Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 08

La bibliothèque libre.
Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 154-158).



CHAPITRE VIII.


Autant les accusations sont utiles dans une république, autant les calomnies sont dangereuses.


Quoique Furius Camille, dont le courage avait affranchi Rome du joug des Gaulois, eût, par son mérite, forcé tous les citoyens à le reconnaître en quelque sorte pour leur supérieur, sans qu’ils crussent par là s’être rabaissés devant lui, cependant Manlius Capitolinus souffrait impatiemment qu’on attribuât à ce grand homme tant d’honneur et de gloire. Sauveur du Capitole, il pensait avoir contribué autant que Camille au salut de la ville, et sous le rapport des autres talents militaires, il ne se croyait en rien inférieur à son rival. Dévoré du poison de l’envie, irrité sans relâche par la gloire de Camille, et voyant qu’il ne pouvait semer la discorde parmi les sénateurs, il se jeta dans les bras du peuple, répandant parmi les citoyens les soupçons les plus odieux. Il disait entre autres que les trésors rassemblés pour assouvir l’avidité des Gaulois, trésors qu’on ne leur avait pas donnés, avaient été le partage de quelques citoyens ; que si on les reprenait pour les employer à l’utilité publique, on pourrait soulager le peuple d’une partie de ses tributs, ou les faire servir à acquitter quelques-unes de ses dettes.

Ces discours eurent assez d’influence sur le peuple pour l’exciter d’abord à se rassembler, et à commettre des désordres dans la ville. Le sénat, irrité, et croyant l’État en danger, créa un dictateur pour prendre connaissance de ces événements, et réprimer l’audace de Manlius. Le dictateur l’ayant fait citer devant lui, on les vit tous deux s’avancer sur la place publique, où ils se rencontrèrent, le dictateur entouré de toute la noblesse et Manlius au milieu du peuple. On somma Manlius de déclarer auprès de qui se trouvait le trésor dont il parlait, parce que le sénat était aussi jaloux de le savoir que le peuple. Manlius, sans rien dire de positif, répondit d’une manière évasive qu’il était inutile de leur apprendre ce qu’ils savaient tous aussi bien que lui : sur cette réponse, le dictateur le fit traîner sur-le-champ en prison.

Ce fait démontre clairement combien dans les villes qui vivent sous l’empire de la liberté, et même dans tous les gouvernements, on doit détester la calomnie, et combien il est urgent de ne négliger aucune institution capable de la réprimer. Mais il n’est pas de moyen plus propre à la détruire que d’ouvrir les voies les plus larges aux accusations : autant ces accusations sont propices à la république, autant les calomnies lui deviennent nuisibles. Il faut faire attention que la calomnie n’a besoin ni de témoin ni de preuves, et que tout citoyen peut être en butte aux attaques du premier venu. Il n’en est pas de même des accusations qui ont besoin de preuves exactes, et de circonstances précises qui en démontrent l’évidence. On accuse les citoyens devant les magistrats, devant le peuple, devant les tribunaux ; on les calomnie sur les places publiques, dans les assemblées particulières. C’est surtout dans les États où l’accusation est le moins en usage, et dont les institutions ne sont point en harmonie avec ce système, que l’on use le plus de la calomnie.

Ainsi le fondateur d’une république doit établir pour principe qu’on pourra y accuser tout citoyen, sans crainte et sans danger ; mais ce droit établi et bien observé, les calomniateurs doivent être rigoureusement punis, et ils ne pourront se plaindre de la punition, s’il existe des tribunaux ouverts pour entendre leurs accusations contre ceux qu’ils se seraient bornés à calomnier dans les assemblées particulières. Partout où cette disposition n’est pas bien établie, on voit toujours naître les plus grands désordres. La calomnie, en effet, irrite les hommes et ne les corrige pas, et ceux qui sont irrités ne pensent qu’à poursuivre leur carrière, car ils détestent la calomnie plus qu’ils ne la redoutent.

Cette mesure était une des dispositions les mieux entendues du gouvernement de Rome ; mais elle a toujours été mal organisée dans notre ville de Florence. Comme l’ordre établi dans Rome y a produit les plus grands biens, de même à Florence le désordre contraire a été la source des maux les plus funestes. Celui qui lira l’histoire de cette ville verra combien la calomnie a poursuivi de tout temps les citoyens qui se sont trouvés mêlés dans les affaires de quelque importance. On disait de l'un, qu’il avait détourne les deniers de l’État ; de l’autre, qu’il n’avait point remporté la victoire pour s’être laissé corrompre ; et de celui-ci, que son ambition avait été cause de tel ou tel malheur. Il en résultait de chaque côté de l’animosité ; on en venait bientôt à une rupture ouverte, de la rupture aux factions, et des factions à la ruine de l’État.

S’il y avait eu dans Florence une loi qui eût permis d’accuser les citoyens, en punissant les calomniateurs, on n’eût point vu tous les désordres qui, par la suite, éclatèrent dans cette ville. Que ces citoyens eussent été condamnés ou absous, ils n’auraient pu devenir dangereux pour l’État ; d’ailleurs le nombre des accusés eût été toujours moins considérable que celui des calomniés ; car on ne peut, ainsi que je l’ai dit, accuser aussi facilement que calomnier. Parmi les moyens dont s’est prévalu plus d’un ambitieux pour arriver aux grandeurs, la calomnie ne fut pas un des moins efficaces. Ces ambitieux la répandaient avec adresse contre les hommes puissants qui s’opposaient à leur avidité, et elle servait merveilleusement leurs projets ; car en prenant le parti du peuple, dont ils entretenaient ainsi la jalousie contre tout ce qui s’élève, ils parvenaient sans peine à capter son affection. Je pourrais citer plusieurs exemples à l’appui de ce que j’avance ; je me contenterai d’un seul.

L’armée de Florence faisait le siége de Lucques sous le commandement de messer Giovanni Guicciardini, commissaire de la république. Soit par suite des mauvaises dispositions qu’on avait prises, soit que le malheur poursuivît les Florentins, le sort voulut qu’on ne pût prendre Lucques. De quelque manière que cet événement fût arrivé, on en rejeta la faute sur messer Giovanni ; on lui reprocha de s’être laissé corrompre par les Lucquois ; et ses ennemis ayant appuyé cette calomnie, il en tomba presque dans le désespoir. En vain, pour se justifier, il offrit de se constituer prisonnier entre les mains du capitaine du peuple, il ne put jamais parvenir à se disculper entièrement, parce qu’il n’existait pas dans cette république de moyen propre à y réussir. Il en résulta une profonde irritation entre les amis de messer Giovanni, qui se composaient de la plupart des grands de Florence, et ceux qui voulaient des changements dans le gouvernement. Ces inimitiés, attisées chaque jour par ces causes ou par d’autres semblables, allumèrent enfin un incendie qui dévora la république entière.

Manlius Capitolinus était donc calomniateur et non accusateur, et dans cette occurrence les Romains donnèrent un exemple éclatant de la manière dont la calomnie doit être réprimée : c’est d’obliger le calomniateur à devenir accusateur, de le récompenser, ou du moins de ne pas le punir, lorsque ses plaintes sont fondées ; et lorsqu’elles sont fausses, de sévir contre lui comme on sévit contre Manlius.