De la réalité du monde sensible/Texte entier

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Félix Alcan (p. -430).


DE LA


RÉALITÉ DU MONDE SENSIBLE



DE LA RÉALITÉ
DU
MONDE SENSIBLE


PAR
JEAN JAURÈS




DEUXIÈME ÉDITION



PARIS
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET Cie
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108

1902




A
M. PAUL JANET
PROFESSEUR À LA SORBONNE, MEMBRE DE L’INSTITUT




À MON BIENFAITEUR
M. FÉLIX DELTOUR
INSPECTEUR GÉNÉRAL DE L’UNIVERSITÉ EN RETRAITE


Hommage de respectueuse reconnaissance.




DE LA
RÉALITÉ DU MONDE SENSIBLE




CHAPITRE PREMIER

le problème et la méthode


Le monde sensible, que nous voyons, que nous touchons, où nous vivons, est-il réel ? La question semblera puérile aux hommes d’action, et je compte parmi eux les hommes de pensée qui acceptent d’emblée les choses pour en étudier sans retard les rapports et l’enchaînement. Ce n’est pourtant pas une dispute d’école, car l’esprit humain s’est interrogé sur la réalité de l’univers bien avant qu’il y eût une tradition scolastique et des raffinements artificiels de curiosité. Parménide, dans la première et simple lumière de la pensée grecque, comparant le monde à l’être, n’y voyait qu’une prodigieuse illusion. Il ne s’agit point, d’ailleurs, de contester la réalité du monde telle que l’entend le vulgaire. Celui-ci croit naïvement à la réalité d’un objet sur les témoignages concordants de ses sens : une pomme que l’on peut voir, goûter, toucher, est une pomme ; et lorsqu’un bâton bien visible et bien palpable lui caresse les épaules, ce sont bien des coups de bâton qu’il reçoit. Aussi, s’imagine-t-il volontiers, lorsqu’on met en question la réalité du monde extérieur, qu’on met en question ses sensations elles-mêmes. La facétie de Molière dans Sganarelle n’a pas d’autre fondement. Tout le comique vient de ce que le philosophe commence par accepter la notion vulgaire de la réalité, sauf à y contredire ensuite en paroles. « Il se peut que je vous entende, il se peut que vous me parliez. » Son doute porte non pas sur la réalité intime et mystérieuse des choses, mais sur les sensations mêmes. Ainsi, c’est de ces sensations mêmes qu’il fait le type de la réalité, puisque c’est à ces sensations, comme telles, qu’il applique sa critique et son doute ; et pensant au fond comme le vulgaire, il se donne l’air de penser autrement, mais c’est là une contradiction lamentable qui le livre sans défense à cette logique des coups de bâton dont il a reconnu d’avance implicitement la légitimité. Le vrai problème qui se pose n’est donc pas : le monde est-il réel  ? car, comme on fait d’habitude du monde même et de l’impression qu’il produit sur nous le type de la réalité, cette question n’est qu’une misérable tautologie. Ce qu’on peut demander et ce que demande au fond l’esprit humain, c’est : en quel sens, de quelle manière, à quelle profondeur le monde est-il réel  ? La question est toute autre, et on peut même dire qu’ici la situation réciproque du philosophe et du vulgaire est renversée. Tout à l’heure, c’est le vulgaire qui triomphait du philosophe, car celui-ci ayant admis en effet la notion de la réalité qu’a celui-là n’y pouvait plus contredire que par une niaise fanfaronnade de paroles, et maintenant, au contraire, le philosophe peut troubler et déconcerter le vulgaire dans sa notion naïve de la réalité en démontrant combien cette notion, simple et une en apparence, est complexe et équivoque. Et quand j’oppose ainsi le philosophe au vulgaire, qu’on m’entende bien : il n’y a pas dans mon propos le plus petit grain d’aristocratie. Je n’admets point qu’il y ait des castes dans les intelligences humaines. Il n’y a point des hommes qui sont le vulgaire, d’autres hommes qui sont les philosophes. Tout homme porte en lui-même le vulgaire et le philosophe. Dans la question particulière qui nous occupe, il n’est peut-être point d’âme simple et inculte qui ne puisse être élevée à ce degré d’émotion intellectuelle et religieuse où le monde changeant des sens n’est plus qu’illusion et vanité. Et réciproquement, il n’est peut-être pas de philosophe, si convaincu qu’il soit que le monde n’existe que par la liaison harmonieuse de toutes ses parties, qui ne soit tenté bien souvent, en cédant à l’égoïsme et en se séparant du tout, de se réduire lui-même à une sorte de néant. Ainsi, quand le philosophe dédaigne le vulgaire, il se dédaigne lui-même, et quand le vulgaire raille le philosophe, il se raille lui-même. S’il est puéril de se demander si vraiment le monde est réel et en quel sens, pourquoi les hommes entendent-ils la réalité de tant de manières différentes  ? Vous dites que cette table est réelle : cela veut dire d’abord qu’elle frappe vos sens avec une suffisante intensité et une suffisante netteté. Si elle n’était qu’une image faible et vague, si elle effleurait à peine vos sens d’une impression fugitive, vous croiriez à une illusion du regard. Mais l’image est ferme, précise, vigoureuse, et de plus, elle est persistante. Voilà un premier signe de la réalité et un premier sens du mot. En second lieu, vos différents sens sont d’accord et témoignent de concert : vos yeux voient la table et vos mains la touchent ; bien mieux, la forme que voient vos yeux, vos mains la constatent ; et si la table oppose à vos mains une résistance continue, elle oppose à votre vue une opacité continue. Il y a donc coïncidence de vos divers sens et de tous vos sens, car, si la table résonne, c’est à elle que votre ouïe rapporte le son perçu comme à son point d’origine. Si la table que voient vos yeux vos mains ne pouvaient pas la toucher, vous croiriez à un prestige ou à une hallucination de votre regard. Il peut sembler que le toucher tout seul suffit à garantir la réalité d’un objet : vous pouvez douter de ce que vos yeux voient, vous ne doutez pas de ce que touchent vos mains. C’est que s’il y a des images, des reflets dans l’ordre des sensations visuelles, il n’y a ni images, ni reflets dans l’ordre des sensations tactiles ; un corps placé en face d’un miroir ou du miroir naturel des eaux y projette son image, et la vue toute seule ne peut discerner où est la forme originale, où est l’image ; mais les corps ne projettent pas hors d’eux-mêmes leur résistance ; pour la résistance, la cohésion, la densité, il n’est pas de miroir ; voilà donc, dans le sens de la vue, une cause d’erreur et de défiance qui ne se rencontre pas dans le sens du toucher. De plus, la vue percevant à distance, les sensations visuelles peuvent, par une dégradation continue, se perdre dans cette sorte de vague où la réalité ne se distingue plus du rêve ; au contraire, les sensations tactiles étant immédiates et pouvant être renforcées à volonté par une légère pression restent presque toujours suffisamment nettes. Enfin l’esprit intervient sans cesse dans les sensations visuelles ; avec quelques points qui lui sont donnés, avec quelques lambeaux d’images visuelles, il reconstruit des formes précises ; la main touche sans que l’esprit s’en mêle ; au contraire, c’est l’esprit qui voit par l’œil, l’esprit est un puissant architecte d’images, mais un architecte aventureux qui, avec quelques fragments de réalité dont il comble les intervalles, bâtit bien souvent des chimères. Le toucher a donc une sûreté que n’a pas la vue, et tandis que les données de la vue ne sont pas toujours confirmées par le toucher, les données du toucher sont toujours, ou du moins presque toujours, confirmées par la vue. Ainsi, si le toucher semble offrir à lui seul une garantie suffisante de réalité, ce n’est pas du tout qu’un seul sens, quel qu’il soit, puisse, sans accord avec les autres sens, constituer ou même certifier la réalité, c’est que, dans notre expérience, cet accord du toucher avec les autres sens peut être toujours raisonnablement présumé. Vous marchez dans la nuit noire, vous vous heurtez à des objets invisibles, mais vous êtes assuré que, la lumière intervenant, vous verriez les objets et que vous les verriez dans l’ordre, avec les formes et les proportions que le toucher vous indique. Mais la sanction de la vue est nécessaire aux sensations du toucher, et si, en plein jour, vos yeux bien ouverts, vous vous heurtiez subitement, dans une prairie unie et lumineuse, à un obstacle invisible, vous vous demanderiez avec surprise, avec angoisse, si votre organisme n’est pas halluciné en son fond jusque dans cette fonction toute passive du toucher. Il ne servirait à rien de dire que les aveugles de naissance, qui ne peuvent pas contrôler le toucher par la vue, ont néanmoins la notion de la réalité, car ils cherchent eux aussi à s’assurer qu’il y ait concordance entre leurs différents sens, le toucher, l’ouïe, l’odorat, le goût. D’ailleurs, pour un être réduit à un seul sens, s’il en est, la réalité ne serait pas ce qu’elle est pour nous ; le mot-réel n’aurait pas la même signification, et je n’ai pas d’autre objet en ce moment que de montrer combien sont diverses pour la conscience, en dehors de tout système philosophique, les acceptions du mot réalité.

La concordance de nos différents sens donne à l’objet saisi par nous sous des aspects multiples une réalité profonde et mystérieuse. Quand un objet ne se manifeste à nous que par une qualité, nous le confondons, pour ainsi dire, avec cette qualité elle-même, et nous ne songeons pas ou nous songeons beaucoup moins à faire de lui une substance. La lumière est visible, mais elle est impalpable : elle n’est que la lumière, et il semble qu’elle s’épuise dans une seule qualité et se livre tout entière à un seul de nos sens. Aussi nous semblerait-elle parfois une réalité à peine réelle si elle n’entrait en relations avec les objets solides, si elle n’émanait de foyers matériels palpables ou présumés palpables, si elle ne dessinait le contour des objets comme le toucher les dessine et ne coïncidait avec le toucher par la révélation de la forme, si, en enveloppant et en pénétrant notre sphère de sa clarté chaude et de ses couleurs, elle ne s’unissait à elle et n’entrait ainsi dans le système de réalité qu’institue la concordance des sens. La lumière de la nuit semble moins réelle, non pas parce qu’elle est moins intense, mais parce que, ne dessinant plus à la surface de la terre la forme des objets palpables, elle échappe à notre système familier de la réalité ; et si l’infini n’était pas éclairé pour nous par des flambeaux qui rappellent à notre imagination les objets terrestres et qui prolongent de sphère en sphère ce que nous appelons la réalité, si nous pouvions percevoir la pâle lumière de la nuit sans constater en même temps les points d’origine présumés solides, la lumière immatérielle et inexpliquée des nuits sereines serait pour nous je ne sais quel songe transparent. Ou plutôt elle serait une autre espèce de réalité aussi peu substantielle que possible, car la substance, la réalité substantielle, ne commence guère qu’avec la multiplicité des qualités. L’esprit ne peut pas concevoir qu’un objet qui se manifeste par des qualités multiples ne soit qu’une agglomération de ces qualités et qu’il n’y ait entre elles aucun lien interne. Et de fait, dans tout objet naturel, la température, la forme, la densité, la couleur varient ensemble : chauffez un métal, il se transforme pour tous nos sens. Plus encore dans les êtres vivants : il y a dans la plante, dans l’animal une corrélation étroite entre tous les organes, entre l’énergie intérieure de la sève, la vigueur résistante et la sonorité saine du tronc, la coloration des feuilles. Tout porte à croire qu’un être vivant, homme ou plante, pourrait se résumer dans une formule unique. L’homme futur n’existe pas en réduction, à l’état d’homunculus imperceptible, mais tout formé, dans les organes générateurs de ses ascendants, et pourtant tous les traits de sa constitution physique et morale, les plus profonds et les plus superficiels, l’énergie de son vouloir et le tic léger de sa lèvre, la couleur de ses yeux et la nuance intraduisible de sa mélancolie, tout est déterminé d’avance dès la conception ; il y a donc une forme caractéristique de la vie qui enveloppe et harmonise, avant même qu’elles se déploient, les qualités les plus diverses de la vie. Cela est vrai des espèces minérales et chimiques comme des individus vivants ; et lorsque le vulgaire et les métaphysiciens parlent de substance et de réalité substantielle, ils s’entendent fort bien eux-mêmes et avec la science, et ils ne méritent peut-être pas toutes les railleries que leur prodigue depuis un demi-siècle un criticisme arrogant. Mais je ne prétends pas du tout essayer ici, à mon tour, une analyse ou une justification de la notion de substance. Il me suffit qu’il y ait là une acception nouvelle, légitime ou non, du mot réalité, et que l’esprit y concoure avec les sens. Si les sens ne nous révélaient pas des qualités multiples et en relations harmonieuses, si la forme visible ne coïncidait point, par exemple, avec la forme tangible, l’esprit n’arriverait probablement pas à l’idée d’une unité substantielle et profonde de l’objet. Mais aussi, sans l’esprit, sans l’idée d’unité, d’individualité profonde qu’il porte en lui, jamais l’objet, malgré la concordance superficielle de ses qualités sensibles, ne serait pour nous une substance ; le grand artiste, le grand peintre, par exemple, voit à la fois avec l’esprit et avec les yeux ; et ce qui montre bien que l’esprit et les sens concourent et se fondent, pour ainsi dire, dans la conception de la substance, c’est que le grand peintre, qu’il le sache ou non, est, dans son art, un substantialiste. Qu’il songe simplement à traduire par une figure vivante une idée générale et que l’idée générale, au lieu d’être fondue dans la ligne des traits, dans la coloration du visage, dans le regard et dans le sourire, apparaisse distincte et sèche, il n’a fait qu’une froide allégorie, sans vie, sans réalité. Que son pinceau reproduise comme en se jouant une apparition charmante où tout, l’attitude, le sourire, le regard, a de la grâce et une grâce naturellement et visiblement concordante ; si son âme n’est pas émue, si elle ne démêle pas l’invisible foyer de vie légère et exquise d’où la grâce se répand, multiple et une, sur cet être charmant, le peintre n’aura fait qu’une fantaisie superficielle. Il n’est un maître et un créateur que lorsqu’il y a dans son œuvre visible une âme invisible et présente, lorsque cette œuvre idéale se développe d’un germe idéal comme l’œuvre réelle de la nature se développe d’un germe réel. Alors l’artiste a fait un être, et, si j’ose dire, en restituant au mot sa valeur vraie et en l’allégeant de tous les souvenirs scolastiques, il a créé une substance.

Or rien n’est plus familier, je dirai presque, rien n’est plus vulgaire que la notion de substance : il n’est pas de paysan inculte qui ne l’applique continuellement, et il est même des philosophes raffinés qui ne consentent pas aisément à être peuple, qui ne voient dans la substance qu’un lourd préjugé, une idole grossière de l’imagination et des sens. Et pourtant, dans cette notion si banale qui est pour tous les hommes l’équivalent même de la réalité, l’esprit a pénétré, l’esprit a sa part. Quand le paysan ou l’homme d’affaires disent : Cet arbre existe, ce fruit existe, cette pierre existe, ils se servent de l’idée de substance, et cette idée leur est fournie non par les sens tout seuls, mais par l’esprit uni aux sens. C’est donc que la réalité la plus familière, la plus vulgaire, est constituée, au moins en partie, par l’esprit, et n’a toute sa signification que par l’esprit. Si donc l’esprit se demande : En quel sens le monde est-il réel ? il n’est pas un seul homme qui ait le droit de s’en étonner, d’abord parce que la réalité a pour tout homme plusieurs formes et plusieurs degrés, et ensuite parce que l’esprit lui-même est au moins un élément de la réalité.

Mais ce n’est pas tout. Un objet a beau m’apparaître avec intensité ; il a beau émouvoir mes différents sens, le toucher, l’ouïe, la vue, d’une manière concordante, je puis encore me demander s’il est réel ou imaginaire, car, en rêve aussi, je crois percevoir avec netteté, et il y a concordance entre les impressions illusoires de mes sens. Et pourtant je ne confonds pas l’état de sommeil et l’état de veille, le rêve et la réalité. Et si je les distingue, c’est que les visions du rêve ne peuvent se rattacher à l’ensemble de ma vie selon les lois de mon expérience et les règles de ma raison. Au contraire, les visions de la vie réelle forment un système où tout est lié, où tous les faits sont rattachés les uns aux autres par certaines lois, et par la plus vaste de toutes, la loi de causalité, où tout mouvement est précédé d’un autre mouvement, où tout événement est précédé d’un autre événement, où l’absolue continuité du temps et de l’espace, condition et image de la continuité causale, s’impose à toutes nos actions et à toutes nos perceptions. C’est donc l’esprit qui, selon ses formes essentielles, ses principes et ses lois, selon sa vocation naturelle d’ordre et d’unité, décide de la réalité et l’oppose aux fantômes de la nuit. Donc, pour l’homme et pour tout homme, à moins qu’il ne soit assez stupide ou assez fou pour ne pas distinguer la réalité du rêve, le réel c’est ce qui est intelligible. Voyez comme peu à peu le sens du mot réalité s’élève ; et non point en quelques intelligences d’élite, mais en toute intelligence, en toute conscience. C’est une métaphysique sublime qui est le ressort caché des esprits les plus pratiques et des existences les plus vulgaires. Je sais bien que quelques disputeurs sceptiques ou quelques philosophes de profession se sont servis du rêve et de l’apparence de réalité qu’il a pour nous au moment où il se produit pour ébranler notre croyance à la réalité du monde. Ces artifices ont pu embarrasser un instant les esprits simples, mais ils n’ont jamais eu de prise sur eux. Ils s’étonnent, en effet, quand ils y pensent, de l’apparence de réalité qu’ont les rêves, et comment ce qui n’est point peut prendre ainsi la forme de ce qui est ; mais ils ne concluent pas du tout de la vanité du rêve à la vanité du monde prétendu réel. Gardons-nous de dire qu’ils manquent, en cela, de philosophie : ils ignorent les petites roueries des systèmes, mais c’est parce qu’au fond ils ont un critérium supérieur et vraiment philosophique de la réalité (je veux dire l’enchaînement causal et la liaison intelligible des choses), qu’ils sont fermés à toutes les habiletés sceptiques ; ils sont sauvés d’un peu de philosophie artificielle par beaucoup de philosophie instinctive, et leur pensée est pénétrée, à leur insu, de la plus haute et de la plus religieuse conception ; car si Dieu, au moins sous l’un de ses aspects, peut être défini avec Leibniz, l’ordre et l’harmonie des choses : Deus est ordo et harmonia rerum, c’est Dieu qui est, pour l’homme le plus simple, la mesure et l’essence même de la réalité. Oui ; mais alors que les esprits simples et directs (j’entends par là ceux qui sont tout entiers tournés vers le dehors aussi bien que les esprits incultes) ne s’insurgent point contre eux-mêmes, et qu’ils n’accusent point le philosophe de subtilité vaine quand il essaie de pénétrer les sens multiples du mot réalité, de dégager les conditions, les garanties supérieures de la réalité du monde et de manifester le secret divin que la réalité enveloppe, puisque le philosophe se borne à mettre en lumière les richesses cachées de tous les esprits.

L’ouvrage de M. Lachelier sur le fondement de l’induction a précisément pour objet d’élever le monde au sens le plus haut du mot réalité en identifiant les conditions de l’être avec les conditions de la pensée. Si les phénomènes se succédaient sans aucun lien, sans aucun rapport de cause à effet, on pourrait les parcourir dans n’importe quel sens ; ils n’auraient pas de place déterminée et certaine dans le temps ; ils ne seraient que le tourbillonnement insensé d’un rêve. Par l’enchaînement causal, tous les phénomènes se tiennent, et ils forment des séries qui ont une direction déterminée ; on ne les suit pas au hasard ; on les remonte ou on les descend ; ils ont, par là, ce minimum de détermination et de fixité sans lequel il n’y a point d’être, mais seulement l’ombre fuyante de l’être. Mais le monde n’a ainsi qu’un être bien incomplet encore, car tous ces phénomènes n’existent que par le phénomène qui les précède et les produit, c’est-à-dire qu’ils n’existent que par un rapport constant à autre chose qu’eux : leur être leur est donc extérieur ; ce qui existe vraiment, ce n’est pas le phénomène : c’est la série indéfinie des causes et des effets où ce phénomène a sa place ; mais cette série elle-même n’existe que d’une manière toujours incomplète et extérieure ; elle ne s’achève jamais en une cause phénoménale première et en un effet ultime, et jamais non plus elle ne revient sur soi et ne se ramène en cercle pour se saisir et se fixer elle-même en un système clos. C’est une ligne toujours fuyante et qui, n’existant que par le rapport de ses parties, n’existe que par cette fuite éternelle ; toujours elle se prolonge, et toujours elle se perd à l’horizon ambigu de l’être et du non-être. Le monde, réduit à la causalité, n’est qu’un fantôme en marche, condamné à ne jamais s’arrêter, se fixer et se comprendre. Il est donc nécessaire, pour que l’être soit, que ces séries indéfinies de causes et d’effets servent de support, de chaîne et de trame à des systèmes définis, ayant leur fin, c’est-à-dire leur raison en eux-mêmes. Voilà pourquoi il y a dans le monde des organisations ; ou plutôt voilà pourquoi le monde, en toutes ses parties, est organisé, qu’il s’agisse de ces vastes ensembles de mouvements liés entre eux que nous appelons les systèmes stellaires, ou de ces systèmes de forces unies par de secrètes affinités qui constituent une combinaison chimique, ou des organismes vivants, ou enfin de ces hautes consciences qui aspirent à faire entrer l’univers entier dans leur unité. Toutes ces organisations n’existent point en vue d’un fin étrangère ; elles ne servent à rien qu’à elles-mêmes, ou du moins ce n’est point leur essence de servir à autre chose que soi ; elles sont leur but et leur raison à elles-mêmes, et comme elles ne se réalisent point par le concours tout extérieur d’éléments aveugles, mais par une aspiration intime, par un effort obscur ou conscient, mais spontané, vers la beauté et l’indépendance de la forme, elles ont en elles-mêmes non seulement leur fin, mais leur principe ; vraiment, elles sont ; et le monde trouve en elles, dans sa fuite éternelle et vaine, la fixité et l’existence. Ce n’est pas que ces organisations soient isolées les unes des autres et que le monde ne trouve l’être qu’en perdant l’unité, car, d’abord, il n’est pas un seul des phénomènes qui font partie de ces systèmes organisés qui ne fasse partie, en même temps, des séries causales et mécaniques et qui ne se rattache, par elles, à la totalité des phénomènes ; et puis, toutes ces organisations, à des degrés divers et sous des formes diverses, aspirent à la même fin : l’unité, la beauté, la liberté, la joie. Elles sont donc toutes liées entre elles et par le dehors et par le dedans, et par l’enchaînement extérieur et indéfini des séries causales, et par la communauté intime de la même fin supérieure et divine.

Voilà quelles sont, pour le monde, les conditions de l’être ; et il est à peine besoin de marquer que ces conditions de l’être sont en même temps les conditions de la pensée qui ne peut saisir les phénomènes qu’en les enchaînant selon des rapports de cause et d’effet, et qui s’épuiserait à suivre ces séries indéfinies si elle ne rencontrait à chaque pas des systèmes définis, des organisations d’activité spontanée où elle se ranime et se reconnaît elle-même au contact de la vie intérieure et libre, suspendue, par sa fin propre, à l’idéal éternel. Ainsi, tandis que tout à l’heure, à propos de la substantialité des objets, nous nous bornions à dire que l’esprit concourait avec les sens à l’idée de réalité, maintenant, nous avons atteint, guidés par un maître, les hauteurs où la réalité et la pensée ne font qu’un et où le monde est identique à l’esprit. Mais il faut bien se rappeler qu’en nous élevant ainsi vers le sens le plus haut du mot réalité, nous n’avons pas quitté le monde : nous l’avons élevé avec nous et comme nous vers la réalité vraie. Il faut bien se rappeler que c’est pour fonder l’induction, c’est-à-dire l’affirmation des lois générales et constantes que notre expérience bornée ne garantit point et sans lesquelles la pensée la plus vulgaire et l’action la plus familière sont impossibles, que le philosophe a cherché ce qu’était la réalité du monde. C’est pour nous permettre d’affirmer sans folie que le soleil se lèvera demain et qu’au printemps prochain les arbres fleuriront qu’il a montré que le monde, pour être réel, devait non seulement être soumis à l’enchaînement causal, mais encore être organisé en systèmes relativement fixes : en sorte que notre vie même, faite de prévisions et d’anticipations, a la métaphysique pour base. Et en fait, cette métaphysique soutient, qu’ils le sachent ou non, tous ceux qui induisent.

À vrai dire, il me semble que M. Lachelier, après avoir établi les fondements métaphysiques de l’induction, n’a pas assez nettement expliqué comment la pratique de l’induction s’y appuyait. La question précise, qui est à résoudre, est celle-ci : il ne suffit pas que dans le monde il y ait des lois ; il faut que ces lois puissent être constatées : et pour cela il est nécessaire qu’elles puissent produire leurs effets avec une certaine fréquence et une certaine suite : il est nécessaire dès lors qu’elles ne soient pas immédiatement contrariées par d’autres lois. C’est une loi que la terre en tournant retrouve périodiquement le soleil ; mais nous conjecturons que c’est une loi parce que le phénomène s’est reproduit avec une régularité saisissable. Si d’autres lois inconnues de nous avaient bouleversé sans cesse le mouvement des planètes et des soleils, nous ne pourrions dire avec quelques vraisemblance que le soleil se lèvera demain. La loi existerait pourtant tout de même, en ce sens qu’une force déterminée et constante tendrait à produire le retour de l’aurore ; mais cette loi contrariée et dissimulée par l’effet d’autres lois ignorées serait pour nous comme si elle n’était pas. De même la force de la pesanteur agit sur tous les objets situés dans notre sphère d’attraction suivant une loi. Mais si d’autres lois inconnues contrariaient l’action de la pesanteur, les corps abandonnés à eux-mêmes tantôt tomberaient, tantôt ne tomberaient pas, ou tomberaient avec des vitesses et des directions absolument variables : certes il n’y aurait point alors de hasard dans les choses, mais il y aurait hasard pour notre esprit. Qu’est-ce d’ailleurs que le hasard ? Ce n’est pas l’absence de toute loi, mais la confusion inextricable des effets produits par des lois multiples. Nous vivons en partie dans la région du hasard, en partie dans le monde des lois ; comment se fait-il que la région du hasard ne s’étende pas pour nous à l’univers entier ? Comment se fait-il qu’il y ait des lois assez fixes et assez simples pour que nous puissions les saisir ? La réponse de M. Lachelier est décisive : le monde n’est pas s’il n’est pas organisé ; or qui dit organisation dit une forme existant pour elle-même et par elle-même, capable par conséquent de se subordonner, au moins un moment, les éléments qu’elle enveloppe. Voici le système solaire : il est constitué par certaines relations fondamentales entre un soleil central et des planètes qui circulent autour de ce soleil ; s’il suffisait du changement le plus léger dans l’état d’une planète, passant, par exemple, de l’état gazeux à l’état solide ou se refroidissant graduellement, pour rompre les relations de mouvement des planètes et du soleil, le système solaire ne serait plus un système, il ne serait plus une organisation, une forme : il serait un fait brut et précaire perdu dans l’immense série insignifiante des faits. Pour que l’ordre de la finalité ne se confonde pas avec l’ordre mécanique, il ne faut pas qu’un seul changement dans l’ordre mécanique suffise à renverser un système de fins. Voilà un arbre, il a la vie et un certain type, une certaine forme de vie, mais si, pour garder la vie et son type de vie, il était astreint mathématiquement à tel nombre, à telle grandeur, à tel poids de ses feuilles et de ses fleurs, il n’existerait plus comme arbre, il serait à la merci de ses éléments et du moindre de ses éléments et de la moindre variation quantitative dans le moindre de ses éléments ; il ne serait plus une forme, il rentrerait dans le chaos du mécanisme et du hasard. Ainsi la forme, l’organisation est de l’essence même de l’être, et il est de l’essence même de la forme de s’affirmer persistante dans les variations suffisamment libres de ses éléments, c’est-à-dire, en somme, de durer. Toute forme, par essence, est durable, c’est-à-dire que l’on peut constater des agitations et des variations multiples des éléments qu’elle se subordonne sans qu’elle-même soit altérée ; donc la fixité relative des systèmes et des formes, qui permet l’induction, tient à la racine même de l’être, et il est impossible que l’apparence du hasard envahisse, pour l’esprit qui observe, tout l’univers, car il suffit que l’esprit puisse percevoir et des changements dans les éléments informés et la permanence d’une certaine forme. Il suffit donc que l’esprit puisse durer assez pour que la permanence de la forme et de la loi se révèle à lui dans les phénomènes changeants. Or, si un minimum de temps était nécessaire à la manifestation d’une forme ou d’une loi, il se pourrait que bien des consciences ayant une durée inférieure à cette durée minimum, fussent hors d’état, entre leur apparition et leur disparition, de surprendre une seule loi, de démêler une seule forme. Mais le temps appartient à l’ordre de la quantité, il est homogène, continu, indéfiniment divisible ; et l’évolution du monde soumise à la loi du temps est continue aussi et indéfiniment divisible ; c’est-à-dire que dans tout moment de l’univers, si petit soit-il, on peut saisir une multiplicité de phénomènes successifs en qui se manifeste une loi. Et si éphémères que soient les consciences, elles sont toujours en rapport avec des formes et des lois. De même, si longue et si lente que l’on suppose la vie d’une conscience, elle trouvera toujours dans l’univers des lois. Car le monde n’est pas formé par des périodes successives, closes, indépendantes les unes des autres, étrangères les unes aux autres. Tout moment de la durée retentit à l’infini dans les moments ultérieurs, et l’esprit, en franchissant les siècles d’un bond, retrouve la suite intelligible de ce qu’il a quitté. Ainsi, que l’esprit soit éphémère et rapide comme une vibration lumineuse, qu’il soit durable el lent comme une évolution stellaire, qu’une conscience soit rythmée dans ses opérations par les battements d’ailes du moucheron, ou par les grandes périodes sidérales, toujours elle a devant elle des formes et des lois. Mais qu’est-ce à dire ? C’est que, sans la continuité da temps, il se pourrait que des esprits ne connussent dans le monde ni formes ni lois, et que toute leur vie se perdît dans des intervalles de hasard absolu. Donc si le monde est intelligible, et par là réel, ce n’est pas seulement parce que tous les phénomènes en sont liés par des relations causales, et ordonnés en systèmes de fins comme M. Lachelier l’indique ; c’est aussi parce que le monde participe dans la continuité de l’espace et du temps à la continuité absolue de l’être indéterminé et homogène. La détermination ne suffit donc pas à constituer la réalité du monde, il lui faut encore, si je puis dire, l’indétermination absolue ; la liaison, l’harmonie, l’acte ne suffisent point à donner la réalité au monde : il y faut encore la continuité absolue de l’être considéré comme puissance indéfinie. Le monde, pour être réel, doit participer non seulement de l’être en-acte, mais de l’être en puissance. C’est par la puissance indéfinie, homogène et continue de l’être que tout esprit, quel qu’il soit, peut trouver à tel moment de la durée, quel qu’il soit, des phénomènes et des lois, des éléments et des formes. De plus, la permanence même d’une forme n’est possible que parce que la puissance même de l’être est toujours mêlée à toutes ses activités, à toutes ses déterminations. Si chacun des éléments qui entrent dans un organisme vivant s’épuisait dans un acte déterminé, il devrait, sous peine de destruction totale, persister immuablement dans cet acte, il y serait comme figé. Dès lors la forme de l’être vivant ou de l’individu chimique ne serait plus que le total rigide d’éléments rigides. Elle ne serait plus une forme, elle ne serait qu’une somme ; car pour qu’il y ait forme, unité vraie, il faut que tous les éléments vivent d’une vie propre et en même temps aspirent à l’harmonie de la forme et à l’unité du type. Il faut donc qu’en tout élément, il y ait, outre son activité propre, un fonds d’être et, si je puis dire, une réserve d’aspirations tendant vers la forme ; il faut donc que, dans tout élément d’activité finie, il y ait de l’être et toujours de l’être à l’infini. Car il n’y a rien qui limite et mesure a priori l’aspiration des éléments de l’univers vers une forme toujours plus belle et une unité toujours plus vaste.

Enfin, aucune forme ne pourrait subsister si l’univers était partout également différencié et s’il n’y avait pas, jusque dans l’ordre physique, des milieux relativement homogènes et immuables qui représentent, pour ainsi dire, l’indétermination de l’être. C’est ainsi que tous les organismes terrestres se développent dans une atmosphère qui, chimiquement, ne varie guère sur toute la surface de la planète. C’est ainsi que les fonctions vitales, spéciales à l’être vivant, ont pour base des lois physiques et chimiques qui sont communes au monde organique et au monde inorganique. De même et surtout les astres se meuvent dans un milieu illimité et sans doute homogène, l’éther, qui n’oppose aux évolutions stellaires et aux lois mathématiques de ces évolutions aucune résistance ou qui du moins ne les trouble par aucune diversité. On peut donc dire que les planètes et les soleils se meuvent dans l’être, dans l’indétermination de l’être, et que la haute détermination mathématique des mouvements sidéraux n’est possible que par l’indétermination de l’être considéré comme pure puissance et neutre comme l’espace. Ainsi, la précision de la forme a pour base l’indétermination de la quantité, et l’activité de l’être ne peut s’exercer selon des lois et s’ordonner selon des formes stables que dans la puissance pure de l’être, exprimée par des milieux physiques homogènes et relativement indéterminés. Il me semble que, dans le fondement de l’induction, M. Lachelier n’a point assez marqué que l’indétermination même de l’être considéré comme puissance est une condition nécessaire de la réalité, telle qu’il l’entend, c’est-à-dire de la détermination. Ce n’est pas que je veuille dériver la forme de la matière, la qualité de la quantité, l’acte de la puissance. Quand Spencer affirme que la loi de l’univers est le passage de l’homogène à l’hétérogène, il a raison, sans doute, s’il se borne à constater un fait. Mais s’il prétend formuler une explication métaphysique du monde, il se trompe, car le milieu homogène n’existe qu’en vue de l’organisme précis et différencié, et la puissance pure de l’être indéterminé ne se déploie que pour donner aux êtres déterminés une base durable ou même la possibilité d’une base éternelle. Mais si l’être, comme être, comme puissance indéterminée, concourt à la stabilité des formes et des systèmes, c’est une raison de plus pour faire entrer l’être comme puissance dans la constitution et la définition de la réalité. Ainsi, le problème de la réalité devient le problème de l’être qui est le problème dernier, et pour savoir en quel sens et dans quelle mesure le monde est réel, il faut savoir ce qu’est l’être, et comment le monde participe soit à l’être en acte, soit à l’être en puissance ; car nous n’abordons pas le problème de l’être sans un commencement de solution, et nous savons déjà, par l’analyse même de la réalité et de ses conditions, que l’être doit être considéré et en acte et en puissance. Il n’y a réalité que là où il y a détermination, unité et effort vers l’unité ; c’est l’être en acte. Mais aussi cette détermination n’est possible qu’avec un fond d’être indéterminé : c’est l’être en puissance. Si l’on veut bien y prendre garde, notre conception ou notre sentiment de la réalité n’est pas le même selon que nous constatons surtout dans le monde l’être en acte ou l’être en puissance. Pour qu’un fait soit réel à nos yeux, d’une réalité pleine, il faut que ce fait ait, pour nous, sa place déterminée et intelligible dans un ensemble solidaire de faits ; il faut qu’il concoure, avec tous les autres faits de l’univers, à une fin idéale, et qu’il ait ainsi son rôle dans l’immense harmonie du tout. Cela donc seul est réel en ce sens qui est à la fois logique et agissant ; et ici, la réalité n’est que la raison agissante, c’est-à-dire l’absolu vivant, c’est-à-dire l’être en acte. Mais il y a un sens plus vague, plus diffus du mot réalité. Les visions incohérentes du rêve ne sont point réelles au sens le plus strict du mot, mais elles ne sont point non plus le néant ; elles attestent, en dehors de toute liaison intelligible et de toute cohésion rationnelle avec l’ensemble des faits, la prodigieuse puissance d’invention qui sommeille au fond de l’être, cette vague aptitude à toutes les formes que possède l’infini et qui, déterminée selon la raison, devient la réalité sublime de l’univers, infiniment variée et infiniment harmonieuse. Bien souvent, dans la contemplation et la rêverie, nous jouissons de l’univers sans lui demander ses comptes ; nous aspirons la vie enivrante de la terre avec une irréflexion absolue, et la nuit étoilée et grandiose n’est plus bientôt, pour notre âme qui s’élève, une nuit dans la chaîne des nuits. Elle ne porte aucune date ; elle n’éveille aucun souvenir ; elle ne se rattache à aucune pensée ; on dirait qu’elle est, au-dessus même de la raison, la manifestation de l’éternel. Nous ne nous demandons plus si elle est une réalité ou un rêve, car c’est une réalité si étrangère à notre action individuelle et à notre existence mesquine, qu’elle est, pour nous, comme un rêve, et c’est un songe si plein d’émotion délicieuse, qu’il est l’équivalent de la réalité. M. Lachelier, en réduisant toute la réalité à la détermination stricte, exclut de la conscience humaine cette sorte de panthéisme flottant pour qui les choses sont parce qu’elles sont et sans produire leurs titres. Il serait funeste de s’y abandonner ; il serait fâcheux de ne le point connaître, car, s’il est bon, s’il est nécessaire de ramener sans cesse le monde à la raison et de vivre dans l’univers comme dans un vivant système où chacun a sa fonction, il est bon aussi de se retremper parfois aux puissances vagues et illimitées de l’être et de descendre dans le chaos fécond des cosmogonies antiques. Donc, pour épuiser toute la notion pratique ou poétique qu’ont les hommes de la réalité et pour que notre idée de l’être ait toute l’étendue de la réalité, il faut reconnaître dans l’être l’acte et la puissance ; et pour que le monde soit réel, pour qu’il soit, il faut qu’il participe à la fois de l’activité infinie et de la puissance infinie de l’être. Et, par suite, nous ne pourrons expliquer les diverses manifestations de l’univers sensible, l’espace, le mouvement, la lumière, le son, etc., et en démontrer la réalité qu’en cherchant leurs rapports, soit à l’activité, soit à la puissance de l’être. M. Lachelier a bien senti que ses recherches sur le fondement de l’induction ne suffisaient pas et que le problème de la réalité tel qu’il l’avait posé aboutissait nécessairement au problème de l’être. Voilà pourquoi, dans une étude plus récente sur la psychologie et la métaphysique, il a tenté une déduction a priori du système des choses, en partant de l’idée d’être et de la seule idée d’être. C’est une des plus belles tentatives de la pensée humaine dans notre siècle ; mais il me semble que le procédé de M. Lachelier dans cette déduction est arbitraire. Préoccupé, avant tout, d’écarter la vieille notion morte de substance, de chose^ et de ramener la réalité à l’ordre, à la finalité, à la raison, ce n’est point dans l’être même qu’il se transporte d’abord, mais dans l’idée d’être ; il construit la logique de l’être bien plus que la métaphysique de l’être. Il est bien vrai qu’à ces hauteurs, l’idée et la réalité, la logique et !a métaphysique se confondent ; mais, pour pouvoir les confondre, il faut avoir eu d’abord le droit de les distinguer. Or, quand on se transporte dans l’être, la dualité de la pensée et de l’être disparaît d’emblée, et il n’est pas possible de les identifier par un effort ultérieur, car cet effort suppose une distinction première qui n’est pas. Dès que nous pensons l’être en tant qu’être, dans sa plénitude et son unité, notre pensée n’est plus distincte de l’être ; elle est présente à l’être comme une lumière intérieure et indiscernable. M. Lachelier dit : « Essayons donc de montrer comment l’idée de l’être ou de la vérité se produit logiquement elle-même. Supposons que nous ne sachions pas encore si cette idée existe ; nous savons du moins dans cette hypothèse qu’il est vrai ou qu’elle existe ou qu’elle n’existe pas. Quelque chose est donc déjà pensé par nous comme vrai et comme existant. Mais dire que quelque chose est pensé comme existant, c’est dire qu’il y a une idée de l’être, et dire que quelque chose est pensé comme vrai, c’est dire qu’il y a une idée de la vérité. Ainsi, l’idée de l’être considéré comme contenu de la pensée a pour antécédent et pour garantie l’idée de l’être considéré comme forme de cette même pensée. Dira-t-on que l’idée de l’être considéré comme forme de la pensée aurait elle-même besoin d’être garantie par une forme antérieure ? Soit, et c’est précisément ce qui a lieu ; car cette idée, dont l’existence est maintenant en question, descend par cela même au rang d’objet et de contenu de la pensée. Et ce nouveau contenu trouve aussitôt sa garantie dans une nouvelle forme, puisque, soit qu’il existe, soit qu’il n’existe pas, il est vrai, encore une fois, qu’il existe ou qu’il n’existe pas. L’idée de l’être se déduit donc d’elle-même, non pas une fois, mais autant de fois que l’on veut ou à l’infini : elle se produit donc et se garantit absolument elle-même. L’être est, pourrions-nous dire encore, mais en allant dans cette proposition, contrairement à l’interprétation ordinaire, de l’attribut au sujet, car la pensée commence par poser sa propre forme, c’est-à-dire l’être comme attribut. Mais un attribut peut toujours être pris pour sujet de lui-même, et à tout ce qui est, fût-ce au non-être, nous pouvons donner le nom d’être. Donc, l’être est.

« Cette idée de l’être dont nous venons d’établir l’existence paraîtra probablement bien vide. Elle n’est, en effet, que l’idée même de l’existence ou la forme générale de l’affirmation ; elle n’a qu’un seul caractère positif qui est de se déterminer elle-même. Elle suffit cependant, grâce à ce caractère, pour rendre compte de deux éléments de la conscience sensible dans lesquels elle se réfléchit en quelque sorte et auxquels elle confère par cela même une valeur objective. Elle se détermine elle-même ; elle est donc à la fois antérieure et postérieure à elle-même ; elle doit donc être figurée dans la conscience sensible par une forme vide de l’antériorité et de la postériorité. Et cette forme n’est autre que la première dimension de l’étendue ou la longueur. De plus, elle va, par une sorte de mouvement logique d’elle-même, en tant qu’antérieure, à elle-même en tant que postérieure. Il doit donc y avoir aussi dans la conscience sensible un passage purement formel de l’avant à l’après ou une appréhension successive de la longueur, et ce passage ou cette succession est le temps. Mais l’idée de l’être se transforme elle-même au contact de son propre symbole, et tandis qu’elle n’était d’abord que nécessité logique, détermination du même par le même, elle devient, en s’appliquant à l’étendue et au successif, détermination de l’homogène par l’homogène, nécessité mécanique, en un mot, causalité. La causalité, voilà, en définitive, l’être idéal ; le schême pur de la causalité, la ligne invisible décrite par le temps, voilà l’être réel ou le monde. Tout le reste doit être tenu par nous pour une illusion et pour un rêve. »

J’arrête là cette déduction de M. Lachelier où l’on reconnaît aisément la grandeur subtile des discussions éléatiques. Elle se poursuit par un enrichissement progressif de l’idée d’être ; mais ce que j’en ai cité suffit pour marquer le point où nous sommes et pour permettre la discussion. Le problème de la réalité a abouti au problème de l’être, et de même que, pour M. Lachelier, c’est l’intelligibilité qui fait la réalité, de même, pour lui, c’est la vérité qui fonde l’être.

Il n’affirme pas d’abord l’être ; il prend pour point de départ l’idée de l’être, et cette idée d’être, il ne dit point immédiatement qu’elle est ; il dit : Il est vrai ou qu’elle est ou qu’elle n’est pas ; et puisque je puis penser quelque chose comme existant même par hypothèse, l’idée de l’être est. Mais je suis passé par la vérité pour aller à l’être. Il n’est donc pas à craindre que jamais la réalité puisse s’imposer à nous à l’état brut ; jamais, dans l’histoire éternelle du monde, il ne suffira aux faits de dire : je suis, pour être. Jamais le monde ne pourra tomber à l’état de fait, puisque l’être même est précédé et comme suscité par la vérité. Mais est-il donc nécessaire, pour soumettre le fait à l’idée, la réalité à la raison, l’être à la vérité, de réduire ainsi le monde à la sécheresse d’une construction logique ? N’y a-t-il point quelque artifice à déduire ainsi l’existence de l’idée d’être ? Car d’abord, pour pouvoir passer de l’idée d’être à l’existence de l’idée d’être, encore faudrait-il qu’il fût possible à la pensée la plus subtile de distinguer l’idée d’être et l’existence de l’idée d’être. Or, il est impossible même de distinguer l’existence de l’idée d’être, et l’idée d’être. De plus, pour pouvoir dire : il est vrai que l’idée d’être est ou n’est pas, encore faut-il que l’idée d’être soit déjà ; car l’affirmation il est vrai ne peut pas porter sur le néant et tomber éternellement dans le vide. Il est donc aussi naturel de déclarer l’idée d’être la condition de l’idée de vérité que d’arriver à l’existence de l’idée d’être par l’idée de vérité. Je crois que la simple formule immédiate : « L’être est », est à la fois plus vraie et plus religieuse que la déduction de M. Lachelier. Elle est plus religieuse parce qu’elle émeut à la fois dans un mystérieux unisson toutes les puissances de l’esprit et de l’âme, qui toutes ont rapport à l’être et qui n’attendent pas, pour s’exalter, d’en avoir reçu congé d’un artifice logique. Elle est plus vraie parce qu’elle ne dissocie pas même momentanément la vérité et l’être, qui ne peuvent se déduire l’un de l’autre justement parce qu’ils ne font qu’un. Je sais bien que dans cette formule : « l’être est », il y a, au moins en apparence, un sujet et un attribut, et qu’il y a là, par conséquent, la constatation d’une sorte de logique primordiale que le philosophe a le droit de développer en longues déductions ; mais cela prouve simplement qu’il y a entre la pensée et l’être une telle identité première, que l’être ne peut s’affirmer même immédiatement sans prendre la forme de la pensée. Et comme, d’autre part, la pensée ne peut s’exercer sans l’idée d’être, c’est-à-dire sans l’être, je ne vois dans la formule : « l’être est », malgré son apparence logique, qu’une raison nouvelle de ne point tenter de la vérité à l’être une dérivation logique. D’ailleurs, dans cette proposition : l’être est, il nous paraît absolument impossible de marquer la valeur respective de l’attribut et du sujet. On peut aller aussi bien de l’attribut au sujet que du sujet à l’attribut. L’être est : pourquoi est-il ? Parce qu’il est l’être. Pourquoi l’être est-il ? Parce qu’il est. Il y a génération réciproque et éternelle du sujet et de l’attribut. Ainsi, quand nous écartons comme vaines toutes les distinctions et déductions logiques de la vérité et de l’être, nous ne prétendons pas réduire l’être à un fait brut, et en exclure la raison. Bien au contraire, car la raison est intérieure à l’être, et l’être est identique à la raison. Nous aussi, nous disons, avec M. Lachelier, que l’être se légitime et se garantit lui-même à l’infini, ou, plutôt, nous disons de l’être ce qu’il dit de l’idée d’être, et nous traduisons sa logique métaphysique en métaphysique immédiate et religieuse.

L’être est parce qu’il est, et ainsi à l’infini. Ainsi l’être se crée éternellement lui-même. Qu’est-ce à dire ? C’est qu’il est éternellement pour lui-même tout à la fois activité infinie et possibilité infinie. Pour qu’il soit possible, il faut qu’il soit ; pour qu’il soit, il faut qu’il soit possible. En lui donc la réalité et la possibilité, l’acte et la puissance ne font qu’un. Mais comme c’est parce qu’il est, en effet, l’être que cette confusion de l’acte et de la puissance est possible, c’est encore l’acte qui est premier ; et voilà pourquoi Dieu est supérieur au monde, tout en étant en un sens le monde lui-même. Dieu ou l’être étant à la fois, et dans une indestructible unité, acte et puissance, c’est bien, comme nous le disions, par le rapport des manifestations du monde à l’acte ou à la puissance de l’être que ces manifestations seront légitimes et réelles. Ainsi l’espace, qui n’a ni forme ni direction, mais qui est susceptible de toutes les formes et peut être parcouru dans toutes les directions, exprime la puissance pure de l’être indéterminé. Le mouvement étant la réalisation de l’acte dans la puissance, doit participer à la fois de la détermination de l’acte et de l’indétermination de la puissance. Voilà pourquoi il se traduit dans la ligne. La ligne du mouvement est continue, homogène, indéfiniment divisible comme la puissance de l’être. Et en même temps elle constitue un choix exclusif entre toutes les directions possibles de l’espace. Ainsi la ligne étendue en longueur, mais n’ayant ni largeur ni profondeur, n’est pas une abstraction ou une fiction géométrique. Elle est étendue en longueur, parce que l’activité qui se manifeste par le mouvement n’est pas une activité pure : elle se développe dans la quantité, c’est-à-dire dans l’être indéterminé et en puissance ; et elle reste en contact avec la quantité et la puissance par une des dimensions de l’étendue, la longueur. Mais en même temps, comme cette activité du mouvement se développe suivant une loi et vers un but, comme elle est déterminée en direction, elle échappe à l’indétermination absolue de l’espace et elle n’a qu’une dimension, et même, comme elle n’est en contact avec l’espace que dans sa longueur, c’est-à-dire dans sa direction même, c’est-à-dire dans sa détermination, la ligne semble réaliser la détermination absolue dans l’absolue indétermination de l’espace. Voilà pourquoi tout mouvement, c’est-à-dire toute activité, peut se traduire par une ligne, et le mouvement même du monde en son entier peut se ramener à une ligne idéale, à cette ligne invisible décrite par le temps, dont parle M. Lachelier.

Sans doute, la surface est, en un sens, plus réelle que la ligne, et le volume plus réel que la surface ; car, par la surface et le volume, l’indétermination absolue de l’être, exprimée par l’indétermination absolue de l’espace, entre continuellement sous la détermination de la forme et de la loi. Mais il faut bien observer que la surface en tant que surface et le volume en tant que volume ne sont que quantité, c’est-à-dire indétermination. Ce qui les détermine, c’est la loi suivant laquelle une ligne les a engendrés ; en sorte que la ligne, symbole figé du mouvement, reste la détermination suprême. Cela explique son caractère à la fois réel et idéal, ou, plutôt, sensible et métaphysique. Lorsque nous voyons le contour d’un objet ou l’arête vive qui le termine, il nous semble que la ligne est quelque chose de réel et de palpable ; et en même temps nous savons bien qu’échappant à l’étendue dans le sens de la largeur et de la profondeur, elle ne peut pas être appréhendée par nous ; elle a ainsi une sorte d’être ambigu et irritant entre la réalité physique et l’idéalité mathématique. C’est qu’elle est une détermination, c’est-à-dire une activité idéale et purement intelligible, et qu’en même temps, étant unie dans le sens de la longueur à l’indétermination de la quantité, elle peut envelopper la quantité indéterminée avec sa détermination propre, et créer dans l’espace, sous la forme d’un volume, l’apparence concrète d’un objet sensible. Si l’activité déterminée du mouvement et la ligne qui exprime sa détermination peuvent s’unir ainsi à l’espace, à la quantité pure, à l’indétermination de la puissance et se les approprier graduellement, c’est que, dans l’être absolu, l’acte pénètre éternellement la puissance par cette sorte de génération intérieure que nous avons indiquée plus haut. Il n’y a point, dans l’être absolu, des puissances qui ne soient point pénétrées par l’acte. L’acte infini est adéquat à la puissance infinie qui lui est adéquate. Et voilà pourquoi l’espace, dans son indétermination absolue où se traduit la puissance de l’être, ne peut échapper en aucun sens aux prises du mouvement et de la ligne où se traduit l’activité de l’être.

Quand on s’étonne que l’espace n’ait que trois dimensions on pose par là même en principe qu’il en devrait avoir un nombre illimité ; car on s’étonnerait tout aussi bien de tout autre nombre. Or si l’espace avait un nombre indéterminé de directions, il ne serait jamais possible à la ligne, à la forme, de le déterminer tout entier, et il y aurait toujours dans l’être un résidu de puissance que l’acte n’assimilerait pas. Au contraire les trois dimensions s’expliquent et se justifient aisément. Si l’espace se réduisait à une dimension, il se réduirait non seulement à la ligne, mais à une ligne. Toutes les forces du monde, au lieu de s’acheminer librement vers un but idéal, suivraient toutes la même ligne fatale vers un but mathématiquement déterminé. Elles n’auraient d’autre ressource que de rebrousser sur cette ligne en s’éloignant absolument, radicalement du but. Un monde réduit à la ligne serait un monde de contrainte théologique où il n’y aurait de choix qu’entre l’esclavage du bien et la révolte radicale, le mal absolu. La ligne sans largeur ni profondeur ne représenterait que la sécheresse d’un dogmatisme intolérant. Il ne faut donc pas que la ligne idéale suivie par l’univers puisse jamais se confondre avec une ligne mathématique quelconque et que la loi vivante d’harmonie, d’amour réciproque, de vérité et de bonté puisse être figurée par un tracé géométrique. Il faut pour cela que les êtres puissent s’échapper en des directions innombrables et que l’axe du monde ne soit que la résultante idéale et oscillante de libres et innombrables mouvements. Donc il faut qu’en tout point d’une ligne quelconque toute force parvenue à ce point puisse sortir de cette ligne et la couper de façon à s’en éloigner le plus possible. Or la perpendiculaire à une droite est la ligne qui s’incline le moins sur cette droite, qui fait le moins amitié avec elle en deçà ou au delà de leur point d’intersection. Il faut donc qu’en un point quelconque d’une ligne toute force puisse s’échapper suivant la perpendiculaire ou plutôt suivant une perpendiculaire, car si elle n’avait le choix qu’entre la ligne première et une autre ligne perpendiculaire à celle-ci mais arbitrairement imposée, il n’y aurait pas liberté non plus : il n’y aurait pas activité véritable. C’est dire que d’un point donné d’une ligne, des perpendiculaires en nombre illimité doivent pouvoir être menées à cette ligne. Or cet ensemble de perpendiculaires à une droite en un point, c’est un plan. Nous avons donc un plan perpendiculaire à une droite, c’est-à-dire les trois dimensions de l’espace, et ces trois dimensions sont nécessaires et suffisantes, car elles expriment dans l’ordre de la quantité extensive la liberté infinie de l’activité infinie. Par un même point, des lignes innombrables peuvent être menées, et en chacun des points de chacune de ces lignes les forces de l’univers peuvent s’engager dans une infinité de directions aussi distinctes que possible de la première, c’est-à-dire perpendiculaires à celle-ci. Ainsi la sublime géométrie de l’espace exprime et permet une infinie liberté, et il lui suffit pour cela des trois dimensions, c’est-à-dire que la pure puissance de l’être et de la quantité, sans rien perdre de son infinité, est soumise à une détermination absolue et passe tout entière sous la loi de la forme. C’est ce qui fait la beauté du volume lequel enveloppe la quantité indéterminée et infinie dans des limites définies, et la beauté par excellence de la sphère en qui tous les points de la quantité indéfinie, soumis à des relations définies et intelligibles, participent de la détermination absolue. La sphère c’est l’espace, c’est-à-dire l’infinie puissance de l’être, soumis par la riche simplicité de rapports harmonieux à l’absolue perfection de la forme et de la loi. Il ne faut donc pas confondre l’infini avec l’indéterminé et l’inconnaissable, puisque, dans l’ordre de la grandeur, il suffit de trois perpendiculaires pour déterminer l’infini sans l’altérer. Ce qui fait le mystère religieux de l’espace, ce n’est donc pas qu’il y subsiste ou qu’il y puisse subsister des dimensions inconnues, c’est, au contraire, qu’il résume en trois déterminations l’infinie puissance et liberté de l’être, et qu’il exprime si bien, par la détermination absolue de la puissance absolue, la pénétration, en Dieu ou, si l’on veut, dans l’être, de la puissance infinie et de l’acte infini. Donc nous sommes conduits invinciblement à considérer dans l’être l’acte et la puissance, non seulement parce que l’analyse même de l’idée de réalité nous a paru impliquer la puissance et l’acte et leur union, mais encore parce que l’être, ainsi compris, nous permet une première déduction de l’univers. Si nous avons suivi M. Lachelier, en le discutant, dans la justification qu’il a essayée de l’être, dans la déduction qu’il a tentée de l’étendue et de la ligne, ce n’est pas pour ébaucher en quelques mots présomptueux un système de l’être et du monde. Non, mais ayant amené le problème de la réalité du monde au problème de l’être, nous avons voulu opposer d’emblée à sa logique métaphysique de l’être la métaphysique immédiate de l’être. Ce n’est pas l’idée de la vérité ou l’idée de l’être que nous posons tout d’abord : c’est l’être lui-même, identique à la pensée et inséparable d’elle ; c’est l’être qui, s’affirmant éternellement lui-même et étant à lui-même sa propre possibilité, est à la fois puissance et acte. Comme activité absolue il est en même temps l’unité absolue, car il doit avoir en lui-même sa propre fin. Dès lors l’univers sera soumis à une loi suprême d’unité, mais en même temps l’être étant la puissance absolue, c’est-à-dire l’absolue indétermination, cette unité sera dans le monde indéfiniment dispersée. Mais l’acte infini pénétrant à fond la puissance infinie il n’y aura pas un seul élément dans le monde qui n’aspire à l’unité, c’est-à-dire à la plénitude de la réalité. Et toutes les fonctions, toutes les manifestations du monde, l’espace, le mouvement, la lumière, le son, l’individualité, la conscience exprimeront de façons diverses l’unité de l’être, son activité, la possibilité infinie qui est en lui et l’aspiration de toutes ses puissances vagues vers la suprême unité. Dès lors il ne pourra plus être question de subjectivisme ; on ne pourra plus se demander si le monde n’est qu’un fantôme de la conscience humaine, car l’être s’affirme et se garantit infiniment lui-même ; et il ne peut être le vain reflet de la pensée puisque, en s’affirmant et se garantissant lui-même, il se confond avec elle. Et rien dans le monde, pas même les sensations de l’homme, ne sera subjectivité pure ; car rien n’est en dehors de l’être, et tout participant à l’être est à la fois réel et intelligible comme lui. Le monde, pour échapper à l’idéalisme subjectif, n’a donc, comme Diogène, qu’à marcher, car toutes ses démarches nécessairement révèlent l’être. Et nous, pour réfuter l’idéalisme subjectif, nous n’aurions qu’à suivre le monde dans.a marche, c’est-à-dire qu’à montrer comment l’être, tel que nous l’avons compris, se développe et se manifeste dans le monde. C’est là ce qu’a fait Hegel qui, pour arracher son temps à ce qu’il appelle la maladie du subjectivisme, maladie poussée jusqu’au désespoir, s’est transporté d’emblée dans l’être et a déduit l’univers. C’est ce que fait aussi M. Lachelier qui défend l’univers du subjectivisme en le construisant. Et, à vrai dire, c’est la méthode souveraine. Mais il n’est point interdit, ou plutôt il reste nécessaire de discuter directement les thèses de l’idéalisme subjectif. Le rêve nous donne l’illusion de la réalité, et il y a là certainement quelque chose qui trouble l’esprit. De plus, dans le rêve, l’hallucination, la spontanéité cérébrale apparaît très grande et l’on peut se demander un moment si la communication de la réalité extérieure et du cerveau est sérieuse, si le cerveau ne transforme pas en mouvements d’un tout autre ordre les mouvements extérieurs dont il est affecté, et si le monde que nous connaissons n’est pas une création cérébrale. Puis la science réduit ou semble réduire toute réalité au mouvement. Ce que nous appelons la lumière, le son, la couleur, la chaleur n’est hors de nous que mouvement ; et il n’y a entre la sensation de lumière et la vibration de l’éther, entre la sensation de son et l’ondulation de l’air aucun rapport intelligible. Dès lors le monde n’est-il pas une fiction dans ce qu’il y a de plus vivant en apparence et de plus réel, et toute sa réalité ne se réduit-elle pas à une abstraction mathématique ? Puis, il semble entendu depuis Kant que l’espace même n’est qu’une forme à priori de la sensibilité. Et voilà que même ce monde de la science qui suppose la réalité objective de l’extension et du mouvement semble frappé aussi par la critique de subjectivité. Enfin la conscience même, en tant que conscience, n’est-elle pas la négation de l’être ? Les choses sont parce qu’elles sont perçues ; supprimez la conscience, vous supprimez l’être. Que serait un monde qu’aucun regard ne contemplerait, qu’aucune âme n’aimerait ? mais alors le monde n’existe que dans la conscience et par elle ; et il n’y a d’autre réalité que la conscience elle-même. Sans doute toutes ces difficultés seraient emportées une à une par une déduction métaphysique de l’univers, car cette déduction, montrant ce qu’est le mouvement et la sensation, les réconcilierait. Dérivant l’espace de l’être, elle expliquerait dans quel sens l’espace est réel, et elle mettrait dans une telle lumière les rapports essentiels de la conscience et de l’être, qu’aucune ambiguïté subjectiviste ne subsisterait plus ; mais les objections de l’idéalisme subjectif ne nous surprennent pas toujours en pleine activité métaphysique ; elles viennent nous troubler à l’improviste, si je puis dire, dans le mouvement ordinaire de nos pensées. De plus, il est peut-être au-dessus de nos forces de construire incessamment l’univers pour le défendre. Enfin la philosophie française a débuté ou du moins semble avoir débuté avec Descartes par un acte de subjectivisme ; la conscience du philosophe s’est tout d’abord repliée en elle-même, en supposant un moment la vanité de tout le reste. Il est donc bon et conforme à notre tradition philosophique de se placer au centre même des objections du subjectivisme, au lieu de les éluder par un mouvement supérieur. Mais puisque l’analyse même de la notion de réalité nous a acheminés insensiblement au problème de l’être, nous savons fort bien dès maintenant que nous n’échapperons aux objections captieuses du subjectivisme qu’en nous frayant un chemin vers les sommets de l’être. Voilà pourquoi nous avons voulu gravir tout d’abord les hauteurs d’où le monde apparaît réel et intelligible. Nous ne nous débattrons pas au hasard et sans but contre les subtilités subjectivistes ; c’est vers ces hauteurs métaphysiques que nous nous efforcerons. Et si en discutant directement les thèses du subjectivisme et en y découvrant d’intimes contradictions, nous sommes ramenés vers l’être, nous pourrons enfin jouir tranquillement de la réalité de l’univers, car bien loin de nous troubler dans la possession de la réalité, les objections du subjectivisme, directement combattues, confirmeront cette réalité même. Mais peut-être est-il inutile de nous donner tant de mal. M. Renan nous apprend qu’il a, dès les premiers jours, mis dans un parc de réserve les objections de l’idéalisme subjectif. Pourquoi ne pas faire comme lui ? pourquoi ne pas goûter sans scrupules ni tourments la beauté de l’univers ? À vrai dire il est commode d’enfermer ainsi dans l’outre d’Éole les souffles qui flétrissent l’éclat des fleurs et la splendeur du soleil. Mais qui sait si les doutes ainsi écartés ne reviendront pas soudain nous troubler dans nos joies d’artistes ? Et puis la contemplation artistique du monde est bien vaine et fatigante si elle n’atteint pas une vérité. Quand on renonce à la lutte de la raison avec les choses, on ne tarde pas à glisser dans les puérilités de l’impressionisme. Il semble qu’il y ait en France, depuis deux générations, une sorte d’abandon d’esprit et une diminution de virilité intellectuelle. On veut se plaire aux choses ou aux apparences des choses beaucoup plus que les pénétrer et les conquérir. Dieu, l’univers, l’infini sont devenus des formules littéraires qu’aucune pensée forte ne remplit. Il y a, à l’heure actuelle, comme un réveil de religiosité, on rencontre partout des âmes en peine cherchant une foi, à moins que ce ne soient des plumes en peine cherchant un sujet. On a besoin de croire, paraît-il ; on est fatigué du vide du monde, du néant brutal de la science : et on aspire à croire… quoi ? quelque chose, on ne sait ; et il n’y a presque pas une de ces âmes souffrantes qui ait le courage de chercher la vérité, d’éprouver toutes ses conceptions et de se construire à elle-même, par un incessant labeur, la maison de repos et d’espérance. Aussi on ne voit que des âmes vides qui se penchent sur des âmes vides comme des miroirs sans objet qui se réfléchiraient l’un l’autre. On supplée à la recherche par l’inquiétude ; cela est plus facile et plus distingué. Ou, si l’on a besoin d’une formule, on va la demander pour un moment à quelque mystique du moyen âge, comme ces paresseux imaginatifs qui, n’ayant point la force d’extraire de la terre des richesses nouvelles, essaient de retrouver sous les flots les trésors dormants des antiques naufrages. Quiconque n’a pas une foi ou besoin d’une foi est une âme médiocre ; quiconque a un système ou une doctrine pour appuyer sa foi est un lourd scolastique. De même, dans l’ordre social, on se plaît à parler de justice, à rêver de fraternité humaine, on a pour les humbles d’adorables attitudes de pitié. Mais si l’on se trouve devant les systèmes d’équité que les hommes de volonté et de cœur veulent faire prévaloir, on n’a que dédain pour les chimériques et l’attendrissement se nuance d’ironie ; l’arc-en-ciel mouillé de pleurs envoie dans l’espace ses flèches caustiques. C’est une ère d’impuissance raffinée et de débilité prétentieuse qui ne durera pas ; la conscience humaine a besoin de Dieu et elle saura le saisir malgré les sophistes qui n’en parlent que pour le dérober ; la société humaine a besoin de justice fraternelle et elle saura y parvenir malgré les sceptiques attendris qui ne demandent qu’une chose à la douleur universelle : un reflet de mélancolie douce sur leur propre bonheur. La scolastique prendra sa revanche, si l’on entend par là l’effort de l’esprit et cette netteté d’idées sans laquelle il n’est pas de conduite loyale.

CHAPITRE II

le rêve et le cerveau


En rêve, nous voyons et sentons ce qui n’est pas comme s’il était. Pourquoi, dès lors, ce que nous appelons la réalité ne serait-il pas un rêve ? et qui nous assure, comme dit Descartes, qu’en ce moment même nous ne rêvons pas ? Mais pourquoi donc, à l’état de veille, avons-nous le soupçon que nous pourrions bien rêver ? Parce que nous nous rappelons avoir rêvé et avoir eu en rêve l’impression de la réalité. Ce premier doute implique donc l’existence de la mémoire. Si nous ne nous rappelions pas le passé, si nous ne pouvions pas comparer nos états successifs, si nous vivions uniquement dans l’impression présente, il n’y aurait pour nous ni rêve ni veille, et ces mots mêmes n’auraient pas de sens. Nous ne frappons donc la veille de suspicion provisoire, que parce que de la veille nous nous rappelons le rêve. Le rêve n’a été constaté par nous trompeur et vain que parce qu’il ne concorde pas avec les données d’un autre état, qui est l’état de veille. C’est donc du point de vue de la veille que nous déterminons et que nous jugeons le rêve ; et, bien loin que le rêve puisse, par une contagion logique, étendre à la veille sa vanité, le rêve n’est vain que parce que nous empruntons à la veille notre criterium de la réalité. Il y a donc sophisme à dire : Je rêve peut-être toujours. Car si toujours je rêvais, je ne saurais même pas que je rêve, ni qu’il y a rêve. On peut dire, il est vrai, pour laisser subsister entre la veille et le rêve le minimum de distinction indispensable, tout en les rapprochant le plus possible, que le rêve proprement dit est un rêve incohérent, tandis que l’état de veille est un rêve ordonné. Mais il n’y a là qu’un jeu de mots qui cache encore un sophisme. Car on a l’air de considérer que la liaison logique, l’enchaînement rationnel des événements et des perceptions est un caractère de la réalité extérieur à la réalité elle-même, qu’on peut l’en détacher et l’appliquer au rêve, sans que la réalité devienne le rêve, et le rêve la réalité.

Quand on dit : la réalité peut n’être qu’un rêve où il y a de l’ordre, de la logique, de la raison, de la pensée, on oublie que la raison et la pensée ne sont pas des quantités indifférentes et neutres qu’on puisse glisser dans le monde des apparences, sans l’élever du coup à la pleine réalité. Donc, au fond de ce paradoxe : la veille n’est peut-être qu’un rêve mieux lié, il y a ce postulat : l’enchaînement causal, l’appropriation des moyens aux fins, la liaison logique, la raison, la pensée n’entrent point comme éléments décisifs dans la notion de réalité. Et alors nous avons le droit de demander aux subjectivistes de ce degré : Quel est votre type, quelle est votre mesure de la réalité ? Ah ! je sais bien, nous sommes souvent amenés à dire devant la fragilité et le vide de la vie : La vie n’est qu’un songe ; et nous avons, en pensant ainsi, le sentiment secret d’une réalité plus réelle, plus vraie que cette réalité misérable qui laisse tomber notre cœur avant de l’avoir rempli. Mais que serait donc cette réalité plus réelle, sinon un ordre inconnu de nous, où il y aurait plus de proportion entre nos désirs intimes et les conditions extérieures de notre activité ? où il y aurait, en un mot, plus de logique apparente, d’ordre et de raison ? c’est-à-dire qu’au moment même où notre cœur dénonce la vie comme un rêve, l’idée qu’il se fait de la réalité est prise de la vie elle-même. C’est parce que nous avons constaté dans la vie que la réalité se ramenait à la liaison, à l’ordre, que nous concevons une réalité plus haute par une liaison plus harmonieuse et un ordre plus parfait. Mais c’est bien toujours l’ordre, la liaison, la raison qui restent pour nous, jusque dans les élans les plus aventureux de notre âme, le type même de la réalité. Dès lors, il est enfantin d’assimiler métaphysiquement la veille à un rêve lié, puisque la liaison est, en un sens, la réalité elle-même.

Seulement, dans le rêve, le cerveau témoigne d’une étrange spontanéité : il transforme et déforme tous les éléments de notre expérience ; il associe et dissocie d’une façon tout à fait imprévue, et parfois on dirait qu’il crée un monde nouveau ayant ses habitudes propres, ses lois et ses conditions particulières de fixité. Il est bien vrai qu’il ne crée aucune sensation absolument nouvelle. L’aveugle de naissance ne voit pas en rêve les couleurs que ses yeux n’ont jamais vues. De plus, le rêve ne crée pas les formes de l’espace et du temps. Quand je vois en rêve une prairie illimitée, la prairie est une fiction de mon cerveau ; mais l’espace où cette prairie se déroule existe, du moins à titre de possibilité, dans l’espace réel qu’à l’état de veille nous percevons. Cependant on peut dire, en un sens, qu’il y a dans le rêve création d’espace. Car l’espace est inséparable des sensations qui l’emplissent et le déterminent ; et je ne pourrais déployer nulle part, dans l’espace réel, la prairie de mon rêve, sans déloger les sensations qui occupent la partie d’espace réel que mon rêve vient usurper. Mais ces sensations, ces éléments de réalité ainsi refoulés devraient trouver place ailleurs. Ainsi mon cerveau, en jetant dans le monde un supplément fictif de représentation, est obligé d’y jeter en même temps un supplément d’espace. Il y a donc dans le rêve, à certains égards, création d’espace en même temps que de sensations. De même, s’il n’y a pas dans le rêve création de durée, il y a du moins pour nous création d’une nouvelle mesure de la durée. Car des événements, accomplis dans l’espace d’une seconde, prennent pour nous, quand nous rêvons, des proportions démesurées. Dès lors, voyant le cerveau aussi actif et aussi créateur dans l’état de rêve, on peut se demander s’il n’a pas aussi, dans l’état de veille, une puissance autonome prodigieuse faussant la réalité.

Mais, en fait, le cerveau n’invente rien : il est plongé dans un milieu cosmique animé de mouvements précis, et il est infiniment probable que ces mouvements se propagent avec leur forme propre et leur rythme propre dans la matière cérébrale. Selon la grande hypothèse de l’évolution, le cerveau, c’est-à-dire l’organe spécial de la conscience, ne s’est formé que progressivement. Les différents organes des sens même ne se sont différenciés et précisés que sous l’action des divers mouvements cosmiques. L’être vivant est à l’origine de la vie comme une gelée homogène, et c’est l’action spécifique des ondes sonores et des vibrations lumineuses qui a déterminé peu à peu, dans des organismes de plus en plus compliqués, le sens de l’ouïe et de la vue ; c’est-à-dire que les mouvements qui correspondent au son, à la lumière, ont passé du monde extérieur dans l’organisme et dans le cerveau. Helmholz croit qu’il y a dans l’oreille un certain nombre de diapasons qui vibrent chacun à un son déterminé, et à celui-là seulement ; et nous n’entendons que dans la mesure où les diapasons de l’oreille correspondent aux sons extérieurs. Il y aurait de même dans l’œil, selon Young, des bâtonnets optiques correspondant à des couleurs déterminées, c’est-à-dire à des vibrations déterminées. D’ailleurs, comment imaginer que la matière vivante, éminemment plastique, a pu être soumise, depuis l’origine de la vie, à l’action incessante, mécanique des ondes et des vibrations, sans s’y conformer et s’y adapter ? Les différentes ondes sonores correspondant à l’échelle des sons diffèrent entre elles par leur rapidité. Puisque la conscience perçoit des sons différents, il faut bien que les mouvements cérébraux auxquels correspondent ces sensations différentes soient différents aussi. Il est bien vrai que les mouvements cérébraux correspondant aux sons pourraient différer entre eux, sans être conformes pour cela aux différentes ondes sonores. Mais il est infiniment plus simple d’admettre qu’il y a conformité de ceux-ci à celles-là. Les rapports de sons que nous trouvons agréables et justes correspondent à des rapports numériques simples entre les ondes sonores, et ce n’est point là un rapport accidentel. Il y a évidemment harmonie de la simplicité et de la beauté. Il faut donc que les mouvements cérébraux aient entre eux, comme les ondes sonores, des rapports numériques simples. Il devient de plus en plus vraisemblable que ces rapports sont les mêmes que ceux des ondes sonores extérieures entre elles. De même les couleurs et toutes les nuances des couleurs correspondent à des vibrations différentes de rapidité et de longueur. Lorsque le spectre est étalé, il n’y a pas un seul de ses points qui ne représente pour la conscience une sensation particulière. La conscience suit donc avec une affection étroite toutes les vibrations lumineuses dans leurs transformations. Il faut donc que les mouvements cérébraux soient divers comme les vibrations du spectre, et il faut, en outre, que la diversité des mouvements cérébraux se développe avec une absolue continuité comme la diversité du spectre. Il devient dès lors presque certain que les mouvements cérébraux correspondant à la lumière et aux couleurs ne font que prolonger dans l’organisme les vibrations de l’éther. Ainsi le cerveau est pénétré par l’univers et par les formes précises de mouvements qui animent l’univers. Il est, à vrai dire, une partie de l’univers lui-même ; il est fait de la même étoffe et de la même activité que l’infini cosmique. Et c’est bien la réalité extérieure qu’il exprime par sa propre activité. La conscience liée au cerveau n’est point par lui isolée du monde, mais, au contraire, liée au monde.

Mais si ce n’est pas l’activité propre du cerveau qui fausse notre perception du monde, n’est-ce pas l’activité propre de la conscience ? Car enfin ce par quoi le cerveau et le monde s’harmonisent et se coordonnent, c’est le mouvement ; et le cerveau ne transmet à la conscience que des mouvements. Il semble donc que ce soit la conscience qui ajoute de son propre fonds la sensation, c’est-à-dire la vie même et la réalité joyeuse du monde. Et, en effet, la science nous déclare que hors de nous les sensations ne sont que des mouvements ; elle ne peut connaître qu’en mesurant, et elle ne peut mesurer qu’en ramenant les forces et les manifestations les plus diverses du monde à une commune mesure qui est le mouvement. Ce n’est pas seulement le besoin de précision qu’elle satisfait par là ; c’est aussi et surtout le besoin d’unité le plus profond et le plus noble de l’esprit humain. Aussi, avant même la science, la philosophie éprise d’unité avait-elle pressenti que le mouvement pourrait bien être le fond réel de toute chose. Un point lumineux m’apparaît à distance, évidemment il n’agit pas sur moi à distance ; il doit traverser, pour agir sur moi, l’espace intermédiaire. Mais l’espace intermédiaire n’est pas occupé par des points lumineux ; c’est donc en secret que le point lumineux envoie vers moi sa forme, sa réalité. Or, que peut bien être cette réalité secrète qui vient à moi, sinon une forme invisible du mouvement ? Ainsi la réalité même du visible, c’est le mouvement invisible. Tout est mouvement et n’est que mouvement. La conscience attache à des mouvements différents des sensations différentes ; mais ces sensations n’ont d’autre office que de nous signaler d’abord la diversité des mouvements, et d’en permettre une première mesure expérimentale. Quand cela est fait, quand nous nous trouvons en présence de l’univers grandiose et un qui n’est que mouvement et qui se développe comme un théorème, la vanité de nos sensations désormais inutile disparaît comme écrasée sous la majesté éternelle du mouvement infini. Le monde est sous le rayon de la conscience comme un fleuve obscur sous un rayon de lune. Le rayon, en pénétrant dans les eaux, en dessine les rides, les courants, les tourbillons. Et c’est là pour nous une première idée du fleuve ; mais si l’on veut en avoir une idée vraie, il faut éteindre le rayon de lune et le rayon de conscience et rendre le monde et le fleuve à l’obscurité éternelle de leurs mouvements dirigés par l’aveuglement infaillible des lois. La preuve que la sensation est surérogatoire et vaine, c’est que dans ce monde, où rien ne se perd et rien ne se crée, la sensation se crée. Il y a dans le cerveau des mouvements qui s’accompagnent de sensations ; il n’y a pas un seul mouvement qui se transforme en sensation, qui devienne sensation. Tout mouvement se transforme en un autre mouvement ; la sensation n’est donc qu’une ombre projetée sur la réalité, mais qui ne fait point partie de la réalité.

Je n’ai point à discuter cette conception purement mécanique de l’univers au point de vue religieux et moral. Elle est grande autant que sévère, et si elle écrase nos espérances, elle humilie nos présomptions. Chose étrange, elle attire la conscience humaine par la grandeur même du sacrifice qu’elle exige d’elle, et nous avons je ne sais quelle joie douloureuse à sentir que dans ce qui nous paraît être le plus nous-mêmes, nous ne sommes que néant.

Mais bientôt les protestations s’élèvent de toute part dans l’esprit et le cœur de l’homme. Je ne parle pas ici encore une fois des protestations religieuses et morales. Mais il y a en nous je ne sais quel goût de la vie et de la réalité ; un besoin de croire que la lumière qui nous emplit les yeux et le cœur, que la mélodie qui nous bouleverse l’âme avec délices ne sont pas simplement une formule d’algèbre. Et, par un singulier paradoxe, au moment même où la science prétend réduire la conscience à n’être qu’illusion et néant, la conscience profite pour s’agrandir de toutes les conquêtes de la science sur le passé. La science nous décrit l’état de la terre avant l’apparition de la conscience et même de la vie ; et la conscience se transporte dans ces périodes lointaines où elle n’était pas ; elle se figure, elle voit les premiers continents qui verdissent, et elle recueille la lueur pâle des soleils encore diffus. Elle est comme un astre étrange qui irait dans le passé éclairer les temps qui ont précédé la lumière. Ainsi à propos du monde extérieur, comme à propos de tous les problèmes que se pose l’homme aujourd’hui, éclate le conflit de la conscience et de la science. Résoudre ce conflit à propos du monde extérieur, c’est en préparer la solution pour l’âme, la liberté, le devoir et Dieu. C’est donc avec plus de courage encore que nous poursuivons notre tâche si ingrate en apparence ; et puisque la science interprétée par l’idéalisme subjectif réduit toute la réalité au mouvement, c’est dans l’analyse même de l’idée de mouvement que nous devons chercher la clef du problème.

CHAPITRE III

du mouvement


Nous voici donc amenés à cette question fondamentale ; qu’est-ce que le mouvement ? L’analyse de l’idée du mouvement nous montrera que la science en réduisant la réalité universelle, telle qu’elle l’étudie, à des mouvements, a confirmé, bien loin de l’ébranler, la vérité des sensations humaines. En effet, elle fait disparaître par là même la matérialité de l’univers ; l’univers physique ramené au mouvement devient immatériel et idéal. Quand il y a mouvement, nous sommes invinciblement amenés à dire que quelque chose se meut. Nous ne concevons pas le mouvement sans une substance qui lui serve de support. Or, quelle peut bien être cette chose, cette substance ? A première vue nous sommes tentés de répondre : c’est la matière. Quand il y a mouvement, il y a un corps, une portion de matière, qui se meut, et nous disons volontiers sans y trop réfléchir : « Le mouvement est une propriété de la matière. » Mais qu’est-ce que cela veut dire pour la science d’abord, pour la pensée pure ensuite ? Voici une pierre qui tombe ou qui roule ; nous disons que cette pierre se meut, et que ce mouvement a pour siège, pour support, pour substance cette pierre. Oui, mais qu’est-ce, pour la science, que cette pierre ? Elle se compose de molécules, c’est-à-dire d’un certain nombre de composés chimiques définis ; mais ces molécules, malgré l’apparente inertie de la pierre, malgré l’immobilité apparente de ses parties, ne sont point immobiles : elles oscillent perpétuellement sous l’action multiple des agents physiques : la pesanteur, l’électricité, le magnétisme, la chaleur. Leur intérieur même est toujours en mouvement, car les éléments chimiques plus simples dont cette molécule est formée se combinent, en vertu de certaines lois d’affinité. Or, cette affinité chimique s’exerce d’élément à élément par l’intermédiaire de l’éther, et chaque élément chimique, pour rester en relation définie avec les autres éléments chimiques de la même combinaison, doit se mouvoir selon les mouvements des autres éléments du groupe. Ainsi, par le double jeu des forces physiques et des forces chimiques, par la vie et l’action incessante de l’éther qui les enveloppe, toutes les molécules de la pierre sont dans un mouvement et dans un tressaillement perpétuels ; et ce mouvement leur est propre, je veux dire qu’il est indépendant du mouvement d’ensemble qui emporte la pierre. Non seulement ce mouvement est propre aux molécules, mais il les constitue, car on ne peut définir une combinaison chimique spéciale que par les relations spéciales d’affinité, c’est-à-dire, par le système spécial de mouvements coordonnés qui lient tous les éléments du groupe. Ces molécules de la pierre sont donc du mouvement, et lorsque nous disons que le mouvement total de la pierre qui tombe ou qui roule a pour siège et pour substance les molécules matérielles de la pierre, nous disons simplement qu’un mouvement a pour point d’appui un autre mouvement.

Nous n’avons donc jusqu’ici qu’un échafaudage de mouvements qui reposent en quelque sorte les uns sur les autres ; il nous faut pourtant trouver une base, une substance à ces mouvements. Creusons encore et cherchons plus bas : cette molécule est une combinaison chimique ; elle est composée d’éléments plus simples, et les quantités définies de ces éléments simples qui entrent dans la combinaison s’appellent des atomes. Est-ce que c’est l’atome qui va être le fondement dernier, la base matérielle, définitive du mouvement universel ? Mais la science aujourd’hui, par toutes ses théories, par toutes ses hypothèses, incline à rejeter l’idée brute de l’atome déterminé dans une forme rigide et figé dans une inertie éternelle. C’était la conception de Démocrite et d’Épicure ; ce n’est plus la conception de la science contemporaine. L’atome doit être, lui aussi, souple, mouvant, vivant. Tout d’abord, en effet, s’il était immobilisé et matérialisé dans une rigidité immuable, comment expliquer son origine ? ou bien, il est éternel, il est l’élément primordial et nécessaire des choses, et alors, pourquoi a-t-il telle figure plutôt que telle autre ? pourquoi est-il carré, rond, crochu, étoilé ? L’arbitraire, la fantaisie sont à la base même des choses, et le monde repose sur le caprice des figures géométriques bizarres que l’écolier dessine à la plume en marge de son cahier ; ou bien, au contraire, l’atome n’est pas éternel ; il n’est pas primordial, il a été produit ; mais, comment a-t-il pu être produit ? Par une action, c’est-à-dire, dans l’ordre physique, par un mouvement ; et alors il est impossible qu’étant issu d’une action, d’un mouvement l’atome ne garde pas trace de cette action, de ce mouvement, qu’il ne soit pas lui-même action ou mouvement. D’ailleurs, comment des atomes pourraient-ils former une combinaison chimique qui ne soit pas un simple mélange, une simple agglomération, s’ils n’étaient pas des formes de mouvement pouvant agir les unes sur les autres, s’harmoniser dans des conditions définies les unes avec les autres ? C’est là aujourd’hui la doctrine de tous les chimistes ; ceux-là même qui proposent, comme M. Würtz, une notation nouvelle des relations chimiques, la notation atomique, et qui, pour expliquer les combinaisons d’un atome avec des équivalents multiples d’un autre atome, représentent volontiers les atomes comme figurés et branchus à la manière de Démocrite, se servent là d’un langage symbolique. Ils n’entendent pas le moins du monde glacer l’atome dans une figure immobile comme l’étoile de la neige, et ces saillies, ces figures de l’atome, adaptées à des combinaisons multiples, peuvent très bien être les saillies, les figures d’un tourbillon. C’est M. Würtz lui-même qui a indiqué que les atomes pourraient bien n’être que des tourbillons, ces tourbillons étant de leur nature à la fois souples et stables. Voilà par exemple ces couronnes de fumée qui s’élèvent dans l’air après l’explosion d’une bouche à feu et que savent reproduire en petit les habiles fumeurs, en lançant d’une certaine façon la fumée de leur cigare. Ces tourbillons, dit M. Würtz, sont doués d’élasticité et peuvent changer de forme. Le cercle est leur position d’équilibre, et lorsqu’ils sont déformés ils oscillent autour de cette position qu’ils finissent par reprendre. Mais, qu’on essaie de les couper, ils fuiront devant la lame ou s’infléchiront autour d’elle sans se laisser entamer ; ils offrent donc la représentation matérielle de quelque chose qui serait indivisible et insécable. Et lorsque deux anneaux se rencontrent, ils se comportent comme deux corps solides élastiques ; après le choc, ils vibrent énergiquement. Un cas singulier est celui où deux anneaux se meuvent dans la même direction, de telle sorte que leur centre soit situé sur la même ligne droite et que leurs plans soient perpendiculaires à cette ligne. Alors l’anneau qui est en arrière se contracte continuellement tandis que sa vitesse augmente ; celui qui avait pris l’avance se dilate, au contraire, sa vitesse diminuant jusqu’à ce que l’autre l’ait dépassé, et alors le même jeu recommence de telle sorte que les anneaux se pénètrent alternativement. Mais à travers tous ces changements de forme et de vitesse, chacun conserve son individualité propre et ces deux masses circulaires et fermées se meuvent dans l’air comme quelque chose de distinct et d’indépendant.

Les atomes des corps simples ou présumés tels sont-ils des tourbillons minuscules qui persistent indéfiniment selon la loi même des tourbillons dans ce milieu homogène qu’on appelle l’éther ? C’est là l’hypothèse à laquelle inclinent les chimistes contemporains. M. Würtz, M. Schutzemberger, etc. M. Berthelot, dans les belles conclusions de sa chimie fondée sur la synthèse, sans se prononcer sur la forme des mouvements qui constitue l’atome, repousse toute conception matérialiste et brute de l’atome. Il l’anime et l’idéalise ; il en fait un système défini de mouvements, et c’est sur cette idée de l’atome, forme de mouvement, que la physiologie contemporaine construit ses hypothèses grandioses sur l’origine de la vie. Ainsi, comme la pierre dans son ensemble, comme le corps dans son ensemble, comme la molécule, l’atome se meut, ou, plutôt, il est mouvement. Dans cette architecture étrange qu’on appelle la matière, nous avons beau descendre vers les fondements, nous ne trouvons point une assiette fixe : les pierres que l’on croyait fondamentales entrent en mouvement ; elles entrent en danse, et c’est sur des tourbillons subtils que repose jusqu’ici l’édifice solide du monde. Mais, descendons plus bas encore, et au-dessous même de l’atome ; l’atome, dit-on, est un tourbillon d’éther ; c’est donc l’éther qui va être la matière première, le substratum définitif de tous les mouvements ; soit, mais l’éther lui-même, dans son apparence d’immuable sérénité, est traversé de mouvements innombrables ; tous les rayonnements de lumière et de chaleur, tous les courants et tous les jets d’électricité et de magnétisme, tous les mouvements qui correspondent dans les corps aux phénomènes de la pesanteur, et dans les composés chimiques aux phénomènes de l’affinité, émeuvent incessamment l’éther, et appuyer le monde sur l’éther, c’est l’appuyer sur une mer de mouvements immenses et aux vagues toujours remuées. Il faut bien pourtant que les mouvements de l’univers soient les mouvements de quelque chose ; il faut bien qu’il y ait une réalité en mouvement, une substance du mouvement.

Je ne sais pas où il faut s’arrêter ; je ne sais pas s’il faut s’arrêter à l’éther ou descendre encore ; mais deux hypothèses seulement sont possibles ; ou bien nous devons descendre à l’infini sans jamais trouver dans une réalité immuable la base saisissable du mouvement universel. Mais alors, c’est que cette réalité immuable est présente à tous les degrés du mouvement. Or, que peut bien être cette réalité, partout présente, partout semblable à elle-même sous la diversité innombrable des mouvements, et immuable en son fond sous l’universelle mobilité ? Que peut-elle être sinon l’Être infini que la raison conçoit comme la substance ultime des choses, et que la science ne peut saisir nulle part, précisément parce qu’il est partout ? car la science ne saisit que ce qu’elle détermine, elle ne détermine que ce qu’elle isole, et elle ne peut isoler Dieu du monde parce qu’il en est l’intime et inséparable réalité. Ou bien, par une hypothèse inverse, nous pouvons toucher au fond même du mouvement, nous pouvons arriver à cette forme de mouvement au delà de laquelle il n’y a pas d’autre forme du mouvement. Nous dirons, par exemple, que la forme élémentaire et dernière du mouvement, ce sont les mouvements de l’éther, et qu’au delà de ces mouvements il n’y a plus que l’éther lui-même immense, immobile et dormant ; mais, qu’est-ce que l’éther séparé par la pensée des mouvements qui le déterminent ? il n’est pas coloré, il n’est pas sonore, il n’est pas odorant ; il n’est ni chaud ni froid, ni lumineux, ni sombre, puisque lumière et ténèbres, chaleur et froidure, résultent des mouvements de l’éther, et que nous faisons abstraction de ces mouvements. Il n’est pas résistant, puisque la résistance des corps est un effet de la cohésion de leurs mouvements ; il n’est point pesant, puisque la pesanteur est encore un effet de l’action de l’éther : il n’est point divisé en parcelles, puisque les atomes sont des formes de mouvement. Qu’est-ce à dire ? c’est que la science elle-même, en cherchant le support du mouvement matériel et l’élément dernier de la matière, nous a conduits jusqu’à une réalité qui n’a plus rien de matériel, qui n’est plus perceptible aux sens, qui n’existe plus que pour la pensée. Oui, si nous ne portions pas en nous, dans notre âme, l’idée d’être, et avec l’idée d’être, l’idée d’unité, d’immensité, de continuité homogène, l’éther ainsi dépouillé de tout mouvement, ne serait plus pour nous qu’un mot : la science, en voulant expliquer la matière, sort sans s’en douter de la région de la matière. Elle est obligée aussi, qu’elle le veuille ou non, de sortir du vocabulaire matériel, et ce qu’elle appelle l’éther infini, immuable et un, elle est obligée, si elle veut se comprendre elle-même, de l’appeler l’être infini, immuable et un ; si bien que les analyses, tous les jours plus profondes, de la science aboutissent enfin à commenter la grande parole : In Deo vivimus, movemur et sumus. Car cet Être infini immuable et un qui sert de soutien et de substance de proche en proche à tous les mouvements du monde, c’est sinon Dieu tout entier, car nous ne le réduisons pas à n’être que la substance ultime des choses, mais tout au moins un aspect grandiose de Dieu. Lorsque Virgile et le Dante, après avoir parcouru tous les cercles des abîmes souterrains, voulurent retrouver les vivants, ils prirent une autre route que celle qui les avait amenés ; ils allèrent sortir d’un autre côté de la terre, et là le poète s’écrie : « Et nous revîmes les étoiles. »

Et nous, nous avions renoncé un moment à expliquer le monde par les seules clartés de la conscience et de l’esprit ; nous avions quitté un moment la belle et douce lumière des croyances spontanées. Guidés par la science, nous sommes descendus toujours plus avant, toujours plus bas dans les profondeurs de la matière ; et là aussi, dans ces abîmes redoutables où nous pouvions nous demander si tout n’allait pas se dissoudre en fatalité aveugle, nous avons trouvé des superpositions de mouvements, des cercles et des tourbillons ; et il se trouve qu’à l’extrémité même de ce long chemin intérieur et à l’ouverture opposée de ces abîmes, nous aussi nous revoyons les étoiles, nous revoyons la lumière de Dieu. Seulement, cette lueur divine ainsi retrouvée pénètre maintenant pour nous jusque dans les profondeurs obscures de la matière : c’est du centre même de l’univers matériel où nous sommes enveloppés que nous la voyons reluire, comme si le Dante, par un nouveau voyage dans les abîmes intérieurs, et du fond même de ces abîmes, eût senti filtrer jusqu’à lui, à travers l’épaisseur obscure de la terre, la transparence infinie du ciel étoilé.

Si cette première réduction sommaire de l’univers matériel à l’être infini éveillait quelques scrupules dans les esprits positifs, je pourrais répondre que ce ne sont pas seulement les spéculatifs, les métaphysiciens de nature et d’habitude qui, en approfondissant l’idée de matière, arrivent à ces conclusions, qu’elles s’imposent même, comme je l’ai déjà indiqué, à ceux qui appliquent les méthodes scientifiques. N’est-ce pas un savant, M. Edmond Perrier, qui se demande comment, dans le monde réel, physique même, si l’on prend le mot en son vrai sens, la matière a apparu ? Or, que peut bien être cette réalité non matérielle d’où la matière proprement dite sortirait dans des conditions données, sinon l’être ? Mais il y a mieux. Les axiomes fondamentaux de la science : « Rien ne se perd, rien ne se crée ; il y a transformation incessante, mais jamais perte de mouvements, » supposent l’affirmation de l’être plein, absolu, indéfectible comme substance du monde dit matériel. Comment, en effet, la science peut-elle vérifier que rien ne se perd ? En constatant que le poids d’une matière donnée reste identique à travers toutes ses transformations : par exemple, un kilogramme d’eau solidifié en glace ou vaporisé pèse toujours un kilogramme ; mais cela suppose que la substance même qui sert de poids et qu’on met en balance avec l’eau diversement transformée, n’a point subi elle-même une diminution de poids dans l’intervalle des transformations de l’eau. Comment le saura-t-on ? Est-ce en pesant à son tour ce poids ? Mais il faudra poursuivre à l’infini cette épreuve. Et puis, il pourrait y avoir dans tous les corps une diminution simultanée et proportionnelle des forces de poids, et les mesures de la science ne pourraient pas saisir cette diminution, car les relations des forces entre elles subsisteraient. Il en est de la persistance des mouvements comme de la persistance de la matière proprement dite. Quand la science dit que le mouvement, sans déchet aucun, se transforme en chaleur, elle entend que cette chaleur peut restituer exactement à une masse donnée la quantité de mouvement qui a disparu dans la production de la chaleur. Mais si cette masse donnée a subi dans l’intervalle une diminution interne, profonde, insaisissable de résistance, il n’y a plus, pour mesurer et comparer le mouvement et la chaleur, une unité fixe, un étalon certain.

Il se pourrait, à la rigueur, que la réalité du monde, sa force, son mouvement, son étendue, subissent à tout instant des variations en plus ou en moins. Si ces variations. étaient locales, partielles, elles jetteraient dans les phénomènes, dans les relations connues des êtres et des forces, un trouble que la science pourrait constater ; mais si elles étaient totales, si elles étaient réparties entre toutes les forces et tous les éléments du monde suivant leurs relations préexistantes ; si l’univers subissait en toutes ces parties, et proportionnellement à chacune d’elles, des resserrements de réalité ou des expansions ; s’il était, comme un vaste cœur, animé d’un double mouvement de systole et de diastole, les rapports des phénomènes ne seraient point troublés, et la science ne serait pas avertie ; il est vrai qu’elle subsisterait tout entière ; mais ses affirmations sur la permanence de la force et du mouvement n’auraient plus qu’une valeur toute relative et conventionnelle. Or, c’est en un sens absolu et plein que la science affirme la permanence de la force et du mouvement : c’est qu’en réalité, et sans qu’elle le démêle, ou, tout au moins, sans qu’elle l’avoue, les mouvements et les forces lui apparaissent comme des déterminations, comme des manifestations de l’être, et, avec l’esprit humain, elle ne peut comprendre que ce qui est cesse d’être, de quelque manière que ce soit. C’est donc bien sur l’idée d’être que la science appuie, consciemment ou non, ses axiomes fondamentaux ; et lorsque, par une analyse graduelle, nous avons acheminé le monde matériel, de forme en forme, de mouvement en mouvement, à être l’expression de l’être immense, immuable et un, nous avons marché dans le même sens que la science elle-même, et bien loin d’avoir surpris, par je ne sais quelles habiletés de dialectique, la bonne foi de l’esprit, nous n’avons fait que résumer les conclusions dernières de la science expérimentale, et mettre à découvert les fondements secrets du savoir positif. La science part de l’idée d’être et elle y aboutit : nous ne nous séparons pas d’elle ; nous nous attachons à elle ; nous lui demandons seulement de confesser ses résultats et ses principes dans la langue même de l’esprit humain, je veux dire la métaphysique.

Mais ce n’est pas tout : tandis que la pensée et la science elle-même réduisent la matière proprement dite et le mouvement à avoir l’être pour substance ultime, il se produit dans la conscience d’incessantes conversions de l’idée de matière et de mouvement à l’idée d’être. La vue d’une grande masse en mouvement, d’un grand fleuve, d’une grande foule, excite dans l’âme une sorte d’émotion involontaire qui est comme un développement d’être. De même l’idée des grandes masses sidérales, emportées dans l’espace par des mouvements d’une prodigieuse vitesse, éveille en nous une sensation de sublime, sans que nous ayons besoin de réfléchir et de rapporter tous ces mouvements à un principe. C’est avec une idée brute de masse et de mouvement, et par un ébranlement tout mécanique, que l’âme est induite à une sorte d’émotion religieuse : c’est que l’âme a senti l’être qui est dans la matière ; l’être qui est dans l’âme a été obscurément et profondément remué par l’être qui est dans les choses, et le sentiment spontané achève et confirme cette réduction de la matière et du mouvement à l’être, que la science et la pensée pure avaient préparée.

Au demeurant, comment l’être immense, immatériel et un, ne serait-il pas à la base et au fond de ce que nous appelons la matière ? Si le monde matériel avait pour fondement suprême une détermination de la matière, il reposerait sur l’arbitraire. Car, que serait cette détermination de la matière ? Une détermination spéciale de forme et de mouvement. Mais pourquoi telle figure serait-elle primordiale plutôt que telle autre ? Pourquoi telle forme du mouvement plutôt que telle autre ? Ou bien cette forme du mouvement n’aurait, pas plus que les autres, un rapport direct avec l’être infini ; elle n’en exprimerait pas, mieux que les autres, les puissances infinies. Et alors, comment serait-elle à l’origine du monde ? Ou bien elle traduirait, dans une première forme de mouvement infiniment complexe et riche, les aspirations infinies de l’être infini ; mais alors elle en serait l’expression, elle en serait la réalisation première, c’est-à-dire que c’est l’être infini qui serait vraiment la base et la substance du monde matériel. Donc, celui-ci a vraiment sa racine et son être même dans l’être infini ; et les mouvements de l’univers, que nous disions tout d’abord être des mouvements de la matière, sont, en réalité, des mouvements de l’être infini et immatériel, c’est-à-dire des relations définies entre les diverses puissances que contient l’être infini, des communications réglées et intelligibles de l’être à l’être, des moyens dans une œuvre immense et divine d’harmonie et d’unité. Dès lors il ne faut pas dire : Quel rapport y a-t-il entre telle ou telle sensation, et tel ou tel mouvement ? Car il se peut que cet ordre de mouvements et l’ordre de sensations qui lui correspond soient la même fonction de l’être infini, vue sous deux aspects différents ; il se peut, par conséquent, que la sensation et le mouvement se rejoignent et se pénètrent dans l’être même qu’ils expriment. Il suffira, pour cela, que le mouvement et la sensation ne soient point des faits bruts, irréductibles à toute pensée, et qui s’opposent ainsi grossièrement, fatalement l’un à l’autre. Or, comment le mouvement, ayant pour substance et pour fond l’être infini, objet suprême de la pensée, serait-il un fait brut et impénétrable à la pensée ? Le mouvement n’est pas une chose : nous ne le saisissons jamais en lui-même ; nous ne percevons que des choses ou des phénomènes en mouvement. Il est vrai que ces choses, à leur tour, comme nous l’avons vu, se décomposent en mouvements, et qu’il ne subsiste plus ainsi dans l’univers proprement naturel, si l’on oublie un instant l’être infini qui le pénètre et le soutient, que des mouvements et des sensations. Or, le mouvement n’est jamais perçu que par et dans la sensation. Mes yeux ne voient pas le mouvement, mais la lumière eu mouvement ; mon oreille n’entend pas le mouvement, mais le son en mouvement ; ma main ne palpe pas le mouvement, mais la résistance en mouvement. Mais, d’autre part, les sens eux-mêmes démêlent dans la lumière en mouvement ce qui est lumière et ce qui est mouvement, car ils perçoivent très bien une couleur, qu’elle se déplace ou qu’elle soit immobile. Donc le mouvement ne peut être perçu indépendamment des sensations, et il apparaît pourtant aux sens eux-mêmes comme distinct de la sensation. Il en est distinct et inséparable. Qu’est-ce à dire ? C’est qu’il est intimement lié à la réalité qu’exprime la sensation, et qu’il traduit cependant cette réalité par un aspect un peu différent de la sensation elle-même : il exprime ce qui se mêle d’identique aux espèces différentes de sensations, ce par quoi elles ont une commune mesure, je veux dire la quantité homogène. Aussi l’effort suprême de la science, après avoir ramené tous les phénomènes naturels au mouvement, est-il de ramener le mouvement lui-même à la quantité. Le mouvement est exprimé par des lignes, et ces lignes sont exprimées par les relations définies de grandeur qui unissent leurs éléments : par exemple, les courbes sont définies par leurs abscisses ; c’est ainsi que la mécanique va se perdre dans la géométrie, et la géométrie dans l’algèbre. Mais le mouvement, quoiqu’il enveloppe la quantité et qu’il puisse être réduit à la quantité par le calcul, n’en a pas moins une forme définie. Par cette forme définie, chaque espèce de mouvements joue un rôle défini dans le système universel ; chaque espèce de mouvements est donc une essence, et, pour que cette essence définie ne s’évanouisse pas dans l’indifférence de la quantité abstraite, elle se manifeste dans la sensation qui, en tant que telle, est irréductible à la quantité pure. Ainsi, le mouvement étant à la fois une grandeur et une forme, tient d’un côté à la quantité, de l’autre à l’essence. Il est le point de rencontre de la quantité et de la qualité ; et voilà pourquoi ni il ne peut être confondu avec la sensation, ni il ne peut être séparé d’elle ; et l’intuition sensible, qui unit et démêle tout à la fois la sensation et le mouvement, va au fond même de la vérité.

On voit par là combien est grossière et naïve la conception de l’idéalisme subjectif : elle est grossière, parce qu’elle traite le mouvement comme une chose que l’on peut mettre à part et qu’il n’est pas une chose ; elle est naïve, parce qu’elle renferme une évidente contradiction. L’idéalisme scientifique nous dit : Figurez-vous d’un côté le mouvement, de l’autre la sensation ; quel rapport y a-t-il ? Mais je ne puis me figurer le mouvement qu’en me représentant une trace distincte dans un espace vaguement éclairé ; et le mouvement ainsi entendu, au lieu d’être le contraire de la sensation, n’est qu’un minimum de sensation. Bien loin que je puisse opposer le mouvement que je me représente à la sensation, j’ai besoin d’un reste de sensation pour me représenter le mouvement. Dès que je dépouille le mouvement de tout élément sensible, il ne peut plus être objet d’imagination : il n’est plus qu’une conception, une idée ou un système d’idées. De même l’étendue, si nous la dépouillons de tout élément sensible, si nous faisons disparaître tout ce qui est lumière, obscurité, son, parfum, chaleur, résistance, ne peut plus être ni perçue ni imaginée : elle peut seulement être conçue ; comme le mouvement qui lui est lié, elle devient une idée ou un système d’idées. La question qui se pose à nous maintenant est donc celle-ci :

L’idée du mouvement est-elle assez riche pour enfermer toutes les espèces, toutes les essences qui correspondent aux différents ordres de sensation ?

Le mouvement a rapport à l’étendue ; il est un changement de relations entre différentes déterminations de l’étendue ; l’idée du mouvement enveloppant l’idée d’étendue, analyser celle-ci sera analyser au moins partiellement celle-là. L’idée d’étendue a rapport à l’idée d’être ; mais ici il faut s’entendre. Dans tout être fini il faut distinguer la puissance et l’acte ; je n’agis que parce que j’ai la puissance d’agir. Je ne puis exprimer en ce moment-ci ces idées que parce qu’elles existent en puissance dans mes souvenirs, dans mes réflexions antérieures, dans d’autres idées d’où celles-ci dépendent, dans les dispositions générales et permanentes de mon esprit. Il est vrai qu’on peut dire avec Leibniz que ces puissances, même avant de passer à l’acte, avant d’aboutir à l’expression actuelle de mes idées, ne sont pas inactives ; elles ne sont pas des puissances nues, abstraites, de simples possibilités. Les souvenirs, les réflexions antérieures restent dans l’esprit à l’état de vibrations inaperçues mais toujours présentes ; il n’en est pas moins vrai que par rapport à l’acte complet, achevé, je veux dire, l’expression actuelle de ma pensée, ces souvenirs, ces réflexions antérieures sont des préparations, des puissances. En vain dira-t-on que ces puissances mêmes sont en elles-mêmes des actes, elles ne sont pas en tout cas l’acte présent que j’accomplis. Donc cet acte présent n’existait qu’en puissance dans les activités obscures qui le précèdent et le préparent ; donc de quelque façon que l’on définisse les rapports de la puissance à l’acte, tout acte dans les êtres finis présuppose une puissance correspondante. Et pourtant l’activité universelle ne peut pas reposer en dernière analyse sur de simples puissances. Supposez que le monde soit le développement, la mise en acte d’une puissance primitive qui ne serait qu’une puissance, nous tombons dans des contradictions insolubles. S’il n’y a à l’origine même des choses qu’une tendance, qu’une aspiration, d’où vient cette tendance, cette aspiration ? Si elle est finie, d’où vient qu’elle a tel degré plutôt que tel autre ? Si elle est infinie, est-ce qu’une aspiration infinie ne suppose pas un être infini réalisé, vivant, actuel ? De plus, cette puissance primitive est plus ou moins voisine de l’acte ; cette aspiration primitive est plus ou moins près d’aboutir à une réalisation. Or, qu’est-ce qui détermine la distance plus ou moins grande de cette puissance à l’acte ? Rien ; c’est donc mettre le néant même sous la forme de l’irrationnel à la base des choses ; et enfin comment et par quoi la puissance est-elle sollicitée de passer à l’acte ? Donc, si dans l’être fini, l’acte présuppose la puissance, dans le tout la puissance présuppose l’acte ; c’est un acte infini, je veux dire l’être infini réalisé, actuel, qui soutient le monde.

L’être infini n’est pas en voie de réalisation, il est d’emblée la plénitude de l’être ; l’infini ne devient pas, il est, car quelle puissance finie pourrait parvenir à l’infini ? Et l’infinité de l’être est présente réellement, actuellement à toutes les parcelles de la réalité. Si l’être n’était pas présent avec son infinité dans ce que nous appelons l’atome, comment cet atome pourrait-il se prêter aux évolutions innombrables, aux développements infinis qu’implique le mouvement éternel de transformation du monde ? Si l’être infini n’était point présent avec son immutabilité à tous les moments du monde, le monde subirait à chaque instant, dans les passages de la puissance à l’acte et de l’acte à la puissance, de brusques variations d’être ; et si cet être infini et immuable n’était pas une activité infinie, un acte infini déployant l’univers dans l’infinité de l’espace et du temps, comment, par quels ressorts le monde passerait-il d’un moment à l’autre de la durée ? Il y a dans l’univers un élan que l’infini des siècles ne fatigue pas ; mais d’où peut venir cet élan infini, sinon d’une force infinie et en acte ? Partout le monde apparaît comme travaillé par un besoin d’unité ; il s’y forme des combinaisons, des groupements, et dans toutes ces combinaisons il y a une sorte d’unité intérieure qui peut devenir une conscience. Or, comment peut-il ainsi se former dans l’être des centres innombrables de conscience et d’unité, si l’être n’est pas pénétré partout d’une unité actuelle et vivante ? Comment les êtres sans nombre qui naissent et qui meurent, comment l’infusoire, le ver de terre et l’homme peuvent-ils obscurément ou clairement être des consciences ? Comment peuvent-ils, chacun à sa manière, dire ce mot sublime Moi, si l’être infini n’est pas tout entier intérieur à lui-même, s’il ne se possède pas lui-même dans un acte éternel d’unité qui soutient ces innombrables unités particulières que nous appelons les âmes ? Donc, comme être, comme force, comme unité, comme conscience, l’infini est un acte.

Mais précisément parce que l’être infini est un acte, il fonde la puissance. Étant l’être infini, il rend par là même possibles des déterminations innombrables et ordonnées de l’être. Il n’est pas une forme spéciale de l’être, il est l’être, et il rend par là même possibles toutes les formes de l’être. Or, ce qui est possible par la vertu éternellement agissante de l’être infini est par là même réel ; et voilà comment l’acte éternel et infini de l’être fonde, par sa seule affirmation, une puissance infinie d’être. Cet acte infini, c’est ce que nous appelons Dieu ; cette puissance infinie, c’est ce que nous appelons le monde.

Et parce que le monde est la puissance infinie de Dieu, il manifestera Dieu comme substance, comme force, comme unité et comme conscience ; il le manifestera comme substance en restant fidèle à travers toutes ses transformations à l’immutabilité de l’être ; il le manifestera comme force en évoluant sans lassitude ni défaillance à travers la durée sans terme ; il le manifestera comme unité en formant comme un système à la fois ordonné et immense dont les parties les plus lointaines se correspondent ; il le manifestera comme conscience en multipliant les centres d’unité où la conscience éclot. Il est donc aussi impossible à la pensée de séparer le monde et Dieu que de les confondre : l’acte infini qui est Dieu fonde cette puissance infinie qui est le monde ; mais ici l’acte, par cela seul qu’il est infini, fonde la puissance ; c’est-à-dire que dans l’infini l’acte et la puissance ne sont plus distincts que pour la pensée ; la dualité de l’acte et de la puissance est réconciliée dans l’unité vivante de l’acte infini et de la puissance infinie ; cette antithèse fondamentale de la puissance et de l’acte étant ainsi résolue, toutes les autres antithèses qui tourmentent la raison humaine se résolvent du même coup. Dieu, intimement mêlé au monde qui est sa puissance, est à la fois être et devenir, réalité et aspiration, possession et combat. Par là cesse le seul scandale que la conscience humaine rencontrait dans l’affirmation de Dieu : nous luttons, nous souffrons, nous essayons péniblement de dompter en nous les penchants mauvais, de réaliser une perfection partielle et chancelante ; et pourquoi cela si la perfection absolue existe déjà ? Mais précisément parce que cette perfection absolue existe, elle veut éternellement abolir en elle ce qui pourrait ressembler au destin. Dieu ne se contente pas d’être la perfection toute faite ; il veut encore et en vertu même de cette perfection la conquérir, et si je puis dire, la mériter ; et voilà comment, du fond de son acte éternel, il déploie le monde, qui est sa puissance, dans la lutte, dans l’obscurité, dans l’effort. Il donne le moi, c’est-à-dire la communication directe avec l’infini et la liberté, à des formes innombrables. Et lui, le parfait, il poursuit avec toutes ces consciences qui cherchent, qui doutent, qui tombent et se relèvent, le pèlerinage de la perfection.

Ce serait une erreur d’exclure de Dieu le désir, l’effort, et même en un sens la souffrance ; car ce serait au fond exclure le monde de Dieu. Dieu n’est pas une idole de perfection impassible devant qui défileraient, chantant ou pleurant, les générations ; les jours et les nuits ne passent pas, comme un jeu de lumière et d’ombre, sur son immuable visage ; il est mêlé à nos combats, à nos douleurs, à tous les combats et à toutes les douleurs. Mais le désir en lui n’est pas pauvreté, il est plénitude ; c’est parce qu’il est l’infini qu’il a un besoin infini de se donner, de se répandre dans les êtres et de se retrouver par leur effort. C’est parce qu’il est la vie absolue qu’il complète les joies de sa sérénité éternelle par le frisson d’une inquiétude infinie ; c’est parce qu’il est la réalité et la perfection suprême qu’il ne veut point exister à l’état de perfection brute et toute donnée, qu’il se remet lui-même en question, se livrant en quelque sorte à l’effort incertain du monde, se faisant pauvre et souffrant avec l’univers pour compléter, par la sainteté de la souffrance volontaire, sa perfection essentielle ; le monde est en un sens le Christ éternel et universel. Il y a donc pénétration du monde et de Dieu, et dans la puissance infinie de l’être qui se déploie, et dans l’intimité morale et religieuse des consciences qui se recueillent ; donc quand nous parlons de l’être, ce n’est pas une notion abstraite et vaine ; c’est l’acte de Dieu, c’est aussi sa puissance ; c’est la plénitude et c’est aussi l’aspiration ; c’est la certitude, et c’est aussi le mystère. C’est l’unité de l’acte et de la puissance dans l’infini qui donne à l’être cette profondeur et cette richesse ; par suite les manifestations ou les phénomènes du monde qui participent à l’être : l’étendue, le mouvement, prennent aussi d’emblée une étrange profondeur de vérité et de mystère.

C’est avec l’être, considéré surtout comme puissance, que l’étendue a rapport. L’étendue pure est indéterminée comme l’être pur ; elle n’a point de forme, de figuration particulière comme il n’a point de qualité spécifiée ; elle accueille toutes les formes et toutes les figures comme il se prête à toutes les qualités. L’être pur est partout identique à lui-même ; il est l’être en toutes ses parties : de là son immensité ; car où trouver la raison d’une limite dans l’homogénéité absolue ? L’étendue aussi est en chacun de ses points ce qu’elle est eh tous : de là son infinité. L’être pur est immuable et indestructible ; l’étendue traversée par l’innombrable multiplicité des formes changeantes ne change pas ; et, pas plus qu’une parcelle de l’être ne se perd dans une autre parcelle, aucune portion de l’étendue ne s’absorbe dans aucune autre portion. L’être étant homogène et partout identique à lui-même est continu, c’est-à-dire que, dans une portion d’être, on trouvera toujours de l’être, comme dans un cercle, suivant l’image de Leibniz, on peut toujours inscrire un cercle. De même et pour la même raison l’étendue est continue. L’être continu est idéalement divisible à l’infini de la façon que l’être est divisible, c’est-à-dire en qualités, en déterminations de plus en plus nombreuses et nuancées. L’étendue aussi est idéalement divisible à l’infini : une portion d’être enveloppe une infinité de qualités possibles ; une portion d’étendue enveloppe une infinité de figures possibles. Par là toute portion de l’être et de l’étendue est à la fois infinie et finie : finie, parce qu’elle n’est pas tout l’être ou toute l’étendue ; infinie, parce qu’elle est la pure et pleine essence de l’étendue et de l’être, parce qu’elle peut réaliser dans ses limites la variété illimitée des formes et des qualités et refléter l’univers ou mathématique ou vivant. L’être, considéré comme puissance et à l’état d’indétermination, est comme étranger à lui-même ; il n’a point de qualité qui, en le déterminant, lui permette de se saisir. Dans son immensité identique, il n’y a point de centre ; toutes ses parties se valent, aucune n’est subordonnée aux autres, et elles ne sont liées entre elles que par la communauté indifférente de l’être. De même l’étendue pure est tout entière hors d’elle-même ; aucune figuration, aucune forme n’en interrompt la continuité indéfinie, et l’étendue étant continue par essence, chacune de ses parties, s’il est permis d’en imaginer avant toute figure, n’est vraiment ce qu’elle est qu’à condition de se perdre sans fin dans les étendues voisines. Il y a donc perpétuellement dans l’être pur comme dans l’étendue pure de l’incomplet, puisque l’étendue et l’être se poursuivent en quelque sorte à l’infini sans se saisir, puisqu’ils ne peuvent jamais consommer leur existence faute d’un centre où tout se ramène. Il y a donc dans l’être considéré comme puissance pure et dans l’étendue un manque essentiel ; mais en même temps, par l’homogénéité et la continuité de l’étendue et de l’être, une communication incessante est possible entre toutes les parties ; précisément parce qu’aucune partie de l’étendue et de l’être n’est essentiellement et définitivement un centre, parce que tous les points peuvent le devenir, un effort incessant est possible vers une unité vivante, toujours plus compréhensive et plus souple : de là le mouvement. Le mouvement réalise et manifeste l’essence intime de l’étendue ; qu’est-ce, en effet, que la continuité par laquelle chaque partie de l’étendue va se confondre avec l’étendue voisine qui se prolonge à son tour par l’étendue suivante ? Par la continuité, l’étendue en tous ses points est tout ensemble en soi et hors de soi : n’est-ce pas une première image du mouvement ? Ici et là même suppression des limites, même indifférence aux séparations fictives, même effort d’agrandissement et d’expansion, même répétition d’une partie ou de l’étendue ou du mouvement hors de soi et à l’infini ; on pourrait dire dans la langue d’Aristote : l’étendue est la puissance du mouvement et le mouvement est l’acte de l’étendue. Ce qu’est l’étendue à l’état virtuel et indéterminé, le mouvement l’est à l’état déterminé et précis ; la communication universelle, qui n’était que possible et vague dans l’étendue, devient effective et nette dans le mouvement. L’immensité de l’étendue, qui n’est guère qu’une apparence, puisque les portions de l’étendue sont indifférentes et extérieures les unes aux autres, est vraie ou en voie de devenir vraie par le mouvement qui subordonne les uns aux autres, à travers l’espace illimité, les êtres et les systèmes, de façon que le monde soit infini non plus seulement dans sa matière indéterminée, mais dans son activité. Le mouvement, a dit Lamennais, est une tentative d’omniprésence, non point d’omniprésence banale et inerte comme celle de l’étendue, mais énergique, au contraire, et originale, puisque c’est un mouvement particulier, distinct de tous les autres, qui aspire, en se propageant, à se soumettre l’infinité, et qu’il ne cède à la résistance d’autres mouvements qu’en leur communiquant quelque chose de soi. Il y a dans l’étendue pure mélange d’être et de non-être, mais ce n’est pas d’une manière précise ; car ce qui manque à chaque portion d’étendue, c’est-à-dire l’infini même qui l’enveloppe, ne devient sensible que par l’effort même de chaque partie pour se compléter ; mais cet effort, l’étendue pure ne le fait pas ou elle le fait passivement ; c’est seulement sous la loi de la continuité, qui laisse à l’étendue sa langueur indifférente, qu’elle se développe à l’infini. Dans l’effort plus énergique du mouvement, le manque, l’aspiration apparaissent mieux ; il voudrait, parti d’un point de l’étendue, prendre possession de l’espace illimité. Mais, d’abord, il rencontre une perpétuelle résistance qui l’use à la fin après l’avoir ralenti, et le peu même qu’il a pu parcourir, il n’a fait, en effet, que le parcourir ; il ne l’a point possédé ; il n’a pu occuper un point qu’en abandonnant celui qui précède ; soumis lui aussi à la continuité sous la forme du temps, il n’existe jamais que dans l’instant, limite idéale qui se dérobe en associant sans cesse le mouvement qui finit au mouvement qui commence le passé au présent, le non-être à l’être. Le mouvement, cependant, par un recommencement et un renouvellement incessant comme celui des rayons lumineux pendant le jour, peut simuler la stabilité et la durée ; il peut vraiment occuper une portion de l’étendue à condition de la réoccuper continûment. Par là, sa forme, qui est l’essentiel, persévère : certaines formes déterminées durent dans le monde ; avec certaines formes, certaines fonctions, et l’organisation universelle devient possible.

Ainsi le mouvement suppose ou enveloppe bien des idées : l’unité essentielle de l’être et son immensité ; la continuité infinie de l’étendue, la communication possible de toutes les parties de l’étendue et de l’être ; l’insuffisance, le manque qui est partout au fond et au cœur même de l’être, considéré comme puissance ; le besoin incessant et universel de se compléter, de s’agrandir ; l’effort de chaque partie de l’être pour s’associer aux autres, pour s’harmoniser avec elles et pour substituer l’infinité pleine de la vie organisée à l’infinité vide de l’étendue indifférente ; la communauté intime de substance, sans laquelle l’action et la réaction, l’ordre et l’échange des activités sont impossibles ; et dans cette identité, pourtant, un germe et un commencement de distinction, de différence, sans lequel l’être pur serait immobile et creux : l’universel et l’individuel s’impliquant ainsi et se soutenant l’un l’autre, et constituant, par leurs combinaisons et leurs relations diverses, la variété illimitée des existences.

Le mouvement, en un mot, est au point de rencontre de l’acte infini et de la puissance infinie : il est l’acte infini se manifestant dans la puissance.

Or, comme c’est l’acte infini qui a fondé la puissance infinie et qu’il doit partout retentir en elle, il n’y a nulle part puissance sans acte, c’est-à-dire étendue sans mouvement : c’est en ce sens qu’il n’y a pas de vide dans l’univers. Il n’y a pas comme un réseau de mouvements enveloppant dans ses mailles subtiles des lacunes d’immobilité.

S’il y avait des portions d’étendue sans mouvement, la quantité homogène et continue qui fonde la possibilité des communications, des relations de l’être, existerait indépendamment de ces communications : la puissance pure et indéfinie, dont l’étendue est le symbole, et qui est éternellement produite par l’acte infini, existerait indépendamment de cet acte. L’unité vivante de l’être serait brisée. Nous retomberions dans cette sorte de dualisme qui opposait la matière à Dieu, le principe passif au principe actif ; l’étendue serait comme un immense champ inerte que Dieu devrait labourer de mouvements pour l’ensemencer de germes précaires. Admettre qu’il y a des parties d’étendue sans mouvements, c’est substituer dans le monde la juxtaposition de la puissance pure et de l’acte à leur fusion ; il est impossible d’admettre également la préexistence de l’étendue inerte et vide au mouvement, à la réalité proprement dite. Le Dieu de Milton dit avant la création : « L’abîme est infini, parce que je suis. » Mais si l’infinité de l’abîme est le déploiement de l’infinité de l’être divin, l’abîme est déjà plein de Dieu, c’est-à-dire d’action. Du reste, comme nous l’avons vu, l’étendue, par sa continuité même, par son unité toujours fuyante, toujours extérieure à soi, semble appeler et préfigurer le mouvement ; il y a, dans son immobilité, un tourment vague qui est déjà du mouvement. L’acte fonde la puissance, et la puissance aspire à l’acte : comment donc pourrait-on les séparer ? Rien ne marque mieux la distinction de la puissance et de l’acte, et leur pénétration, que la distinction et la pénétration de l’étendue immuable et du mouvement : tous les points de l’immobilité éternelle tressaillent d’un mouvement éternel. C’est matérialiser l’étendue, c’est en faire une chose que de la mettre à part des activités dont la quantité homogène et continue est la condition ; c’est matérialiser le mouvement, c’est en faire une chose que l’introduire du dehors dans l’étendue, tandis qu’il réalise l’union grandissante de la puissance pure de l’être, symbolisée par l’étendue, à l’acte infini et divin. Au contraire, dans leur pénétration réciproque, le mouvement et l’étendue attestent l’unité vivante de l’acte et de la puissance dans l’infini : ils restent par là même fidèles à Dieu, et l’immensité mouvante est un aspect divin.

De même, c’est par une conception singulièrement grossière que l’on oppose parfois le mouvement à la force : il y a toujours du mouvement dans ce qu’on appelle la force ; il y a toujours de la force dans ce qu’on appelle le mouvement. La conception cartésienne, qui voyait partout des mouvements, reste vraie : il n’est pas possible de saisir une seule force qui ne soit en mouvement, qui ne soit du mouvement. Dira-t-on que le mouvement d’un corps qui rencontre de la résistance se transforme en chaleur ? Mais cette chaleur est un mouvement moléculaire interne : la chaleur n’est de l’énergie, de la force, c’est-à-dire de la possibilité du mouvement, que parce qu’elle est déjà du mouvement. Voilà un poids sur une table ; le poids, quoique sollicité par la pesanteur, ne tombe pas : il semble donc qu’il y ait là une force sans mouvement. Mais le poids fatigue la table ; il tend à disloquer l’association des molécules qui la composent : il détermine en elle des mouvements nouveaux, et ces mouvements sont la résultante des mouvements antérieurs des molécules et du mouvement de la chute. En effet, ce mouvement, avec sa loi propre d’accélération continue, n’a pas besoin, pour se produire, d’une quantité donnée de temps : en vertu de la continuité même du mouvement, le mouvement peut se produire selon sa loi dans une quantité de temps infinitésimale, c’est-à-dire plus petite que toute quantité donnée. Donc, le poids, dans l’instant même où il agit sur la table par le contact et dans toute la durée continue qui prolonge ce contact, agit comme s’il tombait d’une chute infinitésimale, selon la loi spéciale d’accélération définie de la pesanteur ; et si nos sens pouvaient démêler, dans les complications des mouvements moléculaires de la table, la part précise qui revient à la pression du poids, ils verraient en quelque sorte la chute du poids qui est mathématiquement représentée dans les mouvements qu’elle détermine ; et comme il nous arrive, en rêve, de voir tomber sans fin des corps qui ne se déplacent pas, nous verrions le poids immobile tomber, et nous verrions juste.

Le système de la gravitation universelle a donné une certaine consistance à l’idée de force indépendante du mouvement. Il semble en effet impliquer l’action à distance ; mais les recherches actuelles de physiciens éminents tendent, je le sais, à ramener les faits d’attraction sous les lois de la mécanique et lorsqu’on dit, comme on le dit souvent aujourd’hui, que les explications cinématiques des phénomènes perdent du terrain, on commet une erreur très grave. Dans le détail, certaines explications mécaniques hâtives sont contestées ; mais dans l’ensemble, tout l’effort de la pensée humaine et de la science tend à ramener les faits sous la loi du mouvement. Et que sont quelques corrections ou quelques restrictions à la théorie moléculaire de la chaleur, à côté des tentatives faites pour trouver la théorie mécanique de la gravitation universelle ? D’ailleurs, l’idée qu’il peut y avoir des forces qui ne sont pas des mouvements est contradictoire, car ces forces ne sont pas indéterminées : ce sont des activités définies capables de produire certains effets précis, et point d’autres. De plus, elles sont liées à tout le système de l’univers par des relations définies de quantité : c’est ainsi que la force d’attraction agit suivant la distance et suivant la masse ; et si l’on fait varier d’une quantité infinitésimale, soit la masse, soit la distance, la force d’attraction varie d’une quantité correspondante.

Ainsi ces forces que l’on met hors du mouvement et de l’étendue sont des fonctions de la quantité continue, elles font donc partie de la continuité universelle dont l’étendue est le symbole. Or, qu’est-ce que des activités définies s’exerçant selon la continuité quantitative, sinon des mouvements ? Dire qu’il y a des forces qui ne sont pas des mouvements, c’est dire qu’il y a dans le monde des activités qui s’exercent en dehors de la quantité homogène, c’est-à-dire en dehors de l’être considéré comme puissance pure ; c’est dire que ce que nous appelons l’univers est une juxtaposition et un enchevêtrement bizarre de naturel et de surnaturel. Le monde ainsi serait semé de petites chapelles mystérieuses de forces où le mouvement se recueille et d’où il se déploie ; mais de même que Dieu ne réside pas de préférence dans des sanctuaires voilés ou des grottes sacrées, mais dans l’univers tout entier, de même la force n’est pas concentrée en certains points inétendus et invisibles ; elle est répandue dans la totalité des mouvements. J’ai dit que ces forces, qui agiraient sur la nature sans s’incorporer à la quantité continue qui en est la base, seraient des éléments surnaturels mêlés, on ne sait comment, au monde naturel. Mais ce surnaturel ne serait point divin, car nous avons vu que l’acte infini, par cela seul qu’il est l’acte infini, fonde la puissance infinie d’être, et que cette puissance infinie d’être a pour symbole l’indétermination immense de l’étendue. Donc l’acte de Dieu se manifeste dans la puissance et par là même dans l’étendue, et les forces qui ne seraient pas mouvements seraient aussi étrangères à Dieu qu’à la nature. Elles ne sont en réalité que des idoles. L’erreur vient de ce qu’on se représente le mouvement comme un effet inerte se prolongeant en vertu même de son inertie, et que dès lors on a besoin d’imaginer des sources cachées de force et de vie d’où sortirait le mouvement ; or le mouvement, au contraire, est essentiellement force, activité ; qu’il soit uniforme ou changeant, il exprime sa loi tout entière dans un éclair infinitésimal de la durée ; comme nous le verrons plus tard à propos de l’infini, le mouvement, par l’effet même de la continuité de l’étendue, n’a pas besoin pour se réaliser tout entier, pour exprimer sa loi, d’une quantité donnée d’étendue, car une quantité moindre peut toujours lui suffire ; il est donc affranchi par l’étendue elle-même de toute dépendance passive et inerte envers l’étendue ; il existe donc continuellement à l’état d’acte complet en sa forme, de loi vivante et achevée. Le mouvement est donc essentiellement activité, et il est activité justement par son union à la continuité de l’étendue. Pourquoi dès lors chercher l’activité en dehors du mouvement ? Et si on nous objecte que, ramener la force au mouvement et fondre le mouvement avec l’étendue, c’est nier Dieu et l’âme, forces inétendues, nous répondrons que c’est par la plus fausse et la plus dangereuse spiritualité que l’on isolerait l’âme et Dieu de l’étendue. Dieu n’est pas inétendu, il est immense ; et quant à l’âme elle est heureusement dans l’étendue, c’est-à-dire qu’elle est plongée dans la puissance infinie de l’être. Car c’est par son contact à cette puissance infinie qu’elle peut agrandir et perpétuer son être propre. En vain supposera-t-on que l’âme, dans les actes appelés libres, crée des mouvements et qu’ainsi des mouvements possibles sont enveloppés dans des forces qui ne sont point elle-mêmes du mouvement. Outre que cette supposition est absolument arbitraire et inutile à la liberté, l’âme ne peut créer de rien un mouvement ; c’est avec de la puissance d’être, c’est-à-dire avec une quantité donnée d’être, qu’elle le produirait. Or, si elle comprend en soi l’être comme quantité, son activité s’exerce selon la quantité, et l’étendue qui en est le symbole ; elle est donc un mouvement, et ici encore il y a, non pas création mais transformation d’un mouvement ; ici encore le mouvement et la force ne font qu’un.

Ainsi la conception cartésienne subsiste en un sens tout entière ; la disproportion entre la force vive d’une masse en mouvement et le mouvement apparent de cette masse n’ébranle en rien la doctrine de Descartes. Lorsqu’un corps a une vitesse double d’un autre corps, c’est-à-dire lorsqu’il parcourt dans le même temps un espace double, il manifeste une puissance double de mouvement. Or, en fait, il a une puissance quadruple, car il communiquera à une masse donnée un mouvement quatre fois plus considérable que le premier corps, ou, si l’on veut, il communiquera un mouvement égal à une masse quadruple. C’est ce que Leibniz a parfaitement, expliqué dans une lettre à Arnauld. Ainsi, à regarder deux corps en mouvement, on ne peut point juger de la puissance de mouvement qui est en eux ; le mouvement de translation d’un corps n’exprime que partiellement, à n’importe quel moment, la force de mouvement qui est en lui. Mais cet excédent de mouvement invisible est-il de la force inétendue, ou bien est-il un mouvement interne et insensible des éléments du corps ? Cette dernière hypothèse s’impose. En effet, lorsque deux corps inélastiques se heurtent, la quantité de mouvement qui animait les deux corps séparés avant le choc subsiste après le choc dans le système des deux corps agglomérés ; mais il y a diminution de force vive ; or, à cette diminution de force vive correspond un dégagement de chaleur ; la force vive n’apparaît-elle point, dès lors, comme une forme de mouvement interne analogue, sinon identique à la chaleur ? La force vive serait ainsi un mouvement interne en relation constante avec le mouvement de translation. Si vous jetez avec la main une pierre de bas en haut, elle montera quatre fois plus haut si elle a, en partant de la main, une vitesse deux fois plus grande, et elle emploiera nécessairement pour s’élever à cette hauteur les réserves de force vive que son mouvement apparent ne manifestait pas. Il y a donc dans les corps en mouvement comme une provision de mouvements intérieurs qui alimente l’action extérieure ; cette forme interne est donc ce que serait la chaleur si elle servait d’aliment au mouvement de translation ; elle est le lien de la chaleur et du mouvement de translation et je l’appellerais volontiers une chaleur de translation. Par là le mouvement qui emporte un corps ne lui est pas totalement extérieur ; il est en relation avec le mouvement interne des parties. Tout corps qui se meut a en soi, outre son mouvement extérieur, un foyer intérieur de mouvement, une âme de mouvement. Les corps comme les âmes ne se livrent pas tout entiers ; ils ne donnent pas d’emblée toute leur mesure. Voilà deux âmes inégales ; elles ont sans doute, dès les premières années de la jeunesse, un élan inégal ; mais cette inégalité apparente d’élan ne mesure pas toujours avec vérité l’inégalité de la valeur intérieure ; l’âme la plus vivante porte en soi une chaleur obscure et un mouvement intérieur qui ont besoin d’un long espace de vie pour se déployer et pour marquer toute la distance de l’âme plus forte à l’âme plus faible. Ainsi la force vive sert bien à assurer au mouvement de translation une sorte d’individualité ; mais cette individualité a pour base d’autres mouvements ; la force vive met comme un secret dans la banalité du mouvement de translation, mais ce secret est encore du mouvement ; la force vive est en quelque sorte l’âme du mouvement de translation, mais cette âme est encore une forme de mouvement, et nous avons vu qu’il en était nécessairement ainsi de toutes les âmes par leur liaison à la puissance infinie de l’être et à la quantité. Ce n’est point par hasard et comme pour nous duper que les âmes s’expriment par un organisme, c’est-à-dire par un système défini de mouvements. Donc le mouvement n’est pas chose morte, et la force n’est pas chose occulte ; mouvement et force ne font qu’un.

D’où une double conséquence. D’abord tout mouvement perçu du dedans par une conscience sera senti comme une force ; et la conscience pourra unir le sentiment de la force et le sentiment de l’étendue. Ensuite, toute force, étant mouvement, sera objet possible de sensation, le mouvement étant, comme nous l’avons vu, inséparable de la sensation. Ainsi toute force, toute âme est naturellement visible jusque dans son fond comme une eau transparente. Il n’y a pas dans l’immensité de l’être un seul point qui ne puisse être perçu par les sens ; il n’est pas de secret dans les profondeurs, il n’est pas de repli dans les consciences que des yeux assez perçants ne puissent pénétrer. Si un rayon assez intense perçait toute la masse de l’Océan, il y aurait de sa surface éblouissante à son fond pâle un fourmillement et un frémissement continu de sensations ; toutes les rides, tous les courants vagues et profonds seraient comme dessinés. De même, dans l’abîme de l’être, un regard assez lumineux, démêlant et éclairant tous les mouvements du réel, appellerait à la clarté des sens le tressaillement de toutes les forces, le frémissement de toutes les âmes, le secret de toutes les consciences. Déjà, par l’organisme extérieur qui enveloppe leur organisme immédiat, les âmes cachées affleurent à la lumière des sens : in luminis oras. Qu’est-ce que l’expression du visage sinon l’âme même rendue visible. Et ce n’est point là une métaphore. Il faut bien que les pensées et les émotions de l’âme se soient propagées jusqu’au visage, que le mouvement initial auquel elles correspondent se soit approprié la matière du corps. Vraiment, à la lettre, la matière corporelle est alors imprégnée d’âme ; c’est-à-dire que les mouvements plus organisés, plus harmoniques qui correspondent à l’âme ont pénétré de leur forme, de leur vie les mouvements plus incohérents et plus lourds qui sont la matière ; à peu près comme une musique légère allège d’épais danseurs. Voyez le sourire par lequel les enfants répondent à notre sourire. Tout d’abord il est purement instinctif ; c’est comme une réplique du visage au visage. Il est vrai qu’alors même l’âme est obscurément en jeu, car le sourire de notre visage, avant de s’épanouir sur le visage de l’enfant, a dû aller jusqu’à son âme et en revenir ; mais elle n’y a rien mêlé d’elle-même ; il s’y est simplement réfléchi comme un rayon dans un miroir indifférent. Mais bientôt, quand l’âme de l’enfant s’éveille, son sourire se pénètre soudain d’une chaleur affectueuse ; il y a comme un flot tiède et pur qui vient de l’âme et qui se répand dans la lumière du sourire. Le sourire, qui n’était d’abord qu’une caresse du visage, est alors une caresse de l’âme, l’âme a fait amitié avec la lumière, et il est impossible de dire dans le sourire transformé ce qui est lumière et ce qui est âme. De même, il y a certaines paroles, certains sons, certains cris qui, venant de l’âme, vont à l’âme. Ainsi l’âme se mêle aux sons, c’est-à-dire aux mouvements de l’air pesant, comme elle se mêle à la lumière, c’est-à-dire aux mouvements présumés de l’éther impondérable ; et cela est possible parce qu’elle-même est mouvement. Sans doute, dans le monde actuel connu de nous, dans l’état présent des sens, des forces et des âmes, les forces et les âmes restent encore enveloppées, leurs mouvements internes ne se traduisent pas pour d’autres consciences par des mouvements perceptibles ; un éclair des yeux, un accent de la voix, c’est bien peu de chose : c’est comme si nous n’avions pour deviner ce qui se passe dans l’intérieur d’une maison qu’un peu de bruit entendu à travers la muraille, ou un maigre filet de clarté s’échappant à travers les volets presque clos. Il est vrai que l’homme a créé la parole et qu’elle peut arriver à ce degré de puissance de mettre les âmes presque en contact ; mais enfin ce n’est pas là le contact immédiat. Au reste ces moyens tels quels de communication peuvent tromper ; le sourire peut être faux, l’accent peut être faux, et il se mêle presque inévitablement à la parole des maîtres, des grands traducteurs d’âmes, un peu d’artifice involontaire. Mais même alors l’âme, par cela seul qu’elle est mouvement et qu’elle est en contact avec l’être universel, exprime incessamment son être. Elle peut nous tromper, nous éluder, mais toutes ses pensées, toutes ses émotions étant des mouvements s’inscrivent nécessairement dans l’ordre universel ; si bien que le secret où s’enveloppent les forces et les âmes est relatif à nous et provisoire. Au fond, elles ne contiennent pas de mystère indéchiffrable et éternel. À vrai dire, nous ne devons pas nous plaindre du secret où sont aujourd’hui enfermées les âmes : il les protège. Nous vivons encore dans un monde de luttes brutales et grossières ; les pensées naïves et fines, les sentiments délicats qui s’éveillent dans les jeunes âmes seraient bientôt froissés s’ils n’étaient abrités ainsi. Il y a une pudeur des âmes sans laquelle la tendresse et la délicatesse humaines n’auraient jamais pu éclore de la barbarie primitive ; et le secret est pour elles ce qu’est l’enveloppe protectrice pour le bourgeon. De plus le don qu’une âme fait de soi à une autre âme par la confiance absolue a plus de prix, puisque ce don est volontaire, puisqu’il n’y a pas entre les consciences une sorte de communication banale et forcée.

Mais il se peut qu’un jour les âmes, comme les bourgeons, s’ouvrent dans la pleine clarté. Dès maintenant, elles émeuvent, de leurs mouvements subtils, l’air pesant où elles s’expriment en harmonie, l’éther impondérable où leur sourire rayonne. L’organisme où elles vivent est mêlé et comme à deux fins ; il est fait pour la lutte, la résistance, l’agression, la ruse ; il est fait aussi pour la pénétration et la fusion des âmes ; il les cache et il les révèle : il leur fournit un abri pour les rêves, une cachette pour les mauvais desseins ; et en même temps, il les met en relation avec le son et la lumière, avec les grandes puissances de manifestation. L’âme, si elle entre un jour dans un monde de sérénité, de franchise et de paix, pourra-t-elle rejeter de son organisme l’élément de résistance, de méfiance épaisse, de mystère brutal ? Pourra-t-elle se créer un organisme de transparence, de lumière et d’harmonie ? se livrera-t-elle à ce point à l’être universel que toutes ses émotions s’y répandent comme une mélodie, que toutes ses pensées y flottent comme une ombre ou une lueur ? et qu’ainsi l’intérieur de toute âme soit immédiatement visible aux autres âmes dans un fraternel échange de clartés ? La question est attirante, et bien qu’elle semble toucher au rêve, elle s’offre invinciblement à ceux qui méditent sur l’universalité du mouvement, et sa liaison à la sensation. Au point où nous sommes de nos recherches, nous ne pouvons ni la résoudre, ni même en poser les termes avec précision. Il se peut qu’en fait, dans les relations de conscience à conscience, il doive subsister toujours une part d’ombre, d’exclusion, d’individualité jalouse. Mais nous savons dès maintenant que ce n’est pas là une nécessité métaphysique de l’être, une nécessité organique de l’univers. Nous avons assisté à l’évanouissement de toutes les forces obscures dans le mouvement ; et par le mouvement, inséparable de la sensation, il y a entre toutes les parties de l’être, entre tous les centres d’action et de conscience, une liaison naturelle de perception. Entre les systèmes particuliers de mouvements qui sont la base des consciences individuelles il peut y avoir, il y a certainement une correspondance imparfaite ; mais l’être ne met point obstacle à une correspondance plus pénétrante, ou plutôt, par la forme universelle de son action qui est le mouvement, il multiplie autour des consciences les moyens de perception réciproque et les tentations d’unité ; car tous ces liens de mouvement peuvent devenir des liens d’harmonie, de chaleur et de lumière, des liens de vie. Par l’universalité du mouvement perceptible il n’y a pas seulement de vastes communications de monde à monde ; mais d’innombrables et délicieux sentiers, voilés encore de mystère, sont frayés entre les âmes : c’est à elles de les reconnaître et de s’y rencontrer. Or, nous savons encore, dès maintenant, que cette possibilité d’universelle et intime pénétration que nous fondons ici sur la métaphysique du mouvement et de l’être, l’âme humaine, d’instinct, et quand elle rêve à la vie idéale, l’a entrevue et affirmée. Pour elle, toute diminution ou tout accroissement de vie intérieure doit se marquer par une diminution ou un accroissement de rayonnement extérieur. Pourquoi, dans la conception antique, les ombres élyséennes sont-elles pâles ? pourquoi ne sont-elles que des ombres ? parce qu’en elles la vie intérieure aussi a pâli : il y a un effacement des âmes comme des visages. Au contraire, dans la conception chrétienne, ce qu’on a appelé la vie future est, pour l’âme, une exaltation presque infinie de la vie intérieure au sein de Dieu. Aussi les splendeurs du monde sensible s’avivent, bien loin de s’éteindre, dans les cercles divins pour se proportionner à l’ardeur intime des âmes. Le paradis du Dante est l’expression la plus complète et la plus logique du paradis chrétien : le ciel des âmes est, de cercle en cercle, tout constellé de lueurs vivantes, et les pensées se réfléchissent d’âme à âme comme des rayons. Il y a un éblouissement des yeux comme des esprits. Ainsi, pour le Dante, cette sorte de secret brutal où s’enveloppent les âmes n’est pas une nécessité éternelle, mais, au contraire, une infirmité provisoire ; il suffit d’exalter la vie pour qu’elle se répande, et alors c’est par les éléments les plus purs du monde des sens que l’âme s’exprime et se communique. Il y a donc, pour le Dante aussi, jusque dans le monde des sens un principe secret de communication que pourra utiliser l’esprit ; il y a entre le monde des sens et l’esprit des harmonies cachées ; et nous, que faisons-nous autre chose, lorsque nous démontrons l’universelle liaison de l’être par le mouvement universel, qui est à la fois mouvement et force, action et étendue, esprit et matière, que de fonder sur la métaphysique et la science le grand rêve d’union visible et d’intime transparence que les âmes humaines ont rêvé ?

C’est parce que le mouvement n’est pas un fait brut, c’est parce qu’il tient à l’être par les liens que nous avons dits, qu’il ne peut être exclu d’aucune partie de l’être ; c’est parce qu’il est omniprésent qu’il ouvre un chemin à la sensation dans toutes les profondeurs de la vie ; et c’est parce que les sensations expriment les formes essentielles du mouvement, c’est-à-dire les fonctions essentielles de l’être, qu’elles peuvent pénétrer comme l’être lui-même l’intimité des forces et des âmes, et traduire ce que les consciences ont de plus mystérieux, sans le profaner. Si les sensations n’étaient que des signes arbitraires, des fantaisies de la sensibilité humaine, les âmes traînées à ce jour superficiel, banal et faux, y perdraient toute profondeur et toute douceur. Les traduire serait vraiment les trahir ; et c’est à travers un symbolisme puéril et plat que nous verrions l’intérieur des forces. Les cercles du paradis, avec leurs flammes et leurs rayons, avec leurs splendeurs jaillissantes ou voilées ne seraient bientôt plus qu’un feu d’artifice. Mais la sensation comme le mouvement est pénétrée d’être, et par là même de pensée ; elle n’est pas un langage artificiel ; elle a un sens propre, une vérité propre ; et il faut qu’il y ait harmonie de l’être qui est dans l’âme à l’être qui est dans la sensation pour que l’une traduise l’autre ; quand l’âme se répand dans la lumière du sourire, il y a accord entre l’état intime de l’âme et cette manifestation de l’être qui est la lumière ; l’âme, pour réjouir une autre âme, emprunte à l’être cette transparence infinie et douce qu’on appelle la clarté ; elle est déjà, en elle-même, lumière et douceur ; elle sourit avant le visage ; et c’est ainsi que l’âme, quand elle s’exprime par des sensations, s’exprime encore par soi ; même en se répandant elle ne perd pas son intimité ; et jusque dans sa transparence elle garde son charmant mystère, puisque cette transparence c’est encore elle et que, visible jusqu’en son fond, elle reste soi par cela même.

Ainsi le mouvement et la sensation, la science et la conscience vivante, peuvent pénétrer partout sans supprimer le mystère. De même que la force n’est pas quelque chose d’impénétrable et d’invisible, le mystère ne se confond pas avec l’inconnaissable. Il n’est pas une maison fermée, sur une ruelle sombre. C’est là du mystère de mélodrame, et la tragédie du monde peut se développer dans la sensation sans rien perdre de son charme étrange. La vérité n’est pas une lumière plate ; l’ombre aussi est une sensation et elle exprime pour les sens une vérité. Par cela même que le mouvement est le déploiement de l’acte infini dans la puissance infinie, il fait pénétrer partout l’infini avec lui ; et l’infini, en même temps qu’il est la suprême clarté, est le suprême mystère. L’être infini est une inépuisable réponse à une inépuisable question ; Dieu même, en se comprenant comme être et en comprenant tout par soi, s’étonne d’être ; le jour où nous saurions tout, où nous verrions tout, nous aurions mis un terme à notre ignorance, mais point à notre étonnement ; l’étonnement n’est pas seulement à l’origine de la science, il est au bout, et à l’infini, il se confond avec la science elle-même ; l’infini a besoin, pour résister à la négation, de s’affirmer sans cesse, et c’est cette affirmation renouvelée qui renouvelle le monde ; il y a au fond de toute chose un étonnement divin qui met dans la monotonie des matins renaissants une fraîcheur d’aurore première et qui prolonge dans le rêve les perspectives voilées du soir. Et quand bien même nos sens pourraient voir par quels mouvements une conscience particulière plonge, de degré en degré, dans la puissance universelle de l’être, quand même tous les rapports particuliers de toutes les consciences particulières à l’infinité de la puissance et à l’infinité de l’acte divin seraient formulés en mouvements saisissables, et traduits pour les sens en combinaisons subtiles d’harmonie, en mouvants reflets de lumière et d’ombre, le mystère de la conscience absolue, suscitant et enveloppant à des distances inégales de soi des consciences sans nombre, n’en subsisterait pas moins. Seulement le mystère ne serait pas entremêlé aux choses comme l’ignorance se juxtapose pour nous à la science. Il serait au fond des choses même éclairées et perçues, et l’infini de la clarté se déploierait dans l’infini du mystère. Un puits tout noir n’est que romantique ; au contraire, la verte fontaine reste mystérieuse, même si on en peut entrevoir le fond, parce que sa transparence révèle l’amitié de l’être pour l’être et que l’évanouissement progressif de la lumière dans l’ombre infiniment nuancée marque les relations infiniment diverses de l’être à un même foyer divin. Il n’y a pas dans le monde, comme en une exposition universelle, une section de la science et une section du mystère. Tout y est à la fois mesure, sensation, mystère. L’abîme illuminé reste l’abîme, la rayon qui le mesure ne le raccourcit pas. Dieu, intelligible et mystérieux, répand partout, avec le mouvement où retentit son acte, l’infini mystère avec l’infinie clarté, et voilà pourquoi toute réalité peut s’exprimer en mouvement, et tout mouvement en sensation sans que l’intime mystère du monde soit compromis.

Voilà pourquoi aussi le Dante et Hugo sont des poètes complets et religieux ; c’est qu’ils ont eu tout à la fois le frisson du mystère et l’éblouissement de la clarté. Dans Hugo la matière et l’esprit, le corps et l’âme, la sensation et la pensée, le monde et Dieu sont unis comme la concavité et la convexité d’un miroir. Toute âme s’exprime par des formes et des clartés, et réciproquement toute forme est un aspect, tout aspect est un visage et tout visage est une âme. Il y a derrière le sensible un fond de mystère divin, et brusquement cet arrière-fond d’esprit apparaît au premier plan sensible et s’y épanouit en une multitude merveilleuse d’images et de couleurs ; brusquement aussi ce premier plan sensible recule dans le lointain du rêve et dans la profondeur de l’esprit. Le monde est doublement mystérieux : il n’est pas une perspective infinie, mais fixée ; il est une perspective infinie, et qui incessamment se renverse des sens à l’esprit, de l’esprit aux sens. Dans ce mouvement du dedans au dehors et du dehors au dedans le monde n’a pas d’autre point d’équilibre que ce mouvement lui-même, c’est-à-dire l’acte éternel de la création par lequel Dieu s’exprime dans le monde et appelle le monde à soi. La vision des sens est si puissante qu’elle rapproche tout et que le mystère divin appelé au premier plan sensible apparaît, par cela même, plus prodigieux ; l’infini visible n’est plus que la surface de contact de l’âme et du mystère, et nos sens mêmes sentent frémir celui-ci.

Dans le Dante, la perspective est plus fixée ; l’intelligible, la rationnel, le divin restent l’arrière-fond mystérieux, et ils ne se déplacent pas vers nous ; c’est à nous d’aller vers eux. Ils s’expriment par des symboles sensibles, par des harmonies, par des clartés ; et ces symboles n’ont toute leur valeur expressive que dans les sphères supérieures où jusqu’ici notre rêve seul a pénétré. Mais là il y a une merveilleuse fusion de l’intelligible et du sensible. La lumière n’y est pas abstraite et glacée, elle a les plus chaudes colorations de la vie ; mais on sent qu’elle vient de cette source première de clarté qui a précédé tous les soleils, qu’elle jaillit de l’être même, et qu’elle a traversé, avant de luire à nos yeux, un milieu d’intelligence et d’âme. Est-ce un rayon de lumière ou un rayon de pensée ? Est-ce une perle qui se distingue à peine sur un front blanc ; est-ce une âme douce et sereine qui se détache à peine sur un fond de sérénité et de douceur ? Et cette étincelle qui tremble dans une lueur n’est-ce pas l’âme individuelle qui a son tressaillement et son scintillement propre dans l’immense lueur divine ? Voici des rubis qui s’embrasent à un même foyer et qui se renvoient leurs feux : ce sont des âmes distinctes qui s’allument d’une ardeur commune et qui, en échangeant leur flamme, ne savent plus ce qu’elles donnent et ce qu’elles reçoivent. Voilà des splendeurs qui se voilent et qui s’effacent par degrés dans une douceur lointaine : ce sont des âmes qui ramènent vers soi leurs rayons et qui se créent ainsi dans la lumière de Dieu une sorte de pénombre où s’enveloppe un instant, sans s’y dérober tout à fait, l’intimité de leur rêve ou la mélancolie de leurs souvenirs.

Pour les deux poètes, le sensible n’est pas réfractaire à l’intelligible, au contraire ; et le trait qui, avec toutes leurs différences et toutes leurs oppositions, fait leur grandeur commune, c’est que, par une contradiction apparente qui est une vérité profonde, ils nous font voir l’invisible sans qu’il cesse d’être l’invisible. Le mot de l’énigme est dans la relation que nous avons indiquée entre la sensation et l’être. La sensation est pleine d’être ; elle n’a tout son sens que par la pensée ; il y a donc toujours quelque chose d’intérieur dans son extériorité même ; il y a de l’invisible jusque dans la lumière. Quoi d’étonnant, dès lors, que l’invisible puisse éclater dans la lumière sans cesser d’être l’invisible ? Ainsi nous justifions philosophiquement la poésie et l’art contre Platon ; mais, à vrai dire, Platon eût-il jamais condamné Le Dante et Hugo ?

De plus, la sensation n’étant pas fermée à l’âme, à la pensée, à l’être, c’est dans le monde sensible que peuvent se développer, à l’infini, l’âme, la pensée, la joie de l’être : il n’est pas besoin de rêver, pour le développement indéfini de la vie, un autre monde ; il ne faut pas éteindre les sensations pour faire apparaître la vérité : au contraire, les progrès de l’esprit restent incomplets tant qu’ils ne s’achèvent pas par un progrès des sens. De même qu’au matin les profondeurs grises de l’espace, à mesure que le soleil monte, s’animent d’une lueur bleue ; de même, à mesure que la vérité s’élève, les profondeurs grises de la pensée abstraite s’illuminent pour les sens. C’est donc ce qu’on appelle le monde naturel qui est, en effet, pour les âmes, le monde vrai et définitif. Elles sont dès maintenant dans la carrière. Les merveilleuses visions du Dante peuvent s’incorporer au monde réel : les sphères supérieures de pensée et de vie prendront place dans la série illimitée des sphères naturelles reliées par les lois du mouvement, ou plutôt, ce sont celles de ces sphères qui seront le plus brûlantes de pensée et d’amour qui rayonneront les premières, comme l’anneau le plus ardent d’une chaîne inégalement échauffée. Ce n’est pas hors de la nature que les âmes trouveront l’état supérieur et divin : elles élèveront la nature elle-même à cet état, et d’innombrables yeux de chair verront tourner les cercles de lumière divine dans la profondeur réelle des nuits.

Il n’est pas étrange, le mouvement étant l’acte infini qui se déploie dans la puissance infinie, que l’ordre du mouvement se concilie avec le progrès illimité. Dans quel sens faut-il donc entendre que la quantité du mouvement reste toujours la même dans le monde ? Il est évident que, pour comprendre cette proposition, il faut ramener le mouvement à la quantité pure, car la forme et la direction des mouvements particuliers varient sans cesse. Il faut donc faire abstraction de toute forme déterminée, de toute direction particulière.

Le mouvement n’est plus alors qu’une relation abstraite d’espace à espace. De même, il faut dépouiller les corps auxquels s’applique le mouvement de toute particularité sensible, car des différences de forme et de position dans le corps auquel se transmet le mouvement diversifient ce mouvement, indépendamment même du poids de ces corps. Toute forme étant supprimée dans les corps, il ne reste plus à considérer que les éléments constitutifs de ces corps, et, si ces éléments eux-mêmes ont une forme, il faut l’abstraire et ne plus considérer que la quantité d’espace occupée par ces éléments. C’est bien ainsi que l’entendait Descartes, lorsqu’il ramenait un corps à n’être que la somme des volumes de ses éléments. Ainsi, quand on veut donner un sens à cette proposition : La quantité du mouvement reste toujours la même dans le monde, il faut ramener les mouvements et les corps auxquels ils s’appliquent à des relations d’espace et à des portions d’espace. Et alors cette fameuse proposition signifie simplement : des déplacements donnés d’espace s’appliquant à des portions données d’espace peuvent toujours se convertir en déplacements équivalents de portions équivalentes d’espace. En d’autres termes, en affirmant sous cette forme universelle la permanence du mouvement, on n’affirme autre chose que l’homogénéité identique de l’espace. Et, de fait, réduire le mouvement à la quantité, c’est le réduire à l’espace qui est le symbole de la quantité ; affirmer la permanence du mouvement, c’est donc affirmer la permanence de la quantité, c’est-à-dire de l’être considéré comme pure puissance. Par là apparaît une fois de plus ce lien du mouvement à l’être, considéré comme puissance, que nous avons constaté ; par là aussi il apparaît bien que cette puissance homogène et infinie de l’être qui est exprimée par l’espace homogène et infini est bien un aspect réel de l’être ; car non seulement elle apparaît à nos sens sous la forme de l’espace, mais elle intervient dans l’activité même du monde, pour fonder, sous la diversité infinie des formes, un système d’équivalence, sans lequel il n’y aurait pas de relation possible entre ces formes. Certes, nous qui avons montré que cette puissance de l’être était fondée par l’acte infini, nous sommes bien loin de réduire tout l’être à la puissance. Nous convenons très bien, avec M. Lachelier, que lorsque nous disons que les choses sont, c’est parce que nous savons qu’elles doivent être, c’est-à-dire qu’elles sont un élément nécessaire d’un système infini ordonné par la causalité et la finalité, c’est-à-dire d’une unité, d’une forme ; mais aussi il ne faut pas, sous prétexte de ne pas matérialiser l’être, de n’en pas faire une chose, éliminer l’être considéré comme puissance et comme quantité. Cette idée n’est pas vaine, car non seulement elle se manifeste par l’espace aux sens, c’est-à-dire à la pensée, non seulement elle sert en quelque sorte de fond et de lest dans tous les mouvements du monde, mais encore la conscience vivante en a le sentiment immédiat, lorsqu’elle a le sentiment confus de l’être. Il subsiste en nous, après la diversité des pensées, des sensations, des émotions ou des spectacles, un vague ébranlement ; les formes d’activité qui ont ému notre âme se mêlent et s’évanouissent, et il ne reste plus en nous qu’une sorte de vibration dernière qui est, si l’on peut dire, l’être même en mouvement ; c’est le point mystérieux, quoique senti, où le mouvement, perdant sa forme, fait retour à la quantité, où l’acte se détend dans la puissance. Il ne suffit pas de dire que cette idée de l’être, comme puissance permanente et comme substance du monde, n’est pas vaine : il faut dire encore qu’elle n’est pas rebelle ni même extérieure à la pensée ; c’est l’acte infini qui l’a fondée, justement parce qu’il était l’acte infini, c’est-à-dire la pensée absolue. C’est parce que la vivante unité de Dieu, qui n’est pas seulement l’objet de la pensée, qui se confond avec la pensée elle-même, pouvait se retrouver et s’affirmer dans l’indéfini de la puissance, que l’indéfini de la puissance s’est déroulé. L’être considéré comme substance et comme puissance est donc un effet et comme une manifestation de la pensée vivante. Ainsi, la substantialité du monde n’ôte rien à son idéalité. Nous nous garderons bien de dire que c’est l’être considéré comme puissance permanente et indéfinie qui sert de base à l’acte divin et à l’évolution divine : non, c’est l’acte divin qui convertit en puissance d’être, c’est-à-dire en être, ce qui n’était qu’une possibilité infinie d’existence ; c’est le sommet qui, par attraction, soutient la base. Mais alors, pourquoi éliminer, comme réfractaire à la pensée, la puissance substantielle de l’être ? L’être est à la fois, et par une liaison intelligible, puissance et acte, quantité et qualité, matière idéale et forme, étendue et action.

Il est donc légitime de considérer le mouvement au point de vue de la quantité, et on peut même dire que la forme du mouvement perdrait toute valeur, si elle ne représentait pas une quantité d’être permanente et indestructible. En effet, quand un mouvement d’une certaine forme se heurte à d’autres mouvements, il se combine avec ceux-ci, c’est-à-dire qu’il perd sa forme propre. Il ne la perd pas absolument, car elle se retrouve comme élément dans la forme nouvelle du mouvement résultant. Mais si cette forme ne représentait pas une quantité donnée et permanente, elle pourrait être réduite, dans la combinaison, à une quantité infinitésimale et pratiquement annulée. Son action dans la forme nouvelle, dans le mouvement nouveau, ne dépendrait donc pas d’elle-même, mais de je ne sais quelle puissance extérieure, et arbitraire. Une forme donnée de mouvement s’assimile une certaine quantité d’être ; et lorsqu’elle agit et se combine selon cette quantité, elle agit encore selon elle-même. Par son rapport à la quantité, la forme du mouvement a une valeur propre : elle est vraiment intérieure à elle-même, car la quantité d’être que le mouvement représente ne fait qu’un avec lui. Si les rapports des formes entre elles n’étaient point réglés par la quantité d’être qu’elles ont assimilée, c’est l’arbitraire qui les réglerait. Or, qu’est-ce que l’arbitraire ? C’est une force qui agit du dehors sur un être ou une forme, sans avoir égard à l’essence de cet être ou de cette forme ; c’est donc une quantité tout extérieure, et par rapport à cet être ou à cette forme, absolument indéterminée. Si donc la forme ne s’incorporait pas une quantité donnée d’être, elle s’évanouirait dans l’indétermination absolue : elle ne serait plus une forme. Or, nous avons vu que la quantité de mouvement que toute forme de mouvement enveloppe s’exprimait, en dernière analyse, par un déplacement défini de portions définies d’espace, c’est-à-dire par des relations d’espace. Ainsi l’espace, symbole de la quantité et de la puissance de l’être, est, non pas le champ extérieur, mais la condition interne de toute action, de tout mouvement ; et s’il est extérieur à lui-même, s’il est en soi indéterminé et fuyant, c’est afin d’être intérieur à tous les mouvements, tout en leur servant de commune mesure.

Mais précisément parce que la quantité dans le mouvement n’existe qu’en vue de la forme, il serait puéril de s’en tenir à la considération de la quantité. Au reste, comme nous l’avons vu, la proposition : la quantité de mouvement reste toujours la même, n’est que l’affirmation de l’infinité homogène de l’être et de l’étendue ; or, comme cette infinité homogène est une suite naturelle de l’idée d’être, dire que la quantité du mouvement reste la même, c’est simplement affirmer l’être ; c’est dire que l’être est. La science ne peut faire de cette affirmation toute métaphysique un usage immédiat, car ce qui lui importe, c’est de savoir que la quantité d’un mouvement donné sous une forme donnée ne se modifiera pas quand ce mouvement prendra une autre forme.

La science cherche à suivre comme à la trace et de forme en forme une quantité de mouvement qui lui a apparu d’abord sous une forme déterminée. Si elle affirme l’être et sa permanence, c’est à travers la précision de la forme, c’est, si l’on peut dire, sous la raison de la forme. Ainsi la science et la métaphysique sont d’accord pour donner à la forme dans le mouvement une valeur de premier ordre, car la métaphysique subordonne la quantité à la forme comme un moyen, et pour la science aussi la quantité persistante n’est qu’un moyen d’enchaîner les formes les unes aux autres. Il est parfaitement vrai que la science aspire à dégager de la multiplicité des formes l’élément quantitatif, mais jamais elle n’opère et jamais elle n’opérera seulement sur la quantité pure. Toute équation algébrique contient des relations définies qui sont déjà la forme préfigurée dans la quantité. Et quand bien même l’univers pourrait être ramené un jour par voie d’analyse à ce fameux axiome unique et éternel dont M. Taine a parlé, cet axiome serait une forme première du mouvement. Car si la première équation algébrique d’où le monde doit se développer se borne à traduire en langage mathématique l’être homogène et identique à lui-même, si elle se ramène à A = A, on ne voit pas ce qu’on en peut tirer, et comment le monde pourra se mettre en route avec un bagage aussi creux.

Mais si le mouvement, malgré sa base quantitative, apparaît surtout comme détermination, comme qualité, si son essence est la forme, le problème de la quantité du mouvement autour duquel on a tant discuté perd singulièrement de sa valeur. Il n’est plus permis de se demander si la quantité de mouvement qui est dans le monde est finie ou infinie, car cette question suppose que l’on additionne la multiplicité indéfinie des formes et des directions de mouvements. Or, pour faire cette addition, il faut dépouiller tous les mouvements de leur forme propre, de leur direction propre et les réduire à n’être plus que des quantités abstraites de mouvement. Mais la quantité d’un mouvement ne se mesure que par rapport à un autre mouvement ; nous disons que deux quantités de mouvement sont égales lorsque une forme donnée de mouvement, ayant une quantité donnée, peut se convertir en une autre forme de mouvement, et que celle-ci à son tour peut devenir exactement la première. La quantité du mouvement ne peut donc être mesurée qu’au moyen de la forme, et supprimer la forme de tous les mouvements pour en faire la somme, c’est supprimer toute mesure du mouvement. On pourrait pourtant objecter que tout mouvement se ramenant, comme nous l’avons dit, à un déplacement donné d’une partie d’espace donnée, tous les mouvements peuvent être mesurés et additionnés au moyen d’une unité de mouvement. Mais quelle partie de l’espace choisirons-nous pour en faire le point d’application du mouvement universel, quelle forme, quelle grandeur donnerons-nous à cette partie de l’espace ? Et comment déterminerons-nous sa forme et sa grandeur, sinon par un système de relations qui ressuscite le monde de la forme au moment même où nous prétendions l’absorber, pour le mesurer, dans la quantité pure ? De plus, quel mouvement imprimerons-nous à cette partie de l’espace ? Sera-ce un mouvement rectiligne ou curviligne ? Ici encore il nous faut choisir entre les formes au moment même où il nous faudrait les supprimer. Ainsi la question : quelle est la quantité du mouvement qui est dans le monde ? n’a pas de sens parce qu’elle suppose l’évanouissement de la forme dans la quantité pure, et que, dans la quantité pure, il n’y a pas de mesure, ou plutôt sous la quantité pure, on démêle la puissance de l’être dont elle est le symbole, et cette puissance est infinie. Par là, le mouvement qui réalise cette puissance apparaît aussi comme infini, mais c’est, comme on le voit, d’une infinité métaphysique où l’arithmétique n’a rien à voir. En fait, tout mouvement, quel qu’il soit, quelles que soient sa forme, sa vitesse, sa direction, est infini, puisqu’il donne une forme à une partie de l’être qui, étant homogène et un, est infini dans toutes ses parties. Tout mouvement est donc infini au point de vue de l’être et de la puissance ; il l’est aussi au point de vue de la forme et de l’acte. Car par cela même que le mouvement est essentiellement une forme liée à d’autres formes, chaque forme du mouvement exprime à sa manière le système universel ; l’activité universelle retentit donc en toute action définie, qui est portée par cela même à l’infini.

D’où il suit que la permanence, la fixité de la quantité du mouvement ne s’oppose en rien au progrès indéfini de l’univers. Et ce n’est pas parce que cette quantité de mouvement est inépuisable que le progrès infini des combinaisons, des adaptations est possible. Non, c’est parce que, dans le monde, la quantité, toute réelle qu’elle soit, n’a de sens et de valeur que par la forme, et qu’un acte infini déployant l’univers vers un but idéal, la forme de l’univers est l’infini. L’essence de l’univers, sa forme, c’est de manifester, dans l’infinie puissance de l’être, l’activité infinie. Dès lors, ni le mouvement ni l’espace ne peuvent jamais faire défaut ni se récuser. Des profondeurs sans borne et des énergies sans mesure répondent à l’appel de l’infini vivant et ne peuvent pas ne pas y répondre. La somme des mouvements qui sont dans le monde n’est pas une somme, ou si l’on veut, c’est la somme des moyens de Dieu, c’est-à-dire en un sens Dieu lui-même, qui n’est pas un total, mais un infini agissant où la mathématique n’a rien à voir. Il ne faut pas considérer l’univers, avec ses mouvements et ses énergies, comme un budget inépuisable et qui, par un aménagement toujours plus habile, suffirait à un développement infini. Ici, ce ne sont pas les ressources qui mesurent les dépenses, c’est bien plutôt l’infinité même de l’œuvre à accomplir qui suscite l’infinité correspondante des ressources. C’est parce que le monde va vers l’infini de la pensée, de l’amour, de la joie, que la quantité dont il se sert n’a pas et ne peut pas avoir de limite. La mathématique est aux ordres de la métaphysique, et bien que tout mouvement ait une quantité donnée et soit susceptible de mesure, le mouvement dépasse l’ordre de la quantité brute ; il se prête à des équations algébriques, mais celles-ci expriment les relations définies d’un mouvement à un autre mouvement, elles n’expriment pas la relation intime de tout mouvement à l’infini divin. Et à son tour cette relation du mouvement à l’infini n’exclut pas les relations définies de tout mouvement à un autre mouvement. De même que la science et le mystère se pénètrent et ne font qu’un, de même il y a en toute chose à la fois mesure et infinité.

La vie intérieure de l’univers, pensée, affections, sensations, étant liée au mouvement, est infinie de a même infinité que lui, métaphysique et non mathématique. Il n’y a pas dans le monde une quantité brute de pensée, d’amour, de haine, de douleur et de joie, de lumière et de ténèbres. Ce n’est pas en essayant de faire la somme du bien et du mal qu’il contient que l’on comprendra l’univers. Le cosmos n’est pas un registre d’affaires, et on ne dresse pas en doit et avoir le bilan de l’infini. Admettons un instant que l’on puisse nombrer les éléments de joie disséminés dans l’univers. Même s’ils sont en nombre illimité, même s’il y a une quantité infinie de joie dans le monde, il n’y a pas, au fond, une infinité vraie de joie ; car la douleur subsiste en regard, et comme il y a, dans la quantité, des infinis de différents ordres, il se peut que la douleur, même moindre que la joie, soit infinie comme elle. Ainsi, il y aura dans le monde un infini de joie et un infini de douleur, et jamais, si la joie et la douleur étaient des quantités brutes, la joie ne pourrait réduire et absorber la douleur. Comment expliquer, en effet, si la joie et la douleur sont des quantités données, des quantités brutes, qu’il puisse y avoir diminution de l’une ou de l’autre ? Il faudrait, pour cela, que la joie devînt de la douleur ou que la douleur devînt de la joie. Or, cela est incompréhensible. Ici ou là la joie pourra faire place à la douleur ou la douleur à la joie ; mais, au total, la douleur et la joie occuperont toujours la même étendue de l’univers. La douleur sera, dans le monde, comme une ombre qui tourne et se déplace, mais ne diminue pas ; et nous, nous ne pourrons écarter, refouler de nous la douleur qu’en la communiquant obscurément à d’autres éléments du monde : nous ne pourrons absorber de la joie sans la dérober à l’univers. Étrange et désespérante conséquence, mais rigoureuse, et qui montre bien à quel état serait réduit le monde, s’il n’y avait d’autre infini que l’infini de quantité, pitoyable et ridicule ! Car pourquoi la douleur et la joie seraient-elles dans telle proportion et non point dans telle autre ? et selon quel principe en eût été fixée l’immuable distribution ? Mais puisque le mouvement a échappé à la quantité brute, à plus forte raison aussi la vie intérieure du monde. Elle est infinie par son rapport à l’acte infini qui déploie le monde. Cet acte infini enveloppe l’infinité de la joie ; et voilà pourquoi, pour toutes les forces, pour toutes les âmes, il y a de la joie à l’infini lorsque, par l’action réglée et bonne, elles participent à l’acte infini. Assurément, cette joie infinie de l’acte divin se manifeste et se répand dans la quantité : plus il y a d’esprits qui participent à une vérité, plus est grande la joie de vérité ; mais cette joie n’a pas, dans l’ordre de la quantité, son fondement, sa mesure et sa limite. Aussi des forces et des forces encore, des âmes et des âmes encore, peuvent goûter à la joie divine sans la diminuer, sans se faire tort les unes aux autres. Il leur suffit de s’orienter dans le sens du rayon divin. Et la douleur ne s’oppose pas à la joie comme une quantité brute et impénétrable : elle n’est pas en travers de la joie comme un bloc irréductible. Pourquoi y a-t-il de la douleur ? Parce que le parfait, en raison de sa perfection même et pour la mériter, déploie le monde dans l’effort, dans la contradiction, dans la lutte, c’est-à-dire, en un sens, dans la souffrance. Ainsi, la douleur n’est pas un fait brut : elle est, en quelque sorte, une suite de la perfection divine. C’est la plénitude infinie de la joie qui va au-devant de la douleur, pour se posséder et se justifier elle-même par un effort éternel qui abolit en Dieu tout ce qui est destin. Ainsi, la joie et la douleur se concilient et se pénètrent au point le plus vivant de Dieu, si l’on peut dire, au point où l’acte infini et achevé se déploie en une puissance d’être infinie aussi, mais toujours inachevée et tourmentée ; au point où l’infinité de la vie se traduit en une infinité d’aspiration et de désir qui enveloppe la possibilité infinie de la souffrance. Sans cette pénétration première et toute divine de la joie et de la douleur, comment comprendre qu’une même parcelle de l’être puisse passer, sans se rompre, de la douleur à la joie, de la joie à la douleur ? Hé quoi ! le cœur de l’homme, tout à l’heure plein de souffrance, est maintenant, par un retournement subit, plein d’une égale joie : les mêmes puissances d’être qui gémissaient en nous tournent soudain au bonheur, et il ne se produit pas dans le cœur une rupture, un déchirement ! Qu’est-ce à dire ? Est-ce qu’il y a eu transmutation de la douleur à la joie ou de la joie à la douleur ? Mais, encore une fois, comment ce qui est joie pourrait-il devenir douleur, et réciproquement ? La vérité est que tout être, par son centre même, est en Dieu, c’est-à-dire au point même où douleur et joie se concilient. Dieu est l’activité infinie, l’harmonie et la joie suprême : il y a dès lors, pour tous les êtres qui se développent en lui, qui touchent à lui, des possibilités infinies de joie, mais aussi Dieu, par cela même qu’il est la vie, fonde la contradiction et la lutte : il y a dès lors, pour tous les êtres qui se débattent dans ces contradictions, une possibilité infinie de souffrance ; et les êtres peuvent passer sans scandale de la joie à la douleur, de la douleur à la joie, puisque c’est Dieu même qui crée ce passage, et puisque, en allant de l’une à l’autre, les âmes sont portées par les courants mêmes de la vie divine. Ainsi, selon que le monde, dans sa destinée tourmentée, dans son mouvement inquiet, oscille vers la contradiction ou vers l’harmonie, les quantités vagues de joie et de douleur qui sont en lui varient incessamment. Si le monde rencontre une heure d’harmonie provisoire où toute souffrance semble disparaître, qu’il ne s’enivre pas de sa joie, car cette harmonie n’est pas définitive ; il subsiste au fond de l’univers une contradiction éternelle, une racine obscure de souffrance, et ce qui n’était, dans un moment d’équilibre instable, qu’un vague malaise inaperçu, cet équilibre à peine détruit, est de la douleur. Et, en revanche, le monde pourrait traverser, sans s’y décourager et s’y perdre, une heure d’universelle souffrance ; car l’activité divine qui le déploie reste comme un ressort infatigable de joie, et le monde, comme un astre qui sort de l’ombre, sortirait de la douleur. C’est ce qui rend la vie du monde si dramatique. La bataille n’est jamais tout à fait gagnée ; elle n’est jamais tout à fait perdue.

De même que, dans une période d’extrême barbarie, les âmes peuvent avoir des mouvements soudains de générosité et que, dans une période de culture morale, elles peuvent, sous le poids de l’égoïsme, redescendre au-dessous même de la barbarie, de même l’univers peut développer soudain d’un chaos triste l’ordre et la joie, et soudain aussi retomber de l’équilibre et de la joie au-dessous même du chaos. Sans doute, le progrès n’est pas une vanité, mais il élève, transforme et élargit les conditions de la lutte : il ne la supprime pas. Le progrès n’est pas un déroulement mathématique, parce que le mouvement n’est pas une quantité mathématique. L’œuvre d’une génération n’est pas contenue dans l’œuvre des générations antérieures comme une équation est contenue dans une autre équation. Ainsi, pour tous les vivants, à quelque période de l’univers qu’ils apparaissent, le problème de l’infini se pose tout entier. Il s’agit de savoir si les âmes trouveront leur équilibre non seulement avec l’état actuel de la réalité infinie, mais avec l’infini vivant qui déploie l’univers dans la durée. Ce n’est donc pas seulement un problème d’adaptation mécanique que les âmes et les forces ont à résoudre ; celui-là varie avec l’état du développement universel. C’est un problème d’adaptation intime de l’âme par la pensée, par la douceur, par la vaillance, par le goût de la joie et l’acceptation confiante de la souffrance, avec l’infini divin qui déborde toute durée ; et ce problème-là reste le même pour toutes les âmes et toutes les forces, dans toutes les profondeurs de l’espace et du temps. Toutes les âmes disséminées dans le monde infini et éternel se tiennent par un double lien. D’abord, l’action qu’elles produisent s’inscrit dans la réalité et va modifier au loin les conditions de l’effort et de la lutte pour les autres âmes : il y a ainsi comme un réseau subtil d’actions et de réactions qui s’étend sur le monde et qui relie les âmes et les forces à travers l’espace et la durée. C’est là la solidarité en quelque sorte extérieure de l’univers, celle qu’entretient le mouvement considéré surtout comme quantité permanente. Mais toutes les âmes dispersées, celles qui cherchent aujourd’hui sur notre planète, celles qui ont lutté et rêvé, il y a des milliards de siècles, dans des planètes inconnues qui n’ont pas eu de rayons pour nos yeux ; celles qui écloront un jour, nous ne savons quel jour, dans les nébuleuses lointaines qui s’acheminent vers la vie, — toutes s’ignorant les unes les autres et agissant pourtant du dehors les unes sur les autres, — sont reliées aussi, si je puis dire, dans le sens de la hauteur par l’identité du problème éternel et divin que toutes, chacune à sa place, à son heure, et pour soi, doivent résoudre tout entier. Il y a, dans l’apparente régularité du développement universel, une crise d’infini qui recommence avec toute âme et toute force. Le monde, à tout moment et à quelque degré qu’il soit parvenu, peut toucher à l’infini par l’intelligence et l’acceptation de ce que l’infini exige à ce moment précis : il peut aussi, par la méconnaissance du problème ou sa lâcheté à le résoudre, s’en éloigner infiniment. Le bien et le mal, la douleur et la joie sont toujours en question ; les voix qui, le soir, montent de la terre sont pleines à la fois de joies et de désirs, d’espérances et de troubles ; les grands souffles qui se répandent dans l’espace sont mêlés de caresses et de grondements ; et, quand ils rencontrent la forêt, on ne sait parfois s’ils respirent en elle ou s’ils se fâchent contre elle, s’ils la bercent ou s’ils la dépouillent, et les âmes troublées comme la forêt hésitent entre l’espérance et la crainte, entre la tristesse et la joie. Oh ! comme ces voix qui montent le soir de la terre, comme ces grands souffles, dont on ne sait s’ils sont amis, expriment bien l’inquiétude du monde et sa mélancolique grandeur !

Mais, dans cette mélancolie même qui naît du perpétuel recommencement de la lutte et de l’incertitude éternelle qui se mêle même au progrès, il y a cependant un fond d’optimisme. Car, si le drame recommence toujours, c’est qu’il n’y a pas dans le monde une quantité brute et fixée de bien et de mal, de douleur et de joie. Il n’y a donc rien, dans la nature des choses, qui s’oppose à ce que la joie résorbe enfin la douleur. De plus, les rapports de la joie et de la douleur supposent, comme nous l’avons vu, qu’elles dérivent toutes les deux d’un même principe, c’est-à-dire de Dieu. Or, nous avons vu qu’en Dieu la joie était première, en quelque sorte, et que la douleur était dérivée, car c’est la plénitude joyeuse de la vie qui se répand dans l’effort, dans la lutte et dans la souffrance. La douleur est donc, dans l’activité infinie, une dépendance de la joie, et on peut dire que toutes les douleurs de l’univers doivent avoir une tendance secrète à se convertir en joies divines. Ainsi, tout être, dans la sphère où il se meut, peut espérer, s’il ne se détourne pas de la source supérieure de vie, avoir raison de la douleur, non pas en la supprimant tout à fait, mais en la réduisant, et surtout en la subordonnant à ce point à ses facultés actives, qu’elle ne soit plus qu’un ressort nouveau d’action, et même, pour les âmes vaillantes, un étrange complément de la joie.

Si, dans le mouvement, la quantité était l’essentiel et le fond ; s’il y avait, en effet, une somme des mouvements, il n’y aurait dans le monde ni élan, ni chute, ni sommet, ni abîme ; il serait comme une plaine uniforme se déroulant à l’infini. De plus, tout état du monde étant identique par la quantité, c’est-à-dire par l’essentiel, à l’état antérieur et le reproduisant tout entier, sauf des différences superficielles d’arrangement, s’expliquerait pleinement par les états antérieurs. Ainsi, le monde ne serait en relations qu’avec lui-même ; chacune de ses périodes serait comme enveloppée dans la période précédente sans qu’il y eût jamais initiative et drame. Au contraire, lorsque par l’analyse même du mouvement nous réduisons la quantité dans le mouvement à être subordonnée à la forme, nous brisons le lien d’identité qui relierait les uns aux autres les états successifs de l’univers. Assurément, il y a une suite dans le monde et tout état de la réalité s’explique, en un sens, par l’état précédent et en dépend ; mais, en même temps, chacun de ces états devant exprimer à son heure l’infini vivant est en relation intime et directe avec cet infini. Il est, en un sens, un anneau dans une chaîne mécanique qui se prolonge indéfiniment ; mais chacun de ces anneaux est soumis, pour son compte, à l’influence de l’aimant divin. De là, des répulsions ou des attractions qui ne rompent jamais le développement mécanique de l’univers, mais qui y jettent sans cesse un trouble passionné. Par là, Dieu est étroitement uni au monde et, en même temps, il en est distinct ; le monde, en chacun de ses états, aspire vers l’infini vivant ; il tente de créer en lui-même, avec les éléments que lui lègue le passé, un équilibre des forces et des âmes où l’harmonie divine se réalise et se manifeste ; ou, quand il manque à son œuvre, quand il se dérobe à Dieu, il sent, à je ne sais quel trouble profond, qu’il se dérobe à lui-même : Dieu accueilli ou éludé est donc ainsi toujours présent à l’univers. Mais, en même temps, l’univers, même s’il réalise à un moment de la durée un équilibre joyeux et bon, sent très bien que l’infini vivant ne s’y épuise pas, qu’il pourrait être traduit par d’autres harmonies encore plus profondes et plus vastes, et ainsi chaque moment de l’univers qui, à ce même moment, est le tout de l’univers, n’est qu’une fraction infinitésimale de Dieu. Dieu est ainsi dans la durée, puisqu’il se mêle incessamment au monde qui dure ; il est aussi hors de la durée, puisque chaque moment de l’univers ne s’expliquant pas tout à fait par le moment antérieur, ne pouvant pas s’appuyer sur le vide du passé, où toute forme s’est évanouie dans la quantité pure, se tourne, anxieux, pour y chercher sa raison et son aliment, vers le Dieu éternel.

Ce double rapport d’immanence et de transcendance, par lequel Dieu est toujours et tout à la fois présent et supérieur au monde, apparaît, d’une façon bien vivante, dans la joie et dans la douleur. Il y a dans le monde de la douleur et de la joie, les êtres jouissent ou souffrent ; d’où viennent cette douleur et cette joie ? elles sont des affections bien réelles et bien distinctes, des états indéfinissables, mais bien clairs et bien certains. Elles ne peuvent donc pas être créées de rien. Il ne suffit pas de dire que la joie apparaît lorsque les conditions organiques de la joie sont réalisées ; car, s’il n’y a aucun rapport intelligible entre ces conditions organiques et le sentiment même de la joie, ce sentiment de joie reste en lui-même inexpliqué. Si, au contraire, ces conditions organiques et la joie apparaissent comme deux aspects correspondants d’un même fait profond, expliquer la joie par les conditions organiques, c’est, en réalité, expliquer la joie par elle-même. Il faut donc chercher ailleurs l’explication de la joie. Dira-t-on qu’avant d’être perçue par notre conscience elle était disséminée dans d’autres consciences ? que notre cerveau étant un total de cellules autonomes, notre conscience est aussi un total de consciences élémentaires, que ces consciences élémentaires peuvent s’incorporer à la nôtre par les échanges continuels qu’entretient la vie, et qu’ainsi notre âme nourrit sa joie avec des éléments de joie épars dans le monde et préexistants ? Il y aurait, par exemple, de la joie cachée dans le bon vin, et, en absorbant le vin, nous absorberions la joie ? Ou encore, toute pensée joyeuse, en disparaissant de notre conscience, ne disparaîtrait pas de notre âme ; elle resterait à l’état latent dans la partie obscure et inconsciente de notre être, et elle y entretiendrait des réserves cachées de joie que nous n’aurions plus qu’à faire apparaître de nouveau comme le chimiste fait se dégager la chaleur latente.

Oui, mais dans cette hypothèse nous sommes conduits à affirmer que la joie et la douleur existent à jamais dans le monde en quantités fixes ; hypothèse absurde, car il n’y a rien dans la joie et la douleur qui permette de comprendre pourquoi il y aurait dans le monde telle quantité de joie et telle quantité de douleur. Il n’y a plus qu’une explication possible, c’est que la joie et la douleur aient leur principe en Dieu, et de lui, selon des lois définies, se communiquent aux êtres qui se meuvent en lui : de même que l’action infinie de Dieu suscite tous les moments de la durée et les dépasse, de même que la vie infinie de Dieu suscite toutes les manifestations de la vie et les déborde, la joie infinie de Dieu renouvelle sans cesse les joies de l’univers et les dépasse infiniment. Il y a une joie infinie et divine par cela seul qu’il y a une activité infinie et divine ; et toutes les fois que les êtres entrent, en une certaine mesure, dans cette activité divine, toutes les fois que, par l’équilibre du corps et de l’âme, ils sont d’accord avec eux-mêmes et avec le tout, ils participent à la joie de Dieu. Dès lors, il n’y a plus de limite certaine à la joie dans le monde, et l’univers, s’attachant passionnément à Dieu, pourrait rassasier toutes ses puissances sans crainte d’épuiser jamais l’inépuisable joie.

Assurément, les êtres, en un certain sens, empruntent de la joie toute faite au monde même qui les enveloppe ; il semble que certains souffles frais ou pénétrés de parfum et de vie versent du dehors de la vie et de la joie en nous. Il y a donc, je n’en disconviens pas, de la joie flottante dans les choses, et il paraît bien qu’il suffit parfois de la recueillir comme il suffit d’ouvrir sa fenêtre à la lumière et à l’air. Mais encore faut-il qu’il y ait harmonie entre ces forces bonnes et douces du dehors et les activités propres de notre être. Sans cette harmonie, il n’est point de joie, et par cette harmonie une joie infinie peut jaillir de quelques éléments très simples de joie ; une joie exquise peut se former de quelques éléments de joie très vulgaires, comme la rencontre et l’accord de deux sons en eux-mêmes presque indifférents peut éveiller dans l’âme une inexprimable douceur de rêverie. Il y a donc incessamment, à l’égard du monde, création de joie. Les joies ne sont pas dans le monde comme les parcelles d’or dans une mine d’or ; il ne s’agit pas de fouiller l’univers en tous sens pour en extraire la joie. Toutes les âmes, toutes les forces ont de la joie dans le fond d’être, c’est-à-dire d’infini qui est en elles, et cette joie s’éveille par l’accord intime des âmes et des forces avec les manifestations de l’infini vivant et l’infini vivant lui-même. Mais cette joie, avant de s’éveiller en nous, qu’était-elle et où était-elle ? N’était-elle rien ? C’est impossible. Était-elle une simple possibilité abstraite ? Ce serait encore rien. Elle n’est pas dispersée dans le monde ; elle n’est pas permanente en nous. Si vous ne voulez pas qu’il y ait sans cesse dans le monde une création absolue de joie, faite de rien, il faut bien que toute joie dérive de la joie éternelle et infinie qui est en Dieu. Cette joie est comme une lumière invisible et réelle qui ne devient visible qu’en se réfléchissant dans les êtres et qui ne se réfléchit en eux que lorsqu’ils s’orientent vers elle, c’est-à-dire dans le sens de l’activité, de la pensée et de l’amour. Supposez un instant que la lumière du soleil puisse être saisie et consolidée en une monnaie d’or, vous comprendrez, par une image, comment se forment, avec la pure joie divine, les richesses de joie, plus palpables et plus maniables, qui sont dans l’univers. Ainsi, ce Dieu agissant et éternel qui se mêle au monde et qui le dépasse n’est pas une abstraction triste ; il est la joie absolue étant la vie absolue.

Mais aussi, avons-nous dit, par cela même qu’il est la vie, et qu’il fait de la perfection définitive, pour l’univers et pour lui-même, l’enjeu d’un effort éternel, il crée et il porte en soi une possibilité infinie de souffrance. Oui, Dieu, en même temps qu’il est la joie infinie, est, en un sens, l’infinie souffrance. Hé quoi ! la douleur serait en Dieu ! Ne vous récriez pas. Ne vaut-il pas mieux qu’elle soit en lui, que si elle venait de lui sans qu’il y fût mêlé lui-même ? Dire que Dieu, étranger lui-même à la douleur, la produit, qu’il fait simplement métier de créer la douleur, c’est véritablement nier Dieu. Ah ! sans doute, si la douleur était en lui comme une nécessité première, comme une loi du destin, il ne serait plus l’infini vivant:il serait je ne sais quelle puissance secondaire et quelle matière inerte que la douleur et la joie se disputeraient désordonnément ; il serait lui-même ce que serait le monde si le monde était privé de Dieu. Mais Dieu ne subit pas la douleur, il l’assume. Il est, et il est la perfection; mais s’il acceptait ainsi cette perfection toute donnée, elle serait une nature : elle ne serait plus la perfection. Voilà pourquoi Dieu ouvre en soi le monde comme un abîme de lutte et de contradiction, mais de contradiction toujours soluble puisqu’elle procède de l’activité même de Dieu. Ainsi, comme la joie, mais non pas dans le même sens, ni au même degré, la douleur est divine ; elle vient de Dieu et elle est en lui ; mais, précisément parce que le monde avec sa souffrance vient de Dieu, sans que la souffrance soit en elle-même une fin, il doit, pour rentrer en Dieu, combattre en soi et réduire la souffrance ; et de même qu’elle peut se développer à l’infini, Dieu n’ayant pas assigné de limite à la contradiction et au désaccord dans le monde, elle peut être aussi diminuée à l’infini, car cette contradiction, n’étant pas première et fatale, peut se résoudre dans l’harmonie divine, c’est-à-dire dans la joie.

Ainsi la douleur et la joie, malgré leur opposition et leur lutte, ont quelque chose de fraternel : de la douleur, le monde, par la résignation confiante, peut extraire de la joie ; et la joie, si haut qu’elle s’élève, sent toujours sa limite : le cœur, jusque dans la plénitude de la joie, a un sentiment secret d’impuissance, car, en dehors de cette joie, si pleine qu’elle soit, l’infini inquiétant subsiste. Par cette fusion, en Dieu et en tout, de la douleur et de la joie, une immense et divine mélancolie enveloppe le monde, comme un air bleu imperceptiblement flétri, triste et doux. Cette mélancolie, aucun nombre ne la mesure, aucun chiffre ne l’exprime ; les rapports de la douleur et de la joie, qui se résument en elle, échappent aussi au nombre et au chiffre ; et la vaine rigueur des équations et des formules se dissout dans l’infinie liberté de la vie divine. Mais ce n’est pas par un mystique élan, ce n’est pas en rompant avec le mouvement et avec ses lois que nous retrouvons l’aspiration, la liberté, la vie ; c’est, au contraire, en comprenant bien le mouvement. Il se décompose en deux éléments : la quantité et la forme. Vu du côté de la quantité pure, le mouvement n’est plus que l’espace illimité et homogène, c’est-à-dire la puissance immuable de l’être, c’est-à-dire un aspect de Dieu. Vu du côté de la forme le mouvement n’a son sens et sa mesure que dans l’infinité de la vie, c’est-à-dire encore en Dieu. Pascal a raison : la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes, mais ce sont des abîmes divins.

Cette liberté de la douleur et de la joie, que la quantité brute n’assujettit pas, s’étend à tous les ordres de sensations. Il n’y a pas dans le monde une quantité définie de son et de silence, de lumière et d’ombre. Pour le son et la lumière, la même question se pose que pour la douleur et la joie : d’où viennent-ils ? S’ils ne préexistent pas en quelque façon, sous leur forme essentielle, il y a création absolue de son, de lumière, et cela est inintelligible. S’ils préexistent comme son, comme lumière, comme sensation brute, toutes les manifestations sensibles sont enfermées dans de stupides bornes numériques. Aucune âme ne pourra inventer et arracher de soi un cri nouveau. Il faut donc que, comme la joie et la douleur, la lumière et le son aient leur sens et leur vie dans la réalité éternelle de Dieu. La lumière est la transparence de l’être pour l’être, la manifestation de l’universelle identité, et dans cette identité la révélation de la forme, c’est-à-dire de l’individuel. Le son est la communication de l’individuel à l’individuel, le rythme intime d’une force et d’une âme s’insinuant dans les autres forces et dans les autres âmes. Or l’être infini est en même temps la conscience infinie, le moi absolu. Comme être infini il déploie la puissance de l’être illimitée, homogène, partout identique à soi, transparente pour soi. Comme unité absolue, il suscite les centres innombrables d’unité qui sont les forces et les âmes, et comme dans l’infini divin l’être et l’unité se pénètrent, la forme, qui exprime l’organisation et l’individualité, se révèle dans l’universelle identité qui est la lumière : le fin feuillage se dessine sur l’éther sans figure et sans borne, et par lui. En même temps, tous ces centres de conscience, accordés en quelque sorte par la conscience absolue où ils se meuvent, retentissent les uns dans les autres, et échangent, si l’on peut dire, leurs intimités : cet échange des forces et des âmes, extériorisant leur intérieur et se livrant les unes aux autres, c’est le son. Ainsi la lumière est le rapport en Dieu de l’universel et de l’individuel ; le son est le rapport en Dieu des forces et des âmes : c’est bien en Dieu que la lumière et le soi ont leur signification et leur être véritable. C’est donc en lui qu’ils existent ; et dans cette vie toute divine, ils échappent aux déterminations brutes de la quantité. Des mélodies nouvelles, des accents inconnus peuvent jaillir toujours, sans crainte de se heurter soudain à une limite brutale de silence. La lumière et l’ombre peuvent poursuivre leur lutte et leurs combinaisons éternelles : aucune borne n’a été assignée à l’une ou à l’autre ; elles peuvent, dans la profondeur rêveuse des horizons, ou à la rencontre des âmes dans les regards, s’unir en de mystérieuses et indéfinissables nuances que le monde n’avait point vues encore et qu’il ne reverra plus. Ainsi le mouvement, en échappant à la quantité brute, introduit vraiment dans la vie divine ce que nous appelons le monde réel. Les splendeurs des soleils et la douceur des nuits sont exactement, et non point par vaine figure, un reflet de la lumière éternelle ; écoutez les murmures du soir qui flottent avec l’herbe et le vent et le rêve des êtres : c’est vraiment un murmure divin, et lorsque l’âme écoute et croit entendre le silence infini de la nuit, elle ne se trompe pas, car l’indifférence infinie de l’espace n’est qu’apparente : elle est traversée et émue par le vol mystérieux des pensées, des songes des âmes ; dès lors, il y a comme un vague frisson d’individualité qui se répand dans la placidité de l’être universel : c’est ce frisson vague que l’âme pleine d’attente recueille dans ce silence infini et passionné qui semble tout près de devenir une voix. Et comme cette pénétration de la conscience et de l’être, de l’individuel et de l’universel est en Dieu et par lui, c’est vraiment Dieu lui-même que nous écoutons tout bas et que nous entendons dans la silencieuse parole des nuits.

L’existence des sensations n’est donc explicable que parce que chaque ordre de sensation a son essence, et que cette essence a son fondement dans la réalité divine. Nous sommes ainsi bien loin de cet idéalisme mécaniste qui absorbait dans le mouvement comme tel la réalité des sensations.

À chaque espèce de sensation correspond une forme distincte de mouvement ; et c’est parce que dans le mouvement la forme est l’essentiel, que le mouvement, jusque dans sa continuité quantitative, peut traduire des essences.

Il ne servirait de rien au mécanisme de dire que tout mouvement peut se transformer dans un autre mouvement ; qu’ainsi, d’une forme de mouvement à une autre, il n’y a pas de distinction véritable, essentielle. La géométrie construit l’immense variété de ses figures avec quelques éléments très simples ; elle n’a même pas besoin, comme Pascal, d’avoir des barres et des ronds ; il lui suffit d’avoir des barres ; elle peut, en effet, avec des lignes droites, former des angles et tous les polygones ; elle peut, en faisant mouvoir une ligne droite autour d’un point fixe, créer le cercle, et, par des procédés analogues, toutes les courbes et les surfaces, par leur mouvement de rotation autour d’une droite, donneront les volumes. De plus, le procédé infinitésimal permet de passer d’une figure à une autre ; le cercle peut être considéré comme la limite des polygones inscrits. Mais tout cela n’empêche point chaque forme géométrique d’avoir sa loi propre, ses propriétés définies, sa fonction irréductible. Le cercle, engendré par le mouvement d’une droite, n’est commensurable avec aucune droite ; c’est qu’à vrai dire, malgré l’identité des éléments, malgré l’artifice infinitésimal, il n’y a pas continuité absolue d’une forme géométrique à une autre : si la ligne droite engendre le cercle, c’est à condition de tourner autour d’un point, c’est-à-dire de se mouvoir en cercle, et le mouvement de la droite ne produit le cercle que parce qu’il se soumet d’emblée à l’idée même du cercle. C’est donc, en dernière analyse, le cercle qui s’engendre lui-même en utilisant la mobilité de la droite. Par conséquent, il pourra y avoir aussi, entre les formes diverses de mouvements qui correspondent à la pesanteur, à la cohésion, à la résistance, au son, à la lumière, à la couleur, à la chaleur, au frémissement électrique, un passage gradué sans que ces formes de mouvement cessent pour cela d’être des formes distinctes, des fonctions irréductibles de l’absolu. Les différents ordres de sensations expriment donc, par leur diversité, la réalité profonde des choses.

La métaphysique de la sensation n’est donc pas intéressée dans les hypothèses de fait par lesquelles la science pourra expliquer l’évolution apparente et le développement chronologique de l’univers.

Quand bien même il y aurait une forme de mouvement primordiale et antérieure à toutes les autres ; quand bien même, par exemple, la chaleur aurait précédé la lumière et le son, la lumière et le son n’en resteraient pas moins distincts de la chaleur. Le mouvement, après avoir pris la forme de la chaleur, aurait pris la forme de la lumière et du son par une évolution mathématique qui eût été une révolution métaphysique. Le monde, malgré les apparences, n’aurait point créé la lumière : il ne l’aurait point fabriquée avec de la chaleur obscure ; il serait entré, sous des conditions déterminées, dans la période de la lumière.

Mais j’ai hâte de dire qu’une hypothèse scientifique aussi simpliste n’est guère probable ; on peut concevoir l’histoire du monde de deux manières : ou bien, en effet, comme nous l’exposions tout à l’heure, toutes les formes de mouvement se sont développées d’une forme première ; il y a eu une filiation effective des agents physiques ; ou bien, au contraire, toutes les forces distinctes du monde, la chaleur, l’électricité, la lumière, le son, coexistent de toute éternité. Il y a certainement passage d’une forme de mouvement à l’autre en ce sens que les mêmes énergies se manifestent tantôt comme lumière, tantôt comme chaleur, tantôt comme affinité ; mais les types d’activité que traversent ces énergies flottantes sont distincts et coéternels. Cette deuxième conception semble bien plus probable que l’autre. Je sais bien que plusieurs de ces types d’activité, qui sont très distincts pour la sensation, semblent, au contraire, très voisins et presque confondus dans la réalité extérieure ; les rayons calorifiques, les rayons lumineux, les rayons chimiques ne diffèrent que par des longueurs de vibration ; et de plus ils sont superposés dans le rayon unique qui vient du soleil ; ils ont la même vitesse ; ils sont soumis aux mêmes lois de réflexion et de réfraction ; ils se transforment aisément les uns dans les autres. Les rayons chimiques sont transformés dans la fluorescence en un spectre complet qui comprend la lumière, et les physiciens inclinent à penser que ce sont les radiations calorifiques qui sont en quelque sorte le fonds primordial sur lequel sont prélevées les activités lumineuses et chimiques. Mais d’abord, s’il y a passage si aisé de l’action calorifique à l’action lumineuse ou chimique et réciproquement, il est difficile d’admettre qu’il y ait eu un moment dans le monde où il y avait de la chaleur sans lumière. Et d’autre part, dans cette facilité de transformation réciproque, la chaleur et la lumière restent cependant des types distincts, même indépendamment de nos sensations. C’est ainsi que la vie végétale a besoin de la lumière proprement dite ; la chaleur obscure n’amène pas le moindre dégagement d’acide carbonique ; les fonctions essentielles de la plante sont impossibles sans la clarté qui brille à nos yeux. C’est un phénomène bien remarquable et bien significatif que cette distinction radicale de la lumière et de la chaleur, qui existe pour nos sens, existe à certains égards pour la vie même des êtres qui n’ont pas de sens. La lumière et la chaleur sont donc aussi distinctes que voisines ; les activités du monde peuvent aller sans effort de l’une à l’autre, mais de l’une à l’autre elles changent d’essence et leur voisinage mathématique, aussi bien que leur diversité métaphysique, semblent exclure l’idée que l’une a pu exister sans l’autre dans certaines périodes de l’univers. À vrai dire, nous constatons dans le monde un tel enchevêtrement, une telle réciprocité des fonctions, qu’il est bien difficile d’imaginer qu’elles puissent dériver chronologiquement les unes des autres. Quoi de plus opposé que la matière pesante et résistante sur laquelle nous marchons, et l’éther présumé qui remplit l’espace ? Il n’y a pas entre la matière pesante et l’éther ce voisinage troublant que nous constations tout à l’heure entre la chaleur et la lumière, et qui semblait s’opposer à toute dissection ; on peut se représenter l’éther sans bornes et supprimer par la pensée les globes pesants qui évoluent en lui. Et si en même temps quelque hypothèse hardie sur la nature de l’atome, comme celle de William Thomson, réduit celui-ci à n’être qu’un petit tourbillon d’éther, voilà que la matière proprement dite peut être dérivée de l’éther. On peut dès lors supposer une filiation entre les formes de mouvements essentiels à l’éther et auxquelles correspondent la lumière et la chaleur, et les formes de mouvement qui constituent la matière proprement dite et auxquelles correspond le sentiment de pression, de résistance, de son. Il y aurait ainsi des périodes très tranchées dans l’histoire du monde ; l’univers serait comme un être qui n’acquerrait ses différents sens que successivement. Soit, mais l’éther, pour produire cette forme nouvelle de mouvement qui est la matière, y devait être prédisposé. Ce tourbillon supposé qui serait l’atome devait exister en préparation dans les mouvements antérieurs de l’éther ; c’est dire qu’il y avait jusque dans l’immatériel un germe caché de matière, comme il y a des nuées subtiles et invisibles qui sont noyées dans la lumière d’un jour orageux et qui, condensées soudain et visibles, semblent éclore sans préparation de la clarté même. Mais il y a une objection plus décisive. Vous supposez l’éther avec certaines fonctions préexistant à la matière, c’est-à-dire à d’autres fonctions. Mais qu’est-ce que l’éther sans la matière ; qu’est-ce que la matière sans l’éther ? D’un côté, c’est par le moyen de l’éther que tous les éléments matériels agissent les uns sur les autres ; et d’un autre côté, tous les mouvements, toutes les déterminations de l’éther sont liés à des mouvements et à des déterminations de la matière. C’est par l’intermédiaire de l’éther que s’exercent les attractions, soit d’un monde à un autre monde, soit d’une molécule à une autre molécule ; or la force d’attraction est proportionnelle à la masse des corps qui s’attirent, c’est-à-dire que toute l’action de l’éther en tant qu’il sert à l’attraction est sous la dépendance de la matière. De même les phénomènes de chaleur et de lumière ne se manifestent jamais dans le monde que nous connaissons qu’associés à un foyer matériel. Ce sont les combinaisons chimiques qui s’accomplissent dans les soleils qui dégagent la chaleur ; et ce sont les fumées enflammées qui rayonnent la lumière. De même les phénomènes électriques et magnétiques semblent toujours avoir pour origine des modifications d’une masse matérielle. Y a-t-il eu un temps dans l’histoire du monde où l’éther tressaillait de tous les mouvements de la lumière et de la chaleur sans qu’il y eût nulle part dans l’espace des foyers matériels ? Il est bien difficile de l’imaginer, car en quel point de l’éther immense et homogène tel mouvement de lumière ou de chaleur eût-il pris naissance ? Il n’y a aucune raison pour que la lumière et la chaleur s’éveillent en tel point de l’éther uniforme plutôt qu’en tel autre. Ainsi, s’il n’y avait pas de foyer matériel, la lumière et la chaleur auraient une origine absolument indéterminée, elles viendraient en ligne droite de l’infini ; mais comme l’infini ne serait aucun des points de cette ligne droite, il serait impossible d’assigner un point de départ mathématique à la lumière ou à la chaleur. Je ne prétends pas qu’il y ait là une difficulté absolue, car on peut ad mettre dans un monde éternel un mouvement qui vient de l’infini. Ce mouvement n’ayant point de point de départ mathématique dans la durée, n’aurait pas non plus de point de départ mathématique dans l’espace. Dès lors, les rayons de lumière et de chaleur n’auraient d’autre foyer que l’infini lui-même, et Dieu serait, à la lettre et dans la rigueur scientifique du mot, le soleil primordial. Les rayons de lumière et de chaleur seraient comme des flèches divines lancées à travers l’infini par un arc invisible. Mais alors pourquoi auraient-ils reçu telle direction plutôt que telle autre ? pourquoi, dans l’indifférence absolue de l’espace et de l’éther homogène, auraient-ils choisi tel chemin, plutôt que tel autre ? Ou bien tous ces rayons auraient marché parallèlement les uns aux autres ; et alors pourquoi dans tel sens plutôt que dans tel autre ? ou bien ils auraient formé entre eux des angles et auraient concouru en un certain point déterminé ; mais pourquoi ces angles plutôt que d’autres ? pourquoi ces points plutôt que d’autres ? Ici nous n’avons pas le droit d’invoquer des explications de détail, des explications finies. Car c’est de l’infini même et de Dieu que les rayons de lumière et de chaleur sont supposés émaner directement ; en sorte que c’est l’action directe de l’infini qui apparaît comme arbitraire. Or l’arbitraire, l’inintelligible sont la négation même de Dieu et la lumière, qui, émanant directement de Dieu ne pourrait pas dire pourquoi elle a suivi telle route plutôt que telle autre bien loin de manifester Dieu, le voilerait. Voilà pourquoi il y a union étroite de la lumière et des foyers matériels. Certes, ce ne sont pas ces foyers matériels que créent la lumière ; la lumière n’est pas créée ; elle est l’identité éternelle et transparente de l’être, mais les foyers matériels où elle s’incorpore en règlent la distribution et la marche ; ce sont des foyers individuels et multiples qui sont dans leurs mouvements et dans leur évolution soumis à des lois ; mais enfin ce sont des individualités finies ; et, dès lors, c’est par des raisons finies que nous expliquons suffisamment pourquoi tel rayon de lumière a pris telle route déterminée. Ainsi l’arbitraire disparaît de la lumière précisément parce qu’elle est en relation avec des foyers matériels. Si les rayons émanaient directement de l’infini, ou bien ils n’auraient aucune direction déterminée, et cette indétermination absolue serait le néant, ou bien ils auraient une direction déterminée dans l’espace ; et alors Dieu, le soleil primordial, serait lui aussi dans l’espace, il serait un soleil visible situé à l’infini sur le prolongement des rayons. Voilà pourquoi le soleil invisible et éternel qui est Dieu a délégué à tous les soleils visibles et périssables le soin de distribuer la lumière. Son immensité apparaît d’autant mieux qu’il n’est pas lui-même un des foyers, mais que tous les foyers s’allument en lui. Par là, il diversifie à l’infini la marche et l’entrecroisement des rayons sans que l’infini lui-même soit convaincu de contingence et d’arbitraire. Enfin, l’universalité de la lumière éclate d’autant mieux qu’elle peut s’éveiller dans tous les points de l’espace ; il n’y a pas un point dans l’immensité qui ne puisse devenir centre de la lumière. Nous avons donc le droit de dire que la matière semble nécessaire à l’éther comme l’éther semble nécessaire à la matière. Et comme dès qu’il y a matière, organisation, foyers définis de force, le son peut se produire, il se trouve que nous pouvons considérer comme coéternelles toutes les espèces de sensations. Il y a toujours eu dans le monde des rayonnements et des harmonies.

Au reste, si ce que nous appelons l’éther n’avait pas quelque rapport nécessaire à la matière, s’il n’était pas soumis comme elle à certaines conditions d’élasticité, de densité, comment expliquer que la lumière et la chaleur se propagent avec une vitesse déterminée ? Si l’éther n’était en quelque sorte que l’être même, manifestant par la transparence son identité, la lumière serait un phénomène immédiat, omniprésent : elle n’aurait pas besoin d’aller d’un point à un autre, ou, si elle y allait, ce serait, si l’on peut dire, avec une vitesse absolue qui supprimerait toute détermination arbitraire de temps. Au contraire, il faut à la lumière tant de minutes, tant de secondes pour aller du soleil à la terre. Elle traverse donc un milieu qui n’est pas tout entier et essentiellement lumière : elle rencontre certaines résistances ; elle est sous la dépendance de certaines conditions préexistantes ; elle subit les lois d’une nature donnée. L’éther n’est donc pas, si je puis dire, une page blanche : il n’est pas l’être à l’état premier, absolu ; il a une histoire, qui est liée à l’histoire générale du monde. Il est donc puéril de se représenter l’être premier sous la forme d’un éther immense d’où peu à peu la matière serait née, et avec elle des ordres nouveaux de sensations. Si l’éther modifie et explique la matière, il est modifié et, en un sens, expliqué par elle : il n’est pas ce resplendissement primordial, immense et vide, qu’imaginent certaines cosmogonies ; il est pris dans l’organisme universel ; il est une fonction dans l’ensemble des fonctions harmoniques qui expriment la vie du monde. C’est donc démembrer l’univers et rompre son unité nécessaire que de concevoir les différents ordres de sensations comme successifs. Non, la lumière n’est pas venue après la chaleur ; le son n’est pas venu après la lumière, parce qu’il n’y a jamais eu en Dieu séparation de l’individuel et de l’universel. Le monde, étant l’expression de Dieu, doit être, en un certain sens, achevé d’emblée et complet. Il ne peut d’ailleurs être éternel qu’à cette condition ; car s’il y a eu un moment de la durée où la lumière a apparu pour la première fois, si une des grandes fonctions de l’univers a été créée dans le temps, pourquoi pas toutes les grandes fonctions antérieures ? Pourquoi, par exemple, si la chaleur a précédé la lumière, la chaleur n’aurait-elle pas eu de commencement, la lumière en ayant un ? Il est impossible d’admettre dans l’unité, dans l’harmonie d’un même univers, des fonctions éternelles et des fonctions qui ont commencé. Et, si toutes les fonctions de l’univers ont un point de départ assignable dans la durée, l’univers, qui n’est, après tout, que l’ensemble de ces fonctions, doit avoir, lui aussi, son point de départ dans la durée. Ou la lumière est éternelle, ou le monde n’est pas éternel. On conçoit qu’il y ait des jours dans la création, et que la lumière soit née tel jour quand le monde lui-même est né aussi tel jour. Mais il est impossible d’admettre des jours, c’est-à-dire des créations partielles de fonctions essentielles de l’être, dans un univers éternel. Qu’on ne nous oppose pas la doctrine de l’évolution, car, bien comprise, elle conclut avec nous. Elle n’a jamais prétendu que les grandes fonctions de l’univers, la chaleur, la lumière, le son, dérivaient, dans le temps, les unes des autres. Elle nous montre seulement comment certains centres donnés d’organisation et de vie s’adaptent progressivement à la complexité préexistante du milieu et à la multiplicité des fonctions distinctes de l’être.

Dès qu’il y a eu des hommes en société, toutes les forces essentielles qui meuvent les sociétés humaines ont été données, au moins en préparation et en germe ; l’idée de famille, de propriété, l’idée du droit existaient au moins enveloppées. Il serait probablement impossible de prendre une quelconque de ces idées et d’en déduire les autres ; cela n’empêche pas le progrès dans les sociétés humaines : les âmes sont aux prises avec toutes les forces données, avec tous les sentiments premiers ; elles s’y débattent et s’y développent, appelant à la clarté les éléments encore obscurs, cherchant à résoudre en harmonies les éléments contradictoires. Je crois qu’on pourrait considérer l’univers comme une immense société de forces et d’âmes : ces forces, ces âmes, sollicitées entre le bien et le mal, aspirant, du fond des contradictions et des misères, à la plénitude et à l’harmonie de la vie divine, tirent parti de tous les éléments éternellement donnés dans le monde : la chaleur, la lumière, l’électricité, le son ; elles les appellent à la clarté de la conscience, elles les ordonnent en une vie intérieure toujours plus riche et plus proportionnée à l’ensemble. Ainsi, dans l’univers, comme dans les sociétés, il n’y a pas création d’idées nouvelles, de rapports essentiels nouveaux. De même que le bien et le mal, l’acte et la puissance, Dieu et le monde sont donnés éternellement, de même aussi les rapports essentiels de l’être avec lui-même, de l’universel avec l’universel, de l’universel avec l’individuel, de l’individuel avec l’individuel, sont éternellement donnés. À vrai dire, ces rapports sont nécessairement donnés avec l’être et la conscience, puisqu’ils sont les rapports de l’être avec la conscience. Or, l’être est éternel, la conscience aussi est éternelle ; car si l’être ne disait pas éternellement moi, comment, en aucune parcelle de l’être, le moi aurait-il pu s’éveiller ? La lumière, le son, la chaleur, la matière sont donc éternels comme l’être et la conscience. L’évolution de l’univers n’est pas superficielle ; elle ne déroule pas une qualité après une qualité : c’est l’évolution intérieure et profonde des forces et des âmes, cherchant toutes dans l’infini le point d’où elles pourront le posséder.

S’il était besoin d’arguments nouveaux pour arracher le monde au mécanisme pur, il me suffirait d’appeler l’attention sur l’idée de vitesse. Tout mouvement a une vitesse déterminée : l’idée de mouvement est donc inséparable de l’idée de vitesse. Or, les différences de vitesse introduisent dans le mouvement des déterminations qui sont beaucoup plus qualitatives que quantitatives. Voici deux corps identiques qui sont portés tous les deux du point A au point B. En un certain sens, le travail effectué est le même pour chacun d’eux ; la même masse a été transportée à la même distance ; elle a parcouru la même quantité d’espace. Mais le corps A allait deux fois plus vite que le corps B, c’est-à-dire que si le même travail a été accompli par les deux masses, c’est dans des conditions tout à fait différentes. Qu’est-ce que la vitesse ? C’est le rapport de l’espace parcouru au temps employé à le parcourir. Mais où ce rapport subsiste-t-il ? Est-ce qu’il a son siège uniquement dans l’entendement humain instituant la relation du temps à l’espace ? Nous discuterons cette hypothèse quand l’heure sera venue, et j’espère que nous en démontrerons la fausseté ; mais dans tous les cas, le mécanisme est obligé d’avouer, ou bien que le rapport du temps à l’espace a son fondement dans les centres même de forces qui sont en jeu, dans les sujets du mouvement ; et alors l’intérieur même des forces est modifié par un changement de vitesse : il y a un nouvel état interne des énergies, des forces, des consciences ; et le mouvement même, incorporé ainsi à des réalités internes qui se modifient quand il se modifie, qui changent quand il change, n’est plus purement mécanique. Ou bien, le mécanisme est obligé d’avouer que les rapports du temps à l’espace, c’est-à-dire les vitesses, n’existent que dans l’entendement humain, c’est-à-dire que le monde tout entier, réduit au mouvement, dépend de l’esprit qui donne aux mouvements leurs déterminations essentielles, leur sens et leur loi. Or, si l’esprit est puissance d’unité, ce n’est point d’une unité abstraite et quantitative ; et s’il introduit, dans les rapports du temps et de l’espace qui règlent le mouvement, des différences innombrables, ce n’est pas pour établir une graduation numérique : c’est pour exprimer des idées différentes ; c’est pour traduire dans l’ordre mécanique des fonctions distinctes de cette unité variée qui est la pensée même. Ainsi, quelle que soit l’hypothèse adoptée, que ce soit l’hypothèse objective, qui, interprétée, est la nôtre, ou l’hypothèse subjective, il apparaît que la quantité ne suffit pas à soutenir le mouvement. Ce rapport étrange et impalpable du temps à l’espace, qui est la vitesse, nous transporte insensiblement dans la sphère de la pensée. Il nous faut, pour lui donner une réalité, ou bien le nouer dans l’intimité même des forces agissantes, ou bien le fonder, et le monde tout entier avec lui, sur la réalité souveraine et législatrice de l’esprit. Dès lors, à des différences purement quantitatives de vitesse, peuvent correspondre soit des états internes des forces qualitativement distincts, soit des fonctions distinctes aussi de la pensée. Je ne m’étonne plus qu’une légère différence dans la vitesse des vibrations nous fasse passer de la chaleur à la lumière. Entre deux colonnes qui vont à l’assaut presque du même pas, le regard du chef peut discerner certaines différences, ou d’ardeur contenue ou de défaillance commençante, et il suffit d’une imperceptible nuance d’attitude, d’un degré presque insaisissable dans l’élan pour révéler l’âme, ou généreuse, ou ébranlée. De même, qui dira pourquoi, de deux strophes de même coupe et de même rythme, l’une est pesante et l’autre ailée ? il suffit quelquefois du tressaillement presque insensible de quelques mots pour enlever toute une stance. Les mathématiques, avec la quantité, le nombre, la mesure, sont en quelque sorte la prosodie de l’univers ; la poésie, c’est-à-dire la vérité, est ailleurs. Dès lors, encore une fois, il n’est rien d’étonnant que des espèces de sensations, radicalement distinctes, puissent être figurées par des modes et des rythmes de mouvements très voisins en apparence.

Chaque espèce de sensation nous apparaissant ainsi comme une détermination essentielle de l’être, nous met immédiatement en communication avec l’être.

Je disais, au début même de cette étude sur le mouvement, que le mouvement devait être le mouvement de quelque chose ; or cette chose pouvait-elle être la matière ? Non, car la matière elle-même se réduisait à un système de mouvements. Il fallait donc convenir que le mouvement avait son fondement dans l’être même, soit qu’on pût descendre, de mouvement en mouvement, à une forme de mouvement qui exprimât immédiatement l’être, et qui fût la base de toutes les autres formes, soit, au contraire, qu’il n’y eût pas une forme fondamentale et première du mouvement, et que l’être fût présent à toutes les formes, et, si l’on peut dire, à tous les degrés du mouvement. Mais maintenant nous savons que les différentes formes de mouvement qui correspondent au son, à la résistance, à la lumière, à la chaleur, sont des fonctions distinctes et irréductibles de l’être : toutes donc reposent immédiatement sur l’être. Le monde n’est pas construit en étages, ou, si l’on veut, sa base divine, qui est l’être, est comme présente à toutes ses hauteurs. Puisque la lumière, comme idée, ne peut être déduite de la chaleur ou du son, le mouvement qui exprime la lumière est indépendant de toute autre forme de mouvement. Lorsque la lumière communique sa forme propre à l’éther, l’éther a beau, sur le trajet même de la lumière, être animé d’autres mouvements correspondant à d’autres fonctions ; la lumière ne se mêle pas à ces autres mouvements, elle n’en dépend pas ; elle ne se sert pas d’eux pour se rattacher à l’être : elle en manifeste, sans intermédiaire, un aspect défini. L’éther immense est travaillé par tous les mouvements d’attraction et de répulsion qui maintiennent le vivant équilibre des mondes ; mais cela ne trouble pas le rayon de lumière qui le traverse : l’attraction reste l’attraction, la lumière reste la lumière ; la même immensité subtile accomplit des fonctions distinctes sans les brouiller, comme un esprit lumineux et vaste poursuit à la fois, sans les confondre, des desseins variés.

Il ne faut donc pas chercher quelle forme de mouvement est plus profonde et plus fondamentale que telle autre : toutes les formes essentielles du mouvement, toutes celles qui correspondent à une idée, sont également profondes et fondamentales. L’insouciance de chaque forme du mouvement à l’égard des autres éclate partout. Voyez le mouvement elliptique qui emporte notre planète : que celle-ci tourne ou non sur elle-même, cela ne regarde pas le mouvement de translation qui l’emporte autour du soleil ; l’axe de la terre se déplace en cercle autour du pôle : ce déplacement n’influe pas sur le mouvement elliptique. Les êtres innombrables que porte la terre peuvent dormir ou s’agiter : leurs mouvements n’importent pas aux grandes lois du mouvement sidéral. Et réciproquement, les rapports des êtres entre eux sur notre planète, leurs mouvements respectifs ne dépendent pas du mouvement d’ensemble de la planète : la vibration de ma pensée à l’heure présente est réglée suivant une loi logique où le mouvement des astres n’a rien à voir, et ce n’est pas en cherchant à quel point de sa course est parvenue la terre dans l’espace illimité que je saurai à quel point de sa course est parvenu mon esprit dans la vérité sans limite. Le monde est une harmonie, avec des partitions distinctes qui ne relèvent pas les unes des autres, mais qui, sortant toutes d’une même inspiration, s’accordent sans se subordonner. Aussi, quand je vois la lumière ou que j’écoute une mélodie, je touche, en des points distincts, le fond même de l’être. Sans doute, il y a liaison, communication, enchevêtrement même des qualités et des formes : la lumière, comme nous l’avons vu, est réglée, quant à sa distribution par la matière pesante ; mais dans son essence même elle ne relève que d’elle-même. Ainsi bien loin que le mouvement soit l’absolue uniformité quantitative, il a des formes distinctes et intelligibles qui, chacune à sa manière, expriment l’être.

Nous avons donc vu qu’au fond du mouvement il y avait l’être, que l’être pouvait s’entendre soit comme acte, soit comme puissance ; que, comme puissance, il s’exprimait surtout dans la quantité ; que, comme acte, il s’exprimait surtout dans la forme. Si nous retrouvons dans la sensation la quantité et la forme, et des formes distinctes, intelligibles, essentielles, nous aurons rapproché la sensation et le mouvement ; nous les aurons réconciliés dans l’être.

CHAPITRE IV

la sensation et la quantité


Je voudrais donc montrer maintenant que la quantité est essentielle à la sensation. Sans doute, nous n’aurons pas établi par là que la quantité fait partie de l’essence même des choses, qu’elle est présente dans l’intimité même des énergies du monde. Car la sensation peut être considérée comme une manifestation de ces énergies soumise à la loi de la quantité, sans que cela engage nécessairement ces énergies elles-mêmes. C’est ainsi que Leibniz, qui construit le monde avec des éléments inétendus, avec des points de force, ne conteste nullement que la sensation, qui est une expression de ces forces, enveloppe la quantité. C’est ainsi, que, pour Kant lui-même, le noumène qui est hors de l’espace peut cependant, comme phénomène, se manifester dans l’espace.

Pourtant, il ne peut être indifférent de démontrer que la sensation enveloppe la quantité. Les sensations sont des déterminations qualitatives ; il est vrai qu’elles se produisent pour nous sous la condition de l’espace ; mais si la quantité ne leur est pas essentielle, si elles y entrent seulement comme en une forme qui leur est extérieure, nous en serons sans doute avertis par bien des signes : il y aura comme une perpétuelle velléité de divorce entre la sensation et la quantité. Au contraire, si la quantité nous apparaît comme intérieure à la sensation, il y aura bien des chances pour que la quantité soit intérieure aussi aux forces mêmes que la sensation manifeste. Car, pourquoi, s’il n’y a aucune pénétration de la quantité et de la force, si l’être secret des choses n’enveloppe pas la quantité, pourquoi la sensation où cet être secret s’exprime apparaîtrait-elle, en fait et en droit, inséparable de la quantité ? La critique de la sensation va donc ici au fond des choses.

La quantité semble être dans la sensation de deux manières : comme quantité extensive et comme quantité intensive. Toute sensation est située pour nous dans l’étendue et elle occupe une portion de l’étendue, soit en volume, soit tout au moins en surface. Voilà la quantité extensive. Toute sensation a ou paraît avoir un degré : un son est plus ou moins fort, une couleur est plus ou moins vive. Voilà la quantité intensive.

Il est difficile de savoir si personne a jamais prétendu que la sensation n’impliquait pas l’extension. Il y a bien eu dans la psychologie allemande, avec Lotze et Wundt notamment, quelques tentatives pour dépouiller la sensation de tout caractère extensif. Et, à vrai dire, comme on peut faire décroître indéfiniment l’étendue d’une sensation, par exemple, une surface bleue, sans altérer la nature, la qualité propre de cette sensation, on peut bien, par une abstraction de l’esprit, ramener un moment la sensation à la qualité pure et à l’inextensif. Lotze et Wundt se sont certainement proposé davantage ; mais je ne sais rien de plus équivoque et, au total, de plus insignifiant que leur entreprise. Lotze, dans sa théorie des signes locaux, veut-il simplement nous montrer comment, la forme d’espace étant donnée, nous ne pouvons y distribuer les sensations et les situer, les unes par rapport aux autres, qu’au moyen de signes caractéristiques attachés à chacune d’elles ? Ce n’est plus alors un problème métaphysique, c’est, si l’on peut dire, une simple question de pratique psychologique qui ne nous concerne pas. Mais, parfois, il semble que Lotze, avant de localiser les sensations dans l’étendue, les laisse un moment dans l’inétendu, et alors il ne s’agit plus seulement d’un problème de localisation, mais de la construction même de l’espace. Qu’on le déclare donc, qu’on dise expressément que l’on veut construire l’étendu avec l’inétendu ; si on le dit, une disproportion énorme éclatera entre une pareille supposition et la théorie très arbitraire d’ailleurs des signes locaux. Car le mouvement que fait la rétine, pour porter vers les sensations qui l’affectent son point de vision le plus vif, est un mouvement, et tout mouvement, pour notre conscience, implique l’étendue. Pour localiser, dans le champ de la vision, nos sensations visuelles, nous devons, selon Lotze, percevoir un déplacement de notre rétine vers ces sensations ; mais percevoir un déplacement, c’est-à-dire un changement de lieu, c’est avoir déjà le sentiment de l’espace. Si Lotze l’oubliait, il commettrait la même étourderie que ceux qui, en prétendant expliquer en nous la formation de l’idée d’espace, n’oublient qu’une chose, le sentiment que nous avons de notre propre corps. Il en est de même de Wundt. S’il se borne, par sa synthèse de la sensation proprement dite et du sentiment de l’innervation à expliquer simplement certaines particularités de localisation, à la bonne heure : il y a là quelques menues lois à constater et à discuter. Mais, s’il prétend fonder par cette synthèse l’idée même d’espace, qu’il démontre, d’abord, que le sentiment de l’innervation n’implique pas le sentiment du corps et de ses organes, c’est-à-dire de l’étendue. Toutes ces entreprises de la psychologie physiologique ne sont guère qu’un amalgame confus de formules kantiennes mal comprises et d’hypothèses aussi dépourvues jusqu’ici de preuve que de portée.

Mais il ne suffit pas à notre dessein d’établir qu’en fait l’on ne peut pas ramener la sensation à l’inétendu ; il nous faut établir encore, qu’en droit et nécessairement, la sensation implique l’étendue.

Tout d’abord, il serait impossible de passer de la sensation inétendue à l’étendue si la quantité n’était pas essentielle et comme intérieure à la sensation. En effet, les sensations d’un même ordre peuvent se combiner les unes avec les autres : deux sons peuvent se fondre en un son unique ; des couleurs et des nuances de couleurs peuvent se fondre en une couleur unique. Dès lors, comment pourrait-on distribuer dans l’étendue les sons, les couleurs, les clartés ? Si toutes les couleurs présentes à un même moment dans la conscience se sont fondues en une seule, selon quelles règles décomposera-t-on celle-ci pour la distribuer dans l’espace en couleurs diverses ? On peut la décomposer en mille manières différentes. Dira-t-on que les sensations diverses qui doivent occuper plus tard des points distincts de l’étendue sont qualitativement distinctes dans la conscience ? Soit ; mais comment s’opère cette distinction ? La qualité des sensations comme telle n’y suffit pas ; il n’est pas dans la nature du rouge comme tel d’être mêlé au blanc ou d’en être séparé ; il peut très bien ou être séparé du blanc et rester le rouge, ou se mêler au blanc et se transformer en rose. Il faut donc, pour démêler ou pour mêler les sensations dans la conscience, un autre principe que la qualité même des sensations. Or, lorsque deux sensations qui, par leurs qualités, ne répugneraient pas à une fusion, sont distinctes pour la conscience, elles se distinguent par autre chose que par leurs qualités, c’est-à-dire qu’elles occupent pour la conscience deux parties de l’être différentes. Mais qu’est-ce donc que cette autre chose qui n’est pas la qualité et qui est nécessaire à distinguer les sensations les unes des autres, si ce n’est la quantité et la quantité extensive ? Qu’est-ce que ces régions de l’être par où se distinguent les sensations juxtaposées, si ce n’est l’étendue ? Donc, si l’étendue n’était pas immédiatement présente à la sensation, jamais on ne pourrait passer de la sensation à l’étendue. Les sensations diverses ou se confondraient ou se distingueraient sans raison. Si vous supprimez des sensations la quantité extensive, vous y introduisez du coup l’arbitraire absolu, c’est-à-dire le néant.

L’essence même de la sensation implique l’étendue. Chaque ordre de sensation a une essence distincte ; il représente une fonction définie de l’ordre universel, une idée. La lumière est la manifestation de l’universelle identité ; le son est la communication intime des forces ; les couleurs sont les combinaisons diverses et définies du clair et de l’obscur dans la matière pesante. Or, le propre de toute essence, c’est de pouvoir se manifester en des façons diverses et à des degrés divers. Précisément parce que la lumière n’est pas un fait brut que l’on puisse peser dans les balances du monde, parce qu’elle est la transparence même de l’être universel, elle n’est pas tenue de s’affirmer à tel degré plutôt qu’à tel autre ; elle varie avec les relations et les conflits de l’être universel et des énergies concentrées. Il faut donc, pour qu’elle s’exprime tout entière, pour qu’elle reste à l’état d’idée, qu’elle puisse s’affirmer et se jouer à la fois en rayonnements innombrables et divers, en combinaisons innombrables et diverses d’ombre et de clarté. Il lui faut l’ampleur infinie de l’espace et de l’être pour cette variété illimitée des jours, des nuits, des splendeurs, des crépuscules où éclate sa libre essence.

Il n’y a rien dans la nature de la lumière qui empêche les splendeurs de se mêler au crépuscule en les avivant, les crépuscules d’apaiser les splendeurs, et les jours de se fondre avec les nuits en une sorte de clarté lunaire. Si l’espace ne permettait pas à la lumière d’étaler tous ses degrés, toutes ses combinaisons, si la quantité extensive ne traduisait pas en chacun de ses points la variété des forces diversement affectées par la lumière une, le monde n’aurait jamais à la fois qu’une clarté, qu’une couleur. Notre conscience rapprocherait et confondrait en un foyer unique le rayon qui vient de la rosé et celui qui vient de l’étoile ; ou bien, il faudrait qu’elle portât en elle je ne sais quelle puissance diffuse capable de se colorer en autant de nuances distinctes qu’il y aurait dans le monde de centres distincts de lumière et de couleurs. Mais que serait donc cette puissance diffuse, sinon une certaine quantité d’être indéterminé, et que serait cette correspondance de l’être et de la quantité à la diversité intime des énergies du monde, si ce n’est pas ce que nous appelons l’espace ? J’essaierai de montrer plus tard que les forces, même dans leur intimité, enveloppent la quantité et l’extension. Il ne s’agit en ce moment que de la sensation, c’est-à-dire de la manifestation de ces forces en d’autres forces qui sont les consciences. C’est l’espace seul qui, en réservant à chacune de ces forces une zone définie de manifestation, leur permet de se juxtaposer sans se superposer. Il défend les sensations subtiles, délicates, où se jouent de fuyants secrets, contre le pouvoir absorbant des sensations brutales et grossières. Même avec l’espace, la douceur de la lune au matin s’efface dans la brutalité du soleil levant ; que serait-ce sans lui ? Les scolastiques disaient : materia principium est individuationis. Ils entendaient par matière cette puissance indéterminée d’être dont l’espace est le symbole. C’est bien l’étendue en effet qui est un principe d’individuation. Chose étrange, cet espace, qu’une philosophie étourdie dénonce souvent comme une extériorité vaine, sauvegarde et prolonge jusque dans ses manifestations l’intimité individuelle des forces ; c’est lui qui enchâsse tous les astres et toutes les âmes comme des diamants distincts. Sans lui, le monde serait comme un parterre noyé de lune où les fleurs décolorées ne sont plus que de monotones reflets.

Ainsi la sensation, non par accident mais comme telle et dans son essence, implique la quantité. Elle est une idée, une essence, et, à ce titre, elle ne peut être réduite à telle ou telle forme spéciale, à tel ou tel degré particulier de manifestation ; elle doit pouvoir, dans les limites de sa fonction idéale, se jouer avec une pleine liberté ; or cela n’est possible qu’avec la quantité extensive ; et, en considérant d’abord la sensation comme essence pure, comme qualité pure, nous arrivons à découvrir que l’étendue fait partie de sa définition même ; elle ne lui est pas surajoutée ; elle en est une condition interne.

De plus, les différents ordres de sensations ne s’exercent pas dans l’abstrait, dans le vide. La fonction de la lumière, par exemple, est d’affirmer l’universelle identité et transparence de l’être, mais de l’affirmer pour tous les centres particuliers de conscience qui sont dans le monde. Or cette rencontre des forces et de la lumière n’est pas inerte et superficielle ; la lumière agit sur les forces et les forces agissent en s’y exprimant sur la lumière. Ainsi toute force, toute âme est un foyer original de clarté, et, pour qui sait bien voir, le monde des forces et des âmes est une prodigieuse et fourmillante constellation. Or, comme toutes ces individualités se manifestent dans la lumière, c’est-à-dire dans l’universel, elles entreraient et se perdraient comme éléments dans un total indistinct, si la quantité extensive n’assurait pas à chacune une région définie de l’être, correspondant à la portion d’être intérieur que chacune a organisée selon sa forme ; si elle ne faisait pas de tous les foyers intérieurs distincts autant de foyers extérieurs distincts.

Ainsi l’étendue manifeste à la fois l’essence même de la sensation en son universalité, et l’individualité des forces qui déterminent et particularisent l’essence de la sensation. La lumière, la chaleur, le son, sont comme je l’ai montré, des fonctions éternelles de l’univers. Sans doute, pour se manifester, la lumière a besoin de foyers matériels particuliers, qui la distribuent ; mais elle préexiste, au moins idéalement, à ces foyers. De même le son étant la communication et comme la pénétration rythmique des forces, suppose l’existence de forces individuelles, de centres de vibration. Mais pourquoi ces centres individuels peuvent-ils communiquer ? comment peuvent-ils vibrer ? Parce que, en eux, hors d’eux et dans tout le milieu où ils sont situés, des conditions générales et préalables d’élasticité sont réalisées. Ainsi les conditions essentielles du son et le son lui-même préexistent aussi, au moins idéalement, à la diversité des centres sonores, de même que la faculté de vibration de la corde préexiste aux nœuds de vibration. Et encore les nœuds de vibration se forment-ils selon une loi dans la corde vibrante ; tandis que dans l’atmosphère où palpitent les centres sonores ceux-ci sont distribués avec une indépendance absolue. Il n’y a aucun rapport nécessaire du son, en sa virtualité essentielle, à tous les centres de force et de mouvement qui s’émeuvent en lui. De même qu’en un sens tous les foyers lumineux, ayant l’air de produire la lumière, l’empruntent en effet, de même aussi et en un sens tous les centres vibrants, ayant l’air de produire du son, en effet se l’approprient. Le son a donc, comme la lumière, une sorte de réalité métaphysique éternelle qui a, si j’ose dire, quelque chose de solennel. Or cette réalité indépendante et éternelle des grandes fonctions de sensation, l’espace nous la traduit.

Il permet, en effet, à la lumière de s’épandre par grandes masses. Ainsi, la lumière, tout en faisant apparaître sous des nuances et des colorations distinctes les forces particulières qui se jouent dans le monde, les enveloppe d’une splendeur en quelque sorte impersonnelle qui atteste sa priorité. La prairie où reluisent les brins d’herbe et les fleurs semble, dans les jours d’été, je ne sais quelle couche plus épaisse et plus grasse de clarté déposée tout au fond d’un océan infini de lumière subtile. De même, dans les nuits baignées de lune, les étoiles sont comme des gouttes de lumière concentrée en un lac de limpidité légère. Toutes les lueurs où scintillent des vies individuelles semblent ainsi éclore de la lumière sans date, sans forme, et presque sans nom. De plus, par l’intervention de l’espace, la lumière n’est pas modifiée seulement par la rencontre des forces individuelles, mais aussi par des relations de distance. Elle est, selon l’éloignement des foyers, forte ou faible, brutale ou douce, tranchante ou rêveuse, c’est-à-dire qu’elle se transforme, et partant qu’elle vit, par sa seule relation avec la quantité. Quand elle pénètre dans un milieu homogène, comme l’air pesant, elle varie selon l’épaisseur de ce milieu, c’est-à-dire selon des lois de quantité, et elle varie alors avec la continuité de la quantité elle-même. Dans notre atmosphère, autour de l’ardent soleil, il y a une zone circulaire de lumière blanche : cette lumière ardente et pâle s’azure par degrés jusqu’au bleu profond du zénith qui, par degrés aussi, redescend au bleu pâle du bas de l’horizon. Dans ces dégradations insensibles de lumière et de couleur, les particularités des forces que rencontre la lumière ne sont pour rien : c’est selon des lois de quantité qu’elle se développe. Dans la propagation de la lumière, dans sa réflexion, sa réfraction, et aussi dans l’aménagement de ses nuances, il y a une géométrie. La lumière vit donc, dans la quantité, d’une vie à elle, indépendante de toute force particulière, éternelle comme la quantité elle-même. Quand les hommes anciens adoraient l’Ether, ils n’adoraient ni la lumière toute seule, ni l’espace tout seul, mais le rayonnement de la lumière dans la quantité et dans l’être, et la vie de l’espace par la lumière. Ils adoraient la splendeur de vie dont la lumière revêt la quantité, et l’indépendance sacrée, l’éternité immuable que l’espace, c’est-à-dire la quantité, communique à la lumière, bien au-dessus des combinaisons changeantes des forces périssables.

Du son aussi, comme de la lumière, l’espace fait une fonction indépendante de l’être, antérieure en un sens, et supérieure à tous les centres de vibration qui résonnent par elle. Certes, la quantité extensive assure et peut seule assurer la distinction, l’individualité des forces vibrantes. Sans elle, nous l’avons vu, tous les sons s’ajouteraient les uns aux autres et se fondraient en une résultante unique. Par elle, l’imperceptible murmure du brin d’herbe se distingue, pour la conscience attentive, du grondement de la forêt. Il faut bien, d’ailleurs, qu’il en soit ainsi, l’essence même du son étant de manifester l’intimité des forces et des existences. Mais cette puissance d’expression et de révélation intime, les êtres ne l’ont pas créée : ils la trouvent en quelque sorte toute faite, et ils s’en servent. Les premières herbes qui, sur la terre verdissante, ont ondulé et frémi ne savaient pas qu’elles livraient le tressaillement secret de leur vie à une douce puissance qui le répandrait au loin. Oh ! sans doute, elles avaient je ne sais quel besoin obscur de communication et d’expansion, et c’est là l’âme du son ; mais ce besoin même, comment l’auraient-elles connu, si elles ne s’étaient senties comme enveloppées d’influences amies, et si le premier souffle passant sur elles n’avait associé leur frisson au frisson de l’espace ? Les premiers êtres qui, connaissant la joie, la douleur, l’amour, ont crié, murmuré ou chanté, cédaient aussi à un besoin intime et profond de communication ; et c’est sous l’action presque aveugle de ce besoin que leur organisme vibrait à l’unisson de leur âme, et ébranlait le dehors à l’image du dedans. Mais si cette vibration presque involontaire de leur organisme n’était pas pour eux, sans qu’ils s’y attendissent, devenue un son, s’ils n’avaient pas senti soudain que leur âme prenait une voix pour solliciter dans l’espace profond les autres âmes, ils se seraient bientôt resserrés et étouffés en eux-mêmes. Ils ont dû s’étonner de leur cri en y retrouvant leur âme. Il a dû leur sembler qu’une puissance mystérieuse recueillait leurs douleurs ou leurs joies tout au sortir de leur âme pour leur prêter une voix. Oui, vraiment, avant qu’aucune voix sortît des êtres, il y avait la Voix, la voix mystérieuse, la voix muette qui attendait, pour appeler, pleurer, chanter, les confidences des vivants. Dans les sphères destinées à la vie, le silence universel était déjà plein de cette voix, et, en s’éveillant, les vivants l’ont éveillée. Voix sublime et familière qui ne vient pas des êtres, mais qui se fait toute à eux ; elle traduit si bien leur âme qu’elle a l’air d’en venir : oiseau divin qui semble éclore de tous les nids, parce qu’il en sait prendre la forme.

Avant la naissance des organismes sur notre planète, l’atmosphère était animée par les grands souffles, par le clapotement infini des vagues sur les grèves. Ainsi, les vivants ont été, dès le début, bercés par une sorte d’harmonie immense et indistincte, et s’ils ont crié, soupiré, chanté, c’était pour répondre à l’espace frissonnant qui leur parlait. Les innombrables petites bêtes des champs se seraient tues depuis des milliers d’années, si elles n’avaient été comme provoquées par la soupiré, chanté, c’était pour répondre à l’espace fris-réserves immenses d’harmonies ; il y a comme une musique éternelle et secrète qui flotte dans l’espace autour des vivants, et, de même que les éléments subtils qui s’évaporent des plantes se convertissent en rosée dans la fraîcheur des nuits sereines, les vagues tendresses qui montent des êtres se convertissent en harmonies dans la douceur des nuits musicales.

Or, par l’espace, par la quantité extensive, les êtres sentent résonner hors d’eux le son émis par eux, et ils sont avertis par là que le son est en un sens une puissance extérieure à eux, indépendante et antérieure. De plus, à peine émis, le son, même s’il exprime l’âme, échappe au gouvernement de l’âme : il tombe sous les lois de la quantité ; il se propage avec une vitesse définie selon les milieux ; il s’amortit et s’éteint suivant les distances. La parole indifférente et le cri passionné traversent l’espace du même vol. Enfin, le son ne change pas seulement de degré avec la distance : il change aussi d’accent. La brutalité joyeuse des cloches prochaines s’adoucit et s’élargit, dans les horizons lointains, en une mélancolique chanson. Ainsi, la quantité tient le son sous sa loi : le son vit donc, lui aussi, en une certaine mesure, dans la quantité, et par là, quoiqu’il jaillisse toujours des forces individuelles ébranlées, il marque son indépendance de chacune de ces forces et atteste son caractère éternel. Il y a donc, selon le langage platonicien, une idée du son comme il y a une idée de la lumière, et, bien loin que la quantité extensive soit étrangère à cette idée, c’est par elle que cette idée s’affirme.

Il semble bien, sans doute, que la quantité intensive soit beaucoup plus intérieure à la sensation : le degré d’une sensation, c’est, en un sens, cette sensation elle-même. Mais, si l’on y regarde de près, on verra que la quantité intensive ne peut avoir de sens et exister que par la quantité extensive. Lorsque deux sensations ne diffèrent qu’en degrés, elles ne diffèrent point par leur nature, ou, comme on dirait, par leur forme. Voici un son d’une certaine hauteur et d’un certain timbre ; voici un autre son de même hauteur et de même timbre, mais plus fort que le premier. Évidemment, il n’y a pas entre ces deux sons une différence d’espèce, mais seulement une différence d’intensité.

Voici de la clarté produite par deux bougies d’une nature spéciale ; voici maintenant de la clarté produite par dix bougies identiques aux premières : il n’y a pas entre ces deux clartés différence d’espèce, mais de degré ou d’intensité. Il y a plus de quantité intensive dans un son que dans l’autre, dans une clarté que dans l’autre. Oui, mais qu’est-ce que ce surcroît de quantité qui est venu s’ajouter à un son ou à une clarté ? Évidemment, ce n’est pas une forme qui s’ajoute à une autre forme. Dans le son plus intense, comme dans le son moins intense, il n’y a pas pluralité de formes, pluralité d’espèces : le son plus intense est pour la conscience un son et une espèce particulière de son, comme le son moins intense. De même pour la clarté : il est bien vrai que, dans l’exemple des bougies, ce que chaque bougie ajoute, ce n’est pas seulement une certaine quantité de lumière, mais de lumière définie ayant une certaine nature, une certaine forme ; mais la lumière totale n’en a pas moins pour cela une nature unique, une forme unique. Il n’y a pas en elle plusieurs formes identiques superposées ; on ne comprend pas ce que serait l’addition de formes identiques, d’espèces identiques ; elles ne s’ajoutent pas, elles se confondent, et le seul office de chacune d’elles est de permettre à la quantité d’être qu’elles informaient à part, de s’ajouter, sans altération, à une autre quantité d’être informée de manière identique. Ce qu’il y a donc de plus dans le son ou dans la clarté plus intense, ce n’est pas une forme nouvelle, mais une nouvelle quantité d’être indéterminé en soi, quoique actuellement assujetti à une forme déterminée. Mais cette quantité d’être indéterminé, qui peut s’ajouter indéfiniment à soi sans altération de la forme, à raison même de cette indétermination, qu’est-ce, je vous prie, sinon la quantité extensive ou l’espace ? Ainsi, ce qu’on appelle la quantité intensive n’a de sens, métaphysiquement, que par la quantité extensive. Sur ce point décisif, la physique confirme la métaphysique. Qu’est-ce, pour le physicien, qu’un son plus intense qu’un autre ? C’est un son dont les vibrations, ayant même forme et même durée que celles de l’autre, ont une plus grande amplitude, c’est-à-dire s’approprient une plus grande quantité extensive d’être. De même pour la clarté.

Voilà donc que la quantité extensive devient aussi intérieure, aussi immédiate à la sensation que la quantité intensive elle-même. Aussi, pour nier de la sensation la quantité extensive, faudra-t-il nier de la sensation la quantité intensive.

C’est la tentative que M. Bergson a faite dans une thèse récente très remarquée qu’il a conduite avec une habileté merveilleuse. Elle est très claire et il est pourtant facile de ne pas la comprendre, car il y a des courants subtils de pensée qui se croisent, se mêlent et se séparent pour se rejoindre encore. Ainsi on pourrait croire, à première vue, que M. Bergson admet, dans la sensation, la quantité extensive ; car, d’abord, il démontre que l’on ne peut pas constituer l’espace, milieu homogène, avec des combinaisons de sensations présumées inétendues. Et puis, il essaie d’établir que ce que l’on appelle la quantité intensive n’existe pas dans les sensations ; qu’il y a entre toutes les sensations, si analogues qu’elles paraissent, non des différences de degré, mais des différences de qualité, et qu’elles ne paraissent offrir des différences quantitatives que par leurs rapports à certaines quantités variables situées dans l’espace homogène. Dès lors, on pourrait conclure que pour M. Bergson la quantité extensive est présente et presque essentielle à la sensation, puisque c’est elle qui détermine jusque dans les sensations l’apparence de variations intensives. Mais ce n’est pas là du tout sa pensée. En fait, M. Bergson a bien vu, comme nous avons essayé tout à l’heure de le montrer, que la quantité intensive dans la sensation impliquait la quantité extensive. La quantité intensive dans la sensation, c’est une certaine quantité d’être appropriée par la forme de la sensation ; la quantité extensive, c’est cette même quantité d’être à l’état d’indétermination. Mais pour que l’être puisse être approprié en quantités variables par telle ou telle forme de sensation, il faut qu’il existe à l’état de quantité pure, en dehors de toute appropriation. Voilà comment, selon nous, la quantité intensive suppose nécessairement la quantité extensive ; voilà comment aussi la quantité extensive devient, en quelque sorte, aussi intérieure à la sensation que la quantité intensive elle-même. Or, M. Bergson veut justement distinguer les faits internes, profonds, qui jaillissent du moi, qui ne relèvent ni de l’étendue, ni de la quantité, ni de la mesure, et l’apparence de phénomènes quantitatifs et mesurables que prennent ces faits lorsqu’ils entrent en contact avec l’espace. Ce contact, selon lui, est tout extérieur, tout superficiel ; l’espace est un symbole commode, au moyen duquel tous les êtres interprètent, en une langue banale, la quantité, leurs événements intimes qui n’en restent pas moins en soi intraduisibles et incommunicables. Or, si la quantité intensive existait réellement dans les sensations, c’est dans la sensation elle-même que serait le point de contact du moi profond et de l’espace. L’espace ne serait donc plus un symbole conventionnel : il se développerait du moi lui-même. Les sensations ayant des degrés, le moi aurait accueilli en lui-même la quantité ; il envelopperait donc déjà, sous la diversité de ses formes, un milieu homogène, et, comme ce milieu homogène se distinguerait nécessairement par son homogénéité même des formes diverses et des phénomènes hétérogènes du moi, il apparaîtrait comme extérieur au moi. Or, un milieu homogène, extérieur au moi, et en qui les sensations du moi se développent sous la raison de la quantité, c’est l’espace. Ainsi, pour M. Bergson, admettre dans les sensations la quantité intensive, le degré, c’est admettre, jusque dans les profondeurs du moi, l’espace lui-même ; c’est reconnaître que l’espace se développe naturellement du cœur des êtres et qu’il rayonne du moi, comme une lumière diffuse et calme rayonne d’une étincelle agitée ; c’est donc aller exactement contre le fond même de sa thèse, et voilà pourquoi c’est pour briser tout lien intime de la sensation et du moi avec l’espace, que M. Bergson essaie de détruire dans la sensation la quantité intensive elle-même. Il a bien vu qu’elle était le nœud du moi et de l’espace et que, ce nœud rompu, le moi rentrait dans une intériorité absolue et impénétrable. Ainsi, la doctrine de M. Bergson, quoique opposée à la nôtre, en est la contre-épreuve, et c’est marcher directement à notre but que de la discuter ici.

Est-il possible de nier de la sensation la quantité intensive ? M. Bergson l’a essayé pour les sentiments et les sensations affectives comme pour les sensations représentatives dans des analyses admirables de finesse et de profondeur. Quand nous parlons de désirs plus grands, de joie ou de tristesse plus grande, quand nous disons qu’un sentiment occupe dans notre âme plus de place qu’un autre, il n’y a là que des métaphores empruntées à l’ordre de l’extension. Mais, en réalité, comme il n’y a dans le moi ni espace ni nombre, il ne peut y avoir proprement de grandeur dans les affections du moi. En fait, lorsque nous devenons plus tristes, ce n’est pas qu’un même sentiment, la tristesse, se développe, s’élargisse ; c’est que des puissances de l’âme qui n’y étaient pas encore entrées y entrent à leur tour. Et cela fait une tristesse nouvelle : ce n’est pas l’accroissement d’un état donné, c’est un nouvel état. De même, pour la joie ; de même, pour l’espérance. À la bonne heure, et je n’y contredis pas. Je ne crois pas que jamais psychologue ou moraliste ait comparé les sentiments qui se développent à un ballon qui se gonfle ou à un sac qui se remplit. Il y a, dans tout accroissement, un changement de qualité, et de la mélancolie qui aide à vivre au désespoir qui tue, il n’y a pas une simple évolution de quantité. Mais là n’est pas la question. Il s’agit de savoir pourquoi, précisément, ce changement d’état prend pour la conscience la forme d’un accroissement. Il peut se succéder dans notre âme, par exemple dans la rêverie, des états très nuancés qui ne nous paraissent pas du tout une aggravation les uns des autres. Mais lorsque la tristesse, après avoir atteint une des puissances de notre être, s’annexe peu à peu les autres puissances, est-ce qu’il n’y a pas là un véritable accroissement ? Chacune des puissances de notre âme a absorbé, si l’on peut dire, une certaine quantité d’énergie, et, en entrant dans la tristesse elle y verse, si l’on peut dire, cette énergie. Assurément, elle ne s’ajoute pas à la tristesse préexistante comme un élément homogène à un élément homogène ; les énergies diverses de notre âme gardent, au moins partiellement, leur forme dans la commune pénombre où elles sont entrées ; mais cela ne les empêche point d’ajouter une certaine quantité à l’effet total. Oui, toute tristesse comme aussi toute joie est un concert de tristesses ou de joies, et j’accorde bien que chaque instrument nouveau modifie la qualité de l’ensemble, mais il en modifie aussi l’intensité. Dans les combinaisons chimiques, les éléments gardent, en partie au moins, leurs qualités spécifiques, et c’est précisément pour cela que le composé ne ressemble pas à l’un quelconque des composants ; mais, en même temps, chacun des éléments apporte dans la combinaison la quantité d’énergies, de chaleur latente qu’il enveloppe, et, dans la force d’explosion de l’ensemble, par exemple, cette quantité se retrouve. Il y a dans la doctrine de M. Bergson, malgré toute son ingéniosité, un cercle vicieux. Oui, si chacun des états de notre âme est purement qualitatif, si l’amour du pouvoir ou de la fortune, ou de la gloire, ou de la pensée, ou de l’action est en nous une qualité pure sans quantité, je ne sais quelle forme idéale, il est certain qu’en ajoutant dans notre âme forme à forme, état à état, on n’obtiendra qu’une forme, un état, une qualité pure sans quantité. Mais c’est là précisément le problème, et il faudrait démontrer que chacune des formes de notre être intérieur n’enveloppe point, en effet, de l’être, une certaine quantité d’énergie. Or, l’expérience nous montre qu’il n’y a pour ainsi dire, dans toute âme, qu’une certaine quantité d’énergie disponible, car toute passion tend à devenir exclusive, c’est-à-dire à détourner à son profit et à absorber toutes les ressources de l’âme. En serait-il ainsi, s’il n’y avait pas en nous et en chacun de nos états une certaine quantité d’être ? nous pourrions multiplier en nous les formes d’activité et de désir, sans rencontrer jamais la limite. Il y aurait en nous d’innombrables formes de vie divines, subtiles, faites de rien, et qui n’empiéteraient jamais les unes sur les autres, comme un chœur de déesses qui pourrait s’élargir sans fin, se nouer et se dénouer sans heurt dans l’éther impondérable et illimité. Au contraire, nous sommes le plus souvent obligés, quand nous avons dépassé cette période de l’enfance et de la première jeunesse où la vie surabonde comme un métal en fusion pour lequel il n’y a pas encore assez de moules, d’économiser, en quelque sorte, sur une passion pour en nourrir une autre. L’homme n’arrive guère à entretenir en lui des formes très diverses d’activité qu’en établissant entre elles un accord qui les prolonge l’une par l’autre. Le vieux Gladstone n’abat avec entrain les grands arbres de ses bois que parce qu’il amasse là des forces pour la cause irlandaise. Il nous faut, par toute sorte d’artifices, multiplier entre nos activités diverses les points de contact ; nous n’agrandissons notre petit salon bourgeois que par la correspondance exacte des miroirs qui prolongent les perspectives.

Je sais bien : chacun de ces états relativement distincts qui sont en nous, l’amour de la gloire, ou de la fortune ou de la vie pleine, n’est pas un état simple ; il enveloppe une multitude de déterminations secrètes, d’états plus élémentaires qui enveloppent à leur tour d’autres états, et peut-être à l’infini. C’est par là que se distinguent l’amour de la gloire chez tel homme et le même amour chez un autre homme. Ainsi semble-t-il que, de détermination en détermination, d’état en état, nous trouvions toujours des qualités nouvelles, et que la quantité nous fuie toujours. Mais ici encore il y a un sophisme ; car ce n’est pas la quantité nue, dépouillée de toute qualité, que nous cherchons. Nous prétendons, au contraire, que la quantité est intérieure à la qualité. Si on l’en pouvait isoler, c’est M. Bergson qui aurait raison. Nous n’allumons pas notre lanterne pour aller à la recherche de la quantité, nous disons que la quantité est déjà dans la flamme de la lanterne, et qu’elle agit là suivant sa loi. Car enfin, comment chacun de ces états relativement simples qui sont en nous, l’amour du pouvoir ou de la vérité par exemple, peuvent-ils nous apparaître, en effet, comme un état relativement simple et distinct ? Ils enveloppent, dites-vous, une multitude indéfinie de tendances précises, d’états déterminés. Soit, mais encore faut-il que la conscience dégage la direction commune de ces tendances et de ces états ; sans cela, elle se perdrait et se dissoudrait dans l’infinité actuelle des états et des tendances. Si la terre obéissait expressément et particulièrement à chacune des forces innombrables qui la sollicitent à l’infini, elle serait immédiatement déchiquetée et dispersée, ou plutôt elle n’aurait pas assez de tous ses atomes pour suffire aux exigences de l’infini ; mais elle résume toutes ces exigences en une résultante unique, la ligne de sa course est une, si compliquée qu’en soit la loi, et la terre dans cette voie unique retrouve unité et liberté. La conscience de même est obligée de traduire à tout moment en une résultante toutes ses forces. Et comment pourrait-elle résumer en un état d’innombrables états, s’il n’y avait pas entre eux des éléments communs ? Or lorsque des états qualitativement distincts, comme on les suppose, ont des éléments communs, il est nécessaire de supposer en eux la quantité. Car, ou bien ils restent distincts les uns des autres, même en tant qu’ils ont des éléments identiques, et cette distinction de fait dans l’identité qualitative ne s’explique que par la quantité ; ou bien, par leurs éléments identiques, ils se confondent et ne font qu’un, et alors, s’il n’y a pas en eux de quantité, l’élément commun à tous est détruit en tous, sauf en un. C’est par la quantité seule qu’il peut y avoir synthèse d’états distincts ; sans elle, il y a simplement destruction de tous les états, en tant qu’ils ont une forme commune, au profit d’un seul.

Certes, je ne prétends pas que nos divers sentiments ne se distinguent les uns des autres que par la représentation extensive de leur objet ; il est certain, par exemple que l’amour de la richesse et l’amour du pouvoir diffèrent essentiellement. Ce n’est pas parce que d’un côté l’âme se représente des moyens de jouissance, des édifices, des jardins, des équipages, et de l’autre, tous les signes extérieurs de la domination sur les hommes, que l’amour de la richesse et l’amour du pouvoir ne se confondent pas ; la richesse est la possession des choses, des forces brutes ; le pouvoir est dans une certaine mesure la possession des volontés, des forces conscientes. Ainsi, à la rigueur, on pourrait faire disparaître l’espace et toutes les représentations extensives des objets sans confondre ces deux sentiments. Dans un monde tout métaphysique et où il y aurait, comme dans le système de Leibniz, par exemple, relation directe de force à force sans l’intermédiaire de la quantité et de l’espace, l’âme, selon qu’elle s’approprierait des forces aveugles pour ses jouissances, ou des forces conscientes pour son orgueil, distinguerait en elle-même l’amour de la richesse et l’amour du pouvoir. Je n’essaie donc nullement de faire entrer la représentation extensive des objets du désir dans l’essence même du désir ; je ne définis pas le dedans par le dehors, mais enfin, dans les conditions de perception et d’activité qui nous sont faites, il est certain que l’espèce de nos désirs se précise pour nous par les objets qui leur correspondent dans l’étendue. Je sais mieux, ou si vous voulez, je sens mieux ce que c’est que la richesse quand je me représente de beaux édifices, de belles demeures, de beaux jardins, une large existence. Je sens mieux ce que c’est que le pouvoir, lorsque je me représente la foule des hommes que règle ma volonté. De la sorte, les représentations extensives, quantitatives sont mêlées à tous mes sentiments, à tous mes désirs. Bien plus, mes sentiments et mes désirs varient selon ces représentations ; il n’est pas indifférent à la superbe du riche qu’il possède un palais ou plusieurs, un parc qui n’est que vaste et beau, ou un parc qui est immense et splendide. Il n’est pas indifférent à l’orgueil du despote qu’il manie à son caprice une tribu ou des peuples innombrables comme ceux de Xerxès. Assurément, il n’y a aucune proportion mathématique entre le chiffre de la richesse et l’orgueil de la richesse, entre le nombre des sujets et l’orgueil du pouvoir. Tel alcade espagnol peut avoir l’attitude hautaine de Charles-Quint ; mais aussi il est ridicule. Et pourquoi le jugeons-nous tel, sinon parce que nous pensons qu’en effet la quantité de pouvoir qu’exerce un homme doit mesurer en quelque façon le sentiment qu’il en a ? Voyez les foules qui assistent à une revue ; le défilé des premiers régiments leur donne un premier sentiment de la force de la patrie ; mais à mesure que défilent des masses plus nombreuses et plus profondes, ce sentiment s’exalte jusqu’aux larmes. Oh ! sans doute, il n’y a pas eu là un simple accroissement, et je ne dis pas que l’émotion s’ajoute à l’émotion comme les drapeaux aux drapeaux ; mais je dis qu’un sentiment qui se transforme parce que des éléments extérieurs se multiplient relève en un certain sens de la quantité. La quantité n’agit pas seule, et voilà pourquoi on ne peut chercher une commune mesure entre le sentiment et la représentation extérieure de son objet ; mais elle agit et l’on en peut retrouver la trace. Il se mêle à l’exaltation morale et patriotique de la foule une sorte d’ivresse physique qui est produite par le développement et l’ébranlement des grandes masses, et à laquelle chaque unité numérique contribue pour sa part. C’est cette ivresse physique qui s’ajoutait pour Xerxès devant ses armées sans nombre à l’ivresse intime du pouvoir. Si la quantité vaine n’entrait pas en nous et ne distendait pas nos âmes jusqu’à les faire éclater pourquoi les moralistes parleraient-ils de l’enflure du cœur ?

En fait, nous avons souvent conscience qu’une même action intérieure enveloppe plus ou moins d’énergie, plus ou moins d’être. Nos sentiments divers, tout en conservant entre eux les mêmes proportions participent à l’atonie ou à l’exaltation de notre vie interne. Pour nier qu’il y ait des variations d’intensité dans nos sentiments, il faut nier qu’il y ait en nous des variations de santé, c’est-à-dire d’énergie disponible. Il y a des jours où nous ordonnons nos pensées avec une logique et une sûreté parfaite, mais sans joie ; il en est d’autres, au contraire, où nous ne produisons pas davantage, où nous ne mettons ni plus d’ordre ni plus de force dans nos pensées, et où cependant nous sentons en nous comme une plénitude intellectuelle. Des malades en qui on ne peut surprendre ni défaillances, ni ralentissement de mémoire, de raisonnement ou de parole, se plaignent d’avoir la tête vide. Qu’est-ce à dire ? il manque à chacune de leurs pensées cette abondance de vie par où elle communique avec l’activité de l’organisme cérébral ; il y a, dès lors, le sentiment d’une lacune, d’un creux. Mais qu’est-ce que tout cela, sinon des variations de quantité qui ne sont pas perçues exclusivement comme telles, mais par qui, cependant, la quantité agit en nous ?

M. Bergson a le droit de nous demander pourquoi des variations de quantité dans nos sentiments ne sont pas perçues par nous exclusivement comme des variations de quantité. Pourquoi un sentiment ne peut-il croître sans se transformer, de même qu’un métal ne peut être porté à une température plus haute sans changer d’aspect ? C’est que, comme nous l’avons vu, la quantité n’existe pas pour elle-même ; la puissance d’être que la quantité exprime n’a été produite qu’en vue de l’acte. La quantité n’existe que dans des forces, dans des centres d’action, et par là elle ne peut varier dans chacun de ces centres sans modifier son rapport aux autres, sans amener, par conséquent, en lui un changement d’état ou de qualité. Nous avons vu qu’il ne pouvait y avoir de forme distincte de mouvement capable de se survivre à elle-même en des combinaisons sans terme avec d’autres formes de mouvement, si chaque forme de mouvement n’avait sa quantité définie. Quand deux formes de mouvement sont en présence, modifier la quantité de l’une d’elles, c’est modifier son rapport de prééminence ou de dépendance à l’égard de l’autre. Il en est, dans le monde de la vie, comme dans le monde du mouvement. Le chêne, à l’état d’arbuste, est le même, quant à son type, que le vieux chêne géant ; mais leur rôle n’est pas le même : l’un peut être étouffé par l’ombre d’un plus grand arbre ; l’autre a toujours sa part de soleil. Les êtres de la forêt ne peuvent demander à l’un l’abri que donne l’autre. Buffon, qui avait à un si haut degré le sentiment de la vie, proteste contre les systèmes arbitraires de classification qui ne tiennent pas compte de la grandeur, de la taille des êtres. Discutant en particulier le système de Linné, il dit : « Faudra-t-il donc, avant de décider qu’un chêne et une pimprenelle ne sont pas de même espèce, étudier à la loupe leurs étamines ? » La quantité de force dont tout être dispose étant limitée, il suit de là que l’être est diversement affecté selon que telle ou telle quantité de sa force est mise en jeu. Par exemple, si ma force nerveuse était illimitée, le son le plus violent ne différerait, pour moi, du même son très doux que par l’intensité ; mais l’un, étant très doux, est proportionné à ma force restreinte ; il ne l’affecte même pas tout entière, et par là il me donne comme un sentiment de liberté et de supériorité ; il est une caresse ; l’autre, très violent, excède ma force : il a donc quelque chose de menaçant ou de pénible. Et c’est ainsi que, ma force étant limitée, tout changement de quantité dans les états de mon âme se traduit presque nécessairement par un changement de qualité. Si la puissance de mon âme était indéfinie, si elle avait d’innombrables formes de désir et d’action, elle ne passerait pas aisément de la mélancolie au désespoir, de la joie tranquille à une sorte d’exaltation et d’ivresse, car, à côté des puissances de mon âme qui languiraient ou qui souffriraient, il y en aurait d’autres, en nombre illimité, qui seraient en activité et en joie. La tristesse ou la joie pourraient grandir en moi indéfiniment sans approcher même de mes limites : il n’y aurait donc jamais en moi cette plénitude de souffrance qui est le désespoir, ou cette plénitude de joie qui est l’exaltation du bonheur. Mais notre âme est étroite, et les puissances en sont comptées. Dès lors, à mesure que des puissances nouvelles entrent dans la tristesse ou dans la joie, le rapport de la tristesse ou de la joie au tout de notre âme est modifié. Notre force de vie tout entière peut se résumer soit en un acte de joie, soit en un acte de souffrance, et selon que l’âme s’éloigne ou se rapproche de cette sorte de crise totale, ses affections partielles se transforment. Jetez un caillou, puis un rocher dans une eau sans limite et sans fond, vous produirez simplement un ébranlement plus ou moins vaste. Mais, dans un bassin étroit, il y aura une différence extraordinaire d’agitation. Voilà pourquoi, en nous, des variations de quantité sont si aisément des crises ; il y a, si étranges que puissent paraître ces mots, des crises de quantité.

M. Bergson applique la même analyse au sentiment de l’effort musculaire ; il va, comme on voit, du dedans au dehors. Il commence par contester qu’il y ait vraiment des différences d’intensité dans les états les plus intérieurs de l’âme, dans les sentiments, dans les émotions. Et, à vrai dire, il y a, dans notre âme, tant de nuances qui se superposent, tant de reflets qui se croisent, que la quantité pure y est plus aisément dissimulée. Il était donc de bonne tactique de commencer par l’intérieur de l'âme ; nous sommes par là mieux préparés à ne pas reconnaître la quantité même dans les phénomènes les plus extérieurs, qui, se produisant dans l’espace et émanant de foyers que l’on peut compter, semblent naturellement soumis à la quantité et au nombre. L’effort musculaire est comme le point de passage du dedans au dehors.

Ici encore, M. Bergson conclut, de ce que tout changement de quantité dans l’effort musculaire s’accompagne d’un changement de qualité, qu’il n’y a pas, en effet, d’intensité dans l’effort musculaire. Il semble bien qu’un effort plus grand pour serrer un objet, par exemple, intéresse, en effet, plus de muscles qu’un effort léger, et autrement. Si je veux presser à peine, il n’y a guère que les muscles des doigts qui fassent effort ; je veux presser plus fort, les muscles de la main entrent en jeu ; plus fort encore, ceux du bras ; et enfin, pour un effort extrême, il y a comme une tension musculaire du corps tout entier. Sans doute ; mais est-ce que cette addition d’un effort, musculaire à un autre effort musculaire n’implique pas la quantité ? est-ce qu’il y a simplement addition de sensations musculaires hétérogènes ? est-ce que tous les muscles ne concourent pas à un effort commun ? est-ce qu’ils n’apportent pas, chacun avec sa contraction, sa masse et sa tonalité propre, une certaine somme d’énergies ? Pourquoi, lorsque j’essaie d’écraser une noix avec les doigts, et que je n’y réussis point, les muscles de la main et du bras entrent-ils en jeu ? Parce que j’ai le sentiment d’une résistance supérieure à une partie de ma force, et que j’appelle des forces de réserve. Il n’y a pas là, je le crois, un raisonnement réfléchi, mais un mouvement instinctif ; l’être sent en lui-même, à l’état de repos, une vague disponibilité de forces, et il l’apporte où il faut par la tension croissante de ses muscles. Ainsi, ce n’est pas le sentiment d’efforts musculaires nouveaux qui détermine en nous l’illusion de l’effort plus intense : c’est le sentiment d’une énergie disponible plus grande qui met en jeu successivement les différents muscles. Ainsi, l’énergie préexiste à tel ou tel mode spécial d’action qui l’exprime ; c’est la quantité qui préexiste ici à la qualité. De plus, ce qui donne de l’unité, et en fait et pour la conscience, aux efforts musculaires distincts qui concourent à un même but, c’est l’idée de ce but. Il faut donc que l’énergie, en même temps qu’elle s’exerce par des moyens divers, soit ramenée à une certaine unité de direction et de forme par la conscience. Voilà comment le sentiment de l’effort n’est pas simplement musculaire ; il est aussi psychique. M. Fouillée l’a très ingénieusement et très fortement démontré dans une étude sur le sens de l’effort. Tout ce qu’on peut ajouter à son analyse, c’est que M. Bergson, en supprimant dans l’effort l’intensité, la quantité, supprime, en réalité, le sens de l’effort. En effet, si la conscience ne coordonne pas en vue d’un but des efforts musculaires spécifiquement distincts, il y a activité spontanée et dispersée, il n’y a pas effort. Et, si elle les coordonne, ce ne peut être qu’en percevant, sous tous ces déploiements musculaires distincts, une énergie commune, et en soumettant cette énergie à l’idée du but. L’acte à accomplir est en quelque sorte la résultante de tous les efforts à exercer, et il faut que la conscience soumette tous ces efforts à cette résultante commune. Ainsi, bien loin que l’effort musculaire échappe à la quantité, on peut dire, en un sens, que l’énergie interne de la volonté résout en toute action un problème de mécanique. En tout cas, la doctrine de M. Bergson met le moi hors de l’effort. C’est là une conséquence curieuse, car M. Bergson se proposait de rétablir la spontanéité absolue et la liberté profonde du moi, en l’affranchissant de la quantité banale et passive où s’exerce le déterminisme. Et le premier effet de sa doctrine est de réduire tous les actes par lesquels le moi entre en contact avec d’autres forces à un automatisme multiple d’où le moi est absent. À vrai dire, cela est logique, car toute action du moi hors de lui-même s’exerce nécessairement dans la quantité ; il faut donc réduire le moi à ne pas agir hors de lui-même, si l’on veut qu’il échappe à la quantité. Il se peut que M. Bergson sauve en définitive la liberté absolue du moi, mais c’est en le concentrant tout entier en un point mystérieux et indivisible, en un foyer sans rayonnement. Le moi n’est plus, si l’on peut dire, qu’un point de liberté, et tout ce qui l’enveloppe est fatalité. Cette unité du monde, de l’intérieur et de l’extérieur, qui se marquait surtout dans l’effort, est rompue, et le moi, sous prétexte de se dérober au mécanisme, se retire de l’univers ; il fuit les tentations de la quantité, et il s’enferme dans l’action la plus interne, la plus inaccessible et incommunicable. Le moi de M. Bergson est l’ermite de la liberté, mais un ermite qui n’a point perdu toute malice.

Restent les sensations représentatives : le son, la lumière. Elles sont situées dans l’espace ; elles ont une cause physique. Cette cause physique peut varier de quantité, et, selon M. Bergson, nous interprétons les changements de qualité qui se produisent dans nos sensations comme des changements d’intensité, parce que nous établissons une sorte d’analogie involontaire et même de confusion entre la cause physique de la sensation et la sensation elle-même. Je pourrais demander d’abord, et c’est ce que M. Bergson n’explique jamais, comment cette confusion est possible : par quelles lois de l’esprit un changement de qualité étant lié, comme le conséquent à l’antécédent, à un changement de quantité, prend-il pour notre conscience l’aspect d’un changement de quantité ? Un coup léger frappé à ma porte signifie telle chose, un coup plus fort en signifie une autre : est-ce que les sentiments que j’éprouverai emprunteront leur intensité à l’intensité du coup frappé à ma porte ? Si nous pouvions percevoir isolément la cause physique de la sensation et la sensation elle-même, il y aurait, entre ces deux perceptions, consécution ; mais on ne voit pas du tout pourquoi de l’une la quantité passerait à l’autre. Il ne suffit pas d’invoquer l’habitude, car nous demandons précisément comment le passage a pu s’opérer une première fois. Mais, en fait, nous ne percevons pas la cause physique de la sensation indépendamment de la sensation elle-même. Cela est vrai, même du son, quoique, à la rigueur, l’œil puisse percevoir l’ébranlement initial qui agira sur l’oreille. Mais ni la vigueur du coup frappé sur un objet, ni même les vibrations apparentes de cet objet, ne peuvent nous renseigner sur la puissance de son qu’il émet. Donc, même ici, la cause physique réelle de la sensation nous échappe. Ce ne peut donc pas être l’intensité de la cause physique qui se communique par une sorte de contagion à la sensation : c’est la sensation, au contraire, qui, par son intensité, nous avertit de l’intensité de la cause physique. On laisse tomber sur le pavé une énorme balle de laine et une petite assiette d’étain ; il se peut que la balle de laine ne fasse aucun bruit et que la petite assiette d’étain en fasse beaucoup. Vous n’avez pu discerner l’ébranlement de l’air ni dans un cas ni dans l’autre. Sur quoi jugez-vous donc, sinon sur la sensation elle-même ? Mais il y a mieux. Donnez à une balle de laine l’aspect d’une caisse de tôle à s’y tromper, et laissez-la tomber sur le pavé. Si nous jugeons de l’intensité de nos sensations par leurs causes, nous devrons entendre un terrible fracas.

Pour la lumière surtout, nous ne pouvons pas percevoir la cause physique de la sensation dépouillée de la sensation elle-même. M. Bergson nous dit : La sensation de lumière produite par cinq bougies n’est pas moindre que la sensation de lumière produite par dix bougies ; elle est autre, et si nous la jugeons moindre, c’est que nous savons, par expérience, que cette qualité nouvelle de lumière correspond à un nombre moindre de bougies. Mais, je vous prie, est-ce que les bougies que nous voyons allumées sont la cause physique de la sensation ? Elles sont déjà la sensation elle-même, ou, tout au moins, une partie de la sensation. C’est d’elles que la lumière rayonne, mais elles sont elles-mêmes lumière, et, lorsqu’on les éteint, on ne supprime pas seulement une cause de sensation : on supprime une sensation, une certaine quantité de sensation, et il est dès lors tout naturel que nous constations dans l’effet total une diminution. Mais cela est naturel, parce qu’il n’y a jamais eu un moment où la dissociation qu’imagine M. Bergson entre la cause physique quantitative et la sensation, qualité pure, ait existé.

D’ailleurs, si, au moment où l’on éteint cinq bougies sur dix, les cinq suivantes doublaient d’éclat, l’effet total d’éclairement ne varierait point. Donc, pour décider que le changement de qualité survenu dans la lumière, après l’extinction des cinq bougies, correspond à une diminution de quantité, il nous faut juger que les cinq bougies survivantes ont gardé le même éclat. Il nous faut donc nous prononcer directement sur l’intensité de nos sensations lumineuses. Mais ne philosophons pas à la chandelle : les hommes primitifs ne devaient guère connaître l’éclairage artificiel ; c’est le soleil seulement qui les éclairait. Or, comment pouvaient-ils juger qu’il y avait des diminutions de lumière en se référant à la cause physique ? Le soleil n’est pas un lustre où l’on puisse voir des bougies s’éteindre ou se rallumer. Quand le soleil était voilé par des nuages ou flétri par une brume imperceptible, quelle autre ressource que leur sensation même les hommes avaient-ils pour décider que la lumière était moindre ? Il n’est pas évident a priori que l’interposition d’un nuage doive amoindrir l’éclat de la lumière ; il pourrait se faire qu’en s’y réfléchissant, ou en le traversant, elle s’y animât au contraire. Il n’y avait donc point de théorie physique qui pût avertir les hommes des variations d’éclat du jour. Et quand le soleil s’était couché, la lumière décroissait par degrés du crépuscule à la nuit ; elle se prolongeait longtemps encore pendant les jours d’été, s’éteignait presque tout de suite dans les jours d’hiver. Il n’y avait rien pourtant, dans l’ordre physique, qui pût avertir les hommes que la lumière baissait. Pourquoi, le soleil à peine descendu sous l’horizon, ce crépuscule lumineux qui est encore le jour ne se serait-il pas indéfiniment continué ?

Et lorsque les hommes eurent inventé le feu, quand ils surent tirer la flamme des branches sèches ou résineuses, quel est donc le phénomène physique par lequel ils pouvaient mesurer l’intensité de la lumière produite ? Les branches sèches ou pénétrées d’essences, les feuilles sèches, les troncs d’arbres allumés pour les grands feux, tout cela n’est pas un éclairage très régulier où l’on puisse nombrer, comme dans un salon, des foyers lumineux identiques. Et si la forêt était lumineuse, pâle ou sombre, c’est que le regard des hommes jugeait directement du degré de la lumière : il n’y avait pas, sous les grands arbres, de domestiques galonnés, sachant au juste combien de bouts de bougies ils pourraient vendre le matin.

De même, quand la foudre gronde, plus ou moins intense, où est donc pour nous, dans l’ordre physique, la mesure de son intensité ? Enfin, pour les parfums, il n’y a aucune valeur extérieure, appréciable pour nous, qui puisse nous faire juger s’ils sont plus ou moins intenses. D’innombrables roses artificielles, mêlées de quelques roses naturelles, n’exhaleront point le parfum qu’attendent nos yeux.

C’est en vain que M. Bergson réfute ou essaie de réfuter la psychophysique. D’abord, dans sa réfutation même, il admet la présence de la quantité dans la sensation. En effet, si, d’après lui, nous pouvons, dans les expériences de M. Delbœuf, décider que le contraste entre la nuance de gris A et la nuance de gris B est égale au contraste entre la nuance B et la nuance C, c’est qu’il n’y a pas continuité dans le développement de nos sensations, comme dans le développement de leurs causes extérieures. Il s’empare de cette loi posée par la psychophysique, que des états de conscience discontinus correspondent à des excitations continues. Il y a des sauts brusques d’un état de sensation à l’état immédiatement voisin. Dès lors, quand nous jugeons que le contraste de A à B est égal au contraste de B à C, c’est que nous intercalons par la pensée, entre A et B, le même nombre de sauts sensationnels qu’entre B et C. Soit ; mais comment pouvons-nous faire cette opération, si nous ne sommes pas immédiatement avertis, par les sensations A, B et C, du nombre d’états de sensations que l’on peut intercaler entre elles ? Ce n’est pas à la suite de tâtonnements minutieux que nous jugeons de l’écart approximatif de deux intensités lumineuses ; mais c’est sur cet écart approximatif, perçu tout d’abord, que nous nous réglons pour distribuer les sensations intermédiaires dans les intervalles. D’ailleurs, à supposer que, pour aller de A à B, il faille passer par un certain nombre d’étapes, ni A, ni B, ni C n’apparaissent cependant à la conscience comme une collection d’étapes parcourues. Les étapes que l’on parcourt avant d’arriver au gîte, on ne les retrouve pas ramassées au gîte. Or, les états intermédiaires entre A et B sont, en quelque façon, présents dans B. Lorsque la conscience évolue de A à B, renforçant de degré en degré l’éclat de la nuance grise, elle n’abandonne pas les nuances créées par elle au fur et à mesure qu’elle les crée ; elle les incorpore à la nuance nouvelle plus intense. Mais ce n’est pas tout. Nous pouvons demander à M. Bergson ce que sont ces étapes de sensations et comment elles sont possibles. Il y a, entre la sensation A et la sensation B, des sensations intermédiaires ; ces sensations, pour pouvoir être nombrées suivant les exigences de la théorie, doivent être distinctes, et, pour être distinctes, il faut qu’elles soient séparées les unes des autres par certains intervalles. Mais qu’est-ce donc qu’un intervalle entre deux qualités ? Ou cela n’a aucun sens, ou cela signifie que nous pouvons, au moins par la pensée, supposer entre ces deux qualités d’autres qualités intermédiaires. Donc M. Bergson reconnaît implicitement que les sensations discontinues, en fait, pour notre conscience, sont idéalement et essentiellement soumises à la loi de continuité, c’est-à-dire à la quantité. S’il n’en était pas ainsi, les sensations distribuées entre A et C formeraient une série absolument fortuite. S’il n’y a d’une sensation à une autre que des différences de qualité, pourquoi intercaler entre deux sensations tels états intermédiaires plutôt que tels autres ? Pour aller de A à B, nous passerons par des états intermédiaires réglés purement et simplement par l’ordre chronologique. Telle nuance, en fait, viendra après telle autre, comme tel événement vient après tel autre, et voilà tout. M. Bergson démontre ailleurs qu’aucune multiplicité ne peut prendre l’aspect du nombre sans l’intervention de l’espace, c’est-à-dire de la quantité continue. Lors donc qu’il prétend que si nous croyons percevoir des différences d’intensité lumineuse, c’est que nous nombrons les sauts de sensation par lesquels on passe d’une intensité à une autre, il suppose déjà la sensation soumise à la loi de la quantité continue. Il est donc tenu, pour démontrer que nous n’avons pas le sens de l’intensité, à démontrer, d’une façon générale et métaphysique, que la quantité est étrangère à la sensation, extérieure à la conscience. Aucune analyse de détail, aucune discussion partielle ne pourra l’établir, car la forme de la quantité s’est, en fait, imposée au moi, et, dans tous les efforts que fait M. Bergson pour éluder la quantité, il la suppose en secret. Si l’on voulait démontrer que l’homme peut vivre sans oxygène, il ne servirait à rien d’analyser avec une merveilleuse finesse toutes les fonctions de sa vie, car toutes ces fonctions, directement ou indirectement, s’accomplissent dans l’oxygène ; il faudrait le transporter, d’un coup et tout entier, hors de l’oxygène. Or, c’est là ce que M. Bergson ne fait pas. Quoi qu’il fasse, il raisonne dans la quantité : il en est enveloppé, il en est imprégné ; il lui dispute l’esprit par morceaux, opération par opération, ce qui implique toujours un cercle vicieux. Il faudrait d’abord arracher le moi tout entier à la quantité ; mais s’imaginer qu’on peut procéder ainsi par épuisement, éliminer la quantité peu à peu, fonction par fonction, de l’esprit, c’est s’imaginer qu’on supprime l’atmosphère en faisant le vide sous une cloche : on a déplacé l’air, voilà tout.

Au demeurant, nous ne sommes nullement tenus à prendre parti pour la psychophysique. Ce que nous défendions en elle contre M. Bergson, c’est seulement cette idée première qu’il y a de la quantité dans la sensation. Nous n’accordons pas pour cela, nécessairement, que cette quantité soit susceptible de mesure comme la quantité extensive. M. Bergson veut nous enfermer dans ce dilemme : Ou bien vous reconnaîtrez avec moi que l’intensité présumée des états de conscience est une illusion, ou bien, admettant, avec la psychophysique, qu’il y a de la quantité dans les sensations, vous serez logiques comme elle, et vous déclarerez que cette quantité est directement mesurable. Car, qu’est-ce qu’une quantité qui n’est pas susceptible de mesure ?

Il nous est possible d’échapper à cette alternative. Nous avons vu, en effet, que la quantité, en pénétrant dans la qualité, n’y était pas et n’y pouvait pas être un élément indifférent et inerte. Toutes les forces soutenant entre elles des rapports de quantité, il n’est pas possible de modifier ce rapport sans modifier, dans une certaine mesure, l’intérieur même des forces. Ainsi, une lumière pâle a nécessairement quelque chose de triste, car elle ne laisse pas chaque individualité à elle-même, et en même temps elle n’enveloppe pas toutes les individualités, toutes les formes de l’unité rayonnante de la lumière. Elle ne nous permet ni le recueillement profond ni l’expansion joyeuse. Au contraire, il y a une lumière surabondante, en certaines heures d’été, qui noie en quelque sorte les objets. Alors la lumière semble n’exister que pour elle-même, et si elle manifeste à l’âme enivrée l’universelle identité de l’être, elle supprime par excès de jour les formes particulières qui doivent apparaître dans cette universelle identité. La lumière ne remplit pleinement son office qu’en ces jours de calme splendeur où la forme et la nuance des objets se dessinent, avec une netteté douce, dans une clarté qui n’est ni défaillante ni aveuglante. Il y a alors équilibre de la forme et de la lumière, de l’individuel et de l’universel ; c’est une de ces heures où la pensée, comme le regard, est à l’aise dans la nature, et où les profondeurs bleues sont comme pénétrées d’une vérité divine. Ainsi, selon la quantité de la lumière, sa fonction est diversement remplie : le rapport de l’individuel à l’universel qu’elle doit manifester varie, et précisément parce que la lumière est un rapport d’idées, parce qu’elle est intelligible, le rapport de ces idées changeant selon que la quantité abonde plus ou moins dans l’une d’elles, les changements de quantité entraînent nécessairement dans la lumière des changements de qualité. De même pour la couleur : la couleur étant, comme nous le verrons, un rapport particulier du clair et de l’obscur, de l’éther impondérable et de la matière pesante, il est impossible que les variations de quantité de la lumière ne se traduisent pas, dans notre sphère matérielle, par des variations de nuances. Si les sensations n’étaient que des faits bruts, la quantité pourrait s’y introduire sans en modifier en rien la qualité ; mais elles sont des rapports d’idées : la quantité est dès lors en elles un élément de vie et de variation.

Mais bien loin que cela exclue la quantité de la sensation, cela l’y incorpore, au contraire. Elle n’y est pas versée du dehors comme en une forme immuable ; elle n’y est pas comme de l’eau dans un verre : elle fait partie de la vie même de la sensation. Dès lors, la quantité peut être perçue par la conscience dans la qualité et avec elle, précisément parce qu’elle concourt à cette qualité, et nous échappons à la thèse de M. Bergson. Mais aussi il est impossible d’isoler la quantité dans la sensation ; dès lors, ne pouvant, dans la sensation même, isoler l’élément quantitatif, nous ne pouvons mesurer directement la sensation et nous échappons à la psychophysique. Il n’est pas plus possible de fixer et de mesurer la quantité dans la sensation qu’il n’est possible de mesurer la grandeur réelle d’un objet plongé dans une eau mouvante à une profondeur inconnue. Mais le sentiment que nous avons de la quantité dans la sensation nous induit à chercher si cette quantité n’est pas représentée à part, hors de la sensation et en correspondance avec elle. Et voilà comment nous cherchons la mesure de la sensation dans les mouvements qui lui correspondent. Si la thèse de M. Bergson était vraie, on ne s’explique pas comment nous essayerions de chercher hors de la sensation la mesure d’une quantité que nous n’aurions pas entrevue dans la sensation elle, même. Et si la psychophysique était vraie, on ne s’expliquerait pas pourquoi nous chercherions hors de la sensation la mesure d’une sensation que nous pourrions directement mesurer. M. Bergson et la psychophysique aboutissent également à rendre l’espace inutile, car, pour M. Bergson, il n’y a plus aucun rapport saisissable de la sensation à l’espace, et, pour la psychophysique, la quantité étant directement observable dans la sensation, l’espace n’est plus qu’une doublure inutile. La réalité que nous nous bornons à constater avec le sens commun est beaucoup plus riche et subtile que tous les systèmes. La quantité pénètre dans la qualité et se mêle à elle : elle est donc immédiatement perceptible à la conscience. Mais, quoiqu’elle devienne dans la sensation un élément de vie, elle n’en reste pas moins la quantité, c’est-à-dire une idée distincte. Elle doit donc exister et se manifester de deux façons : comme quantité fondue dans la qualité et comme quantité distincte. Ainsi, la quantité, présente dans la sensation, et constituant l’essence même de l’espace, relie la sensation à l’espace. Et le point de contact, c’est le mouvement où la quantité a encore une forme, c’est-à-dire une qualité, mais une forme qui, pouvant se résoudre en rapports de quantité, n’empêche pas la quantité pure d’apparaître et d’être mesurable.

M. Bergson a montré, avec une merveilleuse finesse, que nous établissions entre certaines qualités de nos sensations, le grave ou l’aigu des sons, par exemple, et l’espace, des relations subtiles de position ! Ainsi, les sons aigus nous apparaissent comme élevés, les sons graves comme bas : nous construisons, par la pensée, une échelle ascendante et descendante des sons ou, plutôt, c’est une pyramide dont la base pesante et large serait constituée par les sons graves et donc le sommet serait formé par les sons aigus. D’instinct, le chanteur situe les sons à des hauteurs diverses ; pour les sons graves, il se tasse, en quelque sorte, sur lui-même, et il se hausse parfois sur la pointe des pieds comme pour suivre les sons plus élevés et plus légers qui semblent s’enlever dans l’espace. M. Bergson, cédant encore ici à son système, ne peut expliquer ces relations de qualité et de position que par des coïncidences tout extérieures ; les notes élevées sont davantage des notes de tête. C’est ainsi que les notes graves nous apparaissent comme plus basses et, en même temps, comme plus larges que les notes aiguës. Nous ne faisons que transporter dans l’espace, en les appliquant aux sons, des rapports de dimension et de position entre nos organes. L’explication est ingénieuse et elle contient, sans aucun doute, une part de vérité, mais je ne crois pas qu’elle soit toute la vérité.

Descartes a dit en passant, dans l’une de ses Lettres, que les sons les plus graves étant plus amples étaient comme le fondement des sons plus aigus. Que devons-nous entendre par là ? Les fonctions principales de la vie, la digestion, la circulation du sang, la respiration, la locomotion s’accomplissent avec une grande lenteur si on les compare à la rapidité des vibrations sonores ou des vibrations lumineuses. Les mouvements mêmes des molécules chimiques qui entrent dans l’organisme, si rapides soient-ils, sont aisément dépassés par la rapidité des mouvements calorifiques. Une chaleur douce se répandant dans l’organisme en favorise toutes les fonctions, une chaleur violente en dissocie tous les éléments. Dès lors, on peut dire qu’une sensation aura d’autant plus de chances de s’accommoder à l’organisme tout entier qu’elle sera formée de mouvements plus lents. Elle n’est plus alors seulement en harmonie avec la partie la plus excitée et la plus mobile des nerfs, mais, dans une certaine mesure, avec l’organisme tout entier. La couleur rouge correspond aux vibrations les plus lentes, et, par là même, elle s’accorde mieux que toute autre avec les mouvements moléculaires de la matière où la lumière rouge s’incorpore ; aussi le rouge n’est-il pas une couleur idéale et subtile, mais c’est, si je puis dire, la plus étoffée des couleurs, celle en qui l’on sent le mieux un commencement de brutalité matérielle. Le rouge est donc, en un sens, la couleur fondamentale, celle qui, reposant le plus solidement sur la matière, peut servir, en quelque sorte, de base aux autres. De même, les sons graves étant les plus lents intéressent, si l’on peut dire, une plus grande quantité de mouvements organiques. Tous les mouvements de la vie en nous ont leur contre-coup dans la substance cérébrale : le corps tout entier s’y résume avec tous ses rythmes secrets. Ainsi, dans la substance cérébrale, les sons les plus graves s’accordent avec un plus grand nombre de mouvements préexistants : ils paraîtront, dès lors, reposer sur une base de vie plus large. Comme dans l’évolution de la vie le système nerveux ne s’est développé qu’assez tard, les sensations n’agissaient d’abord sur les organismes qu’à l’état diffus. Avant d’entendre par l’oreille, les êtres ont dû entendre par le corps tout entier : ils ont dû percevoir d’abord les grands bruits sourds de la mer ou de la foudre et confondre leur première perception vague du son avec l’ébranlement total de leur masse. Je crois donc que c’est par les graves que les êtres ont débuté dans l’échelle des sons. Aujourd’hui encore, ce n’est pas en criant des notes aiguës qu’on se fait entendre le mieux de ceux qui commencent à devenir sourds, mais, au contraire, en émettant avec une certaine force des notes graves ou moyennes. Ce qui donne quelque chose de puissant au roulement sourd du tambour, c’est qu’il semble que nous ne l’entendons pas seulement avec nos oreilles, mais qu’il résonne aussi dans nos entrailles. Les bruits aigus, au contraire, n’affectent que l’ouïe proprement dite, et, si l’on peut dire, l’extrémité de l’ouïe. Ils sont aigus, en effet, car ils entrent dans l’organisme et dans la conscience comme une pointe ; et les sons graves sont graves, en effet, c’est-à-dire pesants, par leur accord avec la masse de l’organisme. Ils semblent contracter la pesanteur de la matière. Voilà comment les sons aigus traduisent ce qu’il y a de plus excité et de plus subtil au sommet de l’âme, l’appel de Marguerite défaillante aux anges purs qui vont l’enlever au ciel. Et les notes graves, au contraire, traduisent ce fanatisme des huguenots lourd, compact, qui n’est pas fait d’élan passionné ou subtil, mais qui est la pesée continue d’une idée forte sur l’être tout entier. Les sons élevés nous détachent de nous-mêmes, ou, plutôt, il semble qu’ils détachent de nous une partie de nous-mêmes. Quand j’entends exécuter, sur le violon, certains morceaux très élevés, il me semble qu’une partie de moi-même la plus extrême, la plus subtile, est remuée, et que l’autre partie écoute. On dirait un de ces souffles étranges qui laissent immobile l’arbre presque tout entier et qui ne font vibrer qu’une feuille à la pointe du plus haut rameau. De là, à écouter ces morceaux, une sorte de curiosité inquiète d’abord, et, bientôt, d’indifférence. Au contraire, le violoncelle nous prend soudain aux entrailles, et l’on dirait qu’il ébranle, d’un coup d’archet, les assises mêmes de notre vie. Sans doute, c’est bien aussi parce que les notes graves viennent de la poitrine qu’elles nous font l’effet d’être plus massives et plus fondamentales ; mais, si elles viennent de la poitrine, c’est justement parce qu’elles ont quelque chose de plus ample, de plus organique, de plus profond. Les chanteurs sont tentés toujours, remarquez-le, d’exagérer la profondeur de poitrine des notes ; ils donnent du creux plus qu’il ne serait nécessaire pour la pleine émission du son. Je crois que d’instinct, et par une sorte de métaphysique organique, ils comprennent que la valeur des sons graves est dans leur solidité vitale.

Si Orphée n’avait joué sur sa lyre que des morceaux aigus, il aurait laissé indifférents les rochers et les grands arbres : il a dû préluder par des notes graves. Ainsi, il a pris d’emblée la terre aux entrailles, il a ébranlé les roches profondes et fait frissonner les chênes jusqu’à la racine. Et s’il est vrai qu’il ait pu ainsi bâtir des villes, il n’a dû se servir des notes aiguës que pour exciter les pierres légères jusqu’à la pointe des hautes tours.

Il est donc naturel, les notes les plus lentes étant comme engagées dans la pesanteur de l’organisme, les notes plus aiguës, au contraire, étant comme légères et détachées, que, lorsque nous nous représentons dans l’espace l’échelle des sons, nous mettions les unes en bas aux échelons les plus larges, les plus solides et les plus lourds, les autres en haut. Il n’y a pas là, comme le croit M. Bergson, une correspondance tout extérieure et fortuite entre le mécanisme extérieur du son et le son lui-même. Il y a traduction exacte par des rapports de position des rapports de qualité qu’ont entre eux les sons aigus et les sons graves. Ainsi, ce n’est pas seulement la quantité qui est présente dans la sensation. La sensation enveloppe encore ces déterminations spéciales de l’espace que nous appelons des rapports de position.

De tout ce qui précède, il résulte que la quantité n’étant pas pour nous extérieure à la sensation, en respecte l’originalité. Pour M. Bergson, tout contact de la sensation avec l’espace afflige la sensation de banalité. Par cela seul que la sensation nous apparaît dans un milieu homogène et qu’elle trouve dans ce milieu une commune mesure avec d’autres sensations, elle perd ce qu’elle a d’exquis et d’indéfinissable.

Sans doute, les êtres ne peuvent communiquer entre eux qu’au moyen de symboles empruntés à l’espace. Ils ne peuvent s’entendre sur leurs sensations qu’en les rapportant à une cause extérieure commune, et ils acceptent, pour dialoguer, l’intrusion de la quantité banale dans la délicatesse de leur vie intime.

L’espace n’est donc qu’un langage qui, comme tout langage, substitue la banalité des termes généraux à l’originalité inexprimable de la vie individuelle. Il est même le plus terriblement banal de tous les langages, puisque le terme auquel il ramène tout, la quantité, est le plus général de tous les termes. Mais, à vrai dire, le langage proprement dit est aussi coupable que l’espace, car il n’est possible que par lui. Qu’expriment, en effet, les mots ? des idées générales, et les idées générales sont un certain nombre de caractères communs à une grande diversité d’objets. Mais pour qu’une qualité puisse être commune à plusieurs objets divers, il faut qu’elle puisse se trouver en ces divers objets à des degrés différents. Il n’y a donc des idées générales que parce que nous admettons, dans une qualité définie, des variations de quantité. C’est donc la quantité homogène qui rend le langage possible. Il n’y aurait pas de mots si l’espace n’existait pas : les mots versent donc nécessairement en nous la banalité qu’ils ont puisée dans l’espace. Ils sont même, en un sens, plus dangereux que l’espace, car nous nous méfions moins d’eux : ils ont l’air, bien souvent, de ne faire qu’un avec notre pensée et d’être comme vibrants de nos vibrations intérieures, comme imprégnés de sensation et de vie. Mais ils ne sont les familiers de notre âme que pour y couler de plus près la banalité et l’insignifiance. Nous croyons nous servir d’eux : en réalité, ce sont eux qui se servent de nous, car ils ramènent à leur loi secrète, la quantité, notre vie intérieure qui, au fond, répugne à la quantité. Si nous voulons donc nous retrouver vraiment nous-mêmes, il faut reconnaître que l’espace et le langage ne sont que des traductions brutales de ce qui est intraduisible. Ce sont des inventions utilitaires bonnes à assurer les relations pratiques des êtres entre eux, mais contraires à la vérité intérieure, à la vie profonde. Il nous faut donc échapper à l’obsession de la quantité sous ces deux formes, l’espace et le langage, briser ainsi toutes les conventions immobiles où se fige notre pensée, et rendre à notre âme la variété innommable de ses impressions changeantes et de ses nuances infinies.

Je ne sais si je me trompe, mais c’est là la métaphysique de l’art décadent. Lui aussi trouve que ce que les mots ont de plus fâcheux, c’est d’avoir un sens. Aussi réduit-il ses phrases à des concours de sonorités qui rendent d’autant mieux certains états d’âme, qu’ils sont inintelligibles. Peut-être, si nous étions bien exigeants, pourrions-nous chercher d’où viennent ces correspondances symboliques entre certaines sensations et d’autres sensations. Je crois bien que nous retrouverions la quantité, l’espace, le mouvement, le langage ; mais il nous suffit d’avoir marqué, en passant, le rapport de l’art décadent aux formules métaphysiques de M. Bergson. Je reconnais aussi, dans ces formules, Maurice Barrès et le culte intérieur du moi incommunicable. Les esprits ne valent guère que tant qu’ils ne se sont pas livrés ou même tant qu’ils ne se sont pas compris. La seule période intéressante, c’est cette adolescence inquiète, confuse, inarticulée, où des impressions absolument personnelles ne se sont pas encore classées dans le cadre impersonnel des idées et des mots.

J’entends tout cela, et j’avoue que je préfère infiniment une âme fraîche, sincère et inexprimée au vide des conventions sociales ou verbales et au pédantisme des divisions scolastiques. Mais je suis inquiet aussi pour ceux qui excluent la quantité de notre âme et qui considèrent l’espace comme un symbole artificiel, quand je vois qu’ils réduisent l’âme à s’écouter elle-même éternellement en sa solitude, comme une source jaillissant sous bois. Je me demande si, en voulant sauvegarder l’intimité de la vie, ils ne risquent pas de l’appauvrir et de la détruire, s’ils ne la faussent pas pour en respecter la vérité, et s’ils ne substituent pas, au mensonge prétendu des mots, le mensonge raffiné des nuances.

Sans doute, l’animal ne parle pas et ne pense pas par des mots ; sans doute aussi les animaux inférieurs n’ont pas la même intuition de l’espace que nous. Ils ne doivent pas extérioriser leurs sensations comme nous le faisons. Ils sont pour eux-mêmes une masse confuse, et ils ne distinguent probablement pas très bien les sensations internes de la vie des sensations externes et de surface. Leurs sensations sont plus affectives que représentatives, et par là, l’espace existe pour eux beaucoup moins que pour nous. Il semble donc que la métaphysique de la qualité du moi ait des antécédents profonds dans l’ordre naturel. Elle est comme un effort pour retrouver, dans l’humanité factice et extérieure qu’ont créée les relations verbales, le mystère de sincérité de la nature primitive. Elle continue la tentative de Jean-Jacques. Celui-ci, en condamnant la pensée réfléchie, était bien près de condamner le langage ; mais il n’avait pas songé, étant métaphysicien assez médiocre, que l’espace était la première des inventions funestes et que le premier être qui a préparé la sociabilité universelle avec toutes ses misères, est celui qui, le premier, s’est distingué nettement du milieu homogène où il était plongé, a discerné d’autres êtres dans ce milieu, et par lui le moyen de communiquer avec eux. Le malheur est que cette invention date de loin, ou plutôt qu’elle n’a pas de date. Elle est contemporaine de la vie dans l’univers. Car enfin, l’animal même qui ne perçoit pas nettement l’espace externe, se perçoit lui-même comme une masse, c’est-à-dire comme une quantité. Il vit surtout dans les impressions de son organisme rudimentaire, et cet organisme est pour lui comme un fragment d’espace. S’il ne connaît pas bien l’espace comme un milieu externe, ce n’est pas qu’il ignore l’espace ; non certes, mais tout l’espace qu’il connaît, il le remplit, et par suite, il ne le distingue pas clairement de son être propre. Mais, à mesure que la vie se développera et que cet animal passera à des formes supérieures, au lieu de percevoir l’espace en soi-même, il se percevra dans l’espace. Et c’est sans étonnement qu’il reconnaîtra un milieu homogène, car ce milieu homogène, il l’avait obscurément perçu dans l’enceinte même de sa vie organique, dès le début.

L’animal, même quand il ne se distingue pas nettement lui-même des choses, a cependant le sentiment qu’il y a un dehors. Si rudimentaire qu’il soit, il se meut ou essaie de se mouvoir soit pour appréhender la nourriture, soit pour se tourner vers la lumière. Il sent qu’il y a de l’être qui n’est pas son être, mais avec quoi son être peut communiquer. C’est là, à proprement parler, le sens de l’extériorité de l’espace. Ainsi, c’est nous qui retrouvons l’espace et la quantité tout au fond de la nature première, des premières aspirations, des premiers tressaillements de la vie. Et, ce qui montre bien que l’espace, dans son homogénéité absolue, n’est pas contraire à l’originalité de la vie intérieure, c’est que le sentiment du moi se développe et se précise dans les êtres à mesure que se développe et se précise pour eux l’extériorité de l’espace. Les êtres inférieurs qui ne discernent pas clairement le dehors, disent à peine moi ; l’homme, au contraire, qui perçoit si bien l’extériorité absolue de l’espace profond, dit très nettement moi. Bien mieux : l’homme n’a jamais aussi pleinement l’orgueil de la vie intérieure que devant les grands horizons ; il sent qu’il est lui et qu’il n’est pas l’espace ; mais aussi que, dans l’espace, sa pensée peut rayonner et qu’il peut soumettre l’indéterminé, l’illimité à la forme de son rêve.

Oh oui ! que Dieu nous sauve du bavardage vulgaire, de la tyrannie des mots qui déforment notre pensée et notre vie. Notre âme n’est pas une de ces sources banales dont on capte l’eau dans des milliers de bouteilles identiques. Il est bon souvent de faire en soi le silence afin de s’écouter soi-même, et de n’être plus dans le monde comme dans ces foules où l’on ne sait plus au juste si le mot qu’on vient de dire n’a pas été dit par le voisin. Mais quel silence voulez-vous dire ? Est-ce le silence des bruits du dehors et de la parole banale, ou bien le silence même de cette parole intérieure qui se confond presque avec notre pensée ? Il y a une merveilleuse page de Plotin, où il oppose le silence méditatif de la nature au vain bavardage de l’homme ; mais ce silence de la nature est plein de pensée, c’est-à-dire, au fond, plein de parole. La nature, en effet, selon le grand philosophe alexandrin, contemple en même temps qu’elle crée ; elle produit toujours des êtres nouveaux, mais selon des types, selon des formes intelligibles. Elle ne produit même que pour réaliser ces types, ces formes, ces idées ; et sa fécondité éternelle est un besoin éternel de s’instruire et de penser. Mais qu’est-ce qu’un type ? qu’est-ce qu’une forme intelligible, sinon un ensemble de qualités qui, à des degrés divers et dans des proportions variables, quoique définies, se réalise dans des êtres divers ? Le type ou l’espèce suppose une pluralité d’individus, non pas identiques, mais analogues. Or, l’analogie implique que des variations de degré, de quantité n’altèrent pas nécessairement un caractère essentiel. Il n’y a donc de type, de forme d’idée que parce que la quantité est et qu’elle est présente à la qualité. Donc, sans la quantité, sans la matière indéterminée et informe, sans l’espace, la nature ne penserait pas. Mais l’idée générale, l’appréhension sous une même forme d’êtres ou de phénomènes particuliers, c’est le fondement du langage ; c’est, à vrai dire, le langage lui-même, et le péril des mots n’est pas dans le son, il est dans cette généralité des conceptions qu’ils permettent et qu’ils aggravent. Étant pleine d’idées, la silencieuse nature est donc pleine encore une fois d’un langage intérieur ; mais en elle le langage ne fait qu’un avec la forme ; il a la sincérité et la profondeur de la vie. Abolir en elle ce langage intérieur, ce serait lui arracher la pensée elle-même, la fécondité, la vie, la contemplation créatrice sous le ciel constellé. Nous, de même, nous devons rapprocher le langage qui est en nous du langage qui est dans la nature, c’est-à-dire ramener les mots aux concepts, les concepts aux formes vivantes, et rattacher celles-ci en nous au principe de vie original qui est nous-mêmes. Quand nous aurons fait cela, nous pourrons traduire à nous-mêmes et aux autres notre âme même par des mots, sans crainte de la déformer et de la vulgariser, car les mots sortiront des profondeurs mêmes de notre être. Dire que notre âme, pour rester notre âme, ne doit jamais se préciser dans des formes de pensée et de parole, c’est dire que la vie, pour rester la vie, ne doit jamais se développer et se préciser en formes distinctes. Mais la vie n’est, nulle part dans le monde, à l’état informe : il n’y a pas de force qui ne soit soumise à des lois ; il n’y a pas de flot vague qui ne se creuse un lit de sable ou de roche ; il n’y a pas de sève qui ne coule dans des canaux ; il n’y a pas de parfum flottant qui ne soit une formule de chimie. Et, en se répandant dans ces formes, la vie n’en reste pas moins la vie, avec son infinie liberté. Tous les êtres qui la déterminent semblent, en même temps, baigner en elle. Il y a des journées de printemps où la vie est à la fois mêlée à toutes les formes et indépendante de toutes les formes. De même, dans les âmes vraiment riches de vie intérieure, la vie, tout en revêtant les formes de la pensée réfléchie et du langage, garde je ne sais quelle insaisissable fluidité. Elle peut donc communiquer à l’apparente banalité du langage et des formes convenues comme un arome indéfinissable. Si l’on veut bien le remarquer, là est, à proprement parler, le secret du grand art. Il ne laisse rien dans le vague ; il donne à toute chose, à toute âme un contour arrêté ou fuyant, et il enveloppe en même temps toutes les formes et tous les contours d’une lumière qui est bien la lumière, mais qui ne ressemble exactement à aucune autre lumière. Les sentiments que Racine prête à ses personnages sont des sentiments réels, observables chez des hommes de toute condition, et, en même temps, ses personnages se meuvent dans une atmosphère idéale où la sérénité antique et la douceur chrétienne se mêlent en des proportions inconnues. De même, le monde de Lamartine se déroule dans une lumière qui est vivante, qui est vraie, mais qui semble venir de l’âme autant que du soleil. Ainsi, les génies créateurs, bien loin de soumettre leur âme à la banalité de l’espace et des mots, imprègnent l’espace et les mots de leur originalité. Et c’est là précisément que leur individualité éclate. En traduisant leur âme, ils lui donnent une sorte d’universalité, sans lui ôter en rien son caractère individuel. Le beau mérite de garder son moi intact en l’enfermant dans le mystère, comme un bijou dans un coffret ! Eux, ils veulent se répandre et ne point s’altérer. Ils veulent que leur âme ait quelque chose d’éternel, d’immense et d’ouvert comme le monde lui-même, et qu’ayant pris forme dans une œuvre, elle fasse désormais partie de l’univers dans l’espace sans limite éclairé par leur génie.

M. Bergson explique la puissance des vers par une sorte d’hypnotisme. Leur rythme accapare notre attention : il exclut peu à peu la possibilité de penser à autre chose qu’au sujet même des vers. Ainsi notre âme appartient tout entière aux sentiments ou aux images qu’insinue en nous le poète, ou, plutôt, l’opérateur. Ainsi, là encore l’art n’apparaît que comme une aliénation du moi. Cela est vrai, peut-être, en un sens, de l’art rudimentaire et inarticulé. Les poésies que chantent les paysans sont presque toutes, même les poésies joyeuses, sur un rythme traînant, monotone et triste. Je crois bien, en effet, qu’avant de s’ouvrir à la contemplation, à la poésie, aux sentiments vagues, ces âmes strictes et âpres ont besoin d’être endormies. Ce qui s’endort en elles, ainsi bercé, c’est justement cette âpreté. Mais il y a des âmes qui dans leur fond même sont faites pour l’art, et celles-là, la grande et belle poésie ne les endort pas ; elle les éveille. Si la poésie avec son rythme s’empare d’elles, c’est d’abord que, chez les vrais poètes, ce rythme suit ou devance les mouvements secrets de l’âme ; c’est aussi que, fixés dans une forme, les sentiments exprimés prennent quelque chose d’absolu et d’éternel. Les beaux vers sont pleins de l’âme du poète ; elle s’y prolonge en accords délicats, en résonnances puissantes ou subtiles. Mais, en même temps, ils ont leur vie propre, leurs formes, leurs mouvements, leurs lois. On sent que l’âme même qui les a créés n’y peut plus rien changer, et que la personnalité périssable du poète est entrée, sans perdre son essence propre, dans l’impérissable et dans l’impersonnel. Le grand art est, au fond, l’alliance de l’espace ouvert, immuable et sacré avec l’âme changeante et profonde.

Je sais bien que les excès de mystère intime, où semblent se complaire quelques contemporains, sont une réaction contre l’art extérieur et formel, contre le vide de la poésie sculpturale ou architecturale et l’emphase démocratique. Gambetta, dans l’enthousiasme d’une tournée oratoire en plein Midi, écrivait à Mme  Adam : « Le pays tout entier m’apparaît comme une immense tribune ; je me sens de taille à haranguer l’immensité. » Eh quoi ! voilà donc nos douces collines qui ne sont plus, pour les nouveaux Dantons, que des bornes oratoires, et ces voix de tonnerre et de club vont accaparer même les échos mystérieux qui dorment sous bois ! Défendons-nous, replions-nous, resserrons-nous.

Soit ; mais il ne me déplaît pas que le puissant orateur échappe aux coteries étroites et raffinées par cette sorte d’appel à l’immensité. Michelet disait : « Si tous les êtres, et les plus humbles, n’entrent pas dans la Cité, je reste dehors. » Quel jour que celui où la parole humaine, parole de justice, de douceur et d’espérance, pourrait, en effet, rassurer, consoler, exalter tous les êtres ! Laissez donc entrer, dans le rêve d’éloquence du grand orateur comme dans le rêve de fraternité du grand penseur, l’espace et la foule, la foule des hommes et la foule des vivants. J’ai peur qu’en excluant de la vie intellectuelle et morale l’espace, l’extériorité, vous ne la resserriez décidément en égoïsme. La quantité, étant l’expansion indéfinie, est, en un sens, une puissance morale. Quand le paysan, cheminant dans la plaine, médite un mauvais coup, il se ramène sur soi, il ne cherche plus l’horizon du regard : il supprime l’espace.

Très logiquement, ceux qui répudient l’espace, la quantité, condamnent les grandes constructions intellectuelles. Pour élever un édifice de pensée, comme pour élever un édifice de pierre, il faut, si je puis dire, avoir foi dans l’espace. S’il n’y a de vérité que dans les qualités indéfinissables dont notre moi est affecté, il n’y a plus de système des choses, car il n’y a plus une seule vérité qui puisse convenir à plusieurs esprits. Et réciproquement, ceux qui condamnent les grandes constructions intellectuelles arrivent à répudier en fait l’extériorité et à tout réduire aux sensations et impressions du moi. Certes, M. Renan n’est pas tendre pour le subjectivisme. Il aime l’univers et il y croit ; il veut que nous sortions sans cesse de nous-mêmes, et que notre sympathie intelligente soit égale à l’infini. Mais, parce qu’il dédaigne tous les systèmes, toutes les architectures précises de pensée, il a acheminé bien des consciences au subjectivisme absolu.

Si aucune forme solide et palpable ne se dressait dans le vide de l’espace, il ne serait plus bientôt que la fantasmagorie flottante de nos sens. De même dans le monde intellectuel, sans la solidité résistante des systèmes, les perspectives de la pensée ne sont plus qu’un trompe-l’œil : pour les simples amateurs, l’univers adorable et profond finit, ô châtiment, en panorama.

Il semble, aujourd’hui, qu’on puisse recueillir et savourer l’esprit d’une doctrine sans tenir à cette doctrine même. La partie la moins bonne du succès de Tolstoï vient de là : c’est un chrétien qui a renoncé, ou à peu près, à toute théologie ; et Dieu sait si nous avons maintenant de ces chrétiens-là. Ils croient revenir par là à l’Évangile : c’est une erreur absolue. Certes, il y a loin de l’Évangile au catholicisme actuel, mais il y a plus loin encore du même Évangile au dilettantisme sentimental. Il y a, quoi qu’on en dise, des dogmes dans l’Évangile, et un commencement de théologie. Sans cela le christianisme n’eût point saisi les multitudes, qui ne se laissent prendre qu’aux idées claires et fermes : il se fût refroidi et perdu comme une vapeur d’encens. C’est « un temple » que le Christ voulait construire, un temple immense et un où pût entrer la foule innombrable des souffrants. Étranges chrétiens que ceux qui veulent goûter le recueillement et le mystère des cathédrales en supprimant les hauts piliers et les murs de pierre, et tout l’équilibre résistant où s’appuie l’élan du rêve ! Étranges poètes que ceux qui sont comme gênés par la solidité brutale des grands chênes, et qui voudraient tout de la forêt, la fraîcheur, le silence et les parfums, tout, sauf la forêt elle-même, car la forêt aussi est une architecture, et aussi le ciel étoilé. Lorsque Buffon disait des astres qu’ils étaient les pierres mouvantes de l’architecture des cieux, l’image n’était pas seulement grandiose, mais exacte ; c’est selon des courbes définies que les astres se meuvent, quoique aucune formule de calcul ne puisse, peut-être, épuiser la loi de ces courbes. Il apparaît par là, justement, que la précision n’est pas sécheresse, car l’orbite suivi par tout astre, étant déterminé par des actions et réactions venant de l’infini, est, en un sens, l’expression géométrique de l’infini. Il y a donc de l’infini dans la géométrique, et du rêve flottant dans la précision des formes. Ce n’est donc pas la peine que l’homme, pour retrouver la liberté de son âme et de son rêve, sorte de toute forme définie, de tout système arrêté, et répudie l’espace où se développent les formes et les systèmes. Il n’a pas besoin de s’égarer hors de toute demeure résistante, car l’infini n’est pas une maison rigide, mais bien, selon le mot de Buffon, une architecture mouvante. Et c’est précisément parce que l’étendue infinie de l’univers, permettant des actions et des réactions infinies, exprime et concentre l’infini dans chacune des formes finies, qu’il y a dans le monde pénétration et fusion de l’infini et du mathématique, du rêve et de la forme. Or, c’est la quantité qui permet le développement des formes, et qui verse en même temps, dans chacune de ces formes, une sorte d’infinité. C’est donc se tromper gravement que de répudier l’espace au nom de la liberté du moi. L’âme ne se sent jamais plus libre et plus intérieure à elle-même que lorsqu’elle s’élève vraiment, dans toutes ses pensées et dans tous ses actes, au sentiment de l’infini ; et, pour démontrer que la quantité répugne à la vie intime de l’âme, il faudrait démontrer, au préalable, que la quantité, par essence, répugne à l’infini.

Chose curieuse, c’est pour sauvegarder l’originalité et la délicatesse de la vie et de l’art, qu’on prétend réduire la quantité à une sorte de symbole banal et de convention utilitaire. Or, il semble bien que dans les moyens d’expression de l’art, l’âme humaine ne puisse être créatrice que grâce à la quantité. David Hume, après avoir établi en thèse générale que toutes nos idées sont le reflet de nos impressions, ou, en d’autres termes, que nous n’imaginons rien avant de l’avoir senti, fait cependant une réserve. Il observe que les peintres créent pour leurs tableaux des nuances, que sûrement ils n’ont jamais vues. Hume admet que, si nous connaissions seulement toutes les couleurs fondamentales du spectre, nous pourrions très bien imaginer de nous-mêmes les nuances intermédiaires ; et il est certain que l’imagination des peintres est en quête de splendeurs et de douceurs que leur œil n’a jamais vues. Ce pouvoir créateur de l’imagination humaine a des bornes très étroites. Il ne va pas jusqu’à l’invention d’une couleur nouvelle ; mais dans ces limites il est incontestable. Et comment l’imagination pourrait-elle passer d’une nuance à une autre ; comment pourrait-elle s’aider de ce qu’elle possède déjà pour créer du nouveau, s’il y avait entre les diverses nuances des différences qualitatives irréductibles ; et si elles n’étaient pas continuées les unes dans les autres, malgré leur diversité, par le mouvement même de la quantité ? Je ne dis pas qu’il n’y ait que du plus ou du moins dans les nuances distinctes, mais je dis qu’il y a du plus et du moins et que, sans cet élément de quantité, l’imagination n’aurait aucun point d’appui pour ses créations. Ainsi, c’est la quantité qui répond à l’appel secret de l’âme inspirée et quand l’artiste a besoin d’une nuance nouvelle particulièrement tendre pour traduire des tendresses inexprimées jusque là, c’est à une sorte de fusion de la quantité et de l’âme qu’il la demande. Donc, nous constatons jusqu’au bout, et dans le travail le plus créateur de l’esprit, que la quantité n’est point extérieure et indifférente à la qualité, à la vie, à l’âme. Elle n’est pas dans la sensation comme un élément étranger, mais bien au contraire comme un élément intime et vivant.

CHAPITRE V

la sensation et la forme


La quantité étant ainsi comme intérieure à la sensation n’empêche point celle-ci d’avoir sa forme propre, son idée ; nous avons vu que, dans le mouvement, la quantité ne mettait point obstacle à la forme, qu’au contraire elle y aidait. À plus forte raison, en est-il ainsi dans la sensation, car, si le mouvement est une forme, il est surtout comme intermédiaire entre la puissance et l’acte. Il exprime surtout ce qui se mêle de quantité continue, homogène et mesurable à tous les actes de toutes les forces de l’univers. Il est le côté de l’acte qui est tourné vers la puissance, l’aspect de la forme qui regarde la quantité. Au contraire, la sensation, tout en retenant et utilisant la quantité, est avant tout qualité, forme, détermination.

Toute sensation est beaucoup plus déterminée que les mouvements ou les rapports quantitatifs auxquels elle correspond. Deux notes sont entre elles dans le rapport de un à deux ; faites varier la seconde, de façon qu’elle soit représentée par deux et une fraction infinitésimale aussi petite que vous voudrez, la note n’est plus juste ; et ainsi une altération infinitésimale dans la quantité se traduit par un trouble dans la qualité qui peut, en grandissant, aller jusqu’à la souffrance. De même, le rapport du diamètre à la circonférence est incommensurable ; cela n’empêche point la forme idéale du cercle d’avoir une détermination si exacte et si harmonieuse qu’elle est voisine de la beauté. Lorsque les pythagoriciens attribuaient des vertus merveilleuses de proportion, de beauté, d’harmonie à certains nombres, ils versaient dans ces nombres, à leur insu, la beauté des sensations, des accords musicaux auxquels ils correspondaient. Et à vrai dire, nous ne considérons pas les nombres et leurs rapports comme d’insignifiantes abstractions, mais comme de vivantes harmonies ; mais nous disons que ces harmonies secrètes et profondes des nombres sont surtout manifestées dans la beauté des sensations, des sons, des couleurs, des lignes. C’est donc dans les sensations, bien plus encore que dans les mouvements, que la forme apparaît. Et puisqu’il est impossible, comme nous l’avons montré, de supprimer entre toutes les formes du mouvement les différences spécifiques, à plus forte raison sera-t-il impossible de les supprimer entre les différentes formes de sensations.

Herbert Spencer a tenté de ramener toutes les catégories de sensations, le son, la lumière, la chaleur, la résistance, à un élément fondamental commun dont elles ne seraient que des différenciations. Cet élément fondamental est ce qu’il appelle le choc, c’est-à-dire la rencontre de deux énergies, l’une interne, l’autre externe, qui se contrarient d’abord et qui se mettent ensuite à l’unisson par une communication prolongée. Cette hypothèse a l’air tout d’abord d’être conforme à l’hypothèse générale de l’évolution selon Spencer ; et en effet, elle en a l’allure ; c’est toujours le passage de l’homogène confus à l’hétérogène. Mais en fait, cette hypothèse est en contradiction brutale avec l’ensemble du système, car, dans Spencer, la nature inorganique s’est différenciée et débrouillée avant la nature organique et vivante. Bien mieux, c’est sous l’action du milieu physique déjà différencié que s’est déployée la diversité de la vie. Il y avait donc des agents physiques distincts du son, de la lumière, de la chaleur, de l’odorat, de la pesanteur, avant que les différents sens se fussent éveillés chez les êtres. Et chaque sens s’est éveillé sous l’excitation distincte d’un agent physique spécial. Dès lors, à aucun moment de la vie, il n’y a eu à la surface d’un être ce choc universel et confus qui est supposé contenir dans une virtualité obscure les différents ordres de sensation. Le choc ne peut donc pas être pour M. Spencer l’élément concret et l’antécédent historique des sensations diverses. Il reste qu’il soit l’élément idéal des différentes espèces de sensations, c’est-à-dire qu’en analysant chacune d’elles, on discerne, au fond de toutes, un même élément, le choc. Mais voilà que la question se transforme singulièrement. Car d’abord, de quel droit, même si l’on trouvait le choc en toute sensation, ramènerait-on toute sensation à n’être qu’une variété du choc ? Il se pourrait très bien qu’il en fût, non pas l’essence et le fond, mais la condition la plus générale et la plus superficielle. Il y a là le sophisme inconscient du matérialisme qui, constatant certaines conditions organiques à tout phénomène de conscience, ramène la conscience elle-même à des conditions organiques. Et puis, le choc n’ayant jamais existé en lui-même et isolément à l’état de choc, nous n’avons plus affaire à un fait physique, facile à saisir, sinon à interpréter ; il s’agit d’un choc idéal, présent à toute sensation, mais qu’il est impossible d’isoler en fait des formes diverses de la sensation. Dès lors, quel est le sens de ce mot choc ? Ce n’est plus un sens matériel, il exprime certaines relations intelligibles de l’énergie interne des organismes vivants et des énergies variées du milieu qui les enveloppe. Nous ne sommes plus dans la physique, mais, qu’on le veuille ou non, en pleine métaphysique. Que sont en effet ces énergies des êtres vivants ? Ce ne sont point des énergies brutes. Elles sont comme pénétrées de besoin, d’instinct, de désir, d’aspiration. En un mot, elles sont de l’âme. Or, l’âme des vivants désire, ou bien communiquer avec les autres êtres individuels et de façons diverses, ou bien communiquer avec l’infini et l’universel.

De là des ordres de sensations qui peuvent être radicalement distincts. Il est tout à fait arbitraire et faux de les ramener tous à l’idée du choc, car le choc n’est guère qu’un phénomène mécanique et il implique ou tout au moins il n’exclut pas la passivité de l’organisme en contact avec les énergies extérieures. Or, dans ses rapports avec le monde, l’être vivant est actif ; par exemple, presque tous les vivants, depuis la plante et l’hydre verte, jusqu’au papillon et à l’enfant, cherchent la lumière. Et il est probable que c’est en cherchant la lumière que les vivants l’ont trouvée, je veux dire qu’ils en ont développé en eux le sens et l’organe. Il y a donc au fond de la vie comme un appétit de la lumière, et si on la représente inerte, passive, attendant sans désir le choc de l’éther lumineux, on la dénature. De plus, le choc implique une sorte de distinction brutale entre l’organisme affecté et l’agent extérieur qui l’affecte. Or s’il y a un ordre de sensation, celui du toucher, où l’être vivant s’oppose à tout ce qui n’est pas lui, il en est d’autres, au contraire, comme l’ouïe, la vue, où l’âme aime à abolir toute barrière organique entre elle et les choses, se répandant dans la lumière ou se perdant en une mélodie. L’essai de réduction qu’a fait Spencer échoue donc complètement, et la différence spécifique des sensations diverses reste établie.

Ce qui est vrai, c’est que le toucher est à certains égards le sens fondamental et premier ; suivant la remarque d’Aristote, tous les êtres sont doués du sens du toucher et tous n’ont pas l’ouïe et la vue. De plus, il est bien certain que, pour que les autres sensations de son, de lumière, de chaleur se produisent, il faut qu’il y ait contact entre l’organisme et les agents extérieurs. Ainsi, le contact qui n’est pas précisément le choc peut être regardé non pas certes comme l’essence, mais comme la condition de toutes les sensations.

On ne s’en étonnera point, si l’on songe que toute conscience doit être déterminée, individuelle, et que c’est par le toucher que l’individualité d’un être se limite et se précise. Il n’y aurait pas de consciences individuelles, et des âmes innombrables ne s’éveilleraient pas dans tous les centres de force, si la conscience absolue, le moi absolu n’existait pas. Si l’infini, si l’être, en un sens qui nous dépasse, ne disait pas moi, comment ces innombrables parcelles de l’être, qui ont conscience d’elles-mêmes dans toutes les hauteurs, dans toutes les profondeurs de l’univers, pourraient-elles dire moi ? Il n’y a pas, à l’éveil d’une conscience nouvelle, création de conscience, mais, si j’ose dire, adaptation de la conscience absolue à un point de vue particulier. C’est parce que le parfait est entré dans la contradiction et dans la lutte, que la conscience absolue se disperse en consciences innombrables, pour retrouver, au terme idéal des choses, son unité première dans l’unité vivante et libre des âmes. Cette dispersion de la conscience absolue en consciences particulières n’est possible que s’il y a des bases organiques distinctes, des centres de vie distincts. Et voilà pourquoi la première condition de la conscience individuelle, c’est l’individualité organique ; et comme c’est par le toucher que cette individualité s’affirme et qu’elle s’oppose à tout ce qui n’est point elle, c’est le sens du toucher qui est en quelque sorte à la base de la conscience individuelle. C’est par lui que la conscience absolue prend tout d’abord la forme brute de l’individualité limitée ; c’est par lui qu’elle s’incorpore à des organismes distincts, où elle se façonne en conscience particulière. C’est de lui qu’elle, qui est l’unité, apprend la division, la limitation, l’opposition. Voilà comment le toucher peut être dit le sens fondamental ; et voilà pourquoi aussi il y a, dans tous les autres sens, un reste de toucher. Si la conscience individuelle pouvait, par exemple, percevoir la lumière sans qu’il y eût contact de son organisme et de la lumière ; si le sentiment de l’organisme ne se mêlait pas en quelque façon à la perception de la lumière, la conscience individuelle se perdrait absolument dans l’universalité de la lumière ; elle n’aurait plus son point de vue distinct sur l’univers, et elle ferait retour à la conscience absolue.

Lorsque les mystiques disent que c’est le poids du corps qui empêche l’âme de remonter à l’âme divine, ils expriment, sous une forme naïve, une vérité profonde. C’est bien, en effet, le toucher qui localise et qui individualise la conscience. Mais ce n’est pas l’âme qui est captive : c’est Dieu qui est retenu captif dans les existences individuelles, et les âmes individuelles n’existent que par cette sorte de captivité divine dont le toucher est l’instrument. C’est avec raison aussi, et avec un merveilleux instinct du vrai, que les hommes font de ce que l’on peut toucher, de ce qui est palpable, le symbole même du réel. Avant que la conscience absolue ait accepté la forme de l’existence individuelle, affirmée et attestée par le toucher, il y avait certes une haute et idéale réalité ; mais ce que nous, vivants, nous appelons la réalité, n’existait pas. C’est dans le toucher que se manifeste la crise profonde par laquelle le parfait est entré dans la lutte et l’un dans la dispersion. C’est donc une erreur grave de considérer le toucher comme un sens grossier : il n’y a pas de sens grossier, parce que tout sens atteint une vérité et qu’il n’y a pas de vérité grossière. Le toucher qui nous révèle la forme dramatique qu’a prise la vie divine, l’opposition éternelle et le combat éternel où elle est entrée est, à sa manière, un sens métaphysique et divin. Voilà pourquoi le toucher a le droit, non seulement de s’exercer dans sa sphère propre, mais d’être présent en quelque mesure aux autres sens. Même quand elle se laisse emporter à une chanson lointaine, même quand elle oublie tout, ses bornes, ses misères, ses luttes, dans la sérénité de la lumière illimitée, l’âme sent, par un contact léger, qu’elle est en effet une âme, c’est-à-dire une conscience individuelle, et qu’aucune rêverie, qu’aucune expansion vague ne la dispense de sa part d’effort et de lutte dans un monde où Dieu même s’est soumis aux conflits et aux contradictions. Il est impossible à l’âme d’oublier jamais la crise divine qui a créé l’individualité, et d’échapper à une loi que Dieu a faite pour tous en la faisant pour lui-même. Aussi, même dans ces transfigurations glorieuses de l’univers que rêvent les imaginations mystiques ; même si la lumière et le son jouent dans un monde nouveau, comme nous l’avons supposé un moment à la suite du Dante, un rôle plus vaste ; si toutes les forces et toutes les âmes se résolvent les unes pour les autres en lumière, en couleur, en harmonie, il sera impossible d’abolir entièrement le toucher, car ce serait abolir l’individualité elle-même. Il y aura donc toujours des corps au sens profond du mot, même dans les royaumes spirituels. Il se peut qu’à l’heure présente il n’y ait pas équilibre, dans le monde, entre le toucher et les autres sens, et que les rapports des êtres entre eux soient beaucoup plus des rapports d’exclusion jalouse et d’ignorance épaisse que des rapports d’intuition et d’harmonie. Mais tout réduire à l’intuition et à l’harmonie en supprimant ce qu’on appelle la grossièreté du toucher, ce serait supprimer la base même de l’existence individuelle, et, par suite, cette vie même de l’âme que l’on prétendrait exalter. Cette justification du toucher est donc la justification de l’univers actuel. Il n’est, pour les mystiques épris de pure lumière, qu’un monde provisoire. Au contraire, pour ceux qui savent voir que la lutte est une partie essentielle de la réalité, il est l’univers définitif.

Le monde étant une vérité, et la conscience, fragment de Dieu, étant faite pour la vérité, il est naturel que la conscience saisisse par les sens la vérité du monde, sous forme de résistance, de chaleur, de son, de lumière. Mais il y a là un problème que la conception purement mécanique de l’univers ne peut résoudre. Selon les mécanistes, il n’y a d’autre réalité dans le monde que des mouvements bruts, et ces mouvements éveillent dans les consciences des sensations qui n’ont avec eux aucun rapport intime. Il y a des mouvements de l’éther qui ne sont en rien de la lumière, et il y a en nous une sensation de lumière qui ne ressemble en rien aux mouvements de l’éther. Mais enfin, cette lumière qui est en nous, elle n’est pas seulement un fait, elle est une vérité ; elle nous révèle, sous forme de transparence, l’unité de l’être, et l’amitié de l’être universel pour les formes individuelles qui se dessinent en lui. Elle répond donc à un besoin de vérité et de vie qui est dans les âmes. Et alors, nous demandons au mécaniste : comment se fait-il donc qu’il y ait précisément, dans le monde, des mouvements qui éveillent en nous le sentiment de la lumière ? Comment l’ordre mécanique répond-il à cet appétit de lumière qui est dans les âmes ? D’habitude les finalistes posent bien mal les questions. Ce qui les émerveille, par exemple, c’est, étant donnée la lumière, que l’œil soit construit de façon à la recueillir. Mais, en vérité, cela est très simple. Ce qui est étonnant, ou plutôt ce qui est merveilleux, c’est qu’il y ait de la lumière. C’est que l’éther illimité qui n’a pas reçu son mot d’ordre des vivants soit ébranlé de telle sorte qu’il apporte à ces vivants la lumière. Quand on cherche des harmonies et des adaptations entre la lumière et l’œil, on ne sort pas de la mécanique. Ce qui est divin, c’est qu’il y ait harmonie entre l’être et la conscience, et que celui-là fournisse en mouvement ce que celle-ci réclame en clarté. Qu’est-ce à dire ? C’est que l’opposition, ou même la distinction radicale de l’être et de la conscience, est arbitraire et vaine. C’est que l’effort de l’être est déjà un effort de conscience. Si l’être fournit la lumière à la conscience, c’est qu’il a déjà créé la lumière pour lui-même comme s’il était une conscience. La lumière est l’effort de l’infini pour se saisir et s’affirmer dans son unité, pour faire amitié avec lui-même par le rayonnement et la transparence. En créant la lumière, l’infini a voulu prendre possession de lui-même ; il a voulu, non pas être vu du dehors, mais se voir. La lumière n’est pas l’aliment inerte du regard ; elle est elle-même un regard, elle est, à la lettre, le regard de Dieu. Et si nous voyons par la lumière, c’est que, par elle, nous devenons une partie du regard divin. La lumière n’a pas été faite et comme fabriquée pour les yeux mortels et les âmes éphémères ; mais, étant le regard éternel, il y a place en elle naturellement pour tous les regards qui s’allument et s’éteignent. Étant une immense manifestation d’âme, il y a place en elle naturellement pour toutes les âmes, qui ne la cherchent point par hasard, qui ne la trouvent point par une rencontre extérieure et fortuite, mais qui vont à elle comme à une sœur.

Cette harmonie profonde, entrevue par nous entre l’être et la conscience, nous permet, sinon de résoudre, au moins de mieux poser la question suivante : Y a-t-il d’autres sens possibles que ceux que nous avons ? Dans la conception mécaniste, le nombre des sens possibles semble illimité. Toute sensation n’étant que le signe arbitraire d’un mouvement spécial, il semble qu’il puisse y avoir autant d’espèces distinctes de sensations que de formes distinctes du mouvement, et ces formes du mouvement n’étant pas des fonctions définies et intelligibles, mais des faits bruts, il peut toujours se produire des combinaisons nouvelles de mouvements et, par suite, des possibilités nouvelles de sensations. Au contraire, lorsque chaque espèce de sensation est considérée comme exprimant une vérité, le nombre de ces espèces de sensations est nécessairement limité, car les aspects essentiels de la réalité ne peuvent pas être en nombre indéfini. Qui dit vérité, dit organisation, système défini et clos. Les principes de la raison ne sont pas en nombre illimité. L’unité de l’être peut apparaître, selon le point de vue où l’on est placé, sous la forme du principe de substance, du principe de causalité, ou du principe de finalité. Mais, comme tous ces points de vue s’enchaînent et s’ordonnent en un système saisissable, la raison ne peut être indéfiniment démembrée. Lorsque, comme nous, on fait de la sensation quelque chose de rationnel, et que l’on rapproche la sensibilité de l’entendement, il ne peut pas plus y avoir un nombre illimité de catégories de sensations qu’il n’y a un nombre illimité de catégories de l’entendement. Donc, quel que soit l’être vivant que l’on imagine, et si riche que l’on suppose sa sensibilité, il aura bientôt épuisé toutes les formes possibles de la sensation, et ce n’est point là pauvreté, car, ou bien les sensations contiennent une vérité, et la sensibilité, réduite à un certain nombre de sensations, n’est pas plus pauvre que ne l’est la raison réduite à un certain nombre de principes, ou bien les sensations ne sont qu’une fantaisie vaine de nos nerfs, et alors, collectionner des sensations inédites, serait aussi puéril et bientôt aussi fastidieux que collectionner des variétés inconnues de tulipes ou de dahlias. Il y a donc un système de sensations, et ce système doit être universellement vrai. Les êtres qui vivent dans les sphères les plus lointaines doivent avoir, au fond, les mêmes sensations que nous. J’en suis bien fâché pour ceux qui, dans ces conditions, trouveront l’univers monotone ; mais il faut plaindre les voyageurs qui ont besoin, pour trouver quelque variété dans le monde, de la bizarrerie des coutumes locales. Il restera toujours, pour ceux qui savent regarder avec l’âme, la diversité des nuances, des paysages, des physionomies. Il me plaît, au contraire, d’imaginer que les êtres inconnus qui vivent loin de nous, dans les profondeurs insondables du ciel, sentent, au fond, l’univers et la vie, comme nous les sentons nous-mêmes ; car, s’il n’en était pas ainsi, en quoi, je vous prie, ferions-nous partie du même univers ? N’ont-ils donc pas, comme nous, l’idée de l’universel et le sentiment de l’individuel, et si la lumière exprime l’universel et son rapport à l’individuel, comment, ayant la même idée que nous de l’être, ne verraient-ils pas, comme nous, la lumière en qui l’être se manifeste ? Les sphères qui nous sont inaccessibles se révèlent à nos yeux par des points lumineux. Il y a donc, dans toutes ces sphères, le mouvement de l’éther qui correspond à la lumière. Et comme ce mouvement n’est point arbitraire et ne peut point se traduire en une sensation arbitraire, l’universalité du mouvement de lumière nous atteste l’universalité du sentiment de lumière. Nous voyons dans le regard de Dieu ; ce regard est immense, et tous les êtres voient en lui ; et, voyant tous en lui, ils voient de même. Est-ce que les cinq sens de l’homme sont les seuls sens possibles ? Il est bien difficile de l’affirmer. En fait, les cinq sens de l’homme suffisent au plein exercice de la pensée. Il n’y a pas une seule des idées essentielles de l’esprit humain, l’être, la permanence, la substance, le changement, le mouvement, la force, l’universel, l’individuel, l’aspiration, le désir, la joie, la quantité, qui ne puisse être illustrée par une sensation. Cela est vrai que l’empirisme a pu tenter, sans une absurdité palpable, de déduire nos idées fondamentales de l’expérience sensible. Les cinq sens forment donc un système défini et rationnel qui pourrait bien être complet. Il est vrai qu’il y a du jeu dans la nature. Elle n’est pas comme ces poètes trop exacts qui emploient des métaphores sèches où l’image est strictement ajustée à l’idée. Elle est un peu comme le grand Homère, chez qui les images, tout en ayant rapport à l’idée, se développent largement pour elles-mêmes. Ainsi, bien que la couleur joue dans le monde un rôle déterminé, il n’est pas facile de dire, par exemple, pourquoi il y a du violet. Il se peut donc, à la rigueur, que les idées fondamentales exprimées par nos cinq sens puissent se figurer et se jouer en d’autres formes de sensation. Peut-être notre sensibilité, toute pénétrée de raison, est-elle assez pauvre de fantaisie, peut-être sommes-nous plus métaphysiciens qu’artistes. J’observe cependant qu’il y a, entre notre sensibilité et le milieu où nous vivons, des corrélations très nuancées et très fines. Avant que la lumière eût été étalée en un spectre continu, on pouvait très bien supposer que les sept couleurs connues de nous ne représentaient qu’une fraction infinitésimale des couleurs possibles. Or elles occupent tout le champ visible du spectre, et ce champ visible lui-même est une partie notable du spectre total. Si donc l’on supposait que les rayons calorifiques et les rayons chimiques du spectre peuvent fournir à d’autres sensibilités que la nôtre des sensations de couleur, les couleurs connues par nous représenteraient plus d’un tiers de la totalité des couleurs possibles. Mais il n’y a aucune raison d’admettre que la lumière et la chaleur ne sont point deux éléments essentiels du rayonnement solaire. Les vivants ne pourraient obtenir, dans le spectre, une zone colorée plus étendue qu’en diminuant d’autant la zone de chaleur. Il n’est point démontré que la ligne de partage entre la lumière et la chaleur soit fixée arbitrairement, dans le spectre, à une longueur d’onde déterminée. J’ai déjà rappelé que les rayons lumineux et les rayons calorifiques agissent différemment, non seulement sur nos sens, mais sur les végétaux. La longueur d’onde n’est donc point indifférente aux conditions secrètes de la vie. Quand on connaîtra mieux les mouvements de l’éther, on comprendra peut-être qu’une diminution presque insensible dans la vitesse des vibrations éthérées suffit à modifier les relations fondamentales de l’éther et de la matière, et à manifester dans le spectre, ici la couleur, là la chaleur. Je crois même que cette sorte de crise soudaine que subit le spectre en passant de la lumière à la chaleur, aidera la science à comprendre les mouvements internes de la matière et leurs relations avec l’éther. Nous insisterons sur ce point quand nous essayerons de définir la lumière et la chaleur. Je voulais démontrer seulement, à cette place, qu’il était plus que possible, qu’il était probable que nous connaissions toutes les variétés existantes de la couleur. Lorsque, selon le beau récit biblique, Dieu, après le déluge, a détendu son arc sur les nuées et fait briller l’arc-en-ciel en signe de paix, il a épuisé, dans ce lumineux sourire, toutes les couleurs de l’univers.

L’homme est en relation avec la terre par la résistance, avec les objets individuels par la résistance aussi et le sens de la forme, avec la vie par le goût et l’odorat, avec l’éther par la lumière et la chaleur ; et par la couleur, il perçoit, comme nous le verrons, les relations les plus délicates de la matière pesante et de l’éther impondérable. Il n’y a donc pas, semble-t-il, dans l’univers où il vit, un seul élément qui ne soit comme représenté dans la sensibilité de l’homme. On nous dira, sans doute, qu’il y a là un cercle vicieux, car, ne connaissant les choses que par les sensations qu’elles éveillent en nous, il est naturel que toute chose connue soit pour nous objet de sensation. L’objection ne porte pas, car nous pouvons très bien connaître, au moyen d’un sens, des combinaisons de mouvements qui pourraient donner lieu à une espèce nouvelle de sensations et qui sont comme neutres pour notre sensibilité. Je m’explique. Je n’ai pas besoin d’un sens spécial des combinaisons chimiques pour savoir qu’il y a des combinaisons chimiques. La vue suffit à m’en informer. Mais, pour la vue, le mouvement d’affinité qui précipite les molécules chimiques les unes vers les autres est un mouvement comme les autres. Le changement d’aspect et de couleur des éléments chimiques qui se combinent est un phénomène de vision comme les autres. Je puis donc me demander si une sensibilité plus riche que la mienne, au lieu de ne percevoir les combinaisons chimiques que sous les espèces banales de la vue, de l’ouïe, du toucher, ne pourrait point saisir directement ces combinaisons par des sensations spécifiques. De même pour l’électricité. Les phénomènes électriques sont pour moi ou des frémissements, ou des commotions, ou des étincelles lumineuses. Ils n’ont donc pour ma sensibilité rien de strictement spécifique ; ils prennent place ou dans les phénomènes musculaires ou dans les phénomènes de vision. Je sais pourtant, sans être averti par un sens spécial, que l’électricité est un agent spécial ; qu’elle a ses lois particulières et son rôle distinct ; et je puis me demander aussi pourquoi elle ne correspond pas, comme la lumière et la chaleur, à une sensation spécifique. Il nous est donc très facile de connaître indirectement des catégories de faits qui ne nous sont point révélées directement par un sens correspondant. Il n’y a donc pas coïncidence absolue et confusion de notre sensibilité et des choses, et nous pouvons, sans cercle vicieux, comparer notre sensibilité aux choses ; et si nous constatons que les éléments essentiels de l’univers sont représentés dans notre sensibilité, si nous expliquons, en outre, pourquoi certaines catégories particulières de faits ne sont point interprétées par un sens spécial, nous aurons, semble-t-il, justifié la sensibilité humaine. J’entends par là que nous en aurons exclu toute limitation arbitraire et qu’elle sera pour nous, non plus un fait brut, mais un rapport rationnel de la conscience à l’être.

Or, il est aisé de comprendre pourquoi les combinaisons chimiques n’affectent point un sens spécial de l’être vivant. C’est que, pour l’être vivant et conscient, les phénomènes chimiques ne sont point, si j’ose dire, des vérités constituées ; ils ne sont que des matériaux. La vie n’est pas un total de combinaisons chimiques, elle est une forme d’unité qui s’impose à ces combinaisons. Ceux qui font dériver la vie de la chimie organique oublient que la nature ne produit les composés organiques que dans l’intérieur des êtres vivants. Dès lors, comment la vie, et la vie consciente, pourrait-elle donner une sorte de valeur spéciale aux combinaisons chimiques en les percevant en elles-mêmes et pour elles-mêmes sous une catégorie distincte de sensations ? Elle les perçoit seulement dans leurs rapports avec elle-même, c’est-à-dire dans la chaleur qu’elles procurent à l’économie animale ; considérées en elles-mêmes et indépendamment de la vie, les combinaisons chimiques sont des groupements de forces, des attractions, des appétitions, et alors c’est au moyen du sentiment d’énergie que la conscience enveloppe que nous nous les représentons. Ainsi, ni dans leurs relations avec la vie, ni en elles-mêmes, les combinaisons chimiques ne doivent faire l’objet d’un sens spécial.

Le rôle de l’électricité dans l’économie générale du monde et de la vie est trop peu connu encore pour qu’il nous soit possible de tenter une déduction sérieuse. Par sa rapidité et sa subtilité elle semble analogue à ce qu’on appelle l’éther. Mais en même temps elle est étroitement unie à ce qu’on appelle la matière. Tandis que la chaleur et la lumière se manifestent dans le pur éther, l’électricité ne se manifeste que dans la matière. Tandis que la lumière et la chaleur se propagent suivant leurs lois propres avec une inflexible géométrie, l’électricité chemine dans les corps de façon variable et irrégulière et sa marche dépend évidemment de la nature même de ces corps. On dirait que l’électricité est comme un moyen de communication subtil et rapide entre les éléments matériels, résistants, épais, s’excluant les uns les autres ; il se serait produit une sorte de dispersion et de morcellement de l’être, si des courants continus rapides n’en avaient en quelque façon maintenu l’unité. Par la pesanteur qui oriente tous les éléments de notre planète vers le centre, la terre n’est guère qu’une unité géométrique. Peut-être, par les courants magnétiques qui l’enveloppent comme une invisible ceinture, est-elle, en un sens, une unité vivante. J’entends par là que les changements de température, d’équilibre, survenus en un de ses points, peuvent se répercuter dans la planète tout entière par un mouvement continu, rapide et interne. Ainsi, les courants magnétiques et électriques résumeraient la vie de la planète et lui donneraient une forme d’unité. La physiologie conjecture que les organes des êtres vivants sont comme baignés dans un milieu électrique qui assurerait l’équilibre des fonctions. Il est difficile de croire que les phénomènes de pensée et de vouloir ne sont pas accompagnés de phénomènes électriques. Ainsi, partout où il faut arracher la matière à l’isolement, à l’esprit de résistance et d’exclusion, partout où il faut obtenir avec des éléments agglomérés une action une et rapide, l’électricité semble intervenir. Il n’est pas téméraire de supposer que l’électricité, moyen d’unité et d’action, est la condition de la conscience, ou mieux, qu’elle en est en quelque sorte la figure et qu’elle en imprime la forme aux éléments matériels. Si les astres auxquels les anciens prêtaient une âme divine arrivent un jour à la conscience, il est probable que c’est dans l’unité préalable de leur vie électrique qu’ils en trouveront les premiers linéaments. Ce n’est pas sans raison que des esprits inquiets, qui veulent échapper au matérialisme sans sortir de la nature et de la réalité, considèrent que les phénomènes électriques sont à certains égards des phénomènes spirituels. Balzac a merveilleusement pressenti cet ordre de vérités ; mais je me propose seulement d’indiquer, autant qu’on le peut faire en un sujet aussi peu connu, que si les phénomènes électriques ne sont pas l’objet d’une espèce distincte de sensation, c’est peut-être parce qu’ils sont trop près de la conscience elle-même. Peut-être, à certains égards, sont-ils la forme extérieure de la conscience. En les percevant, elle se percevrait encore elle-même, mais elle se percevrait comme extérieure à soi, ce qui est contradictoire. Aussi ne perçoit-elle l’électricité que dans ses effets indirects sur les sens dont elle n’est point l’objet propre, sur le toucher, la vue, etc.

Donc, il semble que tout ce que la conscience de l’homme n’atteint pas par des sens spéciaux, elle ne doit pas l’atteindre. Elle n’est pas arrêtée par une limite arbitraire ou par une faiblesse constitutive, mais par la nature même des choses. Elle ne pourrait, semble-t-il, se créer des sens nouveaux sans fausser la réalité. L’électricité perçue à part comme la lumière ne serait plus l’électricité. La conscience de l’homme atteint donc par les cinq sens tout ce qu’elle peut et doit atteindre ainsi, et en abordant l’étude distincte de chacun de ces sens, nous n’allons point procéder à une sorte d’énumération arbitraire, mais à l’étude d’un système de perception qui est un système de vérité.

Le toucher, avons-nous dit, est l’affirmation de l’individualité. De là, deux conséquences : d’abord, il devra être le plus complexe de tous les sens. Il saisit en même temps, dans un objet, des qualités très diverses : la forme, la résistance, le poli, la pesanteur, la température. Tout objet individuel est le point de rencontre d’un certain nombre de qualités générales. Si vous ne considérez en lui, par un effort d’abstraction, qu’une de ses qualités, il vous est plus facile de le confondre avec d’autres objets. À mesure, au contraire, que vous considérez en lui un plus grand nombre de qualités ou de caractères, vous le distinguez mieux de tous les autres objets : son individualité s’affirme. Voilà pourquoi le sens du toucher, étant le sens de l’individualité, groupe le plus possible dans un acte unique de perception un très grand nombre de caractères. Non seulement il perçoit la forme, la résistance, la structure superficielle, la température, mais il perçoit encore le mouvement de translation et le mouvement de vibration des objets ; et avec le mouvement de vibration réglé ou déréglé, on peut presque dire qu’il perçoit le son sous sa forme matérielle. L’homme aveugle et sourd a, sans doute, une vie bien pauvre ; mais l’homme qui, doué de la vue et de l’ouïe, n’aurait à aucun degré et en aucune manière le sens du toucher interne et externe, vivrait dans un rêve insensé. Mais pourquoi le sens du toucher ne nous révèle-t-il pas toutes les qualités des êtres ? Pourquoi est-il aveugle ? Est-ce que la couleur de la fleur ne fait point partie de l’individualité de la plante ? Est-ce qu’elle n’en exprime pas et n’en achève pas la nature intime et particulière ? Mais entendons-nous bien. Quand nous disons que le toucher saisit et affirme l’individualité des êtres, nous n’entendons pas la haute et pleine individualité. Celle-ci, en effet, suppose que l’être sait se résumer et se traduire pour retentir dans les autres êtres. Elle suppose aussi qu’il sait entrer en relation avec l’universel. Tout être qui ne sait pas se communiquer à d’autres êtres et faire amitié avec l’infini est incomplet. Il n’est pas une individualité achevée. Ce que le toucher saisit, c’est l’individualité stricte, close, épaisse. Et voilà pourquoi la lumière et le son lui échappent. Voilà pourquoi aussi il ne perçoit point à distance. Percevoir à distance, c’est saisir l’être quand il est déjà sorti de soi, quand il a propagé dans l’espace une partie de lui-même. La forme que la vue perçoit à distance est un rayonnement de l’objet dans l’espace ami. Le toucher ne perçoit la forme que dans la masse elle-même, à l’état de résistance, de matière brute. Par la lumière, la forme de l’objet le plus lourd se dégage, s’échappe et s’envole. Pour le toucher, la forme est encore serve de la matière, captive de la pesanteur.

En second lieu, pour que le toucher manifeste l’individualité, il faut que l’être conscient se distingue nettement lui-même des objets qui le touchent ; il faut que le moi ait le sentiment de son énergie propre, en même temps que de la résistance opposée à cette énergie par un objet extérieur. C’est surtout dans le toucher qu’éclate la fameuse distinction du moi et du non-moi. Et c’est sur l’effort organique déployé par nous dans le toucher actif, que Maine de Biran a fondé sa philosophie. C’est aussi au moyen du sens du toucher qu’on a prétendu démontrer surtout l’objectivité du monde extérieur. En effet, en sentant les objets extérieurs qui nous résistent, nous nous sentons nous-mêmes comme énergie, c’est-à-dire comme réalité essentielle et non pas comme phénomène. Or, les objets qui nous résistent opposent leur force à notre force. Si nous ne rencontrions pas une résistance analogue à l’action exercée par nous, cette action se perdrait dans le vide ; et réciproquement, si les objets n’étaient point sollicités à manifester leur force de résistance par l’action que nous exerçons sur eux, leur force resterait à l’état de puissance pure et d’inertie. Si donc nous sommes une force, c’est grâce à la résistance des objets ; et si les objets sont une force, c’est grâce à notre action sur eux. À mesure que nous déployons un effort plus vigoureux contre un rocher qui barre notre chemin, une quantité plus grande de notre force sommeillante et cachée passe à l’état d’énergie active et sentie, et inversement, une quantité plus grande de la résistance brute et dormante du rocher passe à l’état de résistance active et presque d’hostilité. Ainsi, notre force et la force des objets forment un système dont les deux termes s’impliquent l’un l’autre et varient simultanément. Par là, l’objet extérieur entre en quelque sorte dans la sphère de notre conscience ; en nous percevant nous-mêmes comme force, dans notre conflit avec lui, nous le percevons, lui aussi, comme une force opposée, mais comme une force. Ainsi, quoique extérieur à nous il est saisi par nous comme s’il nous était intérieur. Il n’est plus, en un certain sens, objet de perception, mais objet de conscience. Et le monde extérieur n’est plus un phénomène aperçu du dehors et qui peut être illusoire. Il est une force sentie du dedans et d’une incontestable réalité. Dès lors, pour assurer l’objectivité du monde extérieur dans toutes ses manifestations, dans la lumière, le son, l’étendue, comme dans la résistance, il suffit de voir partout des forces et de supposer qu’à nos diverses espèces de sensations correspondent des groupements divers des énergies cosmiques.

Voilà le système qui se sert du toucher et du toucher tout seul pour établir la réalité du monde extérieur. Il me paraît étrange, je l’avoue, de chercher dans un seul sens la caution de tous les autres ; dans une seule manifestation de la réalité, la garantie de toutes les autres. Ainsi, la réalité du monde serait certaine dans le toucher seulement et par lui, incertaine partout ailleurs. Ainsi, la lumière n’aurait point sa vérité et sa justification en elle-même ; elle ne serait point défendue contre un subjectivisme maladif par sa fonction idéale et éclatante, qui est d’affirmer l’unité vivante et bonne de l’être, sa transparence amicale et douce. Elle, qui est la fonction de l’universel et qui sollicite les consciences étroites et closes à sortir de soi, à s’ouvrir dans l’illimité, elle ne serait certifiée et démontrée que par un procédé indirect et par l’intervention de ce sens du toucher qui resserre, au contraire, les individualités ! Au fond, quand nous avons réfuté la doctrine de Spencer, qui ramenait tous les sens à n’être que des variétés du tact, nous avons réfuté par là même la théorie qui fait dépendre la vérité de tous les sens de la vérité du toucher, et qui ne donne de la vérité aux sens que dans la mesure où ils ressemblent au toucher en exprimant, à leur manière, des forces analogues aux forces tangibles. Ceux qui démontrent par le toucher la réalité objective du monde paraissent poursuivre le même but que nous, mais, au fond, ils ont de l’univers une conception toute opposée. Pour nous, nous essayons de démontrer la réalité des manifestations essentielles du monde en y découvrant des vérités. Voilà pourquoi, les différents sens nous révélant des vérités distinctes, nous ne les ramenons point les uns aux autres et nous n’appuyons point la vérité de tous sur la vérité d’un seul. Eux, ils prennent le toucher et ce qu’il nous révèle comme un fait ; ils n’interprètent point ce fait, ils ne le déterminent pas en le ramenant à une idée et ils essayent de le retrouver peu ou prou dans toutes les autres manifestations de l’univers, la lumière, le son, comme s’ils avaient démontré qu’il est le fait fondamental. Dès qu’ils ont extrait, des révélations du toucher, ce qu’ils appellent la force et qu’ils ne définissent point, ils induisent qu’il y a de la force dissimulée sous tous les phénomènes de l’univers. Et comme ils ont fait de la force, telle qu’elle se manifeste dans le toucher, le type même de la réalité sans dire pourquoi, mettant partout la force, ils trouvent partout de la réalité. On dirait que la réalité du monde est comme une assise de roc qui se développe sous terre, à une certaine profondeur, et qui, recouverte ici par les eaux bleues de la mer, ailleurs par la terre végétale et la verdure des plantes, affleure, en quelques points, à la surface du sol. Vous voyez bien, nous dit-on alors, ces pointes de roc sèches et dures qui percent au-dessus de la terre. Vous pouvez les palper, c’est bien le roc, c’est bien la réalité persistante et profonde ; et si tout est réel, c’est que tout repose sur ce fondement. Hé quoi ! la verte prairie fourmillante n’est réelle que parce qu’elle repose sur une assise de rocher ? Quelle idée avez-vous donc de la réalité et de la vie ; et que faites-vous, théoriciens de pierre, des eaux bleues et douces où se mire le soleil ?

Voilà un beau musicien qui paraît avec une toque à plumes, un manteau de soie, pourpre et or, une mandoline sonore et joyeuse ; pour la marche, de solides souliers ; et vous, pour me démontrer que ce n’est pas là une vision et un rêve, vous palpez ces souliers, vous y trouvez quelque résistance : c’est de la force. Comme on peut supposer également de la force sous les jeux de lumière du manteau splendide et jusque dans les sons légers qui s’envolent, voilà la réalité du musicien démontrée. Vraiment oui, ceux qui démontrent la réalité de l’univers par le toucher, démontrent le musicien par sa chaussure.

Le toucher est une vérité. Il n’est pas la vérité. Lorsqu’on dit que dans l’effort, dans la pression, nous saisissons l’énergie, c’est-à-dire la réalité active des choses, on semble croire que la réalité absolue existe quelque part à l’état brut et qu’il nous suffit pour la saisir de discerner le point où elle est. Mais Hume a démontré depuis longtemps que nous ne saisissons pas le mécanisme intermédiaire par lequel notre vouloir aboutit au mouvement de la main, ou du pied. Nous ne saisissons donc pas les énergies qui entrent en jeu à l’état brut, nous ne les percevons que sous la forme même du mouvement que nous voulons accomplir et en les soumettant à une idée intérieure. L’acte que nous voulons accomplir et que nous accomplissons est, pour la conscience, la réalité même, et la seule réalité ; mais c’est la réalité déterminée sous une forme particulière. L’énergie sentie par le moi dans l’effort n’est pas l’énergie pure, indéterminée, l’énergie absolue ; c’est l’énergie sous la forme de l’individualité telle qu’elle doit apparaître à la conscience individuelle entrant en conflit avec les objets extérieurs ou avec son propre organisme qui, en tant qu’il résiste, est un objet extérieur. Hume, et ceux qui prétendent ramener toute réalité à ce qu’ils appellent la force, commettent en sens inverse la même erreur fondamentale. Lorsque Hume prétend que nous ne saisissons pas en nous-mêmes l’énergie causale, parce que nous ne saisissons pas le détail des énergies intermédiaires par où s’exerce notre causalité, il a l’air de supposer qu’il y a un fonds ultime d’énergie où l’on peut descendre et où nous ne descendons pas, un absolu d’énergie que l’on peut saisir et que nous ne saisissons pas. Les autres, au contraire, s’imaginent que cette énergie absolue et ultime, la conscience la saisit. Mais l’énergie n’existe pas tout entière sous une forme déterminée, pas plus que l’être ne s’épuise en une manifestation particulière. Il y a, sous la conception que l’on appelle dynamique, un matérialisme inaperçu. Elle considère l’être, la force comme une chose que l’on peut étreindre dans un acte unique et serrer en quelque sorte dans la main. On dirait que la vérité est dans le monde comme un caillou dans l’eau, et qu’il ne faut point se laisser tromper au reflet, mais aller droit jusqu’à la pierre. Il n’en est rien. L’infini ne se laisse pas réduire à l’un de ses aspects et l’être ne se laisse pas ramener à ce type spécial de la force que nous fournissent le sens musculaire et le sens du toucher. Je sais bien que la science pourra retrouver dans toutes les manifestations des vestiges et comme des analogies de la force. Je sais bien que la lumière solaire fait un travail, qu’elle provoque des actions et des réactions et que, sous une cloche de verre où l’on a fait le vide, elle fait tourner de petites palettes de métal comme les ailes d’un moulin. Mais cela n’est pas toute la lumière, ou plutôt cela n’est pas la lumière. Il faut bien, puisqu’elle fait corps avec le soleil, qu’elle accomplisse, elle aussi, sa part de besogne mécanique ; mais ce n’est point là son office. Je ne puis reconnaître la force, c’est-à-dire l’individualité stricte et un peu âpre, dans les larges effusions d’azur qui emplissent l’espace et le cœur de sérénité, et le soleil n’est pas une bête de somme harnachée d’un harnais splendide.

Ce n’est pas que le toucher n’ait, lui aussi, sa poésie. D’abord, l’individualité a quelque chose de profond. Quelle erreur que celle de Socrate demandant une maison de verre ! L’homme a droit à la maison de pierre, à la maison résistante et close, où il enferme le secret de ses affections et de sa vie, et où la mort lui est plus douce, parce qu’elle y est enveloppée d’un recueillement ami. S’enfermer, ce n’est pas se resserrer, car, en se répandant au dehors, on y rencontre parfois tant de froissements et de blessures qu’on traîne, sous le ciel grand ouvert, une âme contractée. Au contraire, dans la paix de la maison, le cœur se rouvre, et, dans l’individualité close, se creusent, à l’insu du monde agité, des abîmes de tendresse et de douceur. Voilà pourquoi je dis que le sens du toucher, par qui l’individualité se précise, a quelque chose de profond.

Et de plus, par une sorte de retour étrange, c’est peut-être lui qui nous arrache le plus à nous-mêmes ; car si après nous avoir concentrés en nous-mêmes, il nous unit à autre chose que nous, ce n’est pas d’une amitié extérieure et vaine, mais bien d’une amitié solide et en quelque sorte totale. Observez qu’il n’y a pas d’action sans réaction, et que, dans la mesure même où nous agissons sur le monde extérieur, il agit sur nous ; et si nous pénétrons en lui par notre effort, il pénètre aussi en nous. Il y a des heures où nous éprouvons à fouler la terre une joie tranquille, et profonde comme la terre elle-même. Si nous l’enveloppions seulement du regard, elle ne serait pas à nous ; mais nous pesons sur elle et elle réagit sur nous ; mais nous pouvons nous coucher sur son sein et nous faire porter par elle, et sentir je ne sais quelles palpitations profondes qui répondent à celles de notre cœur. Que de fois, en cheminant dans les sentiers, à travers champs, je me suis dit tout à coup que c’était la terre que je foulais, que j’étais à elle et qu’elle était à moi ; et, sans y songer, je ralentissais le pas, parce que ce n’était point la peine de se hâter à sa surface, parce qu’à chaque pas je la sentais et je la possédais tout entière, et que mon âme, si je puis dire, marchait en profondeur. Que de fois aussi, couché au revers d’un fossé, tourné, au déclin du jour, vers l’Orient d’un bleu doux, je songeais tout à coup que la terre voyageait, que, fuyant la fatigue du jour et les horizons limités du soleil, elle allait d’un élan prodigieux vers la nuit sereine et les horizons illimités, et qu’elle m’y portait avec elle ; et je sentais dans ma chair aussi bien que dans mon âme, et dans la terre même comme dans ma chair, le frisson de cette course, et je trouvais une douceur étrange à ces espaces bleus qui s’ouvraient devant nous, sans un froissement, sans un pli, sans un murmure. Oh ! combien est plus profonde et plus poignante cette amitié de notre chair et de la terre, que l’amitié errante et vague de notre regard et du ciel constellé ! Et comme la nuit étoilée serait moins belle à nos yeux, si nous ne nous sentions pas en même temps liés à la terre ; s’il n’y avait pas une sorte de contradiction troublante entre la liberté vague du regard et du rêve, et cette liaison à la terre, dont le cœur déconcerté ne peut dire si elle est dépendance ou amitié !

De plus, il y a, dans le toucher lui-même, un commencement d’émancipation à l’égard de la matière brute. Sans doute, il n’isole jamais entièrement la forme de la résistance ; mais il peut être si léger qu’il ne retienne presque que la forme. On peut, si je puis dire, emporter au bout des doigts la forme d’un objet. C’est là ce qui permet aux aveugles d’avoir du monde une intuition qui ne diffère pas autant qu’on le pense de celle qu’en ont les voyants. Ils ont comme nous le sentiment de l’espace ; j’entends, par là, qu’ils n’ont pas besoin, pour se représenter la distance qui les sépare d’un objet, de se figurer les mouvements par lesquels ils arriveraient à cet objet. Ils n’ont pas besoin de se rattacher, en imagination, aux objets distants par une chaîne continue de mouvements et de sensations musculaires. Ils ont, au moins à l’état adulte, le sentiment immédiat de la profondeur, et, dès lors, ils peuvent situer en imagination, à des distances vagues dans l’espace, les formes d’objets que leur mémoire tactile a conservées. En ce sens, on peut dire que, comme nous, ils perçoivent les objets à distance, et que leur perception du monde est comme l’ébauche obscure de la vision.

Seulement, il est impossible de dire si c’est au moyen d’une sensation immédiate ou par l’imagination qu’ils ont le sens de la profondeur. Et, en tout cas, les formes qu’ils situent dans la profondeur, ils ne les perçoivent pas à distance, ils les imaginent. Que fait la vue ? Elle transforme en sensation immédiate ce qui est, pour l’aveugle, objet d’imagination. Elle fait de la forme, même éloignée, une sensation immédiate ; elle permet à l’être sentant d’exercer à la fois, dans un acte unique, le sens de la profondeur et le sens de la forme. On dit communément qu’un aveugle ne peut avoir aucune idée de la lumière et des couleurs. Physiquement, c’est vrai ; mais il n’est pas impossible à un aveugle, même de naissance, d’avoir le désir et comme le pressentiment de la lumière. Il peut se dire à lui-même : « J’ai le sentiment immédiat de la profondeur ; je me représente ou plutôt je perçois de l’espace après l’espace ; je perçois donc de l’espace à distance. Comment se fait-il que je ne puisse pas percevoir aussi de la. forme, c’est-à-dire des relations d’espace, à distance ? Il y a là quelque chose d’in1 complet, une sorte d’à-peu près contradictoire. J’imagine les formes dans la profondeur, et je ne puis les y percevoir. N’y a-t-il pas une forme de la réalité qui réalise avec précision mon vague désir ? » Cette forme de la réalité, c’est la lumière. Et même, si j’ose pousser ma pensée jusqu’au bout, le physique n’étant, au fond, que du métaphysique, l’être qui aurait dans son intérieur, avec une énergie interne suffisante, l’idée métaphysique de la lumière, ne pourrait-il en avoir, sans secours extérieur, la sensation physique ? Mais je me trompe, car il créerait ainsi la lumière une seconde fois, la lumière ayant été créée, en effet, dans le monde par le besoin de lumière qu’avait l’être infini. Il n’y a qu’un désir infini qui puisse créer dans l’infini, et l’être fini qui désirerait la lumière d’un cœur borné serait condamné à l’impuissance d’un désir éternel. Voilà pourquoi la lumière ne sera jamais notre œuvre exclusive ; elle sera un secours du dehors, un don divin, une grâce.

La sensation de température est comprise dans les sensations du toucher, parce qu’elle est localisée par nous comme les sensations de contact, de choc, ou à la surface de nos organes, ou à une profondeur plus ou moins superficielle. Mais c’est une sensation tout à fait spécifique ; la physiologie même établit qu’il y a des nerfs spéciaux de la température. De plus, la chaleur joue un tout autre rôle et répond à une tout autre idée que le toucher. Ici, il n’y a pas, comme dans le toucher, rapport d’une individualité déterminée, d’une force déterminée à une autre force déterminée ; mais, au contraire, rapport d’un organisme déterminé à l’énergie indéterminée. La chaleur se dégage des combinaisons chimiques ; elle est l’excédent d’énergie que le composé nouveau n’utilise pas pour son activité interne. Elle est donc de l’énergie libre et, si l’on peut dire, de l’énergie informe, elle ne retient rien des combinaisons chimiques spéciales qui la dégagent ; de toutes, sans exception, elle sort la même spécifiquement. Elle peut, dès lors, être utilisée et appropriée par toutes les forces, par toutes les organisations qui ont besoin d’un supplément d’énergie. Elle est, en un sens, la nourriture fondamentale des êtres, et elle est la seule qui n’étant pas empruntée par destruction à des organismes constitués, soit véritablement innocente. Se chauffer au soleil est, pour la terre et les êtres qui y pullulent, la seule façon de se nourrir qui ne sente pas la sauvagerie. La chaleur c’est l’activité de l’éther pacifique et indéfini au service des organisations spéciales. La chaleur n’ayant de sens que par son rapport aux organisations définies, n’est pas perçue à distance par les êtres ; elle n’est point localisée par eux dans l’espace ; ils ne la sentent qu’à leur surface ; ils peuvent savoir que le foyer de chaleur est éloigné, mais ils ne sentent pas la chaleur dans ce foyer comme ils y voient la lumière. Un foyer ardent envoie de la chaleur, un foyer lumineux est lumière. L’espace est plein de lumière, il n’est pas plein de chaleur ; et lorsque nous disons que le ciel est ardent, c’est simplement pour signifier qu’il brûle notre visage et nos mains, c’est aussi parce que nous appliquons à la chaleur, associée de la lumière, ce qui n’est vrai strictement que de la lumière. La chaleur, devant être utilisée comme un adjuvant par les activités internes des êtres, doit être accommodée au rythme de ces activités ; et, comme les mouvements de la matière pesante sont moins rapides que ceux de l’éther, ce sont, dans le rayon solaire décomposé par le prisme, les vibrations les plus lentes qui représentent la chaleur. Dans la chaleur, c’est donc l’éther qui s’accommode aux conditions de la matière. Dans la lumière, au contraire, quoiqu’il y ait union aussi de l’éther et de la matière, comme en témoignent les couleurs, c’est l’éther qui prédomine et qui impose sa loi. Voilà pourquoi une différence imperceptible de longueur d’onde dans le spectre suffit à marquer la distinction essentielle de la lumière et de la chaleur. À mesure qu’on descend vers les ondes les plus longues et les plus lentes, il vient un point où le rapport de subordination de la matière à l’éther se renverse. Dans tous les milieux, la lumière se propage avec la même rapidité ; la chaleur, au contraire, selon que les corps sont plus ou moins conducteurs, se propage en eux plus ou moins vite. Il semble que l’éther traverse trois degrés. Avec la lumière il est presque indépendant, et dans sa fonction et dans sa marche, de tous les êtres particuliers, de toutes les organisations matérielles ; à peine est-il dévié. La chaleur est indépendante comme la lumière, tant qu’elle est unie à elle dans l’éther immense ; et dans la sphère matérielle elle subit la loi des corps. Et enfin l’électricité, inconnue dans l’éther sans orage représente, si l’on peut dire, le dernier degré de la chute. Il n’y a plus ici rayonnement inflexible et calme expansion, mais la liaison étrange et encore inexpliquée d’une force plus subtile et plus libre que la matière avec la matière. Et peut-être les grondements de l’orage ne sont-ils que les impatiences et les révoltes de la captivité. Qu’on me pardonne ces images plus mythologiques que scientifiques. Je suis convaincu avec Carlyle que lorsque les premiers hommes pensants voyaient dans les grands phénomènes de la nature des personnages distincts, ils étaient plus près de la vérité que le mécanisme qui ne verrait partout que des variations à peine différentes d’un thème uniforme. Il y a dans l’univers un élément dramatique ; il y a des rôles dans le monde ; et quand nous cherchons à définir la fonction métaphysique distincte qu’accomplissent dans l’être les forces diverses que la science ramène à une banale unité, nous n’entendons pas rompre avec la science qui d’ailleurs n’a rien à craindre ou à attendre de nous ; nous entendons seulement réconcilier, dans la conception de l’univers, le sens de l’unité et le sens de la vie.

Les êtres ne se nourrissent pas seulement de chaleur, ils se nourrissent encore d’éléments empruntés à d’autres vivants comme eux. Tous les aliments, par lesquels nous entretenons notre vie, sont des éléments de la vie végétale ou animale. Il n’y a que la vie qui nourrisse notre vie. Et quand nous avons dit, tout à l’heure, que la chaleur nourrissait les êtres, peut-être avons-nous forcé un peu le sens du mot. Nourrir, c’est fournir à un organisme, non seulement de l’activité, du mouvement, mais de la substance. Il est bien vrai que les aliments introduits dans le corps n’y sont pas comme une pierre dans une muraille ; ils doivent développer une activité qui puisse être utilisée par les fonctions diverses de mouvement, de reproduction, de sensation, de pensée. Mais ces fonctions elles-mêmes supposent un substrat matériel ; l’aliment est dans l’organisme comme l’organisme lui-même, à la fois matière et force. La chaleur empêche l’organisme, en lui fournissant de l’énergie extérieure, de dépenser trop rapidement son énergie propre. Elle dispense, par conséquent, l’organisme de renouveler trop rapidement les matériaux où il puise son énergie. La chaleur n’est donc pas, dans l’état actuel de la vie, une nourriture ; mais on peut se demander : pourquoi donc l’état de la vie n’est-il point tel, que la chaleur suffise à nourrir les vivants ? Il y a en chimie dés combinaisons circulaires, c’est-à-dire qu’un composé chimique, après avoir donné naissance à une série de produits, se reconstitue et recommence indéfiniment cette sorte d’évolution en cercle. Pourquoi n’en est-il pas de même dans les phénomènes de la vie ? Pourquoi une certaine quantité d’énergie donnée avec une certaine quantité de matière ne suffit-elle point, renouvelée sans cesse et réparée du dehors par la lumière et la chaleur, à assurer les fonctions vitales ? Mais c’est tout le problème de la vie et de la mort qui est posé ainsi : problème immense, qui n’entre pas directement dans notre sujet. Quand bien même les êtres ne seraient pas obligés pour vivre de se dévorer les uns les autres, ils mourraient cependant de mort naturelle. La mort violente n’est qu’une des formes, un des cas particuliers de cette loi de la mort qui semble gouverner le monde. Si les êtres vivants étaient capables d’obtenir indéfiniment des ressources de vie d’une certaine quantité de substance une fois donnée, ils seraient immortels. Si les êtres échappaient à la loi de la faim, ils échapperaient par là même à la loi de la mort. Il y a donc une liaison absolue entre la nécessité de se nourrir et le système du monde, tel qu’il est. Or, il n’est point permis de dire a priori que ce système est mauvais, uniquement parce que la mort y joue un rôle. L’immortalité universelle serait la routine universelle. Il n’y a pas, au point de la vie où nous sommes parvenus, de formes qui méritent l’éternité ; et ceux mêmes qui, comme nous, croient qu’il y a dans les âmes humaines des germes d’immortalité, ne conçoivent point la vie ultérieure comme le prolongement pur et simple de la vie actuelle. La mort sera toujours, même pour ceux qui y survivent, une crise extraordinaire, un prodigieux déplacement d’existence. On ne se figure pas très bien un monde d’où la mort aurait disparu : le poirier produirait ses fleurs et n’en laisserait pas tomber une feuille, puis il produirait ses fruits et les résorberait sans doute, car pourquoi des êtres immortels auraient-ils besoin de se reproduire ? Ainsi, sans la mort, les évolutions mêmes de la vie ne seraient qu’une facétie assez médiocre. La mort est donc mêlée à la vie ; elle est au fond même des choses, au cœur même des êtres. Elle résulte de ce qu’ils sont à la fois incomplets et isolés, et que les perpétuer sous leur forme étroite et jalouse, ce serait perpétuer la limitation et la dispersion dans cet univers ambitieux et religieux, qui aspire à la plénitude et à l’unité de la vie. On ne peut donc comprendre et accepter la vie sans accepter la loi de la mort, dont la loi de la nourriture est un corollaire. Aussi, la nature a-t-elle attaché à la fonction de nutrition des joies tranquilles et saines qui en attestent l’innocence, ou tout au moins la légitimité.

Les deux besoins fondamentaux sont la faim et la soif. Il est à observer que l’homme ne se nourrit qu’avec des produits organiques, et que c’est au contraire avec un produit inorganique, l’eau, qu’il se désaltère. On dirait que, par la faim, l’animal fait partie d’un monde de vivants qui doit se suffire à lui-même et qu’au contraire, par la soif, il plonge jusque dans le monde minéral. Quand la vie s’est formée sur notre planète, elle a eu besoin d’humidité et d’eau. La soif prolonge dans l’animal cette première union de la vie et de la nature primitive. Boire de l’eau est peut-être l’action la plus innocente et la plus vénérable qui soit au monde. Si l’animal souffre moins cruellement de la faim que de la soif, c’est sans doute que se nourrissant avec des éléments organiques il peut se nourrir de sa propre substance, tandis qu’il ne porte point dans son organisme une source intérieure d’eau vive, qui puisse le désaltérer au défaut d’une source extérieure.

Il est très difficile de classer les sensations du goût. On distingue bien des espèces : le doux, l’amer, l’acide, le salé, etc., mais il est difficile de distribuer avec quelque exactitude, entre ces différents types, toute la variété des saveurs. Il n’y a pas une échelle ou un arc-en-ciel des saveurs comme il y a une échelle des sons et un arc-en-ciel des couleurs. C’est que les différentes espèces d’aliments, sans produire dans l’organisme des effets identiques, peuvent pourtant servir d’équivalent les unes aux autres. Le paysan, qui n’a mangé dans sa journée que de la soupe aux choux, et la belle dame, qui a usé son appétit de la journée dans deux ou trois pâtisseries, arrivent finalement au même résultat, qui est de vivre, de sentir, d’agir. Aussi, y a-t-il une sorte de sensation fondamentale, la satisfaction de la faim, qui se mêle à toutes les saveurs particulières. L’homme qui a une soif ardente recevra de deux liquides très différents à peu près la même sensation dominante. Il est donc impossible de donner un sens à toutes les variétés de saveur. On ne peut guère douter cependant qu’il y ait un rapport intime entre la saveur d’un aliment et le rôle spécial qu’il jouera dans l’économie. Mais il faudrait, pour que les saveurs eussent un sens précis, que la sensation suivît, en quelque sorte, l’aliment dans ses transformations intérieures. Or, elle s’arrête au palais ; l’estomac n’a guère que la sensation de la faim, excitée ou apaisée, et des sensations de température. Il ramène vite tous les aliments à leur destination banale, qui est d’être des matériaux de la vie. Il y a toutefois, pour la conscience, une certaine conformité de la saveur et de la fonction ; la bonne et franche saveur du pain, par exemple, qui n’est ni stimulante ni fade, semble bien exprimer les qualités nutritives essentielles du pain lui-même ; ni il ne crée un appétit factice, ni il ne trompe un appétit vrai. Pourquoi ce sentiment immédiat de bien-être et comme de gaieté que met dans l’organisme, après le repas, une tasse de café ? Est-ce que nous sentons, d’un côté, la saveur du café, de l’autre, le bien-être qui en résulte ? Il me semble que nous sentons l’un avec l’autre, je dirai presque l’un dans l’autre, et qu’il y a, en tout cas, conformité pour notre conscience entre la saveur particulière du café et l’excitation particulière qu’il donne à la vie.

Avec l’odorat commencent presque les perceptions à distance. L’odorat est très voisin du goût ; d’abord, la muqueuse du nez fait suite à celle de la bouche comme celle-ci à la muqueuse de l’estomac. Ensuite, il n’y a odorat que des choses dont il y a goût. « Ainsi, dit Aristote, les pierres ne sentent pas, et si la mer a une senteur, c’est qu’elle est salée. » De même que c’est le contact même des particules sapides qui affecte le goût, c’est le contact même des particules odorantes qui affecte l’odorat. La sensation ici n’est pas encore tout à fait distincte de la nutrition. Dans la nutrition, l’organisme absorbe les éléments extérieurs tout entiers, matière et forme, et même il en modifie la forme pour en retenir surtout la matière. Dans les sensations pures, au contraire, comme celles de la vue et de l’ouïe, l’être vivant ne prend des choses extérieures que la forme et exclut leur matière. Dans le goût et l’odorat, c’est bien la forme des éléments chimiques, leur espèce qui détermine l’espèce de la sensation, et, par là, ils sont bien des sens. Mais cette forme n’arrive à eux que portée, en quelque façon, par la matière même qu’elle revêt et, par là, ces sens ont rapport à la nutrition. L’odorat s’en éloigne plus que le goût, car il saisit des formes plus dégagées. L’aliment, en effet, est un composé très complexe qui contient, outre la saveur dominante, certaines saveurs secondaires qui s’y mêlent, et, de plus, une masse de matière insipide qui enveloppe les sucs savoureux et alourdit, par sa grossièreté, les sensations sapides. L’odorat, au contraire, recueille certaines essences comme le parfum de la rose, distinctes de toute autre essence, et démêlées, au moins partiellement, de toute grossièreté matérielle. Pureté et subtilité rapprochent les senteurs des sensations plus hautes du son et de la lumière. L’odorat est un sens esthétique, tandis que le goût ne l’est pas ou l’est peu. Il n’y a pas dans l’odorat, comme dans le goût, satisfaction d’un besoin. Il y a, dans certains parfums, comme une délicatesse qui éveille une impression de beauté. Aristote dit que, pour l’homme seul, l’odorat est non seulement un secours, mais un plaisir. « On n’a jamais vu un chien s’arrêter pour respirer une rose. » Mais on voit rarement aussi les paysans s’arrêter devant une fleur ou parfumée ou admirablement colorée. Est-ce à dire qu’elle ne les réjouit pas du tout au passage ? Il résulterait de ce que dit Aristote que les parfums ne sont pas précisément agréables en eux-mêmes, mais seulement par des associations d’idées ou grossières, comme quand ils annoncent la nourriture prochaine à l’animal, ou délicates, comme parfois chez l’homme. Mais il est vrai qu’ils ont en eux-mêmes, et sans association d’idées, un certain charme subtil et un agrément esthétique. Ils ont tous un certain effet sur l’état intérieur de l’être vivant, sur la tonalité générale de la vie, et, peut-être, ces transformations fugitives et inaperçues que subit sans cesse la vie physiologique arrivent-elles dans les parfums à une certaine expression consciente. Il en est, par exemple, de fins et de doux qui n’alourdissent, ni n’excitent, et qui semblent seulement alléger en nous et spiritualise à peine les éléments internes de la vie. Voilà pourquoi, sans doute, les odeurs comme les saveurs sont malaisées à classer. Ayant rapport à la vie physiologique infiniment complexe et instable, elles ne peuvent être déterminées aussi rigoureusement que les couleurs qui n’ont point affaire, si je puis dire, à la vie organique, mais seulement à un organe. Un peu équivoques de nature, les sensations de l’odorat le sont aussi par la localisation. Il est bien évident que c’est dans la bouche que nous sentons les saveurs ; on peut se demander si c’est dans le nez seulement ou aussi dans l’espace que nous sentons les odeurs. Leur origine est hors de nous dans l’espace, mais elles ne communiquent avec nous que par un contact tout matériel. De là, une indécision possible du sens. La bouche forme un système clos qui emprisonne la nourriture ; les narines donnent sur l’espace. De plus, il faut, pour dégager les sucs, un travail de mastication, de succion ; bref, un exercice de la bouche, qui lie nécessairement le sentiment de l’organe à la sensation de saveur et, par suite, localise strictement celle-ci. L’odorat, au contraire, est souvent affecté sans aucun travail des narines ou seulement avec une légère aspiration. Aussi la sensation du nez n’accompagne-t-elle pas aussi fortement les sensations de l’odorat. J’ai demandé à mes jeunes auditeurs où ils localisent les senteurs, si c’était dans le nez ou dans l’espace. Aucun d’eux n’a pu me répondre avec assurance ; ils ont tous été surpris du doute soudain où ils se trouvaient. À la réflexion et quand on s’observe, on s’aperçoit bien que c’est dans le nez ; mais cette attention même resserre le lien de la sensation et de l’organe, qui est un peu lâche d’habitude et qui laisse les senteurs un peu flottantes. Il y a un commencement de séparation. On ne les perçoit pas tout à fait en elles-mêmes comme les couleurs, mais on ne les perçoit pas nettement dans l’organe comme les saveurs.

La fonction esthétique des parfums consiste à établir une relation désintéressée entre nous et la vie même de cette terre dont nous sortons. Par la nutrition, nous sommes en relation avec la vie ; mais c’est une relation égoïste, brutale, et qui, sans la loi universelle de la mort qui l’enveloppe, serait odieuse. Par la lumière et la couleur, nous sommes bien en rapport avec tous les êtres que la terre produit ; nous en saisissons la forme, la nuance caractéristique ; mais la lumière n’est pas d’origine terrestre et les couleurs mêmes ne traduisent la vie profonde et obscure des choses qu’en un langage éthéré. Le son émane bien des êtres eux-mêmes, il sort bien des entrailles de la vie ; mais il exprime surtout les aspirations, les mouvements, les tendances de la vie ; il n’exprime pas la vie elle-même et son travail subtil : je veux dire l’élaboration secrète et continue que la vie fait subir aux éléments que lui fournit la terre. C’est là ce qu’expriment les parfums ; ils nous mettent en relation avec la vie profonde des éléments, épurée, raffinée. Ils versent en nous, à certaines heures, une ivresse de vie, et ils suppriment, si je puis dire, la grossièreté de la terre. Et quoi ! c’est de la terre grossière que sort le parfum de la rose ? Oui, certes ; et aux premières journées printanières, quand tout est senteur, il semble bien que la terre profonde exhale son âme, et, comme les parfums agissent sur notre vie intérieure, sur nos sentiments et nos pensées mêmes, le divorce hautain de l’esprit et de la terre est un moment aboli.

Avec la lumière et le son, les perceptions à distance apparaissent décidément, et cela suffit à marquer la signification générale de la lumière et du son ; l’espace intervient. Il n’y a donc plus ici, comme dans le toucher, comme dans la nutrition, la rencontre d’individualités résistantes ou l’assimilation brutale d’éléments matériels. La force qui résonne ou qui rayonne, avant d’arriver à notre conscience, se répand dans un milieu indéfini où elle peut émouvoir bien d’autres forces et bien d’autres consciences que la nôtre. Il y a donc là une puissance, toute nouvelle et très vaste, d’expansion et de sympathie. De plus, ce n’est pas par l’émission de molécules matérielles, comme pour les parfums, qu’agissent la lumière et le son, mais par l’ébranlement d’un milieu élastique comme l’air ou présumé tel, comme l’éther. Ce que le son et la lumière propagent, ce n’est pas de la matière, c’est une forme. Les fleurs grimpantes qui tapissent la vieille église envoient dans l’espace des particules contenues dans leurs tissus ; mais la cloche qui résonne au haut du clocher n’envoie pas au loin des particules de bronze ; elle envoie seulement, vers les hameaux et les fermes, la forme même de ses vibrations de métal. De là, dans le son et dans la lumière, quelque chose de pur que les autres sensations n’ont pas. Partout où il y a matière, il y a complexité et mélange trouble. Dans une parcelle de matière, quelle qu’elle soit, des activités infiniment diverses s’exercent confusément. Par exemple, les attractions réciproques des molécules, la loi commune de la pesanteur qu’elles subissent, les affinités chimiques qui les groupent : tout cela est enchevêtré, et lorsque l’être entre en relation, par le toucher, avec cet ensemble confus, il n’en peut discerner les activités composantes. De même, dans la nutrition, les aliments contiennent de quoi subvenir aux fonctions les plus diverses de l’organisme ; ils contiennent de la glucose pour le foie et de l’émail pour les dents, de la substance grise pour le cerveau. Ils contiennent, en outre, des éléments qui ne sont pas assimilables, et tout cela dans le pêle-mêle de la matière qui, à proprement parler, est confusion, suivant la définition platonicienne. Si les êtres se nourrissaient à distance, les aliments ne pourraient agir sur eux qu’en débrouillant, pour les leur transmettre, les diverses formes d’activité qui répondraient aux diverses fonctions vitales. Il y aurait alors une science des saveurs et une mathématique de la vie comme il y a une mathématique des couleurs et des sons ; mais c’est l’organisme lui-même qui fait l’élaboration et le triage. Les parfums, quoique plus dégagés et plus purs, sont matériels, c’est-à-dire nécessairement mélangés, et la preuve, c’est qu’on obtient, par distillation, des essences plus concentrées. Les particules odorantes ne doivent pas être odorantes en tous leurs éléments. Il y a certainement, dans les parfums comme dans des aliments, des parties qui ne s’assimilent pas ; il y a des résidus et, si j’ose dire, des excréments de parfum.

Au contraire, le son et la lumière étant des formes distinctes et définies, il suffit que l’activité d’un organe soit susceptible d’être émue en conformité avec elles, pour que le son et la lumière soient assimilés tout entiers. Il y a certainement des limites au-dessus et au-dessous desquelles notre sensibilité bornée ne perçoit plus la lumière et le son. La lumière trop vive nous éblouit, et, trop faible, nous échappe. Trop aigu, le son n’est plus qu’une souffrance ; trop faible, il n’existe plus pour nous ; trop violent, il étourdit la conscience et la supprime. Mais il ne s’agit pas ici d’une question d’intensité. Nous disons seulement que, dans les limites où les organes de la vue et de l’ouïe sont adaptés aux mouvements de la lumière et du son, ils les perçoivent tout entiers. Nos sens ne font pas un triage dans la lumière et le son ; il n’y a pas là de résidu.

Le son et la lumière étant des formes, et ayant avec nous des relations que l’on peut dire immatérielles, sont indépendants par là même de notre organisme comme tel, de notre individualité comme telle. S’ils étaient matière, ils ne pourraient entrer en relation avec notre organisme que par un contact, et ce contact si léger soit-il nous avertirait de notre organisme propre. Mais pour le son et la lumière, la matière n’est que le véhicule indifférent de formes qui se reproduisent et s’enchaînent depuis le foyer d’origine jusqu’au foyer de conscience. De plus, l’organisme n’ayant à opérer sur eux aucun triage, par là encore, ils ne relèvent point de lui. Enfin la lumière et le son ne sont point nécessaires au fonctionnement de la vie. L’animal aveugle et sourd vit. La chaleur, bien qu’elle ait une origine extérieure et une forme déterminée est nécessaire à la vie ; elle est liée à toutes les activités de l’organisme ; elle en est tour à tour la condition et le produit. Elle ne peut donc être sentie que dans l’organisme lui-même et avec lui, même quand elle vient du dehors. De plus, quoiqu’elle se propage sous la forme d’un mouvement déterminé, analogue et presque identique au mouvement lumineux, son rôle est de fournir de l’énergie indéterminée aux êtres qui l’approprieront chacun à son usage. Elle n’a donc un sens pour l’organisme qu’au moment où elle pénètre en lui, et voilà pourquoi elle n’est point perçue à distance. Cela nous montre bien comment dans le monde le mouvement n’est que la forme extérieure et superficielle dont se sert une fonction idéale. Si notre organisme ne consultait en quelque sorte que le mouvement, il devrait percevoir à distance, comme la lumière, la chaleur qui, par le mouvement, est presque identique à la lumière. Mais la sensibilité tient compte de la différence essentielle de fonctions beaucoup plus que de la ressemblance superficielle de mouvement. Il y a dans tout le système des perceptions une logique, ou mieux une métaphysique profonde. La lumière et le son, inutiles à la vie, et ayant une signification déterminée, indépendante de la vie, sont perçus dès lors en dehors de cet instrument de la vie qu’on appelle l’organisme. Les philosophes qui cherchent à expliquer par un mécanisme d’association pourquoi nous percevons à distance le son et la lumière, sont étrangement superficiels. Ils n’ont jamais répondu, ou plutôt ils n’ont jamais songé à la petite difficulté suivante. Pourquoi, s’il suffit de constater par expérience que la cause de la lumière et du son est extérieure, pour percevoir à distance et localiser dans l’espace la lumière et le son, pourquoi aussi ne pas localiser à distance les parfums et la chaleur ? À mesure que nous avançons vers l’objet sonore et lumineux, la sensation de son ou de lumière augmente ; mais aussi, à mesure que nous avançons vers un buisson d’aubépine en fleur ou un massif de rosés, le parfum s’accroît. Il y a donc des raisons propres à l’ouïe et à la vue, qui nous font projeter dans l’espace la lumière et le son, comme il y a des raisons propres aux parfums et à la chaleur qui nous les font situer ou dans l’organisme ou à la limite de l’organisme ; et ces raisons, encore une fois, c’est que le parfum et la chaleur sont à des titres divers liés à la vie, c’est que la chaleur est l’aliment de la vie et que le parfum en est la tonalité ; c’est qu’au contraire, la lumière, qui manifeste l’universel, et le son, qui est une puissance d’expansion et de sympathie, ne peuvent pas être perçus dans les bornes d’un organisme particulier. Bien mieux, la lumière et le son, en se créant des organes spéciaux dans l’organisme, semblent se les être appropriés. Ces organes spéciaux, au moment même où ils fonctionnent, sont à peine sentis par nous dans l’ensemble de l’organisme. Lorsque nous entendons un son, nous n’avons presque aucun sentiment de tout le mécanisme organique de l’ouïe. Je crois bien qu’un enfant pourrait entendre longtemps sans se douter qu’il a des oreilles. Et en fait, sauf lorsque le bruit, étant excessif, devient une douleur pour le tympan, l’homme ne connaît du système auditif que l’oreille extérieure qui en est une partie tout à fait accessoire.

Si nous ne consultons que notre conscience en oubliant la physiologie, nous n’entendons pas avec l’oreille, mais bien avec la tête. C’est dans notre cerveau que retentissent les sons ; c’est le cerveau, c’est-à-dire la partie de notre organisme que nous sentons le moins comme organe, qui est l’organe immédiat du son. Nous entendons comme nous pensons, avec le cerveau et cela n’a rien d’étrange, le son étant une forme, c’est-à-dire une pensée. Il n’y a donc aucune raison pour qu’il ne soit pas rapporté d’emblée par la conscience à son point d’origine, dans l’espace immatériel, qui est la forme commune de nos perceptions et de nos pensées. Il en est de même pour la lumière. En fait, lorsque nous voyons et que la lumière n’est pas blessante, nous sentons à peine nos yeux, ou même, si le spectacle est beau et ravit notre âme, nous ne les sentons plus du tout. Je sais bien que les physiologistes prétendent lier à certaines sensations musculaires de l’œil certains phénomènes de vision. Ainsi, lorsque le muscle abducteur de l’œil est paralysé à notre insu, et que, voulant mouvoir l’œil, nous le laissons en effet immobile, tout en croyant l’avoir mû, les objets paraissent se déplacer comme si nous l’avions mû. Mais cela prouve justement que nous n’avons qu’une perception infiniment obscure de l’organe lui-même, puisque nous confondons notre vouloir avec l’exécution de notre vouloir. Et puisqu’il nous suffit d’avoir l’idée que l’œil s’est mû pour voir en effet les objets se déplacer, c’est qu’il y a association, non pas d’une sensation musculaire organique et d’un phénomène de vision, mais d’une idée et d’un phénomène de vision. C’est une association psychique et nullement organique qui se produit là. C’est exactement l’inverse de l’illusion toute psychologique par laquelle, étant installés dans un train immobile à côté d’un train qui s’ébranle, nous nous imaginons, ou mieux, nous nous voyons en mouvement. Quand nous déplaçons l’œil, c’est, au point de vue de la vision, comme si nous nous déplacions tout entiers : croyant déplacer l’œil, c’est comme si nous croyions nous déplacer nous-mêmes ; et nous imaginant être en mouvement, il faut bien que nous voyions les images se déplacer, comme si nous étions en effet en mouvement. Et c’est là, encore une fois, de la psychologie, beaucoup plus que de la physiologie. Les opérations essentielles de la vision, c’est-à-dire la concentration des rayons lumineux par une lentille, leur disposition en image sur un écran, et la transmission de cette image par les filets optiques, tout cela échappe absolument à notre sens intime. On s’étonne quelquefois que les vivants vivent ainsi, ignorant ce qu’ils sont et le mécanisme même de leur vie. Mais, en un sens élevé, cette ignorance même est science : il est bon que l’homme apprenne du dehors, par ce que nous appelons la science, le mécanisme physiologique de la vision ; car ce mécanisme est, au fond, extérieur à la vision elle-même. Si la conscience le percevait du dedans et immédiatement, elle en ferait une partie intégrante de la vision elle-même, et cela fausserait la réalité ; car l’acte de la vision ne consiste pas dans tel ou tel procédé pour amener la lumière jusqu’à l’organe même de la conscience : il consiste dans le contact immédiat de la conscience et de la lumière.

De même que pour le son, nous percevons la lumière à son point d’origine et nous la sentons non dans l’œil, mais dans le cerveau. Le sentiment que l’âme a du cerveau est presque indéfinissable ; elle ne le perçoit pas comme un organe figuré et résistant ; elle ne sent pas qu’elle le met en mouvement, et elle ne perçoit pas les mouvements de la matière cérébrale qui accompagnent la pensée. Cependant, dans l’acte de pensée le plus immatériel, nous localisons notre pensée dans le cerveau, nous sentons que c’est avec le cerveau que nous pensons, et lorsque notre pensée est abondante et facile, nous éprouvons non seulement une plénitude intellectuelle, mais aussi une sorte de plénitude cérébrale. Merveilleux phénomène qui permet à la pensée, sans s’embarrasser de tous les mouvements matériels auxquels elle est liée, de se sentir cependant unie à l’organe de son activité et en communauté physique avec l’organisme qui est la base de son individualité et l’instrument de son action. La lumière, en pénétrant en nous, mêle une sorte de joie indéfinissable aussi à cette plénitude organique du cerveau. Quand on dit que la lumière est la joie des yeux, on veut dire qu’elle est la joie du cerveau. La lumière se mêle à cette activité organique vaguement aperçue qui accompagne la pensée, et par suite elle se mêle, d’une manière intime et en quelque sorte organique, avec la pensée elle-même à l’état naissant. Ce n’est pas quand la pensée s’est développée en forme distincte d’idée, que la lumière vient s’unir à elle ; elle la surprend et la pénètre à l’état organique et elle constitue par là-même, dans notre cerveau, un milieu subtil et joyeux où toutes les idées quelles qu’elles soient, où toutes les formes quelles qu’elles soient, se meuvent plus heureuses et plus belles. À la lettre, nos pensées, dans leur milieu cérébral, baignent dans la lumière, et il peut arriver que l’action prolongée de la lumière radieuse et immense, abolissant le sentiment organique spécial à notre cerveau, élargisse un moment notre conscience jusqu’à la confondre avec l’horizon plein de clarté. Il m’est arrivé, après avoir marché longtemps dans la lumière enivrante de l’été, de ne plus me sentir moi-même que comme un lieu de passage de la lumière ; mes yeux me faisaient l’effet de deux arches étranges par où un fleuve de lumière, se développant en moi, submergeait et effaçait peu à peu les limites organiques de ma conscience. Ceux qui prétendent que c’est en mesurant, avec notre corps pesant, l’espace qui nous sépare d’un foyer lumineux que nous apprenons à situer les images dans la profondeur et à les détacher de notre propre organisme, sont aussi loin que possible de la vérité. Ce n’est pas notre corps matériel qui nous révèle l’espace immatériel ; ce n’est pas en ajoutant indéfiniment le ventre de Falstaff au ventre de Falstaff, que Falstaff a acquis le sentiment de l’espace sans forme et de l’immatérielle profondeur. Nous ne pouvons avoir le sentiment vrai de notre corps qu’en le sentant dans un milieu qui l’enveloppe et le détermine, et ce milieu doit avoir une réalité indépendante des objets particuliers qui l’occupent, car, sans cela, nous ne nous sentirions limités que par rapport à tel ou tel objet. Or, si notre corps était tout entier sensation musculaire, tension brutale, mouvement précis, il ne nous apparaîtrait pas comme pouvant faire partie de ce milieu immatériel qui est l’espace. C’est parce que la pensée, unie au cerveau par ce sentiment de plénitude organique que j’indiquais tout à l’heure, fait pénétrer jusque dans l’organisme le sentiment de l’immatériel ; c’est parce que la volonté, remuant nos organes selon des idées, pénètre la matérialité organique d’une sorte d’immatérialité, que notre corps peut nous apparaître comme une partie de l’espace. Nous pouvons poser à ceux qui construisent l’espace avec des sensations musculaires le dilemme suivant : ou bien notre corps n’est perçu par nous originairement que dans sa brutalité musculaire et sa lourdeur organique, et alors, comme en nous déplaçant nous ne faisons qu’ajouter pour notre conscience notre corps à notre corps, comment se fait-il que nous obtenions le sentiment de l’espace ? Ne dites point que c’est parce que nous ne sentons pas de résistance, car cette idée que nous ne sentons pas de résistance suppose déjà la conception de quelque chose qui nous soit extérieur. Ou bien nous percevons déjà notre propre corps allégé par la pensée et pénétré d’immatérialité par le vouloir, comme étant une portion d’espace ; et alors, développer l’espace au moyen du corps n’est plus qu’un jeu d’esprit. Si la théorie qui dérive la notion d’espace et de profondeur des sensations musculaires était vraie, plus les êtres seraient bruts et réduits à des sensations organiques, mieux et plus solidement ils auraient la notion de l’espace. Or, c’est le contraire de la vérité ; elle se développe dans la série animale, à mesure que grandissent l’intelligence, la conscience, l’idée de l’universel et le souci de l’impersonnel. Vous vous appliquez à détacher de l’organisme, auquel elles seraient d’abord comme appliquées, selon vous, les images visuelles. Peine inutile, car cette application prétendue n’a pas de sens. Pour que des images visuelles puissent être supposées toucher l’organisme, il faut que ce contact se manifeste à la conscience par une sensation spéciale ; or, ce ne peut pas être une sensation de pression, ce n’est pas une sensation de température, et il n’y a, à la surface de l’organisme ni en sa profondeur, aucune modification sentie qui puisse donner quelque consistance et quelque signification à ce premier lien présumé de l’organisme et des images visuelles. Et puis, pourquoi ne parler que d’images visuelles ? La lumière n’est pas tout entière dans les formes colorées qui se manifestent en elles, elle est aussi la lumière, la pure lumière, l’atmosphère idéale en qui se développent toutes les formes, qui, elle-même, n’a point de forme, et qui pénètre en nous comme l’immatérialité absolue. Ainsi, bien loin que nous nous servions de notre corps et des sensations organiques pour situer dans l’espace la lumière, c’est la lumière, au contraire, qui, en pénétrant en nous sans éveiller aucune sensation organique et en ajoutant à notre vie organique cérébrale un surcroît d’immatérialité, idéalise et allège notre corps et l’aide à contracter amitié avec l’espace. La lumière contribue, avec l’activité organique de la pensée, à situer notre corps dans l’espace, bien loin que nous nous servions de notre corps pour situer et projeter extérieurement la lumière.

M. Lachelier, pour démontrer que l’espace ne peut pas être l’objet immédiat d’une perception, observe après Berkeley que nous ne pouvons percevoir que des surfaces de vision, perpendiculaires à la direction même de notre vue ; et que, pour voir la profondeur, il nous faudrait voir transversalement, ce qui est impossible. Mais, raisonner ainsi, c’est, nous semble-t-il, substituer le mécanisme physiologique de la vision à la vision elle-même. On dirait que la vision consiste dans l’image recueillie sur la surface de la rétine, et qui est, en effet, superficielle. Mais la vision ne s’achève pas là, ou plutôt elle ne se fait pas là, même physiologiquement ; elle se fait dans le cerveau, et le cerveau a une profondeur. L’image formée sur la rétine ne persiste qu’en se renouvelant, et, dès lors, pourquoi, dans cette profondeur cérébrale, la profondeur de l’espace ne se manifesterait-elle pas immédiatement ? Il restera toujours à expliquer pourquoi tel objet est perçu plus loin que tel autre ; mais la profondeur en tant que telle s’explique d’emblée, et c’est seulement si nous ne voyions pas les objets en profondeur, qu’il faudrait s’étonner. Je suis porté à croire tout simplement que si nous voyons un objet plus loin qu’un autre, c’est parce qu’il y a, entre cet objet et nous, une plus grande masse de lumière interposée et sentie par nous. On raisonne toujours comme s’il n’y avait pour nous, dans l’atmosphère, d’autre lumière que celle qui nous est envoyée par les objets sous forme d’images, et alors cette lumière étant supposée traverser le vide absolu, le néant absolu, tout l’espace compris entre l’objet et nous est comme nul pour notre conscience. Le rayon lumineux n’existe pour nous qu’au moment où il rencontre notre organisme ; l’espace intermédiaire qu’il vient de parcourir est supprimé et le sentiment immédiat de la profondeur devient impossible. Mais la lumière que nous envoient les objets sous forme d’image n’est qu’une lumière réfléchie. Il y a, dans l’atmosphère, la lumière directe du soleil et la lumière diffuse. Il n’y a pas un point de l’atmosphère qui n’envoie vers nous de la lumière diffusée ; et de ce que cette lumière ne nous parvient pas à l’état d’image, mais simplement à l’état de lumière, elle n’en est pas moins perçue par nous. Entre une journée morne et une journée splendide, ce n’est pas seulement l’éclat des objets particuliers et la netteté des formes qui font pour nous la différence, mais c’est l’espace même qui est ou pauvre ou saturé de lumière. Or, au moment même où un objet distant de nous envoie vers nous des rayons lumineux, tous les points intermédiaires de l’atmosphère en envoient aussi ; et il y a toute une série de points atmosphériques qui sont en ligne droite avec un point donné de l’objet. Le rayon lumineux émis par ce point de l’objet suit donc en quelque sorte, à la trace, les rayons émis par les points atmosphériques intermédiaires ; et sans perdre sa forme propre, il se mêle à ces rayons, les pénètre et s’en pénètre. Il fait donc partie d’un système de lumière et ce système de lumière est représenté dans le cerveau par des profondeurs de mouvements différentes, selon les profondeurs d’atmosphère, c’est-à-dire de lumière, comprises entre l’objet et nous. L’espace n’est pas vide pour notre conscience, il est plein ; et les objets particuliers ne sont pas des étrangers dans l’espace lumineux ; ils s’harmonisent à lui ; ils sont comme noyés quand la lumière est trop vive, alourdis quand elle est pauvre ; et dans les beaux moments de lumière calme, il est évident que les formes visibles, avant d’arriver à nous, tranquilles et heureuses, ont traversé un milieu de sérénité idéale. C’est cette pénétration, cette amitié des formes visibles et de la pure lumière identique pour nous à l’espace transparent, qui explique que nous percevions immédiatement les objets à des profondeurs d’espace inégales. Nous les percevons à des profondeurs de lumière inégales. Pourquoi, la nuit, nous est-il impossible de discerner la distance d’une clarté ? Pourquoi la lanterne allumée qui s’avance vers nous sur la grande route nous paraît-elle immobile ? On dit d’habitude : c’est parce que nous ne voyons pas les objets intermédiaires. Soit ; mais c’est aussi parce que nous ne pouvons pas mesurer la lumière intermédiaire ; et encore l’obscurité est-elle en un certain sens, comme nous le verrons un phénomène de vision, elle a rapport à la lumière ; il y a des profondeurs visibles d’ombre, comme il y a des profondeurs visibles de clarté ; et c’est ce qui nous permet encore d’évaluer très grossièrement la distance d’une clarté dans la nuit, Oh ! les barbares ! qui nient sans s’en douter la pure lumière, qui ne la reconnaissent que là où elle prend forme dans les objets visibles, et la réduisent à une sécheresse géométrique. Nier la profondeur c’est nier la pure lumière, et affirmer la pure lumière c’est affirmer la profondeur. Ce n’est donc pas accessoirement et par une sorte d’artifice psychologique qu’avec la lumière nous entrons dans les perceptions à distance, dans les perceptions d’espace. Il y a là quelque chose d’essentiel qui a été méconnu trop longtemps par une physiologie superficielle qui considérait le mécanisme extérieur de la vision et non point son mécanisme cérébral et interne, et par une psychologie frivole, qui en faisant appel à l’association des idées pour expliquer le sens de la profondeur recourait, elle aussi, au mécanisme extérieur de l’esprit et en ignorait l’activité interne et la vocation métaphysique.

Il me semble que le son, perçu dans l’espace comme la lumière, ne nous donnerait pas cependant aussi bien qu’elle le sentiment de la pure extériorité. Il me paraît, si je me réfère à mon expérience personnelle, que le son perçu par moi éveille beaucoup plus en moi le sentiment de mon activité cérébrale propre que ne le fait la lumière. Cela tient, sans doute, à ce que le son, étant la palpitation d’êtres plus ou moins analogues à moi, ébranle les fibres de la vie personnelle plus que ne le fait la sublime indifférence de la lumière pure. Cela tient, en outre, à ce que nous parlons intérieurement notre pensée, tandis que nous ne la traduisons pas toujours intérieurement en formes, en images, en couleurs. Il y a donc une sorte de résonnance sourde toujours mêlée à ma vie intime, et par là même, le son, même extérieur, a une tendance plus marquée à prendre place dans le système de ma vie intérieure. Il est, en ce sens, plus cérébral que la lumière.

Qu’est-ce que le son ? Il ne semble pas, au premier abord, que nous puissions lui accorder la même valeur métaphysique qu’à la lumière. La lumière ne peut point faire l’effet d’un accident dans la vie universelle ; elle est partout, elle resplendit dans l’éther impondérable, et elle pénètre, sans s’y arrêter, dans les milieux pesants. Elle se confond presque, comme nous l’avons vu tout à l’heure, avec l’espace lui-même, dont elle réalise, pour ainsi dire, la profondeur. Elle apparaît donc, en fait, universelle, et, en droit, nécessaire comme l’espace. Se développant dans les étendues infinies de l’éther, où aucune vie individuelle n’a pris forme, on dirait qu’elle existe pour elle-même et qu’elle n’est point rabaissée à un rôle d’utilité et de convention. Au contraire, le son paraît limité à notre sphère. Il ne se répand pas dans l’espace en dehors de l’étroite couche d’air qui enveloppe la terre ; et on peut se demander si ce n’est pas le hasard d’un élément particulièrement propre à propager les vibrations sonores qui a créé le son. Puis les êtres vivants et sentants auraient songé, par une adaptation toute instinctive, à utiliser le son par le cri, l’appel, la parole, comme moyen d’expression. Mais observons, d’abord, que l’air n’est pas le seul milieu où puisse se propager le son ; il se propage aussi dans l’eau, dans le bois, en un mot, dans tous les milieux élastiques et vibrants. On peut très bien concevoir un monde où l’air, c’est-à-dire un mélange spécial d’oxygène et d’azote, ferait défaut, et où, pourtant, le son existerait. Sa condition unique est l’existence d’un milieu matériel et élastique. Or il est infiniment probable qu’il n’y a point de sphère où un pareil milieu ne soit donné. L’élasticité suppose deux choses : elle suppose d’abord que les objets matériels ont une constitution, une forme, un équilibre assez stable pour que, écartés un moment de leur forme habituelle et de leur point d’équilibre, ils puissent y revenir. La branche courbée qui reprend sa forme est élastique ; la corde de violon qui revient, par une série d’oscillations, à son état premier, est élastique ; la molécule d’air qui, déplacée par un ébranlement, revient à son point d’équilibre après avoir exécuté un certain nombre de vibrations, appartient à un milieu élastique. La deuxième condition de l’élasticité, c’est justement que l’élément matériel ébranlé puisse se mouvoir, qu’il ne se heurte pas d’emblée à une résistance brute et impénétrable. L’élasticité implique donc une certaine individualité persistante dans les objets matériels, et, en même temps, une certaine souplesse, une certaine facilité de jeu et dans ces objets matériels qui peuvent s’écarter un peu de leur forme stable et de leur point d’équilibre sans perdre décidément leur forme, et aussi dans le milieu général où ces objets sont situés, et qui doit permettre des déplacements. On peut donc dire que l’élasticité est la forme de l’individualité suffisamment définie et résistante, mais point rigide. Elle atteste une double puissance de permanence et de variation, de concentration et d’expansion. Or cette double puissance, c’est la matière proprement dite. Lorsque l’être s’organise sous forme de matière, c’est pour créer des centres de force et d’action individuels, définis et stables. Mais ce n’est pas pour figer et isoler tous ces centres d’actions dans une sorte de raideur immobile ; ils doivent agir et réagir les uns sur les autres et concourir à l’individualité totale, vivante et souple, de la sphère dont ils font partie. Ainsi, l’élasticité est liée métaphysiquement à ce que nous appelons la matière, et le son devient, comme l’élasticité, une forme naturelle et nécessaire de la matière. Dès que l’être devient matière, dès qu’il s’ordonne en individualités définies et flottantes, stables et mouvantes, indépendantes et liées, le son existe. Et il existe avec ce double caractère de porter en soi le frémissement intérieur des forces définies, des individualités closes, et de communiquer à un milieu plus vaste de forces et d’âmes ce frémissement. Il est lui aussi individualité et expansion, intimité et sympathie. Il n’est donc pas un accident, un hasard heureux, il est au cœur même de la matière, il ne fait qu’un avec les sphères matérielles et définies ; et il n’est point de sphère matérielle ordonnée autour d’un centre qui ne possède une sonorité essentielle. Mais aussi, dans les espaces illimités de l’éther il n’y a ni individualité, ni forme, ni centre. Le son ne peut y naître et s’y propager ; il y serait à vrai dire un contresens. L’éther indifférent et informe ne pourrait comprendre le langage des êtres et des éléments. Ceux-ci n’ont rien à lui dire ; la terre est comme nous, elle n’a de confidence que pour ceux qui peuvent sympathiser avec elle. Répandre le son dans l’éther, ce serait y répandre toutes les agitations particulières, tous les troubles des êtres éphémères, ce serait altérer sa fonction de calme et sereine universalité. Les pythagoriciens croyaient que les astres dans leur mouvement produisaient un son ; c’était se tromper sur ce mouvement même. Il n’est pas fait, ou du moins rien ne le démontre, d’une résistance incessamment vaincue. Les rapports de la matière mouvante et de l’éther n’apparaissent pas comme des rapports de lutte, et il serait étrange que nous dussions entendre les astres geindre dans un effort éternel. De plus, dans le monde de la matière, du conflit, du désir, de l’aspiration, il n’y a pas de certitude géométrique ; tous les êtres cherchent leur voie en chantant ou en gémissant. Et les grands souffles qui le soir semblent hésiter sous le ciel et demander leur chemin à la forêt sombre, sont bien le symbole de toute vie. Au contraire, les astres ont beau être suspendus de proche en proche à un centre idéal et mystérieux ; ils ont beau, subissant des actions et des réactions illimitées, décrire des courbes riches d’infini qu’aucune formule mathématique n’épuisera complètement, ils ne cherchent pas, ils ne tâtonnent pas. Il y a dans leur mouvement une certitude impeccable. Leur aspiration éternelle est éternellement réalisée par la précision des évolutions géométriques. Qu’ont-ils dès lors à raconter ? et qu’ont-ils à nous dire, à nous qui cherchons sans cesse notre voie ? Non, les astres sacrés n’ont pas un frémissement de feuilles inquiètes, et ce n’est pas d’un frisson de forêt que doit s’emplir la nuit étoilée, mais bien de la sérénité de la lumière éternelle.

Et qu’importe aussi que les êtres particuliers d’une sphère ne puissent communiquer directement, par le son, avec les êtres particuliers d’une autre sphère ? Le son est le passage d’une vie dans une autre, la transmission de ce qu’il y a dans les êtres de plus intime et de plus secret ; et cette communication exige, si je puis dire, une parenté étroite et une sorte de mutuelle confiance. Dans l’état de dispersion et de conflit où s’agite la vie, chaque sphère a peine à se comprendre et à se déchiffrer elle-même : ce qui lui viendrait des autres ne serait qu’un vain bruit, et le son y perdrait, sans profit pour les relations des êtres, ce qui fait sa valeur et son charme, je veux dire son intimité. Peut-être, malgré la communauté essentielle de toute vie, les joies et les peines, les mélancolies et les désirs de notre monde paraîtraient-ils bien ridicules et bien chétifs à un autre. Qui sait si les plaintes des arbres, sous le vent, auraient un écho dans les cœurs que cette plainte n’aurait pas bercés ? Aussi chaque sphère enferme-t-elle en soi les secrets les plus profonds de sa vie ; elle se borne aux rapports que met entre elle et les autres la lumière qu’elle leur envoie et qu’elle en reçoit ; et, quant au reste, elle s’enveloppe de silence. Parfois, la nuit, il m’a semblé que je sentais la terre, pleine de bruit, cheminer sous le ciel plein d’étoiles. Les étoiles envoyaient leur clarté jusqu’à nous, à travers toutes les sphères, et les pauvres lumières humaines, qui s’échappaient encore des maisons qui ne dormaient pas, quittaient aussi notre sphère et allaient bien loin de nous dans des espaces indifférents. Mais il n’était pas un murmure, pas un souffle, pas une plainte, pas même un cri d’appel vers les étoiles lointaines qui se répandît hors de notre monde dans les espaces étrangers. La terre gardait pour elle toute son âme, et je me réjouissais, dans cette intimité, d’une vie plus concentrée et plus ardente, condamnée par ce perpétuel refoulement à une plénitude souffrante et douce, à un besoin d’infini tout intérieur et tout replié.

Telle étant la valeur et la signification du son, on voit, une fois de plus, combien il est puéril de dire que nos sensations n’ont, en tant que telles, qu’une réalité subjective. Sans doute, entre un mouvement comme mouvement et un son comme son, il n’y a aucun rapport. Mais pour opposer ainsi le mouvement auquel correspond le son et la sensation de son, il faut avoir réduit au préalable le mouvement à un fait brut et inintelligible ; il faut avoir chassé toute idée de l’un et de l’autre. Mais le mouvement auquel correspond le son n’est pas un mouvement indéterminé ; il n’est pas une quantité abstraite de mouvement : il est un mouvement de vibration dans un milieu matériel et élastique, c’est-à-dire qu’il implique l’individualité, l’expansion, la matière elle-même, et la matière, comme telle, ne nous est pas donnée par tel ou tel sens particulier ; elle est une forme définie de l’être que la raison seule conçoit ; elle n’est vue que par les yeux de l’esprit. Le mouvement auquel correspond le son ne se réduit donc pas à une sorte de graphique saisissable par les yeux et qui pourrait être recueilli sur une feuille de papier blanc. Ce graphique, ce tracé n’est que la figure du mouvement : il en est l’abstraction ; la réalité essentielle, à la fois physique et métaphysique du son, est ailleurs : elle est dans la double puissance d’individualité et d’expansion qui semble tenir à cet état particulier de l’être que, dans les sphères de la pesanteur, nous appelons la matière. Dire que le son n’est qu’un mouvement, c’est même, au point de vue physique, dire une chose incomplète ; car d’abord il n’est pas un mouvement, il est certain mouvement. Et puis, il n’est pas un mouvement tout court ; il est un mouvement de la matière. Or, la matière, ce n’est pas l’éther, ou, tout au moins, ce n’est pas l’être un et immatériel que nous avons reconnu au fond de tout : c’est une forme définie et particulière de l’être. Et pourquoi l’être a-t-il pris cette forme ? De quel besoin profond était-il travaillé quand il s’est constitué à l’état de matière ? De quelque façon que l’on réponde, la matière soutient évidemment un certain rapport à l’être ; et, dès lors, ce mouvement particulier de la matière que vous appelez le son n’est pas un tracé géométrique abstrait. Il a, comme la matière même et par elle, rapport à l’être, et par la physique il tient à la métaphysique. Hé quoi ! nous dira-t-on, ces idées abstraites, l’individualité, la concentration, l’expansion, la sympathie, l’être, pourront se résumer, à certains égards, dans cette sensation si particulière, si vibrante, si frémissante qu’on appelle le son ? Soit ; il ne s’agit point d’une ligne géométrique ; dans le son, il y a une communication intime d’une force à une force, d’une âme à une âme. Mais pourquoi cette communication prend-elle la forme précise du son ? Mais, dirons-nous à notre tour, quelle idée étrange vous faites-vous de l’être, de l’individualité, de la sympathie, si vous voyez là des choses abstraites ? Mais c’est la réalité même, c’est la vie même. L’être ne peut entrer en contact avec la conscience, c’est-à-dire avec lui-même, sans devenir sensation et vie. Vous commencez par isoler arbitrairement l’être de la sensation, et puis vous nous demandez de passer, par voie de déduction, de l’être ainsi abstrait à la sensation ainsi abstraite. Mais si cette déduction était possible, c’est que l’être et la sensation seraient, au fond des choses, réellement séparés ; c’est que l’être serait chose morte, éteinte et muette, et la sensation chose superficielle et illusoire. Ce que nous devons faire, c’est démontrer, constater, sentir l’être dans la sensation ; c’est entrevoir que toute forme de la sensation est en même temps une forme de l’être. Il ne faut pas nous demander de déduire telle forme de la sensation de telle forme de l’être, car nous n’aurions pas une pleine et vivante connaissance de cette forme de l’être sans la sensation ; nous ne saurions point, par exemple, efficacement ce qu’est l’amitié universelle de l’être pour l’être en dehors de toute forme particulière, sans la transparence, et nous ne saurions pas ce qu’est le besoin de sympathie qui travaille tous les êtres et l’aptitude des forces distinctes à se pénétrer par leur intérieur, si nous n’avions senti, dans le son, vibrer, d’autres forces et d’autres âmes à la fois extérieures et intérieures à notre âme. Il faut se tenir au point de vue où l’être, la sensation, la vie, la conscience ne font qu’un. Direz-vous qu’il y faut une certaine complaisance ? Je l’avoue ; mais cette complaisance s’appelle religion, car elle nous met en harmonie continue avec le principe suprême des choses. Il y a, au début de tout, une complaisance secrète de l’être pour l’être. Si l’infini s’était chicané lui-même, s’il s’était divisé contre lui-même, il se fût stérilisé. Il y a dans nos recherches un point où tout se soutient et se complète, où nos idées et nos sensations se rejoignent et s’accordent. C’est là, si je puis dire, le point religieux de la connaissance et de la vie ; c’est à nous de le reconnaître et de nous y fixer.

Au demeurant, même pour la conscience superficielle, le son contient évidemment quelque chose des existences qu’il traduit. Le son pesant et large de la cloche met en nous un moment l’âme lente et lourde du métal ébranlé. Et, au contraire, j’imagine qu’à entendre, sans en avoir jamais vu, un verre de cristal, nous nous figurerions je ne sais quoi de délicat et de pur. Le bruit mélancolique, monotone et puissant d’une chute d’eau traduit bien à l’oreille cette sorte d’existence confuse du fleuve où aucune goutte ne peut vivre d’une vie particulière distincte, où tout est entraîné dans le même mouvement et dans la même plainte.

La conscience a démêlé, bien avant que la science même en ait cherché les raisons, la différence du son et du bruit. Le bruit, celui que nous faisons, par exemple, en marchant sur un plancher ou sur la pierre, a quelque chose de court, de sec, d’insignifiant. Il est plus ou moins sourd ou aigu, mais il est impossible d’en évaluer rigoureusement la hauteur. On ne peut pas le noter ; on dirait qu’il y a bien eu choc d’une force quelconque, d’une substance quelconque par une autre force, mais que ce choc n’a pas éveillé, si l’on peut dire, de suffisantes ondulations. Pour qu’il y ait son, pour que l’âme même de la force qui vibre entre en jeu, il faut qu’il y ait des vibrations assez fortes pour intéresser la chose vibrante jusque dans sa structure intime, et assez prolongées, pour qu’elle puisse, secouant sa torpeur et s’échappant à elle-même, livrer son secret dans un rythme défini. Le bruit, c’est l’oiseau débile qui se traîne à terre ; le son, c’est l’oiseau qui s’envole de la branche pliante, au moment même où il s’envole ; c’est l’âme des choses qui prend une aile ou, plutôt, qui voudrait prendre une aile et qui ne connaît du libre essor de l’oiseau que le frémissement intérieur qui précède immédiatement le vol.

Chaque substance vibrante a son timbre spécial qui est la marque de son individualité. Helmholz a démontré que le timbre résultait d’une note harmonique superposée à la note fondamentale. Il est même arrivé à obtenir artificiellement différents timbres en superposant des harmoniques différentes à une même note fondamentale. Pendant un certain temps, les deux notes, la fondamentale et l’harmonique, restent distinctes pour l’oreille ; mais bientôt et dans des conditions déterminées elles se fondent en une sensation unique. C’est ici, à mon humble avis, que, malgré l’admirable précision des expériences de Helmholz, il reste quelques points délicats et décisifs à éclaircir. Cette fusion qui se fait des deux notes en une sensation unique, est-elle purement psychologique ? C’est peu probable ou, plutôt, c’est inadmissible, car on ne peut pas supposer qu’un phénomène de conscience ne corresponde à aucun phénomène organique. Il doit donc y avoir, en même temps que la fusion de conscience, une fusion physiologique et cérébrale. Les deux vibrations, d’abord distinctes, doivent bientôt former comme un système. Comment ? il ne nous appartient pas de risquer même une conjecture, et on n’est pas en droit de nous en demander. Nous avons le droit d’être des curieux sans être obligés d’être des savants, et nous abuserons de notre droit pour demander encore : Est-ce qu’il n’y a pas hors de nous une sorte de fusion physique de la note fondamentale et de l’harmonique ? Y a-t-il là simplement deux vibrations simultanées ou n’y a-t-il pas une unité réelle et physique, un système de ces deux vibrations ? Helmholz a montré que les vibrations de l’air, comme les ondulations de l’eau, peuvent s’ajouter les unes aux autres ou se retrancher les unes des autres. Il y a des sons qui s’additionnent les uns aux autres ou qui se neutralisent les uns les autres, comme la vague s’ajoute en hauteur à la vague, ou, au contraire, comble les creux de l’eau. Mais ce sont là, entre les sons, des relations de quantité. N’y a-t-il pas aussi entre eux des relations physiques de qualité ? Je m’explique. Voilà un métal qui vibre. Il émet une note déterminée, d’un timbre spécial, c’est-à-dire qu’il exécute deux vibrations simultanées différentes. Comment cela est-il possible ? Comment la même parcelle de métal vibrant peut-elle exécuter, au même moment, la vibration qui correspond à la note fondamentale et la vibration qui correspond à la note harmonique ? Il y a des questions qui trahissent beaucoup plus d’ignorance que de curiosité. J’ai peur que la mienne soit de celles-là. J’avoue cependant que je ne comprends pas, et je crois pouvoir observer que, de même qu’il y a une chimie des laboratoires qui n’est pas précisément la chimie de la vie, il y a aussi une acoustique de laboratoire qui n’est peut-être pas tout à fait l’acoustique de la réalité. Les expériences de M. Helmholz sont merveilleuses ; mais c’est à la reconstitution artificielle du son qu’elles nous font assister. Que deux vibrations distinctes, l’une fondamentale, l’autre harmonique, puissent être rapprochées par notre oreille et fondues par notre conscience en une sensation unique, cela ne prouve point que ces vibrations restent réellement et physiquement distinctes jusqu’au bout, et surtout cela n’explique point comment, dans la réalité, une parcelle de cristal peut exécuter simultanément deux vibrations différentes. Il se peut que notre conscience, habituée à faire la synthèse de la note fondamentale et de l’harmonique, opère en effet cette synthèse, même quand les deux vibrations sont physiquement distinctes. Mais il est fort possible aussi que, dans la réalité naturelle, la synthèse psychologique et physiologique soit précédée d’une synthèse physique. Dira-t-on que c’est la note fondamentale, à peine produite, qui éveille dans l’air, par une sorte de contrecoup, la note harmonique ? Mais cette note fondamentale est la même pour le verre, pour le bronze, etc. Et alors, pourquoi éveille-t-elle une harmonique différente pour le verre et pour le bronze ? Il faut donc qu’il y ait, jusque dans la note fondamentale émise par le verre, une particularité secrète qui ne se retrouve point dans la même note fondamentale émise par le bronze. Il est donc impossible de séparer complètement, dans les vibrations d’une substance quelconque, la note fondamentale et la note harmonique. Le timbre doit être une unité physiquement, comme il l’est psychologiquement. L’individualité de la substance vibrante s’y exprime en un acte unique. Elle n’est point d’abord, par sa note fondamentale, identique à toute autre substance possible, sauf à subir presque aussitôt, par l’addition d’une harmonique, une retouche toute extérieure d’individualité.

L’harmonique n’est pas posée sur la note fondamentale comme le moineau sur un toit : elle ne fait qu’un avec elle. Comment ? je l’ignore, et la science ne nous l’a pas encore dit ; mais certainement, lorsque la cloche de bronze et d’argent fondus se met à vibrer, cette fusion métallique s’exprime toute entière dans une vibration totale que l’analyse peut décomposer, mais qui, exprimant un système défini de force, de structure moléculaire interne, est une comme ce système même. Le timbre est l’accent des forces comme il est l’accent des âmes. Il est donc un comme les forces, et ici encore, l’analogie du dedans et du dehors, de notre âme et du monde, de la conscience et de l’être, s’impose à nous. Peut-être trouvera-t-on excessif de dire qu’un métal particulier, comme l’or, le cuivre, le fer, ou une substance particulière homogène comme le verre, a une individualité particulière qui s’exprime par une sonorité spéciale et un timbre spécial. Ce n’est pourtant pas le hasard absolu qui a fixé les combinaisons diverses de la matière en un certain nombre de types consistants et définis. Pourquoi y a-t-il du cuivre, de l’or, du fer ? Nous ne le savons pas et nous touchons constamment, en ces questions, aux limites actuelles de la science. Ceci soit dit en passant pour rendre modeste, non pas la science qui doit avoir des ambitions infinies, mais la science actuelle, si incomplète encore et si vague, qui en rien ne touche au cœur des problèmes. Mais enfin, si tels corps simples existent, plutôt que tels autres, il y a une raison. Ces corps ne sont donc pas des modes fortuits et capricieux de la matière, ils ont un sens et, par là même, une individualité. Et comme leur nature intime s’exprime dans le son et dans le timbre du son, le son exprime bien des individualités. D’où il suit que lorsque nous percevons le son spécial émis par une substance particulière, nous percevons de certaine façon la nature intime de cette substance. Aristote disait : L’âme est en quelque manière tout ce qu’elle sent. Et en vérité, notre âme, quand elle recueille des sonorités métalliques ou cristallines, est en quelque mesure métal et cristal ; une riche orchestration qui fait vibrer les substances les plus diverses, éveille en nous toutes les puissances vibrantes de la nature ; elle crée en nous des cordes d’airain ou des voix gémissantes et douces. Le génie du musicien consiste à entendre et à susciter dans son âme toutes ces voix. Entre ceux qui soutiennent que la musique doit exprimer des idées ou tout au moins des sentiments, et ceux qui ne veulent voir en elle qu’un riche tissu de sonorités, la question, il me semble, est mal posée. Les premiers veulent-ils dire que la musique doit traduire avant tout les sentiments définis de l’âme humaine et que ces sentiments doivent préexister, dans l’âme ou l’imagination du musicien créateur, aux combinaisons de rythmes qui doivent les formuler ? C’est faire de la musique le simple prolongement, la simple modulation du cri de la passion. C’est la réduire à une sorte de mélopée dramatique et de déclamation notée. Pauvre et fausse conception, car si l’on y regarde de près, elle prend, pour type exclusif de la vie, l’âme humaine dans les manifestations précises de passion et de sentiment que comporte la vie en société. Elle prend l’homme social et elle en fait la mesure de toute chose. Il n’est pas jusqu’à la rêverie, jusqu’aux sentiments les plus vagues qui ne prennent, quand la musique a mandat officiel de les traduire, un tour de convention sociale. C’est la rêverie des romances, rêverie obligatoire et de bon ton pour les jeunes filles, dans les intervalles de la broderie. Est-ce qu’on sait bien ce qu’est l’âme humaine ? Est-ce que, pour calquer la musique sur elle, on en a fait d’abord le dessin ? Mais l’âme humaine s’ignore elle-même plus qu’à moitié ; elle est susceptible d’états inconnus. Le monde réel, ou plutôt le monde social où elle se développe en forme précise, n’est pas le seul milieu où elle puisse vivre et respirer. Il nous arrive de trouver parfois à un paysage familier une physionomie toute nouvelle ; et il est des heures où la vie que nous vivons a pour nous quelque chose d’étrange et d’indéfinissable. Il nous semble que nous y venons, d’ailleurs, de bien loin ; et parfois, dans la banalité du jour qui passe, nous avons la sensation d’entrer dans une vie inconnue. L’âme humaine n’est donc pas quelque chose de rigide et de fixé ; elle n’est pas un modèle en carton sur lequel le musicien viendrait broder des points d’or ; elle n’est même pas explorée tout entière. Et dans tous les cas, il se produit souvent en elle, pour nous servir du langage musical, des changements de clef qui transforment les sentiments et les états les plus connus. Or, cette vie flottante de l’âme n’est pas d’un côté et la musique de l’autre. La musique ne la traduit pas seulement, elle la crée. Dites qu’elle est pleine d’âme, je le veux bien, mais ne dites pas qu’elle est pleine de votre âme ; car votre âme, sous sa forme sociale, est bien plus pauvre et bien plus vide que la musique elle-même. L’homme social devenant, dans cette conception étroite et bourgeoise, le type de la réalité et de la vie, c’est la voix humaine qui devient le type et la mesure de toute voix. Et toutes les autres voix de la nature et de l’orchestre n’ont quelque puissance d’expression, c’est-à-dire quelque valeur, que par leur rapport à la voix humaine. Le trombone sera la voix humaine puissante et lourde ; la flûte sera la voix humaine, fine, rapide, gémissante et douce. Ainsi la terre tout entière avec ses roches, ses eaux, ses mines de métaux, ses grands souffles, ses arbres frissonnants, avec sa vie multiple, secrète et profonde, avec ses forces innombrables analogues à la nôtre, mais si différentes de la nôtre ; avec ses crises inconnues, que raconte peut-être en vibrations étranges la pièce d’or que nous laissons tomber ; tout cela ne serait qu’un écho à peine diversifié de la voix humaine. Comprendre ainsi la musique, c’est appauvrir la nature ; c’est appauvrir aussi l’âme humaine, qui ne trouve plus hors de soi aucune source de vie où se renouveler. Certes, ce n’est pas ainsi que les hommes primitifs, naïfs et ouverts aux choses extérieures, ont créé la musique. Sans doute, ils ont célébré, dans des chants de victoire ou de funérailles, les événements joyeux ou tristes de leur vie, et le cri de l’orgueil ou de la douleur, prolongé et modulé, a été évidemment la base première de ces sortes de compositions musicales. Mais on peut dire aussi qu’en modulant ainsi leur vie, ils voulaient moins encore, au fond de leur âme, la traduire qu’y échapper. Chanter leur victoire, même en chant sauvage, c’était lui ôter un moment sa brutalité meurtrière. L’atrocité physique de la lutte et de l’égorgement disparaissait à demi dans une pure ivresse d’orgueil et de force ; et à leur insu même, ils lavaient leur victoire du sang répandu. C’était pour eux une sensation nouvelle ; et dans la nature barbare qui s’agitait en eux, une étrange révélation. De même, en chantant en chœur les douleurs de la mort, ils étaient à celle-ci sa vulgarité ; ils lui donnaient quelque chose de solennel, et au souvenir de ceux qui s’en allaient, quelque chose d’étrange et de vaste. Oui vraiment, si vous devinez ces âmes primitives, elles s’arrachaient de la vie par leurs premières créations musicales, beaucoup plus qu’elles n’exprimaient la vie. Les sauvages recommencent sans fin les mêmes modulations et ils poussent leur voix jusqu’aux notes les plus aiguës. On dirait que par cette insistance monotone et cette violence aiguë, ils veulent sortir des régions moyennes de la vie et se créer un monde nouveau pour une âme nouvelle. Les premiers hommes ont dû éprouver aussi une joie d’enfant à entendre des sonorités qu’ils n’avaient pas encore entendues ; celles, par exemple, d’un nouveau métal fraîchement découvert. Plus cette sonorité était nouvelle et différente des autres, plus elle leur plaisait, et ils avaient bien raison. C’était la révélation d’une force nouvelle, d’une parcelle d’âme inconnue. Ceux qui n’auraient vu là qu’un moyen nouveau d’expression pour leurs sentiments accoutumés, les auraient singulièrement surpris. C’était autre chose qu’eux, et voilà pourquoi c’était mystérieux et amusant. Aujourd’hui encore, si nous aimons à entendre au loin le bruit des clochettes qui enveloppent le cheval du meunier, c’est que ces petites voix claires et métalliques ne nous disent rien de précis, rien d’humain, rien de social surtout. Elles disent ce qu’elles disent, et si elles ne sont pas monotones, c’est précisément parce que nous ne pouvons nous les traduire en langage humain. Cela leur donne quelque chose de futé et de gaiement moqueur ; mais cela même est insaisissable.

Est-ce à dire que la musique n’est qu’un enchaînement insignifiant de rythmes agréables ? Non, certes, car il n’est pas une seule sonorité qui ne soit expressive à sa manière. Il y a de l’âme dans les mines de cuivre et d’or qui dorment inconnues dans les profondeurs du sol.

Mais l’âme du métal, si je puis dire, est, relativement à la nôtre, très simple et comme extérieure à soi. Notre conscience est compliquée et repliée sur elle-même. Les choses simples ne font pas retour sur soi. Quand le métal vibre, évidemment il se traduit et s’exprime dans sa vibration ; mais pour qui se traduit-il ? Est-ce pour lui-même ? Mystère. Il y a, dans la voix humaine, une sorte d’intériorité ; on sent qu’elle est pénétrée de conscience. Il y a, au contraire, dans le timbre du métal, une extériorité étrange. On n’y sent pas un arrière-fond de conscience et de réflexion. Il n’y a guère que la première aliénation de la folie commençante, mais contenue encore, qui puisse nous donner une idée de cette vie étrange des choses. Je me rappellerai toujours Mounet-Sully dans le rôle d’Hamlet. Au moment où Hamlet se rend sur les murailles du château d’Elseneur, au rendez-vous donné par le spectre de son père, il se traîne dans une sorte d’épouvante, et tout à coup, un faucon criant bien haut au-dessus de lui, il l’imite, dans un cri indéfinissable où l’on sent comme un double vertige d’espace et de folie. C’est l’instant précis où la conscience et la raison de l’homme, sans lui échapper tout à fait, lui deviennent extérieures. Le centre de la conscience ne coïncide plus avec le centre de la vie. Cette sorte d’extériorité de soi-même est, si l’on peut dire, la seule conscience des choses. Mais ici, il n’y a ni trouble, ni désordre ; c’est l’état naturel et tranquille des existences simples et irréfléchies. Or, il est donné à la conscience humaine, lorsqu’elle entend la vibration de la cloche joyeuse ou ces gémissements du vent qui sont comme la plainte d’une âme se cherchant elle-même, d’accueillir en soi les choses avec leur simplicité et leur extériorité. Si elle voulait les interpréter avec ses propres habitudes ; si elle ne cherchait dans la voix des choses que l’écho de la voix humaine, elle ne comprendrait pas la vie. Mais la conscience n’est pas quelque chose de strict et de clos ; elle n’est pas une forme sèche, elle n’impose pas la réflexion à tous les phénomènes qui se produisent en elle ; elle respecte la naïveté des forces simples qui, par leurs vibrations, pénètrent en nous. Lorsque nous disons : l’oiseau chante, la cloche tinte, le psychologue analyste intervient pour nous dire : c’est vous qui entendez chanter l’oiseau, tinter la cloche ; ce sont là des sensations, des modifications de votre conscience. Eh bien ! ce psychologue a raison ; mais il a tort, car le métal vibre en moi comme si je n’étais pas moi, et dans mon âme compliquée et éphémère, il garde son âme enfantine et éternelle. Donc, si l’on veut dire que la musique doit être expressive de nous-mêmes, on se trompe grossièrement. Et, à vrai dire, une des raisons les plus fortes qui condamnent le subjectivisme dans l’ordre métaphysique, c’est qu’il aboutit, appliqué à l’art, à une conception à la fois bourgeoise et scolastique qui, ne connaissant d’autre réalité que l’homme, transforme la nature en une vaine et froide allégorie. Oui, la musique doit être expressive, mais de toute force et de toute vie. De même que les forces qui entrent en nous et qui y résonnent gardent dans notre conscience leur sincérité, de même la musique, qui emploie et enchaîne ces résonnances, doit respecter la sincérité et la variété infinie des choses. Ainsi, elle échappe au joug de la déclamation notée, et elle retrouve cette liberté de la fantaisie qui exprime à sa manière la liberté même des choses. Ce n’est pas, ai-je besoin de le dire, pour construire à la hâte une théorie de l’art que j’ai ouvert cette discussion. Je ne traite point de la musique ; je traite du son, et je voulais seulement montrer que le son, exprimant l’individualité même des choses, permettait à l’art d’échapper à la tyrannie du moi humain. Ce sont les choses mêmes qui vibrent en nous, qui sont en nous, et voilà pourquoi nous pouvons, dans la musique, oublier en quelque sorte notre âme et sentir le monde, la réalité, la vie, avec des âmes inconnues qui s’éveillent en nous. Ainsi, la valeur expressive du son est démontrée et caractérisée à nouveau par l’usage même qu’en fait l’art. Le son, c’est l’âme secrète des choses, se communiquant sans se livrer et pénétrant dans notre conscience sans en subir la loi.

La lumière, qui exprime l’universalité même de l’être et son unité, est, en un sens, le contraire même du son. J’ai déjà eu l’occasion de marquer son rôle, et je n’y reviendrais pas s’il ne me restait à définir ce que c’est que la couleur, où semble se briser l’unité de la lumière. Cette unité, en effet, n’est-elle point compromise par la physique qui, depuis Newton, brise le rayon lumineux en rayons colorés ? La lumière blanche serait un mélange des sept couleurs, et ces sept couleurs, inégalement réfrangibles, seraient comme triées par le prisme, mais non point créées par lui ; le spectre étalé les manifeste, mais elles existaient avant d’avoir pénétré dans notre sphère. Le vert, le rouge, le violet ont traversé l’espace, mais rapprochés et confondus dans la fausse apparence d’un rayon unique. Il semble qu’il était bien audacieux à Gœthe, un poète, à Hegel, un philosophe, de contester les vues d’un des plus grands génies qui aient pénétré la nature à la fois par l’observation et le calcul ; et il semble bien puéril de reprendre leur thèse, de participer au ridicule de leur entreprise et à l’humiliation de leur défaite, sans avoir comme eux l’excuse d’un grand nom et le mérite de l’invention dans l’erreur. Si, pourtant, les vues de Gœthe et de Newton n’étaient pas inconciliables ; si tous deux avaient raison, l’un au sens physique, l’autre au sens métaphysique et poétique ? La chose vaudrait la peine d’être établie. Déjà Helmholz laisse entendre (peut-être, il est vrai, par patriotisme germanique) que la théorie de Gœthe était surtout esthétique, et qu’il pouvait, sans se tromper, penser autrement que Newton, qui avait dit vrai.

Tout d’abord, l’expression de lumière blanche appliquée à la lumière totale n’est pas exacte : la blancheur est déjà une détermination particulière de la lumière ; et la preuve, c’est que la blancheur, en devenant plus précise et plus intense, nous affecte d’une toute autre façon que la pure clarté ; qui comparerait l’éclat de la neige à la lumière du jour ? La blancheur bien caractérisée est plutôt couleur que lumière : elle est la lumière modifiée dans son rapport avec les objets concrets. Il est vrai qu’autour du soleil ardent, dans les jours d’été, il y a comme une zone de lumière pâle, et que le soleil lui-même, quand le ciel est bien pur, est plutôt d’argent que d’or ; mais il y a loin de cet aspect de la lumière à la blancheur proprement dite ; et, d’ailleurs, ce n’est pas la pure lumière du soleil que nous voyons : elle nous arrive à travers une couche d’air et les vapeurs de l’atmosphère. Les voyageurs et les peintres ont remarqué qu’en Orient, à mesure que le soleil montant au ciel raccourcissait les ombres, le paysage devenait moins éclatant : l’excès même de la lumière qu’aucune ombre ne faisait valoir par contraste l’assombrissait ; c’est dire que ni les sensations de blancheur, ni même celles d’éclat ne sont l’équivalent de la pure sensation de lumière ; elle ne serait point, pour notre œil, hors de notre sphère, ce qu’elle est ici, et il ne faut point se la figurer dans l’éther monotone et facile comme dans notre monde accidenté et résistant où elle est réfléchie par des corps solides, coupée et mélangée d’ombres et où elle fait un effort incessant à travers des milieux épais. Si quelque chose ici lui ressemble, c’est bien plutôt le jour répandu dans l’espace et dont on ne saurait dire s’il est une sensation proprement dite ou la transparence manifestée. Dire que la lumière est blanche, c’est donc une première confusion qui attribue à la lumière, hors de notre sphère, une apparence qu’elle n’a qu’ici : la lumière est par là rendue plus grossière et moins idéale ; elle est davantage un fait et moins une fonction ; or, tandis qu’étant une fonction elle serait simple, étant un fait, elle devient décomposable. Et le prisme, en effet, la décompose ; l’expérience est certaine, mais que prouve-t-elle ? La lumière une et non colorée, réfractée par un prisme, se divise en sept couleurs et en nuances innombrables ; mais cela prouve-t-il que ces sept couleurs existaient auparavant dans la lumière une ? Il est, sans doute, très commode d’admettre que sept rayons de longueur d’onde différente coexistaient dans la lumière, et que leur réfrangibilité inégale, au contact du prisme les a dispersés ; oui, c’est une façon aisée de se représenter les phénomènes, mais ce n’est qu’un symbole ; ce n’est qu’une interprétation du fait, qui ne saurait valoir comme un fait même. La lumière en elle-même est inconnue ; dès lors, comment savoir avec certitude si le prisme se borne à écarter des rayons déjà distincts ou s’il ne brise pas une unité véritable ? On dit que la lumière blanche est un mélange des sept couleurs ; mais le mot mélange est bien vague. Signifie-t-il une simple juxtaposition ou une union plus intime ? Dans la théorie newtonienne, c’est d’une simple juxtaposition qu’il s’agit ; mais ce n’est là encore une fois qu’une hypothèse mathématique ; il est vrai que si l’on fait tourner rapidement un carton sur lequel sont distribuées les sept couleurs avec les proportions qu’elles ont dans le spectre on obtient une vague sensation de blancheur sale, mais cette sensation n’a rien de commun avec la pure clarté ; et, d’ailleurs, comme nous ignorons le travail physiologique que produit en nous le disque tournant, comme nous ne savons pas si les sept couleurs se juxtaposent simplement en nous ou si elles reconstituent une unité interne, l’unité de la lumière, l’expérience, à vrai dire, ne prouve rien. Il y a même, à constituer ainsi le rayon lumineux de rayons colorés juxtaposés, une difficulté qui me frappe : le faisceau total a une dimension donnée ; lorsque donc je laisse pénétrer dans la chambre obscure un rayon de soleil, je laisse pénétrer plusieurs faisceaux qui tombent sur le prisme en des points très voisins mais différents, se décomposent suivant la même loi, et doivent, par conséquent, donner chacun un spectre ; or, quelle que soit la quantité de lumière introduite par le trou du volet, le spectre est unique. N’est-ce point la marque que le morcellement est l’œuvre du prisme ?

La théorie physique de la lumière, si l’on y voit autre chose qu’un symbole commode pour se représenter les phénomènes selon les lois du mouvement, a le tort grave et même décisif de vouloir que toutes les sphères du monde et de l’être soient identiques et qu’une sphère nouvelle ne puisse ajouter à un phénomène rien de nouveau. Pourquoi la couleur ne serait-elle pas un produit de notre sphère ? Pourquoi ne supposerait-elle pas des conditions qui ne soient pas réalisées dans l’indifférence de l’espace infini ? Elle ne se manifeste aux sens qu’à la rencontre de la lumière et de ce qui est essentiellement contraire à la lumière, les corps résistants. Pourquoi donc supposer qu’elle est déjà contenue dans la lumière ? On a la ressource de dire qu’elle s’y cache et qu’elle attend, pour se montrer, que la libre expansion de la clarté rencontre un obstacle. Mais il est permis de penser aussi que ce qui se cache si bien n’existe pas encore ; la couleur est fille de la lumière et de notre monde corporel et lourd. Pourquoi en appesantir la lumière elle-même dans son expansion une et simple à travers l’infini ? Quel sens auraient le vert et le rouge dans les espaces indifférents ? ici ils résultent de la vie et ils l’expriment dans son rapport avec la lumière ; hors de la sphère vivante, ils n’ont pas de sens.

Les corps résistants, par leur individualité exclusive, les milieux épais, sont tout l’opposé de la lumière universelle et transparente. Aussi, en pénétrant dans notre sphère, la lumière y trouve-t-elle comme réalisé un principe antagoniste, l’obscurité. L’obscurité n’est pas plus le noir, que la lumière n’est le blanc ; le noir n’est visible que par la lumière : il est donc l’obscur modifié dans son rapport avec le clair, comme le blanc est le clair modifié dans son rapport avec l’obscur. Aussi, constituer toutes les couleurs par des rapports variés du clair et de l’obscur, n’est-ce pas les former par un simple mélange du noir et du blanc. D’une part, en effet, nous n’avons plus ici les deux principes dans leur pureté idéale, et, d’autre part, ils ne sont plus susceptibles de relations idéales aussi, mais seulement d’un mélange indéterminé. Mais si la théorie de la réfraction n’a pas suffi à nous démontrer la préexistence des couleurs dans la lumière, la théorie de la réflexion ne la démontrera-t-elle point ? Pourquoi, en effet, telle feuille est-elle verte et telle autre rouge ? C’est que la première absorbe tous les rayons colorés, et ne réfléchit vers notre œil que le vert ; c’est que la seconde absorbe tous les rayons colorés et ne réfléchit vers nous que le rouge. La coloration diverse des objets ne s’explique que par un tri opéré par eux entre les divers rayons colorés : ils engloutissent, si l’on peut dire, et annulent les uns, rejettent et manifestent les autres. Ce mécanisme est-il intelligible, sans la distinction préalable des rayons colorés dans le rayon lumineux prétendu simple ? Ici encore, comme tout à l’heure dans la théorie de la réfraction, on confond dans une même certitude un fait incontestable et l’interprétation hypothétique ou symbolique de ce fait. Une seule chose est certaine : c’est que l’objet, si aucun rayon lumineux n’est dirigé vers lui, n’est point coloré, puisqu’il n’est même pas visible, et que, quand un rayon de lumière est dirigé vers lui, au lieu de revenir vers nous sous sa forme propre, comme quand un miroir le réfléchit, il fait retour vers notre œil, modifié : il correspond à une longueur d’onde déterminée, et il éveille en nous une sensation déterminée de couleur ; mais la transformation qu’a subie le rayon lumineux au contact de l’objet, qui en connaît le secret ? Tout se passe comme si un rayon lumineux multiple et formé des sept couleurs avait été en partie détruit, en partie conservé ; mais nous n’en savons pas davantage, et nous ne pouvons nous fonder sur une représentation purement arbitraire du fait pour nier la simplicité de la lumière ; car il se peut qu’une lumière simple, suivant les objets où elle se brise, suivant les résistances qu’elle rencontre et l’action qu’elle subit dans son conflit avec les corps durs, soit diversement transformée, dans sa vitesse et son mouvement vibratoire, dans sa longueur d’onde et dans son aspect. La longueur d’onde et la vitesse particulière de telle couleur peuvent exprimer telle rencontre particulière, telle action et réaction définie de la lumière impondérable et des corps pesants, du clair et de l’obscur ; la mécanique peut traduire dans son propre langage, qui est le mouvement, les effets métaphysiques de l’univers ; mais la pensée se détruirait elle-même si elle prenait la formule mathématique des choses pour les choses, et si elle ne cherchait le sens intérieur et profond des phénomènes. Or, n’est-il point manifeste, même pour les sens, que la couleur correspond à des relations définies de la lumière et de la matière compacte, du clair et de l’obscur ? D’abord, la pureté plus ou moins grande du milieu interposé amène des variations constantes dans les manifestations lumineuses : dans un ciel pur, le soleil est d’argent ; dans un ciel un peu moins pur, il est d’or ; dans un ciel chargé de vapeurs, il est rouge. C’est, dit-on, que la vapeur d’eau ne laisse passer que les rayons rouges ; mais ce n’est là qu’une autre expression du fait, et, d’ailleurs, l’atmosphère est-elle jamais nette de vapeur d’eau, même quand le soleil est d’or ? Mais cela dépend de la quantité : en d’autres termes, cela dépend de la résistance plus ou moins grande que la clarté a à vaincre pour venir jusqu’à nous ; ou bien faut-il admettre qu’entre les particules de la vapeur d’eau, les rayons rouges, parce qu’ils sont rouges et qu’ils ont telle longueur d’onde et telle vitesse, glissent sans effort ? S’il en est ainsi, c’est que, de façon ou d’autre, la lumière s’est adaptée, pour poursuivre son chemin, au milieu épais qu’elle doit traverser ; c’est qu’elle en a tout d’abord subi la loi propre ; et il est bien probable que cette adaptation première lui permet, non d’éviter tous les chocs, mais d’y résister ; non d’échapper à tous les mouvements des particules à travers lesquelles elle voyage, mais de s’harmoniser à ces mouvements, de les respecter et d’en être respectée ; le rayon qui traverse le nuage n’est pas ainsi un étranger qui passe au plus vite, fuyant le danger : il a pris corps au passage dans la nuée ardente qui voile et révèle le soleil ; il en a été un moment l’âme splendide ; et quand un reflet de pourpre s’allonge dans la plaine et gravit le coteau, ce n’est pas seulement un dernier regard du soleil qui s’en va, c’est aussi une pénétrante et mélancolique caresse de la nuée occidentale à l’horizon ami d’où le souffle naissant du soir veut la séparer.

Voici, à mi-hauteur du ciel, un beau nuage dans un ciel pur. Le soleil va se coucher. Le nuage est blanc. À mesure que le soleil baisse, le nuage se revêt d’or ; puis il passe lentement au rouge, puis à une sorte de marron, puis à une sorte de violet, jusqu’à ce qu’il apparaisse noir et comme déchiqueté, dépouillé à la fois de tout éclat et de la forme admirable et douce dont cet éclat l’enveloppait. Pourquoi toujours, à mesure qu’il est moins directement frappé par la lumière, cette échelle descendante du blanc au jaune, du jaune au rouge, du rouge au marron, du marron au violacé ? Pourquoi cette fixité dans la succession des teintes, si la couleur n’a point un rapport défini aux combinaisons de la lumière et de l’ombre ? Mais, au-dessus du nuage que vous regardiez tout à l’heure, voyez cet autre. Quand le soleil allait se coucher et de ses rayons rasait la plaine, le nuage trop haut restait sombre ; mais, à mesure que le soleil descend et que ses rayons, au lieu d’aller vers l’Orient dans leur course horizontale, se retirent lentement et frappent les hauteurs du ciel, le nuage à peine atteint d’abord par la clarté se nuance d’un gris roux, puis passe au marron, puis au rouge, puis se dore et s’illumine, jusqu’à ce qu’enfin sa blancheur légère semble l’élever plus haut encore dans les espaces supérieurs.

Ainsi, en regard de l’échelle descendante que nous contemplions tout à l’heure, voilà, dans le même ordre, une échelle ascendante. Il a suffi que le rayon lumineux, réfléchi vers nous par le nuage, le frappe de plus en plus obliquement ou de plus en plus directement, pour que sa couleur ait varié suivant une loi certaine.

Ce n’est pas tout. Les couleurs d’une surface varient suivant la quantité de lumière qui les frappe, et elles varient toujours dans le même ordre : le violet tend vers le bleu, puis vers le gris blanchâtre ; le bleu d’outremer passe au bleu du ciel, puis au bleu blanchâtre, et enfin au blanc. Le vert passe au vert jaunâtre, puis au jaune blanchâtre. Le rouge rendu tout à fait brillant passe à l’orangé, puis au jaune brillant. Les pures couleurs du spectre soumis à l’action croissante de la lumière subissent, tout comme les surfaces colorées, ces transformations. Quand la luminosité s’affaiblit, le spectre suit la marche inverse. Tout d’abord, l’espace jaune diminue et devient très étroit ; le bleu d’outremer s’évanouit et est remplacé par le violet. Le spectre étant encore moins lumineux, l’espace jaune orangé prend la couleur du minium, et le jaune disparaît pour être remplacé par une teinte verdâtre. Le bleu est remplacé par du violet. Le spectre, à cette phase, ne présente plus que les trois couleurs : rouge, vert et violet. Si l’on diminue encore la lumière, le violet disparaît, le rouge devient brun rouge. Avec moins de lumière encore, toute idée même de couleur disparaît, et la lumière semble grise. J’ai souvent vu, à la campagne, la verte étendue des blés, à peine voilée au matin par une brume insensible, apparaître bleuâtre, et les champs jaunes s’assombrir en rouge sous l’ombre fuyante du nuage. De quelque façon que la physique et la physiologie expliquent ces faits (et nous nous arrêterons bientôt à leurs hypothèses), il est acquis que la quantité de lumière et d’ombre n’est pas indifférente au phénomène coloré. La couleur n’apparaît donc plus comme une détermination exclusive de la lumière pure, car s’il n’entrait que de la lumière dans la constitution de la couleur, la lumière, quelles que fussent sa quantité et son énergie, donnerait, dans les mêmes circonstances, les mêmes teintes plus ou moins fortes, mais ne différant qu’en degré. Au contraire, les causes les plus diverses, interposition d’un milieu plus épais et plus chargé, obliquité plus grande des rayons, assombrissement du spectre, pourvu qu’elles aboutissent à une diminution de la clarté, amènent dans le même ordre les mêmes modifications de la couleur. Puisqu’un même rayon, suivant qu’il est plus ou moins intense, donne un spectre différent, n’est-ce pas que la couleur résulte d’un conflit et d’un compromis de l’obscurité et de la lumière, et que l’énergie relative des deux éléments en détermine l’espèce ? Mais ce ne sont pas seulement les rapports de quantité de la lumière et de l’ombre qui déterminent la couleur ; ce sont aussi, si je puis dire, leurs rapports de position. L’ombre vue à travers la lumière donne le bleu et les teintes voisines ; la lumière vue à travers l’ombre donne le jaune et le rouge. Il y a ainsi comme deux grandes classes de couleurs reliées entre elles par le vert, qui participe du jaune et du bleu. Il ne suffit pas au physicien, pour donner la raison dernière de ces faits, de dire que l’eau, la vapeur d’eau, l’atmosphère transmettent certains rayons : les jaunes, et en réfléchissent d’autres : les bleus ; car la question se posera si l’espèce même de ces rayons et des couleurs qu’ils éveillent n’est point déterminée par les relations de lumière et d’ombre auxquelles ils correspondent. Il est vrai que, si les rayons jaunes et bleus préexistent tels quels dans la lumière dite blanche, c’est par une adaptation toute fortuite que les uns sont transmis et les autres réfléchis ; mais il s’agit de savoir sous quelle forme ils y existent ; et d’ailleurs, qui sait si la pure lumière existe, même dans ce qu’on appelle l’éther ; si elle n’est pas en conflit permanent avec un principe contraire, et si, dès lors, les couleurs obscurément préexistantes dans la lumière ne préfigurent pas les relations plus nettes de la lumière et de l’ombre dans notre sphère ? Dès lors, l’adaptation des rayons jaunes ou bleus à telle condition donnée ne serait plus fortuite, mais elle ne ferait que manifester plus distinctement, dans la sphère terrestre, l’espèce de relation de la lumière et de l’ombre que ces rayons représentaient déjà implicitement dans l’espace infini. C’est, dès lors, dans notre sphère qu’il faudrait chercher le secret de la vie éthérée qui l’enveloppe ; et bien loin que nous devions, avec la physique, demander l’explication des couleurs au rayon de la lumière blanche, c’est le secret même de ce rayon, du sens qu’il enveloppe et de l’idée qu’il exprime, que nous devrions demander à notre sphère où il se trahit plus nettement. C’est ici, en effet, que l’effort de la lumière pour percer l’obstacle s’exprime par le rayon jaune et lui donne un sens ; c’est ici que l’effort de l’ombre pour venir à nous à travers la lumière, en l’adoucissant et en s’y égayant, s’exprime par le rayon bleu.

Il serait singulier, en effet, que la lumière bleue se manifestât toujours quand un fond obscur est vu à travers la clarté, et que ce fait-là n’eût point de signification. Quand un vase d’eau claire est posé sur un fond noir, l’eau paraît bleuâtre. Dans les rayonnantes journées d’été, l’ombre portée sur un mur blanc, vue à distance, semble bleue ; les montagnes noires, à mesure qu’on s’en éloigne avec un beau temps, bleuissent ; et, lorsque au couchant un nuage sombre, voisin du soleil, au lieu de s’interposer entre lui et nous, reçoit à sa surface les rayons glissants, il apparaît d’un bleu admirable et il se confond avec le bleu même du ciel ; si bien que quand le soleil se cache et que le prestige s’évanouit, l’œil est étonné de trouver un pesant nuage là où il n’avait cru rencontrer que la pureté profonde de l’air. Le ciel qui, la nuit, quand il n’est éclairé que par les étoiles, est noir, vu à travers la lumière du soleil, apparaît bleu. Ainsi, toutes les grandes manifestations de la couleur bleue sont liées aux mêmes conditions ; est-ce là un fait fortuit ? Le bleu, comme pour bien marquer son rapport à l’obscur, confine au noir et au gris par une multitude de degrés. Le soir, une partie du ciel est déjà noire qu’une autre partie est encore bleue ; et il semble, au regard qui en fait le tour, qu’il passe seulement d’un bleu plus clair à un bleu plus sombre. À mesure qu’on s’élève en ballon vers les hauteurs du ciel, le bleu est plus sombre et plus voisin du noir, la couche de lumière interposée entre l’œil et l’obscurité infinie devenant plus mince. Il est certain, tout phénomène ayant pour symbole un mouvement et tout mouvement ayant sa mesure, que la physique mathématique peut donner de tous ces faits une raison qui n’ait rien à voir avec le clair, l’obscur et leurs rapports ; mais cela prouve seulement qu’elle ne voit qu’un aspect des choses, le plus abstrait, et nous avons le droit de ne pas abandonner l’intuition directe et l’interprétation métaphysique du réel.

On a reproché à Gœthe de confondre le point de vue physique et le point de vue physiologique. Ce reproche, en fait, ne s’applique pas à beaucoup des déductions tirées par nous ; car, lorsque dans le spectre, la teinte varie avec sa luminosité, c’est là un phénomène d’ordre physique où nous ne sommes pour rien. L’objection ne peut guère s’adresser qu’à sa théorie de l’obscur. Au point de vue physiologique, ou mieux encore au point de vue psychologique, l’obscur est positif : la sensation d’obscurité, comme le remarque M. Beaunis, n’est pas purement négative ; elle n’est pas simplement l’absence de toute clarté, de toute sensation de clarté ; et la preuve, c’est que nous ne voyons pas l’obscurité derrière nous. Il est vrai que l’obscurité n’est rendue visible que par la faible lumière qui en vient vers nous ; et les physiciens, pour supprimer l’obscur de la nature, peuvent dire qu’il n’est que cette faible lumière : l’obscurité, comme le froid est un terme tout relatif ; mais, d’abord, le froid même n’est pas complètement relatif ; il correspond, dans l’organisme, à un mouvement précisément inverse à celui du chaud ; dans celui-ci, il y a acquisition d’énergie ; dans celui-là, perte d’énergie ; et l’on pourra dire que le froid sera absolu dans l’ordre de la vie quand la quantité de chaleur sera insuffisante à entretenir un seul vivant. Et qui nous assure, dès lors, que ce fait si grave ne se marque point dans l’état cosmique ? Est-ce que nous connaissons le milieu où se propagent la chaleur et la lumière ? Il ne s’est manifesté à nous que par les mouvements calorifiques lumineux ou chimiques, et il n’existe pour nous que par ces mouvements ; mais n’existe-t-il point aussi à l’état de repos ? ou, du moins, à l’état de repos relatif ? Les mouvements qui s’y propagent n’utilisent jamais qu’une portion de son énergie, puisqu’ils peuvent, dans une même région de l’éther, devenir beaucoup plus abondants et beaucoup plus intenses. Mais la partie d’énergie que ces mouvements n’utilisent pas n’est-elle cependant modifiée en rien par eux et n’a-t-elle aucune action sur eux ? De ce que la sensation d’obscurité est excitée en nous par une très faible clarté, il ne suit pas du tout qu’elle soit la sensation d’une très faible clarté ; mais elle peut correspondre à un état spécial du nerf optique, dont les énergies au repos sont justement assez stimulées pour que le repos même devienne sensible à la conscience. Qui dira qu’il n’y a pas dans le milieu cosmique un état analogue à celui du nerf optique qui voit l’obscurité ? Ce n’est pas le repos d’un organe quelconque qui fait l’obscurité, c’est le repos de l’organe de la vue, et ce repos même a rapport à la vue et à la lumière ; puisque ce rapport existe dans l’organe visuel, qui n’est, comme nous l’avons vu, que la lumière prolongée, pourquoi un repos analogue et ayant rapport à la lumière ne se concevrait-il pas dans le monde ? Une vieille chanson mystique disait : L’œil est parent de la lumière, car, sans cela, comment la verrait-il ? Nous pouvons ajouter : il est parent aussi de l’obscurité. Hypothèses, dira-t-on, et hypothèses bien vagues. Je n’en disconviens pas, mais je ferai remarquer que l’hypothèse contraire de la science est plus téméraire encore, car elle prétend, en supprimant la réalité positive de l’obscur, avoir le dernier mot des fonctions de l’organe visuel et des fonctions de l’éther. Et notre hypothèse, d’ailleurs, est soutenue par cette grande idée que nous avons essayé d’établir, de la conformité, de l’harmonie de l’organisme et du monde ; nous trouvons, dans notre conscience, un fait considérable, nous le rapportons à un état de l’organisme, et nous rapportons cet état de l’organisme à un état du monde.

Il ne s’agit pas d’un fait accidentel qu’expliqueraient seuls les hasards subjectifs de la vie organique : l’ombre, le noir, l’obscur sont des éléments essentiels de la vision ; or, si l’existence positive et réelle de l’obscur est maintenue et transportée même de notre sphère à l’éther, la théorie des couleurs de Gœthe, reprise par Hegel, reste debout tout entière.

Gœthe et Hegel ont eu le tort d’exagérer la simplicité et l’universalité de la lumière ; ils y ont vu la manifestation de l’universelle identité et ils lui ont prêté une vie indépendante et toute divine ; ils ont oublié qu’elle émanait de foyers distincts, et que ces foyers ayant leurs particularités, la marqueraient dans la lumière : ainsi le spectre du soleil ne serait point sans doute identique au spectre d’une autre étoile ; ils ont ignoré aussi que la lumière était le rayonnement des particules incandescentes des gaz qui constituent l’atmosphère du soleil ; et que, par suite, elle impliquait des individualités astronomiques et chimiques. La lumière est impondérable, et elle n’a aucune détermination chimique : mais elle suppose l’action de la matière pesante organisée et spécifiée sur l’éther ; celui-ci, laissé à lui-même, serait le transparent à l’état de puissance : il ne serait jamais la clarté ; il est vrai que les gaz n’arrivent à l’incandescence qu’après avoir absorbé beaucoup de chaleur et que cette chaleur est déjà un mouvement de l’éther, si bien que la matière pesante et individualisée servirait seulement d’intermédiaire entre un mouvement de l’éther et un autre mouvement de l’éther ; elle lui prendrait son énergie sous forme de chaleur et la lui rendrait sous forme de lumière ; mais ces mouvements calorifiques de l’éther, à leur tour, quelle en est la source ? N’est-ce pas dans des combinaisons ou décompositions chimiques ? Et ainsi nous serons incessamment ramenés dans un cercle sans pouvoir trouver, ni dans l’éther ni dans les corps, la source première et exclusive de la lumière et de la chaleur. Il faudra donc convenir que ni l’identité universelle de l’éther, ni la particularité des corps pesants ne se suffisent ; que l’universel et le particulier n’entrent en acte que par leur action réciproque. Ainsi, nous retrouverons, à l’origine du rayon, ce que nous constatons à son introduction sur notre planète : la rencontre et le conflit fécond de l’impondérable et du pesant, de l’éther et de la matière, du clair et de l’obscur ; et Hegel s’est trompé en réservant ce conflit à notre sphère ; il s’est trompé en considérant le soleil comme tout lumière, la terre comme toute obscurité, et en faisant naître, par conséquent, pour la première fois, la couleur fille du clair et de l’obscur au contact du soleil et de la terre. Mais la vérité, méconnue par lui, loin de détruire la théorie de Gœthe, la confirme ; car les couleurs pourront préexister en quelque sorte sous leur forme mécanique dans le rayon de lumière blanche, et être pourtant une combinaison du clair et de l’obscur, puisque le clair et l’obscur se retrouvent à l’origine même du rayon de lumière blanche.

Ainsi on peut, dans la théorie de Gœthe, faire la part de l’erreur sans la détruire ; on peut la concilier avec les théories mathématiques de l’optique, et, par là, supprimer l’obstacle essentiel à son triomphe. Gœthe ignorait les mathématiques de l’optique, et les dédaignait ; plein du sentiment de la vie, confiant dans ce profond et clairvoyant regard du poète qui, sous les apparences des choses, démêle ces choses mêmes, sous les phénomènes des forces, il suivait, dans les innombrables manifestations de la couleur, le jeu changeant et les relations variables de deux éléments contraires et coéternels, le jour et la nuit, la lumière et l’ombre, le clair et l’obscur ; et il n’acceptait pas que des formules abstraites prétendissent se substituer à la réalité des couleurs à la fois vivante et intelligible : vivante, puisqu’elle sortait de deux principes réels, et que les sens même saisissent isolés ; intelligible, puisqu’avec ces deux principes liés par leur opposition même, l’esprit pouvait créer et développer l’infinie diversité des couleurs et des nuances. Mais il oubliait que toute réalité sensible et intelligible a un envers mécanique que la science est en droit de rechercher, et que le monde de la science est l’organe nécessaire du monde des sens et de la pensée. Voilà pourquoi, l’amour-propre aidant et l’ambition de l’universalité, il se laissa aller à une polémique contre Newton, où sa pensée même, dans ce qu’elle a de juste, s’est compromise. Il aurait rendu un bien plus grand service à la poésie, à la métaphysique et à la science elle-même si, au lieu d’attaquer celle-ci dans ses prétentions légitimes et ses méthodes propres, il l’avait conviée à la modestie et à la réserve. Il n’aurait pas dû en nier sans compétence les résultats, mais montrer seulement ce qu’ils avaient de superficiel et quelle en était l’insuffisance, non pas provisoire, mais définitive ; non pas fortuite, mais nécessaire. Il aurait aisément établi que les mouvements, pris en eux-mêmes, n’avaient pas grande signification ; qu’il ne s’agissait pas seulement d’en démontrer l’existence et d’en constater la loi, mais qu’il fallait encore les interpréter. Or, n’est-ce pas une bonne fortune pour l’esprit, en même temps qu’il tient la clef mathématique des phénomènes, d’assister à leur production vivante et à leur développement concret ? Les sens saisissent la clarté et l’obscurité, et surprennent de frappantes correspondances entre ces deux éléments et les couleurs ; ne peuvent-ils pas jeter certain jour sur les formules mathématiques ? En un mot, on pouvait contempler les deux aspects corrélatifs du phénomène, son aspect physique et son aspect métaphysique. Pourquoi nier l’un ou l’autre et pourquoi ne pas étudier avec soin cette corrélation ?

Cette intimité de la lumière et des choses dans la couleur, ce n’est pas seulement le cœur qui la pressent et qui la désire ; ce sont les faits qui la démontrent. La science croit que les corps solides ne renvoient un rayon coloré que lorsque, si je puis dire, ils sympathisent avec lui. De même qu’un diapason ne vibre, sous un son voisin, que lorsqu’il est en harmonie avec ce son, la matière pesante absorberait et annulerait le rayon coloré, s’il n’avait pas quelque correspondance au mouvement propre de ses molécules. Or, la couleur diffusée est en même temps la couleur transmise : jamais le nuage ne réfléchit vers nous de la lumière bleue ou verte ; il ne la transmet pas non plus : les vitraux rouges ou bleus transmettent des rayons rouges ou bleus ; sous les feuilles de la forêt, le jour est verdâtre. C’est dire que les rayons qui traversent un corps sont, si je puis dire, harmoniques à ce corps, puisqu’ils sont les mêmes que les rayons diffusés, et que pour ceux-ci la parenté est admise. Du reste, s’il n’y avait aucune correspondance, aucune amitié de la lumière colorée et du milieu qu’elle traverse, si elle y passait indifférente et négligée, elle n’y subirait pas de lentes et paisibles transformations. À travers un verre jaune, la lumière arrive jaune ; qu’on applique un second verre jaune sur le premier, la lumière arrivera rougeâtre. Qu’est-ce à dire ? C’est que les mouvements internes du verre exercent une action continue sur la lumière qu’il transmet, et que cette action paisible et graduée suppose un secret accord. Ainsi, la lumière universelle et indifférente n’a pu pénétrer dans notre monde sans faire amitié avec lui ; en même temps qu’elle est la transparence infinie de l’être, elle est, dans notre sphère, la joie et l’âme visible de toute existence. La vie interne des choses se manifeste en elle, et c’est une chose curieuse que les existences particulières aient su emprunter, à la clarté immense et monotone, de quoi exprimer leurs diversités changeantes et leurs intimes transformations. Il y a un moment où les corps chauffés deviennent rouges, et, à mesure que la température s’élève, ils passent par une série fixe de couleurs : leur agitation cachée est devenue sensible ; la correspondance du dehors et du dedans, du mouvement moléculaire et de la couleur est tellement vraie, que la première couleur qui apparaît est le rouge, c’est-à-dire la plus lente ; et quand une chaleur plus forte précipite les mouvements des molécules, des couleurs plus rapides se manifestent : le rouge est la couleur la plus engagée dans la matière et la pesanteur ; c’est la lumière qui a subi la résistance la plus grande, qui s’est accommodée au rythme le plus traînant et le plus lourd : elle est l’anneau qui rejoint la matière épaisse à l’éther subtil.

Par la couleur, la lumière est devenue expressive ; mais il faut s’entendre sur ce qu’est l’expression. Les vrais peintres, ceux dont l’œil est réjoui par les formes, les clartés et les couleurs, prétendent que les couleurs n’ont point une valeur symbolique, mais une valeur propre ; et assurément, il est puéril de noter, par des teintes et des nuances, tous les états du cœur humain : c’est subordonner la nature à l’homme, et ne la comprendre que dans un rapport fictif avec nous. Henri Regnault avait bien raison de dire que, pour le véritable peintre, une carcasse de bois qui se profile dans l’air pur, un peu de ciel bleu réfléchi dans le ruisseau de la rue sont un plaisir immédiat. Mais si les couleurs peuvent se passer de toutes relations arbitraires et de tout sens extérieur, c’est qu’elles ont un sens intérieur ; c’est qu’elles expriment chacune un rapport particulier de la lumière et des ténèbres. Toute sphère de l’existence a son idée, et autant il est enfantin de chercher hors d’elle ce qu’elle signifie, autant il est léger d’y amuser son regard sans y appliquer son intelligence. Ce n’est pas que le sens caché ait besoin d’être explicitement compris, et que toute joie artistique ait pour condition une méditation de l’esprit ; mais il y a jusque dans cette joie même une révélation inaperçue, et le regard, ami des couleurs, de la lumière et de l’ombre, perçoit leurs rapports à sa manière, sans que l’intelligence puisse les formuler. Chaque sens, dirais-je, a son intelligence qui lui est propre : tel peintre a observé finement avec ses yeux qui ne sait point observer avec son esprit. Les couleurs, outre cette valeur propre, ne sont-elles point capables d’un symbolisme extérieur ! Il serait téméraire de le nier ; car bien des analogies relient toutes les sphères de l’existence : partout on retrouve l’opposition et l’accord, la lutte, la résignation ou la victoire. Pourquoi, dès lors, le bleu avec sa douceur profonde, le rouge avec l’éclat triomphal de la lumière qui a vaincu les résistances et qui y a trouvé une vivante splendeur, ne seraient-ils point significatifs pour l’âme comme pour le regard ? Mais il faut bien se garder de glisser sur la pente des analogies et de faire de la couleur, qui est une manifestation originale, un pur instrument de peinture morale.

La vie est belle et intelligible en toutes ses formes, et il n’est point dans l’infini de sphère distincte qui ait besoin d’emprunter à d’autres un rayon d’idéal. Ce rayon d’idéal luit intérieurement à tous ceux qui aiment ; toute passion est révélatrice. Est-ce à dire que la pure intelligence ne puisse ajouter aux joies de l’artiste ? Il me semble que quand la vérité explicite rencontre l’instinct, de cette lumière et de cette ardeur doit jaillir une flamme d’intelligence passionnée, éclatante et chaude ; l’intuition du regard doit être plus profonde et plus joyeuse, lorsqu’en lui c’est l’esprit qui voit.

Aussi bien la science ne peut-elle tirer aucun secours pour ses recherches propres de ces pures et profondes intuitions du regard intelligent ? S’il était démontré que le rouge c’est la lumière vue à travers l’obscurité, et le bleu l’obscurité vue à travers la lumière, est-ce que cette indication ne serait point précieuse à ceux qui chercheraient à la source même de la lumière, au conflit originel de l’éther et de la matière, le secret des couleurs diverses mathématiquement contenues dans la lumière blanche ? Est-ce que pour démêler la constitution même des matières colorées, le rapport précis de leurs molécules aux rayons lumineux qui viennent les frapper, une définition préalable des couleurs ne serait point de grand secours ? En fait, la pensée de Gœthe s’est trouvée plus vraie sur bien des points, qu’elle ne pouvait le paraître à de purs newtoniens. Quand il protestait contre les globules, contre une théorie grossière qui matérialisait la lumière, son secret instinct et sa délicatesse artistique ne l’ont-ils point servi ? La théorie de l’émission a été remplacée par celle de l’ondulation ; les molécules en mouvement comme de petites balles ont été remplacées par des ondes qui se propagent, c’est-à-dire par des mouvements, ce qui est plus immatériel. De plus, il n’avait peut-être pas tort d’affirmer l’unité de la lumière et de s’indigner presque qu’on la morcelât. Car, comment faut-il entendre la composition de la lumière blanche ? Elle n’est pas un faisceau des diverses couleurs juxtaposées ; on admet, que dans une ligne mathématique, tous les éléments de la lumière blanche sont contenus ; la lumière réduite à un rayon strictement linéaire se décomposerait, au contact du prisme, en un spectre complet allant des ondes chimiques les plus courtes aux ondes calorifiques les plus lentes, en passant par les nuances innombrables de couleurs du violet au rouge ; les ondes diverses, en nombre infini, sont considérées comme superposées, et comme se propageant dans la même direction avec la même vitesse à travers l’espace éthéré ; cette superposition d’un nombre infini de mouvements distincts dans un rayon linéaire, est-elle représentable à l’imagination ? Est-elle l’expression saisissable de la réalité, ou seulement un symbole commode d’un phénomène inconnu, adapté, selon des relations mathématiques, au phénomène constaté de la dispersion ? Il ne nous appartient pas de le dire ; il apparaît bien cependant que c’est là une composition d’un ordre spécial. Quand les sept couleurs, sur un disque tournant, me donnent la sensation de blancheur, il n’y a pas simplement dans ma conscience superposition de sept sensation différentes : il y a une sensation unique, un acte de conscience déterminé ; et il est probable que cet acte de conscience simple correspond à un acte organique simple aussi, quoiqu’il y entre une multiplicité d’éléments. En réalité, la molécule lumineuse est animée d’un mouvement unique, qui est la somme des mouvements particuliers ; mais la somme d’une infinité de mouvements est-elle possible ? Tout ce qu’on peut se représenter, c’est un mouvement déterminé, susceptible de se diversifier indéfiniment. La simplicité n’exclut pas la multiplicité ; il faut seulement que cette multiplicité, au lieu d’être simplement juxtaposée, soit harmonisée en un système un : ce qui est vrai du moi conscient et de l’organisme qu’a fait le monde ne serait-il pas vrai du monde lui-même, et la lumière ne serait-elle pas une et simple au sens où Gœthe l’entendait, tout en enveloppant une possibilité infinie de rythmes distincts qui, au contact de notre sphère, s’isolent et se séparent les uns des autres ? Ne voyons-nous pas que la lumière n’est pas un total comme les autres ? La blancheur qui résulte de sept couleurs résulte aussi de trois couples distincts de deux : le rouge et le vert, le jaune et le bleu produisent le blanc ; il est vrai que le blanc est une sensation ; mais toute sensation étant liée à un état organique, la même sensation correspond au même état ; et puisque deux couleurs, par leur coopération, peuvent produire sur l’organisme le même effet que les sept, n’est-ce pas que ces deux couleurs, au point de vue mécanique, forment à peu près le même système que les sept ? La lumière n’est plus ainsi une simple somme, puisqu’on peut la maintenir en retranchant la plupart de ses éléments. L’hypothèse même de Young, qui n’admet dans l’œil que le rouge, le vert et le violet, montre bien que la composition apparente peut se résoudre en simplicité : ainsi les rayons jaunes excitant à la fois les nerfs du rouge et ceux du vert, déterminent la sensation du jaune, c’est-à-dire que la simplicité du rayon physique a trouvé son équivalent dans la coopération de deux rayons physiologiques. Les phénomènes de phosphorescence nous montrent une radiation chimique simple, transformée et restituée par le diamant sous forme de spectre lumineux complet. Le diamant a trouvé, dans un simple rayon, la matière de toutes les couleurs et des nuances innombrables du spectre. Si l’on examine les couleurs complémentaires, on voit que les deux couleurs qui donnent du blanc offrent une moyenne de luminosité constante : à mesure que dans le couple la luminosité d’une couleur s’éteint, la luminosité de l’autre s’avive.

Voici, en effet, la liste de ces couleurs :

Le rouge et le vert bleuâtre ;

L’orangé et le bleu cyané ;

Le jaune et l’outremer ;

Le jaune verdâtre et le violet.

Ainsi, dans le premier membre, luminosité croissante ; luminosité décroissante dans le second. Il est à remarquer que, pour que la loi soit exacte, le jaune verdâtre doit être plus lumineux que le jaune pur, et que, par suite, il doit davantage se rapprocher du blanc ; c’est dire que le vert équivaut à une addition de lumière blanche. Nous touchons là un fait très curieux et même, à mon sens, décisif. Le vert, dans tous les mélanges de lumière, joue le rôle du blanc, et il tire les couleurs vers le blanc. Lorsque la luminosité d’un spectre lumineux étalé s’affaiblit graduellement, toutes les couleurs successivement s’éteignent, et le spectre tout entier, avant de passer au gris, est verdâtre. C’est dire que le vert est comme la dernière forme de la couleur, avant qu’elle se perde dans la clarté incolore ; il n’est pas une couleur, il est la lumière à l’état de couleur.

Les couleurs obtenues par le mélange des matières colorantes et celles obtenues par le mélange des lumières, ne diffèrent sensiblement qu’à propos du vert ; une matière jaune, mélangée à une matière bleue, donne du vert ; une lumière jaune, mélangée à la lumière bleue, donne un gris blanchâtre ; le blanchâtre et le vert se substituent ainsi l’un à l’autre, et, comme il est naturel, le vert couleur apparaît de préférence quand les lumières colorées sont engagées dans une matière ; à l’état libre, elles donnent du blanc. Ce qui confirme encore une fois la pensée de Gœthe et de Hegel, que les corps sont pour beaucoup dans la couleur en tant que telle. Quoi qu’il en soit, il apparaît bien qu’il y a une lumière qui est en même temps couleur, ou une couleur qui est en même temps lumière ; on dirait que la lumière, après s’être brisée et dispersée dans l’infinité des couleurs, a voulu, dans l’ordre même de la couleur, manifester son unité. Pourquoi est-ce sous la forme de vert ? C’est que le vert est la synthèse du jaune et du bleu ; or, le jaune, c’est la lumière vue à travers l’obscurité ; le bleu, c’est l’obscurité vue à travers la lumière ; le jaune et le bleu représentent donc les deux relations définies de la lumière et de l’obscur ; ils sont les types fondamentaux de toute couleur possible, et le vert qui les enveloppe, enveloppe par là même toute couleur ; ainsi, il est complet et parent de la blancheur qui est voisine de la lumière. Voilà comment la vie, qui se développe sous le soleil, est colorée en vert ; la terre renvoie au soleil sa lumière. Il semble qu’arrivés à ce point, nous tenions le nœud de tout le système des couleurs ; nous avons saisi entre elles des relations beaucoup plus précises et beaucoup plus vivantes que la pure continuité de longueurs décroissantes que la science y reconnaît ; et ce ne sera pas une des moindres gloires de Gœthe, que d’avoir compris que la pensée et les yeux avaient droit à s’occuper de la lumière aussi bien que le calcul.

Par les couleurs, la lumière fait amitié avec notre monde : la couleur est le gage d’union ; la matière pesante peut enrichir l’impondérable en manifestant d’une manière éclatante ce qui se dérobait en lui ; l’obscurité, en faisant sortir les couleurs de la lumière, lui vaut, dans notre sphère, un joyeux triomphe ; et la lumière en même temps, en s’unissant à la matière pesante dans la couleur, l’allège et l’idéalise : rien ne demeure stérile ; tout fait œuvre de beauté. Les molécules dispersées dans l’air nous donnent les splendeurs du couchant ; l’obscurité infinie des espaces vides, se répandant dans la clarté du jour, l’adoucit en une charmante teinte bleue ; le mystère même de la nuit et la brutalité de la lumière, saisis au travers l’un de l’autre et l’un dans l’autre, conspirent à une merveilleuse douceur : le jour manifeste la nuit ; car, plus la lumière est abondante et pure, plus le ciel est profond, et plus le regard devine l’immensité des espaces qui sont au delà ; et le soir, quand le voile de clarté tombe pour laisser voir la nuit à découvert, on la trouverait bien vulgaire et bien triste, si elle ne s’emplissait lentement d’un autre mystère.

Devenue expressive dans la couleur, la lumière s’est rapprochée du son : elle peut concourir avec lui à manifester l’âme des choses ; tandis qu’un son qui s’élèverait dans la pure clarté serait comme une voix dans le désert, sans rien qui la soutienne ou lui réponde, les sonorités du monde s’harmonisent à ses splendeurs. La magnificence ou la tristesse des teintes correspond à la plénitude joyeuse ou à la douceur voilée des sons : la lumière, dans sa lutte et son union avec l’obscurité, est devenue dramatique, et elle s’accorde avec un monde où tout est action ; l’ombre, en pénétrant dans la clarté, y a glissé d’intimes trésors de mélancolie que le bleu pâlissant du soir communique à l’âme, et la sérénité impassible de la clarté pure est devenue, au contact de l’ombre qu’elle dissipe en s’y transformant, quelque chose de plus humain, la joie. Voilà comment peuvent se rencontrer et se fondre, dans une expression commune, le rayon qui tombe du soleil et la plainte qui monte du sillon ; la verdure toute jeune du printemps, où transparaît la sève, s’accorde avec le bruissement vif et doux des premières feuilles, pour insinuer aux sens et à l’âme le renouvellement de la vie ; la clarté dorée, qui partage gaiement la rue avec l’ombre douce, réjouit le cœur, comme le bruit allègre du marteau interrompu de tranquilles silences ; et le soir, quand la terre devient noire, quand la dernière lueur rouge du jour lointain qui s’en va sollicite à le suivre le regard et le cœur inquiets, ce départ de la clarté qui laisse vides nos horizons jette en nous une pénétrante tristesse d’infini, que les voix innombrables qui s’élèvent alors de la terre, comme un long et religieux appel, renouvellent à leur manière et gravent au cœur. Ce n’est point l’homme, arbitrairement, qui recueille les clartés et les sons et qui les harmonise. La poésie n’est point une invention de l’âme rassemblant, dans une unité factice, les éléments épars de la beauté et les diverses manifestations de l’être. Cette unité est dans les choses : l’intime mélange de l’être et du non-être est au fond de tout, dans le désir vague des cœurs, dans l’effort impuissant des grands souffles à se soumettre l’espace, dans la splendeur atténuée et finissante du dernier rayon ; et il n’est pas étrange que, de toutes les profondeurs de la nature et de l’âme, je ne sais quoi d’analogue sorte parfois que les sons et les clartés et les rêves du cœur traduiront tous à leur manière, mais dans une saisissante harmonie. De proche en proche et par l’universelle liaison des choses, un même ébranlement de mélancolie et de joie s’étend, à certaines heures, à toutes les sphères de la vie : la lumière pâle et inquiète, qui tombe de l’abîme obscurci du ciel, rencontre en son chemin l’inquiétude de la vie déséquilibrée par le départ de la lumière, le trouble de la forêt qui s’enveloppe en vain contre l’invasion de la nuit de souffles grondants, le trouble des cœurs qui, ne s’appuyant plus aux formes distinctes et familières, aux images aimées de la vie, s’étonnent et chancellent, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé, dans un équilibre nouveau avec l’infini du soir et la familiarité avec le mystère, une fermeté plus haute et un plus vaste repos.

CHAPITRE VI

de l’espace


Il nous était impossible de chercher quelles idées sont enveloppées dans les sensations sans toucher aux idées de mouvement et d’être, c’est-à-dire, par certains côtés, à l’idée même d’espace. Maintenant, il nous faut l’aborder directement et l’étudier en elle-même. Cette étude propre de l’idée d’espace est, on peut le dire, une conquête de la philosophie moderne, et c’est un des plus curieux problèmes de l’histoire de l’esprit humain que l’état d’enveloppement et de sommeil où était restée, avant Descartes, Leibniz et Kant, cette question si explicite aujourd’hui. Aristote parle bien du lieu ; mais le lieu n’est qu’une certaine relation entre une portion d’espace occupée et l’objet occupant. Il traite aussi du continu ; mais le continu s’applique au temps et au mouvement autant qu’à l’espace même. Il analyse aussi la catégorie de la quantité ; mais la catégorie de la quantité ne se confond pas avec l’idée d’espace : elle est, en tant que catégorie, objet d’intelligence. L’espace, en tant qu’espace, est, sinon objet de perception, au moins intimement uni aux objets de perception. De plus, la catégorie de la quantité ne comprend pas seulement l’ordre de l’extension : elle s’applique aussi à la qualité, et, se mêlant à elle, elle devient l’intensité, le degré. Donc la philosophie d’Aristote, qui est le recueil à peu près complet des problèmes que s’est posés l’esprit antique, ne contient pas, à l’état précis, le problème de l’espace. Il fallait, pour donner à cette question toute sa précision et tout son essor, deux révolutions, l’une dans la conception du monde matériel, l’autre dans le monde moral. Tant que l’univers a été considéré comme fini et nécessairement fini, il est évident que l’idée d’espace devait être subalterne. En effet, ce qui donnait l’être au monde en son entier, comme aux diverses parties qu’il enveloppe, c’était la forme, la détermination, la limitation. Dès lors, le ressort de développement continu et indéfini qui est comme caché dans l’idée d’espace, et qui, en jouant, produit l’infinité du monde, était à ce point comprimé par toutes les conceptions antiques qu’il n’apparaissait plus, et que l’idée même d’espace subissait une inévitable déchéance. Sans doute, les anciens avaient la notion de l’indéfini ; mais l’indéfini était pour eux, ou bien la matière susceptible d’entrer dans toutes les formes possibles, ou bien la série illimitée des nombres, ou bien certaines relations numériques qui ne se prêtaient pas à des formules simples et harmonieuses. Livrer l’espace à l’indéfini eût été lui livrer le monde lui-même. C’est ainsi que l’espace ne pouvait être attribué, par les anciens, ni au fini, puisqu’il n’avait point de forme propre, ni à l’indéfini, puisqu’il avait une limite nécessaire comme le monde lui-même. Il n’avait donc place dans aucun des deux contraires entre lesquels, pour la philosophie antique, se partageait la réalité. Il restait donc comme un problème inaperçu et hors cadre. La pensée y touchait sans cesse, mais à propos d’autre chose et sans le reconnaître. Il est bien vrai que la philosophie de Démocrite et d’Épicure, par l’idée du vide et de l’infini, posait le problème de l’espace ; mais on sait que cette philosophie n’exerça pas une influence profonde sur la métaphysique antique, que le génie romain et même le génie grec en recueillirent surtout les applications morales. D’ailleurs, dans le système de Démocrite, ce qui était le fond de la réalité, la base de l’univers, c’était l’atome. Or l’atome était figuré, c’est-à-dire déterminé, et sa figure était éternelle : elle n’avait pas commencé, elle ne pouvait pas périr. Or, rien ne répugne plus à l’idée d’espace que l’idée d’une détermination de forme essentielle, absolue, invariable. L’espace n’était donc plus que le vide, et le vide lui-même n’existait qu’en vue de rendre possibles les groupements et les dissolutions d’atomes. Il donnait un peu de jeu à la machine, et c’était tout. L’infinité même de l’univers n’était qu’un prétexte aux combinaisons infiniment variées des atomes. L’infini de l’étendue n’avait donc pas, pour Démocrite et pour Lucrèce, ce caractère auguste et sacré qui seul eût retenu la méditation de l’esprit antique. Au bord des flots, Lucrèce ne se laissait point aller aux rêveries d’infini : il évoquait Vénus, c’est-à-dire la beauté idéale et féconde définie en son contour divin. Les idées de Démocrite ne restent pas moins comme un germe, et lorsque l’astronomie, avec Copernic, aura soupçonné que la terre n’est pas le centre du monde, l’espace apparaîtra à Giordano Bruno dans sa puissance infinie, absorbant toutes les formes, débordant toutes les sphères ; et en même temps, comme l’âme humaine était toute pleine de l’infini chrétien, en se répandant dans l’espace, elle y répandra son Dieu ; ou plutôt, il lui semblera que c’est l’infinité même de Dieu qui se révèle et qui sourit sous l’infinité transparente de l’étendue ; c’est-à-dire que la pensée aura en face d’elle, non pas un infini de hasard déchiqueté et morne comme celui de Démocrite, mais un infini sacré nécessaire comme Dieu, plein comme Dieu. L’infini qui était dans l’âme et l’infini qui était dans le monde s’appelaient l’un l’autre ; l’âme, par la puissance illimitée de son vol, créait l’infini de l’espace en le découvrant, et l’infini de l’espace élargissait à sa mesure les ailes de l’âme. Peut-être y avait-il, dans cette première rencontre de l’âme humaine et de l’infinité extérieure, une secrète et mutuelle tromperie ; peut-être l’âme humaine répandait-elle, dans l’espace sans fond, la vanité de ses rêves ; peut-être l’espace infini, qui appelait l’âme humaine comme par une révélation nouvelle ou une promesse de Dieu, devait-il la conduire de fatigue en fatigue, de déception en déception, jusqu’à l’affirmation de l’universelle détresse. Mais il se peut aussi que la première fête de l’âme et de l’infini extérieur contienne une vérité ; il se peut que l’âme n’eût pu se répandre dans l’infini extérieur avec ses tendresses, ses caresses et ses songes, si cet infini extérieur lui-même n’eût contenu un secret divin d’espérance et de douceur. Quoi qu’il en soit, l’espace n’a attiré l’attention de l’esprit que lorsqu’il a apparu par son infinité comme une puissance, et son infinité même ne s’est révélée qu’illuminée d’un reflet religieux.

Mais c’est d’une autre façon aussi que la révolution chrétienne a donné de la valeur à l’idée d’étendue et d’espace. Le développement de la vie intérieure, l’habitude du recueillement et de la spiritualité rendaient plus sensible aux intelligences le contraste entre la pensée et le monde étendu. Déjà Augustin s’étonne que dans l’âme inétendue puissent jaillir et se mouvoir des images étendues. Mon âme, par l’imagination, par le souvenir, voit le ciel, la mer et la terre ; quel mystère et quel prodige ! Or, s’il y avait déjà dans l’ordre tout intérieur de la pensée un conflit et comme une contradiction insoluble entre les éléments spirituels et les éléments imaginatifs et sensibles, à plus forte raison l’opposition devait-elle éclater entre l’âme d’un côté, l’univers étendu de l’autre. La concentration de la vie chrétienne ramassait l’activité de l’âme en un point tout intérieur et tout ardent. L’univers, au contraire, sous la forme de l’étendue, apparaissait comme une dissipation infinie, où rien n’était intérieur à soi-même. Et comme il n’y a ardeur et vie que là où il y a concentration, il apparaissait sous la forme de l’étendue comme une passivité indifférente et morte. Tout à l’heure, nous avons vu l’âme humaine laissant déborder dans l’infini extérieur sa propre infinité, et sacrant en quelque sorte l’infinité de l’espace. Il n’y a pas contradiction à la montrer maintenant sous la même inspiration d’origine chrétienne se resserrant en soi-même et s’opposant à l’étendue de l’univers ; car si elle se complaît un moment dans l’infini de l’étendue, c’est parce qu’un moment elle se l’approprie, elle se l’assimile ; c’est parce qu’elle en fait jaillir par une excitation passionnée la même infinité de tendresse et de foi qu’elle porte en elle. Mais elle s’épuise vite à se prodiguer ainsi. Si l’infini de l’étendue tressaille à son appel, c’est en lui dérobant sa flamme ; elle rentre en elle-même de peur de se perdre en se donnant. Et alors elle sent d’autant plus l’opposition qu’il y a d’elle au monde que l’ayant un instant parcouru en maîtresse, elle ne peut cependant le posséder. Je me rappelle qu’un soir, sur ma couchette d’écolier, par la demi-fenêtre qui donnait sur le ciel, je vis dans les profondeurs une petite étoile d’une douceur inexprimable ; je ne voyais qu’elle et il me sembla que toute la tendresse que pouvaient contenir les sphères lointaines, que toute la pitié inconnue, qui répondait peut-être dans l’infini à nos inquiétudes et à nos souffrances, que tous les rêves ingénus et purs qui avaient rayonné des âmes humaines depuis l’origine des temps dans le mystère de la nuit, résumaient leur douceur dans la douceur de l’étoile, et un moment je goûtai jusqu’aux larmes cette amitié fraternelle et mystérieuse de l’âme et de l’espace infini. Puis, peu à peu, et sans qu’aucune pensée précise expliquât ce changement, je sentis comme une rupture étrange. Les profondeurs amies se creusèrent en un abîme d’indifférence et de silence. Je me dis que le foyer de pensée et de poésie juvéniles qui brûlait en moi s’éteindrait sans avoir pu réchauffer ces espaces glacés. Bossuet avait dit : « Allons méditer le silence sacré de la nuit. » Pascal avait dit : « Le silence éternel de ces espaces infinies m’effraie. » Tous les deux avaient l’âme chrétienne et je venais de passer en quelques instants de l’expansion de l’un au resserrement de l’autre. Mais qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre, l’idée d’espace prend toujours, par ses nouveaux rapports avec l’âme humaine, une valeur de premier ordre. Descartes ne fait que donner la formule de cet état nouveau des esprits lorsqu’il oppose la pensée à l’étendue. Avec lui et par lui la question de l’espace entre vraiment dans la philosophie. Ce n’est pas à dire, comme je l’ai déjà indiqué plus haut, qu’elle ne fût à l’état de préparation dans la philosophie antique. Celle-ci y avait louché par trois côtés, par l’idée d’être, par l’idée de matière et par l’idée de quantité. Pour nous qui cherchons justement quelles sont les idées qu’enveloppe le monde sensible, qui en font la vérité et partant la réalité, il n’est pas indifférent de rechercher comment l’analyse de certaines idées acheminait la philosophie antique à l’étude de l’espace, forme universelle du monde sensible. Cela importe d’autant plus que le suprême effort et, si j’en crois beaucoup de penseurs, la suprême victoire de l’idéalisme subjectif a été précisément de réduire l’espace à n’être que la forme de la sensibilité humaine. Avant de demander directement ses titres à cette doctrine, nous avons bien le droit d’aller chercher, dans les conceptions vigoureuses de la métaphysique antique, une sorte de cordial.

Il serait puéril de dire que les Éléates ont ramené l’idée d’être à l’idée d’espace. Comme nous l’avons déjà dit, la question ne se posait pas en ces termes pour les anciens, et puis l’idée d’être avait pour Parménide une sorte de plénitude qui ne saurait convenir exactement à l’idée d’espace. Il est impossible cependant de ne pas voir chez les Éléates l’espèce de symbolisme par lequel l’espace traduit l’être ; quand ils disent que l’être est un, homogène, continu, immuable, parlent-ils de l’être ou de l’espace ? Il n’est pas jusqu’à la forme sphérique qu’ils donnent au monde qui n’atteste la parenté des deux idées. La sphère, c’est l’homogénéité absolue de la forme, c’est la forme qui altère le moins l’homogénéité, l’unité, la continuité essentielles de l’être, ou plutôt elle ne les altère pas du tout, elle les exprime. Ainsi, pour compléter l’affinité intime de l’espace et de l’être, c’est une détermination d’espace qui détermine l’être, c’est une forme d’espace qui assure et qui manifeste l’immuable plénitude et la divine unité de l’être. Point de saillie bizarre par où l’être entrerait dans la multiplicité ; une uniformité close par où l’être, comme le monde, se repose en soi.

Mais ce n’est pas tout, et lorsque les Éléates veulent montrer que le multiple de l’être est contradictoire, c’est dans l’ordre de l’espace et du mouvement qu’ils prennent leurs exemples et leurs démonstrations, la flèche d’Achille et la tortue. Pour bien saisir le sens de ces discussions plus profondes encore que subtiles, il faut ramener le problème de l’espace et du mouvement au problème de l’être et de la multiplicité. Si l’on s’arrête à mi-chemin, si l’on s’enferme dans le problème spécial d’Achille et de la tortue, tel qu’il a été posé par Zénon, il est impossible, d’une part de saisir le but poursuivi par les Éléates et, d’autre part, d’échapper à la logique mathématique de leurs conclusions. Mais pourquoi y a-t-il un Achille, et pourquoi y a-t-il une tortue ? pourquoi existe-t-il des grandeurs déterminées, définies par de mutuels rapports ? et comment certaines portions d’espace qui sont en un sens infinies, puisqu’on peut y trouver à l’infini des éléments toujours nouveaux, peuvent-elles être circonscrites par des figures finies ? Comment, en un mot, l’infini se laisse-t-il envelopper et comprendre dans le fini ? Voilà le problème préalable et fondamental, et c’est bien ainsi que les Éléates l’entendaient, car ils voulaient aboutir à la suppression du multiple, c’est-à-dire de la figure, aussi bien que du mouvement. Du moment qu’on a accepté l’existence d’Achille et de la tortue, c’est-à-dire de grandeurs distinctes animées de mouvements distincts et comparables, il n’y a plus qu’à abandonner à son jeu spontané toute cette mécanique de formes et de mouvements. Vous avez accepté le multiple dans l’unité de l’être, vous n’avez plus qu’à accepter le mouvement dans l’immobilité de l’être, et ce n’est pas à vous à lui faire la loi puisqu’il s’impose à vous. Vous avez accepté une première violation de l’être par le multiple, c’est vous qui tombez en contradiction lorsque vous prétendez réparer et réveiller l’idée de l’être pour rendre impossible le mouvement. Au fond c’est bien une conclusion touchant le multiple et l’être, que les Éléates cherchaient dans leurs discussions touchant le mouvement et l’espace, et j’ai bien le droit de dire que, pour conclure ainsi de l’ordre de l’espace à l’idée de l’être, l’éléatisme devait bien sentir la coïncidence sinon l’identité des deux notions. Tant qu’ils se bornaient à nier qu’Achille pût atteindre la tortue sans nier et la possibilité d’Achille et la possibilité de la tortue, les Éléates ne se bornaient pas à mettre l’expérience sensible en contradiction avec une idée ; ils mettaient une partie de notre expérience sensible en contradiction avec une autre partie de cette même expérience, ou plutôt, en ayant l’air d’accepter l’existence d’Achille et de la tortue ils acceptaient l’expérience sensible elle-même comme le champ de course où l’expérience sensible devait trébucher. Par là leurs discussions prenaient un faux air de paradoxe subtil et de jeu d’esprit. Au contraire, dégagez la conclusion secrète qui est dans ces discussions, frappez de contradiction, par une sorte de choc en retour et en vertu de la liaison cachée de l’espace et de l’être, non seulement le mouvement mais le multiple, la figure, la grandeur, la relation, tout le sensible en un mot ; ce qui se mêlait de fausses puérilités aux discussions éléatiques disparaît avec le sensible lui-même dans les profondeurs immobiles de l’être éternel. Et en même temps le problème rapetissé tout à l’heure à une sorte de sophistique mathématique retrouve toute sa grandeur et toute sa sincérité métaphysique. C’est le problème de l’être, de l’un, de l’immuable, à concilier avec le sensible, le multiple et le changeant. Les Éléates, à vrai dire, n’ont pas tenté cette conciliation, ils ont abîmé leur pensée dans la sérénité de l’unité éternelle et ils n’ont résolu le problème du multiple que par le dédain. Mais c’est justement dans les profondeurs mêmes de l’être que nous trouverons la solution du problème, c’est précisément de l’unité éternelle et pour attester cette unité que germe la multiplicité infinie. J’ai eu l’occasion de le dire plus haut : la confusion la plus dangereuse, je dirai presque la confusion mortelle, celle qui nous empêche de comprendre le monde et la vie, c’est celle qui assimile idée et abstraction. Réduire à l’état d’inertie ce qui est idéal, parce que cela est idéal, est un contre-sens monstrueux contre lequel réclame non seulement l’instinct métaphysique, mais encore une expérience un peu interne et profonde de la vie. L’être assurément n’est ni visible ni palpable, mais il est, cependant, et tout est par lui. Il n’est point nécessaire pour le sentir d’être un méditatif comme Malebranche et de faire le demi-jour dans son âme. Il n’est point nécessaire de passer par toutes les observations et déductions qui ont amené Leibniz à sa riche formule : « Il y a de l’être en chacune de nos pensées. » Il suffit d’avoir connu quelques-unes de ces émotions pleines et harmoniques où toutes les puissances de l’âme vibrent à la fois.

La pensée, d’un mouvement naturel et en dehors même de toute règle et de toute méthode, s’élève, par degrés, des objets les plus particuliers aux conceptions les plus générales. Il y a d’un degré à l’autre une certaine continuité logique, parce que les idées superposées s’enveloppent partiellement les unes les autres, et que l’esprit retrouve, dans les conceptions plus générales, quelques-uns des éléments compris dans les idées moins générales, ou les objets particuliers. Mais, au point de vue purement logique, ce mouvement de l’esprit n’est en quelque sorte qu’un appauvrissement continu, puisqu’il laisse en chemin toutes les déterminations, et qu’arrivé au bout, il n’a retenu qu’une idée, la plus générale, mais aussi, au point de vue logique, la plus vide de toutes, l’idée d’être. Comment se fait-il donc que dans ce mouvement de contemplation l’esprit sente en lui-même, non pas une détresse croissante, mais, au contraire, un enrichissement de joie et d’orgueil ? Comment se fait-il que Platon, ayant longuement familiarisé son âme avec les objets bons et beaux, s’élève, avec un enthousiasme grandissant, jusqu’à cette idée de l’être, qui lui apparaît si belle et si pleine, qu’il se demande si ce n’est pas en elle que l’idée du bon resplendit le mieux ? Cet ignorant de Jean-Jacques s’abandonnait lui aussi, dans les champs et sous les bois, à l’essor spontané de la pensée platonicienne ; il avait fait de l’histoire naturelle tout le jour, il avait ramassé des échantillons minéraux, classé des plantes, étudié des insectes, et peu à peu, le soir venu, il méditait sur tous les rapports qui enchaînaient tous ces êtres, puis tous les êtres ; et sa pensée s’élargissait bien au delà des vastes horizons du soir jusqu’à l’idée de l’être universel, en qui elle résumait et agrandissait tout ensemble les joies éparses de sa journée. Comment cela est-il possible ? comment la pensée, en paraissant se dépouiller, s’enrichit-elle en effet ? c’est que l’idée d’être n’est pas un élément juxtaposé aux choses qu’on en isole par dissection ou analyse ; elle est au fond des choses, ou, plutôt, elle en est le fond ; ni l’âme, ni l’esprit, ni les sens ne peuvent rien toucher sans toucher à elle. En savourant les parfums, les clartés, les formes, les joies intimes, nous nous imprégnons d’être par toutes nos puissances de connaître et de sentir. Il y a, de l’être à ses manifestations changeantes, une merveilleuse réciprocité de service. Si nous ne sentions pas l’être, au fond même des choses les plus subtiles et les plus fuyantes, notre âme se dissoudrait dans la vanité et l’incohérence de ses joies. Il y a, jusque dans la subtilité du rayon qui se joue, quelque chose de résistant, et si les couleurs et les sons peuvent se compléter dans notre âme par d’étranges et mystérieuses harmonies, c’est que les sons et les couleurs mêlent, dans les profondeurs de l’être, leurs plus secrètes vibrations. Mais, pendant que d’un côté l’être donne ainsi, à toutes les manifestations sensibles, ce commencement d’unité qui est nécessaire aux choses les plus libres, et cette solidité qui est nécessaire aux plus exquises, les manifestations sensibles, à leur tour, communiquent à l’être un ébranlement mystérieux qui leur survit. Rien de précis ne subsiste dans mon âme des belles formes que j’ai admirées, des parfums que j’ai respirés, des splendeurs dont je me suis enivré ; et pourtant, lorsque mon âme, toute vibrante de ces émotions disparues, s’élève jusqu’à l’idée de l’être universel, elle y porte, elle y répand à son insu les frissons multiples qui l’ont traversée ; voilà comment l’idée de l’être n’est point vaine : c’est que, s’étant répandue en toutes choses, dans les souffles, dans les rayons, dans les parfums, dans les formes, dans les admirations et les naïvetés du cœur, elle a gardé quelque chose de toute chose ; ses profondeurs vagues sont traversées de souffles que l’oreille n’entend pas, de clartés que l’œil ne voit pas, d’élans et de rêves que l’âme ne démêle pas. Toutes les forces du monde et de l’âme sont ainsi dans l’être, mais obscurément et n’ayant plus d’autre forme que celle qui est marquée, pour ainsi dire, par leur plus secrète palpitation. Quand la mer a débordé doucement sur une plage odorante, elle ramène et emporte, non pas les herbes et les fleurs, mais les parfums, et elle roule ces parfums subtils dans son étendue immense. Ainsi fait l’être qui recueille, dans sa plénitude mouvante et vague, toutes les richesses choisies du monde et de l’âme. Dirons-nous donc, maintenant, qu’il est une abstraction et non pas une réalité ?

L’être étant une réalité et toute la réalité, qu’est-il en son fond ? L’être ne peut pas être plus ou moins l’être, il n’y a pas de degrés en lui. Partout où il est, il est pleinement, c’est-à-dire qu’il est, en tous ses points, infini. Mais, par là même, une partie quelconque de l’être équivaudrait à l’être tout entier. Une partie de l’être, étant infinie, ne pourrait pas s’agrandir en s’annexant une autre partie de l’être, c’est-à-dire que, si l’être restait indéterminé, toute partie de l’être serait indifférente à toute partie de l’être. L’être serait indifférent à lui-même, et la réalité infinie se résoudrait en un néant infini. L’être donc, par cela seul qu’il est l’être, et qu’il veut persévérer dans l’être, aspire à se déterminer, à se préciser, et à réaliser l’unité vivante de l’infini par l’harmonie de ses formes innombrables. Pour durer, l’être doit cesser d’être l’unité indéterminée pour devenir un système : de là l’univers. Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit point ici d’une déduction chronologique, il n’y a pas eu un temps où l’être était à l’état indéterminé, il n’y a pas eu une heure où il est passé subitement, sans raisons saisissables, à l’état de détermination, à l’état d’univers. Non, c’est par une nécessité interne et éternelle que l’univers procède de l’être. De même que nous ne pouvons pas saisir l’être à l’état d’être, quoiqu’il soit au fond de tous les phénomènes, de même il nous est impossible de saisir dans la durée l’acte par lequel l’être passe de l’indétermination à la forme, quoique cet acte soit incessant. Mais, comme nous pouvons nous donner, sous la diversité des phénomènes, le sentiment et presque la sensation de l’être, nous pouvons aussi, en comprenant et éprouvant nous-mêmes l’aspiration intérieure et infinie de l’être vers la précision, c’est-à-dire vers la vie et l’harmonie, assister à la création continuelle et profonde de l’univers. Et si l’on nous objectait qu’ici nous avons l’air de faire sortir l’acte de la puissance, la forme de l’indéterminé, tandis que plus haut nous avons au contraire déduit la puissance de l’acte, nous répondrions que maintenant nous étudions l’être à l’état de nature : c’est dans la nature que nous sommes, et non plus en Dieu.

L’être étant ainsi donné, il est aisé de voir comment l’espace lui est corrélatif. Les deux idées se tiennent à tel point qu’il n’est pas possible de les distinguer nettement. Supprimez, par la pensée, toutes les manifestations de l’être, toutes les formes, toutes les couleurs, toutes les résistances, et il vous semblera vous trouver dans l’immensité indéterminée de l’espace. Supprimez de même, par la pensée, toutes les formes, toutes les existences qui peuplent l’espace ; faites dans l’espace le vide absolu, ou ce que vous croirez être le vide, vous sentirez bientôt que ce vide apparent est empli et déborde d’être, parce qu’il est tout à la fois l’infini et l’aspiration vers l’infini. Tantôt l’être, quand notre pensée pénètre en lui, nous donne un sentiment de plénitude et de repos, tantôt, au contraire, il nous communique les aspirations qui le travaillent. Ou bien nous nous reposons en lui des agitations superficielles de la vie, ou, au contraire, notre âme déborde, en se mêlant à lui, d’aspirations puissantes et vagues vers la vie. Il est tantôt le port immobile et calme où nous nous abritons, tantôt la source profonde et bouillonnante d’où la vie s’échappe. Or, tantôt l’espace, par ses immuables étendues, nous emplit l’âme d’une sorte de placidité, tantôt, au contraire, il déchaîne, en y mêlant son infinité vague, toutes les puissances intérieures de notre âme. Chose étrange et significative que cette correspondance de l’être que nous ne voyons pas et de l’espace que nous voyons ; mais voyons-nous, en effet, l’espace ? L’espace pur, non, certes, et, sans les sensations diverses qui le déterminent pour nous, il ne serait pas objet de perception. Mate aussi toutes ces sensations elles-mêmes que seraient-elles sans l’espace qui y est mêlé ? Donc, nous sentons l’espace dans et par les sensations, mais nous le sentons ; donc, l’être, par l’espace qui l’exprime et le traduit, est visible et sensible. N’opposez plus les sens à la pensée ; les sens et la pensée se touchent et se pénètrent. La pensée voit par les yeux du corps.

Quelles sont les relations de l’espace et de la matière ? Descartes considérait l’étendue comme l’essence même de la matière. On peut, prenant un corps, le dépouiller, par des transformations successives, de toutes ses qualités, on peut lui enlever, au moins par la pensée, la couleur, la chaleur, la saveur, etc. On peut en modifier l’état physique, on peut en changer la forme indéfiniment, on peut lui retirer la pesanteur. Mais il reste toujours étendu, et non seulement il reste étendu, mais la quantité d’espace qu’il occupe reste toujours la même. Qu’il soit solide, liquide ou gazeux, ou même à l’état impondérable, que ses éléments soient groupés ou dispersés, le volume total qu’ils occupent est invariable, et il est la seule chose qui soit invariable. Le poids total du corps ne varie pas dans les transformations physiques qu’il subit de l’état solide à l’état gazeux, de l’état gazeux à l’état solide, mais il est un point où le poids disparaîtrait avec la pesanteur elle-même, et si le corps appuyait son existence sur ses qualités périssables, il risquerait de s’évanouir. C’est seulement par la quantité d’espace qu’il occupe qu’il s’inscrit dans la réalité impérissable et éternelle. Il n’existe que comme fragment de l’espace, et c’est seulement parce que le caprice changeant de ses formes découpe toujours la même quantité d’espace, qu’il participe à l’immuable réalité. L’impénétrabilité même des divers éléments du corps résulte de l’impénétrabilité des diverses parties de l’espace. C’est ainsi qu’au moins par un aspect, la matière, en son terme dernier, se confond avec l’espace. Spinosa, dans de très grandes paroles, dit : que l’étendue vraie, réelle, n’est pas l’étendue particulière et circonscrite des corps déterminés, mais l’étendue une, continue, infinie, dont tous ces corps ne sont que des modes, et qui emplit l’esprit d’une émotion divine. C’est là, au fond, la pensée de Descartes traduite par un homme qui ne concluait pas seulement à Dieu, mais qui le voyait. Descartes, en faisant de l’étendue l’essence même de la matière, a fait faire à la pensée humaine un pas décisif. Aristote avait analysé profondément la notion de matière ; il avait bien vu qu’aucune de ses qualités, ni la couleur, ni la saveur, ni la pesanteur, ni la forme, n’étaient essentielles ; et comme la matière se prête à toutes les qualités et à toutes les formes, il déclarait qu’elle est, en son fond, une pure puissance, une puissance indéterminée. Peut-être, à l’état de puissance pure et d’absolue indétermination, la matière pourrait-elle n’être considérée que comme une abstraction, puisqu’elle échapperait à la fois aux prises des sens et aux prises de l’esprit. Mais la matière, dit Aristote, souffre d’être une pure puissance elle sent que l’absolue indétermination n’est que non-être et laideur. Elle sent la beauté de la forme, et elle aspire vers la forme ; c’est cette aspiration qui fait la réalité profonde de la matière. La conception d’Aristote est admirable et vraie, et je n’y contredis pas, mais elle est incomplète. Aristote ne savait pas ou n’observait pas que, dans toutes ses transformations, la matière occupe toujours la même quantité d’espace, et alors il ne savait comment fixer, comment traduire cette puissance de transformation indéfinie, mais toujours égale à elle-même, qui constitue la matière. De plus, l’aspiration vers la beauté, vers la forme, vers la détermination, s’épuisait-elle dans une première réalisation de beauté ? Comment expliquer alors le mouvement continu dans le monde et dans les êtres ? Subsistait-elle, au contraire, mêlée obscurément à la puissance nue de la matière, toujours prête à de nouveaux élans et à de nouveaux efforts ? Mais où, comment, par quoi cette puissance nue de la matière, après une première détermination, marquait-elle sa survivance ? Complétez la pensée d’Aristote par la pensée de Descartes, et vous verrez que cette puissance indéfinie et toujours égale à soi se marque et se sauve par la quantité toujours égale d’espace occupée par les éléments du corps, et vous verrez en même temps que, même avec des déterminations précises, la matière, par sa participation à l’espace, reste en communication avec l’infini de l’être et de l’aspiration. Qu’est-ce à dire, sinon que la matière est rendue visible jusqu’en son fond par l’espace ? Il manifeste la puissance toujours égale qui subsiste sous toutes les transformations ; il atteste et il explique l’aspiration infinie qui subsiste sous toutes les déterminations. Puissance et aspiration, voilà le fond immatériel de ce qu’on appelle la matière, et cette immatérialité de la matière transparaît dans l’immatérialité de l’espace. Dans ces profondeurs transparentes de l’espace, qui se prêtent à toutes les formes changeantes de nos rêves, et qui sollicitent toutes les aspirations de notre âme, reluit et frissonne le secret même de l’univers. L’invisible devient visible dans cette manifestation à la fois idéale et réelle qui est l’espace. Trompés par la brutalité et la grossièreté de certains contacts matériels, nous pourrions croire à la brutalité et à la grossièreté de la matière elle-même. L’espace est un rappel immense et permanent à l’idéalité de la matière. Ceux qui contemplent, aiment et comprennent l’espace profond savent, sans s’en douter, ce qu’est la matière. C’est en ce sens nouveau qu’on peut dire : « Les Cieux racontent la gloire de Dieu, » et les simples, les humbles, quand ils répandent dans la sérénité du soir une âme vivante et bonne, quand ils mêlent doucement leur pensée à l’espace recueilli, lisent sans le savoir, dans l’infini qui est sur leur tête, le secret de la poussière qu’ils foulent aux pieds.

Donc l’espace a un sens, et par là même une réalité. Nous voilà bien éloignés du point de vue de Kant. Il faut distinguer, dans la théorie de Kant sur l’espace, deux parties essentielles : dans la première, il établit que l’espace est la forme a priori de la représentation, que nous n’en dérivons pas l’idée de l’expérience. En ce point, sa démonstration est irréfutable ; car, d’abord, comment pourrions-nous dériver de l’expérience l’idée d’espace, alors que l’espace, forme de la représentation, est la condition même de toute expérience ? Puis, il est bien certain que les axiomes de la géométrie ne sont point des vérités analytiques ; leur certitude s’évanouit donc, s’ils ne sont pas comme supportés par une intuition a priori et garantis par elle. Nous sommes bien loin de répugner à cette partie de la théorie kantienne, car l’espace étant pour nous l’expression sensible de l’être, de son immensité, de son unité, de sa continuité, de sa permanence immuable, des aspirations infinies qui le travaillent, il ne peut pas être le produit d’une expérience accidentelle et bornée : il est le fond préalable sur lequel toute expérience va s’appuyer et se dérouler. L’esprit ne peut pas l’acquérir ; car s’il ne l’avait pas d’emblée, il n’aurait plus aucune prise sur la réalité universelle : il aurait bien le sentiment de son énergie intérieure, mais cette énergie, sans l’espace et la sympathie de l’espace, ne pourrait se développer par le mouvement, se mêler aux choses et les comprendre en les animant. Elle brûlerait et se dévorerait elle-même comme un feu étrange, étouffé, sans lueur ni rayonnement. L’espace est le premier pacte et, en un sens, le pacte fondamental conclu entre la nature et l’esprit ; il est donc à la base même de toute expérience et de toute connaissance : il est à la base de l’esprit. Voilà pourquoi ce n’est ni par l’expérience ni par la réflexion que nous l’appréhendons ; mais il ne reste pas comme un bloc inintelligible, comme une assise brute sur laquelle s’édifie la connaissance. La réflexion qui ne l’a point créé le pénètre. Notre raison, après l’avoir utilisé, le justifie ; et lorsque, par la pensée, nous avons retrouvé en lui tout ce qu’il contient, nous avons détruit, par une action rétrospective, ce qu’il avait à l’origine d’aveugle et de brut. Toutes les clauses du traité secret conclu entre la nature et l’esprit s’éclairent, et, dans les relations de l’univers et de l’esprit, il n’y a plus d’instinct : tout est lumière.

Comment Kant est-il passé de l’apriorité de l’espace à sa subjectivité ? Il donne plusieurs raisons, mais qui toutes, du point de vue où nous sommes placés, semblent vaines. Tout d’abord, dit-il, l’espace devant être la forme a priori de la représentation, doit être dans l’esprit avant toute représentation. Il est donc la forme subjective de notre sensibilité humaine. Je ne méconnais pas la grandeur de cette conception : elle nous arrache violemment à toutes nos illusions sensibles ; elle renverse toutes les conceptions purement imaginatives de l’univers, et elle nous donne une sévère impression de mystère. Mais le raisonnement qui la soutient est bien loin de s’imposer ; car de ce que l’espace est a priori dans notre esprit, suit-il qu’il n’a de valeur que pour nous ? Est-ce qu’une forme a priori de notre esprit ne pourrait pas contenir le secret des choses mêmes ? Vous dites que l’espace ne concerne pas les objets en tant qu’objets, qu’ils n’y entrent que comme phénomènes. Mais pourquoi le phénomène ne serait-il pas significatif de l’objet ? Pourquoi, par conséquent, l’espace ne serait-il pas comme la toile immense où tous les objets de l’univers inscrivent, en caractères visibles, leur état intérieur ? Nous sentons en nous-mêmes des besoins, des appétits, des énergies, des aspirations. Nous voudrions aimer, être aimés, nous agrandir, nous répandre, nous mêler aux choses, leur donner et leur emprunter, puis nous concentrer en nous-mêmes pour assimiler et savourer ces richesses nouvelles, puis nous échapper de nouveau, plus riches et plus joyeux, vers l’infini. Or, cette énergie intime, invisible, qui est en nous, se répand et se communique par le mouvement visible : elle se mêle à l’espace par les gestes du corps, par l’éclair des yeux, par les vibrations de la voix, par le frisson qu’une âme débordante communique aux grands horizons. Or, tous les objets, quel que soit le mystère particulier de leur vie intime, par cela seul qu’ils prennent place dans l’espace, prennent place dans l’universelle continuité qui est une possibilité, un commencement et une promesse d’universelle harmonie. Par l’espace, toutes les âmes font la chaîne.

Les objets, si peu qu’ils soient, dans leur fond, analogues à notre âme, c’est-à-dire à une force d’unité et d’expansion, sont dans l’espace de deux manières.

Tout d’abord ils peuvent répandre leur âme secrète dans l’être universel ; ce phénomène pour les âmes cultivées s’appelle la rêverie. Mais qui sait jusqu’où elle peut descendre ? qui sait si l’atome, baignant dans l’éther immense sa forme définie et son mouvement rythmé, ne connaît jamais au point de contact de son être individuel et de l’être universel ce rêve d’infini que l’âme croit retrouver parfois dans la nature tout entière ? Or ce contact de tous les centres distincts de force et de vie avec l’être universel, est-ce qu’il n’est point symbolisé par l’espace infini, où toute forme se meut, originale, définie, mais point solitaire ?

En second lieu, si la rêverie tient quelque place dans la vie des êtres, celle-ci est surtout action. Or il est bien vrai que les êtres particuliers agissent sur d’autres êtres particuliers, unis à eux par des relations particulières. La molécule chimique agit sur d’autres molécules chimiques en vertu de lois définies d’affinité, d’antipathie. L’âme humaine agit sur d’autres âmes humaines, selon des lois définies d’affinité ou d’antipathie. Toute action est précise et se propose un effet précis, c’est-à-dire que l’être agissant avec les moyens d’action qui résultent de sa nature propre, veut obtenir ou des êtres ou des éléments certains effets qui peuvent résulter de la nature propre de ces éléments ou de ces êtres. L’action semble donc exclure tout ce qui est universel et flottant, c’est le corps à corps des guerriers sur le champ de bataille. Oui, mais regardez de plus près, et vous verrez que les communications les plus intimes, les plus délicates supposent l’intermédiaire de l’être universel ; que deux âmes aillent l’une vers l’autre, elles ne pourront se mêler que dans l’éclair des yeux ou le murmure des lèvres. Si discret que soit ce murmure, il ébranle l’air extérieur ; si rapproché et si court que soit cet éclair, il émeut l’éther illimité. L’infini est de moitié dans les confidences les plus secrètes, et les âmes les plus voisines ne peuvent se rencontrer qu’en le traversant. Bien mieux, comment peuvent-elles se comprendre ? l’une n’est pas l’autre, et si elles restaient chacune renfermée en soi, si elles ne se touchaient pas dans l’être universel, jamais elles ne parviendraient à s’entendre. Mais elles ont puisé à la même source, je veux dire l’infini qui les enveloppe et les pénètre, les sentiments de tendresse, de pitié, d’adoration, d’espérance, de rêverie par où elles se comprennent et se confondent. Ce qui est vrai des âmes, l’est aussi des corps. Comment un corps pourrait-il communiquer à un autre son mouvement s’il n’y avait pas un moment entre eux une continuité absolue et une identité fondamentale ? Ce n’est pas parce qu’un corps a telle forme, telle densité, telle structure physique, telle composition chimique, qu’il reçoit le mouvement d’un autre corps, c’est parce qu’il est, comme lui, un ensemble de forces et que toutes ces forces sont liées entre elles par l’unité de l’être universel. Le mouvement, par sa continuité et sa transmission, affirme cette unité, mais c’est elle qui le rend possible. Or cette unité essentielle de l’être, qui seule rend possible l’action, comme elle rend possible la rêverie, l’espace en est la manifestation visible, le symbole, et par là encore, tous les êtres, jusque dans leur fond, dans leur efficacité d’action comme dans leur effusion de rêve, sont dans l’espace.

En troisième lieu, il y a dans tout être, dans tout système un de force, une partie plus proprement active et concentrée, c’est-à-dire immatérielle, une partie plus proprement passive et diffuse, c’est-à-dire matérielle. Dans l’homme, par exemple, il y a l’âme et le corps ; dans la molécule chimique il y a d’abord l’énergie propre, spécifique de cette molécule, celle qui détermine son action et ses relations, c’est là l’activité définie, concentrée, ordonnée de la molécule ; c’est là la forme, l’âme de la molécule. Mais il y a autre chose : il y a les éléments dont la molécule se compose et qui ont des possibilités d’action différentes, contenues, mais non supprimées. De plus, la molécule chimique, en tant que telle, n’est pas animée de tel ou tel mouvement de translation, mais ce mouvement elle peut le recevoir ; elle contient donc, mais non pas comme molécule, non pas comme force chimique, une puissance de mouvement illimitée. Qu’est-ce à dire ? c’est que toute forme définie a pour support des puissances indéfinies qu’elle ordonne et concentre partiellement, mais qu’elle ne peut ordonner et concentrer que partiellement. Toute âme active et définie a pour support une matière plus ou moins diffuse et indéterminée. Et il est nécessaire qu’il en soit ainsi, car toute partie de l’être infini est infinie, et si un acte quelconque épuisait jusqu’en leur fond les puissances infinies qu’il organise partiellement, cet acte serait infini, il serait Dieu. Si l’âme épuisait dans un acte de pensée ou d’amour l’énergie intime et totale de la substance cérébrale, cet acte de l’âme serait infini. Toute matière aurait disparu, toute puissance aurait été absorbée, l’âme serait un esprit pur et infini ; elle serait Dieu. Il faut donc qu’il y ait en tout être matière et esprit, sans quoi tous les êtres, dévorant à leur profit exclusif l’être universel qu’ils enveloppent, s’égareraient dans une sorte de délire divin. Mais que suppose en tout être cette coexistence de l’âme et du corps qui n’est ni une simple juxtaposition, ni une fusion complète ? Mon corps est mon corps, mais il n’est pas moi. Or s’il n’est pas moi, et qu’il soit pourtant uni à moi, mêlé à moi, la situation où je me trouve est équivoque et fausse. D’un côté cette matière unie à l’esprit est pour lui une servante et une amie, de l’autre côté elle est une étrangère. Dans quel état contradictoire et incertain va être le monde fait de matière et d’esprit ! Mais si mon corps, en même temps qu’il est mon corps et qu’il m’apparaît tel, m’apparaît comme une partie de l’être universel, alors, comme je comprends l’être universel, comme ma pensée s’y plaît, comme elle s’en nourrit, mon corps dans la mesure même où il n’est pas moi ne m’apparaît plus comme un étranger.

Or, je vois et je sens mon corps dans l’étendue ; il m’apparaît dans l’étendue avec les autres corps, avec les autres êtres. Par là, en même temps qu’il est mon corps, il m’apparaît comme faisant partie du système universel. Les mouvements que j’accomplis par lui sont mes mouvements, mais ce sont aussi des mouvements qui entrent en relation dans l’étendue avec tous les autres mouvements. Par là mon corps, dans la mesure où il n’est pas moi, est pour moi une partie de l’être universel, de l’activité universelle. Ce qui, en lui, n’est pas assimilé par ma conscience et ma volonté, est assimilé par ma raison qui conçoit l’universel. Je comprends alors la pensée de Leibniz : le corps n’est que le point de vue de l’âme sur l’univers. Pour que de ce point de vue nous puissions contempler l’univers, il faut qu’en ce point de vue même, c’est-à-dire en notre corps, nous retrouvions l’universel. Or, c’est par l’étendue et le mouvement que notre corps rentre dans l’univers ; c’est donc par l’étendue et le mouvement que notre âme, dont le corps est tout à la fois l’organe et le point de vue, rentre dans l’univers. Tous les êtres, depuis la molécule jusqu’à l’homme, étant composés, au sens que j’ai dit, d’une âme et d’un corps, toutes les âmes de l’univers seraient isolées et étouffées en soi, si leur corps ne leur apparaissait pas non seulement comme l’organe de leur activité interne, mais aussi comme une partie de l’être universel. Grâce à l’étendue et au mouvement, les âmes peuvent se déterminer et fonctionner dans un organisme sans y être closes. L’étendue et le mouvement font rentrer l’organisme et avec lui l’intimité même de la vie de l’âme dans l’ampleur de l’universel. Or, comme le besoin d’expansion vers l’universel est le ressort dernier de toute activité consciente ou obscure, on peut dire que l’étendue et le mouvement rendent possible la vie intérieure des âmes. Donc, l’espace n’est plus une forme subjective de la sensibilité humaine ; il se développe du fond même de toute force, de toute vie, de toute âme.

Comme l’espace est lié pour nous à des sensations visuelles et musculaires, il nous est impossible de savoir sous quelle forme sensible il apparaît aux êtres, s’il en est, qui n’ont pas les mêmes sensations ou le même degré de conscience et d’aperception. Mais ce que nous savons, c’est que, s’ils sont des centres de force unis à d’autres centres par des relations quelconques, et travaillés d’une sourde aspiration vers l’infini, ces relations et l’infini lui-même doivent se traduire pour eux sous une forme qui est l’équivalent de ce que nous nommons l’espace, si bien que toutes les consciences humbles ou hautes de l’univers pourraient échanger leur forme d’espace, leur symbole de l’être universel. L’univers leur apparaîtrait le même en son fond ; elles le reconnaîtraient et se reconnaîtraient elles-mêmes sous le symbole nouveau, harmonique au précédent. Cette conception nous préserve, aussi bien que celle de Kant, des surprises et des crédulités de l’imagination ; elle respecte le mystère qui est dans les choses, mais elle permet en même temps à la pensée pure d’y pénétrer.

Notre dissentiment avec Kant tient à deux causes qui n’ont peut-être pas été suffisamment aperçues. D’abord Kant, en dressant la table des catégories : catégorie de la quantité, catégorie de la qualité, catégorie de la relation, catégorie de la modalité, a oublié de mettre en évidence l’idée d’être. Leibniz avait dit : « Il y a de l’être dans chacune de nos pensées. » Kant ne s’est pas souvenu de cette formule quand il a voulu épuiser, dans la table des catégories, le contenu de l’entendement. Cela tient à la méthode vicieuse qu’il a suivie pour dresser la liste des catégories. Il a voulu, pour ne pas procéder au hasard, dresser la table des catégories d’après la table des jugements, et comme les jugements se ramènent à quatre titres : quantité, qualité, relation, modalité, c’est à ces quatre titres aussi qu’il a ramené tout l’entendement. Seulement, le jugement n’est qu’une liaison de termes ; il se borne à exprimer cette liaison, et il ne met nulle part en évidence l’idée d’être qui est contenue aussi bien dans chacun des deux termes que dans leur liaison. Le verbe est qui relie, dans les jugements, l’attribut au sujet, n’exprime pas proprement l’idée d’être, mais seulement la relation de l’attribut au sujet. Lors donc que Kant prenait la table des jugements comme table indicative de l’entendement, il prenait l’entendement tout entier moins l’idée d’être, c’est-à-dire, pour détourner un mot de Leibniz, moins l’entendement lui-même.

En second lieu, Kant, ayant éliminé l’idée d’être et ne sentant pas l’être en chacune de nos pensées, ne pouvait plus sentir l’affinité profonde qui existe, par l’être, entre une conscience et les autres consciences. Il ne retrouvait pas, dans le particulier, un fond universel et, par là même, il ne pouvait universaliser la forme d’espace comme la condition même de toute vie psychique.

Du point de vue où nous sommes placés, toutes les autres objections et observations de Kant contre l’objectivité de l’espace tombent aisément. Kant dit que l’espace, comme intuition, comme condition préalable de l’expérience, nous est donné indépendamment des objets et de leur contenu. Or l’espace, comme intuition pure, ne contient que des rapports. Des rapports de lieu dans une intuition, « c’est l’étendue », des rapports de changements de lieu, « c’est le mouvement ». Or, dit-il, une chose en soi n’est pas connue par de simples rapports ; donc, l’espace n’est pas une chose en soi. Mais nous demanderons d’abord : comment une forme de la sensibilité pourrait-elle, elle aussi, être constituée par de simples rapports, si ces rapports n’avaient pas un fondement ? Il faut que les rapports d’étendue soient rendus possibles par une commune mesure, et cette commune mesure, c’est l’étendue elle-même avec son homogénéité et sa continuité. De même que Kant, dans le tableau des catégories, supprimait l’être, fondement de tous les rapports et de tous les jugements, de même ici, quand il réduit l’étendue à des rapports, il supprime l’étendue elle-même qui, par son homogénéité, sa continuité, son immensité, est le symbole de l’être immense, homogène et continu. Kant a considéré surtout la connaissance humaine à tous ses degrés comme une fonction de synthèse, mais il n’a pas vu que cette fonction ne pouvait s’exercer que si elle avait l’être comme point d’appui. Il est vrai que Kant lui-même est obligé de compter parmi les rapports, qui constituent l’intuition d’espace, les lois suivant lesquelles s’opère le mouvement, « la force motrice ». Nous reviendrons sur ce point important, mais nous pouvons noter dès maintenant que la continuité du mouvement sans saut, sans lacune est une de ces lois, et que cette continuité nous mènerait, par un chemin bien court, à l’idée d’être.

Kant dit encore qu’on ne peut concevoir l’espace comme une chose en soi, car une chose infinie, qui ne peut pas être une substance, ni quelque chose d’inhérent aux substances, mais qui est cependant quelque chose d’existant, et même la condition nécessaire de l’existence de toute chose, subsisterait encore quand même tout le reste serait anéanti, ce qui serait absurde. Mais nous avons vu que l’espace, qui n’est point l’être, est l’expression sensible de l’être, et qu’il est, par son rapport à l’être universel, la condition interne, profonde de toutes les existences.

Kant dit encore, mais comme éclaircissement, non comme preuve, qu’attribuer à l’espace une existence objective, c’est obliger Dieu à voir le monde sous la forme de l’espace. Kant a voulu ici évidemment concilier à sa doctrine la bienveillance de la théologie naturelle, qui répugne à soumettre Dieu aux conditions de la perception humaine. Mais si nous voulions un moment suivre Kant dans cette voie, nous dirions que c’est, au contraire, en attribuant à l’espace, comme nous le faisons, une valeur intelligible, que nous permettons à Dieu de saisir le monde sous la raison de l’espace, sans sortir de la pensée. Dieu voit l’espace immense et un éclore de l’être immense et un pour le manifester.

Enfin, et nous entrons ici dans les plus sérieux problèmes, Kant considère que l’espace et le temps sont des formes subjectives, parce qu’ils ne sont point le produit d’une activité spontanée, c’est-à-dire intellectuelle. Je veux citer, sur ce point décisif, les paroles mêmes de Kant, qui n’ont pas été, il me semble, assez remarquées. Il dit, en parlant plus particulièrement du temps, qui comprend déjà, comme condition formelle de la représentation, des rapports de succession, de simultanéité, et du successif à ce qui est simultané, ou du permanent : « Or, ce qui, comme représentation, peut précéder toute action de la pensée d’un objet, est l’intuition, et si cette intuition ne contient que des rapports, elle n’est plus que la forme de l’intuition, forme qui, puisqu’elle ne représente rien qu’autant qu’il y a quelque chose dans l’esprit, ne peut être que la manière dont l’esprit est affecté par sa propre activité, c’est-à-dire par le fait même de sa représentation, par conséquent par lui-même, ou un sens intime quant à sa forme. Tout ce qui est représenté par un sens est toujours, à ce titre, un phénomène. Un sens intime devrait donc n’être point reconnu, ou bien le sujet, qui en est ici l’objet même, ne pourrait être représenté par ce sens que comme phénomène, et non comme il se jugerait lui-même, si son intuition était simple spontanéité, c’est-à-dire intellectuelle. » Et, un peu plus loin, il dit : « Le mode d’intuition de l’espace et du temps appartient à la sensibilité, par la raison, précisément, que l’intuition est dérivée, intuitus derivativus, et non primitive, intuitus originarius. » « Elle n’est donc pas non plus intellectuelle, comme celle qui semble appartenir, d’après ce que je viens de dire, à un être indépendant, à l’être suprême seulement, intuition qui n’est jamais le partage d’un être dépendant quant à son existence et à son intuition, qui est déterminé par son existence relativement aux objets donnés », et il ajoute, dans l’introduction aux analogies transcendantales : « Nous appellerons sensibilité, la capacité (réceptive) de notre esprit d’avoir des représentations en tant qu’il est affecté d’une manière quelconque ; au contraire, la faculté de produire des représentations mêmes ou la spontanéité de la connaissance, s’appellera entendement. Il est donc de notre nature que l’intuition ne puisse être que sensible, c’est-à-dire qu’elle ne comprenne que la manière dont nous sommes affectés par des objets ; l’entendement, au contraire, est la faculté de (penser) concevoir l’objet de l’intuition sensible. »

Toute la question des rapports de la sensibilité et de l’entendement est soulevée par les lignes précédentes. Il n’entre point dans mon objet d’étudier tout le système de la connaissance, mais il est impossible de définir la valeur de l’espace sans déterminer les rapports qui l’unissent aux catégories de l’entendement. D’ailleurs, l’analyse même que nous avons faite jusqu’ici du monde sensible, où nous retrouvons partout des idées, indique d’avance que, pour nous, des relations étroites doivent exister entre la sensibilité et l’entendement. Si nous nous arrêtons un moment à discuter la théorie de Kant sur ces relations, ce n’est point pour faire œuvre de critique ou d’histoire dans cet essai essentiellement dogmatique, c’est pour faire rapidement la contre-épreuve de notre propre doctrine. À vrai dire, tout l’idéalisme contemporain a pour fondement la doctrine kantienne, et il serait malaisé de toucher à l’idéalisme subjectif dans son ensemble, sans toucher à l’œuvre propre de Kant.

En quel sens Kant dit-il que la sensibilité est passive, réceptive, et que l’entendement a une vertu spontanée ? Évidemment, ce n’est pas au sens psychologique. D’abord, en fait, nous appliquons au monde extérieur les catégories de l’entendement, les catégories de cause, de substance, sans nous en douter. Si nous n’avons pas une conscience claire du mode selon lequel nous appliquons aux phénomènes la forme de l’espace, nous n’avons pas non plus une conscience claire de l’acte par lequel nous les soumettons aux catégories de cause, de substance, etc. Le mécanisme de l’entendement fonctionne en nous d’une manière aussi aveugle, au moins le plus souvent, que le mécanisme de la sensibilité. D’ailleurs, Kant lui-même reconnaît que, pour que nous puissions appliquer les catégories de l’entendement à la diversité sensible, il faut que cette diversité ait été liée, au préalable, par un acte de l’imagination. Il faut, par exemple, que les diverses parties d’une maison aient été parcourues et liées en un tout par l’imagination, avant qu’il puisse y avoir, à proprement parler, connaissance de la maison par des concepts. Or, cette synthèse préalable est, suivant l’expression même de Kant, une fonction aveugle de l’imagination. Donc il peut y avoir, dans la connaissance, des activités aveugles ; ce n’est donc pas dans la conscience plus ou moins claire que nous pouvons avoir de tel ou tel mode de la connaissance, que nous devons chercher si ce mode est actif ou passif, s’il correspond à une activité ou à une spontanéité. Mais Kant lui-même écarte expressément tout élément psychologique. On peut même dire que son effort principal est de soustraire la connaissance humaine à la psychologie. Trop souvent, dans l’enseignement courant, on représente les catégories de l’entendement, d’après Kant, comme des formes innées, nécessaires et constitutives de notre esprit. Kant réfute directement cette théorie, et il montre fort bien que ramener ainsi la connaissance à la psychologie c’est lui ôter toute valeur objective. C’est donc au point de vue de la connaissance que nous devons nous demander pourquoi, selon Kant, la sensibilité est réceptive, et l’entendement spontané. Et si nous sommes obligés de chercher ainsi, c’est que Kant n’a fourni nulle part une réponse expresse. Est-ce donc parce que l’espace ne peut être perçu sans des représentations qui l’occupent et qui sont données du dehors, tandis que nous pouvons penser aux catégories de cause, de substance, etc., sans les appliquer à un objet particulier ? Mais l’espace, lui aussi, en tant qu’espace, est une intuition pure, et toute une science, la science mathématique, est fondée sur cette pure intuition de l’espace. Et puis, si l’espace, pour être perçu, a besoin d’une matière empirique et sensible qui le remplisse, les catégories de l’entendement, elles aussi, ne nous donnent des connaissances qu’appliquées à des objets soumis déjà aux conditions de la sensibilité humaine, l’espace et le temps. L’usage des catégories est borné au champ de l’expérience sensible ; hors de là, faute de matière et d’objet, elles sont des concepts vides, de pures formes de l’entendement.

Pourtant ici une grande différence apparaît ; si la valeur d’usage des catégories est bornée au champ de l’expérience sensible, leur valeur intrinsèque le dépasse infiniment. Ainsi, pour Kant, l’espace est une forme humaine. Non seulement elle ne s’applique pas à la réalité des objets en tant que telle, mais elle n’est pas, en dehors de l’humanité, la forme de la sensibilité. Si, en fait, elle était la forme de la sensibilité universelle, cette universalité serait fortuite. Au contraire, les catégories de l’entendement sont, par essence, applicables partout, valables partout. Les restrictions qu’elles subissent quant à leur usage dans tel ou tel être connaissant n’entament pas leur universalité essentielle. La sensibilité est humaine, l’entendement est en soi universel. Il ne résulte donc pas, comme les formes humaines de la sensibilité, de la rencontre d’un sujet réceptif et des objets qui affectent ce sujet. L’espace, étant spécial à l’homme, résulte des conditions d’existence et de dépendance où l’homme est placé par rapport aux objets. L’espace ayant une valeur purement humaine et une origine humaine subit la servitude humaine ; l’entendement, au contraire, ayant une valeur universelle, étant indépendant de nous, n’est point le serf de nos servitudes. Universalité et spontanéité sont deux termes corrélatifs. Notez ici, une fois de plus, combien nous sommes loin de la psychologie, car, au point de vue psychologique, l’entendement est soumis, pour sa manifestation et son développement, à toute sorte de conditions et de dépendances humaines. Nous sommes évidemment dans un autre ordre ; notre moi empirique et misérable s’évanouit, ou plutôt il est hors de cause : il ne s’agit point de mon entendement, mais de l’entendement.

Oui, mais comment démontrer et justifier cette universalité de l’entendement qui est le fondement de sa spontanéité ? Cette justification est nécessaire, car, d’abord, il est curieux que l’entendement, de valeur et de portée universelle, vienne ainsi se superposer à une sensibilité purement humaine et s’enfermer, en même temps, quant à son usage légitime, dans les limites de cette sensibilité. Comment pouvons-nous savoir, puisque les catégories en dehors des phénomènes soumis à l’espace et au temps ne sont pour nous que des concepts vides, qu’elles gardent cependant, au delà de notre expérience, une valeur ? Comment aussi la sensibilité humaine se conforme-t-elle aux lois, aux règles de cet entendement universel ? Car, enfin, les phénomènes, une fois perçus sous la forme de l’espace et du temps, pourraient se succéder avec une incohérence absolue comme un jeu fantastique de représentations sans se soumettre à aucune des catégories de l’entendement, sans se conformer notamment à la loi de causalité. C’est Kant lui-même qui pose en ces termes le problème. Au point où nous sommes parvenus, il comprend deux questions distinctes, mais liées. Pourquoi l’entendement a-t-il une valeur universelle ? Comment soumet-il à ses règles universelles la sensibilité humaine ? Ces deux questions vont recevoir de Kant une réponse unique dans la théorie de l’aperception primitive, et nous comprendrons alors à fond ce qu’est la spontanéité de l’entendement, lorsque nous l’aurons vue agir sur la sensibilité pour la déterminer à ses règles.

Kant observe que l’unité primitive de la conscience est nécessaire à toute perception ; j’ai beau soumettre à la condition de l’espace des représentations diverses, je ne connais ces représentations qu’en les liant par un acte ; pour connaître une ligne, il ne suffit pas que les éléments en soient donnés et juxtaposés dans l’espace ; il faut que je parcoure et que j’ordonne tous ces éléments, il faut que je tire la ligne. Or, toute cette série d’actes est impossible si elle ne se ramène pas à l’unité d’une conscience ; s’il y avait autant de consciences qu’il y a d’éléments perçus, il n’y aurait pas cette action continue et une qui est la condition même de toute connaissance ; il faut donc que l’unité de la conscience, l’unité du « je pense » rende possible toute perception, toute connaissance, toute expérience. Cette unité de la conscience est-elle dérivée ? Non, car je ne puis ramener à une certaine unité de conscience empirique des éléments même homogènes, par exemple le rouge d’une feuille d’arbre en automne et le rouge d’une brique sur le toit de la ferme, que si j’ai déjà perçu ces deux éléments, et je ne puis les percevoir qu’au moyen d’une unité primitive, de la synthèse primitive de la conscience. L’unité synthétique précède nécessairement et rend possible l’unité analytique.

Il ne s’agit pas ici, comme on le voit, de la conscience empirique du moi individuel, pas plus qu’il ne s’agissait tout à l’heure de l’entendement individuel. Le moi individuel est précisé, déterminé par certaines impressions, par certains souvenirs, par certaines modifications. Mais le développement même du moi individuel n’est possible que sous la condition préalable d’une unité de conscience, qui ne se confond pas avec lui. C’est donc la conscience, avec son unité primitive, qui rend possible l’expérience sensible, et la perception même de l’espace. Voilà donc la sensibilité et l’intuition de l’espace subordonnées à la conscience ; et si les catégories de l’entendement sont la forme sous laquelle se manifeste cette unité primitive de la conscience, l’organe par lequel elle peut agir, le double problème qui vient d’être posé sera résolu. Car, d’une part, l’expérience sensible n’étant possible que par l’unité de la conscience, et l’entendement étant compris dans cette unité, le monde de l’expérience sensible devra se développer conformément aux règles de l’entendement. Par là l’entendement apparaît comme souverainement actif et spontané puisqu’il façonne la nature. D’autre part, la conscience, avec son unité, apparaissant comme la condition universelle de toute connaissance quelle qu’elle soit, l’entendement que cette unité enveloppe aura aussi une valeur universelle. Ainsi la conscience, avec son unité primitive, est le foyer originel de toute connaissance. Les lois de l’entendement sont les rayons de ce foyer, et la diversité sensible qui ne peut exister, comme représentation, que dans la lumière émanée de la conscience une, est bien obligée de se manifester suivant ces rayons, c’est-à-dire de s’ordonner suivant ces lois. La lumière qui jaillit de la conscience une n’est point une lumière glacée et morte, c’est une lumière vivante et ardente, qui transforme le monde et l’assimile en l’éclairant. Kant a insisté sur le rôle de l’imagination productrice, puissance intermédiaire entre l’entendement et la sensibilité. C’est elle qui opère une synthèse aveugle et préalable des éléments sensibles dispersés, et cette synthèse est conforme aux exigences de l’entendement. Ainsi, dans la pensée de Kant, le monde sensible, tel qu’il se déroule pour nous, est l’œuvre incessante de l’imagination productrice, ordonnant les matériaux de la sensation selon les exigences de l’entendement, et les soumettant par là à l’unité primitive et supérieure de la conscience. Je ne répugne point, pour ma part, à cette théorie grandiose, qui fait de la conscience servie par la pensée la régulatrice du monde. Je prétends, au contraire, que la doctrine que j’ai exposée sur la réalité du monde et sur sa vérité, est celle qui se prête le mieux à la grandeur de la pensée kantienne, car, d’abord, nous avons, au fond de tous les éléments sensibles, dans le son et la lumière, dans le mouvement comme dans l’espace, saisi des idées, et, si j’ose dire, une matière intelligible. Or, cette matière d’idées ne se prête-t-elle pas mieux que toute autre aux plus vastes synthèses de la pensée, aux plus hautes exigences de l’entendement ? De plus, comme je l’ai dit souvent, et comme il faut le répéter ici : l’être que nous avons démêlé, et comme senti en toute chose, n’est pas une abstraction morte ; il est l’être, et par cela seul qu’il est l’être, il enveloppe dans sa plénitude l’infini. Et par cela seul qu’il est l’infini, il ne peut persévérer dans l’être sans un besoin d’infini, c’est-à-dire d’unité infinie, car il ne peut trouver l’infini vrai que dans l’unité. Cette unité, pour être vivante et pleine, pour manifester et réaliser toutes les possibilités de l’être, doit être l’unité infinie de la diversité infinie. Voilà pourquoi l’être universel se diversifie à l’infini pour organiser cette diversité illimitée en une croissante et joyeuse unité dirigée vers l’infini. Mais qu’est-ce donc que la conscience, sinon un besoin d’unité et une anticipation d’unité ? Avant que toutes les parties de l’être puissent se pénétrer dans une connaissance distincte qui les relie dans une sorte de continuité intellectuelle, avant qu’elles puissent être liées d’une manière plus intime par une réciprocité d’amour, la conscience une qui les perçoit, les ramasse et les rassemble dans une préalable unité. Lorsque je vais dans les sentiers des champs, méditant, rêvant et regardant, ma conscience ouverte à tout accueille, dans une unité confuse et douce, le rayon de l’astre lointain, le murmure caché de l’insecte, le frisson des feuilles tremblantes, et des souvenirs remués. Ah ! il y aura, un jour, entre toutes ces choses des liens explicites, mais en attendant ma conscience est bien, comme je le disais tout à l’heure, une anticipation sublime d’unité. Et il en est de même de toutes les consciences quel que soit leur degré. Elles devancent, pour ainsi dire, le mouvement de la pensée réfléchie et de l’être lui-même, elles sont l’unité de l’être attestée d’avance et préfigurée. Ainsi nous ne séparons pas l’être de la conscience ; l’être enveloppe la conscience en tous ses points, parce que en tous ses points l’être est unité et besoin d’unité, et que toutes les consciences sont des centres d’unité, des aspirations vers l’unité, des réalisations hâtives de l’unité. Et d’autre part l’être n’existant nulle part à l’état brut, abstrait, et inorganique, il ne se manifeste jamais qu’en des centres de force et de conscience, et toutes ces consciences, anticipations d’unité, acheminent l’être universel vers l’unité totale. Tout à l’heure l’être enveloppait la conscience ; maintenant, c’est la conscience qui domine l’être et en précipite le mouvement. Qu’est-ce à dire, sinon qu’il est impossible de donner la priorité ou à l’être ou à la conscience ? On ne peut les séparer que par un artifice d’analyse ; toute philosophie est impuissante, qui, partant de l’être, veut aboutir à la conscience, ou, partant de la conscience, veut aboutir à l’être. Notre pensée peut bien se donner deux ordres de spectacles différents et d’impressions différentes ; elle peut tantôt se tourner vers l’être, assister à son débordement illimité et s’enivrer des cosmogonies primitives, tantôt se tourner vers la conscience, se concentrer en elle et du fond de cette unité mystérieuse assujettir l’être à ses lois. Mais ce rythme de la pensée ne peut dépasser certaines limites, sans quoi la pensée même chavire ; si elle va jusqu’au divorce de la conscience et de l’être, elle se perd elle-même, elle ne se comprend plus. Or, c’est là ce qui est arrivé à Kant ; il n’a pas vu que les sensations mêmes étaient des déterminations intelligibles de l’être ; il n’a pas vu que les catégories exprimaient, sous des formes diverses, l’unité fondamentale de l’être ; qu’ainsi, et par l’être, il était aisé de soumettre les phénomènes sensibles aux catégories, et celles-ci, moyen d’unité, à la conscience, force d’unité. Aussi la chaîne par laquelle il rattache le sensible à l’entendement et l’entendement à la conscience se brise deux fois. Tout d’abord, il est obligé de reconnaître que les matériaux de la sensibilité s’imposent à nous, avant que la synthèse de l’entendement s’y applique, et indépendamment de cette synthèse ; voici ses paroles : « Je n’ai cependant pas pu faire abstraction d’une chose dans la démonstration précédente : savoir que la diversité de la matière de l’intuition doit être donnée avant que la synthèse de l’entendement ait lieu et indépendamment de cette synthèse ; mais le comment reste ici sans solution. »

Voilà la première rupture de la chaîne ; il en est une autre non moins grave. Kant ne peut pas dire pourquoi l’unité de la conscience s’exprime par des catégories et par telles catégories. Voici ses paroles : « Mais quant à la propriété de notre entendement, de ne donner l’unité de l’aperception a priori qu’au moyen des catégories, et par ces catégories plutôt que par d’autres, et par ce nombre de catégories plutôt que par un plus ou moins grand nombre, c’est ce dont on ne peut pas plus rendre raison que de la question de savoir pourquoi nous sommes doués de ces mêmes fonctions de jugement et non pas de telles autres, ou pourquoi l’espace et le temps sont les seules formes de toutes nos intuitions possibles. » Kant a donné deux rédactions différentes de la déduction transcendantale des catégories. Les paroles que je viens de citer sont empruntées à la rédaction définitive. Je cherche en vain, dans la première rédaction, cet aveu d’impuissance contenu dans la seconde. Voici comment il avait tout d’abord résumé sa pensée : « L’entendement est la faculté des règles. Si elles sont objectives, si, par conséquent, elles se rattachent nécessairement à la connaissance de l’objet, elles s’appellent lois. Quoique nous apprenions beaucoup de lois par expérience, ces lois ne sont cependant que des déterminations particulières de lois supérieures encore, parmi lesquelles les plus élevées, auxquelles toutes les autres sont soumises, procèdent a priori de l’entendement même et ne sont pas empruntées de l’expérience, mais, au contraire, donnent aux phénomènes leur légitimité et doivent, par cette raison même, rendre l’expérience possible. L’entendement n’est donc pas simplement une faculté de se faire des règles en comparant des phénomènes : il est même la législation pour la nature, c’est-à-dire que, sans l’entendement, il n’y aurait pas du tout de nature, pas d’unité synthétique de la diversité des phénomènes suivant certaines règles ; car les phénomènes, comme tels, ne peuvent avoir lieu hors de nous ; ils n’existent, au contraire, que dans notre sensibilité. Mais celle-ci, comme objet de la connaissance dans une expérience, avec tout ce qu’elle peut contenir, n’est possible que dans l’unité de l’aperception. Mais l’unité de l’aperception est le fondement transcendant de la légitimité nécessaire de tous les phénomènes dans une expérience. Cette même unité de l’aperception, par rapport à la diversité des représentations, pour la déterminer en partant d’une seule, est la règle, et la faculté de ces règles, l’entendement. Tous les phénomènes, comme expériences possibles, sont donc a priori dans l’entendement et en tirent leur possibilité formelle, de la même manière qu’ils sont à titre de pures intuitions dans la sensibilité et qu’ils ne sont possibles que par elle, sous le rapport de la forme. »

Sans doute, ici même, Kant n’affirme pas expressément qu’il y a un lien nécessaire et intelligible entre les catégories diverses de l’entendement et l’unité primitive de l’aperception. Mais il sous-entend la difficulté, ou plutôt il nous donne comme une impression générale de liaison et d’unité. Les catégories sont enveloppées dans l’unité de l’aperception ; l’entendement se confond avec cette unité, et, des règles de l’entendement, les lois les plus particulières de la nature dérivent nécessairement. Le monde semble donc être donné ici, sans que Kant le dise formellement, comme un vaste système déductif, où l’unité primitive de la conscience engendrerait jusqu’au dernier des phénomènes. Kant prétendait-il, dans cette première rédaction, nous dissimuler la difficulté insoluble qu’il avoue dans la seconde ? Assurément non ; il avait dans l’esprit autant de loyauté que de vigueur. Sans doute, il se la dissimulait involontairement à lui-même ; mais elle a apparu violemment, et il semble que, dès lors, malgré les efforts de Kant, le monde des phénomènes échappe aux prises de l’entendement et de la conscience. D’abord la matière empirique est donnée avant l’action de l’entendement, et, ensuite, cet entendement est pour nous une puissance arbitraire ; il ne se rattache pas par un lien nécessaire et interne à l’unité de la conscience. Dès lors, les rouages ne s’engrènent plus ; chacun d’eux tourne dans le vide, et le monde fuit dans un désordre éternel. C’est que seule l’idée d’être pouvait, de la sensation à l’entendement et à la conscience, établir une profonde unité, et l’idée d’être est absente de la philosophie de Kant. Pourquoi voyons-nous, dans le rapport de cause à effet, autre chose qu’un rapport arbitraire de succession ? Parce que, dans le rapport de cause à effet, nous entrevoyons une action. Or, qu’est-ce que l’action ? Il y a action lorsqu’une portion de l’être transmet la forme qui la détermine à une autre portion de l’être. Pour qu’il y ait action, il faut donc qu’il y ait communication possible de l’être à l’être, c’est-à-dire unité essentielle de l’être. Mais aussi, aussitôt que deux portions de l’être, déterminées par telle ou telle forme, sont mises en état, par contiguïté, d’agir l’une sur l’autre, l’action se produit nécessairement. Et comme l’être ne change pas en son fond, quand la forme qui le détermine est la même aussi, l’action est la même et l’effet est le même ; il est le même nécessairement et en vertu du seul principe de contradiction, qui n’est que la formule logique de l’être. Dès lors, on comprend que la conscience, qui est l’unité de l’être anticipée, se serve, pour ramener à l’unité la dispersion des phénomènes, de la catégorie de cause, qui n’est que cette unité de l’être affirmée par l’action. Et l’on comprend aussi que les phénomènes se prêtent à cette unité de la conscience et de l’entendement, puisqu’ils sont tous des déterminations intelligibles de l’être. Du même coup se trouve résolue une difficulté suprême de la philosophie kantienne, à laquelle Kant n’a même pas touché. Il dit toujours : « Il faut que la diversité sensible soit ramenée à l’unité de la conscience par l’entendement, pour que l’expérience soit possible. » Mais en quoi donc est-il nécessaire que l’expérience soit rendue possible ? Pourquoi notre vie ne serait-elle pas simplement une fantasmagorie de représentations décousues ? Sans y prendre garde, Kant, ici, introduit comme une tentation de finalité : c’est sur un désir inaperçu d’ordre, de règle, d’unité harmonieuse qu’il bâtit son système. Nous, nous n’avons pas besoin de cet emprunt secret à la finalité, parce que nous avons reconnu l’être et son unité, l’unité de la conscience et de l’être, et l’aspiration commune et nécessaire de l’être et de la conscience vers l’unité. Quoi de plus naturel, dès lors, que de soumettre l’univers sensible à l’unité, comme à sa fin tout ensemble idéale et réalisable ? Nous ne déduisons pas de l’idée d’être l’idée de fin, pas plus que nous n’avons déduit la conscience de l’être. La conscience, étant l’unité anticipée, a le besoin nécessaire d’accomplir cette unité ; elle poursuit donc une fin : la conscience enveloppe nécessairement la finalité. C’est ainsi que l’être, la conscience, la fin, sont des termes nécessairement liés, sans que l’un dérive précisément de l’autre. L’univers ne se reconstruit pas, comme un pachyderme fossile, avec un débris d’os, je veux dire avec une idée fragmentaire : il est une unité organique et vivante où l’on ne peut discerner l’élément originel, l’élément dérivé. L’être, la conscience, la fin, forment un système qui nous satisfait par son unité en même temps qu’il nous réjouit par sa richesse. De même, malgré la valeur à la fois réelle et symbolique que nous accordons à l’espace, nous sommes bien loin de prétendre déduire de l’idée d’espace d’autres idées. Comme on l’a vu, nous avons puisé l’idée de cause à une source plus profonde : nous distinguons parfaitement, avec Kant, l’entendement et la sensibilité ; mais nous prétendons qu’il y a harmonie de l’entendement à la sensibilité. Nous sommes amenés à conclure de nouveau et plus fortement, après cette excursion rapide dans un problème plus général, que l’espace n’est pas une forme arbitraire, qu’il a sa valeur expressive et sa fonction concordante dans le système un de la réalité.

Au surplus, Kant lui-même est amené, par la force même des choses, à rapprocher par des analogies la sensibilité et l’entendement. C’est ainsi que, dans le chapitre relatif au schématisme de l’entendement, Kant distingue l’image, le schème et le concept. Par exemple, le concept du triangle, c’est l’idée pure de ce triangle, celle qui convient à tous les triangles possibles. L’image du triangle, c’est tel triangle particulier tracé sur un tableau. Mais les actes de l’esprit ne portent ni sur le concept pur, ni sur l’image. L’esprit ne peut connaître vraiment le triangle qu’en le construisant ; or, il ne peut pas construire un concept pur. Quand il tire une ligne dans l’espace par l’imagination, ce n’est pas la ligne. D’autre part, le triangle particulier, qui constitue une image, n’est point précisément, parce qu’il est particulier, l’objet du travail de l’esprit. Entre l’image et le concept, il y a le schème qui participe à la fois de l’image et du concept, de la sensibilité et de l’entendement. Lorsque nous méditons intérieurement sur le triangle, nous donnons à l’idée du triangle par l’imagination certaines déterminations sensibles, qui ne se réduisent pas pourtant à la particularité de l’image. Le schème établit une communication entre le concept et l’image, c’est par lui que l’image participe aux caractères essentiels du concept. Or, dans les exemples qu’il donne de cette merveilleuse liaison de l’entendement et de la sensibilité, Kant dit que l’espace est l’image de la quantité. J’avoue que je ne saisis plus, dès lors, comment l’espace peut être une forme purement subjective et humaine, étant en même temps l’image d’une catégorie qui a une valeur universelle. Bien que l’image ne soit pas adéquate au concept, il y a rapport de l’image au concept, et la valeur de celui-ci s’étend à celle-là. Accordons un moment que, pour d’autres sensibilités que la sensibilité humaine, l’image de la quantité puisse être autre que l’espace ; toujours est-il qu’elle sera une image de la quantité et qu’entre toutes ces images diverses d’une même idée, il y a des concordances et des coïncidences nécessaires. Même dans cette supposition, l’espace aurait une signification universelle ; il pourrait être traduit aisément dans toutes les langues, je veux dire dans toutes les sensibilités, car elles auraient toutes un radical commun : l’idée de quantité. Et puis, pourquoi distinguer aussi profondément, pourquoi même opposer l’une à l’autre la sensibilité et l’entendement, puisque les formes de la sensibilité sont la copie et l’illustration des catégories de l’entendement ? Quand Hegel écrit que le sensible est la métaphore de l’intelligible, il a l’air d’être bien loin de Kant, il en est tout près. Mais pressons un peu la pensée de Kant ; l’image n’est pas adéquate au concept, mais il n’y a rien dans le concept qui ne soit dans l’image. Voici un triangle particulier (une image). Quel qu’il soit, qu’il soit équilatéral, isocèle ou scalène, qu’il soit rectangle ou non, il n’y a rien dans l’idée générale du triangle qui ne soit en lui. Il contient des déterminations particulières qui ne sont pas dans le concept du triangle, mais le concept du triangle est en lui. En est-il de même de l’espace, image de la quantité, par rapport à la quantité ? La quantité a pour schème le nombre ; la quantité, comme le nombre qui en est le schème, s’applique à l’ordre de la qualité, comme à l’ordre de l’extension, la quantité peut être intensive aussi bien qu’extensive ; le rouge est plus ou moins rouge, de même qu’un espace est plus ou moins grand. Donc, au rebours de ce qui a lieu pour le triangle et pour toutes les autres images, l’espace n’apparaît ici que comme une image partielle de la quantité. Il figure simplement la quantité extensive. Voilà donc un concept un, celui de quantité, qui, lorsqu’il se traduit en image, est morcelé et mutilé. N’y a-t-il pas là une anomalie étrange, et qui fait pressentir une erreur ou une lacune dans la théorie de Kant ? Réfléchissons bien à ceci : l’espace, pour Kant lui-même, n’est point séparable du mouvement qui, en le parcourant, le construit et l’institue. Or, le mouvement, comme nous l’avons vu, a un rapport essentiel à l’être, au besoin de communication, de pénétration réciproque, d’harmonie active qui travaille son immensité. Dès lors, l’espace ne se réduit à être l’image de la quantité extensive seulement que si, par une fiction, on le considère à l’état d’inertie et de repos. Mais, par le mouvement dont il ne peut être séparé, il devient en même temps l’expression sensible et le symbole de l’être. Or, les sensations diverses expriment, comme nous l’avons vu, des relations et des communications distinctes de l’être à l’être, et c’est parce qu’il y a en elles de l’être, qu’elles sont susceptibles de degrés selon qu’une quantité plus ou moins grande d’être se prête à leur détermination, et tous ces degrés de sensation correspondent à des degrés de mouvement. C’est ainsi que l’espace, avec le mouvement, étant le symbole de l’être, est l’image de la quantité tout entière, dans l’ordre intensif comme dans l’ordre extensif. Notre doctrine rétablit donc la pleine correspondance de la sensibilité et de l’entendement, que Kant, par l’élimination de l’idée d’être, avait compromise.

Mais comment Kant établit-il que la quantité pénètre nécessairement dans la qualité, et que toute sensation a un degré ? Il semble qu’il devrait produire ici une déduction ; il se borne à dire : « Ce qui, dans l’intuition empirique, correspond à la sensation, est la réalité ; ce qui répond à l’absence ou défaut de la sensation, c’est la négation, le zéro. Mais toute sensation est susceptible de plus ou de moins, tellement qu’elle peut décroître et disparaître insensiblement. De là, entre la réalité phénoménale et la négation, une suite continue de beaucoup de sensations intermédiaires possibles, dont la différence des unes aux autres est toujours moindre que la différence entre une sensation donnée et zéro, ou la parfaite négation. Ainsi toute sensation, par conséquent toute réalité dans le phénomène, si petite qu’elle soit, a un degré, c’est-à-dire une quantité intensive, qui peut cependant toujours être diminuée, et entre la réalité et la négation, il y a un enchaînement continu de réalité possible et de petites perceptions possibles. Une couleur quelconque, le rouge par exemple, a un degré qui, si petit qu’il puisse être, n’est jamais le plus petit possible ; il en est de même de la chaleur, du moment, de la pesanteur, etc. »

Ainsi Kant mesure la quantité ou le degré de la sensation par rapport au zéro de la sensation, soit ; mais encore faut-il que ce point zéro, par rapport auquel toute sensation a un degré, ait quelque fixité ; il faut qu’il offre un sens à l’esprit. Et pour cela, il faut qu’entre ce zéro de sensation et la sensation, il subsiste au fond quelque idée commune. Comment ce zéro pourrait-il servir de limite, de terme à la sensation décroissante, si, quoique zéro, il ne restait du même ordre ? Kant dira-t-il que ce zéro de la sensation, c’est le vide de l’espace occupé par la sensation ? Mais entre l’espace et la sensation qui l’occupe, il n’y a, au point de vue du degré de la sensation, aucune relation, au moins dans la doctrine de Kant ; l’espace est, pour Kant, l’image de la quantité extensive seule ; le degré de la sensation est une quantité intensive. Comment la quantité purement extensive pourrait-elle fournir un terme et un moyen de mesure à la quantité intensive décroissante ? La vérité est que la sensation, qui est l’être déterminé, a pour limite l’indétermination de l’être ; mais l’être est toujours au fond, et comme il porte en lui-même le ressort par où il passe éternellement de l’indétermination à la détermination, entre la sensation qui le détermine et l’espace, supposé vide, qui représente son indétermination, il n’y a point une rupture profonde de continuité. Donc, la quantité intensive elle aussi suppose l’être et l’espace ; et l’espace, apparaissant comme l’image complète de la quantité, a une pleine réalité.

Nous avons pu préciser et affirmer notre théorie de l’espace en l’éprouvant à la critique de Kant ; il est aisé de pressentir en quoi nous différons de Leibniz, en quoi nous nous rapprochons de lui. Leibniz, suivant l’expression de Kant, intellectualise les phénomènes. L’espace étant pour Leibniz un phénomène, il l’intellectualise. L’espace n’est donc pas pour lui une forme arbitraire et subjective de la sensibilité humaine. Il exprime, il représente l’ordre dans le commerce des substances, il traduit donc confusément mais exactement des idées de l’entendement conformes à la réalité des choses. C’est bien là, comme on le voit, la direction générale de notre pensée. Mais Leibniz n’attribue à l’espace ni sa valeur exacte, ni toute sa valeur ; c’est que Leibniz n’accorde de réalité qu’au simple et à l’interne. Or, l’espace lui apparaît comme le composé et l’externe. Il dit : L’étendue est composée, elle a donc des parties, mais ces parties, à leur tour, si elles sont composées, ne subsistent point par elles-mêmes ; il faut donc arriver à des éléments simples, et ce sont des points de force inétendus qui constituent la réalité. Ils créent, par leur relation confusément perçue, l’apparence de l’étendue. Mais ici tout le raisonnement de Leibniz nous paraît crouler par la base ; l’étendue n’est pas un composé, elle n’est pas un agrégat, elle est un continu, ce qui est bien différent. Elle n’est point formée de parties, et la preuve, c’est que toutes les divisions que l’on introduit en elle sont purement arbitraires. Telle fraction d’étendue peut être divisée en autant de parties que l’on voudra. De plus, ces divisions sont purement fictives, aucune force au monde ne peut fractionner l’étendue, elle est une et indivisible. Bien loin qu’elle soit constituée par des parties, c’est elle qui, par sa continuité, permet à l’esprit d’y déterminer des parties, comme il lui convient. Il n’y a donc pas de raisonnement qui puisse, partant de l’étendue, aboutir à l’élément inétendu, au point de force ; c’est sortir de l’étendue ou, plutôt, c’est la contredire. Si Leibniz supprime ainsi par une fausse analyse l’étendue elle-même, s’il supprime, au fond, la continuité de l’espace, c’est qu’il supprime dans le monde la continuité de l’action. Toutes les monades sont enfermées en elles-mêmes, elles n’agissent point sur les autres monades, elles développent seulement leur richesse interne, elles font passer graduellement de l’obscurité à la clarté, de la virtualité à l’acte, tout leur contenu, et l’ordre selon lequel elles se développent correspond à l’ordre universel, c’est-à-dire au développement simultané de toutes les autres monades, mais il n’y a entre elles aucune réciprocité d’action. Ici encore, le problème apparaît bien tel que nous l’avons posé ; affirmez la continuité universelle de l’action et la réalité de l’être universel qui rend possible cette action universelle, vous affirmez par cela même la réalité de l’étendue. Au contraire, supposez dans le monde une discontinuité profonde, vous faites par cela même disparaître la valeur de l’espace. Mais pourquoi Leibniz déclare-t-il impossible l’action réciproque des substances ? Leibniz dit : Il y a de l’être dans chacune de nos pensées. De même, il y a de l’être dans toutes les déterminations de toutes les substances ; puisque l’être est en toutes les substances, pourquoi toutes les substances ne communiqueraient-elles point par cette communauté de l’être ? Qu’est-ce que la communication d’une substance à une autre ? C’est la faculté, pour une substance, de transmettre sa forme ou une de ses formes à l’être d’une autre substance. Or, puisque l’être a pu recevoir cette forme dans la première substance, pourquoi ne la recevrait-il pas dans la seconde ? L’être, comme tel, est le même dans les deux substances, et nier la transmission possible d’une forme, de l’être d’une substance à l’être d’une autre, c’est nier, en réalité, que l’être puisse recevoir cette forme en aucune substance. Et, pour avoir voulu déterminer à outrance chaque substance, Leibniz s’expose à les dissiper toutes dans une indétermination absolue. L’isolement ne protège pas l’individualité, il la compromet. De plus, n’y a-t-il pas, selon Leibniz lui-même, action dans l’intérieur de chaque monade ? Il ne s’y crée rien, assurément ; toutes les puissances qui y sont enveloppées et qui passent successivement à l’acte ne sont pas des puissances nues, des possibilités abstraites ; elles sont déjà des déterminations. Mais, enfin, elles n’ont pas encore la précision de l’acte. Qu’est-ce à dire ? C’est qu’elles ne sont pas aussi parfaitement harmonisées à la forme essentielle de la monade qu’elles le seront lorsqu’elles passeront à l’acte. Par exemple : toutes les pensées que j’évoque et que j’ordonne en ce moment, selon les lois générales de l’intelligence humaine et la forme propre de mon esprit, je ne les crée pas ; elles sommeillaient en moi, elles y étaient déjà, mais elles n’y étaient pas, comme maintenant, à l’état de conformité stricte avec le type de mon esprit, avec l’unité essentielle de la monade pensante que je suis ; elles y étaient à l’état d’incohérence relative et de dispersion, c’est-à-dire à l’état de matière. Or, si la forme propre de la monade peut agir ainsi sur une matière interne et se l’assimiler, pourquoi n’agirait-elle point sur la même matière, dans une autre monade ? Remarquez bien qu’ici les mots interne et externe sont purement métaphoriques, puisqu’ils sont empruntés à l’ordre de l’étendue, qui n’est, après tout, qu’une apparence. Cela seul est interne à une monade, qui est suffisamment rapproché du type même de la monade, de l’acte plein par où s’exprime et se réalise son unité. Or, les diverses puissances qu’enveloppe la monade sont à des distances inégales de l’acte, de l’unité, de la clarté. Elles sont donc plus ou moins internes, sans qu’il soit possible de marquer la limite exacte de l’intériorité. Pourquoi donc une monade ne pourrait-elle pas imposer sa forme à des puissances qui, tout en étant sous le rayon d’action d’une autre monade, seraient pourtant aussi voisines de la première que beaucoup des puissances propres de cette première monade ? Car, selon Leibniz, chaque monade enveloppe l’infini, elle porte en elle de quoi suffire, selon son individualité propre, à tous les développements de l’univers. Puisque ainsi chaque monade peut appeler à soi l’infini, que nous parle-t-on avec cette rigueur de l’intériorité impénétrable des monades ? L’infini fait tomber toutes ces barrières. Par là même, l’espace qui exprime cette omniprésence de l’être et de l’infini en toute force particulière, la communication universelle dans l’être et dans l’infini, reprend toute sa valeur. Nous sommes affranchis, en même temps, d’une sorte de matérialisme qui pesait sur toute la doctrine de Leibniz, car la monade, pour garder son unité, avait besoin d’être un point de force, un, inaltérable, éternel ; elle était un atome de force. Leibniz se bornait à transposer le monde des matérialistes de l’ordre mécanique à l’ordre dynamique. De même que l’atome est impénétrable, la monade l’est ; de même que l’atome est impérissable, la monade l’est ; de même que l’atome a une figure immuable, immuable est la détermination propre de la monade. De même que le monde de Démocrite se décompose en atomes, le monde de Leibniz se compose en monades. L’unité de la monade est, comme celle de l’atome, une unité brute une fois donnée. Nous, au contraire, parce que nous voyons en tout l’être et avec lui l’unité, parce qu’aucun centre de force n’est strictement enfermé en soi, parce que tout est pénétré d’unité sans qu’aucune forme arbitraire et étroite puisse s’imposer nulle part, pour toujours, à cette unité, nous concevons que des centres d’unité s’évanouissent et que des centres nouveaux se forment, selon les actions et réactions incessantes de l’être universel. Il n’y a pas plus d’atomes de force que d’atomes de matière ; l’unité infinie s’exprime et se réalise par la variété harmonieuse des points de vue mouvants. À aucune force, à aucune conscience, l’immortalité brute n’est accordée ; celles-là seules arriveront à l’immortalité qui sauront atteindre les points de vue sublimes d’où l’univers accepte qu’on le contemple à jamais ; il faut que l’âme devienne un de ces sommets divins qui, dominant l’infini, sont à jamais respectés par lui. L’espace mystérieux et profond qui s’ouvre devant nous, nous invite à la conquête de l’immortalité, parce qu’en attestant devant nos âmes l’unité pénétrable de l’être infini, il nous invite à chercher, dans l’infini même, le point inaltérable et sublime où nous pourrons fixer notre personne et perpétuer notre vie.

En quoi l’espace peut-il représenter l’ordre dans le commerce des substances ? Cela signifie certainement que chaque monade est en correspondance immédiate avec une autre monade, et que celle-ci apparaît comme contiguë à la première. La contiguïté exprimerait donc le rapport immédiat qui unit deux monades. L’univers entier retentit dans chaque monade, mais pas directement. Pour qu’une monade lointaine puisse s’harmoniser dans son développement à une autre monade, il faut que toute une chaîne continue d’harmonie, unissant de proche en proche les monades intermédiaires, accorde enfin les deux monades extrêmes ; c’est-à-dire que toutes les monades, avant de s’accorder à une monade donnée, doivent s’accorder à la monade qui lui est immédiatement contiguë, et c’est en s’accordant avec celle-ci, qui résume en soi l’harmonie universelle, que la monade s’accorde avec cette harmonie. L’étendue, par ses intervalles gradués, représente et mesure les relations ou immédiates ou inégalement médiates des diverses monades entre elles. Soit ; mais comment se fait-il que des rapports d’action, de détermination réciproque entre monades puissent être figurés par des rapports d’étendue ? En fait, la substance dont l’ébranlement initial détermine, même à distance, même à travers une longue série d’intermédiaires, une autre substance, est, dans l’ordre de l’action et de l’harmonie, immédiatement en rapport avec cette substance ; elle devrait donc lui être contiguë, et toutes les monades qui se bornent à transmettre le signal donné devraient s’effacer devant elle. L’action réciproque des monades n’étant que la libre harmonie de leurs états intérieurs, pourquoi deux monades ne peuvent-elles s’accorder directement sans mettre dans leur jeu toute une série d’intermédiaires ? Qu’est-ce à dire ? C’est que, quelque puissante que soit leur individualité, elles portent toutes en soi l’être ; qu’ainsi elles appartiennent à l’être, et qu’elles retrouvent en lui, dans son unité et sa continuité, la condition première de leur action. Elles sont donc obligées d’agir selon la continuité de l’être, à travers toutes les formes qu’il revêt, quelque banales, quelque indifférentes qu’elles puissent être. Je défie que l’on puisse passer des monades de Leibniz à l’étendue. Les diverses substances y sont comme des âmes reliées entre elles par des harmonies secrètes et de mystérieux pressentiments ; en quoi les relations d’étendue peuvent-elles figurer les relations de ces âmes ? Il faut les imprégner d’être ; c’est à travers l’être qu’elles s’appelleront ; elles trouveront en lui une commune mesure, et elles pourront traduire leurs rapports intimes dans l’ordre banal de l’étendue ; elles pourront, par exemple, exprimer leur puissance de sympathie réciproque, par la distance que cette sympathie parcourt sans se lasser.

La grande préoccupation de Leibniz était que tout fut déterminé, discernable, que tout élément du monde eût sa fonction propre et sa raison suffisante. L’espace, avec son uniformité, répugnait à cette conception. Si l’espace était indépendant du monde lui-même, pourquoi, toutes les parties de l’espace étant identiques, avoir établi telle partie du monde ici, telle autre partie là ? L’indifférence, c’est-à-dire le hasard, aurait tout décidé. Oserai-je le dire ? Nous rencontrons ici, une fois de plus, ce que j’appellerai l’état d’esprit matérialiste, qui ne reconnaît la réalité d’une chose que si elle a une existence isolée, séparable. Maine de Biran a admirablement distingué deux sortes d’analyses. Il y a l’analyse mécanique, qui démembre et divise l’objet ou une idée complexe comme on découpe une orange en quarterons. Il y a aussi ce qu’on peut appeler l’analyse en profondeur, qui démêle, dans certaines manifestations, les idées qui s’y développent, les forces qui s’y déploient, mais qui ne peut jamais isoler ces idées ou ces forces parce que, par leur nature même, elles n’existent qu’en se manifestant et qu’en se déterminant. L’erreur de Leibniz est, en somme, d’appliquer ici la première analyse à un sujet qui ne comporte que la seconde. Il veut nous obliger, pour admettre la réalité de l’espace, à le considérer à part, préexistant au monde, indépendant de l’être et de ses déterminations.

Nous n’acceptons pas ces conditions arbitraires. Lorsqu’il dit : Il y a de l’être dans chacune de nos pensées, l’obligeons-nous à produire l’être à l’état d’être, à l’extraire de nos pensées ? Il y a des philosophes qui nient l’être, parce qu’on ne peut pas le distiller et le mettre dans un flacon, comme un élixir. De même, Leibniz, en spéculant sur l’abstraction de l’espace, en le séparant d’abord du monde et en demandant ensuite comment on pourra adapter l’un à l’autre, est tout à fait hors de la question. Il tombe dans le vice qu’il a si souvent reproché à Descartes ; il confond la mathématique, science de l’abstrait, avec la métaphysique, qui est la compréhension du concret. L’espace étant la manifestation de l’être, on ne peut pas plus l’isoler du monde, qu’on ne peut isoler l’être de ses déterminations. Mais aussi cette impossibilité ne nous oblige pas plus à nier la réalité de l’espace que la réalité de l’être. Ainsi, non seulement notre doctrine sur la réalité de l’espace résiste à l’épreuve de la philosophie leibnizienne, mais elle y trouve une nouvelle confirmation, puisqu’elle supprime un problème factice que Leibniz créait dans l’intérêt de sa cause.

L’espace étant réel comme l’être, la lumière et l’ombre peuvent se jouer dans l’espace ; leur réalité subtile et fuyante se joue sur un fond d’immuable et intelligible réalité.

Tout ce que nous avons dit des sensations et de l’espace nous permet de traiter brièvement la question des qualités secondes et des qualités premières de la matière, ou plutôt cette question a déjà été traitée et résolue implicitement ; il nous suffit de faire ressortir la solution. Descartes, et beaucoup de philosophes après lui, considèrent l’étendue comme une qualité propre et essentielle des corps, ou, plutôt, comme l’essence même des corps, et, au contraire, ils ne voient dans le son, la lumière, la chaleur, la saveur, que des modifications de l’âme consécutives des mouvements de la matière. Cette doctrine est combattue, de deux côtés opposés, par ceux qui, comme Kant, réduisent l’espace à être subjectif, non point de la même manière que les sensations, mais enfin subjectif ; et par ceux qui, comme nous, accordent aux sensations, comme à l’espace, réalité et vérité.

Descartes est dans une situation malaisée, car, comment expliquer que de pures modifications de l’âme se prêtent à l’étendue, essence réelle des corps ? Il y a pourtant, dans sa conception, une part de vérité que nous pouvons recueillir ; il est certain que l’espace, si l’esprit y introduit des limites, des déterminations, est l’objet d’une science, la géométrie ; au contraire, les sensations de son, de lumière, de couleur, de saveur, ne sont point objet de science, ce n’est qu’en les ramenant à des mouvements, c’est-à-dire à des rapports d’étendue, que la science peut les saisir ; il y a donc science de l’étendue, il n’y a point science des sensations. Mais il n’est point nécessaire, pour expliquer cette différence, de dire que l’étendue est réalité, et que les sensations sont vanité. L’espace, lorsque, par l’abstraction, on l’isole du mouvement, lorsque le mouvement qui le parcourt est comme fixé et ramené à l’état de repos sous forme de lignes et de contours, exprime l’être sous le seul aspect de la quantité. L’esprit peut saisir cette idée unique, et, par suite, élever toute une science sur des rapports de quantité. Au contraire, les sensations, la lumière, la transparence, le son, représentent des fonctions plus déterminées de l’être, les rapports délicats et multiples de l’être universel et des centres particuliers de conscience qui vivent en lui. La sensation, c’est la vie, et dans la vie il y a toujours union, combinaison de l’être particulier et de l’être universel. Tel son de cloche me remue aujourd’hui jusqu’au fond de l’âme, qui demain me laissera indifférent. Bien que toute sensation corresponde à une fonction définie de l’être, il y entre toujours une part de spontanéité, de mystère et de flottante liberté, mais, bien loin que cela démontre la vanité et la subjectivité des sensations, n’est-il pas évident, au contraire, qu’elles ont un rapport intime et profond à l’être ? La science se flatte de retrouver la quantité, le mouvement et la mesure, jusque dans les nuances les plus délicates et les plus personnelles de la pensée et du sentiment ; soit. Lorsque mon cœur se réjouit tout bas d’une mélodie d’enfance entendue de nouveau, la science prétend ramener à l’indifférence du mouvement et la mélodie et mon émotion même, et elle met une sorte d’orgueil brutal à faire pénétrer, jusque dans les replis de mon âme, la banalité du calcul et la toute-puissance du mouvement ; et moi je dis, au contraire : ce n’est pas moi qui suis soumis au calcul, c’est le calcul qui m’est soumis ; ce n’est pas le mouvement qui se sert de mon âme, c’est mon âme qui se sert du mouvement, puisque, dans l’intimité mystérieuse de ses joies, elle reste, par lui, en communication avec l’être universel ; elle a les délices de la solitude sans en avoir les périls ; et le monde discret, qui ne trouble point sa rêverie, reste cependant lié à elle. Dire qu’il n’y a point science de la sensation en elle-même, c’est dire simplement que la sensation n’est point la quantité indifférente, et c’est bien là ce qui fait sa valeur ; mais, jusque dans son originalité, elle garde, par son rapport à l’être, la quantité pour base, et c’est ce qui permet la science des conditions mathématiques de la sensation. Il y aurait science de la sensation elle-même, si l’esprit pouvait, en partant de la seule idée de l’étendue et du mouvement, retrouver la sensation même, je veux dire la sensation vivante de son, de lumière, de couleur. Le mathématicien privé de tout sens, et réduit à la pensée pure, verrait peu à peu poindre de ses formules la clarté du soleil ; il entendrait, au bout d’une déduction, le premier bruit du vent qui se lève. Mais c’est qu’alors, la sensation ne serait qu’un mode de la quantité ; elle se bornerait à illustrer la superficie de l’être ; elle n’en traduirait pas les aspirations et les profondeurs ; c’est-à-dire que, si la sensation, comme telle, tombait sous les prises de la science, ce serait par une diminution de réalité. Maintenant elle tient à l’être tout entier, puisqu’elle est une fonction déterminée, un besoin intime de l’être, et qu’en même temps elle a rapport à la quantité sans se confondre avec elle. Si elle était annexée par la science, elle serait réduite à la quantité, et elle échangerait, contre une réalité étriquée, partielle et morte, sa pleine et vivante réalité. Nous dirons donc à Descartes : puisque la sensation, sans être objet de science, a rapport à la science ; puisqu’on peut la traduire par des symboles mathématiques sans la confondre avec ces symboles, elle comprend l’étendue et ne se laisse point comprendre par l’étendue, et, bien loin d’être moins réelle que l’espace, elle est, en un sens, plus réelle que lui.

Comme l’on voit, nous ne concluons pas de ce que l’espace a une réalité, une vérité, qu’il est la réalité essentielle, la vérité absolue. C’est parce qu’il est le symbole de l’être dans l’ordre de la quantité et des relations quantitatives que nous le disons réel et vrai ; mais l’être est à la fois supérieur à l’espace et plus vaste que lui. Il lui est supérieur parce que c’est l’être qui engendre l’espace ; l’infini de l’extension sort de l’infinité de l’être. Si la vertu génératrice et illimitée de l’être n’était point partout présente à l’espace, celui-ci s’arrêterait, ou du moins il ne serait jamais qu’une totalité inachevée et contradictoire ; il ne serait point l’unité immense et intelligible qu’il est. L’être est en outre plus vaste que l’espace, car il possède la pleine infinité, et l’espace n’a que l’infinité de l’extension. Sans doute, par le mouvement dont il est inséparable, l’espace touche à l’action, et par suite à l’intimité même de l’être ; mais le mouvement, c’est l’action dans ses moyens extérieurs, et non pas dans sa source profonde qui est l’appréhension et le désir de l’infini par toutes les parties de l’être. Dès lors, tout ce qui tient à l’intérieur même de l’action, la force, la tendance, l’idée, la conscience, l’unité vivante, la personnalité se dérobe à l’espace et ne lui appartient pas. Ceux qui, frappés des caractères de réalité, de vérité qu’offre l’espace, absorbent tout en lui, aboutissent à une sorte de panthéisme imaginatif et vulgaire. Pour nous, c’est en subordonnant l’espace à l’être comme une manifestation dérivée et partielle que nous en établissons la réalité, et s’il suffit d’ouvrir les yeux pour voir quelques vérités sous la forme de l’espace, c’est seulement avec la raison et l’âme que nous arrivons aux vérités les plus hautes et les plus grandes. Notre foi, même en l’infinité de l’espace, est un acte de raison ; nos sens ne peuvent pas constater l’infinité de l’étendue. Quand donc nous affirmons la réalité du monde sensible, ce n’est point pour absorber en lui toute vérité, c’est pour ne pas scinder la vérité. Nous rattachons le sensible à un principe supérieur d’intelligence et de vie ; les hommes primitifs, avant l’apparition des premières philosophies, adoraient les forces de la nature épanouies dans l’espace ; ils n’adoraient point, à vrai dire, l’espace lui-même, l’abstraction de l’espace. L’éther sublime et illimité vers lequel s’élevaient leurs yeux et leur cœur, c’était l’éther lumineux, c’était la lumière unie à l’espace ; mais enfin, au fond, c’était l’espace aussi qu’ils adoraient, c’est lui qui enveloppait toutes les forces divines de son unité et qui soutenait les caprices des dieux de son immutabilité éternelle. Puis, quand l’âme éprise de vie intérieure, toute entière aux mystérieux entretiens de la conscience invisible et du Dieu invisible, dédaigna le sensible et voulut s’en affranchir, elle s’affranchit en même temps de l’espace, tout en lui donnant une poignante réalité. Ainsi, entre la contemplation des premiers hommes et la méditation intérieure des âmes chrétiennes, il n’y a pas continuité ; l’espace, qui est presque tout pour les uns, n’est presque plus rien pour les autres. Non pas, comme je l’ai montré, que l’âme chrétienne ne soit obligée parfois, comme un ressort qui se détend, de se répandre dans l’infini de l’espace ; mais c’est en quelque sorte par accident, c’est par le trop plein de la vie intérieure. Nous, au contraire, nous disons que c’est une nécessité rationnelle pour l’âme humaine, tantôt de se concentrer en soi, tantôt de s’ouvrir au dehors ; c’est une même vérité qu’elle retrouvera sous des aspects divers, et dans les profondeurs de son être intime et dans les hauteurs de l’infini visible. Qu’elle se recueille en soi ou qu’elle se déploie dans l’espace, elle trouvera toujours la même révélation sous des formes qui se complètent l’une l’autre. Ainsi, nous aurons réconcilié la contemplation primitive de l’homme adorant les forces divines dans l’espace, et la méditation toute spirituelle du chrétien. Pour moi, je n’ai jamais regardé, sans une espèce de vénération, l’espace profond et sacré, et lorsque, cheminant le soir, je le contemple, je me dis parfois que tous les hommes, depuis qu’il y a des hommes, ont élargi leur âme en lui, et que si les rêves humains qui s’y sont élevés laissaient derrière eux, comme l’étoile qui fuit, une trace de lumière, une immense et douce lueur d’humanité emplirait soudain le ciel. Mais, en même temps, je me dis que si l’espace a ainsi toujours sollicité les pensées humaines, c’est qu’il les élève à l’infini ; il est comme un miroir d’infinité où nos pensées ne peuvent se réfléchir sans s’étonner soudain de se voir infinies. Or cette infinité, il ne la tient pas de lui-même ; il l’emprunte de l’être que la raison seule peut saisir, que l’âme seule peut pénétrer, et c’est ainsi que l’âme, en s’abandonnant à l’espace, ne se livre pas sans retour. Par l’infini de l’étendue, elle revient au véritable infini, c’est-à-dire, au fond, à elle-même. Oh ! j’aimerais que l’esprit humain gravît de nouveau ces hauts sommets de l’Inde et ces sommets divins de la Grèce d’où la sérénité infinie de l’éther apparaissait aux yeux comme une révélation, et je voudrais que de ces sommets il répandît dans l’infini visible, que les premiers hommes adoraient, sa foi dans l’infini invisible. Il y a au Louvre un tout petit et délicieux tableau de l’école italienne qui nous montre une avenue étroite et mystérieuse du paradis ; il y a dans ce tableau un mélange étonnant de naturel et de divin ; les arbres, les herbes, les nuages, le ciel, ont leur couleur réelle et vraie : c’est la vie. Et pourtant on dirait qu’une lumière épurée, subtile, idéale pénètre tout et que sous le demi-jour des feuillages un rayon de Dieu s’est mêlé aux rayons adoucis du soleil. Pourquoi de même, dans l’univers immense, ne verrions-nous pas peu à peu, toutes les puissances de l’homme étant réconciliées avec elles-mêmes, la lumière vraie mais brutale du soleil accueillir dans ses rayons la lumière de l’esprit amie et fraternelle ? Il ne faut pas que le monde des sens fasse obstacle aux clartés de l’esprit ; il ne faut pas que les clartés de l’esprit offusquent le monde des sens ; il faut que la clarté du dedans et la clarté du dehors se confondent et se pénètrent, et que l’homme hésitant ne discerne plus dans la réalité nouvelle ce que jadis il appelait de noms en apparence contraires, l’idéal et le réel. Que le monde sera beau lorsque, en regardant à l’extrémité de la prairie le soleil mourir, l’homme sentira soudain, à un attendrissement étrange de son cœur et de ses yeux, qu’un reflet de la douce lampe de Jésus est mêlé à la lumière apaisée du soir !

CHAPITRE VII

de l’infini


De même que nous n’avons pu parler des sensations et du mouvement sans toucher à l’idée d’espace, de même nous n’avons pu toucher à l’idée d’espace sans toucher à l’idée d’infini. C’est cette idée d’infini qu’il nous faut maintenant étudier en elle-même : la méthode que nous suivons n’est pas arbitraire ; elle nous est imposée par notre conception même des choses. Nous ne concevons pas qu’on puisse déduire une idée d’une autre idée, conçue d’abord à part. Nous croyons qu’il y a entre nos idées d’être, d’espace, de temps, de sensation, d’infini, des relations d’harmonie qui n’excluent point une certaine subordination, mais qui s’opposent à toute déduction proprement dite : c’est proprement cette relation qui constitue la réalité et la vérité de chaque idée ; il suit de là que nous ne pouvons toucher à aucune d’elles sans ébranler toutes les autres, et que nous ne pouvons en justifier aucune sans les supposer toutes. Mais, en même temps, chacune de ces idées a son caractère propre, son rôle distinct qu’il faut définir à part ; de là, cette double méthode d’enveloppement et de développement, d’anticipation et d’analyse que nous suivons dans tout notre travail. L’espace est-il infini ? Il semble bien que cela suive de la nature même de la quantité : pourquoi, étant homogène et continu, l’espace s’arrêterait-il ici ou là ? De plus, qu’y aurait-il au delà de l’espace ? Est-ce que l’être cesserait là où cesse l’espace ? Pour nous, qui avons reconnu dans l’espace une manifestation sincère de l’être, nous ne pouvons pas plus borner l’espace que l’être lui-même ; l’infinité de l’un emporte l’infinité de l’autre. La seule difficulté, que Kant a mise en lumière dans une des branches de l’antinomie, c’est que, si l’espace est infini, il y a une totalité infinie, ce qui répugne. Il existe actuellement des parties d’étendue en nombre infini ; or, le nombre ne peut pas être infini. Si l’espace est infini, la synthèse de ses parties par le mouvement ne peut jamais être achevée. Or, affirmer l’infinité actuelle de l’espace, c’est proclamer que cette synthèse est faite.

J’observerai d’abord que cet ordre d’objections ne va pas seulement à nier l’infinité de l’espace ; mais qu’il aboutit à la négation du continu lui-même, lequel enveloppe l’infini. Dans une étendue d’un mètre, il y a une infinité de parties possibles, et par conséquent, si l’on voulait exprimer par un nombre l’essence même de cette étendue bornée, c’est à un nombre infini qu’il faudrait recourir. Qu’on ne dise pas que l’infinité de l’espace en son entier est actuelle, tandis que l’infinité d’une étendue bornée est simplement possible. Je reconnais qu’il y a, en effet, de l’espace entier à une partie d’espace, au point de vue de l’infinité numérique, cette différence : c’est que l’espace entier est actuellement infini, quelle que soit l’unité de mesure adoptée ; et, au contraire, quelle que soit l’unité de mesure adoptée pour une étendue finie, celle-ci sera exprimée par un nombre fini. Oui, mais nous n’avons pas le droit d’adopter une unité de mesure arbitraire ; la seule unité naturelle serait l’infiniment petit, et ainsi une partie limitée d’étendue enveloppe actuellement une infinité de parties ; elle est donc, au point de vue numérique, aussi contradictoire que l’espace en son entier. Mais de quel droit soumettre le continu de l’étendue aux exigences de la quantité discrète, discontinue, qui est le nombre ? Le continu est réel, essentiel ; le discontinu, c’est-à-dire le nombre, n’existe que par un artifice de l’esprit découpant dans le continu des unités arbitraires. Si ces unités restent des unités géométriques, je veux dire des fragments d’étendue, elles enveloppent, elles aussi, le continu, c’est-à-dire l’infini ; et comment pourraient elles servir à nier l’infinité qu’elles portent en elles ? Et quant aux unités purement arithmétiques, elles n’ont de sens, appliquées à l’espace, que si elles représentent des unités d’étendue. Au reste, même dans la série des grandeurs purement numériques, le continu subsiste, reliant une grandeur à une autre par des grandeurs intermédiaires en nombre infini. Donc, partout, le continu, et l’infini avec lui, est au fond, et ceux qui, réduisant l’espace à la contradiction d’une totalité infinie, prétendent par là le limiter, se servent de l’infini pour abolir l’infini.

Le principe de leur erreur, c’est qu’ils voient dans l’espace une somme. Or, étant homogène, continu et indivisible, il est une unité. Son infinité ne consiste pas en ce que ses parties constitutives se prolongent indéfiniment par d’autres parties : elle consiste à n’avoir point de parties, à être partout et essentiellement le même ; c’est parce qu’il n’admet pas de différences, qu’il n’admet pas de limites ; c’est parce qu’il participe à l’unité et à l’homogénéité de l’être, qu’il participe à son infinité. S’il était tout simplement l’espace géométrique, il ne serait qu’indéfini, il aurait une inanité fuyante et vaine d’addition et de prolongement ; mais intimement uni à l’être, il trouve en l’être, c’est-à-dire presque en soi, la raison intérieure, nécessaire, éternelle de son infinité. D’où il suit que l’esprit humain peut bien se donner, dans l’ampleur croissante des horizons fuyants, l’image sensible de l’infinité de l’espace, mais il ne comprend vraiment, et n’embrasse dans sa plénitude cette infinité, qu’en se portant au centre même de l’être d’où elle jaillit. Par là, l’espace n’est pas une totalité inachevée, mais une unité achevée, et toute partie de l’être, par cela seul qu’elle est de l’être, porte en soi le secret et, par suite, la notion adéquate de l’espace infini ; elle n’a pas besoin de se dissiper sans terme au dehors, il faut, au contraire, qu’elle se recueille en soi. Par là aussi il apparaît qu’il n’est nullement contradictoire que Dieu, l’unité achevée, puisse contenir en soi et connaître l’espace, car celui-ci, par son unité et son infinité essentielle, qui est celle de l’être, répond à l’unité et l’infinité divines ; Dieu, en se saisissant en son fond, saisit du même coup, et immédiatement, le principe inépuisable de l’espace illimité.

Il faut donc distinguer, dans l’espace, l’infinité essentielle, qui tient à sa continuité et à son rapport à l’être, et l’infinité de manifestation, qui est une suite naturelle de la première, mais ne se confond point avec elle. Cette distinction n’est pas seulement fondée en métaphysique, elle a une valeur en quelque sorte physique. Car on peut, dans l’infini de manifestation de l’espace, marquer des divisions, des limites, sans altérer, en même temps, la continuité et l’infinité essentielle de l’espace compris entre ces limites ; toute fraction d’étendue enveloppe, si petite soit-elle, une possibilité infinie de formes, de mouvements, d’action ; c’est qu’elle contient de l’être, et, par suite, une vertu d’infinité dont la continuité mathématique, indéfiniment divisible, est l’effet et l’expression. Il y a donc des infinis limités, des infinis partiels, et ces infinis partiels peuvent, à ce titre, entrer les uns avec les autres dans des rapports finis. Spinoza a exprimé cette vérité avec une force admirable : « Il y a des choses qui sont infinies de leur nature, et ne peuvent être conçues comme finies en aucune façon, et d’autres choses qui ne sont infinies que par la force de la cause dont elles dépendent étroitement, et qui, par conséquent, dès qu’on les conçoit d’une manière abstraite, peuvent être divisées et considérées comme finies. » Et un peu plus haut : « Il ne répugne nullement que tel infini soit plus grand que tel autre infini. »

Cela est d’une conséquence extrême, car l’infini peut être présent partout sans emporter le fini et ses rapports ; le fini contient de l’infini, mais sa forme propre et sa détermination propre subsistent. Dieu, comme être, est omniprésent au monde, à toutes les fractions du monde, mais il ne l’absorbe pas. Dans sa manifestation infinie, qui est l’espace, l’être se prête à des figurations déterminées et mobiles, reliées par des rapports définis.

L’infinité de l’espace n’étant pas un total, le total des effets qui se déploient dans l’espace ne peut être infini. L’espace n’est pas un infini d’addition. Ce n’est donc pas par voie d’addition illimitée que l’ordre du mouvement, intimement lié à l’ordre de l’espace, peut atteindre à l’infini. Vous aurez beau requérir tous les mouvements qui, à un moment donné, se déploient dans l’univers et les diriger tous vers un même point ; vous aurez beau faire converger ainsi vers un atome de matière tous les mouvements, toutes les forces en acte du monde, vous ne produirez pas en cet atome un effet infini ; si grand qu’il soit, il sera toujours un certain effet. Vous pourrez donc le supposer plus grand qu’il n’est ; il sera donc fini. De plus, dans cette somme infinie de mouvements ainsi concentrés, chaque mouvement distinct est fini. En développant l’intensité, la vitesse d’un seul de ces mouvements, on accroîtrait l’effet total, et comme chacun de ces mouvements peut être développé, et développé à l’infini, il s’en faut de l’infini que l’effet total soit infini. Voilà comment toute partie du monde peut être en relation avec le monde et la totalité de ses effets sans en être accablée. L’infini d’être qu’elle porte en soi dépasse infiniment l’action enveloppante du monde. Quelle que soit cette action, il y aura toujours une disponibilité de réaction égale. L’atome porte sans fatigue le fardeau de l’univers, le brin d’herbe pousse sans émoi, et la comète subtile évolue aisée et légère dans l’immensité.

Comment donc toute partie finie du monde participe-t-elle à l’infinité ? De deux façons : d’abord, comme nous l’avons vu, en enveloppant de l’être, c’est-à-dire une possibilité infinie d’action, et ensuite en correspondant au système universel du monde. Nous avons vu que jamais un mouvement particulier, un acte déterminé ne peut être infini. Ce qui est infini, c’est l’être, et aussi le système d’actes, de mouvements par lequel l’être se manifeste. L’espace est infini, parce qu’il est une unité. De même, l’univers est infini, non point par addition illimitée de ses actes finis, mais parce que ces actes coordonnés forment une unité infinie. C’est parce que le monde, par la liaison et la correspondance de ses éléments innombrables, par leur mouvement éternel vers une croissante harmonie, exprime et réalise l’unité infinie de l’être, qu’il est lui-même infini. Et par suite, chaque élément de l’univers est infini, en ce sens que sa faculté d’adaptation au tout n’est pas limitée, et qu’il fait partie intégrante, essentielle d’un système infini et un. Ce n’est donc pas dans l’ordre de la quantité que les forces déterminées du monde peuvent prétendre à l’infinité ; c’est dans l’ordre de l’harmonie. Il y aurait donc contradiction entre l’espace et l’univers, si l’espace recevait son infinité d’une addition indéfinie. Mais l’espace étant un infini d’unité, il exprime à sa manière et jusque dans l’ordre de la quantité indéfinie, l’infinité vivante de l’univers et de l’être, et cette correspondance nouvelle de l’espace et de l’être dans l’idée d’infinité ajoute à la réalité de l’espace et à la signification du monde visible.

Du point de vue où nous nous sommes élevés, nous pouvons comprendre et, je le crois, réfuter enfin toutes les difficultés que l’éléatisme a tirées de l’idée d’infini. Tout l’artifice de Zénon consiste à opposer l’infini de quantité, conçu comme indéfiniment divisible, à l’action. Pour aller d’un point à un autre, un mobile doit traverser la moitié de l’intervalle, puis la moitié de la moitié, puis la moitié de cette moitié, et ainsi de suite à l’infini : il n’arrivera donc jamais, et le mouvement est impossible. Je me demande comment ceux qui font de l’espace une pure extension quantitative, sans rapport intime et intelligible à l’être, peuvent résoudre cette difficulté : il y a, d’un côté, l’action, le mouvement, et, de l’autre, comme carrière de ce mouvement, la quantité pure, qui, par sa divisibilité infinie, fait obstacle au mouvement. D’un côté, il y a un mouvement déterminé, une action déterminée ; de l’autre côté, il y a un milieu d’action, de mouvement, absolument indéterminé. Comment adapter l’un à l’autre, et la détermination du mouvement, de l’acte, ne va-t-elle pas se perdre, comme une goutte d’eau dans la poussière infiniment divisée du sable, dans l’indétermination de la quantité ?

Mais nous, nous avons montré dans l’espace le symbole de l’être. L’espace ne permet pas seulement le mouvement, moyen de communication de l’être à l’être : il l’appelle, il l’exige ; il n’acquiert vraiment quelque consistance que par le mouvement qui le parcourt. Dès lors, comment l’espace pourrait-il faire obstacle au mouvement, puisqu’il ne se réalise pleinement que par lui ? L’axiome que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre est bien significatif : il est évident et indémontrable. Or, une propriété purement géométrique et quantitative y apparaît liée à l’effort du mouvement pour être le plus bref et le plus direct possible. C’est parce qu’un point aspire vers un autre point d’un effort plein, absolu, sans aucune autre pensée, si l’on peut dire, qu’il marque dans l’espace une ligne droite ; et cette droite est la plus courte, parce qu’elle répond exclusivement à l’objet même de l’effort, c’est-à-dire au sens intime du mouvement. Puis donc qu’une relation quantitative déterminée est ainsi fondée et justifiée, avec une évidence absolue, par le seul mouvement, comment, encore une fois, l’espace pourrait-il s’abstraire du mouvement pour l’absorber après dans l’indétermination de la quantité pure ? Certes, nous ne contestons pas que l’espace soit, en un sens, l’image de la quantité, et qu’on puisse le contempler et le concevoir à l’état d’immobilité et de repos ; mais nous ne faisons pas de la quantité extensive, comme les géomètres, une idée irréductible : la quantité nous apparaît comme l’expression à la fois réelle et abstraite de l’unité, de l’homogénéité de l’être, de la communicabilité de ses parties ; elle est dès lors, et l’espace avec elle, subordonnée à l’être et à ses lois essentielles. Or, cette loi essentielle de l’être, c’est l’unité vivante par la coordination des efforts dont le mouvement est l’instrument et le symbole : dès lors l’espace n’existe et ne se déploie qu’en vue du mouvement, bien loin qu’il puisse, s’isolant de lui, le contrarier.

Nous avons vu aussi qu’il y avait des infinis partiels, des infinis limités : ce sont les parties de l’étendue. Mais elles ne sont infinies, jusque dans leurs limites, que parce qu’elles participent à l’être. Or, la loi de l’être, c’est la communication et l’unité ; donc, en tant qu’elles sont infinies, les parties de l’étendue doivent se prêter aux fins de l’être et non pas les desservir : c’est donc abuser de leur infinité et la sophistiquer que de s’en servir avec l’éléatisme contre le mouvement. Le mouvement, de plus, ou plutôt tel mouvement, par sa liaison avec le système universel des mouvements et de l’être, a une sorte d’infinité actuelle : il représente, pour sa part et par sa correspondance au tout, l’infini en acte. Or, comment la divisibilité infinie de l’étendue, qui est une infinité de puissance, pourrait-elle faire obstacle à l’infinité actuelle de l’univers ? L’unité agissante et infinie du monde emporte tout, et elle se sert de la quantité pure comme d’un moyen : l’enchaînement des mouvements stellaires s’est subordonné et approprié l’espace illimité.

Au reste, pour opposer la quantité pure à l’acte, il faut, par une singulière contradiction, faire passer à l’acte la quantité elle-même. Pour dire que le mobile doit parcourir d’abord la moitié de la distance, puis la moitié de cette moitié, et ainsi de suite, il faut déterminer ces moitiés successives ; il faut donc, dans la continuité absolue de l’étendue, marquer des divisions et des subdivisions, instituer des comparaisons, des relations ; or cela même est un acte : bien mieux, toute comparaison de grandeurs se ramène, en dernière analyse, à une superposition, et celle-ci est un mouvement ; c’est donc par un mouvement qu’on prétend interdire métaphysiquement le mouvement. Donc, la quantité pure, si l’on veut en dégager la divisibilité infinie, implique le mouvement, l’acte, la vie de l’être ; et si on la considère seulement à l’état de quantité pure, sans en déduire certaines déterminations mathématiques, elle n’a plus de sens pour l’esprit que comme symbole de l’homogénéité et de la continuité absolues de l’être dans la diversité des formes et des mouvements.

C’est donc dans le mouvement et par lui, dans les lois du monde, fonctions de l’être, et par elles, que la continuité quantitative a son sens et sa valeur. Si le mouvement n’était pas continu, si pour être le mouvement il devait parcourir une certaine quantité d’espace, il ne serait pas toujours et essentiellement le mouvement : il ne le serait que par intervalles, par à-coups ; le mouvement, c’est-à-dire le devenir, aurait besoin lui-même de devenir : c’est-à-dire que l’évolution universelle n’aurait plus ni fond ni base. De plus, comment et par quoi serait déterminée la quantité d’espace nécessaire au mouvement pour être le mouvement ? Évidemment, elle serait arbitraire ; c’est donc sur l’arbitraire, sur l’irrationnel, sur l’inintelligible que reposerait le mouvement du monde, c’est-à-dire la vie de l’être et l’être lui-même. Une quantité donnée d’espace étant nécessaire au mouvement, c’est le fini qui servirait de base aux relations de l’infini avec lui-même : c’est la fragilité arbitraire du fini qui porterait l’infini. Au contraire, par la continuité, le mouvement est essentiellement le mouvement : il l’est infiniment, sans condition, sans limitation ; c’est l’infini, partout présent à lui-même, qui se soutient et se légitime lui-même. On ne peut jamais saisir la limite d’espace et de temps où le mouvement cesse d’être le mouvement ; par la continuité, il plonge vraiment dans l’infinité de l’être ; n’étant pas subordonné, dans son essence, à des conditions d’ordre physique ou géométrique, n’étant, dans son essence, fonction d’aucune quantité finie, il ne s’explique que par l’être et par l’infini, dont il est la manifestation et l’agent.

Ce qui est vrai du mouvement est vrai de toutes les lois de l’univers qui sont des cas, des formes du mouvement. La loi de l’accélération continue des corps pesants serait impossible comme loi, si cette accélération avait besoin, pour se produire, d’une quantité donnée d’espace ; l’essence même de la loi serait subordonnée à une condition extérieure et arbitraire : la loi n’agirait donc plus comme loi. De même, la loi suivant laquelle les courbes se développent (cercles, ellipses, hyperboles, etc.) ne garde sa vertu de loi, son essence propre, que si elle agit continûment, car si elle a besoin, pour réaliser ses effets, d’une quantité donnée d’espace, elle n’a plus, comme loi, sa force de loi ; au contraire, la loi, ayant absorbé à son profit l’absolue continuité de la quantité où elle se déploie, agit continûment et essentiellement comme loi. Ainsi, la continuité absolue de la quantité, bien loin de contrarier le mouvement, l’acte, la loi, affranchit le mouvement, l’acte, la loi du servage de la quantité : l’essence des lois se dégage de toute condition d’espace, et se manifeste comme essence, c’est-à-dire comme fonction définie de l’être infini ; elle fait dès lors partie, comme loi, d’un système d’activité infinie ; c’est donc l’infini de la continuité quantitative qui permet au mouvement, à la loi, déliée de toute dépendance d’espace, d’entrer dans l’infinité de l’action. L’espace, avec sa continuité quantitative, est donc le serviteur de l’infini vivant, et sa fonction ultime est de s’abolir lui-même pour laisser éclater dans son indépendance l’infinité de la vie et de l’action ; il est, pour Dieu, un symbole et point une entrave, il en exprime l’homogénéité infinie ; mais, en même temps, par sa continuité même, il libère de toute dépendance quantitative l’action divine, s’exerçant par les lois de l’univers.

Toute la philosophie du calcul infinitésimal sort de là ; c’est parce que la quantité, par sa continuité même, affranchit les lois de toute condition de quantité que le calcul peut saisir la formule, l’essence de la loi dans l’infiniment petit. L’infiniment petit n’est point zéro ; car, s’il était zéro, les lois du mouvement seraient rejetées hors de la quantité, c’est-à-dire hors de la continuité, c’est-à-dire hors de l’être. Le calcul ne le traite point comme zéro, puisqu’il considère des infiniment petits de différents ordres, et que les infiniment petits des ordres supérieurs sont considérés comme nuls relativement à l’infiniment petit fondamental, à la différence du premier ordre. L’infiniment petit est donc une réalité, et, comme le disent certains mathématiciens, l’infiniment petit existe dans la nature. Mais en quel sens et comment existe-t-il ? Évidemment, ce n’est pas comme quantité déterminée, car sa définition même est d’être plus petit que toute quantité donnée. Il existe comme manifestation, dans l’ordre de la quantité continue, des lois, des essences indépendantes de toute quantité donnée. Il est le point idéal et réel où l’essence d’une loi, où son idée se mêle à la quantité sans se soumettre à aucune détermination arbitraire de quantité. L’infiniment petit représente l’indépendance essentielle et la pureté de la loi dans son union avec la quantité, et c’est parce qu’il est, non une fiction mathématique, mais une vérité métaphysique, qu’il permet au calcul de saisir jusqu’au fond les lois de la réalité. C’est parce que ces lois ont leur substance dans l’infini de l’être, dans le système de relations et de communications qu’enveloppe son unité, qu’elles peuvent se déployer dans la quantité sans s’y perdre ; l’infini vivant qu’elles expriment leur subordonne l’infini inerte de la quantité ; l’infiniment petit est le point de contact de l’infini vivant, qui est acte, et de la quantité continue, qui est la matière de cet acte : c’est le nœud intime, fuyant et réel, de Dieu et du monde. Dans la continuité à la fois visible et métaphysique du mouvement, nos sens saisissent Dieu comme notre esprit ; notre raison le touche et nos yeux le voient. L’infiniment grand existe et agit dans la nature comme infiniment petit. Il n’existe pas, ainsi que nous l’avons vu, comme totalité : il existe comme unité vivante et infinie de l’être ; il traduit, par un système dont les parties innombrables sont coordonnées entre elles, l’infinité inépuisable et une de l’être. Or, de même que l’infiniment petit permet à chaque loi, fonction déterminée de l’infini vivant, de manifester sa pure essence, l’infiniment grand permet à cet infini vivant lui-même, dans son unité totale, de se manifester et d’agir. Si l’espace, et avec lui le monde, était limité, le système des mouvements serait limité ; or, où serait la raison de cette limite ? L’infini de l’être serait arrêté par l’arbitraire dans son expansion : il ne serait plus par là même le libre infini. De plus, ce système limité et clos de mouvements aurait nécessairement un centre déterminé ; s’il n’en avait point, s’il y avait plusieurs centres, il y aurait plusieurs systèmes de mouvements, plusieurs univers ; mais ce centre déterminé, pourquoi serait-il ici plutôt que là ? Encore l’arbitraire ; et comme ce centre, autour duquel serait ordonné le mouvement universel, serait le point décisif de l’être, c’est au cœur même de l’être que serait l’arbitraire. Au contraire, le système des mouvements, grâce à l’infinité de l’espace, est à la fois un et illimité ; il est un, car tous ces mouvements sont liés les uns aux autres et coordonnés en vue d’une fin idéale, l’universelle joie par l’universelle harmonie ; il est illimité, car il n’est pas condamné à tourner en cercle autour d’un centre immobile ; la terre tourne autour du soleil, le système solaire autour d’un autre système, et ainsi de suite, sans fin ; c’est là une hypothèse de la science, mais il est impossible que cette hypothèse ne soit pas une vérité, car il est impossible, sans figer l’univers tout entier et sans le limiter, de lui assigner un centre immobile ; ou bien il faudrait imaginer des mouvements concentriques s’enveloppant à l’infini. Mais quelle monotonie et aussi quelle absence de vraie pénétration entre toutes ces sphères extérieures les unes aux autres ! Non, tout système de mouvements a son centre prochain dans un autre système de mouvements. Qu’est-ce à dire ? C’est que le centre définitif, autour duquel la terre se meut, recule et fuit toujours ; elle a beau le poursuivre dans les profondeurs de l’espace sans bornes par un mouvement éternel, elle ne pourra jamais l’atteindre ; il se déplace et se dérobe de système en système. On a dit que la terre cherchait peut-être dans son mouvement continu le lieu de son éternel repos ; non, il n’y a pas de lieu de repos pour elle dans l’espace illimité, car il n’y a point de centre fixe auquel elle puisse se suspendre et adhérer ; mais qu’est-ce à dire ? C’est que le centre du mouvement qui l’emporte et qui emporte toute chose n’est point réel au sens où on entend d’habitude le mot réel ; il n’est pas un point mathématique, il n’est pas ici ou là dans l’espace ; c’est un centre insaisissable et idéal qui est à l’infini ou plutôt qui est l’infini même. Car si les astres peuvent ainsi tourner les uns autour des autres sans fin ni trêve, c’est parce que l’infini vivant veut que des combinaisons inépuisables de mouvements mettent en relation toutes les parties de l’être ; la terre est donc réellement en route vers l’infini ; c’est l’infini qui est son but, c’est l’infini qui l’attire. Dieu est, au vrai sens du mot, le centre de gravité de l’univers mouvant, et voilà comment l’unité totale de l’infini vivant se manifeste par l’infiniment grand, comme chaque loi, chaque fonction de cet infini se manifeste par l’infiniment petit. Ainsi, contrairement à la discussion éléatique, la quantité dans le monde ne fait pas obstacle à l’acte ; dans l’être absolu, l’infinité de l’acte et l’infinité de la puissance se pénètrent, et le monde est, dès lors, sans contradiction, indétermination et détermination, puissance et acte, étendue et mouvement, quantité et forme. En rapprochant le mouvement et la sensation par la quantité et par la forme, en accordant réalité et vérité et aux sensations et à l’espace, nous sommes donc fidèle à la notion même de l’être infini, et il ne nous reste plus qu’à démontrer qu’il n’y a pas contradiction entre l’être comme être et la conscience comme conscience.

CHAPITRE VIII

conscience et réalité


Nous voici arrivé, en effet, à l’objection la plus spécieuse contre la réalité du monde extérieur. Nous avons beau démontrer que la sensation contient de l’être, et que l’espace n’est pas une forme vaine de notre sensibilité, toujours est-il que c’est nous qui percevons les sensations dans l’espace. Nous ne pouvons pas faire abstraction du moi ; il revendique sa part ou plutôt il revendique le tout. C’est moi qui vois la lumière ; et nous avons beau dire qu’elle a un sens : que serait-elle si je ne la voyais pas ? Sa fonction, semble-t-il, son essence, c’est d’être vue. La fonction, l’essence du son, c’est d’être entendu. S’il n’y avait plus de conscience pour entendre et pour voir, il n’y aurait plus ni lumière ni son. Supposez un moment que tous les yeux soient éteints, que toutes les oreilles soient sourdes. Que devient le son ? que devient la clarté ? Ainsi, même si le son et la lumière ne sont pas des sensations brutes, même s’ils ont un sens, c’est-à-dire une réalité intelligible, indépendante de nous, ils n’ont de réalité effective qu’en nous et par nous. Ils sont liés à nous et ils disparaissent avec nous. Nous emportons l’univers dans le tombeau ; ou plutôt, comme le tombeau lui-même n’est qu’une sorte d’imagination survivante, comme il n’existe plus pour nous quand nous n’existons plus nous-mêmes, c’est dans le néant absolu que nous emportons l’univers. La terre même où nous sommes enfouis, et le débris de ce qui fut nous, tout cela n’existe que dans la mesure où nous nous le figurons ; et morts, nous ne nous le figurons plus. La terre qui reçoit nos dépouilles s’inocule notre néant ; elle n’est plus et le monde n’est plus. Ne parlez même pas de la nuit ; l’obscurité aussi est une sensation ; l’obscurité n’existe que pour la conscience. La nuit, c’est encore la vie, c’est encore la conscience ; et la vision sombre par où nous croyons nous représenter la mort est encore un souvenir et comme un fantôme de la vie. Elle atteste seulement ou notre impuissance, ou notre répugnance à imaginer le néant absolu. Que la nuit elle-même disparaisse et laisse notre néant face à face avec le néant universel. Il y a au fond du subjectivisme un nihilisme absolu.

Je ne m’arrêterai pas un instant à discuter les conséquences extrêmes de la doctrine subjectiviste ; nous avons assez à faire de démêler et d’arracher un à un les sophismes compliqués qui sont à la racine. Je me garderai bien aussi de lui opposer cette foule innombrable de consciences toujours renouvelées, qui semblent une garantie de durée pour l’univers. Je meurs, mais d’autres vivent et vivront. Il y aura toujours des yeux pour voir la lumière. Si ce n’est pas dans notre sphère, c’est dans une autre ; les germes foisonnent. Il y a un million de semences pour un seul être, et dans l’infini prodigue, ni la vie, ni la conscience ne peuvent subir d’interruption. Soit ; mais tout d’abord, rien ne démontre que, dans l’univers, la vie se maintienne nécessairement à ce degré où la conscience claire se manifeste. L’hypothèse de l’évolution semble établir au contraire qu’il faut, à un monde donné, un développement immense et lent pour aboutir à ce que nous appelons la conscience. Peut-être, si nous nous bornons à constater les faits dans la limite de notre expérience, la conscience proprement dite n’est-elle qu’une fleur tardive et éphémère. Et il y aurait une imprudence singulière à laisser reposer en elle la réalité de l’univers. Je sais bien qu’on peut considérer avec Leibniz que tout, en un sens profond, est force, vie, perception, âme. Mais Leibniz n’admettait point, pour cela, que la monade qui entre dans la molécule du rocher a une vision de la lumière comme notre âme. Le monde obscur des forces, comme je le disais à propos du son, est à la fois très parent de nous et très différent de nous. Je m’explique par là le sentiment étrange que m’inspire le monde visible. Je me pénètre peu à peu de sa vie, de sa forme, de ses couleurs, de ses voix, et je laisse en quelque sorte ses influences entrer doucement en moi. Peu à peu, il me semble que la vie de toutes choses s’agite pour échapper au vague et pour se préciser. Il ne suffit plus au chêne de m’envoyer le bruissement vigoureux de ses rameaux et de ses feuilles. Il ne suffit plus à l’herbe flottante des fossés de caresser mes yeux de ses souples ondulations. Le chêne appelle mon âme ; il voudrait que ma pensée s’enfermât en lui et donnât une netteté plus grande à sa vie diffuse ; et la prairie, qui murmure tout bas au vent du soir, voudrait que mon rêve vînt se mêler au sien pour lui donner je ne sais quelle forme ailée et subtile qui lui permît d’aller plus haut. Les choses semblent souffrir de leur incertitude et envier à la conscience humaine la forme saisissable de ses songes les plus fugitifs. Mais si l’âme se rend à leur appel ; si elle ne les laisse pas à ce vague douloureux et charmant ; si elle réalise, en se substituant à elles, leur aspiration secrète, le charme est aussitôt rompu, et l’univers, si vivant naguère et si animé, paraît immobile et vide, parce que notre âme est seule à le remplir, parce que son essor, arbitrairement aidé par nous, n’a abouti qu’à une imparfaite copie de notre propre conscience. Pour que l’âme puisse s’entretenir avec les choses, il faut que les choses tendent vers l’âme, mais sans y arriver ; il faut que l’âme aille vers les choses, mais sans s’installer en elles ; il faut qu’il y ait entre le monde et nous, avec une impossibilité perpétuelle de se confondre, une perpétuelle tentation de s’unir. Ce sentiment étrange et énigmatique que me fait éprouver le monde, sentiment mêlé d’inquiétude et de douceur, d’impuissance irritée et de confiant abandon, est pour moi la marque qu’il y a, au fond du monde et dans les abîmes les plus secrets de la vie, quelque chose de nous, mais qui n’est pas nous. Si nous descendons dans ces abîmes en y portant toute la lumière qui est en nous, ils perdent soudain, dans cette clarté banale, leur profondeur, leur mystère et leur attrait. Et si nous nous oublions nous-mêmes ; si nous renonçons à la netteté de notre conscience et de nos pensées pour aller recueillir au fond des choses leur âme incertaine et flottante, les choses réclament et sollicitent de notre âme je ne sais quel secours qui les élève à une vision plus claire de l’univers, à une compréhension plus précise d’elles-mêmes et de l’infini qu’elles contiennent obscurément. Ainsi appuyer la réalité du monde sur les forces conscientes qui pullulent en lui, c’est l’appuyer sur l’inconnu.

De plus, le monde n’a par là qu’une existence de fait, et non pas une existence de droit, car je ne sais pas s’il est nécessaire qu’il y ait des consciences, si elles font partie de l’essence même des choses, si elles ne sont pas un accident. Ah ! si je connais la raison profonde qui fait qu’il y a des consciences ; si je connais la loi idéale, supérieure à toutes les consciences particulières, qui suscite ces consciences particulières, alors oui, le monde, en ces consciences, a une existence de droit ; et je suis rassuré sur l’univers splendide et sonore. Je sais qu’une loi éternelle pousse le monde à se saisir et à se posséder lui-même. Je sais que le son et la lumière ne sont pas de vaines apparences qui puissent, en s’atténuant et en pâlissant, venir à rien ; mais qu’ils sont les relations nécessaires, éternellement contenues dans l’être lui-même, selon lesquelles la vivante unité du monde s’accomplit. Dès lors, je ne m’inquiète plus de telle ou de telle conscience particulière, de tel ou de tel état de la représentation. Je sais que la loi idéale, dans son incessant effort, réalise l’unité autant qu’il est possible, et que cette unité, toujours incomplète, doit parfois cependant éveiller au cœur des choses, sous leur morne apparence de pesanteur, je ne sais quel frisson de joie infinie. Je sais que, çà et là, de belles consciences doivent éclore, en qui la réalité aura presque tout son éclat et l’univers presque tout son prix. Quoique passagères et bientôt évanouies, elles perpétuent la beauté et la splendeur du monde ; car elles ne sont pas une trouvaille, une rencontre fortuite de la vie, mais seulement une expression plus heureuse et plus noble de l’universel effort. Je sais que dans ce jardin merveilleux, où une même loi travaille l’infinie diversité des germes, les belles floraisons, même si elles n’éclatent qu’à intervalles, affirment la continuité de la vie et de la beauté. Je dirai, me rappelant les profondes formules de Leibniz, que la beauté, le son, la lumière, le parfum, la joie, les obscurs et doux pressentiments contiennent de l’être, et qu’une des formes innombrables de l’être peut se dissoudre après les avoir goûtées sans les emporter avec soi. Je suis, dans l’univers tout plein de forces incomplètes et de consciences ébauchées, comme l’homme de bien aimant la vérité et la justice, en face de la multitude des âmes médiocres ou grossières. S’il devait se consoler et se rassurer avant de mourir, par les parcelles disséminées de vérité et de justice qui sont en toutes ces âmes, peut-être trouverait-il la consolation bien insuffisante et la garantie bien fragile. Mais une pensée plus haute le soutient ; la vérité et la justice ne sont point des hasards ; elles sont au fond même des âmes humaines ; elles en sont la loi idéale ; et ce n’est point par leurs manifestations mutilées et débiles qu’il faut juger de leur force, mais par la promesse d’avenir qu’elles portent en elles, par la secrète vertu qui, tôt ou tard, ici ou là, doit aboutir à de belles révélations. De même, si les consciences dans le monde ne sont pas simplement un fait, si la conscience ne fait qu’un avec l’être, les consciences particulières, expressions diverses de la conscience absolue, devront se rapprocher le plus possible de la conscience absolue et de l’être absolu. Et ce n’est point par un hasard heureux, mais par une idéale et intelligible nécessité, que le monde subsistera éternellement dans les consciences particulières qui le réfléchissent. Au contraire, si je me borne à constater que le monde fourmille de consciences plus ou moins claires, sans chercher pourquoi il y a des consciences, d’abord je ne suis plus assuré de rien, car ces consciences peuvent disparaître ; et puis, même si elles se renouvellent et se continuent indéfiniment, je ne sais pas si elles s’élèveront jamais au-dessus d’une médiocrité étroite ; je ne sais pas si elles s’agrandiront et s’ordonneront jamais jusqu’à réfléchir l’infini vivant. Et surtout, je ne sais pas, toutes ces consciences particulières n’ayant en dehors d’elles aucun foyer idéal de vérité autour duquel elles s’ordonnent, si elles ne multiplieront pas des représentations incohérentes de l’univers. Et voilà mon bel et grand univers défiguré, morcelé par la multitude des interprétations étroites et divergentes et des pâles visions. Voilà que ce beau miroir de la conscience, où j’espérais voir se réfléchir la réalité infinie, est brisé en une poussière de miroirs obscurs et peut-être contradictoires.

Ce n’est donc pas dans le renouvellement indéfini des consciences particulières que nous devons chercher la garantie de la réalité durable du monde, car cela, encore une fois, c’est le fait précaire, médiocre, inexpliqué. D’ailleurs, multiplier et prolonger sans terme les relations de la conscience et de l’être, ce n’est pas définir ces relations. Si la conscience est capable d’atteindre l’être sans le réduire à l’état de représentation et d’illusion périssable, c’est dans l’intérieur d’une seule conscience que nous pouvons et que nous devons surprendre ce secret. Descartes avait bien raison, en ce sens, de s’enfermer dans son moi et d’y chercher d’emblée la justification de toute réalité. Je suis une conscience : cela me suffit pour chercher, pour savoir ce que c’est que la conscience. Il m’importe peu, tout d’abord, qu’il y ait des millions de consciences particulières hors de la mienne ; car si j’ignore ce que c’est que la conscience, ces millions de consciences extérieures à moi ne font que multiplier mon ignorance ; et si je sais, pour l’avoir appris en moi, ce que c’est que la conscience, j’irai vers toutes les autres consciences, non pour leur demander leur secret, mais pour leur apporter le mien, qui sera le leur. Ainsi, bien que nous nous soyons d’abord tournés vers le monde extérieur, bien que nous soyons sortis de nous-mêmes pour dire ce qu’était l’être, et le mouvement et la sensation dans son rapport au mouvement et à l’être, nous sommes obligés de rentrer enfin en nous-mêmes. C’est du centre même de notre conscience que nous devons maintenant, après avoir parcouru l’univers, en mesurer la réalité. Ne regrettons pas de nous être portés d’abord vers les choses elles-mêmes, car nous avons dissipé toutes les ombres, tous les sophismes qui nous auraient empêchés d’étudier en lui-même le rapport de l’être et de la conscience. Non, il n’y a rien, dans la nature de l’être, qui répugne à ce qu’une conscience particulière puisse atteindre l’être sans l’absorber, car l’être peut être considéré soit en acte, soit en puissance. Et c’est l’être en acte, dans son infinité une, qui fonde la puissance illimitée et indéterminée de l’être. Si donc des unités secondaires et incomplètes de force ou de conscience sont possibles ; si, dans la puissance indéterminée de l’être, des aspirations multiples vers l’unité peuvent se produire, c’est que l’infinité une, actuelle et vivante de la conscience et de l’être enveloppe et soutient toutes les consciences finies. Dès lors, les consciences particulières, puissances secondaires et limitées, étant des consciences par leur participation à l’acte suprême d’unité, qui confond l’absolu de l’être et l’absolu de la conscience, il apparaît comme puéril de réduire l’être à une représentation, à une fiction des consciences particulières. Il n’y a rien non plus, dans la nature du mouvement et de la sensation, qui s’oppose à la pénétration et à l’indépendance de l’être et des consciences particulières ; car le mouvement n’est pas une abstraction mathématique, mais bien une réalité métaphysique pleine d’être, et la sensation n’est pas une abstraction psychologique, mais bien une réalité métaphysique pleine d’être, et du même être que le mouvement. En sorte que le monde de la conscience et le monde extérieur de la science, sans se confondre, puisque la sensation et le mouvement sont deux aspects différents de la réalité, l’une surtout qualitative, l’autre surtout quantitatif, se pénètrent cependant, puisque c’est une même réalité qui se traduit pour la conscience en sensation, et qui est traduite par la science en mouvement. Il n’y a rien non plus, dans la notion d’espace, qui nous condamne au subjectivisme, car l’espace exprime la puissance indéterminée et illimitée de l’être, laquelle suppose l’acte infini de l’être. Et la preuve, c’est que nous ne prenons vraiment possession de l’espace qu’en le parcourant au moins par l’imagination, en le construisant. Et le mouvement étant comme le point de rencontre de l’acte et de la puissance dans l’être, la puissance infinie d’être qu’exprime l’espace est rattachée, par le mouvement, à cette activité infinie et une de l’être, qui est synonyme de conscience absolue et qui déborde, en les produisant, toutes les consciences finies. Ainsi, bien loin d’être nécessairement une forme de nous-mêmes, l’espace nous apparaît comme une manifestation irrésistible de l’absolu supérieur à nous ; et en même temps, comme nous ne le percevons et ne le possédons tout à fait qu’en le créant par le mouvement, c’est-à-dire en participant à l’activité infinie et à la conscience infinie, indépendant de nous, il ne nous est pas non plus étranger, et ici encore il y a pénétration de l’être et de notre conscience, sans qu’il y ait absorption de l’être en notre conscience. Donc, aucune des formes sous lesquelles le monde peut nous apparaître, ni le mouvement, ni la sensation, ni l’espace, n’implique la dépendance de l’être envers les consciences particulières. Il n’y a donc contre la réalité objective du monde aucune présomption partielle, aucun préjugé de détail ; et si nous sommes condamnés au subjectivisme absolu et au nihilisme qui en est la suite, ce ne sera point la nature propre des formes spéciales, sensation, mouvement, espace, sous lesquelles notre conscience perçoit ce que l’on appelle le monde extérieur. Ce sera seulement parce que toute conscience, du seul fait qu’elle est une conscience, c’est-à-dire un sujet, implique la subjectivité essentielle de toute connaissance. Voilà le problème radical ; et en arrachant tous les sophismes partiels sur la sensation, le mouvement et l’espace, nous avons dégagé la racine même du problème. Il nous reste à discuter ceci et seulement ceci : la conscience, en tant que conscience, est-elle la négation d’une réalité extérieure à elle-même ?

Mais nous avons retenu autre chose encore de notre long voyage. En approfondissant l’idée de mouvement, de sensation, d’espace, nous avons touché à l’être, nous avons senti l’être, et, quoi qu’il arrive, nous ne pourrons pas l’oublier ; même en rentrant dans notre conscience particulière, dans notre moi limité, nous garderons comme un ressouvenir involontaire de l’immensité de l’être. Nous serons comme ces marins qui, rentrés au pays, ont encore dans leur regard l’immensité vague des horizons. Après tout, c’est en vivant qu’on connaît la vie ; c’est en pensant qu’on connaît la pensée ; c’est en déployant la conscience qu’on la mesure. Aussi, revenus dans notre moi, aurons-nous le double souci de définir, avec le plus de rigueur possible, ce que c’est que le moi, et de ne pas oublier, en le définissant, qu’il aspirait sans cesse à l’immensité de l’être, et qu’il était ému, au contact de l’infini, d’une émotion fraternelle.

C’est une chose étrange, comme les philosophes qui ramènent le plus audacieusement l’univers entier au moi ont négligé de dire exactement ce qu’ils entendaient par le moi. Tout récemment encore, dans une thèse qui a été remarquée et qui devait l’être, M. Georges Lyon poussait jusqu’à ses dernières limites l’idéalisme subjectif. Selon lui, non seulement les formes de toute expérience, l’espace et le temps, n’étaient que des formes de notre moi ; non seulement les catégories de notre entendement, les catégories de substance et de cause émanaient de notre conscience et étaient appliquées d’autorité par nous aux choses ; non seulement nous étions, selon les paroles de Kant, les législateurs de la nature, mais encore le détail même des faits était créé par nous et sortait, à notre insu même, de notre moi. Quand une fois on avait accordé que l’espace, le temps, la causalité, la substance étaient des formes de notre activité interne, des fonctions de notre moi, la part du monde se réduisait à je ne sais quelle matière indéterminée et informe qui ne prenait sens, vie, réalité qu’en entrant dans les formes et sous les règles du moi. On ne pouvait pas même dire d’elle qu’elle fût gouvernée par le hasard, car le hasard est l’antithèse de la raison, et il ne se comprend pas sans elle. Ainsi le monde, séparé du moi, n’était plus qu’une abstraction inintelligible, misérable et morte. Mieux valait donc dire hardiment que le monde tout entier, dans sa matière aussi bien que dans sa forme, dans sa substance aussi bien que dans ses lois, dans ses événements aussi bien que dans les règles ou les principes qui dirigeaient ces événements, était l’œuvre exclusive du moi. À vrai dire, nous ne savions pas comment le détail même et la matière des choses sortaient de nous. Mais puisque les lois du monde, comme la causalité, les formes du monde, comme l’espace, n’étaient que des créations du moi ; puisque la matière même du monde, n’étant qu’une collection de sensations, était encore un fantôme du moi, il suffisait qu’une première impulsion, une première chiquenaude, inconnue de nous, eût été donnée à tout cet ensemble, pour que tout ensuite se déroulât sous l’action claire et consciente du moi. Donnez au moi une première vision de l’univers, dans laquelle les images créées par lui seront distribuées selon un ordre dont il ne saura point d’où il procède. Le moi n’aura qu’à appliquer à cette première vision la forme du temps et le principe de la causalité pour qu’elle se développe et se transforme comme un univers réel. À chaque transformation nouvelle exigée par les vicissitudes du temps et les lois de la causalité, il créera, de son inépuisable fonds, des images nouvelles. Ainsi, le cadre créé par lui sera rempli par lui. Pourquoi, dès lors, ne pas admettre que la première vision aussi est son œuvre inconsciente ? Pour que tout le système de l’univers subjectif fonctionne à jamais, il suffit d’une première chiquenaude. Or, qui nous assure que ce n’est pas le moi lui-même qui l’a donnée ? Il y a, dans l’âme, des profondeurs d’inconscience inexplorées. Qui sait si ce n’est pas des profondeurs obscures du moi que sort la matière même du monde sensible, que le moi conscient et pensant ordonne ensuite selon ses formes ? Soit ; mais qui ne voit que le moi est pris ici en une multitude d’acceptions différentes ? Le moi de nos petites préoccupations et de nos petites vanités, le moi qui se frise la moustache et se regarde au miroir, le moi dépendant de l’organisme, le moi qui voit jaunes les objets rouges, parce que l’œil est infecté de jaunisse, le moi qui calcule, raisonne, associe des idées en se soumettant aux principes constitutifs de la raison ; le moi qui se confond avec ces principes mêmes, le moi sublime qui crée ces principes et qui, en les créant, y soumet la nature et en devient le législateur ; le moi inconnu, prodigieux, ignoré de lui-même, qui crée la matière même de l’univers ; le moi chétif, le moi d’un jour qui se sent perdu dans l’immensité de la durée et de l’espace, le moi infini et éternel qui est supérieur au temps et à l’espace, puisqu’il les produit, — c’est toujours, pour nos philosophes, le moi ; c’est toujours le même moi. On prend l’homme et on l’appelle moi ; on prend l’univers et on l’appelle moi ; on prend Dieu et on l’appelle moi, et finalement, tout est moi, tout est le moi, sans qu’il en coûte davantage. Sérieusement, que veut-on dire ? Veut-on dire que le principe supérieur de la réalité n’est pas une force brute, qu’il est unité, raison, pensée, conscience, et que le meilleur symbole que nous en puissions trouver, c’est cette puissance d’unité et de pensée qui est en nous et que nous appelons le moi ? Mais c’est simplement affirmer Dieu. Veut-on dire que le principe générateur et organisateur de la réalité n’est autre que le moi que nous trouvons en nous ? Mais il ne s’agit pas évidemment du moi de nos passions, de nos imaginations, de nos associations d’idées. Il ne s’agit même pas du moi qui perçoit la réalité sous la forme de l’espace, du temps et des catégories ; car cela, c’est le moi brut, c’est le moi tout fait, c’est la natura naturata. Il s’agit évidemment du moi qui, en tant que moi, c’est-à-dire en tant que puissance suprême d’unité, crée ces moyens d’unité qui sont le temps, l’espace, les catégories. Il s’agit du moi créateur. Or, je veux bien que ce moi nous pénètre ; je veux bien même que, par notre fond, nous touchions à lui, que nous ne fassions même qu’un avec lui. Je veux bien qu’en creusant en nous, nous trouvions, au-dessous de notre individualité organique, notre pensée beaucoup plus vaste, et, au-dessous de notre pensée ou en elle, la force éternelle d’unité qui est la racine de toute pensée et de toute conscience. Je l’ai déjà dit et je le répète, c’est parce que l’infini dit moi que je peux dire moi. Mais ce n’est pas une raison pour confondre le moi éternel et créateur qui soutient toutes les consciences particulières, le même en toutes, avec ces consciences particulières. Il est plus simple de dire avec saint Paul : In Deo vivimus, movemur et sumus ; car, au fond, cette ambitieuse réduction de l’univers au moi ne signifie pas autre chose. Il y a même, dans ces équivoques de langage, quelque danger pour le peu de véritable esprit religieux qui subsiste encore dans les âmes ; car l’essence même de la vie religieuse consiste à sortir de son moi égoïste et chétif, pour aller vers la réalité idéale et éternelle. Et si cette réalité elle-même est baptisée, par les philosophes, moi ; si elle aussi s’appelle le moi, si les cieux racontent la gloire du moi, vous aurez beau commenter, distinguer, expliquer, vous aurez attaché à l’âme en fuite l’ombre de la vie misérable qu’elle veut un moment quitter. Et puis, si les subjectivistes absorbent tout dans le moi, sans dire exactement s’il s’agit du moi tout court ou de notre moi, toujours est-il que, dans ce moi, ils distinguent des degrés et des zones. Il y a la zone qui correspond à l’univers et celle qui correspond à Dieu. Mais j’imagine qu’entre le moi organique et individuel et le moi créateur et régulateur qui suscite et ordonne l’infini des choses, ils mettent bien quelque différence de valeur. Ils ont donc un type de la réalité qui n’est pas emprunté au moi tout entier, puisque c’est avec ce type de réalité et de perfection qu’ils mesurent la valeur, la perfection relative des différentes formes du moi. Ils diront, par exemple, que le moi individuel et périssable ne prend une valeur absolue que s’il se confond, soit dans la pensée, soit dans l’action, au moi absolu et éternel, qui, étant principe d’unité, est par là même principe de bonté et de vérité. Il y a donc, dans le moi, une partie qui est idéale et divine, et une autre qui ne devient idéale et divine que par sa conformité avec la première. Or, nous n’avons pas à agir sur ce qu’il y a en nous de divin, d’absolu et de parfait, mais bien sur la partie la plus individuelle et la plus imparfaite de notre être, sur nos passions, nos sentiments, nos imaginations, nos pensées déterminées, pour les organiser selon le divin et le parfait. Donc, le centre de notre action, c’est-à-dire, au fond, de notre être, est dans cette région du moi des idéalistes qui correspond au moi individuel. Ainsi, le moi absolu, parfait, éternel et divin, nous est extérieur et supérieur, en même temps qu’il nous est intérieur. Dès lors, pourquoi confondre dans la banalité équivoque du même mot, le moi, notre petite personne et l’infini divin qui, en la pénétrant, la déborde ? C’est, quoi qu’on fasse, passer le niveau sur l’âme ; c’est supprimer toutes les pentes et tous les courants de la vie intérieure et immobiliser le moi, qui ne peut plus sortir de lui-même puisqu’il est tout, dans une stagnation éternelle. Ceux qui, en prononçant tout simplement le nom de Dieu, sentent qu’il est à la fois en eux et hors d’eux, sont beaucoup plus riches, dans leur humilité, que ceux qui appauvrissent l’homme jusqu’à faire entrer l’infini où il aspire dans l’enceinte équivoque du moi fini. En tout cas, nous avions le droit de signaler l’abus des termes et l’absence de définitions en un problème où, sans un essai de définitions rigoureuses, tout est vanité.

Schopenhauer a commis, dans la partie de son œuvre où il développe l’idéalisme subjectif, la même confusion de mots, et, pour parler net, le même sophisme, non plus comme M. Georges Lyon à propos du moi, mais à propos du cerveau organe du moi. « Toutes nos sensations, dit-il, correspondent à des excitations cérébrales. L’univers entier pourrait cesser d’agir sur le cerveau ; si le cerveau continuait à être excité, il percevrait l’univers. Nous contemplons le ciel immense avec ses étoiles innombrables, sa voie lactée ; mais tout cela, le ciel, la mer, les étoiles, la voie lactée, est dans le cerveau. Faites, avec la main, le tour du cerveau, vous faites le tour de l’univers. » Je veux bien ; et si c’est là une image poétique, destinée à nous rendre plus sensible la prodigieuse activité de la substance cérébrale, je n’ai rien à dire. Mais c’est tout un système que l’on prétend édifier, et alors je demande : en quel sens Schopenhauer emploie-t-il le mot cerveau et de quel cerveau s’agit-il ? Le cerveau, qui est l’objet des sens, le cerveau que je peux voir, peser, parcourir de la main, n’est pas du tout le cerveau considéré comme activité pensante. Mon cerveau tel que je me le figure, ou tel que je le détermine, en faisant, avec ma main, le tour de ma tête, n’est en réalité qu’une des innombrables images que produit mon cerveau, considéré comme puissance de sensation, d’imagination et de pensée. Lorsque Schopenhauer dit : « Le ciel paraît immense et le cerveau paraît bien petit. Et pourtant, le ciel immense est contenu dans le cerveau, » il veut nous montrer le prodige d’illusion qui est en nous ; mais il ne fait à la lettre qu’un jeu de mots, car ce n’est pas dans le cerveau perceptible et mesurable et dont je dis qu’il est petit, que le ciel immense est contenu, car ce cerveau-là n’est qu’un objet de perception et d’imagination, comme le ciel lui-même. C’est une image juxtaposée à l’image plus vaste du ciel. Et dire que le ciel tout entier tient dans le cerveau ainsi considéré, c’est dire qu’une image immense est contenue dans une image du même ordre, mais plus petite, qui lui est juxtaposée. Je vois un homme qui regarde le ciel et je me dis : Le ciel illimité et rayonnant tient tout entier dans la tête étroite et obscure de cet homme. Pas du tout, car la tête de cet homme n’est pour moi, comme le ciel même, qu’un objet de perception. Elle correspond à un certain ébranlement de ma substance cérébrale, et le ciel à un ébranlement beaucoup plus vaste. Et dire que le ciel est contenu dans cette tête, c’est comme si je disais qu’il est contenu dans une quelconque des étoiles sans nombre dont il est semé. Ce qu’il faut dire, c’est que, dans l’étroite enceinte du cerveau, est renfermée assez d’activité pour que l’ébranlement de cette activité cérébrale puisse fournir à la conscience l’image immense du ciel étoilé. Mais cette proposition n’a un sens qu’à condition que l’image du ciel immense et l’image du cerveau tout petit soient déjà données. C’est seulement parce que je vois le ciel et le cerveau, et le ciel beaucoup plus vaste que le cerveau, que je conçois la prodigieuse activité de la force inconnue qui, enfermée dans les limites étroites du cerveau, produit cependant la représentation immense du ciel. Si je dis que la représentation du ciel est absolument vaine, subjective et illusoire, je suis obligé de dire que la représentation du cerveau, qui m’est donnée en même temps et de la même manière, est vaine aussi, subjective et illusoire, et je ne pourrai rien conclure du rapprochement de ces deux représentations également vides. Mais je considère que la représentation du cerveau n’est point vaine et vide, puisque je déclare que c’est dans les limites de cette capacité cérébrale que s’exerce l’énergie mystérieuse qui développe, pour la conscience, l’immensité de la représentation céleste. J’estime donc que l’image sensible que j’ai du cerveau enveloppe de la force, de l’activité. Et c’est seulement à cette condition que le paradoxe de Schopenhauer a un sens. Mais, dès lors, pourquoi n’y aurait-il pas aussi de l’énergie, de la force sous la représentation que j’ai de l’univers, comme sous la représentation que j’ai du cerveau et qui est du même ordre ? L’image sensible du cerveau occupe une toute petite place dans le champ de la vision ou de la perception. Le reste, c’est-à-dire le champ de perception presque tout entier, est ce que nous appelons le monde. Et si nous supposons, avec Schopenhauer, qu’il y a une activité presque infinie dans cette toute petite partie du champ de perception qui correspond à l’image sensible du cerveau, pourquoi n’y aurait-il pas aussi de l’activité, de l’énergie dans toute l’étendue du champ de la perception ? Ainsi, d’aucune façon et en quelque sens que l’on prenne le mot cerveau, il n’est permis de dire que l’univers est contenu dans le cerveau, car l’univers, en tant que représentation sensible, n’est pas contenu dans le cerveau, représentation sensible. Et l’univers, considéré comme énergie, n’est pas dans le cerveau considéré aussi comme énergie. Schopenhauer a fait un véritable tour de passe-passe ; il n’a pas comparé l’univers et le cerveau au même point de vue. Il a comparé l’univers, représentation sensible, avec le cerveau, activité mystérieuse. Et c’est ainsi qu’il a pu dire que l’univers était contenu dans le cerveau. Mais c’est là une plaisanterie intenable ; elle ne serait possible que si l’univers ne nous était connu que comme représentation sensible et si le cerveau ne nous était connu que comme activité mystérieuse. Mais, d’une part, nous ne pouvons avoir la représentation sensible de l’univers, sans avoir en même temps la représentation sensible du cerveau, qui est un élément de la représentation totale, un objet comme les autres dans le champ de la perception. Et, d’autre part, nous ne pouvons supposer derrière le cerveau, représentation sensible, une énergie cachée, sans supposer invinciblement, sous la représentation analogue de l’univers tout entier, une énergie analogue. Schopenhauer s’est amusé à comparer l’univers vu du dehors avec le cerveau connu du dedans. Mais l’univers vu du dehors, c’est forcément aussi le cerveau vu du dehors ; et le cerveau connu du dedans, c’est forcément aussi l’univers connu du dedans. On ne peut pas, sans sophisme, sauter d’un point de vue à un autre, pour comparer deux objets qui relèvent tous deux également de chacun des deux points de vue. Le vice du procédé de Schopenhauer éclate jusque dans les mots dont il se sert. Lorsqu’il dit que l’univers est contenu dans le cerveau, cela n’a de sens que si le cerveau est considéré comme une représentation ayant une grandeur commensurable avec celle de l’univers. Or, si on l’entendait ainsi, c’est le cerveau qui serait contenu dans l’univers. Mais si Schopenhauer entend uniquement par le cerveau, comme il doit le faire, la puissance mystérieuse dont l’ébranlement éveille la conscience, alors non plus l’univers n’est pas contenu dans le cerveau, car le cerveau n’a plus de grandeur mesurable ; ou plutôt il n’a d’autre mesure que la grandeur même des représentations que produit sa force secrète. Et comme cette représentation c’est le monde sensible, dire que l’univers représenté est contenu dans le cerveau, c’est dire maintenant que l’univers est contenu dans l’univers. Ainsi, pour créer son paradoxe et le formuler, Schopenhauer a besoin tout à la fois d’oublier que le cerveau est une représentation sensible comme l’univers, et de parler de l’énergie mystérieuse du cerveau comme si elle appartenait à l’ordre de la grandeur au même titre que la représentation sensible du cerveau, arbitrairement oubliée par lui. Il ne lui suffit pas de passer, sophistiquement, quand il va de l’univers au cerveau, d’un point de vue à un autre, du point de vue de la représentation au point de vue de l’énergie. Mais il est obligé encore, parlant du cerveau au seul point de vue de l’énergie, de retenir des expressions qui ne conviennent qu’au point de vue de la représentation. Et pour avoir voulu comparer deux points de vue absolument hétérogènes, il était obligé de les rapprocher par un artifice verbal et de transporter à l’un des métaphores qui n’ont de sens que pour l’autre.

Il faut, pour retrouver la vérité, considérer simultanément et l’univers et le cerveau au double point de vue de la représentation et de l’énergie, et on verra alors que le cerveau, soit comme représentation, soit comme énergie, est contenu dans l’univers. Et c’est en ne supprimant arbitrairement aucun des deux points de vue, que l’on comprendra la seule vérité solide qui subsiste sous la fantaisie de Schopenhauer, à savoir que le cerveau, considéré comme énergie, peut produire l’univers, considéré comme représentation. Il y a de l’énergie partout, hors du cerveau et dans le cerveau. Il y a de l’être partout, hors du cerveau et dans le cerveau. Et c’est parce qu’il y a unité et continuité de l’être, que l’être du cerveau peut accueillir en soi les formes qui déterminent l’être du monde. Si le rayon de lumière, après avoir traversé l’univers, vient ébranler le cerveau, si la lumière se propage du monde au cerveau sans altération essentielle, c’est que l’être du monde ou l’être du cerveau, c’est toujours l’être, et que la lumière est une des formes de l’être. De plus, si l’être du cerveau peut recevoir et reproduire toutes les formes de l’univers, si des milliards d’étoiles peuvent envoyer à notre cerveau les rayons qu’il recueille, c’est parce que, partout où il y a l’être, il y a l’infini. Une partie quelconque de l’être, par cela seul qu’elle est l’être, enveloppe l’infini. Il y a toujours matière en elle pour des formes nouvelles, elle peut donc tirer de soi la représentation d’un univers infini.

Mais cette continuité de l’être du monde et de l’être du cerveau se marque pour nous par la continuité de l’espace, où l’univers comme représentation et le cerveau comme représentation sont liés ; et l’infinité de toutes les parties de l’être se marque, pour nous, d’une manière sensible, par l’infinité de toute partie d’espace qui, étant divisible à l’infini, contient de l’être à l’infini. Ainsi, bien loin que l’on puisse séparer arbitrairement, comme le faisait Schopenhauer, le point de vue de la représentation et le point de vue de l’être, on ne peut vraiment comprendre les rapports du cerveau et de l’univers qu’en interprétant, les unes par les autres, les lois de la représentation et les vertus de l’être. Comment pourrais-je admirer l’énergie créatrice de l’être contenu dans le cerveau, si le cerveau ne m’apparaissait pas d’abord, dans l’ordre de la représentation et de l’espace, comme une parcelle futile et infinitésimale de l’immense univers ? Ainsi, le kantisme physiologique de Schopenhauer, qui a abaissé la haute subjectivité intellectuelle affirmée par Kant à une grossière subjectivité cérébrale, ne résiste pas à l’examen ; car, pour avoir le droit de dire que le cerveau crée l’espace, il faut d’abord avoir perçu le cerveau sous la raison de l’espace, et comme une quantité presque négligeable dans l’immensité. L’énergie productrice du cerveau ne nous est révélée, elle n’a même un sens que si l’espace nous est donné tout d’abord, et le cerveau en lui. Ce n’est donc pas le cerveau qui crée l’espace ; c’est l’espace qui manifeste le cerveau, et qui, en ce sens, le crée. Toute activité n’est déterminée en son fond, et intelligible, que par son rapport avec l’infini. Or, le cerveau n’a rapport avec l’infini du monde et de l’être que parce qu’il est lui-même de l’être ; et il n’affirme sa participation à l’être qu’en s’inscrivant comme représentation dans l’étendue infinie et une qui exprime l’unité infinie de l’être.

De cette discussion rapide de l’idéalisme du moi de M. Georges Lyon et de l’idéalisme cérébral de Schopenhauer résultent pour nous deux conclusions. Tout d’abord, on ne peut réduire l’univers, soit au moi, soit au cerveau, sans équivoquer d’une manière lamentable sur le sens du mot moi et sur le sens du mot cerveau. Pour M. Georges Lyon, le moi, c’est tantôt le moi individuel et fini, tantôt le moi impersonnel infini et absolu. Pour Schopenhauer, le cerveau c’est tantôt le cerveau énergie et tantôt le cerveau représentation. L’équivoque, ou pour mieux dire le sophisme, est le même dans les deux cas. Il consiste, en somme, à ramener l’infini au fini, mais en ayant soin de mettre au préalable, et d’une manière subreptice, l’infini dans le fini. M. Georges Lyon ramène tout l’être, c’est-à-dire l’infini, au moi ; mais il fait d’abord de ce moi une activité créatrice absolue qui est l’être même. Schopenhauer ramène l’univers illimité au cerveau chétif ; mais il se sert de cette vision même de l’univers illimité pour saisir dans le cerveau une énergie productrice illimitée aussi, l’être, l’infini. Voilà notre première constatation.

La seconde, c’est qu’en fait, c’est par l’infini de la conscience, de l’étendue et de l’être que s’expliquent les formes particulières et finies de la conscience, de l’étendue et de l’être. Notre moi individuel ne pourrait ni exister, ni se comprendre, s’il ne touchait par son fond au moi absolu qui le soutient et qui l’explique ; car, que serait une conscience qui ne serait pas en son fond la conscience, et que seraient les formes particulières de l’unité si l’unité n’était pas et si elles n’étaient pas en quelque mesure cette unité ? Ainsi, dans l’ordre de la conscience et du moi, c’est l’infini qui explique le fini ; et nous avons vu de même que, dans l’ordre de l’étendue, l’espace est antérieur au cerveau et explique le cerveau. Or, l’espace est une expression de l’être et de l’infini.

Donc, quelque effort que nous fassions après avoir parcouru l’être du dehors dans le mouvement, dans la sensation, dans l’espace, pour nous enfermer dans l’intimité du moi, et pour abstraire le problème de la conscience de tout autre problème, nous sommes toujours rejetés par un invincible ressort vers l’être, vers l’infini, vers l’absolu. Nous nous circonscrivons dans notre cerveau, il n’est intelligible que par l’espace ; nous nous replions dans notre conscience, elle n’est intelligible et vivante que par la conscience absolue. Nous sommes comme des plongeurs que le ressort de l’eau ramène obstinément à la surface, à la lumière infinie du ciel ; ou plutôt, plus nous essayons d’approfondir notre moi, plus nous y découvrons l’absolu ; et ne pouvant comprendre notre moi que par lui, nous ne pouvons faire de notre moi, comme nous l’avions désiré d’abord, le centre exclusif de nos recherches dernières. Ne nous étonnons point d’échouer dans cette tentative, car elle va contre la force des choses et contre la vérité. Si le subjectivisme pouvait être pratiqué comme méthode, il serait vrai comme doctrine. S’il était possible un moment de s’enfermer dans le moi et de se comprendre soi-même, il serait impossible à jamais de sortir du moi. Il est bien vrai que Descartes semble s’être servi de la méthode subjectiviste, pour aboutir à des conclusions réalistes ; mais cette contradiction de la méthode et de la doctrine l’eût empêché de faire un pas et il se fût débattu éternellement dans le premier chapitre des Méditations, s’il n’avait laissé en réalité hors de lui-même les principes de la raison, comme le principe de causalité, qui lui permirent bientôt de sortir de soi. Il conclut de l’existence de l’idée d’infini en lui à la réalité d’un être infini hors de lui, cette idée devant avoir une cause adéquate ; mais si on lui avait dit : de quel droit appliquez-vous ainsi le principe de causalité, qui n’est peut-être qu’une illusion réglant d’autres illusions ? Descartes eût été enfermé à jamais dans le cercle subjectif qu’il avait tracé d’abord autour de lui. Mais ce principe de causalité restait comme une chaîne invisible, attachée à un point fixe du ciel, et il s’en est servi, dès qu’il était besoin, pour se hausser au-dessus de l’illusion subjective. Mais alors pourquoi ne pas reconnaître d’emblée que l’esprit est suspendu à une vérité éternelle ? En fait, il y avait dès le début deux centres dans la philosophie de Descartes, le moi où il prétendait s’enfermer par un vain artifice de dialectique, et ce point fixe de la voûte céleste auquel il allait bientôt rattacher lui-même, et toutes choses, par la chaîne de la causalité. Et non seulement, il laissait sans le dire l’infini et l’absolu subsister dans les hauteurs, contrevenant ainsi à sa méthode immédiate au profit de sa doctrine prochaine, mais dans le moi lui-même, il retrouvait l’absolu en profondeur, car il considère d’abord comme une illusion possible tout ce qu’il voit, tout ce qu’il touche : les objets, l’étendue et son propre corps. Et s’il ne dit pas expressément que le sentiment de la durée aussi peut être une illusion, on peut le conclure de tous les raisonnements appliqués aux objets et à l’espace. En tout cas il n’affirme pas non plus que la durée n’est pas une illusion. Mais, notre moi particulier, individuel, par quoi est-il déterminé pour nous ? Par notre position dans l’espace, c’est-à-dire par les relations de notre corps avec les autres objets, et par les événements où nous avons pris part et qui s’enchaînent dans la durée.

Or, pour Descartes, au moment où le moi s’affirme lui-même comme sujet pensant, l’étendue, les objets, le corps lui-même, tous les événements du passé qui pourraient bien n’être qu’un rêve de la mémoire hallucinée, tout est frappé de doute. Ce n’est donc pas le moi individuel qui s’affirme lui-même ; c’est le moi pensant en tant qu’il est indépendant du temps, de l’espace, de l’organisme, de l’univers étendu et figuré. C’est donc la conscience absolue en tant que telle ; c’est le moi premier et éternel ; c’est Dieu. Le moi, avant de s’affirmer lui-même, s’est élevé à l’infini, à l’absolu ; il est Dieu. La vraie difficulté, pour Descartes, — on ne l’a peut-être pas assez remarqué, — ne sera donc pas de trouver Dieu en partant du moi humain, mais au contraire de retrouver le moi humain en partant de Dieu. Descartes dit bien : « Je suis imparfait et fini ; ce n’est donc pas moi-même qui ai pu me donner cette idée de la perfection et de l’infini que je trouve en moi. Je suis imparfait et fini ; ce n’est donc pas moi-même qui me suis créé, car si j’avais eu le pouvoir de me créer, je me serais créé infini et parfait. » Mais, d’où le moi de Descartes sait-il qu’il est imparfait et fini ? Est-ce parce qu’il est attaché à un organisme limité et périssable ? mais cet organisme n’est peut-être qu’une illusion. Est-ce parce qu’il ne comprend pas les objets qui sont dans la nature, la raison de ces objets et la liaison des événements ? mais tous ces objets, tous ces événements, la nature elle-même et la durée elle-même ne sont peut-être qu’illusion. Dès lors, pourquoi mesurer la valeur du moi sur sa faculté plus ou moins grande de pénétrer les illusions et d’ordonner les rêves ? En fait, il est supposé produire et tirer de lui-même tout l’univers visible. Pourquoi ne produirait-il pas aussi, de son fonds, l’idée du parfait et de l’infini qu’il porte en lui ? ou plutôt, le moi n’a pas besoin de produire cette idée, car il est cette idée elle-même. Du moment qu’il n’est subordonné ni au temps, ni à l’espace, et que tout ce qui paraît lui être extérieur vient de lui, il est l’infini, il est l’absolu ; et il ne déploie l’univers visible et indéfini que pour remplir cette idée d’infini avec laquelle il ne fait qu’un. Dès lors, comment retrouver le moi limité, particulier, humain ? Il faudrait admettre, pour cela, que le moi absolu, éternel, créateur, se dissémine en une multitude de centres, de consciences liées dans l’espace et la durée. Mais c’est admettre la réalité de l’espace et de la durée et la réalité de l’univers lui-même. Ainsi, bien loin que Descartes se serve de son moi pour démontrer Dieu et la réalité du monde, c’est en Dieu qu’il se transporte d’emblée et à son insu même ; et il se sert de la réalité du monde pour déterminer, dans le moi divin, des consciences particulières. L’ordre réel de cette démonstration est donc absolument contraire à l’ordre apparent et voulu ; malgré l’espèce de ruse intellectuelle qui a présidé à son dessein, malgré les artifices d’exposition qu’il a imaginés, sa méthode, au fond, est conforme à sa doctrine. Il n’aboutit à Dieu que parce qu’il part de Dieu, et son point d’appui n’est pas en lui-même, mais dans l’infini. Chose curieuse et qui n’est nullement préméditée de notre part : nous retrouvons exactement, dans Descartes lui-même, ce que nous avons déjà relevé dans l’idéalisme subjectif de M. Georges Lyon et dans le sot idéalisme cérébral de Schopenhauer. Il se trouve que Descartes, prétendant s’enfermer d’abord dans le sujet conscient, ne peut démontrer ce sujet conscient lui-même et lui donner un sens, qu’au moyen de l’infini préalablement affirmé. C’est ce qui était arrivé à M. Georges Lyon pour le moi, à Schopenhauer pour le cerveau. Il se trouve aussi que Descartes, quand il dit « je », commet une équivoque incessante ; car lorsqu’il dit : « Je suis imparfait », il s’agit de Descartes ; et quand il dit : « même après l’évanouissement du temps, de l’espace, de mon corps, de la nature, je suis parce que je pense », il s’agit de Dieu ; et si l’on pouvait suivre, entre ces deux pôles extrêmes, tous les mouvements de la pensée du maître, on verrait qu’il se livre toujours à des combinaisons variables de Descartes et de Dieu. Je me garde de railler cette équivoque ; elle est inévitable, parce qu’elle est la vérité elle-même. Il est impossible à l’être réfléchi qui dit moi de ne pas mêler à sa conscience individuelle la conscience absolue et divine qui en est le fond. Le moi particulier et le moi absolu se touchent et se pénètrent, et on ne peut parler de l’un sans éveiller l’autre. Seulement, si cette équivoque est inévitable, — si même elle est une vérité, elle n’est une vérité qu’à la condition d’être constatée et avouée. Il ne faut donc pas prétendre s’enfermer d’abord dans le moi individuel, percer ensuite jusqu’à l’infini et à l’absolu, car ce moi individuel est enveloppé et pénétré d’infini, et en le choisissant comme point d’observation, on ne choisit qu’un des innombrables points de vue sur l’infini que contient l’infini lui-même. L’univers n’est pas composé de sphères closes et concentriques ; on ne peut pas s’établir tout d’abord dans la plus petite de toutes et la plus centrale, sauf à développer ensuite son regard et son action bien au delà de cette sphère dans l’infini. Non, toutes les sphères du monde se pénètrent et se modifient réciproquement. Elles sont toutes subordonnées les unes aux autres et à l’infini ; elles sont toutes emportées dans un mouvement infini et éternel qui n’a pas de centre géométrique, mais un centre idéel et divin. Il n’y a point de sphère centrale, et si l’on s’établit en une quelconque de ces sphères pour observer l’infini, les observations ne sont exactes que si l’on sait d’abord que cette sphère même se meut dans l’infini et sous l’action de l’infini. Pour bien voir l’infini au point de vue de la terre, il faut donc d’abord avoir vu la terre du point de vue de l’infini. Je n’ai jamais bien compris, je l’avoue, la comparaison fameuse dans laquelle Kant rapproche la révolution intellectuelle, accomplie par lui, de la révolution astronomique accomplie par Copernic ; car Copernic a précipité la terre, jusque-là immobile, dans le système mouvant de l’infini. Elle n’est donc intelligible et réelle depuis Copernic que par l’infini, et celui qui accomplirait, en philosophie, une révolution analogue à celle de Copernic, serait celui qui, au lieu de s’appuyer tout d’abord sur le moi présumé immobile, ferait entrer le moi dans le système vivant de la conscience infinie. Car enfin, ou bien lorsqu’il soumet les choses à la législation du sujet pensant, Kant entend par là le moi humain, et alors il fait tourner l’infini autour de la terre, il va au rebours de Copernic ; ou bien il entend, par le sujet pensant, la pensée et la conscience absolue, avec ses conditions et ses lois d’unité auxquelles les choses se soumettent ; et alors c’est l’absolu lui-même sous la forme de la conscience et de la pensée ; c’est l’infini, c’est Dieu. Et cela revient à dire tout simplement que c’est autour de Dieu que tourne le monde ; que Dieu est le centre véritable de l’univers. Mais cela, ce n’est pas une découverte, ce n’est pas une révolution : c’est la philosophia perennis, c’est la religion éternelle. Il n’était point nécessaire de faire une révolution philosophique sur le modèle de la révolution astronomique de Copernic, car la philosophie n’avait jamais fait du moi humain le centre des choses ; elle avait tout rapporté à Dieu comme au seul centre véritable, et Copernic n’a fait, en révolutionnant le système du ciel, que le conformer au système de la pensée et que subordonner la terre, demeure de l’homme, au centre divin d’attraction vers lequel l’âme de l’homme, spontanément et dès l’origine, s’était portée. Et aujourd’hui, de même que nous ne pouvons observer l’infini sans la terre et comprendre la terre sans l’infini, nous ne pouvons connaître Dieu sans le moi et comprendre notre moi sans Dieu. Il n’y a pas d’effort d’abstraction qui puisse isoler la terre de l’infini ; il n’en est point qui puisse isoler le moi humain de Dieu. Mais ce n’est pas à un centre physique et grossier d’attraction que la terre est soumise, c’est à un centre idéal et divin qui est présent et agissant en elle, comme il est présent et agissant partout. En sorte que, par sa soumission à l’infini, la terre redevient centre, en un sens plus haut ; elle n’est pas subordonnée à une autre partie du monde ; elle est libre en Dieu et par Dieu. De même, le moi humain ne relève pas de la conscience divine comme d’un autre moi particulier et déterminé. Le moi humain n’est pas la conscience absolue, mais la conscience absolue est en lui comme elle est partout. C’est la superstition philosophique ou religieuse qui fait de Dieu un autre moi particulier et clos, analogue et extérieur au nôtre, et dont le nôtre serait esclave, comme c’était la superstition astronomique qui faisait, d’une partie du monde, la terre, analogue et extérieure aux autres parties du monde, le centre dont tout dépendait. Rendre à l’univers son immensité, c’est affranchir tous les astres qui se meuvent en lui ; rendre à Dieu son immensité, c’est affranchir toutes les consciences qui se meuvent en lui. Dieu est une conscience infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part.

L’insuccès de tous les penseurs qui ont prétendu étudier d’abord le moi sans Dieu ou avant Dieu, et la grossièreté des superstitieux qui font de Dieu je ne sais quel objet matériel et fini, extérieur à la conscience et étranger à l’activité du moi, nous avertissent de ne point séparer le moi et Dieu ; et puisque Dieu s’exprime et se manifeste dans le monde, dans l’espace, dans le mouvement, dans la sensation, il nous faut aussi, pour comprendre la conscience, accepter le monde, expression de Dieu. Nous ne choisissons donc pas, pour notre recherche, un point de vue arbitraire et abstrait : nous accueillons d’emblée la réalité tout entière, et c’est en pleine réalité que nous allons étudier le moi de l’homme s’élevant et s’élargissant par degrés jusqu’aux limites de la conscience absolue.

Notre moi est tout d’abord circonscrit par notre organisme. Nous avons un corps qui est continuellement présent à notre moi par les sensations obscures de la vie, tandis que les autres corps ne nous sont présents que d’une manière intermittente. Nous remuons notre corps, ou, du moins, certaines parties de notre corps, directement, c’est-à-dire par la seule application interne de notre volonté ; et nous ne pouvons remuer les autres corps qu’au moyen du nôtre, c’est-à-dire qu’entre notre volonté de les mouvoir et leur mouvement, le mouvement d’une masse matérielle intermédiaire vient s’intercaler. Il faut se garder de dire que le corps est l’instrument du moi, car l’instrument est extérieur à la volonté qui s’en sert. Au contraire, le mouvement accompli par notre corps en exécution de notre volonté ne fait qu’un, pour ainsi dire, avec notre volonté elle-même. Nous n’aurions pas la conscience claire que nous voulons remuer le bras, si nous ne sentions pas le bras se remuer. La velléité de mouvement ne devient vouloir que dans l’acte même du mouvement ; et, d’autre part, jusque dans le mouvement qu’accomplit mon bras, je sens se prolonger l’effort interne de ma volonté. De plus, pour accomplir un mouvement, pour remuer la main, par exemple, il faut que je me représente ce mouvement et la main elle-même. Mais il ne s’agit pas là d’une représentation visuelle. L’aveugle de naissance, qui n’a jamais vu son corps, le meut avec précision ; et nous-mêmes, nous n’avons nul besoin de nous représenter l’image visuelle de nos organes pour les mouvoir. Mais notre corps est présent en quelque sorte à notre conscience, à notre moi, par une représentation organique constante. Nous avons tout d’abord le sentiment confus de notre vie, de l’activité sourde de nos organes ; et ce sentiment se précise par les mouvements ou spontanés ou volontaires que nous faisons. Ainsi, le corps est continuellement présent au moi, et c’est au moyen de cette représentation sourde du corps qu’il porte en lui-même, que le moi peut diriger son action sur telle ou telle partie du corps et la mouvoir en effet. Ainsi, le moi et le corps se pénètrent, et, en un sens, ne font qu’un dans l’ordre du mouvement. Les passions et les sentiments intimes du moi prennent aussi la forme du corps. Un psychologue paradoxal a prétendu que nous n’aurions aucune notion et même aucun sentiment des émotions diverses qui naissent en nous, si nous n’avions conscience des modifications organiques qui leur correspondent ou même qui les constituent. Que seraient pour nous la joie et la douleur, même morales, et comment notre conscience les discernerait-elle, si elle ne sentait ou l’épanouissement ou la contraction de la vie organique ? Que resterait-il pour nous de la colère, si l’on supprimait le bouleversement de l’organisme ? Il y a un excès évident dans cette thèse ingénieuse ; mais il y aurait un égal excès à isoler nos passions ou nos émotions de leurs manifestations organiques. La conscience est liée à la vie, et les émotions de notre conscience prennent nécessairement la forme de notre vie, c’est-à-dire que nécessairement elles revêtent notre corps. Il n’y a pas un lien arbitraire entre les émotions conscientes et ce que j’appellerai les émotions organiques. Les altérations du corps ne sont pas simplement une traduction et comme une illustration extérieure des altérations de l’âme. Elles sont, au fond, le même phénomène sous un autre aspect. Après tout, dans nos affections et nos émotions, même celles qu’on appelle communément spirituelles, c’est notre moi individuel qui est en question. Il s’agit de nous, êtres particuliers, et de nos relations d’affection ou de haine avec d’autres êtres particuliers. Or, notre moi n’est individuel et déterminé que par l’organisme qui le revêt ; et les autres consciences particulières ne sont des consciences particulières que par l’organisme déterminé où elles sont engagées. Ainsi, même dans les crises de sentiment les plus intimes, les plus spirituelles en apparence et les plus abstraites du corps, le corps n’est pas un témoin passif. Étant la base de l’individualité, il est par là même la base de tous les drames de la vie individuelle.

Il ne nous est possible de dire moi que parce que nous avons un corps. J’entends de dire moi dans la vie sociale. Par quoi, en effet, nous caractérisons-nous nous-mêmes ? Par la profession que nous exerçons et par les événements auxquels nous avons été mêlés. Quand nous nous disons à nous-mêmes : je suis moi, cela veut dire : j’ai fait ceci, j’ai subi ou accompli tels ou tels événements, et je me trouve à l’heure actuelle dans telle ou telle condition. Mais tout cela serait impossible si nous n’avions pas un corps. Quand nous nous rappelons le passé, nous nous rappelons au fond avoir été présents de corps à tel ou tel spectacle, avoir pris part de corps à telle ou telle action. On a dit : nous ne nous souvenons que de nous-mêmes. On pourrait dire aussi en un certain sens : nous ne nous souvenons que de notre corps. J’ai déjà montré plus haut que nous avions de notre pensée, même la plus abstraite, en même temps qu’une conscience intellectuelle, une conscience cérébrale. Quand nous avons une idée, par exemple l’idée d’homme ou de triangle, nous avons conscience de cette idée, de son contenu, de son rapport logique à d’autres idées, par exemple l’idée d’animal ou l’idée de figure : c’est là ce que j’appelle la conscience intellectuelle. Mais en même temps nous sentons que cette idée est comme élaborée dans notre tête et qu’elle correspond à un travail organique du cerveau ; c’est là ce que j’appelle la conscience cérébrale ou la conscience organique de la pensée. Comment et pourquoi la pensée, qui dépasse si infiniment notre organisme, qui peut s’élever à l’invisible, à l’idéal, au parfait, est-elle liée à un sentiment organique ? Comment prend-elle la forme de notre corps ? Grand problème ! le plus haut peut-être que la métaphysique puisse toucher. Dans cette union de la pensée et du corps apparaît une fois de plus cette sorte d’incarnation divine qui est pour nous le dernier mot de l’univers. C’est parce que l’activité pure et infinie de l’être a fondé la puissance infinie de l’être ; c’est parce que Dieu, en faisant l’univers, s’est livré à lui ; c’est parce qu’il a dispersé son unité en des centres multiples, pour retrouver cette unité par l’effort, et pour se mériter lui-même, que la pensée, même la plus vaste, même la plus voisine de Dieu par l’idée du parfait et le sentiment de l’infini, est liée à un corps et à un sentiment organique. De plus, l’activité divine n’est pas dans le monde à l’état d’activité pure, d’activité absolue. Elle se déploie dans la puissance. Si un acte quelconque absorbait toute la puissance d’être que sa forme enveloppe, ce serait un acte absolu, un acte divin, et l’univers, par cette trouée divine, s’engloutirait en Dieu. Si un acte de pensée absorbait toute la puissance d’être qu’il enveloppe, il serait un acte de pensée absolu et divin ; mais aucun acte de pensée dans le monde n’épuise la puissance infinie de l’être. Et la preuve, c’est qu’une même idée peut être pensée par nous avec une intensité plus ou moins grande. Je puis penser à un triangle fortement ou faiblement, avec une attention énergique ou molle, en faisant apparaître ou en laissant dans l’ombre les propriétés dérivées qui sont contenues dans son essence. Il y a de la quantité dans nos pensées comme il y en a dans nos sensations. Et pour le dire en passant, ceux qui suppriment la quantité dans le monde réduisent les actes de pensée à des formes pures, à des actes purs. Et, dès lors, il leur est impossible d’expliquer comment cette pensée pure est localisée par nous dans un organe. Ils ont rompu tout lien de la pensée et de l’étendue. Au contraire, nous qui reconnaissons, jusque dans la pensée, de la quantité, de la puissance d’être, et une puissance d’être que l’acte de pensée n’épuise jamais, nous comprenons que la pensée ait rapport à la quantité et à l’être indéterminé, c’est-à-dire à l’étendue qui exprime l’être sous l’aspect de la quantité et de l’indétermination. Nous comprenons dès lors qu’elle puisse être sans scandale localisée par la conscience en un point de l’étendue. De plus, tout acte précis de pensée enveloppe des pensées moins déterminées, des pensées à peine ébauchées, qui n’arriveront que par un effort nouveau à la pleine détermination, à la pleine lumière de l’acte. Ces pensées encore vagues et à peine commencées ne sont pas tout à fait pour la conscience des pensées ; elles ne sont pas tout à fait non plus pour elle des énergies brutes, de simples forces de mouvement. Elles tiennent le milieu entre la pensée et la force et elles servent de lien de l’une à l’autre, si bien que nous pouvons localiser le travail de pensée le plus abstrait dans l’organe même d’où notre volonté ébranle les organes du mouvement. Ainsi, il y a un fond d’énergie plus ou moins déterminé qui rattache la pensée au vouloir ; et comme, dans l’acte de volonté, l’organisme et le moi ne font qu’un, la pensée rattachée au vouloir est par là même étroitement unie à l’organisme. Voilà comment, en tant que je suis un moi individuel, j’ai besoin d’un corps pour penser. Si ma pensée n’avait pas un corps, c’est-à-dire si elle n’était pas liée à certaines forces organisées qui la nourrissent, mais qui ne s’y absorbent pas tout entières, elle n’aurait plus aucune relation avec l’être considéré comme puissance ; elle serait un acte infini, elle serait Dieu, ou plutôt, Dieu serait, mais moi, je ne serais pas. Toute pensée finie est donc nécessairement unie à un corps ; et il n’y a pas de conscience individuelle distincte de Dieu, sans organisme. Mais en même temps, comme c’est Dieu qui se disperse dans les forces et les consciences par une sublime recherche de perfection qui est la perfection elle-même, et qui crée ainsi le monde et les consciences individuelles, en se revêtant d’un corps notre moi ne se sépare pas de Dieu ; il entre, au contraire, dans le système de la pensée divine et du vouloir divin : et notre pensée, localisée dans un organe misérable et fragile, n’en est que plus étroitement rattachée à la pensée absolue. Dans ma pauvre tête fatiguée, il y a Dieu.

Aussi, bien qu’il n’y ait pas de pensée individuelle sans organisme, la pensée individuelle et le moi individuel dépassent l’organisme infiniment, et le cerveau même, organe de cette pensée, est infiniment plus vaste que l’organisme. Il semble, tout d’abord, que c’est comme force de mouvement que nous sommes le plus strictement limités à notre corps. Nous ne pouvons remuer directement que lui. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a en nous des énergies de mouvement qui ne se dépensent pas dans notre organisme. Quand on dit que notre âme voyage avec les nuages qui passent, avec les oiseaux qui volent, on a l’air de faire une métaphore, mais on dit une vérité.

Quand nous remuons un de nos organes, le bras par exemple, le mouvement est commencé dans le cerveau avant d’aboutir au bras. Il y a mieux ; comme ce mouvement du bras ne se produit qu’à condition que l’idée de ce mouvement soit représentée dans le cerveau, tout mouvement des organes est figuré dans le cerveau sous sa forme précise. Tout mouvement de l’organisme existe donc, d’abord, à l’état de mouvement cérébral. Mais il peut y avoir des mouvements cérébraux qui ne soient pas susceptibles de se convertir en un mouvement de nos organes. Notre organisme est déterminé dans sa forme, limité dans ses moyens de locomotion. Il se peut donc fort bien qu’il ne puisse pas traduire extérieurement des mouvements figurés dans le cerveau. Ainsi, lorsque nous suivons des yeux l’oiseau qui, dans l’espace, plane ou bat des ailes, tourne, monte et redescend, ce n’est pas là, pour nous, une vision inerte. Nous sentons, à je ne sais quel frémissement et quel élan intérieur, que nous sommes avec l’oiseau. L’image de son mouvement éveille en nous, à quelque degré, son mouvement même. Je dis en nous, mais ce n’est pas dans notre organisme. Il est bien vrai qu’il pourrait, dans une certaine mesure, mimer le mouvement de l’oiseau. Il y a, entre tous les êtres, de gauches analogies : nous pourrions battre des bras quand il bat des ailes ; nous hausser sur la pointe des pieds, et tendre de tout notre corps vers les hauteurs de l’espace pour nous élever avec lui ; mais cette mimique est bien artificielle et passablement ridicule. Elle peut nous servir, en certaines occasions, à décrire le mouvement de l’oiseau ; elle ne nous sert pas à le sentir, si je puis dire, à le comprendre et à le refaire intérieurement. Dans la joie de la contemplation poétique, notre corps est réduit à l’immobilité, et les impressions délicieuses et profondes ne se traduisent guère extérieurement. Ainsi, ce n’est pas par un ressouvenir plus ou moins vague et artificiel de notre organisme et des mouvements qui lui sont propres que nous comprenons le mouvement de l’oiseau. L’oiseau a en nous son mouvement qui est bien à lui. Et comme ce mouvement est indépendant de tous les mouvements de notre organisme, comme il existe sans eux, ce mouvement de l’oiseau, quoique étant en nous, quoique étant figuré et réalisé dans notre cerveau, nous apparaît comme extérieur à nous, et il l’est en effet, car notre cerveau n’est une forme circonscrite et déterminée qu’en tant qu’il fait partie de l’ensemble de notre organisme, et qu’il est en relation avec lui par les mouvements qui lui sont propres. Mais, notre organisme étant écarté, notre cerveau n’est plus un organe, il n’est plus que cette puissance infinie de représentation qui se confond avec l’univers lui-même, et qui n’a de sens, pour nous, que par l’univers. Ainsi, bien qu’au mouvement de l’oiseau dans l’espace corresponde en nous un mouvement de la matière cérébrale, ce serait recommencer l’équivoque de Schopenhauer que de dire que l’oiseau vole dans notre cerveau ; il vole dans l’espace, et notre âme perçoit directement son vol sans passer par l’intermédiaire de notre organisme. Elle peut, dès lors, s’y associer immédiatement, et il est littéralement exact de dire que notre âme vole avec le nuage ou avec l’oiseau. Il ne faut pas dire, avec de faux poètes qui gâtent tout, qu’elle devient l’oiseau, le nuage, car cette expression forcée, au lieu d’abolir tout à fait, comme elle y prétend, notre propre individualité organique, en réveille maladroitement le souvenir. L’âme ne pourrait devenir oiseau qu’à la condition de jouer, dans le corps de l’oiseau, le rôle qu’elle joue dans son propre corps. Ainsi, elle ne serait affranchie de son propre organisme que pour être liée et limitée à un organisme étranger. Ce qui fait justement la joie des contemplations poétiques, c’est cette liberté vague de l’âme qui se mêle à toute activité et ne s’emprisonne dans aucune. Entre le mouvement cérébral qu’éveille en nous la vue des nuages flottants et cette vision elle-même, il y a évidemment une étroite correspondance par laquelle notre âme est comme mêlée aux nuages. Le mouvement même des nuages ne prend, pour nous, un sens, de la vie, qu’à condition que notre âme s’y unisse et y répande, en secret, son propre mouvement. On peut donc dire, en ce sens, que c’est le mouvement de notre âme qui fait le mouvement du nuage, comme il fait le mouvement de notre corps. Mais il n’y a pas là un rapport organique grossier. C’est dans la sphère purement cérébrale que toutes ces relations se nouent ; et dire que l’âme devient nuage, c’est réveiller l’organisme qui dormait, c’est faire évanouir le charme délicat d’une liberté indéfinie. Mais il reste vrai que le moi n’est plus circonscrit à son propre organisme, que le cerveau, dans l’ordre même du mouvement, est beaucoup plus vaste que notre corps, et contient des richesses que le corps ne suffit point à manifester. Ainsi, nous voyons peu à peu le moi s’élargir et déplacer son centre de l’organisme individuel, où il est d’abord comme enfermé, vers la liberté immense du monde. N’étant plus lié indissolublement à un organisme spécial, et pouvant devenir l’âme légère de toutes les forces, il se rapproche de la conscience divine, qu’aucune forme n’emprisonne, mais qui est présente à toutes les formes. Et nous commençons à concevoir qu’il puisse y avoir, en dehors des consciences individuelles et organiques qui naissent et meurent, emportant avec elles leur vision des choses, une conscience idéale et vivante de l’univers, n’ayant d’autre centre que l’infini lui-même, et assurant, à toutes les manifestations sensibles, la lumière, le son, le parfum, une réalité éternelle. Si le cerveau est plus vaste que le corps, dans l’ordre même du mouvement, à plus forte raison dans l’ordre de la perception, car nous avons déjà vu qu’il y a des perceptions, comme celles de la lumière et du son, de la lumière surtout, dont l’essence même est d’être indépendantes de l’organisme. S’il n’y avait pas ce sentiment d’activité cérébrale que nous avons essayé d’analyser, la sensation de lumière ne serait rattachée en rien à un organisme particulier. Le rayon lumineux est propagé jusqu’au cerveau, et là il produit un ébranlement qui n’est autre chose que le rayon lui-même. Ainsi, quand nous percevons la lumière, on peut dire qu’il y a en nous une pure conscience de la lumière, indépendante de tout organisme et de notre organisme. Le cerveau n’étant plus, quand on l’isole de l’organisme, qu’une puissance représentative de l’univers, c’est-à-dire, pour la conscience, l’univers lui-même, on peut dire que c’est l’univers qui a conscience de la lumière qui est en lui, ou, plus simplement, que c’est la lumière qui prend conscience d’elle-même. Sans doute, par le sentiment de l’activité cérébrale, l’univers se trouve rattaché à notre organisme individuel, et la lumière à notre conscience individuelle. Mais ici, l’univers a beaucoup plus de valeur que l’organisme, et la lumière impersonnelle plus de valeur que notre moi individuel. S’il est excessif de dire que la lumière a conscience d’elle-même sans nous, il est peut-être aussi excessif de dire que nous avons conscience de la lumière. La vérité est que la lumière a, en nous, conscience d’elle-même ; et nous ne sommes guère qu’un prétexte, à la conscience absolue, de saisir, en un centre de conscience précis, l’idéale réalité de la lumière éternelle. Ce qui montre bien qu’ici les limites du moi individuel s’élargissent et s’effacent presque jusqu’à se confondre avec la conscience absolue, c’est que, dans la perception de la lumière, les limites du cerveau s’élargissent et s’effacent jusqu’à se confondre presque avec l’univers infini. Du moment que le rayon lumineux se propage dans le cerveau par un mouvement identique à celui de l’éther extérieur, il y a, dans l’acte de perception de la lumière, continuité absolue du cerveau et du monde enveloppant. Si l’organisme n’était pas, au même moment, représenté dans le cerveau par des répercussions incessantes, si le cerveau pouvait être réduit un moment à la fonction de percevoir la lumière, il serait impossible de distinguer réellement le cerveau et l’univers ; ou, plutôt, le seul cerveau qui subsistât serait le rayon de lumière dans toute l’étendue de son trajet identique. La lumière n’aurait vraiment d’autre organe qu’elle-même. Il est vrai qu’alors, ne se percevant plus elle-même à propos d’un organisme particulier, elle ne se saisirait plus en un point particulier du temps et de l’espace, mais seulement dans l’idéalité de son essence éternelle. Mais enfin, le lien qui la rattache à un organisme particulier ne lui est point essentiel, et l’on peut comprendre, en voyant le cerveau, dans la perception de la lumière, se confondre presque avec la lumière elle-même, que l’infini puisse être à lui-même son organe de conscience, et qu’il y ait une conscience absolue de la réalité.

On se fait d’habitude, du cerveau, une idée tout à fait fausse. Leibniz l’a déjà observé. Pour réfuter les matérialistes qui font résulter la pensée des mouvements du cerveau, et qui, pour rendre leur thèse acceptable à l’imagination, subtilisent ces mouvements, Leibniz dit, dans la Monadologie : « Regardez le cerveau au microscope, grossissez-en les proportions, et il vous fera l’effet d’un moulin où tournent toutes sortes d’engrenages grossiers. » Nous pourrions ajouter : Prenez un verre plus grossissant encore et vous verrez le cerveau prendre l’aspect du firmament avec ses étoiles distinctes, ses nébuleuses, sa voie lactée. Il apparaîtra comme un immense univers. Leibniz concluait qu’il n’est pas plus raisonnable de se figurer la pensée produite par les mouvements du cerveau, qu’il ne le serait de se la figurer produite par les mouvements d’un moulin. Nous ajouterions volontiers : le cerveau, considéré comme un système brut de mouvement, n’est pas plus capable de produire la pensée que ne le serait l’univers lui-même considéré comme un système brut de mouvement. Ainsi, à ne regarder les choses que du dehors et grossièrement, on peut à la rigueur voir dans le cerveau un monde, et dans le monde un cerveau. Ainsi, la distinction radicale que l’imagination semble établir entre le monde et le cerveau s’évanouit. De plus, comme le cerveau est enfermé dans une enveloppe organique résistante et en apparence close, l’imagination se représente volontiers le cerveau comme isolé du monde. Mais en réalité il se peut fort bien que ce que nous appelons le cerveau soit perpétuellement mêlé et confondu avec ce que nous appelons le monde par un échange continuel et subtil d’activité secrète. Déjà, nous l’avons vu, pour qui regarderait du dehors le cerveau percevant la lumière, le cerveau s’étendrait réellement, physiologiquement, jusqu’au foyer de lumière perdu dans les profondeurs mystérieuses de la nuit. Il serait comme une comète à noyau condensé et dont la queue balayerait l’immensité. Lorsque nous regardons un autre être, nous envoyons vers lui un rayon de lumière tout pénétré de notre âme, chargé de colère ou de tendresse. Alors, évidemment, notre activité cérébrale se répand dans l’espace ; elle s’y élargit sans rien perdre de sa précision, de son organisation ; et ceux qui s’imagineraient alors que notre cerveau est tout entier contenu dans la boîte cranienne commettraient une singulière erreur. À ce point de vue, tous les faits encore obscurs ou insuffisamment contrôlés de magnétisme, de vision à distance, de suggestion contribueront à nous donner du cerveau une idée beaucoup plus exacte. S’il est vrai, comme l’affirment de nombreux témoins dont il est difficile de suspecter la bonne foi, que l’organisme humain puisse développer, en certains cas, un magnétisme capable de soulever une table, comme c’est surtout par l’application de la volonté que ces phénomènes se produisent, et que c’est à l’insu de leur propre organisme que ces personnes déploient une force motrice inconnue sur des objets extérieurs, il apparaît bien que l’énergie cérébrale rayonne bien loin hors de son foyer. Il apparaît aussi que le moi peut exercer une action sur la matière sans recourir, au moins consciemment, à l’intermédiaire de l’organisme, qui n’est plus un instrument actif, mais un conducteur passif. Le phénomène de la double vue dans certains états hypnotiques spéciaux paraît démontré aujourd’hui. Il est permis à certains sujets de voir, de lire à travers une barrière qui pour nous est opaque. Ainsi, l’opacité de la matière n’est plus que relative. Et comme, pour l’imagination, ce qui sépare le plus notre cerveau du monde enveloppant, c’est l’opacité de notre organisme, cette opacité s’évanouissant laisse en contact immédiat, pour notre imagination elle-même, le foyer cérébral et l’univers. Ainsi, le cerveau peut dépasser infiniment l’organisme, il peut rayonner, palpiter, agir bien en dehors de ses limites. Le cerveau n’apparaît plus comme un organe clos retiré dans une cavité dure ; nous voyons, dans l’ordre même de la physiologie, le moi individuel s’agrandir et, sans perdre ses attaches nécessaires à un organisme particulier, se créer en dehors de cet organisme une sphère d’action indéfinie. Les savants spéciaux n’ont pas pu contrôler la transmission de la pensée d’un sujet à un autre sujet sans l’intermédiaire de la parole. Elle est attestée cependant par des expérimentateurs nombreux. Elle constitue un fait prodigieux qu’il faut séparer et distinguer absolument de la suggestion par la parole. Celle-ci recourt en somme à des ressorts physiologiques et psychologiques connus. Au contraire, quand un sujet transmet sans parole une idée, une impression ou une volonté à un autre sujet, il y a évidemment un rayonnement de pensée dans l’espace et deux cerveaux sont mis en relation immédiate par ce rayonnement. Ainsi, la forme précise de notre pensée se propage à travers l’espace sans s’altérer, comme la forme précise de la lumière, de la couleur, de la nuance. Notre cerveau est donc à la lettre un foyer de pensée ; et, de même que le soleil remplit toutes les sphères que sa lumière occupe, de même qu’il serait puéril de réduire le soleil à n’être que le globe d’où sa lumière émane, le cerveau a l’ampleur de la sphère inconnue de nous où peut s’étendre l’action de sa pensée. Il me semble qu’on n’étudie pas tous ces phénomènes dans un esprit suffisamment philosophique ou, pour parler plus exactement, métaphysique ; on ne paraît préoccupé que des conséquences morales et sociales que pourra entraîner la pratique de la suggestion ; et il est certain que le problème du libre arbitre se pose de nouveau et sous une forme plus aiguë à propos de ces faits. Mais ils ont une autre portée qui est très haute ; ils attestent qu’il y a dans l’homme des puissances extraordinaires et inconnues, qui sont nulles ou à peu près dans son état normal, mais qui se manifestent dans certains états que nous appelons anormaux. Il y a en nous un moi inconnu qui peut exercer une action directe sur la matière, soulever par une volonté énergique un corps étranger comme s’il était son propre corps, percer du regard l’opacité d’un obstacle et recueillir à distance à travers l’espace la pensée inexprimée d’un autre moi. On peut se demander s’il n’y a pas là les éléments encore obscurs d’un nouveau progrès de la conscience et de la vie sur notre planète ; pourquoi l’évolution serait-elle arrivée dans l’homme actuel et normal à son dernier terme ? Il suffirait à l’homme d’incorporer à son être normal les puissances prodigieuses que l’hypnotisme met à découvert pour devenir un être nouveau. Il faudrait qu’il acquît l’action magnétique sur les objets extérieurs, la pénétration extraordinaire du regard et la perception immédiate de la pensée par la pensée, sans perdre la possession de lui-même, et cette continuité des souvenirs qui soutient l’individualité. Il faudrait qu’au lieu de porter en lui deux personnes, l’une, la personne normale, l’autre, la personne anormale que l’hypnotisme développe, il fondît ces deux personnes en une seule, réunissant leurs puissances diverses. Peut-être la pratique universelle et réglée de l’hypnotisme, l’alternance méthodique de l’état normal et de l’état hypnotique, l’habitude et l’hérédité, amèneront-elle cette fusion, et la création d’une humanité nouvelle. En vain opposera-t-on que ces puissances nouvelles que l’homme normal doit s’assimiler ne se manifestent que dans un état de crise, de souffrance ou de malaise, et qu’ainsi elles répugneront toujours à l’équilibre de l’être sain. Mais le malaise vient justement de ce qu’il n’y a pas encore dans l’être humain coordination et fusion de l’état actuel et des puissances nouvelles. Qui nous dit que dans l’immense évolution qui a porté la vie de l’amibe à l’homme, tout progrès n’a pas été une crise et une souffrance ? Lorsque le premier poisson qui a fait de ses nageoires un commencement d’ailes s’est risqué dans l’air, qui sait si ses organes respiratoires n’ont pas été longtemps troublés ? Le malaise et l’espèce d’anxiété qui s’emparent des enfants à l’approche du sommeil sont bien caractéristiques. L’état de sommeil et l’état de veille sont deux états radicalement différents et le passage de l’un à l’autre constitue une véritable révolution. Nous y sommes accoutumés et nous ne souffrons plus ; le tout petit enfant n’y est pas accoutumé et il souffre. Peut-être même a-t-il peur. Nous sommes donc arrivés peu à peu à nous assimiler le sommeil qui est, malgré l’apparence, un état violent, puisque c’est la suppression de la personnalité définie que nous gouvernons au profit d’une personnalité obscure qui se gouverne elle-même et se nourrit parfois de visions effrayantes et de sentiments monstrueux. Or, le jour où l’homme normal se serait assimilé les puissances de l’état magnétique et hypnotique, voyez comme dans la vie humaine l’organisme individuel deviendrait accessoire. Sans doute il resterait toujours présent à la conscience comme la racine nécessaire de l’individualité ; mais le moi pourrait remuer, par sa volonté directe, d’autres corps que son propre corps ; il ne serait donc plus l’âme exclusive d’un organisme particulier, mais bien l’âme de toutes choses, aussi loin que son action pourrait s’étendre ; et si elle pouvait s’appliquer à l’univers entier, il serait l’âme du monde. C’est ce que Maine de Biran a indiqué dans une page magistrale. Quand on parle de la possibilité pour le monde ou tout au moins pour les différentes sphères du monde d’arriver à la conscience, il y a des esprits positifs qui objectent tout de suite que toute conscience suppose un système cérébral et qu’on ne voit pas trop comment une planète, la terre par exemple, arriverait à avoir un système cérébral et nerveux ; ils sont dupes d’une illusion et d’une imagination assez grossière. D’abord ils oublient que tous les vivants qui se développent dans la sphère terrestre sont en un certain sens des fils de la terre ; les hommes sont des fils de la terre. Des relations innombrables, la pesanteur, l’électricité, le magnétisme, la chaleur, la lumière, les sons, les parfums unissent à la terre et à la vie terrestre tous les cerveaux humains ; ils sont imprégnés de la terre, et la sphère terrestre est imprégnée du rayonnement invisible encore de leur pensée, de leur vouloir, de leur rêve. Ainsi, les cerveaux humains et la terre, par filiation et par harmonie, forment un système un ou, tout au moins, un commencement de système et d’organisation. Et si ces cerveaux, développant leur action magnétique et leur lucidité, arrivent à saisir, jusque dans les profondeurs inconnues de la terre, le tressaillement de toutes les forces en y mêlant l’énergie de leur vouloir et la lumière de leur pensée, ils seront vraiment les cerveaux de la terre. De plus, si tous ces cerveaux humains communiquent entre eux sans effort, s’ils mettent aisément en commun, sans se confondre, leurs pensées, leurs émotions, leurs décisions à travers l’espace tout ardent de vie spirituelle, la vie consciente de la terre ne sera point localisée en un tout petit organe cérébral ; mais, de même que la terre est enveloppée d’une atmosphère de vie, elle sera enveloppée d’une atmosphère de pensée, qui, pénétrant en ses profondeurs, communiquera la conscience à toutes ses forces et créera vraiment l’unité vivante de la planète. Alors le moi individuel s’apparaîtra à lui-même comme un point de vue particulier de la conscience terrestre ; et, habitué à sentir en lui-même l’action d’une conscience plus vaste que la sienne, mais qui tout en le dépassant le pénètre, il comprendra sans peine ce qu’est la conscience absolue et divine qui est le principe vivant de toute unité de conscience secondaire et le terme idéal auquel toutes ces consciences aspirent en s’élargissant. Ainsi, le moi humain porté aujourd’hui par un organisme particulier repose dès maintenant sur une base trop étroite. Notre petite individualité organique ne peut plus porter notre âme avide d’infini et habituée à l’infini. Notre corps ne peut plus porter notre cerveau.

Notre moi cherchera, pour s’y appuyer, un organisme plus vaste ; notre cerveau cherchera un corps plus puissant et ce corps puissant ce sera la terre, dont il sera, associé aux autres cerveaux, l’organe proportionné. Ce qui montre bien que notre organisme comme tel est devenu accessoire, c’est que cette révolution inouïe dans la nature humaine pourrait s’accomplir sans que l’organisme extérieur fût modifié. Les phénomènes magnétiques et hypnotiques se manifestent dans l’homme, sans que son organisme visible soit altéré. Dès lors, l’homme actuel pourra s’annexer les puissances nouvelles que l’hypnotisme découvre, sans modifier en rien son enveloppe organique. La pénétration plus grande du regard, la puissance d’attraction magnétique, la communication immédiate de cerveau à cerveau, tout cela est possible sans un changement quelconque dans la forme extérieure de la vie.

Quoi qu’il en soit de ces rêves, il est certain que dans l’ordre du mouvement, de la pensée, de l’émotion, de la rêverie, l’âme dépasse son organisme. Par la contemplation poétique ou par l’ardente affection, elle se mêle dès maintenant aux choses et aux âmes. Ainsi, bien que le moi individuel ait un centre et un point d’attache organiques, il atteste, par sa facilité à s’éloigner de ce centre, à se transporter dans les choses et les consciences et à s’y créer des centres momentanés, que la conscience est en soi, dans son essence, indépendante de tout organisme spécial, qu’elle est une puissance à la fois idéale et réelle d’unité, que si elle se détermine en des organismes particuliers et des consciences particulières, elle ne s’y enchaîne pas, que même dans ces limites étroites, elle fait sentir la liberté infinie de la vie divine, dont elle est inséparable ; et qu’elle travaille toujours à élargir les consciences particulières, pour les rapprocher de plus en plus de l’infinité de Dieu.

Le moi individuel peut disparaître de la conscience, sans que la conscience soit abolie. Il arrive parfois qu’en se réveillant on ne sait plus au juste ni où l’on est, ni qui on est ; on n’en est pas moins capable de perception, de raisonnement, de conscience. Jean Jacques raconte, dans une de ses plus délicieuses Rêveries, qu’ayant été à Ménilmontant renversé par un chien, il tomba sur la tête et perdit connaissance. Quand il se réveilla, il ne se rappelait plus du tout ce qui lui était arrivé ni qui il était ; mais il vit la verdure, le ciel et il eut un sentiment de l’existence léger et exquis. L’enfant qui vient de naître ne trouve rien dans sa mémoire qui lui permette de caractériser son individualité ; il n’est pas telle conscience, il est une conscience. Et ce n’est pas seulement dans l’état de débilité intellectuelle que le moi individuel s’efface. Le plus souvent, quand notre vie intérieure s’exalte, nous nous oublions nous-mêmes. Sans doute, nous gardons bien encore le sentiment obscur de l’individu que nous sommes ; mais ce qui prédomine en nous, c’est le moi humain affranchi de toutes les particularités de la vie sociale. Sans doute, même dans ces moments de pensée forte ou d’émotion désintéressée, notre personnalité subsiste, marquant de son caractère propre nos émotions et nos pensées. Mais ce n’est pas la personnalité extérieure et superficielle que nous fait le hasard des événements ; c’est une personnalité profonde, indépendante du temps et de l’espace et qui ne pourrait guère être définie que par son rapport spécial à l’infinie vérité et à l’infinie beauté. Ainsi, nous touchons, dans ces heures d’élévation intérieure, à la conscience absolue et divine.

D’où vient que nous nous demandons parfois : Pourquoi suis-je ce que je suis et non pas autre chose ? pourquoi suis-je tel homme et non pas un autre homme ? pourquoi suis-je un homme et non pas un chien, un arbre, une pierre ? Si l’essentiel en nous était le moi individuel, particulier, cette question n’aurait pas de sens, car elle reviendrait à ceci : pourquoi, étant un homme et tel homme, suis-je un homme et tel homme ? Mais notre moi individuel est enveloppé, porté par une conscience plus vaste et plus profonde ; nous saisissons en nous la conscience et, dès lors, nous pouvons nous demander : pourquoi la conscience a-t-elle pris en nous telle forme particulière d’existence et non point telle autre ? Nous sentons que la conscience, en tant qu’elle est une puissance d’unité, d’harmonie aspirant à l’infini, est partout et la même partout, dans l’homme, dans le chien, dans l’arbre, dans la terre. Dès lors, démêlant en nous cette conscience absolue et une qui nous dépasse, et nous contemplant nous-mêmes du point de vue de la conscience absolue, nous devenons extérieurs à nous-mêmes ; et notre moi individuel ne nous apparaît plus que comme une des innombrables formes contingentes, en qui la conscience absolue peut se déterminer.

Kant a montré, avec une incomparable puissance d’analyse, que la conscience empirique suppose la conscience a priori, que les différents éléments de notre moi, avant d’être reliés les uns aux autres par des relations empiriques de similarité, de succession, de contraste, etc., doivent être réunis en une synthèse préalable de conscience. M. Lachelier a montré aussi que la vraie psychologie, c’est la métaphysique, et que le moi individuel ne pourrait se saisir et se comprendre lui-même, s’il n’y avait, suivant son expression, une conscience intellectuelle. Il est inutile de refaire ces démonstrations, et je n’ai rien à y ajouter. Mais ce n’est pas la conscience en elle-même que nous étudions ici : c’est la conscience dans son rapport avec la réalité du monde ; et, de plus, il nous a paru qu’il était impossible, même pour étudier la conscience, de la séparer du monde, et que ces mots mêmes de moi, de conscience, n’avaient pas de sens pour nous, si nous n’acceptions en même temps la manifestation de l’être dans l’ordre de l’étendue. Dès lors, nous devons nous demander si cette conscience absolue qui enveloppe et soutient notre moi individuel, si ce moi transcendantal dont parle Kant, ou cette conscience intellectuelle dont parle M. Lachelier, sont liés à un organe. Déjà, nous avons vu que le moi individuel, tout en étant lié à l’organisme, était plus vaste que lui, et que le cerveau, tout en faisant partie du système du corps, était plus vaste que le corps. Maintenant, la conscience absolue dépasse-t-elle le cerveau lui-même ? Est-elle indépendante de tout organe ? J’entends, par conscience absolue, cette unité synthétique primitive qui permet à l’être de dire moi, quelle que soit la pauvreté ou l’incohérence des éléments empiriques de son moi. Toute force organisée et formant un système un, si elle se réfléchit sur elle-même, peut dire moi. J’appelle conscience absolue la force d’unité omniprésente, à laquelle toutes les consciences individuelles participent nécessairement quand elles disent moi. Cette unité préalable qui constitue la conscience absolue n’est pas une unité morte, une synthèse inerte. Elle aspire à régler tous les éléments de la réalité et à les ordonner selon des lois d’unité qui sont, dans l’ordre intellectuel, la loi de causalité et de finalité, et, dans l’ordre moral, la loi de justice et de charité. Et ce que nous demandons maintenant, c’est si la conscience absolue, ainsi définie, est liée à un organe. Aristote et saint Thomas répondent non : la pensée pure, la partie intellective de l’âme n’ont pas d’organe. Nous répondons non avec eux. Mais entendons-nous bien. Nous ne prétendons pas qu’il puisse y avoir un seul acte dans le monde, même l’acte de conscience, une seule notion, même la notion de l’être et de l’infini, qui ne corresponde à un mouvement. Nous avons tenté de le démontrer quand nous traitions du mouvement. Mais on ne peut pas dire que l’idée d’être, par exemple, même nécessairement liée à un mouvement, dépende d’un organe et de l’organe même où s’accomplit ce mouvement, si ce mouvement est beaucoup plus profond, beaucoup plus universel que cet organe. Voilà le cerveau, par exemple, qui est merveilleusement aménagé pour recevoir des sensations, les conserver, les élaborer, les transformer en images, les mettre en rapport les unes avec les autres, selon des lois de contiguïté, de similarité et de contraste, et fournir ainsi des matériaux bien préparés à l’action souveraine de la pensée pure, qui les ordonne selon ces lois d’identité, de causalité, de finalité, qui sont des expressions diverses de l’unité infinie. Sans doute, il doit y avoir, dans le cerveau même, des mouvements qui correspondent à l’activité de la pensée pure ; mais ces mouvements, parce qu’ils s’accomplissent dans le cerveau, ne font pas pour cela nécessairement partie du cerveau ; car partout où il y a des forces organisées et unes, c’est-à-dire dans toute l’étendue de l’univers, il y a de la conscience, de l’être, une continuité d’être qui fonde la causalité, et une aspiration vers l’unité idéale qui fonde la finalité. Ainsi, les mouvements auxquels correspondent l’être, l’unité, la conscience, la cause, la fin, bien loin d’être le monopole de la combinaison cérébrale, sont le fond de l’univers illimité. Si le cerveau possède ces mouvements, c’est qu’il fait partie de l’univers. Ce n’est donc pas comme organe spécial qu’il les possède, mais comme partie de l’être immense et un. Il se peut parfaitement que ces mouvements, que j’appellerai volontiers universels, soient, dans le cerveau, en relation spéciale et familière avec les mouvements proprement organiques qui correspondent à la sensation, à l’imagination, à l’association des idées. Mais il n’en dépendent pas : ils ne dépendent que de l’infini lui-même dont ils sont, dans l’ordre mécanique, l’expression souveraine. Quand on dit que le cerveau produit la pensée, cela est vrai en un sens limité ; mais il faut dire aussi, en un sens plus profond, que c’est la pensée qui a produit le cerveau. Certainement, il y avait, dans le monde, de la sensibilité, de l’appétition avant la formation du système nerveux et surtout du système cérébral ; la conscience, dans le développement de la vie, a donc précédé le cerveau. Et l’on peut dire, en appliquant la formule de Lamark : « Le besoin crée l’organe, » que c’est le besoin inhérent à la conscience, d’être de plus en plus lumineuse et vaste, qui a façonné et développé l’organisme cérébral. Ainsi, non seulement nous avons vu le moi individuel dépasser l’organisme étroit auquel il semble lié, et aspirer à une liberté sublime où il n’aurait plus d’autre centre et d’autre organisme que l’infini lui-même ; non seulement nous avons démêlé dans le moi individuel la conscience absolue ; non seulement nous avons vu que cette conscience absolue était, dans son essence, indépendante de l’organe cérébral, mais il nous apparaît maintenant que c’est elle qui le façonne à son usage et qui le crée. On voit donc combien il serait puéril d’imaginer que la réalité du monde repose sur notre moi individuel et sur notre cerveau fragile. Nous sommes arrivés au point où se rencontrent et se confondent, pour démontrer et garantir la réalité absolue de l’univers, les deux vérités que nous avons essayé de mettre en lumière. D’une part, les sensations ne sont pas des faits dépourvus de signification et, par suite, de réalité. Elles ont une essence, un sens ; elles expriment une idée ; elles enveloppent une vérité, et, par suite, elles peuvent faire partie d’un système de vérités éternellement subsistant. La lumière n’est pas une création illusoire de notre sensibilité. Elle exprime l’unité de l’être, son amitié avec lui-même et avec les formes qui se développent en lui. Elle atteste que l’être, en tant que tel, est capable de se saisir et de se posséder lui-même dans une transparence infinie. Elle atteste donc que l’être et la conscience ne sont qu’un, puisque l’être ne peut se déployer sans prendre possession de soi et sans éclairer pour lui-même ses profondeurs, et puisque, d’autre part, la conscience absolue n’est pas une unité purement formelle et inerte, mais qu’elle s’exprime par la transparence vivante de la clarté. De même le son, exprimant les individualités en qui l’être absolu se détermine, tient au fond même de l’être, et, dans le son aussi, l’être apparaît comme identique à la conscience, puisque ce qui fait l’être du son, c’est qu’il traduit l’intimité des consciences, ou ce qui, dans les forces brutes, est comme un commencement de conscience. Et après avoir constaté qu’il a, dans tous les ordres de sensations, des idées et de l’être, que toute sensation est une vérité, nous constatons qu’il y a, dans toutes les consciences individuelles, une conscience absolue ; que cette conscience absolue est indépendante de tout organisme étroit et éphémère, qu’elle est présente partout sans être enchaînée nulle part, qu’elle n’a d’autre centre que l’infini lui-même, et qu’ainsi toutes les manifestations de l’infini, l’espace, la lumière, le son, trouvent en elle leur centre de ralliement et une garantie d’éternelle réalité. Aussi, lorsque nous nous représentons le monde, après notre disparition, éclatant encore, sonore et vivant, nous n’abusons pas de notre droit ; nous n’imposons pas aux choses, arbitrairement, les fantaisies de notre moi individuel à jamais évanoui ; mais nous savons que notre moi individuel ne fait pas la réalité. Nous savons qu’il n’existe et ne dit moi que parce qu’il participe au moi absolu ; nous savons que ce n’est pas lui qui donne au son et à la lumière leur réalité, mais que le son et la lumière sont des manifestations de l’être absolu, identiques à la conscience absolue. Dès lors, c’est du point de vue de cette conscience absolue et éternelle que, sans le savoir, nous contemplons le monde après l’évanouissement de notre moi. Et qu’on n’imagine point que cette conscience absolue va absorber le monde et entraîner la réalité familière dans une sorte d’abîme mystique. La conscience absolue n’est pas un moi individuel élevé à l’infini. Dieu n’est pas un individu infini. Si la conscience absolue était un moi individuel plus vaste que les autres, mais identique aux autres, elle ne serait pas la réalité elle-même, mais seulement une partie de la réalité ; et le monde, relevant d’une puissance de même ordre que lui, en serait le jouet et l’esclave. Mais la conscience absolue n’est pas un moi comme les autres : elle est le moi de tous les moi, l’unité de toutes les unités, la conscience de toutes les consciences, la vérité de toutes les vérités. Dès lors, les forces et les consciences qui sont dans le monde ne sont point liées à la conscience absolue par un rapport d’individu à individu. Le monde n’est pas au bord d’un gouffre divin où il puisse être précipité par une sorte de vertige. Le monde est ce gouffre divin lui-même, et, de même que le brin d’herbe, l’insecte et le rayon de soleil se jouent familièrement dans les profondeurs du gouffre, de même les réalités les plus humbles et les consciences les plus circonscrites se meuvent, sans trouble et sans délire, dans l’immensité divine. Si l’univers, avec ses sphères innombrables, avait un centre physique et réel, on verrait bientôt toutes les sphères tendre vers ce centre et s’y précipiter avec une sorte d’ivresse, sauf à être condamnées ensuite à l’immobilité de la mort. De même, si la conscience absolue était localisée quelque part, si Dieu était un individu rayonnant et sublime, mais un individu, toutes les autres individualités, toutes les autres consciences de l’univers, attirées par la curiosité et le besoin d’adoration, iraient se perdre dans la conscience absolue et s’immobiliser aux pieds de Dieu. Mais le centre de l’univers, tout réel qu’il est, puisqu’il attire et appelle tous les mondes dans l’immensité, n’est pas un centre physique : il est bien un centre intangible et idéal. Dès lors, le seul moyen qu’aient les mondes d’aller vers lui, c’est de ne pas déserter leur modeste orbite, enchaîné à d’autres orbites ; c’est de concourir, chacun pour sa part, à cette universelle harmonie qui seule peut rapprocher les mondes de leur centre divin. De même, la conscience absolue est la réalité par excellence, puisque c’est par elle que toute conscience dit moi, puisque c’est par elle que l’univers mouvant aspire à consommer son unité et à dire moi, puisque le monde n’existe qu’en tant qu’il est un et qu’il ne forme un système un qu’afin de pouvoir devenir une conscience une, où la conscience absolue se confondra avec l’individualité absolue. Mais si la conscience absolue est la réalité, elle est la réalité idéale, et le seul moyen qu’aient les forces et les âmes de se rapprocher d’elle, c’est de ne point déserter leur modeste destinée individuelle, enchaînée à d’autres destinées ; c’est de régler leurs rapports avec les forces et les âmes voisines selon l’harmonie et la douceur. Ainsi, précisément parce que c’est la conscience absolue qui fait la réalité du monde, tous les individus, toutes les forces du monde gardent leur réalité familière et leurs devoirs familiers. Dieu, en se mêlant au monde, n’y répand pas seulement la vie et la joie, mais aussi la modestie et le bon sens. Dieu, précisément parce qu’il est présent partout, ne fausse pas, ne détruit pas les simples et tranquilles relations qu’ont entre eux les objets et les êtres. Et dans la conscience absolue et divine, ce n’est pas seulement le ciel grandiose et étoilé qui trouve sa réalité et sa justification, mais aussi la modeste maison où, entre la table de famille et le foyer, l’homme, avec ses humbles outils, gagne pour lui et les siens le pain de chaque jour.



TABLE DES MATIÈRES




Le Problème et la Méthode. 
 1


Le Rêve et le Cerveau 
 39


Du Mouvement 
 48


La Sensation et la Quantité 
 133


La Sensation et la Forme 
 191


De l’Espace 
 291


De l’Infini 
 355


Conscience et Réalité 
 371




Paris. — Typ. Philippe Renouard, 19, rue des Saints-Pères, — 41532.