Examen critique d’un écrit posthume de Claude Bernard sur la fermentation/Introduction

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INTRODUCTION.



L’Ouvrage que j’offre au public a pour objet la réfutation d’un écrit de Claude Bernard qui fut mis au jour six mois environ après la mort de l’illustre physiologiste. Cette publication excita une surprise universelle. On savait qu’à maintes reprises, dans des conversations, dans des écrits, dans des Rapports académiques, Claude Bernard avait exprimé sur mes travaux une approbation sans réserve, tandis que dans ces Notes posthumes, à la suite d’expériences personnelles, il se trouvait en contradiction sur tous les points essentiels avec les résultats de mes études de ces vingt dernières années. Il faudrait méconnaitre entièrement la noble passion qui anime tout savant, digne de ce nom, dans la recherche de la vérité, pour imaginer qu’entre Bernard et moi des mésintelligences auraient pu surgir, capables d’altérer la bonne opinion qu’il avait eue jusque-là de mes travaux. Bernard a été une des plus pures personnifications du savant et l’on ne nommerait pas un membre de l’Académie des Sciences moins porté qu’il ne le fût à mêler au culte de la Vérité des considérations étrangères. Toutefois, je veux écarter jusqu’au soupçon de l’idée qu’un nuage aurait pu traverser nos relations de bonne confraternité. Qu’il me soit permis d’en aller chercher la preuve dans des souvenirs intimes.

La santé de Bernard fut très-éprouvée pendant l’année 1866. Les médecins avec lesquels il était en communication habituelle, les Drs Rayer et Davaine, avaient perdu tout espoir de le guérir. Bernard, qui comptait peu sur la Médecine, mais beaucoup sur la nature, l’hygiène et les soins que pourrait lui suggérer un examen attentif et quotidien des symptômes de son mal, se refugia courageusement à cette même maison de campagne de Saint-Julien d’où sont datées les Notes sur la fermentation, dont je vais faire un examen critique. Ses amis, qui suivaient la marche de sa maladie avec la plus vive anxiété, s’ingéniaient, pour la plupart, à lui adresser des consolations et de réconfortants souvenirs. Personnellement, j’eus l’idée de faire paraitre dans le Moniteur universel une appréciation sommaire de l’importance de ses travaux, de son enseignement et de sa méthode. Voici textuellement cet article, qui scella, pour ainsi dire, entre nous des liens d’une mutuelle et affectueuse confiance, comme on pourra s’en convaincre tout à l’heure :

CLAUDE BERNARD.

IDÉE DE L’IMPORTANCE DE SES TRAVAUX, DE SON ENSEIGNEMENT ET DE SA MÉTHODE.
I.


Des circonstances particulières m’ont offert l’occasion toute récente de relire les principaux Mémoires qui ont fondé la réputation de notre grand physiologiste, Claude Bernard.

J’en ai ressenti une satisfaction si vive et si vraie, mon admiration pour son talent s’en est trouvée confirmée et accrue de telle sorte, que je ne puis résister au désir, quelque téméraire qu’il soit, de communiquer ces impressions. Ô la bienfaisante lecture que celle des travaux des inventeurs de génie ! En voyant se dérouler sous mes yeux tant de progrès durables, accomplis avec une telle sûreté de méthode qu’on ne saurait présentement en imaginer de plus parfaite, je sentais à chaque instant le feu sacré de la Science s’attiser dans mon cœur.

II.


Natura non facit saltus, a-t-on dit. Il en est ainsi des progrès de la Science. Le souffle fécond qu’avaient répandu dans les études médicales Bichat et Magendie, l’impulsion physiologique donnée à la Chimie organique par les travaux de MM. Dumas en France, Liebig en Allemagne, devaient porter leurs fruits. Claude Bernard a été comme la résultante de ce double mouvement, et, dans vingt ans, moins ou plus, sous l’influence de l’esprit nouveau auquel son nom restera attaché, on verra peu à peu disparaître les ténèbres, héritage d’un autre âge, qui enveloppent encore la marche mal assurée des sciences médicales.

La Physiologie a éprouvé vers la fin du XVIIIe siècle une profonde transformation. Le vitalisme régnait à cette époque à peu près exclusivement dans les écoles. « Disciples de Bordeu, a dit un savant professeur de la Faculté de Paris, tout était pour nous subordonné à l’influence suprême de l’organisation et de la vie ; les vérités physiologiques nous paraissaient d’un ordre plus élevé que celles dont s’occupent les physiciens et les chimistes. Professant avec Aristote qu’où le physicien s’arrête le médecin commence, nous n’admettions qu’avec une extrême réserve les explications de la Chimie pneumatique, si brillante alors et cultivée par des hommes d’un si rare génie.

De telles erreurs de principe ne pouvaient rester debout en présence des remarquables découvertes de la fin du dernier siècle. En démontrant que la chaleur animale était subordonnée à des phénomènes purement chimiques, que la fonction de la respiration consistait essentiellement dans un acte de combustion, Lavoisier n’avait-il pas établi d’une façon merveilleuse que les êtres vivants, non moins que les êtres inorganiques, sont soumis aux lois générales de la matière ?

Toutefois, il est rare qu’une réaction contre des opinions régnantes ne dépasse pas le but. Aussi vit-on, à quelques années de là, la découverte de la pile électrique éblouir à ce point les esprits, qu’un grand nombre de médecins et de physiologistes crurent que l’on venait de rencontrer la source même de la vie.

Cette effervescence se calma et l’on comprit de nouveau, car c’est toujours là qu’il faut en revenir, qu’au lieu de disserter sur l’essence des choses, laquelle nous échappe, il fallait avant tout rassembler des faits bien observés et continuer par des épreuves sur les animaux vivants les travaux des hommes célèbres qui, à l’exemple d’Harvey et de Spallanzani, avaient fondé la Physiologie sur l’expérience. Un des savants qui s’éleva alors avec le plus de force et d’autorité contre l’esprit de système dans les études physiologiques et médicales, par son enseignement non moins que par la nouveauté de ses observations, fut précisément le maître de Claude Bernard, Magendie, dont le plus beau titre à la reconnaissance de la postérité sera peut-être d’avoir contribué à former un tel disciple.

III.

Je ne songe pas à présenter ici un examen détaillé des découvertes de Claude Bernard je n’en ai point le loisir, et l’espace me manquerait. C’est mon sentiment sur l’importance de ses travaux, de son enseignement et de sa méthode que je veux épancher, comme ces personnes qui éprouvent une sorte de malaise à admirer seules et en silence les œuvres de génie. Depuis quinze années, toutes les découvertes de Bernard portent le même cachet de supériorité. Il me suffira d’en caractériser une seule pour mettre le lecteur en état d’apprécier toute la vigueur de son talent. Je choisirai celle dont Bernard aimerait peut-être à nous entretenir lui-même s’il avait à distinguer dans ses œuvres la plus propre à instruire par l’esprit de méthode et d’invention qui a préside à toutes les phases de son brillant développement.

Lorsque Bernard se présenta, en 1854, pour occuper l’une des places vacantes de l’Académie des Sciences, sa découverte de la fonction glycogénique du foie n’était ni la première ni la dernière en date parmi celles qui déjà l’avaient placé si haut dans l’estime des savants. Ce fut néanmoins par elle qu’il commença l’exposé des titres scientifiques qui le recommandaient aux suffrages de l’illustre Compagnie. Cette préférence du maître décide de la mienne.

IV.

De tous les travaux de Claude Bernard, l’un des plus remarquables et des plus dignes d’être médités, consiste, en effet, dans l’admirable série de recherches auxquelles il a soumis l’appareil du foie, de tous les organes glandulaires le plus volumineux, l’un des plus constants dans la série animale et le moins connu dans ses véritables fonctions. Par son volume, par la complexité de sa structure, par la singularité de ses relations avec l’appareil circulatoire, il était difficile de comprendre que le foie n’eût d’autre rôle que celui de sécréter la bile. Tel était pourtant le seul qu’on lui attribuât jusqu’aux belles expériences de Claude Bernard. Aujourd’hui nous savons qu’il en a au moins un autre, qui était resté complètement ignoré des zoologistes et des médecins, et qui consiste dans une production de matière sucrée que les veines hépatiques déversent constamment dans le système circulatoire.

Par des tentatives qu’une méthode d’investigation des plus fécondes pouvait seule inspirer, Claude Bernard a mis en outre en pleine lumière la liaison étroite qui existe entre la sécrétion du sucre dans le foie et l’influence du système nerveux. Il a démontré avec une rare sagacité que, en agissant sur telle ou telle partie déterminée de ce système, on pouvait à volonté supprimer ou exagérer la production du sucre. Il a fait mieux encore : il a découvert dans le foie l’existence d’une matière toute nouvelle qui est la source naturelle où puise cet organe pour fabriquer le sucre qu’il produit.

Ce qui ajoute encore à l’éclat de ces découvertes, c’est l’imprévu qui s’y est mêlé à l’origine, car l’observation comparée des actes nutritifs chez les végétaux et chez les animaux faisait, au contraire, penser que l’organisme animal était incapable de produire de la matière sucrée. Sans doute on savait, déjà avant Bernard, qu’il peut se rencontrer du sucre, dans diverses circonstances normales ou pathologiques, soit dans le sang, soit dans d’autres liquides animaux ; mais, quant à l’origine de ce sucre, toutes les données de la Science conduisaient à admettre qu’il provenait exclusivement de l’alimentation. En effet, le sucre et la fécule, formés en quantité considérable dans le règne végétal, sont utilisés par les animaux qui les détruisent pour s’en nourrir. Il en résulte deux phénomènes, en apparence corrélatifs, qui s’accomplissent constamment sous nos yeux : production abondante de matières saccharoïdes dans les végétaux ; destruction rapide de ces mêmes produits pour l’alimentation des animaux. Il était dès lors logique de croire que les matières alimentaires sucrées ou féculentes devaient être l’origine exclusive des principes sucrés de l’organisme animal.

Les démonstrations expérimentales de Claude Bernard ont la clarté et la rigueur de celles des sciences physiques et chimiques. La viande est un aliment qui par les procédés digestifs connus ne peut donner naissance à du sucre. Or, Bernard a nourri pendant un temps plus ou moins long des animaux carnivores exclusivement avec de la viande, et il a constaté, avec une grande exactitude et avec la connaissance précise des moyens les plus parfaits la Chimie mettait à son service, que le sang qui arrive dans le foie par la veine porte et qui y verse les matériaux nutritifs élaborés et rendus solubles par la digestion, que ce sang est absolument privé de sucre, tandis que celui qui sort de l’organe par les veines sushépatiques en est toujours abondamment pourvu.

De telles preuves, et bien d’autres non moins certaines que je passe sous silence, ne laissent rien à désirer, si l’on remarque en outre que Bernard a établi que, dans les conditions expérimentales susdites, la production du sucre est entièrement localisée dans le foie et que pas un seul autre organe ou tissu du corps n’offre la moindre quantité de matière sucrée.

Puisque les données de la Science portaient à croire que le règne végétal était seul capable de produire une matière de la nature des sucres, et que les principes immédiats, en général, qui se rencontrent dans le règne animal étaient formés exclusivement par les végétaux, chez lesquels les animaux ne faisaient que les puiser directement pour se les assimiler, comment Bernard a-t-il pu se placer en dehors des idées reçues et arriver à la découverte de cette fonction glycogénique du foie ? Il va nous l’apprendre lui-même, en nous confiant qu’il avait médité sur des choses bien connues, mais tout à fait inexplicables pour les théories reçues, dans cette maladie singulière désignée sous le nom de diabète sucré.

Cette affection bizarre se caractérise, comme on le sait, par une apparition surabondante de sucre dans l’organisme, au point que le sang en est surchargé, que tous les tissus en sont imprégnés et que les urines surtout en contiennent parfois des proportions énormes.

« Des circonstances que tous les médecins ont pu observer avaient éveillé mon attention. Quand la maladie est intense, la quantité de sucre expulsée par le diabétique est bien au-dessus de celle qui peut lui être fournie par les substances féculentes ou sucrées qui entrent dans son alimentation ; en outre, la présence de la matière sucrée dans le sang et son expulsion par les urines ne sont jamais complètement arrêtées, alors même que l’on arrive à la suppression absolue des aliments féculents ou sucrés. »

Tels sont les faits qui ont conduit Claude Bernard à penser qu’il pouvait y avoir dans l’organisme animal des phénomènes encore inconnus aux chimistes et aux physiologistes, capables de produire du sucre en dehors de toute ingestion d’aliments féculents ou sucrés. « Ces faits, dit-il, devinrent dès lors pour moi un motif d’investigations physiologiques. »

Voilà bien l’inventeur dégagé de tout esprit de système et marchant à la recherche des découvertes imprévues, ainsi qu’il les nomme, comme il en a tant de fois vu surgir sous ses regards, découvertes qui, comme il le dit si bien lui-même, loin d’être des corollaires de théories, sont accomplies en dehors d’elles et leur sont contraires, d’autant plus rares que les sciences sont mieux constituées, d’autant plus fréquentes qu’elles le sont moins. «  Or, en Physiologie, les théories sont tellement défectueuses, qu’il y a autant de probabilités pour découvrir des faits qui les renversent qu’il y en a pour en trouver qui les appuient. »

La Médecine et la Physiologie se tiennent par des liens si étroits, qu’il est rare qu’une découverte dans cette dernière science n’apporte pas quelque lumière dans la première.

Ainsi, le diabète sucré ne doit plus être considéré aujourd’hui que comme le trouble d’une fonction physiologique, et, comme celle-ci appartient au foie, l’affection diabétique doit être localisée dans cet organe ou mieux dans les parties du système nerveux qui sont capables d’agir sur lui, circonstance dont M. Claude Bernard a donné des preuves saisissantes en déterminant par une lésion convenable de la moelle allongée cet état sucré des urines auquel il a donné le nom de diabète artificiel.

V.

Les travaux de M. Cl. Bernard ont un mérite qui en rend la lecture éminemment instructive, particulièrement pour cette portion de la jeunesse studieuse qu’enflamme l’ambition du savoir et des découvertes de la Science : je veux parler du soin qu’il met à divulguer les idées par lesquelles il a été guidé dans ses recherches et dans ses procédés d’investigation. Ce mérite, que l’on ne trouve pas toujours en partage chez les inventeurs, M. Bernard le porte également au plus haut degré dans ses leçons du Collège de France. Il y porte surtout le grand art des recherches originales. Si cet établissement célèbre n’existait pas, ce n’est pas exagérer de dire que la méthode suivie par M. Claude Bernard pourrait donner l’idée de sa fondation. Il a défini lui-même en ces termes le principal caractère de l’enseignement scientifique du Collège de France, caractère dont M. Bernard ne s’est jamais départi dans ses leçons :

« Toujours placé au point de vue de l’exploration, le professeur du Collège de France doit considérer la Science, non dans ce qu’elle a d’acquis et d’établi, mais dans les lacunes qu’elle présente, pour tacher de les combler par des recherches nouvelles. C’est donc aux questions les plus ardues et les plus obscures qu’il s’attaque de préférence, devant un auditoire déjà préparé à les aborder par des études antérieures.

» Dans les Facultés, au contraire, le professeur, placé au point de vue dogmatique, se propose de réunir dans un exposé synthétique l’ensemble des notions positives que possède la Science, en les rattachant au moyen de ces liens que l’on nomme des théories, destinées à dissimuler autant que possible les points obscurs ou controversés qui troubleraient sans profit l’esprit de l’élève qui débute.

» Ces deux genres d’enseignement sont pour ainsi dire opposés dos à dos. Le professeur de Faculté voit la Science dans son passé ; elle est pour lui comme parfaite dans le présent ; il la vulgarise en exposant systématiquement son état actuel. Le professeur du Collège de France doit avoir les yeux tournés vers l’inconnu, vers l’avenir. »

VI.

La méthode d’exposition adoptée par M. Claude Bernard, soit au Collège de France, soit dans ses Mémoires, l’habileté qui distingue ses combinaisons expérimentales, témoignaient depuis longtemps d’un esprit éminemment philosophique. Aussi voyons-nous, à mesure que les années et le travail incessant du laboratoire mûrissent les rares facultés de l’illustre physiologiste, apparaître et grandir dans ses Ouvrages les principes des plus savantes méditations sur la méthode expérimentale, particulièrement applicable à la science de la vie.

L’Ouvrage qu’il vient de publier, Introduction à l’étude de la Médecine expérimentale, exigerait un long commentaire pour être présenté au lecteur avec tout le respect que mérite ce beau travail, monument élevé à l’honneur de la méthode qui a constitué les sciences physiques et chimiques depuis Galilée et Newton, et que M. Bernard s’efforce d’introduire dans la Physiologie et dans la Pathologie. On n’a rien écrit de plus lumineux, de plus complet, de plus profond sur les vrais principes de l’art si difficile de l’expérimentation. Ce Livre est à peine connu, parce qu’il est à une l’auteur où peu de personnes peuvent atteindre aujourd’hui. L’influence qu’il exercera sur les sciences médicales, sur leur enseignement, leurs progrès, leur langage même, sera immense ; on ne saurait la préciser dès à présent, mais la lecture de ce Livre laisse une impression si forte, que l’on ne peut s’empêcher de penser qu’un esprit nouveau va bientôt animer ces belles études.

VII.

J’ai parlé du savant : avec non moins d’éloges, j’aurais pu faire connaître la personne, l’homme de tous les jours, le confrère qui a su inspirer tant de solides amitiés, car je cherche dans M. Bernard le côté faible et je ne le trouve pas. La distinction de sa personne, la beauté noble de sa physionomie, empreinte d’une grande douceur, d’une bonté aimable, séduisent au premier abord ; nul pédantisme, nul travers de savant, une simplicité antique, la conversation la plus naturelle, la plus éloignée de toute affectation, mais la plus nourrie d’idées justes et profondes : voilà quelques-uns des mérites extérieurs de M. Claude Bernard.

En terminant, il me vient un scrupule.

J’ai cédé peut-être à des sentiments d’une admiration trop vive. Non. Le lecteur en jugera par les deux traits suivants.

Un homme d’État interrogeait naguère au sujet de M. Bernard un de ses plus éminents confrères : « Ce n’est pas un grand physiologiste, » répondit celui-ci, « c’est la Physiologie elle-même[1]. »

Une maladie grave tient depuis plusieurs jours M. Bernard éloigné de Paris et de l’Académie. Le mal, dans tous ses symptômes alarmants, a cédé heureusement aux secours de l’art et aux soins de l’amitié. Vous jugez bien que tout danger a disparu, » disais-je il y a peu de jours au célèbre médecin[2] qui a donné une preuve si sûre de l’excellence de son jugement par l’affectueuse et vaillante estime dont il a toujours entouré M. Claude Bernard. « Oui », me répondit-il, « c’était nécessaire. » Belle et bonne parole, expression du cœur autant que de la raison.

Puisse la publicité donnée à ces sentiments intimes aller consoler l’illustre savant des loisirs obligés de la retraite, et lui dire avec quelle joie il sera accueilli à son retour par ses confrères et ses amis.

L. Pasteur.

Cet article alla droit au cœur de Bernard. Il m’écrivit à la date du 9 novembre :

Saint-Julien, 9 novembre 1866.
Mon cher ami,

J’ai reçu hier le Moniteur contenant le superbe article que vous avez écrit sur moi. Vos grands éloges sont certes bien faits pour m’enorgueillir ; cependant je garde toujours le sentiment que je suis très loin du but que je voudrais atteindre. Si la santé me revient, comme j’aime maintenant à l’espérer, il me sera possible. je pense, de poursuivre mes travaux dans un ordre plus méthodique et avec des moyens plus complets de démonstration, qu’indiqueront mieux l’idée générale vers laquelle convergent l’ensemble de mes efforts. En attendant, c’est pour moi un bien précieux encouragement d’être approuvé et loué par un savant tel que vous. Vos travaux vous ont acquis un grand nom et vous ont placé au premier rang des expérimentateurs de notre temps. C’est vous dire que l’admiration que vous professez pour moi est bien partagée. En effet, nous devons être nés pour nous entendre et nous comprendre, puisque tous deux nous sommes animés de la même passion et des mêmes sentiments pour la vraie Science.

Je vous demande pardon de ne pas avoir répondu à votre première lettre : mais je n’étais pas en état de faire la Note que vous me demandiez. J’ai bien pris part à vos douleurs de famille. J’ai également passé par là et j’ai pu comprendre tout ce qu’a dû souffrir une âme délicate et tendre comme la vôtre.

J’ai l’intention de rentrer bientôt à Paris et de reprendre cet hiver mon cours, autant que je le pourrai. Comme vous le dites dans votre article, les symptômes graves paraissent avoir disparu, mais j’ai encore grand besoin de ménagements ; la moindre fatigue, le moindre écart de régime, me remettent sur le flanc. D’ailleurs j’ai reçu durant le cours de ma maladie tant de marques de sympathie et de haute bienveillance, tant de preuves d’estime et d’amitié, qu’il me semble que je suis engagé à ne rien négliger pour le rétablissement de ma santé, afin de pouvoir par la suite témoigner aux uns ma reconnaissance et mon dévouement, aux autres ma sincère affection.

Donc, à bientôt, j’espère ; en attendant, votre dévoué et affectionné confrère,

Claude Bernard.

Le lendemain, 10 novembre, il adressa cette lettre à notre ami commun M. Henri Sainte-Claire Deville :

Mon cher ami,

Vous n’êtes pas moins habile à inventer des surprises amicales qu’à faire de grandes découvertes scientifiques. C’est une idée charmante que vous avez eue, et dont je vous suis bien reconnaissant, que celle de me faire écrire par une commission d’amis. Je garde précieusement cette Lettre, d’abord parce qu’elle exprime des sentiments qui me sont chers et ensuite parce que c’est une collection d’autographes d’hommes illustres qui doit passer à la postérité. Je vous prie d’être mon interprète auprès de nos amis et collègues E. Renan, A. Maury, F. Ravaisson et Bellaguet. Dites-leur combien je suis touché de leur bon souvenir et de leurs félicitations sur mon rétablissement. Ce n’est malheureusement pas encore une guérison, mais au moins j’espère une bonne entrée en convalescence.

J’ai reçu l’article que Pasteur a fait sur moi dans le Moniteur. Cet article m’a paralysé les nerfs vaso-moteurs du sympathique et m’a fait rougir jusqu’au fond des yeux. J’en ai été tellement ébouriffé, que j’ai écrit à Pasteur je ne sais plus trop quoi ; mais je n’ai pas osé lui dire qu’il avait peut-être eu tort de trop exagérer mes mérites. Je sais qu’il pense ce qu’il a écrit, et je suis heureux et fier de son jugement, parce qu’il est celui d’un savant de premier ordre et d’un expérimentateur hors ligne. Néanmoins je ne puis m’empêcher de penser qu’il m’a vu à travers le prisme des sentiments que lui dicte son excellent cour, et je ne mérite pas un tel excès de louanges. Je suis on ne peut plus heureux de tous ces témoignages d’estime et d’amitié qui m’arrivent. Cela me rattache à la vie et me montre que je serais bien bête de ne pas me soigner pour continuer à vivre au milieu de ceux qui m’aiment et à qui je rends bien la pareille pour tout le bonheur qu’ils me causent. J’ai l’intention de rentrer à Paris d’ici à la fin du mois, et, malgré votre bon conseil, j’aurais envie de reprendre tout doucement mon cours au Collège cet hiver. J’espère qu’on m’accordera de ne commencer que dans le courant de janvier. Mais nous causerons de tout cela à Paris.

En attendant, votre ami tout dévoué et bien affectionné,

Claude Bernard.

Saint-Julien, samedi 10 novembre 1866.

Le 15 novembre, il m’écrivait de nouveau :

Mon cher ami,

J’ai reçu de tous les côtés des compliments relativement à votre excellent article du Moniteur. Je suis donc très-heureux et je dois vous en remercier, puisque vous m’avez fait un homme illustre de par votre autorité scientifique. J’ai hâte de reprendre mes travaux et de vous revoir, ainsi que tous mes amis de l’Académie mais je désirerais que ma santé fût un peu plus affermie. Il fait beau temps ici ; c’est pourquoi je retarde ma rentrée à Paris de quelques jours.

Votre bien dévoué et affectionné confrère,
Claude Bernard.

Saint-Julien, 15 novembre 1866.

De nombreux témoignages de sympathie me furent adressés à l’occasion de cet article du Moniteur. Le suivant, par les sentiments qu’il exprime, mérite d’être conservé.

Sèvres, 9 novembre 1866.
Mon cher confrère,

J’ai reçu l’excellent article sur Bernard que vous m’avez fait l’amitié de m’envoyer et je l’ai lu avec grand plaisir. Le public y apprendra avec bien d’autres choses que les membres éminents de l’Académie s’estiment, s’admirent et s’aiment quelquefois sans aucune jalousie. C’était chose rare au siècle dernier, et, si tous suivaient votre exemple, nous aurions sur nos prédécesseurs une supériorité qui en vaut bien une autre.

Croyez-moi votre très-sincèrement dévoué et affectionné,

Nous sommes restés, Claude Bernard et moi, jusqu’à la fin de sa vie, dans les termes qu’on peut inférer des circonstances que je viens de faire connaitre : lui, bienveillant et affectueux en toute occasion, moi, plein de respect et de déférence pour sa personne, d’admiration pour ses travaux.

L. Pasteur

  1. M. Duruy et M. Dumas.
  2. M. Rayer.