouille de l’humanité (Ps. xiii, lii, cxviii, 119). Par la même raison, le psalmiste se fait horreur quand il manque à la loi ; il accuse sa nature dépravée, appelle à grands cris le sacrifice d’expiation qui calmera son remords et le purgera de cette lèpre du péché (Ps. l). Et ce ne sont pas seulement les souillures de l’âme que cette loi bienfaisante a la vertu d’effacer, elle est un baume pour les blessures du cœur, un bandage qui guérit de toute affliction (Ps. cxlvi).

Aussi quel orgueil chez l’Israélite quand il se compare aux nations voisines, vivant sans loi, destituées de sens moral, dans une superstition obscène ! C’est alors qu’il se dit le privilégié de Jéhovah, qui l’a nommé son héritier et n’a communiqué qu’à lui ses commandements (Ps. cxlvii).

On a remarqué, non sans étonnement, les imprécations peu charitables que le psalmiste se permet contre les pécheurs, hommes de sang et de péché. On n’a pas fait attention qu’il entend par là les races demeurées dans la barbarie originelle, vivant en dehors de la Justice et de ses lois. C’est de cette espèce qu’il parle lorsqu’il dit : Du ciel Jéhovah a baissé ses regards sur les fils des hommes (anthrôpoï, faces humaines, c’est-à-dire les incivilisés), voir s’il en était un parmi eux qui fît le bien et qui cherchât Dieu. Et ailleurs, quand il s’écrie : Ne les tueras-tu pas, Ô Dieu, ces impies ; ne les tueras-tu pas ces anthropophages (viri sanguinum), qui osent prétendre que tu as en vain fondé nos villes ? Je les hais d’une haine cordiale (Ps. cxxxviii et cviii, cxxxvi).

L’horreur de la sauvagerie est commune à toute l’antiquité. On en retrouve les vestiges sur les peintures murales de l’antique Égypte ; c’est elle qui amena l’extermination des indigènes du Canaan, d’abord par les Philistins, puis par les Israélites. L’épithète de barbare, qui chez les Grecs et les Romains exprimait la même pensée, était plus qu’une insulte, c’était un arrêt de servitude, et bien souvent de mort.

Je trouve dans le recueil d’Anacréon une prière, litaneïa, adressée à Diane par les habitants d’une ville qu’assiégeaient des barbares ; je ne sais si on l’a bien comprise :

Je m’agenouille devant toi, chasseresse,
Blonde fille de Jupiter, souveraine
Des bêtes fauves, ô Artémise !
Viens aujourd’hui sur cet abime de mort ;
Regarde d’un œil favorable une ville aux guerriers généreux
Tu ne protèges pas une horde de sauvages.

Le dernier vers est une ironie à l’adresse de l’ennemi. Des civilisés succomber devant des sauvages, c’est impossible, cela accuserait les dieux : telle est la pensée du poëte grec, qu’on retrouve partout dans les psaumes. On connaît le vœu de Tacite, quand, après avoir raconté une bataille entre barbares où périrent 60,000 Bructères, il prie les dieux d’entretenir cette discorde entre les ennemis de l’empire, puisque, dans le déclin de la nation, il ne lui reste d’autre chance de salut : Maneat, quœso, duretque gentibus, si non amor nostri, at certè odium sui ; quandò urgentibus imperii fatis, nihil jàm prœstare fortuna majus potest quàm hostium discordiam. L’horreur des anciens pour les races sauvages a passé dans le christianisme : c’est elle qui a inspiré les massacres d’indigènes commis par les Espagnols lors de la conquête de l’Amérique, et qui entretient de nos jours la traite des nègres.

Le phénomène que je viens de rapporter ne pouvait, par sa nature même, se produire en chaque nation qu’une fois, du moins avec un tel élan d’enthousiasme : à partir de ce moment le progrès, transformant la pratique de la loi en habitude, faisant de la Justice une seconde nature, devait s’accomplir avec plus de calme. Cependant les causes de dissolution se multipliant en raison même du progrès, la société dut maintes fois rétrograder et le scepticisme s’emparer peu à peu des consciences : alors chefs d’États et pontifes songèrent, en rappelant l’enthousiasme des anciens jours, à réveiller dans les âmes le sens moral affaibli. C’est dans ce but que furent instituées partout des solennités commémoratives, fêtes, mystères, expiations, cérémonies de toute sorte, sacrifices, prières publiques, assemblées de l’agora, exécutions judiciaires, noces, funérailles, spectacles et triomphes.

Quand l’excitation officielle fut devenue impuissante, la conscience des nations se satisfit elle-même, tantôt, chose prodigieuse, par des changements de dieux et des rénovations de cultes, tels que furent le christianisme et l’islamisme ; tantôt par des associations mystiques, comme celles des Telchines, des initiés d’Éleusis, des compagnons du tour de France, des charbonniers, bons-cousins, francs-maçons, etc. ; ou bien par des épurations religieuses, comme en essayèrent les Gnostiques, les Albigeois, les Hussites, la Réforme ; tantôt enfin par des révolutions ou restaurations politiques, comme celles de Lycurgue, de Zorobabel, de Solon, de Brutus, et, en dernier lieu, comme la Révolution française. Chacun de ces grands mouvements est une réaction de la conscience universelle contre la corruption qui la gagne, une véritable manifestation de la sanction morale : c’est ainsi que se produit dans l’âme des peuples le remords.

Or, si nous dégageons l’idée du fait extérieur et de la poésie qui la couvrent, que trouvons-nous ?

Que la sanction de la Justice, identique à la Justice même, est, comme celle-ci, immanente à la conscience ; que c’est dans la conscience, et nulle part ailleurs, que s’exerce cette sanction ; conséquemment, qu’il est contre toute philosophie, après avoir reconnu la sanction intérieure, de parler encore d’une sanction extérieure, dont le ministre serait Dieu, l’Église ou la société ; que ce n’est pas ainsi que l’on doit entendre l’intervention de l’autorité publique dans le règlement de la Justice et la réparation du crime ; mais que, comme la juridiction familiale est le déploiement de la justice individuelle, et la juridiction civique le développement de la juridiction domestique, de même les actes de l’autorité publique, en ce qui touche la répression des crimes et délits, doivent être regardés aussi comme le développement de la sanction interne et la manifestation à sa plus haute puissance de la vindicte que la conscience coupable exerce contre elle-même ; que ce contre-coup de la conscience individuelle dans la conscience collective, et jusque dans l’économie de la nature, vient de la solidarité qui existe, d’une part, entre tous les membres du corps social, de l’autre entre la société et le système des choses ; qu’ainsi se constitue l’harmonie universelle, dont le dernier mot est que le juste n’a rien à redouter ni de ses semblables ni des forces de la nature, tandis que le coupable a tout à en craindre ; que telle est la loi du progrès, l’infaillibilité de la Justice et la destinée finale de l’univers.

Je reviendrai tout à l’heure sur ces idées ; commençons par assurer notre premier jalon.

Les célébrations de la conscience universelle, voilà donc le seing et le sceau auquel se reconnaît l’authenticité de la loi morale ; la joie de l’âme et ses remords, voilà sa sanction pénale. Tout ici se passe au dedans. Cela suffira-t-il pour assurer l’ordre au dehors ? Le christianisme ne l’a pas cru ; quant à nous, génération de 89 et de 93, disons-le bien haut, c’est toute notre garantie, toute notre espérance, et nous n’en voulons pas davantage. Félicité de la Justice, malheur du crime, tel est, en dernière analyse, le plus clair et le plus net des biens que la République sociale promet à ses élus, l’unique prix qu’elle propose à l’homme de bien, la seule barrière qu’elle oppose au coupable : c’est toute la substance de la Révolution. Oui, il faut, quand même, être honnête homme pour devenir citoyen de la République : y a-t-il là, Monseigneur, de quoi tant crier au matérialisme, au sensualisme, et pensez-vous que les respectables intérêts que notre propagande effraie, et que votre religion protége, se contentassent pour si peu ?…


3. Développement de la sanction morale dans la famille et la cité : Théorie du droit pénal.


Vous qui, chaque jour de votre vie, donnez une heure à la lecture de la Bible, avouez, Monseigneur, que vous n’eussiez su y découvrir ces merveilles. Dans votre système, la sanction morale part, comme la foudre, du trône de Dieu ; c’est lui qui, selon son bon plaisir, nous éprouve, nous afflige ou nous récompense, en attendant le redressement définitif ; et c’est par le retrait de sa grâce que, si quelquefois nous sommes épargnés dans le matériel de notre existence, nous manquons rarement d’être atteints dans notre conscience, où le remords nous torture comme des damnés. Voilà ce que vous enseigne à vous l’Écriture, dont vous prenez chaque mot et chaque phrase au pied de la lettre. Pour moi, au contraire, qui, écartant cette poétique de la Justice, considère celle-ci tout à la fois comme une notion et une faculté, la sanction morale n’est rien de plus que le mouvement de la conscience, joyeuse quand nous faisons le bien, triste et malade quand nous nous rendons coupables. C’est tout ce que me révèle votre Bible ; et s’il arrive qu’à la suite du remords une sorte de contre-coup, venant de la société, nous frappe encore, je dis que ce contre-coup, résulte de la solidarité qui unit tous les hommes dans une conscience commune.

I

Ainsi, les mêmes textes dont vous pensez vous servir pour établir votre divine sanction, je les retourne contre vous, comme un général retourne contre l’ennemi l’artillerie qu’il lui a prise : tel est encore ce verset du psaume cx, que vous chantez à vêpres tous les dimanches :

Confitebor tibi, Domine, in toto corde meo,
In concilio justorum et congregatione ;
Je te louerai, Seigneur, de tout mon cœur,
Dans la réunion des Justes, et dans l’assemblée.

Il faut, direz-vous, être possédé du démon de la dispute pour chercher chicane à l’Église sur cet inoffensif verset. Que peut-il y avoir là d’inquiétant pour la théologie, soit dogmatique, soit morale ?

Et voilà, répondrai-je, ce que c’est que de voir toujours les choses par les lunettes de la foi, quand il serait si utile de les considérer à l’œil du sens commun.

Remarquez, Monseigneur, que le mot de l’original, que la Vulgate traduit par concilio, signifie proprement secret : il s’agit d’une confrérie de puritains ; le mot rendu par congregatione indique la multitude, l’assemblée du peuple.

Encore une idée dont les psaumes sont pleins. Ôtez les réunions particulières, ôtez l’assemblée générale, et la Loi, comme une statue dont le piédestal se dérobe, tombe en morceaux ; la société jéhovique s’évanouit. Abolissez ces confessions solennelles et périodiques ; ces chants à l’unisson, ces synagogues, tous ces moyens d’excitation puissante, et le prépuce repousse aux circoncis ; cette loi si douce, si pure, si attrayante, disparaît comme un rêve : on ne la sent plus, on ne la reconnaît pas ; elle a perdu sa sanction. En deux mots, point de conscience sociale, point de conscience individuelle : telle est la pensée du psalmiste.

Chez nous, la discipline est autre : les réunions de plus de vingt personnes sont interdites ; les sociétés secrètes punies de la transportation ; au temple, à l’église, le prêtre parle seul devant un public silencieux, citant une Bible qu’il ne comprend pas, ou récitant, soit en latin, soit en langue vulgaire, des prières qu’il comprend encore moins. D’ailleurs, la séparation du temporel et du spirituel ôtant aux choses du culte la réalité et la vie, le peuple ne trouve à l’église que le sommeil et l’ennui. Nous avons bien encore des séances académiques, des comices agricoles, des assemblées d’actionnaires, des soirées musicales, des spectacles ; mais on a soin d’en retrancher tout ce qui en ferait la moralité et le charme, savoir, le rapport qui existe entre la littérature, les intérêts, les sciences, les arts, et la chose publique, réservée tout entière au gouvernement. Aussi la tristesse règne partout : dans un pays qui compte 1,000 à 1,200 habitants par lieue carrée, et dans une capitale de 1,300,000 âmes, nous vivons comme des moines qui assistent à l’office chacun dans sa stalle ; Paris cette fourmilière humaine, est une prison cellulaire.

Qui sert le mieux la morale, de ce vieux jéhovisme incompris, ou du régime policier qu’y a substitué le christianisme ?

Mais la poésie des psaumes ne nous a livré qu’un fait brut : à nous d’en dégager la raison ; nous en tirerons ensuite les conséquences.

La Justice est plus grande que le moi ; elle ne vit pas solitaire ; elle suppose une réciprocité, conséquemment elle appelle dans son organisme une dualité, qui bientôt se multipliant à l’infini engendre la famille, la tribu, la cité, finalement enveloppe tout le genre humain.

Le mariage, la famille, la cité, l’humanité ont donc pour effet de créer entre les individus qui en font partie une conscience commune : d’où il résulte que la vertu et le vice dont souffre : chaque sujet humain ayant en même temps des racines dans la collectivité, les membres de cette collectivité sont tous, du plus au moins, solidaires. Là est, comme on verra tout à l’heure, le principe de la juridiction paternelle, et postérieurement de toute institution pénale.

Arrêtons-nous d’abord à la famille.

Tout acte de vertu accompli par un des nôtres nous enorgueillit comme si nous avions eu part à l’accomplissement ; tout crime ou délit commis par celui qui nous est proche, nous pénètre de honte et de chagrin. En vain l’on essaierait de nier cette solidarité : elle subsiste, et le fait est plus puissant que tous les sophismes. C’est d’après ce principe que s’était établie jadis la confiscation, qui enveloppait dans le châtiment toute la famille du coupable, et que s’exerçaient ces proscriptions affreuses qui s’étendaient à toute une parenté, ascendante, descendante et collatérale. Certes, je loue la Révolution d’avoir fait de la personnalité de la peine un axiome de droit : il y a bien assez pour un fils, un père, un frère, de la désolation de son cœur et du déshonneur de son nom, sans qu’il doive répondre encore, par corps et par biens, d’un crime dont sa main est innocente. Mais n’est-ce pas désorganiser la Justice et tuer la morale, que de nier cette solidarité de famille, sans laquelle la Justice se dessécherait bientôt dans l’individualisme, et qui en dernière analyse fait toute la légitimité de la répression ?

Ce que nous venons d’observer dans la famille existe, quoique à un moindre degré, dans la tribu, dans la cité, dans la corporation, dans le parti, dans la nation : je n’en citerai pour le moment d’autre preuve que la solidarité d’intérêts qui constitue toutes ces collectivités, et les passions, préjugés, entraînements, qu’elle engendre. Qui dit solidarité d’intérêts dit nécessairement conscience commune, et dans une mesure variable solidarité de bien et de mal. Il n’y a pas, aujourd’hui, de vérité psychologique plus méconnue, je le reconnais ; il n’y en a pas de plus certaine.

Or, le péché, provoqué par la nature concupiscible et idéaliste de l’homme, assiége l’âme ; une fois commis, il tend à s’établir en habitude ; par l’habitude, il envahit l’une après l’autre toutes les puissances de l’être, de telle sorte qu’un premier vice, s’il n’est vigoureusement combattu et expurgé, devient infailliblement le père de plusieurs autres ; enfin l’âme pervertie, si elle est abandonnée à elle-même, devient à son tour un foyer d’infection pour celles qui l’approchent.

Pour conjurer ce péril, la société possède deux moyens : 1o développer le sens moral dans chacun de ses membres par les excitations puissantes de la conscience collective : je n’insisterai pas davantage sur ce sujet ; 2o exiger la réparation des crimes et délits. En quoi consiste cette réparation, à quelle condition et à quel titre la société peut-elle la demander : c’est ce que nous avons à voir.

II

La société a-t-elle le droit de punir ?

Les philosophes bataillent, et le problème est encore à résoudre.

Tandis que l’Église invoque le droit divin, c’est-à-dire le mandat reçu par elle de guérir les âmes, et, s’il y a lieu, d’exécuter les corps des contempteurs de la loi, les soi-disant rationalistes allèguent, les uns la légitime défense, les autres le talion ou la vengeance, ceux-ci la nécessité de l’exemple, ceux-là, qu’on pourrait appeler semi-théologiens, la salubrité mentale et le bien des coupables. M. Oudot, le dernier venu de ces semi-théologiens, adoptant les idées de Platon, Grotius, Leibnitz, Bossuet, auxquels se joignent MM. Cousin, Jules Simon et Jean Reynaud, s’exprime en ces termes :

« Toute créature qui dévie se blesse elle-même. L’auteur d’une infraction à l’ordre a reculé dans la voie de son perfectionnement ; il a diminué en lui la possibilité de collaborer au bien commun. Il faut qu’il regagne le temps perdu. Il faut un contrepoids aux premières influences de l’habitude fâcheuse qu’il tend à contracter. Ce contrepoids, c’est la punition… »

Voilà ce que l’auteur de Conscience et Science a trouvé de plus probable sur le Droit de punir ; cela dit, il passe à l’application, comme s’il ne s’agissait que de dresser la potence.

N’oublions pas que pour M. Oudot et ses auteurs la Justice est une simple notion, la notion d’une loi sans faculté et dont le sujet est Dieu ; qu’ainsi le système d’obligations qui nous enveloppe commence pour chacun de nous par le Devoir, et que ce devoir ne devient droit à l’égard de nos semblables qu’en ce sens qu’ils sont soumis de leur côté au même devoir envers la Divinité.

D’où il suit : 1o que le droit de punir que s’arroge la société, droit qui se convertit pour le coupable en un devoir et même en un droit actif, selon l’expression du savant professeur, ne peut s’exercer légitimement qu’autant que le délinquant est en communauté de foi religieuse avec la société qui punit, ce qui revient à dire, autant qu’il adhère à la théorie de M. Oudot ; 2o qu’avant d’infliger la punition, on a établi démonstrativement, et en s’appuyant sur une révélation positive, qu’elle fait partie du droit divin, et conséquemment du devoir humain : ce que n’a pas fait M. Oudot, ce que même, malgré sa bonne volonté, il n’oserait entreprendre.

Dans l’état où se trouve aujourd’hui la question, il n’y a pas un assassin qui ne puisse dire à ses juges : « Je ne crois ni à votre Dieu ni à votre société, dans laquelle je n’ai pas reçu ma part. Je rejette votre code, et je vous récuse, vous, votre police et vos bourreaux. Il n’y a rien de commun entre vous et moi ; et quand même j’admettrais avec vous l’existence d’un lien juridique entre les hommes, vous n’auriez pas de quoi établir l’autorité que vous vous attribuez sur ma personne. Vous n’avez pas le droit de me frapper, pas le droit de me blâmer, pas le droit de m’accuser, pas même le droit de m’interroger ; et ma conscience, puisque vous parlez de conscience, se dérobe à toutes vos atteintes. J’ai tué un homme, c’est possible ; j’étais en guerre avec lui, comme je le suis à cette heure avec vous, comme vous l’êtes tous les uns avec les autres. Vous voilà réunis contre moi, et vous avez la force : usez-en, si cela vous plaît, comme j’en ai usé moi-même. Mais pas d’hypocrisie, surtout pas d’outrage : je méprise, autant que vos châtiments, votre Justice et votre blâme. »

N’est-il pas triste de voir des professeurs de droit et de morale, des philosophes qui parlent au nom de la Liberté et de la Révolution, en revenir, sur cette question du droit pénal, à quoi, grand Dieu ! à la théorie du purgatoire et des indulgences ? et cela, parce qu’ils ne veulent pas admettre l’immanence de la Justice, parce que cette Justice est toujours pour eux un commandement du dehors, l’ordre d’un Souverain invisible, qui nous récompense, nous expie, nous damne, selon son plaisir, et au nom duquel l’Église ou la société, comme le fameux M. Purgon, prétend nous expier à son tour, pour son bien et pour le nôtre. Clysterium donare, ensuita purgare, postea seignare, et repurgare, reseignare, reclysterizare ! voilà la théorie de nos moralistes. Il faut que la conscience du genre humain soit robuste pour résister à tant d’ineptie. Et comme les malheureux que nous faisons expurger, pour leur bien, par des geôliers et gardes-chiourme, doivent nous siffler !

III

Les théories proposées pour l’explication des lois pénales contiennent toutes cependant un peu de vrai : partout on a admis la légitimité de la défense, même contre le malfaiteur enchaîné ; partout on a voulu que la peine fût proportionnée au crime, ce qui a fait imaginer le talion ; partout, enfui, on a désiré que le châtiment servît comme de remède à l’âme du coupable, et l’on en a attendu de salutaires effets pour ceux que le mauvais exemple aurait pu écarter du droit chemin. La défense de la société menacée, la proportionnalité de la réparation, le retour du coupable à la vertu, la préservation des consciences faibles, tout cela est raisonnable, tout cela est légitime ; il n’y a que le châtiment, la punition, la peine, précisément ce que le criminaliste caresse avec le plus d’amour, qu’il faille écarter comme injurieux à la personne, et par cela même destructif de la Justice.

Est-il donc si difficile de comprendre que le droit de punir, emprunté à la symbolique du monde primitif, est une contradiction dans les termes, et n’a pas plus de réalité que le droit de mal faire ? La sanction morale, qu’on a désignée abusivement par le mot peine, est un fait de conscience, rien de plus, rien de moins ; fait dont la production est toute spontanée, et qui consiste notamment, chez le coupable repentant, en une douleur réelle, résultat du remords ; mais fait que la société est impuissante à faire naître dans la conscience qui s’y refuse, et qu’elle serait coupable de suppléer par des injures et des coups. Tout sévice exercé sur la personne du criminel ne peut produire en lui que de l’indignation et par contre-coup de l’endurcissement : ce n’est pas en rendant le mal pour le mal qu’on se réconcilie avec un ennemi, à plus forte raison qu’on ramène un scélérat à la vertu.

Toute réparation d’un crime ou délit, pour être rationnelle, juste, efficace, doit avoir en soi une valeur morale positive ; il faut qu’elle profite à la conscience sociale autant et plus que le crime ou délit lui a causé de scandale ; que de plus le pénitent obtienne lui-même, par ses œuvres satisfactoires, autant de considération que sa faute lui en a fait perdre, en autres termes, que sa réparation soit en même temps pour lui une réhabilitation. Hors de là, la réparation est illusoire ; elle ne fera qu’aggraver le mal, achever la démoralisation d’une conscience malsaine, et ce qui est pis, inoculer la maladie au corps social.

Or, est-ce là ce qu’on a entendu jusqu’ici par réparation ? S’est-on occupé de faire rendre au criminel, en actes de justice et de dévouement, la somme de mérites dont il a privé la communauté par son forfait ? Non : on a procédé à son égard par la confiscation, la prison, les coups, la torture, la mort, l’infamie ; on l’a fustigé, mis au secret, gêné, affamé, mutilé, fleurdelisé, brûlé, roué, pendu, guillotiné. On s’est vengé, enfin ; on a massacré le prisonnier, et l’on a pris cette vendetta, un fait de guerre, pour une satisfaction. C’est ce qu’on a appelé payement et recouvrement du crime, exsolvere, repetere pœnas, payement qui laisse naturellement subsister la coulpe, et, au lieu de réhabiliter le patient, ajoute à son indignité. Dans notre système pénal, admirez ceci, on ne réhabilite que les innocents ! Ou bien, la superstition prenant la place de la vengeance, on a employé les lustrations ; on a confessé le pécheur, on l’a baptisé, purifié, absous, comme Hercule demandant aux purificateurs d’Éleusis l’acquittement de ses brigandages ; on lui a fait réciter des prières, porter des reliques, gagner des indulgences : la moitié des offrandes et des sacrifices qui se faisaient dans le temple de Jérusalem n’avaient pas d’autre but que de racheter du péché, pro peccato ; et chez les anciens Romains le mois de février, februarius, de februare, expier, était consacré tout entier à ces expiations. C’est de là que nous est venue la Chandeleur. Bref, on a sévi, au physique et au moral, contre la personne du coupable ; on a châtié l’homme comme un animal vicieux et indocile ; on l’a humilié et honni : c’est ce que l’on appelle aujourd’hui Droit sanctionnateur, et à quoi de graves professeurs, les plus gens de bien des mortels, suent sang et eau à trouver des raisons philosophiques.

Autre méprise, encore plus grave. La satisfaction, quelle qu’elle soit, à exiger de l’auteur d’un crime ou délit, ne satisfera pas, et ce sera toujours une injustice, si la société qui se plaint et accuse n’y joint aussi la sienne : condition indispensable, entrevue autrefois par la mythologie pénale, mais entièrement méconnue par les modernes criminalistes.

En vertu de la solidarité morale qui unit les hommes, il est rare qu’un acte de prévarication soit tout à fait isolé, et que le prévaricateur n’ait pas pour complice, direct ou indirect, la société et ses institutions. Nous sommes tous, du plus au moins, fautifs les uns envers les autres, et ce que dit Job n’est pas vrai : Pécheur devant Dieu, je suis innocent devant les hommes. Dans cette communauté de conscience, la Justice étant réciproque, la sanction l’est aussi ; la réparation doit aller de même. Quelles sont les causes, les prétextes, si l’on veut, qui ont entraîné l’accusé ? Quelle injustice, quel passe-droit, quelle faveur, l’a provoqué ? Quel mauvais exemple lui a été donné ? Quelle omission, quelle contradiction du législateur a troublé son âme ? De quel grief, soit de la part de la société, soit de la part des particuliers, a-t-il à se plaindre ? De quel avantage, dépendant de la volonté publique, jouissent-ils dont il ne jouit pas lui-même ?… Voilà ce que le juge d’instruction doit rechercher avec autant de soin que les circonstances mêmes du crime ou délit ; car il faut que l’inculpé se l’entende dire : Si la société lui demande satisfaction, elle est prête à lui faire droit à lui-même, dans la mesure qui sera trouvée juste par le tribunal des arbitres, par le jury. Toute poursuite criminelle peut donner lieu à une action récriminatoire, et, si la Société ne va d’elle-même au-devant, l’accusé peut dire à ses accusateurs : « Vous tous qui êtes ici assemblés pour me juger, vous n’êtes pas meilleurs que moi. Confessez-vous les premiers, et je me confesserai à mon tour ; amendez-vous, et je suis prêt à satisfaire. »

La théorie du droit, sanctionnel peut donc se ramener aux propositions suivantes :

1. La Justice est immanente à l’humanité, c’est-à-dire une faculté de l’âme humaine ;

2. Elle est réciproque ;

3. Par la pluralité des personnes qui en forment l’organisme, la conscience, commune entre les époux, le devient dans la famille, dans la tribu, la corporation, la cité ;

4. En vertu de cette communauté de conscience, les communiers ou participants deviennent, quant à la délectation que procure la Justice et à la peine qui résulte du mal commis, solidaires.

5. De même donc que le préjudice matériel causé par un délinquant doit être réparé, l’objet enlevé restitué, de même réparation et restitution doit être faite par lui, non en sévices, mais en actes de vertu et de dévouement, du mal qu’il a fait à la conscience commune. Rien en cela de mystique, d’irrationnel, d’arbitraire, et que puisse récuser le plus effronté malfaiteur : abolition complète du prétendu droit de punir, qui n’est autre que la violation solennelle de la dignité d’un individu, en représailles d’une violation de la dignité sociale.

6. Mais, comme le crime ou délit n’est jamais isolé, comme il a été plus ou moins causé, provoqué, encouragé, toléré, permis, par le système des rapports, plus ou moins exacts et équitables, qui forment la société, il y a lieu pour celle-ci de rechercher en quoi elle a pu être elle-même coupable envers le délinquant, la sanction, de même que la Justice, n’étant complète qu’autant qu’elle est réciproque.

Ces principes posés, venons à l’application.

IV

Un enfant a commis une faute. Le père, aussi soigneux de la dignité de son enfant que de la sienne propre, s’apprête à le relever. Que va-t-il lui dire ? Que nos savants criminalistes consultent leur propre cœur, voici ce qu’ils y trouveront :

« Mon fils, nous t’avons mis au monde, ta mère et moi, dans la sainteté de notre amour ; tu n’étais pas conçu que déjà nous pensions à toi comme au tiers associé de notre commune conscience, au continuateur et à l’héritier de notre justice. Pour te faire un lit de vertu, un héritage d’honneur, j’ai travaillé, j’ai peiné sans mesure ; je me suis sevré de plaisir, abstenu de volupté ; j’ai supporté, sans nuire aux autres, bien des injustices ; j’ai gardé mon âme sauve à travers les plus effroyables scandales ; je me suis appliqué, enfin, à paraître toujours devant toi tel que je voulais que tu fusses. Que t’ai-je fait, qui ait pu t’autoriser à commettre cette vilaine action, qui me blesse au cœur et me couvre de honte ? Quel mauvais exemple t’ai-je donné ? Parle, afin que je reconnaisse mon tort, et qu’avant de te demander satisfaction, j’humilie devant ta jeunesse mes cheveux blancs. Sais-tu que, dans la voie où tu entres, il n’y a d’issue que le parricide ? Celui qui désole la conscience de son père sera conduit tôt ou tard à lui ôter la vie, afin de se délivrer de ses reproches. Je n’entends pas humilier ta fierté, je ne veux ni t’injurier ni te flétrir ; mais, coupable envers notre conscience domestique, tu ne peux te réconcilier avec elle que par une réparation : c’est cette réparation que je te demande, comme je suis prêt à réparer mes torts, si j’ai mérité de ta part quelque blâme. J’ai voulu, en te donnant l’existence, produire un homme : ce que tu as fait est un acte bestial. À toi de voir à quel prix tu penses reconquérir ma tendresse, ou si, dès à présent, je dois procéder à ton égard comme avec un étranger, un ennemi. »

De deux choses l’une : ou le fils, saisi de remords, reconnaîtra cette communauté de conscience invoquée par son père, il avouera sa faute et se mettra à la discrétion de son juge ; ou bien il niera le droit paternel, déclarera la communauté rompue, auquel cas le père n’a plus qu’à prononcer la formule d’exhérédation, au besoin et selon la gravité du délit, à frapper le monstre.

Le droit de justice, comme on disait avant la Révolution, c’est-à-dire, non pas le droit de punir ou châtier, puisque, à quelque degré que ce soit, un pareil droit implique contradiction, n’existe pas ; mais le droit d’instruire contre l’individu qui s’est écarté de la Justice, d’en exiger réparation, sauf à lui donner à lui-même satisfaction, s’il y a lieu, ce droit-là, dis-je, est inhérent à la dignité du père de famille ; c’est de lui que la société le tient : il est étrange que dans un siècle aussi raisonneur, aussi positif que le nôtre, cela ait besoin d’être démontré. Et ce droit n’a rien de mystérieux, d’exorbitant, ni d’arbitraire : ce n’est plus cette prétention aussi impertinente que ridicule que s’arroge une soi-disant autorité divine ou humaine d’amender un coupable en le soumettant à une discipline injurieuse ; c’est le droit que possède incontestablement tout être moral de se préserver de la contagion du crime, en exigeant du criminel, avec la juste réparation du dommage matériel qu’il a causé, des œuvres satisfactoires qui effacent sa coulpe. Ici, encore une fois, plus rien qui offense la personne : le législateur, hypocritement charitable, ne prétend point exercer sur la volonté du pécheur une action ; c’est à sa liberté qu’il fait appel. La mort même, j’admets, par hypothèse, qu’il s’agisse d’un scélérat endurci et désespéré ; la mort n’a plus le caractère ni d’une peine, ni d’une vengeance, ni d’une expiation ; il est vrai qu’elle n’est pas davantage une réparation : c’est un fait de guerre, devenu inévitable par la révolte du condamné. Être homme ou mourir, rentrer dans la communion du genre humain par un surcroît de justice ou en sortir par le supplice : voilà, sans plus de discours, ce qu’est la sanction pénale, ce que signifie l’exécution à mort, acte suprême de la juridiction domestique, de laquelle dérive toute autre juridiction.

On voit par là ce que peut être le pardon ou droit de grâce, ainsi que l’amnistie, le plus bel apanage de la souveraineté.

Le pardon, si doux au cœur des pères, n’est autre que l’oubli de la faute commise, en considération du repentir qui a suivi ; oubli qui, à cette condition, est de toute justice, puisque ne pas pardonner au repentir serait exiger plus que la dette et se faire pire que le débiteur ; mais oubli qui ne peut pas aller jusqu’à la dispense du repentir même, puisque ce serait un permis d’immoralité. Grâce des coups et sévices, toujours ; grâce de l’amende et des dommages-intérêts tant que vous voudrez ; grâce de la satisfaction morale, jamais.

Quant à l’amnistie, comme elle n’est relative qu’aux dissensions de la politique, elle est essentiellement réciproque. Le vainqueur, dépositaire actuel du pouvoir, en offrant à ses adversaires prisonniers ou bannis l’amnistie, la demande pour lui-même : hors de là, elle est injurieuse et inacceptable.

Le Droit de la guerre est une Justice négative, consistant en une sorte de convention tacite de s’en rapporter à la force…

V

Tous les peuples ont eu leur symbolique expiatoire. Les actes en sont connus : se baigner dans l’onde lustrale, passer par les flammes, se flageller, se couvrir de cendre, porter le cilice, aller nu-pieds, jeûner, veiller, garder la retraite, réciter des psaumes, etc. N’en rions pas : ce fut la première manifestation de la Justice au point de vue de la réparation du péché ; et c’est encore aujourd’hui tout ce qu’en savent nos moralistes théologiens et nos législateurs. Dans cette pénitencerie, dont le principe est que l’homme n’a de pardon à demander qu’à Dieu, de satisfaction à donner qu’à Dieu, il y a sans doute une haute idée de la dignité humaine ; mais il y a en même temps une grande cause de démoralisation. En fait, c’est bien envers la famille et la société que le pécheur est coupable ; c’est à elles qu’il fait tort : l’envoyer satisfaire aux dieux, c’est prêcher le mépris de toutes deux.

Actuellement la symbolique est usée ; toutes ces macérations, dont les frères déchaussés et mendiants nous offrent en plein Paris le spectacle, est superstition et indignité. Le vrai pénitent, comme dit Jésus-Christ, se lave le visage, s’habille avec décence, cache aux regards la peau et le poil de ses jambes, se discipline par le travail, l’étude, la modestie, le renoncement temporaire à son sens privé, l’empressement à servir, l’accomplissement des labeurs répugnants et pénibles, la pratique assidue du dévouement. Le vrai pénitent est un héros ; chaque instant de sa pénitence fait dire de lui : Heureuse faute ! Il irait jusqu’à préférer, sa réparation finie, de rester toute sa vie pénitent, si le grand combat de la société n’exigeait qu’il reprenne son rang parmi ses frères. C’est pourquoi, dit encore Jésus-Christ, il y a plus de joie dans le ciel pour un pécheur pénitent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de pénitence.

Que si, par supposition, le coupable se montre obstiné dans le crime, contempteur des hommes et décidément méchant, il ne reste avec cette âme féroce, placée par elle-même hors la loi, qu’un moyen, l’excommunication solennelle, la mort. Une sentence de mort est une déclaration portant que chez tel individu la conscience est morte, qu’il est tombé à l’état de bête féroce à visage d’homme, qu’il n’y a plus par conséquent qu’à le tuer, comme un objet d’horreur et un péril permanent pour tous. Reste à savoir si une semblable dégradation de la dignité humaine est possible, ou, pour mieux dire, dans quels cas et à quelles conditions elle est censée exister. Reste à savoir aussi jusqu’à quel point la réclusion et le bagne peuvent, par un reste de pitié, être maintenus pour les natures dégradées et incurables, comme un équivalent de la guillotine.

Ce serait le lieu de faire la critique de notre Code pénal, de ses catégories de délits et de crimes, de sa division des peines en afflictives et infamantes, division qui fait aller le législateur et le juge de pair avec les scélérats qu’ils poursuivent ; enfin de l’épouvantable arbitraire avec lequel on distribue ces peines et on les applique. Tel que la loi frappe d’une peine correctionnelle légère devrait être excommunié du genre humain ; tel condamné à mort a fait preuve, dans la perpétration de son crime, de plus de sens moral que ses juges n’en ont montré dans la condamnation. Nous retrouvons ici à chaque pas la trace de l’esprit théologique et matérialiste qui présida à la rédaction de ce code : théorie de la transcendance de la loi morale et de la divinité de sa sanction ; théorie de l’indignité originelle de l’homme et de la nécessité de l’expurger, par des sévices exercés sur son corps, sur son âme et toute sa personne. Nulle idée de la communauté juridique, de la réciprocité de la satisfaction, de la nature du payement qu’appelle la dette du crime…. Qu’il me suffise d’avoir posé les principes, et montré, par la philosophie de la Révolution, ce qu’il faut entendre par ce mot, si longtemps inexpliqué, de sanction pénale.

Qui ne voit à présent que le principe des institutions pénitentiaires est le même que celui des réunions et assemblées de toute sorte, les premières créées pour l’acquittement des dettes envers la Justice, debita nostra ; les secondes établies pour l’exaltation de la conscience publique ? Depuis 89, l’instinct populaire n’a cessé de réclamer, pour ce double objet, organisation et réforme ; ç’a été, sous le nom de suffrage universel, le but constant de la démocratie. Mais les choses ont été si bien menées depuis soixante ans que, sur les deux lignes, la rétrogradation a été égale : en même temps que les philanthropes des prisons inventaient le régime cellulaire, les réunions et assemblées libres étaient interdites comme menaçantes pour l’ordre, et le suffrage universel transformé en mortier monstre pour le service du gouvernement.

À qui la faute ? dites-vous. — Oh ! je sais de quoi vous voulez parler. Mais, dites-moi, Monseigneur, pendant combien d’années, sur soixante, les défenseurs de l’ordre ont-ils possédé le pouvoir ? À part les trois journées de juillet 1830 et les trois de février 1848, ils l’ont possédé soixante ans. Qu’ont-ils fait, pendant tout ce temps-là, pour dégager la pensée de la Révolution, formuler sa doctrine, organiser ses justices, c’est-à-dire ses forces de collectivité et ses assemblées, rendre la réparation des crimes et délits utile et honorable ? Rien : ils ont entretenu l’état de guerre ; ils ont inoculé aux masses le scepticisme moral, dont ils étaient infectés ; ils ont fait du droit une hypocrisie et de la satisfaction une honte. Et vous vous étonnez que, sous ce régime de guerre, les réunions publiques deviennent des foyers de sédition, et que votre pénitencerie, au lieu de guérir les coupables, ne produise chez eux qu’endurcissement !…

Je m’aperçois que je récrimine ; j’ai tort. Parvenu au terme de ma course, j’ai résolu de m’abstenir de toute polémique : le mot sanction signifie aussi pour moi réconciliation. Conservateurs, vous n’avez pas su la loi ; et nous, démocrates, ne la savions pas non plus. Nous avons tous cru les mêmes choses et commis les mêmes fautes ; si le parti de l’ordre est solidaire de la sédition, la sédition à son tour est solidaire de la répression. Nous avons usé tour à tour de la Révolution et de la contre-révolution comme d’un moyen qui nous était offert de nous venger de nos ennemis : aux massacres de prisonniers ont répondu les fusillades d’insurgés ; aux tribunaux révolutionnaires, les conseils de guerre et les cours prévôtales. Marat demande cent mille têtes ; M. de Labourdonnaye propose ses catégories. En mon âme et conscience, devant Dieu et devant les hommes, je jure que nous n’avons rien à nous reprocher : amnistions-nous les uns les autres.


4. Sanction dans l’économie.

I

On me dit :

« Votre théorie de la commune justice, de la solidarité qu’elle engendre, et de la réparation mutuelle qui en est la conséquence, tout cela est on ne peut plus édifiant. Vous n’affligez plus, c’est à merveille ; vous n’infamez pas, c’est encore mieux. Exiger d’un accusé qu’il répare son méfait par une somme d’actes méritoires, la seule manière possible d’effacer le péché, aller jusqu’à réparer les torts que peut avoir eus la société envers lui, c’est d’une charité tout à fait exemplaire. La sanctification respective et réciproque, ou l’excommunication : rien de plus logique assurément. Mais ce communisme juridique, cette solidarité de conscience, cette mutualité satisfactoire, tout cela est-il bien sérieux, et n’y a-t-il pas plus d’éloquence que de réalité ? Comment pouvez-vous vous dire affecté dans votre for intérieur par l’inconduite d’un mauvais sujet ? Que vous fait à vous, honnête homme, sa dépravation ? Et de quoi vous avisez-vous de le vouloir convertir ? Laissez à elle-même cette nature perverse ; vous avez bien assez de garder votre propre vertu. Des coquins se mettent en guerre avec la société : acceptez la guerre, et faites-la bonne. Au demeurant, c’est tout ce qu’a prétendu la sagesse des nations et que prescrit le Code pénal. Nous aurions fort à faire si, après avoir subi les incursions des malfaiteurs, il nous fallait, quand nous les tenons, compter avec eux, les mettre à même de devenir des saints et des héros !… »

Cette objection séduit au premier abord par une apparence de justice expéditive ; et s’il est vrai que la manie de mettre les gens en pénitence tient une grande place dans l’éthique des modernes, il faut avouer que, dans la pratique pénale, la maxime du Chacun chez soi chacun pour soi règne sans conteste. Le christianisme le premier, tout en organisant sa pénitencerie sur les plus larges bases, nous a enseigné à nous occuper spécialement de notre salut personnel, et, ce faisant, à nous laver les mains de la damnation des autres. Puis est venue la discipline des couvents, qui a fait de ce précepte d’égoïsme spirituel une règle de conduite pour le temporel, en recommandant à l’âme retirée en Dieu de laisser aller le monde ; tel bourgeois qui se croit sage parce que, sur la recommandation de son commissaire de police, il ne se mêle pas de politique, ne se doute pas qu’il a tout juste autant d’esprit qu’un moine moinant de moinerie, comme dit Panurge. Qui se soucie véritablement, dans notre monde conservateur, de la chose publique ? À plus forte raison, qui s’embarrasse du perfectionnement du prochain ? Le maître dit à son valet qui le vole : Va te faire pendre ailleurs ; puis il le chasse, croyant avoir fait preuve d’une grande dignité. Et telles sont les conséquences d’une condamnation judiciaire, qu’au total il faut encore louer ce maître. Bref, tout le monde à l’envi se déclare insolidaire ; et le malheureux que menace la vindicte de la loi agit en conséquence. La condamnation, au point de vue de la dignité, étant toujours capitale, le coupable se débat, comme de raison, contre la peine ; la guerre qu’il a commencée contre la société par le vol et la débauche, il la continue devant la cour d’assises par le mensonge et l’hypocrisie, pour la reprendre ensuite par le brigandage et l’assassinat.

Je ne reviendrai pas sur ce que j’ai dit de la solidarité morale : elle se fait sentir, au moins dans la famille, par le respect que nous inspirent naturellement ceux qui nous touchent, par l’orgueil que nous ressentons de leurs belles actions et le chagrin que leurs fautes nous causent. Quant à la contagion qu’entraîne cette solidarité, elle devient manifeste par la dissolution des mœurs publiques, consistant en une sorte de congé tacite que nous nous donnons mutuellement de faire mal.

Le point sur lequel on hésite, moins par l’effet d’une conviction établie que par paresse de raison et de cœur, est la complicité morale de la société. On trouve excessif de rendre la conscience publique responsable, pour si peu que ce soit, d’un acte auquel chacun se rend le témoignage d’être étranger ; et c’est en vertu de cette présomption d’innocence de la collectivité qu’on trouve commode de réduire la pénitencerie à une chasse vigoureuse envers les individus que les définitions légales réputent seuls délinquants et malfaiteurs.

Tout cela, je le répète, est plutôt de l’habitude que de la doctrine, mais n’en est que plus difficile à déraciner. Je dis donc et j’affirme que la société a sa part dans tous les crimes, délits et contraventions que la loi réprime ; qu’en conséquence la réparation, pour être efficace, doit être réciproque, c’est-à-dire que, si le coupable doit satisfaire à la Justice par une somme de mérites, la société à son tour doit travailler à son propre amendement par une révision incessante de ses institutions. Je dis que le système de représailles auquel le législateur se laisse entraîner n’a d’autre effet que d’aggraver le mal, d’abord chez le coupable par l’indignation et l’endurcissement, puis dans la multitude par l’impunité du vice collectif et la contagion ; et j’ajoute, appuyé sur l’expérience, que, si la réparation n’est pas faite, pleine et entière, par toutes parties, elle sera prise par la nécessité des choses ; qu’alors elle deviendra pour tous, aussi bien pour la masse restée indemne que pour les condamnés, un supplice véritable. Car la nécessité est aveugle et sourde, elle frappe l’homme comme la brute ; et ce mal, purement moral en apparence, qu’il a laissé passer, elle le convertit en désastre. Alors, on accuse l’iniquité du sort, on se demande comment la Providence peut ainsi confondre les innocents et les coupables ; on fait appel au jugement de Dieu ; on se repose dans la foi à une Justice ultérieure, ou bien l’on tombe dans le scepticisme, avec lequel la démoralisation devient sans remède. Conduite doublement absurde, attendu, d’un côté, qu’il n’y a pas d’innocents, de l’autre, que les meilleurs, n’eussent-ils d’autre tort que celui de leur incurie, mériteraient leur part de la vengeance céleste.

J’ai montré, par des monuments authentiques, comment la sanction morale s’exerce dans les masses au for intérieur ; je vais faire voir, par des faits d’un autre ordre, comment s’exerce la solidarité.

II

La vertu peut se définir l’équilibre des affections ; la raison, l’équilibre des facultés. Quant aux affections et aux facultés considérées en elles-mêmes, ce sont des puissances fatales, tendant constamment à se développer chacune au préjudice du reste, indifférentes par conséquent à l’ordre et à la vérité. Tels sont, par exemple, l’amour parmi les affections, et parmi les facultés intellectuelles, la mémoire.

Dans l’être collectif, où les choses se passent sur une plus grande échelle et avec les modifications qu’y apporte la collectivité, l’ordre peut aussi se définir l’équilibre des forces. Et de même que les facultés et affections de l’individu, les forces sociales sont aveugles, à tendance égoïste et absorbante, capables par conséquent, selon la manière dont elles sont dirigées, de procurer le malheur ou la félicité des hommes. Telle est, entre autres, la propriété.

Entre toutes ces affections, facultés, forces, l’autorité qui maintient l’équilibre est la Justice.

Or, entre les facultés et affections de l’individu, d’une part, et les forces de la collectivité de l’autre, il existe connexité intime, correspondance, influence mutuelle, solidarité plus ou moins étroite par conséquent, pour ne pas dire identité. Il en résulte que tout mouvement, soit en bien, soit en mal, qui s’accomplit dans l’ordre moral, entraîne, à moins d’une réaction énergique, un mouvement analogue dans l’ordre économique, et vice versâ ; qu’ainsi l’on peut prendre chacun de ces mouvements comme énonciation et mesure de l’autre, observer, par exemple, dans une statistique de la population et de la richesse, comme en un miroir, l’état de la conscience publique et les effets de la solidarité morale.

Ainsi, que par l’effet de cet entraînement à la volupté dont nous avons, dans nos dernières Études, expliqué la marche, la population commence à se détourner du mariage et de la famille ; que la fièvre du luxe et des jouissances, compagne ordinaire de la volupté, s’empare des hautes classes, et descende ensuite jusqu’aux derniers rangs ; que les moyens ordinaires de la production ne répondent plus aux besoins ; que la Justice, sans appui dans la religion, faussée par le scepticisme et les perturbations de la politique, ne suffise plus à contenir l’égoïsme, l’équilibre détruit dans l’ordre moral ne tardera pas à l’être dans l’économie, et l’on peut prévoir ce qui arrivera :

Dans les personnes,

Désir effréné de s’enrichir, en dépit de la loi de proportionnalité, qui règle la production sur le travail, la terre, les capitaux, les besoins, et n’accorde en moyenne à chaque famille qu’un bien-être modeste ;

Dégoût du travail, qui par lui-même ne peut pas conduire à l’opulence ;

Recherche de moyens factices, violateurs de la Justice et de la proportionnalité économique, de faire fortune ;

Déclassement de la population : la multitude rustique désertant la culture pour l’industrie et s’engouffrant dans les villes ; l’ouvrier quittant sa profession pour les emplois ; le propriétaire et l’industriel se faisant spéculateurs, agioteurs, usuriers, solliciteurs de subventions et de priviléges ; les fonctions publiques se multipliant outre mesure, les traitements s’augmentant, la concussion s’exerçant sans scrupule, et le pot-de-vin, du haut en bas de la hiérarchie, devenant comme un supplément de solde pour les gens du pouvoir ;

Dans les choses,

Les forces économiques, que ne contient plus la Justice, agissant partout en mode subversif et se livrant aux plus effroyables écarts ;

Le travail converti en servage ;

La propriété de plus en plus abusive ;

La concurrence changée en une guerre déloyale ;

La division du travail sévissant de plus en plus par la parcellarité ;

Les machines se transformant en une artillerie dirigée contre les masses ouvrières ;

Le change se faisant agiotage ;

Le crédit, usure ;

Le talent, charlatanisme ;

Les lettres et les arts servant d’excitation à la débauche ;

La science menteuse et cafarde ;

La rente et l’impôt pressurant le travail au delà de toute borne ;

La circulation devenue le grand moyen de mystification et d’escroquerie, en donnant à l’appauvrissement général les apparences de la prospérité ;

En résultat, surproduction d’un côté, disette de l’autre ; les produits avilis et invendus, à côté de consommateurs affamés qui ne peuvent les payer ; suspension de payements et affluence de numéraire, manque de bras et chômage ; partout l’équilibre rompu, la contradiction, et, pour finir, la misère et le dépeuplement.

Les publications officielles constatent, par leurs chiffres, la fidélité de ce tableau : donnons-en un extrait.

III

D’après les documents recueillis par le bureau de statistique, la production agricole, pour 1846, évaluée en argent, a été de sept milliards.

Le nombre des travailleurs ruraux, d’après M. Achille Guillard, étant en nombre rond de 14 millions, la valeur moyenne produite par chacun d’eux, en 1846, aurait été ainsi de 500 fr.

Admettons pour la production industrielle une moyenne analogue : le nombre des producteurs de cette catégorie étant de 6 millions, leur produit total doit être porté à trois milliards.

Soit, pour la totalité du revenu national, dix milliards.

C’est avec ces dix milliards que trente millions de Français ont subsisté : ce qui veut dire que la moyenne de revenu, par tête et pour l’année, a été de 277 fr. 77 c, et par jour de 0 fr. 76 c. 1. Il est vrai que la récolte de 1846 fut médiocre ; admettons donc, pour expression du produit moyen annuel de la population française, au lieu du chiffre de 10 milliards, celui de 11 milliards : la différence d’une année d’abondance à une année de disette, sur une étendue de 27,000 lieues carrées, ne dépasse certainement pas 10 p. 0/0. Il suit de là que, dans une année normale, le revenu moyen par tête et par jour est de 83 c. 71 ; environ 7 cent.  1/2 de plus qu’en 1846. On s’étonne qu’une nation comme la nôtre subsiste de si peu de chose. J’avoue que ce peu me paraîtrait déjà considérable s’il était équitablement réparti : ce qui n’a pas lieu, comme on verra tout à l’heure.

Quoi qu’il en soit, la production telle quelle du pays ne suffisant pas aux besoins, on demande comment il serait possible de l’augmenter.

Deux moyens se présentent, indiqués tout à la fois par la raison économique et par l’expérience : Augmentation du travail ; Distribution de plus en plus égale des produits.

Quant au travail, on vient de voir que sur 36 millions d’âmes, 20 millions sont occupés par l’agriculture et l’industrie, 16 millions restent à peu près improductifs. De ces 16 millions, il faut déduire 12 millions d’enfants, de femmes, de vieillards, etc., à la charge des familles, et qui dans aucun cas ne peuvent travailler. Ce sont donc 4 millions d’individus environ à rallier au travail, et dont le produit moyen pourrait être évalué à 2 milliards 200 millions.

Quant à la meilleure distribution des produits, résultant de l’éducation intégrale des ouvriers, de leur admission à la propriété, de leur participation aux bénéfices, de la balance des produits et services, outre l’avantage qu’elle offre de faire jouir chaque producteur d’un revenu égal à son produit effectif, et d’entretenir ainsi une circulation parfaite, je porte à 25 p. 0/0 le surcroît de production qui en résulterait pour l’ensemble du pays : en sorte que le revenu national, aujourd’hui à peine de 11 milliards, pourrait s’élever à 16 milliards 600 millions, et la moyenne de revenu, par tête et par jour, à 1 fr. 26 cent. C’est peu, sans doute, si l’on songe que dans la situation actuelle le célibataire qui vit à Paris avec trois francs, le ménage qui subsiste avec six, sont dans la gêne ; mais, dans les conditions d’équilibre qu’une semblable augmentation de revenu suppose, la population et le sol exploité restant les mêmes, la moyenne de 1 fr. 26 c. par tête et par jour représenterait un bien-être inouï, auquel nous n’arriverons de sitôt.

Qui donc nous empêche de réaliser ce bien-être, puisque d’un côté nous avons les bras, et que la terre, la mer, les capitaux, ne manquent pas ; puisque, de l’autre, il n’y a qu’à rétablir des proportions et à maintenir entre les forces, les services, les besoins, les produits, les salaires, la balance égale ?

Ce qui nous empêche est l’esprit d’iniquité qui trouble les consciences et les rend elles-mêmes inégales ; esprit qui fait que les uns ne veulent pas travailler ou ne travaillent qu’à ce qui leur plaît et à des conditions exorbitantes ; que le très-grand nombre ne sait pas même travailler, et pour cela est traité en esclave ; et que les plus hardis cherchent la fortune dans le désordre même.

Je ne veux pas trop approfondir, et pour bonnes raisons : contentons-nous de regarder à la superficie des choses.

On compte, d’après la statistique de M. Ach. Guillard, 1,170,000 rentiers et pensionnés, complétement affranchis de travail. Or, s’il est juste, ainsi que je l’ai établi moi-même, que la rente du sol et des capitaux ne soit pas laissée tout entière au travailleur, attendu qu’elle ne dépend pas exclusivement du travail ; s’il paraît même convenable que cette rente, au lieu de tomber dans la caisse de l’État, se répartisse entre un certain nombre de titulaires, elle ne doit dans aucun cas devenir, pour le rentier, une raison de repousser le travail : tous les économistes sont d’accord sur ce point. La rente a pour destination normale de niveler entre les diverses exploitations, tant agricoles qu’industrielles, les inégalités de rendement et les risques de toute nature qui pèsent sur le travail : dans ces conditions, elle peut et elle doit devenir un moyen d’équilibre. Consommée en entier par une classe d’oisifs purs, elle constitue un déficit réel, et, ce qui devient odieux, une prélibation sur le nécessaire du travailleur. Or, à quelle cause rapporter originairement ce déficit ? À la paresse, à l’orgueil, à la sensualité, à tous ces vices qui nous rongent et que la rente semble avoir pour objet de satisfaire.

À côté de ces 1,170,000 rentiers, figurent 607,000 fonctionnaires, gens d’Église, de lettres, d’art, d’affaires, que M. Guillard réunit tous dans la même catégorie, sous le titre de Professions libérales. Bon nombre de ces libéraux participent à la rente, mais la rachètent dans une certaine mesure par une prestation de travail, lequel est rémunéré, bien entendu. De quelle nature est ce travail ? De même nature que ce que tout industriel, commerçant ou exploitant, appelle ses frais généraux. Ce sont les frais généraux de la société.

En effet, que ces dépenses aient pour objet de récréer l’esprit, comme les spectacles ; d’embellir l’habitation, comme les arts ; de raffermir la conscience, comme la religion ; de faciliter les transactions ou de maintenir l’ordre et la sécurité, c’est toujours la même chose. Ce n’est point là une production réelle qui, en s’accroissant selon les lois de la proportionnalité, augmente la richesse ; c’est un accessoire, indispensable sans doute, mais que sa nature commande de réduire toujours, en le faisant rentrer autant que possible dans la production effective, attendu que, dès lors qu’il se spécialise, il y en a toujours trop. Par exemple, le livret de l’Exposition des beaux-arts contient 1,000 noms d’artistes, qui tous restent étrangers à la production réelle : c’est 950 que je voudrais voir y revenir. Cinquante artistes, en mille ans, suffisent à l’illustration d’un peuple ; accordons-les comme moyenne permanente, le reste doit retourner à l’établi ou à la charrue. J’en dis autant des gens de lettres, des gens d’Église et des gens d’affaires, dont le personnel doit se réduire progressivement et se rallier au service actif de l’instruction publique et de l’industrie. Or, d’où nous vient encore cette exorbitance de 607,000 individus travaillant ad libitum, faisant un service privilégié, honorifique, chèrement payé, et de moins en moins productif ? De la même cause toujours, de l’orgueil, de la répugnance au travail et de la prédominance de l’idéal.

Suivent dans la statistique 102,000 sujets consacrés au service du luxe : comme si, pour faire du luxe, il était besoin d’autre chose que de produire de la richesse ! Mais non : dès lors que l’idéalisme prend le pas sur la Justice, et que la volupté devient la véritable religion d’un pays, il faut, pour le service de ses jouissances, une spécialité d’agents, agents de corruption par conséquent, et de misère.

D’où vient que le travail sérieux offre généralement si peu d’attrait ? De ce que, par les combinaisons du capitalisme entrepreneur, il est de plus en plus particularisé, mécanisé, abrutissant, de ce que toute philosophie, tout art, en sont soigneusement ôtés, toute liberté écartée, toute garantie retranchée. En un mot, le travail est autant que jamais servile : d’où la distinction quelque peu insolente des professions libérales. Production, aujourd’hui, c’est servitude ; non-production, liberté. Étonnez-vous après cela que la production et la consommation ne soient pas en équilibre.

Encore un ou deux faits, et je conclus.

En 1838 a commencé pour la France ce qu’on peut appeler l’ère des chemins de fer, ère de déception et de servitude, s’il en fut jamais, ère de perturbation économique, de dissolution politique et sociale. En vingt ans il a été dépensé pour l’établissement de ces lignes quelque chose comme trois milliards : or, que représente cette dépense ? une suite de déplacements brusques, tous plus désastreux les uns que les autres. Déplacement de main-d’œuvre, d’abord : c’est depuis l’établissement des chemins de fer que le travail agricole a commencé à souffrir ; déplacement de capitaux, de matières premières et ouvrées, de substances alimentaires, qui n’a pas tardé à se faire sentir par un enchérissement progressif de tous les autres services et produits ; déplacement en outre de toute une classe d’industrieux, d’où est résultée la ruine de villes entières. Les derniers troubles de Châlon-sur-Saône se rattachent par plus d’un fil à cette cause.

Passons sur l’épidémie de spéculation qui s’est également développée à la suite des constructions de voies ferrées : on m’accordera que cette accumulation d’entreprises, qui, pour enrichir quelques élus, a fait tant de dupes, produit tant de souffrances et de crimes, n’est pas de l’invention des émeutiers de Buzançais, des insurgés de Juin ou des affiliés de la Marianne. De si petites gens n’ont pas ce qu’il faut pour faire danser la balance économique. Tout cela est l’œuvre de la caste où naissent et s’agitent les Carpentier, les Cusin-Legendre, les Thurneyssen et tant d’autres, que le parquet ne sait comment saisir, sans doute faute de preuves.

Aux déplacements anormaux causés dans le travail et la consommation par le débordement subit de la haute industrie et des travaux publics, il faut joindre le déplacement de circulation qui en devait être la conséquence. Il y a trois mois, nous étions en pleine crise financière, et chacun d’en donner des explications : jamais on ne débita tant de sottises. La masse du numéraire avait-elle sérieusement diminué cependant ? A-t-elle augmenté dans une proportion équivalente, aujourd’hui que la crise, assure-t-on, est passée ?… La vérité n’est dans aucune de ces hypothèses. Mais qu’on réfléchisse que, depuis 1838, au service ordinaire de circulation qu’avait fait jusqu’alors l’argent s’est ajoutée une suite de services extraordinaires auxquels il a dû subvenir : souscriptions d’actions et obligations de chemins de fer, budget croissant, dépassant à cette heure 1,700 millions ; travaux immenses de bâtisse, redressements de rues, palais, boulevards, ponts, églises, alignements, etc. ; emprunts de l’État, s’élevant en deux années seulement à 1,500 millions ; spéculations de Bourse et reports ; que l’on considère que cette circulation, hors de proportion avec un revenu moyen de 11 milliards, doit être servie la première, et l’on reconnaîtra, je crois, que telle est la véritable cause de la crise. On comprendra qu’il ait pu suffire, à un instant donné, d’une sortie de 200 millions sur trois milliards formant l’encaisse national, pour produire la cherté de l’argent, comme il suffit, après une série de récoltes médiocres, d’un déficit subit de 5 millions d’hectolitres, sur les 100 millions que la consommation exige, pour amener la disette ; on s’expliquera enfin cette apparence de prospérité dont le pouvoir est la dupe, et qui n’a de réalité que dans un va-et-vient accéléré du numéraire.

IV

Voici donc qui est démontré autant que chose peut l’être : le défaut d’équilibre dans l’économie générale, et sa corrélation avec le défaut d’équilibre dans la raison publique et dans les mœurs. Tirons la conséquence, et nous allons voir la solidarité de l’injustice se révéler par la solidarité du châtiment.

Au lieu de 1 fr. 26 cent, par tête et par jour que pourrait rendre le travail national, s’il était organisé, distribué et rémunéré selon les règles de l’économie, qui sont celles de la Justice, nous n’avons et nous ne pouvons avoir, par suite du renoncement au travail de tant de millions de bras, et de la subversion des rapports, dans laquelle seulement les habiles trouvent l’occasion de s’enrichir, que 0 fr. 83 c. 7, soit, pour la totalité du pays et pour l’année, onze milliards.

Le mal serait médiocre si ces onze milliards étaient répartis approximativement d’après la moyenne de 83 c. 7 par tête et par jour, ce qui pour une famille de paysans composée de quatre personnes ferait 3 fr. 35 c. Mais il n’en est rien, et si la vérité théorique, si la Justice, si le bien-être général et particulier sont dans l’observation des moyennes, nous allons voir le mal-être se produire avec d’autant plus d’intensité qu’on s’en écarte.

Ainsi, pour entretenir les 1,170,000 rentiers et pensionnés, avec leurs femmes, enfants et domestiques, ce n’est plus 83 c. 7 par tête et par jour qui suffisent, c’est 2 fr. 60 au moins qu’il faut ; ce qui veut dire que dans la classe où l’on produit comme 0 on consomme comme 3.

Même observation pour les gens de profession libérale : le revenu de 0 fr. 83 c. 7 ne suffit pas non plus ; toutefois, comme ils rendent un léger service, il est naturel de penser qu’ils consomment proportionnellement moins que les purs improductifs : accordons-leur par tête et par jour, au lieu de 2 fr. 50 de revenu, 2 fr.

Sommes-nous au bout ? La statistique de M. Guillard compte :

Infirmes ès hospices (qui devraient être chez eux)   71,000
Vagabonds, mendiants, sans moyens d’existence 557,000
Soldats (pour le maintien de l’ordre) 360,000
Filles soumises   16,000
Détenus   40,000
————
Ensemble      1,044,000

Encore un million et plus d’hommes, presque autant que de rentiers et de pensionnés, qui naturellement ne vivent pas de rien, et auxquels le travail doit fournir une subvention alimentaire : portons-la à 50 cent.

En résumé, les six millions d’improductifs, rentiers, pensionnés, gens exerçant les professions libérales, avec leurs femmes, enfants, domestiques, plus les soldats, infirmes, mendiants, prostituées et détenus, prélèvent sur le revenu du pays une somme d’environ quatre milliards cinq cents millions. Admettons qu’ils rendent pour un demi-milliard de service, ce qui est fort exagéré : la production totale s’élevant à 11 milliards 500 millions, le bien-être général s’en améliore d’autant, le revenu moyen par tête et par jour s’élève à 0 fr. 87.5, — celui de l’oisif à 2 fr. 62 c. 5, — celui du fonctionnaire, de l’artiste, de l’homme de lettres, etc., à 2 fr. 09 c.,— celui du soldat, du détenu, etc., à 52 c. 04.

Mais le revenu du producteur n’en vaut pas mieux, au contraire : le producteur, qui sur un produit total de 11 milliards 500 millions fournit pour sa part 11 milliards, soit en moyenne 1 fr. par tête et par jour, ne reçoit pas 1 fr., il ne reçoit pas même la moyenne de 0 fr. 87 c. 5 ; il reçoit 0 fr. 58 c. 43.

En sorte que, par la manière dont les forces sont équilibrées, les services distribués, les produits balancés, la rente consommée, les frais généraux rémunérés, le vice et le crime réprimés et punis, le travailleur se trouve en déficit, sur sa consommation, de 41 c. 57 ; en autres termes, il perd près de moitié de son produit.

Qu’on refasse ce compte comme l’on voudra, qu’on ajoute à la production ou qu’on en retranche, qu’on augmente ou qu’on diminue de quelque peu les femmes et enfants appartenant à la catégorie des improductifs, fonctionnaires, gens voués aux professions libérales, etc., les deux seuls éléments qui offrent quelque incertitude ; on arrivera toujours à ce résultat significatif, que, dans l’état actuel des choses, le défaut d’équilibre, c’est-à-dire, en dernière analyse, l’iniquité sociale, coûte au travailleur une fraction de son produit qui varie de 40 à 45 p. 0/0. Or, c’est cet écart énorme entre le doit et l’avoir des producteurs, bien plus que l’insuffisance de la production, qui fait le mal-être général et engendre la misère.

La misère ! tel est donc le châtiment, appliqué en masse, des iniquités du peuple.

Une dernière observation : sur ce budget effrayant de la désharmonie collective, pour combien pensez-vous que figurent les auteurs de crimes et délits que la loi réprime et que la vindicte publique parvient à atteindre ? À peine pour 10 millions. En sorte que, l’immoralité punie étant à l’immoralité conventionnelle ou tolérée comme 10 millions à quatre milliards, on peut dire que les individus, au nombre de 40,000 environ, que les cours d’assises et les tribunaux correctionnels envoient en pénitence, ne sont que des échantillons plus ou moins heureusement choisis de l’iniquité générale. À Dieu ne plaise que je compare tant d’honnêtes gens qui mangent de bonne foi leurs rentes et pensions, et n’ont jamais appris à distinguer, comme dit le prophète Jonas, leur droite de leur gauche, à des scélérats profès dans le crime et qui ne peuvent prétexter d’ignorance. Devant la conscience publique, les gens dont je parle sont irréprochables, aussi irréprochables que les plus spoliés des producteurs, qui ne demanderaient pas mieux que de vivre, sans rien faire, aux dépens de la communauté. Mais convenons aussi que la Justice, manifestée ici par la nécessité des choses, ne saurait distinguer entre délit et délit : elle nous traite tous selon nos mérites ; et quand sur le dos de 40,000 détenus nous faisons amende honorable de dix millions, elle nous châtie les uns par les autres pour quatre milliards.

Voilà, Monseigneur, de ces vérités qu’il serait digne de vous et de messeigneurs vos collègues de faire annoncer par mandement dans toutes les églises ; vérités qui ne pouvaient descendre des sommets du Sinaï ni des rochers du Golgotha, attendu qu’aux siècles de Moïse et de Jésus-Christ la statistique n’existait pas ; mais vérités qui n’en sont pas moins le commentaire le plus éloquent que vous puissiez faire de l’Évangile, et qui, publiées par vous, devenant articles de foi en même temps que théorèmes d’économie, assureraient le triomphe pacifique de la Révolution, en faisant de vous ses chefs naturels.

En même temps que vous adresseriez aux classes riches et aisées des représentations amicales, nous, les tribuns du socialisme, nous dirions au peuple : Que la cause de ses souffrances est le défaut d’équilibre qui existe partout entre les forces, services et produits ; que ce défaut d’équilibre provient à son tour de l’immoralité universelle, et que la première chose à faire pour détruire le paupérisme et assurer le travail est de revenir à la sagesse. Nous démontrerions à ce peuple, par A plus B, que dans les conditions les plus favorables, en supposant réunies toutes les influences heureuses du ciel, de la terre, de l’ordre public et de la liberté, il ne peut pas espérer de réaliser une somme de richesse matérielle égale à la moyenne de 1 fr. 50 c. par tête et par jour, pour une population de 36 millions d’âmes, répandue sur une superficie de 27,000 lieues carrées ; qu’ainsi la plus grande partie de sa félicité doit être cherchée au for intérieur, dans les joies de la conscience et de l’esprit. Et après l’avoir ainsi disposé à la modération, nous lui ferions comprendre qu’aucun homme, aucune classe de la société, ne pouvant être accusée du mal collectif, toute pensée de représailles doit être abandonnée, et qu’après nous être si longtemps écartés de la Justice, notre devoir est de revenir à l’équilibre par une marche graduelle, qui ne soulève pas de colères et ne fasse ni coupables ni victimes.

Vous chargez-vous, Monseigneur, tandis que nous prêcherons le prolétaire, de prêcher de votre côté le bourgeois ? Ce serait d’une grande édification pour le monde, et la paix serait bientôt faite. J’ai dit en 1849, devant la Cour d’assises de la Seine, que le socialisme était la réconciliation de tous les antagonismes. Cette réconciliation, je vous en donne aujourd’hui la formule ; elle n’a rien qui puisse justifier l’opposition d’âme qui vive : c’est le retour à la Justice, à l’équilibre.


5. Sanction dans la politique et dans l’histoire : Physiologie du régicide.


De tous les effets de la sanction morale, le plus effrayant, celui qui témoigne avec le plus de force du désarroi des âmes, est le régicide. Avant d’entamer cette discussion périlleuse, j’ai besoin de me recueillir un instant.

Quand, il y a huit mois, je me posais cette question qui termine mon premier volume : Quid du tyrannicide ? et que je me faisais, cette réponse : Question insoluble par la logique, et sur laquelle toute philosophie doit déclarer son incompétence, je ne pensais pas que j’aurais bientôt à me défendre contre une accusation de complicité morale dans un attentat à la vie de l’empereur.

Car à quoi bon ici faire la sourde oreille ? C’est à mes pareils, et par conséquent à moi, que s’adresse l’honorable rapporteur du Corps législatif, lorsqu’il signale ces hommes hors du droit et de la morale ; qui détestent tous les régimes, tout ce qui ressemble à une autorité quelconque ; ennemis implacables de la société ; qui, même en 1848, se dressaient contre cette société éplorée ; qui ne connaissent pas le pardon, etc. Ne suis-je pas le théoricien de l’anarchie, l’ennemi de tous les gouvernements, le Satan de tout ce qui ressemble à une autorité ? N’ai-je pas eu le malheur d’écrire, je ne sais où, en apostrophant la réaction : Fussiez-vous trente-six millions, nous ne vous pardonnerions pas ? Paroles accablantes, qu’avait citées déjà M. de Montalembert dans une de ses catilinaires. D’autres n’ont contre eux que leurs colères d’exilés ; j’ai, pour me faire accuser de régicide, des théories, tout un système.

Ceux qui dénoncent avec tant de fureur des adversaires abattus savent-ils cependant ce que c’est que le régicide ? Se douteraient-ils, par hasard, que plus que nous ils en caressent la pensée dans leur cœur ?…

Pour comble de malheur, à côté des tartufes qui déclament contre le parti des assassins, il y a les révoltés qui semblent applaudir, et ne se doutent pas davantage qu’en admirant le régicide, ils se rendent eux-mêmes complices de la tyrannie. De sorte que la défense, dans l’état actuel des esprits, en présence des révélations de la police et des manifestations du dehors, semble devenue impossible, toute protestation d’innocence odieuse. Comment échapper, si j’essaye une apologie de l’attentat, à l’animadversion du pouvoir ; si je prends parti contre les condamnés, à la réprobation de l’opinion ? La mort si courageuse, si dramatique, d’Orsini et de Piéri, a presque fait de ces deux régicides des martyrs. Que je touche à leur mémoire, et sans égard pour les milliers d’innocents qu’il s’agit de sauvegarder, la démocratie me met à l’index, m’appelle traître et lâche. C’est aux cris, mille fois répétés dans la foule, de Chapeaux bas ! que sont tombées les deux têtes ; des sergents de ville, des gardes municipaux, se sont évanouis ; l’un d’eux est mort de saisissement ; le soldat stupéfié laissait le peuple grimper sur ses épaules ; pas une goutte du sang versé n’a été perdue, des centaines de mouchoirs l’ont recueilli pieusement. On se disait que de grandes dames, de très-grandes dames, s’étaient intéressées au salut des condamnés, avaient sollicité leur grâce ; que cette grâce, appuyée dans le conseil privé de l’empereur, n’avait été écartée que par l’inflexible raison d’état. Essayez de faire descendre de leur piédestal ces deux assassins !…

Peuple tragédien que nous sommes ! Nous pleurons sur Orsini et Piéri : quant à ceux qui partent pour l’Algérie, personne n’y songe. On hésite, aux Tuileries, devant l’exécution de deux hommes justement condamnés après tout ; on vote d’entrain au Palais législatif une loi qui peut amener la transportation de cent mille suspects. S’il y a quelque pitié pour les innocents que la police enlève, c’est qu’on les associe aux coupables qu’a reçus l’échafaud. Devant la gloire d’Orsini, Alibaud, Darmès, Pianori, plus courageux cent fois dans l’accomplissement de leur entreprise, non moins héroïques dans leur mort, mais moins beaux, moins artistes, moins romantiques, sont oubliés. Il y a régicide et régicide.

Que faire à présent ? Garder le silence ? Parti commode, qui ne compromet pas, demande peu de courage, et encore moins de philosophie. Que de gens j’ai entendus disant, à propos de la Lettre au Parlement de Félix Pyat : « Cela pouvait se penser ; se publier, jamais ! » Honte à moi, si mon cœur pouvait concevoir une pensée que ma bouche n’osât produire ! L’ignorance, la passion, peuvent toujours s’excuser ; la mauvaise foi, jamais. Je loue Félix Pyat d’avoir osé publier ce que d’autres, avec bien moins d’honnêteté, pensaient ; je regrette seulement, pour lui, pour la démocratie, pour la Révolution, qu’il n’ait pu écrire sa brochure à Paris, et m’honorer auparavant de sa confidence. Son libraire ne serait pas à cette heure devant le tribunal correctionnel de Londres.

Cependant nous ne pouvons rester sous le coup de cette loi de sûreté générale qui nous décime, laisser sans solution cette question du régicide, dont Pyat dit si drôlement :

« Question énorme, nous savons, ridicule même, question grosse d’oui et de non suivant les lieux et les temps, vieille question qui a toute sa barbe et ses dents comme celle de l’Être suprême, question oiseuse surtout, qu’on a posée avec le premier tyran et qu’on ne résoudra qu’avec le dernier. »

Nous ne pouvons pas surtout, coûte que coûte, laisser pénétrer dans l’éthique de la Révolution des maximes renouvelées du livre du Prince. Il faut parler, relever les consciences, sortir de l’hypocrisie des lieux communs, dire enfin, sur cette question terrible, la pensée, la vraie pensée de la Révolution.

Conseillez-moi, Monseigneur, vous à qui l’Évangile a enseigné, pour toutes les circonstances, des paroles de persuasion… Mais à qui parlé-je ? Je crois entendre, du fond de ma pensée, votre réponse : « Sortez, malheureux, de votre aveuglement ; et puisque, devant tant de témoignages, vous ne pouvez nier, ni pour votre parti ni pour vous, la complicité morale, renoncez à ce parti, à ces doctrines, dont le dernier mot est l’assassinat !… »

Et quand je ferais cette édifiante conversion, la raison publique en serait-elle plus éclairée, l’ordre social plus affermi, l’empereur plus à l’abri des bombes et des balles ? Il y aurait en France un apostat, pour ne pas dire un imbécile de plus, et les choses iraient leur train comme devant. Or, il faut que cette situation tragique, cent fois pire que l’état de siége, ait un terme : le Pays et la Révolution, plus que l’empereur, y ont intérêt.

Eh bien ! je préfère à tout mon devoir et la vérité. Je n’ai coopéré ni directement ni indirectement à l’attentat du 14 janvier ; mais, non moins sincère que Félix Pyat, j’avoue la complicité morale. Vous pouvez vous emparer de ma confession, pour en faire ce que de droit.

Maintenant, daignez m’entendre : ce que j’ai à dire servira plus que toutes les lois de répression. On n’en finit pas avec les maladies sociales par des protestations et des exécutions ; il faut avoir le secret des choses : c’est toujours l’histoire du sphinx qui dévore les gens jusqu’à ce qu’on le devine.

I

Depuis plus de dix-neuf siècles, le meurtre des chefs d’État est à l’ordre du jour dans le monde civilisé. Presque tous les empereurs, en Occident et en Orient, périssent de mort violente ; le moyen âge est un long carnage de rois et de princes. L’Église elle-même, l’Église, oracle du droit divin, ne peut se défendre de cette grippe régicide. Plus qu’aucune autre puissance, elle a fourni son contingent de victimes ; et comme elle était frappée, elle frappait aussi. C’est elle qui donne le signal des attentats en déposant les princes et déliant les sujets du serment de fidélité ; c’est chez elle et dans la compagnie de Jésus que naît cette prétendue théorie de l’assassinat politique, à laquelle l’Italie a dû la perte de sa liberté, et qui finirait, si nous nous laissions séduire, par emporter la nôtre.

Ceux dont la philosophie attribue tout au hasard, ou, ce qui revient au même, à la perversité innée de l’homme, ne trouvent ici rien qui les embarrasse : ils y voient une preuve de plus du gâchis qui règne dans les affaires humaines, dès que la force, la superstition et la ruse, systématiquement unies, ont cessé de dominer les masses. Ceux-là sont les vrais assassins des sociétés et des rois : en niant la raison des premières, ils détruisent le respect des autres. Athées politiques, ils définiront le régicide un risque de gouvernement, comme ils définissent le vol un risque de propriété : il est vrai que contre ce double risque ils ne sauraient trouver d’assurance. Pour moi, qui me suis fait une habitude de tout rapporter à des lois et à des causes, je ne puis, je l’avoue, m’empêcher de voir dans le régicide un phénomène de pathologie sociale, que ni les passions mauvaises et les fausses doctrines, dénoncées de tout temps par les pouvoirs établis, ni les abus du despotisme et les colères de la liberté, allégués de tout temps aussi par les conspirateurs, ne suffisent à expliquer ; un mal invétéré, dont on n’aura pas plus raison en guillotinant des fanatiques qu’en sévissant contre des suspects ou en fulminant contre des idéologues. Le respect du magistrat, de même que le respect du père de famille, est, selon moi, un sentiment trop naturel à l’homme civilisé, trop intime à sa conscience, pour qu’il cède si aisément à la fougue de la passion et du libre arbitre. Il faut qu’une cause plus profonde oblitère ou du moins neutralise ce respect inné : sans quoi la faculté juridique, dont nous avons reconnu la réalité, les règles et jusqu’à l’organisme, se réduirait toujours à rien, puisqu’il n’y a pas de circonstance dans laquelle le simple citoyen ne pût dire au magistrat, à celui qui, revêtu des insignes de la Justice publique, en accomplit les actes au nom de tous : « Je respecte la Justice ; mais vous, je ne vous connais pas. » Niez le fonctionnaire, en effet, vous niez la fonction ; niez l’organe public du droit, vous niez le droit : c’est à cela, ne vous y trompez pas, que se ramène l’attentat à la personne du souverain.

Comment donc, en une société, se perd le respect du prince : là est toute la question, là est le secret du régicide.

De tout temps on a distingué dans la société deux grandes catégories d’intérêts, donnant lieu à deux natures de pouvoirs : ce sont, je me sers du langage reçu, les intérêts temporels, et les intérêts spirituels.

Il n’est pas possible de donner des uns ni des autres une définition exacte : il en est du temporel et du spirituel des nations comme de tout ce qui tient à la vie : ces choses-là s’exposent, elles ne se définissent pas. Tout ce que peut la logique est de classer les faits d’après les cas réputés non douteux : ainsi, tandis que le travail, le commerce, le commandement des armées, l’administration du domaine public, sont du temporel, le culte, la direction des consciences, les choses de la foi, sont du spirituel. Mais à quelle catégorie rapporter la philosophie et le droit, l’instruction publique, les institutions pénitentiaires ? Ici l’on hésite : les uns les attribuent au temporel, avec part de surveillance pour l’Église ; les autres au spirituel, sous réserve d’intervention de l’État. Une analyse supérieure montrerait que toute distinction est impossible ; elle expliquerait ce que la pratique a partout révélé, l’impuissance d’arriver à une délimitation exacte : j’écarte cette discussion, pour le moment inutile.

Quel est maintenant, ramené à son expression la plus authentique, ce spirituel mystérieux, qui fait le fond de notre existence, qui en pénètre la matérialité, et, quand il est ruiné sous une forme, renaît aussitôt sous une autre ? Qu’est-ce que la religion ?

La religion, interprétée philosophiquement, est la symbolique de la conscience, de ses manifestations et de ses lois. C’est la poésie de la Justice, que nous avons définie la vénération de l’homme par l’homme.

Toute pensée de mysticisme écartée, on peut dire que le spirituel, dans une société, est le régime de la conscience, le système des droits et des devoirs.

Or, ainsi que nous l’avons démontré, la Justice est inerte dans une existence solitaire ; elle a besoin, pour agir, de se développer en une conscience commune, duelle ou plurielle ; c’est cette communauté de conscience qui, en dernière analyse, fait toute la force de la Justice. Supposez la communauté rompue, il n’y a plus de foi réciproque, plus de charité, plus de solidarité morale, plus d’institutions. Le mariage redevient partie de plaisir, la famille une charge de nature, un risque d’amour ; la cité, une agglomération, une rencontre. La théologie exprime tout cela à sa manière quand elle dit que la société a perdu sa religion, qu’elle n’a plus de vie spirituelle. Je dirai simplement, et ceux de mes lecteurs qui auront lu les deux précédentes études et le commencement de celle-ci comprendront ce langage, qu’une société ainsi faite a perdu son esprit de famille, elle a cessé d’être juste.

À priori nous savons donc une chose : de quelque manière qu’on entende le spirituel, qu’on le prenne pour le système d’idées religieuses qui, selon l’Église, sert de base à la Justice, ou bien pour l’organisme juridique dont nous avons fait la physiologie ; quelle que soit en outre la démarcation qu’il plaise de mettre entre ces deux grandes catégories d’intérêts, le spirituel et le temporel ne peuvent subsister l’un sans l’autre ; ils doivent marcher à l’unisson ; ils sont connexes, solidaires, pour ne pas dire identiques, et se déroulent, chacun de leur côté, en deux séries homologues. D’où il suit que, si le soin du temporel et du spirituel peut donner lieu à deux sortes de devoirs, par suite à deux espèces de fonctions, ceux qui exercent ces fonctions doivent être animés toujours du même esprit, obéir à la même foi, relever de la même conscience et de la même autorité. C’est ainsi que dans la constitution de l’État le pouvoir judiciaire a été séparé du pouvoir législatif, ce qui ne l’empêche pas de faire corps avec lui ; entre ces deux pouvoirs il y a différence, et pourtant unité. La même chose doit exister entre le temporel et le spirituel.

Dans les sociétés primitives, qui ne furent que le développement spontané de la juridiction familiale, la communauté de conscience, exprimée par la religion, se soutint longtemps : le spirituel et le temporel étaient intimement unis, pour ne pas dire confondus. Il en fut ainsi à Rome jusqu’à la dictature de César. L’église païenne ne se distinguait de l’état qui lui était corrélatif que d’une manière purement fonctionnelle, comme les branches du travail dans la production ; le même homme pouvait passer d’un ordre de fonctions à l’autre, souvent les cumuler : on sait que ce fut en qualité de souverain pontife que César réforma le calendrier. Entre le sacerdoce et la magistrature les conflits d’attributions ne pouvaient avoir plus de gravité que chez nous le conflit entre un préfet et une cour impériale : une sentence émanée de plus haut y mettait fin.

Tant que le spirituel, la foi à une conscience commune, fut vivante parmi les Romains, la République, c’est-à-dire le respect de cette conscience, malgré de perpétuelles dissensions, fut comme la famille, inébranlable et inviolée : tel était à Rome le respect du père de famille et de la foi conjugale, tel fut aussi le respect du magistrat. On peut s’en faire une idée par deux traits : le consul mécontent de ses soldats ordonnait une décimation, et l’armée obéissait ; d’autres fois les légions, irritées contre leur général, se laissaient tailler en pièces afin de lui ôter l’honneur du triomphe : personne n’eût osé mettre la main sur le premier magistrat, sur le père de la patrie.

Après la bataille de Pharsale, on peut dire que le spirituel tout entier, dans l’état romain, a disparu. L’empereur n’est plus le père ; c’est un chef de prétoriens, le dictateur de la plèbe contre le patriciat, l’expression, vivante de la scission dans la république. Il a beau revêtir les insignes du pontificat : il ne représente plus la foi ni l’idée, il n’est que le ministre de la force. Plus de conscience commune : le divorce est partout ; la paternité n’a plus d’honneurs ; les nouveaux légistes, avec leurs fausses généralisations, la battent en brèche ; le droit est changé de fond en comble, selon la remarque de Tite-Live ; les vieilles institutions méconnues, incomprises, tombent en désuétude ; le concubinage devient l’union ordinaire, la famille se dissout ; le patriciat ou patronat n’est plus qu’un titre honorifique offert à la vanité provinciale, mais qui n’a rien de sérieux ni de réel ; les comices sont abrogés sans que le peuple les regrette ; la tribune aux harangues est sans voix, le sénat sert de chambre d’enregistrement ; seuls, les avocats se font entendre dans les causes civiles et criminelles ; la noblesse, comme les femmes, est objet de luxe ; toute la religion se renferme dans les temples : bref, la famille romaine dissoute, la République est devenue un monstre, où le spirituel est un mot, le temporel une machine.

Le premier effet de cette exanimation de la République fut une réaction violente du parti des sénateurs. César, dictateur et souverain pontife, n’était plus le père de la patrie : c’était Saturne dévorant ses enfants. Il tombe frappé de vingt-deux coups de poignards. Et qui commande les conjurés ? Brutus, son fils d’adoption. À César commence la série des régicides, ou pour mieux dire des parricides politiques. Mais la plèbe est la plus forte ; elle repousse l’ancien spirituel ; tout en adorant les anciens dieux, more majorum, elle ne veut plus ni aristocratie, ni patronat ; elle abjure, quoi qu’elle dise, les mœurs des ancêtres, aspire à la liberté, à l’égalité, affirmant par conséquent un autre spirituel, une reconstitution de la grande famille, tout un nouvel ordre de choses. Mais quel ordre ? La plèbe est incapable de le dire, l’empereur incapable de le deviner. Aussi l’empire, malgré son immense travail de codification, n’est plus dans le droit ; il est, comme je l’ai dit ailleurs, dans l’idéal, sujet de la révolte par conséquent, justiciable de l’assassinat.

II

Il ne se peut pas cependant qu’une société se matérialise tout entière, que le spirituel s’absorbe dans le temporel, que, l’idéalisme suppléant la Justice, la vie de l’âme se réfugie dans les pompes du triomphe et les spectacles du cirque. Il faut que cette vie, épuisée par les guerres civiles, se renouvelle, ou que Rome, la reine des nations, disparaisse. Ainsi le sentaient Virgile et les grands esprits qui concoururent à son œuvre, Horace, Tite-Live, Ovide, Mécène, Agrippa, Auguste lui-même, les deux Sénèque, Tacite, les deux Pline, les Antonins, toute l’école des jurisconsultes.

Comment recréer le spirituel dans une cité qui l’a laissé périr ? Comme science, c’est le produit du temps, et le temps n’est pas venu ; comme religion ou symbolique, cela échappe aux spéculations du génie aussi bien qu’à la puissance des chefs d’état, ce n’est l’affaire ni d’une assemblée de sénateurs ni d’une école de philosophes : c’est une création spontanée, qui vient on ne sait d’où, se pose on ne sait comment, se développe sans qu’on la voie, et de gré ou de force se fait suivre.

Donc le spirituel de la nouvelle Rome se reforme en dehors de l’action impériale, venant un peu de partout, et, de quelque part qu’il arrive, se dressant contre César : l’empire est condamné sans rémission. L’empire ne subsistera quelques siècles que pour enterrer le paganisme, et féconder, d’abord par la persécution, puis par la faveur, la nouvelle Église. Partout, hormis dans l’état, la spiritualité se montre ; les spirituels ou puritains (gnostiques) pullulent, vrai déluge de religionnaires : stoïciens, platoniciens, pythagoriciens, cyniques, mages, juifs, égyptiens, chrétiens, enfin. Et comme, cette fois, en raison de la diversité de leur origine, le spirituel ne peut soumettre entièrement le temporel, ni le temporel s’assimiler le spirituel, comme ils restent fatalement distincts, et rendent par leur scission la famille bâtarde, le parricide sévit de plus en plus, et la lutte s’engage, à perpétuité, entre le Christ et l’empereur…

Ainsi ce qui caractérise l’extinction du spirituel, ou son divorce d’avec le temporel, dans une société, est le régicide. Non que j’accuse les persécutés, chrétiens ou autres, d’avoir attenté à la vie des césars : ils n’avaient garde. Jusqu’à ce qu’ils fussent devenus les maîtres, les chrétiens ne tirèrent pas l’épée ; il n’y eut parmi eux ni révoltes ni complots. Le régicide est l’acte d’une société divisée, en révolte contre elle-même, et qui se nie en la personne de son représentant. Le christianisme, tant qu’il fut hors la loi, ne fournit pas de régicides. Les empereurs sont frappés par ceux qui leur appartiennent : César est poignardé par Brutus, son fils d’adoption ; Auguste empoisonné, dit-on, par Livie sa femme ; Tibère étouffé par son neveu Caligula ; celui-ci massacré par son tribun Chéréa ; Claude empoisonné par Agrippine, après avoir été répudié par Messaline ; Néron, Galba, Othon, Vitellius, tués par les prétoriens. Ainsi des autres. La conscience commune est morte dans l’empire : l’empereur est comme un père de famille qui prostitue sa femme, viole ses fils et ses filles, trahit sa maison, et que sa femme, ses enfants, ses domestiques, poursuivent comme un monstre. Lactance l’a vu, et c’est tout ce que contient de vrai son livre De Mortibus persecutorum ; les empereurs finissent misérablement parce qu’ils sont ennemis de la vraie religion, c’est-à-dire parce qu’il n’y a plus de foi sociale, plus d’esprit de famille, plus de vie spirituelle.

Enfin, ils se confessent vaincus. Constantin, voyant que le moral de la société lui échappe, prend une résolution désespérée : il se convertit au christianisme, déplace le siége de l’empire, abolit les prétoriens, demandant pour toute grâce de partager l’empire avec le Christ, Divisum imperium cum Christo Cæsar habent : trois grandes choses, mais trois choses inutiles, voire malheureuses.

Constantin a beau se faire président du concile, il n’y obtient pas même voix consultative ; il est le sujet du Christ, l’ouaille de l’Église, l’évêque du dehors ; il a perdu sans retour la paternité de la république, le pontificat. Le spirituel et le temporel demeurent séparés, et jusque dans la famille de Constantin le régicide exerce ses fureurs.

Constantin s’imagine qu’en transférant le siége de l’empire, il se rendra plus facilement maître de l’esprit nouveau : erreur. Le christianisme est la transformation du paganisme ; c’est au Panthéon, dans la métropole de l’idolâtrie, que le Christ, crucifié à Jérusalem, établit le siége de son gouvernement. Que César porte ses pénates où il voudra, à Nicomédie, à Paris, à Milan, à Ravenne : le pape garde Rome, il règne, et plus que l’empereur il commande.

Constantin dissout les gardes prétoriennes, c’est-à-dire qu’il détruit le dernier obstacle que rencontrât le despotisme, et rend ainsi plus irrévocable la scission sociale, par suite, l’antagonisme entre le Christ et César, entre l’Église et l’état. Aussi la vie des empereurs ne compte plus pour rien ; la majesté impériale devient le jouet des barbares, et l’utopie du césarisme s’évanouit, en Occident devant les nations germaniques qu’absorbe l’Église, en Orient devant les Sarrasins et les Turcs, que porte l’Islam.

L’empire détruit, il semble que rien n’empêche plus le monde de retrouver cet esprit de famille qu’exprimait jadis la fusion des deux pouvoirs. La logique le veut : c’est ce que fait l’Orient par l’institution du califat. Un instant l’Islam menace d’envahir l’Europe, et de supplanter, par la vertu de son unité, la religion du Christ. Mais le spirituel de Mahomet n’est pas à la hauteur de la civilisation occidentale ; antipathique au progrès, il ne tardera pas à déchoir, ou plutôt à faire déchoir les peuples qui lui confient la direction de leur conscience. Le Coran est donc écarté, mais seulement au profit de l’antagonisme, l’état résistant de toute sa force à l’absorption de l’Église, l’Église de son côté protestant sans cesse contre les empiétements de l’État. Tel est le sens de l’agitation qui commence en Italie aussitôt après la fin de l’empire d’Occident, et qu’on voit se propager dans le monde chrétien, Jusqu’au moment où la papauté est souffletée par Philippe le Bel, sa milice brûlée comme hérétique et immorale, et le siége de saint Pierre transféré à Avignon. En l’an 800, un compromis verbal avait eu lieu entre le pape Léon III et Charlemagne ; mais on évite de rien définir ; la question reste en suspens, ni l’Église ni l’État n’ayant assez de puissance pour la trancher. Dans la donnée évangélique, une solution du problème était même impossible. Mon royaume n’est pas de ce monde, avait dit le Christ devant Pilate, se plaçant ainsi lui-même, par cette parole malheureuse, hors du monde réel, sacrifiant son Église avant qu’elle existât, et condamnant sa propre religion. Jules César avait ouvert l’ère du régicide ; Jésus en fit, pour ainsi dire, un dogme : à eux commence la responsabilité morale des assassinats. Entre temps le régicide se déchaîne avec un redoublement de violence pur les rois et sur les papes. Jamais ne se vit pareille foi à l’autorité, et jamais pareil mépris de la personne royale, impériale, pontificale… Enfin théologiens et jurisconsultes en viennent, par une apostasie réciproque, à poser en principe la séparation du spirituel et du temporel, comme s’ils avaient eu, les uns et les autres, le secret de gouverner des âmes sans corps ou des corps sans âmes. Mais la raison des sociétés ne se plie point à ces accommodements : telle est la nécessité de l’unité que, malgré la séparation, le droit divin pénétrant la société lui impose sa constitution féodale et monarchique, pendant que le pape, souverain temporel d’une portion de l’Italie, lève, par son administration ecclésiastique, des contributions sur le monde.

Au 16e siècle, la Réforme combat, dans ses prêches, la puissance temporelle des papes, tandis qu’elle s’efforce, en fait, de séculariser l’Église et par là de revenir à l’unité : hypocrisie inutile. Le pontificat du roi d’Angleterre, la dictature de Calvin, furent un escamotage de la même force que le pacte de Charlemagne. Les peuples engagés dans le protestantisme n’ont pas retrouvé l’unité plus que les catholiques ; aussi le régicide, allant jusqu’à l’extermination des familles royales, a continué d’instruire le monde : Et nunc, reges, intelligite ; erudimini, qui judicatis terram.

La Révolution arrive enfin : que nous dit-elle ? quel est son dogme ? Quelle sera sa solution sur le débat qui depuis dix-neuf siècles entrave la civilisation et attriste la conscience des peuples ?

La Révolution, par son caractère philosophique, par sa négation du droit divin, par son abolition du régime féodal, par sa déclaration des droits de l’homme et du citoyen, par sa haute indifférence à l’égard des opinions religieuses, par sa dépossession du clergé, par ses constitutions, ses codes, son enseignement, par sa tolérance enfin, la Révolution se proclame constituée aussi bien au spirituel qu’au temporel : elle n’admet d’église, hors de son sein, qu’à titre précaire et viager, jusqu’à ce qu’elle ait rallié les âmes à sa foi ; elle nous annonce, avec la fin du schisme, la cessation du régicide…

III

À ce mot, il me semble entendre, comme en 1848, les interruptions partir des deux côtés de l’assemblée :

C’est pour cela, me crie-t-on de la droite, qu’en France, depuis 1789, il n’y a pas eu un seul attentat ?

Oui, réplique la gauche, c’est parce que tous les pouvoirs depuis 1789 ont été infidèles à la Révolution qu’ils ont été exécutés tous par la Révolution, et il en sera de même tant que la Révolution ne sera pas définitive.

Voix de droite : Prédicateur d’assassins !

Voix de la montagne : Mort aux tyrans !…

Et me voilà convaincu, par mes paroles et par mon parti, d’avoir entrepris l’apologie du plus grand des forfaits.

— Citoyens, répondrai-je à mes interrupteurs, j’ai reconnu, et puissé-je l’assumer toute sur ma tête, la complicité morale ; mais, loin que je m’en vante, j’aurais plutôt envie d’en pleurer. Accordez-moi dix minutes, et vous jugerez en connaissance de cause.

Nous savons ce qui produit le régicide : nous pouvons en apprécier la moralité. Quelle moralité étrange ! Ici le pour et le contre se trouvent tellement connexes, qu’une solution franche devient impossible. Écoutez cette proposition :

On peut toujours poser un cas de régicide tel que la conscience publique prenne parti pour l’assassin contre le prince ; mais dans ce cas-là même il existe toujours des raisons qui font du régicide, au point de vue du droit et de la morale, un acte exorbitant, un crime, dont le fanatisme du coupable peut seul atténuer l’horreur.

N’insistons pas sur la première partie de la proposition : c’est une de ces thèses qu’il n’est pas bon de développer devant les imaginations faibles, que le vertige du meurtre entraîne plus aisément que l’attrait de la charité. Qu’il me suffise ici du témoignage de Platon. Le nom de tyran, dit ce prince des moralistes, implique dans sa définition quelque chose de si noir, que la conscience se refuse à condamner le citoyen qui se dévoue pour en purger la patrie. Et force nous est d’avouer qu’il y a du vrai dans ce jugement, quand nous voyons quelle pitié a excitée, en faveur d’un Orsini, la simple allégation de son patriotisme. J’accorderai donc qu’étant donné le tyran, le tyrannicide peut sembler, en principe, légitime : jusque-là, je puis souscrire à l’opinion de Platon et du R. P. Mariana. Reste à savoir quel parti nous allons tirer, pour l’application, de ce principe, puisque sans application le principe est inutile, c’est-à-dire nul.

La punition d’un tyran, pour être régulière et juste, suppose : 1o qu’il existe une conscience, au nom de laquelle le chef de l’état peut être poursuivi ; 2o qu’on a défini la tyrannie. Car il est clair que, si l’accusation de tyrannie est abandonnée au sens privé de chaque individu, la certitude du crime disparaissant avec l’authenticité de la loi qui le punit, au lieu du tyrannicide nous n’avons plus que l’arbitraire des égorgements et la réciprocité de l’assassinat.

Or, en fait, et pour ce qui touche la communauté juridique ou le spirituel, la société n’est pas mieux constituée aujourd’hui qu’elle ne l’a été pendant tout le moyen âge et sous les successeurs de Jules César ; le divorce existe toujours, à telle enseigne que nous en avons fait un principe de droit public, une loi de l’État. Chez nous le spirituel est systématiquement séparé du temporel, ce qui veut dire que nous n’avons pas de conscience commune, pas de foi juridique, pas d’esprit de famille, et que même nous nous sommes interdit, de par nos pragmatiques sanctions, nos constitutions et nos concordats, d’avoir chez nous rien de pareil. Comment donc pouvons-nous accuser le prince de tyrannie, c’est-à-dire de forfaiture à la conscience publique, quand nous ne savons pas nous-mêmes ce qu’est cette conscience ? Pas de loi, pas de crime : c’est le premier axiome du droit pénal.

En droit, la constitution spirituelle, qui seule pourrait légitimer une accusation de tyrannie, n’existant pas, l’accusation elle-même ne peut se formuler, elle manque d’éléments ; bien plus, elle devient contradictoire, et nous nous achoppons à une antinomie analogue à celle que soulève la question de la peine de mort.

La théorie n’a nulle peine à établir que le sujet en qui la conscience est éteinte peut et doit être occis ; mais comment constater une pareille extinction de la conscience ? L’homme a beau s’enfoncer dans le crime, il est toujours homme ; la conscience ne meurt jamais en lui tout à fait. C’est pour cela que, chez les nations chrétiennes où la peine de mort est en usage, on a soin de réconcilier le condamné : comme si la société le priait de consentir à son propre supplice, de faire de sa mort un sacrifice volontaire à la sécurité publique, en un mot, de moraliser son trépas par son dévouement.

Il en est ainsi du tyrannicide. Sans loi positive qui le détermine, il est contradictoire dans les termes, dès lors impuissant, nuisible même à la cause qu’il prétend servir, partant injuste.

Le tyrannicide est contradictoire, je veux dire par là qu’au moment même où la conspiration frappe le prétendu despote, il affirme lui-même le despotisme : nous venons d’en avoir un exemple dans Orsini.

Je n’ai nulle envie de dégrader ce supplicié : je sais qu’il faut ménager les religions populaires, quelles qu’en soient les idoles ; et Orsini, par la dignité de ses derniers moments, est devenu, comme Jacques Clément, pour beaucoup de monde un saint. Mais Orsini s’est trompé : en pareil cas, l’erreur est criminelle. Il voulait que Napoléon III, aujourd’hui maître des affaires, proclamât l’indépendance de l’Italie, déclarât, pour soutenir cette indépendance, la guerre à l’Autriche, à la Prusse, à toute l’Allemagne, à l’Angleterre, déchaînât sur l’Europe la Révolution, en deux mots décrétât, en vertu de son autocratie, la liberté des peuples et l’égalité de tous les hommes. Qu’est-ce que cela, sinon l’affirmation du despotisme ? Je n’examine pas si les prétentions d’Orsini étaient justes, je demande au nom de quelle religion agissait cet homme. Quelle conscience le dirigeait ? Que savait-il de la Révolution pour en parler ? De quel droit, caporal bombardeur, disposait-il de trente-six millions d’existences ? Et qui ne voit ici qu’en s’adressant à l’omnipotence impériale, il faisait fi de la volonté de la nation ? Même quand il s’agit de la liberté et de l’égalité, un chef d’état ne doit exécuter que ce qui a été résolu dans les conseils du pays ; toute initiative personnelle de sa part est usurpation ; quels que soient son titre et ses prérogatives légales, en réalité il règne et ne gouverne pas.

Il plaît à Orsini de conjecturer que, l’Empereur enlevé la démocratie lui succède, et qu’elle exécute ce qu’il n’a pas convenu au chef actuel de l’état d’entreprendre. Quelle garantie, d’abord, pouvait avoir Orsini de cette succession ?….. Puis, quand même les démocrates, passant sur le corps de l’Empereur, seraient remontés au pouvoir, qu’est-ce qui prouve qu’ils eussent dû faire et qu’ils eussent fait en 1858 autre chose que ce qu’ils ont fait en 1848 ? Jusqu’à ce que la foi révolutionnaire soit exposée, la démocratie n’est en France, comme la bourgeoisie et l’orléanisme, qu’un parti, un intérêt ; ce n’est rien d’universel, rien de légitime. La démocratie, pas plus que l’orléanisme ou l’empire, ne représente la conscience du pays, n’en exprime le spirituel. Eût-elle convoqué le peuple dans ses comices, comme en 1848 ? Si oui, les espérances fondées sur le régicide risquent d’être outrageusement trompées ; si non, c’est le despotisme. Ici se traduit la pensée de dictature qui circule, en même temps que celle de régicide, parmi les masses : c’est pourquoi nul républicain aimant la liberté, l’égalité, la Justice, ayant le respect des formes légales et des volontés de son pays, ne peut applaudir à la pensée qui a conduit le bras d’Orsini.

Le régicide est contradictoire encore à un autre point de vue, qui le rend injuste : c’est que le despote, tyran ou autocrate, qu’il s’agit de détruire, n’est pas seul, n’existe pas par lui-même ; il est le produit, le gérant d’une situation ; il a derrière lui tout un monde ; le seul fait de son existence suppose une masse d’intérêts groupés sous son nom et représentés en sa personne. Je n’applaudis pas plus au coup d’état de décembre qu’à celui de brumaire ; mais il m’est impossible de méconnaître la signification de pareils actes, provoqués par la violence des situations, et qui par eux-mêmes n’entachent pas plus le gouvernement dans un pays où la commune conscience s’ignore, ne rendent par conséquent pas plus le prince usurpateur, que les acclamations de la multitude, et ses suffrages, et ses lampions, ne le rendent légitime.

Vous voulez tuer le tyran, c’est bien ; mais il faut auparavant savoir si, à l’exception de ceux contre qui la tyrannie s’est faite, il y a quelqu’un qui proteste : sans cela vous sortez du droit et du sens commun. Le parti socialiste, le parti rouge, accuse de tyrannie l’empereur parce qu’il n’est ni rouge, ni socialiste, ni révolutionnaire : ne voilà-t-il pas une belle définition !…

Dites-moi, le corps électoral, en 1851, a-t-il protesté ? Il n’avait pour cela qu’à se taire ; eh bien non ! il a voté : à Paris seulement il y a eu 196,000 oui contre 96,000 non, en tout 292,000 contre le régicide. L’année dernière, les mêmes électeurs ont-ils protesté ? Non, encore : ils ont accepté le combatsur le terrain de l’opposition constitutionnelle ! L’Église, les tribunaux, la Cour de cassation, ont-ils protesté ? Les académies, les écoles, ont-elles protesté ? La Bourse a-t-elle baissé ? Les chambres de commerce, les conseils de prud’hommes, l’ordre des avocats, l’industrie, le commerce, la banque, tout cela a-t-il protesté ? Les magasins et les ateliers se sont-ils fermés ? Les journaux ont-ils parlé ? Et aujourd’hui, qui proteste ? Les contribuables refusent-ils l’impôt et les conscrits le service ? Les théâtres ont-ils jamais moins chômé ? Quoi ! le ministère propose une loi de sûreté générale, le conseil d’État l’élabore, le corps législatif la discute et la vote, le sénat la sanctionne, les préfets et les tribunaux l’appliquent ; personne ne dit mot, partout on se soumet ; si vous demandez des nouvelles d’un transporté, sa femme, ses enfants, ne daignent vous répondre : et vous parlez de tyrannie ! On prétend qu’il existe des sociétés secrètes. Je ne demande pas si elles protestent en la qualité qu’elles existent, puisqu’elles sont secrètes. Mais on ne se réunit secrètement que pour agir au dehors plus sûrement : quelle protestation du dehors les sociétés secrètes ont-elles provoquée ? Certes, et j’en gémis, notre raison est trouble ; nos mœurs s’en vont ; nous avons perdu notre route ; nous sommes à cette heure aussi loin de la Révolution que de l’ancien régime. Mais jamais nation, en pareil travail d’avenir, ne fut moins tyrannisée que la nôtre ; ce qui nous pèse est plutôt la fatalité que le despotisme : pour l’honneur de la France, je proteste contre le régicide. Le régicide, grand Dieu ! c’est la condamnation du socialisme. Ôtez du dix-neuvième siècle la question sociale, le coup d’état du 2 décembre et la restauration de l’empire sont impossibles. Ôtez la question sociale, et Napoléon III dépose son acte additionnel ou il tombe. Êtes-vous résolus, démocrates, d’en finir à tout prix avec l’Empereur ? Pas besoin de bombes : ralliez-vous au comte de Paris.

À vrai dire, il n’existe ni tyran, ni despote ; c’est un rêve de l’imagination, un mythe. Il y a, selon les circonstances, des chefs de parti, comme il y a des chefs de barricades ; des ambitieux qui s’élèvent au pouvoir par le conflit des passions et des intérêts : voilà tout. Il se peut aussi que l’individu revêtu des insignes de la souveraineté ajoute par ses mœurs personnelles à la félonie de son usurpation : on peut dire qu’alors il réalise en sa personne le suicide social, résultant de la scission du temporel et du spirituel. C’est le spectacle que présente l’histoire si curieuse des empereurs romains. Fils du divorce, l’empereur sent qu’il n’a plus le souffle de vie ; il a conscience de son matérialisme ; il hait par conséquent, comme son antagoniste et son juge, cet esprit nouveau qui s’agite autour de lui ; il le défie et l’insulte par sa propre dépravation. Scélérat par désespoir, César ne tarde pas à tomber victime des siens : pourquoi les sectateurs de la foi nouvelle s’occuperaient-ils de sa chute ? Ils seraient insensés, criminels. Eux, les spirituels, rendre cet infortuné responsable de la corruption dont il est le représentant ! ce serait se faire ses complices, confesser leur indignité et leur impuissance.

Le régicide, en effet, n’aboutit pas, il ne peut pas aboutir ; pourquoi ? parce qu’il n’est pas un acte de la communauté juridique, qui seule peut régénérer la société ; il est le produit d’une communauté de péché. Quel homme, plus que César, mérita jamais, malgré sa clémence et toutes ses qualités aimables, l’épithète de tyran ? César, selon moi, fut justement puni, ce qui ne prouve pas du tout que ses meurtriers fussent innocents ; ce que je trouve même de beau dans l’acte de Brutus est l’insulte faite, en la personne du dictateur, à la plèbe féroce et imbécile. Mais quoi ! si vous frappez César, nobles conjurés, si vous brisez l’idole populaire, c’est que vous êtes meilleurs que César et son parti, apparemment ; c’est que vous avez ce qui lui manque, la religion de l’avenir. D’où vient donc cette antipathie que vous inspirez au peuple et au monde ?… Si vous frappez César, il faut, pour être conséquents et justes, frapper ses complices, détruire ses légions, anéantir la multitude qu’il a instituée son héritière, changer le cours de l’histoire, dont l’évolution a amené cette dictature fatale. La proscription en masse : voilà le corollaire du tyrannicide.

Aussi, voyez comme repousse le tyran : on dirait le rejeton d’un chêne. Après les funérailles de César, auxquelles le peuple assiste tout entier, dès le lendemain du meurtre, la plèbe et les légions prennent pour chef un petit jeune homme, timide, fluet, point guerrier, génie médiocre, encore aux mains de son précepteur, le contraire en tout du défunt ; et ce nouveau venu, seul ou en participation avec Marc-Antoine, commande cinquante-six ans. Quand Auguste mourut, l’an 14 de notre ère, aucun Romain âgé de moins de soixante ans ne pouvait se vanter d’avoir vu la République. N’est-ce pas à dégoûter du régicide ?

Après Auguste, Tibère, un monstre parmi les monstres, règne vingt-trois ans : de toutes parts on lui élève des temples et des autels ; aux villes qui lui demandent la permission de le faire dieu, il répond en priant qu’on le laisse tranquille. Caligula, frénétique, règne quatre ans ; Claude, idiot, quatorze ans ; Néron, quatorze ans ; Donatien, seize ans ; Commode, treize ans ; et tous populaires comme jamais ne furent Trajan, ni Marc-Aurèle. N’est-ce pas, encore une fois, à dégoûter du régicide ?

Ironie de la Justice sanctionnelle ! Une nation a perdu le sens moral : de ce moment elle n’a de foi qu’en la force. Là commence son expiation. Mais la force répugne à l’être que la conscience seule doit gouverner : à peine établi, le despote devient un objet de haine, et le point de mire des complots. Rends-nous la liberté, César !… Non, répond la Justice, vous ne serez pas libres, car vous êtes devenus méchants ; vous adorerez un maître, et vous le haïrez tout en l’adorant, et vous le tuerez. Mais vous le tuerez en vain, parce que ce maître c’est vous ; et quoi qu’il ait fait vous ne le tuerez pas sans crime, parce que le vrai coupable c’est encore vous.

Le régicide, enfin, ne résout rien, il empêche même les solutions de se produire ; par là il se retourne contre le parti qui l’emploie, et dont il devient la condamnation.

Pendant douze siècles, depuis la fin de l’empire d’Occident jusqu’à la Révolution française, l’Italie fait un usage continuel de l’assassinat politique et de la proscription. C’est en Italie qu’est née cette idée stupide, importée en France par Pianori, Tibaldi, Orsini, de couper court aux difficultés sans combat, sans émeute, sans bruit, par la suppression pure et simple de l’homme qu’on juge être un embarras. À quoi l’Italie a-t-elle abouti ? Sait-elle seulement ce qu’elle veut et ce qu’elle est ? Ici on rêve l’unité ; là, la fédération ; Gioberti prêche la papauté constitutionnelle et libérale, et quand Rossi vient en faire l’essai, il tombe sous le couteau des démocrates. La mort de Rossi est le crime inexpiable de la démocratie romaine ; elle a fait plus de mal à l’Italie que l’occupation française. Orsini et consorts protestent contre l’occupation étrangère : pour faire cesser cette occupation ils appellent à grands cris l’étranger, et parce que l’étranger que l’Italie appelle ne se presse pas de chasser l’étranger qui l’occupe, on assassine cet étranger. Quel patriotisme !

Ravaillac fut de sa personne un régicide aussi respectable qu’on en vit oncques, pieux, désintéressé, simple de cœur, intrépide. En fut-il jamais de plus mal inspiré ? Si Henri IV vit encore dix ans, il épargne à la France la régence funeste de Marie de Médicis, abat l’influence espagnole, donne la main à Richelieu, qui, rendu plus fort par l’autorité du roi, plus assuré dans sa politique, aurait pu nous épargner le Mazarin et guider la jeunesse de Louis XIV. Incapable d’observer son siècle et d’en suivie la marche, le régicide s’empare de l’avenir comme si l’avenir était sa propriété ; il préjuge l’histoire, comme s’il en était la Providence ; il met son sens privé à la place de la raison des choses, érige son fanatisme au-dessus de la volonté générale. Montrez-moi, je vous prie, quelque chose de plus despotique que le régicide.

J’entends que l’on me dit : Vous prêchez l’impunité de la tyrannie, son innocence même. L’impunité, érigée en dogme, équivaut à une déclaration d’innocence.

Je ne prêche l’impunité ni n’affirme l’innocence de la tyrannie, puisque je condamne la vie et la personne des tyrans ; puisque je reconnais au tyrannicide des motifs d’atténuation, et que je signale tyrans et tyrannicides comme la dernière expression d’un état de choses destitué de spirituel, comme le sceau de l’immoralité sociale.

Je fais simplement l’historique du phénomène ; j’en montre l’origine, les symptômes, les accès et les insuccès ; je prouve que, la tyrannie n’étant susceptible ni d’une définition législative, ni par conséquent d’une sanction pénale, le tyrannicide est, comme la peine de mort, une idée qui implique contradiction, une antinomie. Or, comme cette antinomie n’est pas de celles que la raison pratique de l’humanité construit et utilise par le balancement de leurs termes, qu’elle doit au contraire disparaître entièrement avec la cause qui l’a amenée et ne peut donner lieu à une maxime, j’ai eu raison de dire d’elle : Question insoluble par la logique, et sur laquelle toute philosophie doit déclarer son incompétence. Cela signifie que l’attentat à la personne d’un empereur est uniquement livré à l’appréciation du jury, sans qu’il soit permis de poser à cet égard aucune règle générale.

Il n’y a rien, absolument rien à tirer, pour la conduite des partis et des nations, de cette hypothèse : s’il est permis de mettre à mort un tyran ? ce tyran fût-il Néron ou Tibère, pas plus que de ces autres : S’il est permis de se parjurer avec un parjure ; S’il est permis à un fils, dans certains cas, de tuer son père ; Si le mari qui surprend sa femme en adultère a le droit et le devoir de la poignarder. Le jury, je le répète, peut, selon les circonstances, trouver des atténuations : je crois qu’il eût été plus moral, par exemple, de jeter Ravaillac dans un couvent, en considération de son fanatisme, que de l’écarteler. Ce sont là sujets de tragédie, non questions de droit : la Justice, qui ne veut jamais la mort du pécheur, ne peut pas non plus glorifier celui qui, sous prétexte de la sauver, lui fait outrage ; et toujours la conscience publique, revenue de son emportement, se séparera de qui fut parjure, même pour le service d’une sainte cause, ou assassin.

Citoyens, pour faire le procès au chef de l’état, il faudrait que nous fussions en état de grâce, et nous avons perdu jusqu’à la notion du droit. Nous ressemblons à une nation de contrebandiers : nous traitons la Justice comme la douane ; chacun demande protection pour la marchandise qu’il vend, liberté pour celle qu’il achète, et comme les deux ne peuvent aller ensemble, tout le monde se livre à la fraude. Pas vu, pas pris ; celui qui se laisse saisir paye l’amende, mais n’est point déshonoré. Sur ce les plus harcelés posent la question : Si, la liberté du commerce étant de droit naturel, il est permis de résister à la douane, même par les armes ? À quoi je réponds : Faites la balance des forces et des services, et vous n’aurez plus affaire du douanier. Hors de là, vous êtes des fripons et des brigands.

Comment alors, me demandez-vous, sortir de cette situation atroce qui nous tient, comme un dilemme aux cornes sanglantes, entre le parricide et le viol de la liberté ? Comment en finir avec la tyrannie ?

Je vous le dirai tout à l’heure ; mais il faut auparavant que je relève l’interpellation qui m’a été adressée de la droite. Les plus régicides parmi nous ne sont pas ceux qu’on accuse : je supplie mes coreligionnaires politiques et socialistes de ne pas tant faire, sur ce chapitre, les fanfarons.

IV

Toute maladie de l’être vivant, physique ou morale, s’épuise à la longue : la lèpre a disparu de l’Europe, le despotisme et le régicide en disparaîtront à leur tour. Vient un jour où la société, ayant acquis la conscience de son immoralité séculaire, veut en sortir, restaurer en soi le spirituel, par là s’assurer tout à la fois contre l’abus du pouvoir et contre la révolte,

La Révolution française n’a pas d’autre objet.

Jusqu’à ce moment, il est vrai, la Révolution a procédé avec plus de spontanéité que de réflexion ; elle s’est établie d’abord dans le fait ; puis, comme il arrive toujours, devant le fait vainqueur l’idée a été négligée, et depuis 89 l’attentat politique, ou le régicide, qui en est la forme la plus violente, remplit notre histoire. Quand il ne s’adresse pas au prince, il se fait conspiration, insurrection, société secrète : le criminaliste peut, quant à la gravité, graduer ces faits ; devant la philosophie, qui considère la généralité et la raison des choses, tout cela est de même catégorie, produit de la même illusion, symptôme du même mal. Que l’attentat s’appelle liberticide, populicide, aristocraticide, républicanicide ou régicide, il n’y a pas, quant à la qualité, de différence.

En 1789 la convocation des états généraux est faite par la couronne : la nation, régulièrement appelée, envoie ses représentants pour coopérer avec le prince au nouvel établissement social et politique. Tout se passe d’abord avec calme : c’est le moment de la popularité de Louis XVI ; il est le père de la patrie ; la France est sa famille : la devise fameuse, la Nation, la Loi, le Roi, imprimée sur toutes les monnaies, en exprime du moins le vœu. Tous sont animés du même esprit ; mais quel est cet esprit ? Personne ne le peut définir ; il reste enveloppé dans d’obscurs oracles, ou se manifeste par des coups de tonnerre, qui fanatisent la multitude, terrifient les aristocrates. De nouveau la scission éclate entre le spirituel et le temporel, bien moins par la protestation de l’Église, que son dogme plaçait naturellement hors de la Révolution, que par l’apostasie involontaire des représentants qui, après avoir dépouillé le clergé, nié son droit divin, élevé la tolérance au-dessus de la religion, continuent cependant à confier à l’ancien sacerdoce la direction du spirituel.

De ce moment la Révolution paraissant, comme on l’a tant répété de fois, hors le droit et hors la morale, le régicide entre dans sa pratique ; il fait, pour ainsi dire, partie de sa profession de foi. Le premier acte par lequel l’esprit de révolte se manifeste est le serment du Jeu de paume : pas un Français qui n’y applaudisse. Quels sont les auteurs de ce fameux serment ? Remarquez ceci : des bourgeois, des hommes d’ordre avant tout, auxquels se rallie une partie des députés de la noblesse et du clergé.

Le serment du Jeu de paume aboutit à l’exécution du 21 janvier. Qui la vota ? Des bourgeois encore, des hommes d’ordre, et notez que s’ils se divisèrent sur la peine, ils furent unanimes pour la condamnation. Par cette unanimité la Convention affirmait l’existence d’un nouvel ordre spirituel, auquel Louis XVI, fidèle à sa tradition, avait failli.

Louis XVI mort, l’attentat politique est en permanence : c’est la conscience de la Révolution qui se cherche.

Lepelletier de Saint-Fargeau est tué par le garde du corps Pâris ;

La Gironde renversée, le 2 juin, par les Montagnards ;

Marat assassiné par Charlotte Corday ;

Hébert et Danton envoyés à l’échafaud par Robespierre, qui, délaissé le lendemain par les patriotes, tombe sous la réaction de thermidor. Robespierre, cependant, croyait avoir l’esprit de la Révolution : le pauvre homme s’était trop imbu de celui de Jean-Jacques ; il ne fut, en 94, que le contrefacteur de l’Église alors proscrite.

Le directeur La Réveillère-Lépeaux, homme probe et ferme, se crut aussi en possession du spirituel républicain : un calembour eut raison de sa théo-philanthropie. Repoussée en fructidor, l’insurrection du parti de l’ordre triomphe en brumaire ; et le Directoire passe, plus haï que la Terreur même.

Comme Robespierre et La Réveillère-Lépeaux, Bonaparte a le sentiment profond de ce qui manque à la France : il cherche autour de lui, ne trouve que des idéologues, et, revenant à la religion des aïeux, il signe le Concordat. Que pouvait-il faire ? Ceux qui lui ont reproché d’avoir rétabli l’Église eussent-ils mieux aimé qu’il laissât la nation dans le matérialisme où l’avait jetée le Directoire ?… Mais aussitôt se lèvent contre lui républicains et monarchistes : Puisqu’il rappelle les prêtres, disent les premiers, il ne représente pas la Révolution ; puisqu’il abandonne la Révolution, disent les autres, pourquoi ne rappelle-t-il pas les princes légitimes et se fait-il empereur ?…

Ainsi l’attentat politique n’a plus même pour prétexte la tyrannie : ni Louis XVI, ni Mirabeau ou Barnave, ni la Gironde, ni Marat, ni Robespierre, ni les Directeurs, ni le premier Consul, ne furent des tyrans : c’est pour une cause toute morale qu’on les tue, qu’on les assassine. Céracchi, Topino-Lebrun et Aréna ; Georges Cadoudal, Saint-Régent, Moreau, Pichegru, Malet, sont encore plus des contradicteurs que des conspirateurs : aussi les transportations, les exécutions, l’enlèvement du duc d’Enghien, sont en pure perte. Le droit révolutionnaire méconnu, la scission est partout dans les idées et dans les choses : ni raison publique, ni foi publique, en un mot pas de spirituel. La bourgeoisie constitutionnelle, qui n’a pas détruit l’ancien régime pour courber la tête sous le joug d’un soldat, n’attend qu’une occasion ; elle se présente en 1814 : appuyé par l’étranger, le Sénat conservateur prononce la déchéance de Napoléon.

Pour remonter sur le trône de leurs pères, qu’en coûta-t-il aux Bourbons ? Une charte. La Charte, c’est la promesse de constituer le spirituel de la Révolution. Oublions la réaction de 1815 ; ne prenons pas les actes d’une situation violente pour des actes de tyrannie. Est-ce que Louis XVIII et Charles X furent des tyrans ? Cependant les conspirations se multiplient autour d’eux, essentiellement bourgeoises, dirigées par Manuel, Benjamin Constant, La Fayette, Foy, chantées par Béranger, caressées par le duc d’Orléans. La pensée qui, en 1820, conduit le poignard de Louvel, est la même que celle qui joua pendant quinze ans la comédie. Et pourquoi cette sainte horreur de la Restauration ? Analysez les prétendus griefs, réduisez ce fatras de déclamations à son expression la plus simple, vous trouverez que le véritable reproche qu’on adresse aux Bourbons est de suivre, faute de mieux, l’esprit chrétien, de n’avoir pas l’esprit de la Révolution.

Elle règne enfin cette bourgeoisie puritaine, si jalouse de ses institutions de 89 : sans doute elle va nous dire ce qu’est pour elle la Révolution. Non : elle est foncièrement matérialiste, éclectique tout au plus, sans principe, sans morale ; elle vit de transactions, joue à la bascule ; elle aime à pêcher en eau trouble, et plus que l’empereur elle hait les idéologues. Certes le gouvernement de juillet n’eut rien de tyrannique ; cependant, c’est à partir de 1830 que la démocratie, reprenant la tradition jacobine, semi-bourgeoise, entre dans la voie du régicide, où la poussent et l’encouragent les intrigues et les coalitions parlementaires, où la suivent les conspirateurs de la rue des Prouvaires et de la Vendée. On se demande quelle rage pouvait armer le bras d’un Alibaud, d’un Darmès, d’un Morey ? La même que celle qui fit accuser le dernier ministère de Louis-Philippe par M. Odilon-Barrot, et qui conduisit au banquet du 22 février M. de Lamartine.

Nous sommes en république. Le Gouvernement provisoire saura-t-il de quel esprit il procède ? Saura-t-il formuler, organiser le droit des masses, interroger la conscience sociale, prendre la direction des mœurs publiques, si gravement outragées par le dernier gouvernement ? Hélas ! il fut honnête, le Gouvernement provisoire, mais aussi étranger à l’esprit de la Révolution que les bourgeois de la veille, devenus les conseillers du lendemain. Si, se disaient les démocrates, nous pouvions rallier l’Église ! Nous aurions enfin ce spirituel qui nous manque, et dont le défaut nous fera périr tout à l’heure… Ce fut, comme tout le monde sait, l’idée de M. Buchez et de son école. Visiblement la République n’est pas née viable ; les énergiques du parti, qui s’en aperçoivent, somment le Gouvernement provisoire, incapable de résoudre la question du spirituel, d’entretenir l’agitation dans le temporel : comme si les révolutions n’avaient pas pour but de faire cesser les agitations !…

La période de 1848 à 1852 ne fut qu’un long régicide. — Où, demandez-vous, est ce régicide ? — Dans les manifestations et contre-manifestations de mars, avril, mai 1848 ; dans le guet-apens de juin ; dans les émeutes de janvier et juin 1849 ; dans les lois de répression, les fusillades et les transportations ; dans l’expédition romaine, la loi du 31 mai, la coalition des partis dynastiques, qui, autant et plus que l’entraînement populaire, décida l’élection de 1848 et donna l’absolution au coup d’état…

Est-ce que ces faits, toujours les mêmes, ne révèlent pas en nous, tous tant que nous sommes, proscripteurs et proscrits, régicides et populicides, monarchistes et démocrates, bourgeois et plébéiens, partisans de l’autorité et partisans de l’anarchie, je ne sais quel vertige, causé par la discordance de nos idées, par le vide de nos consciences et l’inharmonie de nos institutions ? Si l’on en doutait, je ferais remarquer, chose non moins extraordinaire que cette obstination du régicide, que, depuis la convocation des états généraux jusqu’à cette année 1858, c’est toujours le même parti qui, sous des noms différents, a été au pouvoir, le parti de l’ordre. Et rassurez-vous, ce sera encore le parti de l’ordre qui gouvernera quand la république sociale aura été proclamée : en France, le parti de l’ordre est indéfectible, il n’y en a pas d’autre.

Qui, depuis Turgot jusqu’à Necker, prépare la convocation des états généraux, c’est-à-dire la Révolution ? La haute bourgeoisie, jointe à la magistrature, à la partie la plus éclairée du clergé et de la noblesse, aux princes du sang eux-mêmes, tout ce qu’on peut voir de plus conservateur, de plus amoureux de l’ordre. M. Droz, de l’Académie française, en a raconté l’impartiale histoire.

Que furent les constituants de toute nuance, et après eux la Gironde et les Jacobins ? Bourgeois, amis de l’ordre. Robespierre était un monsieur, ni plus ni moins que messieurs du Directoire : le sobriquet leur en est resté. Ni Danton, ni Marat, ni Hébert, chefs de la plèbe, des sans-culottes et des septembriseurs, ne gouvernèrent, n’étaient faits pour gouverner. Ces gens-là organisaient un 20 juin, un 10 août, un 31 mai, donnaient une représentation ; quant au pouvoir, ils n’y entraient pas. La Terreur elle-même, qui dura quatorze mois, la Terreur fut œuvre de conservation, œuvre d’ordre.

Vous ne prendrez pas Napoléon, malgré sa popularité, pour un démagogue. Sieyès et les Anciens, vrais auteurs du coup d’état de brumaire, durent compter avec le général sans doute : puisque la bourgeoisie, en 99 comme en 51, appelait l’armée à son aide, elle acceptait le gouvernement militaire. Mais Bonaparte, premier consul et empereur, ne s’en fit pas moins bourgeois tant qu’il put, conservateur et restaurateur de tout ce qui lui semblait utile à l’ordre : s’il déplut à la fin aux bourgeois, j’en ai dit la cause.

De 1814 à 1830, comme de 1830 à 1848, le gouvernement, malgré l’opposition qu’il se crée, n’est-il pas toujours bourgeois, aussi bourgeois que l’opposition ? Quelle différence réelle entre MM. Decazes, Ravez, Mounier, de Villèle, de Martignac, et MM. Casimir Périer, Laffitte, Dupont (de l’Eure), Guizot, Thiers ? et plus tard, entre les hommes du quoique et ceux du parce que ? et maintenant entre la fusion et la non-fusion ? Quand, après 1830, le parti légitimiste reproche à Louis-Philippe de n’avoir pas usé de son crédit pour faire accepter à la nation l’holocauste volontaire de Charles X et du duc d’Angoulême, et pour rétablir Henri V sur le trône de ses pères, ne font-ils pas, par cela même, amende honorable de l’article 14 et des fatales ordonnances, acte d’adhésion à la Révolution ?… Quelle différence encore entre l’opposition dite dynastique et la république tempérée, présentement en train de se rallier, comme les légitimistes se rallient aux orléanistes ?

Entre ces nuances, il y a des griefs domestiques, des amours-propres, des rivalités, beaucoup d’illogisme et de malentendu : devant la Révolution, rien. On s’est cru séparé par des abîmes, on s’est fait une guerre qui est allée maintes fois jusqu’à la conspiration et au régicide : les événements de 48 et 51 ont fait voir qu’entre les uns et les autres il n’y avait pas un cheveu, et c’est pourquoi l’on se fusionne. Mais comme, dans ce monde qui a cessé de croire au droit divin, on ne sait pas mieux pour cela ce qu’est le droit de la Révolution, et comme c’est ce droit qu’on cherche d’instinct, comme c’est par lui qu’on jure, le ralliement général opéré on recommencera la guerre, et le régicide sortira de nouveau des rangs de l’ordre, à moins, ainsi qu’on le demandait tout à l’heure, que l’ordre ne trouve le moyen d’en finir.

Ce moyen, que le développement même du régicide devait à la fin indiquer, je puis le faire connaître, sans m’en attribuer aucunement la gloire.

Qu’est-ce qui caractérise le régicide, tel que nous le voyons se pratiquer depuis la Révolution ?

Sous les empereurs romains, il avait pour cause la ruine du spirituel, la matérialisation de la société.

Après la victoire de l’Église, la cause du régicide se modifie : ce n’est plus l’absence du spirituel, c’est sa séparation d’avec le temporel.

Depuis la Révolution, qui nie le droit divin, qui par conséquent affirme, comme les sociétés primitives, l’unité et l’identité des deux puissances, le motif ou le prétexte du régicide est l’infidélité du prince au spirituel nouveau, l’offense systématique à la conscience de la Révolution.

Or, ce spirituel est inconnu ; personne n’a expliqué le dogme révolutionnaire : c’est un desideratum que l’empirisme et l’enthousiasme ne sauraient suppléer, et qu’il appartient à la raison publique seule de découvrir.

Je dis donc que, dans une société où le régicide ne s’exerce plus pour motif de tyrannie, mais pour raison de principe ; où les partis, sous la pression d’une terreur socialiste, en sont venus à reconnaître leur homogénéité ; dans une société qui rejette à l’unisson le droit divins qui par conséquent affirme, comme l’humanité religieuse l’affirma jadis, l’unité et l’identité des deux puissances, je dis qu’il est inévitable qu’une semblable situation n’attire enfin l’attention des philosophes ; inévitable qu’un livre comme celui-ci ne se produise ; inévitable que le pouvoir établi, quel qu’il soit, n’en provoque l’examen, puisque si le public demeurait indifférent, si le pouvoir se montrait hostile, la maladie sévirait de plus en plus et les attentats se multiplieraient ; inévitable enfin que la discussion ne s’entame, et qu’à l’aide des idées que fera jaillir la controverse, la conscience publique s’éclairant, la marche des choses ne se modifie.

Tout cela peut se faire plus ou moins vite : je ne me fais caution ni du temps ni des hommes. Ce qui est sûr et dont j’ose répondre, c’est que, la question du spirituel dans la Révolution et de sa réunion au temporel étant officiellement posée, l’épilepsie régicide n’a plus de raison d’être ; la maladie est en décroissance, il n’y a de rechute à craindre d’aucun côté.

VI

Vous connaissez, Monseigneur, la pensée, la vraie pensée des révolutionnaires sur le régicide. Fiez-vous en à ma parole plutôt qu’à l’art. 35 de la Déclaration de 93 : Robespierre était à moitié fou quand il l’écrivit, et la Convention n’en croyait mot. J’ai pour moi d’ailleurs une période de soixante-dix ans dont l’expérience manquait à nos pères, et qui, éclairant de sa lumière les temps antérieurs, pouvait seule donner la philosophie de la chose. Ici, plus de vaines et hypocrites protestations : c’est franc et positif comme une équation d’algèbre. Qui eût osé jadis, en présence de telles fureurs, sous un gouvernement irrité et qui a la force, témoigner de son intérêt pour des régicides ? Eh bien ! nous ne refusons pas une certaine sympathie aux malheureux qui, égarés par le trouble de leur conscience, se dévouent à ce qu’ils croient le salut de leur église ; ce nous est même une consolation, dans l’immoralité qui nous submerge, de voir que l’attentat d’un Orsini, si absurde dans ses motifs, si nuisible à la démocratie à cette heure décimée, aura du moins servi à réveiller le sens moral chez des gens qui n’en montraient plus. Nous déplorons le régicide, non pas seulement par des considérations de philanthropie vulgaire, mais parce qu’il accuse la scission de la société, parce qu’il nous prouve que la Révolution n’est pas faite, et qu’elle n’est pas faite parce que la spiritualité n’en est pas comprise.

Pourquoi maintenant, Monseigneur, ne nous entendrions-nous pas, vous et moi, pour proclamer, chacun dans notre sphère d’action, ces grandes vérités ? Je dirais à mes coreligionnaires :

Socialistes et rouges, laissez, selon la parole de l’Évangile, les morts exécuter les morts. Le système des droits et des devoirs trouvé, la poursuite de la tyrannie ne vous appartient plus ; c’est pratique de réacteurs, que votre conscience révolutionnaire vous interdit. Vous n’êtes plus de cette société en plein suicide : ce qui s’y passe pour ou contre le chef de l’État est au-dessous de votre horizon. Que l’établissement politique change de titre et de titulaire, tant que la conscience du pays sera ce qu’elle est, vous n’avez pas même, à l’égard de cet établissement, de vœux à former. Que vous importe le prince, dès lors que le système vous demeure hostile ? Le mal que vos ennemis ont voulu vous faire, ils l’expient : n’arrêtez pas l’expiation. Laissez faire, laissez passer. Vous qui portez la pensée de la Révolution, défendez-vous, à l’avenir, de cette fascination du régicide, qui à certains jours saisit les partis et les peuples ; souvenez-vous que l’iniquité ne tombe, pour ne se relever plus, que devant la Justice, et que la Justice, quoi qu’on ait dit, n’a pas besoin de coups de main. Comprenez une fois que votre principe ne peut s’emparer du monde que du jour où, par sa pleine possession, vous serez assez vaillants de tête et de cœur pour l’affirmer hautement, et ne vous immiscer plus, d’intention ni de fait, dans ces assassinats. Eh ! ne voyez-vous pas déjà les sauvés de 1851 conspirer contre leur sauveur, et le vent des déchéances se lever, à leur appel, de la bourgeoise, monarchique et conservatrice Angleterre ? Ne voyez-vous pas que ces expulsions, ces transportations, qui vous exaspèrent, ont bien moins pour objet la sécurité de la personne impériale que celle de son successeur ? Telle est l’inflexible raison des choses, que même en vous poursuivant, vous les complices présumés de l’attentat, les respectables amis de l’ordre sont (à leur insu, je le suppose) déjà régicides. Ne faut-il pas, quoi qu’il advienne, éliminer avant tout les socialistes ? Quoi qu’il advienne !… Tandis donc que la conservation fait scission, comme s’en est plaint amoureusement le président du Corps législatif ; tandis que par son dédaigneux silence elle encourage, au dedans et au dehors, les attaques à une majesté qu’elle refuse de couvrir, unissez-vous dans la Révolution ; soutenez-vous les uns les autres ; apprenez à confesser votre foi par la parole, comme il convient à des hommes libres, non par le meurtre comme des esclaves. Gardez-vous surtout de conspirer avec l’étranger contre le gouvernement de votre pays, quel qu’il soit. N’attendez pas d’une influence extérieure votre délivrance ; n’oubliez pas que, si la république doit devenir universelle, ni la conscience anglaise, ni la conscience russe, ni la conscience autrichienne, n’ont pour le moment rien de commun avec la vôtre. Ce que l’étranger ferait contre un pouvoir qui vous pèse, il ne le fera pas pour vous ; il n’est pas entré, par la Révolution, dans votre famille ; à ses appels vous devez répondre toujours, comme Hermione :

Et tout ingrat qu’il est, il me sera plus doux
De mourir avec lui que de vivre avec vous.

Et vous, Monseigneur, et vos collègues dans l’épiscopat, vous diriez à l’empereur, dans une adresse solennelle :

Sire, les attentats qui nous épouvantent, et qui tant de fois depuis six ans ont menacé votre personne sacrée, sont une preuve éclatante que la Justice est violée quelque part dans les profondeurs sociales. Une contagion si horrible, qui s’empare des natures les plus généreuses, ne peut être que l’effet de cette inévitable sanction qui, nous rendant à juste titre solidaires, puisque la corruption nous est commune, sévit sur le peuple par le paupérisme, sur les princes par l’assassinat, sur les classes élevées par les crises financières et commerciales, l’agiotage, la banqueroute, les liquidations et les révolutions.

Recherchons, Sire, d’un cœur sincère, en quoi consiste cette violation du droit : quelque sacrifice que la Justice exige de vous, prenez-en hautement la défense ; couvrez-vous de ce bouclier devant lequel le fulminate perdra sa force, et les bombes infernales deviendront inexplosibles.

On nous dénonce, Sire, et l’on a raison de dénoncer, la séparation qui existe, dans votre empire, entre le temporel et le spirituel, et l’on demande le retour à l’unité. Nous savons, chefs du ministère ecclésiastique, de quelle menace est pour la foi du Christ cette revendication du spirituel par des hommes signalés jusqu’à ce moment comme les ennemis implacables de tout ordre, de tout droit et de toute morale ; nous n’hésitons pas cependant à déclarer que, si cette revendication est juste, l’Église est prête à y satisfaire, parce que l’Église n’est établie qu’en vue de la Justice, et que son fondateur s’étant sacrifié pour la Justice, elle ne peut désirer rien de plus glorieux pour elle que de se sacrifier à son tour pour la Justice.

Avec la Justice pour principe, Sire, il n’y a plus, ainsi que vous l’avez dit vous-même, il ne peut plus y avoir de partis : car nul ne peut vouloir plus que la Justice, moins que la Justice, autrement que la Justice ; hors de la Justice, il n’existe pas de drapeau, pas de cocarde, pas même d’intérêt. Devant la Justice, toute classification sociale, toute nuance d’opinion disparaît : bourgeoisie et plèbe, conservateurs, progressistes, rétrogrades, sont des mots dépourvus de sens. Pas plus d’exagération à craindre que de modérantisme. Ni blancs, ni rouges, ni tricolores ; ni aristocrates, ni démocrates. Un même esprit anime les citoyens : la spontanéité populaire n’a plus rien de dangereux ; le suffrage universel, que nous avons vu, par l’intelligence, à la hauteur des champs de mai de Clovis et de Charlemagne, devient aussi calme, aussi sage que votre sénat. Les trois dynasties elles-mêmes peuvent se réconcilier : ne semble-t-il pas que tel ait été le vœu secret de la France, quand, par trois fois, en 1789, en 1830 et en 1848, elle choisit les trois couleurs ?

Sire, un bruit, répandu par la malveillance, circule parmi les masses : La monarchie, dit-on, ne veut pas le bien du peuple ; elle ne veut pas la Justice. En eût-elle la volonté, elle n’en aurait pas le pouvoir ; son principe s’y oppose. Entre la monarchie et la Justice, il y a incompatibilité essentielle, traditionnelle… Démentez, Sire, ces insinuations calomnieuses ; montrez que vous voulez, que vous pouvez, que vous savez, et puisse Votre Majesté vivre longtemps, votre dynastie toujours !…


6. — Sanction dans la philosophie.


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Critique de la philosophie.

S’il est une vérité certaine en philosophie, c’est que la philosophie n’est pas faite. L’ensemble du savoir, tel qu’il se présente aujourd’hui, et malgré les travaux immenses des modernes, ne forme nullement un tout cohérent en soi, un système naturel, comme on l’a dit du système des plantes substitué par Bernard et Laurent de Jussieu à celui de Linnée. Ce n’est rien de plus qu’un agrégat d’observations et d’hypothèses reliées entre elles par des assimilations dialectiques, des analogies, des transitions oratoires, auxquelles s’ajoutent des problèmes inintelligibles, contradictoires dans leurs termes, provisoirement reçus comme articles de foi.

Et non-seulement l’encyclopédie des connaissances humaines n’est pas constituée, on ne découvre même pas, dans ce chaos philosophique, l’instrument ou le principe d’une constitution, puisqu’en dépit des poursuivants de l’absolu nous ne possédons, dans l’état actuel du savoir, qu’une certitude étroitement subjective, et que rien ne nous garantit que ce qui semble vrai à notre raison le soit en effet.

En autres termes : le corps des sciences dites naturelles ou exactes, en ce moment les plus avancées, ne se relie par rien de positif, de réel, de concret, au corps des sciences dites morales ou sociales, présentement les plus en retard. Or, comme la certitude que nous avons des choses n’est autre en dernière analyse que la certitude que nous avons de nous-mêmes, et que la certitude ou la connaissance que nous avons de nous-mêmes est à peu près nulle, il s’ensuit que ce que nous savons le mieux, nous le savons en vertu de ce que nous ne savons pas ; ce dont une multitude de savants honorables n’ont pas l’air de se douter.

Les conséquences de cet état de choses sont des plus graves. Il est de mode, parmi les savants ès sciences mathématiques et physiques, de plaisanter de ce problème de la certitude qui tourmente si fort les philosophes. Ils devraient s’apercevoir pourtant, ces positivistes, et par leur propre exemple, que c’est précisément cette incertitude de la certitude qui engendre le scepticisme, non-seulement métaphysique, mais scientifique et moral ; que c’est par là que la science, devenant à son tour opinion probable, perd sa majesté et ne sert plus qu’à l’ambition et à l’orgueil ; par là que le droit se change en raison d’église, en raison académique et en raison d’état. Ainsi, la philosophie manquant par la base, l’impuissance de généraliser croissant en raison de l’accumulation des matériaux, le savant tourne au charlatan : en faut-il davantage pour affirmer, ici comme partout, la présence d’une sanction vengeresse ?


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Construction de la philosophie.

L’incohérence du savoir ramenée à sa véritable cause, qui est l’ignorance de nous-mêmes et de la Justice, on peut essayer, non pas, à l’exemple de certains philosophes, de déduire du moi pur toute réalité et toute idée, et de créer le monde par le mouvement de ce moi pur, mais simplement de rétablir l’ordre dans le désordre, en montrant, à l’aide de la Justice mieux connue, l’homogénéité de tout le savoir.

Je me dis que l’homme et les choses, la civilisation et l’univers, le règne moral et le règne de la nature, formant probablement un tout homogène, isonome, solidaire, les lois de ma raison étant par conséquent les mêmes que celles du monde, je n’ai besoin que de suivre cette raison, en la contrôlant sans cesse par l’expérience, et de l’appliquer aux choses comme si elle était aussi la leur, pour que tôt ou tard l’identité des deux raisons, la mienne et celle du monde, m’apparaisse.

Au lieu de m’enfermer dans un prétendu moi pur, tout à fait inane, je me place donc en plein monde, et, cherchant le mètre dont j’ai besoin, je me demande : Quelle est la faculté qui me distingue plus expressément des autres êtres, en vertu de laquelle je deviens spécifiquement moi, c’est-à-dire homme ? J’ai besoin tout d’abord de le savoir, puisque, devant partir de moi homme pour aller à la reconnaissance de l’univers, me prenant moi-même pour mesure et raison des choses, c’est ce qui me fait homme que je dois d’abord connaître.

Ce qui excelle en moi, qui me distingue au plus haut degré, et me pose avec le plus d’énergie comme homme, n’est pas l’intelligence, ni l’amour, ni la liberté ; c’est la Justice. C’est donc la Justice que je prendrai pour instrument de mes recherches, pivot de ma philosophie, principe et fin de mon être, mot de cette grande énigme que j’appelle l’univers.

La Justice se pose officiellement dans l’état et les institutions civiles : là, si la science est ardue, du moins elle ne sort guère de la subjectivité ; comme elle est toute de l’homme, elle ne soulève pas de difficulté à l’égard des choses, qui, loin de lui faire obstacle, lui viendront plutôt en aide.

Le premier pas du moi vers le non-moi a lieu lorsque le moi vient à considérer ce qui se passe en lui comme la manifestation d’un non-moi, et en fait l’objet de sa recherche. Or, quel est le produit instinctif et spontané du moi, qui le fait apparaître à ses propres yeux comme un non-moi ? C’est, entre autres, la religion. Qu’est-ce que la religion ? Une allégorie de la Justice. La Justice donc pouvait seule nous révéler le sens de cette poésie religieuse ; du même coup, nous faire comprendre la formation de la parole, l’origine de l’écriture et des arts.

Ainsi, par la Justice, l’homme apprend à se connaître lui-même ; il s’assure de la polarité de son être, sujet-objet, et en constate l’identité. Pour connaître le monde, et donner aux choses l’homologation de son autonomie, il n’a rien de plus à faire que ce qu’il a fait pour se connaître, chercher l’horizon sous lequel son moi lui apparaît comme sujet de l’univers, l’univers comme objet ou non-moi de ce moi, et les deux réunis, comme sujet-objet, un tout identique.

Ce point de partage, la Justice le fournit encore. Par sa dualité organique, elle nous démontre, nous rend palpable, ce que notre intelligence naturellement simpliste n’eût jamais soupçonné, la possibilité d’une existence en deux personnes.

Tel est en effet le couple conjugal, organe de la faculté juridique. Dans ce couple, soit que je considère la forme du corps ou la qualité de l’entendement, soit que j’envisage la conscience et l’amour, l’unité de l’être et sa dualité me semblent également certaines, à tel point que je ne sais vraiment si, dans ce couple, il existe deux personnes, ou s’il n’y en a qu’une seule. — En même temps se découvre la finalité du règne végétal et du règne animal, créés l’un et l’autre d’après la loi de sexualité, pour servir de piédestal au mariage, de préparation à la Justice, et de symbole aux évolutions de l’histoire.

Par le mariage, toute la nature organisée fait partie de moi : la vie universelle n’est qu’une irradiation de ma conscience. Un pas de plus, et ce moi, que je ne savais comment rattacher au monde, l’embrasse tout entier.

Si du mariage je passe à la famille, puis de celle-ci à la cité, et que je pénètre de plus en plus dans ce mystère organo-psychique d’une personnalité duelle et plurielle, le raisonnement et l’expérience me conduisent à admettre dans la collectivité sociale, comme dans l’individu et dans le couple, une force, une raison et une conscience propre. En sorte que je suis amené à considérer la société humaine comme une réalité aussi réelle que les individualités qui la composent ; par suite, de concevoir la collectivité ou le groupe comme la condition de toute existence, la série comme la base de toute idée et de tout concept. Les choses spirituelles me donnent ainsi l’intelligence des matérielles ; et réciproquement la matière, corps simples, corps composés, avec les forces qui s’en dégagent, tout cela n’est plus pour moi, comme le mot de matière l’indique, que le matériel du monde moral, l’instrumentation de la Justice.

Enfin, chose surprenante, eu égard à mes préjugés d’école, c’est à l’aide de ces notions de force collective, de groupe, de série, que je m’élève à l’intelligence et à la certitude de mon libre arbitre, de toutes mes idées la plus difficile à atteindre. Grâce à la notion enfin expliquée du libre arbitre, je me rends compte de cet idéal qui me ravit, de ce progrès qui est ma loi, et qui consiste, non pas en une évolution fatale de l’humanité, mais dans son affranchissement indéfini de toute fatalité. Par le libre arbitre, je connais l’origine du mal, les causes qui font décroître la Justice et déchoir les nations ; je puis poser les principes d’une esthétique et d’une philosophie de l’histoire.

Alors, l’idée d’une harmonie universelle entre dans mon âme : je me dis qu’entre le monde de la nature et le monde de la Justice, loi, force, substance, tout est identique ; qu’ainsi, comme l’ordre est parfait entre les sphères qui parcourent l’espace, la proportion immuable entre les éléments dont se compose toute créature, il en doit être de même entre les hommes. Et le fait vient aussitôt confirmer l’hypothèse. L’économie, la politique, l’organisation de l’atelier, la Raison publique elle-même, se résolvent en un système de pondérations ou de balances ; dans cette analogie de législation entre le Cosmos et l’Anthrôpos apparaît l’identité de l’esprit qui les anime, latent dans le premier, libre dans le second.

Que les classificateurs, les d’Alembert, les Ampère, les Aug. Comte, les Geoffroy Saint-Hilaire, dressent maintenant, chacun à sa guise, l’arbre ou tableau encyclopédique, ce n’est plus qu’une affaire de convenance particulière et de génie personnel. L’essentiel est obtenu, l’identité de principe et de fin de la création, démontrée par la théorie de la Justice.

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Solution du problème de la certitude.

Cette question tant controversée de la certitude, sur laquelle Hume, Kant, Jouffroy, croyaient le scepticisme invincible, n’a plus rien qui nous embarrasse : la Justice nous en a rendus maîtres, comme du reste.

Il s’agit de savoir si la manière dont nous concevons les choses est conforme à ce qui se passe dans les choses ; si le compte rendu de notre raison est adéquat à la réalité des phénomènes.

Pour lever ce doute, je rappelle d’abord, d’après l’observation déjà faite, que ce qui distingue et qui constitue spécifiquement le moi humain est la Justice ; qu’ainsi la question revient à demander si les lois de l’entendement, fatales chez l’homme, par conséquent objectives, c’est-à-dire appartenant au non-moi, sont identiques et adéquates à celles de la conscience, qui seule constitue notre subjectivité ; en autres termes, si les notions sur lesquelles repose notre savoir sont tout à la fois des révélations de l’expérience et des actes du sens moral, des formes de la pensée et des formes de la Justice.

Ramené à ces termes, hors desquels il cesserait d’être intelligible, le problème est victorieusement résolu ; nous n’avons à faire qu’une simple constatation.

Ainsi l’antinomie, devenue d’un si grand usage dans la dialectique, sur laquelle d’ailleurs règnent encore beaucoup d’illusions, l’antinomie est un fait de la conscience juridique, en même temps qu’un phénomène de l’entendement. Nous la sentons au cœur, d’abord dans l’amour que nous inspire la femme, puis dans ce sentiment d’émulation qui fait que nous voulons être traités, en toute chose, comme les autres hommes, les balancer, ce que la Révolution appelle égalité devant la loi.

La série est un fait de la conscience juridique en même temps qu’une loi de l’entendement : nous la sentons encore au fond de l’âme, en premier lieu dans la commune conscience ou lien familial, plus tard dans la force de collectivité, en vertu de laquelle chacun de nous réclame, comme travailleur, sa part du produit collectif, comme citoyen sa coopération au gouvernement, protestant contre toute exploitation de sa personne et toute autorité.

Le principe de causalité est un fait de la conscience juridique en même temps qu’une notion de l’entendement : nous le sentons dans le remords. Ainsi du reste.

Or, la série, l’antinomie, la notion de causalité, la formation des concepts, constituent toute la logique et la métaphysique. À ce propos, j’aurais à faire voir que les axiomes de l’éthique, donnés dans la conscience en même temps que dans l’entendement, ont un caractère plus élémentaire que les axiomes de mathématique : de sorte que la science économique est contemporaine, dans l’esprit de la géométrie, de l’arithmétique et de l’algèbre, et suit une marche parallèle. Je néglige ces curiosités.

Ainsi, pour faire cesser le scepticisme métaphysique ou spéculatif, il fallait au préalable faire cesser le scepticisme juridique : placer le moi, non plus dans l’entendement pur, mais dans la conscience ; démontrer ensuite, par l’analyse des faits propres à chaque faculté, l’identité de ces deux propositions : L’univers est établi sur les lois de la Justice, La Justice est organisée d’après les lois de l’univers ; puis résoudre ces deux propositions en une seule : Le système des lois de la Justice est la même chose que le système des lois du monde, agissant dans l’âme humaine non plus seulement comme idées ou notions, mais comme affections et sentiments.

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Rapport de la Justice et de l’idéal.

Un phénomène dont je ne méconnais pas l’apparence, bien que j’en nie positivement la réalité, à plus forte raison la légitimité, est l’état stationnaire, pour ne pas dire le mouvement rétrograde de la poésie et de l’art, depuis les temps anciens jusqu’à nos jours. C’est à ce point qu’on a fait de la décadence de l’idéal une sorte de loi de la civilisation et comme un corollaire du progrès, en soutenant que la poésie et l’art, de même que la religion, appartiennent surtout à la jeunesse des peuples et en caractérisent les débuts.

Mais cette apparence de rétrogradation est inconciliable avec les aspirations les plus authentiques de la société et toutes les données de la philosophie.

Comment se fait-il que la recherche du beau, le goût de la poésie et de l’art, soient d’autant plus vifs que la civilisation est elle-même plus élevée, ce qui implique cette contradiction de psychologie, que plus l’âme aurait d’ardeur pour une chose, moins elle aurait la faculté de la produire ?

Le beau, dit Kant, est l’expression symbolique du bien moral : comment, si l’intelligence du bien moral augmente, ce qu’atteste le progrès de la civilisation, son symbole, qui est l’idéal, tombe-t-il au-dessous de la réalité qu’il exprime ?

L’art, selon M. de Schelling, est le couronnement de la science philosophique, la floraison du savoir, avait dit Young. Comment, si la racine et la tige se développent toujours, produisent même, ce qui vaut mieux, des fruits toujours plus beaux, la floraison est-elle nulle ? Comment, en ajoutant sans cesse à ses triomphes, la science perdrait-elle sa couronne ?…

J’insiste sur la thèse que j’ai soutenue précédemment (Étude IX), toute paradoxale qu’elle soit : la rétrogradation de l’idéal est une apparence de notre civilisation chrétienne, un effet des agitations de la conscience universelle et de la tristesse où, depuis plus de 2,000 ans, le dogme de la chute a jeté l’humanité.

La poésie est le chant de la liberté, glorieuse de sa propre vertu ; l’art, de même que la femme, son immortelle et toujours plus belle révélatrice, le moyen par lequel l’âme se provoque et s’excite à la Justice. Depuis que Platon, le premier, est venu raconter aux mortels effrayés l’histoire des enfers, les mystères de l’expiation et de la métempsycose, l’esprit a perdu sa sérénité, et nous sommes entrés dans les campagnes désolées. La poésie a cessé de couler, comme autrefois, limpide et sans effort ; elle est devenue un regret, une prière, une plainte, un rêve, une imprécation, une ironie, trop souvent une contrefaçon. Mais jusque dans cette condition malheureuse le génie a témoigné de sa puissance ; le talent des artistes a été, comme toujours, supérieur à l’angoisse générale : par là il s’est montré supérieur à lui-même, à ce qu’il avait été aux plus heureux temps de sa jeunesse.

La même solidarité qui, dans les sociétés modernes, engendre le paupérisme et soulève contre tout pouvoir le régicide et la révolte, détermine aussi la décadence de la littérature et de l’art ; la même solidarité par conséquent qui nous guérira de la misère fera refleurir l’idéal. Un art nouveau s’agite, conçu dans les entrailles de la Révolution : je le sens, je le devine, tout incapable que je sois d’en fournir le moindre exemplaire ; homme de mon siècle, pauvre et navré, je reste au-dessous de cette littérature qui ne connaît plus ni mythes, ni princes, ni nobles, ni serfs, qui parle toutes les langues, ennoblit tout travail, honore d’un salut égal toute condition, et dont la devise est à jamais Justice et Liberté.

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Je vous en fais juge à présent, Monseigneur : n’est-il pas vrai qu’avec mes études tronquées je me trouve en possession d’un corps de doctrine plus complet, plus positif sans comparaison, et cent fois mieux lié que le vôtre ? On croyait la philosophie morte depuis Hégel : la voici qui ressuscite sous la plume d’un révolutionnaire, d’un démolisseur, d’un ennemi de Dieu, avec un caractère d’unité, de simplicité et de puissance que ne lui connurent jamais ni les Allemands ni les Grecs. Parce que j’ai cherché avant tout la Justice, niant, contredisant, renversant tout ce qui n’était pas elle, l’intelligence générale des choses m’a été donnée par surcroît ; je ne songeais point à produire un système, et le voilà sorti de ma négation comme Minerve du cerveau de Jupiter ; je ne possède de la science que des lambeaux, et dans ces lambeaux il y a plus de vérité, grâce à la Révolution dont j’ai entrepris l’exégèse, que dans toutes les encyclopédies contemporaines.

Ce que la philosophie antérieure, après un labeur de quarante siècles, n’avait pu expliquer, la Révolution, en quelques mots, accessibles à toutes les intelligences, nous le livre : quelle sanction plus authentique pourrait-elle donner de sa morale ? quel paraphe de l’Être suprême, gravé sur les marbres du Sinaï ou les granits des Alpes, vaudrait celui-là ?

Et comment la Révolution nous conduit-elle à cette découverte ? Ô vanité du mysticisme, folie de la transcendance ! par la négation du droit divin, par le blasphème, si j’ose ainsi dire, du nom sacré, incommunicable de Dieu. Rétablissez dans la philosophie morale l’hypothèse théologique, et toute moralité s’évanouit, le chaos s’étend sous nos pieds, plus de certitude, plus de liberté, plus de Justice, rien. Écartez de nouveau l’hypothèse fatale, et la création, en même temps que la société, reparaît. L’athéisme méthodique, aurait dit Descartes, est le fiat lux de la philosophie.

Nous allons de prodige en prodige.

Fondée sur la Justice, consistant uniquement dans une exposition de la Justice, la philosophie de la Révolution est à priori irréfutable. Je puis défier le dialecticien le plus subtil de trouver à cette cuirasse le moindre défaut, et, en attendant qu’il le trouve, lui signaler moi-même le côté par lequel sa critique, quelle qu’elle soit, tombera.

Aucun homme ne peut nier la Justice : qu’il l’essaie, un concert de protestations va s’élever, de toutes les poitrines humaines, autour de lui.

Or, la Justice n’est rien, ou elle est nécessairement telle que je l’ai dite : c’est plus qu’une notion, un rapport, une spéculation économique, un procédé utilitaire ; c’est un sentiment impérieux de l’âme, une puissance énergique, qui s’affirme, se veut, s’impose, ne souffre ni réclamation ni raillerie ; de toutes les facultés de l’être vivant la plus dominatrice, la plus nécessaire, à laquelle la nature a donné pour organe, non un appareil particulier comme à l’entendement, non pas même un individu comme à la liberté, mais un couple, une âme double, une existence en deux volontés et deux personnes.

Accorder la Justice comme loi essentielle de l’humanité, c’est accorder sa réalité comme puissance, c’est accorder toute la philosophie de la Révolution.

Inversement, attaquer cette philosophie sur un point, c’est attaquer la Justice non seulement dans sa réalité, mais dans son idée ; ce qui est impossible.

Quel nom lui donner à cette philosophie de la Révolution, qui n’est évidemment pas du théisme, mais qui n’est pas non plus de l’athéisme, ni du panthéisme, ni du spiritualisme, ni du matérialisme ; qui n’est pas l’éclectisme, bien qu’elle réalise tous les vœux de l’électisme ; qu’on ne saurait davantage appeler mysticisme, épicurisme, sensualisme, nominalisme ou réalisme, philosophie de l’absolu ou philosophie de l’idéal ? Car toute philosophie doit avoir un nom, comme le philosophe ou l’école qui la produit.

Laissons à l’avenir le soin de la définir, et appelons-la modestement éthique, ou Philosophie de l’Humanité.

De tout temps les philosophes ont pressenti que la science des mœurs est le pivot, le foyer, la base et le sommet de la philosophie. Pythagore, Socrate, Platon, Héraclite, Zenon, Épicure, les cyniques, tous les philosophes grecs, en un mot, sont essentiellement moralistes. Cicéron, Virgile, Horace, ne parlent que devoirs et droits ; leur philosophie est toute pratique, toute morale. Descartes suit cette tradition, quand il fait de l’explication des passions le but de sa métaphysique, et qu’il imagine, dans cette vue, sa fameuse distinction de l’âme et du corps. Toutefois, comme la notion du droit, dans Descartes, est insignifiante, son traité des passions se réduit à une hygiène de l’âme : ce n’est guère plus de la morale que les aphorismes d’Hippocrate. Spinoza enchérit sur Descartes, et de toutes les manières : sa philosophie est intitulée éthique ; elle a pour but, comme celle de Descartes, la discipline des passions ; mais, comme celle de Descartes aussi, elle est toute métaphysique, consiste en une déduction du concept de substance ou de Dieu, ce qui conduit le philosophe à la négation dogmatique de la liberté, partant du droit. Malebranche, le Spinoza chrétien, voit tout en Dieu, trouve la certitude en Dieu. Or, comme le Dieu de Malebranche est ou prétend être libre, qu’il est législateur, prévoyant, sujet de la Justice, on peut dire que Malebranche fait de la symbolique sans le savoir, et que sa philosophie, comme le christianisme qu’elle sert, est une allégorie de l’immanence, une prophétie de la Révolution. Pascal, enfin, et les solitaires de Port-Royal, Bossuet, Fénelon, Leibnitz, Kant lui-même et Fichte, autant que Lessing et Jacobi, sont d’accord pour faire de l’éthique le cœur et l’âme de la philosophie.

Puis donc que, d’après tous les témoignages, la Justice est le véritable objet que poursuivent les philosophes ; puisque c’est en elle que le vrai, l’utile, le beau, trouvent leur garantie et leur identité ; puisqu’enfin, pour la saisir, nous avons dû la chercher dans l’humanité même et ses manifestations, abandonner pour cela les régions imaginaires de l’absolu, et nous en tenir à l’observation des phénomènes et de leurs lois, saluons la Justice comme la raison première et dernière de l’univers, formule éternelle des choses, idée qui soutient toute l’idée, loi qui s’affirme elle-même et se démontre par cela seul qu’elle s’affirme ; appliquons-lui la définition donnée par Spinoza de sa chimère de substance : Per causam sui intelligo id cujus essentia involvit existentiam.


Conclusion.


J’ai fini, Monseigneur. Allons-nous maintenant rester ennemis, et, quand je vais prendre congé de vous, refuserez-vous de me donner à baiser votre anneau pastoral ? La charité chrétienne vous défend de me haïr ; et certes je ne demande pas non plus les cinquante mille têtes du clergé. La Révolution, quoi qu’on dise, est bonne personne. Aujourd’hui que, par l’exposition de son principe, elle explique tout, réconcilie tout, partis, opinions, intérêts ; aujourd’hui qu’elle apaise le régicide, met l’amour à la raison, synthétise la philosophie, et vous donne, par sa théorie de la sanction morale, l’exemple d’une miséricorde plus que divine, l’Église seule fera-t-elle scission et se tiendra-t-elle hors de la communion de la France ?

Peut-être regrettez-vous qu’ayant à révéler des choses si extraordinaires, je n’aie pas montré dans mon plaidoyer plus de gravité, plus de déférence pour la chose établie, plus d’érudition et de science ; qu’au lieu d’une œuvre de doctrine, soumise à l’examen des autorités constituées, j’aie fait un livre pour la multitude indiscrète, et dont le style, le ton, l’allure, rappellent trop souvent la polémique du Peuple.

Je comprends, Monseigneur, votre chagrin ; il est naturel, et plus que personne je déplore la fatalité, que seule, dans cette circonstance, il faut accuser. Je ne pouvais faire autre chose que ce que j’ai fait. D’abord, je ne suis pas savant, point érudit ; vous l’avez dit vous-même, et personne plus que vous n’est en état d’en juger. Si j’étais savant, je ferais ce que font les savants ; je m’occuperais exclusivement de ma science, et je finirais par entrer à l’Académie. Il n’y a que les ignorants qui fassent des révolutions. Puis, je ne suis pas seul en cause : c’est la tradition nationale que je défends, c’est toute une partie du peuple français, la plus considérable par le nombre, sinon par l’éducation et la fortune, que je représente. Ceux-ci avaient le droit de m’entendre : n’est-ce pas d’eux, après tout, que je tiens mon mandat ? Ils m’ont dit : « Nous avons assez des révélateurs, des initiateurs, des dieux incarnés, des messies, des apôtres, des thaumaturges et des pontifes ; nous ne sommes ni académiciens, ni processeurs, ni bibliothécaires : nous voulons des moralistes de notre bord et qui parlent comme nous. Toi qui as étudié, dis-nous ce qui en est, et ne t’en fais pas accroire. Que penses-tu ? Narre. »

Et j’ai entrepris cette rude tâche. J’ai pris pour modèle le paysan du Danube parlant au sénat de Rome ; je me suis mis en esprit devant l’Église, avec ma blouse d’ouvrier, mes sabots de paysan, ma plume de journaliste ; et je n’ai plus songé qu’à frapper juste et fort. On ne traite qu’avec les forts, a dit M. Guizot. Vous ne connaissiez pas notre force, Monseigneur ; vous ne saviez pas quelle puissance de vie, de génie, est en nous. Ces Études, telles quelles, vous en donneront peut-être une idée.

Daignez donc, Monseigneur, entendre mes dernières paroles. Ne vous éloignez pas de nous : ce serait déshonorer l’Église, et vous vous feriez cent fois plus de mal qu’à nous-mêmes.

I. Aussi haut que remontent les souvenirs du genre humain, soixante siècles par delà la guerre de Troie, d’après une tradition recueillie dans les temples par d’anciens écrivains, nous voyons la Religion servir de figure à la Justice ; elle tient lieu de science morale, supplée par la poésie du culte ce que la Raison pratique des peuples est incapable de définir, et cette figure, cette poésie, expression de la conscience primitive, est encore aujourd’hui et sera pendant bien des siècles après nous l’étude la plus attrayante du philosophe.

Qu’est-ce que cette adoration, relligio, d’un Être souverain, sinon une représentation de la Justice, c’est-à-dire du respect de l’humanité ? Dieu est tout à la fois, d’un côté, la nature humaine élevée à l’infini et idéalisée ; de l’autre, le concept, nullement absurde bien qu’indémontrable, d’un moi cosmique, comme qui dirait d’une Humanité universelle.

Que sont ces trinités divines que l’on voit se dégager de toutes les mythologies, sinon la première catégorisation de l’âme humaine, individuelle et collective, dans ses puissances fondamentales ? La Révolution n’a pas manqué de la reproduire dans sa devise fameuse ; aucune philosophie du dix-neuvième siècle n’a pu s’en détacher.

Vos anges ne sont-ils pas ces forces collectives que l’économie nous révèle, et dont l’équilibre fait l’objet du droit public et du droit des gens ?

Que vous dirai-je plus ? Votre grâce n’est-elle pas cette faculté de l’idéal que la nature a mise en nous pour servir d’excitation perpétuelle à la Justice ? Vos sacrements les initiations de la famille et de la société ? Votre péché originel une parabole de l’état de nature, dont la civilisation nous affranchit tous les jours ? Votre culte de la Vierge une allégorie du mariage ? Votre résurrection le rafraîchissement incessant de l’espèce, dans laquelle se conservent éternellement les formes, les tempéraments, les caractères, les idées et les affections des défunts ? Plus l’humanité vieillit, plus il s’amasse d’amour en ses entrailles ; quelle idée plus touchante pouvez-vous vous faire de votre destinée, chrétien que la mort terrifie ?…… Votre enfer et votre paradis, enfin, ne les retrouvez-vous pas tout entiers dans la sanction, pénale ou rémunératrice, qui accompagne le vice et la vertu ? Vous l’enseignez vous-même dans votre théologie : la véritable peine du damné est la peine du dam ; par quel matérialisme y ajoutez-vous la peine du sens ?

Ce n’est pas à moi, philosophe de la Révolution, de rechercher comment pourrait s’accorder cette interprétation allégorique du christianisme avec la foi réaliste et littérale de l’Église : ceci vous regarde exclusivement. Mais je dis que, la Religion ayant été pendant neuf mille ans le principe, la forme et la sanction de la Justice, elle a bien mérité de l’humanité : à moins d’une scission obstinée de votre part, la Révolution ne refusera pas à cette vieille Église une pension alimentaire.

II. La philosophie nous enseigne encore que le mysticisme est un élément indestructible de l’âme, une forme de la pensée qui se manifeste surtout dans les choses de la vie morale. Que de preuves nous en avons eues depuis la Révolution !… Or, autant qu’il est possible de se faire une raison en pareille matière, l’expérience prouve qu’en fait de mysticisme, la nouveauté vaut toujours moins que la tradition : plus on change, plus on éprouve le besoin de changer ; le plus sûr, puisqu’on ne peut chasser tout à fait cette influence, puisque la conscience a toujours aimé à s’entourer de mystère et qu’il s’agit surtout aujourd’hui de sauver nos consciences, le plus sûr, dis-je, est de nous en tenir, à l’exemple de Socrate, de Cicéron et de César, à la foi de nos pères. Ai-je pu faire si bien, avec toute mon incrédulité, que l’image du Christ ne se glissât, chez moi, jusqu’au lit de ma femme ? Des rigoristes de la démocratie, l’ayant su, m’en avertirent. J’ai répondu : il y est, qu’il y reste. Les femmes sont toutes amoureuses du Christ ; elles le pleurent aujourd’hui, comme elles pleuraient autrefois Adonis. Le Christ, Adonis, c’est l’Humanité….. Ai-je pu empêcher aussi le petit bonhomme Noël de faire visite à mes enfants le matin de sa fête, et trois mois après de leur envoyer, de deux cents lieues, des œufs de Pâques ? Il est bien difficile, demandez à Auguste Comte, de ne pas entourer la naissance, le mariage, les funérailles, de quelque cérémonial, qui, si nu qu’on le fasse, révèle à l’instant toute la religion. Laissons donc le mysticisme, puisque, ni par force, ni par raison, nous ne saurions l’atteindre. Assurons-nous de lui seulement, et, pour cela faire, changeons-y le moins possible.

III. Si le mysticisme est indestructible, il est un nom qui le résume, et que rien ne saurait effacer de la pensée des hommes : c’est le nom de Dieu. Irai-je sottement faire la guerre à ce concept dont je ne suis pas le maître, combattre par des arguments métaphysiques ce qui est le produit fatal de toute métaphysique, ou par des raisons tirées de l’expérience ce dont l’expérience elle-même me suggère la notion ultra-empirique, l’Absolu ? Quelle puérilité ! Ah ! plutôt que de déshonorer notre philosophie par cette négation ridicule, pourquoi ne pas nous mettre tout à fait à l’aise, en ajoutant un trait de plus à l’idée qui nous poursuit ? Le Dieu de nos pères est un dieu de progrès, sans doute ; les évolutions de l’âme humaine entrent dans le plan de sa Providence. Je crois voir l’Être des êtres sourire à mes efforts et me dire, comme ce vieux Romain que son fils, revêtu de la pourpre consulaire, obligeait à se lever devant lui : « Evohe ! courage, mon cher fils : tu es digne de moi, digne de porter le nom d’homme. C’est ainsi que je vous ai conçus dès l’éternité ; c’est comme cela que je vous veux tous : loin que cette fierté m’offense, elle fait ma gloire. Va, enfant, dans ta majesté et dans ta force ; ne courbe le front devant aucune idole, fût-ce l’image de ton père : à toi la main de Justice et le bâton de commandement. Specie tuâ et pulchritudine tuâ intende, prospere procede et regna. »

IV. Comment oublierais-je, enfin, que la Révolution a posé parmi ses dogmes, à côté du progrès, la tolérance ?

C’est parce qu’elle est tolérante que, tout en reprenant au clergé des biens mal acquis, elle lui a alloué un budget ; parce qu’elle est tolérante, qu’étrangère elle-même à tout mysticisme elle a voulu faire l’Église à son image en lui donnant une constitution ; parce qu’elle est tolérante, que plus tard elle a consenti, en faveur de cette Église malveillante, un concordat, et qu’elle a reçu par deux fois son serment. La Révolution n’a pas voulu faire violence à la pensée religieuse, mutiler l’humanité. Comme elle avait converti la royauté à son principe, elle a essayé de convertir aussi le sacerdoce : prêtres et monarques, elle s’est fait un honneur de vous prendre pour ses hérauts ; tous vous avez abjuré, à sa demande, le droit divin ; tous, depuis 1789 et 1802, vous êtes révolutionnaires.

Après tout, Monseigneur, s’il y a blasphème, le péché est vôtre : quand la Révolution est venue affranchir la Justice de la religion, la morale de la théologie, qu’a-t-elle fait autre chose que de mettre en pratique les maximes de vos ascètes, disant que l’amour de Dieu se suffit à lui-même, et tient lieu du reste ; qu’avec l’amour pur de Dieu il n’est besoin ni de culte, ni de sacrements, ni de récompenses ? L’amour gratuit de Dieu, l’anéantissement en Dieu, est le principe par excellence de l’ascétisme : c’est le principe qui a donné naissance à la réforme de Bouddha ; on le retrouve au fond de toutes les religions.

Par ces considérations, que j’abrège à dessein, afin de vous laisser le plaisir de les étendre, je propose une révision du Concordat dans le sens des neuf articles ci-après :

1. Réunion des deux pouvoirs, spirituel et temporel, dans la souveraineté française ;

2. Enseignement par le clergé, dans les grands et petits séminaires, dans les écoles et dans les églises, des principes de la Justice et de la morale, conformément à la doctrine de la Révolution ;

3. Accomplissement par les ministres du culte de toutes cérémonies relatives aux naissances, mariages, funérailles, anniversaires nationaux, etc., sur la simple demande des citoyens, et sans qu’il soit besoin de fournir des billets de confession ou de faire profession de foi ;

4. Suppression des couvents des deux sexes et de toute congrégation religieuse ;

5. Abolition des vœux perpétuels dans le clergé ; en conséquence, faculté pour tout ecclésiastique, après six années de service actif à dater de son ordination, de quitter à volonté le ministère et de se marier, si mieux n’aime l’Église abolir dès à présent le célibat des prêtres, comme a fait la Réforme ;

6. Restitution aux communes de toutes propriétés ecclésiastiques, et défense absolue à tout membre du clergé d’accepter pour le compte de l’Église aucune donation ;

7. Défense aux prêtres, à peine de retrait d’emploi et d’amende, de se livrer à aucune opération de commerce, banque, industrie, librairie, souscriptions, érections de monuments, institutions, etc. ;

8. Établissement d’une pénalité plus sévère pour tous les crimes et délits commis par des ecclésiastiques, notamment ceux qui regardent la pudeur ;

9. Abolition de l’autorité épiscopale et papale ; l’administration ecclésiastique réformée sur les principes du droit commun, et les jugements de l’ordinaire ressortissant au conseil d’État et à la cour de cassation.

Tel est, Monseigneur, le pacte nouveau que je vous propose, plus honorable pour vous et plus utile que celui de Charlemagne. Acceptez, je vous le conseille, et hâtez-vous : n’attendez pas que la Révolution irritée vous dise, comme à Napoléon Ier, comme à Charles X et à Louis-Philippe : Il est trop tard !

Soyez dans votre cœur ce qu’il vous plaira : je vous promets, si vous signez ce concordat, de ne plus contrister votre foi par des critiques devenues inutiles, de m’abstenir même de tout commentaire sur vos écritures. Qu’aurais-je à reprendre en vous, si vous consentiez à vous charger du spirituel de la Révolution ? Aussi bien, ne voyez-vous pas que ma foi, sur les choses essentielles, ne diffère en rien de la vôtre ? Chrétien, déiste, antithéiste, je suis tout aussi religieux et presque dans les mêmes termes que vous. Je ferai plus : pour célébrer cette fusion mémorable, je vous conduirai ma femme, dont l’Église n’a pas béni le mariage, mes deux petites filles, non encore baptisées ; tous ensemble nous nous jetterons à vos pieds ; nous recevrons de votre main le sacrement, et je réciterai avec vous, d’un cœur fervent, sans restriction mentale et en me couvrant du signe de la croix, cette oraison magnifique par laquelle se termine l’office du soir, les jours de dimanche, dans nos églises bisontines :

Que la paix et la bénédiction du Dieu Tout-Puissant, Père, Fils et Saint-Esprit, Liberté, Justice, Amour, et que la visite des Anges, descende sur nous, Pax et benedictio Dei omnipotentis, Patris, et Filii, et Spiritûs sancti, et visitatio angelica descendat super nos ; sur cette cité française, et sur tous ceux qui vivent dans sa communion, super civitatem istam et omnes habitantes in eâ ; sur les fruits de la terre et sur ceux du travail, super fructus terræ et bona cuncta ; sur les restes de nos frères qui reposent, ici et partout, dans la foi du Christ et de la Révolution, super corpora fidelium hic et ubique in Christo requiescentia ; et qu’elle conserve dans la Justice leurs âmes confondues avec les nôtres, et animas corum salvet et nostras.


fin
TABLE



progrès et décadence.


[Argument. — S’il avait été possible que l’humanité demeurât fidèle à la pensée religieuse par laquelle s’ouvre son existence, malgré l’accumulation de ses découvertes, le progrès de son industrie, les évolutions de la politique, elle aurait vécu dans un état de décadence non interrompue ; comme l’enfant scrofuleux, elle serait née pour pourrir ; sa destinée, hideusement pervertie, aurait été une longue décomposition. Il y a de cela une triple cause : 1o L’homme, en vertu de sa religion, incrédule à lui-même, n’a de foi qu’en la Divinité, ce qui fausse en lui et bientôt arrête le mouvement de la justice ; 2o En vertu de la même religion, il suit l’idéal plutôt que le droit, et se perd par l’idolâtrie et la débauche ; 3o La société, toujours par l’effet de ce culte, conçoit une idée fausse de sa destinée, qu’elle assimile à celle des existences inférieures ; en sorte que, comme sa pensée est tournée vers la mort, ses institutions et sa tendance l’y poussent fatalement. Et l’histoire prouve que telle en effet, ou peu s’en faut, a été jusqu’ici la vie de l’humanité : cette vie n’est pas précisément continue, elle se compose d’une suite d’existences collectives placées bout à bout, se transmettant de l’une à l’autre le flambeau de la civilisation, mais qui toutes finissent misérablement, comme si elles n’avaient reçu de force vitale que ce qu’il en faut pour traîner plus ou moins longtemps leur agonie.

La Révolution, en nous apprenant à déduire de la théorie de la Justice et de la Liberté la théorie du Progrès, met un terme à ce désespoir. Elle démontre, par la logique et par les faits, que si la vertu propre de l’âme, si la joie de la conscience, par suite l’éclat du génie, ont subi, sous l’influence de la tristesse religieuse, une longue éclipse, cette éclipse touche à sa fin, et que des succès plus grands, une félicité supérieure, nous attendent.]


Préambule 1.

Chap. Ier. — Critique de l’idée de progrès. 4.

Chap. II. — Théorie du progrès. 37.

Chap. III. — Confirmations historiques : l’Église. 57.

Chap. IV. — Rome et les empereurs. 73.

Extraits de l’histoire des empereurs : Hélagabal 86.
Alexandre-Sévère 91.
Maximin 94.
Probe 99.

Chap. V. — De la littérature, dans ses rapports avec le progrès et la décadence des nations. 105.

Chap. VI. — Suite du précédent. 149.




amour et mariage.


[Argument. — Tout révèle dans le mariage une institution qui a pour but de subordonner l’amour à la Justice, conformément à la théorie de la perfectibilité, et de faire de cette passion, essentiellement idéaliste, l’auxiliaire le plus puissant de la conscience, partant le moyen le plus énergique du Progrès. Comment se fait-il que la Religion, en sanctifiant le mariage, n’ait pas su en conserver la dignité, à ce point que l’institution n’a cessé de déchoir, tant au for intérieur qu’au for extérieur ; que le mariage chrétien est resté inférieur au mariage païen, et que l’Église a toujours confondu l’union légitime avec l’union concubinaire ? Comment se fait-il qu’à force de diviniser l’amour, le mysticisme des théologiens, aussi bien que la spéculation des philosophes, le pousse à la plus infâme corruption ?]


Préambule 181.

Chap. Ier. — Problème complexe du mariage : analyse préparatoire. 188.

Chap. II. — Premières manifestations de la Justice matrimoniale. 200.

Chap. III. — Corruption du mariage et de l’amour par l’idéalisme. Confusion des sexes. 231.

Chap. IV. — Doctrine de l’Église sur le mariage. — Communauté d’amour, concubinat, divorce, confusion des sexes : négation de la femme. 261.

Chap. V. — Corruption de l’amour et du mariage chez les chrétiens. Caractère de la lubricité moderne. 300.



amour et mariage. — suite.


[Argument. — Toutes les religions ont méconnu le caractère de la femme : d’abord, elles l’ont injuriée ; puis elles l’ont exaltée outre mesure, et lui ont promis une destinée égale, sinon supérieure, à celle de l’homme. Que signifie cette contradiction ? C’est que la Religion, prenant pour elle-même la mission de la femme, qui est de porter l’homme à la Justice par l’attrait de la Beauté, n’a plus su ensuite que faire de la femme ; que, la considérant en dehors de sa destinée, elle devait trouver en elle un être impur et sans objet, à qui, dès lors, elle n’avait à proposer que des noces célestes et la gloire de l’autre vie.

La Révolution, après avoir réfuté l’utopie platonique et chrétienne de l’égalité des sexes, donne la théorie du mariage, discipline l’amour, rétablit la femme dans son rôle, et lui dit : Reine de grâce, monte sur l’autel.]


Chap. Ier. — La femme. 335.

Infériorité physique de la femme. 337.
Infériorité intellectuelle de la femme. 343.
Infériorité morale de la femme. 361.

Chap. II. — Observations : Influence de l’élément féminin sur les mœurs et la littérature française. 377.

J.-J. Rousseau 379.
Béranger 382.
M. de Lamartine. 386.
Mme Roland. 399.
Mme de Stael. 404.
Mme Necker de Saussure. 408.
Mme Sand. 414.

Chap. III. — Théorie du mariage.

1. Résultat général de la discussion. 430.
2. Nécessité pour la Justice de se constituer un organe. 432.
3. Que l’organe de la Justice est l’androgyne, ou le couple conjugal. 435.
4. Beauté de la femme. 438.
5. Destination de la femme. 446.
6. Formation du pacte conjugal : premier degré de juridiction. 450.
7. La famille : deuxième degré de juridiction. 455.
8. La cité : troisième degré de juridiction. 460.
9. Discipline de l’amour. 465.
Catéchisme du mariage. 473.



de la sanction morale.


[Argument. — La Religion, n’ayant pas de morale, n’a pas non plus de sanction morale ; elle ne sait même pas ce que veut dire ici le mot sanction. Bien loin qu’avec ses récompenses et ses châtiments elle encourage les bons et épouvante les méchants, elle peut se vanter d’avoir réhabilité le crime et déshonoré le supplice. — Aperçu des effets contraires de la bonne et de la mauvaise conscience, dans l’individu, la famille, la cité ; dans l’économie publique, le gouvernement. Théorie révolutionnaire de la solidarité juridique et du droit pénal ; cessation du régicide ; constitution de la philosophie et solution du problème de la certitude.]


Fragments. 487.

1. Critique générale de l’idée de sanction : caractère que doit avoir une sanction de la Justice. 493.
2. Que la sanction de la Justice a son foyer dans la conscience. 500.
3. Développement de la sanction morale dans la famille et la cité : Théorie du droit pénal. 512.
4. Sanction dans l’économie. 531.
5. Sanction dans la politique : physiologie du régicide. 549.
6. Sanction dans la philosophie. 558.
7. Conclusion. 600.


fin de la table.