Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 07

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Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 150-154).



CHAPITRE VII.


Combien les accusations sont nécessaires dans une république pour maintenir la liberté.


On ne peut donner aux gardiens de la liberté d’un État un droit plus utile et plus nécessaire que celui de pouvoir accuser, soit devant le peuple, soit devant un magistrat ou tribunal quelconque, les citoyens qui auraient commis un délit contre cette liberté. Cette mesure a dans une république deux effets extrêmement importants : le premier est que les citoyens, dans la crainte d’être accusés, n’osent rien entreprendre contre la sûreté de l’État ; ou que, s’ils tentent quelque entreprise, ils reçoivent sur-le-champ, et sans ménagement, le châtiment de leur forfait : l’antre est de fournir un moyen de s’exhaler à ces passions qui, de manière ou d’autre, fermentent sans cesse dans l’État contre quelque citoyen. Quand ces passions ne peuvent se répandre d’une manière légalement autorisée, elles prennent des voies extraordinaires qui renversent la république jusqu’en ses fondements. Rien ne l’affermit tant, au contraire, que de l’organiser de manière à ce que la fermentation des passions qui l’agitent puisse trouver pour s’échapper une issue que les lois autorisent. C’est ce qu’on peut prouver par de nombreux exemples, et surtout par ce que Tite-Live rapporte de Coriolan.

Il raconte que la noblesse romaine était irritée contre le peuple, qui lui paraissait avoir acquis trop d’autorité depuis la création des tribuns défenseurs de ses droits. Rome, comme il arrivait fréquemment, éprouvait à cette époque une grande disette de vivres, et le sénat avait envoyé chercher en Sicile les grains dont la ville avait besoin. Alors Coriolan, ennemi du parti populaire, fit sentir que le moment était venu de châtier le peuple et de lui arracher cette autorité qu’il avait usurpée au préjudice de la noblesse ; que le moyen était de l’affamer en lui refusant les distributions de blé. Ce discours étant parvenu aux oreilles du peuple, il l’enflamma d’une telle indignation contre Coriolan, qu’il l’aurait mis tumultueusement à mort, si les tribuns ne l’eussent cité à comparaître et à venir défendre sa cause.

C’est sur cet événement qu’est fondé ce qu’on a dit plus haut, qu’il est utile et nécessaire que les lois d’une république donnent à la masse du peuple un moyen légal de manifester la colère qu’il nourrit contre un citoyen : lorsque les moyens ordinaires n’existent plus, il faut recourir aux voies extraordinaires ; et il est hors de doute que ces dernières produisent des maux plus grands que ne pourraient faire les autres. En effet, si un citoyen est puni dans les formes, le fût-il même injustement, il n’en résulte que peu ou point de désordre dans la république : car cette oppression a lieu sans qu’on ait recours à la force particulière ou à celle des étrangers, causes ordinaires de la ruine de la liberté : elle ne se sert que de la force de la loi et de l’ordre public, dont on connaît les bornes particulières, et dont l’action n’est jamais assez violente pour renverser la république.

Et, pour appuyer mon opinion d’un exemple, je n’en veux point d’autre que celui même de Coriolan chez les anciens. Que l’on considère, en effet, tous les maux qui seraient résultés pour la république romaine s’il eût été massacré dans une émeute populaire. C’était une injure de particulier à particulier : or l’injure engendre la peur ; la peur cherche les moyens de défense ; la défense appelle les partisans ; les partisans produisent les factions qui divisent les villes, et les factions à leur tour enfantent la ruine des États. Mais cette cause ayant été dirigée par l’autorité légitime, on prévint le développement de tous les maux qui auraient pu naître si la seule force particulière s’en fût mêlée.

Nous avons vu de notre temps les innovations qu’a introduites dans la république de Florence l’impossibilité où se trouva la multitude, de pouvoir répandre d’une manière légale le courroux qu’elle nourrissait contre Francesco Valori, un de ses concitoyens, dont l’autorité dans la ville était celle d’un prince ; la plupart des Florentins le soupçonnaient d’ambition, et lui reprochaient de vouloir s’élever au-dessus des lois par son audace et ses emportements. La république n’avait d’autre moyen de résister à ses projets que de lui opposer une faction contraire : Valori, à son tour, ne redoutant que les moyens extraordinaires, commença dès lors à s’entourer de complices dévoués à sa défense, De leur côté, ceux qui le combattaient, ne pouvant le réprimer par la force des lois, employèrent les voies illégales, et l’on en vint aux armes. Si l’on avait pu lui opposer les moyens légitimes, lui seul eût payé le renversement de son autorité ; mais, comme il fallut le vaincre avec les forces que ne donnait point la loi, il entraîna dans sa chute un grand nombre de nobles citoyens.

Ces réflexions acquièrent une nouvelle force de ce qui s’est passé à Florence, à l’égard de Pierre Soderini, et qui n’eut lieu que parce qu’il n’existait dans la république aucun moyen suffisant d’accusation contre l’ambition des citoyens revêtus d’un trop grand pouvoir, car peut-on considérer comme tel la faculté d’accuser un homme puissant devant un tribunal composé simplement de huit juges. Ces juges doivent être nombreux, car le petit nombre se plie facilement à la volonté du petit nombre. Si l’État, en effet, avait eu ces moyens de défense, et que Soderini eût mené une conduite coupable, les citoyens auraient pu satisfaire leur animosité contre lui, sans implorer l’appui de l’armée espagnole ; ou si sa conduite, au contraire, eût été légitime, ils n’auraient point osé le poursuivre, dans la crainte d’être accusés eux-mêmes ; et de cette manière se serait éteinte la fureur de ce ressentiment qui fut la source de tant de désordres.

On peut conclure de ce que je viens de dire, que toutes les fois qu’on voit un des partis qui divisent une ville implorer le secours des forces étrangères, on ne doit l’attribuer qu’aux vices de sa constitution, et à ce qu’il n’existe dans son sein aucune institution qui permette l’explosion régulière de ces ressentiments qui agitent trop souvent les hommes. On préviendrait tous ces inconvénients, si l’on établissait un tribunal assez nombreux pour recevoir les accusations et pour leur donner une grande importance. A Rome, ces institutions étaient si bien réglées, qu’au milieu de ces longues dissensions entre le peuple et le sénat, jamais ni le sénat, ni le peuple, ni un simple citoyen ne songea à se prévaloir des forces de l’étranger. Possédant chez eux le remède, ils n’avaient pas besoin de l’aller chercher au dehors.

Quoique les exemples précédents suffisent pour prouver ce que j’avance, je veux pourtant en rapporter un autre que me fournit encore l’Histoire de Tite-Live. Il raconte qu’à Clusium, l’une des villes les plus renommées de la Toscane, un certain Lucumon avait violé la sœur d’Arons, et que celui-ci, ne pouvant se venger d’un ennemi trop puissant, passa chez les Gaulois qui occupaient alors cette contrée que l’on nomme aujourd’hui Lombardie, et les engagea à envoyer une armée contre Clusium, en leur faisant voir combien il leur serait avantageux de prendre en main le soin de sa vengeance. Il est clair que si Arons avait pu se venger suivant les lois de sa patrie, il n’eût point eu recours aux forces des barbares.

Mais autant ces accusations sont utiles dans une république, autant les calomnies sont dangereuses et sans but. C’est ce qui fera l’objet du chapitre suivant.