Ennéades (trad. Bouillet)/VI/Livre 9

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade VI, livre ix :
Du Bien et de l’Un | Notes


LIVRE NEUVIÈME.
DU BIEN ET DE L’UN[1].

I. Tous les êtres, tant les êtres premiers que ceux qui reçoivent le nom d’êtres à un titre quelconque, ne sont des êtres que par leur unité. Que seraient-ils, en effet, sans elle ? Privés de leur unité, ils cesseraient d’être ce qu’on dit qu’ils sont. Une armée n’existe point, en effet, si elle n’est une ; il en est de même d’un chœur, d’un troupeau. Une maison, un vaisseau non plus ne sont point, s’ils ne possèdent l’unité ; en la perdant, ils cesseraient d’être ce qu’ils sont[2]. Il en est de même des quantités continues : elles n’existeraient pas si elles n’avaient pas d’unité : quand on les divise, en perdant leur unité, elles perdent en même temps leur nature. Considérez encore les corps des plantes et des animaux, dont chacun est un : s’ils viennent à perdre leur unité en se fractionnant en plusieurs parties, ils perdent aussitôt leur essence ; ils ne sont plus ce qu’ils étaient, ils sont devenus des êtres nouveaux, qui n’existent eux-mêmes qu’autant qu’ils sont uns. Ce qui fait en nous la santé, c’est que les parties de notre corps sont coordonnées dans l’unité ; la beauté, c’est que l’unité contient tous nos membres ; la vertu, c’est que notre âme tend à l’unité et devient une par l’harmonie de ses facultés.

Puisque l’Âme amène à l’unité toutes choses en les produisant, en les façonnant, en leur donnant la forme, devons-nous, après nous être élevés jusqu’à l’âme, dire qu’elle ne donne pas seulement l’unité, mais qu’elle est elle-même l’Un en soi ? — Non. Comme les autres choses que l’âme donne aux corps, telles que la forme, la figure, ne sont nullement identiques à l’âme qui les donne ; de même, elle donne l’unité sans être l’Un : ce n’est qu’en contemplant l’Un qu’elle rend une chacune de ses productions, comme ce n’est qu’en contemplant l’homme en soi qu’elle fait l’homme (à condition cependant qu’elle prenne avec l’idée de l’homme en soi l’unité qui s’y trouve impliquée). Toutes les choses que l’on appelle unes ont chacune une unité proportionnée à leur essence, en sorte qu’elles participent plus ou moins de l’unité selon qu’elles participent plus ou moins de l’être. Ainsi, l’âme est autre chose que l’Un ; cependant, comme elle est à un plus haut degré [que le corps], elle participe davantage de l’unité, sans être l’Un même : car elle est une, mais l’unité en elle est contingente. L’âme et l’Un sont deux choses différentes, comme le corps et l’Un. Une quantité discrète comme un chœur est très-loin de l’Un ; une quantité continue en approche davantage ; l’âme en approche et en participe encore plus. Si, de ce que l’âme ne saurait exister sans être une, on conclut que l’âme et l’Un sont identiques, nous ferons à cela deux réponses. D’abord, les autres choses ont aussi une existence individuelle parce qu’elles possèdent l’unité, et cependant elles ne sont pas l’Un même (car le corps n’est pas identique à l’Un, et il participe cependant de l’Un). Ensuite, l’âme est multiple aussi bien qu’elle est une, quoiqu’elle ne se compose point de parties : car elle possède plusieurs facultés, la raison discursive, le désir, la perception, etc., facultés que l’unité, comme un lien, joint toutes ensemble. L’âme donne sans doute l’unité à une autre chose [au corps], parce qu’elle possède elle-même l’unité ; mais cette unité, elle la reçoit d’un autre principe [savoir de l’Un même].

II. Mais [dira-t-on], dans chacun des êtres particuliers qui sont une, l’essence n’est-elle pas identique à l’unité[3] ? Dans toute essence et tout être l’essence et l’être ne sont-ils pas identiques à l’unité, de telle sorte qu’en trouvant l’être on trouve aussi l’unité ? L’essence en soi n’est-elle pas l’unité en soi, de telle sorte que, si l’essence est intelligence, l’unité soit aussi intelligence, intelligence qui, étant l’être au premier degré, soit aussi l’unité au premier degré, et qui, donnant l’être aux autres choses, leur donne également l’unité ? Que peut être l’unité, en effet, en dehors de l’être et de l’essence ? L’être est identique à l’unité (car homme et un homme signifient la même chose[4]), ou bien l’unité est le nombre de chaque chose prise à part, et, de même qu’on dit deux d’un objet qui est joint à un autre, on dit un d’un objet qui est seul.

Si le nombre fait partie des êtres, évidemment l’unité aussi en fait partie, et il faut chercher quelle espèce d’être elle est. Si l’unité n’est qu’une notion imaginée par l’âme pour nombrer, l’unité n’a pas d’existence réelle[5]. Nous avons dit cependant plus haut que chaque chose, en perdant l’unité, perd aussi l’existence. Il faut donc voir si l’être et l’unité sont identiques, soit considérés dans chaque chose, soit pris absolument.

Si l’être de chaque chose est pluralité, l’unité ne pouvant être pluralité, l’unité et l’être sont deux choses différentes. Or l’homme, étant animal et raisonnable, renferme une pluralité d’éléments dont l’unité est le lien. L’homme et l’unité sont donc deux choses différentes : l’homme est divisible, l’unité est indivisible. En outre, l’Être universel, renfermant en lui tous les êtres, est encore plus multiple ; il diffère donc de l’unité ; néanmoins il possède l’unité par participation. L’Être possède la vie et l’intelligence (car on ne peut le regarder comme privé de la vie) ; il est donc multiple. Enfin, si l’Être est Intelligence, il est également multiple sous ce rapport, et il l’est bien plus encore s’il contient les formes (εἴδη (eidê)) : car l’idée (ἰδέα (idea)) n’est pas véritablement une ; c’est plutôt un nombre[6], aussi bien l’idée individuelle que l’idée générale ; elle n’est une que comme le monde est un.

En outre, l’Un en soi est ce qui est premier ; mais l’Intelligence, les formes et l’Être ne sont pas choses premières. Chaque forme est multiple et composée, par conséquent, c’est une chose postérieure : car les parties sont antérieures au composé qu’elles constituent. Que l’Intelligence ne soit pas ce qui est premier, on le voit par les faits suivants : exister pour l’Intelligence, c’est nécessairement penser, et l’Intelligence la meilleure, celle qui ne contemple pas les objets extérieurs, doit penser ce qui est au-dessus d’elle : car, en se tournant vers elle-même, elle se tourne vers son principe. D’un côté, si l’Intelligence est à la fois la chose pensante et la chose pensée, elle implique dualité, elle n’est pas simple, elle n’est pas l’Un. D’un autre côté, si l’Intelligence contemple un objet autre qu’elle, ce ne peut être qu’un objet meilleur qu’elle et placé au-dessus d’elle. Enfin, si tout à la fois l’Intelligence se contemple elle-même et contemple ce qui est meilleur qu’elle, de cette manière elle est encore au second rang. Il faut donc admettre que l’Intelligence qui a une telle nature jouit de la présence du Bien, du Premier, et qu’elle le contemple ; mais qu’elle est en même temps présente à elle-même, et qu’elle se pense comme étant toutes choses. Or, renfermant une telle diversité, elle est bien éloignée d’être l’Un.

Ainsi, l’Un n’est point toutes choses : car de cette manière il ne serait plus l’Un ; il n’est point non plus l’Intelligence : car alors il serait encore toutes choses, puisque l’Intelligence est toutes choses. Il n’est point non plus l’Être, puisque l’Être aussi est toutes choses.

III. Qu’est donc l’Un ? Quelle est sa nature ? Il n’est point étonnant qu’il soit si difficile de le dire, lorsqu’il est difficile de dire même ce que c’est que l’être, ce que c’est que la forme. Les formes sont cependant le fondement de notre connaissance. Toutes les fois que l’âme s’avance vers ce qui est sans forme (ἀνείδεον (aneideon)), ne pouvant le comprendre parce qu’il n’est point déterminé et n’a point reçu pour ainsi dire l’empreinte d’un type distinctif, elle s’en écarte parce qu’elle craint de n’avoir devant elle que le néant. Aussi se trouble-t-elle en présence des choses de cette sorte, et redescend-elle souvent avec plaisir ; alors, s’éloignant d’elles, elle se laisse en quelque sorte tomber jusqu’à ce qu’elle rencontre quelque objet sensible, sur lequel elle s’arrête et s’affermit : semblable à l’œil, qui, fatigué par la contemplation de petits objets, se reporte volontiers sur les grands. Lorsque l’âme veut voir par elle-même, voyant alors seulement parce qu’elle est avec l’objet qu’elle voit, et de plus étant une parce qu’elle ne fait qu’un avec cet objet, elle s’imagine que ce qu’elle cherchait lui a échappé, parce qu’elle n’est pas distincte de l’objet qu’elle pense.

Toutefois, celui qui voudra faire une étude philosophique de l’Un devra adopter la marche suivante : puisque c’est l’Un que nous cherchons, puisque c’est le Principe de toutes choses, le Bien, le Premier, que nous considérons, quiconque veut l’atteindre ne s’éloignera pas de ce qui tient le premier rang pour tomber à ce qui occupe le dernier, mais il ramènera son âme des choses sensibles, qui occupent le dernier degré parmi les êtres, aux choses qui tiennent le premier rang ; il se délivrera de tout mal puisqu’il souhaite s’élever au Bien ; il remontera au principe qu’il possède en lui-même ; enfin, il deviendra un de multiple qu’il était ; ce n’est qu’à ces conditions qu’il contemplera le Principe suprême, l’Un[7]. Devenu ainsi intelligence, ayant confié son âme à l’intelligence et l’ayant édifiée en elle, afin qu’elle perçoive avec une attention vigilante tout ce que voit l’intelligence, il contemplera l’Un avec celle-ci, sans se servir d’aucun des sens, sans mélanger aucune de leurs perceptions aux données de l’intelligence ; il contemplera, dis-je, le principe le plus pur avec l’intelligence pure, avec ce qui en constitue le degré le plus élevé. Lors donc qu’un homme qui s’applique à la contemplation d’un tel principe se le représente comme une grandeur ou une figure ou enfin une forme, ce n’est pas son intelligence qui le guide dans cette contemplation (car l’intelligence n’est pas destinée à voir de telles choses) ; c’est la sensation, ou l’opinion, compagne de la sensation, qui agit en lui. L’intelligence est seule capable de nous faire connaître les choses qui sont de son ressort.

L’Intelligence peut voir et les choses qui sont au-dessus d’elle, et celles qui lui appartiennent, et celles qui procèdent d’elle. Les choses qui appartiennent à l’Intelligence sont pures ; mais elles sont encore moins pures et moins simples que les choses qui sont au-dessus de l’Intelligence ou plutôt que la chose qui est au-dessus d’elle : cette chose n’est point l’Intelligence, elle est supérieure à l’Intelligence. L’Intelligence est en effet être, tandis que le Principe qui est au-dessus d’elle n’est point être, mais est supérieur à tous les êtres. Il n’est point non plus l’Être : car l’Être a une forme spéciale, celle de l’Être[8], et l’Un est sans forme (ἄμορφον (amorphon)), même intelligible. Étant la nature qui engendre toutes choses, l’Un ne peut être aucune d’elles. Il n’est donc ni une certaine chose, ni quantité, ni qualité, ni intelligence, ni âme, ni ce qui se meut, ni ce qui est stable ; il n’est ni dans le lieu ni dans le temps ; mais il est l’uniforme en soi (τὸ ϰαθ’αὑτὸ μονοειδές (to kath’hauto monoeides)), ou plutôt il est sans forme (ἀνείδεον (aneideon)), il est au-dessus de toute forme, au-dessus du mouvement et de la stabilité : car tout cela appartient à l’Être et le rend multiple[9]. — Mais pourquoi n’est-il point stable, s’il ne se meut point ? — C’est qu’une de ces deux choses ou toutes les deux ensemble ne peuvent convenir qu’à l’Être. En outre, ce qui est stable est stable par la stabilité et n’est point identique à la stabilité même ; aussi ne possède-t-il la stabilité que par accident et ne demeure-t-il plus simple.

Qu’on ne vienne pas non plus nous objecter qu’en disant que l’Un est cause première, nous lui attribuons quelque chose de contingent ; c’est à nous-mêmes que nous attribuons alors la contingence, puisque c’est nous qui recevons quelque chose de l’Un, tandis que lui il demeure en lui-même.

Pour parler avec exactitude, il ne faut donc pas dire de l’Un qu’il est ceci ou cela [il ne faut lui donner ni un nom, ni un autre] ; nous ne pouvons, pour ainsi dire, que tourner autour de lui, et essayer d’exprimer ce que nous éprouvons [par rapport à lui], car tantôt nous approchons de l’Un, tantôt nous nous éloignons de lui par l’effet de notre incertitude à son égard.

IV. La cause principale de notre incertitude, c’est que la compréhension (σύνεσις (sunesis)) que nous avons de l’Un ne nous vient ni par la connaissance scientifique, ni par la pensée, comme la connaissance des autres choses intelligibles, mais par une présence (παρουσία (parousia)) qui est supérieure à la science[10]. Lorsque l’âme acquiert la connaissance scientifique d’un objet, elle s’éloigne de l’Un et elle cesse d’être tout à fait une : car la science implique la raison discursive, et la raison discursive implique multiplicité. L’âme, dans ce cas, s’écarte de l’Un et tombe dans le nombre et la multiplicité. Il faut donc [pour atteindre l’Un] s’élever au-dessus de la science, ne jamais s’éloigner de ce qui est essentiellement un ; il faut par conséquent renoncer à la science, aux objets de la science et à tout autre spectacle [que celui de l’Un], même à celui du Beau : car le Beau est postérieur à l’Un et vient de lui, comme la lumière du jour vient du soleil. C’est pourquoi Platon dit de Lui qu’il est ineffable et indescriptible[11]. Cependant nous parlons de lui, nous écrivons sur lui, mais c’est pour exciter notre âme par nos discussions et la diriger vers ce spectacle divin, comme on montre la route à celui qui désire aller voir un objet. L’enseignement en effet va bien jusqu’à nous montrer le chemin et nous guider dans la route ; mais obtenir la vision [de Dieu], c’est l’œuvre propre de celui qui a désiré l’obtenir.

Si votre âme ne parvient pas à jouir de ce spectacle, si elle n’a pas l’intuition de la lumière divine, si elle reste froide et n’éprouve pas en elle-même un ravissement analogue à celui de l’amant qui contemple l’objet aimé et qui se repose en son sein, ravissement qu’éprouve celui qui a vu la lumière véritable et dont l’âme a été inondée de clarté en s’approchant de cette lumière[12], c’est que vous avez tenté de vous élever à Dieu sans vous être débarrassé des entraves qui devaient vous arrêter dans votre marche et vous empêcher de contempler ; c’est que vous ne vous êtes pas élevé seul, mais que vous aviez retenu avec vous quelque chose qui vous séparait de Lui ; ou plutôt, c’est que vous n’étiez pas encore réduit à l’unité (εἰς ἕν συναχθείς (eis hen sunachtheis)). Car Lui, il n’est absent d’aucun être, et cependant il est absent de tous, en sorte qu’il est présent [à tous] sans être présent [à tous]. Il est présent pour ceux-là seuls qui peuvent le recevoir et qui y sont préparés, qui sont capables de se mettre en harmonie avec lui, de l’atteindre et de le toucher en quelque sorte en vertu de la conformité qu’ils ont avec lui, en vertu également d’une puissance innée analogue à celle qui découle de lui, quand leur âme enfin se trouve dans l’état où elle était après avoir communiqué avec lui : alors ils peuvent le voir autant qu’il est visible de sa nature. Je le répète donc : si vous ne vous êtes pas déjà élevé jusque-là, c’est que vous en êtes encore éloigné soit par les obstacles dont nous avons parlé plus haut[13], soit par le défaut d’un enseignement qui vous ait appris la route à suivre et qui vous ait donné la foi aux choses divines. Dans tous les cas, vous ne devez vous en prendre qu’à vous-même ; vous n’avez pour être seul qu’à vous détacher de tout. Quant au manque de foi dans les raisonnements que l’on fait sur ce point, on y remédiera par les réflexions suivantes.

V. Quiconque s’imagine que les êtres sont gouvernés par la fortune et le hasard et dépendent de causes matérielles est très-éloigné de Dieu et de la conception de l’Un. Ce n’est pas à de tels hommes que nous nous adressons, mais à ceux qui admettent qu’il y a une autre nature que les corps, et qui s’élèvent au moins jusqu’à l’âme. Pour ceux-là, ils doivent s’appliquer à bien comprendre la nature de l’âme, apprendre, entre autres vérités, qu’elle procède de l’intelligence, et que c’est en participant à celle-ci par la raison qu’elle possède la vertu ; ils doivent ensuite reconnaître qu’il existe une intelligence supérieure à l’intelligence qui raisonne, c’est-à-dire à la raison discursive (νοῦς λογιστιϰός (nous logistikos)), que les raisonnements impliquent un intervalle [entre les notions] et un mouvement [par lequel l’âme parcourt cet intervalle], que les connaissances scientifiques sont aussi des raisons de la même nature [des notions rationnelles], des raisons propres à l’âme, mais qui sont devenues claires, parce qu’à l’âme s’est ajoutée l’intelligence qui est la source des connaissances scientifiques. Par l’intelligence [qui lui appartient], l’âme voit l’Intellect divin, qui est en quelque sorte sensible pour elle en ce sens qu’il se laisse percevoir par elle, l’Intellect, dis-je, qui domine sur l’âme et qui est son Père[14], c’est-à-dire le Monde intelligible, Intellect calme qui se meut sans sortir de sa quiétude, qui renferme tout en son sein et qui est tout, qui est à la fois multitude indistincte et multitude distincte : car les idées qu’il contient ne sont pas distinctes comme les raisons [les notions rationnelles] qui sont conçues une à une[15] ; toutefois elles ne se confondent pas : chacune d’elles apparaît comme distincte des autres, de même que dans une science toutes les notions, bien que formant un tout indivisible, ont cependant chacune leur existence à part[16]. Cette multitude des idées prise dans son ensemble constitue le Monde intelligible : celui-ci est ce qu’il y a de plus près du Premier ; son existence est invinciblement démontrée par la raison, comme la nécessité de l’existence de l’âme elle-même ; mais, quoique le Monde intelligible soit quelque chose de supérieur à l’âme, il n’est cependant pas encore le Premier, parce qu’il n’est ni un, ni simple, tandis que l’Un, le Principe de tous les êtres, est parfaitement simple.

Qu’est donc le principe supérieur à ce qu’il y a de plus élevé parmi les êtres, à l’Intelligence [à l’intellect et au Monde intelligible] ? Il faut en effet qu’il y ait un principe au-dessus de l’Intelligence ; celle-ci aspire bien à être l’Un, mais elle n’est pas l’Un, elle a seulement la forme de l’Un : car, considérée en elle-même, elle n’est pas divisée, mais elle est véritablement présente à elle-même ; elle ne se démembre point, parce qu’elle est voisine de l’Un, quoiqu’elle ait osé s’éloigner de lui[17]. — Ce qui est au-dessus de l’Intelligence, c’est l’Un même, merveille incompréhensible, dont on ne peut dire même qu’il est être, pour ne point faire de lui l’attribut d’une autre chose, et auquel aucun nom ne convient véritablement. S’il faut cependant le nommer, on peut convenablement l’appeler en général l’Un, mais en comprenant bien qu’il n’est pas d’abord quelque autre chose, et ensuite un. C’est pour cela que l’Un est si difficile à connaître en lui-même ; il est plutôt connu par ce qui naît de lui, c’est-à-dire par l’Essence, parce que l’intelligence conduit à l’Essence. La nature de l’Un est en effet d’être la source des choses excellentes, la puissance qui engendre les êtres, tout en demeurant en elle-même, sans éprouver aucune diminution, sans passer dans les êtres auxquels elle donne naissance[18]. Si nous appelons ce principe l’Un, c’est pour nous le désigner les uns aux autres en nous élevant à une conception indivisible et en amenant notre âme à l’unité. Mais, quand nous disons que ce principe est un et indivisible, ce n’est pas dans le même sens que nous le disons du point [géométrique] et de la monade [de l’unité arithmétique] : car ce qui est un de la manière dont le sont le point et la monade est principe de quantité et n’existerait point s’il n’y avait avant lui l’Essence et le Principe qui est encore avant l’Essence. Ce n’est donc point à cette espèce d’un qu’il faut appliquer notre pensée ; nous croyons cependant que le point et la monade ont de l’analogie avec l’Un[19] par leur simplicité ainsi que par l’absence de toute multiplicité et de toute division.

VI. En quel sens disons-nous donc l’Un, et comment pouvons-nous le concevoir ? — Reconnaissons que l’Un est une unité beaucoup plus parfaite que le point et la monade : car dans ceux-ci, faisant abstraction de la grandeur [géométrique] et de la pluralité numérique, on s’arrête à ce qu’il a de plus petit et on se repose dans une chose indivisible, il est vrai, mais qui existait déjà dans un être divisible, dans un sujet autre qu’elle-même ; mais l’Un n’est ni dans un sujet autre que lui-même, ni dans une chose divisible. S’il est indivisible, ce n’est pas non plus de la même manière que ce qu’il y a de plus petit ; tout au contraire, il est ce qu’il y a de plus grand, non par la grandeur [géométrique], mais par la puissance ; n’ayant pas de grandeur [géométrique], il est indivisible dans sa puissance : car les êtres qui sont au-dessous de lui sont indivisibles dans leurs puissances, et non dans leur masse [puisqu’ils sont incorporels]. Il faut admettre également que l’Un est infini, non comme le serait une masse ou une grandeur qu’on ne pourrait parcourir, mais par l’incommensurabilité de sa puissance. Lors même que vous le concevez comme Intelligence ou comme Dieu, il est encore au-dessus. Lorsque, par la pensée, vous vous le représentez comme l’unité la plus parfaite, il est au-dessus encore ; vous tâchez de vous former une idée de Dieu en vous élevant à ce qu’il y a de plus un dans votre intelligence [mais il est encore plus simple] : car il demeure en lui-même et il n’y a en lui rien de contingent.

On peut encore comprendre[20] qu’il est souverainement un par ce fait qu’il se suffit à lui-même (qu’il est absolu, τῷ αὐτάρϰει (tô autarkei)) : car le principe le plus parfait est nécessairement celui qui se suffit le mieux à lui-même, qui a le moins besoin d’autrui. Or toute chose qui n’est pas une, mais multiple, a besoin d’autrui : n’étant pas une, mais composée d’éléments multiples, son essence a besoin de devenir une ; mais l’Un ne saurait avoir besoin de lui-même, puisqu’il est déjà un. Bien plus, l’être qui est multiple a besoin d’autant de choses qu’il en contient en lui : car chacune des choses qui sont en lui n’existant que par son union avec les autres, et non en elle-même, se trouve avoir besoin des autres ; de sorte qu’un tel être a besoin d’autrui, soit pour les choses qui sont en lui, soit pour son ensemble. Si donc il doit y avoir quelque chose qui se suffise pleinement à soi-même, c’est assurément l’Un, qui seul n’a besoin de rien soit relativement à lui-même, soit relativement au reste. Il n’a besoin de rien ni pour être, ni pour être heureux, ni pour être édifié. D’abord, étant la cause des autres êtres, il ne leur doit pas l’existence. Ensuite, comment tiendrait-il son bonheur du dehors ? En lui, le bonheur n’est pas une chose contingente, c’est sa nature même. Enfin, n’occupant point de lieu, il n’a pas besoin d’un fondement pour être édifié dessus, comme s’il ne pouvait pas se soutenir lui-même ; tout ce qui a besoin d’être édifié est inanimé ; c’est une masse prête à tomber si elle n’a point de soutien[21]. Quant à l’Un, [bien loin qu’il ait besoin d’un soutien, ] c’est sur lui que sont édifiées toutes les autres choses, c’est lui qui en leur donnant l’existence leur a donné en même temps un lieu où elles fussent placées. Or ce qui demande à être placé dans un lieu ne se suffit pas par soi-même.

Ce qui est principe n’a pas besoin de ce qui est au-dessous de lui. Le principe de toutes les choses n’a besoin d’aucune d’elles, Tout être qui ne se suffit pas par lui-même ne se suffit pas parce qu’il aspire à son principe. Si l’Un aspirait à quelque chose, il aspirerait évidemment à n’être plus un, c’est-à-dire, à s’anéantir ; mais tout ce qui aspire à quelque chose aspire évidemment au bonheur et à la conservation ; ainsi, puisqu’il n’y a pas pour l’Un de bien hors de lui, il n’y a rien qu’il puisse vouloir. Il est le Bien d’une manière transcendante (ὑπεράγαθον (huperagathon)) ; il est le Bien, non pour lui-même, mais pour les autres êtres, pour ceux qui peuvent participer de lui.

Il n’y a donc pas de pensée dans l’Un, parce qu’il ne doit pas y avoir en lui de différence ; ni de mouvement, parce que l’Un est antérieur au mouvement comme à la pensée. Que penserait-il d’ailleurs ? Se penserait-il lui-même ? Dans ce cas, avant de penser il serait ignorant et il aurait besoin de la pensée, lui qui se suffit pleinement à lui-même. N’allez pas croire d’ailleurs que, parce qu’il ne se connaît pas et qu’il ne se pense pas, il y ait pour cela ignorance en lui. L’ignorance suppose un rapport, elle consiste en ce qu’une chose n’en connaît pas une autre. Mais l’Un, étant seul, ne peut ni rien connaître ni rien ignorer : étant avec soi, il n’a pas besoin de la connaissance de soi ; il ne faut même pas lui attribuer ce qu’on appelle être avec soi (συνεῖναι (suneinai)), si l’on veut qu’il reste l’Un dans toute sa pureté ; il faut au contraire supprimer l’intelligence, la conscience, la connaissance de soi-même et des autres êtres. On ne doit pas le concevoir comme étant ce qui pense (τὸ νοοῦν (to nooun)), mais plutôt comme étant la pensée (νόησις (noêsis)). La pensée ne pense pas, mais est la cause qui fait penser un autre être[22] ; or la cause ne peut être identique à ce qui est causé. À plus forte raison, ce qui est la cause de toutes les choses existantes ne peut être aucune d’elles. Il ne faut donc pas regarder cette cause comme identique au bien qu’elle dispense, mais la concevoir comme le Bien dans un sens plus élevé, le Bien qui est au-dessus de tous les autres biens[23].

VII. Si, parce que Dieu n’est aucune de ces choses [que vous connaissez], votre esprit reste dans l’incertitude, appliquez-le d’abord à ces choses, puis, de là, fixez-le sur Dieu[24]. Or, le fixant sur Dieu, ne vous laissez distraire par rien d’extérieur : car il n’est pas dans un lieu déterminé, privant le reste de sa présence, mais il est présent partout où il se trouve quelqu’un qui puisse entrer en contact avec lui[25] ; il n’est absent que pour ceux qui ne peuvent y réussir[26]. De même que, pour les autres objets, on ne saurait découvrir celui que l’on cherche si l’on pense à un autre, et que l’on ne doit rien ajouter d’étranger à l’objet qu’on pense si l’on veut s’identifier avec lui ; de même ici il faut être bien convaincu qu’il est impossible à celui qui a[27] dans l’âme quelque image étrangère de concevoir Dieu tant que cette image distrait son attention ; il est également impossible que l’âme, au moment où elle est attentive et attachée à d’autres choses, prenne la forme de ce qui leur est contraire. De même encore que l’on dit de la matière qu’elle doit être absolument privée de toute qualité pour être susceptible de recevoir toutes les formes ; de même, et à plus forte raison encore, l’âme doit-elle être dégagée de toute forme (ἀνείδεος (aneideos)), si elle veut que rien en elle ne l’empêche d’être remplie et illuminée par la nature première (φύσις πρώτη)[28]. Ainsi, après s’être affranchie de toutes les choses extérieures, l’âme se tournera entièrement vers ce qu’il y a de plus intime en elle ; elle ne se laissera détourner par aucun des objets qui l’entourent ; elle ignorera toutes choses, d’abord par l’effet même de l’état dans lequel elle se trouvera, ensuite par l’absence de toute conception des formes ; elle ne saura même pas qu’elle s’applique à la contemplation de l’Un, qu’elle lui est unie ; puis, après être suffisamment demeurée avec lui, elle viendra révéler aux autres, si elle le peut, ce commerce céleste (ἡ ἐϰεῖ συνουσία (hê ekei sunousia)). C’est sans doute pour avoir joui de ce commerce que Minos passa pour avoir conversé avec Jupiter[29] : plein du souvenir de cet entretien, il fit des lois qui en étaient l’image, parce que, lorsqu’il les rédigea, il était encore sous l’influence de son union avec Dieu. Peut-être même l’âme, dans cet état, jugera-t-elle les vertus civiles peu dignes d’elle[30], si elle veut demeurer là-haut ; c’est ce qui arrive à celui qui a longtemps contemplé Dieu.

[En résumé[31],] Dieu n’est en dehors d’aucun être ; il est au contraire présent à tous les êtres, mais ceux-ci peuvent l’ignorer : c’est qu’ils sont fugitifs et errants hors de lui, ou plutôt hors d’eux-mêmes[32] : ils ne peuvent point atteindre celui qu’ils fuient, ni, s’étant perdus eux-mêmes, trouver un autre être. Un fils, s’il est furieux et hors de lui-même, ne reconnaîtra pas son père. Mais celui qui aura appris à se connaître lui-même connaîtra en même temps d’où il vient[33].

VIII. Si quelque âme s’est connue dans un autre temps, elle sait que son mouvement naturel n’est pas en ligne droite (à moins d’avoir subi quelque déviation), mais qu’il se fait en cercle autour de quelque chose d’intérieur, autour d’un centre. Or le centre, c’est ce dont procède le cercle [qui est l’âme[34]]. L’âme se mouvra donc autour de son centre, c’est-à-dire autour du principe dont elle procède, et, se portant vers lui, elle s’attachera à lui, comme devraient le faire toutes les âmes. Les âmes des dieux se portent toujours vers lui, et c’est là ce qui fait qu’ils sont dieux : car quiconque est attaché au centre [de toutes les âmes] est vraiment dieu[35] ; quiconque s’en éloigne beaucoup est un homme qui est resté multiple [qui n’a pas été ramené à l’unité], ou est une brute[36]. le centre de l’âme est-il donc le principe que nous cherchons ? ou bien faut-il concevoir un autre principe vers lequel tous les centres concourent ?

Remarquons d’abord que ce n’est que par analogie qu’on emploie les mots de centre et de cercle : en disant que l’âme est un cercle, on n’entend pas qu’elle soit une figure de géométrie, mais qu’en elle et autour d’elle subsiste la nature primordiale[37] ; [en disant qu’elle a un centre, on entend que] l’âme est suspendue au Premier principe [par la partie la plus élevée de son être], surtout lorsqu’elle est tout entière séparée [du corps], Et maintenant, comme nous avons une partie de notre être enfermée dans le corps, nous ressemblons à un homme qui aurait les pieds plongés dans l’eau et le reste du corps placé au-dessus de l’eau : nous élevant au-dessus du corps par toute la partie qui n’est pas immergée, nous nous rattachons par le centre de nous-mêmes au centre commun de tous les êtres, de la même façon que nous faisons coïncider les centres des grands cercles avec celui de la sphère qui les entoure. Si les cercles de l’âme étaient corporels[38], il faudrait que le centre commun occupât un certain lieu pour qu’ils coïncidassent avec lui et qu’ils tournassent autour de lui. Mais puisque les âmes sont de l’ordre des essences Intelligibles et que l’Un est encore au-dessus de l’Intelligence, il faut admettre que l’union de l’âme et de l’Un (συναφὴ (sunaphê)) s’opère ici par d’autres moyens que ceux par lesquels l’Intelligence s’unit à l’intelligible[39]. Cette union est en effet beaucoup plus étroite que celle qui est réalisée entre l’Intelligence et l’intelligible par la ressemblance ou par l’identité : elle a lieu en vertu de l’intime parenté qui unit l’âme avec l’Un, sans que rien les sépare. Les corps ne peuvent s’unir entre eux [parce qu’ils ne se laissent pas pénétrer] ; mais ils ne sauraient empêcher les essences incorporelles de s’unir entre elles : car ce qui les sépare les unes des autres, ce n’est pas une distance locale, c’est leur distinction, leur différence ; lorsqu’il n’y a point de différence entre elles, elles sont présentes l’une à l’autre.

N’ayant point en lui de différence, l’Un est toujours présent ; et nous, nous lui sommes présents dès que nous n’avons plus en nous de différence[40]. Lui, il n’aspire pas à nous, ne se meut pas autour de nous ; c’est nous, au contraire, qui aspirons à lui. Nous nous mouvons toujours autour de lui ; néanmoins, nous ne fixons pas toujours sur lui notre regard : nous ressemblons à un chœur de chanteurs qui entoureraient toujours le coryphée, mais qui ne chanteraient pas en mesure parce qu’ils détourneraient de lui leur attention en la portant sur quelque objet extérieur, tandis que, s’ils se tournaient vers le coryphée, ils chanteraient bien et ils seraient véritablement avec lui. De même, nous tournons toujours autour de l’Un, même lorsque nous nous en détachons tout à fait et que nous ne le connaissons plus. Nous n’avons pas notre regard toujours fixé sur l’Un ; mais quand nous le contemplons, nous atteignons le but de nos vœux, et nous jouissons du repos[41] ; nous ne sommes plus en désaccord et nous formons véritablement autour de lui un chœur divin.

IX. Dans ce chœur, l’âme voit la source de la Vie, la source de l’Intelligence, le principe de l’Être, la cause du Bien, la racine de l’Âme. Toutes ces choses découlent de l’Un sans le diminuer. Il n’est point en effet une masse corporelle ; sinon, les choses qui naissent de lui seraient périssables. Or elles sont éternelles, parce que leur principe reste toujours le même, qu’il ne se partage pas pour leur donner naissance, mais qu’il demeure tout entier[42]. Elles durent, comme la lumière dure tant que le soleil dure lui-même[43]. Quant à nous, nous ne sommes point séparés de l’Un, nous n’en sommes point distants, quoique la nature corporelle, en Rapprochant de nous, nous ait attirés à elle[44]. Mais c’est en l’Un que nous respirons, c’est en lui que nous subsistons[45] : car Une nous a pas donné une fois pour s’éloigner ensuite de nous ; mais il nous donne toujours, tant qu’il demeure ce qu’il est, ou plutôt tant que nous nous tournons vers lui ; c’est là que nous trouvons le bonheur ; nous éloigner de lui, c’est déchoir. C’est en lui que notre Âme se repose : c’est en s’élevant à ce lien pur de tout mal qu’elle est délivrée des maux ; c’est là qu’elle pense, là qu’elle est impassible, là qu’elle vit véritablement. La vie actuelle, où l’on n’est pas avec Dieu, n’est qu’un vestige, une ombre de la vie véritable. La vie véritable [où l’on est avec Dieu] est l’actualité de l’Intelligence. C’est cette actualité de l’Intelligence qui engendre les dieux en touchant l’Un par une sorte de tact silencieux (ἐν ἡσύχῳ τῇ πρὸς ἐϰεῖνο ἐπαφῇ (en hesuchô tê pros ekeino epaphê)) ; c’est elle qui engendre la beauté, et la justice, et la vertu. Voilà ce que porte dans son sein l’âme remplie de Dieu ; c’est en lui qu’est son principe et sa fin : son principe, parce que c’est de là qu’elle procède ; sa fin, parce que c’est là qu’est le bien où elle tend, et qu’en retournant là, elle redevient ce qu’elle était. La vie d’ici-bas, au milieu des choses sensibles, c’est pour l’âme une chute, un exil, la perte de ses ailes[46].

Ce qui démontre encore que notre bien est là-haut, c’est l’amour qui est inné dans notre âme, comme l’enseignent les descriptions et les mythes qui font de l’Amour l’époux de l’âme[47]. En effet, puisque l’âme, qui est autre que Dieu, procède de lui, il faut nécessairement qu’elle l’aime ; mais, quand elle est là-haut[48], elle a un amour céleste ; ici-bas, elle n’a plus qu’un amour vulgaire : car c’est là-haut qu’habite Vénus Uranie ; ici-bas, il n’y a que la Vénus populaire et adultère[49]. Or toute âme est une Vénus, comme l’indique le mythe de la naissance de Vénus et de l’Amour, qu’on fait naître en même temps qu’elle[50]. Tant qu’elle reste fidèle à sa nature, l’âme aime donc Dieu et veut s’unir à lui, comme une vierge qui est issue d’un noble père et qui est éprise pour un bel Amour[51]. Mais quand, étant descendue dans la génération, l’âme, trompée par les fausses promesses d’un amant adultère, a échangé son amour divin contre un amour mortel, alors, éloignée de son père, elle se livre à toute sorte d’excès ; mais enfin, elle a honte de ces désordres ; elle se purifie, elle retourne à son père, et elle trouve auprès de lui le vrai bonheur. Quelle félicité est alors la sienne, c’est ce dont ceux qui ne l’ont pas goûtée peuvent juger jusqu’à un certain point par les amours terrestres, en voyant la joie qu’éprouve celui qui aime et qui obtient ce qu’il aime. Mais ces amours mortelles et trompeuses ne s’adressent qu’à des fantômes ; elles ne tardent pas à disparaître parce que ce ne sont pas ces apparences sensibles que nous aimons véritablement, qui sont notre bien et que nous cherchons. Là-haut seulement est l’objet véritable de l’amour, le seul auquel nous puissions nous unir et nous identifier, que nous puissions posséder intimement» parce qu’il n’est point séparé de notre âme par l’enveloppe de la chair. Quiconque le connaît connaît ce que je dis[52] : il sait que l’âme vit alors d’une autre vie, qu’elle s’avance vers Dieu, qu’elle l’atteint, le possède, et, dans cet état, reconnaît la présence du dispensateur de la véritable vie[53]. Alors elle n’a besoin de rien de plus : au contraire, elle doit renoncer à toute autre chose pour se fixer en Dieu seul, s’identifier avec lui, retrancher tout ce qui l’entoure. Il faut donc nous hâter de sortir d’ici-bas, nous détacher autant que nous le pouvons du corps auquel nous avons le chagrin d’être encore enchaînés, faire nos efforts pour embrasser Dieu par tout notre être, sans laisser en nous aucune partie qui ne soit en contact avec lui. Alors, l’âme peut voir Dieu et se voir elle-même, autant que le comporte sa nature ; elle se voit brillante de clarté, remplie de la lumière intelligible, ou plutôt elle se voit comme une lumière pure, subtile, légère ; elle devient Dieu, ou plutôt elle est Dieu. Dans cet état, l’âme est donc comme un feu resplendissant. Si elle retombe ensuite dans le monde sensible, elle est plongée dans l’obscurité.

X. Mais pourquoi l’âme qui s’est élevée là-haut n’y demeure-t-elle pas ? C’est qu’elle n’est pas encore tout à fait détachée des choses d’ici-bas. Mais un temps viendra où elle jouira sans interruption de la vue de Dieu : c’est quand elle ne sera plus troublée par les passions du corps[54]. La partie de l’âme qui voit Dieu n’est pas celle qui est troublée [l’âme irraisonnable], mais l’autre partie [l’âme raisonnable] ; or elle perd la vue de Dieu quand elle ne perd pas cette science qui consiste dans les démonstrations, dans les conjectures et les raisonnements. Dans la vision de Dieu, en effet, ce qui voit n’est pas la raison, mais quelque chose d’antérieur, de supérieur à la raison ; si ce qui voit est encore uni à la raison, c’est alors comme l’est ce qui est vu. Celui qui se voit, lorsqu’il voit, se verra tel, c’est-à-dire simple, sera uni à lui-même comme étant tel, enfin se sentira devenu tel. Et même il ne faut pas dire qu’il verra, mais qu’il sera ce qui est vu, si toutefois on peut encore distinguer ici ce qui voit et ce qui est vu, et affirmer que ces deux choses n’en font pas une seule ; mais cette assertion serait téméraire : car dans cet état, celui qui voit ne voit pas à proprement parler, ne distingue pas, ne s’imagine pas deux choses ; il devient tout autre, il cesse d’être lui, il ne conserve rien de lui-même. Absorbé en Dieu, il ne fait plus qu’un avec lui, comme un centre qui coïncide avec un autre centre : ceux-ci en effet ne font qu’un en tant qu’ils coïncident, et ils font deux en tant qu’ils sont distincts. C’est dans ce sens que nous disons ici que l’âme est autre que Dieu. Aussi ce mode de vision est-il fort difficile à décrire. Comment en effet dépeindre comme différent de nous Celui qui, lorsque nous le contemplions, ne nous apparaissait pas comme autre que nous-mêmes, mais comme ne faisant qu’un avec nous ?

XI. C’est là sans doute ce que signifie la défense qu’on fait dans les mystères d’en révéler le secret aux hommes qui n’ont pas été initiés : comme ce qui est divin est ineffable, on prescrit de n’en point parler à celui qui n’a pas eu le bonheur de le voir.

Puis donc que [dans cette vision de Dieu] il n’y avait pas deux choses, que celui qui voyait était identique à Celui qu’il voyait, de telle sorte qu’il ne le voyait pas, mais qu’il lui était uni, si quelqu’un pouvait conserver le souvenir de ce qu’il était quand il se trouvait ainsi absorbé en Dieu, il aurait en lui-même une image fidèle de Dieu[55]. Alors en effet il était lui-même un, il ne renfermait en lui aucune différence, ni par rapport à lui-même, ni par rapport aux autres êtres. Pendant qu’il était ainsi transporté dans la région céleste, rien n’agissait en lui, ni la colère, ni la concupiscence, ni la raison, ni même la pensée ; bien plus, il n’était plus lui-même, s’il faut le dire, mais, plongé dans le ravissement ou l’enthousiasme (ἁρπασθεὶς ἣ ἐνθουσιάσας (harpastheis hê enthousiasas)), tranquille et solitaire avec Dieu, il jouissait d’un calme imperturbable ; renfermé dans sa propre essence, il n’inclinait d’aucun côté, il ne se tournait même pas vers lui-même, il était enfin dans une stabilité parfaite, il était en quelque sorte devenu la stabilité même.

Dans cet état, en effet, l’âme ne s’occupe plus même des belles choses : elle s’élève au-dessus du Beau, elle dépasse le chœur des vertus[56]. C’est ainsi que celui qui pénètre dans l’intérieur d’un sanctuaire laisse derrière lui les statues qui sont placées dans le temple ; ce sont les objets qui se présenteront ensuite les premiers à ses yeux à sa sortie du sanctuaire, après qu’il aura joui du spectacle intérieur, qu’il sera entré en communication intime (συνουσία (sunousia)), non avec une image ou une statue (car ce n’est qu’en sortant qu’il considérera les images et les statues), mais avec la Divinité. Le mot même de spectacle (θέαμα (theama)) ne paraît pas convenir ici [pour exprimer cette contemplation de l’âme] ; c’est plutôt une extase, une simplification, un abandon de soi, un désir de contact, une parfaite quiétude, enfin un souhait de se confondre avec ce que l’on contemple dans le sanctuaire[57]. Quiconque cherche à voir Dieu d’une autre manière ne saurait jouir de sa présence. Par l’emploi de ces figures mystérieuses, les sages prophètes veulent indiquer comment on voit Dieu. Mais le sage hiérophante, pénétrant le mystère, peut, une fois qu’il est arrivé là, jouir de la vue véritable de ce qui est dans le sanctuaire. S’il n’est pas encore arrivé là, il conçoit du moins que ce qui est dans le sanctuaire est une chose invisible [pour les yeux du corps], que c’est la source et le principe de tout, et il le connaît ainsi comme le principe par excellence ; [mais quand il a pénétré dans le sanctuaire], il voit le principe, il entre en communication avec lui, il unit le semblable au semblable, ne laissant de côté rien de ce que l’âme est capable de posséder des choses divines[58].

Avant d’obtenir la vision de Dieu, l’âme désire ce qui lui reste à voir : or, pour qui est monté au-dessus de toutes choses, ce qui reste à voir, c’est Celui-là même qui est au-dessus de toutes choses. En effet, la nature de l’âme n’ira jamais au non-être absolu ; en s’abaissant, elle tombera dans le mal, par conséquent, dans le non-être, mais non dans le non-être absolu. Si elle suit la route contraire, elle arrivera non à une chose différente, mais à elle-même. De ce qu’elle n’est alors dans aucune chose différente d’elle, il ne s’ensuit pas qu’elle ne soit dans aucune chose : elle est en elle-même. Or, celui qui est en lui-même, sans être dans l’Être, est nécessairement en Dieu. Il cesse alors lui-même d’être une essence, il devient supérieur à l’Essence en tant qu’il entre en communication avec Dieu. Or, celui qui se voit ainsi devenu Dieu a en lui-même une image de Dieu ; et s’il s’élève au-dessus de lui-même, s’il devient comme une image qui viendrait se confondre avec son modèle, il atteindra le terme de son ascension. Ensuite, quand il aura perdu la vue de Dieu, il pourra encore, réveillant la vertu qu’il a conservée en lui, et considérant les perfections qui ornent son âme, remonter à la région céleste, s’élever par la vertu à l’intelligence, et par la sagesse à Dieu même.

Telle est la vie des dieux ; telle est aussi celle des hommes divins et bienheureux : détachement de toutes les choses d’ici-bas, dédain des voluptés terrestres, fuite de l’âme vers Dieu qu’elle voit seule à seul[59].


  1. Pour les Remarques générales sur ce livre, Voy. les Éclaircissements à la fin du volume.
  2. Voy. ci-dessus Enn. VI, liv. VI, § 13, p. 387.
  3. Cette objection est empruntée à la doctrine d’Aristote. Voy. le passage de la Métaphysique que nous avons cité ci-dessus, p. 220, note 1.
  4. Voy. ci-dessus, p. 220, note 1.
  5. La question de la nature de l’unité et de l’Un est traitée avec de grands développements ci-dessus dans le livre ii, § 9-12, p. 220-228 ; et dans le livre vi, § 12-14, p. 386-302.
  6. Voy. ci-dessus liv. IV, § 9, p. 379.
  7. Ce passage est cité par le P. Thomassin qui le commente en ces termes : « Est in anima aliquid mente sublimius puriusque, quasi flos et apex summus mentis ; in quem sui apicem unumque intimum collecta tota mens, quasi jam ipsi uni cognatissima, illi adunatur, et quasi centrum centro inserens, cum eo confunditur ; ut non jam operatione aliqua sua illi adgestiat et adsultet, sed complexu quodam operationes omnes longe vincente, et supermentali et substantiali, illi agglutinetur et quodammodo identificetur. » (Dogmata theologica, t. I, p. 338.)
  8. Taylor propose à tort de lire ici τοῦ ἑνός (tou henos) au lieu de τοῦ ὄντος (tou ontos).
  9. Voy. ci-dessus liv. II, § 7, p. 215.
  10. Le P. Thomassin cite ce passage et te commente en ces termes : « Si modo non extra se ipsam per insani et sensibilis amoris intemperias efferatur anima, tam præsentem sibi Deum medullitus quam sibi seipsam sentiet ; non sensu, non intellectu, quibus absentia etiam attinguntur ; sed intimiore quodam genere, videlicet præsentia et conscientia scientiam antecedente, ut plane seipsam ante sensum sentit et ante intellectum intelligit… Sic Plotinus scientiæ et Intelligentiæ cuicunque hanc inolescere maculam declarat, quod multiplex sit, non simplex, objectoque suo simplicitatem æque detrahat ; ideoque Primum principium ut simplicissimum sit, non scientia, non intelligentia, sed simpliciore quodam modo attingi debere ; ut autem Deus sit præsens animæ, opus esse tantum ut anima sibi sit præsens, seu ut ab extimis se recolligat, suumque in penetrale se totam colligat ; tunc enim semper præsenti Deo semper erit præsens, præsens autem non intellectuali, sed substantiali quodam, longe superiori et admirabiliori modo. » (Dogmata theologica, t. I, p. 335.)
  11. Plotin ne cite pas ici Platon textuellement. Voy. ci-dessus p. 531, note 1.
  12. On peut rapprocher de ce passage les lignes suivantes de Fénelon : « Déjà heureuse l’âme qui vous cherche, qui soupire et qui a soif de vous ! Mais pleinement heureuse celle sur qui rejaillit la lumière de votre face, dont votre main a essuyé les larmes, et dont votre amour a déjà comblé les délices ! Quand sera-ce, Seigneur ? Ô beau jour sans nuage et sans fin, et dont vous serez vous-même le soleil, et où vous coulerez au travers de mon âme comme un torrent de volupté ! » (De l’Existence de Dieu, 1re partie, fin.)
  13. Voy. ci-dessus § 3, p. 540-541.
  14. Cette dénomination est empruntée au Timée de Platon, p. 37, éd. H. Étienne.
  15. Ficin traduit cette phrase inexactement : « Neque enim discernitur, sicut rationes in prolatione solent, sed tanquam rationes jam secundum unum quiddum excogitatæ, etc. » La pensée de Plotin est que l’âme humaine ne conçoit les idées que successivement, tandis que l’Intelligence divine les conçoit toutes simultanément.
  16. Plotin emploie souvent cette comparaison. Voy. Enn. IV, liv. IX, § 5 ; t. II, p. 501.
  17. Sur cette expression, Voy. notre t. II, p. 1, note.
  18. Voy. ci-dessus liv. VIII, § 11, p. 515. Ce passage est cité et commenté par le P. Thomassin : « Ut ipsum Primum, ut ipsum Unum quod supra mentem est, attingat et fruatur mens, opus est ut conscendat tota in principium, in primum, in unum sui. Nam et summus Deus ea imprimis ratione ipsum Unum vocatur, non quod unum proprie sit, sed quod tum maxime illum contingat mens nostra, quum, a multitudine et dispersione sese recolligens, in unum se totam conglobat. » (Dogmata theologica, t. I, p. 338.)
  19. Kirchhoff lit ταῦτα ὁμοιῶσαι ἐϰεῖνοις (tauta homoiôsai ekeinois), au lieu, de ταῦτα ὁμοίως ἀεὶ ἐϰεῖνοις (tauta homoios aei ekeinois). Cette correction ne change pas le sens.
  20. Nous lisons avec Kirchhoff ἐννοηθείη (ennoêtheiê) au lieu de ἓν οὐ μὴ θείη (hen ou mê theiê).
  21. Ce passage est cité par Nicéphore Grégoras, Histoire de Constantinople, liv. XX, 1, p. 552.
  22. Par pensée Plotin entend ici évidemment la puissance intellectuelle en acte.
  23. Le P. Thomassin cite ce passage et le commente en ces termes : Hinc Plotinus tam crebro ait omnia Deo convenire per modum principii, non per modum formæ ; ipsum nihil omnium esse, sed omnium auctorem esse et largitorem ; itaque non esse bonitatem et veritatem, sed bonitatis et veritatis datorem et opificem. Hinc est quod negat idem Plotinus scientia et intelligentia apprehendi posse Deum, sed præsentia et conscientia et contacta inuto. At vita, sapientia, veritas, justitia et hujusce modi alia per se subsistentia et immutabilia per intelligentiam nostram apprehenduntur et per scientiam : ergo non in his, sed supra hæc quærendus Deus. » (Dogmata theologica, t. I, p. 214.)
  24. Kirchhoff change ici mal à propos θεῷ (theô) Deo, en θεῶ (theô), curre. Pour construire la phrase, il suffit de sous-enteudre στῆσον ἐπί (stêson epi).
  25. Le P. Thomassin commente ce passage en ces termes : « Fruendus igitur Deus est per præsentiam maxime intimam, sicut anima seipsa fruitur, etiam quum se non rogitat ; estque Deus semper præsens, sed abest ab illo anima, dum per simulacre meretricia libidine peregrinatur. Ut autem præsens fiat anima Deo et eo præsente fruatur, non magno præsidio aut apparatu opus est ; imo alia omnia amoliri necesse est, omnibus sese nudare, nudamque qualis a parente suo summo primum effluxit, illi se reddere et repræsentare. Ex quo minus mirum fit si conditæ primum animæ Deo statim fruebantur, quum nunc, ut ad eamdem fruitionem redintegrentur, hoc unum eluctari debeant, ut, detersis omnibus quæ ex infimorum affrictu inoleverant, nudæ solæque se sistant, quales a solo solæ effusæ sunt. » (Dogmata theologica, t. I, p. 336.)
  26. On peut rapprocher de ce passage les lignes suivantes de Fénelon : « Quand je pense, Seigneur, que tout l’être est en vous, vous épuisez et vous engloutissez, ô abîme de vérité, toute ma pensée ; je ne sais ce que je deviens : tout ce qui n’est pas vous disparaît, et à peine me reste-t-il de quoi me trouver encore moi-même. Qui ne vous voit point n’a rien vu ; qui ne vous goûte point n’a jamais rien senti : il est comme s’il n’était pas ; sa vie entière n’est qu’un songe. » (De l’Existence de Dieu, 1re partie, fin.)
  27. Au lieu d’ἕχον τὰ (hechon ta), nous lisons ἔχοντα (echon ta).
  28. Le P. Thomassin cite ce passage et le commente en ces termes : « Ita præstantissimus philosophus mentem instar materiæ primæ omnibus formis nudari jubet et speciebus, seipsam quoque nescire ; omnibus speciebus quas vel a seipsa, vel ab aliis rebus impressas gerit, exspoliari, ut Deum hac sua nescientia et informitate felicius apprehendat. At inter has formas et species sequestrandas quis non videt esse ipsam quoque sapientiam, justitiam, etc. ? Nam si has servet formas, non erit omnino informis mens et materiae nudae similis. Si has formas servet, non erit in mera nescientia, non seipsam nesciet : nam et ipsa mens quædam vita, et sapientia, et justitia est. » (Dogmata theologica, t. I, p. 214.)
  29. Plotin fait ici allusion à l’Odyssée, chant XIX, vers 178 : « Minos, admis tous les neuf ans aux entretiens du tout-puissant Jupiter. » Voy. aussi Platon, Lois, liv. I.
  30. Voy. Enn. I, liv. II, § 2 ; t. I, p. 54.
  31. Il paraît y avoir une lacune entre cette phrase et celle qui précède.
  32. Voy. le développement de cette pensée dans Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § xliv, dans notre tome I, p. lxxxvi. Elle se trouve aussi dans Fénelon : « Ô mon Dieu ! si tant d’hommes ne vous découvrent point dans ce beau spectacle que vous leur donnez de la nature entière, ce n’est pas que vous soyez loin de chacun de nous. Chacun de nous vous touche comme avec la main ; mais les sens, et les passions qu’ils excitent, emportent toute l’application de l’esprit… Vous êtes auprès d’eux et au dedans d’eux ; mais ils sont fugitifs et errants hors d’eux-mêmes. Ils vous trouveraient, ô douce lumière, ô éternelle beauté, toujours ancienne et toujours nouvelle, ô fontaine de chastes délices, ô vie pure et bienheureuse de tous ceux qui vivent véritablement, s’ils vous cherchaient au dedans d’eux-mêmes ! Mais les impies ne vous perdent qu’en se perdant eux-mêmes, etc. » (De l’existence de Dieu, 1re partie, fin.)
  33. Voy. Enn. IV, liv. III, § 1 ; t. II, p. 261-262. Fénélon dit aussi, dans le morceau tout platonicien que nous venons de citer : « Parce que vous êtes trop au dedans d’eux-mêmes, où ils ne rentrent jamais, vous leur êtes un Dieu caché : car ce fond intime d’eux-mêmes est le lieu le plus éloigné de leur vue, dans l’égarement où ils sont. »
  34. Voy. Enn. t. II, liv. ii, § 2, t. I, p. 162 ; « S’il en est ainsi, l’âme se meut autour de Dieu, l’embrasse, s’y attache de toutes ses forces : car toutes choses dépendent de ce principe ; mais comme elle ne peut s’y unir, elle se meut autour de lui, etc. Porphyre dit aussi : « L’âme ressemble à une source qui, au lieu de s’écouler au dehors, reflue circulairement en elle-même » (Principes de la théorie des intelligibles, § xxxii, p. lxxii de notre tome I.)
  35. Cette phrase rappelle un célèbre passage de Platon : « Le chef suprême, Jupiter, s’avance le premier, conduisant son char ailé, ordonnant et gouvernant toutes choses, etc. » (Phèdre, trad. de M.  Cousin, t. VI, p. 49.)
  36. Voy. dans Platon le début du livre IX de la République.
  37. C’est la matière. Voy. Enn. I, liv. VIII, § 7 ; t. I, p. 128, note 1.
  38. Voy. les Éclaircissements, de notre tome I, p. 453.
  39. Le P. Thomassin commente ce morceau en ces termes : « Dum anima Deum cognoscit, Deo fit præsens ; quumque Deo præsentia sint omnia, fit et omnibus præsens, Deum enim cognoscit anima non per scientiam, sed per præsentiam ; non per intellectum, sed per contactum ; uno suo, quod mente superius est, Unum mente superius attingit, sicque non intelligendo, sed tangendo, melius intelligit. Deum ergo intelligendo, fit illi præsens ; quocirca et mentibus animabusque aliis Deum similiter intelligentibus, et intelligendo præsentibus, fit et ipsa præsens. Omnes ergo intellectuales substantiæ ad hunc modum omnes omnibus et singulæ insunt, quia ipsi Uni et eidem Deo omnes præsentissimæ adsunt ; suntque velut circuli plurimi circa idem centrum defixi, sibique mutuo implexi. Etsi enim mentes instar corporum non sese excludant, at nunc perspicuum est quod sese mutuo includant, quum omnes uni communi centro præsentissimæ sint… Sic luculente Plotinus non loco, sed alteritate et dissimilitudine distare inter se incorporeas naturas edocet ; adesse autem et inesse sibi vel mutua similitudine, vel stabili ad Deum tanquam ad commune centrum copulatione. » (Dogmata theologica, t. I, p. 248.)
  40. Le P. Thomassin commente ce passage en ces termes : « Deus ergo a mentibus non abest, ut corpora a corporibus sua et aliena mole discluduntur ; nec ut naturæ intellectuales alias ab aliis alteritate sua distant et discrepantia naturæ et affectuum. Deus quum, nec ulla corporea mole nec ulla alteritate constet, quippe Unum ipsum simplicissimum, omnium expers, adest utique semper mentibus, suaque identitate et substantiali, ut ita dicam, immeatione iis illabitur, si modo eæ præsentes sint et omnem alteritatem per extranea quævis inhærescentem extergant. » (Dogmata theologica, t. I, p. 336.)
  41. Plotin emploie ici une expression d’Héraclite, ἀνάπαυλα (anapaula) (Voy. Enn. IV, liv. VIII, § 5 ; t. II, p. 487, note 5), mais il lui donne un autre sens.
  42. C’est une idée empruntée à Numénius. Voy. notre tome I, p. cii-ciii.
  43. Voy. Enn. II, liv. III, fin ; t. I, p. 193.
  44. Voy. Enn. I, liv. VIII, § 14 ; t. I, p. 137.
  45. ἐμπνέομεν ϰαὶ σωζόμεθα (empneomen kai sôzometha). Ces expressions rappellent les paroles de saint Paul : « Il n’est pas loin de chacun de nous, puisque c’est en lui que nous vivons, que nous sommes mus et que nous sommes ;… puisqu’il nous donne à tous la vie, la respiration et toutes choses. » (Actes, XVII, 25, 27, 28.)
  46. Ce sont toutes expressions empruntées au Phèdre de Platon. Voy. Enn. IV, liv. III, § 7 ; t. II, p. 277.
  47. Plotin fait ici allusion à la fable célèbre de l’Amour et de Psyché, telle qu’elle a été développée par Apulée.
  48. Pour plus de détails, Voy. Enn. III, liv. V, § 2 ; t. II, p. 106.
  49. Voy. Enn. III, liv. V, § 4 ; t. II, p. 110.
  50. Voy. ibid., § 7-9 ; t. II, p. 114-122.
  51. Nous lisons avec M. de Kirchhoff παρθένος ϰαλοῦ [πατρός] (parthenos kalou [patros]). Plotin revient ici à la fable de l’Amour et de Psyché. Cette allusion n’est pas bien indiquée dans la traduction de Ficin qui manque tout à fait de netteté dans ce passage.
  52. Voy. le passage de Jean Philopon cité dans notre t. II, p. 245 note 2.
  53. Le P. Thomassin commente ce passage en ces termes : « Immutabilitatis, quanta maxima indulgeri potest naturæ creatæ, ubertas et possessio summa invisione beata Dei percipiuntur. Mensenim beata ipsum Unum et omnia simul et semper intelligit, amat, amplectitur, indivulse et inamissibiliter atque immutabiliter. Sine defatigatione, sine satietate, videt et amat. Videt enim et amat Unum, ideo sine defatigatione ; videt et amat omnia, ideo sine satietate. Si autem infatigabiliter et insatiabiliter, ergo immutabiliter. Non quærendo, sed possidendo, non laborando, sed fruendo, videt et amat Unum omnia ; ergo immutabiliter : nam mutatio quærit et laborat ; quies et status possidet et fruitur. Non temporis fluxu, sed æternitatis statu videt et amat stantem veritatis æternitatem. Imo non tam videt et amat (nam hæ motiones sunt, ad quærendum magis quam ad fruendum idoneæ), quam Uni ipsi unitur, et cum Uno unum, cum immutabili immutabilis fit. Nec tam unum et immutabile evadit ex adhæsione ad Unum quam unum cum ipso Uno fit, nec aliud jam est quam ipsum Unum ; ideoque non tam immutabile quid fit, quam ipsum incommutabile… Sic Plotinus beatam mentem unum cum Deo fieri tradit, ut nec intelligendo jam moveatur, in eoque ita stet ut status ipse et ipsum incommutabile quodammodo factus sit. » (Dogmata theologica, t. I, p. 272.)
  54. « Ô que le temps est incommode ! Que de besoins accablants le temps nous apporte ! Qui pourrait souffrir les distractions, les interruptions, les tristes nécessités du sommeil, de la nourriture, des autres besoins ? Mais celle des tentations, des mauvais désirs, qui n’en serait honteux autant qu’affligé ? Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? Ô Dieu ! que le temps est long, qu’il est pesant, qu’il est assommant ! Ô Dieu éternel, tirez-moi du temps, fixez-moi dans votre éternité ! » (Bossuet, Élévations à Dieu.)
  55. Alors nous serons réduits à la parfaite unité et simplicité ; mais dans cette simplicité nous porterons la parfaite image de la Trinité puisque Dieu, uni au fond de notre être et se manifestant lui-même, produira en nous la vision bienheureuse qui sera en un sens Dieu même, lui seul en étant l’objet comme la cause ; et par cette vision bienheureuse, il produira un éternel et insatiable amour, qui ne sera encore autre chose en un certain sens que Dieu même vu et possédé ; et Dieu sera tout en tous, et il sera tout en nous-mêmes, un seul Dieu uni à notre fond, se produisant en nous par la vision, et se consommant en un avec nous par un éternel et parfait amour. Alors s’accomplira notre parfaite unité en nous-mêmes et avec tout ce qui possédera Dieu avec nous ; et ce qui nous fera tous parfaitement un, c’est que nous serons, et nous verrons, et nous aimerons ; et tout cela sera en nous tous une seule et même vie. » (Bossuet, Élévation à Dieu.)
  56. L’expression de chœur des vertus a été souvent employée par les Stoïciens pour montrer la liaison que les vertus ont entre elles.
  57. ἐϰστασις, ϰαὶ ἅπλωσις, ϰαὶ ἐπίδοσις αὑτοῦ, ϰαὶ ἔφεσις πρὸς ἁφὴν, ϰαὶ στάσις, ϰαὶ περινόησις πρὸς ἐφαρμογὴν, εἴπερ τις τὸ ἐν τῷ ἀδύτῳ θεάσεται (ekostasis, kai haplôsis, kai epidosis hautou, kai ephesis pros haphên, kai stasis kai perinoêsis pros epharmogên, eiper tis to en tô adutô theasetai). Pour faciliter l’intelligence de ces lignes, nous réunissons ici les divers passages où Plotin fait allusion aux mystères :

    « Si tu crois que tout est perçu par les sens, tu seras privé de Dieu. Tu ressembleras à ces hommes qui, dans les fêtes sacrées, se gorgent d’aliments dont on doit s’abstenir quand on s’approche des dieux, et qui, regardant cette jouissance comme plus certaine que la contemplation de la divinité dont on célèbre la fête, s’en vont sans avoir participé aux mystères.» (Enn. V, liv. V, § 11 ; t. III, p. 88.)

    « Dans les mystères, ceux qui sont admis à pénétrer au fond du sanctuaire, après s’être dépouillés, s’avancent complètement nus… La divinité reste cachée au fond du sanctuaire et ne se montre pas au dehors, pour ne pas être aperçue des profanes. » (Enn. I, liv. VI, § 7 et 8 ; t. I, p. 108 et 110.)

    « Invoquons d’abord Dieu même, non en prononçant des paroles, mais en élevant notre âme jusqu’à lui par la prière ; or la seule manière de le prier, c’est de nous avancer solitairement vers l’Un qui est solitaire. Pour contempler l’Un, il faut se recueillir dans son for intérieur, comme dans un temple, et y demeurer tranquille, en extase ; puis considérer les statues qui sont pour ainsi dire placées dehors [l’Âme et l’Intelligence], et avant tout la statue qui brille au premier rang [l’Un], en le contemplant de la manière que sa nature l’exige. » (Enn. V, liv. I, § 6 ; t. III, p. 13.)

    « Toutes les essences sont dans le monde intelligible comme autant de statues qui sont visibles par elles-mêmes, dont le spectacle donne aux spectateurs une ineffable félicité. » (Enn. V, liv. VIII, § 4 ; t. III, p. 115.)

    Enfin, Plotin dit ci-dessus (p. 562, au commencement du § 11) : « Comme ce qui est divin est ineffable, on prescrit de n’en point parler à celui qui n’a pas eu le bonheur de le voir. »

  58. Ce magnifique morceau de Plotin est assurément ce que l’antiquité nous a laissé de plus beau sur les vérités religieuses enseignées dans les mystères d’Éleusis. Il semble inspiré par les conceptions les plus sublimes de Platon et d’Aristote, parmi les philosophes, de Pindare, parmi les poëtes : « Heureux, disait Pindare, qui a vu les mystères d’Éleusis, avant d’être mis sous terre ! Il connaît les fins de la vie et le commencement donné de Dieu. » (Éd. Boissonade, Fragments, p. 293. Voy. M.  Villemain, Essais sur le génie de Pindare, p. 26.) L’idée exprimée dans ces vers de Pindare est développée par Plotin dans un beau passage qui se termine par ces lignes : « Avant de sortir de la vie, l’homme sage connaît quel séjour l’attend nécessairement, et l’espérance d’habiter un jour avec les dieux vient remplir sa vie de bonheur. » (Enn. IV, liv. IV, § 45 ; t. II, p. 405.) Plotin dit encore ailleurs : « C’est donc avec sagesse qu’on enseigne dans les mystères que l’homme qui n’aura pas été purifié séjournera, dans les enfers, au fond d’un bourbier. » (Enn. I, liv. VI, § 6 ; t. I, p. 107.)
  59. « La félicité des Justes n’est pas fugitive, disait Pindare… Au-dessous de la voûte céleste, à l’entour de la terre, volent les âmes des impies dans de cruelles douleurs, sous l’étreinte de maux qu’on ne peut fuir. Mais, habitantes du ciel, les âmes des justes chantent harmonieusement dans des hymnes le grand bienheureux. » (Fragments traduits par M.  Villemain, Essais sur le génie de Pindare, p. 25-26.) La même idée est développée dans l’Invocation de Porphyre dont on trouvera ci-après la traduction, p. 626.