Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 16

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Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 181-185).


CHAPITRE XVI.


Un peuple accoutumé à vivre sous un prince, et qui devient libre par accident, ne maintient qu’avec peine la liberté qu’il a conquise.


Une foule d’exemples démontrent à ceux qui consultent les souvenirs de l’antiquité combien il est difficile à un peuple, accoutumé à vivre sous les lois d’un prince, de conserver sa liberté, lorsque quelque accident heureux la lui a rendue, comme à Rome, après l’expulsion des Tarquins. Cette difficulté est fondée sur la raison même. Un tel peuple ressemble à un animal abruti, qui, bien que d’une nature féroce et né dans les forêts, aurait été toujours nourri dans une prison et dans l’esclavage, et qui, venant par hasard à recouvrer sa liberté et à être jeté au milieu des campagnes, ne saurait trouver ni la pâture, ni l’abri d’une caverne, et deviendrait bientôt la proie du premier qui voudrait l’enchaîner de nouveau. C’est ce qui arrive à un peuple accoutumé à vivre sous les lois d’autrui ; ne sachant ni pourvoir à sa défense, ni préserver la chose publique des atteintes de ses ennemis, et ne connaissant pas plus les princes qu’il n’est connu d’eux, ce peuple retombe en peu de temps sous un joug souvent plus intolérable que celui dont il vient de se délivrer.

C’est le danger que court une nation dont la masse n’est pas entièrement corrompue ; car chez celle où le poison a gagné toutes les parties du corps social, la liberté, loin de pouvoir vivre quelques instants, ne peut pas même naître, comme je le prouverai ci-après. Aussi, je ne veux parler que des nations dont la corruption n’est point invétérée, et chez lesquelles le bon l’emporte sur le mauvais.

À cette difficulté que je viens de signaler, il faut en joindre une autre ; c’est qu’un État qui recouvre sa liberté se fait des ennemis qui sont gens de parti, tandis que ses amis ne le sont point. Il trouve pour ennemis tous ceux qui, à l’ombre du gouvernement tyrannique, se prévalaient de sa puissance pour se nourrir de la substance du prince, et qui, déchus des moyens d’en profiter, ne peuvent vivre tranquilles, et déploient tous leurs efforts pour ressaisir la tyrannie afin de la faire servir à recouvrer leur autorité. Les amis qu’il acquiert ne sont point gens de parti ; car sous un gouvernement libre on n’accorde des récompenses ou des honneurs que pour des actions bonnes et déterminées, hors desquelles personne n’a droit à être récompensé ou honoré ; et quand quelqu’un possède les honneurs ou les avantages qu’il croit avoir mérités, il ne pense point devoir de reconnaissance à ceux de qui il les a obtenus. D’un autre côté, cette utilité générale, qui appartient à une manière d’exister égale pour tous, ne se fait point sentir tant qu’on la possède ; elle consiste à pouvoir jouir librement et sans crainte de son bien, à ne trembler ni pour l’honneur de sa femme, ni pour celui de ses enfants, et à ne rien craindre pour soi : or personne n’avouera jamais qu’il ait des obligations à celui qui ne l’offense pas.

Ainsi, tout gouvernement libre et qui s’élève nouvellement a des gens de parti pour ennemis, tandis que ses amis ne le sont point. Pour remédier aux inconvénients et aux désordres que ces difficultés entraînent à leur suite, il n’y a pas de remède plus puissant, plus fort, plus sain, ni plus nécessaire, que de tuer les fils de Brutus, qui, ainsi que nous l’enseigne l’histoire, ne furent entraînés avec d’autres jeunes Romains à conspirer contre la patrie, que parce qu’ils ne pouvaient plus se prévaloir, sous les consuls comme sous les rois, d’un pouvoir illégitime. De manière que la liberté du peuple était pour eux comme une servitude.

Celui qui veut gouverner la multitude, sous une forme républicaine ou sous une forme monarchique, doit s’assurer de ceux qui se montrent ennemis du nouvel ordre de choses, s’il ne veut établir un gouvernement d’une existence éphémère. Il est vrai que je regarde comme réellement malheureux les princes qui, ayant la multitude pour ennemie, sont obligés, pour affermir leur puissance, d’employer des moyens extraordinaires. En effet, celui qui n’a d’ennemis que le petit nombre peut s’en assurer sans beaucoup de peine et sans éclat ; tandis que celui qui est l’objet de la haine générale n’est jamais sûr de rien ; et plus il se montre cruel, plus il affaiblit sa propre puissance. La voie la plus certaine est donc de chercher à gagner l’affection du peuple.

Ce que je viens de dire a peu de rapport, je le sais, avec le titre de ce chapitre, puisque je parle ici d’un prince et là d’une république ; néanmoins, pour ne plus revenir sur le même sujet, je veux en dire encore quelques mots.

Ainsi donc, un prince qui voudrait s’attacher un peuple qui serait son ennemi, — et je parle ici des princes qui se sont emparés du pouvoir dans leur patrie, — devrait examiner d’abord ce que le peuple désire. Il trouvera toujours qu’il veut surtout deux choses : la première est de se venger de ceux qui ont appesanti sur lui les chaînes de l’esclavage ; la dernière de recouvrer sa liberté.

Le prince peut remplir entièrement le premier de ces vœux, et satisfaire en partie au dernier. Quant au premier, je citerai l’exemple suivant.

Cléarque, tyran d’Héraclée, avait été chassé : pendant son exil, il s’éleva des dissensions entre le peuple et les grands. Ces derniers, se voyant les plus faibles, résolurent de favoriser Cléarque ; et, après s’être concertés avec lui, ils le ramenèrent dans Héraclée, malgré l’opposition du parti populaire, auquel ils ravirent la liberté. Dans cette situation, Cléarque, placé entre l’orgueil des grands, qu’il ne pouvait contenir ni réprimer, et la fureur du peuple profondément irrité de la perte de sa liberté, résolut tout à la fois de se délivrer de la gêne des grands et de gagner le peuple. Ayant saisi une occasion favorable, il tailla en pièces tous les nobles. A la grande joie de la multitude, dont il satisfaisait ainsi l’un des désirs les plus ardents, celui de se venger.

Le prince, ne pouvant contenter qu’en partie le désir qu’ont les peuples de recouvrer leur liberté, doit examiner les causes qui leur font désirer d’être libres : il verra que le plus petit nombre ne désire la liberté que pour commander, mais que le nombre infini des autres citoyens l’implore pour vivre avec sécurité. A l’égard des premiers, comme dans toutes les républiques, de quelque manière qu’elles soient organisées, quarante ou cinquante citoyens au plus peuvent parvenir au pouvoir, et que c’est un bien petit nombre, il est facile de s’en assurer, soit en les faisant disparaître, soit en leur accordant assez d’honneurs pour qu’ils puissent être satisfaits, jusqu’à un certain point, de leur situation présente. Quant à ceux qui ne veulent que vivre avec sécurité, il n’est pas difficile non plus de les contenter ; il suffit d’établir des lois et des institutions où la puissance du prince se trouve conciliée avec la sûreté de tous. Si un prince suit cette route, et que le peuple soit convaincu que lui-même ne cherche dans aucune circonstance à violer les lois, il commencera en peu de temps à vivre heureux et tranquille. On en voit un exemple frappant dans le royaume de France, dont la tranquillité ne repose que sur l’obligation où sont ses rois de se soumettre à une infinité de lois qui n’ont pour but que la sécurité des sujets. Dans ce royaume, les législateurs ont voulu que ses rois pussent disposer à leur gré des armées et des revenus, mais qu’en toute autre chose ils fussent obligés de se conformer aux lois.

En conséquence, le prince ou la république qui, dès le principe, n’a pas bien affermi son pouvoir, doit, ainsi que les Romains, saisir la première occasion favorable pour le faire. Quiconque laisse échapper cette occasion en éprouve bientôt un repentir tardif. Le peuple romain n’était point encore corrompu lorsqu’il recouvra sa liberté : il put la consolider, après la mort des fils de Brutus et la destruction des Tarquins, par tous les moyens et toutes les institutions que nous avons développés. Mais si ce peuple avait été corrompu, ni dans Rome, ni ailleurs, on n’eût trouvé de remèdes assez puissants pour la maintenir, ainsi que nous le démontrerons dans le chapitre suivant.