Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 15

La bibliothèque libre.
Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 179-180).



CHAPITRE XV.


Comment les Samnites eurent recours à la religion comme à un dernier remède dans leurs maux.


Les Samnites, après avoir été vaincus plusieurs fois par les Romains, venaient d’être totalement défaits en Toscane ; leurs soldats, leurs capitaines, tout avait péri ; leurs alliés, tels que les Toscans, les Gaulois, les Umbriens avaient partagé leur désastre. Nec suis nec externis viribus jam stare poterant, tamen bello non abstinebant ; adeo ne infeliciter quidem defensœ libertatis tœdebat, et vinci quam non tentare victoriam malebant. Ils résolurent de faire une dernière tentative. Mais comme ils savaient que le succès dépend en grande partie de l’opiniâtreté des soldats, et que, pour l’entretenir, le plus sûr moyen est de faire intervenir la religion, ils imaginèrent de renouveler un ancien sacrifice, en se servant à cet effet d’Ovius Paccius, grand prêtre, et ils en réglèrent les cérémonies de la manière suivante. Après un sacrifice solennel, on fit approcher tous les chefs de l’armée entre les corps des victimes égorgées et les autels allumés ; on leur fit jurer de ne point abandonner un instant le combat ; on appela ensuite tous les soldats les uns après les autres ; puis, au milieu de ces autels et d’une foule de centurions qui tenaient l’épée nue à la main, on leur fit d’abord prêter serment de ne rien répéter de ce qu’ils verraient ou entendraient, après quoi on exigea d’eux de promettre devant les dieux avec des imprécations horribles et les formules de serment les plus épouvantables, de se précipiter partout où leurs chefs le leur commanderaient, de ne quitter le combat sous aucun prétexte, et de massacrer tous ceux qu’ils verraient fuir ; appelant la vengeance du ciel sur leur famille et leurs descendants s’ils trahissaient leur parole. Quelques-uns d’entre eux, effrayés, refusèrent de jurer : soudain leurs centurions leur donnèrent la mort ; de manière que ceux qui survinrent, épouvantés par l’horreur de ce spectacle, jurèrent unanimement. Et pour donner plus de pompe à cette assemblée, où plus de quarante mille hommes étaient réunis, ils en habillèrent la moitié de blanc, avec des aigrettes et des panaches sur leur casque, et ainsi disposés, ils allèrent camper près d’Aquilonia. Papirius vint à leur rencontre, et, pour animer ses soldats, il leur dit : Non enim cristas vulnera facere et picta atque aurata scuta transire romanum pilum. Et, afin d’affaiblir la crainte que son armée aurait pu concevoir du serment de leurs ennemis, il dit qu’il contribuerait plutôt à répandre l’épouvante parmi eux qu’à enflammer leur courage, parce qu’ils auraient à redouter tout à la fois leurs concitoyens, les dieux et leurs ennemis. On en vint alors au combat, et les Samnites furent vaincus, car le courage des Romains et la terreur qu’inspiraient les défaites passées, éteignirent toute l’ardeur dont auraient pu les enflammer le pouvoir de la religion et la sainteté du serment. On voit néanmoins, par cette conduite des Samnites, qu’ils ne crurent point avoir une autre ressource, ni pouvoir tenter un autre remède pour réveiller leur courage abattu par les revers ; ce qui prouve toujours d’une manière évidente quelle confiance peut inspirer un bon emploi de la religion.

Quoique ce fait puisse être regardé comme étranger à l’histoire romaine, néanmoins, comme il tient à l’une des institutions les plus importantes de cette république, j’ai cru devoir le rapporter en ce lieu, pour ne pas diviser mon sujet et n’avoir plus à y revenir.