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Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Donjon

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DONJON, s. m. Dongun, doignon, dangon[1]. Le donjon appartient essentiellement à la féodalité. Ce n’est pas le castellum romain, ce n’est pas non plus le retrait, la dernière défense de la citadelle des premiers temps du moyen âge. Le donjon commande les défenses du château, mais il commande aussi les dehors et est indépendant de l’enceinte de la forteresse du moyen âge, en ce qu’il possède toujours une issue particulière sur la campagne. C’est là ce qui caractérise essentiellement le donjon, ce qui le distingue d’une tour. Il n’y a pas de château féodal sans donjon, comme il n’y avait pas, autrefois, de ville forte sans château, et comme, de nos jours, il n’y a pas de place de guerre sans citadelle. Toute bonne citadelle doit commander la ville et rester cependant indépendante de ses défenses.

Au moyen âge, il en était de même du château, et le donjon était au château ce que celui-ci était à la ville. Les garnisons du moyen âge possédaient une défense de plus que les nôtres : chassées de la cité, elles se retiraient dans le château ; celui-ci pris, elles se réfugiaient dans le donjon ; le donjon serré de trop près, elles pouvaient encore courir la chance de s’échapper par une issue habilement masquée ou de passer à travers les lignes de circonvallation, la nuit, par un coup hardi. Mais cette disposition du donjon appartenant à la forteresse féodale n’était pas seulement prise pour résister ou échapper à l’ennemi du dehors, elle était la conséquence du système féodal. Un seigneur, si puissant qu’il fût, ne tenait sa puissance que de ses vassaux. Au moment du péril, ceux-ci devaient se rendre à l’appel du seigneur, se renfermer au besoin dans le château et concourir à sa défense ; mais il arrivait que ces vassaux n’étaient pas toujours d’une fidélité à toute épreuve. Souvent l’ennemi les gagnait ; alors le seigneur trahi n’avait d’autre refuge que son donjon, dans lequel il se renfermait avec ses gens à lui. Il lui restait alors pour dernière ressource, ou de se défendre jusqu’à l’extrémité, ou de prendre son temps pour s’échapper, ou de capituler.

Nous l’avons dit ailleurs (voy. Château), le système de la défense des places, pendant la féodalité, n’était qu’une série de moyens accumulés par la défiance, non-seulement envers un ennemi déclaré, mais envers les garnisons mêmes. C’est pourquoi l’étude des forteresses de cette époque fournit un sujet inépuisable d’observations intéressantes ; la défiance aiguise l’esprit et fait trouver des ressources. En effet, si quelques châteaux présentent des dispositions d’ensemble à peu près semblables, les donjons offrent, au contraire, une variété infinie, soit dans la conception générale, soit dans les détails de la défense. Les seigneurs, pouvant être à chaque instant en guerre les uns avec les autres, tenaient beaucoup à ce que leurs voisins ne trouvassent pas, s’ils venaient l’attaquer, des défenses disposées comme celles qu’ils possédaient chez eux. Chacun s’ingéniait ainsi à dérouter son ennemi, parfois l’ami de la veille ; aussi lorsqu’un seigneur recevait ses égaux dans son château, fussent-ils ses amis, avait-il le soin de les loger dans un corps de bâtiment spécial, les recevait-il dans la grand’salle, dans les appartements des femmes, mais ne les conduisait-il que très-rarement dans le donjon, qui, en temps de paix, était fermé, menaçant, pendant qu’on se donnait réciproquement des témoignages d’amitié. En temps de paix, le donjon renfermait les trésors, les armes, les archives de la famille, mais le seigneur n’y logeait point ; il ne s’y retirait seulement, avec sa femme et ses enfants, que s’il lui fallait appeler une garnison dans l’enceinte du château. Comme il ne pouvait y demeurer et s’y défendre seul, il s’entourait alors d’un plus ou moins grand nombre d’hommes d’armes à sa solde, qui s’y renfermaient avec lui. De là, exerçant une surveillance minutieuse sur la garnison et sur les dehors (car le donjon est toujours placé en face du point attaquable de la forteresse), ses fidèles et lui tenaient en respect les vassaux et leurs hommes, entassés dans les logis ; à toute heure pouvant sortir et rentrer par des issues masquées et bien gardées, la garnison ne savait pas quels étaient les moyens de défense, et naturellement le seigneur faisait tout pour qu’on les crût formidables. Il est difficile de trouver un plus beau programme pour un architecte militaire ; aussi les donjons, parmi les édifices du moyen âge, sont-ils souvent des chefs-d’œuvre de prévoyance. Nous avons trouvé dans ces constructions, peu connues généralement ou incomplètement étudiées, des dispositions qui demandent un examen attentif, parce qu’elles mettent en lumière un des côtés de la vie féodale[2].

La raison première qui fit élever des donjons fut l’invasion normande. Les villæ mérovingiennes devaient fort ressembler aux villæ romaines ; mais quand les Normands se jetèrent périodiquement sur le continent occidental, les seigneurs, les monastères, les rois et les villes elles-mêmes, songèrent à protéger leurs domaines par des sortes de blockhaus en bois que l’on élevait sur le bord des rivières et autant que possible sur des emplacements déjà défendus par la nature. Ces forteresses, dans lesquelles, au besoin, on apportait à la hâte ce qu’on possédait de plus précieux, commandaient des retranchements plus ou moins étendus, composés d’un escarpement couronné par une palissade et protégé par un fossé. Les Normands eux-mêmes, lorsqu’ils eurent pris l’habitude de descendre sur les côtes des Gaules et de remonter les fleuves, établirent, dans quelques îles près des embouchures, ou sur des promontoires, des camps retranchés avec une forteresse, pour mettre leur butin à l’abri des attaques et protéger leurs bateaux amarrés. C’est aussi dans les contrées qui furent particulièrement ravagées par les Normands que l’on trouve les plus anciens donjons, et ces forteresses primitives sont habituellement bâties sur plan rectangulaire formant un parallélogramme divisé quelquefois en deux parties.

Sur beaucoup de points des bords de la Seine, de la Loire, de l’Eure, et sur les côtes du Nord et de l’Ouest, on trouve des restes de ces donjons primitifs ; mais ces constructions, modifiées profondément depuis l’époque où elles furent élevées, ne laissent voir que des soubassements souvent même incomplets. Il paraîtrait que les premiers donjons, bâtis en maçonnerie suivant une donnée à peu près uniforme, ont été faits par les Normands lorsqu’ils se furent définitivement établis sur le continent (voy. Château) ; et l’un des mieux conservés parmi ces donjons est celui du château d’Arques près de Dieppe, construit, vers 1040, par Guillaume, oncle de Guillaume le Bâtard. En disant que le donjon d’Arques est un des mieux conservés, il ne faut pas croire que l’on trouve là un édifice dont les dispositions soient faciles à saisir au premier coup d’œil. Le donjon d’Arques, réparé au XVe siècle, approprié au service de l’artillerie à feu au XVIe siècle, mutilé depuis la révolution par les mains des habitants du village qui en ont enlevé tout ce qu’ils ont pu, ne présente, au premier aspect, qu’une masse informe de blocages dépouillée de leurs parements, qu’une ruine ravagée par le temps et les hommes. Il faut observer ces restes avec la plus scrupuleuse attention, tenir compte des moindres traces, examiner les nombreux détours des passages, les réduits ; revenir vingt fois sur le terrain, pour se rendre compte des efforts d’intelligence dont les constructeurs ont fait preuve dans la combinaison de cette forteresse, l’une des plus remarquables à notre avis.

Disons d’abord un mot de la bâtisse. Ici, comme dans la plupart des édifices militaires de l’époque romane, la construction est faite suivant le mode romain, c’est-à-dire qu’elle se compose d’un blocage composé de silex noyés dans un bain de mortier très-dur et grossier, parementé de petites pierres d’appareil de 0,15 c. à 0,20 c. de hauteur entre lits, sur 0,20 c. à 0,32 c. de long. Ce parement est en calcaire d’eau douce provenant de la vallée de la Sie, d’une bonne qualité quoique assez tendre, mais durcissant à l’air[3]. Nous devons réclamer toute l’attention de nos lecteurs pour nous suivre dans la description suivante, que nous allons essayer de rendre aussi claire que possible.

La fig. 1 donne le plan du rez-de-chaussée du donjon d’Arques qui se trouve situé près de la porte méridionale du château (voy. Château, fig. 4). En A est l’entrée avec son pont volant, sa double défense B, en forme de tour intérieure, avec large mâchicoulis commandant la porte A. Un long couloir détourné conduit dans la cour intérieure. En C était un petit poste, sans communication directe avec l’intérieur du donjon, mais enclavé dans son périmètre. Pour pénétrer dans le fort, il fallait se détourner à gauche et arriver à la porte D. Cette porte franchie, on trouvait une rampe à droite avec une seconde porte E percée à travers un contre-fort ; puis, en tournant à main gauche, on montait un degré très-long E′, direct et assez roide. Nous y reviendrons tout à l’heure. Le long du rempart du château en F, et masquée du dehors par le relief du chemin de ronde crénelé, on arrive à une autre porte G très-étroite, qui donne entrée dans une cage d’escalier, contenant un degré central se détournant à main gauche, formant une révolution complète et arrivant à un palier I, d’où, par une rampe tournant à droite dans l’épaisseur du mur, on monte au second étage, ainsi que nous allons le voir. Les deux salles basses JJ n’avaient aucune communication directe avec le dehors (le couloir L ayant été ouvert au XVe siècle) et n’étaient même pas en communication entre elles. On devait descendre dans ces deux salles basses par des escaliers ou échelles passant par des trappes ménagées dans le plancher du premier étage. Ces salles étaient de véritables celliers propres à contenir des provisions. En K est un puits de plus de 80 mètres de profondeur et dont l’enveloppe est maçonnée jusqu’à la hauteur du plancher du second étage. N’omettons pas de signaler l’escalier M taillé dans le roc (craie) et descendant par une pente rapide jusqu’au fond du fossé extérieur. Signalons aussi l’escalier N qui passe par-dessus le couloir d’entrée B ; son utilité sera bientôt démontrée.
Voyons le plan du premier étage (2). On ne pouvait arriver à cet étage que par l’escalier à vis O, communiquant de ce premier étage au second, c’est-à-dire qu’il fallait descendre au premier étage après être monté au second ; ou bien, prenant l’escalier N (mentionné tout à l’heure) passant à travers la tour commandant l’entrée B, montant un degré, tournant à main droite, dans un étroit couloir avec rampe, on entrait dans l’antisalle P, et de là on pénétrait dans une des salles J′ du premier étage du donjon. Quant à la salle J″, il fallait, pour y arriver, se résoudre à passer par une trappe ménagée dans le plancher du second étage. Tout cela est fort compliqué ; ce n’est rien encore cependant. Essayons de nous souvenir de ces diverses issues, de ne pas perdre la trace de ces escaliers et de ces couloirs, véritable dédale.
Arrivons au second étage (3). Là encore existe le mur de refend non interrompu, interdisant toute communication entre les deux salles du donjon. Reprenons la grande rampe E′ que nous avons abandonnée tout à l’heure ; elle arrive droit à un palier sur lequel, à main gauche, s’ouvre une porte entrant directement dans la salle J″″. Mais il ne faut pas croire qu’il fût facile de gravir cette longue rampe : d’abord, à droite et à gauche existent deux trottoirs R, de plein pied avec le palier supérieur, qui permettaient à de nombreux défenseurs d’écraser l’assaillant gravissant ce long degré ; puis plusieurs mâchicoulis ouverts dans le plancher supérieur de cet escalier faisaient tomber une pluie de pierres, de poutres, d’eau bouillante sur les assaillants. De la cage d’escalier à révolution que nous avons observée à droite dans les plans du rez-de-chaussée et du premier étage, par la rampe détournée prise aux dépens de l’épaisseur du mur, on arrive au couloir S, qui, par une porte, permet d’entrer dans la salle J″″. De sorte que si, par surprise ou autrement, un ennemi parvenait à franchir la rampe E′, les défenseurs pouvaient passer par le couloir S, se dérober, descendre par la cage de l’escalier I (plan du rez-de-chaussée), sortir par la porte G, aller chercher l’issue M communiquant avec le fossé ; ou encore remonter par l’escalier N, la tour B (plan du premier étage), rentrer dans la salle J′ par l’antisalle P, prendre l’escalier à vis et se joindre à la portion de la garnison qui occupait encore la moitié du donjon. Si, au contraire, l’assaillant, par la sape ou l’escalade (ce qui n’était guère possible), s’emparait de la salle J‴ (plan du deuxième étage, fig. 3), les défenseurs pouvaient encore se dérober en sortant par l’antisalle P′ et en descendant les rampes T communiquant, ainsi que nous l’avons vu, soit avec la salle J′ du premier étage, soit avec l’escalier N. Ou bien les défenseurs pouvaient encore monter ou descendre l’escalier à vis O, en passant à travers le cabinet V. Du palier T on descendait au terre-plein U commandé par des meurtrières percées dans les couloirs SS′.

De tout ceci on peut admettre déjà que la garnison du donjon était double dans les deux étages (premier et second) ; que ces deux fractions de la garnison n’avaient pas de communication directe entre elles ; que, pour établir cette communication, il fallait monter au troisième étage occupé par le commandant, et que, par conséquent, si l’un des côtés du donjon était pris, la garnison pouvait se réunir à la partie supérieure, reprendre l’offensive, écraser l’assaillant égaré au milieu de ce labyrinthe de couloirs et d’escaliers, et regagner la portion déjà perdue.

Le troisième étage (4) est entièrement détruit, et nous ne pouvons en avoir une idée que par les dessins de 1708, reproduits dans l’ouvrage de M. Deville[4]. Ces dessins indiquent les mâchicoulis qui existaient encore à cette époque dans la partie supérieure et la disposition générale de cet étage, converti en plate-forme depuis le XVe siècle, pour placer de l’artillerie à feu. M. Deville ne paraît pas reconnaître de l’âge des voûtes qui couvraient encore en 1708 le second étage.


Cependant les profils des arcs de ces voûtes (5) font assez voir qu’elles appartiennent aux restaurations de la fin du XVe siècle. Primitivement, les étages du donjon, conformément à la méthode normande, n’étaient séparés que par des planchers en bois dont on trouve les traces sur les parois intérieures. Le plan de la plate-forme, donné dans les dessins de 1708, fait assez voir que le mur de refend n’existait plus au troisième étage. C’était de cet étage, en effet, que le commandement devait se faire et la défense s’organiser avec ensemble.

Ce plan donc (fig. 4) indique une seule salle X, avec un poteau central, destiné à soulager la charpente supérieure ; un réduit Y, qui pouvait servir de chambre au commandant ; les mâchicoulis percés dans la chambre Z, au-dessus de la grande rampe de l’escalier ; les deux mâchicoulis aa, auxquels on arrivait par les deux baies bb ; le couloir cc de défense, pris dans l’épaisseur du mur au-dessus des arcs de ces mâchicoulis, et les mâchicoulis d’angle dd. Dans ce plan, on voit aussi la défense de la traverse e qui commandait le dehors et permettait de voir ce qui se passait dans le fossé du côté de la porte. En f est une cheminée et en h un four, car le donjon contenait un moulin (à bras probablement). Nous ne possédons sur la disposition de l’étage supérieur crénelé que des données très-vagues, puisqu’en 1708 cet étage était détruit ; nous voyons seulement, dans un compte de réparations de 1355 à 1380[5], que des tourelles couvertes de plomb terminaient cet étage ; ces tourelles devaient être des échauguettes pour abriter les défenseurs, ainsi qu’il en existe encore au sommet du donjon de Chambois[6].
Le plan de cet étage, que nous donnons (6), indique en l, l′ deux échauguettes ; l’échauguette l′ montrant son mâchicoulis i ouvert sur la rampe du grand escalier ; de plus, en m, on aperçoit les ouvertures des autres mâchicoulis commandant les rentrants des contre-forts. Celui m′ s’ouvrait sur la rampe inférieure du grand escalier, montant derrière un simple mur de garde non couvert, tracé en D′ dans le plan du rez-de-chaussée, fig. 1.

centrérLa fig. 7 présente la façade du donjon d’Arques, sur la cour. En A est le débouché du grand couloir de la porte extérieure ; en B, l’entrée de la rampe du donjon. Les autres parties de cette figure s’expliquent d’elles-mêmes par l’examen des plans.

La fig. 8 donne la coupe du bâtiment sur la ligne brisée AA, BB des plans. En C est le petit corps-de-garde tracé en C sur le plan du rez-de-chaussée ; en D, l’escalier à révolution situé sous la grande rampe dont le palier arrive en E ; on voit, en F, les mâchicoulis qui commandent ce palier. Aujourd’hui, la construction ne s’élève pas au-dessus du niveau G ; en 1708, elle existait jusqu’au niveau H, et l’extrados des voûtes faites au XVe siècle ne dépassait pas ce niveau G : de sorte que les murs compris entre G et H servaient de merlons et les baies d’embrasures pour des bouches à feu. Les pièces braquées sur cette plate-forme contribuèrent, en tirant sur les troupes du duc de Mayenne, au succès de la bataille gagnée dans la vallée d’Arques par Henri IV.
La fig. 9 trace la coupe du donjon sur la ligne CC, DD des plans. En A se détache du corps principal le contre-fort servant de traverse, pour voir le fond du fossé et le commander du sommet du donjon. En B est tranché le couloir au niveau du deuxième étage qui commande le chemin de ronde D et le terre-plein C. En E se voient les grands mâchicoulis avec la défense supérieure à deux étages prise aux dépens des murs sur les arcs.
La coupe (10), faite sur la ligne EE, FF des plans, permet de comprendre la combinaison ingénieuse des escaliers. En A se profile la grande rampe arrivant au second étage avec les mâchicoulis supérieurs qui commandent ses dernières marches et son palier. En R, on voit l’un des deux trottoirs disposés pour recevoir les défenseurs de la rampe et pour écraser les assaillants. En D apparaît la trace de l’étroit degré intérieur qui aboutit au couloir S indiqué sur le plan du deuxième étage, et qui permet aux défenseurs de se dérober ou de sortir par l’escalier à révolution B. En C est un contre-palier qui commande les révolutions de l’escalier B.

Le château d’Arques, admirablement situé, entouré de fossés larges et profonds, commandé par un donjon de cette importance, devait être une place inexpugnable avant l’artillerie à feu. À peine construit, il fut assiégé par Guillaume le Conquérant et ne fut pris que par famine après un long blocus. Réparé et reconstruit en partie par Henri Ier en 1123, il fut assiégé par Geoffroy Plantagenet, qui ne put y entrer qu’après la mort de son commandant, Guillaume Lemoine, tué par une flèche ; ce siège avait duré une année entière, 1145. Philippe-Auguste investit le château d’Arques en 1202, et leva bientôt le siège à la nouvelle de la captivité du jeune Arthur de Bretagne, tombé entre les mains de Jean sans Terre. Le donjon d’Arques fut la dernière forteresse qui se rendit au roi de France, après la conquête de la Normandie échappée des mains de Jean sans Terre. Henri Ier, comme nous l’avons dit, fit exécuter des travaux considérables au château d’Arques ; mais l’examen des constructions existantes ne peut faire supposer que le gros œuvre du donjon appartienne à cette époque. Peut-être Henri restaura-t-il les parties supérieures qui n’existent plus, peut-être même les grands mâchicoulis de la façade (fig. 7) datent-ils du règne de ce prince, car les arcs de ces mâchicoulis, que nous avons figurés plein cintre, sont des arcs brisés sur le dessin de 1708, tracé incorrect d’ailleurs, puisqu’il n’indique pas avec exactitude les parties de la construction que nous voyons encore debout. Quant aux dispositions générales, quant au système de dégagements, d’escaliers, avec un peu de soin on en reconnaît parfaitement les traces, et c’est en cela que le donjon d’Arques, qui jamais ne fut pris de vive force, est un édifice militaire du plus haut intérêt, et, malgré son état de ruine, beaucoup plus complet, au point de vue de la défense, que ne le sont les célèbres donjons de Loches, de Montrichard, de Beaugency, construits à peu près d’après les mêmes données. Ce qui fait surtout du donjon d’Arques un type complet, c’est sa position dans le plan du château ; protégé par les courtines de la place et deux tours, il commande cependant les dehors ; il possède sa porte de secours extérieure bien défendue ; il protège l’enceinte, mais aussi il peut la battre au besoin avec succès ; il est absolument inattaquable par la sape, seul moyen employé alors pour renverser des murailles ; il permet de renfermer et de maintenir une garnison peu sûre, car ses défenseurs ne peuvent agir qu’en aveugles et sur le point qui leur est assigné. Une trahison, une surprise n’étaient pas praticables, puisque, une partie du donjon prise, il devenait facile à quelques hommes déterminés de couper les communications, de renfermer l’assaillant, de l’écraser avant qu’il ne se fût reconnu. Comme dernière ressource, le commandant et ses hommes dévoués pouvaient encore s’échapper. Le feu seul pouvait avoir raison de cette forteresse ; mais quand on considère la largeur des fossés du château creusés au sommet d’une colline, l’élévation des murs, l’absence d’ouvertures extérieures, on ne comprend pas comment un assaillant aurait pu jeter des matières incendiaires sur les combles, d’autant qu’il lui était difficile de s’établir à une distance convenable pour faire agir ses machines de jet avec succès.

Les donjons normands et les donjons romans, en général, sont élevés sur plan rectangulaire ; c’est une habitation fortifiée, la demeure du seigneur ; ils contenaient des celliers ou caves pour les provisions, une chapelle, des salles avec cabinet, et toujours, au sommet, un grand espace libre pour organiser facilement la défense. La plupart de ces logis quadrangulaires possèdent leur escalier principal séparé du corps de la bâtisse, et quelquefois ce mur de refend qui les divise en deux parties égales. L’entrée est habituellement placée beaucoup au-dessus du sol, au niveau du premier étage. On ne peut s’introduire dans le donjon que par une échelle ou au moyen d’un pont volant avec escalier de bois que l’on détruisait en temps de guerre.

Le petit donjon de Chambois (Orne), qui date du XIIe siècle, présente la plupart de ces dispositions de détail. Son plan est rectangulaire, avec quatre renforts carrés aux angles. Une tour carrée, posée sur un de ses côtés, contenait dans l’origine de petits cabinets et un escalier de bois couronné d’une défense et ne montant que jusqu’au troisième étage. On arrivait à la défense du sommet par un escalier à vis pratiqué dans un des contre-forts d’angle. Les parties supérieures du donjon furent refaites au XIVe siècle et conformément au système de défense de cette époque ; mais, des dispositions premières, il reste encore trois étages et un chemin de ronde supérieur extrêmement curieux. Le plan du donjon de Chambois est donné ci-contre par la fig. 11.


On voit, en A, la tourelle carrée accolée au corps de logis et dans laquelle, au XIVe siècle, on a fait un escalier à vis. Ce donjon n’était pas voûté, non plus que la plupart des donjons normands ; les étages étaient séparés par des planchers en bois portés sur des corbelets intérieurs. Sa porte est relevée à six mètres au-dessus du sol, et s’ouvre sur le flanc de la tour carrée contenant l’escalier en bois ; on ne pouvait arriver à cette porte, dont le seuil est au niveau du plancher du premier étage, qu’au moyen d’une échelle, et le donjon ne se défendait, dans sa partie inférieure, que par l’épaisseur de ses murs. Au commencement du XIVe siècle, l’ancien crénelage fut remplacé par un parapet avec mâchicoulis, créneaux et meurtrières. Sur les quatre contre-forts d’angle furent élevées de belles échauguettes avec étage supérieur crénelé, à la place, probablement, des anciennes échauguettes flanquantes.

Voici (12) l’élévation du donjon de Chambois du côté de la petite tour carrée avant la construction des crénelages du XIVe siècle. La bâtisse du XIIe siècle s’élève intacte aujourd’hui jusqu’au niveau B ; c’est au niveau C que s’ouvre la poterne. Mais la particularité la plus curieuse du donjon de Chambois consiste en un chemin de ronde supérieur qui, sous le crénelage, mettait les quatre échauguettes et la petite tour accolée en communication les unes avec les autres, sans qu’il fût nécessaire de passer dans la salle centrale occupée par le commandant. La défense était ainsi complètement indépendante de l’habitation, et elle occupait deux étages, l’un couvert, l’autre découvert. Voici, en coupe (13), quelle est la disposition de ce chemin de ronde couvert qui fait le tour du donjon et réunit les échauguettes sous le crénelage. Ce chemin de ronde existe encore à peu près complet. Le donjon est construit en moellons réunis par un excellent mortier ; les contre-forts d’angle sont bâtis en petites pierres d’appareil, ainsi que les entourages des baies.

Les donjons carrés, comme celui d’Arques, ceux de Loches, de Beaugency, de Domfront, de Falaise, de Broue, de Pons, de Nogent-le-Rotrou, de Montrichard, de Montbason, de Chauvigny, de Blanzac, de Pouzanges (Vendée), qui tous sont construits sous l’influence normande, pendant les XIe et XIIe siècles, n’étaient guère, à l’époque même où ils furent élevés, que des défenses passives, se gardant plutôt par leur masse, par l’épaisseur de leurs murs et la difficulté d’accès, que par des défenses proprement dites. C’étaient des retraites excellentes lorsqu’il n’était besoin que de se garantir contre des troupes armées d’arcs et d’arbalètes, possédant quelques engins imparfaits, et ne pouvant recourir, en dernier ressort, qu’à la sape. Mais si de l’intérieur de ces demeures on méprisait des assaillants munis de machines de guerre d’une faible puissance, on ne pouvait non plus leur causer des pertes sérieuses. Les seigneurs assiégés n’avaient qu’à veiller sur leurs hommes, faire des rondes fréquentes, s’assurer de la fermeture des portes, lancer quelques projectiles du haut des créneaux si les assaillants tentaient de s’approcher des murs, contre-miner si on minait ; et d’ailleurs ils pouvaient ainsi rester des mois entiers, même devant un gros corps d’armée, sans avoir rien à craindre. Aussi était-ce presque toujours par famine que l’on prenait ces forteresses. Mais lorsque l’art de l’attaque se fut perfectionné à la suite des premières croisades, que les assiégeants mirent en batterie des engins puissants, que l’on fit des boyaux de tranchée, que l’on mit en usage ces longs chariots couverts, ces chats, pour permettre de saper les murs sans danger pour les mineurs, alors les donjons rectangulaires, si épais que fussent leurs murs, parurent insuffisants ; leurs angles n’étaient pas flanqués et offraient des points saillants que le mineur attaquait sans grand péril ; les garnisons enfermées dans ces réduits voyaient difficilement ce qui se passait à l’extérieur ; elles ne pouvaient tenter des sorties par ces portes placées à plusieurs mètres au-dessus du sol ; la complication des défenses était, dans un moment pressant, une cause de désordre ; les assiégés eux-mêmes s’égaraient ou au moins perdaient beaucoup de temps au milieu de ces nombreux détours, ou encore se trouvaient pris dans les pièges qu’eux-mêmes avaient tendus. Dès le milieu du XIIe siècle, ces défauts de la défense du donjon normand furent certainement reconnus, car on changea complètement de système, et on abandonna tout d’abord la forme rectangulaire. Une des premières et une des plus heureuses tentatives vers un système nouveau se voit à Étampes. Le donjon du château d’Étampes, quoique fort ruiné, possède encore cependant plus de trois étages, et on peut se rendre compte des divers détails de sa défense. Nous ne saurions assigner à cette construction une date antérieure à 1150 ni postérieure à 1170. Quelques chapiteaux qui existent encore et le mode de bâtir appartiennent à la dernière période de l’époque romane, mais ne peuvent cependant dater du règne de Philippe-Auguste. La tradition fait remonter la construction du donjon d’Étampes au commencement du XIe siècle, ce qui n’est pas admissible. Philippe-Auguste fit enfermer sa femme Isburge, en 1199, dans le donjon que nous voyons encore aujourd’hui[7] : donc il existait avant cette époque.


Le chapiteau dessiné ici (14) ne peut laisser de doutes sur la date de cette forteresse : c’est bien la sculpture du commencement de la seconde moitié du XIIe siècle.

Le plan du donjon d’Étampes est un quatre-feuilles, ce qui donne un meilleur flanquement qu’une tour cylindrique. Il est posé à l’extrémité d’un plateau qui domine la ville d’Étampes, au-dessus de la gare du chemin de fer. Les défenses du château s’étendaient autrefois assez loin sur le plateau, se dirigeant vers l’ouest et le midi ; aussi, du côté de l’ouest, ce donjon était-il protégé par un mur de contre-garde ou chemise dont on voit encore les soubassements.


Ce mur (15) se retournait probablement, faisant face au sud, et aboutissait à une sorte de chaussée diagonale A′ destinée à recevoir l’extrémité du pont volant qui permettait d’entrer dans la tour par une poterne percée au-dessous du niveau du premier étage. Le rez-de-chaussée était voûté grossièrement en moellons, et ces voûtes reposaient sur une grosse colonne centrale qui montait jusqu’au deuxième étage. Il fallait du premier étage descendre au niveau du rez-de-chaussée par un escalier B, pris aux dépens de l’épaisseur du mur, qui n’a pas moins de quatre mètres. En C est un puits et en D une fosse de latrines. Du vestibule E de la poterne, tournant à main gauche, on descendait donc par le degré B à l’étage inférieur ; tournant à main droite, on montait par quelques marches au niveau du premier étage. Le vestibule E était ainsi placé à mi-étage afin que l’assaillant, entrant précipitamment par la poterne et allant droit devant lui, tombât d’une hauteur de quatre mètres au moins en F sur le sol de la cave, où il se trouvait enfermé ; les défenseurs postés sur la rampe ascendante de droite devaient d’ailleurs le pousser dans cette fosse ouverte. La rampe de droite arrivait donc au niveau du premier étage (16), en G ;


de là on entrait dans la salle par l’embrasure d’une fenêtre. Mais si l’on voulait monter au second étage, il fallait entrer dans le petit corps-de-garde H, placé juste au-dessus du vestibule de la poterne et percé d’un mâchicoulis, prendre la rampe d’escalier I qui menait à un escalier à vis desservant le second étage et les étages supérieurs ; l’arrivée au niveau du second étage était placée au-dessus du point G. La margelle du puits C était placée sur les voûtes du rez-de-chaussée : c’était donc du premier étage que l’on tirait l’eau nécessaire aux besoins de la garnison. En L se voit un cabinet d’aisances. Le premier étage était primitivement couvert par un plancher dont les poutres principales, conformément au tracé ponctué, portaient sur la colonne centrale. Vers le milieu du XIIIe siècle, ce plancher fut remplacé par des voûtes. Les profils d’arêtiers de ces voûtes, les culs-de-lampe qui les portent, et la façon dont ils ont été incrustés après coup dans la construction, sont des signes certains de la restauration qui a modifié les dispositions premières du donjon d’Étampes. Le petit corps-de-garde H, placé au-dessus de la poterne, contenait probablement le mécanisme destiné à faire jouer le pont volant s’abattant sur la chaussée A′.

Le second étage (17) était destiné à l’habitation du seigneur. Il est muni de deux cheminées O et possède des latrines en L. On voit en G′ l’arrivée de l’escalier dans une embrasure de fenêtre dont le sol est placé un peu au-dessous du plancher. Quatre colonnes engagées portent deux gros arcs doubleaux diagonaux dont nous reconnaîtrons l’utilité tout à l’heure ; de plus, deux autres arcs doubleaux sont bandés en P, pour porter le comble central. L’escalier à vis continuait et arrivait au niveau du troisième étage crénelé disposé pour la défense. Le comble se composait d’un pavillon carré pénétré par des croupes coniques.
Supposons maintenant (18) une coupe faite sur la ligne AB des plans. Nous voyons en F la fausse entrée intérieure percée au niveau du sol de la poterne et tombant dans la cave ; en B′, la rampe descendant sur le sol de cette cave le long du puits ; en G, l’arrivée de la rampe au niveau du sol du premier étage ; en H, la porte donnant entrée dans le corps-de-garde situé au-dessus du vestibule de la poterne et dans l’escalier, partie à vis, dont la première issue se voit en G′, à quelques marches au-dessous du sol du second étage. En continuant à monter cet escalier à vis, on arrivait à la porte M, percée au niveau du plancher du troisième étage, au-dessus de la grand’salle, étage uniquement destiné à la défense. Mais pour que les défenseurs pussent recevoir facilement des ordres du commandant demeurant dans cette grand’salle, ou le prévenir promptement de ce qui se passait au dehors, on avait établi des sortes de tribunes T à mi-hauteur de cette salle, dans les quatre lobes formés par le quatre-feuilles, tribunes auxquelles on descendait par des échelles de meunier passant à travers le plancher du troisième étage, ainsi que l’indique le plan de la partie supérieure (19).


Cette disposition avait encore l’avantage de permettre de réunir toute la garnison dans la grand’salle sans encombrement, et d’envoyer promptement les défenseurs aux créneaux. On retrouve en place aujourd’hui les scellements des poutres principales de ces quatre tribunes, les corbeaux qui recevaient les liens, les naissances des arcs doubleaux diagonaux et des arcs parallèles avec l’amorce des deux murs qu’ils portaient ; les baies supérieures sont conservées jusqu’à moitié environ de leur hauteur. Le plan (fig. 19) fait voir que la partie supérieure était complétement libre, traversée seulement par les murs portant sur les deux arcs doubleaux marqués P dans le plan du second étage, murs percés de baies et destinés à porter la toiture centrale. Les deux gros arcs doubleaux diagonaux supportaient le plancher et le poinçon du comble. En effet, ce plancher, sur lequel il était nécessaire de mettre en réserve un approvisionnement considérable de projectiles, et qui avait à résister au mouvement des défenseurs, devait offrir une grande solidité. Il fallait donc que les solives fussent soulagées dans leur portée ; les arcs diagonaux remplissaient parfaitement cet office. L’étage supérieur était percé de nombreux créneaux, ainsi que l’indique une vue cavalière gravée par Chastillon, et devait pouvoir être garni de hourds en temps de siège, conformément au système défensif de cette époque. Ces hourds, que nous avons figurés en plan (fig. 19), se retrouvent en S′ sur l’un des lobes de la tour en élévation extérieure (20).


Cette élévation est prise du côté de la poterne. Aujourd’hui les constructions supérieures, à partir du niveau V, n’existent plus ; mais, quoique ce donjon[8] soit fort ruiné, cependant toutes ses dispositions intérieures sont parfaitement visibles et s’expliquent pour peu qu’on apporte quelque attention dans leur examen. La bâtisse est bien faite ; les pieds-droits des fenêtres, les arcs, les piles et angles sont en pierre de taille ; le reste de la maçonnerie est en moellon réuni par un excellent mortier. Le donjon d’Étampes devait être une puissante défense pour l’époque ; très-habitable d’ailleurs, il pouvait contenir une nombreuse garnison relativement à la surface qu’il occupe.

Les donjons sont certainement de toutes les constructions militaires celles qui expliquent le plus clairement le genre de vie, les habitudes et les mœurs des seigneurs féodaux du moyen âge. Le seigneur féodal conservait encore quelque chose du chef frank, il vivait dans ces demeures au milieu de ses compagnons d’armes ; mais cependant on s’aperçoit déjà, dès le XIIe siècle, qu’il cherche à s’isoler, à se séparer, lui et sa famille, de sa garnison ; on sent la défiance partout, au dedans comme en dehors de la forteresse. La nuit, les clefs du donjon et même celles du château étaient remises au seigneur, qui les plaçait sous son chevet[9]. Comme nous l’avons vu et le verrons, le véritable donjon est rapproché des dehors ; il possède souvent même des issues secrètes indépendantes de celles du château, pour s’échapper ou faire des sorties dans la campagne ; ses étages inférieurs, bien murés, sont destinés aux provisions ; ses étages intermédiaires contiennent une chapelle et l’habitation ; son sommet sert à la défense ; on y trouve toujours un puits, des cheminées et même des fours. D’ailleurs, les donjons présentent des dispositions très-variées, et cette variété indique l’attention particulière apportée par les seigneurs dans la construction d’une partie si importante de leurs châteaux. Il est évident que chaque seigneur voulait dérouter les assaillants par des combinaisons défensives nouvelles et qui lui appartenaient. C’est à dater du XIIe siècle que l’on remarque une singulière diversité dans ces demeures fortifiées ; autant de donjons en France, autant d’exemples. Nous choisirons parmi ces exemples ceux qui présentent le plus d’intérêt au point de vue de la défense, car il faudrait sortir des limites que nous nous sommes imposées dans cet ouvrage pour les donner tous.

Suger[10] dit quelques mots du château de La Roche-Guyon, à propos de la trahison de Guillaume, beau-frère du roi, envers son gendre Gui. « Sur un promontoire que forment dans un endroit de difficile accès les rives du grand fleuve de la Seine, est bâti un château non noble, d’un aspect effrayant, et qu’on nomme La Roche-Guyon : invisible à sa surface, il est creusé dans une roche élevée ; la main habile de celui qui le construisit a coupé sur le penchant de la montagne, et à l’aide d’une étroite et chétive ouverture, le rocher même, et formé sous terre une habitation d’une très-vaste étendue. C’était autrefois, selon l’opinion générale, soit un antre prophétique où l’on prenait les oracles d’Apollon, soit le lieu dont Lucain dit :

......Nam quamvis Thessala vates
Vim faciat satis, dubium est quid tra erit illue,
Aspiciat Stygias, an quod descenderit, umbras.


De là peut-être descend-on aux enfers. »

Suger parle ainsi du château dont nous voyons aujourd’hui les restes. Les souterrains taillés dans le roc existent encore, et s’ils ne sont point des antres antiques, s’ils ne descendent pas aux enfers, ils datent d’une époque assez éloignée. Les logements n’étaient cependant pas creusés dans la falaise, ainsi que le prétend Suger, mais adossés à un escarpement de craie taillé à main d’homme (voy. Château, fig. 8 et 9). Le château de La Roche-Guyon est de nos jours à peu près méconnaissable par suite des changements qu’il a subis ; on y retrouve quelques traces de bâtisses du XIIe siècle ; quant au donjon, il est entièrement conservé, sauf ses couronnements, et sa construction paraît appartenir au milieu de ce siècle.

La fig. 21 donne, en A, l’emplacement du château de La Roche-Guyon. Par un pont volant B communiquant avec les étages supérieurs du château, on arrivait à la plate-forme C taillée dans la colline coupée à pic ; cette plate-forme donnait entrée dans un premier souterrain ascendant, qui aboutissait à une seconde plate-forme D à ciel ouvert. Une coupure E interceptait toute communication avec une troisième plate-forme F. Un pont de bois, que l’on pouvait détruire en cas d’attaque, permettait seul d’arriver à cette troisième plate-forme. De là, par un long souterrain ascendant dont les marches taillées dans la craie et le silex n’ont pas moins de 0,30 c. à 0,40 c. de hauteur, on arrivait, en G, dans la seconde enceinte du donjon, bâti sur le penchant de l’escarpement. En K est tracée la coupe transversale de ce souterrain. Il était absolument impossible de forcer une semblable entrée, et l’assaillant qui se serait emparé du château eût été facilement écrasé par la garnison du donjon. Voyons maintenant comment sont disposées les défenses du donjon proprement dit, placé, à La Roche-Guyon, dans une position exceptionnelle.

Voici (22) le plan, à rez-de-chaussée, de ce donjon. C’est en A que débouche le passage souterrain ; à côté sont disposées des latrines dans l’épaisseur de la chemise. Un petit redan commande l’orifice inférieur du tuyau de chute de ces latrines. Du débouché A pour monter au donjon, il faut se détourner brusquement à droite et monter le degré B qui aboutit à la poterne C. À gauche, on trouve l’escalier à vis qui dessert les étages supérieurs. Le palier devant la poterne, à l’extérieur, était en bois et mobile, ainsi que le ponceau D qui aboutissait au chemin de ronde E, commandant l’escarpement. En P est un puits ; en S, un petit silo destiné à conserver des salaisons[11]. De l’enceinte intérieure du donjon, on débouchait dans l’enceinte extérieure par deux poternes GG′, qui sont intactes. Passant sur une fosse F, les assiégés pouvaient sortir au dehors par la poterne extérieure H, parfaitement défendue par les deux parapets se coupant à angle droit. En I, à une époque assez récente, on a percé une seconde poterne extérieure ; mais, primitivement, la tour I était pleine et formait un éperon épais et défendable du côté où l’assaillant devait diriger son attaque. Un fossé taillé dans le roc entourait la première enceinte, et un système de palissades et de tranchées reliait le donjon à un ouvrage avancé indiqué dans les fig. 8 et 9 de l’article Château. Si nous coupons le donjon longitudinalement sur la ligne OX, nous obtenons la fig. 23.

Dans cette coupe, on voit comme les deux chemises de la tour principale s’élèvent en suivant la pente du plateau pour commander les dehors du côté attaquable, comme ces chemises et la tour elle-même forment éperons de ce côté. De la tour principale, la garnison se répandait sur le chemin de ronde de la seconde chemise au moyen du pont volant indiqué en D au plan ; par une suite de degrés, elle arrivait au point culminant R. Par des portes ménagées dans le parapet de cette seconde enceinte, elle se jetait sur le chemin de ronde de la première, dont le point culminant est en T. Un assaillant ne pouvait songer à attaquer le donjon par les deux flancs M et N (voy. le plan fig 22). Il devait nécessairement diriger son attaque principale au sommet de l’angle en I ; mais là, s’il voulait escalader les remparts, il trouvait derrière les parapets les défenseurs massés sur une large plate-forme ; s’il voulait employer la sape, il rencontrait une masse énorme de rocher et de maçonnerie. En admettant qu’il pût pénétrer entre la première et la seconde enceinte, il lui était difficile de monter sur le chemin de ronde de la chemise extérieure, et il se trouvait exposé aux projectiles lancés du haut des chemins de ronde de la première et de la seconde chemise. Les mêmes difficultés se rencontraient s’il voulait percer cette seconde chemise. S’il parvenait à la franchir, il lui était impossible de se maintenir et d’agir dans l’étroit espace laissé entre la seconde chemise et la tour. Il n’y avait d’autre moyen de s’emparer de ce donjon que de cheminer, par la mine souterraine, du point I au point S ; or on comprend qu’une pareille entreprise fût longue et d’une exécution difficile, d’autant que l’assiégé pouvait contre-miner facilement entre les deux chemises et détruire les travaux des assiégeants.

L’élévation latérale (24) indique la pente du plateau de craie, son escarpement fait à main d’homme, la position des souterrains communiquant avec le château et les niveaux différents des parapets des deux chemises, ainsi que le commandement de la tour principale. Tout, dans cette construction entièrement dépourvue d’ornements, est profondément calculé au point de vue de la défense. Le renforcement des murs des deux chemises, à mesure que ces murs prennent plus d’élévation et se rapprochent du point attaquable, la disposition des éperons destinés à résister à la sape et à recevoir un nombre considérable de défenseurs à l’extrémité du saillant en face la partie dominante du plateau, la manière dont les poternes sont disposées de façon à être masquées pour les assaillants, tout cela est fort sagement conçu et exécuté avec soin. Ici la règle « ce qui défend doit être défendu » est parfaitement observée. Les constructions sont bien faites, en moellons avec arêtes, arcs et pieds-droits en pierre de taille. Dans cette bâtisse, pas un profil, pas un coup de ciseau inutile ; celui qui l’a commandée et celui qui l’a exécutée n’ont eu que la pensée d’élever sur ce promontoire un poste imprenable ; l’artillerie moderne seule peut avoir raison de cette petite forteresse.

Il est certain que les seigneurs féodaux qui habitaient ces demeures devaient y mourir d’ennui, lorsqu’ils étaient obligés de s’y renfermer (ce qui arrivait souvent) ; aussi ne doit-on pas s’étonner si, à la fin du XIe siècle et pendant le XIIe, ils s’empressèrent de se croiser et de courir les aventures en terre sainte. Pendant les longues heures de loisir laissées à un châtelain enfermé dans un de ces tristes donjons, l’envie, les sentiments de haine et de défiance devaient germer et se développer sans obstacles ; mais aussi, dans les âmes bien faites, les résolutions généreuses, mûries, les pensées élevées devaient se faire jour : car si la solitude est dangereuse pour les esprits faibles, elle développe et agrandit les cœurs bien nés. C’est, en effet, du fond de ces sombres donjons que sont sortis ces principes de chevalerie qui ont pris dans l’histoire de notre pays une si large part, et qui, malgré bien des fautes, ont contribué à assurer sa grandeur. Respectons ces débris ; s’ils rappellent des abus odieux, des crimes même, ils conservent l’empreinte de l’énergie morale dont heureusement nous possédons encore la tradition.

On observera que les donjons romans que nous avons reproduits jusqu’à présent ne sont pas voûtés à l’intérieur, mais que leurs étages sont habituellement séparés par des planchers de bois ; les défenseurs admettaient qu’un étage inférieur étant pris, la défense pouvait encore se prolonger et la garnison reprendre l’offensive. L’assaillant avait cependant un moyen bien simple de s’emparer de la forteresse s’il parvenait à pénétrer dans les étages bas : c’était de mettre le feu aux planchers. Les assiégés devaient déployer une bien grande activité s’ils voulaient empêcher cette catastrophe. Il est certain que ce moyen fut souvent employé par des assaillants ; aussi pensa-t-on bientôt à voûter au moins les étages inférieurs des donjons.

Il existe encore à Provins un donjon bâti sur le point culminant de cette ville, si curieuse par la quantité d’édifices publics et privés qu’elle renferme : c’est la tour dite de César, ou la Tour-le-Roi, ou Notre-Sire-le-Roi. C’est un véritable donjon dont relevaient la plupart des fiefs du domaine de Provins, et qui fut construit vers le milieu du XIIe siècle. Le donjon de Provins présente en plan un octogone à quatre côtés plus petits que les quatre autres, les petits côtés étant flanqués de tourelles engagées à leur base, mais qui, se détachant du corps de la construction dans la partie supérieure, permettent ainsi de battre tous les alentours. Ce donjon pouvait être garni d’un grand nombre de défenseurs, à cause des différents étages en retraite et de la position flanquante des tourelles.

Voici (25) le plan du rez-de-chaussée de ce donjon dont la base fut terrassée, au XVe siècle, par les Anglais, pour recevoir probablement de l’artillerie à feu. En C, on voit la place qu’occupe ce terrassement. En P est un puits auquel on descend par une rampe dont l’entrée est en F. En G, un four établi au XVe siècle ; en H, une ancienne chapelle.
La fig. 26 donne le plan du premier étage de ce donjon ; c’est seulement au niveau de cet étage que l’on trouvait quatre poternes I mises en communication avec la chemise extérieure au moyen de ponts volants. D’un côté, au sud, l’un de ces ponts volants, tombant sur une chaussée détournée, correspondait au mur de prolongement D aboutissant à la porte de Paris et mettant le parapet de la chemise en communication avec le chemin de ronde de ce rempart. Par l’escalier à vis K, on montait aux chemins de ronde supérieurs indépendants du logis. Il fallait du premier étage descendre au rez-de-chaussée, qui n’avait avec les dehors aucune communication. On trouve dans l’épaisseur du mur du rez-de-chaussée un assez vaste cachot qui, dit-on, servit de prison à Jean le Bon, duc de Bretagne. Le premier étage présente un grand nombre de réduits, de pièces séparées propres au logement des chefs. On pouvait du premier étage, par les quatre poternes I, se répandre facilement sur le chemin de ronde de la chemise, terrassée aujourd’hui.
Le second étage (27) fait voir, en K, l’arrivée de l’escalier à vis ; en L, les chemins de ronde crénelés auxquels on arrive par les petites rampes doubles N ; en M, les quatre tourelles flanquantes. Ici, comme à Chambois, un chemin de ronde voûté en berceau se trouve sous le crénelage supérieur.
La coupe (28), faite sur la ligne AB des plans du rez-de-chaussée et du premier étage, indique la descente au puits, les poternes percées à des niveaux différents, celle de droite, principale (puisqu’elle est percée en face le chemin d’arrivée), n’étant pas en communication directe avec la salle intérieure du premier étage. À mi-hauteur du premier étage, on voit un crénelage défendant les quatre faces principales ; puis, à la hauteur du second étage, le chemin de ronde voûté en berceau et le crénelage supérieur dont les crénelages sont munis de hourds saillants débordant les tourelles. Aujourd’hui, la construction est à peu près détruite à partir du niveau XX. La position des hourds en bois des quatre faces supérieures ne paraît pas douteuse ; on ne s’expliquerait pas autrement la retraite ménagée au-dessus du chemin de ronde de l’entre-sol, retraite qui paraît avoir été destinée à porter les pieds des grands liens de ces hourds, assez saillants pour former mâchicoulis en avant du chemin de ronde supérieur. Ces hourds, ainsi disposés, flanquent les tourelles qui, elles-mêmes, flanquent les faces. Une élévation intérieure (29), en supposant le mur de la chemise coupé suivant la ligne RS du plan, fig. 26, explique la disposition des poternes avec les ponts volants C, ainsi que les étages de défenses superposées avec les hourds de bois.


Le donjon de Provins est bâti avec grand soin. Au XVIe siècle, ces ponts volants n’existaient plus ; le mur de la chemise, dérasé, terrassé, laissait le seuil des poternes à quelques mètres au-dessus du niveau de la plate-forme, et on n’entrait dans le donjon que par des échelles[12]. Le rez-de-chaussée et le premier étage, ainsi que le fait voir la coupe (fig. 28), sont voûtés, la voûte supérieure étant percée d’un œil afin de permettre de hisser facilement des projectiles sur les chemins de ronde supérieurs et de donner des ordres du sommet aux gens postés dans la salle du premier étage.

Le principal défaut de ces forteresses, en se reportant même au temps où elles ont été bâties, c’est la complication des moyens défensifs, l’exiguïté des passages, ces dispositions de détail multipliées, ces chicanes qui, dans un moment de presse, ralentissaient l’action de la défense, l’empêchaient d’agir avec vigueur et promptitude sur un point attaqué. Ces donjons des XIe et XIIe siècles sont plutôt faits pour se garantir des surprises et des trahisons que contre une attaque de vive force dirigée par un capitaine hardi et tenace. De ces sommets étroits, encombrés, on se défendait mal. Au moment d’une alerte un peu chaude, les défenseurs, par leur empressement même, se gênaient réciproquement, encombraient les chemins de ronde, s’égaraient dans les nombreux détours de la forteresse. Aussi, quand des princes devinrent assez puissants pour mettre en campagne des armées passablement organisées, nombreuses et agissant avec quelque ensemble, ces donjons romans ne purent se défendre autrement que par leur masse. Leurs garnisons, réduites à un rôle presque passif, ne pouvaient faire beaucoup de mal à des assaillants bien couverts par des mantelets ou des galeries, procédant avec méthode et employant déjà des engins d’une certaine puissance. Philippe-Auguste et son terrible adversaire, Richard-Cœur-de-Lion, tous deux grands preneurs de places, tenaces dans l’attaque, possédant des corps armés pleins de confiance dans la valeur de leurs chefs, excellents ingénieurs pour leur temps, firent une véritable révolution dans l’art de fortifier les places et particulièrement les donjons. Tous deux sentirent l’inutilité et le danger même, au point de vue de la défense, de ces détours prodigués dans les dernières forteresses romanes. Nous avons essayé de faire ressortir l’importance de la citadelle des Andelys, le Château-Gaillard, bâti sous la direction et sous les yeux de Richard[13] ; le donjon de cette forteresse est, pour le temps, une œuvre tout à fait remarquable. Le premier, Richard remplaça les hourds de bois des crénelages par des mâchicoulis de pierre, conçus de manière à enfiler entièrement le pied de la fortification du côté attaquable.

La vue perspective (30) du donjon du Château-Gaillard, prise du côté de la poterne, explique la disposition savante de ces mâchicoulis, composés d’arcs portés sur des contre-forts plus larges au sommet qu’à la base et naissant sur un talus prononcé très-propre à faire ricocher les projectiles lancés par les larges rainures laissées entre ces arcs et le nu du mur. centrérLe plan (31) de ce donjon, pris au niveau de la poterne qui s’ouvre au premier étage, fait voir la disposition de cette poterne P, avec sa meurtrière enfilant la rampe très-roide qui y conduit et le large mâchicoulis qui la surmonte ; les fenêtres ouvertes du côté de l’escarpement ; l’éperon saillant A renforçant la tour du côté attaquable et contraignant l’assaillant à se démasquer ; le front B développé en face la porte du château. Le degré C aboutissait à une poterne d’un accès très-difficile ménagée sur le précipice et s’ouvrant dans l’enceinte bien flanquée décrite dans l’article Château, fig. 11. Le donjon, dont le pied est entièrement plein et par conséquent à l’abri de la sape, se composait d’une salle ronde à rez-de-chaussée à laquelle il fallait descendre, d’un premier étage au niveau de la poterne P, d’un second étage au niveau des mâchicoulis avec chemin de ronde crénelé, d’un troisième étage en retraite, fermé, propre aux approvisionnements de projectiles, et d’un quatrième étage crénelé et couvert, commandant le chemin de ronde et les dehors au loin (fig. 30). Du côté de l’escarpement abrupt D, qui domine le cours de la Seine (fig. 31), les mâchicoulis étaient inutiles, car il n’était pas possible à des assaillants de se présenter sur ce point ; aussi Richard n’en fit point établir. À l’intérieur, les divers étages n’étaient en communication entre eux qu’au moyen d’escaliers de bois traversant les planchers. Ainsi, dans ce donjon, rien de trop, rien d’inutile, rien que ce qui est absolument nécessaire à la défense. Cet ouvrage, à notre avis, dévoile, chez le roi Richard, un génie militaire vraiment remarquable, une étude approfondie des moyens d’attaque employés de son temps, un esprit pratique fort éloigné de la fougue inconsidérée que les historiens modernes prêtent à ce prince. Aujourd’hui les constructions sont dérasées à la hauteur de la naissance des mâchicoulis en O (fig. 30).

Cependant ce donjon fut pris par Philippe-Auguste, sans que les défenseurs, réduits à un petit nombre d’hommes, eussent le temps de s’y réfugier ; ces défenses étaient encore trop étroites, l’espace manquait ; il faut dire que cette tour ne doit être considérée que comme le réduit d’un ouvrage très-fort qui lui servait de chemise. Les portes relevées des donjons romans, auxquelles on ne pouvait arriver qu’au moyen d’échelles ou de rampes d’un accès difficile, étaient, en cas d’attaque vive, une difficulté pour les défenseurs aussi bien que pour les assiégeants, si ces défenseurs, à cause de la faiblesse de la garnison, se trouvaient forcés de descendre tous pour garder les dehors. Mais alors, comme aujourd’hui, toute garnison qui n’était pas en rapport de nombre avec l’importance de la forteresse était compromise, et ces réduits devaient conserver leur garnison propre, quitte à sacrifier les défenseurs des ouvrages extérieurs, si ces ouvrages étaient pris. À la prise du Château-Gaillard, Roger de Lascy, qui commandait pour le roi Jean sans Terre, ne possédant plus que les débris d’une garnison réduite par un siège de huit mois, avait dû se porter avec tout son monde sur la brèche de la chemise extérieure du donjon pour la défendre ; ses hommes et lui, entourés par les nombreux soldats de Philippe-Auguste se précipitant à l’assaut, ne purent se faire jour jusqu’à cette rampe étroite du donjon : Roger de Lascy fut pris, et le donjon tomba entre les mains du vainqueur à l’instant même. Il semble que cette expérience profita à Philippe-Auguste, car lorsque ce prince bâtit le donjon du Louvre, il le perça d’une poterne presque au niveau du sol extérieur avec pont à bascule et fossé. Du donjon du Louvre il ne reste que des descriptions très-laconiques et des figurés fort imparfaits ; nous savons seulement qu’il était cylindrique, que son diamètre extérieur était de vingt mètres et sa hauteur de quarante mètres environ. Philippe-Auguste paraît avoir considéré la forme cylindrique comme étant celle qui convenait le mieux à ces défenses suprêmes. Si le donjon du Louvre n’existe plus, celui du château de Rouen, bâti par ce prince, existe encore, du moins en grande partie, et nous donne un diminutif de la célèbre tour du Louvre dont relevaient tous les fiefs de France. Ce donjon était à cheval sur la courtine du château et possédait deux entrées le long des parements intérieurs de cette courtine. Ces entrées, peu relevées au-dessus du sol, étaient en communication avec de petits degrés isolés, sur la tête desquels tombaient des ponts à bascule.

Voici (32) le plan du rez-de-chaussée du donjon du château de Rouen. En AA′ sont les deux poternes ; en BB′, les murs de la courtine dont on voit encore les arrachements. À côté de l’escalier à vis qui monte aux étages supérieurs sont des latrines, et en C est un puits. Ce rez-de-chaussée et le premier étage (33) sont voûtés ; les murs ont près de quatre mètres d’épaisseur. Aujourd’hui (34)[14], les constructions sont dérasées au niveau D, et nous n’avons, pour restaurer la partie supérieure, que des données insuffisantes.


Toutefois on doit admettre que cette partie supérieure comprenait, suivant l’usage, un étage sans plancher et l’étage de la défense avec son chemin de ronde muni de hourds portés sur des corbeaux de pierre. Le donjon du château de Rouen tenait à deux courtines, en interrompant absolument la communication d’un chemin de ronde à l’autre, puisque aucune issue ne s’ouvrait de l’intérieur du donjon sur ces chemins de ronde. Au Louvre, le donjon, planté au centre d’une cour carrée, était entièrement isolé et ne commandait pas les dehors suivant la règle ordinaire. Mais le Louvre tout entier pouvait être considéré comme un vaste donjon dont la grosse tour centrale était le réduit. Cependant la forme cylindrique, adoptée par Philippe-Auguste, était évidemment celle qui convenait le mieux à ce genre de défense, eu égard aux moyens d’attaque de l’époque. Ce prince pensait avec raison que ses ennemis emploieraient, pour prendre ses châteaux, les moyens que lui-même avait mis en pratique avec succès : or Philippe-Auguste avait eu à faire le siège d’un grand nombre de châteaux bâtis conformément au système normand, et il avait pu reconnaître, par expérience, que les angles des tours et donjons quadrangulaires donnaient toujours prise aux assaillants ; car ces angles saillants, mal défendus, permettaient aux pionniers de s’attacher à leur base, de saper les fondations à droite et à gauche, et de faire tomber deux pans de mur. La forme cylindrique ne donnait pas plus de prise sur un point que sur un autre, et, admettant que les pionniers pussent saper un segment du cercle, il fallait que ces excavations fussent très-étendues pour faire tomber une tranche du cylindre : de plus, Philippe-Auguste, ainsi que le fait voir le plan du donjon du château de Rouen, donnait aux murs de ses donjons cylindriques une épaisseur énorme comparativement à leur diamètre ; il était avare d’ouvertures, renonçait aux planchers de bois inférieurs afin d’éviter les chances d’incendie. Ce système prévalut pendant le cours du XIIIe siècle.

Le donjon du Louvre était à peine bâti et Philippe-Auguste dans la tombe, que le seigneur de Coucy, Enguerrand III, prétendit élever un château féodal dont le donjon surpassât de beaucoup, en force et en étendue, l’œuvre de son suzerain. Cette entreprise colossale fut conduite avec une activité prodigieuse, car le château de Coucy et son donjon, commencés sitôt après la mort de Philippe-Auguste en 1223, étaient achevés en 1230 (voy. Château, Construction). Le donjon de Coucy est la plus belle construction militaire du moyen âge qui existe en Europe, et heureusement elle nous est conservée à peu près intacte. Auprès de ce géant, les plus grosses tours connues, soit en France, soit en Italie ou en Allemagne, ne sont que des fuseaux. De plus, cette belle tour nous donne de précieux spécimens de la sculpture et de la peinture du commencement du XIIIe siècle appliqués aux résidences féodales. Les plans que nous avons donnés du château de Coucy à l’article Château, fig. 16, 17 et 18, font assez connaître l’assiette de la forteresse pour qu’il ne soit pas nécessaire de revenir ici sur cet ensemble de constructions militaires. Nous nous occuperons exclusivement ici du donjon, en renvoyant nos lecteurs à l’article précité, pour l’explication de ses abords, de sa chemise, de ses défenses, de ses issues extérieures et de son excellente assiette, si bien choisie pour commander les dehors de la forteresse du côté attaquable, pour protéger les défenses du château lui-même. Le diamètre de l’énorme tour, non compris le talus inférieur, a trente mètres cinquante centimètres hors œuvre ; sa hauteur, du fond du fossé dallé au sommet, non compris les pinacles, est de cinquante-cinq mètres.

Voici (35) le plan du rez-de-chaussée du donjon de Coucy. La poterne est en A ; c’est l’unique entrée défendue par un pont à bascule très-adroitement combiné (voy. Poterne ), par un mâchicoulis, une herse, un ventail barré, un second ventail au delà de l’entrée de l’escalier et une grille. Une haute chemise en maçonnerie protège la base du donjon du côté des dehors, et, entre cette chemise et la tour, est un fossé de huit mètres de largeur, entièrement dallé, dont le fond est à cinq mètres en contre-bas du seuil de la poterne. Le couloir d’entrée permet de prendre à droite une rampe aboutissant à un large escalier à vis qui dessert tous les étages. En se détournant à gauche, on arrive à des latrines B. En D est un puits très-large, qui n’a pas encore été vidé, mais qui, dans l’état actuel, n’a pas moins de trente mètres de profondeur. De plein-pied, par le couloir de la poterne, on entrait dans une salle à douze pans percés de douze niches à double étage pour pouvoir ranger des provisions et des armes ; une de ces niches, la seconde après le puits, sert de cheminée. Cette salle, éclairée par deux fenêtres carrées très-relevées au-dessus du sol, était voûtée au moyen de douze arcs aboutissant à une clef centrale percée d’un œil, pour permettre de hisser au sommet les armes et engins de défense. Nous avons fait, au centre de cette salle, une fouille, afin de reconnaître s’il existait un étage souterrain ; mais la fouille ne nous a montré que le roc à une assez faible profondeur, de sorte que les pionniers qui seraient parvenus à percer le cylindre au niveau du fond du fossé auraient pu cheminer sans rencontrer de vide nulle part. On remarquera que, du fond des niches à la circonférence de la tour, la maçonnerie n’a pas moins de cinq mètres cinquante centimètres.

L’escalier à vis nous conduit au premier étage (36), voûté comme le rez-de-chaussée, possédant des niches, trois fenêtres, des latrines et une cheminée E avec un four par-derrière. Au-dessous de l’une des baies de fenêtres, on établit, au XVe siècle, un cabinet avec passage particulier ; cette modification est indiquée au plan par une teinte grise. Au fond d’une des niches de droite est percé un couloir étroit aboutissant à un pont volant D communiquant avec le chemin de ronde de la chemise (voy. la description du château à l’article Château, fig. 17).

Reprenant l’escalier à vis, nous montons au second étage (37), qui nous présente l’une des plus belles conceptions du moyen âge. Cet étage, voûté comme ceux du dessous, se composait d’une salle dodécagone entourée d’une galerie relevée de 3m,30 au-dessus du pavé de cette salle et formant ainsi un large portique avec balcons disposés pour réunir toute la garnison sur un seul point, en permettant à chacun d’entendre les ordres généraux et de voir le commandant placé au centre. Deux fenêtres et l’œil central éclairaient cette salle. Sous les balcons, en G, sont des niches qui ajoutent à la surface de la salle. L’escalier à vis est disposé de façon à donner entrée à droite et à gauche dans le portique.

Le troisième étage (38) est à ciel ouvert, percé de nombreuses meurtrières et de créneaux ; des corbeaux en pierre, formant une forte saillie à l’extérieur, étaient destinés à supporter un double hourdage en bois, propre à la défense. La voûte centrale était couverte de plomb ainsi que celles du portique. Les créneaux, fermés par des arcs brisés, sont surmontés d’une belle corniche à doubles crochets avec larmier.
Une coupe de ce donjon (39), faite sur OP, explique mieux que toute description les dispositions grandioses de la grosse tour du château de Coucy. Nous avons représenté, au sommet, une partie des hourds à double défense, posés sur les corbeaux de pierre. Quatre grands pinacles en pierre avec fleurons et crochets surmontaient le chaperon supérieur du mur crénelé ; ces pinacles sont indiqués dans la gravure de Ducerceau, et, dans les décombres extraits du fossé, nous en avons retrouvé des fragments d’un beau style du commencement du XIIIe siècle. Tout, dans ce donjon, est bâti sur une échelle plus grande que nature ; les allèges des créneaux, les marches des escaliers, les bornes, les appuis semblent faits pour des hommes d’une taille au-dessus de l’ordinaire. Les salles étaient entièrement peintes à l’intérieur, sur un enduit mince à la chaux, recouvrant l’appareil qui est grossier (voy. Peinture ). La maçonnerie, élevée en assises régulières de 0,40 c. à 0,50 c. de hauteur, est bien faite ; le mortier excellent, les lits épais et bien remplis. La sculpture est traitée avec un soin particulier et des plus belles de cette époque ; elle est complétement peinte.

L’ingénieur Métezeau, qui fut chargé par le cardinal Mazarin de détruire le château de Coucy, voulut faire sauter le donjon. À cet effet, il chargea, au centre, à deux mètres au-dessous du sol, un fourneau de mine dont nous avons retrouvé la trace. Il pensait ainsi faire crever l’énorme cylindre ; mais l’explosion n’eut d’autre résultat que d’envoyer les voûtes centrales en l’air et d’occasionner trois principales lézardes dans les parois du tube de pierre. Les choses restèrent en cet état jusqu’à ces derniers temps. De nouveaux mouvements ayant fait craindre l’écroulement d’une des tranches de la tour lézardée, des travaux de restauration furent entrepris sous la direction des Monuments historiques dépendant du ministère d’État, et aujourd’hui cette belle ruine est à l’abri des intempéries ; les lézardes ont été reprises à fond, les parties écrasées consolidées. Si les voûtes étaient rétablies, on retrouverait le donjon d’Enguerrand III dans toute sa splendeur sauvage. La disposition vraiment originale du donjon de Coucy est celle de ce second étage destiné à réunir la garnison.

Nous essayons d’en donner une faible idée dans la fig. 40. Qu’on se représente par la pensée un millier d’hommes d’armes réunis dans cette rotonde et son portique disposé comme des loges d’une salle de spectacle, des jours rares éclairant cette foule ; au centre, le châtelain donnant ses ordres, pendant qu’on s’empresse de monter, au moyen d’un treuil, des armes et des projectiles à travers les œils des voûtes. Ou encore, la nuit, quelques lampes accrochées aux parois du portique, la garnison sommeillant ou causant dans ce vaste réservoir d’hommes ; qu’on écoute les bruits du dehors qui arrivent par l’œil central de la voûte, l’appel aux armes, les pas précipités des défenseurs sur les hourds de bois, certes on se peindra une scène d’une singulière grandeur. Si loin que puisse aller l’imagination des romanciers ou des historiens chercheurs de la couleur locale, elle leur représentera difficilement ce que la vue de ces monuments si grands et si simples dans leurs dispositions rend intelligible au premier coup d’œil. Aussi conseillons-nous à tous ceux qui aiment à vivre quelquefois dans le passé d’aller voir le donjon de Coucy, car rien ne peint mieux la féodalité dans sa puissance, ses mœurs, sa vie toute guerrière, que cet admirable débris du château d’Enguerrand.

Les donjons normands sont des logis plus ou moins bien défendus, élevés par la ruse et la défiance ; les petits moyens sont accumulés pour dérouter l’assaillant : ce sont des tanières plutôt que des édifices. Au fond, dans ces forteresses, nulle disposition d’ensemble, mais force expédients. Le donjon normand tient encore de la demeure du sauvage rusé ; mais, à Coucy, on reconnaît la conception méthodique de l’homme civilisé qui sait ce qu’il veut et dont la volonté est puissante ; ici plus de tâtonnements : la forteresse est bâtie rapidement, d’un seul jet ; tout est prévu, calculé, et cela avec une ampleur, une simplicité de moyens faites pour étonner l’homme indécis de notre temps.

Cependant, au XIIIe siècle déjà, la féodalité perdait ces mœurs héroïques, peut-on dire, dont Enguerrand III est le dernier et le plus grand modèle. Ces demeures de géants ne pouvaient convenir à une noblesse aimant ses aises, politiquement affaiblie, ruinée par son luxe, par ses luttes et ses rivalités, prévoyant la fin de sa puissance et incapable de la retarder. Les grands vassaux de saint Louis et de Philippe le Hardi n’étaient plus de taille à construire de pareilles forteresses ; ils ne pouvaient se résoudre à passer les journées d’un long siège dans ces grandes salles voûtées, à peine éclairées, en compagnie de leurs hommes d’armes, partageant leur pain et leurs provisions. Chose digne de remarque, d’ailleurs, le donjon normand est divisé en un assez grand nombre de chambres ; le seigneur peut y vivre seul ; il cherche à s’isoler des siens, et même, au besoin, à se garantir d’une trahison. Le donjon de Philippe-Auguste, dont Coucy nous présente le spécimen le plus complet, est la forteresse dernière, le réduit d’un corps armé, agissant avec ensemble, mu par la pensée d’unité d’action. La tour est cylindrique ; cette forme de plan seule indique le système de défense partant d’un centre, qui est le commandant, pour se répandre suivant le besoin et rayonner, pour ainsi dire. C’est ainsi qu’on voit poindre chez nous, en pleine féodalité, ce principe de force militaire qui réside, avant tout, dans l’unité du commandement et la confiance des soldats en leur chef suprême. Et ce principe, que Philippe-Auguste avait si bien compris et mis en pratique, ce principe admis par quelques grands vassaux au commencement du XIIIe siècle, la féodalité l’abandonne dès que le pouvoir monarchique s’étend et attire à lui les forces du pays. C’est ainsi que les monuments gardent toujours l’empreinte du temps qui les a élevés.

Les peintures intérieures du donjon de Coucy ne consistent qu’en refends blancs sur fond ocre jaune, avec de belles bordures autour des archivoltes. Bientôt on ne se contenta pas de ces décorations d’un style sévère ; on voulut couvrir les parois des salles de sujets, de personnages, d’armoiries, de légendes. La noblesse féodale aimait les lettres, s’occupait d’art, tenait à instruire la jeunesse et lui présenter sans cesse devant les yeux de beaux exemples de chevalerie. « En l’an que l’on contoit mil quatre cens et XVI, et le premier jour de may, je, le seigneur de Caumont, estant de l’aage de XXV ans, me estoie en ung beau jardin de fleurs où il avoit foyson de oiseaux qui chantoient de beaux et gracieux chans, et en plusieurs de manières, don ils me feirent resjouir, si que, emprès, je fuy tant en pansant sur le fait de cest monde, que je veoye moult soutil et incliné à mault fère, et que tout ce estoit néant, à comparer à l’autre qui dure sans fin… »

« Et lors il me va souvenir de mes petits enfants qui sont jeunes et ignocens, lesquelx je voudroie que à bien et honneur tournassent, et bon cuer eussent, ainxi comme père doit vouloir de ces filz. Et parce que, selon nature, ils doyvent vivre plus que moy, et que je ne leur pourroie pas enseigner ne endoctrinier, car il faudra que je laisse cest monde, comme les autres, me suis pansé que je leur feisse et laissasse, tant dés que je y surs, ung livre de ensenhemens, pour leur demonstrer comment ilz se devront gouverner, selon se que est à ma semblance…[15] » Ce passage indique assez quelles étaient, au commencement du XIVe siècle, les tendances de la noblesse féodale ; le temps de la sauvage rudesse était passé ; beaucoup de seigneurs s’adonnaient à l’étude des lettres et des arts, cherchant à s’entourer dans leurs châteaux de tout ce qui était propre à rendre ces demeures supportables et à élever l’esprit de la jeunesse. «…Au chef de le ditte ville (de Mazières) a ung très beau chasteau et fort sur une rivière, bien enmurré et de grosses tours machacollées tout autour, et par dedens est tout dépint merveilleusemant de batailles ; et y troverez de toux les généracions Crestiens et Sarrazins, ung pareil, mascle et femèle, chacun sellon le porteure de son païs[16]. »

Nous trouvons la trace de ces décorations intérieures des donjons déjà au XIIIe siècle.

« De vert marbre fu li muralz (du donjon),
Mult par esteit espès è halz ;
N’i out fors une sule entrée,
Cele fu noit è jur gardée.
De l’altre part fu clos de mer
Nuls ne pout issir ne entrer,
Si ceo ne fust od un batel,
Qui busuin éust ù castel.
Li Sire out fair dedenz le meur,
Pur sa femme metre à seur.
Chaumbre souz ciel n’ont plus bele ;
À l’entrée fu la capele :
La caumbre est painte tut entur ;
Vénus la dieuesse d’amur,
Fu très bien mis en la peinture,
Les traiz mustrez è la nature,
Cument hum deit amur tenir,
E léalment é bien servir,
Le livre Ovide ù il enseigne,
Coment cascuns s’amour tesmegne,
En un fu ardent les jettout ;
E tuz iceux escumengout,
Ki jamais cel livre lireient,
Et sun enseignement fereient[17]. »

Ici les sujets de peinture sont empruntés à l’antiquité païenne. Souvent, dans ces peintures, les artistes interprétaient, de la façon la plus singulière, les traits de l’histoire grecque et romaine, les soumettant aux mœurs chevaleresques de l’époque. Hector, Josué, Scipion, Judas-Machabée, César, se trouvaient compris parmi les preux, avec Charlemagne, Roland et Godefroy de Bouillon. Les héros de l’histoire sacrée et profane avaient leurs armoiries tout comme les chevaliers du moyen âge.

Des hommes qui se piquaient de sentiments chevaleresques, qui considéraient la courtoisie comme la plus belle des qualités et la société des femmes comme la seule qui pût former la jeunesse, devaient nécessairement abandonner les tristes donjons du temps de Philippe-Auguste. Cependant il fallait toujours songer à la défense. Au XIVe siècle, la féodalité renonce aux gros donjons cylindriques ; elle adopte de préférence la tour carrée flanquée de tourelles aux angles, comme plus propre à l’habitation. C’est sur ce programme que Charles V fit rebâtir le célèbre donjon de Vincennes, qui existe encore, sauf quelques mutilations qui ont modifié les détails de la défense[18]. Ce donjon, commandant les dehors et placé sur un des grands côtés de l’enceinte du château, est protégé par un fossé revêtu et par une chemise carrée, avec porte bien défendue du côté de la cour du château. Il se compose, comme chacun sait, d’une tour carrée de quarante mètres de haut environ avec quatre tourelles d’angle montant de fond. Sa partie supérieure se défend par deux étages de créneaux. Il fut toujours couvert par une plate-forme posée sur voûte. À l’intérieur, chaque étage était divisé en plusieurs pièces, une grande, oblongue, une de dimension moyenne et un cabinet, sans compter les tourelles ; ces pièces possédaient, la plupart, des cheminées, un four, et sont éclairées par de belles fenêtres terminées par des archivoltes brisées. Déjà le donjon du Temple à Paris, achevé en 1306[19], avait été bâti sur ce plan ; sa partie supérieure, au lieu d’être terminée par une plate-forme, était couverte par un comble en pavillon, avec quatre toits coniques sur les tourelles d’angle ; mais le donjon du Temple était plutôt un trésor, un dépôt de chartes, de finances, qu’une défense.

Nous croyons inutile de multiplier les exemples de donjons des XIIIe et XIVe siècles, car ils ne se font pas remarquer par des dispositions particulières ; ils sont carrés ou cylindriques : s’ils sont carrés, ils ressemblent fort aux tours bâties à cette époque et n’en diffèrent que par les dimensions (voy. Tour ) ; s’ils sont cylindriques, à partir de la fin du XIIIe siècle, ils contiennent des étages voûtés, et ne sauraient être comparés au donjon de Coucy que nous venons de donner. Ce n’est qu’au moment où les mœurs féodales se transforment, où les seigneurs châtelains prétendent avoir des demeures moins fermées et moins tristes, que le donjon abandonne la forme d’une tour qu’il avait adoptée vers la fin du XIIe siècle, pour revêtir celle d’un logis défendu, mais contenant tout ce qui peut rendre l’habitation facile.

Louis de France, duc d’Orléans, second fils de Charles V, né en 1371 et assassiné à Paris en novembre 1407, dans la rue Barbette, était grand amateur des arts. Ce prince rebâtit les châteaux de Pierrefonds, de la Ferté-Milon, de Villers-Cotterets ; fit exécuter des travaux considérables dans le château de Coucy, qu’il avait acquis de la dernière héritière des sires de Coucy. Louis d’Orléans fut le premier qui sut allier les dispositions défensives adoptées, à la fin du XIVe siècle, dans les demeures féodales, aux agréments d’une habitation seigneuriale. Les châteaux qu’il nous a laissés, et dont nous trouvons le spécimen le plus complet à Pierrefonds, sont non-seulement de magnifiques demeures qui seraient encore très-habitables de nos jours, mais des places fortes de premier ordre, que l’artillerie déjà perfectionnée du XVIIe siècle put seule réduire.

Il est étrange que l’influence des princes de la branche cadette issue de Charles V sur les arts en France n’ait pas encore été constatée comme elle mérite de l’être. Les monuments laissés par Louis d’Orléans et par son fils Charles sont en avance de près d’un demi-siècle sur le mouvement des arts dans notre pays. Le château de Pierrefonds, commencé en 1400 et terminé avant la mort du premier des Valois, est encore une place forte du XIVe siècle, mais décorée avec le goût délicat des habitations du temps de Charles VIII.

Le donjon de ce château contient les logis du seigneur, non plus renfermés dans une tour cylindrique ou carrée, mais distribués de manière à présenter une demeure vaste, commode, pourvue des accessoires exigés par une existence élégante et recherchée, en même temps qu’elle est une défense puissante parfaitement entendue, impossible à attaquer autrement que par des batteries de siège ; or, au commencement du XVe siècle, on ne savait pas encore ce que c’était que l’artillerie de siège. Les bouches à feu étaient de petite dimension, portées en campagne sur des chevaux ou des chariots, et n’étaient guère employées que contre la formidable gendarmerie de l’époque. Examinons les dispositions du donjon de Pierrefonds, que nous avons déjà données dans le plan d’ensemble de ce château (voy. Château, fig. 24).

Le donjon de Pierrefonds (41)[20] est voisin de l’entrée principale A du château, et flanque cette entrée de façon à en interdire complétement l’approche. Il possède, en outre, une poterne B, très-relevée au-dessus du sol extérieur. Ainsi remplit-il les conditions ordinaires qui voulaient que tout donjon eût deux issues, l’une apparente, l’autre dérobée. La porte A du château, défendue par un pont-levis, des vantaux, un corps-de-garde a, une herse et une seconde porte barrée, avait, comme annexe obligée à cette époque, une poterne pour les piétons, avec son pont-levis particulier b et entrée détournée le long du corps-de-garde ; de plus, le couloir de la porte était enfilé par une échauguette posée sur le contre-fort C. Pour entrer dans le logis, on trouvait un beau perron D avec deux montoirs (voy. Montoir, Perron ), puis un large escalier à vis E montant aux étages supérieurs. Une porte bâtarde F donnait entrée dans le rez-de-chaussée voûté servant de magasin pour les approvisionnements. Par un degré assez large G, de ce rez-de-chaussée on descend dans une cave peu spacieuse, mais disposée avec des niches comme pour recevoir des vins de diverses sortes. Les murs de ce rez-de-chaussée, épais de trois à quatre mètres, sont percés de rares ouvertures, particulièrement du côté extérieur. Une petite porte H, masquée dans l’angle rentrant de la tour carrée, permet de pénétrer dans la salle voûtée I formant le rez-de-chaussée de cette tour, et de prendre un escalier à rampes droites montant seulement au premier étage. Nous allons y revenir tout à l’heure. La poterne B, munie d’une herse et de vantaux, surmontée de mâchicoulis qui règnent tout le long de la courtine, a son seuil posé à sept mètres environ au-dessus du sol extérieur qui, à cet endroit, ne présente qu’un chemin de six mètres de largeur ; puis, au-dessous de ce chemin, est un escarpement prononcé, inaccessible, au bas duquel passe une des rampes qui montaient au château, rampe défendue par une traverse percée d’une porte ; de l’autre côté de la porte, commandant le vallon, est une motte faite à main d’hommes qui était certainement couronnée d’un ouvrage détruit aujourd’hui. De la poterne B, on pouvait donc, soit par une trémie, soit par un pont volant, défendre la porte de la rampe du château, passer par-dessus cette porte et arriver à l’ouvrage avancé qui commande le vallon au loin. La poterne B servait ainsi de sortie à la garnison, pour prendre l’offensive contre un corps d’investissement, de porte de secours et d’approvisionnement. On observera que l’espace K est une cour dont le sol est au-dessous du sol de la cour principale du château, et que, pour s’introduire dans cette cour principale, il faut passer par une seconde poterne L, dont le seuil est relevé au-dessus du sol K, et qui est défendue par une herse, des vantaux et des mâchicoulis avec créneaux. L’escalier M, qui donne dans la chapelle N et dans la cour, monte de fond et permet d’arriver à la chambre de la herse.

En continuant à monter par cet escalier à vis, on arrive (42) au-dessus de la chambre de la herse, dans l’étage percé de mâchicoulis ; traversant un couloir ; on descend une rampe O, qui vous conduit au premier étage de la tour carrée, d’où on peut pénétrer dans les grandes pièces du logis principal, lesquelles se composent d’une vaste salle P, en communication directe avec le grand escalier à vis E, de deux salons R avec logis S au-dessus de la porte d’entrée, et des chambres prises dans les deux grosses tours défendant l’extérieur. En T sont des garde-robes, latrines et cabinets. On voit encore en place la belle cheminée qui chauffait la grande salle P, bien éclairée par de grandes fenêtres à meneaux, avec doubles traverses. Un second étage était à peu près pareil à celui-ci, au moins quant aux dispositions générales ; l’un et l’autre ne se défendaient que par l’épaisseur des murs et les flanquements des tours.

Ce n’est qu’au troisième étage (43) que commencent à paraître les défenses. À la base des grands pignons qui ferment les couvertures du logis principal sont pratiqués des mâchicoulis avec crénelages en c et en d. Les deux grosses tours rondes et la tour carrée continuent à s’élever, se dégagent au-dessus des combles du logis, et sont toutes trois couronnées de mâchicoulis avec meurtrières et crénelages couverts ; puis, au-dessus, d’un dernier parapet crénelé à ciel ouvert à la base des toits. La tour carrée possède en outre sur ses trois contre-forts trois échauguettes flanquantes. À la hauteur du second étage, en continuant à gravir l’escalier M de la poterne, on trouve un parapet crénelé au-dessus des mâchicoulis de cette poterne et une porte donnant entrée dans la tour carrée ; de là on prend un petit escalier à vis V qui monte aux trois derniers étages de cette tour n’étant plus en communication avec l’intérieur du gros logis. Cependant, de l’étage des mâchicoulis de la tour carrée, on peut prendre un escalier rampant au-dessus de la couverture des grands pignons crénelés du logis principal, et aller rejoindre les mâchicoulis de la grosse tour d’angle, de même que, par l’escalier de l’échauguette C, on peut, en gravissant les degrés derrière les pignons crénelés de ce côté, arriver aux mâchicoulis de la grosse tour proche l’entrée. Sur le front extérieur, ces deux tours sont mises en communication par un parapet crénelé à la base des combles. Des dégagements et garde-robes T, on descendait sur le chemin de ronde X de la grande courtine défendant l’extérieur avec son échauguette X′ au-dessus de la poterne. Ce chemin de ronde était aussi en communication avec les chemins de ronde inférieurs de la tour de la chapelle N. De la salle R ou de la tour R′, on pouvait communiquer également aux défenses du château du côté sud par la pièce S située au troisième étage au-dessus de l’entrée en descendant l’escalier U.

Si l’on a suivi notre description avec quelque attention, il sera facile de comprendre les dispositions d’ensemble et de détail du donjon de Pierrefonds, de se faire une idée exacte du programme rempli par l’architecte. Vastes magasins au rez-de-chaussée avec le moins d’issues possible. Sur le dehors, du côté de l’entrée, qui est le plus favorable à l’attaque, énormes et massives tours pleines dans la hauteur du talus, et pouvant résister à la sape. Du côté de la poterne, courtine de garde très-épaisse et haute avec cour intérieure entre cette courtine et le logis ; seconde poterne pour passer de cette première cour dans la cour principale. Comme surcroît de précaution, de ce côté, très-haute tour carrée enfilant le logis sur deux de ses faces, commandant toute la cour K et aussi les dehors, avec échauguettes au sommet flanquant les faces mêmes de la tour carrée. D’ailleurs, possibilité d’isoler les deux tours rondes et la tour carrée en fermant les étroits passages donnant dans le logis, et de rendre ainsi la défense indépendante de l’habitation. Possibilité de communiquer d’une de ces tours aux deux autres par les chemins de ronde supérieurs, sans passer par les pièces destinées à l’habitation. Outre la porte du château et le grand escalier avec perron, issue particulière pour la tour carrée, soit par la petite porte de l’angle rentrant, soit par l’escalier de la chapelle. Issue particulière de la tour du coin par la courtine dans laquelle est percée la poterne et par les escaliers de la chapelle. Issue particulière de la tour de la porte d’entrée par les salles situées au-dessus de cette porte et l’escalier U qui descend de fond. Communication facile établie entre les tours et les défenses du château par les chemins de ronde. Logis d’habitation se défendant lui-même, soit du côté de la cour K, soit du côté de l’entrée du château, au moyen de crénelages et mâchicoulis à la base des pignons. Ce logis, bien protégé du côté du dehors, masqué, flanqué, n’ayant qu’une seule entrée pour les appartements, celle du perron, et cette entrée, placée dans la cour d’honneur, commandée par une des faces de la tour carrée. Impossibilité à toute personne n’étant pas familière avec les distributions du logis de se reconnaître à travers ces passages, ces escaliers, ces détours, ces issues secrètes ; et pour celui qui habite, facilité de se porter rapidement sur tous les points de la défense, soit du donjon lui-même, soit du château. Facilité de faire des sorties si l’on est attaqué. Facilité de recevoir des secours ou provisions par la poterne B, sans craindre les surprises, puisque cette poterne s’ouvre dans une première cour qui est isolée, et ne donne dans la cour principale que par une seconde poterne dont la herse et la porte barrée sont gardées par les gens du donjon. Belles salles bien disposées, bien orientées, bien éclairées ; appartements privés avec cabinets, dégagements et escaliers particuliers pour le service. Certes, il y a loin du donjon de Coucy, qui n’est qu’une tour où chefs et soldats devaient vivre pêle-mêle, avec ce dernier donjon, qui, encore aujourd’hui, serait une habitation agréable et commode ; mais c’est que les mœurs féodales des seigneurs du XVe siècle ne ressemblaient guère à celles des châtelains du commencement du XIIIe.

Nous complétons la série des plans du donjon de Pierrefonds par une élévation géométrale de ce logis (44) prise du côté de la poterne sur la ligne QZ des plans. En A, on voit la grosse tour du coin ; en B, la tour carrée ; entre elles, les deux pignons crénelés des salles ; en C est la tour de la chapelle, dans laquelle les habitants du donjon pouvaient se rendre directement en passant par la tour carrée et le petit escalier à vis marqué M sur les plans, sans mettre les pieds dehors. On voit la haute courtine de garde, entre la grosse tour de coin et celle de la chapelle, qui masque la cour isolée R. Au milieu de cette courtine est la poterne relevée qui communiquait avec un ouvrage avancé en passant par-dessus la porte D de la rampe extérieure du château. Comme construction, rien ne peut rivaliser avec le donjon de Pierrefonds ; la perfection de l’appareil, de la taille, de la pose de toutes les assises réglées et d’une épaisseur uniforme de 0,33 c. (un pied) entre lits, est faite pour surprendre les personnes qui pratiquent l’art de bâtir. Dans ces murs d’une hauteur peu ordinaire et inégaux d’épaisseur, nul tassement, nulle déchirure ; tout cela a été élevé par arasements réguliers ; des chaînages, on n’en trouve pas trace, et bien qu’on ait fait sauter les deux tours rondes par la mine, que les murs aient été sapés du haut en bas, cependant les parties encore debout semblent avoir été construites hier. Les matériaux sont excellents, bien choisis, et les mortiers d’une parfaite résistance[21]. Les traces nombreuses de boiseries, d’attaches de tentures que l’on aperçoit encore sur les parois intérieures du donjon de Pierrefonds, indiquent assez que les appartements du seigneur étaient richement décorés et meublés, et que cette résidence réunissait les avantages d’une place forte de premier ordre à ceux d’une habitation plaisante située dans un charmant pays. L’habitude que nous avons des dispositions symétriques dans les bâtiments depuis le XVIIe siècle fera paraître étranges, peut-être, les irrégularités que l’on remarque dans le plan du donjon de Pierrefonds. Mais, comme nous le faisons observer à l’article Château, l’orientation, la vue, les exigences de la défense, exerçaient une influence majeure sur le tracé de ces plans. Ainsi, par exemple, le biais que l’on remarque dans le mur oriental du logis (biais qui est inaperçu en exécution) est évidemment imposé par le désir d’obtenir des jours sur le dehors d’un côté où la campagne présente de charmants points de vue, de laisser la place nécessaire au flanquement de la tour carrée, ainsi qu’à la poterne intérieure entre cette tour et la chapelle, la disposition du plateau ne permettant pas d’ailleurs de faire saillir davantage la tour contenant cette chapelle. Le plan de la partie destinée aux appartements est donné par les besoins mêmes de cette habitation, chaque pièce n’ayant que la dimension nécessaire. En élévation, les différences de hauteurs des fractions du plan sont de même imposées par les nécessités de la défense ou des distributions.

Il était peu de châteaux des XIVe et XVe siècles qui possédassent des donjons aussi étendus, aussi beaux et aussi propres à loger un grand seigneur, que celui de Pierrefonds. La plupart des donjons de cette époque, bien que plus agréables à habiter que les donjons des XIIe et XIIIe siècles, ne se composent cependant que d’un corps de logis plus ou moins bien défendu. Nous trouvons un exemple de ces demeures seigneuriales, sur une échelle réduite, dans la même contrée.

Le château de Véz relevait du château de Pierrefonds ; il est situé non loin de ce domaine, sur les limites de la forêt de Compiègne, près de Morienval, sur un plateau élevé qui domine les vallées de l’Automne et de Vandi. Sa situation militaire est excellente en ce qu’elle complète au sud la ligne de défense des abords de la forêt, protégée par les deux cours d’eau ci-dessus mentionnés, par le château même de Pierrefonds au nord-est, les défilés de la forêt de l’Aigle et de la rivière de l’Aisne au nord, par les plateaux de Champlieu et le bourg de Verberie à l’ouest, par le cours de l’Oise au nord-nord-ouest. Le château de Véz est un poste très-ancien, placé à l’extrémité d’un promontoire entre deux petites vallées. Louis d’Orléans dut le rebâtir presque entièrement lorsqu’il voulut prendre ses sûretés au nord de Paris, pour être en état de résister aux prétentions du duc de Bourgogne, qui, de son côté, se fortifiait au sud du domaine royal. Véz n’est, comparativement à Pierrefonds, qu’un poste défendu par une enceinte et un petit donjon merveilleusement planté, bâti avec le plus grand soin, probablement par l’architecte du château de Pierrefonds[22].


Ce donjon (45) s’élève en A (voy. le plan d’ensemble), à l’angle formé par deux courtines, dont l’une, celle B, domine un escarpement B′, et l’autre, C, flanquée extérieurement d’échauguettes, est séparée d’une basse-cour ou baille E par un large fossé. Du côté G, le plateau descend rapidement vers une vallée profonde ; aussi les deux courtines HH′ sont-elles plus basses que les deux autres BC, et leur chemin de ronde se trouve-t-il au niveau du plateau sur lequel s’élevait un logis K du XIIe siècle presque entièrement rebâti au commencement du XVe. Ce logis, en ruine aujourd’hui, était une charmante construction. La porte du château, défendue par deux tours de petite dimension, est en I. On voit encore quelques restes des défenses de la baille E, mais converties aujourd’hui en murs de terrasses[23]. Le donjon est détaillé dans le plan du rez-de-chaussée X. Son entrée est en L, et consistait en une étroite poterne avec pont à bascule[24] donnant sur un large escalier à vis montant de fond. Chaque étage contenait deux pièces, l’une grande et l’autre plus petite, munies de cheminées et de réduits. En P est un puits. On voit en F le fossé et en M l’entrée du château avec ses tours et son pont détourné. La courtine C est défendue par des échauguettes extérieures flanquantes O, tandis que la courtine B, qui n’avait guère à craindre une attaque du dehors, à cause de l’escarpement, était protégée à l’intérieur par des échauguettes flanquantes R. Par les tourelles SS′, bâties aux deux extrémités des courtines élevées, on montait sur les chemins de ronde de ces courtines au moyen d’escaliers. En V était une poterne descendant de la plate-forme sur l’escarpement. Quand on examine la situation du plateau, on s’explique parfaitement le plan du donjon d’angle dont les faces extérieures enfilent les abords du château les plus accessibles. Les tourelles d’angle montant de fond forment d’ailleurs un flanquement de second ordre, en prévision d’une attaque rapprochée.

La fig. 46, qui donne l’élévation perspective du donjon de Véz, prise de l’intérieur de l’enceinte, fait voir la disposition des échauguettes flanquantes R de la courtine B, la poterne avec son petit fossé et son pont à bascule, l’ouverture du puits, la disposition des mâchicoulis-latrines, le long de l’escalier, le sommet de l’escalier terminé par une tourelle servant de guette. Du premier étage du donjon, on communiquait aux chemins de ronde des deux courtines par de petites portes bien défendues. Ainsi la garnison du donjon pouvait, en cas d’attaque, se répandre promptement sur les deux courtines faisant face aux deux fronts qui seuls étaient attaquables. Si l’un de ces fronts, celui C, était pris (c’est le plus faible à cause de la nature du terrain et du percement de la porte), les défenseurs pouvaient encore conserver le second front B, rendu plus fort par les échauguettes intérieures R (voy. les plans) ; s’ils ne pouvaient garder ce second front, ils rentraient dans le donjon et de là reprenaient l’offensive ou capitulaient à loisir. Dans un poste si bien disposé, une garnison de cinquante hommes arrêtait facilement un corps d’armée pendant plusieurs jours ; et il faut dire que l’assaillant, entouré de ravins, de petits cours d’eau et de forêts, arrêté sur un pareil terrain, avait grand’peine à se garder contre un corps de secours. Or le château de Véz n’était autre chose qu’un fort destiné à conserver un point d’une grande ligne de défenses très-bien choisie. Peut-être n’a-t-on pas encore assez observé la corrélation qui existe presque toujours, au moyen âge, entre les diverses forteresses d’un territoire ; on les étudie isolément, mais on ne se rend pas compte généralement de leur importance et de leur utilité relative. À ce point de vue, il nous paraît que les fortifications du moyen âge ouvrent aux études un champ nouveau.

Telle est l’influence persistante des traditions, même aux époques où on a la prétention de s’y soustraire, que nous voyons les derniers vestiges du donjon féodal pénétrer jusque dans les châteaux bâtis pendant le XVIIe siècle, alors que l’on ne songeait plus aux demeures fortifiées des châtelains féodaux. La plupart de nos châteaux des XVIe et XVIIe siècles conservent encore, au centre des corps de logis, un gros pavillon, qui certes n’était pas une importation étrangère, mais bien plutôt un dernier souvenir du donjon du moyen âge. Nous retrouvons encore ce logis dominant à Chambord, à Saint-Germain-en-Laye, aux Tuileries, et plus tard aux châteaux de Richelieu en Poitou, de Maisons, de Vaux près Paris, de Coulommiers, etc.

  1. Dongier ou doingier, en vieux français, veut dire domination, puissance.

    Cuer se ma dame ne t’ait chier,
    J’ai por ceu ne la guerpirois,
    Adès soiés en son doingier.

    (Chanson de Chrestien de Troies. Wackern, p. 18.)
  2. Jusqu’à présent on ne s’est guère occupé, dans le monde archéologique, que de l’architecture religieuse ou de l’architecture civile ; cependant l’architecture féodale, dont le donjon est l’expression la plus saisissante, est supérieure, à notre avis, à tout ce que l’art du constructeur a produit au moyen âge.
  3. Cette qualité de pierre était employée déjà par les Romains, on la retrouve dans le théâtre antique de Lillebonne. Depuis le XIIIe siècle on a cessé de l’exploiter, nous ne savons pourquoi.
  4. Histoire du château d’Arques, Rouen, 1839.
  5. Manuscrit de la bibliothèque impériale.
  6. Voir plus loin ce donjon.
  7. Dom Fleureau. Voy. la notice sur le donjon d’Étampes, insérée dans le t. XII du Bull. monum., p. 488, par M. Victor Petit.
  8. Connu sous le nom de tour de la Guinette.
  9. « Si que la nuyt venue qu’il le devoit livrer, il alla (le chambellan) prendre les clefz dessoubz le chevet de Gerart qui se dormoit avec ma dame Berte en son donion, et ouvrit la porte du chasteau au roy et aux Françoys. » (Gérard de Roussillon, édit. de Lyon, 1856.)
  10. Vie de Louis le Gros, ch. XVI. Mém. rel. à l’hist. de France, trad. de M. Guizot.
  11. Dans cette petite excavation, les pierres sont profondément pénétrées de sel.
  12. Voy. l’excellent ouvrage de M. Félix Bourquelot sur l’Hist. de Provins. Provins, 1839. T. I, p. 305 et suivantes.
  13. Voy. Château, fig. 11 et 44.
  14. Nous devons ces figurés, plans, coupes et élévations, à l’obligeance de M. Barthélemy, architecte diocésain de Rouen.
  15. Voyaige du seigneur de Caumont, pub. par le marquis de La Grange. Paris, 1858. Introd., p. VI.
  16. Ibid., p. 27.
  17. Lai de Gugemer. Poésies de Marie de France, XIIIe siècle, pub. par Roquelort. Paris, 1832.
  18. « Item, dehors Paris (Charles V fit bâtir), le chastel du bois de Vincenes, qui moult est notable et bel… » Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles. (Christine de Pisan.)
  19. Du Breul, Antiquités de Paris.
  20. On remarquera, entre ce plan et celui donné dans l’ensemble du château, quelques différences de détail, résultat des déblais exécutés en 1858 et 1859 dans ce domaine, d’après les ordres de l’Empereur. Ces déblais ont mis au jour certaines parties inférieures des bâtiments dont on ne pouvait prendre qu’une idée très-incomplète. Le plan que nous donnons aujourd’hui peut être regardé comme parfaitement exact.
  21. L’Empereur Napoléon III a reconnu l’importance des ruines de Pierrefonds, au point de vue de l’histoire et des arts. Le donjon reprendra son ancien aspect ; déjà la partie de la tour carrée qui avait été jetée bas est remontée ; nous pourrons voir bientôt le plus beau spécimen de l’architecture féodale du XVe siècle en France renaître sous l’auguste volonté du souverain. Nous n’avons que trop de ruines dans notre pays, et nous en apprécions difficilement la valeur. Le château de Pierrefonds, rétabli en partie, fera connaître cet art à la fois civil et militaire qui, de Charles V à Louis XI, était supérieur à tout ce que l’on faisait alors en Europe.
  22. Les profils du donjon de Véz, le mode de construction et certains détails de défense, rappellent exactement la construction, les profils et détails du château de Pierrefonds. Le donjon de Véz date par conséquent de 1400.
  23. Ce domaine appartient aujourd’hui à M. Paillet ; le donjon seul sert d’habitation.
  24. Cette poterne a été remplacée, au XVIe siècle, par une baie au niveau du sol.