Ennéades (trad. Bouillet)/VI/Livre 6

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade VI, livre vi :
Des Nombres | Notes



LIVRE SIXIÈME.
DES NOMBRES.[1]

I. La multitude consiste-t-elle dans l’éloignement de l’unité (ἀπόστασις τοῦ ἑνός (apostasis tou henos)) ? L’infinité est-elle cet éloignement porté aux dernières limites parce qu’elle est une multitude innombrable ? S’ensuit-il que l’infinité soit un mal, et que nous soyons mauvais nous-mêmes quand nous sommes multitude ? — [Cela paraît probable :] car chaque être devient multiple quand, ne pouvant demeurer tourné vers lui-même, il s’épanche, il s’étend en se divisant ; perdant ainsi toute unité dans son expansion, il devient multitude, parce qu’il n’y a plus rien qui tienne ses parties unies entre elles. Si cependant il y a encore quelque chose qui tienne ses parties unies entre elles, alors, tout en s’épanchant, l’être demeure et il devient grandeur[2].

Mais quel mal y a-t-il dans la grandeur ? — Si l’être qui est devenu grand pouvait sentir, [il sentirait ce qui est survenu de mal en lui : car] il sentirait qu’il est sorti de lui-même, qu’il s’en est même beaucoup éloigné. Aucun être, en effet, ne cherche ce qui est autre que lui ; tout être se cherche lui-même. Le mouvement par lequel un être sort de lui-même a pour cause la témérité[3] ou la nécessité[4]. Chaque être existe au plus haut degré, non quand il devient multiple ou grand, mais quand il s’appartient ; or il s’appartient quand il se concentre en lui-même. Ce qui désire devenir grand d’une autre manière ignore en quoi consiste la vraie grandeur ; au lieu d’aller à son but légitime, il se tourne vers le dehors. Se tourner au contraire vers soi-même, c’est rester en soi. On en a la preuve dans ce qui participe à la grandeur : si l’être se développe de sorte que chacune de ses parties existe à part, chaque partie existera bien, mais l’être lui-même ne sera plus ce qu’il était à l’origine. Afin qu’il demeure ce qu’il est, il faut que toutes ses parties convergent vers l’unité, de manière que, pour être ce qu’il est par son essence, il ne doit pas être grand, mais un : lorsqu’il possède la grandeur et la quantité qui est en elle, il s’évanouit ; lorsqu’il possède l’unité, il se possède lui-même. Sans doute l’univers est à la fois grand et beau ; mais il n’est beau qu’autant que l’unité le contient et l’empêche de se perdre dans l’infini. D’ailleurs, s’il est beau, ce n’est pas parce qu’il est grand, mais parce qu’il participe à la beauté ; or, s’il a eu besoin de participer à la beauté, c’est parce qu’il est devenu grand : en effet, isolé de la beauté, et considéré en lui-même comme grand, il paraîtrait laid. À ce point de vue, ce qui est grand est avec la beauté dans le rapport de la matière avec la forme, parce que ce qui a besoin d’être orné est multiple ; par conséquent, ce qui est grand a d’autant plus besoin d’être orné et est d’autant plus laid [qu’il est plus grand].

II. Que faut-il donc penser de ce qu’on nomme le nombre de l’infini ? — Il faut commencer par examiner comment, s’il est infini, il peut être un nombre. En effet, les objets sensibles ne sont pas infinis, par conséquent, le nombre qui se trouve en eux ne saurait être infini, et celui qui les nombre ne nombre point l’infini. Les supposât-on deux fois plus nombreux ou beaucoup plus nombreux encore, on les déterminerait toujours ; si on les multiplie par rapport à l’avenir ou au passé, on les détermine encore. Dira-t-on que le nombre n’est pas infini d’une manière absolue, mais seulement [d’une manière relative] en ce sens qu’il est toujours possible d’y ajouter ? Mais celui qui nombre ne crée pas les nombres ; ils étaient déjà déterminés et ils existaient [avant d’être conçus par celui qui nombre][5]. Comme les êtres sont déterminés dans le monde intelligible, le nombre y est également déterminé par la quantité des êtres, De même que nous rendons l’homme multiple en lui ajoutant le beau et les autres choses de ce genre ; de même, à l’image de chaque essence intelligible nous faisons correspondre une image du nombre ; et de même que nous pouvons multiplier par la pensée une ville qui n’existe pas, de même nous multiplions les nombres ; quand nous nombrons les parties du temps, nous nous bornons à leur appliquer les nombres que nous avons en nous-mêmes et qui ne cessent pas pour cela de rester en nous.

III. Comment l’infini est-il arrivé à l’existence malgré sa nature d’infini ? car les choses qui sont arrivées à l’existence et qui subsistent ont été préalablement comprises dans un nombre. — Avant de répondre à cette question, il faut examiner si, lorsqu’elle fait partie des êtres véritables, la multitude peut être mauvaise. Là-haut, la multitude reste unie et est empêchée d’être complètement multitude, parce qu’elle est l’Être un ; mais celui-ci est inférieur à l’Un par cela même qu’il est multitude, et, de cette manière, il est imparfait par rapport à l’Un. Ainsi, n’ayant point la même nature que l’Un, mais une nature en quelque sorte dégradée [par rapport à lui], il lui est inférieur ; mais, par l’effet de l’unité qu’il tient de l’Un [puisqu’il est l’Être un], il a encore un caractère vénérable, il ramène à l’unité la multitude qu’il contient et il la fait subsister d’une manière immuable.

Comment donc l’infini peut-il se trouver dans le monde intelligible[6] ? Ou il se trouve parmi les êtres véritables, et alors il est déterminé ; ou il n’est point déterminé, et alors il ne se trouve pas parmi les êtres véritables, mais il doit être placé parmi les choses qui sont dans un devenir perpétuel, telles que le temps[7]. — L’infini est déterminé, mais il n’en est pas moins infini : car ce n’est pas le terme (ou le fini, τὸ πέρας (to peras)) qui reçoit la détermination, c’est l’infini[8] ; et il n’y a entre le terme et l’infini aucun intermédiaire qui reçoive la détermination. Cet infini fuit en quelque sorte l’idée du terme[9], mais il est contenu par ce qui l’embrasse extérieurement. Quand je dis qu’il fuit, je n’entends pas qu’il aille d’un lieu dans un autre (car il n’a point de lieu), mais je veux dire que le lieu a existé dès que cet infini a été embrassé[10]. Il ne faut pas s’imaginer que ce qu’on nomme le mouvement de l’infini consiste dans un déplacement, ni admettre que l’infini possède par lui-même aucune autre des choses qu’on peut nommer : ainsi l’infini ne saurait ni se mouvoir ni demeurer. Où demeurerait-il en effet, puisque le lieu qu’on désigne par le mot est postérieur à l’infini ? Si l’on attribue le mouvement à l’infini, c’est pour faire entendre que l’infini ne demeure pas. — Faut-il croire que l’infini est élevé dans un seul et même lieu, ou bien qu’il s’élève là-haut et descend ici-bas ? — Non : car c’est par rapport à un seul et même lieu que l’on s’imagine ce qui est élevé et ne descend pas[11], aussi bien que ce qui descend[12].

Comment donc peut-on concevoir l’infini ? — C’est en faisant par la pensée abstraction de la forme. — Que concevra-t-on alors ? — On concevra que l’infini est les contraires à la fois et qu’il n’est pas les contraires. On concevra qu’il est à la fois grand et petit : car l’infini devient les deux[13]. On le concevra aussi comme étant mû et comme étant stable[14] : car l’infini devient encore ces deux choses. Mais avant que l’infini devienne ces contraires, il n’est aucun des deux d’une manière déterminée ; sinon, c’est que vous l’auriez déterminé. En vertu de sa nature, l’infini est donc ces choses d’une manière indéterminée, infinie ; c’est à cette condition seulement qu’il paraîtra être les contraires. Si, appliquant votre pensée à l’infini, vous ne l’enlacez pas dans une détermination comme dans un filet, vous verrez l’infini vous échapper et vous ne trouverez en lui rien qui soit un : sinon, c’est que vous l’auriez déterminé. Si vous vous représentez l’infini comme un, il vous apparaît comme multiple ; si vous dites qu’il est multiple, il vous fait encore mentir : car, où chaque chose n’est pas une, toutes choses ne forment pas une multitude. Telle est encore la nature de l’infini que, selon une manière de le concevoir, il est mouvement, et selon une autre, stabilité : car la propriété qu’il a de ne pouvoir être vu par lui-même constitue un mouvement qui l’éloigne de l’intelligence[15] ; la propriété qu’il a de ne pouvoir échapper, d’être embrassé extérieurement, d’être circonscrit dans un cercle qu’il ne saurait franchir, constitue une espèce de stabilité. On ne peut donc attribuer à l’infini le mouvement sans lui attribuer aussi la stabilité.

IV. Examinons maintenant comment les nombres font partie du monde intelligible. Sont-ils inhérents aux autres formes ? Ou bien sont-ils de toute éternité les conséquences de l’existence de ces formes ? Dans le second cas, l’Être même possédant l’existence première, nous concevrions d’abord la monade ; puis, le Mouvement et la Stabilité émanant de lui, nous aurions la triade ; et chacun des autres intelligibles nous ferait ainsi concevoir quelqu’un des autres nombres. S’il n’en était pas ainsi, si une unité était inhérente à chaque intelligible, l’unité inhérente à l’Être premier serait la monade ; l’unité inhérente à ce qui vient après lui, s’il y a un ordre dans les intelligibles, serait la dyade ; enfin l’unité inhérente à un autre intelligible, à dix, par exemple, serait la décade. Cependant il ne saurait encore en être ainsi, mais chaque nombre est conçu comme existant par lui-même. — Dans ce cas, faut-il admettre que le nombre est antérieur aux autres intelligibles ou qu’il leur est postérieur ? — Platon dit à ce sujet que les hommes sont arrivés à la notion du nombre par la succession des jours et des nuits[16], et il rapporte ainsi à la diversité des choses la conception du nombre ; il semble donc enseigner que ce sont d’abord les objets nombres qui produisent le nombre par leur diversité, que le nombre résulte du mouvement de l’âme qui passe d’un objet à un autre et qu’il est ainsi engendré quand l’âme nombre, c’est-à-dire quand, parcourant les objets, elle se dit en elle-même : Voici un objet, en voici un autre ; tandis que, tant qu’elle pense à un seul et même objet, elle n’affirme que l’unité. Mais quand Platon dit que l’Essence est dans le Nombre véritable et que le Nombre est dans l’Essence[17], il veut enseigner que le Nombre a par lui-même une existence substantielle, qu’il n’est pas engendré dans l’âme qui nombre, mais que la variété des objets sensibles rappelle seulement à l’âme la notion du nombre.

V. Quelle est donc la nature du Nombre ? Est-il une conséquence et en quelque sorte un aspect de chaque essence, comme homme et un homme, être et un être[18] ? Peut-on dire la même chose de tous les intelligibles, et est-ce de là que naissent tous les nombres ? — Mais, s’il en est ainsi, comment existent là-haut la dyade et la triade ? Comment toutes choses sont-elles contemplées dans l’un, et comment le nombre, ayant une pareille nature, pourra-t-il être ramené à l’un ? Il y aura ainsi une multitude d’unités, mais aucun nombre ne sera ramené à l’un, excepté l’Un absolu. — La dyade, dira-t-on peut-être, est la chose ou plutôt un aspect de la chose qui possède deux puissances jointes ensemble, tel qu’est un composé ramené à l’unité, ou tels que les Pythagoriciens concevaient les nombres, qu’ils semblent avoir affirmés des choses par analogie : ils disaient que la justice, par exemple, était la tétrade[19], et de même pour le reste. De cette manière, ce serait plutôt à la multitude contenue dans la chose qui est une que serait lié le nombre qui serait un sous ce rapport, comme la décade, par exemple. Ce n’est cependant pas de cette façon que nous concevons dix : c’est en rassemblant des objets séparés et en disant qu’ils sont dix ; puis, si ces dix objets constituent une nouvelle unité, nous l’appelons décade. Il doit en être de même des nombres intelligibles. — Si les choses se passaient ainsi [répondrons-nous], si le Nombre n’était considéré que dans les choses, aurait-il encore une existence substantielle ? — Qui empêche, dira-t-on peut-être, que, bien que l’on considère le blanc dans les choses, le blanc n’ait cependant une existence substantielle ? On considère le Mouvement dans l’Être, et le Mouvement n’en a pas moins une existence substantielle dans l’Être. — Il n’en est pas du Nombre comme du Mouvement : car nous avons démontré que le Mouvement considéré ainsi en soi est quelque chose d’un[20]. D’ailleurs, si l’on n’attribue au Nombre qu’une pareille existence, il cesse d’être une essence pour devenir un accident, et encore n’est-il pas un pur accident : car ce qui est accident doit être quelque chose avant d’être l’accident d’une substance ; tout en étant inséparable, il a par soi sa nature propre, comme la blancheur, et avant d’être affirmé d’une autre chose, il est déjà ce qu’il est affirmé. Par conséquent, si l’un est dans chaque être, un homme n’est pas la même chose qu’homme ; si l’un est autre chose que l’homme[21] et que chacun des autres êtres, s’il est quelque chose de commun à tous les êtres, l’un doit être antérieur à l’homme et à chacun des autres êtres, afin que l’homme et chacun des autres êtres puisse être un. L’un est donc antérieur au Mouvement, puisque le Mouvement est un, et pareillement à l’Être, afin que l’Être soit également un : je ne parle pas ici de l’Un absolu que nous reconnaissons supérieur à l’Être, mais de l’un qui est affirmé de chaque forme intelligible. De même, au-dessus de ce dont la décade est affirmée existe la décade en soi (αὐτοδεϰάς (autodekas)) : car ce dans quoi on aperçoit la décade ne saurait être la décade en soi.

L’un est-il donc inhérent aux êtres et subsiste-t-il avec eux ? S’il est inhérent aux êtres ou s’il en est un accident, comme la santé est un accident de l’homme, il doit être quelque chose par lui-même [comme l’est la santé]. Si l’un est un élément du composé, il devra d’abord exister et être un par soi, afin de pouvoir s’unir à une autre chose ; ensuite, étant mêlé à cette autre chose qu’il a rendue une, il ne sera plus réellement un, il deviendra par là même deux. Comment d’ailleurs cela s’appliquera-t-il à la décade ? Quel besoin a de la décade ce qui est déjà décade en vertu de la puissance qu’il possède ? Recevra-t-il sa forme de la décade ? S’il en est la matière, s’il n’est dix et décade que par la présence de la décade, il faut que la décade existe d’abord en soi, à l’état de décade pure et simple.

VI. Mais si, indépendamment des choses elles-mêmes, il y a l’Un en soi et la Décade en soi, et si les intelligibles, indépendamment de ce qu’ils sont par leur essence, sont les uns des unités, les autres des dyades et des triades, quelle est la nature de ces nombres ? Comment est-elle constituée ? — Il faut admettre qu’une certaine raison préside à la génération de ces nombres. Il est donc nécessaire de bien comprendre qu’en général, si les formes intelligibles existent, ce n’est pas parce que le principe pensant a d’abord pensé chacune d’elles, et par sa pensée leur a donné l’existence : car la justice n’est pas née parce que le principe pensant a pensé ce qu’est la justice, ni le mouvement parce que ce principe a pensé ce qu’est le mouvement. Ainsi il fallait que la pensée fût postérieure à la chose pensée, que la pensée de la justice, par exemple, fût postérieure à la justice. D’un autre côté, la pensée est antérieure à la chose qui doit son existence à la pensée, puisque cette chose n’existe que parce qu’elle est pensée. Si donc la justice était identique à une telle pensée, il serait absurde que la justice ne fût rien autre chose que sa définition : car en ce cas, penser la justice ou le mouvement, serait-ce autre chose que concevoir [par une définition] ce qu’est chacun de ces objets ? Or cela reviendrait à concevoir la définition d’une chose qui n’existe pas, ce qui est impossible.

Si l’on dit que, dans ce qui est immatériel, la connaissance et la chose connue ne font qu’un[22], il ne faut pas entendre que c’est la connaissance de la chose qui est la chose même, ni que la raison qui contemple un objet est cet objet même, mais plutôt, en sens inverse, que c’est la chose qui, étant sans matière, est purement intelligible et intellection : je ne parle pas ici de cette intellection qui n’est qu’une définition ou une intuition de la chose, mais je dis que la chose même, telle qu’elle existe dans le monde intelligible, n’est qu’intelligence et connaissance. Ce n’est pas la connaissance qui s’applique à l’intelligible, c’est la chose elle-même qui fait que la connaissance [que la raison en a] ne demeure pas différente d’elle (comme la connaissance d’un objet matériel demeure différente de cet objet), qu’elle est une connaissance véritable, c’est-à-dire une connaissance qui n’est pas une simple image de la chose connue, mais bien cette chose même[23]. Ce n’est donc pas la pensée du mouvement qui a produit le Mouvement en soi, mais le Mouvement en soi qui a produit la pensée, de telle sorte que la pensée se pense comme mouvement et comme pensée. D’un côté, le Mouvement intelligible est pensé par l’Être intelligible ; d’un autre côté, il est Mouvement en soi, parce qu’il est premier (car il n’y a pas de mouvement antérieur à lui) ; il est le Mouvement véritable, parce qu’il n’est point l’accident d’un sujet, mais qu’il est l’acte de l’Être qui se meut et qui possède l’existence actuelle ; il est donc essence, bien qu’il se conçoive comme différent de l’Être. De même, la Justice n’est pas la simple pensée de la justice : elle est une certaine disposition de l’Intelligence, ou plutôt elle est un acte d’une nature déterminée. La face de la Justice est plus belle que l’étoile du soir et que celle du matin et que toute beauté visible[24]. On peut donc se figurer la Justice comme une statue intellectuelle, qui est sortie d’elle-même et s’est manifestée telle qu’elle est en elle-même, ou plutôt qui subsiste essentiellement en elle-même.

VII. Il faut en effet concevoir les intelligibles subsistant dans une Essence unique, et une Essence unique possédant et embrassant toutes les essences[25]. Là, chaque chose n’est pas séparée des autres (comme dans le monde sensible, où le soleil, la lune et tous les autres objets occupent chacun un lieu différent), mais toutes choses existent ensemble dans l’unité : telle est la nature de l’Intelligence. L’Âme [universelle] l’imite sous ce rapport, comme le fait aussi la puissance appelée la Nature, conformément à laquelle et par la vertu de laquelle les individus sont engendrés chacun dans un lieu différent, tandis qu’elle demeure en elle-même. Mais, quoique toutes choses existent ensemble [dans l’unité de l’Intelligence], chacune d’elles n’en est pas moins distincte des autres. Or, ces choses qui subsistent dans l'Intelligence et l’Essence, l’Intelligence qui les possède les voit en elle-même, non parce qu’elle les considère, mais parce qu’elle les possède sans avoir besoin de les distinguer les unes des autres : car elles sont distinctes en elle de toute éternité. Nous croyons à l’existence de ces choses sur la foi de ceux qui les admirent parce qu’ils y ont participé. Quant à la grandeur et à la beauté du monde intelligible, nous en pouvons juger par l’amour que l’âme éprouve pour lui ; et si les autres choses éprouvent de l’amour pour l’âme, c’est parce qu’elle a elle-même une nature intellectuelle, et que par elle les autres choses peuvent dans une certaine mesure devenir semblables à l’Intelligence. Comment admettre en effet qu’il y ait ici-bas un animal doué de beauté, sans reconnaître que l’Animal même [le monde intelligible][26] possède une beauté admirable et vraiment ineffable ? Enfin l’Animal parfait est composé de tous les animaux, ou plutôt il embrasse en son sein tous les animaux ; il est un et en même temps il égale en nombre tous les animaux ; de même que notre univers est un et en même temps est univers visible, parce qu’il renferme toutes les choses qui sont dans l’univers visible.

VIII. Puis donc que l’Animal possède l’existence première, qu’il est ainsi à la fois Animal même, Intelligence et Essence véritable, et que nous affirmons qu’il contient tous les animaux, tous les nombres, le Juste même, le Beau même, et les autres essences de cette espèce (car, dans l’Animal même, nous distinguons et l’Homme même, et le Nombre même, et le Juste même), nous avons à déterminer, autant qu’on peut le faire en ces matières, dans quelle condition se trouve chaque intelligible et ce qu’il est.

[Pour résoudre cette question,] commençons par écarter la sensation, et contemplons l’Intelligence avec l’intelligence seule. Surtout concevons bien que, de même qu’en nous la vie et l’intelligence ne consistent pas dans une masse corporelle, mais dans une puissance qui n’a point de masse, de même l’Essence véritable est dépouillée de toute étendue corporelle et constitue une puissance fondée sur elle-même[27] : elle ne consiste pas en effet dans une chose sans force, mais dans une puissance souverainement vitale et intellectuelle, qui possède le plus haut degré de la vie, de l’intelligence et de l’essence. Aussi, celui qui touche cette puissance participe-t-il aux mêmes caractères selon la manière dont il la touche : à un degré plus élevé, s’il la touche de plus près ; à un degré plus bas, s’il la touche de plus loin. Si l’existence est désirable, l’existence plus complète est plus désirable encore. De même, si l’intelligence mérite d’être désirée, l’intelligence parfaite mérite d’être désirée par-dessus tout, et il en est de même pour les divers degrés de la vie[28]. Puis donc que l’Être est premier, qu’il faut assigner le premier rang à l’Être, le second à l’Intelligence, et le troisième à l’Animal[29] (car celui-ci parait déjà contenir toutes choses, et l’Intelligence occupe justement le second rang, puisqu’elle est l’acte de l’Être), le Nombre ne saurait exister dans l’Animal : car avant l’Animal il y a déjà un et deux [l’Être et l’Intelligence] ; le Nombre ne saurait non plus exister dans l’Intelligence : car avant l’Intelligence il y a l’Être qui est un et multiple. [Le Nombre doit donc exister dans l’Être premier.]

IX. Il nous reste à chercher si c’est l’Essence qui en se divisant a engendré le Nombre, ou si c’est le Nombre qui a divisé l’Essence. [De deux choses l’une : ] ou l’Essence, le Mouvement, la Stabilité, la Différence, l’Identité ont engendré le Nombre, ou c’est le Nombre qui a engendré tous ces genres.

Voici quel doit être le point de départ de cette discussion. Est-il possible que le Nombre existe en soi, ou bien faut-il contempler deux dans deux objets, trois dans trois objets, et ainsi de suite ? La même question s’élève au sujet d’un considéré dans les nombres : car si le Nombre peut exister en soi indépendamment des choses nombrées[30], il peut aussi exister antérieurement aux essences. Le Nombre existe-t-il donc avant l’Être ? Peut-être vaut-il mieux accorder pour le moment que le Nombre est postérieur à l’Être et qu’il en procède[31]. Mais alors si l’Être est un être, si deux êtres sont deux êtres, l’un précédera l’Être, et le nombre, les êtres[32]. — Est-ce dans la pensée et dans la conception seulement [que le Nombre précédera les êtres], ou bien est-ce aussi dans l’existence ? — Voici la réflexion qu’il faut faire à ce sujet. Quand on conçoit un homme comme étant un, le beau comme étant un, l’un que l’on conçoit dans ces deux êtres est une chose postérieure. De même, quand on considère à la fois un chien et un cheval, ici encore deux est évidemment une chose postérieure. Mais si vous engendrez l’homme, si vous engendrez un chien et un cheval, ou si vous les produisez au dehors quand ils existent déjà en vous, sans d’ailleurs les engendrer ni les produire au hasard, vous direz : Il faut aller vers un être, puis passer à un autre et faire deux, puis faire encore un autre être en ajoutant ma personne. De même, les êtres n’ont pas été nombres après qu’ils ont été créés, mais, avant qu’ils fussent créés, on voyait déjà combien il convenait d’en créer.

Le Nombre universel existait donc avant les êtres ; par conséquent, n’était pas les êtres. Sans doute, le Nombre était dans l’Être ; mais il n’était pas encore le Nombre de l’Être : car l’Être était encore un. Mais la puissance du Nombre qui existait en lui l’a divisé, et lui a fait enfanter la multitude. Le Nombre est en effet ou l’essence de l’Être ou son acte ; l’Animal même et l’Intelligence sont nombre. L’Être est le nombre uni [enveloppé], et les êtres sont le nombre développé ; l’Intelligence est le nombre qui se meut en soi-même et l’Animal est le nombre qui contient. Étant né de l’Un, l’Être doit être nombre comme il l’était dans l’Un[33]. C’est pourquoi [les Pythagoriciens] appelaient les idées des unités et des nombres[34].

Tel est le Nombre essentiel οὐσιώδης ἀριθμὸς (ousiôdês arithmos)). L’autre espèce de nombre, qu’on appelle nombre composé d’unités (μοναδιϰός (monadikos)), n’est qu’une image de celui-ci. Le Nombre essentiel est contemplé dans les formes intelligibles et il concourt à les engendrer ; d’un autre côté, il existe primitivement dans l’Être, et avec l’Être, et avant les êtres. C’est en lui que ceux-ci ont leur base, leur source, leur racine, leur principe[35]. En effet, l’Être a l’Un pour principe et repose en lui ; sans cela, il s’évanouirait[36]. L’Un au contraire ne repose pas sur l’Être ; sinon, l’Être serait un avant de participer à l’Un ; de même, ce qui participe à la Décade serait déjà décade avant de participer à la Décade.

X. Subsistant dans la multitude, l’Être est donc devenu Nombre quand il s’est éveillé à la multiplicité, parce qu’il avait déjà en lui une sorte de préformation et de représentation des êtres qu’il était prêt à produire, qu’il offrait en lui aux unités une sorte de lieu pour les choses dont elles devaient être le fondement[37]. Quand on dit tant d’or ou tant d’autres objets, l’or est un, et l’on ne veut pas, du nombre faire de l’or, mais de l’or faire un nombre ; c’est parce qu’on possède déjà le nombre qu’on cherche à l’appliquer à l’or, afin d’en déterminer la quantité. Si les êtres étaient antérieurs au Nombre, et que le Nombre fût contemplé en eux quand la puissance qui nombre parcourt les objets à nombrer, le Nombre des êtres, tel qu’il est, serait accidentel au lieu d’être déterminé par avance. S’il n’en est pas ainsi, c’est que le Nombre, précédant les êtres, détermine combien il en doit exister ; c’est-à-dire que, par cela seul que le Nombre existe primitivement, les êtres qui sont produits subissent la condition d’être tant, et chacun d’eux participe de l’Un pour être un. Or tout être vient de l’Être parce que l’Être est être par lui-même ; de même, l’Un est un par lui-même. Si chaque être est un, et que la multitude des êtres pris ensemble soit l’un qui se trouve en eux, ils sont un comme la triade est une, et tous les êtres sont ainsi un, non comme l’est la monade, mais comme l’est un mille ou tout autre nombre. Celui qui, en nombrant des choses produites, énonce qu’il y en a mille prétend ne faire qu’énoncer ce que lui disent les choses, comme s’il indiquait leurs couleurs, tandis qu’il ne fait réellement qu’exprimer une conception de sa raison ; sans elle, il ne saurait pas quelle multitude il y a. Pourquoi parle-t-il donc ainsi ? C’est qu’il sait nombrer ; or il le sait s’il connaît le nombre, et il ne connaît le nombre que si le nombre existe. Mais ignorer ce qu’est le nombre, du moins sous le rapport de la quantité, ce serait ridicule, impossible même.

Quand on parle de biens, ou l’on désigne les objets qui sont tels par eux-mêmes, ou l’on affirme que le bien est leur attribut. Si l’on désigne les biens du premier ordre[38], on parle de la première hypostase (ὑπόστασις ἡ πρώτη (hupostasis hê prôtê)) ; si l’on désigne les choses dont le bien est l’attribut, il faut qu’il existe une nature du bien qui leur soit attribuée, ou qui produise en elles ce caractère, ou qui soit le Bien même, ou qui, engendrant le bien, demeure cependant en sa propre nature. De même, quand au sujet des êtres on parle de décade, ou l’on désigne la Décade en soi, ou bien, si l’on désigne les choses dont la décade est attribut, on est forcé de reconnaître qu’il y a une Décade en soi, qui a pour essence d’être décade. Il en résulte que, si l’on donne à des êtres le nom de décade, ou ces êtres sont la Décade en soi, ou bien ils ont au-dessus d’eux une autre décade dont l’essence est d’être la Décade en soi.

En général, toute chose qui est affirmée d’un objet, ou lui vient d’ailleurs ou est son acte. Si par sa nature elle n’est pas tantôt présente et tantôt absente, si elle est toujours présente, elle est une essence quand l’objet est lui-même essence. Si l’on refuse de la reconnaître pour une essence, on accordera du moins qu’elle fait partie des êtres, qu’elle est un être. Or, si l’objet peut être conçu sans la chose qui est son acte, cette chose existe néanmoins en même temps que lui, quoique dans la pensée elle puisse être conçue après lui. Si l’objet ne peut être conçu sans cette chose, comme homme ne peut être conçu sans un, en ce cas un n’est pas postérieur à homme, mais il existe en même temps que lui, ou même avant lui, puisque c’est par lui que l’homme subsiste. Quant à nous, nous reconnaissons l’Un et le Nombre comme antérieurs [à l’Être un et aux êtres][39].

XI. Mais, dira-t-on peut-être, la décade n’est autre chose que dix unités. — Si l’on accorde que l’un existe, pourquoi ne pas reconnaître aussi l’existence de dix unités ? Puisque l’unité suprême [l’unité de l’Être premier] possède l’existence, pourquoi n’en serait-il pas de même des autres unités [des unités complexes qui se trouvent chacune dans un des êtres] ? Il ne faut pas supposer que l’unité suprême soit liée à un seul être : car dans ce cas chacun des autres êtres ne serait plus un. S’il faut que chacun des autres êtres soit un, l’un est commun à tous les êtres : c’est là cette nature unique qui s’affirme des êtres multiples et qui doit, comme nous l’avons expliqué, subsister en soi [dans l’Être premier] avant l’un qui est dans les êtres multiples[40].

Comme l’unité est vue dans tel être, puis dans tel autre encore, si la seconde unité subsiste aussi, l’unité suprême [de l’Être premier] ne possédera pas seule l’existence, et il y aura ainsi une multitude d’unités [comme il y a une multitude d’êtres]. Si l’on n’admet que l’existence de l’unité première, celle-ci existera dans l’Être en soi ou bien dans l’Un en soi. Si elle existe dans l’Être en soi, les autres unités [qui existent dans les autres êtres] seront alors homonymes et ne se trouveront plus subordonnées à l’unité première ; ou bien le Nombre sera composé d’unités dissemblables, et les unités différeront les unes des autres en tant qu’unités. Si l’unité première existe déjà dans l’Un en soi, quel besoin l’Un en soi aura-t-il de cette unité pour être un ? Si tout cela est impossible, il faut reconnaître l’existence de l’Un qui est purement et simplement un, qui est indépendant de tous les autres êtres par son essence, qui est nommé l’Un par excellence et conçu comme tel. Si l’Un existe là-haut sans objet qu’on nomme un, pourquoi ne subsisterait-il pas aussi là-haut un autre un [l’un de l’Être premier] ? Pourquoi tous les êtres, étant un chacun séparément, ne constitueraient-ils pas une multitude d’unités, qui fussent l’un-multiple ? Comme la nature [de l’Être premier] engendre, ou plutôt comme elle a [de toute éternité] engendré, ou du moins ne s’est pas bornée à une des choses qu’elle a engendrées, rendant ainsi l’un [de l’Être premier] en quelque sorte continu, si elle circonscrit [ce qu’elle produit] et qu’elle s’arrête promptement dans sa procession, elle engendre les petits nombres ; si elle s’avance plus loin, en se mouvant non dans des choses étrangères, mais en elle-même, elle engendre les grands nombres. Elle met ainsi chaque pluralité et chaque être en harmonie avec chaque nombre, sachant bien que, si les êtres n’étaient pas chacun en harmonie avec un nombre, ou ils n’existeraient pas, ou bien ils n’auraient ni proportion, ni mesure, ni raison.

XII. L’un (τὸ ἒν (to en)) et l’unité (ἡ μονὰς (hê monas)), dira-t-on, n’ont point d’existence. Partout l’un est quelque chose d’un. Il n’y a là qu’une simple modification éprouvée par notre âme en présence de chaque être[41]. — Qui empêche alors de soutenir également que, lorsqu’on affirme l’être, il n’y a là qu’une simple modification de notre âme, que l’être n’est absolument rien ? Si l’on admet que l’être existe parce qu’il excite et frappe notre âme qui se le représente alors, nous voyons que l’âme est également frappée par l’un et se le représente. Il faut en outre demander [à l’auteur de l’objection] si cette modification ou cette conception de notre âme nous apparaît comme étant unité ou comme étant multitude. Bien plus, nous disons quelquefois qu’un objet n’est pas un : évidemment nous ne tirons pas alors de l’objet la notion de l’un, puisque nous affirmons que l’un n’est pas en lui. Nous avons donc l’un en nous, et cet un est en nous sans l’objet qui est appelé quelque chose d’un.

Mais, objectera-t-on, si nous avons l’un en notre âme, c’est que nous recevons de l’objet extérieur une notion et une image, qui est une conception fournie par cet objet.

Comme les philosophes qui professent cette opinion font une seule espèce de l’un et du nombre, qu’ils ne leur accordent point d’autre existence [que d’être conçus par notre âme], si toutefois ils leur accordent un mode quelconque d’existence, c’est le moment d’examiner leur opinion[42]. Ils disent donc que la notion ou la conception que nous avons de l’un et du nombre nous vient des objets mêmes, est une notion a posteriori comme les notions de cela[43], de quelque chose, de foule, de fête, d’armée, de multitude : car, de même que la multitude n’est rien sans les objets multiples, ni la fête sans les hommes qui sont rassemblés et célèbrent la cérémonie religieuse, de même l’un n’est rien sans un objet un, quand nous affirmons l’un en le concevant seul, abstraction faite de tout le reste. Les partisans de cette opinion citeront beaucoup d’exemples du même genre, comme le côté droit, le haut, et leurs contraires. Quelle réalité en effet [pour parler comme eux] le côté droit a-t-il en dehors de ce qu’une personne se tient ou est assise ici, et une autre là[44] ? Il en est de même du haut ; le haut désigne de préférence telle partie de l’univers, et le bas telle autre partie[45].

À cette argumentation nous répondrons d’abord qu’il y a un certain mode d’existence dans les choses mêmes dont on vient de parler, mais que ce mode d’existence n’est point identique dans toutes ces choses[46], si on les considère soit les unes par rapport aux autres, soit chacune par rapport à l’un qui est dans toutes. Ensuite, nous allons réfuter un à un les arguments qui nous sont opposés.

XIII. D’abord, comment est-il raisonnable de soutenir que la notion du sujet un nous vient du sujet même [qui est en], de l’homme visible, par exemple, ou d’un autre animal, ou même d’une pierre ? Évidemment, autre chose est l’homme visible, autre chose l’un, qu’on ne saurait identifier avec lui [comme on le prétend[47]] : sans cela, l’entendement n’affirmerait pas l’un du non-homme. Ensuite, de même que pour le côté droit et les autres choses semblables l’entendement n’opère pas sur le vide, mais voit une différence de position quand il nous dit que tel objet est ici et que tel autre est là[48] ; de même, il voit aussi quelque chose quand il dit qu’un objet est un : car il n’éprouve point là une affection qui soit vaine, et il n’affirme pas l’un sans fondement. Il ne faut pas croire que l’entendement dise que l’objet est un parce qu’il voit qu’il est seul et qu’il n’y en a pas un autre : car, en disant qu’il n’y en a pas un autre, l’entendement affirme implicitement que l’autre est un. Ensuite, les notions d’autre et de différent sont des notions postérieures à celle de l’un : si l’entendement ne s’élevait pas à l’un, il n’affirmerait point l’autre ni le différent ; quand il affirme qu’un objet est seul, il dit : Il y a un seul objet ; il affirme donc un avant seul. En outre, l’entendement qui affirme est lui-même un être un avant d’affirmer l’un d’un autre être, et l’être dont il parle est également un avant que l’entendement affirme ou conçoive quelque chose sur lui. Il faut que cet être soit un ou plusieurs : s’il est plusieurs, l’un est nécessairement antérieur, puisque, quand l’entendement affirme qu’il y a pluralité, il affirme évidemment qu’il y a plus d’un ; de même, quand il dit qu’une armée est une multitude, il conçoit les soldats ordonnés en un corps. Par ce dernier exemple, on voit que l’entendement [en disant un corps] ne laisse pas la multitude rester multitude, et qu’il manifeste ainsi l’existence de l’un : car, soit en donnant[49] à la multitude l’un qu’elle n’a pas, soit en découvrant rapidement l’un dans l’arrangement [qui fait de la multitude un corps], l’entendement ramène la multitude à l’un. Il ne se trompe pas ici à l’égard de l’un, pas plus que lorsqu’il dit d’un bâtiment formé d’une multitude de pierres qu’il est un ; un bâtiment est d’ailleurs plus un qu’une armée[50]. Si l’un est à un plus haut degré dans ce qui est continu, et à un plus haut degré encore dans ce qui n’est pas divisible[51], évidemment cela n’a lieu que parce que l’un a une nature réelle et possède l’existence : car il n’y a pas de plus et de moins dans ce qui n’existe pas.

De même que, lorsque nous affirmons l’existence substantielle de chaque chose sensible comme de chaque chose intelligible, nous l’affirmons cependant à un plus haut degré des choses intelligibles, attribuant ainsi un plus haut degré de substantialité aux êtres [véritables qu’aux substances sensibles] et aux substances sensibles qu’aux autres genres [de l’être sensible] ; de même, voyant clairement l’un dans les êtres sensibles et à un plus haut degré encore dans les êtres intelligibles, nous reconnaissons que l’un existe dans tous ses modes et nous les rapportons tous à l’Un en soi. En outre, de même que la substance et l’existence ne sont rien de sensible quoique les choses sensibles y participent, de même l’un, quoiqu’il se trouve par participation dans les choses sensibles, n’en est pas moins un intelligible. L’entendement le saisit par une conception intellectuelle : en voyant une chose [qui est sensible], il en conçoit aussi une autre qu’il ne voit pas [parce qu’elle est intelligible] ; il connaissait donc cette chose d’avance ; s’il la connaissait d’avance, il était donc cette chose, il était identique à ce dont il affirme l’existence. Quand il dit : un certain objet, il affirme l’un, comme lorsqu’il parle de certains objets, il dit qu’ils sont deux ou plusieurs. Si donc on ne peut concevoir quelque objet que ce soit sans un, ou deux, ou un autre nombre, on ne saurait soutenir que la chose sans laquelle on ne peut rien affirmer ni concevoir n’existe en aucune manière. Nous ne pouvons en effet refuser l’existence à la chose sans l’existence de laquelle nous ne saurions rien affirmer ni concevoir. Or, ce qui est partout nécessaire pour parler et pour concevoir doit être antérieur à la parole et à la conception, afin de concourir à leur production. Si de plus cette chose est nécessaire à l’existence de chaque être (car il n’y a point d’être qui ne soit un), elle est antérieure à l’essence et elle l’engendre. C’est pourquoi on dit : un être, au lieu d’énoncer d’abord être, puis un : car dans l’être il faut qu’il y ait un pour qu’il y ait plusieurs ; mais [la réciproque n’a pas lieu] l’un ne contient pas l’être, à moins qu’il ne le produise lui-même en s’appliquant à l’engendrer. De même, le mot cela [employé pour désigner un objet] n’est pas un mot dénué de sens : car, au lieu de nommer l’objet, il énonce son existence, sa présence, son essence ou quelque autre de ses manières d’être. Le mot cela n’exprime donc pas une chose sans réalité, il n’énonce pas une conception vide, mais il désigne l’objet comme pourrait le faire le nom propre.

XIV. Quant à ceux qui de l’un font un relatif, on peut leur répondre que l’un ne saurait perdre sa nature propre par suite de l’affection qu’un autre être éprouve sans qu’il soit lui-même affecté. Pour qu’il cesse d’être un, il faut qu’il éprouve la privation de l’unité en se divisant en deux ou plusieurs. Si, étant divisée, une masse devient deux sans être détruite en tant que masse, évidemment il y avait en elle outre le sujet l’unité, et elle l’a perdue parce que l’unité a été détruite par la division. Or cette même chose qui tantôt est présente et tantôt disparaît, nous devons la mettre au nombre des êtres partout où elle se trouve, et reconnaître que, bien qu’elle puisse être un accident des autres objets, elle existe néanmoins par elle-même, soit qu’elle se manifeste dans les êtres sensibles, soit qu’elle se trouve dans les êtres intelligibles : elle n’est qu’un accident dans les êtres postérieurs [les êtres sensibles], mais elle existe en soi dans les êtres intelligibles, surtout dans l’Être premier, puisqu’il est d’abord un, puis être.

Si l’on dit que, sans rien éprouver lui-même, l’un, par la simple addition d’une autre chose, n’est plus un, mais devient deux, on tombe dans l’erreur[52] : car l’un n’est pas devenu deux, pas plus que ce qui lui a été ajouté ou ce à quoi il a été ajouté ; chacun d’eux demeure un, tel qu’il était, mais deux est affirmé de leur ensemble, et un de chacun d’eux pris séparément. Deux n’est donc point par sa nature une relation, non plus que la dyade[53]. Si la dyade consistait dans la réunion [de deux objets], et qu’être réunis fût identique à faire deux, en ce cas la réunion constituerait deux, ainsi que la dyade. Or la dyade nous apparaît également dans un état contraire [à celui de la réunion de deux objets] : car deux peut être produit par la division d’un seul objet. Deux n’est donc ni réunion ni division, comme il le faudrait pour qu’il fût une relation. Le même raisonnement s’applique à tout nombre : car, lorsque c’est une relation qui engendre une chose, il est impossible que la relation contraire engendre la même chose et par conséquent que cette chose elle-même soit la relation.

Quelle est donc la cause principale [en vertu de laquelle les objets participent aux nombres] ? Un être est un par la présence de l’un, et deux par la présence de la dyade, comme il est blanc par la présence de la blancheur, beau par celle du beau, et juste par celle du juste. Si l’on n’admet point cela, on sera réduit à soutenir que le blanc, le beau, le juste ne sont rien de réel, mais n’ont pour causes que de simples relations ; que le juste consiste dans telle relation avec tel ou tel être ; que le beau n’a pas d’autre fondement que l’affection que nous éprouvons, que l’objet qui paraît beau n’a, soit par sa nature, soit par emprunt, rien qui soit capable de produire cette affection. Quand vous voyez un objet qui est un et que vous appelez un, il est en même temps grand, beau, et susceptible de recevoir une foule d’autres qualifications. Or, pourquoi l’un ne serait-il pas dans l’objet comme le grand et la grandeur, le doux et l’amer, ainsi que les autres qualités ? On n’a point le droit d’admettre que la qualité, quelle qu’elle soit, fait partie du nombre des êtres, tandis que la quantité en serait exclue, ni que la quantité continue est quantité, tandis que la quantité discrète ne serait point quantité ; et cela d’autant moins que la quantité continue est mesurée par la quantité discrète. Ainsi, de même qu’un objet est grand par la présence de la grandeur, de même il est un par celle de l’un, il est deux par celle de la dyade, [dix par celle de la décade][54], etc.

Si l’on demande comment s’opère la participation des choses à l’un et aux nombres, nous répondrons que cette question se rattache à la question générale de la participation des choses aux formes intelligibles. Du reste, il faut admettre que la décade se présente sous des aspects divers selon qu’on la considère comme existant soit dans les quantités discrètes, soit dans les quantités continues, soit dans tant de grandes forces ramenées à l’unité, soit enfin dans les intelligibles auxquels on s’élève ensuite. C’est en eux en effet qu’on trouve les nombres véritables[55] (ἀληθέστατοι (alêsthetatoi) ἀριθμοί (arithmoi)), qui, au lieu d’être considérés dans d’autres êtres, existent en eux-mêmes : telle est la Décade en soi (αὐτοδεϰάς (autodekas)), qui existe par elle-même, au lieu d’être simplement une décade composée de quelques intelligibles[56].

XV. Revenons maintenant à ce que nous avons dit en commençant. L’Être universel et véritable est Être, Intelligence et Animal parfait ; il est en même temps tous les animaux. Notre univers, qui est aussi un animal, imite par son unité, autant qu’il le peut, l’unité de l’Animal parfait : je dis autant qu’il le peut, parce que par sa nature le monde sensible s’est écarté de l’unité du monde intelligible ; sinon, il ne serait pas le monde sensible. Il faut en outre que l’Animal universel soit le Nombre universel : car s’il n’était pas un nombre parfait, il lui manquerait quelque nombre ; et, s’il ne contenait pas le nombre total des animaux, il ne serait pas l’Animal parfait. Le Nombre existe donc avant tout animal et avant l’Animal universel. L’homme et les autres animaux sont dans le monde intelligible, en tant qu’ils sont animaux et que le monde intelligible est l’Animal universel : car l’homme, même ici-bas, est une partie de l’Animal, en tant qu’il est lui-même animal et que l’Animal est universel ; les autres animaux sont également dans l’Animal, en tant que chacun d’eux est animal.

De même, l’Intelligence, en tant qu’Intelligence, contient toutes les intelligences individuelles en qualité de parties[57] ; or celles-ci forment un nombre ; par conséquent, le nombre qui est dans l’Intelligence n’occupe pas le premier degré. En tant que le nombre est dans l’Intelligence, il est égal à la quantité des actes de l’Intelligence ; or, ces actes sont la sagesse, la justice, et les autres vertus, enfin la science et toutes les essences dont la possession fait de l’Intelligence l’Intelligence véritable. Comment donc [si la science existe dans l’Intelligence] se peut-il qu’elle ne soit pas là dans un principe autre qu’elle-même ? C’est que, dans l’Intelligence, ce qui sait, ce qui est su et la science sont une seule et même chose ; et il en est de même en elle pour tout le reste. C’est pourquoi chaque essence existe au premier degré dans l’Intelligence ; en elle la justice, par exemple, n’est pas un accident, quoiqu’elle soit un accident dans l’âme, en tant qu’âme : car les intelligibles sont en puissance dans l’âme [tant qu’elle demeure simplement âme], et ils sont en acte quand l’âme s’élève à l’Intelligence et habite avec elle[58].

Outre l’Intelligence, et antérieurement à elle, existe l’Être ; il contient le Nombre, avec lequel il engendre les êtres : car il les engendre en se mouvant selon le Nombre[59], constituant ainsi les nombres avant de donner l’existence aux êtres, de même que l’unité [de l’Être] précède l’existence de l’Être et le relie au Premier [à l’Un absolu]. Les nombres ne relient point les autres choses au Premier : il suffit que l’Être lui soit relié, parce que l’Être, en devenant Nombre, rattache à lui-même tous les êtres. S’il est divisé, ce n’est pas en tant qu’il est un (car son unité est permanente) ; mais, s’étant divisé conformément à sa nature en autant de choses qu’il l’a voulu, il a vu en combien de choses il s’était divisé, et par là il a engendré le Nombre qui existe en lui : car il s’est divisé en vertu des puissances du Nombre, et il a engendré autant d’êtres que le Nombre le comportait.

Le Nombre premier et véritable est donc la source et le principe[60] de l’existence pour les êtres. C’est pourquoi, même ici-bas, la génération de chaque chose est réglée par des nombres[61], et, avec un nombre différent, c’est une autre chose qui est engendrée, ou rien ne peut plus être engendré. Tels sont les nombres premiers, en tant qu’ils peuvent être nombres. Quant aux nombres qui subsistent dans les autres choses, ils ont deux rôles : en tant qu’ils procèdent des premiers, ils peuvent être nombres ; en tant qu’ils sont au-dessous d’eux, ils mesurent les autres choses, ils servent à nombrer et les nombres et les choses qui peuvent être nombrées. Comment pourrait-on en effet dire dix si ce n’est à l’aide des nombres qu’on a en soi ?

XVI. Ces nombres, nous dira-t-on, que vous appelez nombres premiers et véritables, où les placez-vous et à quel genre d’êtres les rapportez-vous ? Tous les philosophes[62] placent les nombres dans le genre de la quantité. Vous-même vous avez précédemment fait mention de la quantité, et vous avez placé au nombre des êtres la quantité discrète aussi bien que la quantité continue[63]. Maintenant vous nous dites que ces nombres font partie des êtres premiers, et vous ajoutez qu’il y a en outre d’autres nombres qui servent à nombrer. Dites-nous donc comment vous arrangez ces choses : car elles donnent lieu à plusieurs questions. L’un qui se trouve dans les êtres sensibles est-il une quantité ? ou bien l’un est-il quantité quand il est répété, tandis que, considéré seul et en lui-même, il est le principe de la quantité, mais non une quantité ? En outre, si l’un est le principe de la quantité, a-t-il la même nature qu’elle ou bien a-t-il une nature différente ? Voilà autant de points que vous devez nous éclaircir.

Nous allons répondre à ces questions, et voici par quoi nous croyons devoir commencer.

Quand, considérant des objets visibles (car c’est par eux que nous devons débuter), quand, dis-je, prenant un être avec un autre être, un homme et un chien par exemple, ou deux hommes ensemble, vous dites qu’ils font deux, ou bien, quand, prenant un plus grand nombre d’hommes, vous dites qu’ils sont dix et qu’ils forment une décade, ce nombre ne constitue pas une substance ni un accident des choses sensibles : c’est purement et simplement une quantité ; en divisant cette décade par l’unité et en faisant de ses parties des unités, vous obtenez et vous constituez le principe de la quantité [l’unité] : car une unité tirée ainsi d’une décade n’est pas l’Un en soi.

Mais quand vous dites que l’homme même pris en soi est un nombre, une dyade par exemple, parce qu’il est animal et raisonnable, il n’y a plus ici un simple mode : car, en tant que vous raisonnez et que vous nombrez, vous produisez une quantité ; mais en tant qu’il y a ici deux choses [animal et raisonnable] et que chacune d’elles est une, comme chacune d’elles complète l’essence [de l’homme] et possède l’unité, vous énoncez une autre espèce de nombre, le nombre essentiel (οὐσιώδης ἀριθμός (ousiôdês arithmos)). Ici la dyade n’est pas postérieure aux choses ; elle ne se borne pas à énoncer une quantité qui est extérieure à l’être ; elle énonce ce qui est dans l’essence même de cet être et en contient la nature.

En effet, ce n’est pas vous qui ici-bas produisez le nombre quand vous parcourez par la raison discursive des choses qui existent par elles-mêmes et qui ne doivent pas leur existence à ce que vous les nombrez : car vous n’ajoutez rien à l’essence d’un homme en le nombrant avec un autre. Il n’y a pas là une unité comme dans un chœur. Quand vous dites : dix hommes, dix n’existe qu’en vous qui nombrez ; on ne saurait avancer que dix existe dans les dix hommes que vous nombrez, puisque ces hommes ne sont pas coordonnés de manière à former une unité ; c’est vous qui produisez vous-même dix en nombrant cette décade et en en faisant une quantité. Mais quand vous dites : un chœur, une armée, il y a là quelque chose qui existe et en dehors de ces objets et en vous[64]. Comment donc faut-il entendre que le nombre existe en vous ? Le nombre qui est en vous avant que vous nombriez a un autre mode d’existence [que le nombre que vous produisez en nombrant]. Quant au nombre qui se manifeste dans les objets extérieurs et se rapporte à celui qui est en vous, il constitue un acte des nombres essentiels ou il est conforme aux nombres essentiels : car en nombrant vous produisez un nombre, et par cet acte vous donnez l’existence à la quantité, comme en marchant vous donnez l’existence au mouvement.

En quel sens donc le nombre qui est en nous [avant que nous nombrions] a-t-il un autre mode d’existence [que celui que nous produisons en nombrant] ? — C’est qu’il est le nombre constitutif de notre essence, laquelle, dit Platon, participe du nombre et de l’harmonie, est un nombre et une harmonie : car l’âme, est-il dit, n’est ni un corps, ni une étendue ; elle est donc un nombre, puisqu’elle est une essence[65]. Le nombre du corps est une essence de la même nature que le corps ; le nombre de l’âme consiste dans des essences qui sont incorporelles comme les âmes[66]. Enfin, pour les intelligibles, si l’Animal même est pluralité, s’il est une triade, la triade qui subsiste dans l’Animal est essentielle. Quant à la triade qui subsiste, non dans l’Animal, mais dans l’Être, elle est le principe de l’essence. Si vous nombrez l’Animal et le Beau, chacun des deux est en soi une unité ; mais [en les nombrant] vous engendrez en vous le nombre, vous concevez une certaine quantité, la dyade. Si vous dites [comme les Pythagoriciens] que la vertu est une tétrade, elle est une tétrade en tant que ses parties [la justice, la prudence, le courage, la tempérance[67]] concourent à former une unité ; vous pouvez ajouter que cette tétrade est une unité, en tant qu’elle est une espèce de substance ; quant à vous, vous rapprochez cette tétrade de celle qui est en vous[68].

XVII. En quel sens peut-on dire qu’un nombre est infini[69] ? car les raisons que vous venez d’exposer conduisent à admettre que tout nombre est limité. — Cette conclusion est juste : car il est contraire à la nature du nombre d’être infini. — Pourquoi donc dit-on souvent qu’un nombre est infini ? Est-ce dans le sens où l’on dit qu’une ligne est infinie ? — Si nous disons qu’une ligne est infinie, ce n’est point qu’il y ait réellement une ligne de cette espèce, c’est pour faire concevoir une ligne aussi grande que possible, plus grande que toute ligne donnée[70]. Il en est de même du nombre : quand nous savons quel est le nombre [de certains objets], nous pouvons le doubler par la pensée, sans ajouter pour cela un autre nombre au premier. Comment en effet serait-il possible d’ajouter aux objets extérieurs la conception de notre imagination, conception qui n’existe qu’en nous ? Nous dirons donc que, dans les intelligibles, la ligne est infinie : sans cela, la ligne intelligible serait un simple quantitatif. Si elle n’est point un simple quantitatif, elle est infinie en nombre ; mais infini se prend alors dans un autre sens que celui de n’avoir point de limites qu’on ne puisse dépasser. — En quel sens se prend donc ici le terme d’infini ? — En ce sens que la conception d’une limite n’est pas impliquée dans l’essence de la ligne en soi.

Qu’est donc la ligne intelligible, et où existe-t-elle ? — Elle est postérieure au nombre[71] : car l’unité apparaît dans la ligne, puisque celle-ci part de l’unité [du point] et qu’elle a une seule dimension [la longueur] ; or la mesure de la dimension n’est point un quantitatif. — Où la ligne intelligible existe-t-elle donc ? — Elle n’existe que dans l’intelligence qui la définit ; ou bien, si elle est une chose, elle n’est qu’une chose intellectuelle. Dans le monde intelligible, en effet, tout est intellectuel et tel que la chose est elle-même. Dans ce même monde est également déterminé où et de quelle manière sont placés le plan, le solide, ainsi que toutes les figures : car ce n’est pas nous qui créons les figures en les concevant[72]. Ce qui le prouve, c’est que la figure du monde est antérieure à nous, et que les figures naturelles, propres aux productions de la Nature, sont nécessairement antérieures aux corps et existent dans le monde intelligible à l’état de figures premières, sans limites déterminées : car ce sont des formes qui n’existent point dans d’autres sujets ; elles subsistent par elles-mêmes et n’ont pas besoin d’étendue, parce que l’étendue est l’attribut d’un sujet.

Il y a donc partout une seule figure dans l’Être[73], et chacune des figures [que cette figure unique contenait implicitement] est devenue distincte soit dans l’Animal, soit avant l’Animal. Quand je dis que chaque figure est devenue distincte, je n’entends pas qu’elle soit devenue une étendue, mais qu’elle a été assignée à un animal particulier : ainsi, dans le monde intelligible, à chaque corps a été assignée sa figure propre, au feu par exemple, la pyramide[74]. Notre monde cherche à imiter cette figure, quoiqu’il ne puisse y réussir à cause de la matière. Nous avons également ici-bas d’autres figures qui sont les analogues des figures Intelligibles.

Mais les figures sont-elles dans l’Animal en tant qu’Animal, ou bien, si l’on ne peut douter qu’elles subsistent dans l’Animal, existent-elles antérieurement dans l’Intelligence ? — Si l’Animal contenait l’intelligence, les figures seraient au premier degré dans l’Animal. Mais comme c’est l’Intelligence qui contient l’Animal, elles sont au premier degré dans l’Intelligence. D’ailleurs, comme les âmes sont contenues dans l’Animal parfait, c’est une raison de plus pour que l’Intelligence soit antérieure. — Mais Platon dit : « L’Intelligence voit les idées comprises dans l’Animal parfait[75]. » Or, si elle voit les Idées comprises dans l’Animal parfait, elle doit lui être postérieure. — Par les mots : elle voit, on peut entendre que l’existence de l’Animal même est réalisée dans cette vision[76]. En effet, l’Intelligence qui voit n’est pas une chose différente de l’Animal qui est vu ; mais [dans l’Intelligence] toutes choses ne font qu’un. Seulement la Pensée a une sphère pure et simple, tandis que l’Animal a une sphère animée[77].

XVIII. Ainsi, dans le monde intelligible, tout nombre est fini. Mais nous pouvons concevoir un nombre plus grand que tout nombre donné, et c’est de cette manière que l’infini naît dans notre esprit, quand il considère les nombres. Dans le monde intelligible, au contraire, il est impossible de concevoir un nombre plus grand que le Nombre conçu [par l’Intelligence divine] : car le Nombre existe éternellement là-haut ; aucun nombre n’y manque et n’y saurait manquer jamais, de telle sorte qu’on n’y pourrait rien ajouter.

On peut cependant appeler aussi infini le Nombre intelligible, en ce sens qu’il n’est pas mesuré[78]. Par quoi serait-il en effet mesuré ? Le Nombre qui existe là-haut est universel, est à la fois un et multiple ; il constitue un tout que ne circonscrit aucune limite [un tout qui est infini] ; il est par lui-même ce qu’il est. Aucun des êtres intelligibles en effet n’est circonscrit par une limite. Ce qui est réellement limité et mesuré, c’est ce qui est empêché de se perdre dans l’infinité et qui a besoin de mesure. Mais les êtres intelligibles sont tous des mesures, d’où résulte qu’ils sont tous beaux. En tant qu’Animal, l’Animal en soi est beau, il possède une vie excellente et ne manque d’aucune espèce de vie ; il n’a point une vie mêlée à la mort, il ne contient rien de mortel ni de périssable. La vie de l’Animal en soi n’a aucun défaut ; c’est la Vie première, pleine de vigueur et d’énergie, lumière première dont les rayons vivifient également les âmes qui demeurent là-haut et celles qui descendent ici-bas. Cette Vie sait pourquoi elle vit ; elle connaît son principe et son but : car son principe est en même temps son but. En outre, la Sagesse universelle, l’Intelligence universelle, qui est intimement unie à l’Animal, qui subsiste en lui et avec lui, le rend encore meilleur ; le colorant en quelque sorte par la splendeur de sa sagesse, elle rend sa beauté plus vénérable. Ici-bas même, une vie pleine de sagesse est ce qu’il y a de plus vénérable et de plus beau, quoique nous entrevoyions à peine une telle vie. Là-haut, la vision qu’on a de la Vie est parfaitement claire : car la Vie donne à l’être qui la voit et la vision d’elle-même et la puissance de vivre avec plus de force, en sorte que, grâce à une vie plus énergique, celui-ci a une vision plus claire et il devient ce qu’il voit. Ici-bas, notre regard se porte souvent sur des choses inanimées, et lors même qu’il se tourne vers des êtres vivants, il remarque d’abord en eux ce qui est privé de vie ; d’ailleurs, la vie qui se trouve cachée en eux est déjà mélangée à autre chose. Là-haut, au contraire, tous les êtres sont vivants, entièrement vivants, et leur vie est pure : si, au premier aspect, vous regardez une chose comme dépourvue de vie, bientôt la vie qui est en elle éclate à vos yeux.

Contemplez donc l’Essence qui pénètre les intelligibles et qui leur communique une vie immuable ; contemplez la sagesse et la science qui résident en eux, et vous ne pourrez plus regarder sans rire cette nature inférieure à laquelle le vulgaire donne le nom d’essence. C’est dans cette Essence suprême que demeurent la Vie et l’Intelligence, que les êtres subsistent dans l’éternité. Là, rien ne sort de l’Être, rien ne le change ou ne l’agite : car il n’y a en dehors de lui aucune chose qui puisse l’atteindre : s’il existait une chose hors de lui, l’Être serait au-dessous d’elle ; s’il existait une chose qui lui fût contraire, cette chose échapperait à son action ; elle ne devrait point son existence à l’Être, mais elle constituerait un principe commun antérieur à lui, elle serait l’Être même. Parménide a donc eu raison de dire que l’Être est un, qu’il est immuable, non parce qu’il n’y a pas autre chose [qui puisse le modifier], mais parce qu’il est être[79]. Seul en effet l’Être possède l’existence par lui-même. Comment donc pourrait-on enlever à l’Être l’existence ou une des autres choses qu’il est essentiellement en acte et par lui-même ? Tant qu’il existe, il se les donne à lui-même ; or il existe toujours ; ces choses subsistent donc également en lui d’une manière éternelle.

Telles sont la puissance et la beauté de l’Être qu’il attire à lui toutes les choses, qu’il les tient comme suspendues à lui, que celles-ci sont ravies de posséder une trace de sa perfection et ne cherchent plus au delà que le Bien : car l’Être est antérieur au Bien par rapport à nous [quand nous remontons d’ici-bas au monde intelligible]. Le monde intelligible tout entier aspire lui-même à la Vie et à la Sagesse afin de posséder l’existence ; toutes les âmes, toutes les intelligences aspirent également à la posséder ; seul, l’Être se suffit pleinement à lui-même.


    que du fini, en vue seulement de la démonstration ; elle ne considère pas l’infini par rapport à l’infini lui-même, mais par rapport au fini. En effet, si vous n’accordiez, ni que le point donné fût placé dans la direction de la droite, supposée limitée, ni qu’il en fût éloigné de telle manière que quelqu’une des parties de la droite se trouvât située au-dessous du point, la science n’aurait plus que faire de l’infini. C’est donc afin qu’en employant la ligne finie, elle le fasse d’une manière irréprochable et inattaquable, que la science suppose l’existence de l’infini, profitant ainsi de l’indétermination qui est le domaine de l’imagination en même temps que le fondement de la génération de l’infini. » (Proclus, Commentaire d’Euclide, éd. de Bâle, p. 76.)

    præcedit. Parit enim omniformes in se ideas, suo videlicet quodam motu : motu, inquam, numeroso ; alioquin varia minime generaret : nempe Ens ipsum in se concipit entia, se ipsum duntaxat in ea multiplicando. Quum vero non multiplicet seipsum nisi virtute Numeri, merito illic entia Numerus antecedit, sicut Unum est Ente superius. Denique, quemadmodum Luna superne quidem uniformi lumine Solem suspicit, subter vero difformi lamine difformia generat ; sic Ens primum unitate sua tanquam vertice ipsum simpliciter Unum aspicit, Numero autem mox comitante, entia numerosa speciesque profert. » (Ficin.)

  1. Pour les Remarques générales, Voy. les Éclaircissements sur ce livre à la fin du volume.
  2. Voy. ci-dessus liv. iii, § 12, p. 270.
  3. Voy. ci-dessus, p. 3, note 2.
  4. Voy. Enn. IV, liv. VIII, § 7 ; t. II, p. 491.
  5. Voy. ci-après, § 16, p. 397.
  6. Voy. ci-après, § 17, p. 399.
  7. Cette objection est tirée de la doctrine d’Aristote. Voy. notre tome II, p. 194, note 4.
  8. Plotin paraît faire ici allusion à la doctrine de Platon sur le fini et l’infini : « Je dis donc que les deux espèces par lesquelles je propose de commencer l’examen sont celles dont j’ai parlé tout à l’heure, le fini et l’infini. Je vais m’efforcer de montrer que l’infini est en quelque sorte plusieurs, etc. » (Philèbe, trad. de M. Cousin, t. II, p. 326.)
  9. Ficin commente cette idée en ces termes : « Infinitas ipsa nullum actu proprium habet esse, alioquin computata esset in genere entium, ibique designata, igitur definita : quare nec actu jam esset infinitas ; verumtamen latet infinitudo sub termino semper aliquid terminante. Igitur, si quando formas omnes quasi terminos atque fines e medio tollas, quod reliquum fingitur, infinitudo vocatur. Si hanc apprehendis, jam terminas ; sin terminas, non apprehendis infinitatem. Denique, si per omnia oppositorum genera pro arbitrio curras, neutrum oppositorum rursum dedicabis infinitati : alioquin mox eam tibi finieris ; rursumque alterutrum oppositorum in ea poteris per negationem alterius appellare. »
  10. Plotin paraît faire allusion au passage suivant de Platon : « Il faut enfin concevoir une troisième espèce, celle du lieu éternel, ne pouvant jamais périr, donnant place à toutes les choses qui reçoivent la naissance, et perceptible elle-même, indépendamment des sens, par une sorte de raison bâtarde, etc. » (Timée, p. 52 ; trad. de M. H. Martin, t. I, p. 141.)
  11. Nous retranchons ici avec M.  Kirchhoff les mots πρὸς τὸν αυτὸν τόπον (pros ton auton topon), dont la répétition n’a point de sens.
  12. Voy. ci-dessus le livre III, § 13, p. 273.
  13. « Tout ce qui nous paraîtra devenir plus et moins, recevoir le fort et le doucement, et encore le trop et les qualités semblables, il nous faut le rassembler en quelque sorte en un, et le ranger dans l’espèce de l’infini. » (Platon, Philèbe, trad. de M. Cousin, t. II, p. 328.) Voy. aussi l’Enn. II, liv. IV, § 11, t. II, p. 213.
  14. Voy. ci-dessus le livre III, § 27, p. 301.
  15. Voy. Enn. II, liv. IV, § 10 ; t. I, p. 209.
  16. « Pour qu’il y eût mesure claire des rapports de lenteur et de vitesse de ces cercles, et pour diriger ces huit révolutions, Dieu alluma dans le deuxième cercle au-dessus de la terre cette lumière que nous nommons maintenant le soleil, afin qu’elle brillât du plus vif éclat dans toute l’immensité des cieux, et qu’elle fît participer à la connaissance du nombre, reçue de la révolution de ce qui est toujours le même et semblable à soi-même, tous les êtres vivants auxquels convient cette connaissance. C’est donc ainsi et pour ces raisons que naquirent le jour et la nuit, qui sont la révolution du mouvement circulaire unique et le plus sage. » Platon, Timée, p. 39 ; trad. de M. H. Martin, t. I, p. 107.) Voy. encore sur ce point Enn. III, liv. VII, § 11, t. II, p. 202.
  17. « P. S’il en est ainsi, ne crois-tu pas qu’il n’y a pas un nombre qui ne doive être nécessairement ? A. Fort bien. P. Donc, si l’un est, il faut nécessairement que le nombre soit aussi. A. Nécessairement. P. Et si le nombre est, il y a aussi de la pluralité et un nombre infini d’êtres. Ou n’est-il pas vrai qu’il y aura un nombre infini et qui en même temps participe de l’être ? A. Si, cela est vrai. » (Platon, Parménide, p. 144, éd. d’H. Etienne ; trad. de M. Cousin, t. XII, p. 41.)
  18. C’est l’opinion d’Aristote, dont Plotin reproduit ici les exemples. Voy. le passage de la Métaphysique que nous avons cité ci-dessus p. 220, note 1.
  19. Les Pythagoriciens pensaient que les principes des mathématiques étaient les principes de tous les êtres. Les nombres sont de leur nature antérieure aux choses ; et les Pythagoriciens croyaient apercevoir dans les nombres plutôt que dans le feu, la terre et l’eau, une foule d’analogies avec ce qui est et ce qui se produit. Telle combinaison de nombres (τὸ τοιόνδε τῶν ἀριθμῶν πάθος (to toionde tôn arithmôn pathos)), par exemple, leur semblait être la justice, telle autre l’âme et l’intelligence, telle autre l’à-propos ; et ainsi à peu près de tout le reste, » (Aristote, Métaphysique, liv. I, ch. 5 ; trad. de MM. Pierron et Zévort, t. I, p. 23.) Quant à la tétrade, elle figurait dans le célèbre serment des Pythagoriciens : « J’en jure par celui qui a donné à notre école la tétrade, laquelle contient la source et la racine de la nature perpétuelle. » Voy. Jamblique, Vie de Pythagore, ch. xxviii, § 150, et ch. xxix, § 162.
  20. Voy. ci-dessus, liv. II, § 7, p. 215.
  21. Voy. ci-dessus le commencement du § 5, p. 370.
  22. C’est la doctrine d’Aristote. Voy. notre tome I, p. 260, note 1.
  23. Creuzer n’a pas bien compris la traduction que Ficin donne de cette phrase. Il propose de lire : οὐ γὰρ ἡ ἐπιστήμη πρὸς αὑτήν (ou gar hê epistêmê pros hautên), au lieu de αὐτήν [νόησιν] (autên [noêsin]), et il traduit : « Neque enim scientia illic ad seipsam convertitur ; sed res illic scientiam non manentem (non stabilem), qualis est scientia rei, alteram (a se ipsa diversam efficit esse, hoc est esse veram scientiam. » L’interprétation de Creuzer nous paraît complètement inintelligible.
  24. Voy. la même comparaison Enn. I, liv. VI, § 4 ; t. I, p. 104. En comparant les textes de ces deux passages, M. Kirchhoff propose de lire οὔτε ἕσπερος [οὐθ’ ἑῷς οὕτω ϰαλὰ] οἰδ’ ὁλως τι τῶν αἰσθητῶν (oute hesperos [outh’ heôos outô kala] oid holôs ti tôn aisthêtôn). Nous avons adopté cette correction.
  25. Ficin parait avoir lu πάντα πανταχοῦ (panta pantachou) ; il traduit omnia ubique.
  26. Voy. le passage du Timée que nous avons déjà cité dans le tome II, p. 238, note 2.
  27. Tiedemann (Geist der specul. Philosophie, III, p. 307) rapproche avec raison cette conception de la substance de celle qui sert de base au système de Leibnitz.
  28. Voy. Enn. III, liv. VIII, § 7 ; t. II, p. 224.
  29. Ce passage est cité par Proclus. Voy. les Éclaircissements du tome II, p. 554.
  30. Les Pythagoriciens prétendent démontrer que le nombre existe indépendamment des choses nombrées, etc. » (Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes, liv. III, 18, p. 165, éd. Fabricius.)
  31. Proclus cite ce passage de Plotin en ces termes : « Dans son livre Des Nombres, Plotin, examinant si l’existence des êtres a précédé celle des nombres ou si celle des nombres a précédé celle des êtres, dit en propres termes que l’Être premier a existé avant les nombres et qu’il a engendré le nombre divin. » (Théologie selon Platon, liv. I, chap. II, p. 27.) Proclus ne paraît pas tenir compte ici de la discussion qui suit et il formule inexactement la doctrine de Plotin. Voy. encore ci-après p. 380, note 1.
  32. Quand on dit deux êtres, on énonce deux avant êtres, Voy. ci-dessous.
  33. Au lieu des mots : ὡς ἦν ἐν ἐϰείνῳ (hôs ên en ekeinô), M.  Kirchhoff lit : ὡς ἦν ἐν ἐϰεῖνο (hôs ên en ekeino), « comme l’était l’Un. »
  34. Les termes du texte grec sont : διὸ ϰαὶ τὰ εἴδη ἔλεγον ϰαὶ ἑναδας ϰαὶ ἀριθμούς (dio kai ta eidê elegon kai henadas kai arithmous). Le sujet sous-entendu du verbe ἔλεγον (elegon) est évidemment οἱ Πυθαγόρειοι (hoi Puthagoreioi), comme on en peut juger par ce passage d’Olympiodore : « Il faut savoir que les Pythagoriciens admiraient ceux qui les premiers avaient trouvé les nombres, disant que ceux-ci connaissaient l’essence de l’Intelligence : car ils appelaient les idées des nombres, et les idées sont dans l’intelligence. » (Commentaire du 1er Alcibiade, x, p. 95, éd. Creuzer.) Voy. encore sur ce point Aristote, Métaphysique, liv. I, ch. 5 ; Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes, liv. III, 152 ; Porphyre, Vie de Pythagore, § 48.
  35. Il y a dans le texte : βάσιν δὲ ἔχει τὰ ὄντα ἐν αὐτῷ, ϰαὶ πηγὴν, ϰαὶ ῥίζαν, ϰαὶ ἀρχήν (Basin de echei ta onta en autô, kai pêgên, kai rhizan, kai archên). Ce sont les termes ordinairement employés par les Pythagoriciens, comme on le voit par le passage suivant de Théon de Smyrne : « Selon les anciens Pythagoriciens, les nombres sont le principe, la source et la racine de toutes choses. » Eorum quæ in Mathematicis ad Platonis lectionem utilia sunt expositio, II, p. 23.) Les mots source et racine se retrouvent aussi dans le serment des Pythagoriciens que nous avons cité ci-dessus, p. 371, note 1.
  36. Ce passage est cité par Proclus : « Comme Plotin dit que le Nombre est antérieur à l’Animal en soi, comme il ajoute que l’Être premier tire de lui-même le Nombre, rétablissant en qualité de moyen terme entre l’Être un et l’Animal en soi, en sorte qu’il est la base et le lien des êtres, il est nécessaire d’examiner brièvement cette théorie, etc. » (Théologie selon Platon, liv. IV, chap. 22, p. 231.) Ficin résume en ces termes la théorie de Plotin : « Sicut Unum antecedit Ens, ita Numerus in ipso Ente consistens antecedit entia, id est speciales ideas. Et merito super numerum, qui est in entibus numeratis, exstat Numerus in suo fonte consistens : qui sane causa est per quam Ens possit in entia speciesque derivari. Per ipsum Numerum, qui est essentialis virtus et actus quidam discretivus Entis, destina tum est Ens non sistere in uno graduum, sed entia plura ex uno profluere, rursumque, quot et quotis ordinibus distributa ; sed ille Numerus ante entia quidem involutus est, evolutus in entibus : hic substantialis Numerus est. Numerus in genere quantitatis numeri hujus est imago. Entia quidem fundantur in Numero, Numerus in Ente, Ens in Uno, ne protinus dissipetur. »
  37. « Natura prima Entis, quum sit post Unum, necessario est prima sui origine multiplex, id est numerosa. Per hos ergo numeros ita ferme ens se habet ad entia, id est, ideas, sicut plerique tradunt materiam, per inchoationes formarum secum genitas, se ad formas habere. » (Ficin.)
  38. Voy. Enn. I, liv. VIII, § 2 ; t. I, p. 119.
  39. Ficin commente Plotin en ces termes ; « Esse numeros ante entia patet, quia, si Numeros ad entia deinceps jam posita consequatur, casu quodam contigerit numerosa distinctio entium algue ordo. Prœterea, sicut omnia per aliud entia ad ipsum per se Ens referuntur, sic quodlibet per aliud unum ad ipsum reduciturper se Unum ; ipsum vero per se Unum non potest esse sub Ente : alioquin esset necessario multiplex, scilicet ex nalura Entis et addita proprietale compositum ; non igitur ipsum foret simpliciter Unum. Ens igitur est sub Uno, similiter entia sub Numero disponuntur : nam et super numerum qui est in entibus, exstat ipse per se existens ante entia Numeros. Denique in ratione speciei uniuscujusque formali necessario includitur unitas atque numerus : unitas, inquam, quoniam in primo sui signo species indistincta per unitatem est a scipsa, et distincta pariter a quo libet alio ; numerus, inquam, quoniam species communem in se naturam habet cum proprietate conjunctam. Hinc sane conjicimus Unitatem atque Numerum omnes prœcedere rerum species, quandoquidem formates omnium rationes in unitate numeroque consistunt. »
  40. Ficin commente la pensée de Plotin en ces termes : « Quodcunque ens perceperis, sive sensibile, sive quomodolibet intelligibile, vei ideam, de hoc singulatim prœdicatur unum. Unum ergo quum communiter sit in singulis, nulli penitus est addictum ; imo et super unum quod est in alio, id est in Ente, atque in hujus opposito, id est in multitudine enlium, profecto Unum extra aliud et multitudinem per se existit. Neque vero hic de ipso Uno, quod est primo Ente superius, proprie loquimur, sed de Uno quod, in Ente primo naturaliter vigens, ante entium idearumque multitudinem suoquodam ordine regnat : in quo quidem Uno sunt unitates omnes, atque ex eis numeri certi antecedentes ideas, et de ideis pariter prædicabiles ; imo vero hoc ipsum Entis unum ipsæ pariter unitates existit. Natura igitur Entis, unitatibus his fecunda quasi seminibus, jam ideas parit, numeris deinceps eas minoribus majoribusve componens, similiter et quæ ideis inferiora nascuntur. Nisi enim certis numerorum proportionibus fecunditas Entis, tum penes se ipsam, tum extra, progrediatur, aut nihil nascetur usquam, aut omnia temere et inordinata contingent. »
  41. C’est la doctrine d’Aristote : « Ce qui prouve que l’unité signifie, sous un point de vue, la même chose que l’être, c’est qu’elle accompagne comme l’être toutes les catégories, et, comme lui, ne réside en particulier dans aucune d’elles, ni dans l’essence, ni dans la qualité, pour prendre des exemples ; c’est qu’ensuite il n’y a rien de plus dans l’expression quand on dit : un homme, que quand on dit : homme ; de la même manière que l’être ne signifie pas autre chose que substance, ou qualité, ou quantité ; c’est qu’enfin l’unité, dans son essence, c’est l’individualité même. » (Métaphysique, liv. X, chap. 2 ; trad. de MM. Pierron et Zévort, t. II, p. 127.) Voy. aussi le passage de la Métaphysique que nous avons cité ci-dessus, p. 220, note 2.
  42. Les philosophes dont Plotin expose ici l’opinion sont évidemment les Péripatéticiens, probablement ceux qui avaient commenté la Métaphysique d’Aristote et dont Plotin faisait lire les écrits dans son école.
  43. Voy. ci-après la fin du § 13, p. 389.
  44. Voy. ci-dessus liv. I, § 6, p. 161.
  45. Voy. le passage d’Aristote cité ci-dessus p. 271, note 1.
  46. Sur les relatifs, Voy. ci-dessus liv. I, § 7, p. 162.
  47. Voy. le passage d’Aristote cité ci-dessus, p. 385, note 1.
  48. Voy. ci-dessus liv. I, § 7, p. 162.
  49. Nous lisons avec Creuzer et avec Kirchhoff ἡ διδοῦσα τὸ ἕν (hê didousa to hen), au lieu de οὐ διδοῦσα (ou didousa), qui ne nous paraît pas donner un sens satisfaisant.
  50. Voy. ci-après le livre ix, § 2.
  51. « Voici les quatre modes de l’unité : continuité naturelle (τὸ συνεχὲς φύσει (to suneches phusei)), ensemble (τὸ ὅλον (to holon)), individu (τὸ ϰαθ’ἕϰαστον), universel (τὸ ϰαθ’ὅλου). Et ce qui constitue l’unité dans tous les cas, c’est l’indivisibilité du mouvement pour certains êtres, et pour les autres l’indivisibilité de la pensée ou de la notion, etc. » (Aristote, Métaphysique, liv. X, chap. 1 ; tr. fr., t. II, p. 119.)
  52. Plotin essaie de réfuter ici la polémique d’Aristote contre la doctrine des nombres : « Que les unités ne diffèrent pas ou qu’elles diffèrent toutes entre elles, il faut nécessairement que les nombres se forment par addition ; ainsi le nombre deux résultera de l’unité jointe à une autre unité ; le nombre trois, du nombre deux accru d’une autre Unité, et de même pour le nombre quatre. D’après cela, il est impossible que les nombres soient produits, comme on le dit, par la dyade et l’unité. La dyade, en effet, est une partie du nombre trois, celui-ci du nombre quatre, et de même pour les nombres suivants, etc. » (Métaphysique, liv. XIII, chap. 7 ; trad. fr., t. II, p. 267.)
  53. « Comment se fait-il que la dyade soit une nature particulière en dehors des deux unités, la triade en dehors des trois unités ? car, ou bien l’un participe de l’autre, comme l’homme blanc participe du blanc et de l’homme, quoiqu’il soit distinct de l’un et de l’autre ; ou bien l’un sera une différence de l’autre : ainsi il y a l’homme indépendamment de l’animal et du bipède. Ensuite, il y a unité par contact, unité par mélange, unité par position ; mais aucun de ces modes ne convient aux unités qui composent la dyade ou la triade. Mais de même que deux hommes ne sont pas un objet un indépendamment des deux individus, de même nécessairement aussi pour les unités. » (Aristote, Métaphysique, liv. XIII, chap. 7 ; trad. fr., t. II, p. 269.)
  54. S’il n’est pas possible que rien de ce qui est universel soit substance, comme nous l’avons dit en traitant de la substance et de l’être ; si l’universel n’a même pas une existence substantielle, une et déterminée, en dehors de la multiplicité des choses (car l’universel est commun à tous les êtres) ; si enfin il n’est qu’un attribut, évidemment l’unité, elle non, plus, n’est pas une substance : car l’être et l’unité sont, par excellence, l’attribut universel. Ainsi donc, d’un côté les universaux ne sont pas des natures et des substances indépendantes des êtres particuliers ; et de l’autre, l’unité, pas plus que l’être, et par les mêmes raisons, ne peut être ni un genre, ni la substance universelle des choses, D’ailleurs, l’unité doit se dire également de tous les êtres… Dans les modifications, dans les qualités, dans le mouvement, il y a toujours un nombre et une unité ; le nombre est un nombre de choses particulières, et l’unité est un objet particulier, mais n’est pas elle-même la substance de cet objet. Les essences sont nécessairement dans le même cas : car cette observation s’applique également à tous les êtres. On voit alors que l’unité est dans chaque genre une nature particulière, et que l’unité n’est elle-même la nature de quoi que ce soit. » (Aristote, Métaphysique, liv. X, chap. 2 ; trad. fr., t. II, p. 126.)
  55. Voy. le passage du Parménide de Platon cité ci-dessus, p. 370, note 1.
  56. Sur la Décade, Voy. Aristote, Métaphysique, liv. XIII, chap. 7 ; trad. fr., t. II, p. 268. Ficin commente la théorie de Plotin en ces termes : « Signum, quod primum Ens prius quodammodo unum existit quam ens, inde sumitur quia singula prius amittunt unionem propriam essentialemque, mox essentiam, quasi unitas sit essentiæ columen. Est autem unitas in rebus quidem incorporels essentialis, in rebus vero corporeis accidentalis, atque in his quoque incorporeum quiddam est potius quam corporeum, atque ita unitatis tanquam naturæ cujusdam præsentia quodlibet evadit unum, sicut cujuslibet qualitatis præsentia quale. Similiter quod aliqua duo sint non proprie causa est mutua propinquatio : nam et segregatio interdum, id est divisio, ad idem conferre videbitur ; sed participatio duitatis, quæ et ipsa et quilibet numerus ita est species per se quædam, sicut qualitas atque quantitas ; imo magis quam continua quantitas, quæ per numerum mensuratur. Sunt ergo sex numerorum gradus deinceps positi : primus in primo Ente super ideas, secundus ideis ingenitus, tertius in substantiis incorporeis, quartus in ejusmodi viribus, quintus in corporibus apte connexis, sextus in corporibus quasi divulsis. »
  57. Voy. Enn. IV, liv. VIII, § 3 ; t. II, p. 482.
  58. Voy. Enn. IV, liv. IV, § 5 ; t. II, p. 337.
  59. « Mundus ille divines ideo perfectum Animal est, quia universum jam possidet numerum animalium. Talem vero animalium numerum habet, quia Numerum Ipsum simpliciter universum habet. Illic igitur ipse simpliciter Numerus, tam animalia omnia, tum perfectionem illius mundi
  60. Voy. ci-dessus p. 379, note 3.
  61. Voy. ci-dessus Enn. V, liv. VII, § 3, p. 106.
  62. Il s’agit ici principalement d’Aristote, à la doctrine duquel cette objection est évidemment empruntée.
  63. Voy. ci-dessus liv. III, § 13, p. 271.
  64. Voy. ci-après liv. IX, § 1.
  65. Plotin ne cite pas ici Platon textuellement ; il se borne à faire allusion au célèbre passage du Timée (p. 35, éd. H. Étienne) dans lequel est décrite la formation de l’âme. Les opinions professées sur ce point par les Platoniciens ont été résumées par Jamblique dans son Traité de l’Âme, § II (Voy. la traduction de ce passage important dans notre tome II, p. 626-629). Ficin commente notre auteur en ces termes : « Essentialis quoque numerus est in anima, ex pluribus videlicet suapte natura harmonice constituta ; essentialis in Mente divina numerus, tum idearum inter se serie certa dispositarum, tum etiam partium in quavis idea suarum, tum denique super ideas Numerus ipse simpliciter. » Macrobe affirme que les Pythagoriciens regardaient la triade comme l’essence de l’âme humaine : « Ternarius vero assignat animam tribus suis partibus absolutam, quarum prima est ratio, quam λογιστιϰὸν (logistikon) appellant, secunda animositas, quam θυμιϰὸν (thumikon) vocant, tertia Cupiditas, quæ ἐπιθυμητιϰὸν (epithumêtikon) nuncupatur. » (Commentaire du Songe de Scipion, liv. I, ch. 5.)
  66. Voy. Enn. III, liv. VI, § 1 ; t. II, p. 125.
  67. Voy. le livre II de l’Ennéade I, Des Vertus. Macrobe dit à ce sujet : « Quaternarium quidem Pythagorei, quem τετραϰτὴν (tetraktên), adeo quasi ad perfectionem animæ pertinentem inter arcana venerantur ut ex eo et jurisjurandi religionem sibi fecerint : Juro tibi per eum qui dat animœ nostrœ quaternarium numerum. » (Commentaire du Songe de Scipion, liv. I, chap. 5.)
  68. Pour plus de détails sur ce point, Voy. le livre de Jamblique περὶ ϰοινῆς μαθηματιϰῆς ἐπιστήμης (peri koinês mathêmatikês epistêmês).
  69. Plotin revient ici à la question de l’infini dont il a déjà traité ci-dessus, § 2, p. 365.
  70. Voici la démonstration que Proclus donne de cette vérité. Nous empruntons la traduction de ce morceau au savant M.  Vincent : « Maintenant, de savoir comment, d’une manière absolue, l’infini peut exister en substance, c’est une question digne d’examen. D’abord donc, que, dans les êtres sensibles, il n’y ait aucune grandeur infinie suivant aucune dimension, c’est une chose évidente. Il n’est pas admissible, par exemple, que ce qui se meut circulairement soit infini ; et il en est de même en général de toute espèce de corps, puisque, dans ces divers cas, le lieu est limité. Mais de plus, même dans les rapports abstraits et indivisibles, il n’est pas possible qu’il existe un tel infini. En effet, lorsque dans ces rapports ne se trouve pas même, ni la notion de distance, ni celle de grandeur, comment la notion d’une grandeur infinie pourrait-elle y être comprise ? Une seule chose reste donc à dire : c’est que l’infini n’existe en substance que dans l’imagination, sans toutefois que pour cela l’imagination conçoive l’infini : car elle ne peut concevoir sans appliquer en même temps une forme et une limite à ce qu’elle conçoit, sans imposer un terme à la conception de l’objet imaginé, sans le parcourir en tous sens, enfin sans le circonscrire de tous les côtés. L’infini n’est donc point pour l’imagination un objet qu’elle conçoive, mais simplement un objet dont la limite échappe à sa conception, et qu’en définitive elle ne conçoit pas. En un mot, tout ce qu’elle est obligée d’abandonner, impuissante à le mesurer et à l’embrasser dans sa conception, elle l’appelle infini. Ainsi, de même que la vue a la notion des ténèbres par le fait qu’elle ne voit pas, de même l’imagination a celle de l’infini par le fait qu’elle ne conçoit pas. Elle l’engendre en vertu de la puissance irrésistible qu’elle possède de pousser toujours en avant. [En d’autres termes,] elle le conçoit comme existant en substance, elle ne le conçoit pas en tant qu’infini : ce qu’elle a délaissé comme impossible à parcourir, c’est là ce qu’elle appelle infini. Ainsi donc, supposant donnée en imagination une ligne infinie, comme nous supposons l’existence de toutes les autres figures géométriques, les triangles, les cercles, les angles, les lignes, nous ne devons pas être surpris que la ligne soit infinie pour l’effet (ϰατ’ ἐνέργειαν (kat’ energeian)), et que, tout en restant illimitée, elle puisse s’appliquer à des conceptions limitées. Quant à l’intelligence, source des raisons et des démonstrations, tant qu’elle envisage la science, elle ne fait point usage de l’infini : car la science, absolument parlant, ne peut comprendre l’infini ; en l’admettant par hypothèse, elle ne fait usage
  71. Voy. la démonstration de ce point dans Macrobe, qui conclut en ces termes : « Ex his apparet antiquiorem esse numerum superfide et lineis, ex quibus illam constare memoravimus, formisque omnibus. A lineis enim ascenditur ad numerum tanquam ad priorem, ut intelligatur ex diversis numeris linearum quæ formæ geometricæ describantur. » (Commentaire du Songe de Scipion, liv. I, chap. 5.)
  72. Ficin commente en ces termes la doctrine de Plotin : « Sunt in divinis certe figurarum ideæ, per quas et mundi sphæris et unicuique speciei determinatæ figura sunt. Illic autem dimensio vel figura non aliter quam destinatione quadam intelligentiæ terminatur. Linea illic hac tantum ratione dicitur infinita, quoniam idealis lineæ ratio nullum habet terminum quantitatis ; alioquin non que cum lineis quibuslibet majoribus minoribusve congrueret. Essentia prima in primis consideratur viva, deinde intellectualis agnoscitur ; sed, quum primum intellectualis est, simul etiam Virens intellectuale vel intellectuale Animal definitur : Numeri et Figuræ, prius illic involuta, mox cum intellectuali illic Animali pariter evolvuntur. »
  73. C’est la figure sphérique. Voy. les vers de Parménide que nous citons ci-après, p. 405, note 1.
  74. « Disons donc, d’après la droite raison et la vraisemblance, que l’espèce de solide qui a la forme pyramidale est l’élément et le germe du feu. » (Platon, Timée, p. 56 ; trad. de M. H. Martin, p. 151.)
  75. Nous avons déjà cité le texte grec de ce passage du Timée dans le t. II, p. 238, note 2.
  76. Voy. Enn. III, liv. IX, § 1 ; t. II, p. 239.
  77. Plotin paraît faire ici allusion aux vers suivants de Parménide : « Or l’Être possède la perfection suprême, étant semblable à une sphère entièrement ronde, qui du centre à la circonférence serait partout égale et pareille : car il ne peut y avoir dans l’Être une partie plus forte ni une partie plus faible que l’autre. » (Vers cités par Platon, Sophiste, p. 244, éd. H. Étienne, et par plusieurs autres philosophes.)
  78. C’est en ce sens que Plotin dit que l’Âme universelle et que l’Intelligence divine sont infinies. Voy. ci-dessus, {{abréviation|p.|pages} 315, 332, 346-347.
  79. « Or la pensée est identique à son objet. En effet, sans l’être, sur lequel elle repose, vous ne trouverez pas la pensée : car rien n’est ni ne sera, excepté l’être, puisque la nécessité a voulu que l’être fût le nom unique et immobile du tout, quelles que fussent à ce sujet les opinions des mortels, qui regardent la naissance et la mort comme des choses vraies, ainsi que l’être et le non-être, le mouvement et le changement brillant des couleurs. » (Vers cités par Platon, Théétète, p. 180, éd. H. Étienne ; et par Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, fol. 7, 18 et 31.)