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Ennéades (trad. Bouillet)/I/Livre 1/Notes

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PREMIÈRE ENNÉADE[1].

Cette Ennéade a été traduite en allemand par le docteur T. V. Engelhardt, qui avait annoncé une traduction complète de Plotin sous ce titre : Die Enneaden des Plotinus, übersetz, mit fortlaufenden den Urtext enlœuternden Anmerkungen begleilet (Erlangen, 1820, in-8°).


LIVRE PREMIER.

QU’EST-CE QUE L’ANIMAL ? QU’EST-CE QUE L’HOMME ?

Ce livre est, dans l’ordre chronologique, le cinquante-troisième, c’est-à-dire l’avant-dernier. Composé par Plotin à la fin de sa vie, il résume, avec une concision qui tombe souvent dans l’obscurité, des idées que ce philosophe avait déjà développées dans plusieurs traités d’une étendue considérable, tels que les livres iii et iv de l’Ennéade IV (Doutes sur l’Âme) et le livre vii de l’Ennéade VI (De la multitude des Idées et du Bien). Il était donc absolument nécessaire, pour faciliter l’intelligence de ce livre, ainsi que des suivants, de donner des éclaircissements et de faire des rapprochements qui, par leur nombre et leur dimension, n’auraient pu trouver place dans les notes placées au bas des pages. C’est le motif qui nous a décidé à reporter ici nos explications.

Nous allons essayer d’abord de résumer, dans la mesure de ce qui est indispensable pour l’intelligence de ce livre, les principes fondamentaux du système de Plotin ; nous signalerons en même temps, dans une énumération rapide, les passages divers de notre auteur, où sont développées les idées qui peuvent paraître obscures dans le traité que nous examinons et nous montrerons leur liaison avec les matières contenues dans ce volume ; nous indiquerons une fois pour toutes la valeur des termes que Plotin emploie et qu’il emprunte tour à tour à Platon, à Aristote et aux Stoïciens, ce qui contribue à rendre d’autant plus difficile la lecture de ses ouvrages[2]. Enfin nous ferons suivre l’exposé de sa doctrine et de sa terminologie des passages des divers auteurs auxquels il paraît avoir fait des emprunts, ainsi que de ceux qui ont cité ou mentionné ce livre.

Voici dans quel ordre sera distribué notre travail :

I. Théorie des trois hypostases divines, p. 320 ;
II. Facultés de l’âme humaine :
    A. Doctrine de Plotin, p. 325 ;
    B. Rapprochements entre la doctrine de Plotin et celle d’Aristote, p. 330 ;
III. Rapports de l’âme avec le corps, p. 355 ;
IV. Nature animale :
    A. Doctrine de Plotin sur la nature animale dans l’homme, p. 362 ;
    B. Rapprochements entre la doctrine de Plotin et celle de Platon, d’Aristote, des Stoïciens, de la Kabbale, p. 367 ;
    C. Doctrine de Plotin sur la nature animale dans la bête, p. 377 ;
V. Séparation de l’âme et du corps, p. 380 ;
VI. Métempsycose, p. 385 ;
VII. Mentions et citations qui ont été faites de ce livre, p. 387 ;
VIII. Extraits du commentaire de Ficin sur ce livre, p. 390.

§ I. THÉORIE DES TROIS HYPOSTASES DIVINES.

Le fondement de tout le système de Plotin est la théorie des trois hypostases principales, τρεῖς ἀρχιϰαὶ ὑποστάσεις, c’est-à-dire des trois principes divins qui, de toute éternité, sont émanés l’un de l’autre. Il y est fait une courte allusion dans ce livre, (§ 5, p. 44) ; mais ce passage resterait inintelligible si l’on ne cherchait ailleurs une exposition claire et complète de la doctrine que Plotin professe sur ce point. Nous en résumerons ici les idées essentielles à l’aide de passages empruntés à d’autres livres, tels que le (livre viii de l’Ennéade I, § 2, p. 118, et le livre ix de l’Ennéade II, § 1, p. 254-261.

1° Le premier principe s’appelle le Premier, τὸ πρῶτον, le Bien, τὸ ἀγαθόν, parce que tout en dépend, tout y aspire, tout en tient l’existence, la vie et la pensée (t. I, p. 109, 114, 118). Il s’appelle aussi l’Un, τὸ ἕν, le Simple, τὸ ἀπλουν, l’Absolu, τὸ αὔταρϰες, l’Infini, τὸ ἄπειρον, qui a manifesté sa puissance en produisant tous les êtres intelligibles (t. I, p. 112, 254, 264, 273, 285).

2° Le second principe est l’Intelligence, νοῦς, qui embrasse dans son universalité toutes les intelligences particulières. En se pensant elle-même, l’Intelligence possède toutes choses, elle est toutes choses, parce qu’en elle le sujet pensant, l’objet pensé et la pensée elle-même sont identiques[3] (t. I, p. 44, 118, 260, 273).

Ses idéees, ἰδέαι, sont les formes pures, εἴδη, types de tout ce qui existe ici-bas dans le monde sensible, les essences, οὐσίαι, les êtres réels, ὄντως ὄντα, les intelligibles, νοητά[4] ; elles composent le monde intelligible, ϰόσμος νοητός, (t. I, p. 279).

3° Le troisième principe est l’Âme universelle, ἡ ψυχὴ ὅλη, ou l’Âme du monde, ἡ ψυχὴ τοῦ ϰόσμου, dont procèdent toutes les âmes particulières (t. I, p. 44).

Il y a en elle deux parties : la Puissance principale de l’Âme, τὸ ἡγοῦμενον τῆς ψυχῆς[5], ou l’Âme céleste, ἡ ψυχὴ οὐρανία, qui contemple l’Intelligence et en reçoit les formes (t. I, p. 119, 150, 191-193, 263, 266, 276) ; la Puissance inférieure de l’Âme, τῆς ψυχῆς ἡ δυνάμις ἡ ἥττων, appelée Puissance naturelle et génératrice, ἡ φυσιϰή δυνάμις ϰαὶ γεννέτιϰη, Raison totale de l’univers, ὁ λόγος τοῦ παντὸς ὅλος, parce qu’elle transmet à la matière les raisons séminales qui façonnent et qui forment les animaux (t. I, p. 46, 48, 101, 150, 163, 184, 191-193, 306, 309).

Macrobe, qui a beaucoup emprunté à Plotin pour composer son Commentaire sur le songe de Scipion, résume assez fidèlement dans cet ouvrage (I, 14) la théorie des trois hypostases divines :

« Deus, qui prima causa est et vocatur, unus omnium, quæque sunt, quæque videntur esse, princeps et origo est. Hic superabundanti majestatis fecunditate de se Mentem creavit. Hæc Mens, quæ νοῦς vocatur, qua Patrem inspicit, plenam similitudinem servat auctoris ; Animam vero de se creat, posteriora respiciens. Rursus Anima partem quam intuetur induitur, ac, paulatim regrediente respectu in fabricam corporum, in corporea ipsa degenerat. Habet ergo et purissimam ex Mente, de qua est nata, rationem quod λογιϰὸν vocatur ; et ex sua natura accipit prœbendi sensus prœbendique incrementi seminarium : quorum unum αἰσθητιϰὸν alterum φυτιϰὸν nuncupatur. Sed ex his primum, id est λογιϰὸν, quod innatum sibi ex Mente sumpsit, sicut vere divinum est, ita solis divinis aptum ; reliqua duo, αἰσθητιϰὸν et φυτιϰὸν, ut a divinis recedunt, ita convenientia sunt caducis. Anima ergo creans condensque corpora, ex illo mero ac purissimo fonte Mentis, quem nascendo de originis suæ hauserat copia, corpora illa divina vel supera, cœli dico et siderum, quæ prima condebat, animavit. »

Pour compléter cet éclaircissement sommaire sur la théorie des trois hypostases principales, et pour prévenir la confusion qui a été faite quelquefois entre la Trinité des Néoplatoniciens et la doctrine chrétienne de la Trinité (p. 257, note 2), nous donnerons l’opinion de saint Augustin sur cet important sujet :

« Qu’entend Porphyre par ses Principes ? Dans la bouche d’un philosophe platonicien, nous savons ce que cela signifie : Il veut désigner Dieu le Père d’abord, puis Dieu le Fils, qu’il appelle la Pensée ou l’Intelligence du Père ; quant au Saint-Esprit, il n’en dit rien, ou ce qu’il en dit n’est pas clair : car je n’entends pas quel est cet autre principe qui tient le milieu, suivant lui, entre les deux autres. Est-il du sentiment de Plotin, qui, traitant des Trois hypostases principales[6], donne à l’Âme le troisième rang ? Mais alors il ne dirait pas que la troisième hypostase tient le milieu entre les deux autres, c’est-à-dire entre le Père et le Fils. En effet, Plotin place l’Âme au-dessous de la seconde hypostase, qui est la Pensée du Père, tandis que Porphyre, en faisant de l’Âme une substance mitoyenne[7], ne la place pas au-dessous des deux autres, mais entre les deux. Porphyre, sans doute, a parlé comme il a pu, ou comme il a voulu : car nous disons, nous, que le Saint-Esprit n’est pas seulement l’esprit du Père, ou l’esprit du Fils, mais l’esprit du Père et du Fils. Aussi bien les philosophes sont libres dans leurs expressions, et, en parlant des plus hautes matières, ils ne craignent pas d’offenser les oreilles pieuses. Mais nous, nous sommes obligés de soumettre nos paroles à une règle précise, de crainte que la licence dans les mots n’engendre l’impiété dans les choses. Lors donc que nous parlons de Dieu, nous n’affirmons pas deux ou trois principes, pas plus que nous n’avons le droit d’affirmer deux ou trois dieux ; et toutefois, en affirmant tour à tour le Père, le Fils, le Saint-Esprit, nous disons de chacun qu’il est Dieu. Car nous ne tombons pas dans l’hérésie des Sabelliens, qui soutiennent que le Père est identique au Fils, et que le Saint-Esprit est identique au Père et au Fils ; nous disons, nous, que le Père est le père du Fils, que le Fils est le fils du Père, et que le Saint-Esprit est l’esprit du Père et du Fils, sans être ni le Père ni le Fils. Il est donc vrai de dire que le Principe seul purifie l’homme, et non les Principes, comme l’ont soutenu les Platoniciens. Mais Porphyre, soumis à ces puissances envieuses dont il rougissait sans oser les combattre ouvertement, n’a pas voulu reconnaître que le Seigneur Jésus-Christ est le Principe qui nous purifie par son incarnation. » (Cité de Dieu, X, 23, 24 ; t. II, p. 229 de la trad. de M. Saisset.)

Saint Augustin dit encore en s’adressant à Porphyre :

« Tu reconnais hautement le Père, ainsi que son Fils, que tu appelles l’Intelligence du Père, et enfin un troisième principe, qui tient le milieu entre les deux autres, et où il semble reconnaître le Saint-Esprit. Voilà, pour dire comme vous, les trois Dieux. Si peu exact que soit ce langage, vous apercevez pourtant, comme à l’ombre d’un voile, le but où il faut aspirer ; mais le chemin du saint, mais le Verbe immuable fait chair, qui seul peut nous élever jusqu’à ces objets de notre foi où notre intelligence n’atteint qu’à peine : voilà ce que vous ne voulez pas reconnaître. » (Ibid., X, 29 ; p. 244 de la trad.)

§ II. FACULTÉS DE L’ÂME.

A. Doctrine de Plotin.

Dans le livre I de l’Ennéade I, Plotin nomme les facultés qu’il reconnaît dans l’âme humaine ; mais il n’en définît pas les fonctions et il ne les classe pas avec assez de clarté pour qu’on puisse suivre aisément le fil de la discussion. Nous allons suppléer à cette omission autant qu’il nous est possible, et indiquer dans quels passages de l’auteur on trouvera les développements que leur étendue ne nous permet pas de placer ici.

Plotin, tout en admettant l’unité et la simplicité de l’âme, y distingue trois principes qui procèdent l’un de l’autre dans cet ordre :

L’Intelligence, νοῦς,
L’Âme raisonnable, ψυχὴ λογιϰὴ,
L’Âme irraisonnable, ψυχὴ ἄλογος


qu’il nomme aussi l’Âme sensitive, imaginative, végétative, ψυχὴ αἰσθητιϰή, φανταστιϰή, φυτιϰή, la nature animale, σπερματϰὸς λόγος.

Selon que nous exerçons et que nous développons le premier, le second ou le troisième principe, nous vivons de la vie intellectuelle, de la vie rationnelle ou de la vie sensitive et animale (Enn. VI, liv. vii, § 4-7) : la première nous élève à la nature divine ; la seconde est notre vie propre, parce que l’âme raisonnable est l’homme même ; la troisième nous fait descendre à la nature animale[8] (t. I, p.43-50, 59, 75, 111, 177, 187).

Chacun des trois principes a plusieurs puissances ou facultés, δυνάμεις, nommées aussi formes, εἴδη, raisons, λόγοι (t. I, p. 230, 240).

1. Âme irraisonnable.

L’Âme irraisonnable ou Nature animale, la première qui se développe en nous, possède les facultés dont l’exercice exige le concours des organes (t. I, p. 43-46, 178-183 ; Enn. IV, liv. iii, § 19) :

La puissance végétative et nutritive, τὸ φυτιϰὸν ϰαὶ αὐξητιϰὸν ϰαὶ θρεπτιϰόν (Enn. IV, liv. iii, § 23, liv. iv, § 28). Elle ne fait qu’une seule et même chose avec la puissance génératrice, τὸ γεννητιϰόν[9] (Enn. IV, liv. iv, § 28), qui est appelée aussi la raison séminale, σπερματιϰὸς λόγος, la raison génératrice, γεννητιϰὸς λόγος (t. I, p. 101, 181-190, 197, 240), et la nature, φύσις (t. I, p. 45, 191, 221 ; Enn. IV, liv. iv, § 13-14) ;

La passivité, ἕξις παθητιϰή, ou sensibilité extérieure, à laquelle se rapportent les passions éprouvées par l’animal, les impressions produites sur les organes par les objets extérieurs, ainsi que les plaisirs et les douleurs qui en résultent (t. I, p. 36-42, 46-50, 178, 187 ; Enn. IV, liv. iv, § 18, 19). — Plotin distingue deux espèces de sensibilité (la sensibilité extérieure qui appartient à l’âme irraisonnable, et la sensibilité intérieure qui appartient à l’âme raisonnable), parce que, dans son système, la sensation comprend deux éléments : 1° la sensation extérieure, ἡ αἴσθησις ἡ ἔξω, qui consiste dans la passion, πάθος, ou l’impression sensible, τύπος, produite par l’action de l’objet extérieur sur l’organe ; 2° la sensation qui appartient à l’âme raisonnable, ἡ αἴσθησις τῆς ψυχῆς, et qui consiste dans la perception, ἀντίληψις, des passions et des impressions sensibles, dans l’intuition impassible d’images, de formes qui sont déjà intelligibles[10] (t. I, p. 43 ; Enn. IV, liv. iii, § 23-26, liv. iv, § 18-21, liv. v, § 1-8, liv. VI, liv. viii, § 8) ;

L’imagination sensible[11] qui suit la sensation et qui est la représentation sensible, φαντασία (Enn. IV, liv. iii, § 29 ; liv. iv, § 20) ;

L’appétit, τὸ ὀρεϰτιϰόν : il comprend l’appétit concupiscible, τὸ ἐπιθυμητιϰόν, et l’appétit irascible, τὸ θυμιϰόν, τὸ θυμοειδές[12] (t. I, p. 35-42 ; Enn. IV, liv. iii, § 33 ; liv. iv, § 20, 21, 28).

2. Âme raisonnable.

L’Âme raisonnable a pour facultés :

La raison discursive ou le raisonnement, τὸ διανοητιϰόν, διάνοια, τὸ λογιζόμενον, λογισμός, faculté complexe qui constitue notre essence. Elle correspond à ce que nous appelons aujourd’hui l’entendement ; elle s’exerce sur les données de l’intelligence et sur celles des sens[13] (t. I, p. 36, 43-48 ; Enn. III, liv. vi, § 2-6, Enn. IV, liv. iii, § 18, liv. IV, § 12 ; Enn. V, liv. iii, § 3-6) ;

L’opinion, δόξα (t. I, p. 38, 43, 45, 138), qui apprécie les sensations et les choses sensibles[14] (Enn. V, liv. ix, § 7) ;

La sensibilité intérieure, ἡ αἰσθητιϰή ἡ ἔνδον δύναμις, qui perçoit les impressions et les représentations sensibles, comme nous l’avons déjà dit à la page précédente ;

L’imagination intellectuelle qui traduit en images la pensée et le raisonnement[15] (t. I, p. 85 ; Enn. IV, liv. iii, § 30, 31 ; Enn. VI, liv. viii, § 3) ;

La mémoire (Enn. IV, liv. iii, § 26, 28-32 ; liv. iv, § 1-4 ; liv. vi, § 3) ;

La volonté, θέλησις (Enn. VI, liv. viii, § 4-12).

3. Intelligence.

L’Intelligence a pour fonction de contempler les êtres véritables, θεωρεῖ τὰ ὄντα. Son acte est la pensée intuitive, νοήσις[16] ; elle donne la science, la sagesse (t. I, p. 36, 44, 50, 67, 85).

4. Rapports de la Sensibilité, de la Raison discursive et de l’Intelligence.

Pour compléter cet exposé sommaire de la doctrine de Plotin sur les facultés de l’Âme, nous donnons ici un morceau important du liv. iii de l’Enn. V (§ 2, 3), morceau où se trouvent fort bien indiquées les fonctions et les relations des trois facultés principales de l’âme, de la Sensibilité, de la Raison discursive et de l’intelligence :

« Il est dans la nature de la Puissance sensitive (τὸ αἰσθητιϰὸν) de ne s’occuper que des objets extérieurs : car, dans le cas même où elle sent ce qui se passe dans le corps, elle perçoit encore des choses qui lui sont extérieures, puisqu’elle perçoit les passions éprouvées par le corps auquel elle préside.

L’âme possède en outre la Raison discursive (τὸ λογιζόμενον) : celle-ci juge les représentations sensibles, les combine et les divise ; elle considère aussi sous forme d’images les conceptions qui lui viennent de l’intelligence, et opère sur ces images comme sur les images fournies par la sensation ; enfin, elle est encore la puissance de comprendre, puisqu’elle discerne les nouvelles images des anciennes, et qu’elle les accorde en les rapprochant, d’où dérivent nos réminiscences... Elle a ainsi la compréhension des formes qu’elle reçoit des sens et de l’intelligence. Comment en a-t-elle la compréhension ? Le voici. Le sens a vu un homme et en a fourni l’image à la raison discursive. Que dit celle-ci ? Il peut se faire qu’elle ne dise rien et qu’elle se borne à en prendre connaissance. Il peut arriver aussi qu’elle se demande quel est cet homme, et que, l’ayant déjà rencontré, elle prononce, avec le secours de la mémoire, que c’est Socrate. Si elle développe l’image de Socrate, alors elle divise ce que lui fournit l’imagination. Si elle ajoute que Socrate est bon, elle parle encore des choses connues par les sens, mais ce qu’elle en affirme, savoir la bonté, elle le tire d’elle-même, parce qu’elle a en elle-même la règle du bien[17]. Mais a-t-elle en elle-même le bien ? C’est qu’elle est conforme au bien, et qu’elle en reçoit la notion de l’intelligence qui l’illumine : car cette partie de l’âme [la raison discursive] est pure et reçoit des impressions de l’intelligence[18].

Le propre de l’Intelligence (νοῦς) est de se penser elle-même et de contempler les choses qu’elle a en elle-même. Dirons-nous que l’intelligence pure est une partie de l’âme ? Non : nous dirons cependant qu’elle est nôtre. Elle est autre que la raison discursive, elle est élevée au-dessus d’elle, et, d’un autre côté, elle est nôtre, quoique nous ne la comptions pas au nombre des parties de l’âme. Elle est nôtre d’une certaine manière, et elle n’est pas nôtre d’une autre manière : c’est que tantôt nous nous en servons, tantôt nous ne nous en servons pas, tandis que nous nous servons toujours de la raison discursive ; par conséquent, l’intelligence est nôtre quand nous nous en servons, et elle n’est pas nôtre quand nous ne nous en servons pas. Mais qu’est-ce que se servir de l’intelligence ? Est-ce devenir intelligence et parler comme étant l’intelligence, ou bien est-ce parler conformément à l’intelligence ? Nous ne sommes pas l’intelligence : nous parlons conformément à l’intelligence par la première partie de la raison discursive qui reçoit les impressions de l’intelligence...

C’est la raison discursive qui nous constitue essentiellement. Les actes de l’intelligence nous sont supérieurs ; ceux de la sensibilité, inférieurs : nous, nous sommes la partie principale de l’âme, la partie qui forme une puissance moyenne entre ces deux extrêmes, tantôt s’abaissant vers la sensibilité, tantôt s’élevant vers l’intelligence. On reconnaît que la sensibilité est nôtre parce que nous sentons à chaque instant. Il ne paraît pas évident que l’intelligence soit nôtre, parce que nous ne nous en servons pas toujours, et qu’elle est séparée en ce sens qu’elle n’incline pas vers nous, que c’est nous plutôt qui élevons nos regards vers elle. La sensation est notre messager, l’intelligence notre roi. Nous sommes donc rois quand nous pensons conformément à l’intelligence ; or, cela peut avoir lieu de deux manières : ou bien nous avons reçu de l’intelligence des impressions et des règles qui sont pour ainsi dire gravées en nous, nous sommes remplis en quelque sorte par l’intelligence ; ou bien nous pouvons en avoir la perception et l’intuition par ce qu’elle nous est présente[19]. »

La gradation observée ici par Plotin qui s’élève des Sens à la Raison discursive, et de la Raison discursive à l’Intelligence, est conforme à celle que Platon établit dans le livre VI de la République. Elle se retrouve dans le morceau suivant de saint Augustin :

« De la considération des choses corporelles, j’étais venu à celle de l’âme, qui sent par le moyen du corps, et de là à cette faculté intérieure de l’âme à laquelle les sens rapportent ce qu’ils ont aperçu des choses du dehors[20] et qui est le plus haut degré de la connaissance chez les animaux. De là, j’étais monté jusqu’à la faculté qui raisonne, et à qui il appartient de prononcer sur ce qui est rapporté par les sens ; et ayant reconnu que celle-là même était sujette au changement, je m’étais retiré jusqu’au plus haut de mon intelligence. Ce fut là qu’écartant toutes les illusions de la coutume et tous les fantômes de l’imagination, je me demandai quelle était donc cette lumière dont ma raison était éclairée, lorsqu’elle prononçait sans hésiter que ce qui est incapable de changement vaut mieux que ce qui en est capable, et d’où lui venait même la notion qu’elle avait de cette nature immuable qu’elle n’aurait point mise, comme elle le faisait, au-dessus de tout ce qui est sujet à changer, si elle n’en avait eu quelque idée ; et enfin je parvins à découvrir ce qui est souverainement. » (Confessions, VII, 17.)

5. Rapports de l’âme humaine avec les trois hypostases divines.

Dans le § 8 du livre i (p. 44), Plotin indique très-brièvement les rapports de l’âme humaine avec les trois hypostases divines, l’Un, l’Intelligence divine, l’Âme universelle. Sa pensée peut se formuler ainsi :

Notre être est l’image des trois hypostases divines :

Par l’unité qui fait le fond de notre être, nous nous rattachons à l’Un, nous subsistons en lui ;

Par notre intelligence, nous sommes en communication perpétuelle avec l’Intelligence divine qui nous éclaire (p. 346, 348) ;

Par notre âme, nous avons une essence conforme à l’essence de l’Âme universelle, essence qui est indivisible parce qu’elle fait partie du monde intelligible, et divisible parce qu’elle est présente dans tout le corps qu’elle fait vivre. Nous avons ainsi en nous deux parties, l’âme raisonnable et l’âme irraisonnable, qui correspondent aux deux parties de l’Âme universelle, la Puissance principale et la Puissance naturelle et génératrice.

Ces idées sont développées dans le passage suivant qui peut servir de commentaire au § 8 :

« S’il y a dans la nature trois principes, comme nous venons de le dire, l’Un, l’Intelligence, l’Âme universelle, il doit y avoir aussi en nous trois principes. Je ne veux pas dire que ces trois principes soient dans les choses sensibles : car ils en sont séparés, ils sont hors du monde sensible, comme les trois principes divins sont hors de la sphère céleste, et ils constituent l’homme intérieur, selon l’expression de Platon. Notre âme est donc quelque chose de divin : elle a une nature autre [que la nature sensible] et telle que celle de l’Âme universelle. Or toute âme parfaite possède l’intelligence ; mais il y a l’intelligence qui raisonne [la raison discursive], et l’intelligence qui fournit les principes du raisonnement [l’intelligence pure].... Puisque l’âme raisonnable porte des jugements sur le juste et le beau et décide si tel objet est beau, si telle action est juste, il doit y avoir une justice et une beauté immuables, d’où la raison discursive tire ses principes ; sinon, comment pourrait-elle raisonner ? Si l’âme tantôt raisonne sur la justice et sur la beauté, tantôt ne raisonne pas sur ces choses, il faut que nous ayons en nous l’Intelligence qui ne raisonne pas, mais qui possède toujours la justice et la beauté[21] ; enfin, il faut que nous ayons en nous la cause et le principe de l’Intelligence, Dieu, qui n’est point divisible, qui subsiste, non dans un lieu, mais en lui-même, qui est contemplé par une multitude d’êtres, par chacun des êtres aptes à le recevoir, mais qui reste distinct de ces êtres, de même que le centre subsiste en lui-même, tandis que les rayons viennent tous aboutir à lui de tous les points de la circonférence. C’est ainsi que nous-mêmes, par une des parties de nous-mêmes, nous touchons à Dieu, nous nous y unissons, nous y sommes en quelque sorte suspendus (ἐφαπτόμεθα, σύνεσμεν, ἁνηρτήμεθα) ; or, nous sommes édifiés en lui (ἐνιδρύμεθα) quand nous nous tournons vers lui[22]. » (Enn. V, liv. i, § 10, 11.)

B. Rapprochements entre la doctrine de Plotin et celle d’Aristote.

En composant le livre I, Plotin a pris pour texte et pour modèle le traité De l’Âme d’Aristote. Il en imite le début et le plan[23], en discute continuellement la doctrine, ou s’en approprie les idées[24] ; mais il les résume avec une extrême concision au lieu de les commenter. Il en résulte que, pour comprendre sa pensée, il est absolument indispensable de se référer aux passages d’Aristote auxquels il fait allusion[25], et d’y chercher les développements qu’il n’a pas cru nécessaire de reproduire dans ce livre. Pour épargner au lecteur la peine de chercher lui-même les rapprochements qu’exige notre sujet, nous donnons ici, dans l’ordre le plus propre à en faciliter la comparaison, mais en nous bornant à ce livre de Plotin[26] et au traité De l’Âme d’Aristote, les passages où les doctrines de ces deux auteurs sur les facultés de l’âme offrent entre elles une analogie remarquable[27].

1. Puissance nutritive au végétative. Puissance génératrice.

« La première des images de l’âme, dit Plotin, est la sensation, qui réside dans la partie commune [l’animal] ; viennent ensuite toutes les autres formes de l’âme, formes qui dérivent successivement l’une de l’autre, jusqu’à la faculté génératrice et végétative, et en général jusqu’à la faculté qui produit et façonne autre chose que soi. » (Enn. I, liv. i, § 8, p. 45.)

Il ressort de ce passage que, pour notre auteur, la puissance nutritive ou végétative, la puissance génératrice, et la puissance qui produit et façonne autre chose que soi, c’est-à-dire, la nature[28], sont une seule et même chose. C’est également la théorie d’Aristote :

« Il faut tout d’abord parler de l’alimentation et de la génération : car l’âme nutritive se retrouve aussi dans les autres âmes ; et c’est la première et la plus commune des facultés de l’âme, celle par laquelle la vie appartient à tous les êtres animés. Ses actes sont d’engendrer et d’employer la nourriture[29]. L’acte le plus naturel aux êtres vivants qui sont complets, et qui ne sont ni avortés, ni produits par génération spontanée, c’est de produire un autre être pareil à eux, l’animal un animal, la plante une plante, afin de participer de l’éternel et du divin autant qu’ils le peuvent[30]. Tous, en effet, ont ce désir instinctif ; et c’est en vue de cet acte qu’ils font ce qu’ils font selon la nature. Mais comme ces êtres ne peuvent jouir de l’éternel et du divin par leur propre continuité, parce que aucun des êtres périssables ne saurait demeurer identique et un numériquement, chacun d’eux y participe pourtant dans la mesure où il le peut, les uns plus, les autres moins ; et si ce n’est pas l’être même qui subsiste, c’est presque lui : s’il n’est pas un en nombre, il est du moins un en espèce[31] ». » (De l’Âme, II, 4 ; p. 188 de la trad. de M. Barthélemy Saint-Hilaire.)


2. Nature de la sensation. Rapports de la sensation avec l’imagination, l’opinion
et la raison discursive.

« La sensation est la perception d’une forme ou d’un corps impassible. Le raisonnement et l’opinion se rapportent à la sensation[32]. » (Enn. I, liv. i, § 2, p. 38.)

« La faculté de sentir, qui est propre à l’âme, ne doit pas percevoir les objets sensibles eux-mêmes, mais seulement leurs formes, imprimées à l’animal par la sensation. Car ces formes ont déjà quelque chose de la nature intelligible. La sensation extérieure propre à l’animal n’est que l’image de la sensation propre à l’âme, sensation qui, par son essence même, est plus vraie, plus réelle, puisqu’elle consiste seulement à regarder des images en restant impassible. C’est de ces images, au moyen desquelles l’âme a seule le pouvoir de diriger l’animal, c’est, disons-nous, de ces images que dérivent le raisonnement, l’opinion, la pensée, qui nous constituent principalement[33]. » (Enn. I, liv. i, § 7, p. 43.)

Ces deux passages de Plotin résument, sous une forme très-concise, les idées qui sont développées par Aristote sur le même sujet[34] :

« Chacun des organes des sens reçoit la chose sensible sans la matière. » (De l’Âme, III, 3 ; p. 264 de la trad.).

« Il faut admettre, pour tous les sens en général, que le sens est ce qui reçoit les formes sensibles sans la matière, comme la cire reçoit l’empreinte de l’anneau sans le fer ou l’or dont l’anneau est composé, et garde cette empreinte d’airain ou d’or, mais non pas en tant qu’or ou airain[35]. De même la sensibilité est spécialement affectée pour chaque objet qui a couleur, saveur ou son, non pas selon que chacun de ces objets est dénommé, mais selon qu’il est de telle nature, et suivant la seule raison [essence]. Elle est donc identique à l’objet senti, bien que son être soit différent : car autrement ce qui sent serait ainsi une sorte de grandeur. Mais pourtant l’essence de ce qui sent, non plus que la sensation même, n’est pas une grandeur ; c’est un certain rapport et une certaine puissance à l’égard de l’objet senti. Et cela même nous fait voir clairement pourquoi les qualités excessives dans les choses sensibles détruisent les organes de la sensation. Si le mouvement est plus fort que l’organe, le rapport est détruit ; et ce rapport était pour nous la sensation, tout de même que l’harmonie et l’accord sont détruits quand les cordes sont trop fortement touchées. » (De l’Âme, II, 12 ; p. 247-249 de la trad.).

« L’âme est en quelque sorte toutes les choses qui sont[36]. En effet, les choses sont ou sensibles ou intelligibles, et la science est en quelque façon les choses qu’elle sait, de même que la sensation est les choses sensibles... Le principe qui sent et le principe qui sait dans l’âme sont en puissance les objets mêmes : ici, l’bjet qui est su, et là, l’objet qui est senti. Mais nécessairement, ou il s’agit des objets eux-mêmes, ou seulement de leurs formes ; et ce ne sont certainement pas les objets ; car ce n’est pas la pierre qui est dans l’âme, c’est seulement sa forme... L’intelligence est la forme des formes, et la sensation est la forme des choses sensibles. Mais comme il n’y a, en dehors des choses étendues, rien qui soit séparé comme nous le paraissent les choses sensibles, il faut admettre que les choses intelligibles sont dans les formes sensibles, comme y sont et les choses abstraites et tout ce qui est ou qualité ou modification des choses sensibles. Et voilà pourquoi l’être, s’il ne sentait pas, ne pourrait absolument ni rien savoir ni rien comprendre : mais quand il conçoit quelque chose, il faut qu’il conçoive aussi quelque image, parce que les images sont des espèces de sensations, mais des sensations sans matière[37]... Mais en quoi consistera la différence des pensées premières de l’intelligence, et qui les empêchera de se confondre avec les images ? Elles ne sont pas elles aussi des images ; mais sans les images, elles ne seraient pas. » (De l’Âme, II, 8 ; p. 321-323 de la trad.)

3. Rapports de la sensibilité avec les appétits et les passions.

« Les passions sont des manières de sentir, ou du moins elles ne sauraient exister sans la sensation (livre i, § 1, p. 36)... le corps, en participant à la vie, ne devra-t-il pas recevoir la sensation et les passions qui en dérivent ? C’est donc le corps qui éprouvera le désir : car c’est lui qui jouira des objets désirés ; c’est le corps qui éprouvera la crainte : car c’est lui qui pourra voir échapper les plaisirs qu’il recherche, c’est lui enfin qui sera exposé à périr (liv. i, § 4, p. 39). ... C’est pour le composé de l’âme et du corps que nous éprouvons de la crainte : nous craignons qu’il ne soit dissous ; la cause de nos douleurs et de nos souffrances, c’est sa dissolution ; enfin, le but de tous nos appétits, c’est d’écarter ce qui le trouble ou de prévenir ce qui pourrait le troubler[38]. » (Enn. I, liv. viii, § 15, p. 139.)

Ce que Plotin dit ici sur les rapports de la sensibilité avec les appétits et les passions est conforme à la doctrine d’Aristote :

« L’objet sensible paraît mettre en acte la sensibilité qui n’est d’abord qu’en puissance. Elle ne souffre rien et n’est pas altérée... Sentir les choses ressemble à les dire ou les penser simplement. Mais quand la chose est agréable ou pénible, c’est une sorte d’affirmation ou de négation que fait l’âme en la poursuivant ou en la fuyant ; et avoir du plaisir ou de la douleur, c’est, pour la moyenne sensible, agir à l’égard du bien ou du mal, en tant que les choses sont l’un ou l’autre. La haine en acte pour le mal, et le désir en acte pour le bien, ne sont que la douleur et le plaisir ; le principe qui, dans l’âme, désire, et celui qui hait, ne sont pas différents entre eux, pas plus qu’ils ne le sont du principe qui sent ; la façon d’être est seule diverse[39]. » (De l’Âme, III, 7 ; p. 314 de la trad.)

4. Opinion.

« L’opinion se rapporte à la sensation (Enn. I, liv. i, § 2 , p. 38)... Admettrons-nous que la souffrance a son principe dans cette opinion ou ce jugement qu’un malheur nous arrive à nous-mêmes ou à quelqu’un des nôtres, qu’alors il en résulte une émotion désagréable dans le corps et par suite dans tout l’animal[40] ? Mais on ne voit pas à qui appartient l’opinion, si c’est à l’âme ou au composé de l’âme et du corps ? D’ailleurs, l’opinion de la présence d’un mal n’entraîne pas toujours la souffrance : il est possible que, malgré une telle opinion, on n’éprouve aucune affliction, que par exemple on ne s’irrite pas en se croyant méprisé, de même qu’on peut n’éprouver aucun désir, même dans l’attente d’un bien (liv. i, § 5, p. 45). L’opinion est trompeuse, et nous fait commettre bien du mal (liv. i, § 9, p. 45)... L’opinion fausse vient à l’âme de ce que [ici-bas] elle n’est plus au sein de la vérité, et elle n’y est plus parce que [en vertu de son union avec le corps] elle n’est plus pure (liv. viii, § 15, p. 139). »

Voici comment Aristote s’exprime sur le rapport de l’opinion avec la sensation :

« Avoir une opinion ne dépend pas de nous ; c’est un fait nécessaire, l’opinion pouvant d’ailleurs être vraie ou fausse. Il y a plus : quand notre opinion se rapporte à quelque chose de terrible et de redoutable, l’affection dont nous sommes aussitôt saisis est pareille à l’objet ; et de même quand nous avons opinion de quelque chose de hardi... L’opinion est, comme l’imagination, vraie et fausse. Mais la croyance est la conséquence de l’opinion, puisqu’il est impossible, quand on a une opinion, que l’on ne croie pas aux choses dont on a l’opinion.... L’opinion accompagne la sensation ou vient de la sensation. Elle doit s’appliquer à la chose seulement dont il y a sensation. » (De l’Âme, III, 3 ; p. 280 de la trad.)

5. Imagination.

Nous avons dit plus haut, § II, p. 32, que Plotin distingue deux espèces d’imagination, l’imagination sensible et l’imagination intellectuelle. Voici comment il s’exprime au sujet de la première :

« La représentation sensible ou imagination est l’impression faite par un objet extérieur sur la partie irrationnelle de l’âme[41], partie qui ne peut recevoir cette impression que parce qu’elle n’est pas indivisible. » (Enn. I, liv. viii, § 15, p. 139.)

La pensée discursive, qui apprécie les formes venant de la sensation, qui sent en quelque sorte les images, est la faculté essentielle et constitutive de l’âme véritable... Souvent nous cédons aux appétits, à la colère, nous sommes dupes de quelque image imparfaite : la conception des choses fausses, l’imagination, n’attend pas le jugement de la raison discursive (liv. i, § 9, p. 45-46). »

Ce que Plotin dit ici de l’imagination sensible[42], paraît emprunté à la théorie d’Aristote :

« L’imagination est tout autre chose que la sensation et que la pensée. Elle ne se produit pas, il est vrai, sans la sensation, et sans elle il n’y a pas de conception ; mais on voit facilement que l’imagination et la conception ne sont pas identiques... Si l’imagination est la faculté par laquelle nous disons qu’une image se présente ou ne se présente pas à nous (et ce mot n’est pas ici une simple métaphore), elle est une faculté ou une habitude de ces images qui nous fait juger, c’est-à-dire, connaître le vrai et le faux... Les représentations de l’imagination sont fausses pour la plupart... On peut dire que l’imagination est le mouvement qui ne saurait avoir lieu sans la sensation, ni ailleurs que dans les êtres qui sentent ; qu’elle peut rendre l’être qui la possède agent et patient de bien des manières ; et enfin qu’elle peut également être vraie et être fausse. Et voici comment il se peut qu’elle devienne fausse. La sensation des objets propres à chaque sens est vraie, ou du moins elle a le moins d’erreur possible. En second lieu, la sensation peut n’être qu’accidentelle, et c’est là que l’erreur peut commencer. Ainsi, quand on dit que telle chose est blanche, on ne se trompe pas ; mais si l’on ajoute que cette chose blanche est ceci ou cela, c’est alors qu’on peut tomber dans l’erreur. En troisième lieu, vient la sensation des choses communes à tous les sens, et des conséquences qui suivent les accidents que supportent les objets propres : Je veux dire, par exemple, le mouvement et la grandeur, qui sont les accidents des objets sensibles, et pour lesquels il y a surtout chance qu’on se trompe dans la sensation. Mais le mouvement produit par l’acte de la sensation différera de la sensation qui vient de ces trois sources. Le premier mouvement, celui de la sensation présente, est vrai ; mais les autres, que la sensation soit ou ne soit pas présente, peuvent être faux ; et ils le sont surtout quand l’objet de la sensation est éloigné[43]. Si donc l’imagination est la seule à remplir toutes les conditions indiquées, et qu’elle soit tout ce que l’on vient de dire, elle peut être définie : un mouvement causé par la sensation qui est en acte. Mais comme la vue est le principal de nos sens, l’imagination a reçu son nom de l’image que la lumière nous révèle, parce qu’il n’est pas possible de voir sans lumière. Et parce qu’elle subsiste dans l’esprit, et qu’elle est pareille aux sensations, les animaux agissent très-souvent par elle et par les sensations : les uns, parce qu’ils n’ont pas l’intelligence en partage, comme les bêtes brutes ; les autres, parce que leur intelligence est quelquefois obscurcie par la passion, les maladies ou le sommeil, comme les hommes. » (De l’Âme, III, 9 ; p. 279-289 de la trad.)

Quant à l’imagination intellectuelle, voici la théorie professée par Plotin :

« Quand la faculté de l’âme qui nous représente les images de la raison discursive et de l’intelligence est dans un état convenable de calme, nous en avons l’intuition, la connaissance en quelque sorte sensible, avec la connaissance antérieure de l’activité de l’intelligence et de la raison discursive ; mais quand ce principe est agité par un trouble survenu dans l’harmonie des organes, la raison discursive et l’intelligence continuent d’agir sans qu’il y ait d’image, et la pensée ne se réfléchit pas dans l’imagination. Aussi faut-il admettre que la pensée est accompagnée d’une image sans cependant en être une elle-même[44]. » (Enn. I, liv. iv, § 10, p. 85.)

Cette théorie de l’imagination intellectuelle est également conforme à celle d’Aristote :

« Quant à l’âme intelligente [qui raisonne et conçoit], les images remplissent pour elle le rôle des sensations. Dès qu’elle affirme ou qu’elle nie que la chose est bien ou mal, elle la recherche ou la fuit. Voilà pourquoi cette âme ne pense jamais sans images..... L’intelligence est aux images tout à fait ce que le sens commun est aux sensations diverses qu’il réunit. Où est d’ailleurs la différence de rechercher comment l’âme distingue [en raisonnant] les choses qui sont dans un même genre, ou qui sont contraires, telles que le blanc et le noir ? Soit en effet A le blanc en rapport avec B le noir ; et que C soit à D comme l’un et l’autre sont entre eux. Ainsi il y a ici réciprocité ; si C, D sont à un seul objet, ils y seront tout comme y sont A, B. C’est une même et seule chose, bien que la façon d’être ne soit pas identique ; et de même aussi dans ce cas, le raisonnement ne change point, si A est le doux et que B soit le blanc. Ainsi donc l’âme intelligente pense les formes dans les images qu’elle perçoit ; et c’est en quelque sorte en elles que se détermine pour l’âme ce qu’il faut rechercher ou fuir. Ce n’est pas de la sensation que lui vient le mouvement, alors qu’elle s’applique aux images ; comme, par exemple, quand, sentant que le flambeau est en feu, et, voyant par le sens qui est commun, que le flambeau est en mouvement, l’âme comprend qu’il y a danger. Parfois aussi, d’après les images et les pensées qui sont dans l’âme, l’intelligence calcule et dispose l’avenir par rapport au présent, tout comme si elle voyait les choses. ... En résumé l’intelligence en acte est les choses quand elle les pense. Nous verrons plus tard s’il est ou non possible que, sans être elle-même séparée de l’étendue, elle pense quelque chose qui en soit séparé. » (De l’Âme, III, 7 ; p. 315-318 de la trad.)

6. Raison discursive.

« L’âme raisonnable constitue l’homme. Dans tout raisonnement, c’est nous qui raisonnons, parce que le raisonnement est l’acte propre de l’âme (Enn. I, liv. i, § 7, p. 44)... La pensée discursive, διάνοια, qui apprécie les formes provenant de la sensation, qui regarde, qui sent en quelque sorte les images, est la faculté essentielle et constitutive de l’âme véritable[45]. La conception des choses vraies, ἡ διάνοια ἡ ἀληθὴς [ainsi appelée par Plotin par opposition à l’imagination sensible, qui est la conception des choses fausses, ἡ τῶν ψευδῶν λεγομένη διάνοια], est l’acte des pensées intuitives (ibidem, § 9, p. 46). »

Le sens de ces passages de Plotin est que la raison discursive, faculté essentielle de l’âme humaine, s’exerce à la fois, par le jugement et le raisonnement, sur les images provenant de la sensation et sur les conceptions de l’intelligence[46]. Cette théorie de la raison discursive est analogue à celle d’Aristote : cela ressort déjà clairement des citations que nous venons de faire du traité De l’Âme au sujet de l’imagination ; aussi nous nous bornerons à emprunter à M. Ravaisson le passage dans lequel il résume ce point de la doctrine péripatéticienne :

« Aux deux bouts de la science, au commencement et à la fin, l’intuition ; à une extrémité l’intuition sensible, à une autre l’intuition intellectuelle. La science proprement dite ne roule que sur le tout, complexe et divisible, qui a sa cause hors de lui, et elle ne fait que l’embrasser dans le tout d’une notion également divisible et complexe. Elle est tout entière dans des combinaisons générales de la matière et de la forme idéales, ou des conceptions de l’entendement. Elle est le monde de la contradiction et de la contrariété des idées, parmi lesquelles s’exerce l’activité de la raison discursive. » (Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. I p. 530.)

À la théorie péripatéticienne de la raison discursive, se rattache celle de l’origine de nos erreurs. Selon Aristote, la sensation et l’intelligence sont infaillibles chacune dans l’intuition de son objet : l’erreur ne peut se trouver que dans les combinaisons que la raison discursive fait de nos conceptions. Voici comment ce philosophe s’exprime à cet égard :

« L’intelligence, quand elle ne s’applique qu’aux indivisibles, ne peut commettre d’erreur : car dans le cas où il y a erreur ou vérité, c’est qu’il y a déjà comme une combinaison de pensées, réduites à une sorte d’unité… Les pensées, toutes séparées qu’elles sont les unes des autres, sont combinées par l’intelligence, par exemple, celle de l’incommensurable avec celle du diamètre. S’il s’agit de choses qui ont été ou qui doivent être, l’intelligence y suppute en outre le temps et l’y combine. C’est que l’erreur, ici non plus, ne se trouve jamais que dans la combinaison. En effet, quand on suppose que le blanc n’est pas blanc, c’est par une combinaison qu’on affirme qu’il n’est pas blanc… L’assertion qui énonce une chose d’une autre chose, de même que l’affirmation, est toujours vraie ou fausse. L’intelligence est vraie quand elle juge ce qu’est la chose d’après l’essence même de la chose ; elle peut ne pas l’être quand elle attribue telle chose à telle autre chose[47].

Mais de même qu’il est toujours vrai qu’on voit la chose propre de la vue, et que c’est seulement quand on ajoute que cette chose est ou n’est pas un homme, qu’on peut n’être pas toujours dans le vrai ; de même, on voit toujours ainsi la vérité pour toutes les choses qui sont sans matière. » (De l’Âme, III, 6 ; p. 906-312 de la trad.)

Les lignes qui précèdent nous paraissent propres à expliquer un passage obscur qui se trouve dans le § 9 du livre i de Plotin, p. 46. Après avoir dit que l’imagination sensible nous induit souvent en erreur, il ajoute : « Il est encore d’autres cas où nous cédons à la partie inférieure : dans la sensation, par exemple, il nous arrive de voir [de nous imaginer] des choses qui n’existent pas, parce que nous nous en fions à la sensation commune avant d’avoir discerné les objets par la raison discursive. Mais dans ce cas, l’intelligence a-t-elle touché l’objet même ? Non, sans doute : ce n’est donc pas elle qui est coupable de l’erreur. On en pourra dire autant de nous selon que nous aurons ou non perçu l’objet, soit dans l’intelligence, soit en nous-mêmes (car on peut posséder une chose et ne pas l’avoir actuellement présente). » La pensée de Plotin est analogue à celle d’Aristote et peut se formuler ainsi : L’intelligence ne se trompe pas quand elle perçoit intuitivement l’objet sensible ou l’objet intelligible ; mais elle peut tomber dans l’erreur quand elle attribue une chose à une autre, non en la jugeant d’après son essence, mais en considérant une image qui provient de la sensation.

7. Intelligence.

Il y a, au sujet de l’intelligence, une différence importante entre Aristote, qui rejette la théorie platonicienne des idées, et Plotin, qui l’admet en la modifiant de manière à échapper aux objections du Péripatétisme. Cependant le traité De l’Âme contient des pensées et des expressions célèbres par leur profondeur, ainsi que par les interprétations diverses qu’en ont données les commentateurs, pensées et expressions qui sont reproduites dans ce livre de Plotin et dans les suivants. Nous allons les indiquer après avoir donné les passages d’Aristote où elles se trouvent exposées :

« Il est rationnel de croire que l’intelligence ne se mêle pas au corps : car elle prendrait alors une qualité ; elle deviendrait froide ou chaude, ou bien elle aurait quelque organe, comme en a la sensibilité. Mais maintenant elle n’a rien de pareil, et l’on a bien raison de prétendre que l’âme n’est que le lieu des formes [ou des idées, ὁ τῶν εἰδῶν τόπος[48]] ; encore faut-il entendre, non pas l’âme tout entière, mais simplement l’âme intelligente [ce par quoi l’âme raisonne et conçoit] ; et non pas les formes en toute réalité, en entéléchie, mais seulement les formes en puissance.

Du reste, on voit clairement, quand on considère les organes et la sensation, que l’impassibilité de la partie de l’âme qui sent, et celle de la partie intelligente, ne sont pas du tout semblables. La sensibilité, en effet, ne peut pas sentir l’objet quand la sensation qu’il produit est trop forte. Tout au contraire, l’intelligence, quand elle pense quelque chose de fortement intelligible, loin de penser moins bien les choses qui sont plus faibles, les pense encore mieux. C’est que la sensibilité ne peut s’exercer sans le corps, et que l’intelligence en est séparée...[49].

On pourrait demander, en supposant que l’intelligence soit parfaitement simple, impassible, et n’ait rien de commun avec quoi que ce soit, ainsi que le veut Anaxagore, comment elle peut penser, si penser c’est éprouver et souffrir quelque chose ?... Souffrir selon quelque rapport commun s’explique par la distinction que l’intelligence est en puissance comme les choses mêmes qu’elle pense, sans en être aucune en réalité, en entéléchie, avant que de les penser. Évidemment il en est ici comme d’un feuillet où il n’y a rien d’écrit en réalité, en entéléchie, et c’est là le cas même de l’intelligence. De plus, elle est elle-même intelligible, comme le sont toutes les choses intelligibles. Pour les choses sans matière, l’être qui pense et l’objet qui est pensé se confondent et sont identiques ; ainsi, la science spéculative et l’objet su de cette façon sont un seul et même objet. Resterait à rechercher, il est vrai, pourquoi l’intelligence ne pense pas toujours. Mais c’est dans les choses matérielles que sont en puissance toutes les choses intelligibles. Par conséquent, l’intelligence ne sera pas dans les choses matérielles, puisque l’intelligence est précisément la puissance sans matière de ces choses mêmes[50]. Mais c’est dans l’intelligence que sera réellement l’objet intelligible...

Telle est l’intelligence qui est séparée, impassible, sans mélange avec quoi que ce soit, et qui par son essence est en acte… Mais ce n’est point lorsque tantôt elle pense, et tantôt elle ne pense pas, c’est seulement quand elle est séparée que l’intelligence est vraiment ce qu’elle est ; et cette intelligence seule est immortelle et éternelle[51]. » (De l’Âme, III, 4, 5 ; p. 293-304 de la trad.)

Comme Aristote, Plotin dit que l’intelligence est impassible, immatérielle, séparée du corps, immortelle (liv. i, § 2, 4, 9, 10, p. 37, 40, 46, 47, etc.).

Comme lui, il distingue dans l’intelligence l’acte de la puissance quand il dit (liv. i, § 11, p. 48) :

« Dans l’enfance, les facultés qui appartiennent au composé s’exercent, mais le principe supérieur nous illumine rarement d’en haut. Quand il est inactif par rapport à nous, il dirige son action vers le monde intelligible ; il commence à être actif relativement à nous lorsqu’il s’avance jusqu’à la partie moyenne de notre être [la raison discursive et l’imagination]. Mais le principe supérieur n’est-il pas nôtre aussi ? Oui, sans doute : mais il faut que nous en ayons conscience : car nous n’usons pas toujours de tout ce que nous possédons. Or nous en usons quand nous dirigeons la partie moyenne de notre être [la raison discursive avec l’imagination] soit vers le monde supérieur, soit vers le monde inférieur, quand

nous amenons à l’acte ce qui jusque-là n’était qu’en puissant ce qui n’était qu’une simple disposition[52]. »

Ce qui montre combien Plotin est entré ici profondément dans la pensée d’Aristote, c’est que Leibnitz, en s’inspirant de la doctrine péripatéticienne, est arrivé aux mêmes idées et les a exprimées presque dans les mêmes termes :

« La réflexion n’est autre chose qu’une attention à ce qui est en nous, et les sens ne nous donnent point ce que nous portons déjà avec nous. Cela étant, peut-on nier qu’il y ait beaucoup d’inné[53] en notre esprit, puisque nous sommes innés à nous-mêmes, pour ainsi dire, et qu’il y ait en nous être, unité, substance, durée, changement, action, perception, plaisir, et mille autres objets de nos idées intellectuelles ? Ces mêmes objets étant immédiats et toujours présents à notre entendement (quoiqu’ils ne sauraient être toujours aperçus, à cause de nos distractions et de nos besoins), pourquoi s’étonner que nous disions que ces idées sont innées avec tout ce qui en dépend ? Je me suis servi aussi de la comparaison d’une pierre de marbre tout unie ou de tablettes vides, c’est-à-dire de ce qui s’appelle tabula rasa[54] chez les philosophes : car si l’âme ressemblait à ces tablettes vides, les vérités seraient en nous comme la figure d’Hercule est dans un marbre quand le marbre est tout à fait indifférent à recevoir ou cette figure ou quelque autre. Mais s’il y avait des veines dans la pierre qui marquassent la figure d’Hercule préférablement à d’autres figures, cette pierre y serait plus déterminée et Hercule y serait comme inné en quelque façon, quoiqu’il fallût du travail pour découvrir ces veines et pour les nettoyer par la polissure, en retranchant ce qui les empêche de paraître[55]. C’est ainsi que les idées et les vérités nous sont innées, comme des inclinations, des dispositions, des habitudes ou des virtualités naturelles, et non pas comme des actions, quoique ces virtualités soient toujours accompagnées de quelques actions souvent insensibles qui y répondent... l’aperception de ce qui est en nous dépend d’une attention et d’un ordre. Or non-seulement il est possible, mais il est même convenable, que les enfants aient plus d’attention aux notions des sens, parce que l’attention est réglée par le besoin. L’événement cependant fait voir dans la suite que la nature ne s’est point donné inutilement la peine de nous imprimer les connaissances innées, puisque sans elles il n’y aurait aucun moyen de parvenir à la connaissance actuelle des vérités nécessaires dans les sciences démonstratives. » (Nouveaux Essais, Avant-propos, et liv. i, § 25.)

Mais comment, dans la théorie de Plotin, nos idées peuvent-elles passer de la puissance à l’acte ? C’est par la conversion de l’âme vers l’Intelligence divine, comme il l’explique lui-même :

« Il faut, après avoir purifié l’âme, l’unir à Dieu ; or, pour l’unir à Dieu, il faut la tourner vers lui. Qu’obtient l’âme par cette conversion (ἐπιστροφή) ? L’intuition de l’objet intelligible, son image produite et réalisée en elle, image semblable à celle que l’œil a des choses qu’il voit. Faut-il en conclure que l’âme ne possédait pas cette image, et qu’elle n’en avait pas de réminiscence ? Elle la possédait sans doute, mais inactive, latente, obscure. Pour la rendre claire, pour connaître ce qu’elle possède, l’âme a besoin de s’approcher de la source de toute clarté. Or, comme elle ne possède que les images des intelligibles sans posséder les intelligibles mêmes, il est nécessaire qu’elle compare avec eux les images qu’elle en a. Il est facile à l’âme de contempler les intelligibles, parce que l’intelligence ne lui est pas étrangère ; il suffit à l’âme, pour entrer en commerce avec elle, de tourner vers elle ses regards. Sinon l’intelligence reste étrangère à l’âme, quoiqu’elle soit présente en elle. C’est ainsi que toutes nos connaissances sont pour nous comme si elles n’existaient pas quand nous ne nous en occupons pas. » (Enn. I, liv. ii, § 4, p. 57.)

Cette théorie de la conversion est toute platonicienne. De là résulte l’analogie qu’il y a entre les idées de Plotin à ce sujet et celles de saint Augustin, Bossuet, Fénélon et Malebranche. Voici les paroles de Bossuet :

« Si je cherche où et en quel sujet ces vérités subsistent éternelles et immuables comme elles sont, je suis obligé d’avouer un être où la vérité est éternellement subsistante et où elle est toujours entendue ; et cet être doit être la vérité même, et doit être toute vérité ; et c’est de lui que la vérité dérive dans tout ce qui est et ce qui s’entend hors de lui. C’est donc en lui, d’une certaine manière qui m’est incompréhensible, c’est en lui, dis-je, que je vois ces vérités éternelles ; et les voir, c’est me tourner à celui qui est immuablement toute vérité et recevoir ses lumières. Cet objet éternel, c’est Dieu, éternellement subsistant, éternellement véritable, éternellement la vérité même... C’est dans cet éternel que ces vérités éternelles subsistent. C’est là aussi que je les vois. Tous les autres hommes les voient comme moi ces vérités éternelles ; et tous, nous les voyons toujours les mêmes... Quand j’entends actuellement la vérité que j’étais capable d’entendre, que m’arrive-t-il, sinon d’être actuellement éclairé de Dieu et rendu conforme à lui ?... L’âme qui cherche et qui trouve en Dieu la vérité se tourne vers lui pour la concevoir. Qu’est-ce donc que se tourner vers Dieu ? Est-ce que l’âme se remue comme un corps et quitte une place pour en prendre une autre. Mais certes un tel mouvement n’a rien de commun avec entendre. Ce n’est pas être transporté d’un lieu à un autre que de commencer à entendre ce qu’on n’entendait pas. On ne s’approche pas, comme on fait d’un corps, de Dieu qui est toujours partout invisiblement présent : l’âme l’a toujours en elle-même, car c’est par lui qu’elle subsiste. Mais pour voir, ce n’est pas assez d’avoir la lumière présente ; il faut se tourner vers elle, il faut lui ouvrir les yeux : l’âme a sa manière de se tourner vers Dieu, qui est sa lumière, parce qu’il est la vérité ; et se tourner à cette lumière, c’est-à-dire à la vérité, c’est, en un mot, vouloir l’entendre. » (De la Connaissance de Dieu et de soi-même, chap. iv, § 6, 9, 10.)

Quant au principe d’Aristote que, pour les choses sans matière, l’être qui pense et l’objet qui est pensé se confondent et sont identiques, Plotin a consacré à son développement les livres iii et v de l’Ennéade V. Nous renvoyons donc à notre traduction de ces livres pour les observations qui se rapportent à la théorie de l’identité de l’intelligence et de l’intelligible.

Nous nous bornerons ici à indiquer la distinction que Plotin établit sous ce rapport entre l’Intelligence divine et l’intelligence humaine. Elle est nettement formulée dans le passage suivant du livre viii, § 2, p. 119.

« Il est un principe possédant une Beauté suprême ; il règne dans le monde intelligible, étant l’intelligence même, bien différente de ce que nous appelons les intelligences humaines : ces dernières en effet sont tout occupées de propositions, discutent sur le sens des mots, raisonnent, examinent la validité des conclusions, contemplent les choses dans leur enchaînement, incapables qu’elles sont de posséder la vérité a priori, et vides de toute idée avant d’avoir été instruites par l’expérience, quoiqu’elles soient cependant des intelligences. Telle n’est pas l’Intelligence première : tout au contraire, elle possède toutes choses ; elle est toutes choses, mais en restant en elle-même ; elle possède toutes choses, mais sans les posséder à la manière ordinaire, les choses qui subsistent en elle ne différant pas d’elle[56] et n’étant pas non plus séparées entre elles : car chacune d’elles est toutes les autres, est tout et partout, quoiqu’elle ne se confonde pas avec les autres et qu’elle en reste distincte. »

Bossuet, dans la Connaissance de Dieu et de soi-même (chap. IV, § 6, 8), s’exprime dans des termes analogues :

« Dès là que notre âme se sent capable d’entendre, d’affirmer et de nier, et que d’ailleurs elle sent qu’elle ignore beaucoup de choses, qu’elle se trompe souvent ; elle voit à la vérité qu’elle a un bon principe, mais elle voit aussi qu’il est imparfait et qu’il y une Sagesse plus haute à qui elle doit son être. Nous connaissons donc par nous-mêmes et par notre imperfection qu’il y a une Sagesse infinie, qui ne se trompe jamais, qui ne doute rien, qui n’ignore rien, parce qu’elle a une pleine compréhension de la Vérité ou plutôt qu’elle est la Vérité même... Par là donc la Vérité et l’Intelligence ne font qu’un, et il se trouve une Intelligence, c’est-à-dire Dieu, qui étant aussi la Vérité même, est elle-même son unique objet.... L’intelligence et l’objet, en moi, peuvent être deux ; en Dieu, ce n’est jamais qu’un. Car il n’entend que lui-même, et il entend tout en lui-même, parce que tout ce qui est, et n’est pas lui, est en lui comme dans sa cause. »

Fénelon dit aussi au sujet de l’Intelligence divine :

« Le même Dieu, qui me fait penser, n’est pas seulement la cause qui produit ma pensée ; il en est encore l’objet immédiat ; il est tout ensemble infiniment intelligent et infiniment intelligible. Comme intelligence universelle, il tire du néant toute actuelle intellection ; comme infiniment intelligible, il est l’objet immédiat de toute intellection actuelle... Cet être qui est infiniment voit, en montant jusqu’à l’infini, tous les divers degrés auxquels il peut communiquer l’être. Chaque degré de communication possible constitue une essence possible qui répond à ce degré d’être qui est en Dieu indivisible avec tous les autres. » (De l’Existence de Dieu, 2e partie, chap. 4.)

Nous avons déjà cité (p. 255, fin de la note) un passage de saint Augustin où l’on trouve la même pensée.

La distinction établie par Plotin entre l’Intelligence divine et l’intelligence humaine, se trouve encore dans le § 8 du livre 1, p. 44 :

« Dans quel rapport sommes-nous avec l’Intelligence ? J’entends parler ici, non de la forme que l’intelligence donne à l’âme, mais de l’Intelligence absolue elle-même. Elle est au-dessus de nous, mais elle est ou commune à tous les hommes, ou particulière à chacun d’eux, ou enfin commune et particulière à la fois : commune, parce qu’elle est indivisible, une et partout la même ; particulière, parce que chacun la possède tout entière dans la première âme. Nous possédons de même les idées de deux manières : dans l’âme [raisonnable], elles se présentent comme développées et séparées ; dans l’intelligence, elles existent toutes ensemble[57].

Dans le § 13, p. 50, Plotin revient encore sur cette idée en ces termes :

« L’intelligence aussi est nôtre, mais en ce sens que l’Âme est intelligente : la vie intellectuelle est pour nous une vie supérieure. L’âme jouit de cette vie soit quand elle pense les objets intelligibles, soit quand l’intelligence agit sur nous. L’intelligence est à la fois une partie de nous-mêmes et une chose supérieure à laquelle nous nous élevons. »

Saint Augustin a développé les mêmes idées sur ce sujet dans plusieurs de ses écrits[58]. Voici comment il s’exprime dans l’un d’eux :

« Tout ce que nous percevons, nous le percevons ou par le sens corporel ou par l’âme : l’un perçoit les choses sensibles, l’autre les choses intelligibles. Lorsqu’il s’agit en nos discours des choses que nous voyons par l’âme, c’est-à-dire par l’intelligence et la raison, nous exprimons au dehors ce qui nous apparaît au dedans à l’aide de cette lumière de la vérité dont l’être qu’on appelle homme est éclairé. Mais celui qui m’écoute, s’il voit aussi les mêmes choses du regard simple et secret de l’Âme, les apprend réellement, non de mes paroles, mais de sa propre contemplation. Ce n’est pas moi qui, même en disant la vérité, la lui enseigne, puisqu’il la voit. Il est instruit, non par mes discours, mais par les choses mêmes, Dieu les dévoilant au dedans de lui. » (De Magistro.)

Fénelon, s’inspirant de saint Augustin, dit de même dans un passage bien connu :

« À la vérité, ma raison est en moi : car il faut que je rentre sans cesse en moi-même pour la trouver ; mais la raison supérieure qui me corrige dans le besoin, et que je consulte, n’est point à moi et elle ne fait pas partie de moi-même. Cette règle est parfaite et immuable : je suis changeant et imparfait. C’est un maître intérieur qui me fait croire, qui me fait douter… Ce maître est partout, et sa voix se fait entendre d’un bout de l’univers à l’autre, à tous les hommes comme à moi[59]. » (De l’Existence de Dieu, 1re partie, chap. II.)

Nous ajouterons à ces rapprochements une dernière remarque. La distinction que Plotin établit dans le § 12, p. 50, entre la vertu active, qui se rapporte à la raison discursive, et la vertu contemplative, qui se rapporte à l’intelligence, est encore empruntée à la doctrine d’Aristote, comme nous l’expliquons plus loin dans la Note sur le livre iv.

8. Conscience.

Dans les facultés dont nous venons de parler, nous n’avons pas nommé la conscience. C’est que Plotin n’en fait pas une faculté à part. En faut-il conclure qu’il n’en admet pas réellement l’existence ? Ce serait une erreur, et nous sommes étonnés de voir M. Chauvet, dans son remarquable ouvrage Des théories de l’Entendement humain dans l’antiquité (p. 537-538), faire à ce sujet entre la doctrine d’Aristote et celle de Plotin une distinction qui ne nous paraît pas fondée. Voici comment il s’exprime :

« D’où vient que Plotin, qui explique si bien la condition essentielle de la conscience, savoir la simplicité de l’être qui en est doué, la refuse à l’âme, où nous la constatons, pour la rapporter exclusivement à l’intelligence, où nous ne pouvons que l’induire ?… C’est que, tandis qu’Aristote met la conscience partout, parce qu’il identifie partout objet et sujet, Plotin ne la met que dans l’intelligence, parce qu’il n’admet cette identité qu’au sein de l’intelligence. Or déplacer ainsi la conscience, c’est la détruire. Dans ce système, l’homme se connaît bien au sein de l’intelligence, comme objet intelligible ; il ne se connaît pas comme être distinct, réel, individuel, personnel. Il peut bien dire l’homme, l’âme, comme il dit : l’être, le vrai, le beau ; il ne dit jamais : moi. Il se connaît, il n’a pas conscience de lui-même. »

Il serait étrange que Plotin, qui, comme on le voit par les rapprochements que nous venons de faire entre sa doctrine et celle d’Aristote, connaissait si bien le traité De l’Âme et en introduisait les principes les plus importants dans son propre système, eût commis une pareille erreur. Mais il suffit de lire avec un peu d’attention les Ennéades, et d’en comparer la doctrine à celle d’Aristote, pour se convaincre que le reproche de M. Chauvet n’est pas fondé.

Les idées d’Aristote sur la conscience sont exposées dans deux passages principaux. Le premier se trouve dans le traité De l’Âme (III, 2, p. 203 de la trad. de M. Barthélemy-Saint-Hilaire) :

« Comme nous sentons que nous voyons et entendons, il faut absolument que ce soit par la vue, ou par un autre sens, que l’on sente que l’on voit. Mais alors ce même sens s’appliquera et à la vue et à la couleur, qui est l’objet de la vue ; il y aura donc deux sens pour le même objet, ou bien la vue se percevra elle-même. De plus, si l’on suppose un autre sens que la vue, ou l’on sera forcé d’aller ainsi à l’infini, ou bien le sens, quel qu’il soit, aura la sensation de lui-même ; et alors autant vaut admettre cela pour le premier sens. »

Le second passage se trouve dans l’Éthique à Nicomaque (IX, 9) :

« Tout homme qui voit, ou entend, ou marche, sent qu’il voit, qu’il entend, qu’il marche ; il en est ainsi de tous les autres actes. Il y a en nous quelque chose qui sent que nous agissons. Nous sentons donc que nous sentons, et nous pensons que nous pensons. Or, sentir que nous sentons et que nous pensons, c’est sentir que nous sommes : car être, c’est sentir ou penser. »

Plotin nous paraît ne pas avoir signalé le fait de conscience avec moins de force et de précision.

Dans le livre ix de l’Ennéade II, § 1, p. 260, après avoir établi que l’intelligence ne peut penser sans savoir qu’elle pense, il ajoute : « Si nous nous trouvions nous-mêmes dans un tel état [d’absence de conscience], nous qui sommes tout entiers à l’activité pratique et à la raison discursive, nous serions regardés comme insensés, fussions-nous même passablement raisonnables. »

C’est dire clairement, ce semble, que nous ne pouvons exercer la raison discursive qui nous constitue essentiellement, c’est-à-dire que nous ne pouvons concevoir, juger, raisonner sans savoir que nous concevons, jugeons, raisonnons ; que la conscience n’est pas le privilége de l’intelligence seule, qu’elle appartient encore à l’Âme raisonnable. Plotin d’ailleurs le dit expressément dans le livre iii de l’Ennéade V, § 4 :

« La raison discursive ne sait-elle pas qu’elle est la raison discursive et qu’elle a la compréhension des objets extérieurs ? Ne sait-elle pas qu’elle juge quand elle juge ? Ne sait-elle pas qu’elle juge au moyen des règles qu’elle a en elle-même et qu’elle tient de l’intelligence ? Mais conçoit-on une faculté qui ne sache pas qu’elle est et quelles sont ses fonctions ? »

Plotin a d’ailleurs fort bien vu que le fait de conscience implique unité, que c’est l’âme entière qui a conscience d’elle-même dans toutes ses opérations :

« Nous ne connaissons tout ce qui se passe dans chaque partie de l’âme que quand cela est senti par l’âme entière : par exemple, la concupiscence, qui est l’acte de l’appétit concupiscible, ne nous est connue que lorsque nous la percevons par le sens intérieur[60] ou par la raison discursive (ὄταν τῇ αἰσθητιϰῇ τῇ ἔνδον δυνάμει ἢ ϰαὶ διανοητιϰῇ ἀντιλαμβανώμεθα), ou par tous les deux à la fois. » (Enn. IV, liv. viii, § 8.)

Peut-on lire rien de plus explicite sur la conscience que le § 13 du livre i, p. 59 ?

« Quel est le principe qui fait toutes ces recherches ? Est-ce nous ? Est-ce l’âme ? C’est nous, mais au moyen de l’âme. S’il en est ainsi, comment cela se fait-il ? Est-ce nous qui considérons l’âme parce que nous la possédons, ou bien est-ce l’âme qui se considère elle-même ? C’est l’âme qui se considère elle-même. Pour cela, elle n’aura nullement à se mouvoir, ou bien, si on lui attribue le mouvement, il faut que ce soit un mouvement qui diffère tout à fait de celui des corps, et qui soit sa vie propre[61]. »

Quant à l’idée du moi, elle ne se trouve pas exprimée seulement dans ce passage, mais encore dans les paragraphes précédents, 7, 8, 10, p. 44, 47.

Enfin, dans le § 10 du livre iv, p. 85, Plotin définit la réflexion dans ces termes :

« La perception [de l’activité de l’intelligence et de la raison discursive] paraît ne pouvoir naître que lorsque la pensée se replie sur elle-même, et que le principe dont l’activité constitue la vie de l’âme retourne pour ainsi dire en arrière et se réfléchit[62], comme l’image d’un objet placé devant un miroir se reflète dans sa surface polie et brillante[63]. »

Bossuet s’exprime à peu près de même :

« On distingue entre les pensées de l’âme qui tendent directement aux objets, et celles où elle se retourne sur elle-même et ses propres opérations par cette manière de penser qu’on appelle réflexion. Cette expression est tirée des corps, lorsque, repoussés par d’autres corps qui s’opposent à leur mouvement, ils retournent, pour ainsi dire, sur eux-mêmes. » (Connaissance de Dieu et de soi-même, chap. I, § 12.)

§ III. RAPPORTS DE L’ÂME AVEC LE CORPS.

À la théorie des facultés de l’âme se rattachent deux questions étroitement liées ensemble :

1° Quels sont les rapports de l’âme avec le corps ?

2° Qu’est-ce que la nature animale ?

La seconde question est seule traitée explicitement dans le livre i, dont elle forme l’objet principal. Mais, comme elle n’est pour Plotin qu’un corollaire de la première, ainsi que nous l’expliquons plus loin (p. 962), nous allons d’abord faire connaître la doctrine de notre auteur sur les rapports de l’âme et du corps, telle qu’elle est exposée dans le livre iii de l’Ennéade IV.

Plotin y critique en ces termes les système de ses devanciers :

« L’âme ne forme pas un mixte avec le corps[64]... Ni l’âme entière, ni aucune des parties de l’âme n’est dans le corps, comme dans un lieu[65], ou dans un vase, ou dans un sujet, ὅλως οὐδέν τῶν τῆς ψυχῆς μερῶν οὐδε πᾶσαν φατέον ὡς ἐν τόπῳ εἶναι ἐν σώματι, οὐδ’ ὡς ἐν ὑποϰειμένῳ. L’âme n’est pas dans le corps comme une partie dans un tout, ni comme une forme dans la matière[66], οὐδ’ ὡς μέρος ἐν ὅλῳ, οὐδ’ ὡς εἶδος ἐν ὕλῃ. » (Enn. IV, liv. iii, § 20.)

Dans ce passage, Plotin combat la doctrine des Stoïciens et celle des Péripatéticiens ; il est facile de reconnaître leurs formules.

Selon les Stoïciens, le corps et l’âme, ou, plus généralement, la qualité et le sujet, sont mêlés intimement : ils forment un mixte[67].

Selon les Péripatéticiens, l’âme est la forme du corps.

Voici, d’après M. Ravaisson (t. I, p. 419), le résumé de la doctrine d’Aristote sur ce point :

« Nul corps ne se change par soi-même qui ne vive. Le principe intérieur du changement, la nature, c’est le principe de la chaleur et de la vie, l’âme[68]. Le corps que la nature anime est l’instrument de l’âme[69]. Les parties différentes du corps sont des organes divers, qui ne sont rien que par leurs fonctions. La main que l’âme ne peut plus faire servir à ses fins n’est une main que de nom, comme si elle était de pierre ou de bois[70]. Mais toute nature a sa matière propre, dont elle n’est pas séparable : l’âme ne commande donc pas au corps comme le maître à l’esclave, comme une puissance indépendante qui peut se séparer de l’instrument qu’elle emploie ; elle n’y est pas comme dans une demeure qu’elle puisse abandonner. Ce n’est pas une substance voyageant de corps en corps, comme les Pythagoriciens se la représentent[71]. Ce n’est pas une substance, en général, un sujet, mais une raison et une forme (λόγος ϰαὶ εἶδος), la forme d’un seul et unique corps, dont elle fait la vie propre et l’individualité. Elle n’est pas le corps, mais sans le corps elle ne peut pas être : elle est quelque chose du corps[72], et ce quelque chose n’est ni la figure, ni le mouvement, ni un accident quelconque, mais l’essence et l’acte du corps (οὐσία ϰαὶ ένέργεια σώματός τινος)[73]... Elle est ce qui y produit l’accord et l’harmonie, la cause qui y détermine, y dirige, y règle le mouvement. Ce n’est pas une unité de mélange et de composition, un nombre, mais une unité simple, l’unité de la forme et de l’acte[74].

Ce n’est donc pas une puissance dont le corps serait la réalisation, mais la réalité dernière d’un corps (ἐντελέχεια σώματός τινος)[75]. Le corps, doué d’abord du mouvement naturel, puis organisé et toutes ses parties disposées pour les fonctions vitales, il ne lui manque pour vivre qu’une seule chose, l’acte même de la vie, et cet acte, c’est l’âme. « L’âme est l’entéléchie première d’un corps naturel, qui a la vie en puissance ; et il faut entendre, d’un corps qui est organique (ψυχή ἐστιν ἐντελέχεια ἡ πρώτη σώματος φυσιϰοῦ δυνάμει ζωὴν ἔχοντος· τοιοῦτον δὲ ὂ ἄν ᾖ ὀργανιϰόν)[76] ».

Alexandre d’Aphrodisiade a modifié la doctrine d’Aristote en la commentant, comme le dit M. Ravaisson (t. II, p. 300) :

« L’âme [selon Alexandre] est dans le corps comme toute forme est en sa matière. Aussi en est-elle inséparable comme une figure, une limite, est inséparable de l’étendue qu’elle termine. Elle n’en est séparable que par une abstraction de notre entendement. D’où il suit qu’elle commence et finit d’exister avec le corps... Cette théorie générale de l’âme et de son rapport avec le corps est-elle bien, comme Alexandre le prétend, la pure doctrine d’Aristote ? En définissant l’âme la forme du corps organisé, Aristote en faisait la cause qui détermine l’organisation, cause finale il est vrai, mais par cela seul efficiente aussi. Alexandre, au lieu de nommer l’âme la fin du corps, l’en nomme de préférence la perfection ou l’accomplissement (τελειότης). D’un mot entièrement étranger au langage et contraire à la philosophie d’Aristote, il l’appelle fréquemment une puissance du corps (δυνάμις τοῦ σώματος). Enfin, au lieu de voir dans l’âme la cause de l’organisme, il l’en considère plutôt comme l’effet [il dit que le corps et sa mixtion sont la cause première de la naissance de l’âme : ἔστι τὸ σώμα ϰαὶ ἡ τούτου ϰράσις αἰτία τῂ ψυχῇ τῆς ἐξ ἀρχῆς γενέσεως]. Tandis que, suivant Aristote, l’essence, l’être proprement dit, est la forme, de laquelle le sujet où elle réside tient tout ce qu’il a d’être, aux yeux d’Alexandre, c’est le sujet qui est l’être proprement dit ; c’est l’homme, par exemple, et non l’âme ; et c’est par rapport au sujet concret et composé, c’est à cause de lui, que nous étendons aussi le nom d’être à la matière et à la forme. »

De ces deux passages, que nous empruntons à l’excellent ouvrage de M. Ravaisson, il résulte clairement que Plotin écarte la doctrine des Péripatéticiens quand il dit que l’âme n’est pas dans le corps comme dans un sujet, ni comme une partie dans un tout, ni comme une forme dans la matière.

Voici maintenant la doctrine propre de Plotin sur les rapports de l’âme avec le corps :

« L’âme n’est en aucune façon dans le corps (οὐϰ ἄν ἔφαμεν τὴν ψυχὴν ἐν τῷ σῶματι εἶναι) ; c’est au contraire l’accessoire qui est dans le principal, le contenu dans le contenant[77], ce qui s’écoule dans ce qui ne s’écoule pas. » (Enn. IV, liv. iii, § 20.)

« L’âme est présente au corps (ψυχὴ σῶματι πάρεστι)... Est-ce comme le pilote est dans le navire (ὡς ὁ ϰυϐερνήτης ἐν τῇ νηί)[78] ? Cette comparaison est bonne pour exprimer que l’âme a la faculté de se séparer du corps ; mais elle n’indique pas encore convenablement la manière dont l’âme est présente au corps. Si l’âme est dans le corps comme le passager est dans le navire, elle n’y sera que par accident : si elle y est comme le pilote est dans le navire qu’il gouverne, la comparaison ne sera pas encore satisfaisante : car le pilote n’est pas dans tout le navire comme l’âme est tout entière dans tout le corps[79]... Si, assimilant l’âme à un pilote qui serait incarné dans son gouvernail, nous la plaçons dans le corps comme dans un instrument naturel (ὡς ἐν ὀργάνῷ φυσιϰῷ)[80], de telle sorte qu’elle le meuve à son gré, aurons-nous trouvé la solution que nous cherchons ? ou bien demanderons-nous encore comment l’âme sera dans son instrument ? Quoique ce mode de présence diffère des précédents, nous voulons en trouver un qui approche encore plus de la réalité. Ce mode, le voici : L’âme est présente au corps[81] comme la lumière est présente à l’air (ὡς τὸ φῶς πάριστι τῶ ἀέρι)[82]. La lumière en effet est présente à l’air sans y être présente, c’est-à-dire, elle est présente à l’air entier sans s’y mêler, et elle demeure en elle-même tandis que l’air s’écoule. Quand l’air dans lequel rayonne la

lumière vient à s’éloigner d’elle, il n’en garde rien ; tant qu’il reste soumis à son action, il est illuminé[83]. L’air est donc dans la lumière plutôt que la lumière n’est dans l’air. Aussi Platon, en expliquant la génération de l’univers, a-t-il avec raison placé le corps [du monde] dans l’Âme et non l’Âme dans le corps : il dit aussi qu’il y a une partie de l’Âme dans laquelle est le corps, et une autre partie dans laquelle il n’y a aucun corps[84], en ce sens qu’il y a des puissances de l’Âme dont le corps n’a pas besoin. Il en est de même des autres âmes : leurs puissances en général ne sont pas présentes au corps, les puissances dont le corps a besoin y sont seules présentes ; et elles y sont présentes sans être édifiées (ἐνιδρυθέτα)[85] ni sur les membres ni sur le corps entier ; pour la sensation, la faculté de sentir est présente tout entière à tout l’organe qui sent [au cerveau tout entier] ; il en est de même pour les autres fonctions. > (Enn. IV , liv. iii, § 21, 22.)

La doctrine exposée ici peut se résumer ainsi :

1° L’âme est présente au corps comme la lumière est présente à l’air ;

2° L’âme est présente au corps par les puissances dont l’exercice met en jeu les organes.

Quant aux deux passages de Platon auxquels Plotin fait allusion plus haut, l’un a déjà été cité p. 158, note 2. Voici l’autre :

« Dieu forma au dedans de l’Âme tout le monde des corps[86] et l’unit harmoniquement à elle en faisant coïncider le centre du corps avec celui de l’Âme. Et l’Âme, répandue partout depuis le centre jusqu’aux extrémités du ciel, l’entourant extérieurement de toutes parts et tournant sur elle-même, établit le divin commencement d’une vie perpétuelle et sage pour toute la suite des temps. Ainsi furent formés le corps visible du ciel, et l’Âme, invisible, mais participant à la raison et à l’harmonie des êtres intelligibles et éternels, produite par l’être le plus parfait, et elle-même la plus parfaite des choses produites. » (Timée, p. 36, trad. de M. H. Martin, p. 99.)

Il faut toute la prévention de Plotin pour prétendre retrouver dans ces deux passages obscurs de Platon l’idée de la présence de l’âme dans le corps, dans le sens où il l’entend lui-même. Évidemment ce n’est pas au Timée que Plotin a emprunté sa théorie ; c’est à cette sagesse orientale dont la connaissance donna au Platonisme une nouvelle vie dans l’École d’Alexandrie[87].

Dans la Kabbale, c’est par la présence de Dieu au milieu de la création qu’est expliqué le rapport de Dieu avec le monde : « D’après le Zohar, dit M. Franck, toute forme de l’existence, depuis la matière jusqu’à l’éternelle sagesse, est une manifestation, ou, si l’on veut, une émanation de l’Être infini. Mais il ne suffit pas que toutes choses viennent de Dieu pour avoir de la réalité et de la durée ; il faut que Dieu soit toujours présent au milieu d’elles[88]. »

La même idée joue le même rôle dans les écrits de Philon :

« Dieu remplit tout, pénètre tout ; il ne permet pas que rien reste vide et abandonné de lui-même[89]... Dieu n’est nulle part : car le lieu et l’espace ayant été engendrés avec les corps, le Créateur ne saurait être renfermé dans la créature ; il est partout : car, par ses divines puissances il pénètre à la fois la terre et l’eau, l’air et le ciel, et remplit les moindres parties de l’univers, les liant toutes les unes aux autres par des liens invisibles[90]... Dieu est appelé lui-même le lieu universel, parce qu’il contient toutes choses et n’est contenu dans aucune, parce qu’il est l’abri de l’univers et qu’il est sa propre place, qu’il se renferme et se contient lui-même[91] ».

L’idée de l’irradiation[92], à laquelle Plotin a recours à chaque instant pour expliquer le rapport de la puissance créatrice à la créature, a été puisée à la même source et montre avec la dernière évidence que, dans cette partie de son système, il s’est inspiré de l’Orient[93].

§ IV. NATURE ANIMALE.
A. Doctrine de Plotin sur la nature animale dans l’homme.

Les développements dans lesquels nous venons d’entrer sur les rapports de l’âme avec le corps nous conduisent à résoudre la question que Plotin a posée au début du livre i : Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ?

Selon Plotin, l’animal est l’âme irraisonnable[94] présente au corps organisé ; l’homme est l’âme raisonnable (en y joignant l’âme irraisonnable qui en procède)[95]. À l’âme raisonnable appartiennent les facultés qui peuvent s’exercer sans le concours du corps : aussi est-elle indivisible et impassible ; à l’âme irraisonnable appartiennent les facultés qui ont besoin des organes pour remplir leurs fonctions[96] : aussi est-elle divisible par rapport aux organes qu’elle met en jeu et en ressent-elle les passions[97].

Pour démontrer sa doctrine, Plotin, suivant la même méthode qu’Aristote dans le traité De l’Âme, commence par discuter les différentes hypothèses[98] qu’on peut faire sur le sujet qu’il traite (§ 1, p. 36). Son raisonnement peut se formuler ainsi :

Le caractère propre de l’animal est d’éprouver les passions (livre i, p. 35, 40, 43). Donc, pour savoir ce que c’est que l’animal, il faut voir quel est le principe qui éprouve les passions. Or on ne peut attribuer les passions :

1° Ni à l’âme pure : elle est impassible (§ 2, p. 37) ;

2° Ni au composé de l’âme et du corps : si l’âme est avec le corps dans le même rapport que l’artisan avec son instrument, ou le pilote avec son navire (car on ne saurait admettre que l’âme forme un mixte avec le corps, comme l’enseignent les Stoïciens, ni qu’elle soit une forme inséparable du corps, comme le dit Alexandre d’Aphrodisiade), si elle est mêlée avec le corps en ce sens qu’elle le pénètre et y est présente comme la lumière l’est dans l’air, elle est impassible (§ 2, 3, p. 38-42) ;

3° Ni au corps organisé seulement, si l’on admet que les facultés qui s’y rapportent ne ressentent pas les passions du corps (§ 6, p. 42).

Ces trois hypothèses étant écartées, Plotin en conclut qu’il faut attribuer les passions à l’âme irraisonnable, qui, par son union avec le corps organisé, constitue la nature animale ζῶου φύσις. Cette nature diffère à la fois de l’âme raisonnable dont elle procède, et du corps organisé dans lequel elle est présente et dont elle ressent les passions (§ 7, p. 43} : aussi l’appelle-t-on l’habitude passive, ἕξις παθητιϰὴ c’est-à-dire la passivité de l’âme[99].

La nature animale n’est pas une seconde âme , c’est une partie essentielle de l’âme, c’est son acte, parce que la conception de l’animal est impliquée dans celle de l’homme[100]. Nous allons le

démontrer : car pour faire connaître l’essence de l’animal, il ne suffit pas de démontrer qu’il est, ὅτι, il faut encore dire pourquoi il est, διότι, comme le veut Aristote[101] C’est une vérité évidente : car la forme, εἶδος, et la cause de l’être, αἴτιον τοῦ εἶναι, sont identiques ; l’essence, la quiddité et le pourquoi ne font qu’une seule chose, ἡ οὐσία ϰαὶ τὸ τί ἦν εἶναι[102] ϰαὶ τὸ διότι ἕν[103].

Voici sur quelles considérations Plotin se fonde pour démontrer que la nature animale est une partie essentielle de l’âme :

L’homme réunit en lui les trois degrés de l’existence, la forme intelligible ou idée, l’âme, la raison séminale[104]. Il possède aussi trois facultés qui correspondent à ces trois formes de l’existence, l’intelligence, la raison discursive, la sensibilité ; selon qu’il exerce la première, la seconde ou la troisième , il jouit de la vie divine, humaine ou animale (comme nous l’avons déjà dit p. 334) ; il est l’homme intellectuel, νοερός, l’homme raisonnable, λογιϰός, ou l’homme sensitif, αἰσθητιϰός. Ces trois formes de l’existence émanent l’une de l’autre et sont impliquées l’une dans l’autre.

1° « La sensibilité [qui est l’attribut essentiel de l’animal[105]] est impliquée dans l’idée de l’homme (εἴγϰειται τὸ αἰσθητιϰὸν εἶναι ἐν τῷ εἴδει) par l’éternelle nécessité et la perfection de l’Intelligence divine, qui, en vertu de sa perfection, contient en soi les causes aussi bien que les essences... Là haut, l’homme n’est pas seulement intelligence, et la sensibilité ne lui a pas été ajoutée quand il est descendu dans la génération : la sensibilité existe dans le monde intelligible de la même manière qu’y existent les objets sensibles [c’est-à-dire d’une manière idéale]... L’homme qui existe là-haut est une âme de telle nature (τοιαύτη), capable de percevoir ces objets : de là vient que le dernier homme [l’homme sensitif], étant l’image de l’homme qui existe là-haut, a des raisons [des facultés]

qui sont aussi des images. L’homme qui existe dans l’Intelligence divine constitue l’homme supérieur à tous les hommes. Il illumine le second [l’homme raisonnable], qui à son tour illumine le troisième [l’homme sensitif][106]. Le dernier homme possède en quelque sorte les deux autres : il n’est pas produit par eux, il leur est plutôt uni. L’homme qui nous constitue a le dernier homme pour acte[107]. Le dernier homme reçoit quelque chose du second ; et le second, du premier dont il tient son acte. Chacun de nous est ce qu’il est selon l’homme d’après lequel il agit [est intellectuel, raisonnable, sensitif, selon qu’il exerce l’intelligence, la raison discursive ou la sensibilité]. Chacun de nous possède les trois hommes en un sens [en puissance], et ne les possède pas en un autre sens [en acte ; c’est-à-dire n’exerce pas simultanément l’intelligence, la raison et la sensibilité][108] » (Voy. Enn. VI, liv. vii, § 3, 6.)

La nature animale est l’acte naturel de l’âme raisonnable, et concourt avec elle à constituer l’homme[109] :

« L’homme est une autre raison [essence] que l’âme. Qui empêche que l’homme ne soit quelque chose de composé, c’est-à-dire l’âme dans une certaine raison (ψυχὴ ἐν τοιῷδε λόγῳ), en admettant que cette raison soit un certain acte [de l’âme], et que cet acte ne puisse exister sans le principe qui le produit. Telle est la nature des raisons séminales (ὁι ἐν τοῖς σπέρμασι λόγοι). Elles n’existent pas sans l’âme, et cependant elles ne sont pas l’âme purement et simplement : car les raisons génératrices ne sont pas inanimées (οἱ λόγοι ποιοῦντες οὐϰ ἄψυχοι), et il n’y a rien d’étonnant à ce que de telles essences soient des raisons. Ces raisons qui n’engendrent pas l’homme [mais l’animal][110], de quelle âme sont-elles les actes ? Est-ce de l’âme végétative ? Non, elles sont les actes de l’âme [raisonnable] qui engendre l’animal[111], laquelle est une âme plus puissante et par cela même plus vivante. L’âme de telle nature, présente à la matière disposée de telle façon (puisque l’âme est telle chose, selon qu’elle est dans telle disposition), même sans le corps, constitue l’homme (ἡ ψυχὴ ἡ τοιαύτη ἡ ἐγγενομένη τῇ τοιαύτῃ ὕλῃ, ἅτε οὖσα τοῦτο οἶον οὔτω διαϰειμένη, ϰαὶ ἄνευ τοῦ σώματος, ἄνθρωπος)[112].

Elle façonne dans le corps une forme à sa ressemblance ; elle produit ainsi, autant que le comporte la nature du corps, une autre image de l’homme, comme le peintre lui-même fait une image du corps : elle produit, je le répète, un homme inférieur [l’homme sensitif, l’animal] qui possède la forme de l’homme, ses raisons, ses mœurs, ses dispositions, ses facultés, mais d’une manière imparfaite, parce qu’il n’est pas le premier homme [l’homme intellectuel]. Il a des sensations d’une autre espèce, des sensations qui, quoiqu’elles paraissent claires, sont obscures, si on les compare aux sensations supérieures dont elles sont les images. L’homme supérieur [l’homme raisonnable] est meilleur, a une âme plus divine et des sensations plus claires[113]. C’est lui sans doute que Platon définit [en disant : L’homme est l’âme[114]] ; il ajoute dans sa définition : qui se sert du corps, parce que l’âme plus divine domine l’âme qui se sert du corps, et qu’elle ne se sert du corps qu’au second degré[115]. » (Enn. VI, liv. vii, § 5.)

B. Rapprochements entre la doctrine de Plotin sur la nature animale et celles de Platon, d’Aristote, des Stoïciens et de la Kabbale.

Pour compléter l’exposition de la doctrine que Plotin professe sur la nature animale, il nous reste à indiquer ce qu’il a emprunté aux systèmes de Platon, d’Aristote, des Stoïciens et aux idées de l’Orient.

1. Platon.

Les dialogues de Platon que Plotin cite à l’appui de sa théorie sont le Timée et le 1er Alcibiade. Nous avons déjà donné plus haut, p. 360, un passage du Timée sur lequel il s’appuie. En voici un autre auquel il fait allusion, § 8, p. 44 :

« Dieu forma l’Âme, première par sa naissance comme par sa vertu, et plus ancienne, elle qui devait commander, que le corps [le monde], qui devait la reconnaître pour maîtresse. Voici de quoi et comment il la constitua. De l’essence indivisible et toujours la même et de l’essence corporelle divisible et qui naît toujours, forma, par leur mélange, une troisième espèce, une essence intermédiaire, participant à la fois de la nature du même et de celle de l’autre, et qu’il plaça ainsi entre l’essence indivisible et l’essence corporelle et divisible. Et prenant ces trois espèces d’essences, il les mélangea toutes en une seule espèce, forçant violemment, malgré la difficulté du mélange, la nature de l’autre à s’unir avec celle du même, et mêlant ces deux natures avec l’essence, et de trois choses en ayant fait une seule, il divisa encore ce tout en autant de parties qu’il convenait, de sorte que chacune de ses parties offrit un mélange du même, de l’autre et de l’essence. » (Timée, p. 35 ; trad. de M. H. Martin, p. 97.)

Plotin donne de ce passage, aussi obscur que célèbre, une interprétation qui nous semble préférable, par sa profondeur philosophique, à celles qui ont été proposées par d’autres[116] ; il dit, p. 44 : « Nous participons de l’essence de l’Âme universelle, essence qui, comme le dit Platon, est indivisible parce qu’elle fait partie du monde intelligible, et divisible par rapport aux corps[117]. »

Cette idée est développée dans l’Ennéade IV, liv. ii, § 1 ; liv. iii, § 19, 22, 23 ; liv. iv, § 28. Plotin y démontre que l’âme raisonnée est complètement indivisible, parce qu’elle n’a pas besoin des organes pour accomplir ses opérations ; que l’âme irraisonnable est indivisible en ce sens qu’elle est présente tout entière dans tout le corps, et divisible en ce sens que ses puissances sont présentes aux organes qu’elles font agir et où elles sont séparées les unes des autres.

Quant au 1er Alcibiade, Plotin lui a peu emprunté. Il n’en fait point d’autre citation que celle qui a déjà été mentionnée plus haut, p. 367, note 1.

2. Aristote.

Nous avons déjà, en traitant des facultés de l’âme, indiqué des rapprochements entre la doctrine de Plotin et celle d’Aristote (p. 330-354). Nous ajouterons ici que les six premiers paragraphes du liv. i de l’Ennéade I paraissent avoir pour objet de discuter les principes exposés dans le passage suivant du traité De l’Âme :

« Quant aux affections[118] de l’âme [affections qui constituent son essence], on peut se demander si elles sont toutes sans exception communes au corps qui a l’âme, ou bien s’il n’y en a pas quelqu’une qui soit propre à l’âme exclusivement[119]. C’est là une recherche indispensable, mais elle est loin d’être facile. L’âme, dans la plupart des cas, ne semble ni éprouver ni faire quoi que ce soit sans le corps ; et, par exemple, se mettre en colère, avoir du courage, désirer et en général sentir[120]. La fonction qui semble propre surtout à l’âme, c’est de penser[121] ; mais la pensée même, qu’elle soit d’ailleurs une sorte d’imagination, ou qu’elle ne puisse avoir lieu sans imagination[122], ne saurait jamais se produire sans le corps[123]. Si donc l’âme a quelqu’une de ses affections ou de ses actes qui lui soit spécialement propre, elle pourrait être isolée du corps ; mais si elle n’a rien qui soit exclusivement à elle, elle n’en saurait être séparée[124]. C’est ainsi que le droit, en tant que droit, peut bien avoir des accidents, et, par exemple, il peut toucher en un point à une sphère d’airain ; mais cependant le droit séparé d’un corps quelconque ne touchera pas cette sphère ; c’est que le droit n’existe pas à part, et qu’il est toujours joint à quelque corps. De même toutes les modifications de l’âme semblent n’avoir lieu qu’en compagnie du corps : courage, douceur, crainte, pitié, audace, joie, aimer et haïr[125]. Simultanément à toutes ces affections, le corps éprouve aussi une affection. Ce qui le montre bien, c’est que si parfois, même sous le coup d’affections violentes et parfaitement claires, on ne ressent ni excitation, ni crainte, parfois aussi on est tout ému d’affections faibles ou obscures, lorsque le corps est irrité et qu’il est dans l’état où le met la colère[126]. Ce qui peut rendre ceci plus évident encore, c’est que souvent, sans aucun motif réel de crainte, on tombe tout à fait dans les émotions d’un homme que la crainte transporte ; et, si cela est vrai, on peut affirmer évidemment que les affections de l’âme sont des raisons matérielles [qui sont dans la matière]. Par suite, des expressions telles que celles-ci : Se mettre en colère, signifient un mouvement du corps qui est dans tel état, ou un mouvement de telle partie du corps, de telle faculté du corps, causé par telle chose et ayant telle fin[127]. » (De l’Âme, I, 1 ; p. 102 de la trad. de M. Barthélemy-saint-Hilaire).

En écrivant les § 4 et 5 du livre i, p. 40-42, Plotin a certainement eu sous les yeux les passages suivants du traité De l’Âme :

« Soutenir que c’est l’âme qui s’indigne revient à peu près à dire que c’est l’âme qui tisse une toile, ou qui bâtit une maison. Il vaudrait peut-être mieux dire, non pas que c’est l’âme qui a pitié, qui apprend ou qui pense, mais plutôt que c’est l’homme qui fait tout cela par son âme[128]. Encore faudrait-il comprendre ceci, non point en ce sens que le mouvement serait dans l’âme seule, mais au contraire, qu’il viendrait quelquefois jusqu’à elle comme quelquefois il en partirait. Ainsi, la sensation lui vient du dehors[129] ; mais la mémoire vient de l’âme, qui se reporte aux mouvements ou aux impressions demeurées dans les organes des sens. » (De l’Âme, I, 4 ; p. 140 de la trad.)

« Ce sont les corps qui semblent être des substances, et particulièrement les corps naturels, qui sont en effet les principes des autres corps. Parmi les corps naturels, les uns ont la vie, les autres ne l’ont pas ; et nous entendons par la vie ces trois faits : se nourrir par soi-même, se développer et périr. Ainsi tout corps naturel doué de la vie est substance, mais substance composée[130], comme on vient de le dire. Puisque le corps est de telle façon particulière, et que, par exemple, il a la vie,... il remplit le rôle de sujet et de matière. Donc, nécessairement, l’âme ne peut être substance que comme forme d’un corps naturel qui a la vie en puissance[131]... Si donc on veut donner une définition commune à toute espèce d’âme, il faut dire qu’elle est l’entéléchie première d’un corps naturel organique... L’âme est l’essence que conçoit la raison. Mais l’essence pour un corps quelconque, c’est d’être ce qu’il est ; et, par exemple, si l’un des instruments dont nous nous servons pouvait être un corps naturel, et ainsi une hache, l’essence de la hache serait d’être hache et ce serait là son âme[132] ; car cette essence une fois enlevée, il n’y a plus de hache, si ce n’est par simple homonymie. Mais ici nous parlons de hache, et l’âme n’est pas l’essence et la notion d’un corps tel que la hache ; elle est la notion seulement d’un corps naturel, ayant en lui-même le principe du mouvement et du repos... De même que la faculté de couper est l’essence de la hache, et que la vision est l’essence de l’œil, l’âme est comme la vue et comme la puissance de l’instrument. Le corps n’est que ce qui est en puissance ; et de même que l’œil est à la fois la pupille et la vue, de même ici l’âme et le corps sont l’animal. » (De l’Âme, II, 1 ; p. 163-168 de la trad.)

En résumé Plotin appelle âme irraisonnable ou nature animale ce qu’Aristote nomme âme sensitive, végétative et génératrice ; mais il n’admet pas comme lui qu’elle périsse avec le corps ; il accorde seulement qu’après la mort elle n’est plus qu’en puissance au lieu d’être en acte[133].

3. Stoïciens.

Plotin donne à l’âme irraisonnable ou nature animale le même rôle que les Stoïciens assignent dans leur système à la raison séminale. Il leur a même emprunté ce terme et il s’en sert souvent. Comme eux, il voit dans l’âme irraisonnable un principe qui pénètre tout le corps et y administre tout[134]. Il la considère comme la source des raisons séminales plus particulières d’où naissent toutes les qualités[135], et dont le corps animé est comme l’expansion et le développement.

Nous avons indiqué, dans les notes du livre iii de l’Ennéade II (p. 176, note 1 ; p. 183, note 1 ; p. 189, note 4, etc.), les rapprochements qu’on peut faire à ce sujet entre les deux doctrines. Il nous suffira de remarquer ici avec M. Ravaisson que, tandis que la raison séminale est un corps pour les Stoïciens, elle constitue un principe incorporel dans le système de Plotin[136].

Enfin, pour montrer le rôle que jouent encore aujourd’hui dans la science les idées d’Aristote, des Stoïciens et de Plotin sur l’âme végétative, sur la raison séminale et la nature animale, nous allons citer un morceau remarquable où M. Isid. Geoffroy Saint-Hilaire, en définissant la force organisatrice des êtres vivants, reproduit les mêmes conceptions sous d’autres noms :

« Si vivre, c’est en même temps changer et demeurer sans cesse, si un être organisé, bien qu’entièrement renouvelé dans sa substance et complètement transformé, reste pourtant le même individu[137], il y a nécessairement en lui quelque chose de supérieur à toutes ces combinaisons qui le constituent tour à tour, à toutes ces apparences sous lesquelles il se présente à nos regards... Au-dessus des faits temporaires et accidentels de la vie, il y a ce qui les relie et les domine tous, au-dessus de tous les modes, le type dont ils dérivent : ce type que l’observation même nous conduit à admettre pour tout être vivant, quelque hypothèse qu’on veuille former sur les causes des phénomènes dont il est le théâtre. Ce type, c’est le modèle propre à chaque existence, selon lequel elle se déroule, selon lequel s’exerce, tant qu’elle subsiste, l’activité propre de l’être organisé ; qu’elle tend dès le premier instant à réaliser ; qu’elle réalise si rien ne vient interrompre prématurément ou faire dévier le cours des phénomènes vitaux, et qui, là même où elle n’atteint pas le but, nous l’indique du moins par la convergence manifeste de tous les faits biologiques vers ce terme commun ; si bien qu’elle dessine pour l’esprit, au défaut du modèle lui-même ses premiers linéaments, et nous le montre encore vivant où il n’y a pas d’existence actuelle[138]. C’est ainsi que dans un œuf ou une graine, dans un végétal ou un animal nouvellement éclos, dans un embryon ou un fœtus, une larve, comme dans un enfant, nous apercevons, outre les matériaux qui le constituent passagèrement, ce qui fait qu’il sera un jour autre qu’il ne nous apparaît, c’est-à-dire, de quelque nom qu’on veuille se servir, le germe, le principe de ses développements ultérieurs[139] ». Est quod futurus est, expression célèbre de saint Augustin sur l’homme, qui, en un sens général, peuvent être étendues à tous les êtres doués de vie ; ils sont, ou du moins commencent déjà à être ce qu’ils seront ; et, où nos yeux ne distinguent encore rien du type, notre esprit le voit déjà tout entier, et lui rapporte avec certitude tous les états, toutes les phases de la vie.

Ce même type, selon lequel la nature forme et développe le jeune animal ou le jeune végétal, est encore celui selon lequel, plus tard, elle l’entretient et le conserve, exerçant à tous les âges une action dont le caractère, sinon l’intensité, reste invariable. Action essentiellement élective : car elle amène et distribue dans tous les tissus de l’être vivant, non pas indifféremment et au hasard, les molécules de diverse nature qui composent le milieu ambiant, mais, entre toutes et par un véritable choix, celles-là seulement qui peuvent être utiles. Essentiellement élective encore par l’emploi qu’elle en fait après s’en être emparée ; les fixant, selon le besoin, sur un point, ou les transportant successivement d’organe en organe, jusqu’à ce que, leur rôle rempli, elle les rejette et en appelle d’autres ; ici formatrice, là momentanément conservatrice, parfois aussi réparatrice, et partout selon ce type dont l’établissement ou l’entretien reste pour elle, dans la variété des matériaux et des moyens qu’elle met en œuvre, le but, la règle unique et toujours présente[140].

D’une activité élective et dont la source est dans l’être lui-même, à ce qu’on a si longtemps appelé l’âme végétative, à ce qu’on appelle encore dans une école justement célèbre le principe vital, il n’y a qu’un pas ; mais ce pas est précisément ce qui sépare ici le résultat positif des faits chaque jour observés, de leur interprétation, de leur explication hypothétique. » (Hist. gén. des règnes organiques, t. II, p. 89.)

Citons encore la définition de la vie par M. H. Martin :

« La vie est une faculté propre de développement intime, par laquelle certains corps, pendant un temps dont le maximum dépend de leur nature, gardent certaines propriétés spécifiques et leur individualité, malgré la perte et le renouvellement successifs de la matière dont ils se composent, et parcourent des phases régulières qui appartiennent à leur espèce. » (Philosophie spiritualiste de la nature, t. II, p. 174.)

4. Kabbale.

La doctrine de Plotin sur le rapport qu’ont entre eux les trois principes qui constituent l’âme humaine, savoir, l’intelligence, l’âme raisonnable et la nature animale, offre de l’analogie avec les idées qu’on trouve dans la Kabbale sur le même sujet. Cette analogie consiste principalement en ce que, dans les deux systèmes, le rapport des trois principes se trouve expliqué par l’idée de la procession qui est assimilée à une irradiation[141]. Nous empruntons à l’ouvrage de M. Franck l’exposé de la théorie de la Kabbale, et nous donnons ce morceau sans en rien retrancher, pour que le lecteur puisse apprécier facilement ce que Plotin a emprunté aux idées de l’Orient.

« Considéré en lui-même, c’est-à-dire sous le point de vue de l’âme et comparé à Dieu avant qu’il soit devenu visible uns le monde, l’être humain, par son unité, son identité substantielle et sa triple nature, nous rappelle entièrement la trinité suprême [la Couronne, la Beauté, la Royauté, c’est-à-dire, l’Être absolu, l’Être idéal et la Force immanente des choses, ou la Substance, la Pensée et la Vie]. En effet, il se compose des éléments suivants : 1° d’un esprit, qui représente le degré le plus élevé de son existence ; 2° d’une âme, qui est le siége du bien et du mal, du bon et du mauvais désir, en un mot, de tous les attributs moraux ; 3° d’un esprit plus grossier, immédiatement en rapport avec le corps, et cause directe de ce qu’on appelle dans le texte les mouvements inférieurs, c’est à-dire les actions et les instincts de la vie animale[142]. Pour faire comprendre comment, malgré la distance qui les sépare, ces trois principes, ou plutôt ces trois degrés de l’existence humaine, se confondent cependant dans un seul être, on reproduit ici la comparaison dont on s’est déjà servi au sujet des attributs divins [la comparaison de la flamme dont la lumière bleue s’attache en haut à la lumière blanche et en bas à la matière enflammée]. Les passages du Zohar, qui témoignent de l’existence de ces trois âmes, sont en très-grand nombre ; mais, à cause de sa clarté, nous choisissons de préférence celui qu’on va lire : « Dans ces trois choses, l’esprit, l’âme et la vie des sens, nous trouvons une fidèle image de ce qui se passe en haut ; car elles ne forment toutes trois qu’un seul être, où tout est lié par l’unité. La vie des sens ne possède par elle-même aucune lumière ; c’est pour cette raison qu’elle est si étroitement unie au corps auquel elle procure et les jouissances et les aliments dont il a besoin. On peut lui appliquer ces paroles du sage : Elle distribue la nourriture à sa maison et marque la tâche de ses servantes. La maison, c’est le corps qui est nourri ; » et les servantes sont les membres qui obéissent. Au-dessus de la vie des sens s’élève l’âme qui la subjugue, lui impose des lois et l’éclaire autant que sa nature l’exige. C’est ainsi que le principe animal est le siége de l’âme. Enfin, au-dessus de l’âme s’élève l’esprit, par lequel elle est dominée à son tour, et qui réfléchit sur elle une lumière de vie. L’âme est éclairée par cette lumière et dépend entièrement de l’esprit[143]. Après la mort, elle n’a pas de repos, les portes de l’Éden ne lui sont pas ouvertes avant que l’esprit soit remonté vers sa source, vers l’Ancien des anciens, pour se remplir de lui pendant l’éternité ; car toujours l’esprit remonte vers la source. » Chacune de ces trois âmes, comme il est facile de le prévoir, a sa source dans un degré différent de l’existence divine. La Sagesse suprême, appelée aussi l’Éden céleste[144], est la seule origine de l’esprit. L’âme, selon tous les interprètes du Zohar, vient de l’attribut qui réunit en lui la justice et la miséricorde, c’est-à-dire de la Beauté. Enfin, le principe animal, qui jamais ne s’élève au-dessus de ce monde, n’a pas d’autre base que les attributs de la force, résumés dans la Royauté[145].

Outre ces trois éléments, le Zohar en reconnaît encore un autre d’une nature tout à fait extraordinaire : c’est la forme extérieure de l’homme conçue comme une existence à part et antérieure à celle du corps, en un mot l’idée du corps, mais avec les traits individuels qui distinguent chacun de nous. Cette idée descend du ciel et devient visible dès l’instant de la conception : « Au moment où s’accomplit l’union terrestre, le Saint, dont le nom soit béni, envoie ici-bas une forme à la ressemblance de l’homme et portant l’empreinte du sceau divin. Cette forme assiste à l’acte dont nous venons de parler, et si l’œil pouvait voir ce qui se passe alors, on apercevrait au-dessus de sa tête une image tout à fait semblable à un visage humain, et cette image est le modèle d’après lequel nous sommes procréés. Tant qu’elle n’est pas descendue ici-bas, envoyée par le Seigneur, et qu’elle ne s’est pas arrêtée au-dessus de notre tête, la procréation n’a pas lieu ; car il est écrit : Et Dieu créa l’homme à son image. C’est elle qui nous reçoit la première à notre arrivée dans ce monde ; c’est elle qui se développe avec nous quand nous grandissons, et c’est avec elle encore que nous quittons la terre. Son origine est dans le ciel. Au moment où les âmes sont sur le point de quitter leur céleste séjour, chaque âme paraît devant le roi suprême revêtue d’une forme sublime, où sont gravés les traits sous lesquels elle doit se montrer ici-bas. Eh bien ! l’image dont nous parlons émane de cette forme sublime ; elle vient la troisième après l’âme, elle nous précède sur la terre et attend notre arrivée depuis l’instant de la conception ; elle est toujours présente à l’acte de l’union conjugale. » Chez les kabbalistes modernes, cette image est appelée le principe individuel.

Enfin, sous le nom d’esprit vital, quelques-uns ont introduit dans la psychologie kabbalistique un cinquième principe, dont le siége est dans le cœur, qui préside à la combinaison et à l’organisation des éléments matériels, et qui se distingue entièrement du principe de la vie animale (nephesch), de la vie des sens, comme, chez Aristote et les philosophes scolastiques, l’âme végétative se distinguait de l’âme sensitive... Mais, à vrai dire, ces deux derniers éléments ne comptent pour rien dans notre existence spirituelle renfermée tout entière dans l’union intime de l’âme et de l’esprit.

La psychologie kabbalistique a une grande ressemblance avec celle des Parses, telle qu’on la trouve enseignée dans un recueil de traditions fort anciennes, reproduit en grande partie par Anquetil-Duperron, dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions (t. XXXVII, p. 646-648)... Le type individuel sera reconnu sans peine dans le Ferouër qui, après avoir existé pur et isolé dans le ciel, est obligé de se réunir au corps. Le principe vital, nous le retrouvons d’une manière non moins évidente dans le Djan, dont le rôle est de conserver les forces du corps et d’entretenir l’harmonie dans toutes ses parties. Ainsi que la ’Haïah des Hébreux, il ne participe pas au mal dont l’homme se rend coupable ; il n’est qu’une sorte de vapeur légère qui s’élève du cœur et doit, après la mort, se confondre avec la terre. L’Akko est au contraire le principe le plus élevé. Il est au-dessus, comme le principe précédent est au-dessous du mal. C’est une sorte de lumière venue du ciel et qui doit y retourner quand notre corps sera rendu à la poussière. C’est l’intelligence pure, de Plotin et des kabbalistes, mais restreinte à la connaissance de nos devoirs, à la prévision de la vie future et de la résurrection, en un mot, la conscience morale. Vient enfin l’âme proprement dite ou la personne morale, une malgré la diversité de ses facultés et seule responsable de nos actions devant la justice divine. » (M. Franck, La Kabbale, p. 199, 232, 377.)

C. Nature animale dans la bête.

Après avoir déterminé ce qu’est la nature animale dans l’homme, il reste à déterminer ce qu’elle est dans la bête.

Rappelons d’abord en quels termes Plotin s’exprime à ce sujet (liv. i, § 11, p. 48) :

Demandons-nous enfin ce qu’est dans les animaux le principe qui les anime. S’il est vrai, comme on le dit, que les corps d’animaux renferment des âmes humaines qui ont péché, la partie de ces âmes qui est séparable n’appartient pas en propre à ces corps ; tout en les assistant, elle ne leur est pas à proprement parler présente. En eux, la sensation est commune à l’image de l’âme et au corps, mais au corps en tant qu’organisé et façonné par l’image de l’âme. Pour les animaux dans le corps desquels ne se serait pas introduite une âme humaine, ils sont produits par une illumination de l’Âme universelle. »

En laissant de côté l’allusion que Plotin fait ici à la doctrine de la métempsycose, allusion sur laquelle nous revenons plus loin (p. 385), l’opinion développée dans le passage précédent sur la nature animale dans les bêtes peut se ramener aux deux propositions suivantes :

« Le principe qui anime les animaux est la nature animale, appelée aussi âme sensitive et végétative ou raison séminale.

C’est l’opinion d’Aristote, opinion adoptée par saint Thomas, et reproduite d’après lui par Bossuet dans le traité De la Connaissance de Dieu et de soi-même (chap. v, § 13, De la différence entre l’homme et la bête) :

« L’opinion de Descartes a ses inconvénients comme toutes les opinions humaines. Le premier est que la sensation ne peut être une affection des corps. On peut bien les subtiliser, les rendre plus déliés, les réduire en vapeurs et en esprits ; par là ils deviendront plus vites, plus mobiles, plus insinuants, mais cela ne les fera pas sentir.

Toute l’École en est d’accord. Et aussi, en donnant la sensation aux animaux, elle leur donne une âme sensitive distincte du corps. Cette âme n’a point d’étendue : autrement elle ne pourrait pas pénétrer tout le corps, ni lui être unie, comme l’École le suppose. Cette âme est indivisible, selon saint Thomas, toute dans tout, et toute dans chaque partie.

Que si l’âme qu’on donne aux bêtes est distincte du corps, si elle est sans étendue et indivisible, il semble qu’on ne peut s’empêcher de la reconnaître pour spirituelle. Et de là naît un autre inconvénient. Car si cette âme est distincte du corps, si elle a un être à part, la dissolution ne doit pas la faire périr ; et nous retombons par là dans l’erreur des Platoniciens qui mettaient toutes les âmes immortelles, tant celles des hommes que celles des animaux.

Voilà deux grands inconvénients, et voici par où on en sort...

Tous les philosophes, même les païens, ont distingué en l’homme deux parties : l’une raisonnable, qu’ils appellent νοῦς, mens, en notre langue, esprit, intelligence ; l’autre, qu’ils appellent sensitive et irraisonnable.

Ce que les philosophes païens ont appelé νοῦς, mens, partie raisonnable et intelligente, c’est à quoi les saints Pères ont donné le nom de spirituel ; en sorte que, dans leur langage, nature spirituelle et nature intellectuelle, c’est la même chose.

Il se voit donc que les sensations d’elles-mêmes ne font point partie de la nature spirituelle, parce qu’en effet elles sont totalement assujetties aux objets corporels et aux dispositions corporelles.

Quand donc on aura donné les sensations aux animaux, il paraît qu’on ne leur aura rien donné de spirituel. Leur âme sera de même nature que leurs opérations, lesquelles en nous-mêmes, quoiqu’elles viennent d’un principe qui n’est pas un corps, passent pourtant pour charnelles et corporelles par leur assujettissement total aux dispositions du corps. De cette sorte, ceux qui donnent aux bêtes des sensations et une âme qui en soit capable, interrogés si cette âme est un esprit ou un corps, répondront qu’elle n’est ni l’un ni l’autre. C’est une nature mitoyenne qui n’est pas un corps, parce qu’elle n’est pas étendue en longueur, largeur et profondeur ; qui n’est pas un esprit, parce qu’elle est sans intelligence, incapable de posséder Dieu et d’être heureuse.

Ils résoudront par le même principe l’objection de l’immortalité. Car encore que l’âme des bêtes soit distincte du corps, il n’y a point d’apparence qu’elle puisse être conservée séparément, parce qu’elle n’a point d’opération qui ne soit absorbée totalement par la matière. Et il n’y a rien de plus injuste ni de plus absurde aux Platoniciens[146], que d’avoir égalé l’âme des bêtes, où il n’y a rien qui ne soit dominé par le corps, à l’âme humaine, où l’on voit un principe qui s’élève au-dessus de lui, qui le pousse jusques à sa ruine pour contenter la raison, et qui s’élève jusques à la plus haute vérité, c’est-à-dire jusques à Dieu même. »

2° Le principe qui anime les animaux procède d’une puissance de l’Âme, puissance qui est appelée Puissance naturelle et génératrice, Raison totale de l’univers, et qui, en cette qualité contient les raisons séminales de tous les êtres vivants, des hommes, des bêtes et des plantes[147].

Tel est le sens du passage suivant du livre i, § 9, p. 45, qu’il faut rapprocher du passage cité plus haut, p. 377 :

« L’Âme universelle est indivisible parce qu’elle fait partie du monde intelligible, et divisible par rapport aux corps. En effet, elle est divisible relativement aux corps, puisqu’elle se répand dans toute l’étendue de chacun d’eux tant qu’ils vivent ; mais en même temps elle est indivisible, parce qu’elle est une dans l’univers ; elle paraît être présente aux corps, elle les illumine ; elle en forme des êtres vivants, non en faisant un composé du corps et de sa propre essence, mais en restant identique ; elle produit en chacun d’eux des images d’elle-même, comme le visage se réfléchit dans plusieurs miroirs. La première de ces images est la sensation, qui réside dans la partie commune [l’animal] ; viennent ensuite toutes les autres formes de l’âme, formes qui dérivent successivement l’une de l’autre, jusqu’à la faculté génératrice et végétative, et en général jusqu’à la puissance qui produit et façonne autre chose que soi, ce qu’elle fait dès qu’elle se tourne vers l’objet qu’elle façonne. »

Plotin développe cette théorie dans le livre iii de l’Ennéade II, où il dit (§ 13, 16, 17 ; p. 184, 188, 190-192) :

« Tous les êtres qui sont dans le ciel ou qui se trouvent distribués dans l’univers sont des êtres animés et tiennent leur vie de la Raison totale de l’univers [parce qu’elle contient les raisons génératrices de tous les êtres vivants].

Toutes les choses forment un ensemble harmonieux parce qu’elles proviennent à la fois de la matière et des raisons qui les engendrent.

La Puissance naturelle et génératrice, qui contient les raisons, est seule efficace et capable de produire. L’Âme universelle produit donc par des formes. Elle reçoit de l’intelligence les formes qu’elle transmet à l’Âme inférieure [à la Puissance naturelle et génératrice] en la façonnant et l’illuminant. »

Pour le rapport qui existe entre l’Âme universelle et les âmes individuelles, Voy. Enn. IV, liv. ix.

§ V. séparation de l’âme et du corps.

Dans le livre iii de l’Ennéade II, lequel a été composé avant celui qui nous occupe, Plotin s’exprime ainsi, § 15-16, p. 187 :

« Nécessairement, puisque l’âme est une essence, elle possède par elle-même, outre l’existence, des appétits, des facultés actives, la puissance de bien vivre. Si elle se sépare du corps, elle produit les actes qui sont propres à sa nature et qui ne dépendent pas du corps ; elle ne s’attribue pas les passions du corps, parce qu’elle reconnaît qu’elle a une autre nature.

Qu’y a-t-il de mêlé, qu’y a-t-il de pur dans l’âme ? Quelle partie de l’âme est séparable, quelle partie ne l’est pas tant qui l’âme est dans un corps ? Qu’est-ce que l’animal ? Voilà ce que nous aurons à examiner plus tard dans une autre discussion. »

On voit par ce passage que Plotin, en composant le livre i, avait pour but d’exposer les principes desquels dépend la séparation de l’âme et du corps. En effet, cette question générale peut se décomposer en quatre autres, qui sont étroitement liées entre elles :

1° Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ?

2° Quelle partie de l’âme est séparable du corps ? quelle partie ne l’est pas ?

3° Comment sépare-t-on l’âme du corps ?

4° Pourquoi faut-il séparer l’âme du corps ?

On a vu dans les paragraphes précédents ce que Plotin entend par l’homme et l’animal. Voici maintenant la réponse qu’il fait à la seconde question (liv. i, § 3, p. 38) :

« Tant que l’on considère l’âme comme le principe qui se sert du corps, il y a entre eux séparation, cette séparation qui s’opère en donnant à l’âme le pouvoir de se servir du corps comme d’un instrument [c’est-à-dire de lui commander : ce que fait la philosophie]. Mais avant que l’âme fût ainsi séparée du corps par la philosophie, dans quel état se trouvait-t-elle ? Était-elle mêlée au corps ?... Elle était en partie attachée au corps, en partie séparée. J’appelle partie séparée du corps celle qui se sert du corps comme d’un instrument [l’âme raisonnable], partie attachée au corps celle qui s’abaisse au rang d’instrument [l’âme irraisonnable ou nature animale]. Or la philosophie élève cette deuxième partie au rang de la première [en soumettant la nature animale à l’âme raisonnable] ; quant à la première partie, elle la détourne, autant que nos besoins le permettent, du corps dont elle se sert, en sorte qu’elle ne s’en serve pas toujours [et qu’elle se livre à la contemplation du monde intelligible][148]. »

Plotin complète sa pensée en ajoutant plus loin (§ 10, p. 47) : « Nous désigne deux choses : ou l’âme en y joignant la partie animale, ou simplement la partie supérieure ; la partie animale, c’est le corps vivant. L’homme véritable diffère du corps : pur de toute passion, il possède les vertus intellectuelles[149], vertus qui résident dans l’âme, soit quand elle est séparée du corps, soit quand elle en est seulement séparable par la philosophie, comme elle l’est ici bas ; car, lors même qu’elle nous paraît tout à fait séparée, l’âme est toujours dans cette vie accompagnée d’une partie inférieure qu’elle illumine. Quant aux vertus qui consistent, non dans le bon usage de la raison, mais dans certaines mœurs, dans certains exercices, elles appartiennent à la partie commune ; c’est à elle seule aussi que les vices sont imputables, puisque c’est elle qui éprouve l’envie, la jalousie, les émotions d’une lâche pitié. »

De cette doctrine découle la réponse que Plotin fait à la troisième question : Comment peut-on séparer l’âme du corps ? Cette réponse, qui est développée dans les livres suivants, peut se formuler ainsi : il y a trois moyens de séparer l’âme du corps : la vertu, qui affranchit l’âme des passions, l’amour de la beauté intelligible, qui l’élève au-dessus des choses terrestres, et la contemplation, qui la détache des sens et de l’imagination en la tournant vers l’intelligence (p. 39, 54-60, 65, 75, 107-112, 134-139, 179-187).

Ces idées sont empruntées à Platon qui s’exprime ainsi :

« Ceux qui prennent quelque intérêt à leur âme, et qui ne vivent pas pour flatter le corps, ne tiennent pas le même chemin que les autres qui ne savent où ils vont ; mais, persuadés qu’il ne faut rien faire qui soit contraire à la philosophie, à l’affranchissement et à la purification[150] qu’elle opère, ils s’abandonnent à sa conduite, et la suivent partout où elle veut les mener. — Comment, Socrate ? — La philosophie, recevant l’âme liée véritablement et pour ainsi dire collée au corps, et forcée de considérer les choses non par elle-même, mais par l’intermédiaire des organes comme à travers les murs d’un cachot et dans une obscurité absolue, reconnaissant que toute la force du cachot vient des passions qui font que le prisonnier aide lui-même à serrer sa chaîne ; la philosophie, dis-je, recevant l’âme en cet état, l’exhorte doucement et travaille à la délivrer ; et pour cela, elle lui montre que le témoignage des yeux du corps est plein d’illusions, comme celui des oreilles, comme celui des autres sens ; elle l’engage à se séparer d’eux, autant qu’il est en elle ; elle lui conseille de se recueillir et de se concentrer en elle-même[151], de ne croire qu’à elle-même, après avoir examiné au dedans d’elle et avec l’essence même de sa pensée ce que chaque chose est en son essence, et de tenir pour faux tout ce qu’elle apprend par un autre qu’elle-même, tout ce qui varie selon la différence des intermédiaires ; elle lui enseigne que ce qu’elle voit ainsi, c’est le sensible et le visible ; ce qu’elle voit par elle-même, c’est l’intelligible et l’immatériel. Le véritable philosophe sait que telle est la fonction de la philosophie. L’âme donc, persuadée qu’elle ne doit pas s’opposer à sa délivrance, s’abstient, autant qu’il lui est possible, des voluptés, des désirs, des tristesses, des craintes ; réfléchissant qu’après les grandes joies et les grandes craintes, les tristesses et les désirs immodérés, on n’éprouve pas seulement les maux ordinaires, comme d’être malade, ou de perdre sa fortune, mais le grand et le dernier de tous les maux, et même sans en avoir le sentiment. — Et quel est donc ce mal, Socrate ? — C’est que l’effet nécessaire de l’extrême jouissance et de l’extrême affliction est de persuader à l’âme que ce qui la réjouit ou l’afflige est très-réel et très-variable, quoiqu’il n’en soit rien. Or, ce qui nous réjouit ou nous afflige, ce sont principalement les choses visibles ; n’est-ce pas ? — Certainement. — N’est-ce pas surtout dans la jouissance et la souffrance que le corps subjugue et enchaîne l’âme ? — Comment cela ? — Chaque peine, chaque plaisir, a, pour ainsi dire, un clou avec lequel il attache l’âme au corps[152], la rend semblable, et lui fait croire que rien n’est vrai que ce que le corps lui dit. Or, si elle emprunte au corps ses croyances, et partage ses plaisirs, elle est, je pense, forcée de prendre aussi les mêmes mœurs et les mêmes habitudes, tellement qu’il lui est impossible d’arriver jamais pure à l’autre monde ; mais, sortant de cette vie toute pleine encore du corps qu’elle quitte, elle retombe bientôt dans un autre corps[153] et y prend racine, comme une plante dans la terre où elle a été semée ; et ainsi elle est privée du commerce de la pureté et de la simplicité divine. — Il n’est que trop vrai, Socrate, dit Cébès. — Voilà pourquoi, mon cher Cébès, le véritable philosophe s’exerce à la force et à la tempérance, et nullement pour toutes les raisons que s’imagine le peuple. Est-ce que tu penserais comme lui ? — Non pas. — Et tu fais bien. Ces raisons grossières n’entreront pas dans l’âme du véritable philosophe ; elle ne pensera pas que la philosophie doit venir la délivrer, pour qu’après elle s’abandonne aux jouissances et aux souffrances et se laisse enchaîner de nouveau par elles, et que ce soit toujours à recommencer, comme la toile de Pénélope. Au contraire, en se rendant indépendante des passions, en suivant la raison pour guide, en ne se départant jamais de la contemplation de ce qui est vrai, divin, hors du domaine de l’opinion, en se nourrissant de ces contemplations sublimes, elle acquiert la conviction qu’elle doit vivre ainsi tant qu’elle est dans cette vie, et qu’après la mort elle ira se réunir à ce qui lui est semblable et conforme à sa nature et sera délivrée des maux de l’humanité. Avec un tel régime, ô Simmias, ô Cébès, et après l’avoir suivi fidèlement, il n’y a pas de raison pour craindre qu’à la sortie du corps, elle s’envole emportée par les vents, se dissipe et cesse d’être. » (Phédon, t. I, p. 243-247 de la trad. de M. Cousin.)

Plotin s’est encore inspiré de ce morceau de Platon en traitant la quatrième question qui nous reste à examiner : Pourquoi faut-il séparer l’âme du corps ? Selon Plotin, il faut séparer l’âme du corps parce que c’est la descente de l’âme dans le corps qui est l’origine du mal moral :

« Si l’âme ne peut pécher, comment se fait-il qu’elle soit punie ? Cette opinion est en complet désaccord avec la croyance universellement admise que l’âme commet des fautes, qu’elle les expie, qu’elle subit des punitions dans les enfers et qu’elle passe dans de nouveaux corps[154]. Quoiqu’il semble nécessaire d’opter entre ces deux opinions, peut-être pourrait-on montrer qu’elles ne sont pas incompatibles. En effet, quand on attribue à l’âme l’infaillibilité, c’est qu’on la suppose une et simple, en identifiant l’âme et l’essence de l’âme. Quand on la dit faillible, c’est qu’on la suppose complexe, et qu’on ajoute à son essence une autre espèce d’âme qui peut éprouver les passions brutales. L’âme ainsi conçue est un composé, résultant d’éléments divers : c’est ce composé qui éprouve des passions, qui commet des fautes ; c’est lui aussi, et non l’âme pure, qui subit les châtiments. » (Enn. I, liv. i, § 12, p. 48.)

Il faut rapprocher ce passage des § 13 et 14 du livre viii, p. 135-138, où Plotin s’exprime à ce sujet d’une façon plus explicite encore :

« L’homme vicieux meurt autant que l’âme peut mourir. Or, mourir pour l’âme, c’est, quand elle est plongée dans le corps, s’enfoncer dans la matière et s’en remplir ; puis, quand elle a quitté le corps retomber encore dans la même boue jusqu’à ce qu’elle opère son retour dans le monde intelligible et qu’elle détache ses regards de ce bourbier[155]. Tant qu’elle y reste, on dit qu’elle est descendue aux enfers et qu’elle y sommeille... Descendre dans la matière, voilà la chute de l’âme : de là dérive aussi sa faiblesse... La matière est donc pour l’âme une cause de vice[156]. »

On retrouve les mêmes idées dans le passage suivant de Macrobe (Commentaire sur le Songe de Scipion, I, 11) :

Dicendum est quid his postea veri sollicitior inquisitor philosophiæ cultus adjecerit : nam et qui primum Pythagoram et qui postea Platonem sequuti sunt, duas esse mortes, unam animaæ, animalis alteram prodiderunt : mori animal, quum anima discedit e corpore, ipsam vero animam mori[157] asserentes, quum a simplici et individuo fonte naturæ in membra corporea dissipatur. Et quia una ex his manifesta et omnibus nota est, altera non nisi a sapientibus deprehensa, ceteris eam vitam esse credentibus ; ideo hoc ignoratur a plurimis cur eumdem mortis deum, modo Ditem, modo immitem vocemus : quum per alteram, id est animalis mortem, absolvi animam et ad veras naturæ divitias atque ad propriam libertatem remitti, faustum nomen indicio sit ; per alteram vero, quæ vulgo vita existimatur, animam de immortalitatis suæ luce ad quasdam tenebras mortis impelli[158], vocabuli testemur horrore : nam, ut constet animal, necesse est ut incorpore anima vinciatur[159] ; ideo corpus δέμας, hoc est vinculum[160], nuncupatur, et σῶμα, quasi quoddam σῆμα, id est animæ sepulcrum. Unde Cicero, pariter utrumque significans corpus esse vinculum, corpus esse sepulcrum, quod carcer est sepultorum, ait : « Qui e corporum viaculis, tanquam e carcere, evolaverunt. »

§ VI. métempsycose.

À la doctrine de la séparation de l’âme et du corps se rattache dans Plotin, comme dans Platon[161], celle de la métempsycose.

Dans les livres que contient ce volume, on ne trouve que de courtes allusions à la doctrine de la métempsycose :

« Demandons-nous enfin ce qu’est dans les animaux le principe qui les anime. S’il est vrai, comme on le dit, que les corps d’animaux renferment des âmes humaines qui ont péché, la partie de ces âmes qui est séparable n’appartient pas en propre à ces corps ; tout en les assistant, elle ne leur est pas à proprement parler présente. En eux, la sensation est commune à l’image de l’âme et au corps, mais au corps en tant qu’organisé et façonné par l’image de l’âme. Pour les animaux dans le corps desquels ne se serait pas introduite une âme humaine, ils sont engendrés par une illumination de l’Âme universelle (p. 48). »

Le passage de l’âme humaine dans le corps d’une brute est présenté ici sous une forme dubitative. Quant au passage de l’âme d’un corps dans un autre corps, Plotin l’affirme toujours sans aucune espèce de restriction :

« C’est une croyance universellement admise que l’âme commet des fautes, qu’elle les expie, qu’elle subit des punitions dans les enfers et qu’elle passe dans de nouveaux corps (p. 48). »

« Quand nous nous égarons dans la multiplicité que renferme l’univers, nous en sommes punis par notre égarement même et par un sort moins heureux dans la suite (p. 178). »

« Les dieux donnent à chacun le sort qui lui convient et qui est en harmonie avec ses antécédents dans ses existences successives (p. 281). »

Enfin, dans le livre ix de l’Ennéade I, les raisons qui servent à démontrer l’immoralité du suicide sont empruntées à la doctrine de la métempsycose. Mais l’exposition détaillée des idées de Plotin sur ce sujet ne se trouve que dans l’Ennéade III et l’Ennéade IV.

Nous nous bornerons ici à énoncer le principe sur lequel Plotin fonde sa théorie de la métempsycose :

« Les âmes ne descendent pas toujours également ; elles descendent tantôt plus bas, tantôt moins bas. Chaque âme entre dans le corps qui est préparé pour la recevoir, et qui est tel ou tel, selon la nature à laquelle l’âme est devenue semblable par sa disposition (ϰαθ’ ὁμοίωσιν τῆς διαθέσεως) : car, selon que l’âme est devenue semblable à la nature d’un homme ou à celle d’une brute, elle entre dans tel ou tel corps[162]. » (Enn. IV, liv. iii, § 12.)

Nous reviendrons sur la métempsycose dans la Note sur le livre ix de l’Ennéade II, en exposant le système des Gnostiques. Nous nous bornerons à citer ici un passage où Macrobe fait une application de cette doctrine (Commentaire sur le Songe de Scipion, I, 9) :

« Animarum originem manare de cœlo inter recte philosophantes indubitæ se constat esse sententiæ ; et animæ, dum corpore utitur, hæc est perfecta sapientia, ut, unde orta sit, de quo fonte venerit, recognoscat. Hinc illud a quodam inter alia, seu festiva, seu mordacia, serio tamen usurpatum est :

De cœlo descendit Γνῶθι σεαυτόν.

(Juvenalis, sat. XI, v. 27.)

Nam et Delphici vox hæc fertur oraculi consulenti ad beatitatem quo itinere perveniret : « Si te, inquit, agnoveris ; » sed et ipsius fronti templi hæc inscripta sententia est. Homini autem, ut diximus, una est agnitio sui, si originis natalisque principia atque exordia prima respexerit, « nec se quæsiverit extra. » Sic enim anima virtutes ipsas conscientia nobilitatis induitur, quibus post corpus evecta, eo unde descenderat reportatur[163] : quia nec corporea sordescit nec oneratur eluvie, quæ puro ac levi fonte virtutum rigatur, nec deseruisse unquam cœlum videtur, quod respectu et cogitationibus possidebat[164]. Hinc anima, quam in se pronam corporis usus effecit, atque in pecudem quodammodo reformavit ex homine, et absolutionem corporis perhorrescit, et, quum necesse est,

Non nisi cum gemitu fugit indignata sub umbras.

(Virgilius, Æn., lib. XII, v. 911.)

Sed nec post mortem facile corpus relinquit (quia

..........................................Non funditus omnes
Corporæ excedunt pestes
) ;

(Æn., lib. VI, v. 736.)


sed aut suum oberrat cadaver[165] aut novi corporis ambit habitaculum, non humani tantummodo, sed ferini quoque, electo genere moribus congruo quos in homine libenter exercuit[166] ; mavultque omnia perpeti ut cœlum, quod vel ignorando, vel dissimulando, vel potius prodendo deseruit, evadat. Civitatum vero redores ceterique sapientes cœlum respectu, vel quum adhuc corpore tenentur, habitantes, facile post corpus cœlestem, quam pæne non reliquerant, sedem reposcunt. »

§ VII. mentions et citations qui ont été faites de ce livre.

Les principaux auteurs qui ont cité ce livre de Plotin sont Macrobe, Olympiodore et Priscien le philosophe.

Macrobe, que nous avons déjà cité (p. 322, 362, note 1 ; p. 368, note 2 ; p. 384, 386), résume en ces termes le traité de Plotin :

« Haec sit præsentis operis consummatio, ut animam non solum immortatem, sed deum[167] esse clarescat. Ille ergo jam post corpus qui fuerat in divinitatem receptus, dicturus viro adhuc in vita posito : « deum te esse scito, » non prius tantam prærogativam committit homini, quam qui sit ipse discernat, ne æstimetur hoc quoque divinum dici quod mortale in nobis et caducum est. Et, quia Tullio mos est profundam rerum scientiam sub brevitate tegere verborum, nunc quoque miro compendio tantum concludit arcanum, quod Plotinus, magis quam quisquam verborum parcus, libro integro disseruit, cujus inscriptio est : Quid animal ? Quid homo ? In hoc ergo libro Plotinus quærit cujus sint in nobis voluptates, mœrores, metusque ac desideria et animositates vel dolores, postremo cogitationes et intellectus, utrum meræ animæ, an vero animæ utentis corpore[168] ; et post multa, quæ sub copiosa rerum densitate disseruit, quæ nunc nobis ob hoc solum prætereunda sunt, ne usque ad fastidii necessitatem volumen extendant, hoc postremo pronuntiat : Animal esse corpus animatum[169] ; sed nec hoc neglectum vel non quæsitum relinquit, quo animæ beneficio quave via societatis animetur. Has ergo omnes quas praediximus passiones assignat animali, verum autem hominem ipsam animam esse testatur[170]. Ergo qui videtur, non ipse verus homo est, sed verus ille est a quo regitur quod videtur. Sic, quum morte animalis discesserit animatio[171], cadit corpus regente viduatum. Et hoc est quod videtur in homine mortale ; anima autem, qui verus homo est, ab omni conditione mortalitatis aliena est adeo ut, ad imitationem Dei mundum regentis, regat et ipsa corpus dum a se animatur. Ideo physici mundum magnum hominem, et hominem brevem mundum[172] esse dixerunt. Per similitudines igitur ceterarum prærogativarum quibus Deum anima videtur imitari, animam deum et prisci philosophorum et Tullius dixit. » (Commentaire sur le Songe de Scipion, II, 12.)

Olympiodore cite ce livre fort brièvement : ϰαὶ αὖθις ὃ τῷ Πλωτίνῄ τὸ ϰεφάλαιον τὸ ἐν ταῖς Ἐννεάσι, τί τὸ ζῶον ϰαὶ τίς ἄνθρωπος, ἔνθεν δείϰνυσι ζῶον μὲν τὸ συναμφότερον, ἂνθρωπον δὲ τὴν ψυχήν• τοῦτε ϰαὶ τῷ Πλατώνε ὁ Ἀλϰιϐιάδες τοιοῦτον ἔχων σϰόπον. (Commentaire sur l’Alcibiade, πραξ. ά, fin, p. 9 de l’éd. princeps.)

Dans l’édition de Plotin qui a paru chez MM. Didot (Paris, 1855, M. Dübner a publié un traité de Priscien que M. J. Quicherat avait découvert et qui jusqu’ici était resté inédit et inconnu. Cet ouvrage, qui existe traduit en latin et incomplet dans le ms. no 1314 du fonds de Saint-Germain-l’Auxerrois à la Bibliothèque impériale, est indiqué sous ce titre : Prisciani philosophi solutiones eorum de quibus dubitavit Chosroes Persarum rex. Dans l’introduction, Priscien énumère les auteurs qu’il a consultés et il cite Plotin en ces termes :

« Æstimatus est autem et Theodotus nobis opportunas occasiones largiri ex Collectione Ammonii scholarum, et Porphyrius ex Commixtis quæstionibus, Iamblichusque de Anima scribens, et Alexander et Themistius, qui ea quæ sunt Aristotelis narrant ; Plotinus quoque magnus et Proclus in omnibus differentes singulos libros componens, et maxime de Tribus Sermonibus, per quos apud Platonem animæ immortale ostenditur (p. 554). » Dans les idées que cet auteur développe ensuite, il y en a plusieurs qui semblent empruntées au livre i de l’Ennéade I et aux suivants :

"Anima neque apponitur, neque miscetur, neque concreta est ; et necessario neque corpus est. Sed pervenit ut essentia quædam incorporalis ; proprium vero incorporalis pervenire per totum corpus[173] (p. 555, l. 30)."

"Intelligat dîfferentiam separatæ et non separatæ animæ[174], et quomodo irrationalis non substiterit sine corpore, neque operabitur per se ipsam, infert autem quamdam corpori speciem, sive spiritum connaturalem ad providentiam sui corporis ministrantem, sive calorem naturalem, ut quidam nominant, et ad motum corporis et ad nutrimentum et ad mobilitatem subministrantem sibi. Rationalem vero separatam esse dicimus[175] (p. 555, l. 42)."

"Anima, cuicunque adest corpori, vitam semper ei infert. Omne autem vitam semper inferens non contrarium receperit vitæ… Contrarium autem vitæ mors : non ergo accipit anima mortem, ac per hoc immortalis. Addidit autem quidam quondam sapientum, magnus, inquam, Plotinus, et quod eo majus : Si igitur neque ipsam quam infert vitam potest iterum recipere, multo magis contrarium vitæ, ipsam mortem. Habens enim ejus causam connaturalem, nihil indiget vitæ quam corpori dat, dum sit umbra ejus quam in se ipsa secundum essentiam habet vitæ. Etenim omnino nihil causalium indigens est causativi, meliores habens semper virtutes his quas causativo largitur : quoniam et ignis non iterum receperit caliditatem quam a se calefactis infert (connaturale enim habet), ac per hoc multo magis neque frigiditatem quæ est contraria, et gravitate eliam connaturali, caliditati ; et omnino omne quod semper infert qualemcunque speciem neque quod infert receperit neque contrarium illius[176] (p. 556, l. 38)."

« Tale mirabile in anima, quomodo id ipsum et miscetur alteri, sicut ea quæ sunt concorrupta, et manet sui salvans essentiam, sicut ea quæ sunt apposita. Natura enim ista incorporalium :etenim eorum quæ sunt immaterialia mixtura non efficitur cum corruptione, sed improhibite per omnia implent se habentia opportune recipiendo, et per totum perveniunt sicut concorrupta sibi invicem, et manent incorrupta et incommixta… In his enim quæ illuminant, utpote lucerna posita, solummodo lux aera quodammodo afficit[177], ipse vero ignis in candelabro tenetur ; in essentiali autem incorporali vita animatum corpus fit illuminatum ab ea[178], verumtamen non miscetur in unum, sicut ignis, sed est ubique corporis, non ut aliud in alio per appositionem coaptatum, sed inconfuse unitur et per totum diffusa est, manens quidem perfectissime incorruptibilis ut incorporalis… Unitur anima cum corpore ut alligata flamma, absoluta vero est ut numerus numero appositus, et neque sic tacta additur ; caret enim magnitudine ; neque ut in sacco concluditur[179] :plus enim quam mensura ; sed quædam ineffabilis est unites eo qui secundum sensum est sermone et phantasia, recipitur vero secundum solam intelligentiam… Inclinatio æstimatur mixtura, non tamen essentiæ corruptio[180]. Per hoc igitur anima corpori miscetur salvans sui essentiam et operationem incorruptibilem[181] (p. 559, l. 30]. »

Après avoir rapporté les mentions et citations qui ont été faites de ce livre par Macrobe, Olympiodore et Priscien, il nous reste à indiquer les travaux dont il a été l’objet.

Le premier est celui de Ficin. Il a mis en tête des livres qui composent les trois premières Ennéades un Commentaire étendu qui malheureusement n’a pas la même valeur que sa traduction. En général, il s’y occupe, soit de concilier la doctrine de Plotin avec le Christianisme ou avec la Scolastique, soit d’exposer ses propres idées sur le sujet qu’il traite, plutôt que d’expliquer les passages du texte qui peuvent embarrasser le lecteur. Le travail de Ficin est donc plutôt propre à faire connaître son système qu’à fournir des éclaircissements. Cependant, comme il y a dans le Commentaire sur le livre i plusieurs morceaux qui peuvent confirmer nos explications, nous en donnons ci-dessous des extraits.

Parmi les autres écrivains qui ont exposé et discuté les idées contenues dans le livre i, on peut consulter :

M. Vacherot, Histoire critique de l’École d’Alexandrie, t. I, p. 543-552, t. III, p. 350, 405-407, 414.

M. Chauvet, Des théories de l’Entendement humain dans l’Antiquité, p. 485-489.


§ VIII. extraits du commentaire de ficin sur ce livre.

1. Division des Facultés de l’âme.

« Peropportune primus hic omnium nobis occurrit liber, in quo nos ipsos velut in speculo contemplemur, ne tanquam nimium curiosi aliena prius quam nostra quæramus. Docebit enim nos, id est hominem verum, atque hoc ipsum, quod ipsi proprie sumus, non esse corpus, quia hoc utimur ut instrumento ; non esse vitam omnino corpori propriam et addictam, quoniam hæc nobis cum brutis est communis ; et quia sæpe huic ipsa ratio, per quam ipsi sumus, adversatur et imperat, non esse quiddam ex corpore et propria ejus vita compositum, eisdem omnino de causis, quas hic assignavimus. Hoc enim esse animal non denique ex anima rationali et vivente irrationali conjunctum, quoniam ex indissolubili et dissolubili unum confici nequeat ; sed hominem esse animam, id est, substantiam incorpoream rationalem[182], ex divino quidem intellectu existentem, in se vero consistentem, corpori autem non inhærentem, sed potius assistentem, atque ipsa sui præsentia vitam hanc in corpore producentem, ex qua et corpore compositum animal appellatur[183] Animam vero nostram corpori quidem adesse, sed non inesse, sic breviter ostendemus. Tria formarum genera sunt. Infimæ quidem formæ sunt naturales, supremæ vero divinæ, mediæ autem rationales animæ. Naturales formœ, ut elementorum atque mixtorum, dicuntur et adesse materiæ, quantum cam afficiunt, et in eam nonnihil efficiunt ; dicuntur et inesse materiæ, quantum una cum ipsa formæ similiter patiuntur. Sed formœ divinœ, id est divinus Intellectus mundi artifex, rerumqne ideæ, id est primi divinæ Intelligentiæ actus, et exemplaria rerum, neque materiæ insunt : alioquin ne fingi quidem posset quicquam a materia separatum ; rursus neque materiæ adsunt. Non dico procul esse a materia secundum locum, nam procul dubio sunt ubique : sed non adesse secundum ullam naturæ cognationem affectumque aliquem ad materiam. Quis enim Intellectum divinum non animadvertat ab omni materiæ commercio esse secretum, quando et intellectus humanus non aliter actionem intelligentiæ propriam, quam se ipsum a materia segregando expedire possit atque perficere[184] ? Inter formas igitur naturales, quæ materiæ adsunt simul et insunt, ac formas omnino divinas, quæ neque insunt, neque etiam adsunt, extare oportet mediam formas naturam : quæ mnteriæ non insit quidem, ne cum materia patiatur, ne patiendo cum ea imperfecte agat in eam ; ne imperfecte agendo usque ad vitæ vigorem hanc ipsam formare non possit ; adsit autem materiæ, id est naturali providentia faveat, et foveat quodam affinitatis amore, fovendo formet, atque vivificet, vivificando humanum pariat Animal, Homini, id est animæ subditum generanti. Talem esse rationalem animam perspicue constat : non inesse quidem apparet, ubi corpori repugnat et imperat ; apparet etiam et adesse, ubi corporis conjugium naturaliter amat[185]. Habet aliquid proprium, ubi ratiocinatur, id est motu quodam et tempore ab effectu ad causam argumentationibus suis ascendit iterumque descendit, et ubi, proposito fine et viarum inventa diversitate, de illarum electione consulit. Tota quidem hæc facultas, ratio, cogitatio, consultatio, maxime Hominis propria nominatur[186]. Habet iterum aliquid cum Intellectu divino quasi commune[187], intellectum scilicet, non discurrendo, sed intuendo, veritatem assidue contemplantem : cujus quidem intuitu stabili vaga rationis discursio regitur, illinc exordiens, illuc denique desinens. Habet et aliquid quasi commune cum bruto, imaginationem, id est sensum animæ intimum atque simplicem, sensuumque sequentium judicem. Proinde ipsa vis media, quæ discurrit[188], qua ratione discurrit, Cogitatio, simul Ratio, Consilium nominatur ; qua vero discurrendo exordia sumit ab intellectu, Intelligentia, Sapientia, Scientia dicitur ; sed qua ab imaginatione cursum inchoat, Conjectura, Fides, Opinio nuncupatur. Hæc substantia, his tribus prædita viribus, Anima proprie a Platonicis nominatur ; et, quatenus sic affecta est ut vitam quandam in corpus effundat humanum, nominatur et Homo. Est autem hæc anima proprie. Vita vero hinc effusa animatio et vivificatio dici debet ; communi tamen licentia freti, illam quidem animam dicemus primam[189], hanc vero secundam, atque a prima ejusque viribus secundam viresque ejus oriri. In Prima quidem ab Intellectu Ratio, a ratione Imaginatio proficiscitur ; in Secunda vires quoque tres præcipuæ sunt, Imaginatio, id est, communis quidam sensus ; deinde Sensus Exterior[190], in partes quinque divisus ; postremo Potentia Genitalis, quæ et Natura vocatur, generationis, augmenti, nutritionis origo[191]. Imaginatio quidem in anima secunda atque animali (ex ea enim et corpore animal fit humanum), repræsentat primæ animæ intellectum ; Sensus exterior rationem ; Natura denique Vegetalis imaginationem primæ animæ refert. Imaginatio rursus, quæ animaæ prioris est infimum, discreta dicitur phantasia[192], et nonnihil de particulari substantia judicat, ac propius sequitur rationem. Imaginatio vero, quæ sequentis animæ animalisque tenet summum, confusa dici phantasia[193] solet, et accidentia solum percipit, plurimumque instincta ducitur naturali. Proinde Sensus omnis in hoc animali, et ad externa sensibilia pertinet, et ad passiones corpori ab externis illatas, quas persentit proxime, proprieque corpore patiente compatitur. Sensus autem, id est, Imaginatio superioris animæ[194] non ad sensibilia, sed ad subjecti animalis sensus sese dirigit ; non passiones corporis proxime sentit, sed compassiones sensuum statim animadvertit ; et omnino circa imagines, actiones, passiones sensus inferioris versari solet, neque perniciosam inde suspicit passionem, sed affectu quodam erga illum paterne sæpissime tangitur. Hactenus communis quædam in totum librum argumenti sit forma. »

2. Rapports de l’âme humaine avec les trois hypostases divines.

« Plotinus inquirit quomodo anima ad omnia tum superiora, tum inferiora se habeat ; sed primo quo pacte ad Intellectum divinum, animarum rationalium patrem, qui sic ferme præsidet animæ, sicut hæc animali. Scito autem ipsum Unum, sive ipsum Bonum, quod et summus est Deus, nullum habere respectum. Intellectum vero, Boni filium, apud Plotinum duos saltem respectus habere : primum prout est ab Uno, atque ita et ipsum esse unum ; secundum prout existit in se : itaque in multitudinem idearum derivatur, quas tamen omnes actu unico simul habet et conspicit. Animam deinde tres jam habere respectus : ab Intellectu enim cognoscendi vim habet ; sed hæc ipsa vis, ut proxime ex Intellectu pendet, ipsa quoque est intellectus, semperque patri continua, sub illius forma actuque semper cuncta simul intelligit ; ut autem pro natura Animæ capitur, jam tempore quodam, et a potentia in actum successione discurrit, ratioque et cogitatio nuncupatur, sicque rerum species videtur inter se disjunctas habere ; denique ut vergit ad animal, ex universalium ratione ad particularium imaginationem jam descendit. Sed hæc Animalis vita quatuor respectus subire videtur : prout enim ab anima, velut imago a substantia pendet, imaginationem habet ; prout in se aliquid est, in sensuum multitudinem derivatur ; quantum regit corpus, vitalem vim exercet ; quantum adhæret corpori parsque animalis evadit, passionibus obnoxia redditur. Vita igitur hæc est forma corporis ; anima vero potius animalis est forma ; intellectus, forma animæ. Deus quodammodo ipsius intellectus est forma[195], semperque deinceps gradus inferior sub actu superioris gradus quasi formæ consistit et agit. Proinde Intellectus ipse divinus tum communis dicitur, quantum ipse individuus totusque est ubique, tum proprius, quantum a singulis animabus, singulis quoque propriisque modis accipitur[196]. Unde et diversi apud alias animas modi ratiocinandi sequuntur ; modi quoque imaginandi diversi. Intellectum vero, qui jam est forma quædam in anima non solum præsidens, sed et insita, nemo dixerit esse communem. Oculi sane multi multas referunt animas ; multi præterea visuales radii oculis naturaliter insiti varies intellectus animabus naturaliter insitos repræsentant ; unum vero commune Solis lumen ubique præsens Intellectum præfert divinum, animarum intellectuumque patrem. Lux tandem una Solis, in ipso Sole consistens, ipsum Bonum Mentis patrem nobis ostendit. Intellectus igitur animabus ingeniti, et si non unus sunt Intellectus, sunt tamen unum, scilicet unum secundum esse intellectuale, redditum actu intelligens ab uno Mentis illius lumine : in quo, velut in communi forma objectoque, sunt unum, quamvis etiam sint pro animarum multitudine multi. Sicut etiam et visuales radii seu visus pro numero oculorum numerati sunt, neque sunt unus, sunt tamen unus in uno lumine invicem concurrentes ; maxime vero viderentur unus, si in se ipsis exstarent sic ab oculis expediti, sicut intellectuales animæ restant a corporibus absolutæ. Hanc Platonis et Plotini sententiam Themistius Aristoteli et Theophrasto acommodare videtur, et Avicenna, Algazelesque sequuntur. Alexander autem in hoc convenit cum Plotino, quod præter unum Intellectum multos quoque nobis attribuit ; discrepat vero, quod hos multos asserit esse mortales. At Averrois cum Plotino consentit, intellectum omnem asserens immortalem ; dissentit vero, dum unicum nobis assignat. Tu vero accipe ab Alexandro quidem numerum intellectus humani, ab Averroë vero immortale omnis intelligentiæ munus, integramque habebis Plotini nostri sententiam. Proinde scito, de natura intellectus maxime omnium credendum esse Plotino, quem semper intellectu vixisse vita ejus et gesta scriptaque testantur. Id vero nunc admonuisse volo, ne te Alexander Averroisque perturbent. Concludit tandem, Nos, id est, Hominem esse proprie animam discursu utentem rationali, sive per universalia discurrat, sive per singula ; quæ vero superiora vel inferiora sunt ratione, esse nostra : illa quidem, quia nos semper inde pendemus ; hæc autem, quia ex nobis ipsa dependent[197]. Subdit Platonis more, naturam quidem intellectualem, tum præsidentem nobis, tum insidentem individuam esse ; vitam vero ad corpus usque diffusam dici dividuam : quia quamvis una totaque sit in quolibet membro, tamen afficitur ad diversa, varioque modo vivificat varia ; atque in multis sive membris, vehiculisve simul, sive corporibus successione vivificandis, anima rationalis non conficit ex se et corpore unum, sed ex corpore et vita quadam illi tributa quasi quadam animæ ipsius imagine. Denique docet aliam animæ vim deinceps ab alia dependere[198]. »

3. De la Raison discursive.

« Nos, id est, per Rationalem vim actionemque definiti, aliquando pervenimus ad intelligibiles idealesque rationes, speciesque rerum, quæ prius in Mente divina sunt ; deinde sunt et in nostra, plurimum vero ad eas minime surgimus ; tunc autem in ratione nostra tantum potentia sunt, sed in utraque mente sunt semper in actu. Dixit Rationis Discursiones nobis, id est, animæ esse maxime proprias : quoniam quum media sit inter Divina, quæ semper manent, atque Naturalia, quæ lapsu quodam motuque recto a se ipsis quasi digrediuntur, merito motum discursionemque circularem habet inter motum rectum statumque proprie medium. Intelligentia etiam animæ propria dicitur, non tam, quod ex satura sua sit, quam quod intelligat absque corporis instrumento. Sic anima etiam sine illo ratione discurrit. Sed hoc saltem interest, quod discursio argumentatioque, etsi non fit per corporis instrumentum, imagines tamen sensibilium aliquas fere semper ante oculos habet[199]. Motus enim naturaliter ad talia labitur ; intelligentia vero neque corporis utitur instrumentis, neque tales spectat imagines. Ratio quin etiam quando ad intellectum penitus se convertit, universalia sine particularium imaginibus intuetur. Sed de his in Theologia nostra latius disputamus. Dum vero hic verbis Aristotelis utitur, significat, Aristotelem in his a Platone minime dissidere. Addit Rationis Discursum inter intellectum imaginationemque versari, neque corporis passiones attingere, sed quasdam imagines passionum suo quodam sensu, id est, prima imaginatione versari. Item Rationem, sive Cogitationem, esse quendam intelligentiæ actum. Est enim Cogitatio vera[200] intelligentia quædam latius explicata ; et modo intellectum attingens, universales species intuetur, modo ad imaginationem vergens, perque ipsam ad animal universales species ad particulares usque derivat ; modo has cum illis comparans, quo consentiant, quove dissentiant, discernit et judicat. Ac si exordiatur ab intellectu, atque inde discedat, tunc ab universalibus descendit ad singula componendo. Sin autem ab imaginatione sumat occasionem, altiusque resurgat, a singulis ascendit ad universalia resolvendo. Hunc denique ordinem observabis in anima, ut eam habere memineris species in mente et universales et stabiles ; at in ratione species quidem universales, sed quodammodo mobiles, in imaginatione vero particulares jam, atque mutabiles[201]. »

4. De l’imagination.

« Plotinus inquit : in pueris animalis vires ob necessariam corporis augendi fabricam intentissime operari, atque circa easdem vires idemque ministerium superioris etiam animæ imaginationem plurimum occupari ; minimas autem rationis scintillas in hæc emicare, utpote quæ ad opposita convertantur. Subdit, rationis actum ab his vacantem circa intellectum interim operari : quippe quum vis adeo efficax omnino vacare non possit[202]. Verumtamen neque actum intellectus circa intelligibilia, neque rationis actum circa intellectum tunc a nobis agnosci : quoniam imaginatio superioris animæ propria, cujus ministerio fit in nobis animadversio, quum sit conversa penitus ad oppositum, non suscipit intelligentiarum ullas imagines, quas ad rationis oculos speculi more reflectat : quibus ita reflexis ratio solet, ideoque et nos solemus actiones intelligentiæ atque rationis animadvertere[203]. Appellant autem Imaginationem hanc in nobis medium[204]. Est enim inter rationalia nostra et irrationalia medium, et quasi medium utrinque imagines accipit. Quandoque etiam Rationem nuncupat medium : est enim animæ medium. Imaginatio vero est medium aggregati, quando scilicet aliquid ex homine animalique fingimus congregatum. Per hæc autem duo media fieri animadversio solet. Imaginatio enim quasi reflectit imagines ; ratio vero reflexionem sagaciter apprehendit. »

  1. On sait qu’Ennéade veut dire neuvaine. Porphyre explique, dans sa Vie de Plotin, § 25, p. 28, le sens de ce mot, et expose les raisons qui lui ont fait adopter la distribution des 54 livres de Plotin en six Ennéades.
  2. Voy. la lettre d’Amélius, p. 18.
  3. Voy. p. 349.
  4. La doctrine de Plotin sur les idées diffère essentiellement de celle de Platon, comme il est facile de le reconnaître en lisant le livre vii de l’Ennéade V, et le livre vii de l’Ennéade VI. M. Ravaisson signale cette différence dans les termes suivants : « Au-dessus du monde sensible, il y a le monde intelligible, composé des formes pures ou idées de tout ce que le premier renferme. Mais ce n’est plus ce monde de prototypes, de modèles semblables aux choses sensibles, tel qu’il semblait que Platon l’eût conçu ; contre-épreuve fidèle, obtenue par la plus simple des abstractions, du monde réel où nous vivons. C’est le monde que forment des unités où se trouvent en essence, concentrées dans la simplicité incorporelle, les choses que le monde sensible nous présente étendues et dispersées dans l’espace et le temps... Les idées étaient chez Platon des formes abstraites, des entités logiques, inertes et inanimées : chez Plotin ce sont plus que des âmes, ce sont des intelligences. Qui ne voit ce que doit ici le Platonisme nouveau à l’influence féconde de la philosophie péripatéticienne ? » (Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. II, p. 395, 398.)
  5. Voy. Platon, Timée, p. 41.
  6. C’est le titre du livre i de l’Ennéade V, livre qui est un des plus importants et des plus beaux de Plotin. Ce que saint Augustin dit ici des Trois hypostases principales est fort exact : si, par ignorance de la langue grecque, il n’a pu lire le texte même de ce livre, il se l’est au moins fait expliquer.
  7. Il ne nous reste aucun document qui soit propre à éclaircir le point dont parle ici saint Augustin. Voy. M. Vacherot, Hist. de l’École d’Alexandrie, t. II, p. 37.
  8. Voy. plus loin les Notes sur les livres ii et iv.
  9. Voy. plus loin la page 331, et les extraits du Commentaire de Ficin.
  10. Voy. p. 333. Dans cette distinction des deux éléments de la sensation, Plotin s’est inspiré du Timée de Platon, p. 64.
  11. Il y a deux imaginations, δύο τὰ φανταστιϰά, comme il y a deux sensibilités. Voy. p. 338-341.
  12. Voy. p. 336.
  13. Voy. p. 326-328, 341.
  14. Voy. p. 337.
  15. Voy. p. 339-341.
  16. Voy. p. 327, 344-352.
  17. En exposant sa doctrine sur les idées et sur l’Intelligence divine, Plotin s’exprime souvent dans les mêmes termes que le fait Bossuet en développant la doctrine platonicienne de saint Augustin ; « Les règles des proportions, par lesquelles nous mesurons toutes choses, sont éternelles et invariables. » (De la Connaissance de Dieu et de soi-même, chap. IV, § 5.)
  18. « Dieu a fait des natures intelligentes, et je me trouve être de ce nombre... Dès là j’entends les choses comme elles sont : ma pensée leur devient conforme, car je les pense telles qu’elles sont ; et elles se trouvent conformes à ma pensée, car elles sont telles que je les pense. Voilà donc quelle est ma nature, pouvoir être conforme à tout, c’est-à-dire pouvoir recevoir l’impression de la vérité, en un mot, pouvoir l’entendre. J’ai trouvé cela en Dieu : car il entend tout, il sait tout... Il est la règle : il ne reçoit pas du dehors l’impression de la vérité ; il est la vérité même, il est la vérité qui s’entend parfaitement elle-même. En cela donc je me reconnais fait à son image : non son image parfaite, car je serais comme lui la vérité même ; mais fait à son image, capable de recevoir naturellement l’impression de la vérité. Et quand je reçois actuellement cette impression, quand j’entends actuellement la vérité que j’étais capable d’entendre, que m’arrive-t-il, sinon d’être actuellement éclairé de Dieu et rendu conforme à lui ? (Ibid., chap. IV, § 8, 9.)
  19. Voy. p. 346.
  20. Cette faculté est le sens commun d’Aristote.
  21. Nos philosophes de prédilection [les Platoniciens] ont parfaitement distingué ce que l’esprit conçoit de ce qu’atteignent les sens, ne retranchant rien à ceux-ci de leur domaine légitime, n’y ajoutant rien, et déclarant nettement que cette lumière de nos intelligences qui nous fait comprendre toutes choses, c’est Dieu même qui a tout créé. » (Saint Augustin, Cité de Dieu, VIII, 7 ; t. II, p. 84 de la trad.) Développant la pensée de saint Augustin, Bossuet dit : « Rien ne sert tant à l’âme pour s’élever à son auteur que la connaissance qu’elle a d’elle-même et de ses sublimes opérations que nous avons appelées intellectuelles. L’entendement a pour objet les vérités éternelles... qui sont quelque chose de Dieu, ou plutôt sont Dieu même... L’âme, faite à l’image de Dieu, capable d’entendre la vérité, qui est Dieu même, se tourne actuellement vers son original, c’est-à-dire vers Dieu, qui est toujours et partout invisiblement présent ; l’âme l’a toujours en elle-même : car c’est par lui qu’elle subsiste. » (De la Connaissance de Dieu et de soi-même, chap. IV, § 5, 9, 10.)
  22. Dans sa Lettre au pape Innocent XI (§ 7), Bossuet dit encore : « Nous avons fait un traité De la connaissance de Dieu et de soi-même, où nous expliquons la nature de l’esprit par les choses que chacun expérimente en soi, et faisons voir qu’un homme qui sait se rendre présent à lui-même trouve Dieu plus présent que toute autre chose, puisque sans lui il n’aurait ni mouvement, ni esprit, ni vie, ni raison ; selon cette parole vraiment philosophique de l’apôtre prêchant à Athènes, c’est-à-dire dans le lieu où la philosophie était comme dans son fort : « Il n’est pas loin de chacun de nous, puisque c’est en lui que nous vivons, que nous sommes mus et que nous sommes ; et encore : puisqu’il nous donne à tous la vie, la respiration, et toutes choses (Actes, XVII, 25, 27, 28). »
  23. Comme Aristote, Plotin commence par discuter les diverses hypothèses qu’on peut faire sur le sujet qu’il traite, puis il expose sa propre théorie. Nous reviendrons plus loin sur ce point, p. 869.
  24. « Porphyre dit dans sa Vie de Plotin (§ 14, p. 15) : « La Métaphysique d’Aristote est condensée tout entière dans les écrits de Plotin. » On peut dire également du livre que nous examinons : « Le traité De l’Âme y est condensé tout entier. »
  25. Plotin faisait lire dans son école les Commentaires des Péripatéticiens aussi bien que ceux des Platoniciens (Porphyre, Vie de Plotin, § 14, p. 15). Ses auditeurs devaient donc être familiarisés avec la doctrine exposée dans le traité De l’Âme d’Aristote. De plus, Plotin n’écrivait que pour ses disciples (ibidem, § 4, p. 6), afin de résumer pour leur usage les leçons qu’il leur avait faites sur un sujet particulier. Cela résulte de plusieurs passages de sa Vie écrite par Porphyre et des expressions dont il se sert lui-même, Enn. II, liv. ix, § 14, p 297-298. Il pouvait donc être compris d’eux sans entrer dans aucune des explications qui eussent été nécessaires pour des lecteurs étrangers à son enseignement.
  26. Pour le reste, Voy. la traduction de l’Ennéade IV.
  27. Nous mettons en italiques les expressions sur lesquelles portent principalement les rapprochements.
  28. Sur le sens du mot nature dans Aristote, Voy. la note 3 de la page 221.
  29. L’Âme végétative est ce qu’on appelle encore à Montpellier le principe vital, et presque partout la force vitale. » (Isid. Geoffroy Saint-Hilaire, Histoire générale des règnes organiques, t. II, p. 69.)
  30. Cette idée est empruntée au Banquet de Platon. Voy. la trad. de M. Cousin, t. VI, p. 311.
  31. Plotin développe cette pensée dans le livre i de l’Ennéade II, § 1, p. 143-144.
  32. Ce rapport de la sensation avec le raisonnement est expliqué dans le passage suivant de Bossuet : « Nous pouvons définir la sensation : la première perception qui se fait dans notre âme à la présence des corps, que nous appelons objets, et ensuite de l’impression qu’ils font sur les organes de nos sens... La première chose que j’aperçois en ouvrant les yeux, c’est la lumière et les couleurs. Je puis bien ensuite avoir diverses pensées sur la lumière, en rechercher la nature, en remarquer les réflexions et les réfractions. Mais toutes ces pensées ne me viennent qu’après cette perception sensible et la lumière que j’ai appelée sensation. » (De la Connaissance de Dieu et de soi-même, chap. I, § 1.) Nous citerons encore plusieurs fois cet ouvrage de Bossuet, parce que la théorie des facultés de l’âme qui s’y trouve exposée ressemble encore plus à celle de Plotin qu’à celle d’Aristote. La raison en est fort simple. Plotin et Bossuet se sont proposé le même but : concilier Platon et Aristote ; ils ont puisé des sources analogues : Plotin a fondé sa théorie sur le traité De l’Âme d’Aristote et les dialogues de Platon ; Bossuet, sur les écrits péripatéticiens de saint Thomas, qu’il cite chap. V, et sur les écrits platoniciens de saint Augustin.
  33. La distinction de la sensation extérieure et de la sensation intérieure se trouve encore dans Bossuet (ibidem, chap. 1, § 5) : « On appelle sens extérieur celui dont l’organe paraît au dehors et qui demande un objet actuellement présent. Tels sont les cinq sens que chacun connaît... On appelle sens intérieur celui dont les organes ne paraissent pas et qui ne demande pas un objet externe actuellement présent. On range ordinairement parmi les sens intérieurs cette faculté qui réunit les sensations, qu’on appelle le sens commun, et celle qui les conserve et les renouvelle, c’est-à-dire, l’imaginative.
  34. Nous nous bornons ici à indiquer un simple rapprochement. Nous expliquerons, dans les notes sur l’Enn. IV, la différence qu’il y a entre la doctrine d’Aristote et celle de Plotin sur la connaissance des objets sensibles. Voici d’ailleurs l’opinion de M. Ravaisson sur ce sujet : « Il est vrai qu’Aristote avait représenté la sensation comme un phénomène passif qui consistait à recevoir en soi les formes des objets sensibles. Mais, sous cette apparence, la véritable théorie qu’il propose, théorie par laquelle il vient rendre à la sensation la valeur que lui refusait le Platonisme, c’est que dans la sensation, en tant qu’elle est une connaissance, il n’y a point de passion, d’altération proprement dite de l’âme, mais seulement cette sorte de changement par lequel on passe de la possession à l’usage, de l’habitude à l’acte ; c’est que les objets sensibles ne servent qu’à faire agir le sens ; c’est que l’âme est en puissance toutes les formes sensibles, comme l’intelligence toutes les formes intelligibles ; c’est enfin que toutes les formes sensibles ne sont autre chose, dans le fond, que les fonctions ou les actes de l’âme. La théorie que Plotin oppose à l’opinion vulgaire [qui fait consister la sensation dans l’impression de l’objet sensible sur le sens ou sur l’âme] est donc la théorie même d’Aristote. Seulement, repoussant toute similitude tirée des modifications passives de la matière, il réduit l’idée de la perception sensible, avec plus de précision qu’Aristote n’avait paru le faire, à celle de l’activité cognitive qui trouve en soi son véritable objet. » (Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. II, p. 404.)
  35. Cette idée est empruntée au Théétète de Platon. Voy. t. II, p. 190 de la trad. de M. Cousin : « Suppose avec moi, pour causer, qu’il y a dans notre âme des tablettes de cire, plus grandes en celui-ci, plus petites en celui-là, d’une cire plus pure dans l’un, dans l’autre moins, trop dure ou trop molle dans quelques-uns, en d’autres tenant un juste milieu. — Je le suppose. — Disons que ces tablettes sont un présent de Mnémosyne, mère des Muses, et que tout ce dont nous voulons nous souvenir, entre toutes les choses que nous avons ou vues ou entendues ou pensées de nous-même, nous l’y imprimons comme avec un cachet, tenant toujours ces tablettes prêtes pour recevoir nos sensations et nos réflexions : que nous nous rappelons tout ce qui y a été empreint, tant que l’image en subsiste, et que lorsqu’elle est effacée, ou qu’il n’a pas été possible qu’elle s’y gravât, nous l’oublions et nous ne le savons pas. » Voilà l’origine de la table rase dont on a tant parlé. M. Ravaisson s’est donc trompé en écrivant (t. II, p. 403) : « Aristote est le premier qui ait comparé l’âme avant la sensation à une table où il n’y avait encore rien d’écrit. » Bossuet (ibidem, chap. III, § 22) développe l’idée d’Aristote dans les termes suivants : « La disposition des organes corporels est au fond de même nature que celle qui se trouve dans les objets mêmes au moment que nous en sommes touchés ; comme l’impression se fait dans la cire, telle et de même nature qu’elle a été faite dans le cachet. En effet, cette impression, qu’est-ce autre chose qu’un mouvement dans la cire par lequel elle a été forcée de s’accommoder au cachet qui se met sur elle ? Et de même, l’impression dans nos organes, qu’est-ce autre chose qu’un mouvement qui se fait en eux, ensuite du mouvement qui commence à l’objet... Il faut, pour bien raisonner, regarder toute cette suite d’impression corporelle, depuis l’objet jusques au cerveau, comme chose qui tient à l’objet ; et, par la même raison qu’on distingue les sensations d’avec l’objet, il faut les distinguer d’avec les impressions et les mouvements qui les suivent. »
  36. Ce principe joue un rôle important dans la théorie de la connaissance, telle qu’elle est exposée dans les Ennéades. Voici à ce sujet un passage remarquable du livre vi de l’Ennéade IV (§ 8): « L’âme est la raison de toutes choses, la raison dernière des choses intelligibles, la raison première des choses sensibles. Elle connaît donc les unes et les autres, parce qu’elle occupe une portion intermédiaire entre elles. On dit qu’elle pense les choses intelligibles quand elle se les rappelle en s’y appliquant. Elle connaît les choses intelligibles parce qu’elle est ces choses d’une certaine manière, parce qu’elle les possède en quelque sorte, qu’elle en a l’intuition ; parce que, étant ces choses d’une manière obscure, elle se réveille, passe de l’obscurité à la clarté, de la puissance à l’acte. Elle se comporte de la même façon pour les choses sensibles : en les rapprochant de ce qu’elle a en elle-même, elle les rend lumineuses, elle en a l’intuition, parce qu’elle possède une puissance prête [à les percevoir] et à les enfanter pour ainsi dire. »
  37. Le principe de cette théorie est dans le Théétète. Voy. t. II, p. 181-186 de la trad. de M. Cousin.
  38. « Le plaisir et la douleur accompagnent les opérations des sens... Ces deux sentiments naissent en nous à la présence de certains corps qui nous accommodent ou nous blessent... Les sensations servent à l’âme à s’instruire de ce qu’elle doit rechercher ou fuir pour la conservation du corps qui lui est uni... Du plaisir et de la douleur naissent dans l’âme certains mouvements que nous appelons passions, appétits ou répugnances. Nous pouvons définir la passion : un mouvement de l’âme, qui, touchée du plaisir ou de la douleur ressentie ou imaginée dans un objet, le poursuit ou s’en éloigne. On compte ordinairement onze passions : l’amour, la haine, le désir, l’aversion, la joie, la tristesse ; l’audace (ou la hardiesse, ou le courage), la crainte, l’espérance, le désespoir, la colère. Les six premières passions, qui ne présupposent dans leurs objets que la présence ou l’absence, sont rapportées par les anciens philosophes à l’appétit qu’ils appellent concupiscible. Et pour les cinq dernières, qui ajoutent la difficulté à l’absence ou à la présence de l’objet, ils les rapportent à l’appétit qu’ils appellent irascible. Ils appellent appétit concupiscible celui où domine le désir ou la concupiscence ; et irascible, celui où domine la colère. Cet appétit a toujours quelque difficulté à surmonter ou quelque effort à faire, et c’est ce qui émeut la colère. L’appétit irascible serait peut-être appelé plus convenablement courageux. Les Grecs, qui ont fait les premiers cette distinction d’appétits, expriment par un même mot la colère et le courage ; et il est naturel de nommer appétit courageux celui qui doit surmonter les difficultés. (Bossuet, ibidem, chap. I, § 6, et chap. III, § 8.)
  39. Voy. encore un autre passage d’Aristote, que nous citons p. 369.
  40. « Le raisonnement peut servir à faire naître les passions. Nous connaissons par la raison le péril qui nous fait craindre, et l’injure qui nous met en colère ; mais, au fond, ce n’est pas cette raison qui fait naître cet appétit violent de fuir ou de se venger ; c’est le plaisir ou la douleur que nous causent les objets ; et la raison, au contraire, d’elle-même tend à réprimer ces mouvements impétueux. » (Bossuet, ibidem, chap. I, § 19.)
  41. « Toutes les fois qu’un objet une fois senti par le dehors demeure intérieurement, ou se renouvelle dans ma pensée avec l’image de la sensation qu’il a causée à mon âme, c’est ce que j’appelle imaginer. La faculté où se fait cet acte s’appelle imagination ou fantaisie, d’un mot grec qui slgnifie à peu près la même chose, c’est-à-dire se faire une image. Cet acte d’imaginer accompagne toujours l’action des sens extérieurs. » (Bossuet, ibidem, chap. I, § 4, 5.)
  42. Sur l’imagination sensible et l’imagination intellectuelle, Voy. plus loin les extraits du Commentaire de Ficin.
  43. Toute cette théorie des erreurs de l’imagination est empruntée par Aristote au Théétète de Platon. Voy. la trad. de M. Cousin, t. II, p. 180-190.
  44. Bossuet a développé la même théorie (ibidem, chap. III, § 14) : « Il faut reconnaître qu’on n’entend point sans imaginer ni sans avoir senti ; car il est vrai que, par un certain accord entre toutes les parties qui composent l’homme, l’âme n’agit pas, ne pense et ne connaît pas sans le corps, ni la partie intellectuelle sans la partie sensitive... L’esprit occupé de choses incorporelles, par exemple de Dieu et de ses perfections, s’y est senti excité par la considération de ses œuvres, ou par sa parole, ou enfin par quelque autre chose dont les sens ont été frappés. Et notre vie ayant commencé par de pures sensations, avec peu ou point d’intelligence indépendante du corps, nous avons dès l’enfance contracté une si grande habitude de sentir et d’imaginer que ces choses nous suivent toujours sans que nous en puissions être entièrement séparés. De là vient que nous ne pensons jamais ou presque jamais à quelque objet que ce soit que le nom dont nous l’appelons ne nous revienne : ce qui marque la liaison des choses qui frappent nos sens, telles que les noms, avec nos opérations intellectuelles. On met en question s’il peut y avoir, en cette vie, un pur acte d’intelligence dégagé de toute image sensible ; et il n’est pas incroyable que cela puisse être, durant de certains moments, dans les esprits élevés à une haute contemplation et exercés à se mettre au-dessus des sens ; mais cet état est fort rare, et il faut parler ici de ce qui est ordinaire à l’entendement. L’expérience fait voir qu’il se mêle toujours ou presque toujours à ses opérations quelque chose de sensible, dont même il se sert pour s’élever aux objets les plus intellectuels. »
  45. Voy. plus loin les extraits du Commentaire de Ficin.
  46. Cette théorie de l’entendement se trouve également dans Bossuet (ibidem, chap. III, § 14) : « Nous avons vu que notre esprit, averti de cette suite de faits que nous apprenons par nos sens, s’élève au-dessus, admirant en lui-même et la nature des choses, et l’ordre du monde. Mais les règles et les principes par lesquels il aperçoit de si belles vérités dans les objets sensibles sont supérieurs aux sens ; et il en est à peu près des sens et de l’entendement comme de celui qui propose simplement les faits et de celui qui en juge. Il y a donc déjà en notre âme une opération, et c’est celle même de l’entendement, qui précisément, et en elle-même, n’est point attachée au corps, encore qu’elle en dépende indirectement, en tant qu’elle se sert des sensations et des images sensibles. »
  47. Bossuet expose plus clairement la même doctrine dans le passage suivant (ibidem, chap. I, § 7) : « Les sens ne nous apportent que leurs propres sensations, et laissent à l’entendement à juger des dispositions qu’ils marquent dans les objets. Ce qui se dit des sens se dit aussi de l’imagination qui ne nous apporte autre chose que des images de la sensation, qu’elle ne surpasse que dans la durée. Et tout ce que l’imagination ajoute à la sensation est une pure illusion, qui a besoin d’être corrigée, comme quand, ou dans les songes, ou par quelque trouble, j’imagine les choses autrement que je ne les vois. Ainsi, tant en dormant qu’en veillant, nous nous trouvons souvent remplis de fausses imaginations, dont le seul entendement peut juger. C’est pourquoi tous les philosophes sont d’accord qu’il n’appartient qu’à lui seul de connaître le vrai et le faux et de discerner l’un d’avec l’autre. C’est aussi lui seul qui remarque la nature des choses... Par la même raison, il n’y a que l’entendement qui puisse errer. À proprement parler, il n’y a point d’erreur dans le sens, qui fait toujours ce qu’il doit, puisqu’il est fait pour opérer selon les dispositions non-seulement des objets, mais des organes. C’est à l’entendement, qui doit juger des organes mêmes, à tirer des sensations les conséquences nécessaires ; et s’il se laisse surprendre, c’est lui qui se trompe. » Voy. encore le § 16 du même chapitre.
  48. « Philopon n’hésite pas à croire que ceci s’adresse à Platon ; je le pense aussi ; mais l’on ne saurait citer le passage même où se trouve l’expression qu’Aristote prête à son maître, si c’est bien de lui toutefois qu’il veut parler. » (Note de M. Barthélemy-Saint-Hilaire). La pensée est certainement platonicienne ; quant à l’expression même, elle se trouve dans Plotin, à la fin du liv. vi de l’Enn. I, p. 113 : « Le Beau intelligible est le lieu des idées. » Plotin dit encore, dans le livre qui nous occupe, § 8, p. 44, que nous possédons les idées de deux manières, dans l’âme et dans l’intelligence.
  49. Bossuet cite et commente ce passage d’Aristote dans son traité De la Connaissance de Dieu et de soi-même (ch. I, § 17) : « Par les choses qui ont été dites, il se voit de combien l’entendement est élevé au-dessus des sens. Premièrement, le sens est forcé à se tromper à la manière qu’il le peut être... L’entendement, au contraire, n’est jamais forcé à errer ; jamais il n’erre que faute d’attention ; et s’il juge mal en suivant trop vite les sens ou les passions qui en naissent, il redressera son jugement, pourvu qu’une droite volonté le rende attentif à son objet et à lui-même. Secondement, le sens est blessé et affaibli par les objets les plus sensibles ... Au contraire, plus un objet est clair et intelligible, plus il est connu comme vrai, plus il contente l’entendement, et plus il le fortifie. La recherche en peut être laborieuse, mais la contemplation en est toujours douce. C’est ce qui a fait dire à Aristote que le sensible le plus fort offense le sens, mais que le parfait intelligible récrée l’entendement et le fortifie. D’où ce philosophe conclut que l’entendement, de soi, n’est peu attaché à un organe corporel, et qu’il est, par sa nature, séparable du corps. Troisièmement, le sens n’est jamais touché que de ce qui passe ; et ces choses mêmes qui passent, dans le peu de temps qu’elles demeurent, il ne les sent pas toujours de même... Au contraire, ce qui a été une fois entendu ou démontré paraît toujours le même à l’entendement. S’il nous arrive de varier sur cela, c’est que les sens et les passions s’en mêlent ; mais l’objet de l’entendement est immuable et éternel : ce qui lui montre qu’au-dessus de lui il y a une vérité éternellement subsistante. Ces trois grandes perfections de l’intelligence nous feront voir en leur temps qu’Aristote a parlé divinement quand il a dit de l’entendement et de sa séparation d’avec les organes ce que nous venons de rapporter. »
  50. Spirituel, c’est immatériel. Et saint Thomas appelle immatériel ce qui non-seulement n’est pas matière, mais qui de soi est indépendant de la matière. Et cela même, selon lui, est intellectuel. Il n’y a que l’intelligence qui d’elle-même soit indépendante de la matière, et qui ne tienne à aucun organe corporel. Il n’y a donc proprement d’opération spirituelle en nous que l’opération intellectuelle. Les opérations sensitives ne s’appellent point de ce nom, parce qu’en effet nous les avons vues tout à fait assujetties à la matière et au corps. Elles servent à la partie spirituelle, mais elles ne sont pas spirituelles… Ainsi la spiritualité commence en l’homme où la lumière de l’intelligence et de la réflexion commence à poindre, parce que c’est là que l’homme commence à s’élever au-dessus du corps ; et non-seulement à s’élever au-dessus, mais encore à le dominer et à s’attacher à Dieu, c’est-à-dire au plus spirituel et au plus parfait de tous les objets. » (Bossuet, ibidem, chap. V, § 13.)
  51. « Par notre entendement, nous apercevons des vérités éternelles, claires et incontestables. Nous savons qu’elles sont toujours les mêmes, et nous sommes toujours les mêmes à leur égard, toujours également ravis de leur beauté et convaincus de leur certitude : marque que notre âme est faite pour les choses qui ne changent pas, et qu’elle a en elle un fond qui aussi ne doit pas changer… Que si ces vérités éternelles sont l’objet naturel de l’entendement humain par la convenance qui se trouve entre les objets et les puissances, on voit quelle est sa nature, et qu’étant né conforme à des choses qui ne changent point, il a en lui un principe de vie immortelle. » (Bossuet, ibidem, chap. V, § 14.)
  52. Voy. aussi p. 351.
  53. « Lorsque je dis que quelque idée est née avec nous ou empreinte naturellement dans nos âmes, je n’entends pas qu’elle se présente toujours à notre pensée, mais j’entends seulement que nous avons en nous-mêmes la faculté de la produire. » (Descartes, Réponse aux objections de Hobbes contre les Méditations.
  54. Sur la table rase, Voy. p. 334, note.
  55. Voy. la même comparaison dans le livre vi de l’Ennéade I, § 9, p. 111.
  56. Voy. Enn. II, liv. ix, § 1, p. 260.
  57. Dans le § 3 du livre ii (p. 56), Plotin présente la même pensée sous une autre forme : « L’âme ne pense pas les objets intelligibles de la même manière que Dieu : ce qui est en Dieu ne se trouve en nous que d’une manière toute différente ou même ne s’y trouve pas du tout. Ainsi la pensée de Dieu n’est pas identique avec la nôtre. La pensée de Dieu est un premier principe dont la nôtre dérive et diffère. Comme la parole extérieure n’est que l’image de la parole intérieure de l’âme, la parole de l’âme n’est elle-même que l’image de la parole d’un principe supérieur ; et comme la parole extérieure paraît divisée quand on la compare à la parole intérieure de l’âme, celle de l’âme, qui n’est que l’interprète de la parole intelligible, est divisée par rapport à celle-ci. » Voy. p. 259, note 2.
  58. Voy. la traduction de la Cité de Dieu, par M. Saisset, t. I, Introduction, p. lxvii. En commentant les passages de saint Augustin qu’il cite, M. Saisset suppose que saint Augustin a puisé uniquement dans Platon ce qu’il dit sur les idées et sur l’Intelligence divine. Nous pensons qu’il a aussi emprunté à la doctrine néoplatonicienne qui est, sur ce sujet, beaucoup plus claire et plus explicite que celle de Platon, et qu’il cite fort exactement. (Voy. p. 262 de ce volume, note 4.) On trouve d’ailleurs dans la Cité de Dieu et les autres écrits de saint Augustin des expressions qui appartiennent à la terminologie de Plotin et de Porphyre.
  59. Malebranche a dit de même : « C’est le Verbe divin qui nous éclaire par les idées intelligibles qu’il renferme : car il n’y a point deux ou plusieurs sagesses, deux ou plusieurs raisons universelles. La vérité est immuable, nécessaire, éternelle, la même parmi nous et les étrangers. Si tous les hommes ne sont pas également éclairés, c’est qu’ils sont inégalement attentifs (Entretiens métaphysiques, III, § 4.)
  60. Sur le sens de ce mot, Voy. le passage de Bossuet cité p. 333, note 1.
  61. C’est une réponse aux objections qu’Aristote fait à la théorie platonicienne du mouvement de l’âme (De l’Âme, I, 3).
  62. Dans ce même passage, Plotin ajoute cette observation remarquable où il oppose l’attention à la réflexion : « Il nous arrive souvent, pendant que nous sommes éveillés, de faire des choses louables, de méditer et d’agir, sans avoir conscience de ces opérations au moment où nous les produisons. Quand, par exemple, on fait une lecture, on n’a pas nécessairement conscience de l’action de lire, surtout si l’on est fort attentif à ce qu’on lit. Celui qui exécute un acte de courage ne pense pas non plus, pendant qu’il agit, qu’il agit avec courage. Il en est de même dans une foule d’autres cas ; de sorte qu’il semble que la conscience qu’on a d’un acte en affaiblisse l’énergie, et que, quand l’acte est seul (sans conscience), il soit dans son état de pureté et ait plus de force et de vie. »
  63. Cette comparaison est empruntée à Platon, Lois, X.
  64. Voy. Enn. I, liv. i, § 3, p. 39.
  65. Voy. liv. viii, § 14, p. 137.
  66. Voy. liv. i, § 4, 5, p. 39-42. Plotin y examine si l’âme est une forme inséparable ou une forme séparable.
  67. Voy. M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. II, p. 297.
  68. Aristote, De l’Âme, II, 4 ; p. 189 de la trad. de M. Barthélemy-St-Hilaire.
  69. De l’Âme, II, 1, 4 ; p. 166, 168, 190 de la trad.
  70. De l’Âme, II, 1 ; p. 167 de la trad.
  71. De l’Âme, I, 3 ; II, 3 ; p. 134, 180 de la trad.
  72. De l’Âme, II, 2 ; p. 179 de la trad.
  73. Métaphysique, VIII, 3.
  74. De l’Âme, I, 5 ; p. 153, 158 de la trad.
  75. De l’Âme, II 1, 2 ; p. 164, 180 de la trad.
  76. De l’Âme, II, 1 ; p. 164 de la trad. M. Isid. Geoffroy Saint-Hilaire (Hist. gén. des corps organisés, t. II, p. 58) définit l’organisation dans les termes suivants : « L’organisation, c’est l’association intime et harmonique de parties plus ou moins hétérogènes, se complétant par leur diversité même, pour constituer solidairement un système, un tout, un individu. D’où ce consensus unus, cette conspiratio una déjà signalée par Hippocrate (Liber de Alimento) et d’où aussi cette célèbre définition de Kant, qui exprime si bien la solidarité de toutes les parties de l’être vivant : « Un produit organisé de la nature est celui dans lequel tout est but, et aussi, réciproquement, moyen (Der Kritik der Urtheilskraft). « La vie, c’est le jeu même de ces parties, impossible sans leur solidarité et leur harmonie, par conséquent sans l’organisation ; c’est l’action extérieure et intérieure de cet individu, et par là même la manifestation de son individualité ; d’où il suit que la vie peut encore être dite l’action propre des êtres organisés sur eux-mêmes et sur le monde extérieur. » Ces idées sur l’organisation sont évidemment conformes à la doctrine qu’Aristote a professée à ce sujet, doctrine que Plotin, s’inspirant à la fois d’Aristote et des Stoïciens, a exprimée dans le livre iii de l’Ennéade II (§ 5, p. 172-173 ; § 7, p. 175-176 ; § 12, p. 182-183) en termes presque identiques à ceux qu’emploie ici M. Isid. Geoffroy Saint-Hilaire.
  77. « Les Épicuriens ignorent, disait Posidonius, que ce ne sont pas les corps qui contiennent les âmes, mais les âmes qui contiennent les corps. » (Achilles Tatius, Isagoge in Arati Phœnomena, 13.) Voy. M. Ravaisson, t. II, p. 152.
  78. Voy. Enn. I, liv. i, § 3, p. 39. Cette idée est tirée du traité De l’âme (II, 1, p. 169 de la trad.), où elle est présentée sous une forme dubitative : « Ce qui reste obscur encore, c’est de savoir si l’âme est la réalité parfaite, l’entéléchie du corps, comme le passager est l’âme du vaisseau. » De cette phrase, certains commentateurs d’Aristote ont conclu, comme le fait ici Plotin, que l’âme est séparable du corps ; d’autres, au contraire, comme Alexandre d’Aphrodisiade, qu’elle en est inséparable. M. Barthélemy St-Hilaire blâme avec raison (p. vii de son Introduction) cette obscurité et cette indécision d’Aristote, dont les opinions ont ainsi fourni matière aux interprétations les plus contraires.
  79. Descartes dit de même dans le Discours de la méthode (p. 189, éd. de M. Cousin) : « Il ne suffit pas que l’âme soit logée dans le corps humain ainsi qu’un pilote en son navire, sinon pour mouvoir ses membres, mais il est besoin qu’elle soit jointe et unie plus étroitement avec lui. » Bossuet a développé cette pensée dans son traité De la Connaissance de Dieu et de soi-même, chap. iii, § 20 : « Il y a une extrême différence entre les instruments ordinaires et le corps humain. Qu’on brise le pinceau d’un peintre ou le ciseau d’un sculpteur, il ne sent point les coups dont ils sont frappés ; mais l’âme sent tous ceux qui blessent le corps, et, au contraire, elle a du plaisir quand on lui donne ce qu’il faut pour l’entretenir. Le corps n’est donc pas un simple instrument appliqué par le dehors, ni un vaisseau que l’âme gouverne à la manière d’un pilote. Il en serait ainsi si elle n’était simplement qu’intellectuelle ; mais parce qu’elle est sensitive, elle est forcée de s’intéresser plus particulièrement à ce qui la touche, et de le gouverner, non comme une chose étrangère, mais comme une chose naturelle et intimement unie. »
  80. Voy. Enn. I, liv. i, § 3, p. 38. Cette idée est encore empruntée à la doctrine d’Aristote, selon laquelle le corps est l’instrument naturel de l’âme. Voy. De l’Âme, II, 1, 4 ; p. 166-168, 191 de la trad.
  81. Voy. liv. i, § 7, p.43.
  82. Voy. livre i, § 4, 12, p. 40, 49.
  83. La même comparaison se trouve dans le passage de saint Augustin que nous avons cité en note, p. 255.
  84. La partie de l’Âme universelle qui n’a point de rapport avec le corps est la Puissance principale de l’Âme ; celle qui fait vivre le corps par sa présence est la Puissance naturelle et génératrice. Voy. Enn. II, liv. iii, § 9, 18, p. 180, 191-193.
  85. « Le corps est édifié sur les puissances de l’Âme. (Enn. IV , liv. vii, 4). C’est une figure analogue à celles qu’on trouve dans le Zohar : « La forme de l’homme [la première, la plus complète et la plus élevée de toutes les manifestations divines] renferme tout ce qui est dans le ciel et sur la terre, les êtres supérieurs comme les êtres inférieurs. Tout ce qui est ne subsiste que par elle ; sans elle, il n’y aurait pas de monde, et c’est dans ce sens qu’il faut entendre ces mots : « l’Éternel a fondé la terre sur la sagesse. » (M. Franck, La Kabbale, p. 179.)
  86. Platon semble, à la page 30 du Timée, exprimer une opinion toute contraire : « Dieu a mis l’intelligence dans l’Âme et l’Âme dans le corps, et c’est ainsi qu’il a construit l’univers, afin que l’ouvrage qu’il exécutait fût très-beau et excellent par nature. »
  87. M. Chauvet dit avec raison à ce sujet: « C’est la méthode de Plotin, ce sera la constante méthode de ses successeurs, de rapporter à la Grèce ce qu’il y a de plus oriental dans leurs systèmes. » (Des Théories de l’entendement humain dans l’antiquité, p. 481.)
  88. M. Franck, p. 200, 212. Il cite (p. 238) un passage du Zohar où cette idée est ainsi exprimée : « N’est-ce pas le comble de la gloire que la Reine (la Schéhinah ou la présence divine) descende au milieu des justes ? »
  89. Philon, Genesis, III, 8.
  90. De linguarum confusione.
  91. De Somnis, I.
  92. Voy. le passage du Zohar cité p. 374.
  93. M. Ravaisson explique (t. II, p. 359-379) comment cette doctrine a passé de Philon à Plotin, par l’intermédiaire de Numénius et d’Ammonius. — Voy. aussi M. Vacherot, Hist. de l’École d’ Alexandrie, t. I, p. 326-329, 346-352.
  94. « Du corps organisé et d’une espèce de lumière qu’elle fournit elle-même [lumière qui est l’âme irraisonnable, image de l’âme raisonnable], l’âme forme la nature animale. » (liv. i, § 7, p. 43.) Macrobe a reproduit cette idée dans la phrase suivante : « Ut autem homo constet et vivum animal sit, anima præstat quæ corpus illuminat : porro illuminat inhabitando. » (Saturnales, VII, 9.) Leibnitz définit l’animal d’une façon analogue ; « Le corps (appartenant à une monade qui en est l’entéléchie ou l’âme) constitue avec l’entéléchie ce qu’on peut appeler un vivant, et avec l’âme ce qu’on appelle un animal. Or ce corps d’un vivant ou d’un animal est toujours organique. » (Monadologie, § 63.)
  95. « Pour nous, nous sommes le principe supérieur qui d’en haut dirige l’animal… l’âme raisonnable constitue l’hommeNous désigne deux choses : ou l’âme en y joignant la partie animale, ou simplement la partie supérieure. » (liv. i, § 7, 10, p. 44, 47.) Voyez plus loin la définition de l’homme, p. 366.
  96. Voy. p. 368.
  97. « Nous avons trouvé dans toutes les opérations animales quelque chose de l’âme et quelque chose du corps ; de sorte que, pour se connaître soi-même, il faut savoir distinguer dans chaque action ce qui appartient à l’une d’avec ce qui appartient à l’autre, et remarquer tout ensemble comment deux parties de différente nature s’entr’aident mutuellement. En méditant ces choses et en se les rendant familières, on se forme une habitude de distinguer les sensations, les imaginations et les passions ou appétits naturels d’avec les dispositions et les mouvements corporels. Et cela fait, on n’a plus de peine à en démêler les opérations intellectuelles, qui, loin d’être assujetties au corps, président à ces mouvements et ne communiquent avec lui que par la liaison qu’elles ont avec les sens, auxquels néanmoins nous les avons vues si supérieures. » (Bossuet, De la Connaissance de Dieu et de soi-même, chap. III, § 20, 21.)
  98. Voy. le tableau de ces diverses hypothèses dans la Note sur le livre iii, p. 410.
  99. Voy. Enn. II, liv. iii, § 9, p. 178.
  100. « Ceux qui ont prétendu que les anciens naturalistes avaient fait de l’homme un animal s’étaient laissé tromper par le double sens de ces mois, ζῶον, animal, animans, que les auteurs grecs et latins appliquent à chaque instant à l’homme aussi bien qu’aux brutes. Sans doute ζῶον, animal, animans, c’est l’animal, dans le sens que nous donnons aujourd’hui à ce mot ; mais c’est aussi, c’est surtout dans un sens plus général, l’être animé, l’être vivant. » (Isid. Geoffroy Saint-Hilaire, Hist. gén. des règnes organiques, t. II, p. 38.)
  101. La véritable définition doit non-seulement montrer l’existence de la chose comme le font la plupart des définitions, mais elle doit encore en contenir la cause et la mettre en lumière. » (De l’Âme, II, 2 ; p. 171 de la trad.)
  102. Expression empruntée à Aristote.
  103. Voy. Enn. VI, liv. vii, § 2.
  104. Voy. M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. II, p. 303-400.
  105. Aristote regarde la sensibilité comme le caractère essentiel des animaux : « L’être animé semble différer de l’être inanimé par deux choses surtout, le mouvement et la sensibilité... L’animal n’est constitué primitivement que par la sensibilité. » (De l’Âme, I, 2, II, 2 ; p. 108, 174 de la trad.) Voy. à ce sujet M. Isid. Geoffroy Saint-Hilaire, Hist. gén. des règnes organiques, t. II, p, 102-163.
  106. Le rapport des trois principes qui constituent l’homme est également expliqué par l’illumination dans la Kabbale. Voy. p. 374-377.
  107. Cette phrase signifie : La raison discursive, qui constitue l’homme, engendre la sensibilité, qui constitue l’animal. Voy. liv. i, § 7, p. 43.
  108. Voy. Enn. II, liv. ix, § 2, p. 262.
  109. Voy. liv. i, § 7, 10, p. 43, 47. Plotin dit encore, Enn. II, liv. iii, § 9, p. 180 : « Tout homme est double : car il y a dans tout homme l’animal et l’homme véritable [que constitue l’âme raisonnable]. »
  110. Les raisons séminales ou génératrices dont parle ici Plotin sont les puissances qui constituent la nature animale. Dans le traité De l’Âme, Aristote emploie aussi le mot de raisons pour désigner les facultés de l’âme sensitive et végétative. Voyez plus loin, p. 369.
  111. « L’âme est l’animal en puissance. » (Enn. II, liv. v, § 3, p. 230.)
  112. Dans cette définition, Plotin s’est proposé d’exprimer deux idées : 1° L’âme est l’homme (principe emprunté à Platon, p. 367, note 1) ; 2° l’âme est la cause et le principe du corps vivant (principe emprunté à Aristote, De l’Âme, II, 4 ; p. 189 de la trad.). Les expressions : l’âme de telle nature, la matière disposée de telle façon (organisée) l’âme est telle chose selon qu’elle est dans telle disposition, paraissent empruntées à Aristote : « Pour chaque être il faut chercher spécialement quelle est l’âme dont il est doué ; et ainsi, quelle est l’âme de la plante, celle de l’homme ou celle de bête (De l’Âme, II, 3 ; p. 185 de la trad.)... L’âme est dans le corps fait de telle façon (ib., 2 ; p. 179 de la trad.)... D’autres philosophes se bornent à dire ce qu’est l’âme sans dire un mot du corps qui doit la recevoir, comme s’il était possible, ainsi que le veulent les fables pythagoriciennes, que la première âme venue entrât par hasard dans le premier corps venu. Chaque chose, au contraire, paraît avoir une espèce et une forme qui lui sont propres (ib., I, 3 ; p. 134 de la trad.). » Plotin s’est évidemment proposé d’éviter, dans sa définition de l’homme, d’encourir le reproche qu’Aristote adresse aux Pythagoriciens. Saint Augustin définit l’âme raisonnable à peu près de la même manière : « Animus mihi videtur esse substantia quœdam rationis particeps regendo corpori accommodata. » (De Quantitate animi, I, 13.) Bossuet, dans son traité De la Connaissance de Dieu et de soi-même (chap. IV, § 1), traduit cette définition : « Nous pouvons définir l’âme raisonnable : substance intelligente née pour vivre dans un corps et lui être intimement unie. » Leibniz dit aussi : « il semble qu’il faut ajouter quelque chose de la figure et de la constitution du corps à la définition de l’homme, lorsqu’on dit qu’il est un animal raisonnable. » (Nouveaux Essais, II, § 8.)
  113. Voy. M. Ravaisson, t. II, p. 397-398.
  114. Voy. 1er Alcibiade, p. 123 ; t. V, p. 110-112 de la trad. de M. Cousin : « Faut-il te démontrer plus clairement que l’âme seule est l’homme ? … Y a-t-il quelque autre chose qui se serve du corps que l’âme ? — Non, aucune autre. — C’est donc elle qui commande ? — Très-certainement. » Bossuet développe cette idée dans le traité De la Connaissance de Dieu et de soi-même (chap. iii, § 20) : « Nous voyons que, dans cette société de l’âme et du corps, la partie principale, c’est à-dire l’âme, est aussi celle qui préside, et que le corps lui est soumis… On peut dire que le corps est un instrument dont l’âme se sert à sa volonté, et c’est pourquoi Platon définissait l’homme en cette sorte : « L’homme, dit-il, est une âme se servant du corps. » C’est de là qu’il concluait l’extrême différence du corps et de l’âme, parce qu’il n’y a rien de plus différent de celui qui se sert de quelque chose que la chose même dont il se sert.
  115. Il faut rapprocher celle phrase de ce passage du livre ii, § 3, p. 39 : « J’appelle partie séparée du corps celle qui se sert du corps comme d’un instrument, partie attachée au corps celle qui s’abaisse au rang d’instrument. Or la philosophie élève celle deuxième partie au rang de la première ; quant à la première partie, elle la détourne, autant que nos besoins le permettent, du corps dont elle se sert, en sorte qu’elle ne s’en serve pas toujours. »
  116. Voy. M. H. Martin, Études sur le Timée, t. I, p. 346-382. Cependant l’interprétation de Plotin est moins exacte que celle que propose M. H. Martin, p. 369.
  117. Macrobe a reproduit presque littéralement cette phrase dans son Commentaire sur le Songe de Scipion (I, 12) : « Animæ, sicut mundi, ita et hominis, modo divisionis reperientur ignaræ, si divinæ naturæ simplicitas cogitetur ; modo capaces, quum illa per mundi, hæc per hominis membra diffunditur. » Voy. M. Ravaisson, t. II, p. 390-392.
  118. Il y a dans le grec πάθη : nous avons rendu le même mot par passions. Voy. p. 36, note 4.
  119. Plotin a imité cette phrase dans le début du livre i, § 1, p. 35-36.
  120. Plotin discute cette opinion, liv. i, § 4-6, p. 39-43.
  121. Plotin dit aussi, liv. i, § 7, p. 44 : « L’âme raisonnable constitue l’homme ».
  122. Voy. § 11, p. 32.
  123. Plotin établit une distinction à ce sujet, liv. i, § 9, p. 46.
  124. Aristote paraît admettre que l’âme est inséparable (p. 358, note 2). Plotin enseigne au contraire que l’âme est séparable (p. 380).
  125. Voy. liv. i, § 4-6, p. 39-43.
  126. Voy. liv. i, § 7, p. 41.
  127. Voy. liv. i, § 5, p. 42.
  128. Ibidem, p. 42.
  129. Ibidem, p, 41.
  130. Plotin désigne souvent l’animal sous le nom de composé. Voy. p. 38, note 2.
  131. Voy. liv. i, § 4, p. 40.
  132. Voy. ibidem.
  133. Voy. Enn. V, livre ii, § 2. Saint Thomas enseigne, comme Plotin, qu’après cette vie, autant du moins qu’elle est séparée du corps, l’âme n’a que la possession virtuelle des puissances sensitives (Summa, pars I, quæst. 77, art. 8). C’est en ce sens que Bossuet dit : « Autant que Dieu restera à l’âme, autant vivra notre intelligence ; et, quoi qu’il arrive de nos sens et de notre corps, notre vie est en sûreté. » (De la Connaissance de Dieu et de soi-même, chap. v, § 14.)
  134. Voy. Enn. II, liv. iii, § 13, p. 182.
  135. Voy. Enn. II, liv. vi, § 2, p. 240 ; liv. vii, § 3, p. 248.
  136. Voy. M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. II, p. 384-388.
  137. La forme du corps vivant lui est plus essentielle que la matière. » (Cuvier, Règne animal, Introduction.) « La vie est un tourbillon. » (Ibidem, t. I, p. 11.) On retrouve là le principe d’Héraclite : « Les corps sont dans un écoulement continuel. » Voy. Enn. II, liv. i, § 2, p. 145.
  138. La définition que M. Isid. Geoffroy Saint-Hilaire donne ici du type est conforme à cette idée des Stoïciens et de Plotin que la raison séminale ou génératrice est une force contenant et développant avec ordre, par sa seule vertu, tous les modes de l’existence du corps qu’elle anime, toutes ses actions et ses passions depuis sa naissance jusqu’à sa destruction : « In semine omnis futuri ratio hominis inclusa est : et legem barbæ et canorum nondum natus infans habet ; totius enim corporis et sequentis ætatis in parvo occultoque lineamenta sunt. » (Sénèque, Questions Naturelles, III, 29). Plotin dit aussi : « Les raisons séminales contiennent tous les accidents qui arrivent aux êtres engendrés. » (Enn. II, liv. iii, § 16, p. 187).
  139. Dans une raison séminale, toutes choses sont ensemble ; dans un corps, tous les organes sont séparés. » (Enn. II, liv. vi, § 1, p. 235.)
  140. « Chaque animal est administré par le principe qui façonne ses organes et les met en harmonie avec le tout dont ils sont des parties. » (Enn. II, liv. iii. § 13, p. 183.)
  141. Voy. M. Ravaisson, t. II, p. 367.
  142. On retrouve ces trois principes dans la doctrine des Gnostiques qui distinguaient dans notre être trois éléments, l’esprit, l’âme, la vie matérielle, et divisaient les hommes en trois classes : les pneumatiques ou spirituels, les psychiques ou animiques, les hyliques ou matériels. Voy. plus loin la Note sur le liv. ix de l’Ennéade II.
  143. On voit que, selon la Kabbale, la vie des sens est illuminée par l’âme, et l’âme par l’esprit, comme selon Plotin, la nature animale est illuminée par l’âme raisonnable, et l’âme raisonnable par l’intelligence. Voy. p. 359.
  144. L’Éden céleste correspond au monde intelligible des Néoplatoniciens.
  145. De même, selon Plotin, les intelligences particulières procèdent de l’Intelligence divine ; les âmes particulières, de l’Âme universelle ; les raisons séminales individuelles, de la Raison totale de l’univers ou Puissance naturelle et génératrice, engagée dans la matière (p. 184, 191-103, etc.).
  146. Pour l’exposition détaillée de la doctrine des Platoniciens sur l’âme des bêtes, Voy. le traité dé Porphyre De l’Abstinence des viandes, livre III.
  147. Voy. Enn. IV, liv. vii, § 14.
  148. Voy. Porphyre, De l’Abstinence des viandes, liv. I, 30-57.
  149. Cette distinction des vertus intellectuelles et des vertus morales est empruntée à Aristote. Voy. p. 400.
  150. Voy. Enn. I, liv. ii, § 4 , p. 56.
  151. L’acte par lequel l’âme se recueille et se concentre en elle-même est la conversion. Voy. plus haut, p. 348.
  152. Voy. Porphyre, De l’Abstinence des viandes, I, 33-38.
  153. Plotin développe cette pensée dans le livre ix de l’Ennéade I, p. 140.
  154. Voy. Platon, Phédon, t. I, p. 241-242 de la trad. de M. Cousin.
  155. Voy. Platon, ibid..
  156. Voy. encore Enn. I, liv. ii, § 3, p, 55 ; liv. vi, § 5, p. 106. Pour les éclaircissements relatifs à cette théorie, Voy. la Note sur le liv. viii de l’Ennéade I.
  157. Voy. Enn. I liv. viii, § 13, p, 135.
  158. Voy. ibid., § 14, p. 138.
  159. Voy. Enn. I, liv. i, § 12. p. 49.
  160. Voy. Enn. II, liv. ix, § 7, p. 275.
  161. Voy. Platon, Phédon, t. I, p. 240-245 de la trad. de M. Cousin.
  162. De nos jours cette doctrine de la métempsycose, ainsi que celle de la pré-existence des âmes qui s’y trouve liée, a été reprise et développée sous de nouveaux points de vue par M. Jean Reynaud, dans l’ouvrage intitulé Ciel et Terre. M. H. Martin a combattu les idées de M. Jean Reynaud dans son traité de La Vie future. Voy. aussi M. Franck, Dictionnaire des Sciences philosophiques, art. Métempsycose.
  163. Voy. Enn. I, liv. ii.
  164. Dans cette phrase, respectus signifie conversion. Voy. Enn. I, liv. ii, § 4, p. 57.
  165. Voy. Porphyre, De l’Abstinence des viandes, II, 47.
  166. Voy. Enn. IV, liv. iii, § 12.
  167. Voy. Enn. I, liv. ii, § 6, p. 59.
  168. Voy. Enn. I, liv. i, § 1, p. 35.
  169. Ibid., § 7, p, 43.
  170. Ibid., § 10, p. 47.
  171. Ibid., § 12, p. 49.
  172. Voy. Enn. II, liv. iii, § 6, p. 176.
  173. Voy. Enn. I, liv. i, § 2-4, p. 37-40.
  174. Ibid., § 3, p. 39.
  175. Ibid., § 10, p. 47.
  176. Tout ce passage est emprunté au livre vii de l’Ennéade IV, § 11.
  177. Voy. Enn. I, liv. i, § 4, p. 40.
  178. Ibid., § 12, p. 49.
  179. Voy. Enn. IV, liv. iii, § 20.
  180. Voy. Enn. I, liv. i, § 12, p. 49.
  181. Ibid., § 4, p. 40.
  182. Vov. Enn. I, liv. i, § 7, 10, p. 44, 47.
  183. Ibid., § 7, p. 43.
  184. Ibid., § 12, p.50.
  185. Voy. Enn. I, liv. i, § 8, 12, p. 45, 49.
  186. Ibid., § 7, p. 44.
  187. Ibid., § 8, p.44.
  188. Ibid., § 1, p. 36, note 5 ; § 9, p. 46.
  189. Ibid., § 8, p.44.
  190. Ibid., § 7, p. 43.
  191. Ibid., § 8, p. 45.
  192. C’est l’imagination intellectuelle. Voy. § 7, p 43.
  193. C’est l’imagination sensible, que Plotin appelle conception des choses fausses, § 9, p. 46.
  194. Ibid., § 7, p. 43.
  195. Ibid., § 8, p. 45.
  196. Ibid., § 8, p. 45.
  197. Ibid., § 10, 11 ; p. 47, 48.
  198. Ibid., § 8, p. 45.
  199. Ibid., § 9, p. 46.
  200. « C’est ce que Plotin nomme la conception des choses vraies, § 9, p. 46.
  201. Ibid., § 8, p. 44.
  202. Ibid., § 12, p. 49-50.
  203. Voy. Enn. I, liv. iv, § 10, p. 85.
  204. Voy. Enn. I, liv. i, § 11, p. 48.