Jean Chrysostome/Commentaire sur l’Évangile selon saint Jean/Homélie L à Homélie LXXXVIII

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Œuvres complètes
Traduction par M. Jeannin.
Texte établi par M. Jeannin, L. Guérin & Cie (8p. 342-556).

HOMÉLIE L.[modifier]


ALORS QUELQUES GENS DE JÉRUSALEM COMMENCÈRENT À DIRE : N’EST-CE PAS LA CELUI QU’ILS CHERCHENT POUR LE FAIRE MOURIR ? – ET NÉANMOINS LE VOILÀ QUI PARLE DEVANT TOUT LE MONDE SANS QU’ILS LUI DISENT RIEN. – EST-CE QUE LES SÉNATEURS ONT VRAIMENT RECONNU QU’IL EST VÉRITABLEMENT LE CHRIST[1] ? – MAIS NOUS SAVONS CEPENDANT D’OÙ EST CELUI-CI. (VERS. 25, 26, 27, JUSQU’AU VERS. 36)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Les Juifs se contredisent au sujet de Jésus-Christ.
  • 2. Jésus-Christ les démasque et leur montre qu’ils refusent de le recevoir bien qu’ils sachent qu’il est le Messie.
  • 3. Jésus prédit sa mort, ce qui est au-dessus de l’homme. – Nous devons craindre, que nos péchés ne nous empêchent d’aller où est Jésus-Christ : c’est de ses disciples que le Sauveur dit : Je désire que là où je suis, ils y soient aussi avec moi. – Si l’huile de la charité nous manque, il nous en arrivera de même qu’aux vierges folles. – Ce qui resserre et ce qui éteint le Saint-Esprit dans les âmes. – L’inhumanité, la cruauté, la rapine, l’avarice éteignent l’Esprit-Saint dans les âmes par les chagrins et la tristesse que lui causent ces vices. – Ceux qui n’auront pas exercé la charité envers les pauvres, entendront cette terrible parole : Je ne vous connais point.


1. Dans les divines Écritures, rien n’est inutile, tout a été dicté par le Saint-Esprit ; c’est pourquoi examinons-en avec soin toutes les paroles : souvent l’intelligence de tout un passage dépend d’un seul mot, comme il arrive maintenant ici. « Plusieurs personnes de Jérusalem disaient : N’est-ce pas là celui qu’ils cherchent pour le faire mourir ? Et néanmoins, le voilà qui parle devant tout le monde, sans qu’ils lui disent rien ». Pourquoi nommer les gens de Jérusalem ? L’évangéliste montre en cela que ceux pour qui Jésus-Christ avait principalement fait tant de miracles, étaient les plus misérables de tous les hommes, puisqu’ayant vu de leurs propres yeux le plus grand témoignage de sa divinité, ils renvoyaient tout au jugement partial de leurs princes. N’était-ce pas là, en effet, la plus grande marque de sa divinité ? Ces hommes furieux et enragés, qui ne respiraient que le meurtre, courent de toutes parts et cherchent Jésus pour le faire mourir ; ils l’ont entre leurs mains, et aussitôt ils s’arrêtent. Qui en aurait pu faire autant ? qui, sur-le-champ, aurait pu réprimer une pareille fureur ?
Néanmoins, après tant de miracles, volez leur folie, voyez leur rage : « N’est-ce pas là », disent-ils encore, « celui qu’ils cherchent pour « le faire mourir ? » Remarquez de quelle manière ils se condamnent eux-mêmes : « Qu’ils cherchent pour le faire mourir, et ils ne lui disent rien ». Et non seulement ils ne disent rien, mais, lors même qu’il parle devant tout le monde, qu’il dit librement ce qu’il veut, qu’il les pique et les irrite, ils ne l’en empêchent point, ils ne l’arrêtent pas. « Ont-ils vraiment reconnu qu’il est le Christ ? » Mais vous-mêmes, qu’en pensez-vous ? quel jugement portez-vous de lui ? Le jugement contraire, répondent-ils ; voilà pourquoi ils disaient : « Mais nous savons cependant d’où est celui-ci ». O méchanceté ! ô contradiction ! Ils n’en jugent pas comme les princes, mais ils en portent un autre, jugement injuste et digne de leur folie. « Nous savons », disent-ils, « d’où il est » : ou, « que quand le Christ viendra, personne ne saura d’où il est ». (Mt. 2,4, 5) Mais vos princes des prêtres, interrogés sur le lieu de sa naissance, répondirent que c’était dans. Bethléem qu’il devait naître.
D’autres encore viennent dire : « Nous savons que Dieu a parlé à Moïse : mais, pour celui-ci, nous né savons d’où il est ». (Jn. 9,29) Voyez ces paroles de gens ivres. Et derechef : « Le Christ viendra-t-il de Galilée ? (Jn. 7,41). « Ne viendra-t-il pas de la petite ville de Bethléem ? » (Id. 42) Ne remarquez-vous pas le jugement de ces insensés. Nous savons, nous ne savons pas : Il viendra de la petite ville de Bethléem : « Mais quand le Christ viendra, personne ne saura d’où il est ». Est-il rien de plus visible que la contradiction de ces paroles ? La seule chose qu’ils avaient en vue, c’était de ne point croire.
Mais, à tous ces discours, que répond Jésus-Christ ? « Vous me connaissez, et vous savez d’où je suis : et je ne suis pas venu de moi-même ; mais celui qui m’a envoyé est véritable, et vous ne le connaissez point.
Et encore : « Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père ». (Jn. 8,19) Comment donc Jésus-Christ dit-il ici qu’ils le connaissent et qu’ils savent d’où il est ; et ailleurs, qu’ils ne connaissent ni lui, ni son Père ? Le divin Sauveur ne se contredit point, loin de nous une telle pensée ! Il est parfaitement d’accord avec lui-même : il parle d’une autre connaissance, quand il dit : Vous ne me connaissez pas. Comme lorsque l’Écriture dit « Les enfants d’Héli étaient des enfants impies[2], « qui ne connaissaient point le Seigneur ». (1Sa. 1,12) Et encore : « Mais Israël ne m’a point connu ». (Is. 1,3) De même que saint Paul dit : « Ils font profession de connaître Dieu, mais ils le renoncent par leurs œuvres ». (Tit. 1,16) On peut donc connaître et ne pas connaître. Voici ce que veut dire Jésus-Christ : Si vous me connaissiez, vous saviez que je suis le Fils de Dieu. Ce mot : « D’où je suis », ne désigne point ici le lieu, comme le démontre ce qui suit : « Et je ne suis pas venu de moi-même, mais celui qui m’a envoyé est véritable, et vous ne le connaissez point ». Il parle ici de cette ignorance que marquent les œuvres, et dont l’apôtre dit « Ils font profession de connaître Dieu, mais ils le renoncent par, leurs œuvres ». Car leur péché n’était pas un péché d’ignorance, mais de méchanceté et de mauvaise volonté. Ce qu’ils savaient fort bien, ils voulaient l’ignorer.
Mais quelle suite y a-t-il en ceci ? Pourquoi, pour les réfuter, se sert-il de leurs paroles ? Ils disaient. « Nous savons cependant d’où est celui-ci », et Jésus leur répond : « Vous me connaissez ». Que disaient-ils ? Disaient-ils qu’ils ne le connaissaient pas ? Au contraire, ils disaient : « Nous savons ». Mais quand ils disaient qu’ils savaient d’où il était, ils ne voulaient dire autre chose, sinon qu’il était de la terre et le fils d’un charpentier. Mais le divin Sauveur les élevait au ciel, en disant : Vous savez d’où je suis, c’est-à-dire : Je ne suis pas venu d’où vous pensez, mais d’où est celui qui m’a envoyé. En effet, lorsqu’il dit : « Je ne suis pas venu de moi-même », il insinue ceci, savoir : qu’ils savaient qu’il était envoyé du Père, quoiqu’ils ne voulussent pas le reconnaître. Jésus-Christ les réfute de deux manières : premièrement, il publie devant tout le monde et crie à haute voix ce qu’ils disaient en secret, afin de les couvrir de confusion ; en second lieu, il découvre et manifeste leur pensée ; c’est comme s’il disait : Je ne suis pas une personne vulgaire, je ne suis pas venu sans raison ; mais : « Celui qui m’a envoyé est véritable, et vous ne le connaissez point ». Que signifient ces paroles : « Celui qui m’a envoyé, est véritable ? » S’il est véritable, il m’a envoyé pour la vérité. S’il est véritable, il s’ensuit que celui qui a été envoyé est véritable lui-même.
2. Jésus-Christ le prouve encore d’une autre manière, les prenant par leurs propres paroles. Comme ils disaient : « Quand le Christ viendra, personne ne saura d’où il est » ; par là il leur montre qu’il est le Christ. Car en disant : « Personne ne saura », ils songeaient à la différence des lieux ; et c’est par où il fait voir qu’il est le Christ, puisqu’il est sorti du Père ; et partout il rend témoignage qu’il n’appartient qu’à lui seul de connaître le Père, disant : « Ce n’est pas qu’aucun homme ait vu le Père, si ce n’est celui qui est né du Père ». (Jn. 5,1, 46) Ces paroles allumaient leur colère : lorsqu’il leur disait : Vous ne le connaissez point, et qu’il les convainquait qu’ils savaient véritablement qui il était, « qu’il était le Messie et le Fils de Dieu », mais qu’ils feignaient de ne le point savoir ; rien n’était plus propre à les piquer, à les enflammer de colère.
« Ils cherchaient donc les moyens de le prendre ; et » néanmoins « personne ne mit la main sur lui, parce que son heure n’était pas encore venue (30) ». Remarquez-vous bien, mes frères, qu’une main invisible les retenait et qu’elle réprimait leur violence. Et pourquoi saint Jean n’a-t-il pas dit que leur fureur s’était apaisée, parce que Jésus-Christ les avait invisiblement retenus, mais seulement que son heure n’était pas encore venue ? L’évangéliste a voulu parler d’une manière humaine et plus simple, afin qu’on crût aussi à l’humanité de Jésus-Christ. En effet, comme partout il raconte de lui des choses grandes et élevées, c’est pour cette raison qu’il en mêle aussi de pareilles çà et là. Mais quand le Sauveur dit : « Je suis de lui », il ne parle pas comme un prophète qui l’est par grâce, il le dit parce qu’il voit le Père et qu’il est avec lui.
« Pour moi, je le connais », dit-il, « parce que je suis » né « de lui (29) ». Faites-vous bien attention, mes frères, qu’en toute occasion il prouve ce qu’il a déjà dit : « Je ne suis pas venu de moi-même » ; et : « Celui qui a m’a envoyé est véritable ? » C’est de peur qu’on ne le croie séparé de Dieu. Et remarquez en même temps l’utilité de ces paroles simples et grossières. En effet, après cela, continue l’évangéliste, plusieurs disaient : « Quand le Christ viendra, fera-t-il plus de miracles que n’en fait celui-ci (31) » Quels miracles ? Il y en avait trois : celui du vin, celui du paralytique, celui du fils de l’officier ; l’évangéliste n’en rapporte pas davantage : d’où l’on voit manifestement, comme je l’ai souvent fait remarquer, que les évangélistes ont omis bien des choses, et se bornent aux miracles, à propos desquels se déclara la malice des princes. Ils cherchaient donc les moyens de le prendre et de le faire mourir. Qui ? Ce n’est pas le peuple qui n’aspirait point au gouvernement et dont le cœur n’était pas empoisonné de l’envie, mais ce sont les prêtres. Car pour le peuple il disait : « Quand le Christ viendra, fera-t-il plus de miracles ? » Néanmoins, ce n’était point là une foi saine et irrépréhensible, mais une foi appropriée à l’intelligence d’une telle multitude. Dire : « Quand le Christ viendra », ce n’est point là parler comme des gens qui croient que celui-ci est le Christ. Ou il en faut convenir, ou attribuer ce propos à une intervention secourable du peuple, et dire que, lorsque les sénateurs et les princes des prêtres faisaient tous leurs efforts pour faire entendre que Jésus n’était point le Christ, le peuple dit : Supposons que cet homme ne soit point lé Christ, le Christ lui sera-t-il supérieur ? Comme je l’ai souvent dit : ce n’est ni la doctrine, ni les sermons, ce sont les miracles qui attirent la populace et là font accourir.
« Les pharisiens entendirent ces discours que le peuple tenait de lui, et les princes » des prêtres avec eux ; envoyèrent des archers pour le prendre (31) ». Ne le voyez-vous pas, mes frères, que la violation du sabbat n’était qu’un prétexte ? Voilà ce qui les irritait le plus : les discours du peuple. Car, à présent qu’ils n’ont rien à blâmer, ni dans ses paroles, ni dans ses œuvres, toutefois ils veulent s’emparer de lui à cause de ces propos de la foule. Et comme la crainte d’un soulèvement lés intimide et les retient, ils envoient des archers tenter l’expédition. Quelle violence ! quelle fureur ! ou plutôt, quelle infamie ! Souvent, ils avaient eux-mêmes essayé de le prendre, et comme ils ne l’avaient pu, ils en donnent la commission à des archers, pour assouvir, par un moyen quelconque, leur fureur et leur rage. Et cependant, Jésus avait été assez longtemps à discourir avec eux auprès de la piscine, sans qu’ils eussent fait la même tentative ; véritablement ils avaient cherché les moyens de le prendre, mais ils n’avaient point osé mettre la main sur lui. Maintenant qu’ils voient tout le peuple près d’accourir à Jésus-Christ, ils ne peuvent plus se posséder.
Que répond donc Jésus-Christ ? « Je suis encore avec vous un peu de temps (33) ». Il pouvait, d’une seule parole, dompter et épouvanter ces hommes, et, il leur fait une réponse des plus humbles ; c’est comme s’il leur disait : Pourquoi cherchez-vous à me faire mourir ? pourquoi me persécutez-vous ? Attendez un peu, et sans que vous ayez besoin de faire tant d’efforts, ni d’user de violence, je me livrerai moi-même entre vos mains. Après quoi, de peur qu’on ne crût qu’en disant : « Je suis encore avec vous un peu de temps », il parlait de la, mort commune â tous, les hommes, comme, en effet, ils le pensèrent ; pour leur ôter cette opinion qu’après sa mort il n’agirait plus, il a ajouté : « Et vous ne pouvez venir où je suis (34) ». Or, s’il avait dû demeurer dans la mort, sûrement ils auraient pu l’y aller joindre, car la mort est un pays où nous allons tous. Ainsi, par ces paroles, Jésus gagnait les plus simples, il retenait dans la crainte et le respect les plus violents et les plus emportés, et ceux qui étaient le plus soigneux de s’instruire, il les excitait à se hâter de venir l’écouter, parce qu’il né devait plus rester ici-bas que peu de temps, et qu’ils n’auraient pas toujours le bonheur d’entendre une si excellente et si admirable doctrine ? Le Sauveur n’a pas dit seulement : Je suis ici, mais encore : « Je suis avec vous », c’est-à-dire, dussiez-vous me persécuter, me tourmenter, je ne cesserai pas un seul moment d’avoir soin de vous et de vous prêcher ce qu’il vous est nécessaire de savoir pour votre salut.
« Et je vais » ensuite « vers Celui qui m’a envoyé ». Ces paroles pouvaient les épouvanter et les inquiéter. Car il leur prédit qu’ils auraient besoin de lui. Vous me chercherez, dit-il, non seulement vous ne m’oublierez pas, mais encore « vous me chercherez et vous ne me trouverez point ». Et quand les Juifs l’ont-ils cherché ? Saint Luc rapporte que les femmes l’avaient pleuré (Lc. 23,27), et il est probable que beaucoup d’autres, et sur le moment, et lors de la ruine de Jérusalem, souhaitèrent la présence de Jésus-Christ par le souvenir qu’ils avaient de lui et de ses miracles. Au reste, le divin Sauveur dit toutes ces choses pour les attirer et les gagner. En effet, le peu de temps qu’il devait être avec eux, le regret qu’ils auraient de lui, après qu’il s’en serait allé, lorsqu’ils ne pourraient plus le trouver ; c’était là de quoi les engager à s’attacher à lui pour profiter de ces derniers moments. S’il ne devait pas arriver qu’ils regrettassent sa présence, ce qu’il leur disait n’avait rien d’extraordinaire, ni d’intéressant : si, au contraire, ils devaient souhaiter sa présente, sans qu’il leur fût impossible de le retrouver, ce qu’il leur disait n’aurait pas été capable de les troubler et de les inquiéter si fort.
3. Et encore, s’il avait dû demeurer beaucoup de temps avec eux, peut-être seraient-ils devenus indolents et paresseux. Mais, par ce discours, maintenant il les presse de toutes parts, et il les effraie. Ces paroles : « Je vais vers Celui qui m’a envoyé », leur font connaître qu’il n’a rien à craindre de leurs pièges, et qu’il souffrira la mort volontairement. Jésus-Christ a donc prédit deux choses : et qu’il s’en irait dans peu, et qu’ils ne pourraient le venir trouver : certes, il est au-dessus de l’esprit humain de prédire ainsi sa mort. Écoutez ce que dit David : « Faites-moi connaître, Seigneur », quelle est « ma fin, et quel est le nombre de mes jours, afin que je sache ce qui m’en reste » encore. (Ps. 38,5-6) C’est là sûrement ce que personne ne sait : au reste, Jésus-Christ confirme l’une des choses par l’autre : « La prédiction qu’ils ne le trouveraient point, par celle de sa mort ». Pour moi, je pense que le Sauveur dit énigmatique ment ceci aux archers, et que ces paroles les regardent, qu’il les leur adresse pour les gagner tout à fait, leur faisant connaître qu’il savait pourquoi ils étaient venus, comme s’il leur disait.: attendez un peu, et après j’irai avec vous.
« Les Juifs disaient donc entre eux : où est-ce qu’il ira (35) ? » Cependant des gens qui auraient désiré avec passion qu’il s’en allât, et fait tout ce qu’ils pouvaient pour ne l’avoir plus devant leurs yeux, n’auraient pas dû s’enquérir de ceci, mais dire : nous nous réjouissons que vous vous en alliez : et quand cela arrivera-t-il ? Mais ces paroles les inquiètent ; voilà pourquoi ils se demandent les uns aux autres, dans la faiblesse de leur esprit : où est-ce qu’il s’en ira ? « Ira-t-il vers la dispersion des gentils ? » Que signifie cela ? « Vers la dispersion des gentils ? » C’est ainsi que les Juifs appelaient les gentils, parce qu’ils étaient dispersés partout, et qu’ils se mêlaient librement les uns avec les autres. Dans la suite, les Juifs ont aussi souffert la même confusion et la même ignominie : car ils sont eux-mêmes devenus une dispersion. Autrefois, toute la nation était unie ensemble dans un même lieu, et l’on n’aurait pu trouver un Juif autre part que dans la Palestine : voilà pourquoi les Juifs appelaient les gentils la dispersion : c’était un reproche qu’ils leur faisaient, se glorifiant d’être tous réunis ensemble, et s’en applaudissant extrêmement.
Que veulent donc dire ces paroles : « Vous ne pouvez venir où je vais », et dans un temps auquel les Juifs se mêlaient partout avec les gentils dans le monde entier ? Si Jésus-Christ avait voulu désigner les gentils, il n’aurait pas dit : je vais où vous ne pouvez venir. Niais lorsque les Juifs dirent : « Ira-t-il vers la dispersion des gentils ? » ils n’ajoutèrent point, pour les perdre et les exterminer, mais pour les instruire : ainsi leur colère était déjà apaisée, et ils avaient pris confiance dans la parole de Jésus. S’ils n’y avaient point cru, ils ne se seraient pas demandé entre eux ce qu’il voulait dire : mais en voilà assez sur ce qui les concerne.
Nous avons à craindre, mes chers frères, qu’elle ne s’applique à nous-mêmes, cette parole : vous ne pouvez venir où je suis, à cause des péchés dont notre vie est chargée. Car, de ses disciples, Jésus-Christ dit : « Je désire que là où je suis, ils y soient aussi avec moi ». (Mt. 17,24) Mais de nous, j’ai peur qu’il ne dise le contraire, qu’il ne nous dise : « Vous ne pouvez venir où je suis ». Ce qu’il ne nous est pas permis de faire, nous le faisons comment pourrons-nous aller où il est ? Dans ce monde, le soldat qui manque de respect au roi, perd le droit de le voir : il est dégradé et condamné au dernier supplice. Si donc nous ravissons le bien d’autrui, si nous nous livrons à l’avarice, si nous commettons l’iniquité, si nous sommes violents et emportés, si nous ne faisons pas l’aumône, nous ne pourrons point aller là où est Jésus-Christ. Mais il nous arrivera la même chose qu’aux vierges folles (Mt. 25), qui ne purent entrer avec lui aux noces et qui furent obligées de se retirer, leurs lampes s’étant éteintes, c’est-à-dire, l’huile de la charité et des bonnes œuvres leur ayant manqué. Car le feu de la charité que le Saint-Esprit allume subitement en nous, si nous voulons, nous le rendons plus ardent, et si nous ne voulons pas, nous l’éteignons aussitôt ; mais aussi, dès qu’il sera éteint, il n’y aura plus que des ténèbres dans nos âmes. Comme la lampe qui est allumée répand une grande lumière, de même quand elle vient à s’éteindre, tout n’est que ténèbres. Voilà pourquoi l’Écriture dit : « N’éteignez pas l’Esprit ». (1Thes. 5,19) Or, on l’éteint, cet esprit, lorsque l’huile manque, lorsqu’un souffle plus impétueux que le vent vient à l’assaillir ; lorsqu’on le comprime et qu’on l’étouffe : car on éteint aussi le feu de cette manière. Or, on étouffe, on comprime cet esprit, en se livrant aux pensées du siècle ; on l’éteint, en s’abandonnant aux passions déréglées. Mais surtout, rien, n’est plus capable de l’éteindre que l’inhumanité, la cruauté, les rapines. Si, à défaut d’huile, nous versons par-dessus de l’eau froide, c’est-à-dire l’avarice qui glace par la tristesse les âmes de ses victimes, comment ensuite pourrons-nous le rallumer ? Nous sortirons donc de ce monde, emportant avec nous beaucoup de cendres et une fumée qui nous accusera d’avoir éteint notre lampe. Car où il y a de la fumée, là nécessairement il y a eu du feu, et un feu qu’on vient d’éteindre.
Mais à Dieu ne plaise qui aucun de vous n’entende cette foudroyante parole : « Je ne vous connais point ! » (Mt. 25,12) Et qu’est-ce qui la provoque, cette terrible parole ? sinon d’avoir vu le pauvre et de n’avoir pas fait attention à lui ? Si nous avons méconnu Jésus-Christ affamé, il ne nous connaîtra pas non plus lui-même, nous qui aurons été sans pitié. Et certes ce sera justice. Car celui qui méprise le pauvre et ne l’assiste pas de ses biens, comment espérerait-il participer à des biens qui ne lui appartiennent pas ? C’est pourquoi, je vous en conjure, mes frères, faisons tout ce que nous pouvons, mettons tout en œuvre pour que l’huile ne nous manque pas. Garnissons bien nos lampes, afin d’entrer avec l’époux dans la chambre nuptiale. Je prie Dieu de nous y faire tous entrer, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles éternels ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LI.[modifier]


LE DERNIER JOUR DE LA FÊTE, QUI ÉTAIT LE PLUS SOLENNEL, JÉSUS SE TENANT DEBOUT, DISAIT A HAUTE VOIX : SI QUELQU’UN A SOIF, QU’IL VIENNE A MOI, ET QU’IL BOIVE. – SI QUELQU’UN CROIT EN MOI, IL SORTIRA DES FLEUVES, D’EAU VIVE DE SON VENTRE, COMME DIT L’ÉCRITURE. (VERSET 37, 38, JUSQU’AU VERS. 44)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Les auditeurs de la parole de Dieu en doivent avoir une soif ardente.
  • 2. Le Saint-Esprit avait déjà été donné aux saints de l’Ancien Testament ; mais les apôtres le reçurent avec une plus grande plénitude.
  • 3. Effets de la malice et de la méchanceté. – On se perd soi-même, en voulant perdre les autres. – Les Juifs ont voulu détruire la prédication de l’Évangile, et ils ont été eux-mêmes détruits et dispersés. Comment il faut se venger de ses ennemis : beau moyen de se venger. – Laisser, à Dieu notre vengeance comme nous voulons que nos domestiques nous laissent la leur. – On guérit le mal non par le mal, mais par le bien.


1. Il faut que ceux qui viennent entendre la parole de Dieu et qui y croient ; montrent autant d’ardeur pour elle qu’en ont pour l’eau ceux qui sont pressés d’une soif brûlante : il faut que leur âme soit embrasée de désir et d’amour. C’est ainsi que plus fidèlement et plus sûrement ils la pourront garder dans leur cœur. En effet, ceux qui ont bien soif, avalent avec une extrême avidité le verre d’eau qu’on leur présente, et par là ils étanchent leur soif. Ceux donc qui puisent aux sources de la divine parole, s’ils en sont altérés comme des gens qu’une ardente soif consumé, ne cesseront point de boire qu’ils n’aient tout avalé, tout épuisé. L’Écriture sainte le dit, qu’il faut toujours avoir soif, que toujours il faut avoir faim : « Bienheureux ceux », dit-elle, « qui sont affamés et altérés de la justice ». (Mt. 5,6) Et ici Jésus-Christ : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et qu’il boive » ; c’est-à-dire, je ne contrains, je ne force personne à venir à moi ; mais si quelqu’un a bonne volonté, s’il a de la ferveur et une grande affection, c’est celui-là que j’appelle.
Mais pourquoi l’évangéliste marque-t-il ainsi « le dernier jour de la fête », qui était le plus solennel ? Car le premier et le dernier jour étaient les plus solennels, et ceux du milieu de l’octave se passaient en festins et en plaisirs. Pourquoi dit-il donc : « Le dernier jour ? » Parce que c’est en ce jour que tout le peuple accourait et s’assemblait. Jésus ne fut pas à la fête le premier jour, et il en dit la raison à ses frères. Il ne prêcha ni le second ; ni le troisième, pour ne prêcher pas inutilement, puisqu’en ces jours on s’abandonnait aux plaisirs et à la joie : Mais le dernier jour, auquel chacun se retirait chez soi, il leur donne le viatique du salut ; et il crie à haute voix, soit pour montrer qu’il parle en assurance et en toute liberté, soit pour faire connaître à toute cette assemblée qu’il avait parlé d’un breuvage spirituel ; et il ajoute : « Si quelqu’un croit en moi, comme dit l’Écriture, il sortira des fleuves d’eau vive de son ventre ». Jésus appelle ventre le cœur, de même que le Psalmiste dit : « Et votre loi est gravée au milieu de mon ventre ». (Ps. 39,11) Et où est ce que l’Écriture dit : « Il sortira des fleuves d’eau de son ventre ? » Nulle part. Que veut donc dire ceci : « Celui qui croit en moi, comme dit l’Écriture ? » Il faut ici ponctuer de manière qu’il ne paraisse que ces mots : « Il sortira des fleuves d’eau de son ventre », sont de Jésus-Christ même. Car comme plusieurs disaient : « C’est Jésus-Christ », et « Quand le Christ viendra, fera-t-il plus de miracles ? » il montre qu’il faut avoir une foi pure, avoir de lui une juste opinion, et ne point tant croire sur les miracles que sur ce qu’enseignent les Écritures. En effet, un grand nombre de ceux qui lui voyaient faire des miracles, ne le reconnaissaient pas pour le Christ ; et qu’on ne pouvait manquer de lui objecter : les Écritures ne disent-elles pas que le Christ viendra de la race de David ?
Jésus parlait souvent des Écritures, pour faire voir qu’il n’en craignait point le témoignage, et qu’il n’en fuyait point la lumière et c’est pour cela qu’il renvoie les Juifs aux Écritures. Car il avait dit auparavant : « Lisez « avec soin les Écritures » (Jn. 5,39) ; et encore : « Il est écrit dans les prophètes : ils seront tous enseignés de Dieu ». (Jn. 6,45) Et : « Moïse est votre accusateur ». (Jn. 5,45) Mais ici il dit : « Comme a dit l’Écriture : il sortira des fleuves de son ventre ». Par où il marque l’abondance et la fécondité de la grâce ; de même qu’il dit ailleurs : « Une fontaine d’eau qui rejaillira jusque dans la vie éternelle » (Jn. 4,14), c’est-à-dire ; il recevra une abondance de grâces. Ailleurs il avait dit : La vie éternelle ; ici il dit : Une eau vive. Le Sauveur appelle eau vive celle qui coule, qui opère toujours. Car lorsque la grâce du Saint-Esprit est entrée dans une âme et y a établi sa demeure, elle coule et se répand avec plus de force et d’abondance qu’aucune autre source ; elle ne tarit point et ne cesse jamais de couler. Jésus-Christ donc, pour montrer que jamais cette eau ne tarit, et qu’elle agit d’une manière ineffable, dit une fontaine et des fleuves ; non un seul fleuve, mais une infinité de fleuves. Et en cet endroit il s’est servi du mot de rejaillir, pour celui d’inonder.
Voulez-vous le voir clairement, mes frères, que cette eau se multiplie en une infinité de fleuves ? Considérez la sagesse d’Étienne, l’éloquence de Pierre, la force de Paul : considérez que rien n’a pu vaincre ni ralentir leur zèle et leur activité : ni la fureur du peuple, ni la violence des tyrans, ni les pièges des démons, ni la mort à laquelle ils se voyaient tous les jours exposés ; et que, semblables à des fleuves impétueux qui se débordent, ils ont tout entraîné avec eux.
« Ce qu’il entendait de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui, car le Saint-Esprit n’avait pas encore été donné (39) ». Comment donc les prophètes ont-ils prophétisé et opéré tant de miracles ? Car ce n’est point par l’Esprit, mais par la vertu de Jésus, que les apôtres ont chassé les démons, comme il le dit lui-même : « Si c’est par Béelzébuth que je chasse les démons, par qui vos « enfants les chassent-ils ? » Jésus-Christ disait donc cela pour déclarer qu’avant qu’il eût été crucifié ils n’avaient pas tous chassé les démons par le Saint-Esprit, mais par sa vertu. C’est quand il envoya ses disciples prêcher l’Évangile, qu’il leur dit : « Recevez le Saint-Esprit ». Et encore : « Le Saint-Esprit se répandit sur eux et ils faisaient des miracles ». (Mt. 20,22)
2. Au reste, lorsque Jésus-Christ envoya ses disciples, il n’est point écrit qu’il leur donna le, Saint-Esprit, mais il leur donna puissance, disant : « Guérissez les lépreux, chassez les démons, ressuscitez les morts : donnez gratuitement ce que vous avez reçu gratuitement ». (Mt. 10,1, 8) Or, tout le monde sait que le Saint-Esprit avait été donné aux prophètes ; mais aussi on ne doit pas ignorer que cette grâce était donnée par mesure, qu’elle a été ôtée et qu’elle a cessé sur la terre depuis le jour qu’il fut dit : « Votre maison est abandonnée, elle demeurera déserte » (Mt. 23,38) ; et qu’avant ce jour, même le Saint-Esprit commençait déjà à faire plus rarement sentir son opération. Il n’y avait plus de prophètes parmi les Juifs, et s’il s’en trouvait, leur grâce, leur vertu ne s’étendait point jusque sur les choses saintes et salutaires.
Les Juifs donc ayant été privés de la grâce du Saint-Esprit, il est venu un temps auquel elle s’est répandue sur les hommes avec une plus grande effusion, et c’est après le crucifiement du Sauveur qu’elle a commencé de se manifester, non seulement avec plus d’abondance, mais encore par des dons plus grands et plus excellents. Car le don duquel il est dit : « Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes animés » (Lc. 9,55) ; et encore : « Aussi vous n’avez point reçu l’esprit de servitude, mais vous avez reçu l’Esprit de l’adoption » (Rom. 8,15), était effectivement un don plus merveilleux et plus admirable que ceux que Dieu distribuait dans le Vieux Testament ; car les saints de l’ancienne loi recevaient aussi le Saint-Esprit, mais ils ne le communiquaient point aux autres ; au lieu que les apôtres en remplissaient tout le monde : comme donc ils devaient un jour recevoir cette grâce, et qu’elle ne leur avait point encore été donnée, voilà pourquoi l’évangéliste dit : « L’Esprit n’était pas encore ». Et sûrement c’est de cette grâce qu’il parle, quand il dit : « Le Saint-Esprit n’était pas encore, à savoir, donné, parce que Jésus n’était pas encore glorifié », appelant gloire ou glorification la croix du Sauveur. Comme nous étions des ennemis de Dieu, des pécheurs, privés de la grâce du Seigneur, des impies, et que la grâce est un signe de réconciliation ; comme aussi ce n’est : ni à ses ennemis, ni à ceux qu’on hait que l’on fait du bien, mais à ses amis, mais à ceux qu’on croit gens de bien, il a donc fallu offrir pour nous auparavant un sacrifice d’expiation ; il a fallu que l’inimitié fût détruite dans la chair et que nous devinssions amis de Dieu avant de recevoir son présent. Et s’il y à eu un sacrifice offert, lorsque la promesse a été faite, à Abraham, il fallait, à plus forte raison, en offrir un sous le régime de grâce ; c’est là ce que déclare saint Paul par ces paroles : « Que si ceux qui appartiennent à la loi sont les héritiers, la foi dévient inutile et la promesse de Dieu sans effet ; car la loi produit la colère » (Rom. 4,14-15), c’est-à-dire Dieu a promis à Abraham et à sa postérité de lui donner la terre « de Chanaan » ; mais là postérité d’Abraham s’est trouvée indigne de la promesse et n’a pu se rendre agréable à Dieu par ses propres œuvres. C’est pourquoi la foi, qui est une chose facile, est venue dans le monde afin d’attirer la grâce et afin que les, promesses de Dieu ne fussent pas sans effet ; et c’est encore pour cette raison que le même apôtre, parlant de la foi, dit : « Afin que nous soyons héritiers par grâce, et que la promesse demeure ferme ». (Id. 16) Par grâce, attendu que les enfants d’Abraham n’avaient pu l’acquérir ni par leur travail, ni par leurs sueurs.
Mais pourquoi Jésus-Christ ayant dit : « Selon l’Écriture », n’en a-t-il pas apporté des témoignages ? C’est parce que l’esprit des Juifs était prévenu. Car les uns disaient : « Cet homme est le prophète, celui que nous attendons (40) ». D’autres : « Il séduit le peuple (12) ». D’autres : « Le Christ ne viendra pas de Galilée, mais de la petite ville de Bethléem (41, 42) ». Et d’autres : « Quand le Christ viendra, personne ne saura d’où il est (27) ». Ainsi leurs opinions étaient partagées, comme il arrive dans les troubles populaires. En effet, ils ne voulaient pas écouter, ne tenaient pas à s’instruire. Voilà pourquoi Jésus ne leur répond rien-, quoiqu’il y en eût qui disent : « Le Christ viendra-t-il de Galilée ? », Mais il loua Nathanaël comme un vrai israélite, quoiqu’il parlât avec plus de force et de dureté, et qu’il dît avec mépris : « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » Mais les premiers et ceux qui disaient à Nicodème : « Lisez avec soin les Écritures, et apprenez qu’il ne sort point de prophète de Galilée (52) », ne parlaient point pour savoir qui il était, mais pour écarter et détruire l’opinion que répandaient ceux qui disaient : « Il est le Christ ». En ce qui concerne Nathanaël, c’était l’amour de la vérité et la connaissance des anciennes prophéties qui le faisaient parler comme il fit mais ceux-là n’avaient en vue que de détourner le peuple de la pensée que Jésus était le Christ, voilà pourquoi Jésus ne les instruisit point. Car des gens qui se contredisaient, qui tantôt disaient : « Personne ne saura d’où il est », et tantôt : « Il viendra de Bethléem », eussent-ils véritablement appris qu’il était le Christ, ils n’auraient sûrement pas manqué de le contester. Que parce qu’il avait demeuré à Nazareth, ils ignorassent qu’il était de Bethléem, je le passe, quoiqu’en cela même, ils ne soient point excusables, puisque Jésus n’était point né à Nazareth ; mais sa généalogie, pouvaient-ils de même la méconnaître, pouvaient-ils ignorer qu’il était de la maison et de la famille de David ? Comment donc disaient-ils : « Le Christ ne viendra-t-il pas de la race de David ? » Voilà précisément par où ils lâchaient d’obscurcir et de cacher sa naissance, et de suborner le peuple parles discours qu’ils semaient.
Mais pourquoi ne vinrent-ils pas dire à Jésus-Christ : Maître, nous admirons votre doctrine et vos œuvres, mais puisque vous voulez que nous croyions en vous, conformément à ce qu’enseignent les Écritures, apprenez-nous pourquoi elles annoncent que le Christ viendra de Bethléem, et pourquoi vous êtes venu de Galilée ? Mais ils ne dirent rien de cela, et la malignité dictait seule tous leurs propos. L’évangéliste fait bien voir qu’ils ne cherchaient point à le connaître, ou même qu’ils ne le voulaient point, puisqu’il ajoute incontinent : « Quelques-uns d’entre eux avaient envie de le perdre ; mais néanmoins personne ne mit la main sur lui (44) ». Et en effet, si quelque chose était capable de les toucher, c’était au moins cette hardie et insolente entreprise, mais ils n’en furent nullement touchés, comme dit le prophète : « Ils ont été divisés, mais ne furent pas néanmoins touchés de componction ». (Ps. 34,19)
3. C’est le propre de la malice de ne vouloir céder à personne, et d’avoir uniquement en vue la perte de celui à qui elle tend des pièges. Mais, que dit l’Écriture ? « Celui qui creuse la fosse pour son prochain tombera dedans ». (Prov. 26,27) Et voilà ce qui est alors arrivé aux Juifs. Ils avaient envie de faire mourir Jésus-Christ pour détruire la prédication, pour étouffer l’Évangile dès sa naissance. Ce fut le contraire qui arriva : la prédication fleurit, l’Évangile triomphe par la grâce de Jésus-Christ, et leur république est éteinte, leur état est renversé : ils sont errants sur la terre, sans patrie, sans liberté, sans culte ; toute leur prospérité leur est ravie : ils vivent dans la servitude et dans la captivité.
Instruits de ces vérités, gardons-nous de tendre des pièges aux autres, persuadés que c’est là aiguiser une épée contre soi-même, et se faire une plus profonde blessure. Mais on vous a offensé, et vous voulez en tirer vengeance ? Ne vous vengez point, et par là vous serez vengé : si vous vous vengez, vous ne vous vengerez point. Et ne pensez pas que ce soit là une énigme, c’est une vérité. Comment cela ? Parce que, si vous ne vous vengez point, vous, attirez la colère de Dieu sur celui qui vous a offensé ; si, au contraire, vous exercez votre vengeance, il n’en est plus de même : le Seigneur ne vous venge point. Car, « c’est à moi que la vengeance est réservée, et c’est moi qui la ferai, dit le Seigneur ». (Rom. 12,19 ; Deut. 32,43) En effet, qu’il survienne une querelle entre nos domestiques, nous voulons qu’ils nous en laissent toute la vengeance ; mais, s’ils se vengent eux-mêmes, et qu’ensuite ils viennent nous prier de les venger, quelles que soient leurs instances, non seulement nous ne les vengeons point, mais même nous nous mettons en colère contre eux, et nous leur disons : Déserteur, tu mérites les étrivières ; car ils devaient s’en rapporter entièrement à nous, et nous laisser le soin de les venger. Mais, comme nous leur pouvons dire : Tu t’es vengé toi-même, nous leur répondons. Retire-toi, et ne viens pas davantage m’importuner. À plus forte raison, Dieu, qui nous, a commandé de nous remettre à lui de toutes choses, nous fera-t-il cette même réponse. Et quoi n’est-il pas ridicule que nous, qui exigeons de nos serviteurs tant de sagesse et de déférence, nous ne confiions pas au Seigneur ce que nous voulons que nos serviteurs nous confient ? Au reste, si je vous dis ceci, mes frères, c’est que je vous vois très-prompts à vous venger.
Le vrai sage ne doit point se venger, il doit remettre et pardonner les fautes qu’on commet contre lui, et il le devrait, quand même il n’aurait pas à attendre une grande récompense, à savoir, la rémission de ses propres péchés : si vous condamnez le pécheur, si vous le punissez, pourquoi, je vous prie ; pourquoi péchez-vous vous-même ? pourquoi tombez-vous dans les fautes que vous punissez chez les autres ? Quelqu’un vous a-t-il fait une injure, ne rendez pas injure pour injure, pour ne pas vous punir vous-même le premier : Quelqu’un vous a-t-il frappé, ne rendez pas coup pour coup, vous n’en retireriez aucun avantage. Quelqu’un tous a-t-il causé du chagrin, ne rendez pas la pareille, il n’en revient aucune utilité, sinon de devenir semblable à celui qui a fait le mal. Si vous souffrez tout patiemment et avec douceur, peut-être le couvrirez-vous de confusion, peut-être le ferez-vous rougir assez pour qu’il calme sa colère.
Ce n’est point par le mal qu’on guérit le mal ; mais c’est par le bien. Il est des païens qui pensent de même et pratiquent cette philosophie. Rougissons donc de céder, en philosophie, à des fous comme sont les païens. Plusieurs d’entre eux ; ayant reçu une injure, l’ont courageusement soufferte ; plusieurs ne se sont point vengé de la calomnie, plusieurs ont fait du bien à ceux qui cherchaient à leur faire du mal. Nous devons craindre que, parmi eux, il ne s’en trouve qui, nous surpassent en vertu, et quel pour cela même, nous ne soyons plus sévèrement punis.
En effet, si nous, qui avons reçu le Saint-Esprit, qui attendons un royaume, qui nous exerçons à la vraie philosophie, qui combattons pour acquérir les célestes récompenses, qui n’avons point, comme ces hommes, un enfer à, craindre, à qui il est ordonné d’être des anges, qui participons aux saints mystères ; si nous, dis-je, nous n’atteignons même pas à leur vertu, quelle indulgence obtiendronsnous ? Car si nous sommes obligés de surpasser les Juifs : « Si votre justice », dit Jésus-Christ, « n’est plus abondante que celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux » (Mt. 5, 20) ; à plus forte raison le sommes-nous de surpasser les gentils ; si nous devons surpasser les pharisiens, nous sommes tenus bien plus rigoureusement de surpasser les infidèles. Faute d’avoir surpassé les Juifs et les pharisiens, le royaume nous sera fermé. Si nous sommes plus méchants que les païens, comment ce même royaume nous sera-t-il ouvert ?
C’est pourquoi, chassons toute aigreur, toute colère, toute fureur. « Il ne m’est pas pénible a de vous écrire les mêmes choses, mais il vous est sûr que je le fasse ». (Phil. 3,1) Souvent les médecins réitèrent le même remède ; nous, de même, nous ne cesserons point de crier, de vous remémorer les mêmes choses, de vous instruire, de vous exhorter. Les embarras du siècle, une multitude d’affaires vous font oublier tout ce que nous vous prêchons et nous vous enseignons ; et nous avons besoin de recommencer sans cesse. Si nous voulons que nos réunions en ce lieu ne soient pas inutiles, produisons de bons fruits, afin que nous obtenions les biens à venir, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LII.[modifier]


LES GARDES RETOURNÈRENT DONC VERS LES PRINCES DES PRÊTRES ET LES PHARISIENS QUI LEUR DIRENT POURQUOI NE L’AVEZ-VOUS PAS AMENÉ ? – LES GARDES LEUR RÉPONDIRENT : JAMAIS HOMME N’A PARLÉ COMME CET HOMME-LÀ. (VERS. 45, 46, JUSQU’AU VERS. 19 DU CHAP. VIII)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. La vérité se découvre d’elle-même aux âmes droites et sincères, et se cache aux esprits infectés de malice.
  • 2. Nicodème, un sénateur, prend la défense de Jésus-Christ contre les pharisiens.
  • 3. Objection des hérétiques. – Réponse. – Jésus-Christ déclare qu’il est consubstantiel à son Père.
  • 4. Blasphémer contre le Fils, c’est aussi blasphémer contre le Père. – Glorifier le Fils comme le Père, il est de même nature on ne peut connaître le Père sans connaître le Fils : s’il n’était pas de même substance, on pourrait connaître le Père sans connaître le Fils. – On ne peut connaître le Père sans connaître le Fils, parce qu’ils sont de même substance. – On connaît l’homme, et on ne connaît pas lange : on connaît la créature, et on ne connaît pas Dieu, parce que les substances sont différentes. – Glorifier le Fils et par la parole et par les œuvres. – Ce que Dieu demande d’un chrétien. – Laideur et puanteur du péché. – Rien n’est plus honteux, ni plus horrible que la rapine et l’avarice.


1. Rien n’est plus clair, rien n’est plus simple que la vérité, quand on la cherche avec un cœur droit et sincère : mais, s’il y a dans l’âme de la malice, rien n’est alors plus obscur ni plus impénétrable que cette même vérité. En voici un exemple Les scribes et les pharisiens, qui paraissaient les plus sages de tous les hommes, qui étaient toujours avec Jésus-Christ, pour lui tendre des pièges, quoiqu’ils vissent les miracles qu’il faisait, quoiqu’ils lussent les Écritures, n’en ont retiré aucun fruit, aucun profit, et que dis-je ? ils n’ont fait par, là que se nuire : au contraire, les gardes, privés de tous ces avantages, une seule prédication les a gagnés. Et ceux qui étaient venus prendre Jésus-Christ, ravis d’admiration, furent pris eux-mêmes. Nous ne devons pas seulement admirer leur sagesse pour avoir su se passer de miracles, et n’avoir eu besoin que de la doctrine seule, de la seule parole de Jésus-Christ pour se convertir (car ils n’ont point dit : Jamais homme n’a fait de si grands miracles, mais bien : « Jamais homme n’a parlé comme cet homme-là ») : non seulement donc leur docilité est digne d’admiration, mais aussi la liberté avec laquelle ils répondent à ceux qui les avaient envoyés, aux pharisiens, à ceux qui persécutaient Jésus, et qui n’oubliaient rien pour assouvir l’envie qu’ils lui portaient.
« Les archers retournèrent », dit l’évangéliste, « et les pharisiens leur dirent : Pourquoi ne l’avez-vous pas amené ? » Être retournés, c’est plus que d’être demeurés : s’ils, n’avaient pas été rejoindre les pharisiens, ils se seraient dérobés à leur colère ; mais par leur retour, ils ont maintenant la gloire d’être prédicateurs de la sagesse de Jésus-Christ, et par là se manifeste mieux leur fermeté. Ils ne disent point : nous n’avons pas pu l’amener à cause du peuple qui l’écoute comme un prophète ; mais quelle est leur réponse ? « Jamais homme n’a si bien parlé ». Et certes, ils auraient pu alléguer l’autre excuse, mais leur cœur est droit, et ils le montrent. En effet, leur réponse n’est pas seulement un témoignage de leur admiration et de leur étonnement, mais aussi du reproche qu’ils font aux pharisiens de les avoir envoyés prendre et garrotter un homme qu’ils auraient plutôt dû eux-mêmes aller écouter. Cependant ils n’avaient entendu qu’une prédication fort courte. A une âme droite et sincère il ne faut pas de longs discours, la vérité a par elle-même assez de force.
Que répliquèrent donc les pharisiens ? Lorsqu’ils auraient dû être touchés de componction, ils accusent au contraire ces gardes de s’être laissés séduire : « Êtes-vous donc aussi vous-mêmes séduits (47) ? » Ils les flattent encore et n’usent point de rudes paroles, de peur qu’ils ne les quittent tout à fait, mais toutefois, à travers cette circonspection, on entrevoit leur rage et leur fureur. Les pharisiens auraient dû demander ce qu’avait dit Jésus, et admirer ses réponses, et ils ne le font pas, dans la crainte d’être attirés comme les autres, mais ils répliquent par cet argument absurde : « Pourquoi nul des sénateurs n’a cru en lui (48) ? » Dites-moi : N’est-ce pas là faire plutôt un reproche aux incrédules qu’à Jésus-Christ ? « Car pour cette populace qui ne sait pas la loi, ce sont des gens maudits (49) ». Et voilà pourquoi vous êtes plus condamnables, vous qui êtes demeurés dans l’incrédulité, tandis que la populace croyait. Ces hommes du peuple se conduisaient comme des gens qui savaient la loi. Comment donc sont-ils maudits ? C’est vous qui n’observez pas la loi, qui êtes maudits, et non ceux qui l’observent : et l’incrédulité de ceux qui refusent de croire à Jésus-Christ n’est pas un argument qui puisse être employé contre lui. Ce procédé est très-blâmable ; vous-mêmes, vous n’avez pas cru à Dieu, comme dit saint Paul : « Car enfin, si quelques-uns d’entre eux n’ont pas cru, leur infidélité anéantira-t-elle la fidélité de Dieu ? Non, certes ». (Rom. 3,3) Les prophètes aussi vous ont continuellement fait ce reproche, vous disant : « Écoutez la parole du Seigneur, princes de Sodome » (Is. 1,10) ; et : « Vos princes n’observent point la loi ». Et derechef : « N’est-ce pas à vous de savoir ce qui est juste ? » (Mic. 3,1) Et partout ils leur font encore de plus fortes réprimandes.
Quoi donc ? Vous êtes infidèles, quelqu’un osera-t-il tirer de là un argument contre Dieu ? Loin, de nous ce blasphème, c’est uniquement votre faute : et quel autre témoignage faut-il, pour connaître que vous ne savez point la loi, que votre seule incrédulité ? Lors donc qu’ils eurent dit qu’aucun des sénateurs n’avait cru en Jésus, mais ceux-là seulement qui ne savaient point la loi, Nicodème les reprit fort à propos par ces paroles : « Notre loi permet-elle de condamner personne sans l’avoir oui auparavant (51) ? » Il fait voir par là qu’ils ne savent et n’observent point la loi. Car si la loi défend de faire mourir personne sans l’avoir ouï auparavant, et si avant d’avoir ouï Jésus, ils cherchaient à le faire mourir, ils étaient des violateurs de la loi : et comme ils avançaient qu’aucun des sénateurs n’avait cru en lui, l’évangéliste indique exprès que Nicodème était de leur corps, pour faire voir que des sénateurs mêmes avaient cru en lui. Sans doute ils ne l’avaient pas encore témoigné publiquement comme ils l’auraient dû, mais néanmoins ils étaient attachés à Jésus-Christ.
Mais remarquez, mes frères, avec quelle modération et quelle retenue Nicodème les reprend. Il ne dit point : Vous voulez le faire mourir, et vous le condamnez sans raison comme séducteur. Il ne leur a point parlé en ces termes : il s’est servi de paroles plus douces et plus modérées pour réprimer l’excès de leur violence inconsidérée et sanguinaire. C’est pour cela qu’il invoque la loi en disant : « Sans avoir ouï avec soin et s’être bien informé de ses actions ». Voilà pourquoi il ne faut pas seulement ouïr, mais il faut ouïr avec soin ; car c’est là ce que signifient ces paroles : « Et sans s’être informé de ses actions », c’est-à-dire ce qu’il prétend. Quelle est son intention, son but, si sa conduite est celle d’un ennemi qui veut renverser la république ? Les pharisiens alors, déconcertés parce qu’ils avaient dit que nul des sénateurs ne croyait en Jésus-Christ, répondent faiblement à Nicodème, bien que sans ménagement.
2. Nicodème avait dit : « Notre loi ne condamne personne ». Lui répliquer : « Est-ce que vous êtes aussi galiléen ? » c’était une mauvaise réponse qui n’avait nul rapport à ce qu’il avait dit. Il fallait montrer, ou qu’ils n’avaient pas envoyé prendre Jésus sans jugement, ou qu’il n’était point nécessaire de l’entendre, et ils répondent durement et avec colère : « Lisez avec soin, et apprenez qu’il ne sort point de prophète de Galilée ». Mais, qu’avait dit Nicodème ? Que Jésus était un prophète ? Non, il avait dit qu’on ne devait condamner personne à mort, sans avoir auparavant instruit son procès, et les pharisiens lui font cette outrageante réponse, comme s’il eût absolument ignoré les Écritures ; c’est lui dire, aux termes près : Allez à l’école, allez étudier ; car tel est le sens de ces paroles : « Lisez avec soin, et apprenez ».
Que répond donc Jésus-Christ ? Comme les pharisiens n’avaient jamais dans la bouche que les noms de galiléen et de prophète, le Sauveur, pour les éloigner absolument de cette fausse pensée et leur faire voir qu’il n’est pas un des prophètes, mais le Seigneur du monde, dit : « Je suis la lumière du monde (12) ». Non de Galilée, non de la Palestine, non de la Judée. Que répliquent les Juifs ? « Vous vous rendez témoignage à vous-même », ainsi « votre témoignage n’est point véritable (13) ». O folie ! le Sauveur les renvoie toujours aux Écritures, et ils disent : « Vous vous rendez témoignage à vous-même ». Mais quel témoignage a-t-il rendu ? « Je suis la lumière du monde ». C’est là une grande parole ; oui, certes, c’est là une grande parole. Mais ils ne s’en sont pas beaucoup mis en peine, parce qu’il ne se disait pas égal au Père, ni son Fils, ou Dieu, mais seulement qu’il était la lumière. Néanmoins, ils voulaient aussi détruire cette opinion, car c’était là quelque chose de plus grand que de dire : « Celui qui me suit ne « marche point dans les ténèbres (12) ». Le Sauveur parle de la lumière et des ténèbres spirituelles, c’est-à-dire, il ne demeure point dans l’erreur.
Ici Jésus-Christ attire à soi Nicodème et l’encourage, parce qu’il avait librement parlé et dit son sentiment, et il loue les gardes de leur sage conduite. Ce mot « crier », marque que Jésus à voulu exciter les pharisiens à venir l’écouter. Et en même temps il insinue qu’ils pensaient à tendre secrètement des pièges et à tromper secrètement, c’est-à-dire, dans lés ténèbres et dans l’erreur, mais qu’ils ne vaincraient et n’éteindraient pas la lumière. Il rappelle à. Nicodème les paroles qu’il avait dites depuis peu : « Quiconque fait le mal, hait la lumière et ne vient point à la lumière, de peur que ses œuvres ne soient découvertes ». (Jn. 3,20) Comme les Juifs disaient qu’aucun des sénateurs n’avait cru en lui, Jésus dit : « Quiconque fait le mal hait la lumière et ne vient point à la lumière ». Par où il leur fait voir que s’ils ne viennent point, ce n’est pas que la lumière soit faible, mais c’est parce que leur volonté est corrompue et mauvaise.
« Les pharisiens lui dirent : Vous vous rendez témoignage à vous-même (13) ; et Jésus leur répondit : Quoique je me rende témoignage à moi-même, mon témoignage est véritable, parce que je sais d’où je viens et où je vais ; mais pour vous, vous ne savez point d’où je viens (14) ». Ce que Jésus avait dit auparavant, les Juifs le – lui opposent comme une décision. Que répond donc Jésus-Christ ? Il renverse cette prétendue décision, et leur montre que c’est selon leur opinion qu’il a parlé de la sorte[3], parce qu’ils le prenaient pour un homme, et il leur dit : « Quoique je me rende témoignage à moi-même, mon témoignage est véritable, parce que je « sais d’où je viens ». Que veut dire ceci ? Je suis de Dieu, et Dieu, et Fils de Dieu. Dieu est pour soi un témoin digne de foi pour vous, vous ne connaissez point Dieu, vous faites le mal volontairement ; vous savez et vous feignez de ne point savoir ; vous parlez selon vos sentiments humains et terrestres, et vous ne voulez rien savoir, rien connaître de plus que ce qui paraît au-dehors. « Vous jugez selon la chair (15) ». Comme vivre selon la chair, c’est mal vivre ; de même, juger selon sa chair, c’est mal juger. « Je ne juge personne, et si je juge, mon jugement est véritable (16) » ; c’est-à-dire, vous jugez injustement. Mais si nous jugeons injustement, répliquent-ils, pourquoi ne nous reprenez-vous pas ? pourquoi ne nous punissez-vous pas ? pourquoi ne nous condamnez-vous pas ? C’est, dit-il, parce que je ne suis point venu pour cela. Voilà ce que signifie cette parole : « Je ne juge personne. Et si je juge, mon jugement est véritable ». Car si je voulais juger, vous seriez au nombre des condamnés. Mais si je ne dis pas ceci, dit-il, pour vous juger ; et si j’ai dit : « Je ne parle pas pour juger », ce n’est pas que je craigne de ne pouvoir vous confondre, si je vous mettais en jugement, si je jugeais, vous seriez condamnés justement ; mais le temps de juger n’est pas encore venu. Jésus-Christ fait aussi entrevoir le jugement futur, quand il dit : « Parce que je ne suis pas seul, mais moi, et mon Père qui m’a envoyé ». Enfin il insinue ici qu’il n’est pas seul à les condamner, mais que son Père les condamne aussi. Plus loin, il exprime encore la même chose d’une manière enveloppée, lorsqu’il tâche de les gagner à son témoignage : « Il est écrit dans votre loi que le témoignage de deux hommes est véritable (17) ».
3. Quoi donc ! diront les hérétiques ? Si nous prenons cette parole simplement et dans le sens naturel qu’elle présente, qu’aura Jésus-Christ de plus que le reste des hommes ? Car si cette loi est établie parmi les hommes, c’est que nul homme n’est croyable parlant de lui-même. Mais, à l’égard de Dieu, comment pourrait-on admettre cela ? Examinons donc en quel sens Jésus-Christ a dit ce mot d’eux s’est-il servi de ce terme pour désigner deux hommes ? Si c’était là son intention, pourquoi n’a-t-il pas apporté le témoignage de Jean-Baptiste, et n’a-t-il pas dit : Je me rends témoignage à moi-même ? Jean rend aussi témoignage de moi. Pourquoi ne s’est-il pas servi du témoignage des anges ? pourquoi pas de celui des prophètes ? Il pouvait produire une infinité d’autres témoignages. Mais Jésus-Christ ne veut pas seulement indiquer deux personnes, mais encore deux personnes de même substance.
« Ils lui disent : Qui est votre Père ? Jésus leur répondit : Vous ne connaissez ni moi ni mon Père (19) ». Comme, le sachant, ils feignaient de ne le point savoir, et l’interrogeaient pour le tenter, Jésus ne daigne même pas leur répondre. Dans la suite, il a parlé plus clairement et plus librement, s’autorisant du témoignage de ses œuvres et de sa doctrine, parce qu’alors le temps du crucifiement et de sa mort était fort proche. « Je sais », dit-il, « d’où je viens » : cela pouvait ne pas les toucher beaucoup. Mais quand il ajouta : « Où je vais » ; cette parole devait les troubler et les effrayer davantage, comme indiquant qu’il ne devait point demeurer dans la mort.
Et pourquoi n’a-t-il pas dit : « Je sais que je suis Dieu », mais « je sais d’où je viens ? » Toujours il mêle les choses basses aux choses sublimes, et encore cache-t-il un peu celles-ci. Après avoir dit : « Je me rends témoignage « à moi-même », et l’avoir montré, il passe à quelque chose de moins élevé ; c’est comme s’il disait : Je connais celui qui m’a envoyé, et vers qui j’irai. De cette manière, les Juifs, entendant que le Père l’avait envoyé, et qu’il retournerait à lui, ne pouvaient contredire ce qu’il disait. Je n’ai rien dit que de véritable, dit-il, c’est de là que je viens et j’y retourne, je vais au Dieu de vérité. Mais vous, vous ne connaissez point Dieu, voilà pourquoi vous jugez selon la chair. En effet, après avoir vu tant de témoignages et de preuves, vous dites encore : « Il n’est point véritable ». De Moïse vous dites : Il est digne de foi, et lorsqu’il parle des autres, et lorsqu’il parle de soi ; mais vous parlez autrement au sujet de Jésus-Christ, c’est là juger charnellement.
« Je ne juge personne (15) ». D’ailleurs il dit aussi : « Le Père ne juge personne » ; « pourquoi dit-il : Et si je juge, mon jugement est juste, parce que je ne suis pas seul ? » (Jn. 5,22) Jésus-Christ parle encore selon l’opinion des Juifs. Cela signifie : Mon jugement est le jugement du Père, car le jugement du Père ne saurait être différent du mien, ni le mien de celui du Père. Mais pourquoi parle-t-il du Père ? Les Juifs ne croyaient pas que le Fils fût digne de foi s’il n’avait le témoignage du Père. Autrement ce qu’il disait serait demeuré sans valeur ; car, parmi les hommes, lorsque deux rendent témoignage dans l’affaire d’autrui, alors leur témoignage est réputé véritable ; c’est là, en effet, le témoignage porté par deux personnes. Mais si quelqu’un se rend témoignage à soi-même, alors il n’y a plus deux témoins.
Voyez-vous bien, mon cher auditeur, que si Jésus-Christ a parlé en ces termes, ça été pour montrer qu’il est consubstantiel à son Père, et que par lui-même ensuite il n’a pas besoin du témoignage d’un autre ; enfin, pour faire voir qu’il n’a rien de moins que le Père ? Reconnaissez donc son autorité dans ces paroles : « Or, je me rends témoignage à moi-même, et mon Père qui m’a envoyé me rend « aussi témoignage (18) ». Jésus-Christ n’aurait pas dit cela, s’il était d’une substance inférieure. Ensuite, pour vous convaincre qu’en parlant ainsi il n’a pas eu en vue le nombre « deux », faites bien attention que sa puissance n’est en rien différente de celle du Père. Un homme rend témoignage lorsque, par lui-même, il est digne de foi et qu’il n’a pas besoin du témoignage d’un autre, et cela, lorsqu’il s’agit d’une affaire qui ne le regarde point et qui lui est étrangère ; mais dans sa propre cause il n 'est pas croyable et il a besoin d’un témoignage. Mais c’est tout le contraire pour Jésus-Christ : lors même qu’il se rend témoignage dans sa propre cause et qu’il dit qu’il a le témoignage d’un autre, il se déclare digne de foi, montrant partout son autorité. En effet, pourquoi ayant dit : « Je ne suis pas seul, mais moi et mon Père qui m’a envoyé », et le témoignage de deux témoins est véritable ; n’en est-il pas demeuré là et a-t-il ajouté : « Je me rends témoignage à moi-même ? » N’est-ce pas uniquement pour montrer son autorité ? Et il se met le premier : « Je me rends témoignage à moi-même ». Ici Jésus-Christ montre qu’il est égal en dignité à son Père et qu’il ne sert de rien aux Juifs de se glorifier de connaître Dieu le Père, s’ils ne le connaissent pas lui-même ; et encore que c’est parce qu’ils ne veulent pas le connaître qu’ils ne le connaissent pas. Jésus leur dit donc qu’on ne peut connaître le Père sans le connaître lui-même, afin de les attirer par là à sa connaissance. Comme ils le négligeaient et cherchaient toujours à connaître directement le Père, il leur dit : « Vous ne pouvez pas connaître le Père sans moi ». C’est pourquoi ceux qui blasphèment contre le Fils, ne blasphèment pas seulement contre le Fils, mais aussi contre le Père.
4. Prenons-y garde, mes chers frères, et glorifions le Fils : sûrement il n’aurait point parlé de la sorte, s’il n’était de même nature que le Père. Que si, étant d’une autre substance que le Père, il l’avait seulement fait connaître, on pourrait connaître le Père sans connaître le Fils : et réciproquement, en connaissant le Père, on ne connaîtrait pas pour cela le Fils. En effet, celui qui connaît l’homme ne connaît pas nécessairement l’ange. Pourtant, direz-vous, celui qui connaît la créature, connaît aussi Dieu. Non, certes. Car plusieurs, ou plutôt tous les hommes, connaissent la créature, parce qu’ils la voient ; mais ils ne connaissent point Dieu pour cela.
Glorifions donc le Fils de Dieu, non seulement en lui rendant la gloire qui lui est due, comme Fils de Dieu, mais encore par nos œuvres. Car la gloire qu’on rend par les paroles n’est rien, si elle n’est accompagnée de l’hommage qui vient des œuvres. « Vous », dit l’apôtre, « qui portez le nom de Juifs, qui vous reposez sur la loi, qui vous faites gloire d’être à Dieu », prenez garde à ce que vous faites : « Vous instruisez les autres et vous ne vous instruisez pas vous-mêmes : vous vous glorifiez dans la loi, et vous déshonorez Dieu par la violation de la loi ? » (Rom. 2,17.21-23) Vous-même, mon cher auditeur, prenez garde que, vous glorifiant d’être dans la foi orthodoxe, vous ne meniez pas une vie conforme à la foi que vous professez ; que vous ne déshonoriez Dieu, en le faisant blasphémer. Dieu veut qu’un chrétien soit le docteur de tout l’univers, le levain, la lumière, le sel. Qu’est-ce que la lumière ? C’est une vie brillante, qui n’est offusquée d’aucun nuage. La lumière n’est point utile à soi, le sel ou le levain pas davantage ; mais ces choses sont utiles à autrui : de même on demande de nous, non seulement ce qui est dans notre intérêt, mais encore ce qui est dans l’intérêt des autres. Car le sel, s’il ne sale pas, n’est plus sel (Mt. 5,13 ; Mc. 9,49) ; par là nous est encore révélée une autre vérité : c’est que, si nous vivons bien, les autres aussi vivront bien. Ainsi ce n’est que par notre bonne vie, que nous pouvons être utiles aux autres. (Mt. 25,11) Disons adieu aux folies, aux vanités : car telles sont les choses du monde, telles sont les sollicitudes du siècle. Les vierges sont appelées folles, parce qu’elles s’occupaient des folles affaires du siècle : elles amassaient ici, et elles n’envoyaient pas ce qu’elles avaient amassé où il fallait l’envoyer.
Craignons donc que ce qui leur arriva, ne nous arrive aussi, et que nous n’allions avec un habit sale, où tous sont vêtus d’habits éclatants, car rien n’est plus salé, rien n’est plus hideux que le péché. C’est pourquoi le prophète, pour en présenter en sa personne une vive image à nos yeux, criait à haute voix : « Mes plaies ont été remplies de corruption et de pourriture ». (Ps. 37,5) Voulez-vous connaître la puanteur du péché ? considérez-le après l’avoir commis. Lorsque la concupiscence ne vous tiendra plus dans ses fers, lorsque le feu ne bouillonnera plus dans vos veines, alors vous verrez ce que c’est que le péché. Lorsque vous serez rentré dans le calme, considérez la colère ; considérez l’avarice, lorsque vous aurez éteint en vous cette passion. Rien n’est plus honteux, rien n’est plus horrible que l’avarice et la convoitise. Nous faisons souvent retentir nos chaires de ces vérités, non pour vous chagriner, mais par un désir de produire en vous de grands et d’admirables effets : car peut-être celui qu’une première remontrance n’aura pas corrigé se rendra à une seconde, ou à une troisième. Fasse le ciel, qu’étant tous délivrés du péché et de tous les maux qui l’accompagnent, nous soyons la bonne odeur de Jésus-Christ (2Cor. 2,15), à qui soit la gloire, avec le Père et le Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LIII.[modifier]


JÉSUS DIT CES CHOSES ENSEIGNANT DANS LE TEMPLE, AU LIEU OU ÉTAIT LE TRÉSOR : ET PERSONNE NE SE SAISIT DE LUI, PARCE QUE SON HEURE N’ÉTAIT PAS ENCORE VENUE. (VERS. 20, JUSQU’AU VERS. 30)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Folie et endurcissement des Juifs.
  • 2. Jésus-Christ, parlant aux Juifs, leur montre constamment son union avec Dieu, son Père. – Il les menace. – Quelques-uns croient en lui.
  • 3. Pour acquérir le salut, lire les saintes Écritures avec soin et non en passant : en les méditant on apprend, la vraie doctrine et la manière de bien vivre. – Fréquenter l’Église, unir la parole de Dieu ; si d’abord on n’en profite pas, un jour on en profitera. C’est déjà avoir fait quelque progrès que de se reconnaître misérable. – Cérémonies qu’on pratiquait anciennement pour lire la sainte Écriture. – S’appliquer à l’étude de l’Écriture sainte, du moins des saints Évangiles : utilité, fruits qu’on en retire.


1. Quelle folie que celle des Juifs ! Ils cherchaient avant la Pâque à prendre Jésus-Christ lorsqu’il était au milieu d’eux, ils ont souvent tenté de mettre leurs sacrilèges mains sur lui, ou de le faire saisir par d’autres : leurs desseins, leurs efforts sont vains et inutiles ; et ils n’admirent pas encore sa vertu : et sa puissance ne les étonne, ne les effraie point encore, mais ils persistent dans leurs complots. En effet, qu’ils cherchassent continuellement les moyens de le prendre, c’est ce que l’évangéliste atteste par ces ; paroles : « Jésus dit ces choses enseignant dans le temple, au lieu où était le trésor : et personne ne se saisit de lui, parce que son heure n’était pas encore venue ». Il enseignait en maître dans le temple, ce qui devait les exciter davantage : ce qu’il disait les choquait, et ils lui faisaient un crime de ce qu’il se disait égal au Père. Car cette parole : « Le témoignage de deux hommes est véritable », ne signifie pas autre chose. Cependant, dit l’évangéliste, il enseignait dans le temple et en maître : et personne ne se saisit de lui, parce que son heure n’était pas encore venue, c’est-à-dire le temps opportun où il voulait être crucifié. Voilà pourquoi il n’a point été alors en leur pouvoir de le prendre ; mais, s’ils n’ont pu assouvir leur passion, c’est par un effet de la sage dispensation du Sauveur. Déjà depuis longtemps ils voulaient l’arrêter, et ils ne l’ont pu ; et ils ne l’auraient jamais pu prendre, s’il ne se fût livré lui-même entre leurs mains.
« Jésus leur dit encore : Je m’en vais et vous me chercherez (21) ». Pourquoi ne cesse-t-il de leur tenir ce langage ? Pour toucher leur cœur, et pour les effrayer. Remarquez la frayeur que leur causait cette parole ; car voulant le faire mourir pour se délivrer de lui, ils demandent où il va : tant leur paraissaient devoir être grandes les conséquences de cette mort. Il voulait aussi leur apprendre une autre chose, que ce ne serait point par un effet de leur violence qu’il serait crucifié, mais parce que les figures de l’Ancien Testament l’avaient annoncé longtemps auparavant, et par ces paroles il annonce sa résurrection. Ils disaient donc : « Est-ce qu’il se tuera lui-même ? » Que leur répond Jésus-Christ ? Pour leur ôter ce soupçon et leur faire connaître que c’était là un péché, il dit : « Pour vous autres, vous êtes d’ici-bas (23) », c’est-à-dire, il n’est pas étonnant que vous ayez ces sortes de pensées, vous qui êtes des hommes charnels, et qui n’êtes nullement capables de rien concevoir de spirituel ; mais moi, je ne ferai rien de semblable : « Je suis d’en haut ». Pour vous, « vous êtes de ce monde ». Là encore, le Sauveur parle de pensées terrestres et charnelles. Il résulte de là que cette parole : « Je ne suis pas de ce monde », ne signifie pas qu’il n’a point pris une chair, mais qu’il est exempt de leur malice et de leur méchanceté. En effet, il dit aussi que ses disciples ne sont pas de ce monde (Jn. 15,19), et toutefois ils avaient une chair. De même donc que saint Paul disant : « Vous n’êtes pas dans la chair » (Rom. 8,9), ne veut pas dire que ceux à qui il parle n’ont point de corps : ainsi Jésus-Christ, disant à ses disciples qu’ils ne sont pas du monde, veut seulement rendre témoignage de leur sagesse.
« Je vous ai donc dit que si vous ne croyez pas ce que je suis, vous mourrez dans vos péchés (24) » ; car si Jésus-Christ est venu pour ôter le péché du monde, et si le péché ne peut être effacé que par le baptême, nécessairement il faut que celui qui ne croit pas ait le vieil homme. En effet, celui qui ne veut pas le tuer et l’ensevelir par la foi, mourra avec lui, et avec lui ira recevoir la peine de ses péchés. Voilà pourquoi le Seigneur disait : « Celui qui ne croit pas, est déjà condamné » (Jn. 3,18), non seulement parce qu’il ne croit pas, mais aussi parce qu’il va en l’autre monde avec ses premiers péchés. « Ils lui dirent : Et qui êtes-vous donc (25) ? » O l’étrange folie ! Après un si long temps, après avoir vu tant de miracles et entendu sa doctrine, ils lui font cette question : « Et qui êtes-vous ? » Que leur répond donc Jésus-Christ ? « Je suis le principe de toutes choses, moi qui vous parle » ; c’est-à-dire, vous êtes indignes d’entendre ma parole, bien loin d’apprendre qui je suis : car jamais vous ne me parlez que pour me tenter, et vous ne faites nulle attention à ce que je vous dis : et c’est pour cela que maintenant j’ai bien des reproches à vous faire. Voilà, en effet, ce que signifient ces paroles : « J’ai beaucoup de choses à dire de vous, et à condamner en vous (26) ». Non seulement à reprendre, mais encore à punir. Mais celui qui m’a envoyé, je veux dire mon Père, ne le veut pas : « Car je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour le sauver. Car Dieu n’a pas envoyé son Fils pour juger le monde, mais afin que le monde soit sauvé par lui ». (Jn. 3,17) Si c’est donc là pourquoi Dieu m’a envoyé, et si Dieu est véritable, j’ai raison de ne juger personne maintenant, mais je m’attache à enseigner ce qui est nécessaire au salut, et non à faire des réprimandes. Au reste, Jésus-Christ dit cela, afin que les Juifs ne croient pas que lui, qui entend de si grandes choses, il manque de la force nécessaire pour les punir, ou qu’il ignore leurs pensées et leurs dérisions.
« Et ils ne comprirent pas qu’il parlait de son Père (27) ». O folie ! ô aveuglement ! Jésus ne cessait de parler de son Père, et ils ne s’en apercevaient point ! Après quoi, n’ayant pu les attirer ni par un grand nombre de miracles, ni par sa doctrine et ses instructions, il les entretient enfin de son crucifiement et leur dit : « Quand vous aurez élevé en haut le Fils de l’homme », dit-il, « alors vous connaîtrez qui je suis, et que je ne parle point de moi-même, et que mon Père, qui m’a envoyé, est avec moi et ne m’a point laissé seul ». Jésus-Christ fait voir par là que c’est avec justice qu’il a dit : « Je suis le principe de toutes choses, moi-même qui vous parle ».
2. Tant les Juifs étaient peu attentifs à ce que leur disait Jésus-Christ. « Lorsque vous aurez élevé en haut le Fils de l’homme » alors, dit-il, vous pensez me faire périr, vous débarrasser de moi : mais moi, je vous dis que c’est principalement alors que vous connaîtrez « qui je suis » ; vous le connaîtrez par les prodiges et les miracles que je ferai, par ma résurrection, par votre ruine. En effet, toutes ces choses étaient bien propres à faire éclater la puissance du Seigneur. Il n’a point dit : Vous connaîtrez alors qui je suis ; mais il dit Lorsque vous verrez que la mort n’aura point eu d’empire sur moi, qu’elle n’aura produit en moi nul changement, ni aucune altération, alors vous connaîtrez qui je suis, savoir, que je suis le Christ, Fils de Dieu, qui gouverne et conduit tout ; et qui ne suis pas contraire au Père. Voilà pourquoi il a ajouté : « Et je ne dis rien de moi-même ». Vous connaîtrez, en effet, ces deux vérités, et ma puissance, et mon union avec mon Père. Car ce mot : « Je ne dis rien de moi-même », montre l’égalité et l’unité de substance, et qu’il ne dit rien contre la volonté de son Père. Quand votre culte sera changé et aboli, et qu’il ne vous sera plus permis d’adorer le Père selon votre ancienne coutume[4], alors vous connaîtrez, qu’irrité contre ceux qui ne m’ont point écouté, il prend ma défense et me venge lui-même. C’est comme s’il disait : Si j’étais opposé et contraire à Dieu, il n’aurait pas conçu une si grande colère contre vous. Isaïe le déclare aussi : « Il livrera les impies pour sa sépulture » (Is. 53,9) ; et David : « Il leur parlera alors dans sa colère » (Ps. 3,5) ; et le Seigneur lui-même : « Le temps s’approche que votre maison demeurera déserte » (Mt. 23,38) ; écoutez de plus la parabole : « Que fera le Seigneur de la vigne à ces vignerons ? « Il fera périr misérablement ces méchants ». (Mt. 21,40) Ne remarquez-vous pas que partout il parle de même, attendu qu’ils ne le croyaient point encore ?
Que si le Seigneur doit les faire périr, comme véritablement il le fera (car il dit : « Ceux qui ne veulent point m’avoir pour roi, qu’on les amène ici, et qu’on les tue en ma présence). » (Lc. 19,27) ; pourquoi cette œuvre, ne se l’attribue-t-il pas à lui-même, mais au Père ? C’est pour s’accommoder à la portée des Juifs, et aussi pour honorer son Père. Voilà pourquoi il n’a point dit : Je laisse votre maison déserte, mais « votre maison demeurera déserte », parlant impersonnellement. Mais, avoir dit : « Combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, et tu ne l’as pas voulu » (Lc. 13,34) ; et ajouter ensuite : « Elle demeurera » ; c’est montrer assez qu’il est l’auteur de la désolation. Puisque, dit-il, mes bienfaits, ma sollicitude, ne vous ont pas déterminés à croire en moi, les supplices vous feront connaître qui je suis.
« Et mon Père est avec moi ». De peur qu’ils ne crussent que cette parole : « Celui qui m’a envoyé », marquait qu’il était moins grand que le Père, il ajoute : « Il est avec moi ». Car l’un de ces termes se rapporte à l’incarnation, l’autre à la divinité. « Et il ne m’a point laissé seul, parce que je fais toujours ce qui lui est agréable ». Jésus-Christ descend encore à un langage plus humain, combattant sans relâche ce que disaient les Juifs, qu’il n’était point envoyé de Dieu, qu’il ne gardait pas le sabbat ; il dit : « Je fais toua jours ce qui lui est agréable ». Par où il insinue que là violation du sabbat est agréable au Père. De même, lorsqu’on le menait à la croix, il dit : « Croyez-vous que je ne puisse pas prier mon Père ? » (Mt. 26,53) Et toutefois, par cette seule parole : « Qui cherchez-vous ? » (Jn. 18,4, 6), il les renversa tous par terre. Pourquoi donc né dit-il pas : Ne, croyez-vous pas que je puisse vous faire périr, quand il l’a prouvé par des faits ? Il se proportionne à leur portée. Car il avait grand soin de montrer qu’il ne faisait rien de contraire à son Père. De même ici il parle à la manière des hommes et dans le même sens qu’il a dit : « Il ne m’a point laissé seul » ; il dit ici : « Je fais ce qui lui est agréable ».
« Lorsqu’il disait ces choses, plusieurs crurent en lui (30) ». Lorsque le Sauveur s’est abaissé et qu’il a parlé d’une manière simple et grossière, alors plusieurs ont cru en lui. Après cela, me demanderez-vous encore pourquoi Jésus s’abaisse ainsi à parler d’une manière simple et grossière ? Mais l’évangéliste vous en a manifestement fait connaître la raison par ces paroles : « Lorsqu’il disait ces choses, plusieurs crurent en lui ». Les faits mêmes semblent crier par sa bouche : Ne vous troublez pas, vous qui m’écoutez, si vous entendez des paroles basses et grossières ; des hommes qui, après avoir entendu une si grande et si sublime doctrine, n’ont point été persuadés que celui qui l’enseignait était envoyé du Père, ne pouvaient guère être amenés à la foi par des choses – grossières. Et ceci est la justification de ce que le Sauveur pourra dire dans la suite de bas et de grossier.
Les Juifs crurent donc, non pas comme il aurait fallu, mais selon leur portée, grâce à cette simplicité de langage qui charmait et reposait leur esprit. En effet, que leur foi n’était point parfaite, l’évangéliste le fait voir après, en rapportant les outrages qu’ils firent à Jésus-Christ ; et pourtant c’étaient les mêmes Juifs qui avaient cru ; il le déclare ouvertement par ces paroles : « Jésus dit donc aux Juifs qui croyaient en lui : Si vous persévérez dans la créance de ma parole (31) » ; montrant qu’ils n’avaient point encore compris sa doctrine, et que seulement ils écoutaient ce qu’ils disaient ; c’est pourquoi il parle avec plus de force, car il s’était d’abord contenté de dire simplement : « Vous me chercherez » ; mais maintenant il ajoute : « Vous mourrez dans votre péché ». Et il leur fait connaître comment cela arrive : Quand vous serez morts, dit-il, dans votre péché, vous ne pourrez pas me prier, ni me demander grâce. « Ce que je dis dans le monde ». Par ces paroles, il déclare aux Juifs qu’il va passer vers les gentils. Mais comme ils n’avaient pas compris que c’était de son Père qu’il leur avait parlé auparavant, il leur en parla encore ; et l’évangéliste montre la cause pour laquelle le Sauveur s’est servi d’expressions basses et grossières.
3. Si donc nous lisons avec beaucoup de soin et d’attention les saintes Écritures, et non pas légèrement et en passant, nous pourrons acquérir le salut ; si nous les étudions et les méditons assidûment, nous apprendrons la vraie doctrine et la manière de bien vivre. Qu’on soit dur et violent, qu’on ait une âme molle, qu’on soit lâche, qu’autrefois on n’ait nullement profité de cette lecture, maintenant, du moins, on en profitera et on en retirera quelque utilité, fût-elle imperceptible. En effet, si quelqu’un entre dans la boutique d’un parfumeur et s’y arrête un peu, même malgré lui, il sentira bon, il répandra une douce et agréable odeur ; à plus forte raison la répandra-t-il, cette bonne odeur, celui qui fréquente l’Église. Car, comme de la paresse naît la paresse, de même du travail naît la force et la vigueur de l’âme. Encore que vous soyez chargé d’une multitude de péchés, que vous soyez impur, ne vous éloignez pas pour cela de nos saintes assemblées.
Et de quoi, direz-vous, me servira-t-il d’y assister, si je ne profite pas de ce qu’on y enseigne ? Ah ! si vous vous reconnaissez pécheur, si vous vous édites misérable, ce n’est point là un petit profit, ce n’est point là une crainte mal placée, ce n’est point là une frayeur inutile : si seulement vous gémissez de ne pratiquer point ce que vous avez entendu, un jour viendra que vous le pratiquerez. Car il est impossible que celui qui s’entretient avec Dieu et l’écoute, n’en retire pas quelque profit. Au moment de prendre le divin livre des Écritures, nous nous recueillons et nous lavons nos mains. Ne voyez-vous pas combien de précautions avant même de commencer cette respectable lecture ? Si nous la continuons avec soin et avec attention, nous en rapporterons de grands fruits. En effet, si cette lecture ne nous inspirait de pieuses dispositions, nous ne nous laverions pas les mains ; les femmes, qui ont la tête découverte, ne la couvriraient pas aussitôt de leur voile, en signe de recueillement intérieur ; les hommes, dont la tête est couverte, ne la découvriraient pas. Voyez-vous que la posture extérieure est un témoignage de la piété qu’on a dans le cœur ? Ensuite, assis pour écouter, on pousse des gémissements, on condamne sa vie passée.
Appliquons-nous donc, mon cher auditeur, à la lecture de l’Écriture sainte, du moins lisons avec soin les saints évangiles. A peine aurez-vous ouvert ce livre, que vous y verrez le nom de Jésus-Christ, et que vous l’entendrez parler : « Quant à la naissance de Jésus-Christ, elle arriva de cette sorte : « Marie, sa mère, étant fiancée à Joseph, se trouva grosse, ayant conçu dans son sein » par l’opération « du Saint-Esprit, avant qu’ils eussent été ensemble ». (Mt. 1,18) Or, celui qui entend ces paroles est tout à coup épris de l’amour de la virginité, il admire ce merveilleux enfantement, il s’élève au-dessus de la terre, il la quitte. Ce n’est point déjà une chose de médiocre importance, que le Saint-Esprit n’ait pas dédaigné de remplir une vierge de sa grâce, et un ange de lui parler et s’entretenir avec elle ; toutefois ce n’est encore là que ce que l’on voit au commencement. Mais si vous continuez votre lecture jusqu’à la fin, bientôt vous rejetterez toutes les choses du siècle, vous rirez de tout ce qui est terrestre ; si vous êtes riche, vous ne ferez point de cas des richesses, quand vous aurez appris que cette femme d’un charpentier, logée dans une pauvre maison, est la mère du Seigneur ; si vous êtes pauvre, vous ne rougirez point de votre pauvreté, lorsque vous apprendrez que le Créateur du monde n’a point rougi d’habiter une humble chaumière.
Si vous méditez ces choses, mon cher frère, vous ne volerez point, vous ne serez point avare, vous n’envahirez pas le bien d’autrui, mais plutôt, vous aimerez la pauvreté et vous mépriserez les richesses ; par là, vous éloignerez de vous toutes sortes de maux et de vices. Et encore, lorsque vous verrez Jésus couché, dans une crèche, vous n’aurez plus envie de donner à votre fils un habit tissu d’or, ni à votre femme un lit orné d’argent ; et, une fois libre de ces vaines préoccupations, vous ne vous livrerez plus à l’avarice et aux rapines qu’elles provoquent. Il vous en reviendra encore bien d’autres avantages que nous ne saurions présentement détailler, mais que connaîtront ceux qui feront cette expérience.
C’est pourquoi je vous exhorte, mes frères, à faire emplette des saints livres, à en étudier le sens et à le graver dans votre mémoire. Les Juifs, pour les avoir négligés, reçurent l’ordre de les porter attachés à leurs mains. (Deut. 6) Pour nous, nous ne les portons pas ans nos mains, mais nous les laissons dans nos demeures, au lieu de les graver dans nos cœurs, comme nous le devrions ; car c’est de cette manière, qu’après avoir lavé nos souillures, nous obtiendrons les biens à venir, que je vous souhaite, par la grâce et la bonté de Notre Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LIV.[modifier]


JÉSUS DISAIT DONC AUX JUIFS QUI AVAIENT CRU EN LUI : SI VOUS PERSÉVÉREZ DANS MA DOCTRINE, VOUS SEREZ VÉRITABLEMENT MES DISCIPLES. – ET VOUS CONNAÎTREZ LA VÉRITÉ, ET LA VÉRITÉ VOUS RENDRA LIBRES. (VERS. 31, 32, JUSQU’AU VERS. 47)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Jésus-Christ promet aux Juifs que sa doctrine, s’ils la gardent, les délivrera de la servitude du péché, et eux, toujours attachés au sens terrestre et charnel, répondent qu’étant fils d’Abraham, ils ne sont les esclaves de personne.
  • 2. Si vous aviez Abraham pour père, vous ne chercheriez pas à me faire mourir, leur dit Jésus-Christ.
  • 3. N’étant pas les enfants d’Abraham, les Juifs sont encore moins les enfants de Dieu ; le diable, voilà leur père.
  • 4. Pour entendre et connaître la vérité, il faut mener une vie pure et sainte. – Emporter, non les biens périssables, mais le royaume des cieux. – Celui qui ne connaît pas les petits maux, ne connaîtra pas les plus grands. – Ce qu’on fait quand on veut emporter quelque chose. – Appliquer tous ses soins et son travail à emporter le royaume des cieux. – Comment on l’emporte.


1. Nous avons besoin d’une grande patience, mes chers frères ; cette vertu se forme et croît en nous, lorsque la parole de Dieu a jeté ses racines dans nos cœurs : et, de même que le vent, avec toute sa violence et son impétuosité, ne peut arracher un chêne que de profondes racines tiennent fortement lié à la terre, ainsi personne ne pourra renverser une âme que la crainte a étroitement attachée à Dieu. Car, être cloué, c’est bien plus fort que d’être enraciné. C’est là ce que le prophète demandait au Seigneur : « Percez mes chairs par votre crainte ». (Ps. 118,120) Ainsi vous-même percez-vous, et attachez-vous aussi fortement à Dieu qu’un corps le serait à un autre par un clou profondément enfoncé. Ceux qui sont liés de la sorte, à peine peut-on les séparer ; mais ceux qui ne le sont pas de même, sont aisément surpris et renversés.
Voilà ce qui est alors arrivé aux Juifs. Après avoir entendu la parole et avoir cru, ils furent encore renversés. Jésus-Christ, voulant donc rendre leur foi plus solide, plus ferme, plus profonde, laboure leur âme, pour ainsi dire, de reproches plus acérés ; car, puisqu’ils avaient reçu la foi, leur devoir était d’écouter et de souffrir patiemment les réprimandes ; mais tout d’abord ils prirent feu et s’emportèrent. Maintenant, quelle est la marche suivie par Jésus-Christ ? Il commence par cette exhortation : « Si vous persévérez dans ma doctrine, vous serez véritablement mes disciples, et la vérité vous rendra libres » ; comme s’il disait : Je dois faire une profonde incision, mais ne vous en troublez pas : ou plutôt, par ces paroles, il rabaisse leur orgueil. De quoi, je vous prie, la vérité les rendra-t-elle libres ? De leurs péchés. Et que répondirent ces insolents ? « Nous sommes de la race d’Abraham, et nous n’avons jamais été esclaves de personne (33) ». Ils perdirent d’abord l’esprit, parce qu’ils désiraient avidement les choses terrestres.
Ce mot : « Si vous persévérez dans ma doctrine », découvre leur pensée et ce qu’ils méditaient dans le cœur, et montre que celui qui parlait de la sorte savait que véritablement ils avaient cru, mais qu’ils n’avaient point persévéré dans la foi : et encore il leur fait espérer quelque chose de grand, savoir, qu’ils seront ses disciples. Comme, depuis peu, plusieurs s’étaient retirés, Jésus, par allusion à ce départ, dit : « Si vous persévérez » ; en effet, ces gens-là aussi avaient ouï sa doctrine, ils avaient cru, et ils s’étaient retirés, parce qu’ils n’avaient pas persévéré. « Car plusieurs de ses disciples », dit l’évangéliste, « se retirèrent de sa suite, et n’allaient plus avec lui ». (Jn. 6,67)
« Vous connaîtrez la vérité », c’est-à-dire, vous me connaîtrez moi-même, car « je suis la vérité ». (Jn. 14,6 ; 1Cor. 10,11) Toute l’histoire juive n’a été qu’une figure ; vous apprendrez de moi la vérité, qui vous délivrera de vos péchés. Comme il disait à ceux-là : « Vous mourrez dans vos péchés » ; il a dit de même à ceux-ci : « La vérité vous rendra libres de vos péchés ». Jésus ne leur a point dit : Je vous délivrerai de la servitude, mais il le leur a laissé à penser. Que répondirent-ils donc ? « Nous sommes de la race d’Abraham, et nous n’avons jamais été esclaves de personne. » Mais s’ils avaient à se choquer, c’était sans doute de ce qu’il avait dit auparavant : « Vous connaîtrez la vérité » ; et ils auraient dû répondre : Quoi donc ? Est-ce que nous ignorons la vérité ? la loi et nos connaissances sont donc fausses ? Mais ce n’est point là de quoi ils se mettaient en peine ; la perte des biens de la terre était seule capable de les toucher et de les affliger, et c’était de cette perte et de la servitude terrestre qu’ils voulaient parler. Il est aujourd’hui bien des gens encore, oui certes, il en est beaucoup qui rougissent de la privation de choses indifférentes et de cette servitude, et qui n’ont pas honte de même d’être esclaves du péché ; qui aimeraient mieux être mille fois appelés esclaves du péché, que de l’être une seule fois de la servitude des hommes. Tels étaient ces Juifs. ils ne connaissaient point d’autre servitude, voilà pourquoi ils disaient : Quoi ! vous avez appelé esclaves ceux qui sont de la race d’Abraham, des hommes nobles à qui pour cela même vous ne deviez pas donner le nom d’esclaves qui les déshonore ? Nous n’avons jamais, disent-ils, été esclaves de personne. Tel est l’orgueil, telle est la vanité des Juifs : « Nous sommes de la race d’Abraham : nous sommes Israélites ». Jamais ils ne parlent de leurs actions. C’est pourquoi Jean-Baptiste leur criait : « N’allez pas dire : Nous avons Abraham pour père ». (Mt. 3,9)
Mais pourquoi Jésus-Christ ne les reprend-il pas de leur insolente réponse ? En effet, ils ont été esclaves des Égyptiens, des Babyloniens, et de plusieurs autres. C’est parce qu’il ne leur avait point dit cela pour entrer en dispute avec eux, mais pour les sauver, pour leur faire du bien : voilà ce qu’il avait uniquement en vue. Sûrement il aurait pu leur reprocher une servitude de quarante ans, une autre de soixante-dix, et d’autres sous les juges, tantôt de vingt, tantôt de deux, tantôt de sept ans ; il pouvait leur dire qu’ils n’avaient jamais cessé d’être dans l’esclavage. Mais le Sauveur a voulu leur faire voir, non qu’ils étaient esclaves des hommes, mais qu’ils étaient esclaves du péché, ce qui est la plus dure et la plus misérable de toutes les servitudes, une servitude dont Dieu seul peut délivrer l’homme. Car Dieu seul a le pouvoir de remettre les péchés : ils le reconnaissaient et le confessaient, et c’est à quoi il les amène par ces paroles : « Quiconque commet le péché est esclave du péché (34) », leur montrant qu’il parle de la liberté à l’égard de ce genre de servitude.
« Or l’esclave ne demeure pas toujours en la maison, mais le Fils y demeure toujours (36) ». Leur rappelant ainsi les premiers temps ; insensiblement il fait tomber la loi. Il ne voulait pas qu’ils vinssent dire Nous avons les sacrifices que Moïse a ordonnés ; ils peuvent nous délivrer de nos péchés ; voilà pourquoi il ajoute ces choses : autrement quelle liaison y aurait-il dans ses paroles ? « Parce que tous ont péché, et ont besoin de la gloire de Dieu, étant justifiés gratuitement par sa grâce (Rom. 3,23-24) », et les prêtres eux-mêmes. C’est pourquoi saint Paul dit du pontife : « C’est ce qui l’oblige à offrir le sacrifice de l’expiation des péchés, aussi bien pour lui-même que pour le peuple, étant lui-même environné de faiblesse ». (Héb. 5,3) Et c’est là ce que fait entendre Jésus-Christ, en disant : « L’esclave ne demeure pas en la maison ». Au reste, par ces paroles, le Seigneur déclare encore qu’il est égal en dignité à son Père, et fait connaître la différence qu’il y a entre l’esclave et le Fils. Car voilà ce que signifie cette parabole ; elle fait connaître que l’esclave n’a point de pouvoir, ce que déclare ce mot : « Il ne demeure pas ».
2. Mais pourquoi Jésus-Christ, discourant sur les péchés, a-t-il parlé de la maison ? C’est pour montrer que, comme le maître a toute l’autorité dans la maison, lui il la possède de même sur toutes choses. Et ce mot « Ne demeure pas », signifie : n’a pas le pouvoir de donner parce qu’il n’est pas le maître ; or, le Fils est le maître ; c’est ce que veut dire cet autre mot : « Il demeure toujours », pris métaphoriquement, et selon l’idée qu’on a des choses humaines, afin qu’ils ne lui disent pas : qui êtes-vous ? Toutes choses sont à moi, car je suis le Fils et je demeure dans la maison de mon, Père ; Jésus appelle ici maison l’autorité ; ailleurs il appelle maison le royaume : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père » (Jn. 14,2) Comme il parle de la liberté et de l’esclavage, il est naturel qu’il se serve de cette métaphore, pour montrer que ceux dont il parle n’ont point eu le pouvoir de remettre les péchés.
« Si donc le Fils vous met en liberté, vous serez véritablement libres (36) ». Ne remarquez-vous pas, mes frères, que, le Fils est consubstantiel à son Père, et qu’il a un pouvoir égal au sien ? « Si le Fils vous met en liberté », personne ne pourra plus vous la contester, votre liberté, mais elle sera ferme et stable : « Car c’est Dieu même qui justifie, qui osera condamner ? » (Rom. 8,33, 34) Jésus-Christ se montre ici pur et exempt de péché ; il parle et de la liberté que donnent les hommes, et qui n’en a que le nom, et de cette autre liberté que Dieu seul a le pouvoir de donner. C’est pourquoi il les exhorte à ne pas rougir de ce qu’on nomme ici-bas esclavage, mais seulement de l’esclavage du péché. Et voulant leur faire voir que, quoiqu’ils ne soient esclaves de personne, le mépris qu’ils ont fait de l’autre esclavage les a néanmoins rendus encore plus esclaves, il a incontinent ajouté : « Vous serez véritablement libres ». Et par là il déclare que leur liberté n’est point une liberté véritable. Ensuite, de peur, qu’ils ne disent qu’ils étaient exempts de péché, car il était croyable qu’ils le diraient : voyez de quelle manière il les accuse sur ce point. Il passe surtout ce qu’il y a de répréhensible dans leur vie, et se borne à leur représenter le crime qu’ils méditaient actuellement : « Je sais que vous êtes enfants d’Abraham : mais vous voulez me faire mourir (37) ». Insensiblement il les exclut de la famille d’Abraham, leur apprenant qu’ils ne doivent point se vanter d’en être. Comme ce sont les œuvres qui rendent l’homme libre ou esclave, ce sont elles aussi qui font la parenté. Il ne leur a pas dit tout d’abord ; Vous n’êtes point les enfants d’Abraham, cet homme juste, vous qui êtes des homicides ; il leur accorde leur filiation et leur dit : « Je sais que vous êtes enfants d’Abraham », mais ce n’est point là de quoi il est question. Maintenant, il va leur parler avec plus de force et de vigueur. En effet, on peut remarquer en général que Jésus-Christ, après avoir opéré quelque grande action qu’il avait dessein de faire, parle ensuite avec plus de force et de fermeté, parce qu’alors le témoignage des œuvres mêmes ferme la bouche aux contradicteurs.
« Mais vous voulez me faire mourir ». Et si c’est justement ? Non, certes, c’est pourquoi il en donne la raison : vous voulez me faire mourir, « parce que ma parole ne trouve point d’entrée en vous ». Comment dit-il donc qu’ils ont cru en lui ? Oui, ils ont cru, mais, comme j’ai dit, ils n’ont point persévéré : voilà pourquoi il leur fait une vive réprimande. Si vous vous glorifiez, dit-il, de cette filiation, il faut que votre vie y réponde. Et Jésus n’a pas dit : vous ne comprenez point ma parole, mais : « Ma parole ne trouve point d’entrée en vous » ; en quoi il fait connaître l’élévation et la sublimité de sa doctrine. Mais ce n’est point là une raison de me faire mourir, c’en est une plutôt de m’honorer, afin de vous instruire. Mais si vous dites cela, de vous-même ? Pour prévenir cette objection, il ajoute : « Pour moi, je dis ce que j’ai vu dans mon Père, et vous, vous faites ce que vous avez ouï de votre Père (38) ». Comme moi, dit-il, je fais connaître mon Père, et par mes œuvres et par mes paroles ; de même aussi vous, par vos œuvres, vous montrez qui est le vôtre. Car non seulement j’ai la même substance que mon Père, mais encore la même vérité.
« Ils lui répondirent : Nous avons Abraham pour père. Jésus leur repartit : Si vous aviez Abraham pour père, vous feriez ce qu’a fait Abraham ; mais maintenant vous cherchez à me faire mourir (39,40) ». Jésus-Christ leur reproche souvent ici leur humeur sanguinaire, et leur parle d’Abraham : mais c’est pour leur déclarer qu’ils se sont exclus de sa filiation, pour rabaisser leur vanité, leur en marquer l’inutilité et les convaincre qu’ils n’y doivent point mettre l’espérance de leur salut, ni compter sur une alliance charnelle, mais sur l’alliance spirituelle que produit la bonne volonté. C’était là ce qui les empêchait de s’attacher à Jésus-Christ : ils s’imaginaient qu’une si grande alliance leur suffisait seule pour les sauver.
Quelle est cette vérité dont parle ici Jésus-Christ ? Qu’il est égal à son Père ; c’est pour cette vérité que les Juifs cherchaient à le faire mourir, comme il le dit lui-même : « Vous cherchez à me faire mourir, moi qui vous ai dit la vérité que j’ai apprise de mon Père ». Pour vous faire voir que ce qu’il dit n’est point contraire à son Père, il s’en autorise encore. « Ils lui dirent : Nous ne sommes pas des enfants de la fornication ; nous n’avons tous qu’un père qui est Dieu (41) ». Que dites-vous ? Que vous avez Dieu pour père, et vous accusez et vous condamnez Jésus-Christ pour avoir dit la même chose ! Ne voyez-vous pas que Jésus a dit que Dieu était son Père d’une manière particulière ?
3. Comme donc le Sauveur avait dépossédé les Juifs de leur prétendue filiation d’Abraham, n’ayant rien à répliquer, ils ont la hardiesse de monter plus haut et de s’arroger la qualité d’enfants de Dieu ; mais Jésus-Christ les dégrade encore de cette dignité en leur disant « Si Dieu était votre Père, vous m’aimeriez parce que je suis sorti de Dieu, et que je viens » dans le monde, « car je ne suis pas venu de moi-même, mais c’est lui qui m’a envoyé (42). Pourquoi ne connaissez-vous point mon langage ? Parce que vous ne pouvez ouïr ma parole (43). Vous êtes les enfants du diable, et vous voulez accomplir les désirs de votre père. Il a été homicide dès le commencement, et il n’est point demeuré dans la vérité. Lorsqu’il dit des mensonges, il dit ce qu’il trouve dans lui-même (44) ». Jésus-Christ a dépossédé et exclu les Juifs de la filiation d’Abraham, et comme ils ont osé s’élever à une grande et plus haute dignité, il les abat et leur porte enfin le coup qui les terrasse, en leur disant : non seulement vous n’êtes point les enfants d’Abraham, mais vous êtes même les enfants du diable ; par là il les frappe aussi durement que le mérite leur impudence, et il ne laisse pas cette accusation sans preuve ; il la démontre, au contraire : tuer, dit-il, c’est le fait d’une méchanceté diabolique. Et il n’a pas simplement dit : Vous faites les œuvres du diable, mais vous accomplissez ses désirs, montrant que les Juifs, comme le diable, sont portés au meurtre, et cela par envie.
Car le diable a tué Adam, uniquement pour satisfaire son envie. Jésus-Christ l’insinue ici maintenant. « Et il n’est point demeuré dans la vérité », c’est-à-dire, dons la droiture, dans la probité. Comme les Juifs accusaient souvent Jésus de n’être point envoyé de Dieu, il leur répond que c’est le diable qui leur suggère cette accusation ; car c’est lui qui le premier a enfanté et produit le mensonge, lorsqu’il a dit : « Aussitôt que vous aurez mangé de ce fruit, vos yeux seront ouverts ». (Gen. 3,5) C’est lui aussi qui le premier l’a mis en œuvre. En effet, les hommes ne s’en servent pas comme d’une chose qu’ils trouvent en eux-mêmes, mais comme d’une chose empruntée. Le diable en use comme de sa propriété.
« Mais pour moi, quoique je vous dise la vérité, vous ne me croyez pas (45) ». Quelle est la suite des idées ? Vous voulez me faire mourir sans me dire de quoi l’on m’accuse. Vous ne me persécutez que parce que vous êtes ennemis de la vérité ; si ce n’est pas pour cela, montrez-moi mon péché. Voilà pourquoi il continue ainsi : « Qui de vous me peut, convaincre d’aucun péché (46) ? » Sur cela ils répondent : « Nous ne sommes pas des enfants de la fornication ». Et néanmoins plusieurs l’étaient, puisqu’ils étaient dans la coutume de faire des mariages illicites. Mais ce n’est point là ce qu’il veut leur reprocher, il s’en tient au premier point. Leur ayant fait voir qu’ils n’étaient pas les enfants de Dieu, mais les enfants du diable ; il part de tout cela. (Tuer et mentir, leur dit-il, ce sont là des actions dignes du diable et vous faites l’une et l’autre), pour nous apprendre que c’est à l’amour qu’on reconnaît les enfants de Dieu.
« Pourquoi ne connaissez-vous point mon langage ? » Comme ils étaient toujours flottants, toujours dans le doute, et qu’ils ne cessaient point de répéter ces paroles : « Que veut-il dire, vous ne sauriez venir où je vais ? A Jésus dit : « Vous ne connaissez point mon langage, parce que vous ne pouvez ouïr ma parole. » Et cela vient de ce que vous avez un esprit bas et rampant, et que ma doctrine est trop élevée. Mais s’ils ne pouvaient pas la comprendre, quel blâme, quel reproche leur faire ? C’est qu’ici ne pouvoir pas, c’est la même chose que ne vouloir pas ; vous ne le pouvez pas, parce que vous êtes habitués à ramper toujours, et que vous n’élevez jamais vos pensées à rien de grand. Et encore, les Juifs voulant faire entendre qu’ils ne le persécutaient que par zèle pour Dieu, Jésus s’attache partout à montrer que le persécuter, c’est haïr Dieu ; que l’aimer, au contraire, ce serait connaître Dieu.
« Nous n’avons tous qu’un père qui est Dieu ». C’est toujours d’honneurs, et non d’œuvres qu’ils se prévalent. Donc votre incrédulité prouve, non que je sois étranger à Dieu, mais que vous ne le connaissez pas, et en voici la cause : c’est que vous mentez et voulez faire ce que fait le diable. Vous mentez parce que vous avez une âme basse et rampante, parce que vous n’avez que des pensées charnelles, comme dit l’apôtre : « Puisqu’il y a parmi vous des jalousies et des disputes, n’est-il pas visible que vous êtes charnels ? » (1Cor. 3,3) Pourquoi ne pouvez-vous pas recevoir ma parole et croire en moi ? C’est parce que « vous voulez accomplir les désirs de votre Père », vous en faites votre étude, vous appliquez tous vos soins. Ne voyez-vous pas que ce mot : « Vous ne pouvez pas », signifie qu’ils ne veulent pas.
« C’est ce qu’Abraham n’a point fait ». Et quelles sont ses œuvres ? la douceur, la modération, l’obéissance : vous, au contraire, vous êtes inhumains et cruels. Mais d’où se sont-ils portés à se dire enfants de Dieu ? Jésus-Christ avait fait voir qu’ils étaient indignes d’être enfants d’Abraham : voulant détourner ce reproche, ils se sont élevés à quelque chose de plus grand. Et comme il leur reprochait leurs meurtres, afin de s’en justifier en quelque sorte, ils disent que c’est pour venger Dieu qu’ils s’y sont portés. Au reste ce mot : « Je suis sorti », signifie qu’il est venu d’en haut. Par là il fait allusion à son avènement dans le monde. Et comme vraisemblablement ils devaient répliquer : Vous enseignez une doctrine étrangère et nouvelle ; Jésus dit qu’il est sorti de Dieu. Il est naturel, dit-il, que vous n’écoutiez pas ma parole, parce que vous êtes les enfants du diable : pourquoi voulez-vous me faire mourir ? De quel crime pouvez-vous m’accuser ? s’il n’en est aucun, pourquoi ne croyez-vous pas en moi ?
Puis, après leur avoir fait connaître ainsi, parleur mensonge et le meurtre qu’ils veulent commettre, qu’ils sont enfants du diable, il leur montre qu’ils sont fort éloignés d’être enfants, et d’Abraham et de Dieu, soit parce qu’ils le haïssent, lui qui ne leur a fait aucun mal, soit parce qu’ils n’écoutent point sa parole. Et en même temps il établit invinciblement cette vérité, qu’il n’est point contraire à Dieu, et que ce n’est point pour cette raison qu’ils ne croient point en lui, mais parce qu’ils sont ennemis de Dieu. Il était, en effet, de toute évidence que, s’ils ne croyaient point en celui qui n’avait commis aucun péché, qui se disait sorti de Dieu et envoyé de Dieu, qui enseignait la vérité et l’enseignait de manière qu’il pouvait défier tout le monde de le convaincre d’aucun péché ; il était, dis-je, visible que, s’ils ne croyaient point en Jésus-Christ, c’est qu’ils étaient tout à fait charnels. Car il le savait ; oui, certes, il le savait parfaitement, que les péchés rabaissent l’âme. C’est pourquoi saint Paul dit : « Nous aurions beaucoup de choses à dire, qui sont difficiles à expliquer à cause de votre lenteur et de votre peu d’application pour les entendre ». (Héb. 5,11) Lorsqu’on n’a pas la force de mépriser les choses de la terre, on ne peut ni entendre celles du ciel, ni avoir de goût pour elles.
4. C’est pourquoi, je vous en conjure, mes frères, n’oublions rien, faisons tous nos efforts pour bien régler notre vie : purifions notre âme, de peur qu’aucune tache, qu’aucune souillure ne nous empêche de voir la vérité. Allumons en nous la lampe de l’intelligence et ne semons point parmi les épines. Celui qui ne comprend pas que l’avarice est un mal, comment connaîtra-t-il de plus hautes vérités ? Celui qui ne s’en abstient pas, comment s’attachera-t-il aux choses du ciel ? Il est bon de ravir, non les biens périssables, mais le royaume des cieux ; car ce royaume, dit Jésus-Christ, « les violents l’emportent » (Mt. 11,12) ; donc les lâches ne peuvent l’emporter : pour l’acquérir, il faut être diligent et plein d’ardeur. Mais que veut dire ce mot : « les violents ? » Qu’il faut faire beaucoup d’efforts, parce que la voie est étroite (Mt. 7,14), qu’il faut du courage et de la fermeté. Ceux qui vont pour emporter veulent devancer tout le monde. Ils ne considèrent rien, ni l’accusation, ni la condamnation, ni le supplice ; mais ils n’ont qu’une seule chose en vue, c’est d’emporter ce qu’ils désirent, et ils font tous leurs efforts pour prévenir ceux qui marchent devant.
Emportons donc le royaume des cieux l’emporter ce n’est pas un crime, mais c’est s’acquérir de la gloire ; c’est au contraire un crime de ne point le ravir. Dans ce royaume, nos richesses ne tournent point à la ruine des autres : travaillons donc à l’emporter. Si nous sentons la colère et la concupiscence s’allumer dans nous et nous presser de leur aiguillon, faisons violence à notre nature ; soyons plus doux, travaillons un peu pour nous reposer éternellement. Ne ravissez point l’or, mais ravissez ces richesses qui vous apprendront à regarder l’or comme de la boue. Dites-moi : Si vous trouviez sous vos yeux et sous votre main du plomb et de l’or, lequel prendriez-vous ? ne serait-ce pas l’or que vous saisiriez ? Eh bien ! là où celui qui emporte est puni, vous vous attachez à ce qui est de plus grande valeur, et là où celui qui emporte est honoré et récompensé, vous livrez, vous abandonnez ce qui est de plus grand prix. Que si de l’un et de l’autre côté il y avait une punition à craindre, ne vous seriez-vous pas plutôt jeté sur ce qui vaut le mieux ? mais dans le vol que je vous propose, vous n’avez rien à craindre, une félicité éternelle en est la récompense.
Et comment, direz-vous, peint-on l’emporter, ce royaume ? Ce que vous avez dans vos mains, jetez-le ; car tant que vous aurez les mains embarrassées, vous ne pourrez conquérir cet autre trésor : représentez-vous un homme qui a les mains pleines d’argent ; tant qu’il le serrera dans ses mains, pourra-t-il prendre de l’or ? ne faut-il pas qu’auparavant il jette l’argent et qu’il ait les mains libres ? En effet, un voleur doit être adroit et alerte pour n’être pas pris. De même, il y a autour de nous des puissances ennemies qui nous guettent, toujours prêtes à se jeter sur nous pour nous enlever notre trésor. Mais évitons-les, fuyons-les et ne laissons au-dehors aucune prise sur nous. Coupons, rompons les liens qui nous retiennent, dépouillons-nous des biens de ce monde. Quelle nécessité d’avoir des habits de soie ? Jusques à quand nous étalerons-nous ces futilités ridicules ? Jusques à quand cacherons-nous notre or dans la terre ? Je voudrais de tout mon cœur ne plus vous parler continuellement de ces choses ; mais jamais vous ne cessez de me donner sujet de vous en parler. Corrigeons-nous enfin aujourd’hui, afin que, donnant aux autres ce bon exemple, les biens que Dieu nous a promis, nous les obtenions, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LV.[modifier]


LES JUIFS LUI RÉPONDIRENT DONC : N’AVONS-NOUS PAS RAISON DE DIRE QUE VOUS ÉTES UN SAMARITAIN ET QUE VOUS ÊTES POSSÉDÉ DU DÉMON ? – JÉSUS LEUR REPARTIT : JE NE SUIS POINT POSSÉDÉ DU DÉMON : MAIS J’HONORE MON PÈRE. (VERS. 48, 49, JUSQU’A LA FIN DU CHAP. VIII)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Venger avec force ce qu’on dit contre Dieu, souffrir patiemment ce qu’on dit contre nous.
  • 2. Réfutation des Anoméens et des Avens. – Cette parole : *Je suis, marque en Jésus-Christ son éternité.
  • 3. Profiter du temps, ne point différer sa conversion. – L’âme, qui est devenue insensible, est semblable au pilote qui a abandonné son vaisseau au gré des vents. – Quels efforts doit faire la vertu pour l’emporter sur la violence des passions. – L’envieux, en voulant perdre quelqu’un, se perd lui-même. – Portrait de l’envieux et de l’envie.


1. C’est une chose impudente et insolente que le vice : lorsqu’il devrait rougir de honte, c’est alors qu’il s’emporte et fait plus fortement éclater sa colère ; c’est ce qui arriva pour les Juifs. Lorsque leur cœur aurait dû être touché de componction de ce qu’ils venaient d’entendre ; lorsqu’ils devaient admirer la force et la justesse des raisonnements du divin Sauveur, ils le chargent d’injures, ils l’appellent samaritain, démoniaque, et répondent : « N’avons-nous pas eu raison de dire que vous êtes un samaritain, et que vous êtes possédé du démon ? » Jésus-Christ disait-il quelque chose de grand et d’élevé, c’était folie aux yeux de ces hommes sans raison. Il est vrai que l’évangéliste n’a point encore dit qu’ils l’aient appelé samaritain, mais toutefois ces paroles donnent bien lieu de croire qu’ils l’avaient souvent apostrophé de ce nom. Vous êtes possédé du démon, dites-vous à Jésus ; mais chez qui vraiment habite le démon ? chez celui qui honore Dieu ; ou chez celui qui outrage l’homme qui honore Dieu ? Quelle est la réponse du Seigneur ? c’est la douceur, c’est la modestie même. « Je ne suis point possédé du démon, mais j’honore mon Père, qui m’a envoyé (49) ». Lorsqu’il fallait les instruire, abattre leur orgueil et leur vanité, et les empêcher de se prévaloir du nom d’Abraham, alors Jésus-Christ parlait avec force et avec vigueur ; mais quand il avait à souffrir leurs injures, il répondait avec beaucoup de douceur : Quand ils disaient : Nous avons Dieu pour Père et Abraham aussi, il les réprimandait fortement ; mais lorsqu’ils l’appellent démoniaque, il leur répond avec douceur, pour nous apprendre à venger la gloire de Dieu et à souffrir avec patience ce qu’on dit contre nous.
« Pour moi, je ne cherche point ma gloire (50) ». J’ai dit ces choses pour vous montrer qu’il ne vous appartient pas, à vous, qui êtes des homicides, d’appeler Dieu votre Père ; ce que j’ai dit, c’est donc pour sa gloire que je l’ai dit, et, pour avoir soutenu sa gloire, je vous entends m’injurier ; c’est pour lui que je suis en butte à vos outrages. Mais je n’écoute point vos injures, je ne m’en venge point. Celui pour l’amour de qui je les souffre maintenant, vous en fera rendre compte et vous en punira. « Pour moi, je ne cherche point ma gloire ». C’est pourquoi, au lieu de me venger, je vous invite et vous exhorte à faire ce qui non seulement vous délivrera du supplice, mais aussi vous procurera la vie éternelle.
« En vérité, en vérité, je vous le dis : Si quelqu’un garde ma parole, il ne mourra jamais (51) ». Jésus-Christ ne parle pas seulement ici de la foi, mais encore de la pureté de la vie. Et plus haut il a dit : « Il aura la vie éternelle » ; il dit ici : Il ne mourra point, et en même temps il insinue que ses ennemis ne peuvent rien contre lui. Car si celui qui aura gardé sa parole ne doit pas mourir, à plus forte raison lui-même ne mourra-t-il point. Les Juifs l’ayant compris, lui dirent : « Nous connaissons bien maintenant que vous êtes possédé du démon : Abraham est mort et les prophètes aussi (52) », c’est-à-dire ceux qui ont ouï la parole de Dieu sont morts, et ceux qui auront ouï la vôtre ne mourraient point ? « Êtes-vous plus grand que notre père Abraham (53) ? » O vanité ! de nouveau ils se flattent d’être les enfants d’Abraham. Il eût été plus à propos de répondre : Êtes-vous plus grand que Dieu, ou ceux qui vous écoutent sont-ils plus grands qu’Abraham ? mais ils ne le disent point, parce qu’ils croyaient Jésus moins grand qu’Abraham lui-même. Premièrement donc Jésus leur montre qu’ils sont des homicides, et par cette raison il leur prouve qu’ils sont déchus de leur prétendue filiation ; et comme ils s’opiniâtraient à la soutenir, il la combat par une autre voie, leur faisant voir qu’ils font d’inutiles efforts pour s’y maintenir.
Au reste, le Sauveur ne découvre et n’explique pas de quelle mort il veut parler présentement ; il leur fait entendre qu’il est plus grand qu’Abraham, afin de les confondre encore par ce moyen. Certes, dit-il, quand même je serais un homme ordinaire, vous ne devriez pas me faire mourir injustement ; mais puisque je dis la vérité, puisque je n’ai commis aucun péché, puisque je suis envoyé de Dieu et plus grand qu’Abraham, n’est-ce pas follement et vainement que vous cherchez tous les moyens de me faire mourir ? Que répondent-ils donc ? « Nous connaissons bien maintenant que vous êtes possédé du démon ? » La Samaritaine n’avait point parlé de la sorte ; elle n’avait point dit à Jésus : Vous êtes possédé du démon, mais seulement : « Êtes-vous plus grand que notre père Jacob ? » (Jn. 4,12) En effet, les Juifs étaient des insolents et des scélérats, tandis que cette femme ne songeait qu’à s’instruire. Voilà pourquoi elle propose ses doutes, fait une respectueuse réponse, comme elle le devait, et appelle Jésus Seigneur. Car celui qui faisait de si grandes promesses, et qui, d’autre part, méritait d’être cru sur sa parole, ne devait point recevoir des injures et des outrages, mais il devait plutôt être admiré et comblé de louanges ; et cependant les Juifs l’appellent démoniaque. Les paroles de la Samaritaine marquaient seulement qu’elle était dans le doute, qu’elle n’avait pas encore une foi solide ; mais les paroles des Juifs montraient visiblement leur incrédulité et leur méchanceté : « Êtes-vous plus grand que notre père Abraham ? » Être donc envoyé de Dieu, voilà déjà ce qui le rend plus grand qu’Abraham. Mais lorsque vous le verrez élevé en haut, c’est alors que vous le reconnaîtrez pour tel. Voilà pourquoi le Sauveur disait : « Lorsque vous m’aurez élevé en haut, alors vous connaîtrez qui je suis ». (Jn. 8,28)
Et vous, mon cher auditeur, remarquez la sagesse de Jésus. Après avoir prouvé aux Juifs qu’ils sont déchus de leur prétendue filiation, il leur fait voir qu’il est plus grand qu’Abraham, afin qu’ils sachent qu’il est bien au-dessus des prophètes. Et il leur disait : « Ma « parole ne trouve point d’entrée en vous » (Jn. 8,37), parce que, continuellement, ils l’appelaient prophète. Enfin il disait tantôt : qu’il ressuscitait les morts, tantôt que celui.. qui le trairait ne mourrait point, ce qui est encore bien plus grand que de n’être point laissé dans les liens de la mort. Voilà pourquoi les Juifs s’irritaient davantage. Que répondent-ils donc ? « Qui prétendez-vous être ? » et c’est d’un ton de mépris. Vous vous vantez, disent-ils ; à quoi Jésus-Christ réplique : « Si je me glorifie moi-même, ma gloire n’est rien (54). »
2. Sur cette réponse du Seigneur, que disent les hérétiques ? Écoutez-les un peu. Les, Juifs ont fait à Jésus-Christ cette question : « Êtes-vous plus grand que notre père, Abraham ? » et il n’a osé affirmativement répondre : Oui, je le suis ; mais il se répand en paroles obscures et enveloppées. Quoi donc ? Sa gloire n’est-elle rien ? selon eux, elle n’est rien. Mais sachez, ô hérétiques, que comme, lorsque Jésus-Christ dit : « Mon témoignage n’est point véritable », il parle selon l’opinion des Juifs ; il parle encore de même, quand il dit : « Il y en a un qui me glorifie ». (Jn. 5,32) Et pourquoi n’a-t-il pas dit, comme plus haut : c’est mon Père qui m’a envoyé ? c’est parce qu’il voulait montrer aux Juifs, que non seulement ils ne connaissaient pas le Père, mais pas même Dieu. « Mais pour moi je le connais ». C’est pourquoi, quand il dit : Je le connais, ce n’est point une vanterie : s’il disait qu’il ne le connaît pas, ce serait un mensonge. Pour vous autres, lorsque vous dites que vous le connaissez, vous êtes des menteurs ; et comme vous dites faussement que vous le connaissez, moi, de même, je dirais faussement que je ne le connais pas.
« Si je me glorifie moi-même ». Les Juifs disent : « Qui prétendez-vous être ? » Jésus leur répond : si je me vante moi-même, si ce que je vous dis, je le dis de moi-même, ma gloire n’est rien. Comme donc je connais parfaitement le Père, vous ne le connaissez point du tout. Ainsi, comme lorsqu’il agitait cette question, savoir : s’ils étaient les enfants d’Abraham, il ne leur a pas tout ôté, mais il a dit : Je sais que vous êtes de la race d’Abraham, pour prendre de là occasion de leur faire un plus grand reproche ; de même en cet endroit il ne leur ôte pas tout, mais il leur dit : « Vous dites qu’il est votre Père ; » leur laissant cette gloire, il montre qu’ils n’en sont que plus coupables et dignes d’une plus grande condamnation. Au reste, comment peut-on dire que vous ne connaissez point Dieu ? Parce que vous chargea d’injures celui qui fait et dit tout pour sa gloire, celui même que Dieu a envoyé : ceci est dit sans preuves, mais ce qui suit servira à le prouver.
« Et je garde sa parole (55). ». Si les Juifs avaient eu quelque chose à dire contre Jésus-Christ, ils le pouvaient, ils le devaient ; car c’était 1à un puissant témoignage pour prouver qu’il était envoyé de Dieu. « Abraham votre père a désiré avec ardeur de voir mon jour ; il l’a vu, et il en a été rempli de joie (56)». Jésus-Christ prouve encore que les Juifs ne sont point les enfants d’Abraham, puisqu’ils s’affligent de ce dont il se réjouissait. Et je pense que par ces paroles il désigne le jour du, sacrifice de la croix, qu’Abraham avait marqué d’avance par celui du bélier et d’Isaac, (Gen. 22), Que dirent-ils donc ? « Vous n’avez pas encore quarante ans, et vous avez vu Abraham (57) ? » Jésus-Christ avait donc alors environ quarante ans. Jésus leur répondit : « Je suis avant qu’Abraham fût au monde (58). « Là-dessus ils prirent des pierres pour les lui, jeter (59) ». N’avez-vous pas fait attention à la manière dont il prouve qu’il est plus grand qu’Abraham ? Celui qui s’est réjoui devoir ce jour, qui a cru que, c’était là une chose désirable, a sans doute regardé comme un bonheur et une grâce de voir ce jour, parce que Jésus est plus grand que lui. Ainsi comme les Juifs voyaient en lui rien de plus que le fils d’un charpentier, il les élève insensiblement à une plus haute connaissance. Mais il est surprenant qu’ayant entendu dire à Jésus-Christ qu’ils ne connaissaient point Dieu, ils ne se soient point fâchés contre lui ; et que, lorsqu’il dit : je suis avant qu’Abraham fût au monde, comme si cela les eût dégradés de leur noblesse, ils s’emportent et jettent des pierres.
Abraham a vu mon jour, et « il en a été rempli de joie ». Jésus fait voir, par ces paroles, qu’il n’est point allé à la croix et à la mort involontairement et malgré lui, puisqu’il loue celui qui se réjouit de la croix, qui était le salut du monde. Et néanmoins les Juifs le lapidaient : tant ils avaient de penchant pour le sang et le carnage ! Et ils s’y portaient ainsi d’eux-mêmes sans autre attention, sans rien examiner. Mais pourquoi Jésus n’a-t-il pas dit : j’étais avant qu’Abraham fût au monde, mais : « Je suis ? » Comme son Père, pour se faire connaître, s’est servi de cette parole : « Je suis », Jésus-Christ en use de même. Cette parole marque qu’il est éternel, en tant qu’elle ne fixe aucun temps particulier. Voilà pourquoi les Juifs regardaient cette parole comme un blasphème. S’ils ne pouvaient donc pas souffrir cette comparaison qu’il faisait de lui avec Abraham, quoiqu’elle ne fût pas si grande ; ni si avantageuse, n’est-il pas visible que s’il s’était souvent fait égal à son Père, ils n’auraient pas cessé un moment de le persécuter et de le poursuivre ? Ensuite il se retira encore à la manière des hommes, et se cacha, après les avoir assez instruits, et avoir accompli son œuvre et sa mission. Il sortit du temple, et fut opérée la guérison d’un aveugle, prouvant par ses œuvres qu’il est avant Abraham.
Mais peut-être quelqu’un dira : pourquoi ne les réduisit-il pas à l’impuissance ? De cette lanière peut-être auraient-ils cru en lui. Il a guéri le paralytique, et ils n’ont point cru en lui. II a fait une infinité de miracles jusque dans sa passion, il les renversa par terre, il les rendit aveugles, et ils ne crurent point. Comment donc auraient-ils cru, s’il les avait réduits à l’impuissance ? Rien n’est pire qu’un homme dans le désespoir. Qu’il voie des miracles, qu’il voie des prodiges, ces prodiges et ces miracles ne sont nullement capables de triompher de son obstination. Pharaon en est un exemple : il reçut mille plaies ; mais le châtiment seul pouvait le faire rentrer en lui-même : et il persévéra dans son endurcissement jusqu’à son dernier jour, où il poursuivait encore ceux qu’il avait renvoyés. Voilà pourquoi saint Paul dit souvent : « Que personne ne s’endurcisse par l’illusion du péché ». (Héb. 2,18) Car de même que les forces s’épuisent à la fin, et que le corps perd tout sentiment, ainsi l’âme, qu’une foule de passions accable, devient comme morte pour la vertu : présentez-lui tout ce qu’il vous plaira, elle ne sent rien : menacez-la du supplice ou de toute autre chose, elle demeure insensible.
3. C’est pourquoi, je vous en conjure, mes frères, pendant que nous avons une espérance de salut, pendant que nous pouvons nous convertir, ne négligeons point cette affaire travaillons-y de toutes nos forces. Comme les pilotes qui n’ont plus d’espérance abandonnent leur vaisseau au gré des vents et demeurent les bras croisés, les hommes découragés renoncent de même à tout effort. L’envieux n’a en vue que d’assouvir sa cupidité ; qu’on le menace du supplice, de la mort, il cherche uniquement à contenter sa passion tels sont aussi et l’impudique et l’avare. Si donc les passions exercent sur l’âme un si puissant empire, la vertu doit déployer bien plus de force ; encore. Puisque, pour satisfaire nos passions, nous méprisons la mort, nous devons bien davantage la mépriser pour la vertu. Si ceux qui sont possédés de quelque passion méprisent la vie, à plus forte raison devons-nous la mépriser pour le salut. Autrement, quelle excuse aurions-nous ? Ceux qui périssent se donnent mille peines afin de périr, et nous ne prenons pas même une peine égale pour nous sauver, mais nous séchons toujours d’envie.
Rien n’est pire, en effet, que l’envie : en voulant perdre autrui, l’envieux se perd lui-même. L’œil de l’envieux sèche de dépit, sa vie n’est qu’une mort continuelle : il regarde tous les hommes comme ses ennemis, et ceux même qui ne lui ont fait aucun mal. Il s’attriste que Dieu soit honoré ; ce dont le démon se réjouit, il s’en réjouit aussi. Cet homme est honoré des hommes, mais ce n’est point là un honneur, ne lui portez point envie. Il est honoré de Dieu ; imitez-le, mais c’est là ce que vous ne voulez point faire. Pourquoi donc vous perdez-vous vous-même ? pourquoi jetez-vous ce que vous avez entre les mains ? vous ne pouvez l’égaler ni faire quelque profit ? pourquoi, de plus, vous faire du mal ? Il faudrait vous réjouir avec lui, afin que si vous ne pouvez pas participer à ses travaux, vous en tiriez du moins quelque profit par votre congratulation : souvent la bonne volonté suffit pour nous faire un grand bien. Ézéchiel dit que les Moabites ont été punis pour avoir insulté les Israélites et s’être réjouis de leurs calamités, et que ceux qui gémissent sur les maux d’autrui, obtiennent le salut. Que si ceux qui pleurent sur les maux de leurs frères y gagnent des consolations, à plus forte raison en recevront-ils ceux qui se réjouissent des honneurs qu’on leur fait : le prophète reprochait aux Moabites de s’être réjouis des maux qui étaient arrivés aux Israélites : et cependant c’était Dieu même qui châtiait ces derniers. Mais Dieu ne veut pas même que nous ayons de la joie des châtiments qu’il inflige, et lui-même ne prend point plaisir à se venger. Que s’il faut s’affliger avec ceux qui souffrent, à plus forte raison ne faut-il pas porter envie à ceux qui sont honorés. C’est ainsi qu’ont péri et Coré et Dathan (Nb. 16) qui, d’une part, ont attiré sur eux-mêmes la vengeance divine, et de l’autre, ont rendu par là plus illustres ceux à qui ils portaient envie. Car l’envie est une bête venimeuse, un animal impur, une malice volontaire, qui ne mérite point de pardon, une méchanceté qu’on ne peut excuser, la racine et la mère de tous les maux. Arrachons-le donc de nos âmes, afin que nous soyons délivrés des maux présents, et que nous acquérions les biens à venir, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au Père, et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LVI.[modifier]


COMME JÉSUS PASSAIT, IL VIT UN HOMME QUI ÉTAIT AVEUGLE DÈS SA NAISSANCE. – ET SES DISCIPLES LUI FIRENT CETTE DEMANDE : MAÎTRE, EST-CE LE PÉCHÉ DE CET HOMME, OU LE PÉCHÉ DE CEUX QUI L’ONT MIS AU MONDE, QUI EST CAUSE QU’IL EST NÉ AVEUGLE ? (CHAP. 9, VERS. 1, 2, JUSQU’AU VERS. 6)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Guérison de l’aveugle-né. – Nul n’est puni pour le péché de ses parents.
  • 2. Jésus-Christ, en rendant la vue à l’aveugle-né, prouvait aux Juifs qu’il est le Créateur.
  • 3. Contradiction apparente ; expliquée. – Saint Paul appelle nuit ce que Jésus-Christ appelle jour, et jour ce qu’il appelle nuit. Félicité de la céleste patrie. – Ce qu’il faut faire pour y parvenir. – Les pauvres nous bâtissent des maisons dans le ciel. Répandre ses biens sur eux.


1. « Comme Jésus passait, il vit un homme qui était aveugle dès sa naissance (1) ». Jésus-Christ, dans son humanité, son zèle pour notre salut, et sa volonté de fermer la bouche aux méchants, ne négligeait rien de ce qu’il lui appartenait de faire, même quand il ne rencontrait qu’indifférence autour de lui. C’est parce que le prophète savait cela qu’il a dit : « Afin que vous soyez reconnu juste et véritable dans vos paroles ; et que vous demeuriez victorieux, lorsqu’on jugera de votre conduite ». (Ps. 50,5) Voilà pourquoi maintenant les Juifs ne pouvaient atteindre à la sublimité de ses paroles, que dis-je ? lorsqu’ils l’appelaient démoniaque, et qu’ils cherchaient à le faire mourir ; étant sorti du temple, il guérit un aveugle, afin d’apaiser leur fureur même par son absence, afin d’amollir la dureté de leur cœur, et d’adoucir leur inhumanité par un miracle, et aussi de persuader sa doctrine, de lui donner plus de foi et de créance : et le miracle qu’il fait n’est ni commun ni ordinaire, mais tel que jusqu’alors on n’en avait point vu de pareil. « Depuis que le monde est », dit l’aveugle, « on n’a jamais ouï-dire que personne ait ouvert les yeux à un aveugle-né ». Car peut-être quelqu’un a ouvert les yeux, d’un aveugle, mais non pas d’un aveugle-né.
Or, que Jésus, étant sorti du temple, soit venu exprès et dans l’intention d’opérer le miracle, ce qui le prouve manifestement, le voici : Il est allé chercher l’aveugle, et l’aveugle ne l’est point venu chercher. Et encore : Il l’a regardé avec tant d’attention, que ses disciples l’ayant aperçu, se portèrent à lui faire cette demande : « Maître, est-ce le péché de cet homme, ou le péché de ceux qui l’ont « mis au monde, qui est cause qu’il est né aveugle ? » Question fondée sur une fausse supposition : car, avant de naître, comment cet homme aurait-il pu commettre quelque péché ? Pourquoi aurait-il été puni pour le péché de ses pères ? Sur quoi donc les disciples se sont-ils portés à faire cette question ? Jésus-Christ, ayant auparavant guéri le paralytique, lui dit : « Vous voyez que vous êtes guéri, ne péchez plus à l’avenir ». (Jn. 5,14) De là les disciples connurent que cet homme était devenu paralytique en punition de son péché, et ils raisonnèrent entre eux de la sorte. Que cet homme soit tombé dans la paralysie à cause de ses péchés, soit, cela peut être ; mais que direz-vous de celui-ci ? est-ce pour ses péchés qu’il est ainsi frappé d’aveuglement ? C’est ce qu’on ne peut dire, car il est né aveugle. Peut-être ce sont les, péchés de ses parents qui lui ont attiré cette disgrâce ? Mais c’est encore là ce qu’on ne peut dire : car le fils n’est point puni pour les fautes de son père. Si nous voyons maltraiter un enfant, nous disons : Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’a donc fait cet enfant ? Ce n’est pas là interroger, mais seulement manifester de l’étonnement et du doute. De même les disciples parlaient, de la sorte, non tant pour interroger que pour exposer leur doute. Que répondit donc Jésus-Christ ? « Ce n’est point qu’il ait péché, ni ceux qui l’ont mis au monde (33) ». Et il ne dit pas cela pour marquer qu’ils soient tout à fait exempts de péché ; car il n’a pas seulement dit : « Ce n’est point qu’il ait péché, ni ceux qui l’ont mis au monde », mais il a ajouté. « Ce qui est cause qu’il est né aveugle, c’est afin que le Fils de Dieu soit glorifié ». Cet homme-ci a péché, et ses parents ont péché aussi, mais ce n’est point là ce qui est cause de son aveuglement.
Enfin Jésus-Christ, parlant en ces termes, n’a pas voulu nous faire entendre que véritablement celui-ci n’était point aveugle pour cette cause, mais que d’autres l’étaient, à savoir, pour le péché de leurs parents ; car il n’est pas permis de punir l’un pour le péché de l’autre. En effet, si nous l’accordions, il faudrait convenir aussi que cet homme avait péché avant de naître. De même donc que le Sauveur disant : « Ce n’est point qu’il ait péché », n’entend pas qu’il y ait des hommes qui pèchent dès leur naissance, et qui soient punis pour cela ; ainsi lorsqu’il dit : « Ni ceux qui l’ont mis au monde », il ne veut pas dire qu’il y ait quelqu’un de puni pour les péchés de ses pères. Il ôte ce soupçon par la bouche d’Ézéchiel : « Je jure par moi-même, dit le Seigneur, qu’on n’entendra point dire cette parabole : Les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants en sont agacées ». (Ez. 18,34) Moïse dit aussi « On ne fera point mourir le père pour l’enfant ». (Deut. 24,16) De plus, l’Écriture Ait d’un certain roi, qu’il ne fit point mourir les enfants pour les pères, afin de se conformer à la loi de Moïse.
Que si quelqu’un me fait cette objection pourquoi donc l’Écriture dit-elle : « Dieu punit les crimes des pères sur les enfants, jusqu’à la troisième et quatrième génération ? » (Ex. 20,5 ; Deut. 5,9) ; nous répondrons que cette sentence n’est point générale, et qu’elle est prononcée contre quelques-uns des Juifs qui étaient sortis de l’Égypte, et en voici le sens : Comme ceux que j’ai tirés de la captivité de l’Égypte sont devenus, même après avoir vu tant de miracles et de prodiges, plus méchants encore que leurs pères, qui toutefois n’avaient rien vu de si grand ni de si admirable, ils seront punis de même qu’eux, dit le Seigneur, parce qu’ils ont commis les mêmes crimes. Et si l’on examine ce passage avec soin et avec attention, on connaîtra fort bien que c’est ainsi qu’il le faut entendre. Pourquoi cet homme est-il donc né aveugle ? « Afin », dit l’Écriture, « que la gloire de Dieu éclatât ». – D’où naît encore une autre question, savoir : si la gloire de Dieu ne pouvait se manifester que par l’aveuglement de cet homme ? Certes, l’Écriture ne dit point que la puissance de Dieu n’a pu autrement se montrer, car sûrement elle le pouvait ; mais c’est afin qu’elle se manifestât encore dans ce miracle. Quoi ! direz-vous, cet homme a donc reçu cette disgrâce pour faire éclater la gloire de Dieu ? Mais quel mal, je vous prie, lui en est-il arrivé ? Et si le Seigneur n’avait point voulu qu’il vint au monde, qu’auriez-vous à répliquer ?
Mais moi, je dis que de cet aveuglement même, est résulté pour lui un bien : car il a vu des yeux de l’âme. De quoi a-t-il servi aux Juifs d’avoir des yeux ? En voyant ils ont été comme des aveugles qui ne voient point, et ils se sont attiré un plus grand supplice. Mais la cécité, quel tort a-t-elle fait à celui-ci ? pour avoir été aveugle, il a reçu la vue. Comme donc les maux de cette vie ne sont point de vrais maux, de même les biens ne sont pas de vrais biens. Mais le péché seul est un mal, la cécité, au contraire, n’est point un mal. Or, celui qui tire toutes choses du néant, « est le maître », il a pu laisser cet aveugle en cet état. Toutefois quelques-uns disent que ce mot « afin que b, n’est point ici une particule causale, et qu’il marque seulement l’événement qui suivit : comme lorsque Jésus-Christ dit : « Je suis venu dans ce monde pour exercer un jugement, afin que ceux qui ne voient point, voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles ». (Jn. 9,39) Car le Sauveur n’est pas venu, afin que ceux qui voyaient devinssent aveugles. Et encore : « Car ils ont connu », dit saint Paul, « ce qui se peut découvrir de Dieu ; et ainsi ces personnes sont inexcusables ». (Rom. 1,19, 20) Néanmoins, Dieu ne leur a pas découvert ses perfections, pour les rendre inexcusables, mais pour leur donner un moyen de se justifier. Et derechef, en un autre endroit : « Or, la loi est survenue, afin que le péché abondât ». (Rom. 5,20) Et cependant la loi n’est pas survenue pour porter l’homme au péché, mais, au contraire, pour le retenir et l’empêcher d’y tomber.
2. Vous voyez, mes frères, que partout la particule : « Afin que », n’est que pour marquer l’événement, ou ce qui est arrivé en conséquence. Tel qu’un habile architecte, Dieu a d’abord achevé une partie de la maison qu’il a voulu construire, il a laissé l’autre imparfaite, afin qu’en la finissant ensuite, il fermât la bouche aux incrédules relativement à l’origine de tout l’ouvrage. Ainsi il joint ensemble les différentes parties de notre corps, il achève ce qui y manquait, et il y travaille comme à une maison qui serait prête à tomber, lorsqu’il rend saine la main qui est desséchée, lorsqu’il affermit les membres du paralytique, qu’il fait marcher les boiteux, qu’il guérit les lépreux, qu’il rend la santé aux malades, qu’il fortifie les jambes faibles, qu’il ressuscite les morts, qu’il ouvre les yeux qui étaient fermés, qu’il en donne à ceux qui n’en avaient point. Il répare donc tous les défauts de notre faible nature, et c’est par où il découvre, il manifeste sa puissance. Au reste, quand Jésus dit : Afin que la puissance de. Dieu éclate, c’est de lui qu’il parle, et non du Père. Car la puissance du Père était parfaitement connue.
Or, comme les Juifs avaient ouï dire que Dieu, pour former l’homme, avait pris du limon de la terre ; pour cette même raison, Jésus-Christ se servit aussi de boue. S’il eût dit : C’est moi qui ai pris de la boue, et qui en ai formé l’homme, cette parole aurait choqué ses auditeurs. Mais en le faisant voir par l’œuvre même qu’il opère, il a réfuté toutes les objections. Le Sauveur, donc, ayant pris de la poussière, la délaya avec sa salive, et par là il découvrit sa puissance, qui était cachée, et la fit éclater. En effet, il n’y avait pas peu de gloire à se faire connaître pour le Créateur. Car de là s’ensuivait tout le reste, une partie faisant croire le tout. La créance ne faisait ainsi que descendre du plus au moins. En effet, de toutes les choses créées, l’homme est ce qu’il y a de plus éminent, et l’œil est le plus précieux de tous ses organes : voilà pour quoi, dans la miraculeuse guérison dont nous parlons, le Sauveur ne créa pas simplement l’œil, mais le créa de la manière que nous venons de rapporter. Car, quoique l’œil soit un fort petit organe, néanmoins il est nécessaire au corps. Saint Paul le déclare par ces paroles : « Et si l’oreille disait : Puisque je ne suis pas œil, je ne suis pas du corps ; ne seraitelle point pour cela du corps ? » (1Cor. 3,16) Tout ce qui est en nous manifeste la divine puissance de celui qui l’a formé ; mais l’œil la fait beaucoup plus éclater, puisque c’est lui qui gouverne tout le corps, qui en fait la beauté, qui est le bel ornement du visage, et la lampe qui éclaire tous les membres. L’œil est au corps ce qu’est le soleil au monde. Si vous éteignez la lumière du soleil, vous mettez tout dans le trouble et la confusion, vous perdez tout. Si vous éteignez les yeux, les pieds et les mains sont inutiles, l’âme l’est aussi. La perte des yeux entraîne avec soi la ruine de la raison. En effet, c’est par eux que nous sommes parvenus à la connaissance de Dieu. « Car les perfections invisibles de Dieu sont devenues visibles depuis la création du monde, par la connaissance que ses créatures nous en donnent ». (Rom. 1,20) L’œil n’est donc pas seulement la lampe du corps (Mt. 6,22 et suiv) mais il l’est plus encore de l’âme gaie du corps. C’est pourquoi il est placé en haut comme sur un trône royal, et il est élevé au-dessus des autres sens. Jésus-Christ forme donc l’œil. Ensuite, afin que vous ne croyiez point qu’il ait eu besoin de la matière pour faire l’œuvre qu’il voulait opérer, et que vous appreniez qu’au commencement, quand il a créé toutes choses, la boue dont il s’est servi ne lui était point nécessaire : car celui qui de rien a produit les substances les plus grandes et les plus excellentes pouvait, à plus forte raison, former celle-ci sans faire usage d’aucune matière, s’il l’avait voulu. Pour vous apprendre, dis-je, qu’il n’en a nullement eu, besoin, et vous montrer que c’est lui qui, au commencement, a créé toutes choses, ayant appliqué la boue sur la place de l’œil, il dit : Allez, « lavez-vous (7) », afin que vous sachiez que, pour former des yeux, il ne m’est pas nécessaire d’avoir en main de la boue, et que je ne m’en sers que pour faire éclater ma gloire et ma puissance.
Le Sauveur donc, pour montrer qu’il parle de sa propre personne, lorsqu’il dit : « Afin que la gloire de Dieu éclate », a ajouté : « Il faut que je fasse les œuvres de celui qui m’a envoyé (4) » ; c’est-à-dire, il faut que je me fasse connaître moi-même, et que je produise tout ce qui est capable de prouver que je fais les mêmes œuvres que mon Père fait : non de semblables, mais les mêmes ; ce qui marque une plus grande égalité, et ne se peut dire que de ceux qui n’ont pas même entre eux la moindre inégalité. Qui donc osera maintenant combattre cette égalité du Fils, voyant qu’il est capable des mêmes œuvres que le Père a le pouvoir de faire ? En effet, non seulement il a formé des yeux, non seulement il en a ouvert, mais il a donné la faculté de voir, ce qui prouve manifestement qu’il a aussi inspiré l’âme. Car si l’âme n’agit, quelque sain, quelque entier que l’œil soit, jamais il ne verra rien. C’est pourquoi il a aussi communiqué à l’âme la faculté d’agir, et il a donné à cet homme un œil composé d’artères, de nerfs, de veines, de sang, et de toutes les autres choses dont notre corps est construit.
« Il faut que je fasse des œuvres pendant qu’il est jour ». Que signifient ces paroles ? Quelle suite ont-elles ? Elles en ont une véritable. Car Jésus-Christ veut dire ceci : Pendant qu’il est jour, pendant que les hommes peuvent croire en moi, et que je vis, il faut que je fasse dés œuvres. « La nuit vient », c’est-à-dire le temps approche « où l’on ne pourra rien faire ». Le Seigneur n’a point dit : Dans lequel je ne pourrai point agir, mais : « Où l’on ne pourra rien faire », c’est-à-dire dans lequel il n’y aura plus ni foi, ni œuvre, ni pénitence. Et comme Jésus appelle la foi une œuvre, ils lui disent : « Que ferons-nous pour faire des œuvres de Dieu ? » (Jn. 6,28) Il répond : « L’œuvre de Dieu est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé ». (Id. 29) Pourquoi donc personne alors ne pourra-t-il faire cette œuvre ? Parce qu’alors la foi ne subsistera plus, et que tous écouteront, soit qu’ils le veuillent ou qu’ils ne le veuillent pas.
Et afin que les Juifs ne pussent pas dire que Jésus-Christ agissait par un mouvement d’ambition et de vanité, il leur montre que tout ce qu’il fait c’est pour eux, c’est pour leur salut qu’il le fait ; puisque c’est seulement en ce monde qu’on peut croire et opérer des œuvres, et qu’en l’autre la foi ne leur servira de rien, qu’ils ne pourront plus ni travailler ni mériter. Voilà pourquoi le divin Sauveur guérit l’aveugle, sans même que celui-ci vînt le chercher ni l’en prier. Mais toutefois ce qui a suivi sa guérison, je veux dire sa foi et sa fermeté, prouvent manifestement qu’il était digne de cette grâce ; que s’il avait vu, il serait venu trouver Jésus et aurait cru en lui ; et que s’il avait ouï dire à quelqu’un qu’il était présent, il n’eût pas manqué d’accourir. Il pouvait, en effet, penser et dire en lui-même : Qu’est-ce que cela signifie ? Jésus a fait de la boue, il en a oint mes yeux et m’a dit : « Allez, lavez-vous ? » Est-ce qu’il ne pouvait pas me guérir en m’envoyant alors à la piscine de Siloé ? Souvent je m’y suis lavé avec les autres et cela ne m’a servi de rien. Si véritablement il avait le pouvoir de me rendre la vue, il m’aurait guéri sur-le-champ, sans m’envoyer courir. C’est ce que Naaman disait aussi à Élisée (2R. 5,11) : le prophète lui ayant ordonné de se laver dans le Jourdain, il n’y avait point de foi. Et cependant Élisée jouissait d’une très-grande réputation. Mais cet aveugle ne fut pas incrédule, il ne disputa point, il ne dit point en lui-même : Que veut dire cela ? Fallait-il qu’il mît de la boue sur mes yeux ? C’est plutôt là de quoi m’aveugler. Qui a jamais recouvré la vue de cette manière ? Mais il n’eut aucune de ces pensées. Maintenant, mes frères, remarquez-vous cette foi et cette fermeté d’âme ?
« La nuit vient » : Par là Jésus-Christ fait connaître qu’après même qu’il aura été élevé sur une croix, qu’après sa mort il aura soin encore des pécheurs, et qu’il en attirera plusieurs. « Il est encore jour », mais après que le jour sera passé, il retranchera, il rejettera absolument les méchants ; c’est ce qu’il déclare formellement en ces termes : « Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde (5) ». Et il le dit aussi ailleurs : « Croyez, pendant que vous avez la lumière ». 3. Pourquoi saint Paul a-t-il donc appelé nuit la vie présente, et jour celle qui la suivra ? Néanmoins il n’avance rien de contraire aux paroles de Jésus-Christ ; loin de là, il dit les mêmes choses, non selon la terre, mais selon le sens, savoir : « La nuit est passée, il fait jour ». (Rom. 13,12) Car le temps présent il l’appelle nuit, à cause de ceux qui sont assis dans les ténèbres, ou par comparaison de cette vie pleine de ténèbres à la vie lumineuse, dont on jouira dans le ciel ; mais Jésus-Christ appelle le temps futur une nuit, parce qu’alors[5] on ne péchera plus.
L’apôtre appelle au contraire une nuit la vie présente, parce que ceux qui vivent dans l’iniquité et l’incrédulité sont dans les ténèbres. Adressant donc la parole aux fidèles ; il dit : « La nuit est passée, il fait jour ». Parce qu’ils sont destinés à jouir un jour de cette lumière : mais leur première vie, il l’appelle une nuit ; c’est pourquoi il leur dit : « Quittons donc les œuvres de ténèbres ». (Id) Remarquez qu’il leur déclare qu’ils étaient dans la nuit ; pour cette raison il ajoute « Marchons avec bienséance et avec honnêteté, comme on marche durant le jour », afin que nous puissions jouir de la lumière « qui nous est annoncée ». Car si la lumière, « que nous présente maintenant la prédication de l’Évangile », est si lumineuse et si éclatante, songez à ce que sera celle dont vous jouirez dans le ciel ? Soyez-en persuadés : autant les rayons du soleil éclipsent la lumière des lampes, autant, ou plutôt beaucoup plus, la lumière céleste que nous vous annonçons surpassera celle-ci. Et c’est là ce que voulait dire le Sauveur par ces paroles : « le soleil s’obscurcira » (Mt. 24,29) : c’est-à-dire, il sera éclipsé par la splendeur de la lumière nouvelle.
Que si maintenant, pour avoir des maisons bien éclairées, bien aérées, nous dépensons notre argent et nos peines à bâtir ; ne pensez-vous pas que nous devions épuiser jusqu’à nos dernières forces, pour nous édifier dans le ciel de splendides demeures, là où habite l’ineffable lumière ? En bâtissant ici-bas, nous nous exposons à des querelles et à des procès pour des bornes et des cloisons, au lieu que là-haut il ne nous peut rien arriver de semblable : l’envie et la jalousie n’y étant point à craindre, personne ne nous fera de procès pour les limites. Mais, de plus, cette maison que nous construisons ici-bas, nécessairement il faudra la quitter ; et l’autre, nous l’habiterons éternellement : l’une dépérit et le temps la dévore, elle est sujette à bien des accidents ; l’autre est stable et demeure toujours dans son premier état : le pauvre ne peut bâtir celle-ci ; l’autre, pour deux oboles même on la construit, comme fit la veuve que vous connaissez tous. (Mc. 12,12) C’est pourquoi je sèche, je meurs de tristesse et de douleur, de voir qu’ayant à espérer de grands biens, nous soyons si lâches et si négligents à nous les procurer, et que nous n’omettions rien pour nous établir ici dans de belles maisons, tandis que nous ne nous soucions point de nous préparer dans le ciel le moindre logement.
Dites-moi, je vous prie : dans ce monde, où voudriez-vous avoir votre maison ? Est-ce au désert, ou en quelque petit bourg ? Non, mais, je pense, dans une grande capitale, là où se fait un plus grand commerce, où éclate une plus grande splendeur. Et moi, je vous mène dans une ville dont Dieu est l’architecte et l’ouvrier. Je vous en conjure, mes chers frères, bâtissons-y ; bâtissons où il en coûte et moins de dépense et moins de travail. Ce sont les mains des pauvres qui construisent ces maisons, et voilà la vraie manière de bâtir : ce qui se fait en ce monde n’est bon qu’à attester notre extrême folie. Si quelqu’un vous engageait à faire un voyage en Perse, pour voir le pays et vous en revenir aussitôt après ; et s’il vous conseillait en même temps d’y bâtir des maisons, ne le jugeriez-vous pas bien fou de vous porter à une vaine et inutile dépense ? Pourquoi bâtissez-vous donc sur cette terre, d’où vous devez sortir sous peu de jours ?
Mais, direz-vous, ces maisons que je fais bâtir, je les laisserai à mes enfants. Eh ! vos enfants doivent bientôt vous suivre, s’ils ne vous devancent pas : et il en sera de même de leur postérité, et en ce monde même, c’est un sujet de chagrin et d’affliction que de se trouver sans héritier. Mais dans le royaume céleste vous n’avez rien de pareil à craindre : l’héritage que vous y posséderez ne sera sujet à aucun changement, il vous demeurera entier à vous, à vos enfants et à vos petits-fils, s’ils imitent votre vertu. C’est Jésus-Christ qui construit l’édifice ; avec un si habile architecte, on n’a nullement besoin d’inspecteurs ; on est exempt de toute inquiétude. Dieu se charge lui-même de tout ; de quoi auriez-vous à vous mettre en peine ? C’est lui qui assemble les matériaux, qui élève la maison. Et ce n’est point là seulement ce qui est admirable, mais c’est qu’il la construit selon vos désirs, ou plutôt, beaucoup mieux encore que vous ne le pourriez désirer. Car il est excellent architecte, et il s’attache à vous procurer toutes sortes de commodités et d’avantages. Si, étant pauvre, vous voulez bâtir cette maison, ne craignez point, elle ne vous suscitera ni envie, ni jalousie ; l’envieux ne 1a voit point, mais seulement les anges qui se réjouissent de vos félicités. Personne ne pourra anticiper sur les bornes de votre héritage, parce gaie vous n’aurez point de voisin qui soit attaqué de cette maladie. Là, vos voisins, ce seront les saints, Pierre, Paul, tous les patriarches, les martyrs, la compagnie des anges et des archanges. C’est pourquoi, mes très-chers frères, répandons nos biens et nos richesses sur les pauvres, afin d’acquérir ces demeures. Plaise à Dieu que nous les obtenions tous, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LVII.[modifier]


JÉSUS, APRÈS LEUR AVOIR DIT CELA, CRACHA A TERRE, ET AYANT FAIT DE LA BOUE AVEC SA SALIVE, IL OIGNIT DE CETTE BOUE LES YEUX DE L’AVEUGLE ; ET IL LUI DIT : ALLEZ VOUS LAVER DANS LA PISCINE DE SILOÉ. (VERS. 6, 7, JUSQU’AU VERS. 16)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Foi de l’aveugle-né. – Bonté de Dieu pour tous les hommes sans distinction.
  • 2. Nécessité de la foi partout. – Il y a une paix mauvaise et une guerre qui est bonne:
  • 3. Fuir les méchants, s’attacher aux gens de bien. – Retrancher les membres gangrenés, se séparer des amis dangereux. – En s’en éloignant souvent on les gagne, on les fait rentrer en eux-mêmes. – La société des méchants plus pernicieuse que la peste. – On déshérite les méchants enfants, on doit à plus forte raison fuir les amis qui sont corrompus. – On n’examine pas notre vie, mais on juge de nous par ceux que nous fréquentons. – La compagnie des méchants, dangereuse pour soi, scandaleuse à l’égard des autres.


1. Ceux qui veulent tirer quelque fruit de nos lectures ne doivent pas laisser passer la moindre chose. La raison pour laquelle il nous est ordonné de lire avec soin les Écritures, c’est que, la plupart du temps, ce qui paraît d’abord d’une facile intelligence renferme un sens caché, qui est d’une grande profondeur. Remarquez, en effet, ce que nous présente la lecture que nous venons de faire : « Après avoir dit cela, il cracha à terre ». Pourquoi Jésus crache-t-il ainsi ? Afin que la gloire de Dieu éclate, et parce qu’il faut qu’il fasse les œuvres de celui qui l’a envoyé. En effet, ce n’est pas sans raison que l’évangéliste a rapporté ces choses et qu’il a marqué que Jésus avait craché ; mais c’est pour faire connaître qu’il confirmait sa parole par ses œuvres. Et pourquoi le Sauveur ne s’est-il pas servi de l’eau pour faire la boue, mais de sa salive ? Il devait envoyer l’aveugle à la piscine de Siloé : il a donc craché à terre, de peur qu’on n’attribuât une partie de la guérison à l’eau de cette fontaine, et aussi pour nous apprendre que la vertu qui a formé et ouvert les yeux de cet aveugle, était sortie de sa bouche. C’est dans cette vue que l’évangéliste a dit : « Et il a fait de la boue de sa salive ». Ensuite il ordonna à l’aveugle de se laver, afin qu’on ne crût pas que c’était la terre qui avait opéré la guérison.
Pourquoi donc Jésus-Christ ne l’a-t-il pas faite sur-le-champ et a-t-il envoyé l’aveugle à Siloé ? C’est pour confondre l’opiniâtreté des Juifs et pour vous faire connaître la foi de l’aveugle. Car il est à croire qu’ils le virent tous aller à la fontaine, ayant les yeux oints de boue ; une action si extraordinaire et si inouïe dut attirer sur lui les regards de tout le monde : tous, soit qu’ils le connussent ou non, devaient l’observer avec une attentive curiosité. Comme il n’était pas trop croyable qu’un aveugle-né recouvrât la vue, le Sauveur, en lui faisant faire un long voyage, réunit autour de lui beaucoup de témoins sûrs et irrécusables d’un prodige si nouveau, afin qu’y ayant donné toute leur attention, les Juifs ne pussent pas chanceler ensuite et dire : c’est lui, ce n’est pas lui. De plus, il leur fait voir qu’il n’est pas contraire à la loi, puisqu’il envoie cet homme à la piscine de Siloé. Et il n’était point à craindre qu’on n’attribuât la gloire de cette guérison à la fontaine, plusieurs y ayant lavé leurs yeux, sans en retirer aucune utilité.
Mais ici, c’est la vertu de Jésus-Christ qui opère tout. Voilà pourquoi saint Jean a marqué la signification de Siloé ; car ayant dit : Jésus l’envoya à Siloé, il a ajouté : « qui signifie envoyé », pour vous faire entendre que c’est là que Jésus guérit l’aveugle ; ainsi nous lisons chez saint Paul : « Car ils buvaient de l’eau de la pierre spirituelle qui les suivait, et Jésus-Christ était cette pierre ». (1Cor. 10,4) Comme donc Jésus-Christ était la pierre spirituelle, il était aussi la Siloé spirituelle. Au reste, il me semble que cette eau, qui se présente ainsi tout à coup, signifie un grand et profond mystère. Quel est ce mystère ? L’avènement de Jésus-Christ au monde qui est arrivé contre toute espérance.
Considérons ensemble, mes frères, la docilité d’esprit de cet aveugle et son obéissance en tout. Il n’a point dit : si la boue ou la salive me doivent rendre la vue, quel besoin ai-je d’aller courir à Siloé ? Mais si c’est Siloé qui me doit guérir, à quoi bon cette salive ? Pourquoi a-t-il oint mes yeux ? pourquoi m’a-t-il ordonné d’aller me laver ? Il n’a même pas eu la pensée d’aucune de ces objections, mais il n’a eu d’autre vue que d’obéir aux commandements de Jésus. Rien n’a été capable de l’arrêter, ni de le choquer.
Mais si quelqu’un nous fait cette question : Comment cet aveugle, pour avoir retiré la boue qui était sur ses yeux, a-t-il recouvré la vue ? Nous ne lui ferons que cette seule réponse, que nous n’en savons rien. Et qu’y a-t-il d’étonnant que nous l’ignorions, puisque ni l’évangéliste, ni celui qui a été guéri, ne l’ont pas su eux-mêmes ? Véritablement, l’aveugle savait ce que Jésus avait fait, mais la manière dont il avait recouvré la vue, il n’a pu la comprendre, ni la découvrir. Quand on l’a interrogé, il a répondu : « Cet homme a mis de la boue sur mes yeux, et je me suis lavé, et je vois ». Mais comment cela s’est fait, c’est là ce qu’il ne peut expliquer. Quand on lui ferait là-dessus mille questions, il ne saurait rien répondre de plus.
« Ses voisins », dit l’évangéliste, « et ceux qui l’avaient vu auparavant demander l’aumône disaient (8) : N’est-ce pas là celui qui était assis et qui demandait l’aumône ? Les uns ré« pondaient : C’est lui (9) ». La nouveauté du fait les jetait dans l’incrédulité, en dépit de toutes les précautions prises contre le doute. Les uns disaient : « N’est-ce pas là celui qui était assis et qui demandait l’aumône ? » Ah ! combien est grande l’humanité de Dieu ! Jusqu’où descend-elle ? Elle guérit avec une infinie bonté de pauvres mendiants, et par là elle impose silence aux Juifs ; elle n’honore pas seulement de ses soins et de sa providence les hommes illustres et les grands, mais ceux aussi qui sont de basse extraction et sans nom dans le monde. CAR DIEU EST VENU POUR LE SALUT DE TOUS LES HOMMES.
Au reste, le paralytique et l’aveugle-né eurent le même sort : ni l’un ni l’autre né connut celui qui venait de le guérir, parce qu’aussitôt après leur guérison Jésus-Christ s’était retiré ; le Sauveur avait coutume d’en user de la sorte pour lever tout soupçon sur les miracles qu’il faisait. Comment, en effet, des gens qui ne connaissaient même pas qui était celui qui les avait guéris, se seraient-ils portés à déguiser le fait et altérer la vérité en sa faveur ? De plus, cet aveugle n’était pas un inconnu, un vagabond, c’était un homme que tous les jours on voyait assis a, la porte du temple. Comme donc les Juifs étaient tous en doute si c’était lui, que répond-il ? « -C’est moi-même ». Il ne rougit pas de son infirmité passée, il ne redoute point la fureur du peuple, et il ne craint pas de se faire connaître pour exalter la gloire de son bienfaiteur. « Ils lui demandent : Comment « est-ce que vos yeux ont été ouverts (10) ? Il leur répondit : Cet homme qu’on appelle Jésus (11) ». Que dites-vous là ? Un homme peut-il rendre la vue à un aveugle-né ? C’est qu’il n’avait pas encore une juste idée de Jésus. « Cet homme qu’on appelle Jésus a fait de la boue et en a oint mes yeux ».
2. Remarquez, mon cher auditeur, combien cet homme est véridique : il ne dit point de quoi Jésus a fait la boue, car il ne dit pas ce qu’il ignore. En effet, il n’avait pas vu que Jésus avait craché à terre, mais par l’attouchement et la sensation il s’était aperçu qu’il l’avait oint. Et il m’a dit : « Allez vous laver à la piscine de Siloé ». Il assurait cela pour l’avoir ouï. Et d’où connaissait-il la voix de Jésus-Christ ? Par son entretien avec ses disciples. Toutes ces choses, il les raconte sur le témoignage des œuvres, rapportant ce qui s’est fait ; la manière, il ne la peut dire. Que si dans les choses qu’on aperçoit par les sens et par l’attouchement, la foi est nécessaire, elle l’est beaucoup plus encore dans celles qu’on ne peut voir. « Ils lui dirent : Où est-il ? Il leur répondit : Je ne sais (12) ». S’ils demandaient : « Où est-il ? » c’était déjà dans le dessein de le faire mourir.
Ici, mes frères, considérez combien Jésus-Christ est éloigné de toute ostentation et de toute vanité, comment il s’absente et se cache après avoir opéré une guérison, comment il ne cherchait point la gloire ni les applaudissements du peuple. Observez avec quelle vérité l’aveugle répond à toutes les questions qu’on lui fait. Les Juifs cherchaient donc Jésus-Christ pour l’amener aux prêtres, et, ne le trouvant point, ils conduisirent l’aveugle aux pharisiens, afin qu’ils l’interrogeassent plus rigoureusement. L’évangéliste marque que c’était le jour du sabbat ; pour faire connaître leur méchant esprit, et qu’ils saisissaient l’occasion et le vain prétexte de le calomnier, parce qu’il semblait avoir transgressé la loi. Cela résulte de ce qu’au moment où ils virent l’aveugle, ils ne lui firent que cette seule question : « Comment a-t-il ouvert vos yeux ? » Et remarquez qu’ils ne dirent point : comment avez-vous recouvré la vue, mais : « Comment a-t-il ouvert vos yeux ? » afin de lui donner occasion de calomnier Jésus, pour l’œuvre qu’il venait de faire. Mais l’aveugle leur répond en peu de mots, comme à des gens qui n’ignoraient pas ce qui s’était passé : il ne nomme point Jésus, il ne dit pas : il m’a dit : « Allez vous laver » ; mais sans biaiser, il répond sur-le-champ : « Il a oint de boue mes yeux, et je me suis lavé, et je vois (15)». Les pharisiens savaient parfaitement ce qui s’était passé, puisqu’ils l’avaient déjà vivement accusé, et qu’ils avaient dit : Voyez quelles œuvres fait Jésus le jour du sabbat, il oint avec de la boue. Mais pour vous, mon cher auditeur, observez que l’aveugle ne se trouble point ; qu’à la première interrogation il ait confessé la vérité, alors qu’il n’avait rien à craindre, cela se conçoit plus aisément, mais ce qui est admirable, ce qui est étonnant, c’est que les pharisiens l’ayant intimidé, lui ayant donné lieu de tout craindre, il persiste à soutenir cette vérité, et qu’il ne se dédit pas de ce qu’il a d’abord avancé. Que firent donc les pharisiens, ou même les autres aussi qui se trouvèrent là ? Ils l’amenèrent avec eux, espérant lui faire rétracter ce qu’il avait dit ; mais vainement ils s’en étaient flattés, il en fut tout autrement. Ils apprirent encore d’une manière plus exacte comme la chose s’était passée, et c’est ce qui leur est toujours arrivé dans les miracles. Nous le ferons plus clairement voir par la suite.
Que dirent donc les pharisiens ? « Quelques-uns », non tous, mais les plus insolents, dirent : « Cet homme n’est point » envoyé « de Dieu, puisqu’il ne garde point le sabbat ; d’autres disaient : Comment un méchant homme pourrait-il faire de tels prodiges (16) ? » Remarquez-vous que ces Juifs étaient attirés et gagnés par les miracles ? Faites attention à ce que répondent maintenant ceux qui avaient envoyé chercher l’aveugle, du moins quelques-uns d’eux ; en tant que sénateurs, le désir de la gloire avait fait tomber les autres dans l’incrédulité. Néanmoins la plupart des sénateurs mêmes crurent en lui, mais ils n’osaient le reconnaître publiquement. (Jn. 12,42) Le peuple était dans le mépris pour lui, parce qu’il ne contribuait pas beaucoup à la gloire de la synagogue. Les sénateurs, qui étaient plus en vue, avaient plus de peine à se déclarer ouvertement ; retenus, les uns, par l’amour de l’autorité, les autres, par la crainte de l’opinion générale. C’est pourquoi Jésus-Christ leur disait : « Comment pouvez-vous croire, vous qui recherchez la gloire des hommes ? » (Jn. 5,44)
Eux qui cherchaient injustement à faire mourir Jésus-Christ, ils se vantaient d’agir pour la gloire de Dieu ; et ils disaient que celui qui guérissait les aveugles ne pouvait pas être envoyé de Dieu, parce qu’il ne gardait pas le sabbat : à quoi d’autres opposaient qu’un méchant homme n’aurait pas su faire de tels prodiges. Ceux-là, cachant perfidement le miracle, publiaient ce qu’ils appelaient une transgression de la loi. Ils ne disaient pas : Il guérit le jour du sabbat ; mais il ne garde pas le sabbat. Ceux-ci montrent encore une grande faiblesse d’esprit ; lorsqu’il fallait montrer que le sabbat n’était nullement violé, ils n’objectent que les miracles, et cela se conçoit, car ils le prenaient encore pour un homme, autrement ils auraient pu le défendre d’une autre manière, et répondre que celui qui a fait le sabbat est maître du sabbat (Mc. 2,28) ; mais ils n’avaient pas encore cette juste opinion de lui. D’ailleurs aucun d’eux n’osait ouvertement déclarer sa pensée ; mais ils s’exprimaient tous sous forme de doute, les uns étant arrêtés par la crainte, les autres par l’amour des dignités. « Il y avait donc de la division entre eux » : et cette division, qui s’était premièrement élevée parmi le peuple, se répandit ensuite parmi les sénateurs. « Les uns disaient : c’est un homme de bien ; les « autres disaient : non, mais il séduit le peuple », (Jn. 7,12) Remarquez-vous que les sénateurs, dont la division suivit celle du peuple, montrèrent plus de déraison que lui ? Mais, ce qu’il y a d’étonnant, c’est, qu’après s’être ainsi partagés, ils ne firent paraître ni fermeté, ni courage, en présence de l’acharnement des pharisiens. Si leur division avait été parfaite, ils auraient aussitôt connu la vérité : car il y a une division juste et salutaire. C’est pourquoi Jésus-Christ disait : « Je ne suis pas venu apporter la paix sur la terre, mais l’épée ». (Mt. 10,34) En effet, il y a une paix mauvaise et une guerre qui est bonne et avantageuse. Par exemple, les enfants d’Adam qui bâtissaient une tour, s’étaient unis ensemble pour leur perte, et ils furent divisés, quoique malgré eux, pour leur bien et leur avantage. (Gen. 11) Coré et sa troupe s’étaient unis pour le mal : leur division fut donc heureuse. (Ex. 13) Judas aussi fit très-mal de s’accorder avec les Juifs. (Mt. 26) Il peut donc y avoir une guerre bonne et une paix mauvaise. Voilà pourquoi Jésus-Christ dit : « Si votre œil vous scandalise, arrachez-le ; et si votre pied vous est un sujet de scandale, coupez-le ». (Mt. 5,29 ; 18,9) S’il faut retrancher les membres funestes au corps dont ils font partie, à plus forte raison faut-il se séparer des amis dont la société peut perdre l’âme ? La paix n’est donc pas toujours bonne ; de même que la guerre n’est pas toujours mauvaise.
3. Je dis ces choses, mon cher auditeur, afin que vous fuyiez les méchants et que vous vous attachiez aux gens de bien. Si nous coupons les membres gangrenés qui sont incurables, de peur qu’ils ne gâtent le reste du corps, si nous retranchons quelques-uns de nos membres, non par mépris, mais dans l’intérêt des autres, à combien plus forte raison devons-nous en user de même à l’égard de ceux dont la société nous est nuisible ? Que si nous les pouvons corriger sans courir aucun risque, nous devons faire tous nos efforts pour cela. Mais s’ils sont incorrigibles, et s’ils nous sont une occasion de chute, il faut les retrancher et les jeter loin de nous. Souvent ce sera tout profit. C’est pour cette raison que saint Paul donne cet avis aux Corinthiens : « Ôtez le mal du milieu de vous ». (1Cor. 5,13) Et encore : « Pour faire retrancher du milieu de vous celui qui a commis une action si honteuse ». (Id. 2) Car la compagnie des méchants est dangereuse et fatale. La peste ne fait pas de si grands ravages, et la gale ne corrompt pas si promptement ceux qui en sont infectés, que l’iniquité des méchants ne devient promptement funeste à leurs amis : en effet, « les mauvais entretiens gâtent les bonnes mœurs ». (1Cor. 15,33) Un prophète dit encore : « Fuyez du milieu d’eux et éloignez-vous-en ». (Jer. 51,6) Que personne donc ne se fasse un ami de celui qui est méchant. Si, lorsque nos enfants sont méchants, nous les déshéritons, sans avoir alors égard ni à la nature, ni à ses lois, ni au lien qu’elle forme ; nous devons bien, à plus forte raison, fuir nos connaissances et nos amis, s’ils sont vicieux ; car, quand même ils ne nous feraient aucun préjudice, néanmoins nous ne pourrons éviter qu’ils ne nous donnent une mauvaise réputation, parce que les étrangers n’examinent pas notre vie, mais jugent de nous par ceux que nous fréquentons.
J’y invite également et les femmes et les filles, et je vous dis à tous avec l’apôtre : « Ayez soin de faire le bien, non seulement devant Dieu, mais aussi devant les hommes ». (Rom. 12,17) Faisons donc tout notre possible pour n’être pas un sujet de scandale et de chute à notre prochain. Quelque pure et sainte que soit notre vie, si nous scandalisons les autres, tout est perdu pour nous. Et comment, en vivant saintement, pouvons-nous être une occasion de scandale ? C’est lorsque la fréquentation des méchants nous donne une mauvaise réputation. En effet, si l’on nous voit sûrs de nous, au point de ne pas craindre leur commerce, encore qu’il ne nous en arrive à nous nul dommage, nous sommes alors aux autres une pierre d’achoppement. Mon discours vous regarde tous, hommes, femmes et filles, et je laisse à votre conscience à examiner combien de maux naissent de ces sociétés. Pour aloi, à la vérité, je ne soupçonne aucun mal, peut-être aussi les personnes, les plus éclairées : mais votre perfection même peut blesser la conscience de votre frère qui est plus simple et plus faible, et vous êtes obligés d’avoir égard à sa faiblesse. Et quand il n’en serait point blessé, ce gentil qui vous voit s’en scandalisera[6]. Or, saint Paul ordonne « de ne donner occasion de scandale ni aux Juifs, ni aux gentils, ni à l’Église de Dieu ». (1Cor. 10,32) Pour moi, encore une fois, je ne soupçonne aucun mai d’une vierge, car j’aime la virginité, et la charité n’a point de mauvais soupçons (1Cor. 13,5). J’aime fort cet état, et je n’en puis rien penser de mauvais. Mais ces mêmes sentiments, comment les persuaderons-nous aux étrangers ? car il faut aussi avoir égard à eux.
Réglons donc si bien notre conduite, que l’infidèle ne trouve rien en nous qu’il puisse nous reprocher. Comme ceux qui vivent bien glorifient Dieu, de même ceux qui vivent mal sont cause qu’on blasphème contre lui. Mais, à Dieu ne plaise qu’il y ait de telles gens parmi vous ! que plutôt nos œuvres brillent de manière que notre Père qui est dans les cieux, soit glorifié (Mt. 5,16), et que nous jouissions de sa gloire, que je vous souhaite, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles. Ainsi soit-il,

HOMÉLIE LVIII.[modifier]


ILS DIRENT DONC DE NOUVEAU À L’AVEUGLE : ET TOI, QUE DIS-TU DE CET HOMME QUI T’A OUVERT LES YEUX ? IL RÉPONDIT : C’EST UN PROPHÈTE. – MAIS LES JUIFS NE CRURENT POINT QUE CET HOMME EUT ÉTÉ AVEUGLE. (VERS. 17, 18, JUSQU’AU VERS. 34)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Comment, à propos de l’aveugle-né, les Juifs, en combattant la vérité, la font briller davantage.
  • 2. Interrogé par les Pharisiens, l’aveugle-né leur répond avec courage et rend gloire à Dieu.
  • 3. Désappointement des Pharisiens, ils injurient l’aveugle.
  • 4 et 5. Ce qui est écrit dans les Écritures nous doit servir d’exemple et de modèle. – L’aveugle-né guéri est un grand modèle des vertus chrétiennes. – Fermeté que doivent avoir les fidèles à soutenir la religion et la vérité. – Courage avec quoi ils doivent défendre et soutenir leurs frères. – C’est dans la lecture et la méditation des livres saints que nous trouverons des armes pour combattre nos adversaires. – Avec quelle attention il faut écouter la parole de Dieu. – Contre les spectacles : on y court plus volontiers et avec plus d’empressement qu’à l’Église, où l’on apprend les vérités du salut. – On est savant dans ce qui regarde le théâtre, et ce qui est nécessaire à savoir on l’ignore. – On ignore sa religion, on ne connaît point les livres de l’Écriture sainte et le nom de leurs auteurs, mais on sait faire de grands discours sur ce qui concerne les spectacles : maux, pertes qu’ils causent. – Dieu nous a donné le temps pour le servir : l’employer à des inutilités, c’est faire une grande perte. – Ce que c’est que la perte du temps : c’est de quoi on doit être le plus avare.


1. Il ne faut pas se borner à lire les Écritures en courant : vous devez les méditer avec beaucoup de soin et d’attention, de peur que vous ne vous trouviez tout à coup arrêtés. Par exemple, on peut ici justement soulever cette question : comment les Juifs, après avoir dit : « Cet homme n’est point » envoyé « de Dieu, puisqu’il ne garde pas le sabbat », disent-ils maintenant : « Et toi, que dis-tu de cet homme qui t’a ouvert les yeux ? » Ils ne dirent pas : et toi, que dis-tu de cet homme qui viole le sabbat, mais ils mettent maintenant la justification à la place de l’accusation. Que faut-il donc répondre ? Ce ne sont pas ici les mêmes qui disaient : cet homme n’est point envoyé de Dieu, mais ce sont ceux qui, étant d’un sentiment contraire, avaient dit : un méchant homme ne peut pas faire de tels prodiges. Ceux-ci voulant fermer la bouche aux autres, sans paraître néanmoins prendre la défense de Jésus-Christ, font amener l’homme qui portait sur son visage les marques de la vertu et de la puissance de son médecin, et l’interrogent.
Remarquez donc, mon cher auditeur, la sagesse de ce pauvre mendiant, qui parla avec plus de prudence qu’eux tous. Tout d’abord, il dit : « C’est un prophète », sans s’effrayer du mauvais jugement que portaient de lui les Juifs, qui, s’opposant de toutes leurs forces et au miracle et à sa réputation, disaient : « Comment cet homme peut-il être » envoyé « de Dieu, puisqu’il ne garde pas le sabbat ? » Mais il a dit : « C’est un prophète. Mais les Juifs ne crurent point que cet homme eût été aveugle et eût recouvré la vue, jusqu’à ce qu’ils eussent fait venir son père et sa mère ». Faites attention à tous les artifices dont ils usent pour couvrir et faire disparaître le miracle. Mais la vérité est de telle nature qu’elle se fortifie et s’affermit par les mêmes armes avec lesquelles ses adversaires la combattent ; et que les vains efforts qu’ils font pour l’obscurcir, ne servent qu’à la faire briller davantage. Si les Juifs n’avaient pas fait toutes ces choses, beaucoup auraient pu douter du miracle : mais, voici qu’ils agissent comme s’ils n’avaient d’autre but que de dévoiler la vérité : ils ne s’y seraient pas pris autrement, s’ils avaient effectivement travaillé pour Jésus-Christ. En effet, dans l’intention de le perdre, ils demandent : « Comment t’a-t-il ouvert les yeux ? » C’est-à-dire, sans doute, c’est par des prestiges et des enchantements ? En effet, dans une autre occasion où ils n’ont rien à objecter, ils s’efforcent de calomnier dans leur principe les guérisons et les miracles, en disant : « Cet homme ne chasse les démons que par la vertu de Belzébuth ». (Mt. 12,24) Ici, de même, n’ayant rien à objecter, ils se retranchent sur le temps et sur la violation du sabbat ; ils disent encore : Cet homme est un pécheur.
Mais cet homme, que votre envie ne peut souffrir et dont vous déchirez la réputation, cet homme vous a défiés de la manière la plus nette, en vous disant : « Qui de vous me peut convaincre d’aucun péché ? » (Jn. 8,46) Et personne n’a répondu, personne n’a dit : Vous vous dites impeccable, vous blasphémez : or, s’ils avaient eu de quoi lui faire le moindre reproche, sûrement ils n’auraient point gardé le silence. En effet, des gens qui furent capables de jeter des pierres sur lui, lorsqu’il dit qu’il était avant qu’Abraham fût au monde (Id. 58), qui niaient qu’il était le Fils de Dieu, lorsqu’eux-mêmes se vantaient d’être enfants de Dieu, quoiqu’ils fussent des homicides, et qui disaient que celui qui faisait de si grands miracles, n’était pas envoyé de Dieu, parce qu’il ne gardait pas le sabbat, et cela à la suite d’une guérison : ces gens-là, s’il y avait eu le moindre reproche à lui faire, certainement n’y auraient pas manqué. Au reste, s’ils l’appelaient pécheur, parce qu’il semblait ne pas garder le sabbat, leur accusation était ridicule et frivole au jugement même de leurs compagnons qui l’imputaient eux-mêmes à la malignité.
Les Juifs, se voyant donc pressés de toutes parts, tentent quelque chose de plus impudent et de plus insolent encore que tout ce qu’ils avaient fait jusqu’alors. Et quoi ? « Les Juifs ne crurent point », dit l’évangéliste, « que cet homme eût été aveugle, et eût recouvré la vue ». S’ils ne l’ont pas cru, pourquoi donc ont-ils accusé Jésus-Christ de n’avoir pas gardé le sabbat ? Pourquoi n’ajoutez-vous pas foi à ce que dit un si grand peuple, à ce que disent les voisins de cet homme, qui le connaissent ? Mais, comme je l’ai dit, le mensonge se contredit en tout, et par les mêmes armes par lesquelles il combat la vérité, il périt et se détruit : et la vérité même n’en devient que plus brillante et plus lumineuse. C’est ce qui advint alors. Il fallait qu’on ne pût pas dire que les voisins et les témoins n’avaient rien rapporté d’exact, et qu’ils avaient seulement parlé d’un homme qui ressemblait à cet aveugle : les Juifs font venir son père et sa mère, et par là ils font éclater la vérité malgré eux : car le père et la mère connaissaient mieux leur propre fils que tous les autres. Comme ils n’avaient pu intimider le fils, qui publiait hardiment la gloire de son bienfaiteur, ils se flattaient d’affaiblir le miracle par les réponses qu’ils tireraient de ses parents.
Remarquez la malignité avec laquelle ils les interrogent, car que font-ils ? Les ayant fait entrer au milieu de l’assemblée pour les effrayer, ils les interrogent, en disant d’un ton furieux et emporté : « Est-ce là votre fils (19) ? » Et ils n’ajoutent pas : Qui était auparavant aveugle ; mais que disent-ils ? « Que vous nous dites être né aveugle ? » Comme s’ils l’avaient habilement feint, pour confirmer l’œuvre de Jésus-Christ. O hommes exécrables, et plus qu’exécrables Quel est le père capable de feindre que son fils est né aveugle ? C’est comme s’ils disaient : Vous l’avez dit né aveugle, et non seulement contents de cela, vous l’avez dit, mais vous l’avez même répandu partout. « Comment est-ce donc qu’il voit « maintenant ? » O folie ! c’est vous, disent-ils, qui avez forgé ce mensonge ; c’est vous qui avez fabriqué cette imposture. Ils les portent de deux manières à nier le fait, et par ces paroles : « Que vous dites », et par celles-ci : « Comment est-ce donc qu’il voit maintenant ? »
2. Les Juifs font trois questions au père et à la mère de l’aveugle : si c’était là leur fils, s’il avait été aveugle, et comment il avait recouvré la vue ? Le père et la mère ne répondent qu’aux deux premières, la troisième ils la laissent sans réponse. Et ce qui contribue merveilleusement à confirmer la vérité du miracle, c’est que nul autre que l’aveugle même qui avait recouvré la vue, et qui était digne de foi, ne l’atteste et ne publie la manière dont Jésus l’a guéri. Comment le père et la mère auraient-ils parlé par faveur et par complaisance, eux qui, par la crainte des Juifs, celèrent quelque chose même de ce qu’ils savaient bien ? Car que répondent-ils ? « Nous savons que c’est là notre fils, et qu’il est né aveugle. (20). Mais comment il voit maintenant, et qui lui a ouvert les yeux, nous ne le savons pas ; il a de l’âge, qu’il réponde pour lui-même (21) ». Ils donnent leur fils pour digne de foi, et par là ils s’excusent de répondre sur la troisième question. Il n’est ni jeune, ni enfant, disent-ils, il peut rendre témoignage de lui-même. « La crainte que son père et sa mère avaient des Juifs, les firent parler de la sorte (22) ».
Voyez, mes frères, avec quel soin et quelle exactitude l’évangéliste découvre leur sentiment et leur intention. Je vous fais cette remarque à cause de ce que j’ai dit il y a déjà quelque temps, dans un de mes discours, sur cette parole : « Il se fait égal à Dieu ». Je soutins que si ce n’eût été là qu’une simple opinion des Juifs, et non pas le sentiment et la doctrine de Jésus-Christ, l’évangéliste y aurait sans doute ajouté quelque correction, et n’aurait pas manqué de dire que c’était l’opinion des Juifs.
Le père et la mère ayant donc renvoyé les Juifs au témoignage de l’aveugle qui avait recouvré la vue, les Juifs appellent cet homme une seconde fois. Ils ne lui disent pourtant pas ouvertement et impudemment : Nie que Jésus t’a guéri ; mais sous apparence de piété ils veulent le séduire par adresse, s’ils le peuvent. « Rends gloire à Dieu (24) », lui disent-ils. S’ils avaient dit au père et à la mère : Niez que ce soit là votre fils et qu’il soit né aveugle, ils auraient fait une proposition tout à fait ridicule ; et d’autre part le dire au fils, ç’eût été d’une impudence manifeste : voilà pourquoi ils se gardent de parler de la sorte ; mais ils prennent une autre voie, et lui tendent des pièges d’une autre manière. « Rends gloire à Dieu », c’est-à-dire, avoue que Jésus ne t’a point guéri. « Nous savons que cet homme est un pécheur ». Pourquoi ne le lui avez-vous donc pas reproché, lorsqu’il vous disait : « Qui de vous me peut convaincre d’aucun péché ? » (Jn. 8,46) D’où le savez-vous, qu’il est un pécheur ? Les Juifs dirent donc à cet homme : « Rends gloire à Dieu », et il ne leur répondit rien. Jésus l’ayant rencontré, le loua, et ne le reprit pas de n’avoir point rendu gloire à Dieu : mais que lui dit-il ? « Croyez-vous au Fils de Dieu ? » Par où il nous apprend que c’est là rendre gloire à Dieu. Que si le Fils n’était point égal au Père, « croire au Fils », ce ne serait point là rendre gloire à Dieu. Mais comme celui qui honore le Fils honore aussi le Père, c’est avec raison que Jésus ne reprend pas l’aveugle.
Tant que les Juifs s’attendirent que le père et la mère se rendraient à leur volonté, et qu’ils nieraient ce qu’ils désiraient, ils ne dirent rien à leur fils. Mais lorsqu’ils virent qu’ils n’avaient rien avancé de ce côté-là, ils se tournèrent de l’autre, et ils dirent à l’aveugle : Cet homme est un pécheur. « Il leur répondit : « Si c’est un pécheur, je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que j’étais aveugle, et que je vois maintenant (25) ». Est-ce que l’aveugle a craint ? Non. Et pourquoi celui qui avait dit : C’est un prophète, dit-il maintenant : « Si c’est un pécheur, je n’en sais rien ». Il ne le pensait pas, non, il ne le croyait pas ; mais il répond de la sorte parce qu’il voulait le justifier de tout péché par le témoignage de l’œuvre même qu’il venait de faire, et non par ses paroles ; et leur présenter une justification digne de foi dans le bienfait de sa guérison, qui les condamnait, eux et tous leurs procédés. Car, si après bien des discours, pour avoir dit : Si cet homme n’honorait point Dieu, il ne pourrait pas faire de si grands miracles ; il excita si fort leur colère, qu’ils lui répondirent : « Tu n’es que péché dès le ventre de ta mère, et tu veux nous enseigner ? » que n’auraient-ils pas fait, que n’auraient-ils pas dit si dès le commencement il eût parlé en ces termes ?
« Si c’est un pécheur, je n’en sais rien », c’est-à-dire, maintenant je ne réponds rien là-dessus, et je n’explique pas mon sentiment ; ce que je sais fort bien, ce que je puis affirmer, c’est que si c’était un pécheur, il ne ferait pas de tels prodiges. Par ces paroles il écarte tout soupçon et de sa personne et de son témoignage, faisant clairement voir qu’il a purement raconté le fait comme il s’est passé, sans altération, sans y rien ajouter par flatterie ou par complaisance. Comme ils ne pouvaient donc pas empêcher ni anéantir une chose accomplie, ils reviennent encore à l’examen de la manière dont cette guérison s’est faite ; et ils se conduisent comme des limiers qui, cherchant la piste d’un gibier bien retranché dans son fort, tournent tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Ils reprennent donc les premières réponses, et, tâchant de les ruiner par de fréquentes interrogations, ils disent à l’aveugle « Que t’a-t-il fait ? Et comment t’a-t-il ouvert les yeux (26) ? ». Que répond-il ? Les ayant vaincus et terrassés ; il ne leur parle plus avec douceur. Car tant que cette affaire a eu besoin d’examens et d’informations, il a raconté ta chose avec beaucoup de retenue et de modération : mais après qu’il s’est rendu maître, et qu’il a remporté sur eux une brillante victoire, il les attaque à son tour hardiment et courageusement, et leur répond : « Je vous l’ai déjà dit, et vous ne l’avez point écouté. « Pourquoi voulez-vous l’entendre encore une fois (27) ? » L’avez-vous remarquée, cette hardiesse avec laquelle un pauvre mendiant parle aux scribes et aux pharisiens ? tant la vérité est forte, le mensonge faible et impuissant. La vérité, d’un homme de la lie du peuple, fait un grand et illustre personnage ; le mensonge, au contraire, avilit, et d’un grand fait un homme de rien. Au reste, voici ce que veut dire l’aveugle : Vous ne faites point d’attention à ce que je dis, c’est pourquoi je ne parlerai pas davantage, et je ne répondrai point à vos fréquentes et vaines interrogations, puisque vous ne m’écoutez pas pour apprendre la vérité, mais pour me surprendre dans mes paroles. « Est-ce que vous voulez devenir aussi ses disciples ? » Déjà l’aveugle s’associe aux disciples ; car ce mot : « Aussi », marque qu’il est disciple de Jésus-Christ. Il les attaque ensuite, et les malmène vigoureusement.
3. En effet, sachant que rien n’était plus capable de les piquer au vif que cette demande : « Est-ce que vous voulez », il la leur adresse exprès pour les braver : en quoi cet aveugle montre une âme élevée, ferme et courageuse, qui méprise leur menaçante fureur ; il fait éclater par sa confiance la gloire de Jésus-Christ ; il fait voir que celui qu’ils accablent ainsi d’outrages est un homme admirable, dont leurs injures ne peuvent ternir la réputation ; et que ces outrages mêmes ne servent qu’à relever sa gloire.
Ils lui dirent : Sois toi-même son disciple ; « mais pour nous, nous sommes les disciples « de Moïse (28) ». Mais en quoi ? Vous parlez sans fondement. Vous n’êtes pas plus les disciples de Moïse que les disciples de Jésus : si vous étiez les disciples de Moïse, vous seriez aussi les disciples de Jésus-Christ. Voilà pourquoi le Sauveur leur dit auparavant : « Si vous croyiez à Moïse, vous me croiriez aussi, parce que c’est de moi qu’il a parlé » (Jn. 5,46) ; c’est qu’ils avaient toujours ces paroles à la bouche : « Nous savons que Dieu a parlé à Moïse (29) ». Mais qui vous l’a dit ? qui vous l’a appris ? Nos pères, répondent-Ils, nous l’ont appris. Mais celui qui ayant dit qu’il est envoyé de Dieu, et qu’il parle des choses du ciel, le confirme par des miracles, n’est-il pas plus digne de foi que vos pères ? Et ils ne disaient point : Nous avons ouï Dieu parler à Moïse, mais « nous savons ». Ce que vous savez pour l’avoir ouï dire, ô Juifs, vous le croyez, vous l’assurez, et ce que vous voyez de vos yeux, vous ne le croyez pas si considérable, ni si digne de foi ! Ce que vous dites de Moïse, vous ne l’avez point vu, seulement vous l’avez ouï dire : mais « les œuvres de Jésus-Christ », vous ne les connaissez pas pour en avoir entendu parler, mais pour les avoir vues de vos propres yeux.
Que répondit l’aveugle ? « C’est ce qui est étonnant, que vous ne sachiez d’où il est (30) », celui qui fait de tels prodiges : il est étonnant qu’un homme qui ne jouit d’aucune dignité parmi vous, qui n’est ni illustre, ni célèbre, puisse faire de si grandes choses : de sorte qu’il est tout à fait visible que c’est un Dieu qui n’a même pas besoin du moindre secours humain. « Or, nous savons que Dieu n’exauce point les pécheurs (31) ». Les Juifs ayant dit auparavant : « Comment un méchant homme pourrait-il faire de tels prodiges (16) ? » L’aveugle s’appuie sur le jugement qu’ils ont porté eux-mêmes, et leur rappelle leurs propres paroles. Cette créance, dit-il, nous est commune et à vous et à moi : elle est juste, demeurez-y. Remarquez bien sa prudence ; il a toujours le miracle à la bouche, parce qu’ils ne pouvaient pas le nier ; et c’est sur quoi il établit son raisonnement. Observez-vous, mon cher auditeur, qu’au commencement, quand il a dit : « Si c’est un pécheur, je n’en sais rien », il ne l’a point dit pour marquer un doute réel ? Loin de nous cette pensée ; car il savait fort bien que Jésus n’était pas un pécheur.
Maintenant que le temps est propice et qu’il peut parler librement, voyez de quelle manière il répond : « Or, nous savons que Dieu n’exauce point les pécheurs ; mais si quelqu’un l’honore, et qu’il fasse sa volonté, c’est celui-là qu’il exauce ». Par ces paroles, non seulement il justifie Jésus, et le fait voir exempt de tout péché, mais il prouve encore qu’il est agréable à Dieu, et qu’il fait les œuvres de Dieu. Comme les Juifs disaient qu’ils honoraient Dieu, c’est pour cela même qu’il ajoute : « Et fait sa volonté ». Ce n’est pas assez, dit-il, de connaître Dieu, mais il faut faire ce qu’il commande. Ensuite il relève le miracle en disant : « Depuis que le monde est, on n’a jamais ouï-dire que personne ait ouvert les yeux à un aveugle-né (32) ». Si donc vous avouez que Dieu n’exauce point les pécheurs, Jésus ayant fait un miracle et un tel miracle, que jamais personne n’en a fait de pareil ; de votre propre aveu il s’ensuit qu’il est évident et manifeste que Jésus a tout surpassé en vertu, et que sa puissance est plus qu’humaine. Que lui répondirent-ils donc ? « Tu n’es que péché dès le ventre de ta mère, et tu veux nous enseigner (34) ? » Tant qu’ils avaient pu se flatter que l’aveugle nierait, ils l’avaient regardé comme un homme digne de foi, au point de le faire venir devant eux à deux reprises. Que si, dirai-je, vous ne le croyiez pas digne de foi, pourquoi ce double interrogatoire ? Mais cet homme disant hardiment la vérité et sans crainte, au lieu de l’admirer davantage, c’est alors qu’ils le condamnent.
Mais que signifient ces paroles : « Tu n’es que péché dès ta naissance ? » Qu’ils lui reprochent son ancienne disgrâce, comme s’ils lui disaient : « Tu es tout en péchés dès tes premières années » ; et ils lui font ce reproche comme si c’était pour cela qu’il fût né aveugle : jugement contraire à la raison et tout à fait injuste. Sur quoi, Jésus-Christ voulant le consoler, dit : « Je suis venu dans ce monde pour exercer un jugement, afin que ceux qui ne voient point, voient, et que ceux qui voient, deviennent aveugles (39) ».
« Tu es tout en péchés dès ta naissance ». Et qu’avait-il répondu ? Avait-il avancé une opinion qui lui fût propre et particulière ? Ou plutôt n’est-ce pas le sentiment commun qu’il avait produit, en disant : « Nous savons que Dieu n’exauce point les pécheurs ». N’a-t-il pas simplement exposé ce que vous avez dit vous-mêmes ? « Et ils le chassèrent dehors ». L’avez-vous bien entendu, ce prédicateur de la vérité, et n’avez-vous pas reconnu que sa pauvreté n’a point ébranlé sa philosophie ? Remarquez-vous tout ce qu’il a souffert d’injures et d’outrages dès le commencement ? Remarquez-vous aussi de quelle manière et avec quelle force il a rendu témoignage à la vérité par ses paroles et par ses actions ?
4. Au reste, mes frères, ces choses sont écrites, afin que nous les imitions. Si ce pauvre, si cet aveugle, qui n’avait pas même vu Jésus-Christ, a montré tant de courage et de fermeté aussitôt après sa guérison, et même avant d’avoir ouï la doctrine et les instructions du Sauveur, s’il a résisté à tout un peuple qui ne respirait que le carnage, qui était possédé du démon, à un peuple furieux, et qui ne cherchait qu’à trouver dans ses paroles de quoi condamner Jésus-Christ ; s’il ne leur a point cédé et ne s’est point caché, mais au contraire, s’il les a hardiment réfutés et s’il a mieux aimé être chassé hors de la synagogue que de trahir la vérité, à combien plus forte raison, nous qui avons vécu déjà tant d’années dans la foi, nous à qui la foi a fait voir des milliers de miracles et de prodiges, qui avons reçu de plus grands biens que lui, qui avons contemplé des yeux intérieurs de l’âme de profonds mystères, et qui sommes appelés à de si grands honneurs, à combien plus forte raison, dis-je, devons-nous faire paraître toute notre fermeté et tout notre courage contre ceux qui accusent et qui attaquent les chrétiens, et les combattre sans merci.
Nous pourrons, mon cher auditeur, nous pourrons repousser nos adversaires, si nous prenons des fortes et des armes dans les saintes Écritures, si nous relevons notre confiance en donnant toute notre attention à cette lecture et ne l’écoutant point légèrement et en passant. Si quelqu’un vient assidûment à nos discours et est attentif à ce que nous y enseignons, quand même il ne lirait pas l’Écriture dans sa maison, néanmoins, dans le seul espace d’un an, il pourra apprendre beaucoup de choses ; car nous ne lisons pas aujourd’hui un livre de l’Écriture et demain un autre, mais nous lisons toujours le même. Cependant, plusieurs sont dans de si malheureuses dispositions, qu’après une si longue lecture, ils ne savent pas même encore le nom des saints livres. Et ce qui est affreux, c’est que ces personnes puissent sans effroi venir écouter la parole de Dieu avec tant de négligence.
Mais si un joueur de luth, si un baladin, ou quelqu’autre histrion convoque la ville à ses représentations, tous accourent vite, tous lui savent gré de les avoir avertis et passent la moitié du jour à cette sorte de spectacle ; ici Dieu nous parle par les prophètes et par les apôtres, et nous bâillons, nous nous ennuyons. L’été et dans le fort des chaleurs, nous allons sur la place ; l’hiver, la pluie et la boue nous retiennent dans nos maisons. Mais à l’hippodrome, où l’on ne peut se mettre à couvert de la pluie, beaucoup, lors même qu’il pleut à seaux et que le vent pousse la pluie au visage, beaucoup, dis-je, poussent la folie jusqu’à s’y tenir patiemment sur leurs pieds ; pour cela ils bravent le froid, la pluie, la boue, la longueur du chemin ; rien n’est capable de les retenir chez eux, ni de les empêcher de courir aux spectacles. Mais ici, où il y a un bon toit, où la chaleur est admirablement tempérée, ils refusent d’y venir ; ici, où il s’agit de la grande affaire du salut. Dites-le, je vous prie, cette conduite est-elle supportable ? Voilà pourquoi, dans ce qui concerne les spectacles, nous sommes si savants et de si grands maîtres ; mais dans les choses nécessaires, nous sommes plus ignorants qu’un enfant. Que si quelqu’un vous appelle cocher ou danseur, vous prenez cela pour une injure, et vous faites cependant tout ce qu’il faut pour vous attirer ce reproche ; qu’un homme de cette sorte vous appelle au spectacle, vous ne reculez pas et vous vous adonnez presque à toutes les parties de cet art, dont vous fuyez le nom. Mais la profession et le nom qui vous conviennent, je veux dire la profession et le nom de chrétien, vous ne savez même pas ce que c’est. Est-il une plus grande folie ? Je voudrais vous répéter souvent ces vérités, mais je crains de me rendre importun, et cela en pure perte. En effet, je vois non seulement les jeunes gens, mais encore des vieillards, se livrer à ces folies : spectacle qui me fait rougir, que de voir un homme vénérable par sa vieillesse, aller au théâtre déshonorer ses cheveux blancs et y mener son fils avec lui. Quoi de plus ridicule ? Quoi de plus infâme ? Le père enseigne à son fils à braver la bienséance.
5. Mon discours vous pique ? C’est ce que je veux : je veux que mes paroles vous affligent, afin que vous renonciez à ces infâmes pratiques. Mais il est des gens, autrement insensibles et froids, que mes paroles ne sont point capables de faire rougir :.mais qu’il soit question de spectacles, ces mêmes gens sont tout de feu, et ils ne finissent point de parler. Demandez-leur qui est Amo. qui est Abdiras, combien il y a de prophètes, combien d’apôtres ? ils ne peuvent même pas ouvrir la bouche ; mais si vous les écoutez sur les chevaux, sur les cochers, ils parlent avec plus de gravité qu’un sophiste et un rhéteur ; et après tout cela ils osent demander : Eh bien ! quel mal, quel tort cela fait-il ? C’est justement cette ignorance qui me fait gémir.
Dieu vous a donné le temps de cette vie pour le servir, et vous l’employez à des choses vaines et inutiles, et encore vous demandez quelle perte vous faites ? Employez-vous inutilement la moindre somme d’argent, vous dites que vous avez fait une perte ; passez-vous des journées entières aux spectacles, qui sont les pompes de Satan, vous ne croyez rien faire de déraisonnable, et vous comptez cela pour rien ? Vous qui devriez employer toute votre vie à la prière et à l’oraison, vous la passez tout entière dans les clameurs, dans le tumulte, à entendre des paroles déshonnêtes, à voir des combats, à des plaisirs qui ne vous conviennent point, à des illusions, à des occupations inutiles et pernicieuses ; et ensuite vous dites à tout le monde : Quelle est la perte que j’ai faite ? Et vous ne comprenez pas qu’il n’est rien dont on doive être plus avare que du temps. Votre argent, si vous l’avez dépensé, vous pourrez en regagner. Mais le temps que vous avez perdu, difficilement vous le recouvrerez. Car le temps qui nous est donné en cette vie est bien court : si nous n’en faisons pas un bon usage, que dirons-nous à notre Juge lorsqu’il viendra ?
Répondez-moi, je vous prie : Si vous ordonniez à un de vos enfants d’apprendre un certain art, et qu’il perdît son temps ou à la maison ou ailleurs, le maître ne vous avertirait-il pas ? ne vous dirait-il pas : Vous avez fait avec moi un marché par écrit, et vous avez fixé un temps ; mais si votre fils ne veut pas travailler avec moi et m’écouter, s’il veut au contraire aller perdre le temps de côté et d’autre, comment pourrai-je vous le présenter comme mon disciple ? Nous aussi, nous sommes dans l’obligation de vous dire la même chose ; Dieu nous dira : Je vous ai assigné un temps pour apprendre l’art de la piété, pourquoi avez-vous vainement et inutilement consumé ce temps ? pourquoi n’avez-vous pas été assidûment écouter votre maître ? pourquoi n’avez-vous pas été attentifs à ses instructions ? Que la piété soit un art, n’en doutez point, un prophète vous le déclare : « Venez, mes enfants », vous dit-il, « écoutez-moi : je vous enseignerai la crainte du Seigneur ». (Ps. 33,11) Et encore : « Heureux est l’homme que vous avez vous-même instruit, Seigneur, et à qui vous c avez enseigné votre loi ! » (Ps. 93,12) Lors donc que vous aurez inutilement employé le temps, quelle, excuse aurez-vous ? Et pourquoi, direz-vous, Dieu a-t-il fixé un temps si court ? O folie ! ô cœur ingrat ! Quoi ! Dieu a abrégé le temps de votre travail et de vos sueurs, il vous a préparé un repos éternel et immortel, et vous lui en faites un reproche, et vous en êtes fâché !
Mais je ne sais comment nous nous arrêtons si longtemps sur cette matière. Finissons donc ce long discours : car c’est encore une de nos misères qu’un long discours nous ennuie et nous dégoûte, et que la longueur du spectacle, qui commence à midi et ne finit qu’aux flambeaux, ne fatigue personne. Enfin, pour n’être pas toujours à vous faire des reproches, nous vous prions et vous conjurons, mes chers frères, de nous accorder une grâce et à vous et à moi ; c’est de laisser là toutes ces choses, pour vous appliquer uniquement aux vérités que nous vous enseignons. Si vous le faites, si vous nous l’accordez, cette grâce que nous vous demandons avec tant d’instance, ce sera pour moi une source de joie, de plaisir, de gloire. Mais ce sera vous qui, sans parler du gré que vous me saurez, recueillerez toute la récompense si, ayant été attachés au théâtre jusqu’à la fureur, vous vous délivrez de cette maladie, grâce à la crainte de Dieu et à nos instructions ; si, ayant brisé vos liens, vous courez à Dieu de toutes vos forcés. Et non seulement vous en recevrez là-haut ta récompense ; mais ici encore vous en sentirez une véritable joie. Car la vertu, a cet avantage, qu’outre ces couronnes immortelles, elle nous procure aussi en ce monde une vie douce et agréable. Obéissons donc à la parole de Dieu, afin d’obtenir ces biens et ceux de la vie future, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel gloire soit agi Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LIX.[modifier]


ET ILS LE CHASSÈRENT DEHORS. JÉSUS APPRIT QU’ILS L’AVAIENT AINSI CHASSÉ, ET L’AYANT RENCONTRÉ, IL LUI DIT : CROYEZ-VOUS AU FILS DE DIEU ? – IL LUI RÉPONDIT : QUI EST-IL, SEIGNEUR, AFIN QUE JE CROIE EN LUI ? (VERS. 35, 36, JUSQU’AU VERS. 13 DU CHAP. X)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Jésus-Christ vient au-devant de l’aveugle-né comme pour le complimenter de sa confession courageuse, il lui accorde une nouvelle grâce.
  • 2. À quelles différentes marques on reconnaît le voleur et le pasteur.
  • 3. Jésus est le vrai Pasteur et le vrai Christ.
  • 4. Nous devons demeurer sous la conduite de Jésus-Christ, notre vrai Pasteur ; entendre sa voix. – Ce qu’il faut faire pour être sous la garde du Pasteur. – Amour de notre Pasteur : il a donné sa vie pour nous. – Il est tout-puissant, il nous aime, nous nous perdons par notre faute. – Comment on se perd. – Nul ne peut servir Dieu et les richesses. – Leur tyrannie, leur empire est plus cruel qu’aucun autre ; c’est le plus dur et le plus horrible de tous les esclavages : description des maux qu’il produit : l’homme qui s’attache aux richesses se dégrade et s’avilit. – Le pauvre est de même condition que nous, il participe à la même naissance spirituelle. – Recommandation de l’aumône.


1. Dieu honore principalement ceux qui, pour la vérité et la confession du nom de Jésus-Christ, souffrent quelque mal ou quelque outrage. Car, comme c’est véritablement conserver ses richesses que de les perdre pour Dieu, et aimer sa vie que de la haïr en ce monde (Jn. 12,25) ; c’est de même s’amasser un trésor de gloire que d’être ici accablé d’injures. Tel fut le sort de l’aveugle : les Juifs le chassèrent du temple, et le Seigneur du temple le reçut. Il fut chassé d’une assemblée empestée, et il trouva la source du salut : il fut déshonoré par ceux qui déshonorèrent Jésus-Christ, et le Seigneur des anges l’honora : telles sont les récompenses de ceux qui défendent la vérité. Ainsi nous-mêmes, après avoir prodigué ici-bas nos richesses, nous acquérons les biens célestes ; si nous avons donné notre fortune aux pauvres qui sont accablés de misères, nous irons nous reposer dans le ciel ; si nous sommes accablés d’outrages pour le saint nom de Dieu, nous serons honorés ici et là-haut. Jésus rencontra l’aveugle aussitôt qu’on l’eût chassé du temple. L’évangéliste veut dire que Jésus vint exprès pour aller à sa rencontre. Et considérez la récompense qu’il lui donne : il lui octroie le plus grand de tous les biens, car il se fait connaître à lui, qui ne le connaissait point auparavant, et il l’associe à ses disciples.
Pour vous, mes chers frères, je vous prie de remarquer de quelle manière l’évangéliste fait connaître l’empressement de Jésus-Christ et la diligence dont il use ; Jésus ayant dit à l’aveugle : « Croyez-vous au Fils de Dieu ? » L’aveugle répond : « Seigneur, qui est-il ? » car il ne le connaissait point encore quoiqu’il eût été guéri, parce qu’il était aveugle avant qu’il reçût le bienfait de sa guérison ; et qu’après avoir recouvré la vue, il avait été traîné de côté et d’autre par ces furieux. Jésus donc, comme l’Agonothète[7], reçoit cet athlète qui sort du combat victorieux et triomphant. Et que lui dit-il ? « Croyez-vous au Fils de Dieu ? » Que veut dire cela ? Après avoir si longtemps disputé contre les Juifs, après tant de paroles qu’il a dites pour la défense de la vérité, Jésus lui demande s’il croit ; ce n’est pas qu’il l’ignore, mais c’est parce qu’il veut se faire connaître, et montrer combien il estime la foi de cet homme. Un si grand peuple, dit-il, m’a chargé d’injures, je n’en fais point de cas ; la seule chose que je désire, c’est que vous croyiez en moi, car un seul homme qui fait la volonté de Dieu, vaut mieux qu’une grande multitude de prévaricateurs[8]. « Croyez-vous au Fils de Dieu ? » Jésus l’interroge comme étant lui-même le Fils de Dieu, lui qui est présent à ses yeux, et il commence par lui inspirer le désir de le connaître. Car il ne lui a point dit : Croyez sur-le-champ ; mais il l’a interrogé sur sa créance. Que répond-il donc ? « Et qui est-il, Seigneur, afin que je croie en lui ? » Réponse d’un homme qui souhaite et désire ardemment : il ne connaît pas celui pour qui il a tant parlé, et en cela même il vous fait connaître la grandeur de son amour pour la vérité : la faveur ni l’intérêt ne l’avaient point fait parler, puisqu’il n’avait pas encore vu son bienfaiteur.
« Jésus lui dit : Vous l’avez vu, et c’est celui-là même qui parle à vous (37) ». Il ne dit point : c’est moi ; usant encore de ménagement, il lui répond. « Vous l’avez vu ». Ces paroles étaient obscures, c’est pourquoi il en ajoute de plus claires, et il dit : « C’est celui-là même qui parle à vous ». L’aveugle répondit : « Je crois, Seigneur : et, se prosternant » aussitôt, « il l’adora (38) ». Le Sauveur ne lui dit pas non plus : C’est moi qui vous ai guéri, c’est moi qui vous ai dit : allez vous laver dans la piscine de Siloé ; mais passant ces choses sous silence, il lui dit : « Croyez-vous au Fils de Dieu ? » Sur quoi l’aveugle se prosterna incontinent et l’adora avec une grande démonstration d’amour et d’affection ce que firent un petit nombre seulement de ceux qu’il avait guéris, comme les lépreux et quelques autres peut-être. Jésus lui découvrit ensuite sa divine puissance ; car, afin qu’on ne crût pas que c’étaient là de simples paroles, il y joignit le témoignage des œuvres. Et comme l’aveugle était encore prosterné à ses pieds pour l’adorer, il ajouta : « Je suis venu dans ce monde pour exercer un jugement, afin que ceux qui ne voient point voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles (39) ». Saint Paul dit la même chose : « Que conclurons-nous donc ? Que les gentils qui ne cherchaient point la justice, ont embrassé la justice, et une justice qui vient de la foi en Jésus-Christ[9]; qu’au contraire, les Israélites qui recherchaient la justice de la loi, ne sont point parvenus à cette justice ». (Rom. 9,30)
Quand Jésus-Christ a dit : « Je suis venu dans ce monde pour exercer un jugement », il a affermi l’aveugle dans la foi, et il y a invité ceux qui le suivaient, à savoir : les pharisiens. Et ce mot : « un jugement », signifie un plus grand supplice ; par là il montre que ceux qui le condamnaient étaient eux-mêmes condamnés ; et que ceux qui l’appelaient un pécheur étaient eux-mêmes réprouvés comme tels. De plus, le Sauveur déclare ici qu’il y a deux sortes de vues à recouvrer, et deux aveuglements : l’un sensible, l’autre spirituel. Alors quelques-uns de ceux qui le suivaient lui dirent : « Sommes-nous donc aveugles (40) ? » Et comme, dans une autre occasion, ils avaient dit. « Nous n’avons jamais été esclaves de personne » (Jn. 8,33) ; et : « Nous ne sommes pas des enfants bâtards » (Id. 41) : maintenant de même ils n’ont d’yeux et d’oreilles que pour les choses sensibles, et telle est la cécité à laquelle ils rougiraient d’être en proie. Après quoi Jésus-Christ, pour leur faire connaître qu’il vaudrait mieux pour eux d’être aveugles que de voir, leur dit : « Si vous étiez et aveugles, vous n’auriez point de péché (41) ». Les Juifs regardant donc comme une ignominie le malheur d’être aveugles, Jésus-Christ rétorque leur discours contre eux, et leur dit : c’est là ce qui vous rendrait moins coupables, et vous ne seriez pas si sévèrement punis. Ainsi le Sauveur écarte toujours les sentiments humains et charnels, et il élève l’âme en lui inspirant des pensées grandes et admirables. Vous dites donc maintenant que vous voyez. Comme Jésus-Christ leur avait dit ailleurs : Vous dites qu’il est votre Dieu ; de même il leur dit ici : « Mais maintenant vous dites que vous voyez » ; car dans la vérité vous ne voyez point. Ici Jésus-Christ montre aux Juifs que ce qu’ils regardaient comme un très-grand sujet de gloire et de louanges, serait la cause du rigoureux supplice auquel ils seraient condamnés. Il console de sa cécité l’aveugle de naissance. Ensuite il parle de leur aveuglement ; car, de peur qu’ils ne disent : si nous ne vous suivons pas, si nous ne vous croyons point, ce n’est pas que nous soyons aveugles, mais c’est parce que nous vous avons en horreur comme un séducteur ; il ne les entretient que de ce sujet.
2. Et ce n’est pas sans raison que l’évangéliste a marqué que quelques pharisiens, qui étaient avec Jésus, comprirent ces paroles et lui dirent : « Sommes-nous donc aussi aveugles ? » C’est pour vous faire ressouvenir que ce sont les mêmes qui s’étaient auparavant retirés de sa suite, et qui avaient jeté des pierres sur lui. Car quelques-uns le suivaient par manière d’acquit ; aussi ils le quittaient et se tournaient facilement contre lui. Par où Jésus-Christ prouve-t-il donc qu’il n’est pas un imposteur et un charlatan, mais le pasteur ? C’est en opposant les unes aux autres les marques et du pasteur et du charlatan, qu’il leur donne le moyen d’examiner et de connaître la vérité. Et premièrement, il montre ce que c’est qu’un fourbe et un larron, le qualifiant ainsi par les Écritures mêmes.
« En vérité, en vérité, je vous le dis : celui qui n’entre pas par la porte dans la bergerie des brebis, mais qui y monte par un autre endroit, est un voleur et un larron ». (Chap. 10,1) Observez, mes frères, les marques du larron : premièrement, il n’entre pas de jour, ni publiquement ; en second lieu, il n’entre pas par l’autorité des Écritures, car, entrer par les Écritures, c’est entrer par la porte. Au reste, le Sauveur désigne ici les faux prophètes, les faux pasteurs qui l’avaient précédé, et ceux qui devaient le suivre : l’Antechrist, les faux christs, Judas, Théodas (Act. 5,36), et tous les autres de cette espèce ; et c’est avec justice qu’il appelle les Écritures la porte. Ce sont elles qui nous mènent à Dieu et nous le font connaître : ce sont elles qui font les brebis : ce sont elles qui les gardent et qui ferment l’entrée aux loups. En effet, les Écritures, comme une porte sûre, empêchent les hérétiques d’entrer, nous garantissent la possession de tout ce que nous tenons à conserver, et nous préservent de toute erreur. Et si nous n’ouvrons pas nous-mêmes cette porte, nos ennemis ne pourront pas facilement nous prendre. Par là nous discernerons et nous connaîtrons ceux qui sont véritablement pasteurs, et ceux qui ne le sont pas. Mais que signifie ce mot : « Dans la bergerie ? » il fait allusion aux brebis et à leur garde. Car, celui qui n’entre pas par la sainte Écriture, mais qui monte par un autre endroit, c’est-à-dire, celui qui se fraye un chemin différent de celui que les Écritures ont tracé et nous ont ouvert, celui-là, dis-je, est un voleur.
Ne le remarquez-vous pas, mes frères, que Jésus-Christ, en invoquant le témoignage des Écritures, montre de cette façon son union avec le Père ? C’est pourquoi il disait aux Juifs : « Lisez avec soin les Écritures » (Jn. 5,39) ; c’est pourquoi il a pris Moïse à témoin, et aussi tous les prophètes. « Tous ceux », dit-il, « qui écoutent les prophètes, viendront à moi ». Et : « Si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi ». (Jn. 5,46) Mais ici il dit ces choses métaphoriquement. Et lorsqu’il a dit : « Qui monte par un autre endroit », il a désigné les scribes, qui transgressaient la loi, enseignant les opinions des hommes comme la vraie doctrine et les préceptes du Seigneur. Jésus-Christ leur en fait un reproche, en disant : « Nul de vous n’accomplit la loi ». (Jn. 7,19) Le divin Sauveur a fort bien dit : « Qui monte », et non pas qui entre : ce qui marque l’action d’un voleur qui fait ses efforts pour franchir une cloison et ne cesse pas de s’exposer au péril. Voyez-vous ce portrait du voleur ? A présent, observez ce qui désigne le pasteur. « Celui qui entre par la porte, est le pasteur des brebis (2). C’est à celui-là que le portier ouvre, et les brebis entendent sa voix : il appelle les brebis par leur nom (3). Et lorsqu’il a fait sortir ses propres brebis, il va devant elles (4) ». Jésus-Christ a fait le portrait et du pasteur et du larron ; voyons de quelle sorte il leur applique les paroles qui suivent : « C’est à celui-là », dit-il, « que le portier ouvre ». Il continue la métaphore pour donner plus de force et d’énergie à ses paroles. Que si vous voulez examiner en particulier chaque terme de la parabole, rien ne nous empêche d’entendre ici Moïse sous ce nom de portier, car c’est à lui que Dieu a confié ses oracles ; c’est sa voix que les brebis entendent, « et c’est lui qui appelle ses propres brebis par leur nom ».
En effet, comme les scribes et les pharisiens appelaient souvent Jésus un séducteur, et confirmaient le peuple dans cette opinion par leur incrédulité, disant : « Y a-t-il quelqu’un a des sénateurs qui ait cru en lui ? » (Jn. 7,48), il leur fait voir, et leur dit qu’il n’est pas un séducteur parce qu’ils le croient tel, mais que c’est eux-mêmes qu’il faut appeler séducteurs et méchants, parce qu’ils ne l’écoutent pas et ne croient point en lui ; et aussi que, pour cette raison, ils sont justement chassés de la bergerie. S’il est du pasteur d’entrer par la vraie porte, et si c’est par là que Jésus est entré, tous ceux qui le suivent pourront être des brebis ; ceux au contraire qui se sont séparés, n’ont pas pour cela fait tort au pasteur, mais ils s’en sont fait à eux-mêmes en se séparant de la société des brebis. Que si ensuite il se dit lui-même la porte, ne vous troublez pas : il se dit lui-même et le pasteur et la brebis, selon les différentes fonctions qu’il s’attribue. Ainsi quand il nous offre à son Père, il se dit la porte ; quand il prend soin de nous, il se dit le pasteur. Et il se dit le pasteur, afin que vous ne croyiez pas que nous offrir à son Père, ce soit là toute son œuvre.
« Et les brebis entendent sa voix, et il appelle ses propres brebis, et il va devant elles ». Cependant, dans l’usage commun, c’est tout le contraire, les pasteurs suivent les brebis. Mais Jésus-Christ, pour montrer qu’il mènera tous les hommes à la vérité, agit contre la coutume des pasteurs ; de même que, quand il a fait sortir ses brebis, il ne les a pas éloignées des loups (Mt. 10,16), mais il les a envoyées au milieu d’eux le soin pastoral chez le divin pasteur est bien différent de ce qu’il est chez nous ; il est autrement admirable.
3. Au reste, il me semble que c’est l’aveugle qui est ici désigné, puisque Jésus l’a appelé lorsqu’il était au milieu des Juifs, et que celui-ci a entendu sa voix et l’a reconnu. « Et elles ne suivent point un étranger, parce qu’elles ne connaissent point la voix des étrangers (5) ». En cet endroit Jésus-Christ parle de ceux qui ont suivi Théodas ou Judas (Act. 5,36), dont il est écrit que tous ceux qui ont cru en eux, se sont dissipés, ou encore des faux christs qui devaient séduire bien des gens dans la suite. Et de peur que les pharisiens ne disent qu’il était un de ces faux christs, il fait voir qu’il est bien différent d’eux.
La première différence qu’il apporte consiste en ce que sa doctrine provenait des Écritures, et que c’est par là qu’il conduisait ses brebis : or, les autres ne faisaient pas de même. La seconde, c’est l’obéissance de ses brebis. Ses brebis n’ont pas seulement cru en lui, lorsqu’il vivait, mais aussi après sa mort ; au lieu que les autres brebis se sont incontinent séparées de leurs pasteurs. Nous pouvons en ajouter une encore, qui n’est pas des moins considérables : c’est que ces faux christs, ces faux prophètes agissant en tyrans, faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour exciter le peuple à la révolte : mais Jésus-Christ était si éloigné de cette conduite, qu’il s’enfuit lorsque le peuple voulut le faire roi (Jn. 6,15) ; et que quand on vint lui demander s’il était permis de payer le tribut à César, il répondit qu’il fallait le payer (Mt. 22,17), et le paya lui-même. (Id. 17,26) De plus, il est venu pour le salut de ses brebis, afin qu’elles aient la vie et qu’elles l’aient abondamment (Jn. 10,10) ; mais les autres leur ont même ôté cette vie présente. Ceux-là ont trahi les brebis qui s’étaient confiées à eux, et ont pris la fuite ; mais Jésus-Christ est demeuré si ferme, et les a si courageusement défendues, qu’il a donné sa vie pour elles. Ceux-là ont souffert malgré eux et à contre-cœur ; mais Jésus-Christ n’a rien souffert que librement et volontairement.
« Jésus leur dit cette parabole : mais ils ne comprirent point ce qu’il disait (6) ». Pour quoi donc leur parlait-il d’une manière obscure ? C’était polir les rendre plus attentifs. Mais aussitôt après il ôte toute obscurité par ces paroles : « Je suis la porte. Si quelqu’un entre par moi, il entrera, il sortira, et il trouvera des pâturages » ; c’est-à-dire il vivra en sûreté et en liberté. Jésus-Christ appelle ici pâturages la nourriture des brebis, et la puissance et l’autorité qu’il leur donne c’est-à-dire la brebis demeure dans le bercail, et personne ne pourra l’en faire sortir. Et c’est là aussi ce qui est arrivé aux apôtres, qui entraient et sortaient librement comme maîtres de tout le monde, et personne n’a pu les chasser. « Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des larrons, mais les brebis ne les ont point écoutés (8) ». Jésus. Christ ne parle point là des prophètes, comme le prétendent les hérétiques : car les brebis les ont écoutés, et c’est par eux qu’ont cru en Jésus-Christ, tous ceux qui ont cru en lui ; mais il parle de Théodas, de judas et des autres séditieux. De plus, ces paroles : les brebis ne les ont point écoutés, il les dit à la louange des brebis. Or, jamais il ne loue ceux qui n’ont point écouté les prophètes ; au contraire, il les blâme et les reprend fortement : d’où il est évident que c’est de ces séditieux que le Sauveur dit que les brebis ne les ont point écoutés.
« Le voleur ne vient que pour voler, pour égorger et pour perdre (10) ». Comme il arriva dans la sédition de Théodas, où tous furent égorgés et massacrés. « Mais pour moi, à je suis venu, afin que » les brebis « aient la « vie, et qu’elles l’aient plus abondamment ». Qu’est-ce, je vous prie, qu’une vie plus abondante ? C’est le royaume des cieux. Mais il ne le dit pas encore, et il se sert du nom de vie, comme désignant une chose qui leur est connue. « Je suis le bon pasteur (11) ». Ici enfin Jésus-Christ parle de sa passion, il fait voir qu’il souffrira pour le salut du monde, et qu’il n’ira point à la mort malgré lui.
Après cela le divin Sauveur apporte encore un moyen de reconnaître le pasteur et le mercenaire. « Car le bon pasteur », dit-il, « donne sa vie pour ses brebis. Mais le mercenaire, et celui qui n’est point pasteur et à qui les brebis n’appartiennent pas, voyant venir le loup, abandonne les brebis et s’enfuit : et le loup vient et les ravit (12) ». Par ces paroles Jésus-Christ montre qu’il est égal à son Père en puissance et – en autorité ; car il est lui-même le pasteur, à qui les brebis appartiennent. Ne remarquez-vous pas, mon cher auditeur, que dans les paraboles Jésus-Christ parle d’une manière plus élevée, parce que le discours y est plus enveloppé et plus obscur, et n’y donne pas manifestement prise aux critiques des auditeurs ? « Le mercenaire voit venir le loup et il abandonne les brebis ; et le loup vient et les ravit ». C’est là ce qu’ont fait les faux christs ; mais le vrai Christ a fait tout le contraire ; lorsqu’on l’a pris, il a dit : « Laissez aller ceux-ci », afin que cette parole fût accomplie : « Nul d’eux ne s’est perdu ». (Jn. 17,12) On peut aussi en cet endroit entendre le loup spirituel, à qui Jésus n’a point permis de ravir les brebis. Celui-là n’est pas seulement un loup, mais encore un lion : « Car le démon, notre ennemi, tourne autour de nous comme un lion rugissant ». (1Pi. 5,8) Il est le serpent et le dragon : « Foulez aux pieds les serpents et les scorpions ». (Lc. 10,19)
4. C’est pourquoi je vous conjure ; mes chers frères, de demeurer sous la conduite du pasteur. Nous y demeurerons, si nous écoutons sa voix, si nous lui obéissons, si nous ne suivons point un étranger. Et quelle est la voix qu’il fait entendre ? « Bienheureux les pauvres d’esprit : bienheureux ceux qui ont le cœur pur : bienheureux ceux qui sont miséricordieux ». (Mc. 5,3, 7, 8) Si nous observons ces choses nous demeurerons sous la garde du pasteur, et le loup ne pourra point trouver d’entrée dans nous : mais quand même il se jetterait sur nous, ce serait à sa confusion et à sa perte. Car nous avons un pasteur qui nous aune si fort, qu’il a donné sa vie pour nous, Puis donc que notre pasteur est tout-puissant et nous aime, qu’y a-t-il qui puisse nous en pêcher de faire notre salut ? Rien, si nous ne faisons pas nous-mêmes défection. Et en quoi consisterait cette défection ? Écoutez-le, il vous l’apprend : « Vous ne pouvez servir deux maîtres, Dieu et les richesses ». (Mt. 6,24) Si donc nous servons Dieu, nous échapperons à la tyrannie des richesses. Rien de plus tyrannique, en effet, que l’amour des richesses : il ne nous laisse aucun plaisir, mais il nous plonge dans les inquiétudes, dans l’envié ; il nous fait tomber dans des pièges, il suscite les haines, les calomnies, et mille choses qui sont autant d’obstacles pour la vertu ; il nous jette dans l’oisiveté, dans la mollesse, dans l’avarice, dans l’ivrognerie, dans tous ces vices qui changent les hommes libres en esclaves, et lés rendent plus misérables que les esclaves : oui, dis-je, ils les rendent esclaves, non des hommes, mais de la plus terrible de toutes les maladies de l’âme.
Celui qui est atteint de cette maladie n’hésite plus à faire mille choses qui déplaisent à Dieu et aux hommes, et il ne craint rien tant que quelqu’un ne le délivre de son esclavage. O dure servitude ! ô domination diabolique ! En effet, est-il un état plus affreux et plus misérable ? Nous sommes accablés d’une infinité de maux et nous en avons de la joie ; nous sommes dans les fers et nous aimons nos chaînes. Logés dans une obscure prison, nous refusons la lumière qu’on nous présente ; loin de là, nous cherchons à accumuler nos maux et nous nous réjouissons de notre maladie. C’est pourquoi, nous ne pouvons point recouvrer la liberté et nous sommes de pire condition que ceux qui sont condamnés aux mines, puisque, accablés de travaux et de misères, nous n’en recueillons aucun fruit, et ce qu’il y a encore de plus terrible, c’est que si quelqu’un veut nous tirer de cette cruelle servitude, nous ne le souffrons pas et même nous nous fâchons et nous nous mettons en colère. Nullement différents des fous, ou plutôt encore bien plus misérables qu’eux, nous ne voulons point guérir de notre folie.
Mais, ô homme, est-ce pour cela que vous êtes venu au monde ? Est-ce pour travailler aux mines et amasser de l’or que Dieu vous a fait homme ? Non, certes, ce n’est point à cette fin que le Seigneur vous a formé à son image, mais c’est afin que vous vous rendiez agréable à sa divine Majesté, afin que vous acquériez les biens futurs, afin qu’un jour vous soyez associé aux concerts des anges. Pourquoi vous dégradez-vous d’une si haute dignité et vous laissez-vous tomber dans un avilissement si honteux et si infâme ? Celui qui est né du même enfantement que vous, je parle de l’enfantement spirituel, se consume de faim, et vous, vous regorgez de toutes sortes de biens. Votre frère marche tout nu dans les rues, et vous, vous entassez habits sur habits comme une pâture préparée pour les vers ; ne serait-il pas beaucoup mieux d’en couvrir le corps des pauvres ? De cette sorte, ces habits ne seraient point perdus, vous seriez délivrés de bien des soins, et les pauvres vous procureraient la vie éternelle. Si vous ne voulez pas que vos habits soient dévorés des vers, donnez-les aux pauvres, ils sauront fort bien les secouer et les garantir des vers. Le corps de Jésus-Christ est de plus grand prix et plus sûr que toutes vos armoires. Non seulement il conserve les habits, mais encore il les rend plus magnifiques. Pour peu que votre coffre soit emporté avec tous les vêtements que vous y gardiez, c’est pour vous une perte très-considérable. Mais le dépôt dont je parle, la mort même ne peut l’endommager, ni le ravir. Vous n’avez ici nullement besoin ni de portes, ni de serrures, ni de valets qui veillent, ni d’aucune autre précaution. Ce qui est caché dans le ciel est pleinement à couvert de toutes sortes de dangers ; nulle injustice ne peut approcher de ce lieu. Nous ne cessons point de vous dire ces choses, vous les écoutez et vous n’en profitez pas. En voici la raison : nous avons l’âme basse, rampante et attachée uniquement aux choses terrestres.
Mais, à Dieu ne plaise que je vous condamne tous également, comme si vous étiez tous malades sans espoir de guérison ! Quand même ceux qui s’enivrent de leurs richesses se boucheraient les oreilles pour ne me point entendre, ceux du moins qui passent leur vie dans la pauvreté pourront m’écouter. Et en quoi, dira-t-on, ce que vous prêchez intéresse-t-il les pauvres, qui n’ont, ni or, ni argent, ni coffres pleins d’habits ? Mais ils ont du pain et de l’eau froide ; ils ont deux oboles, des pieds pour aller visiter les malades ; ils ont une langue et la parole pour consoler celui qui est dans l’affliction ; ils ont une maison et un toit pour recevoir l’étranger. Des pauvres, nous n’exigeons pas tant et tant de talents d’or : c’est aux riches que nous demandons cela. Que si ; le Seigneur vient à la porte du pauvre, du mendiant, il n’aura point de honte de recevoir même une petite obole (Mc. 12,43) ; au contraire, il dira qu’il a plus reçu de lui que de ceux qui lui ont beaucoup donné.
Combien de gens aujourd’hui voudraient avoir été au monde dans le temps que Jésus. Christ, revêtu de notre chair, allait de côté et d’autre sur la terre, pour avoir part à ses entretiens et manger à sa table. Maintenant, oui maintenant, ce désir, il ne tient qu’à nous de le satisfaire nous pouvons l’inviter à notre table, nous pouvons manger avec lui et, avec plus d’avantage et de profit, car plusieurs de ceux qui ont mangé avec lui se sont perdus comme Judas et ceux de sa sorte. Mais quiconque maintenant l’invitera à entrer dans sa maison pour le loger et le faire manger à sa table, sera comblé de bénédictions. « Venez », dit-il, « venez, vous qui avez été bénis par mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde. (Mt. 25,34) Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’ai eu besoin de logement et vous m’avez logé ; j’ai été malade et vous m’avez visité (35) ; j’étais en prison et vous m’êtes venu voir (36) ». Afin donc qu’un jour nous nous entendions dire ces paroles, revêtons celui qui est nu, logeons l’étranger, nourrissons celui qui a faim, donnons à boire à celui qui a soif, visitons celui qui est malade, celui qui est en prison. Voilà, mes frères, le plus sûr moyen de paraître avec confiance devant Jésus-Christ, d’obtenir la rémission de ses péchés, d’acquérir ces biens qui surpassent toutes nos paroles et toute notre intelligence ; veuille le ciel nous les départir à tous, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui la gloire et l’empire appartiennent, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LX.[modifier]


JE SUIS LE BON PASTEUR, ET JE CONNAIS MES BREBIS, ET MES BREBIS ME CONNAISSENT. – COMME MON PÈRE ME CONNAÎT, JE CONNAIS MON PÈRE : ET JE DONNE MA VIE POUR MES BREBIS. (VERS. 14, 15, JUSQU’AU VERS. 21)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Des mauvais pasteurs. – L’égalité du Fils avec le Père de nouveau affirmée.
  • 2. Allusion à la vocation des Gentils. – Comment Jésus-Christ a le pouvoir de quitter sa vie et la reprendre.
  • 3. Il s’élève parmi les Juifs une contestation au sujet de Jésus-Christ ; admirable patience du Sauveur.
  • 4 et 5. Imiter Jésus-Christ, il est notre modèle : suivre les exemples de douceur et de patience qu’il nous a donnés. – Devoirs de ses disciples : douceur et patience. – La douleur des péchés efface toute autre douleur. – Un cœur contrit n’est occupé que de sa douleur, et n’est susceptible d’aucune passion. – Cette vie est un temps de pleurs et de gémissements. – On rit des vérités que les prédicateurs annoncent. – On pèche, et ors demeure dans son péché, et on tombe dans la fournaise qu’on a soi-même allumée. – Donner à manger et à boire à Jésus-Christ, non pendant quelques jours, mais pendant tout le temps qu’on est en ce monde. – Exemple des vierges folles, exclues des noces. – Faire une bonne provision d’huile, donner largement aux pauvres. – Être miséricordieux envers le prochain autant qu’on le peut. – Grande miséricorde, donner de son nécessaire. – Ne point faire l’aumône, c’est s’ôter toute espérance de salut : tout fidèle qui croit en bien, quel qu’il soit, a droit de participer à tous nos biens. – Les obligations du chrétien sont aisées et faciles à remplir. – Plus les commandements du Seigneur sont faciles, plus aussi seront grands les supplices à quoi seront condamnés ceux qui ne les servent pas. – Visiter les prisonniers : triste peinture de leur état et de leurs souffrances : rien n’est plus capable d’amollir le cœur et de faire penser aux jugements de Dieu. – Les puissances viennent de Dieu : le Seigneur leur a commis la garde et la sûreté des lois. – La crainte et les châtiments sont nécessaires pour retenir les hommes. – Avantage que l’on retire de la visite des prisonniers : et au contraire dangers que murent ceux qui fréquentent le théâtre. – Celui qui aura suivi en ce monde la bonne philosophie, entendra en l’autre des paroles bien consolantes. – Humanité et charité pour les prisonniers. – N’examiner pas à la rigueur ce que font les autres, mais plutôt ce que nous avons fait nous-mêmes. – Il se trouve quelquefois des gens de bien dans les prisons : Joseph en est un exemple. – Bonté de Jésus-Christ à recevoir les pécheurs : modèle de l’humanité que nous devons avoir pour eux. – Il y a hors des prisons des gens plus méchants et plus grands voleurs que ceux qui y sont enfermés. – Souvent on vole dans le petit, et par le menu, ce qu’on n’oserait pas voler en gros. – Ne pas donner le juste prix d’une marchandise ou la surfaire, c’est voler. – Ne pas s’établir juge des autres, mais de soi. – Ce que Dieu a fait pour nous, lors même que nous étions enfants de colère, nous apprend ce que nous devons faire pour notre prochain. – Il y a plus de mérite et plus de gloire à recevoir chez soi un pauvre et un malheureux, qu’à y recevoir un grand, un homme qui est dans la fortune, pourquoi. – Grandes récompenses pour ceux qui vont consoler les prisonniers.


1. C’est une grande tâche que la garde de l’Église, une tâche qui requiert beaucoup de sagesse et un courage tel que celui dont parle Jésus-Christ, tel qu’on donne sa vie pour ses brebis, que jamais on ne les abandonne, qu’on soit ferrite et qu’on résiste courageusement au loup. C’est là en quoi le pasteur diffère du mercenaire. Celui-ci s’inquiète peu de ses brebis, et n’a de vigilance que pour ses propres intérêts ; mais l’autre s’oublie soi-même, et veille uniquement au salut de son troupeau.
Jésus-Christ donc, après avoir caractérisé le pasteur, parle de deux autres sortes de gens qui nuisent au troupeau : du voleur, qui ne cherche qu’à ravir les brebis, qu’à les égorger, et de celui qui ne les perd pas lui-même, mais qui ne repousse pas le voleur et ne le chasse pas. Par celui-là il désigne Théodas ; dans la personne de celui-ci il flétrit les docteurs des Juifs, qui ne prenaient aucun intérêt au troupeau qui leur avait été confié : c’est de quoi longtemps auparavant Ézéchiel leur avait fait des reproches, en leur disant : « Malheur aux pasteurs d’Israël ! Ne se paissent-ils pas eux-mêmes ? les pasteurs ne paissent-ils pas leurs troupeaux ? » (Ez. 34,2) Mais les pasteurs d’Israël faisaient le contraire, ce qui est d’une extrême méchanceté et la source de tous les autres malheurs. Voilà pourquoi le prophète dit : Ils ne ramènent pas au troupeau les brebis qui se sont égarées ; celles qui se sont perdues, ils ne les cherchent pas ; ils ne bandent – point les plaies de celles qui se sont blessées ; ils ne travaillent point à fortifier et à guérir celles qui sont faibles et malades, parce qu’ils se paissent eux-mêmes, et non leur troupeau (Ez. 34,4).
Saint Paul déclare la même chose en d’autres termes : « Tous cherchent », dit-il, « leurs « propres intérêts, et non ceux de Jésus-Christ » (Phil. 2,21) ; et encore : « Que personne ne cherche sa propre satisfaction, mais le bien des autres ». (1Cor. 10,24) Jésus-Christ se sépare de ces deux sortes de pasteurs, de ceux qui s’ingèrent dans ce ministère pour la ruine du troupeau, quand il dit : « Pour moi, je suis venu, afin que les brebis aient la vie, et qu’elles l’aient abondamment (10) » ; et de ceux qui ne se soucient pas que les loups ravissent les brebis, en ne les abandonnant point, et donnant, au contraire, sa vie pour leur salut. Lorsque les Juifs cherchaient à le faire mourir, il n’a point cessé de prêcher et d’instruire, il n’a point abandonné ses disciples ; mais il est demeuré ferme et il a voulu souffrir la mort. C’est pourquoi partout il dit : « Je suis le bon pasteur ».
Ensuite, comme on ne voyait point encore de preuve de ce qu’il avançait (car ce ne fut que quelque temps après que cette parole « Je donne ma vie », eut son accomplissement, et celle-ci : « Afin qu’elles aient la vie, et « qu’elles l’aient abondamment », ne devait l’avoir qu’après sa mort) ; que fait-il ? Il confirme une des choses par l’autre : en donnant sa – propre vie, il prouve qu’il donne aussi la vie, et c’est là ce que saint Paul nous apprend ; car il dit : « Si, lorsque nous étions ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils, à plus forte raison étant maintenant réconciliés avec lui, nous serons sauvés ». (Rom. 5,10) Et encore ailleurs : « S’il n’a pas épargné son propre a Fils, mais l’a livré à la mort pour nous tous, que ne nous donnera-t-il point après nous l’avoir donné ? » (Rom. 8,32)
Mais maintenant, comment les Juifs ne font-ils pas des reproches à Jésus, et ne lui disent-ils pas comme auparavant : « Vous vous rendez témoignage à vous-même », ainsi votre témoignage n’est point véritable ? » (Jn. 8,13) C’est parce qu’il les avait, souvent obligés de se taire, et que les miracles qu’il avait faits lui donnaient plus de liberté vis-à-vis d’eux.
Après cela, ayant dit ci-dessus : « Les brebis entendent sa voix, et le suivent » ; de peur que quelqu’un ne demandât : et en quoi cela importe-t-il à ceux qui ne croient point ? faites attention à ce qu’il ajoute : « Et je connais mes brebis, et mes brebis me connaissent ». L’apôtre l’a aussi déclaré de même : « Dieu, n’a point rejeté son peuple qu’il a connu ; dans sa prescience ». (Rom xi, 2) Et Moïse : « Le Seigneur connaît ceux qui, sont à lui ». (Nb. 16,5 ; LXX et 11 ; 2Tim. 2,19) Je parle de ceux, dit Jésus-Christ, que j’ai connus dans ma prescience. Et pour vous empêcher de croire que le degré de connaissance soit égal, observez avec quel soin il corrige, par ce qui suit, la fausse idée qu’on s’en pourrait former : « Je connais mes brebis », dit-il, « et mes brebis me connaissent » : mais ces connaissances, savoir, la mienne et celle des brebis, ne sont point égales. Et où y a-t-il égalité de connaissance ? Dans mon Père et dans moi, car : « Comme mon Père me connaît, je connais mon Père (15) ». En effet, si le Sauveur n’avait pas voulu prouver cela, pourquoi aurait-il ajouté ce qui suit immédiatement ? Comme il se confond souvent d’ans la foule, de peur qu’on ne pensât qu’il connaissait son Père seulement à la manière d’un homme ; il, a ajouté : « Comme mon Père me connaît, je connais mon Père ». Je le connais aussi parfaitement qu’il me connaît lui-même. Voilà pourquoi il disait : « Nul ne connaît qui est le Fils, que le Père ; ni qui est le Père, que le Fils » : marquant par là une connaissance qui lui est propre et particulière, et telle que nul autre n’y peut atteindre.
« Je donne ma vie ». Jésus-Christ le répète souvent, pour montrer qu’il n’est pas un imposteur, puisque saint Paul, pour faire voir qu’il est un docteur et un maître véritable, et pour confondre les faux prophètes, se prévaut des périls et des supplices qu’il a bravés, en disant : « J’ai plus reçu de coups, je me suis souvent vu tout près de la mort ». (2Cor. 11,23) Jésus-Christ ayant dit : Je suis la lumière, je suis la vie, des insensés l’auraient pu regarder comme un homme vain qui ne parlait que pour s’élever au-dessus des autres ; mais en disant : je veux mourir, il ne s’attirait l’envie de personne. C’est ainsi pour cela que les Juifs maintenant ne lui disent pas : « Vous vous rendez témoignage à vous-même », ainsi « votre témoignage n’est point véritable ». Par cette parole, il montrait son infinie sollicitude, lui qui voulait se livrer à la mort pour ceux mêmes qui le lapidaient.
2. C’est pourquoi le divin Sauveur en vient à parler, fort à propos, des gentils : « J’ai encore d’autres brebis », dit-il, « qui ne sont pas de cette bergerie : il faut aussi que je les amène (16) ». « Il faut » : Jésus-Christ se sert de ce terme, non pour marquer une nécessité, mais pour montrer que ce qu’il promet arrivera infailliblement ; c’est comme s’il disait : Pourquoi vous étonner de ce que ces hommes soient prêts à me suivre, de ce que mes brebis écoutent ma voix ? Lorsque vous en verrez d’autres encore me suivre et écouter ma voix, alors il y aura lieu de vous étonner davantage. Mais s’il dit : « Qui ne sont pas de cette bergerie », ne vous troublez pas : la différence n’est que dans la loi, selon ces mots de saint Paul : « Ce n’est rien d’être circoncis, et ce n’est rien d’être incirconcis ». (1Cor. 7,19) « Et il faut que je les amène ». Jésus-Christ déclare que les unes et les autres sont toutes dispersées et mêlées ensemble, n’ayant point de pasteur, parce que le bon pasteur n’est pas encore venu. Après quoi il annonce qu’elles seront toutes unies : « Et il n’y aura a qu’un troupeau ». Cette union, saint Paul l’a aussi marquée, en disant : « Afin de former en soi-même un seul homme nouveau de ces deux peuples ». (Eph. 2,15)
« C’est pour cela que mon Père m’aime, parce que je quitte ma vie pour la reprendre (1,7) ». Est-il rien de plus humble que cette parole ? c’est à cause de nous, c’est en mourant pour nous que le Seigneur doit se faire aimer. Quoi donc ! dites-moi, mon cher auditeur, auparavant Jésus-Christ n’était-il point aimé ? est-ce d’aujourd’hui que son Père commence à l’aimer ? avons-nous été le principe et le lien de cet amour ? Réfléchissez-vous bien sur la manière dont le Sauveur se proportionne à notre faiblesse ? Par ces paroles, que veut-il donc prouver ? Comme les Juifs lui faisaient ces reproches : qu’il était étranger au Père et un imposteur, qu’il était venu pour notre malheur et notre ruine, il dit : S’il n’est rien en vous qui ait pu me porter à vous aimer, ceci du moins m’y a engagé ; c’est que vous êtes aimés de mon Père comme je le suis moi-même, et que la raison de cet amour, c’est que je meurs pour vous. De plus, il veut nous faire voir qu’il ne va point à la mort malgré lui ; car s’il ne mourait pas volontairement et parce qu’il le veut bien, comment sa mort serait-elle un lien d’amour ? Il veut nous montrer encore que c’est là principalement la volonté de son Père. Au reste, si ce que le Sauveur dit ici, il le dît dans le langage d’un homme, ne vous en étonnez pas : nous vous en avons souvent expliqué la raison, et il serait ennuyeux et inutile de la répéter.
« Je quitte ma vie, et je la reprendrai de nouveau. Et personne ne me la ravit, mais c’est de moi-même que je la quitte ; j’ai le pouvoir de la quitter, et j’ai le pouvoir de la reprendre (18) ». Comme les princes des prêtres, et les anciens du peuple avaient souvent tenu conseil pour trouver moyen de le faire mourir (Mt. 26,3-4), Jésus leur dit : À défaut de mon consentement, vos peines sont inutiles ; et il confirme le fait le plus éloigné par le plus prochain, à savoir : la résurrection par sa mort toute volontaire, et c’est là ce qui est étonnant et digne de notre admiration : car ces deux choses sont également nouvelles et extraordinaires.
Soyons donc bien attentifs à ce que dit Jésus-Christ : « J’ai le pouvoir de quitter ma vie ». Et qui ne l’a pas ce pouvoir de quitter sa vie ? Chacun peut se tuer ; mais ce n’est pas de la sorte qu’il l’entend. Et comment l’entend-il ? J’ai tellement le pouvoir de quitter ma vie, que personne ne me la peut ravir malgré moi, et si je ne le veux. Or, il n’en est pas ainsi des hommes. Nous n’avons le pouvoir de quitter la vie qu’en nous tuant nous-mêmes. Mais si nous tombons dans une embuscade et a la merci d’assassins, nous n’avons plus alors le pouvoir de quitter ou de ne pas quitter la vie, mais ces assassins nous tuent marré nous. Il en est tout autrement de Jésus-Christ ; quoiqu’on lui dressât dés embûches, il avait le pouvoir de ne pas quitter la vie.
Le Sauveur donc ayant dit : « Personne ne me la ravit », a ajouté : « J’ai le pouvoir de quitter ma vie » ; c’est-à-dire, moi seul, je puis la quitter ; pouvoir que vous n’avez point : et en effet, plusieurs peuvent nous ôter la vie. Mais il n’a point dit cela au commencement, parce qu’on ne l’aurait pas cru. Maintenant que les faits qui s’étaient passés lui servaient de témoignage et de preuve, comme on lui avait souvent dressé des embûches, vainement et sans pouvoir le rendre, car très-souvent il s’était échappé des mains des Juifs, il pouvait dire désormais : « Personne ne me la ravit ». Or, s’il en est ainsi, il s’ensuit qu’il s’est volontairement livré à la mort ; et de là résulte la preuve qu’il a le pouvoir de reprendre la vie lorsqu’il le voudra. En effet, si une telle mort est au-dessus de la nature humaine, ne doutez point du reste : puisqu’il est seul le maître de quitter la vie, il la reprendra en vertu du même pouvoir, quand il le voudra. Remarquez-vous comment, par l’une de ces choses il prouve l’autre ? comment, par la manière dont il meurt, il rend sa résurrection indubitable ?
« J’ai reçu ce commandement de mon Père ». Quel commandement ? de mourir pour le monde. A-t-il attendu, pour en prendre la résolution, que son Père lui en ait fait le commandement ? ne s’y est-il déterminé qu’alors, et a-t-il eu besoin d’apprendre la volonté de son Père ? Et quel est l’homme assez fou, assez insensé pour parler de la sorte ? Mais comme en disant ci-dessus : « C’est pour cela que mon Père m’aime », il montre une volonté libre, et il écarte tout soupçon d’antagonisme ; ici de même, quand il dit qu’il a reçu le commandement de son Père, il ne veut dire autre chose, sinon que ce qu’il fait est agréable à son Père ; afin qu’ensuite les Juifs, après l’avoir fait mourir, ne crussent pas que son Père l’avait abandonné et livré à la mort, et ne lui fissent pas ce reproche qu’ils lui firent en effet : « Il a sauvé les autres, et il ne peut se sauver lui-même » (Mt. 27,42) ; et : « Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix ». (Id. 40) Mais c’est justement parce qu’il est le Fils de Dieu qu’il n’en descend pas.
3. Et de peur qu’entendant ces paroles : « J’ai reçu ce commandement de mon Père », vous ne pensiez que cette œuvre n’était pas volontaire, et que Jésus mourait marré lui, il a dit auparavant : « Le bon Pasteur donne sa vie pour ses brebis », par où il montre que les brebis lui appartiennent, que l’œuvre qu’il fait est entièrement à lui et qu’il n’a pas besoin de commandement. S’il lui avait fallu un commandement, pour quelle raison aurait-il dit : « C’est de moi-même que je la quitte (18) ? » En effet, celui qui quitte la vie de soi-même, n’a pas besoin de commandement. Et même la raison pour laquelle il la quitte, il la déclare. Quelle est-elle ? c’est qu’il est Pasteur, et le bon Pasteur. Or, le bon Pasteur n’a pas besoin qu’un autre l’exhorte à donner sa vie pour le salut de ses brebis. Que si, à l’égard des hommes, une pareille exhortation n’est pas nécessaire, à plus forte raison ne l’est-elle point à l’égard d’un Dieu. C’est pourquoi saint Paul disait de lui : « Il s’est anéanti lui-même ». (Phil. 2,7). Jésus-Christ donc, en cet endroit, par ce mot : « Commandement », ne veut marquer autre chose que son union parfaite avec le Père. Que s’il s’exprime en des termes si humains et si humbles, il faut s’en prendre à la faiblesse et à la grossièreté de ses auditeurs.
« Ce discours excita donc une division parmi les Juifs (19). Les uns disaient : il est possédé du démon, il a perdu le sens : pourquoi l’écoutez-vous (20) ? » Mais les autres disaient : « Ce ne sont pas là des paroles d’un homme a possédé du démon. Le démon peut-il ouvrir les yeux d’un aveugle (21) ? » Ce que disait le Sauveur étant plus qu’humain, tout extraordinaire et bien au-dessus du langage des hommes, pour cette raison les Juifs le disaient possédé du démon, et ils l’ont déjà quatre fois appelé de ce nom. Ils avaient dit auparavant : « Vous êtes possédé du démon. Qui est-ce qui cherche à vous faire mourir ? » (Jn. 7,20) Et derechef : « N’avons-nous pas eu raison de dire que vous êtes un samaritain, et que vous êtes possédé du démon ? » (Id. 8,48) Et ici : « Il est possédé du démon, il a perdu le sens : pourquoi l’écoutez-vous ? » Mais ce n’est pas seulement quatre fois, c’est bien souvent que Jésus-Christ a dû s’entendre qualifier de possédé. Ces paroles seules : N’avons-nous pas eu raison de dire que vous êtes possédé du démon ? montrent évidemment que ce n’est pas deux ou trois fois qu’ils l’ont injurié de la sorte, mais fort souvent.
« Les autres disaient », dit l’évangéliste, « ce ne sont pas là des paroles d’un homme possédé du démon. Le démon peut-il ouvrir les yeux des aveugles ? » Ceux-ci ne pouvaient pas imposer silence aux autres par les paroles mêmes que Jésus-Christ avait dites ; ils le font au moyen de ses œuvres. Sûrement, ses paroles mêmes ne sont pas celles d’un homme possédé du démon ; mais si fous ne voulez pas croire ni obéir à ses paroles, laissez-vous persuader par ses œuvres. Si ses actions ne peuvent provenir d’un homme possédé du démon, et si au contraire elles sont plus qu’humaines, il est visible qu’elles viennent d’une vertu divine. Remarquez-vous la force de cet argument ? Car, d’une part il était visible qu’ils ne disaient : « Il est possédé du démon », que parce que ses paroles étaient au-dessus de l’homme ; et de l’autre Jésus-Christ aussi a fait évidemment connaître, par les œuvres qu’il a faites, qu’il n’était point possédé du démon.
Que répondit donc Jésus-Christ à ces injures ? Il ne fit aucune réponse. Auparavant il leur avait répondu : « Je ne suis point possédé a du démon ». Mais maintenant il ne dit mot : leur ayant donné, par ses œuvres mêmes, une preuve sensible qu’il n’était point possédé du démon, il garda le silence. Ils n’étaient pas dignes de réponse, puisqu’ils le disaient possédé, pour des œuvres qu’il fallait admirer, et qui devaient les persuader de sa divinité. Mais qu’était-il besoin qu’il les réfutât, quand ils étaient divisés et se réfutaient mutuellement ? Il demeurait donc dans le silence, et souffrait tout avec beaucoup de tranquillité, non pour cette raison seulement, mais encore pour nous former à la douceur et à la patience.
4. Imitons donc Jésus-Christ : car il ne s’est pas borné à garder alors le silence, mais aujourd’hui, si on l’interroge, il répond, et il donne des marques et des signes visibles de sa providence. Des hommes qu’il avait comblés de mille bienfaits, à qui il avait fait du bien, non une ou deux fois, mais plusieurs, l’ont appelé démoniaque et insensé, et non seulement il ne s’est point vengé, mais encore il n’a point cessé de leur faire du bien. Et que dis-je, de leur faire du bien ? Il donne sa vie pour eux, et il prie son Père pour ceux qui l’ont crucifié. Ces exemples, que nous donne le divin Sauveur, suivons-les donc aussi nous-mêmes, car c’est véritablement être disciple de Jésus-Christ que d’être doux et patient.
Mais par où parviendrons-nous à cette douceur ? En repassant souvent nos péchés dans notre mémoire, en les pleurant avec amertume. L’âme qui vit dans cette tristesse, qui est pénétrée de la douleur de ses péchés, ne se met point en colère et ne s’offense de rien. Où est le deuil, là il rie peut y avoir de colère ; où est la douleur, là il n’y a nul emportement ; où est la componction de cœur, il n’y a ni dissensions ni querelles. Un cœur triste et affligé n’a point le temps ni la force de s’irriter, mais il jettera de profonds soupirs, il répandra des larmes amères. Je sais que plusieurs de mes auditeurs rient de ce que je dis ; mais moi, je ne cesserai point de déplorer le malheur de ceux qui rient. La vie présente est une vie de pleurs, de larmes et de gémissements. En effet, nous faisons bien des péchés par nos paroles et par nos actions. Or, ceux qui commettent ces péchés tomberont dans l’enfer, dans un fleuve ardent, dans un gouffre plein de feu, et perdront le royaume des cieux : ce qui est le plus grand et le plus terrible de tous les malheurs. Après une telle menace, dites-le-moi, mon cher auditeur, riez-vous encore, pouvez-vous vivre dans les délices, et votre Seigneur étant en colère contre vous, et vous menaçant dans sa fureur, demeurerez-vous dans votre péché ? Par cette conduite ne craindrez-vous pas d’attiser vous-même le feu de la fournaise où vous allez être jeté ? N’entendez-vous pas la voix de Jésus-Christ, qui vous crie tous les jours : « Vous m’avez vu avoir faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; vous m’avez vu avoir soif, et vous ne m’avez pas donné à boire : Retirez-vous de moi », allez « au feu a qui avait été préparé pour le diable et pour ses anges ? » (Mt. 25,42) Oui, tous les jours Jésus-Christ vous fait cette menace.
Mais je lui ai donné à manger ? direz-vous. Quand et combien de fois ? Dix ou vingt ? Mais cela ne lui suffit pas, vous lui devez donner à manger pendant tout le temps que vous êtes sur la terre. Car les vierges ont eu de l’huile, mais non pas autant qu’il leur en fallait pour leur salut : elles allumèrent, elles aussi, leurs lampes, et néanmoins elles furent exclues des noces (Mt. 25), comme de juste, car leurs lampes s’éteignirent avant l’arrivée de l’époux. Voilà pourquoi il nous est nécessaire d’avoir une bonne provision d’huile, et de donner libéralement aux pauvres. Écoutez ce que dit le prophète : « Ayez pitié de moi, mon Dieu, selon votre grande miséricorde ». (Ps. 50,1) Ayons donc autant de pitié de nos frères que notre miséricorde peut s’étendre. Tels nous aurons été envers nos compagnons, tel sera aussi le Seigneur envers nous.
Mais en quoi consiste la grande miséricorde ? à donner non seulement de notre superflu, mais aussi de notre nécessaire. Que si nous ne donnons même pas de notre superflu, quelle espérance nous restera-t-il ? Par où, par quels moyens nous délivrerons-nous des maux qui nous menacent ? Où irons-nous, à qui recourrons-nous pour obtenir notre salut ? Si les vierges, après tant de travaux et de sueurs, n’ont trouvé aucune consolation ni protection, où sera notre refuge, lorsque notre Juge nous dira d’une voix menaçante ces terribles paroles : « J’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger ? » (Mt. 25,45) Vous avez manqué à me rendre ces services, toutes les fois que vous avez manqué à les rendre à l’un de ces plus petits. Le Seigneur ne dit pas cela seulement de ses disciples ou des moines, mais encore de tous les fidèles, quels qu’ils soient. Car tout fidèle, fût-il esclave ou mendiant, dès lors qu’il croit en Dieu, a droit de participer à tous nos biens et à toute notre bienveillance. Si, lorsqu’il est nu ou qu’il a faim, nous le négligeons, nous nous entendrons dire ces foudroyantes paroles : « Retirez-vous, allez au feu ». Et sûrement ce sera justice.
En effet, qu’est-ce que le Seigneur exige de nous de pénible et d’onéreux ? ou plutôt est-il rien de plus facile que ce qu’il demande de nous ? Il n’a point dit : J’étais malade et vous ne m’avez pas guéri, mais : vous ne m’avez pas visité. Il n’a point dit : J’étais en prison et vous ne m’en avez pas retiré, mais vous ne m’êtes pas venu voir. Plus ces commandements sont faciles, plus seront grands les supplices infligés à ceux qui ne les auront point observés. En effet, je vous prie, est-il rien de plus facile que d’aller voir les prisonniers ? Qu’y a-t-il de plus aisé et de plus doux ? Quand vous les verrez les uns dans les fers, les autres sordides, avec de grands cheveux épars, couverts de haillons ; d’autres exténués de faim, accourir à vos pieds comme des chiens ; d’autres ayant le dos tout déchiré, d’autres que l’on ramène de la place liés et garrottés ; passant le jour à mendier, sans pouvoir gagner même le pain qui leur est nécessaire pour subsister, et le soir contraints par leurs geôliers à des offices si pénibles et si cruels ; quand vous verrez tout ce triste spectacle, eussiez-vous le cœur plus dur que les cailloux, vous le quitterez plein d’humanité ; quand vous mèneriez une vie molle et voluptueuse, vous deviendrez un parfait philosophe, parce que, dans les calamités d’autrui, vous verrez, vous apprendrez à connaître la misérable condition de la vie humaine. C’est alors que le jour terrible du Seigneur, que les différents supplices qui sont préparés pour les méchants, se présenteront à votre esprit ; méditant ensuite sur tous ces objets, vous chasserez de votre cœur la colère, la volupté, l’amour des choses du siècle ; et votre âme deviendra plus tranquille que le port le plus calme et le plus assuré. Vous philosopherez, vous raisonnerez sur ce jugement ; repassant en vous-même ce que vous aurez vu, vous direz : si parmi les hommes il v a un si grand ordre, des menaces si terribles, des châtiments si affreux, combien plus redoutable encore doit être la justice de Dieu ! « Car il n’y a point de puissance qui ne vienne de « Dieu ». (Rom. 13) Celui qui a commis aux princes et aux puissances la garde et la sûreté des lois, y veillera sans doute, et les fera lui-même bien mieux observer.
5. Effectivement, si la crainte ne retenait les hommes, tout sans doute, tout tomberait bientôt dans le désordre, puisqu’il en est plusieurs qui se portent au mal, malgré tant de supplices qui les menacent. Si vous philosophez, si vous méditez sur ces choses, vous serez plus disposés et plus prompts à faire l’aumône, vous jouirez d’un grand plaisir, et beaucoup plus grand que si vous veniez du théâtre. Ceux qui en sortent ont le cœur embrasé du feu de la concupiscence : après avoir vu sur la scène, non sans recevoir mille blessures, toutes ces femmes sans mœurs, ils seront plus troublés qu’une mer agitée de la tempête, tant que les regards de ces prostituées, leurs habillements, leurs paroles, leur manière de marcher, et le reste occuperont leur imagination. Mais ceux qui sortent de ces autres spectacles, n’éprouveront rien de pareil, ou plutôt ils jouiront d’une grande paix et d’une grande tranquillité. La tristesse qu’inspire la vue de ces malheureux qui sont dans les fers, éteint entièrement tous les feux de la concupiscence. Si celui qui sort de la prison vient à rencontrer une femme débauchée, cette rencontre sera sans péril. Son âme, comme si elle était devenue indomptable, ne se laissera point prendre à ces sortes de filets, ayant devant les yeux la crainte des jugements de Dieu, qui la préservera du coup mortel des regards de cette malheureuse. Voilà pourquoi celui qui avait éprouvé toutes sortes de voluptés disait : « Il vaut mieux aller à une maison de deuil qu’à une maison de ris ». (Qo. 7,3) Celui qui aura pratiqué en ce monde la philosophie que je vous prêche maintenant, s’entendra dire en l’autre les paroles les plus consolantes.
Ne négligeons donc pas, mes chers frères, cette bonne œuvre. Quand même nous ne pourrions rien porter à manger aux prisonniers, ni soulager leur détresse avec de l’argent, nous pourrons du moins les consoler par nos paroles, relever leur âme abattue, les assister en bien d’autres choses ; soit en parlant pour eux à ceux qui les ont fait mettre en prison ; soit en rendant les geôliers plus doux et plus compatissants ; à cela nous ne saurions manquer de faire un bénéfice, petit ou grand. Peut-être vous direz : Il n’y a là ni honnête homme, ni gens de bien ; mais ce sont tous des meurtriers, des assassins, des sacrilèges qui ont été fouiller dans les sépulcres, des voleurs, des adultères, des impudiques et des gens coupables de beaucoup de crimes : ah ! ce que vous me répondez là prouve la nécessité de visiter ces malheureux. Le Seigneur ne nous commande pas d’assister les bons et de punir les méchants, mais d’avoir de l’humanité généralement pour tous, et de répandre sur tous nos charités. En effet, il dit : « Soyez semblables à votre Père qui est dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants et fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes ». (Mt. 5,45)
Ne faites donc pas aux autres de trop rudes réprimandes, et ne soyez pas un juge trop sévère, mais montrez-vous doux et humain. Nous-mêmes, quoique nous ne soyons pas (les adultères, de ceux qui portent des mains sacrilèges sur les sépulcres, ni des voleurs, nous sommes coupables de bien d’autres fautes qui sont dignes de mille supplices : ou nous avons appelé fou notre frère, et par là nous avons mérité le feu de l’enfer (Mt. 5,28) ; ou nous avons regardé des femmes avec un mauvais désir, et c’est là un véritable adultère ; ou ce qui est le plus grave et le plus énorme de tous les crimes, nous avons participé indignement aux saints mystères, et nous nous sommes rendus coupables du corps et du sang de Jésus-Christ. (1Cor. 11,27) N’examinons donc pas à la rigueur ce que font les autres, mais pensons à ce que nous avons fait nous-mêmes ; et de cette sorte nous réprimerons cet esprit d’inhumanité et de cruauté, qui nous éloigne des prisons.
Mais en outre, on peut dire que nous trouverons dans les prisons beaucoup de gens de bien, et qui valent mieux quelquefois que tous leurs concitoyens ensemble. La prison où était Joseph renfermait bien des méchants (Gen. 39,20) ; néanmoins ce juste avait soin de tous les prisonniers, et il était confondu avec eux, sans que l’on sût qui il était. Bien que son mérite l’égalât à l’Égypte entière, il était pourtant enfermé dans une prison, et personne ne le connaissait. Maintenant aussi il est vraisemblable qu’il y a dans les prisons beaucoup d’hommes vertueux et honnêtes, quoiqu’ils ne soient pas connus de tout le monde ; le soin que vous aurez de ceux-ci vous dédommagera pleinement des bons offices que vous rendrez aux autres. Mais quand même il ne s’y trouverait pas un seul homme de bien, une grande récompense ne vous serait pas moins réservée. Certes, votre Seigneur ne parlait pas seulement aux justes, ne rejetait pas les pécheurs ; il reçut avec beaucoup de bonté la Chananéenne et l’impure Samaritaine ; il reçut et guérit aussi une autre femme débauchée, ce dont les Juifs lui firent des reproches ; et il souffrit que ses pieds fussent lavés des larmes d’une femme impudique, pour mous apprendre à traiter humainement les pécheurs : car en cela consiste par excellence la charité. Que dites-vous ? Des voleurs et des misérables, qui ont porté leurs mains sacrilèges dates les, sépulcres, remplissent la prison ? Mais, je vous prie, les habitants de cette ville sont-ils tous justes ? Ne s’y en trouvera-t-il pas plusieurs qui sont plus méchants que ceux qui sont en prison, et qui volent avec plus d’impudence ? Ceux-là cherchent au moins les lieux écartés et les ténèbres, attendent la nuit et se cachent pour faire leur coup : mais ceux-ci, quittant le masque, commettent le crime à visage découvert, sont violents, emportés, avares, et ravissent effrontément le bien d’autrui. Ah ! qu’il est rare de trouver un homme juste et innocent !
6. Que si nous ne ravissons pas de grosses sommes d’argent, ou bien encore tel ou tel nombre d’arpents de terre ; ces mêmes vols, nous faisons tout ce que nous pouvons pour les faire adroitement et furtivement dans les petites choses. Lorsque, dans notre commerce, soit en achetant, soit en vendant, nous faisons tous nos efforts et nous employons toutes les ruses et tous les artifices imaginables pour tromper et ne pas donner la juste valeur, ou surfaire le prix, n’est-ce pas là un vol et une rapine ? N’est-ce pas là un brigandage ? Et ne me venez pas dire que vous n’avez point volé de maisons ni d’esclaves. L’injustice ne se mesure pas sur le prix de la chose qu’on a volée, mais sur la volonté de celui qui vole. La justice et l’injustice ont la même balance et se montrent également dans les grandes et dans les petites choses ; et j’appelle un voleur, tant celui qui, coupant la bourse, emporte l’or, que celui qui, en achetant, retient quelque chose du prix convenu ; et je dis abatteur de murailles, non seulement celui qui passe à travers pour voler quelque chose au dedans, mais encore celui qui, violant le droit, fait tort à son prochain. Ce que nous avons fait, ne l’oublions donc pas, pour nous établir ensuite juge des autres ; et lorsque l’occasion se présente d’exercer l’humanité et la charité, n’allons point rechercher le vice et l’injustice, mais ce que nous avons été autrefois ; et par là devenons enfin doux et miséricordieux.
En quel état étions-nous donc ? Écoutez saint Paul, il va nous l’apprendre : « Nous étions aussi nous-mêmes autrefois désobéissants, insensés, égarés » du chemin de la vérité, « asservis à une infinité de passions et de voluptés, dignes d’être haïs, et nous haïssant les uns les autres » (Tit. 3,3) ; et encore : « Par la naissance naturelle, nous étions enfants de colère ». (Eph. 2,3) Mais Dieu nous voyant avec compassion comme des prisonniers qui sont détenus dans une prison et chargés de grosses chaînes, beaucoup plus rudes et plus pesantes que des chaînes de fer, n’a pas rougi de nous venir visiter : il est entré dans notre prison, nous en a tirés, quoique nous fussions dignes de mille supplices ; nous a amenés dans son royaume (Col. 1,13) et nous a rendus plus brillants que le ciel ; afin que nous aussi, selon notre pouvoir, nous fassions la même chose pour nos frères. Quand Jésus-Christ dit à ses disciples : « Si je vous ai lavé les pieds, moi qui suis » votre « Maître, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres, car je vous ai donné l’exemple, afin que, pensant à ce que je vous ai fait, vous fassiez aussi de même ». (Jn. 13,14) Il ne nous commande pus seulement de nous laver les pieds mutuellement, mais encore d’imiter toutes les autres choses qu’il a faites pour nous.
Celui qui est en prison est un homicide ? Ne nous abstenons pas pour cela de faire une bonne action. C’est un misérable qui a fouillé dans les sépulcres, ou un adultère ? N’ayons pas pitié du péché, mais de la misère du pécheur. Mais souvent, comme j’ai dit, il se trouvera, dans ce lieu, quelqu’un qui vaudra des milliers d’hommes ; et si vous allez souvent voir les prisonniers, ce gibier-là ne vous échappera point. Comme Abraham, qui recevait généralement tous les étrangers, rencontra des anges ; nous, de même, nous rencontrerons de grands hommes, si nous allons souvent dans la prison. Mais s’il m’est permis de vous dire une chose qui vous surprendra et vous étonnera, c’est que celui qui reçoit dans sa maison un grand, un homme considérable, n’est pas digne de si grandes louanges que celui qui y reçoit un malheureux et un misérable, parce que celui-là porte avec soi de quoi se faire bien recevoir, je veux dire sa condition, sa dignité ; mais un pauvre misérable, que tout le monde rebute et méprise, n’a qu’un seul port, qu’un seul asile, savoir : la pitié, la compassion de celui qui veut bien le recevoir ; de sorte qu’il n’y a pas de charité plus pure que celle-là. Celui qui rend des services à un homme illustre et célèbre, le fait souvent par ostentation ; mais celui qui reçoit un homme abject et méprisable, ne le fait que pour accomplir le commandement du Seigneur.
C’est pourquoi, si nous faisons un festin, il nous est ordonné d’y inviter les boiteux et les aveugles (Lc. 14,13) ; si nous faisons l’aumône, il nous est ordonné de la faire aux plus petits et aux plus abjects ; car Jésus-Christ dit : « Autant de fois que vous l’avez fait à l’égard d’un de ces plus petits, c’est à moi-même que vous l’avez fait ». (Mt. 25,40) Puis donc que nous savons qu’il y a dans la prison un trésor caché, entrons-y souvent, établissons-y notre commerce, et l’inclination que nous avons pour le théâtre, tournons-la de ce côté. Si vous n’avez que votre personne à apporter aux prisonniers, donnez-leur des paroles de consolation. Dieu ne récompense pas seulement celui qui nourrit les prisonniers, mais encore celui qui les va visiter. En effet, si, entrant dans la prison, vous encouragez ces pauvres malheureux, si vous fortifiez leur âme abattue et plongée dans la crainte et dans la tristesse, en leur faisant de bonnes exhortations, en les assistant et leur promettant du secours et vos bons offices, en les instruisant, vous n’en recevrez pas une légère récompense. Plusieurs de ceux qui nagent dans les délices riront peut-être s’ils vous entendent parler de la sorte ; mais ces infortunés qui sont dans la misère, touchés et pénétrés de leur état, écouteront vos paroles avec beaucoup de douceur et de modestie ; ils vous loueront, ils s’amenderont et deviendront meilleurs. Souvent les Juifs ont ri et se sont moqués de saint Paul en l’entendant prêcher ; mais les prisonniers l’écoutaient dans un grand silence. Rien ne dispose mieux l’esprit à la philosophie que la misère, les épreuves, les afflictions.
Faisons donc attention, mes chers frères, à toutes ces choses : considérons tout le bien que nous procurerons à ces pauvres prisonniers et celui que nous nous ferons à nous-mêmes, si nous allons souvent les visiter ; si le temps que nous employons mal à propos sur la place publique et à des visites inutiles, nous le leur donnons pour les ramener à leur devoir, les gagner à Jésus-Christ et nous procurer à nous-mêmes une grande joie. Travaillons ainsi pour la gloire de Dieu, nous obtiendrons les biens éternels, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXI.[modifier]

OR, ON FAISAIT A JÉRUSALEM LA FÊTE DE LA DÉDICACE, ET C’ÉTAIT L’HIVER. — ET JÉSUS SE PROMENANT DANS LE TEMPLE, DANS LA GALERIE, DE SALOMON, LES JUIFS S’ASSEMBLÈRENT AUTOUR DE LUI ET LUI DIRENT : JUSQUES A QUAND NOUS TIENDREZ-VOUS L’ESPRIT EN SUSPENS ? (VERS. 22, 23, 24, JUSQU’À LA FIN DU CHAP. X)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Duplicité et incrédulité obstinée des Juifs. Lorsque Jésus-Christ les instruit par ses paroles, ils lui demandent des œuvres, et lorsqu’il fait des miracles, ils lui demandent des paroles.
  • 2. La puissance du Père et du Fils est la même. — Les Juifs comprennent que Jésus se dit Dieu, et Jésus les laisse, comme toujours, dans cette pensée. — Jésus affirme donc sa divinité. — Saint Chrysostome revient très-souvent à ce raisonnement.
  • 3 et 4. Jésus, repoussé par les Juifs, se retire au lieu où Jean lui avait rendu témoignage. — Dieu, dans l’ancienne Loi, a séparé son peuple de la société des méchants : il l’a mené dans le désert pour le former et l’instruire dans la voie de ses commandements. — Le Seigneur nous exhorte aussi de fuir le bruit et le tumulte du monde, et de faire nos prières en un lieu retiré. L’âme, qui est exempte des soins du siècle, demeure tranquille comme un vaisseau dans le port : — Devoirs des femmes : elles doivent être plus appliquées à la philosophie que les hommes ; pourquoi : pouvoir d’une femme pieuse et prudente. — La femme est la compagnie de l’homme : elle sait polir l’homme le plus grossier. — L’homme sage et réglé s’attache tendrement à la femme. — Portrait d’une femme chrétienne. — Quels sont les ornements dont elle se doit parer pour plaire à son mari. — Défigurer le corps, parer l’âme. — Contre le luxe des femmes.

1. Sûrement toute vertu est bonne, mais la douceur et la clémence passant avant toutes les autres, ce sont elles qui montrent que nous sommes hommes, et qui nous distinguent des bêtes ; elles qui nous égalent aux anges. Voilà pourquoi Jésus-Christ nous parle souvent de cette vertu, et nous recommande d’être doux et débonnaires. Il ne nous y exhorte pas seulement par ses-paroles, mais encore par ses œuvres et son exemple ; souffrant tantôt des soufflets, tantôt des injures et des complots, puis demeurant et conversant avec ceux mêmes qui le persécutent. En effet, ceux qui l’avaient appelé possédé et samaritain, qui souvent avaient voulu le faire mourir, qui lui avaient jeté des pierres, ceux-là mêmes viennent autour de lui, et lui font cette question : « Êtes-vous le Christ ? » Et, après tant d’outrages et d’embûches, Jésus-Christ ne les rebute point, il leur répond avec une grande douceur.

Mais le sujet demande que nous reprenions les choses de plus haut. « On faisait à Jérusalem, dit l’évangéliste, la fête de la Dédicace, et c’était l’hiver ». La fête que célébraient les Juifs en ce jour était grande et très solennelle ; car ils faisaient avec beaucoup de pompe et d’appareil la fête de la construction du Temple, après leur longue captivité de Perse[10]. Jésus-Christ était à cette fête. Aux approches de sa mort, il allait souvent dans la Judée. « Les Juifs s’assemblèrent donc autour de lui, et lui dirent : Jusques à quand nous tiendrez-vous l’esprit en suspens ? Si vous êtes le Christ, dites-le-nous clairement ». Le Sauveur n’a point dit : Quelle demande me faites-vous ? Vous m’avez souvent appelé possédé, fou, samaritain : vous me croyez contraire à Dieu, et un séducteur, et dernièrement encore vous disiez : « Vous vous rendez témoignage à vous-même, ainsi et votre témoignage n’est point véritable ». (Jn. 8,13) Pourquoi m’interrogez-vous donc et voulez-vous apprendre de moi qui je suis, puisque vous rejetez mon témoignage ? Jésus ne dit rien de tout cela, quoiqu’il connût bien leur mauvaise intention. Et en effet, à juger d’eux par la manière dont ils s’étaient assemblés autour de lui, et avaient dit : « Jusques à quand nous tiendrez-vous l’esprit en suspens ? » ils semblaient avoir quelque amour pour lui, et on aurait pu croire qu’un sincère désir de connaître la vérité les portait à lui faire cette demande. Mais ces faiseurs de questions étaient de méchants esprits et des fourbes. Comme il ne leur était pas facile de calomnier les œuvres de Jésus-Christ, ils cherchaient à le surprendre dans ses paroles, ils en détournaient le sens et lui adressaient de fréquentes questions, espérant le réfuter et le confondre par son propre langage ; et comme il n’y avait pas moyen de blâmer ses œuvres, ils cherchaient l’occasion de le censurer sur ses paroles ; c’est pourquoi ils disaient : « Dites-nous ».

Mais ce que vous demandez, il l’a souvent déclaré ; il a formellement, dit à la Samaritaine : « C’est moi qui vous parle » (Jn. 4,26) ; il a dit à l’aveugle : « Vous l’avez vu ; et c’est celui-là même qui vous parle ». (Jn. 9,37) Il le leur a dit aussi à eux-mêmes, mais en d’autres termes. Et s’ils avaient eu du bon esprit et du sens ; s’ils avaient bien voulu examiner la chose, ils auraient reconnu et confessé pour le Christ celui qui ; par ses œuvres, leur avait souvent prouvé qu’il l’était. Considérez maintenant leur méchanceté. Quand il prêche et les instruit par ses paroles, ils disent : « Quel miracle faites-vous ? » Et lorsque, par ses œuvres et ses miracles, il découvre et manifeste ce qu’il est, ils lui disent : « Si vous êtes le Christ, dites-le-nous clairement ». Lorsque les œuvres le crient et le publient, ils demandent des paroles, et lorsque les paroles le leur annoncent, ils demandent des œuvres ; ainsi ils ne sont point d’accord avec eux-mêmes. Mais la suite a bien fait voir, qu’ils ne l’avaient pas interrogé pour s’instruire et connaître la vérité, car ils jettent incontinent des pierres à celui même qu’ils font mine de vouloir croire sur son propre témoignage, si seulement il ouvre la bouche pour se le rendre. C’est donc avec un esprit malin et par une mauvaise intention qu’ils s’assemblent autour de lui et le pressent de se déclarer. La manière aussi dont ils l’interrogent montre une grande animosité : « Dites-nous clairement si vous êtes le Christ ». Mais il leur parlait publiquement dans leurs fêtes solennelles où il se trouvait toujours, et il ne disait rien en secret ; c’est pour cela qu’ils lui disent d’une manière flatteuse : « Jusques à quand nous tiendrez-vous l’esprit en suspens ? » pour tâcher de tirer quelque chose de sa bouche, qui leur donne lieu de l’accuser.

Ce n’est pas seulement par là qu’on prouve qu’ils l’interrogeaient malicieusement, non pour s’instruire, mais pour le surprendre dans ses paroles, et avoir de quoi le calomnier. On le prouve encore par bien d’autres endroits. Lorsqu’ils lui envoyèrent faire cette question : « Nous est-il libre de payer le tribut à César, ou de ne le pas payer ? » (Mt. 22,17) Lorsqu’ils vinrent lui demander s’il était permis à un homme de répudier sa femme (Mt. 19,3) ; et lorsqu’ils l’interrogèrent sur la femme qu’on disait avoir eu sept maris (Mt. 22,25), ils firent assez connaître qu’ils ne lui avaient fait toutes ces questions que par malice, et dans le dessein de le surprendre et non de s’instruire. Mais alors Jésus les reprit, en leur disant : « Hypocrites, pourquoi me tentez-vous ? » (Mt. 22,13) Faisant connaître qu’il voyait ce qui se passait dans le secret de leur cœur. Mais ici il ne leur dit rien de semblable, pour nous apprendre qu’il ne faut pas toujours faire des reproches à ceux qui nous tendent des pièges, et qu’il faut souffrir bien des choses avec douceur et avec résignation.

Comme donc il y avait de la folie à demander le témoignage de la parole, là où les œuvres parlaient d’elles-mêmes, et publiaient hautement ce qu’il était ; voici de quelle manière leur répond Jésus-Christ, faites-y attention, mon cher auditeur. D’abord, il leur insinue que c’est sans sujet qu’ils lui font cette demande, et non pour s’instruire et connaître la vérité ; ensuite il leur montre que par ses œuvres il leur a plus clairement déclaré ce qu’il est, qu’il ne le ferait par ses paroles mêmes. Car il dit : « Je vous l’ai souvent dit, et vous ne me croyez pas. Les œuvres que je fais au nom de mon Père, rendent témoignage de moi (25) ». Jésus leur fait cette réponse, parce que ceux qui parmi eux étaient les plus doux et les plus modérés, se disaient souvent les uns aux autres : « Car un méchant homme ne peut pas faire de tels prodiges » (Jn. 9,16) ; et encore : « Le démon ne peut pas ouvrir les yeux des aveugles ». (Jn. 10,21) Et derechef : « Personne ne saurait faire de si grands miracles, si Dieu n’est avec lui ». (Jn. 3,2) Et aussi voyant les miracles qu’il faisait, ils disaient : « Ne serait-ce point le Christ ? » Mais d’autres disaient : « Quand le Christ viendra, fera-t-il plus de miracles que n’en fait celui-ci ? » (Jn. 7,31) Au reste, ces mêmes Juifs, qui demandaient le témoignage de la parole, ont voulu croire en lui sur celui de ses œuvres, disant : « Quel miracle faites-vous, afin que, le voyant, nous vous croyions ? »

2. Comme ils faisaient donc semblant alors qu’ils croiraient sur sa parole, eux qui n’avaient point cru à tant et de si grandes œuvres, Jésus-Christ leur reproche leur malice et leur méchanceté, en disant : « Si vous ne croyez pas à mes œuvres, comment croirez-vous à mes paroles ? » C’est pourquoi la demande que vous me faites est vaine et inutile. « Mais je vous ai déclaré qui je suis », dit-il, et vous ne me croyez point, parce que vous « n’êtes pas de mes brebis (26) ». Le devoir de pasteur, je l’ai entièrement rempli ; mais si vous ne me suivez pas, votre refus ne vient point de ce que je ne suis point le pasteur, mais de ce que vous n’êtes pas de mes brebis. Car « mes brebis, », dit-il, « entendent ma voix, et me suivent (27) : et je leur donne la vie éternelle (28) » : et elles ne périront jamais, « et nul ne peut les ravir d’entre mes mains, parce que mon Père, qui me les a données, est plus grand que toutes choses, et personne ne les saurait ravir de la main de mon Père (29). Mon Père et moi, nous sommes une même chose (30) ». Remarquez, mes chers frères, cette grande miséricorde de Jésus-Christ : en rejetant ces malheureux, il les exhorte pourtant encore à le suivre. « Vous ne m’écoutez pas », leur dit-il, « parce que vous n’êtes pas de mes brebis » : mais celles qui me suivent sont de ma bergerie. Et il leur parlait de la sorte, afin qu’ils tâchassent d’être de ses brebis. Ensuite, après, leur avoir exposé le bien et l’avantage qu’il leur en reviendrait, le Sauveur les excite et les anime, pour leur inspirer le désir de le suivre.

Quoi donc ! dira-t-on, si c’est à cause de la puissance du Père que nul ne ravit les brebis, s’ensuit-il que vous, vous n’ayez pas le pouvoir ou le talent de les garder ? Non, certes, ce n’est point là le sens de ces paroles ; Jésus-Christ, pour vous apprendre qu’il a dit : « Mon Père qui me les a données », afin que les Juifs ne l’accusassent pas de nouveau d’être contraire à Dieu ; Jésus-Christ, dis-je, après avoir dit : « Nul ne les ravira de mes mains », continue son discours, faisant connaître et déclarant que sa main et celle de son Père ne sont qu’une seule main. Si cela n’était pas ainsi, il devait dire : Mon Père, qui me les a données, est plus grand que toutes choses, et personne ne peut les ravir d’entre mes mains. Or, il n’a pas dit ainsi, mais : « Et personne ne les saurait ravir de la main de mon Père ». Après quoi, de peur que vous ne pensiez qu’il n’a pas la force de garder lui-même les brebis, et que c’est par la puissance de son Père qu’elles sont en sûreté, il a ajouté : « Mon Père et moi, nous sommes une même « chose » ; comme s’il disait : Je n’ai pas dit que personne ne les ravirait à cause de la puissance de mon Père, comme si je n’avais pas moi-même la puissance de les garder. « Car mon Père et moi, nous sommes une même chose », c’est-à-dire, ici, quant à la puissance. En effet, c’était là de quoi il parlait alors. Or, si la puissance est la même, il est évident que la substance est la même. En vain les Juifs recourent à tous les moyens, complots, exclusions de la synagogue, Jésus-Christ dit que c’est en vain qu’ils ont machiné toutes ces choses ; car les brebis sont entre les mains de son Père, comme dit le prophète : « J’ai représenté sur mes mains, vos murs ». (Is. 49,16) Et pour montrer qu’il n’y a qu’une seule main, Jésus dit tantôt ma main tantôt la main de mon Père. Lorsque vous entendez parler de main, ne vous figurez rien de sensible, mais entendez qu’il s’agit de la vertu, de la puissance.

Au reste, si personne n’avait ravi les brebis des mains de Jésus-Christ que parce que le Père lui avait communiqué la puissance de les garder, il aurait été inutile d’ajouter : « Mon Père et moi nous sommes une même chose ». Si le Fils était moins grand que le Père, ce serait là une parole vaine et téméraire. Certainement, par ces paroles, Jésus. Christ ne déclare autre chose que l’égalité de puissance : les Juifs l’ayant bien compris, le lapidaient pour cela même qu’il se faisait égal à son Père ; et Jésus ne dit rien pour leur ôter cette pensée. Cependant, s’il l’avait faussement imaginé, il aurait dû le leur faire connaître et leur dire : Pourquoi me traitez-vous de la sorte ? Je n’ai point dit cela pour m’attribuer une puissance égale à celle de mon Père. Au contraire, lors même qu’ils sont le plus en fureur et le plus animés contre lui, il confirme ce sentiment et le prouve. Il ne se justifie pas d’avoir mal parlé, ni d’avoir dit une chose fausse ; au contraire, il les reprend de ce qu’ils n’ont pas de lui la juste opinion qu’ils en doivent avoir. Car, comme ils disaient : « Ce n’est pas pour aucune bonne œuvre que nous vous lapidons, mais à cause de votre blasphème, et parce qu’étant homme, vous vous faites Dieu (33) » ; Jésus leur repartit, écoutez-le bien : « Si l’Écriture appelle Dieux ceux à qui la parole de Dieu était adressée (35), pourquoi dites-vous que je blasphème, parce, que j’ai dit que je suis Fils de Dieu (36) ? » C’est-à-dire, si l’on ne blâme pas de se dire, Dieux, ceux qui, par grâce, ont reçu ce titre, de quel droit et pour quelle raison me faites-vous un crime de me dire Dieu, à moi qui suis Dieu par ma nature ? Mais le Sauveur n’a point parlé ainsi, c’est plus tard qu’il établit ce point, après avoir préalablement modéré et atténué sort langage, en disant. « Moi que mon Père a sanctifié et envoyé » c’est après avoir apaisé leur fureur, qu’il en vient à une affirmation expresse : mais en attendant, afin qu’ils écoutassent et crussent ce qu’il disait, il a parlé plus simplement et plus grossièrement ; c’est plus tard qu’il élève leur esprit à des idées plus hautes et plus sublimes, en leur disant : « Si je ne fais pas « les œuvres de mon Père, ne me croyez pas (31). Mais si je les fais, quand vous ne me voudriez pas croire, croyez à mes œuvres (38) ». Faites-vous bien attention à la manière dont Jésus-Christ prouve, comme j’ai dit, qu’il n’est en rien moins grand que le Père, et qu’il lui est tout à fait égal ? Comme on ne pouvait pas voir sa substance, il démontre et manifeste son égalité de puissance par l’égalité et « l’identité » de ses œuvres.

3. Mais, je vous prie, que croirons-nous ? « Nous croirons ce que dit Jésus-Christ : Je suis dans mon Père, et mon Père est en moi (38) ». Car, dit-il, je ne suis rien autre chose, sinon ce qu’est le Père, tout en demeurant Fils ; et le Père n’est rien autre chose, sinon ce qu’est le Fils, tout en demeurant Père. Et celui qui me connaît, connaît aussi le Père, et il sait ce qu’est le Fils. Que si la puissance du Fils était moins grande, nous ne connaîtrions par lui le Père que d’une manière trompeuse ; car, soit puissance, soit substance, on ne peut pas connaître une chose par une autre. « Les Juifs tâchèrent alors de le prendre, mais il s’échappa de leurs mains (39), et s’en alla au-delà du Jourdain, au lieu même où Jean d’abord avait baptisé (40). Plusieurs vinrent l’y trouver, et ils disaient : Jean n’a fait aucun miracle (41). Et tout ce que Jean a dit de celui-ci s’est trouvé véritable (42) ». C’est la coutume de Jésus-Christ de se retirer aussitôt après qu’il a dit quelque chose d’élevé et de sublime : cédant à la fureur des Juifs, pour l’apaiser et l’étouffer par son absence. C’est ce qu’il fait encore dans cette occasion.

Mais pourquoi l’évangéliste marque-t-il le lieu où alla Jésus-Christ ? C’est afin de vous apprendre qu’il fut en cet endroit pour rappeler aux Juifs la mémoire de ce que Jean avait fait, de ce qu’il avait dit, du témoignage qu’il avait rendu. Ils se souvinrent donc de Jean aussitôt qu’ils furent arrivés en ce lied ; c’est pourquoi ils disent : « Jean n’a fait « aucun miracle ». Autrement, de quoi aurait-il servi de rapporter cette circonstance ? C’est donc parce que le lieu les fit souvenir de Jean-Baptiste et de son témoignage, que l’évangéliste la rapporte. Au reste, il est à remarquer que leur raisonnement est juste et très vrai. Jean, disent-ils, n’a fait aucun miracle : celui-ci en fait, donc en cela même, se montre visiblement là supériorité de celui-ci, et son excellence au-dessus de l’autre. Si donc nous avons cru celui qui ne faisait aucun miracle, à plus forte raison devons-nous croire celui-ci ? Ensuite, comme Jean qui avait rendu témoignage ; n’avait point fait de miracles, de peur que pour cela seul on ne le regardât comme indigne de rendre témoignage, ils ajoutent : quoique Jean n’ait point fait de miracles, néanmoins tout ce qu’il a dit de Jésus-Christ s’est trouvé véritable. De sorte que ce n’est plus Jésus-Christ qui est jugé digne de foi sur le témoignage de Jean ; c’est Jean dont les œuvres de Jésus-Christ établissent la véracité.

« Il y en eut beaucoup qui crurent en lui (42) ». Plusieurs choses les attiraient : le souvenir des paroles de Jean-Baptiste, de ce qu’il avait dit de Jésus qu’il était plus grand et plus puissant que lui ; qu’il était la lumière, la vie, la vérité, et le reste ; comme aussi le souvenir de la voix qui s’était fait entendre du haut du ciel, du Saint-Esprit qui s’était montré en forme de colombe, et qui l’avait fait connaître à tous. À quoi il y avait encore à ajouter l’évidente preuve résultant des miracles, laquelle confirmait tout le reste. S’il faut croire Jean disaient-ils, à plus forte raison faut-il croire Jésus : si nous avons cru à celui-là, sans qu’il ait fait aucun miracle, nous devons à plus forte raison ajouter foi à celui-ci quia pour lui, outre le témoignage de Jean la preuve qui résulte des miracles. Ne remarquez-vous pas de quelle utilité leur a été ce lieu, combien il leur a été avantageux de s’être séparé des méchants ? Voilà pourquoi Jésus les retire souvent de cette société.

Dans l’ancienne loi, Dieu a de même retiré son peuple de la société dés méchants : il a séparé les Juifs des Égyptiens ; il les a conduits dans le désert pour les former, les instruire de ses lois et de ses préceptes. Il nous exhorte aussi à faire de même, et il nous ordonne de fuir les places publiques, le tumulte et la foule, et à nous enfermer dans notre chambre (Mt. 6,6), pour y faire tranquillement nos prières. Un vaisseau, qui n’est point agité de la tempête, fait une heureuse navigation, et l’âme qui est exempte de tous soins vit dans la paix et la tranquillité, comme si déjà elle était arrivée au port. Voilà pourquoi les femmes qui gardent généralement la maison devraient être plus appliquées à la philosophie, à la contemplation des choses célestes que les hommes. Voilà pourquoi, qui demeurait dans sa maison, loin du tumulte, était un homme plus simple qu’Esaü : car ce n’est pas sans intention que l’Écriture dit de lui, qu’« il demeurait dans la tente de son père ». (Gen. 25,27)

Mais, direz-vous, il y a aussi dans la maison beaucoup de tumulte. Oui, et la femme, si elle le veut, peut s’y attirer bien des soins et des embarras pour l’homme qui ne quitte guère la place publique et les tribunaux ; il est agité de mille préoccupations étrangères, comme un vaisseau en pleine mer, qui est battu des flots et des vents. La femme, au contraire, assise dans sa maison comme dans une école de philosophie, peut recueillir son esprit, s’appliquer et à la prière et à la lecture, et aux autres exercices de la philosophie. Et de même que ceux qui demeurent au désert ne sont troublés par personne, ainsi la femme, qui est toujours enfermée dans sa maison, peut jouir d’un repos continuel. Si quelquefois elle est obligée de sortir et d’aller en ville, elle n’est pas pour cela exposée à des troubles d’esprit : sans doute, soit pour venir à l’église, soit pour aller au bain, il lui est souvent nécessaire de sortir, mais aussi polir l’ordinaire elle est sédentaire et garde la maison. Elle peut s’y exercer à l’étude de la sagesse et calmer l’esprit agité de son mari, lorsqu’il revient chez lui ; elle peut l’adoucir et dissiper ses inutiles et chagrinantes pensées qui le tourmentent, et le renvoyer ensuite débarrassé des soins et des affaires dont il a fatigué sa tête au-dehors, emportant avec lui ce qu’il a appris de bon auprès de sa femme. Rien, en effet, rien sûrement n’a plus de force et de vertu pour régler et conduire l’homme que sa femme, lorsqu’elle est pieuse et prudente, et aussi pour tourner son esprit où elle veut, et comme il lui plaît. Il aura moins de confiance à ses amis, à des docteurs, et même à des princes, qu’aux avis, aux conseils de sa femme. Car l’extrême tendresse qu’un mari a pour sa femme, lui fait toujours recevoir ses exhortations avec plaisir. Je pourrais ici vous produire l’exemple de bien des hommes rudes et indisciplinés, que leurs femmes ont polis et civilisés. La femme est la compagne de l’homme, à table, au lit, dans la procréation des enfants : c’est elle qui est la confidente de ses secrets, de ses démarches, que sais-je encore ? attachée en tout 'à son mari, elle lui est aussi unie que l’est le corps à la tête. Elle rendra plus de services à son mari que personne, si elle est honnête et sensée.

4. C’est pourquoi j’exhorte les femmes de s’attacher à ce que je viens de dire, et de donner de bons et de salutaires avis à leurs maris ; car, si la femme est très-capable d’exciter son mari à la vertu, elle peut de même le porter au vice. C’est une femme qui a perdu Absalon, c’est une femme qui a perdu Ammon ; une femme a tâché de perdre Job : c’est la femme de Nabal qui l’a préservé de la mort ; une femme a sauvé tout un peuple[11]. Débora, Judith, et plusieurs autres, ont parfaitement bien rempli la fonction de général d’armée. Saint Paul dit : « Que savez-vous, ô femme, si vous ne sauverez point votre mari ? » (1Cor. 7,16) Et l’Écriture nous apprend que dans l’heureux siècle des apôtres, les Perside, les Marie, les Priscille (Rom. 16) se sont courageusement exposées aux combats apostoliques. Imitez ces saintes femmes : édifiez et instruisez vos maris, non seulement par vos paroles, mais encore par vos bons exemples. Et comment l’instruirez-vous, votre mari, par vos œuvres et vos exemples ? Lorsqu’il ne verra en vous ni malice, ni méchanceté, ni curiosité, ni amour pour les ornements et les parures, ni désir, ni goût pour les dépenses superflues, et qu’au contraire vous vous contenterez simplement de ce que vous avez, alors il vous écoutera avec plaisir, il recevra avec joie vos conseils : mais si vous n’êtes sages qu’en paroles, et si vous faites le contraire de ce que vous dites, alors il vous accusera de bavardage. Mais si vos œuvres sont d’accord avec vos paroles, si vous instruisez en même temps et par vos paroles et par vos œuvres[12], votre mari vous écoutera alors avec plaisir, et vous cédera volontiers, lors, par exemple, que vous ne rechercherez point l’or, les pierres précieuses et la magnificence des habits ; et qu’au lieu de cela vous vous ferez un trésor de modestie, de tempérance, de douceur et de bonté : lors donc que vous vous présenterez à votre époux, ornée de ces vertus, vous serez en droit de les exiger de même de lui. Car si une femme doit faire quelque chose pour plaire à son mari, c’est son âme qu’elle doit parer, et son corps qu’elle ne ferait ainsi que défigurer. En effet, l’or et les parures ne vous rendront pas si aimable à votre mari, que la tempérance et la douceur, et d’être prête à donner votre vie pour lui. Voilà ce qui gagne le cœur et toute l’affection d’un époux. Les ajustements superflus lui déplaisent : ils demandent des soins, ils causent de la dépense et de la gêne ; mais ce que je viens de dire attache le mari à sa femme, parce qu’une volonté droite et bien disposée, l’amitié, l’attachement ne demandent ni soin, ni dépense ; ou plutôt, à proprement parler, c’est là de quoi enrichir une maison. Les parures, on s’en dégoûte par l’habitude : mais les ornements de l’âme répandent tous les jours un nouvel éclat, et allument dans le cœur une flamme plus pure et plus grande.

C’est pourquoi, voulez-vous plaire à votre mari ? ornez votre âme de chasteté et de piété, ayez soin du ménage. Ce sont là les choses qui attachent le plus, et qui ne cessent jamais d’attacher : la vieillesse ne détruit pas cet ornement, la maladie ne le ternit point. C’est le contraire pour la beauté du corps : le grand âge la flétrit, la maladie la consume, et bien d’autres choses la ruinent. Mais les biens de l’âme surpassent tous ceux du corps. La beauté du corps excite l’envie et la jalousie : la beauté de l’âme n’est sujette à aucune maladie, ni à la vaine gloire. En vous attachant de la sorte à parer votre âme, et non votre corps, vous conduirez plus aisément votre ménage, et vos revenus seront plus abondants, si l’or ; dont vous pourriez charger votre corps et vos membres, vous l’employez à des usages nécessaires, comme à la nourriture de vos esclaves et de vos domestiques, à donner à vos enfants l’éducation que vous leur devez, et à d’autres choses raisonnables.

Que si vous étalez cet or aux yeux de votre mari, tandis que son cœur est dans la peine, quel fruit, quel avantage en retirerez-vous ? Non, la douleur ne permet pas que les regards soient charmés. Vous le savez, mon cher auditeur, sûrement vous le savez : qu’on vienne à rencontrer la femme la mieux ajustée et la plus parée, on n’y saurait trouver du plaisir, si le cœur est dans l’affliction et dans la tristesse. Pour se réjouir d’une chose, il faut être gai, il faut avoir le cœur content. Or, si tout l’argent est dépensé à parer le corps de la femme, la gêne régnera dans le ménage, et le mari ne pourra goûter ni joie, ni plaisir. Si vous voulez plaire au vôtre, étudiez-vous à lui donner de la satisfaction, et vous lui en donnerez si vous retranchez la superfluité des parures, si vous rejetez tous les vains ajustements. Ces choses semblent faire quelque plaisir les premiers jours des noces ; mais peu de temps après elles deviennent fades et insipides. Et en effet, si le ciel qui est si beau, si le soleil qui est si brillant, que vous n’oseriez lui comparer aucun corps, nous ne les admirons pas autant que nous le devrions par la coutume où nous sommes de les voir, comment pourrions-nous longtemps admirer un corps paré de beaux vêtements ? Je dis ceci, parce que le désire que vous vous pariez de ces vrais ornements que saint Paul vous prescrit : « Non avec des ornements d’or », dit-il, « ni des perles, ni des habits somptueux ; mais avec de bonnes œuvres, comme le doivent des femmes qui font profession de piété ». (1Tim. 2,9-10) Mais vous voulez plaire aux hommes, et vous attirer leurs regards et leurs compliments ? Ah ! certes, ce n’est point là le désir d’une femme chaste ! mais encore, si vous voulez, vous vous en ferez aimer par là, et ils seront les panégyristes de votre chasteté. Nul homme sensé, nul homme qui sait sainement juger des choses, n’aimera et ne louera une femme éprise de la parure, mais seulement les débauchés et ceux qui vivent dans la mollesse : ou plutôt ceux-ci même ne la loueront point ; au contraire, ils médiront d’elles, tandis que leurs regards céderont à l’attrait du faste impudique étalé sur sa personne. Mais la femme chaste et modeste, ceux-là, ceux-ci, tous l’estimeront et la loueront, parce qu’elle ne leur est point un sujet de chute et de scandale, et qu’elle leur donne, au contraire, une leçon de sagesse et de piété : les hommes en feront tous de grands éloges, et Dieu lui donnera une grande récompense. Étudions-nous à parer nos âmes de ces précieux ornements, afin que nous vivions ici en paix et en liberté, et que nous acquérions un jour les biens futurs, que je vous souhaite à tous, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit la gloire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


HOMÉLIE LXII.[modifier]


IL Y AVAIT UN HOMME MALADE, NOMMÉ LAZARE, QUI ÉTAIT DU BOURG DE BÉTHANIE, OU DEMEURAIT MARIE, ET MARTHE, SA SŒUR. – CETTE MARIE ÉTAIT CELLE QUI RÉPANDIT SUR LE SEIGNEUR UNE HUILE DE PARFUM. (CHAP. 11, VERS. 1, 2, JUSQU’AU VERS. 29)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Difficulté proposée sur Marie, sueur de Lazare. – Jésus-Christ déclare une fois de plus que sa gloire est la même que celle de son Père.
  • 2. C’est la crainte qui fit dire à saint Thomas cette parole : Allons aussi mourir avec lui. – Jésus se rend à Béthanie pour ressusciter Lazare.
  • 3. Je suis la résurrection et la vie. – Jésus-Christ a attendu que Lazare sentît mauvais pour le ressusciter, pourquoi ?
  • 4 et 5. Immodestie des femmes dans le deuil et dans la calamité. – Scandale qu’elles donnent aux païens. – Tort qu’elles font à la religion par leurs excès. – Discours des païens : beaux exemples de philosophie et de modération qu’ils ont donnés. – On fait par respect humain ce qu’on ne ferait point par la crainte de Dieu. – L’affliction qu’on a pour les morts doit être modérée : pleurer plutôt sur soi que sur les morts. – Les pleurs ne sont pas défendus. – Aumônes, oblations, prières pour les morts. – Comment on doit les honorer. – Maux que produisent la tristesse et les pleurs immodérés. – Il est permis de pleurer les morts, mais non avec excès.


1. Plusieurs, quand ils voient des hommes agréables à Dieu, tomber dans quelque affliction, comme la maladie, la pauvreté, ou quelque autre pareil accident, se troublent, ne sachant point que c’est là l’état qui convient le plus aux amis du Seigneur. Lazare était un des amis de Jésus-Christ, et il était malade. Ses sœurs envoyèrent à Jésus, et lui firent dire : « Celui que vous aimez est malade ».
Mais reprenons notre texte plus haut : « Il y avait », dit l’évangéliste, « un homme malade, nommé Lazare, qui était du bourg de Béthanie ». Ce n’est pas sans sujet qu’il a marqué le lieu d’où était Lazare ; c’est pour une raison qu’il nous découvrira dans la suite. Mais en attendant, expliquons ce qui se présente ici. Il nous a utilement nommé ses sueurs : et de Marie, qui s’est rendue illustre et célèbre par une belle action, il a dit : « Cette Marie était celle qui répandit sur le Seigneur « une huile de parfum ».
Quelques-uns font ici une question : ils demandent pourquoi Jésus-Christ permit que cette femme répandît ce parfum. C’est pourquoi il faut d’abord vous avertir que celle-ci n’est point la femme de mauvaise vie dont parle saint Matthieu, ni celle dont parle saint tue, mais une autre, et une femme vertueuse : celles-là étaient des pécheresses, mais celle-ci est une honnête femme, et une femme attentive et appliquée à ses devoirs : Car elle eut grand soin de bien recevoir Jésus-Christ. L’évangéliste rapporte que ces deux sueurs aimaient aussi Jésus-Christ : et cependant il laissa mourir Lazare. Pourquoi, comme le centenier et l’officier, ne quittèrent-elles pas leur frère malade, pour aller elles-mêmes chercher le Sauveur, au lieu de se borner à lui envoyer quelqu’un ? C’est qu’elles avaient en lui une grande confiance, et qu’elles étaient fort liées avec lui. De plus, c’étaient des femmes délicates, de peu de santé, et accablées de leur affliction. Elles firent voir dans la suite que ce n’était point par mépris qu’elles en avaient usé de la sorte. Au reste, il est évident que Marie, sœur de Lazare, n’est point la femme de mauvaise vie dont ailleurs il est fait mention.
Mais, direz-vous, cette femme débauchée ; pourquoi Jésus-Christ la reçut-il ? Pour la convertir, pour lui remettre ses péchés, pour montrer son humanité, pour vous apprendre qu’il n’est point de maladie due sa bonté ne guérisse, point de péché qui surpasse sa miséricorde. Ne vous arrêtez donc pas seulement à ce que Jésus l’a reçue, mais considérez aussi de quelle manière il l’a convertie. Et pourquoi l’évangéliste raconte-t-il cette histoire, ou plutôt que veut-il nous apprendre par ces paroles : « Or, Jésus aimait Marthe, et sa sœur, et Lazare (5) ? » Il veut que nous ne nous indignions pas, ou que nous ne nous chagrinions pas, lorsque nous voyons des gens de bien et les amis de Dieu tomber dans des maladies. « Celui que vous aimez est malade (3) ». Ils voulaient toucher Jésus-Christ de compassion, le regardant encore comme un homme, ce que la suite de leur discours fait bien voir : « Si vous eussiez été ici, il ne serait pas mort » ; et ils ne dirent pas : Lazare est malade, mais : « Celui que vous aimez est malade ». Que leur répondit donc Jésus-Christ ? « Cette maladie ne va point à la mort, mais elle n’est que pour la gloire de Dieu ; et afin que le Fils de Dieu en soit glorifié (4) ». Remarquez que Jésus-Christ déclare encore que sa gloire est la même que celle du Père ; car ayant dit : « La gloire de Dieu », il a ajouté : « Afin que le Fils de Dieu en soit glorifié ».
« Cette maladie ne va point à la mort ». Comme il devait demeurer encore deux jours au lieu où il était, il renvoya ceux qu’on lui avait envoyés pour porter cette réponse aux deux sueurs. Sur quoi il y a lieu de s’étonner qu’elles ne se soient point offensées, ni scandalisées de voir mourir leur frère, après que Jésus avait répondu que sa maladie n’allait point à la mort : de voir arriver le contraire de et qu’avait dit l’auteur de la vie. Mais, sans se troubler, elles allèrent au-devant de Jésus, et ne crurent pas qu’il leur eût fait dire une chose fausse. Au reste, cette particule : « Afin que », ne marque point la cause de la maladie, mais l’effet qu’elle devait produire : elle avait une autre origine, mais Jésus-Christ s’en servit pour la gloire de Dieu.
« Et ayant dit ces choses, il demeura encore deux jours au lieu où il était (6) ». Pourquoi y demeura-t-il ? Afin que Lazare mourût et fût enseveli, et qu’on ne dît pas : Lazare n’était point encore mort, lorsque Jésus l’a ressuscité : il était seulement assoupi, ou il était tombé en défaillance : il n’était pas mort. Jésus demeura donc assez longtemps pour que, le corps de Lazare s’étant corrompu, ils eussent lieu de dire : « Il sent déjà mauvais (7) ». Et il dit ensuite à ses disciples : « Allons en Judée (39) ». Pourquoi le Sauveur, qui n’avait jamais prévenu de ce qu’il allait faire, prévient-il ici ses disciples ? C’est parce qu’il les voyait dans une grande consternation : il leur annonce ce qu’il va faire, dupeur que, dans la crainte où ils étaient, ils ne fussent tout troublés de ce départ inattendu.
Mais que répondirent les disciples ? « Il n’y a qu’un moment que les Juifs vous voulaient lapider, et vous retournez chez eux (8) ? ». Ils craignaient effectivement pour leur Maître, mais beaucoup plus pour eux-mêmes, étant encore bien imparfaits. C’est pourquoi, Thomas tout tremblant de peur, dit : « Allons-y aussi, nous, pour mourir avec lui (16) », car il était plus faible et plus incrédule que les autres apôtres. Mais faites attention à la manière dont Jésus-Christ les fortifie par ces paroles : « N’y a-t-il pas douze heures au jour (9) ? » Il fit cette réponse, ou pour montrer que celui qui ne se sent coupable d’aucun péché, ne doit rien craindre ; mais que celui qui a fait le mal, sera puni (de sorte que nous n’avons rien à craindre, nous qui n’avons rien fait qui mérite la mort) ; ou bien voici ce qu’a voulu dire Jésus-Christ : Celui qui voit la lumière de ce monde est en sûreté : or, s’il est en sûreté, celui qui est avec moi, s’il ne me quitte, pas, l’est beaucoup plus. Il les rassura par ces paroles, et leur fit connaître la raison pour laquelle il fallait faire ce voyage. Et leur ayant ensuite déclaré qu’ils n’iraient point à Jérusalem, Mais à Béthanie, il dit : « Notre ami Lazare dort, mais je m’en vais l’éveiller (11) » ; c’est-à-dire, je ne vais point disputer et combattre une seconde fois avec les Juifs, mais je vais éveiller notre ami. « Ses disciples lui répondirent : Seigneur, s’il dort, il sera guéri (12) ». Ils avaient leur intention en lui faisant cette réponse, c’était de le dissuader d’y aller. Vous dites, répondirent-ils, qu’il, dort ? Rien ne vous oblige donc d’aller là. Toutefois Jésus-Christ n’avait dit : « Notre ami », que pour faire voir la nécessité de ce voyage.
2. Mais comme ils montraient peu de bonne volonté, il leur dit enfin : « Lazare est mort (4) ». Le Sauveur avait donc dit d’abord par modestie, et pour qu’il ne parût ni faste, ni ostentation dans ce qu’il allait faire : « Notre ami Lazare dort », mais comme ils ne le comprenaient pas, il ajoute : « Lazare est mort, et je me réjouis à cause de vous (15) ». Pourquoi à cause de vous ? Parce qu’en étant éloigné, je vous l’ai prédit : ainsi, lorsque je le ressusciterai, vous ne pourrez nullement douter de la vérité du miracle. Le remarquez-vous, mes frères, combien les disciples étaient encore faibles et imparfaits, et comment ils n’avaient pas de la vertu et de la puissance de leur Maître cette juste opinion qu’ils en devaient avoir ? Tel est l’effet que produisait en eux la crainte qui avait troublé leur esprit. Jésus, après avoir dit : « Lazare dort », avait ajouté : « Je m’en vais l’éveiller » ; mais lorsqu’il eut dit : « Lazare est mort », il n’a point alors ajouté : Je m’en vais le ressusciter, parce qu’il ne voulait pas annoncer d’avance par ses paroles ce qu’il allait opérer, et ce qu’il ne devait faire voir que par l’action même : ainsi le Sauveur nous apprend continuellement qu’il faut fuir la vaine gloire, et ne rien promettre témérairement. Que s’il promit à la prière du centenier, car il dit : « J’irai, et je le guérirai » (Mt. 8,7) : il le fit pour montrer la foi de cet homme.
Mais si quelqu’un dit : Pourquoi les disciples pensaient-ils que c’était là un sommeil, pourquoi ne connurent-ils pas que Lazare était mort, lorsque Jésus disait : J’irai, et je le guérirai ; en effet, il y avait de la folie de croire que leur Maître ferait quinze stades pour aller éveiller Lazare ? je répondrai qu’ils crurent que c’était là une énigme, une parabole, comme bien d’autres choses qu’il disait. Les disciples craignaient donc la violence des Juifs, et Thomas la craignait plus que tous les autres, c’est pourquoi il dit : « Allons aussi mourir avec lui (16) ». Quelques-uns ont dit qu’il avait véritablement souhaité de mourir, mais ils se sont trompés : c’est sûrement la crainte qui faisait parler Thomas de la sorte. Jésus néanmoins ne le reprit pas, car il tolérait encore sa faiblesse. D’ailleurs, Thomas devint dans la suite invincible et le plus fort des apôtres. Et, ce qui est digne d’admiration, cet homme, que nous avons vu si faible avant la croix, avant la mort et la résurrection de son Maître, nous le voyons, après, le plus ardent de tous : tant est grande la vertu de Jésus-Christ ! Car celui-là même qui n’osait pas aller à Béthanie avec son Maître, a parcouru dans la suite presque tout le monde, quoique Jésus-Christ ne fût point présent, et a demeuré parmi des peuples barbares et sanguinaires, qui n’en voulaient qu’à sa vie.
Mais si Béthanie n’était éloignée que de quinze stades, qui font deux milles, comment, lorsque Jésus y arriva, y avait-il déjà quatre jours que Lazare était mort ? L’envoyé l’était venu avertir la veille du jour même que Lazare mourut ; mais le Sauveur demeura deux jours où il était : ainsi il n’arriva à Béthanie que le quatrième jour. S’il attendit qu’on vînt l’appeler, et ne partit point qu’on ne le fût venu chercher, ce fut de peur qu’il ne s’élevât quelque soupçon sur le miracle. Et celles qui étaient aimées ne vinrent point elles-mêmes, mais se contentèrent d’envoyer.
« Et comme Béthanie n’était éloignée de Jérusalem que d’environ quinze stades (18) », cela marque que plusieurs personnes de Jérusalem devaient être venues à Béthanie ; et, en effet, l’évangéliste ajoute incontinent que quantité de Juifs étaient venus voir Marthe et Marie pour les consoler (19). Comment les Juifs allèrent-ils consoler celles que Jésus-Christ aimait, ayant résolu ensemble que quiconque reconnaîtrait Jésus pour être le Christ, serait chassé de la synagogue ? Ils furent visiter Marthe et Marie, ou à cause de leur grande affliction, ou parce qu’ils les honoraient comme des personnes respectables pour leur qualité, ou peut-être ce sont ici ces Juifs qui n’étaient pas méchants ; car plusieurs d’entre eux crurent en Jésus-Christ. Au reste, l’évangéliste rapporte ces choses pour confirmer la mort de Lazare. Pourquoi enfin Marthe fut-elle seule au-devant de Jésus-Christ, sans se faire accompagner de sa sœur ? Elle voulut voir Jésus en particulier et apprendre ensuite à sa sœur ce qu’il aurait dit. Mais aussitôt que le Sauveur lui eût donné une bonne espérance, elle fut prendre Marie, qui accourut promptement, malgré l’affliction où elle était.
Remarquez-vous la grandeur de son amour ? C’est d’elle que Jésus a dit : « Marie a choisi « la meilleure part qui ne lui sera point ôtée ». (Lc. 10,42) Comment donc, direz-vous, Marthe paraît-elle maintenant avoir plus d’empressement et d’ardeur ? Ce n’est pas pour cela que Marthe eut plus d’ardeur, mais c’est que marie n’avait point appris l’arrivée de Jésus. Marthe était ta plus faible, puisqu’ayant ouï tout ce que le Sauveur lui avait dit de consolant sur la mort de son frère, elle répond pourtant encore : « Il sent déjà mauvais, car il y a quatre jours qu’il est là ». Mais Marie, quoiqu’elle n’eût point encore appris ce que Jésus avait répondu à sa sœur, ne dit rien de semblable, mais elle crut aussitôt, et dit : « Seigneur, si vous eussiez été ici, mon frère e ne serait pas mort ».
3. Considérez quelle sagesse font paraître ces femmes, malgré la, faiblesse d’esprit naturelle à leur sexe. A la vue de Jésus-Christ, elles ne se répandent pas aussitôt en pleurs, en cris, en gémissements, comme nous avons coutume de faire, lorsqu’étant dans le deuil et dans l’affliction, nous voyons arriver quelqu’un de notre connaissance : celles-ci, au contraire, aussitôt qu’elles voient leur Maître, elles lui rendent hommage. Véritablement, elles croyaient toutes les deux en Jésus-Christ, mais non comme il fallait y croire. Car elles ne le connaissaient pas encore parfaitement ; elles ne le connaissaient pas comme Dieu ; elles ne savaient pas qu’il agissait par sa propre puissance et par son autorité : le Sauveur leur apprit l’une et l’autre chose. Qu’elles ignoraient que Jésus était Dieu, et qu’il agissait par son autorité et sa propre puissance ; ces paroles : « Dieu vous accordera tout ce que vous lui demanderez (22) », qu’elles ajoutent à celles-ci : « Si vous eussiez été ici, notre frère ne serait pas mort », le font manifestement voir. Elles lui parlent comme d’un homme d’une grande vertu, comme d’un homme illustre et célèbre.
Mais voyez ce que leur répond Jésus-Christ « Votre frère ressuscitera (23) » ; par là il réfute, il rejette ces paroles : « Tout ce que vous demanderez ». Il n’a point dit : Je demanderai, mais quoi ? « Votre frère ressuscitera ». S’il eût dit : O femme ! regardez-vous encore la terre ? Je n’ai nullement besoin d’un secours étranger, je fais tout par moi-même, ces paroles auraient fait de la peine à cette femme, elles l’auraient offensée. Mais en disant : « Votre frère ressuscitera », le Sauveur tient un milieu, et par les paroles qui suivent il a insinué ce que je viens de dire. Marthe ayant dit : « Je sais qu’il ressuscitera en la résurrection » qui se fera « au dernier jour (24) », Jésus-Christ lui découvre plus clairement son pouvoir par sa réponse : « Je « suis la résurrection et la vie (25) » ; lui montrant qu’il n’a nullement besoin du secours d’autrui, puisqu’il est lui-même la vie. S’il avait besoin de l’assistance d’un autre, comment serait-il lui-même la résurrection et la vie ? A la vérité, il ne l’a pas si clairement expliqué, mais néanmoins il en a assez dit pour le faire entendre. Et encore, Marthe avant répondu : « Tout ce que vous demanderez », etc. Jésus lui explique : « Celui qui croit en moi, quand il serait mort, vivra » faisant connaître que c’est lui qui distribue tous les biens, et que c’est à lui qu’il faut s’adresser pour les obtenir.
« Et quiconque vit et croit en moi, ne mourra point à jamais (26) ». Considérez de quelle manière le Sauveur élève l’esprit de Marthe ; car son œuvre n’était pas limitée à la seule résurrection de Lazare. Il fallait aussi que cette femme et ceux qui se trouvaient là présents avec elle connussent ce mystère c’est pour cela qu’avant de ressusciter Lazare il fait un discours. Que si Jésus-Christ est la résurrection et la vie, sa puissance n’est point circonscrite dans un lieu : partout et en quelque endroit qu’il soit, il peut ressusciter, il peut donner la vie. Encore, si ces femmes avaient dit, comme le centenier : « Dites une parole, et mon serviteur sera guéri » (Mt. 8,8) ; sans doute le Sauveur aurait aussitôt ressuscité leur frère. Mais comme elles l’avaient envoyé chercher et prié de venir, il vint en effet, mais pour les tirer de la basse opinion qu’elles avaient de lui : et il se rendit au lieu où on avait mis Lazare ; mais en même temps qu’il condescend à leur faiblesse, il fait voir qu’il peut guérir et ressusciter, quoique absent et très-éloigné ; voilà pourquoi il diffère, il retarde l’exécution du miracle. Une grâce obtenue sur-le-champ fût demeurée ensevelie dans le silence : il fallait que la corruption du cadavre fît des progrès.
Mais cette femme, d’où pouvait-elle savoir que Jésus ressusciterait son frère ? Elle lui avait ouï dire bien des choses sur la résurrection ; mais c’est depuis peu qu’elle désirait en voir l’effet. Remarquez-le, elle a encore des sentiments bien bas et bien terrestres. Jésus lui ayant dit : « Je suis la résurrection et la vie », elle ne répondit pas : Ressuscitez mon frère ; mais que répond-elle ? « Je crois que vous êtes le Christ, le Fils de Dieu ». Que lui réplique donc Jésus-Christ ? « Quiconque croit en moi, quand il serait mort, vivra » c’est-à-dire, s’il est mort de la mort du corps. « Et quiconque vit et croit en moi, ne mourra point (26) » ; savoir, de la mort de l’âme. Puis donc que je suis la résurrection, si votre frère est maintenant mort, n’en soyez point inquiète, ne vous troublez point, mais croyez « en moi ». Car la mort du corps n’est point une mort. Par ces discours le Sauveur console Marthe de la mort de son frère : il lui donne aussi une bonne espérance, et en lui promettant que son frère ressuscitera, et en disant hautement : « Je suis la résurrection », et encore, en assurant que si, après être ressuscité, il meurt une seconde fois, il n’en souffrira aucun dommage. C’est pourquoi la mort d’ici-bas n’est point à craindre ; en d’autres termes, votre frère n’est point mort, et vous aussi vous ne mourrez point : « Croyez-vous cela ? Elle répondit : je crois que vous êtes le Christ, « le Fils de Dieu, qui êtes venu en ce monde ». Il paraît bien que cette femme n’a pas compris ce que lui disait Jésus-Christ. A la vérité, elle sentit que c’était quelque chose de grand, mais elle ne comprit pas tout : c’est pour cela qu’interrogée sur une chose, elle répond sur une autre : mais cependant elle eut cet avantage, que son affliction se dissipa entièrement. Telle est en effet la vertu de la parole de Jésus-Christ. Ainsi l’une des sœurs avait pris les devants, l’autre la suivit. L’amour dont elles étaient animées pour leur Maître ne leur permettait pas de ressentir vivement leur infortune : l’influence de la grâce communiquait la sagesse au cœur même de ces femmes.
4. Mais aujourd’hui, entre autres défauts, les femmes sont possédées d’étranges maladies dans le deuil et dans les calamités elles font une vaine montre de leur affliction, elles découvrent leurs bras, elles s’arrachent les cheveux, elles se déchirent les joues ; les unes par douleur, les autres par ostentation : d’autres découvrent leurs bras par impudicité en présence des hommes. O femme, que faites-vous ? Vous vous dépouillez honteusement au milieu de la place publique, vous qui êtes un membre de Jésus-Christ ; sur la place publique, dis-je, et devant des hommes ? Vous arrachez vos cheveux, vous déchirez vos vêtements, vous jetez de grands cris, vous imitez les danses des Ménades[13], et vous ne croyez pas offenser Dieu ? Quelle extravagance et quelle folie ! Les païens n’en riront-ils pas ? Ne diront-ils pas que notre religion, que notre doctrine n’est qu’un conte et qu’une fable ? Oui, sans doute ; ils diront : il n’y a point de résurrection ; mais les dogmes chrétiens sont ridicules, ils ne sont que mensonges et qu’illusions. Car parmi eux les femmes, comme s’il ne restait plus rien après cette vie, ne font nulle attention à leurs Écritures : leurs Écritures et tout ce qu’ils enseignent ne sont que de pures fictions, comme le prouve la conduite de ces femmes. En effet, si elles croyaient que celui qui est mort, n’est point véritablement mort, mais qu’il est passé à une meilleure vie, elles ne pleureraient pas comme s’il n’était plus ; elles ne s’affligeraient point tant, elles ne prononceraient pas de ces sortes de paroles, qui sont une visible démonstration de leur incrédulité : je ne te verrai plus, je ne te retrouverai plus. Tout n’est que fables et illusions parmi les chrétiens. Que si la résurrection, qui est le fondement et le gage de tous les biens qu’ils espèrent, n’obtient nulle créance parmi eux, à bien plus forte raison ne croiront-ils point à leurs autres dogmes ?
Non, les gentils ne sont pas si faibles, ni si lâches : plusieurs d’entre eux ont donné des preuves de sagesse. Une femme païenne, apprenant que son fils était mort au combat, fit aussitôt cette demande : En quel état est notre patrie, où en sont nos affaires ? Un de leurs philosophes, qui avait sur la tête une couronne de fleurs, reçoit la nouvelle qu’un de ses fils était mort pour la patrie ; alors il ôte sa couronne, il demande lequel (car il en avait deux) ; l’ayant appris, il la remet sur-le-champ. Beaucoup de païens ont donné leurs fils et leurs filles pour être offerts en sacrifices à leurs dieux. Les femmes de Sparte exhortaient ainsi leurs enfants : Ou rapportez vos boucliers du combat, ou qu’on vous rapporte morts sur vos boucliers. Certes, j’ai honte de voir les gentils philosopher si bien et montrer tant de sagesse, tandis que nous nous conduisons si honteusement. Ceux qui n’ont aucune idée de la résurrection, se conduisent comme s’ils en avaient une vraie connaissance ; et nous qui en sommes parfaitement instruits, nous vivons comme si nous n’en avions point entendu parler. Plusieurs font, par respect humain, ce qu’ils ne feraient pas pour Dieu même. Car les femmes qui sont au-dessus des autres par leurs richesses, n’arrachent point leurs cheveux, elles ne découvrent pas leurs bras, et en cela même elles sont très-blâmables, non de ne pas découvrir leurs bras, mais de ne le faire que par crainte de se déshonorer et non par esprit de piété. Le respect humain les retient, les empêche de se livrer à leur affliction, et la crainte de Dieu n’est point capable d’arrêter leurs larmes et de réprimer leurs douleurs ? Une pareille conduite n’est-elle pas des plus condamnables ?
Il faudrait donc que ce que font les femmes riches, parce qu’elles sont riches, les femmes pauvres le fissent de même par la crainte de Dieu. Aujourd’hui tout est renversé, on fait tout le contraire de ce qu’on devrait : celles-là sont retenues par vaine gloire ; celles-ci par faiblesse manquent à la pudeur. Fatale absurdité ! Nous faisons tout pour les hommes, tout pour la terre, mais ce n’est rien encore : on tient des discours ridicules, insensés. A la vérité, le Seigneur dit : « Bienheureux ceux qui pleurent » (Mt. 5,5), mais il parle de ceux qui pleurent leurs péchés, et la douleur du péché ne fait pleurer personne ; nul ne se met en peine de la perte de son âme. Il ne nous est pas commandé de pleurer ceux qui sont morts, et nous les pleurons.
Quoi donc ! direz-vous, il ne sera pas permis de pleurer la mort d’un homme ? Ce n’est point là ce que je défends : je blâme ces coups, ces meurtrissures, ces pleurs excessifs et immodérés. Je ne suis ni dur ni inhumain ; je sais la faiblesse de la nature, et les regrets que laisse après elle une longue intimité. Nous ne saurions nous empêcher de pleurer ; Jésus-Christ lui-même l’a fait voir, il a pleuré Lazare. Faites de même ; pleurez, mais doucement, mais modestement, mais avec la crainte de Dieu. Si vous pleurez de cette sorte, vous ne pleurez pas comme ne croyant point à la résurrection, mais comme ne pouvant supporter la séparation.
5. En effet, ceux qui vont faire un long voyage, nous les accompagnons de nos larmes, mais nous ne pleurons pas comme si nous désespérions de les revoir. Vous de même répandez des larmes sur ce mort, comme si vous l’envoyiez faire un voyage devant vous[14]. Ce n’est point un commandement que je vous fais, je ne parle ainsi que pour m’accommoder à votre faiblesse. Si celui qui est mort était un pécheur, s’il a souvent offensé Dieu, sûrement il faut le pleurer, ou plutôt nous ne devons pas seulement pleurer sur lui, ce qui ne lui sert de rien, mais nous devons faire ce qui lui peut être utile et le secourir : par exemple, des aumônes, des oblations, et encore se féliciter de ce qu’il n’aura plus l’occasion de pécher ; mais si c’était un juste, il faut s’en réjouir, parce qu’il est arrivé au port ; qu’il n’a plus rien à craindre, ni nul risque à courir. S’il est jeune, il faut encore se réjouir de le voir si promptement délivré des maux et des calamités de cette vie ; s’il est vieux, c’est pour nous un sujet de joie et de consolation, qu’il ait si longtemps joui de ce qu’on regarde comme un bien très-désirable[15]. Mais pour vous, vous passez sur toutes ces considérations ; vous appelez vos servantes, vous les excitez à pleurer, comme pour honorer davantage le mort, et c’est là une honte et une extrême infamie. L’honneur que vous lui devez rendre ne consiste pas à verser des larmes, à pousser des gémissements et des cris, mais à chanter des hymnes et des psaumes ; mais à mener vous-mêmes une vie très-pure et très-sainte. Le juste qui est sorti de ce monde, encore que personne n’assiste à ses funérailles, demeurera avec les anges ; mais le pécheur qui est mort dans son péché, eût-il toute la ville à son convoi, n’en tirera aucun profit.
Voulez-vous honorer les morts ? faites tout autrement que vous n’avez accoutumé de faire ; répandez des aumônes, faites de bonnes œuvres, des oblations, offrez le saint sacrifice de nos autels[16]. A quoi bon tant de pleurs ? J’ai appris encore une chose bien triste : c’est que par ces torrents de larmes beaucoup de femmes cherchent à s’attirer des amants, comptant sur ce grand deuil et la violente douleur qu’elles font éclater pour se procurer la réputation d’aimer passionnément leurs maris. O invention diabolique ! O artifice de Satan ! Jusques à quand serons-nous terre et cendre, et jusques à quand serons-nous chair et sang ? Levons les yeux au ciel, ayons des sentiments spirituels. Quels reproches, quelles remontrances ferons-nous encore aux gentils ? Comment oserons-nous leur enseigner la résurrection, leur parler des vertus chrétiennes ? Y a-t-il de la sûreté dans une vie si dérangée Ignorez-vous que la tristesse cause la mort ? La douleur aveuglant l’esprit, non seulement ne permet pas de voir les choses comme il faut, mais elle produit de grands maux. Par ces excès, nous offensons Dieu et nous ne faisons aucun bien ni aux morts ni à nous-mêmes ; mais, par la modération, nous nous rendons agréables à Dieu, et les hommes nous comblent de louanges si nous ne nous laissons point abattre par la douleur, nous sommes promptement délivrés de ce qui nous en reste par le Seigneur. Mais si nous nous y abandonnons, il nous laisse en quelque sorte en son pouvoir. Si nous rendons grâces au Seigneur, nous ne perdrons point courage.
Et comment, direz-vous, celui qui a perdu son fils, ou sa fille, ou sa femme, peut-il s’empêcher de pleurer ? Je ne dis point qu’il ne faut pas pleurer, mais je dis qu’il ne faut pas pleurer avec excès. En effet, si nous pensons que c’est Dieu qui a pris celui que nous avons perdu, et que notre mari, notre fils, était né mortel, nous nous consolerons bientôt. Que ceux-là donc s’affligent, qui désirent une chose qui est au-dessus de la nature. L’homme est né pour mourir, pourquoi vous affliger de ce qui arrive par l’ordre de la nature ? Vous plaignez-vous de manger pour vous conserver ! a vie ? Voulez-vous vivre sans manger ? Faites de même à l’égard de la mort : vous êtes né mortel (Héb. 9,27), ne demandez point à être immortel ici-bas. Il est arrêté que les hommes meurent une fois. Ainsi donc ne vous attristez point, ne vous tourmentez point, mais souffrez une loi qui est fixe et invariable pour tous les hommes. Pleurons nos péchés, voilà un deuil salutaire, voilà un acte de vraie philosophie. Ne cessons donc jamais de les pleurera afin qu’en l’autre vie nous puissions jouir de la joie et du repos éternels, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXIII.[modifier]


CAR JÉSUS N’ÉTAIT PAS ENCORE ENTRÉ DANS LE BOURG : MAIS IL ÉTAIT AU MÊME LIEU OU MARTHE L’AVAIT RENCONTRÉ. – CEPENDANT LES JUIFS QUI ÉTAIENT AVEC MARIE, ET LE RESTE. VERS. 30, 31, JUSQU’AU VERS. 40)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Arrivée de Jésus-Christ à Béthanie. – Ferveur de Marie. – Jésus pleure sur Lazare.
  • 2. Jésus devant la tombe ouverte et le cadavre déjà corrompu de Lazare.
  • 3 et 4. La foi est un grand bien et la source de beaucoup de biens. – Preuve incontestable de la résurrection de Jésus-Christ. – Après sa mort, ses disciples ont fait en son nom de plus grands miracles que lui : Jésus ressuscité ne s’est pas fait voir à tous, pourquoi. – Quelle est la foi qui est un grand bien ? – S’y attacher : en suivre les lumières. – Les philosophes n’ont rien pu comprendre, rien connaître, rien persuader. – De simples pécheurs ont tout compris, tout persuadé, pourquoi. – Les apôtres beaucoup au-dessus des philosophes. – Erreurs particulières des Anoméens. – La chasteté appelée sainteté. – Contre les adultères : ils seront exclus du royaume de Dieu, ils tomberont dans l’enfer. – Crime de l’adultère : il se fait plus de tort qu’il n’en fait à sa femme. – Le mari fidèle ne perd point la sainteté pour demeurer avec la femme infidèle : il la perd, s’il se joint à la femme prostituée. – L’adultère, qui cherche à commettre son crime, vit aussi misérablement que ces malheureux qui sont condamnés au supplice.


1. La philosophie est un grand bien. Je parle de la nôtre, car, pour les doctrines des gentils, ce ne sont que des paroles et des fables, et encore des fables qui n’ont rien de philosophique. En effet, parmi eux tout se fait par gloire et par vanité. La philosophie est donc un grand bien, puisque dans cette vie même elle nous récompense. Par exemple, celui qui méprise les richesses, sent déjà, dès à présent, toute l’utilité de ce mépris, il est exempt de tous soins superflus et inutiles. Celui qui foule aux pieds la gloire, reçoit dès ici-bas sa récompense, puisqu’il n’est esclave de personne ; puisqu’il jouit de la véritable liberté. Celui qui désire les biens du ciel, reçoit en ce monde sa récompense, puisqu’il ne fait aucun cas des choses présentes, et que facilement il surmonte toutes les peines et les afflictions de cette vie.
Voici donc une femme philosophe qui a reçu ici la récompense de sa philosophie. Elle est plongée dans sa douleur, elle est trempée de ses larmes et environnée d’un grand monde qui était venu la consoler, et elle n’attend pas que le Maître arrive chez elle, elle n’a point d’égard à sa dignité ; le deuil, une violente affliction ne sont point capables de la retenir. Et toutefois c’est une des faiblesses des femmes qui pleurent de se faire un point d’honneur de leur deuil devant ceux qui les voient pleurer. Il en est tout autrement de Marie ; elle n’a pas plus tôt appris l’arrivée du Maître, qu’elle court au-devant de lui. Or Jésus n’était pas encore entré dans le bourg, car il marchait lentement, afin qu’on ne crût pas qu’il s’empressait d’aller faire le miracle, et qu’on sût qu’il n’était venu que parce qu’on l’en avait prié. Et c’est là ce que veut insinuer l’évangéliste, quand il dit que Marie se leva aussitôt, ou bien il veut nous apprendre qu’elle accourut ainsi pour prévenir l’arrivée du Maître et ne lui pas donner la peine de venir chez elle. Au reste, elle ne vint pas seule, mais accompagnée des Juifs qui étaient dans sa maison. Marthe fit donc preuve d’une grande prudence en appelant tout bas sa sueur, pour ne pas troubler la compagnie, et en s’abstenant de dire pourquoi elle l’appelait, car si les Juifs l’avaient su, plusieurs d’entre eux se seraient retirés. Mais, croyant qu’elle allait au sépulcre pour pleurer, ils la suivirent tous, et peut-être même cela servit à confirmer la mort de Lazare.
« Et elle se jeta à ses pieds (32) ». Marie était plus fervente que sa sueur ; elle ne craignit pas cette foule de peuple qui l’accompagnait, ni le soupçon qu’avaient formé les Juifs sur le pouvoir de Jésus, car plusieurs de ses ennemis disaient : « Ne pouvait-il pas empêcher qu’il ne mourût, lui qui a ouvert les yeux à un aveugle-né ? » Mais le Maître est présent, c’en est assez pour chasser tous les raisonnements humains : elle n’est attentive qu’à l’honorer et à lui donner publiquement des marques de son amour. Et que dit-elle ? « Seigneur, si vous eussiez été ici, mon frère ne serait pas mort ». Que répond Jésus-Christ ? Il ne lui parle point encore, il ne lui dit même pas ce qu’il avait dit à sa sueur, car il y avait là un grand peuple, et ce n’était point le temps de parler de ces choses. Mais il s’accommode au temps et aux personnes, il s’abaisse, et faisant connaître qu’il a une nature humaine, il pleure un peu, et cependant il diffère d’opérer le miracle. Comme le miracle qu’il fallait faire était grand, et tel que rarement il en avait fait de semblables ; comme aussi en le voyant plusieurs allaient croire en lui, de peur que s’il l’eût fait en l’absence du peuple, on n’y crût point, et qu’on n’en retirât aucun profit, le divin Sauveur attire beaucoup de témoins, se proportionnant en cela à la faiblesse de notre nature, pour ne pas perdre cette proie. Et il montre ce qu’il a d’humain, il pleure, il se trouble ; en effet, l’affection humaine a coutume d’exciter des larmes. Ensuite, Jésus sentant son âme s’attendrir et les larmes lui venir aux yeux, car ces mots : « Il frémit en son esprit », marquent ces mouvements intérieurs, il les retint et calma le trouble qui paraissait au-dehors, et alors il dit : « Où l’avez-vous mis (34) ? » pour ne pas faire cette demande en pleurant. Mais pourquoi demande-t-il ? Parce qu’il ne voulait pas aller au devant de leurs sollicitations, mais au contraire les attendre et les écouter, afin qu’ensuite le miracle fût exempt de tout soupçon. « Ils lui répondirent : Seigneur, venez et voyez. Alors Jésus pleura (35) ».
Remarquez-vous, mes frères, que Jésus n’a encore donné aucun signe de la résurrection qu’il voulait faire, et qu’il semble aller au tombeau, non pour, ressusciter Lazare, mais pour le pleurer ? Les Juifs nous le font eux-mêmes connaître par ce qu’ils disent : « Voyez comme il l’aimait (36) ; mais il y en eut » aussi « quelques-uns qui dirent : Ne pouvait-il pas empêcher qu’il ne mourût, lui qui a ouvert les yeux à un aveugle-né (37) ? » Ces Juifs étaient dans le deuil et dans l’affliction, et ils n’avaient point encore réprimé la malice de leur cœur ! Mais, ô Juifs, Jésus-Christ va faire une œuvre beaucoup plus merveilleuse, car il est bien plus grand et plus admirable de rappeler un mort a la vie, que d’empêcher un homme vivant de mourir et de chasser la mort qui le presse. Ce qui devait donc leur faire admirer sa vertu et sa puissance, est cause qu’ils le calomnient. Mais néanmoins ils confessent que Jésus-Christ a ouvert les yeux à un aveugle : et au lieu de l’admirer pour ce prodige, ils s’en servent, au contraire, pour lui reprocher de n’avoir pas fait encore cet autre miracle. Ce n’est point seulement en cela que se manifeste leur perversité et la corruption de leur cœur ; c’est encore en ceci qu’avant même que Jésus fût arrivé, et avant qu’il eût rien fait, sans attendre l’événement, sans savoir ce qu’il fera, ils lui adressent des reproches. Ne voyez-vous pas quelle était leur prévention ?
2. Jésus vint donc au sépulcre, et de nouveau il réprime son attendrissement. Pourquoi et dans quel dessein l’évangéliste répète-t-il expressément plusieurs fois que Jésus avait pleuré, et qu’il avait frémi ? C’est pour nous apprendre qu’il s’était véritablement revêtu de notre nature. Comme saint Jean avait beaucoup plus parlé de Jésus-Christ, et en avait dit de plus grandes choses que tous les autres évangélistes, il a fait plusieurs fois remarquer en lui les faiblesses humaines, les infirmités de la nature corporelle. Saint Jean dans l’histoire de la passion, n’entre pas dans les mêmes détails que les autres évangélistes : il ne dit pas que Jésus fut triste, qu’il tomba en agonie, mais il rapporte, au contraire, qu’il renversa par terre ceux qui étaient venus pour le prendre : ce qu’il a donc omis en cet endroit, il le supplée ici, en racontant qu’il pleura, qu’il se troubla, qu’il frémit. En effet, lorsque saint Jean parle de la mort de Jésus-Christ, il se sert de, ces termes : « J’ai le pouvoir de quitter la vie » (Jn. 10,13) ; rien ici qui se ressente de la faiblesse de notre nature. Mais les autres évangélistes, voulant prouver et faire connaître la vérité de l’incarnation, se sont particulièrement attachés à rapporter tout ce qu’il y a eu d’humain dans la passion du Sauveur : saint Matthieu prouve son incarnation, son humanité par l’agonie, par le trouble, par la sueur : et ici saint Jean par la tristesse, par les larmes. Si Jésus-Christ n’eût pas été de notre nature, il ne se serait pas senti plusieurs fois ému, troublé, dans la tristesse, dans la douleur.
Mais que répond Jésus aux reproches que lui font les Juifs ? Il ne se justifie point sur leur accusation – et qu’était-il besoin de réfuter par des paroles ceux que dans un moment il allait plus sûrement, et avec moins de peine, convaincre de calomnie par ses œuvres ? « Mais il leur dit : Ôtez la pierre (39) ». Pourquoi, avant d’arriver au tombeau, Jésus n’appela-t-il pas Lazare, et ne lui commanda-t-il pas de se lever et d’en sortir ? Ou même, pourquoi ne le ressuscita-t-il pas, lorsque la pierre était encore sur le tombeau ? Celui qui, par sa veule parole, pouvait donner à un mort la vie et le mouvement, pouvait bien aussi, à plus forte raison, par cette même parole, ôter la pierre de son tombeau ; celui qui, par sa parole, fit marcher, un homme qui avait les pieds et les mains liés de bandes, pouvait aussi beaucoup plus facilement, par la même vertu, remuer une pierre ? Même absent et éloigné il pouvait faire toutes ces choses, pourquoi donc ne les a-t-il lias faites ? Il ne les a pas faites, afin de rendre les Juifs témoins du miracle : il ne les a pas faites, de peur qu’ils ne dissent ce qu’ils avaient dit de l’aveugle : « C’est lui, ce n’est pas lui ». Car ces mains liées et leur propre présence auprès du sépulcre, suffisaient pour établir que celui qui ressuscitait était Lazare lui-même. C’est pourquoi, si les Juifs n’étaient pas venus au sépulcre, ils auraient cru voir ou un fantôme, ou un autre homme, et non Lazare lui-même. Mais maintenant qu’ils sont venus, qu’ils ont eux-mêmes ôté la pierre, que par l’ordre de Jésus ils ont délié les bandes dont Lazare était lié, que ces amis qui l’ont tiré du tombeau, l’ont reconnu à ces bandes, que ses sueurs ont été présentes, qu’une d’elles a dit : « Il sent déjà mauvais, car il y a déjà quatre jours qu’il est là (39) » ; maintenant, dis-je, toutes ces choses sont plus que suffisantes pour les forcer, malgré eux, à rendre témoignage du miracle. Voilà pourquoi Jésus leur commande d’ôter la pierre, par où il leur fait voir qu’il va ressusciter Lazare : voilà aussi pourquoi il demande : « Où l’avez-vous mis ? » Il le demande, afin que ceux qui avaient dit : « Venez et voyez » ; et qui avaient conduit Jésus au sépulcre, ne puissent pas dire que c’est un autre qui a été ressuscité : il le demande, afin que la voix et les mains rendent témoignage ; la voix, en disant : « Venez et « voyez » ; les mains, en ôtant la pierre et en déliant les bandes. Il le demande, afin que la vue et l’ouïe portent aussi leur témoignage celle-ci pour avoir entendu la voix, l’autre pour avoir vu Lazare sortir du tombeau ; et encore : l’odorat est un témoin, il a senti la mauvaise odeur : « Il sent déjà mauvais », a-t-on dit, « car il y a quatre jours qu’il est là ».
J’ai donc eu raison de dire que Marthe n’avait pas compris cette parole de Jésus-Christ « Quand il serait mort, il vivra ». Faites attention à ce qu’elle répond maintenant : elle parle comme s’il était impossible de faire cette résurrection, parce qu’il y a longtemps que le corps, est dans le tombeau. C’était en effet une chose bien surprenante que de ressusciter un cadavre enterré depuis quatre jours et corrompu. Mais observons ici que Jésus, quand il a parlé à ses disciples, a dit : « Afin que le Fils de Dieu soit glorifié », parlant de lui-même, mais qu’à la femme il dit : « Vous verrez la gloire de Dieu », parlant du Père. Remarquez-vous, mes frères, que la différence des auditeurs est la cause de cette différence que vous voyez dans le langage ? Jésus, adressant la parole à Marthe, liai rappelle ce qu’il lui a dit ; comme s’il la reprenait de l’avoir oublié ; ou bien, ne voulant pas jeter dans le trouble et dans la frayeur ceux qui étaient présents, il lui dit doucement : « Ne vous ai-je pas dit que, si vous croyez, vous verrez la gloire de Dieu (40) ? »
3. La foi est donc un grand bien : oui, certes, la foi est un grand bien et la source de beaucoup de biens : c’est par elle que les hommes peuvent faire les œuvres de Dieu en son nom. « Si vous avez la foi », dit Jésus-Christ, « vous direz à cette montagne : Transporte-toi d’ici, et elle se transportera » (Mc. 17,19) ; et encore : « Celui qui croit en moi, fera lui-même les œuvres que je fais, et en fera encore de plus grandes ». (Jean 14,12) Quelles sont ces plus grandes œuvres ? Celles que les disciples ont faites dans la suite. L’ombre de Pierre a rendu la vie à un mort. Et c’est par là que la puissance de Jésus-Christ éclatait davantage. Car i1 n’était ni si admirable, ni sil étonnant, qu’étant en vie, il fît des miracles, que de voir ses disciples, après sa mort, en faite de plus grands en son nom ; c’était là en effet une preuve incontestable de sa résurrection. Si Jésus ressuscité s’était fait voir à vous ; on n’aurait pas si bien cru à sa résurrection, on aurait pu dire : c’est un fantôme. Mais celui qui, après sa mort, voyait son nom seul opérer de beaucoup plus grands miracles que lorsqu’il vivait et demeurait parmi l’es hommes, ne pouvait refuser de croire, s’il n’était complètement fou. La foi est donc un grand bien ; mais c’est la foi qui part d’un cœur fervent, plein, d’amour et d’ardeur. La foi nous fait philosophes et montre que nous le sommes[17] ; elle nous découvre la bassesse de la nature humaine, et, rejetant tous les vains raisonnements, elle s’élève aux choses du ciel et les, contemple, ou plutôt ; ce que la sagesse humaine ne peut comprendre, elle le comprend aisément et le met en pratique. Attachons-nous-y donc, à cette foi, et ne confions point notre salut à des raisonnements : Dites-moi, je vous, prie, pourquoi les gentils n’ont rien, pu comprendre ? N’étaient-ils pas remplis de toutes les connaissances de la sagesse humaine ? Pourquoi n’ont-ils pas pu surpasser des pêcheurs, des faiseurs de tentes, des hommes sans intelligence ? N’est-ce pas parce qu’ils s’appuyaient uniquement sur leurs propres lumières, parce qu’ils voulaient tout tirer de leur, faible raison ; et, qu’au contraire ceux-ci laissaient tout à là foi, et ne voulaient être, éclairés que de sa lumière ? Voilà pourquoi les apôtres ont de beaucoup surpassé les Platon, les Pythagore, et tant d’autres rêveurs voilà pourquoi ils ont surpassé les astrologues, les mathématiciens, les géomètres, les arithméticiens et tous les autres savants, de quelque science qu’ils fussent ornés, de toute la distance, qui existe entre des philosophes dignes de ce nom et des hommes privés du sens commun : Remarquez, en effet, que les apôtres ont enseigné que l’âme est immortelle, et que non seulement ils en ont fait connaître l’immortalité, mais encore qu’ils l’ont persuadée. Mais les philosophes n’ont pas connu d’abord ce que c’est que l’âme, et après qu’ils en eurent découvert l’existence et l’eurent distinguée, du corps, ils se sont divisés entre eux ; les uns disant qu’elle est incorporelle, les autres qu’elle est corporelle, et qu’elle se dissout et périt avec le corps : les philosophes ont dit encore que le ciel est animé, et qu’il est un Dieu ; mais les pêcheurs ont enseigné que Dieu a créé le ciel, et l’ont persuadé aux hommes.
Au reste, que les gentils donnent, tout su raisonnement, il n’est rien en cela qui nous doive surprendre ; maïs que ceux qui paraissent faire profession de la foi, ne soient au fond que des hommes animaux, c’est ce qui est véritablement digne de nos larmes. Voilà pourquoi ils sont également tombés dans l’erreur ; les uns soutiennent, qu’ils connaissent Dieu aussi bien qu’il se connaît lui-même ; ce que les païens mêmes n’ont jamais osé dire les autres, que Dieu ne peut engendrer ni produire sans passion ; n’attribuant à Dieu rien de plus qu’aux hommes : d’autres enseignent que les bonnes mœurs, qu’une conduite irréprochable, ne servent à rien ; mais le temps ne me permet pas de réfuter ces extravagances.
4. Jésus-Christ et saint Paul déclarent, et ont très-grand soin de faire entendre que la foi, quelque sainte et orthodoxe qu’elle soit, n’est d’aucune utilité, si la vie est impure. Jésus-Christ le déclare, par ces paroles : « Ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, n’entreront pas tous dans le royaume des cieux ». (Mt. 21) Et encore : « Plusieurs me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé en votre nom ? Et alors je leur dirai hautement : Je ne vous ai jamais connus : Retirez-vous de moi, vous qui, faites des œuvres d’iniquité ». (Id. 22, 23) Car ceux qui ne veillent point sur eux-mêmes, tombent facilement dans le péché, quand bien même ils auraient, une foi pure et saine. Et saint Paul le marque dans son Épître aux Hébreux, par cet avis qu’il leur donne : « Tâchez », dit-il, « d’avoir la paix avec tout le monde », et de vivre dans « la sainteté, sans laquelle, nul ne verra Dieu ». (Héb. 12,14) L’apôtre appelle sainteté la chasteté, voulant que chacun se contente de sa femme, et qu’il n’en aille point chercher d’autre. Celui qui ne se contente pas de sa femme, ne peut se sauver ; il se perd, quand bien même il ferait une infinité de bonnes œuvres, parce qu’il est impossible que le fornicateur entre dans le royaume des cieux ; et, que dis-je, le fornicateur t ce n’est plus là une fornication, mais c’est un adultère. Comme la femme qui est liée avec un homme, si elle en connaît un autre, commet un adultère : de même l’homme qui est lié avec une femme, s’il s’approche d’une autre, est adultère. Or, l’adultère ne sera point héritier du royaume des cieux, mais il tombera dans l’enfer. Écoutez ce que dit Jésus-Christ : « Il tombera là où lever qui les ronge ne meurt point, et où le feu ne s’éteint point ». (Mc. 9,45)
En effet, point de pardon pour celui qui, ayant la consolation d’avoir une femme, assouvit sa concupiscence sur une autre ; car c’est véritablement là du libertinage. Que si bien des fidèles, afin de se livrer au jeûne et à l’oraison, s’abstiennent de leur femme (1Cor. 7,5), celui qui, ne se contentant pas de la sienne, en prend une autre, quel feu ne se prépare-t-il pas ? S’il n’est point permis à celui qui a renvoyé et répudié sa femme, de s’approcher d’une autre (Mt. 5,32) « (car c’est là un adultère) », quel crime me commet pas celui qui, gardant sa femme, en prend, une autre ? Ne négligez donc rien, tous tant que vous êtes, pour bannir, ce vice de votre âme, arrachez-le jusqu’à la racine : Celui qui tombe dans un tel désordre, se fait plus de tort qu’il n’en fait à sa femme. Ce péché est si grand et si indigne de pardon, que Dieu punit la femme qui se sépare de son mari malgré lui, quoiqu’il soit idolâtre ; et qu’au contraire il ne punit point celle qui se sépare d’un mari adultère. Voyez-vous bien toute l’énormité de ce mal ? Saint Paul dit : « Si une femme fidèle a un mari qui soit infidèle, et qu’il consente ode demeurer avec elle, qu’elle ne se sépare point d’avec lui ». (1Cor. 7,13) Mais Jésus-Christ parle autrement de la femme adultère ; et qu’en dit-il ? « Quiconque aura quitté sa femme, si ce n’est en cas d’adultère, la fait devenir adultère ». (Mt. 5,32) Si le mariage de deux corps n’en fait qu’un seul (Mt. 19,5), de là il s’ensuit que celui qui se joint à une prostituée, est un même corps avec elle. (1Cor. 6,16) Comment donc une femme vertueuse et modeste, qui est un membre de Jésus-Christ, permettra-t-elle à un mari adultère de s’approcher d’elle ? Comment s’unira-t-elle à un membre de prostituée ? Observez, mes frères, combien ceci est étonnant : la femme fidèle qui demeure avec un mari infidèle ne devient point impure, car l’apôtre dit : « Le mari infidèle est sanctifié par la femme fidèle ». (1Cor. 7,44) Il ne parle pas de même de la femme prostituée, mais il dit : « Arracherai-je donc à Jésus-Christ ses propres membres, pour les faire devenir les membres d’une prostituée ? » (1Cor. 6,15) En effet, qu’un mari infidèle habite avec la femme fidèle, la sainteté demeure et ne se perd point ; mais la cohabitation avec l’adultère la détruit : donc, l’adultère est un très-grand mal, et un mal qui procure un supplice éternel. Dans cette vie même il vous attire des maux sans nombre, il vous fait mener une vie misérable, qui ne diffère point de celle de ces malheureux qui sont condamnés au supplice, lorsque, pour commettre le crime, vous tentez d’entrer furtivement dans une maison étrangère, et que, hommes libres ou esclaves, tout le monde vous est suspect.
C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, l’appliquer tous vos soins à vous délivrer de cette affreuse maladie. Si vous ne le faites pas, n’ayez point la témérité d’entrer dans le temple du Seigneur. Il ne faut pas que les brebis galeuses et malades se mêlent parmi celles qui sont saines et vigoureuses, mais il faut qu’elles soient séparées du troupeau jusqu’à' leur guérison. Nous sommes les membres de Jésus-Christ, ne devenons point les membres, d’une prostituée. Ce lieu n’est point une maison de prostitution, c’est l’Église : si vous êtes les membres d’une prostituée, n’y venez point pour ne pas déshonorer le lieu saint. Quand même il n’y aurait point d’enfer, point de supplice : après ce mutuel consentement que vous vous êtes solennellement donné, après que le flambeau nuptial a été allumé, après que vous avez contracté un légitime mariage, vécu ensemble, donné le jour à des enfants, comment oserez-vous vous joindre à une autre femme ? comment n’avez-vous pas horreur de ce crime, comment n’en rougissez-vous pas ? Ignorez-vous que ceux qui, après la mort de leur femme, en épousent une, autre, sont blâmés de bien des gens, quoiqu’il n’y ait ni peine ni punition attachée aux secondes noces ? Et vous, du vivant de votre femme, vous en prenez une autre : quelle n’est pas votre incontinence ! Apprenez ce que dit l’Écriture des libertins de cette espèce : « Le ver qui les ronge ne mourra point, et le feu qui les brûle ne s’éteindra point ». (Mc. 9,45) Que ces menaces vous remplissent d’effroi, craignez ce lieu de tourments. La volupté que vous ressentez maintenant n’est pas aussi grande que sera grand le supplice auquel vous serez condamnés. Mais Dieu vous garde de vous exposer à un pareil malheur ! que plutôt il nous fasse la miséricorde d’embrasser la piété et la sainteté, afin que nous puissions voir Jésus-Christ, et jouir des biens qu’il nous a promis. Fasse le ciel que nous les obtenions tous, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire, et au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXIV.[modifier]


MAIS JÉSUS, LEVANT LES YEUX EN HAUT, DIT CES PAROLES : MON PÈRE, JE VOUS RENDS GRÂCES DE CE QUE VOUS M’AVEZ EXAUCÉ. – POUR MOI, JE SAVAIS QUE VOUS M’EXAUCEZ TOUJOURS : MAIS JE DIS CECI POUR CE PEUPLE QUI M’ENVIRONNE, ETC. (VERS. 41, 42, JUSQU’AU VERS. 48)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. C’est par condescendance pour la faiblesse de ses auditeurs et pour mieux ménager leur salut que Jésus-Christ ne parle pas toujours en Dieu. – Le saint Docteur prouve, contre les Anoméens et les Ariens, que le Père et le Fils sont de même substance.
  • 2. Les paroles que Jésus-Christ adresse à son Père avant que de ressusciter Lazare, bien qu’appropriées à la faiblesse des assistants, prouvent cependant son égalité avec le Père.
  • 3. L’orateur continue de faire ressortir l’autorité avec laquelle Jésus-Christ opère ses miracles. – Dépit des pharisiens à la nouvelle de la résurrection de Lazare. – Ils forment le dessein de faire mourir l’Auteur de la vie.
  • 4. Contre l’envie : description des maux qu’elle produit. – Pleurer ceux qui ne profitent pas des bons conseils : pleurer plutôt le mal que se font les méchants, que celui qu’ils nous font. – Répandre non des larmes humaines, mais des larmes prises des Écritures : pleurer comme les prophètes ont pleuré. – Qui sont ceux qu’on doit véritablement pleurer.


1. Ce que j’ai souvent dit, je le dirai maintenant encore : Jésus-Christ n’a point tant en vue sa dignité que notre salut, et il ne s’attache point à dire quelque chose de grand et d’élevé, mais ce qui peut nous attirer à lui. Voilà pourquoi il dit peu de choses relevées et sublimes, encore les dit-il d’une manière un peu obscure : et souvent il mêle dans son discours des choses basses et grossières. La raison pour laquelle il use souvent de telles expressions, la voici : c’est parce qu’elles gagnaient et attiraient plus ses auditeurs. Il ne parle pas toujours de même, de peur de faire tort à ceux qui devaient croire dans la suite ; mais souvent aussi il emploie ce langage, pour ne pas offenser ceux qui étaient présents à ses discours. Car ceux qui se sont défaits de ces bas sentiments où les tenaient leurs préjugés n’ont besoin que de la lumière d’un seul dogme sublime pour tout comprendre ; mais ceux dont l’esprit n’avait point cessé de ramper à terre, ne se seraient sûrement point approchés de Jésus, s’ils n’avaient fréquemment écouté des discours simples et grossiers. Et néanmoins, après avoir entendu tant et de si grandes choses, au lieu de lui rester fidèles, ils le lapident, ils le persécutent, ils cherchent à le faire mourir et l’appellent blasphémateur. Se prétend-il égal à Dieu ? ils disent : « Il blasphème » (Mc. 2,7) ; quand il dit : « Vos péchés vous seront remis », ils l’appellent possédé du démon (Mt. 9,2) ; et de même, lorsqu’il dit : Celui qui écoute ma parole ne mourra point ; quand il parle en ces termes : « Mon Père est en moi, et moi dans mon Père » (Jn. 10,28), ils le délaissent ; ils se choquent et s’offensent encore lorsqu’il dit « qu’il est descendu du ciel ». (Id. 6,38) Si donc les Juifs ne pouvaient souffrir ces paroles, quoique le Sauveur les eût rarement dans sa bouche, certainement ils auraient eu bien de la peine à l’écouter, s’il leur eût toujours dit des choses élevées et sublimes.
Lors donc que Jésus-Christ use de ces expressions : « Je dis ce que mon Père m’a enseigné » (Jn. 8,28) ; et : « Je ne suis pas venu de moi-même » (Id. 7,28) : alors les Juifs croient, comme le déclare ouvertement l’évangéliste, en disant : « Lorsque Jésus disait « ces choses, plusieurs crurent en lui ». (Jn. 8,30) Or, si les paroles basses et grossières attiraient à la foi ; si, au contraire, celles qui étaient sublimes et relevées en éloignaient ; ne serait-il pas d’une extrême folie de ne pas croire que Jésus ne se servait de ces expressions basses que pour s’accommoder à la portée de ses auditeurs ? Et cela est si vrai, qu’en une autre occasion le Sauveur, qui voulait dire quelque chose de grand, garda le silence, et qu’en expliquant la raison, il dit : « Afin que nous ne les scandalisions point, allez-vous-en à la mer, et jetez votre ligne ». (Mt. 17,26) Voilà ce qu’il fait encore ici ; car, après avoir dit : « Je savais que vous m’exaucez toujours », il a ajouté : « Mais je dis ceci pour ce peuple qui m’environne, afin qu’ils croient ». Est-ce de notre fonds, est-ce en vertu d’une conjecture purement humaine, que nous parlions tout à l’heure ? Ainsi, quand celui qui ne veut pas se persuader, sur la foi des textes, que les Juifs s’offensaient de paroles élevées, entend ensuite Jésus-Christ dire lui-même qu’il s’est servi d’expressions basses et grossières afin de ne les pas scandaliser (Jn. 12,28), peut-il en douter encore, peut-il penser que Jésus parlait ainsi naturellement, et non par condescendance ? C’est encore pour cette même raison qu’une voix s’étant fait entendre du ciel, Jésus dit : « Ce n’est pas pour moi que cette voix est venue, mais pour vous ». (Id. 30) Mais il est permis à un grand de dire modestement de soi bien des choses, et, au contraire, on ne supportera pas qu’un homme du commun et de basse naissance dise de soi rien de grand et d’élevé.
Revenons à ces sortes d’expressions basses et grossières ; le Sauveur s’en est servi, non par nécessité, mais par une sage condescendance, afin de se proportionner à la pontée et à la faiblesse de ses auditeurs, ou plutôt afin de les porter à l’humilité, de leur faire connaître qu’il s’est véritablement revêtu de la chair, de leur apprendre qu’il ne faut jamais rien dire de grand sur son propre compte ; et encore parce qu’ils le regardaient comme contraire à Dieu, qu’ils pensaient qu’il détruisait la loi, enfin parce qu’ils étaient animés d’envie et de jalousie contre lui, et qu’ils le haïssaient, attendu qu’il se disait égal à Dieu : mais un homme vulgaire ne peut avoir aucune juste raison de parler de soi en de grands termes, et, s’il l’ose faire, on ne doit l’imputer qu’à son insolence, à son impudence, et à une effronterie impardonnable.
Pourquoi donc Jésus-Christ, qui est engendré de cette ineffable et incomparable substance « du Père », parle-t-il de soi si modestement et si humblement ? C’est, et pour les raisons que nous venons de dire, et pour qu’on ne le crût pas non engendré. Il semble même que saint Paul ait eu cette crainte, et que c’est pour cela qu’ayant dit : « Tout lui est assujetti », il a aussitôt ajouté : « Il en faut excepter celui qui lui a assujetti toutes choses ». (1Cor. 15,27) En effet, ce serait une impiété de concevoir seulement une telle pensée : si Jésus-Christ était moins grand que le Père, et d’une autre substance, n’aurait-il pas fait toutes choses, pour qu’on ne le crût pas égal et de la même substance ; mais nous voyons maintenant qu’il fait tout le contraire, puisqu’il dit : « Si je ne fais pas les œuvres de mon Père, ne me croyez pas ». (Jean 10,37) Et encore, lorsqu’il dit : « Mon Père est en moi, et moi dans mon Père » (Id. 38), il nous insinue et nous déclare qu’il est égal au Père. Or, il aurait fallu que Jésus-Christ combattît avec force et détruisît cette opinion d’égalité, s’il avait été moins grand que le Père, et qu’il ne dît point : « Je suis dans mon Père, et mon Père est en moi » ; et : « Nous sommes une même chose » ; ou : « Celui qui me voit, voit » mon « Père ». (Jn. 14,9) Car quand il parlait de la vertu qui était en lui, il disait : « Mon Père et moi, nous sommes une même chose ». (Id. 10,30) Quand il, parlait de son pouvoir, il disait : « Car comme le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît » (id. 5,21) : ce qu’il n’aurait pu faire, s’il eût été d’une autre substance. Et quand il l’aurait pu faire, il n’aurait pas dû le dire, de peur que les Juifs ne soupçonnassent et ne crussent que c’était une seule et même substance. Si, de peur qu’ils ne pensent et ne soupçonnent qu’il est contraire à Dieu, il dit même souvent des choses qui sont au-dessous de lui, et qui ne conviennent point à sa nature, à plus forte raison aurait-il dû le faire alors, et dans ces occasions. Mais à présent ces paroles qu’il dit : « Afin que tous honorent le Fils, comme ils honorent le Père » (Jn. 5,23) ; et : « Les œuvres que le Père fait, je les fais aussi comme lui » (Id. 19) ; et encore : Qu’il est la résurrection, et la vie, et la lumière du monde, sont des paroles qui le montrent égal au Père, et qui confirment le soupçon et l’opinion des Juifs. Ne volez-vous pas de quelle manière il se justifie, quand on l’accuse de détruire la loi, et comment, au contraire, l’opinion de l’égalité avec le Père, non seulement il ne la combat point et ne la détruit pas, mais la confirme ? Ainsi,.lorsque les Juifs lui disaient : « Vous blasphémez, parce que vous vous faites Dieu », il prouve et il établit par l’égalité de ses œuvres qu’il est Dieu.
2. Eh quoi ! qu’ai-je dit ? Le Fils s’est servi d’expressions basses et grossières ; mais le Père, qui n’a point pris notre chair, s’en est servi lui-même. Il a permis qu’on lui fit dire bien des choses basses, pour le salut de ceux qui les entendraient. Cette parole : « Adam, où êtes-vous ? » (Gen. 3,9) Et celles-ci : « Pour voir si leurs œuvres égalent le cri qui est venu jusqu’à moi » (Id. 18,21) ; et : « Je connais maintenant que vous craignez Dieu » (Id. 22,12) ; et encore : « Pour voir s’ils écouteront et s’ils comprendront » (Ez. 3,11) ; et derechef : « Qui leur donnera un tel esprit ? » (Deut. 5,29) Et : « Entre tous les dieux, il n’y en a point, Seigneur, qui vous soit semblable ». (Ps. 85,7) Et plusieurs autres que vous pouvez ramasser dans l’Ancien Testament, vous les trouverez toutes, sans doute, indignes de la majesté de Dieu. Et encore le Seigneur, parlant d’Achab, dit : « Qui séduira Achab ? » Et aussi que Dieu fasse comparaison de soi avec les dieux des gentils, et se préfère toujours à eux ; toutes ces choses, toutes ces comparaisons et ces expressions sont indignes de Dieu ; mais par une autre raison elles sont dignes de lui. Et voici cette raison : Dieu est si bon et si miséricordieux, que pour notre salut il méprise les paroles qui conviennent à sa dignité. Qu’un Dieu se soit fait homme, qu’il ait pris la forme de serviteur, qu’il parle dans des termes si bas, qu’il soit pauvrement vêtu, tout cela, à n’envisager que sa majesté, est indigne de lui ; mais si l’on considère les richesses ineffables de sa bonté, toutes ces choses sont dignes de lui. Voici une autre raison, qui a porté encore Jésus-Christ à user de ces expressions basses et grossières. Quelle est-elle ? C’est que, à la vérité, les Juifs connaissaient et confessaient bien le Père, mais qu’ils ne le connaissaient pas lui-même. Voilà pourquoi il cite souvent le témoignage du Père qui était universellement connu, et il s’en autorise, comme s’il n’eût point été lui-même digne de foi, non par insuffisance, mais pour condescendre à l’imbécillité et à la faiblesse de ses auditeurs. Voilà pourquoi il prie, et il dit : « Mon Père, je vous rends grâces de ce que vous m’avez exaucé ». (Jn. 5,21) Car s’il donne la vie à qui il lui plaît, et s’il la donne de même que le Père, pourquoi prie-t-il ? Mais il est temps de reprendre notre sujet.
Ils ôtèrent donc la pierre du tombeau, où le mort était enseveli. « Et Jésus levant les yeux en haut, dit ces paroles : Mon Père, je vous rends grâces de ce que vous m’avez exaucé. Pour moi, je savais que vous m’exaucez toujours : mais je dis ceci pour ce peuple qui m’environne, afin qu’ils croient que c’est vous qui m’avez envoyé ». Interrogeons maintenant un de ces hérétiques que vous connaissez bien, demandons-lui si Jésus-Christ a ressuscité ce mort pour en avoir obtenu la grâce par ses prières ? Il répondra : Oui. Mais si cela est, lui répliquerons-nous, comment donc a-t-il opéré les autres miracles sans prier auparavant ; comme lorsqu’il dit : « Sors de cet enfant, je te le commande » (Mc. 2,24) ; et : « Je le veux, soyez guéri » (Mc. 1,41) ; et : « Emportez votre lit » (Jn. 5,8) ; et : « Vos péchés vous seront remis » (Mt. 9,2) ; et lorsque, parlant à la mer, il dit « Tais-toi, calme-toi ? » (Mc. 4,11, 39) Si Jésus-Christ opère par la vertu des prières, qu’a-t-il de plus que les apôtres ? Mais les apôtres eux-mêmes ne faisaient pas tous les miracles par la prière, souvent ils se servaient du nom de Jésus sans faire aucune autre prière. Or, si le seul nom de Jésus a eu tant de vertu et de puissance, comment peut-on dire qu’il ait eu lui-même besoin de prier ? S’il avait été dans cette nécessité, certainement son nom n’aurait point eu un si grand pouvoir. Lorsqu’il a formé l’homme, de quelles prières a-t-il eu besoin ? Dans cette création ne voit-on pas une grande et parfaite égalité entre le Père et le Fils ? « Faisons l’homme », dit-il. Or, qu’y aurait-il de plus faible que Jésus-Christ, s’il avait été dans la nécessité de prier ?

Mais examinons quelle est cette prière qu’il fait : « Mon Père, je vous rends grâces de ce que vous m’avez exaucé ». Qui a jamais prié de cette manière ? Il commence par dire : « Je vous rends grâces », faisant voir qu’il n’a point besoin de prier. « Pour moi, je savais que vous m’exaucez toujours ». Jésus-Christ a dit cela, non pour marquer qu’il ne pouvait pas lui seul faire le miracle, mais pour faire connaître que la volonté du Père et la sienne ne sont qu’une seule et même volonté. Pourquoi a-t-il usé de cette forme de prière ? Ne m’écoutez point, écoutez-le lui-même, il va, vous l’apprendre : C’est, dit-il, « pour ce peuple qui m’environne, afin qu’ils croient que c’est vous qui m’avez envoyé ». Le Sauveur n’a point dit : Afin qu’ils connaissent que je suis moins grand que vous, que j’ai besoin de la grâce d’en haut, et que je ne puis opérer le miracle, sans faire précéder la prière, mais « que c’est vous qui m’avez envoyé ». Car cette prière signifie tout cela, si on la prend dans le sens simple et naturel qu’elle exprime. Jésus n’a point dit : Vous, m’avez envoyé faible et impuissant, tel qu’un serviteur qui ne peut rien faire de lui-même : mais sans faire mention d’aucune de ces choses, de peur toutefois que vous n’en soupçonniez quelqu’une, il produit la véritable raison qu’il a eu de prier. C’est, dit-il, afin qu’ils ne me croient pas contraire à Dieu, qu’ils ne disent pas : Il n’est point envoyé de Dieu ; afin de leur faire voir que l’œuvre que je fais est conforme à votre volonté ; c’est comme s’il disait : Si j’étais contraire à Dieu, je n’aurais pu opérer ce miracle. Au reste : « Vous m’avez écouté », c’est une de ces paroles que l’on dit entre amis et égaux. « Pour moi, je savais que vous m’exaucez toujours » ; c’est-à-dire, pour accomplir nia volonté, je n’ai pas besoin de prier, mais je le dis afin de les persuader que dans vous et dans moi il n’y a qu’une seule volonté. Pourquoi donc priez-vous ? C’est par considération pour ceux qui sont faibles et grossiers.

« Ayant dit ces choses, il cria à haute voix (43) ». Pourquoi n’a-t-il pas dit : Au nom de mon Père, sortez ? Pourquoi n’a-t-il pas dit : Mon Père, ressuscitez-le ? Mais il omet toutes ces choses, et lors même, qu’il prend la posture d’un homme qui prie, il montre sa puissance par l’œuvre même, qu’il fait. Il était de la sagesse du divin Sauveur de faire connaître son, humilité par ses paroles, et sa puissance par ses œuvres En un mot, comme les Juifs ne lui pouvaient faire aucun autre reproche, que de n’être point envoyé de Dieu, comme aussi ils se servaient de cette accusation pour abuser et tromper le peuplé ; Jésus-Christ leur prouve très-clairement par ses paroles qu’il est envoyé de Dieu, et de la manière que le demandait leur faiblesse. Il pouvait leur montrer d’une autre façon, et sans déroger, cette conformité de volontés : mais le peuple n’aurait pu atteindre à cette considération, elle était au-dessus de sa portée. Jésus a dit : « Lazare, sortez dehors ». Et c’est là l’accomplissement de ce qu’il avait dit : « L’heure vient, où les morts entendront la voix, du Fils de Dieu ; et que ceux qui l’entendront, vivront ». (Jn. 5,25) Car, afin que vous ne croyiez pas qu’il a reçu d’un autre la vertu et la puissance de ressusciter les morts, il vous a prédit auparavant qu’il les ressusciterait, et maintenant il le prouve par le fait. Il n’a point dit : Levez-vous ; mais : « Sortez dehors », parlant au mort comme s’il était vivant.

3. Est-il rien d’égal à cette puissance ? S’il n’a pas fait ce miracle par sa propre vertu, qu’a-t-il au-dessus des apôtres qui disent « Pourquoi avez-vous les yeux sur nous, comme si nous avions fait marcher ce boiteux par notre puissance, ou par notre piété ? » (Act. 3,12) Si Jésus n’a pas fait le miracle par sa propre vertu, pourquoi, après l’avoir fait, n’a-t-il pas dit ce que les apôtres disaient d’eux-mêmes ? Si ce n’est point par sa propre vertu que Jésus a fait cette œuvre, sûrement les apôtres ont mieux pratiqué la vraie philosophie ou l’humilité que Jésus-Christ même, puisqu’ils ont rejeté et fui la gloire. Et encore en une autre occasion les apôtres disent : « Mes amis, que voulez-vous faire ? Nous ne sommes que des hommes non plus que vous ».(Act. 14,14) N’est-ce pas parce qu’ils ne faisaient rien par eux-mêmes, que pour le persuader de même au peuple, les apôtres ont dit toutes ces choses ? et Jésus-Christ, s’il avait eu ce sentiment de soi, n’aurait-il pas parlé de même, n’aurait-il pas, comme eux, détourné cette opinion et fait connaître au peuple son erreur, j’entends, s’il n’avait pas opéré par sa propre autorité ? Et qui oserait dire le contraire ? Cependant il parle tout autrement, il dit : « Je dis ceci pour le peuple qui m’environne, afin qu’ils croient » : donc, s’ils avaient cru il n’eût point été besoin de prières. Mais s’il n’était pas indigne de lui de prier, pourquoi en rejette-t-il la cause sur eux ? pourquoi n’a-t-il pas dit : Afin qu’ils croient que je ne suis point égal à vous ? Il fallait, en effet, qu’il en vînt là pour détruire cette opinion.
Lorsque les Juifs ont seulement eu la pensée qu’il détruisait la loi, Jésus-Christ, avant même qu’ils en parlent, leur découvre leur pensée et le sentiment de leur cœur, et leur dit : « Ne pensez pas que je sois venu détruire la loi » (Mt. 5,17) ; mais au sujet de l’égalité il fait tout le contraire, il en confirme l’opinion. Et qu’était-il besoin de détours et de paroles ambiguës et énigmatiques ? Il lui suffisait de dire : Je ne suis point égal à Dieu, et de résoudre la question. Quoi donc ? N’a-t-il pas dit, repartirez-vous : a Je ne fais point ma « volonté ? » Mais ce que vous alléguez là, il l’a dit par une sorte de déguisement, et à cause de la faiblesse de ses auditeurs, et aussi pour la même raison qu’il a prié. Mais que veulent dire ces paroles : « De ce que vous m’avez exaucé ? » Elles signifient : Il n’y a rien de contraire entre vous et moi. Comme donc ce mot : « Vous m’avez exaucé », ne signifie pas qu’il n’eut point le pouvoir d’opérer la résurrection de Lazare (car, si telle en était la signification, il n’y aurait pas seulement eu en lui une impuissance, mais encore une ignorance, puisqu’avant sa prière il n’aurait pas su si Dieu devait l’exaucer ; mais s’il l’ignorait, comment a-t-il pu dire : « Je vais le ressusciter ? » (Jn. 11,11) Et il n’a point dit : Je vais prier mon père de le ressusciter) ; comme, dis-je, cette parole : « Vous m’avez exaucé », est une marque, non de faiblesse et d’impuissance, mais de concorde et d’union ; de même celle-ci : « Vous m’exaucez toujours », n’a point d’autre signification. Et c’est là ce qu’il faut dire, ou que Jésus-Christ a dit ces choses pour répondre à l’opinion des Juifs. Or, s’il n’y avait en Jésus-Christ ni ignorance ni impuissance, il est visible qu’il ne s’est servi de ces expressions basses qu’afin que par l’hyperbole même vous croyiez, et vous soyez forcé d’avouer qu’en disant ces choses, Jésus-Christ n’a point parlé selon sa nature et sa dignité, mais pour s’accommoder à la faiblesse de ses auditeurs.
Que répliquent donc les ennemis de la vérité ? Que ces paroles : « Vous m’avez exaucé », Jésus-Christ ne les a point dites pour se proportionner à la faiblesse de ses auditeurs, mais pour faire connaître son excellence et sa supériorité sur les autres créatures. Mais ce n’était point là montrer cette supériorité, cette excellence, c’était, au contraire, agir d’une manière très-basse, et faire voir qu’il n’avait rien de plus que les autres hommes. Car prier, cela n’est point d’un Dieu, ni de celui qui est assis sur le même trône. Et ne voyez-vous pas que Jésus n’en vient là et ne s’abaisse jusqu’à ce point qu’à cause de leur incrédulité ? Reconnaissez du moins que le fait même est la preuve et une parfaite démonstration de son autorité. Jésus a appelé le mort, et le mort est sorti du tombeau, ayant les pieds et les mains liés de bandes. Mais de peur qu’on ne prît cela pour une illusion, et qu’on ne regardât Lazare comme un fantôme (en effet, sortir d’un tombeau, ayant les mains et les pieds liés, ce n’était pas une chose moins étonnante que de ressusciter), il ordonna de le délier, afin que ceux qui le touchaient et s’approchaient de lui, vissent qu’il était véritablement Lazare. Et il dit : « Laissez-le aller (44) ».
Ne remarquez-vous pas en cela, mes frères, combien Jésus est éloigné du faste ? il n’amène point Lazare avec lui, il ne lui ordonne pas de le suivre, il use d’une très-grande modestie, afin qu’on ne l’accuse pas de vanité et d’ostentation. Les uns se contentèrent d’admirer ce miracle, les autres furent rapporter aux pharisiens ce que Jésus venait de faire. A cette nouvelle, quelle est la contenance, quelle est la conduite des pharisiens ? Ne croiriez-vous pas qu’ils sont ravis d’admiration et frappés d’étonnement ? Non, ils en sont bien éloignés ils s’assemblent, et pourquoi ? Pour délibérer sur les moyens de faire mourir ce Jésus qui vient de ressusciter un mort. O folie ! ils croient pouvoir ôter la vie au vainqueur de la mort, et ils disent entre eux : « Que faisons-nous ? Cet homme fait plusieurs miracles (47) ». Jésus, celui dont la divinité leur est prouvée par tant de preuves et de témoignages, ils l’appellent encore un homme ! « Que faisons-nous ? » Croire en lui, l’honorer, l’adorer et ne plus le regarder comme un homme, voilà ce que vous avez à faire. « Si nous le laissons faire, les Romains viendront et ruineront notre ville et notre maison ». Quel est leur but et leur dessein ? Ils veulent émouvoir le peuple, ils se prétendent en danger d’être soupçonnés de complicité avec un usurpateur. Si les Romains apprennent que le peuple suit cet homme, ils nous soupçonneront de rébellion, ils viendront, ils ruineront notre ville.
Pourquoi, je vous prie ? La doctrine que Jésus enseigne tend-elle au soulèvement ? N’a-t-il pas ordonné de payer le tribut à César ? (Mt. 22,21) Quand on a voulu le faire roi, ne s’est-il pas enfui ? (Jn. 6,15) Ne vit-il pas d’une manière simple, sans faste, sans maison, sans aucun étalage ? Sûrement, ce n’est point la crainte qui les faisait parler de la sorte, c’est l’envie, c’est la jalousie. Mais il leur arriva ce à quoi ils ne s’attendaient point ; les Romains ruinèrent et leur ville et leur nation, parce qu’ils avaient fait mourir Jésus-Christ ; aussi bien les œuvres de Jésus-Christ étaient-elles hors de tout soupçon. En effet, celui qui guérit les malades, qui enseigne la manière de bien vivre, et qui ordonne d’être soumis et obéissant aux puissances, n’est point un homme qui aspire à la tyrannie ; au contraire, c’est un homme qui en détourne. Mais notre conjecture n’est point vaine, disent-ils : elle est fondée sur ce qui s’est passé auparavant ; mais ceux a qui vous faites allusion avaient semé parmi le peuple cet esprit de révolte : Jésus en était bien éloigné.
Ne voyez-vous pas, mes frères, que tous ces discours étaient faux et artificieux ? Car en quoi Jésus-Christ pouvait-il y donner lieu ? Marchait-il accompagné de gardes ? Avait-il des chariots à sa suite ? Ne fréquentait-il pas les lieux solitaires et retirés ? Mais les Juifs, pour ne paraître point parler de la sorte par une malignité de cœur, répandent mille bruits fâcheux : toute la ville est exposée à un grand péril, on dresse des embûches à la république tout est à craindre, Non, ce n’est point là ce qui doit vous jeter dans la servitude : d’autres causes bien différentes vous l’attireront, cette captivité que vous craignez, de même qu’elles vous ont autrefois attiré celle que vous avez soufferte en Babylone, et sous Antiochus. Ce ne sont pas les gens de bien qui se sont trouvés parmi vous, ni ceux qui ont honoré et servi Dieu, qui vous ont livrés à vos ennemis, mais ce sont les méchants ; mais c’est la colère de Dieu que vous avez irrité contre vous ; mais c’est votre envie qui est la source de toutes vos calamités ; l’envie, cette ténébreuse passion, qui, ayant une fois aveuglé l’esprit, ne lui permet pas de voir le bien, ni de se porter à rien d’honnête. Jésus-Christ ne vous a-t-il pas appris à être doux ? (Mt. 11,29) Ne vous a-t-il pas dit que si quelqu’un vous a frappé sur la joue droite, vous lui présentiez encore l’autre ? (Id. 5,39) Ne vous a-t-il pas enseigné à supporter les injures et à montrer plus de fermeté et de courage à souffrir le mal que les autres en ont à le faire ? Est-ce là la doctrine d’un homme qui aspire à la tyrannie ? Ne doit-on pas plutôt dire que ce sont là et les œuvres et la doctrine de celui qui la fuit, de celui qui la chasse et l’éloigne ?
4. Mais, comme je l’ai dit, c’est une chose bien funeste et bien insidieuse que la jalousie. C’est elle qui a couvert la terre d’une infinité de maux : c’est cette malheureuse passion qui remplit les tribunaux de criminels. L’amour de la gloire et des richesses, l’ambition, l’orgueil et la superbe, sortent de cette source empestée. C’est l’envie qui infecte les chemins de scélérats et de voleurs ; et la mer de pirates ; c’est elle qui remplit le monde de meurtres et d’assassinats. C’est elle qui déchire le genre humain. Elle est la mère de tous les malheurs que vous voyez. Ce poison s’est répandu jusque dans l’Église, et depuis longtemps il lui cause des maux innombrables. Cette maladie a tout renversé, elle a corrompu la justice. Car « les présents », dit l’Écriture, « aveuglent les yeux des sages[18] : de même qu’un mors dans la bouche, ils empêcheront les corrections ». (Sir. 20,31, LXX) Des personnes libres, l’envie fait des esclaves. Tous les jours nous vous en parlons, et nous ne gagnons rien sur vous : Nous, devenons pires que les bêtes féroces, noue ravissons lesbiens du pupille et de l’orphelin, nous dépouillons les veuves, nous maltraitons les pauvres. Nous ajoutons crimes à crimes. « Malheur à moi », disait le prophète, « parce qu’il n’y a plus de pieux, de miséricordieux sur la terre ». (Mic. 7,2)
C’est à nous maintenant à gémir : mais ce que je dis là, il faudrait le répéter tous les jours. Nous n’avançons rien par nos prières ; nous ne gagnons rien par nos conseils et nos exhortations. Il ne nous reste plus qu’à pleurer : qu’il sorte de nos paupières des ruisseaux de larmes. Jésus-Christ a fait de même ; voyant que la ville de Jérusalem ne profitait point de ses avertissements et de ses instructions ; il pleura sur son aveuglement. (Lc. 19,41) Les prophètes font de même : faisons-en autant nous-mêmes aujourd’hui : c’est maintenant un temps de larmes, de pleurs, de gémissements. Disons-nous aussi, c’est le moment : « Cherchez avec soin, et faites venir les femmes qui pleurent les morts : envoyez à celles qui sont les plus habiles, et qu’elles se hâtent de pleurer sur nous avec des cris lamentables ». (Jer. 9,17) Par là, peut-être, pourrons-nous guérir de leur maladie ceux qui bâtissent de magnifiques maisons, ceux qui acquièrent des terres, de l’argent par des rapines.
C’est maintenant te temps de pleurer : pleurez, avec moi, vous qu’on a dépouillés ; vous à qui on a fait tant d’injustices, joignez vos larmes aux miennes. Mais ne pleurons pas sur nous, pleurons sur les coupables eux-mêmes, ils ne vous ont point fait de mal, ils s’en sont fait à eux-mêmes. Vous, pour le tort qu’on vous a fait, vous avez en dédommagement le royaume des cieux : eux, pour 1e gain qu’ils ont fait, ils ont l’enfer. Voilà pourquoi il vaut mieux subir le mal que de le faire. Pleurons-les, non par des larmes humaines, mais par des larmes prises des saintes Écritures, et de la manière, que les prophètes ont pleuré ; pleurons amèrement avec Isaïe, et disons : « Malheur à ceux qui joignent maison à maison, et qui ajoutent terres à terres, pour enlever quelque chose à leur prochain. Serez-vous donc les seuls qui habiterez sur la terre ?
« Ces maisons sont vastes et embellies, et il ne se trouvera pas un seul homme qui y habite ». (Is. 5,8, 70) Pleurons avec Nahum, et disons avec lui : « Malheur à celui qui élève sa maison en haut[19] ! » Ou plutôt pleurons sur eux ; comme Jésus-Christ a pleuré sur les Juifs, et disons : « Malheur à vous, riches, parce que vous avez votre récompense et votre consolation » dans ce monde ! (Lc. 6, 24)
De même, je vous en conjure, mes frères, ne cessons point de verser des larmes : et si ce n’est pas manquer aux lois de la retenue, frappons-nous la poitrine, en voyant la ; lâcheté et la paresse de nos frères : Ne pleurons plus les morts, mais pleurons ce ravisseur du bien d’autrui, cet avare, cet insatiable amateur des richesses. Pourquoi pleurons-nous les morts ? C’est vainement, c’est sans fruit que nous les pleurons. Pleurons sur ceux qui peuvent changer et profiter de nos larmes. Mais, lorsque nous pleurons, peut-être rient-ils de nos larmes ? Eh ! n’est-ce pas un nouveau sujet de pleurs, que de les voir rire de ce qui devrait leur arracher des larmes ? S’ils se laissaient toucher de nos pleurs, c’est alors qu’il nous faudrait cesser de pleurer, parce qu’alors ils tendraient à leur amendement. Mais, tant qu’ils restent dans l’endurcissement, continuons de pleurer, non sur les riches, mais sur ceux qui aiment l’argent, sur les avares ; les spoliateurs. La possession des richesses n’est point un crime, puisque nous en pouvons faire un bon usage, en les appliquant aux besoins des pauvres, mais l’avarice est un mal qui nous prépare des supplices éternels. Pleurons donc : peut-être nos larmes produiront-elles quelques conversions ou si ceux gui sont tombés dans le précipice de l’avarice ne s’en tirent point, d’autres peut-être prendront garde de n’y pas tomber. Fasse le ciel que ces malades se délivrent de leur infirmité, et qu’aucun de nous n’y tombe, afin que nous puissions tous obtenir les biens qui nous sont promis, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXV.[modifier]


MAIS L’UN D’EUX, NOMMÉ CAÏPHE, QUI ÉTAIT LE GRAND PRÊTRE DE CETTE ANNÉE-LÀ, LEUR DIT : VOUS N’Y ENTENDEZ RIEN. – ET VOUS NE CONSIDÉREZ PAS QU’IL VOUS EST AVANTAGEUX QU’UN SEUL HOMME MEURE POUR LE PEUPLE, ETC. (VERS. 49, 50, JUSQU’AU VERS. 9 DU CHAP. XII)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Prophétie involontaire du grand prêtre Caïphe.
  • 2. Jésus-Christ fuit d’une manière humaine. – Jésus chez Lazare.
  • 3. Quel mal c’est que l’avarice. – Description des maux qu’elle cause à ceux qui en sont infectés. – L’avarice est une idolâtrie, en quoi et comment ? – Quel est son empire ?


1. « Les nations se sont elles-mêmes engagées dans la fosse qu’elles m’avaient creusée. « Leur pied a été pris dans le même piège », qu’ils avaient tendu en secret ». (Ps. 9,15-16) Voilà, mes frères, voilà ce qui est arrivé aux Juifs. Ils disaient : Il faut faire mourir Jésus, de peur que ; les Romains ne viennent et ne ruinent notre ville et notre nation. Ils l’ont fait mourir, et aussitôt ces calamités sont tombées sur eux : et ce qu’ils avaient, fait pour les éviter est justement ce qui les leur a attirées. Mais ce Jésus qu’ils ont immolé à leur crainte et à leur fureur, vit dans le ciel, et ceux qui ont assouvi leur haine et leur passion, ont été précipités dans l’enfer ; tout autre, cependant, avait été leur pensée. Depuis ce jour, dit l’évangéliste, les Juifs cherchaient à faire mourir Jésus ; car ils disaient : « Les Romains viendront et ruineront notre nation. Mais l’un d’eux, nommé Caïphe, qui était le grand prêtre de cette année-là, leur dit : Vous n’y entendez rien ». Celui-ci était plus impudent que les autres ; les autres doutaient, et proposant leurs avis, disaient : « Que faisons-nous ? » Maïs celui-ci jette le masque, il ne ménage rien : il s’écrie effrontément : « Vous n’y entendez rien, et vous ne considérez pas qu’il vous est avantageux qu’un seul homme pleure et que toute la nation ne périsse point. Or, il ne disait pas ceci de lui-même mais, étant grand prêtre cette, année-là, il prophétisa (51) ». Voyez-vous, mes frères, combien est grande la puissance sacerdotale ? Caïphe, pour avoir été élevé par le sort au pontificat, encore qu’il en fût indigne, prophétisa sans savoir ce qu’il disait. La grâce se servit seulement de sa bouche ; mais elle ne toucha point à son cœur impur. Plusieurs autres ont aussi prédit ce qui devait arriver, quoiqu’ils fussent des indignes, comme Nabuchodonosor, Pharaon, Balaam, là raison, pour tous, en est évidente.
Mais voici ce que veut dire ce pontife : vous demeurez tranquillement assis sur vos sièges, vous traitez bien mollement une affaire de cette conséquence ; vous ne pensez pas que, quand il s’agit du salut commun de tout un peuple, là vie d’un seul homme n’est à compter pour rien. Remarquez combien est grande la vertu de l’Esprit-Saint. D’un esprit impur', d’un méchant, il a pu tirer les paroles d’une prophétie admirable. Au reste, l’évangéliste appelle les nations enfants de Dieu, sur ce qui devait arriver, comme Jésus-Christ le prédit lui-même, en disant : « Et j’ai encore d’autres brebis » (Jean 10,16), les appelant de ce nom, parce qu’un jour elles deviendraient ses brebis. Que signifient ces paroles : « Étant le grand prêtre de cette année-là ? » Parmi bien d’autres coutumes corrompues, les Juifs avaient encore introduit celle-ci : le sacerdoce n’était plus à vie, il était seulement annuel. Par là les dignités étaient devenues vénales ; et néanmoins, dans cette corruption même où ils étaient tombés, le Saint-Esprit les assistait encore. Mais lorsqu’ils eurent mis la main sur Jésus-Christ, alors ce divin Esprit les abandonna, et se transporta sur les apôtres. Le voile du temple, qui se déchira en deux (Mt. 27,51), fut une marque de cet abandon. Jésus-Christ a aussi fait entendre sa voix, en disant : « Le temps s’approche que votre maison demeurera déserte ». (Id. 23,38) Et Josèphe, qui est venu quelque temps après, rapporte, dans son histoire, que les anges qui demeuraient avec eux leur avaient déclaré que s’ils ne changeaient de vie et ne devenaient meilleurs, ils se retireraient. Tant que la vigne a subsisté, toutes choses se sont passées parmi eux selon qu’elles avaient coutume de se passer ; mais quand ils eurent tué l’héritier, il n’en a plus été de même, ils ont tous péri ; et Dieu ôtant en quelque sorte à ce fils ingrat, c’est-à-dire, aux Juifs, la robe brillante dont il l’avait revêtu, il l’a donnée à de bons serviteurs, aux gentils qui se sont convertis à la foi, et les Juifs, il les a laissés seuls et dans la nudité.
Au reste, ce n’était pas une chose peu merveilleuse et peu étonnante que ce fût un ennemi qui prophétisât un événement si considérable et si prodigieux. Une pareille prédiction était capable d’attirer et de gagner le peuple ; en effet, il arriva tout le contraire de ce que désirait lé pontife. Car, par cela même que Jésus-Christ est mort, les fidèles, ceux qui ont cru en lui, ont été délivrés du supplice auquel ils étaient condamnés. Que veulent dire ces paroles : « Pour rassembler et réunir ceux qui sont proches, et ceux qui sont éloignés (52) ? » Il les a tous réunis en un seul corps : celui qui est à Rome regarde les Indiens comme ses membres. Quoi de comparable à une pareille réunion ? et le chef de tous est Jésus-Christ. « Ils ne songèrent plus, depuis ce jour-là, qu’à trouver le moyen de le faire mourir (53) ». Auparavant ils cherchaient, car l’évangéliste dit : « Les Juifs donc cherchaient à le faire mourir ». (Jn. 7,11) Et Jésus-Christ leur dit : « Pourquoi cherchez-vous à me faire mourir ? » (Id. 20) Mais alors ils cherchaient seulement (Id. 5,18) ; et maintenant leur résolution est prise, et ils ont mis la main, à l’œuvre. « C’est pourquoi Jésus ne se montrait plus en public parmi les Juifs (54) ». Ici encore Jésus pourvoit à sa sûreté d’une manière humaine, et souvent il fait de même.
2. J’ai déjà dit le sujet pour lequel Jésus-Christ s’est souvent enfui et s’est éloigné de ses ennemis. Maintenant il se retire à Ephrem, près du désert, et s’y tient avec ses disciples. Mais quel pensez-vous, mon cher auditeur, que fut le trouble dés disciples, voyant leur Maître s’enfuir de la sorte, et pourvoir à sa sûreté d’une manière humaine ? Personne alors ne l’accompagna ; comme la Pâque était proche, tous les Juifs accouraient en foule à Jérusalem. Ainsi, lorsque tous étaient dans la joie, en fêtes et en réjouissances ; alors les disciples se cachaient et se voyaient en péril ; mais néanmoins ils demeuraient fermement attachés à leur Maître ; pendant que les Juifs célébraient la Pâque et la scénopégie, ils restaient cachés dans la Galilée. Mais aussi c’est alors qu’était seuls avec leur Maître, et obligés de fuir et de se cacher, ils avaient l’avantage de lui marquer tout leur attachement et leur amour. C’est pourquoi saint Luc rapporte que Jésus leur dit : « j’ai demeuré avec vous dans les tentations[20] » (Lc. 22,28) ; voulant leur faire connaître que c’était sa grâce qui les fortifiait et les rendait si fermes.
« Car plusieurs de ce quartier-là allèrent à Jérusalem pour se purifier. Et les princes des prêtres et les pharisiens avaient donné ordre de le prendre (55, 56) ». Belle manière de se purifier avec une volonté délibérée de faire mourir Jésus, et de tremper les mains dans son sang ! « Et ils disaient « Que vous en semble-t-il ? viendra-t-il à la fête ? » (Id) Au grand jour de Pâques, ils tendaient des pièges à Jésus : d’un temps de fête et de joie, ils faisaient un temps de meurtre et de carnage ; c’est comme s’ils avaient dit : La fête l’appelle ici, il faut qu’il vienne tomber dans nos pièges. O quelle impiété ! Lorsqu’il fallait donner des marques d’une plus grande piété, et délivrer les plus grands criminels, alors même ils tâchent de prendre l’innocent. Mais de plus, ayant tenté d’autres fois de le prendre, non seulement ils ne l’avaient pu, mais encore ils s’étaient fait moquer d’eux. S’il s’est souvent échappé de leurs mains, lorsqu’ils croyaient le tenir ; s’il les a empêchés de le faire mourir, et les a laissés en doute et en suspens, c’était afin de lés amener au repentir et à la componction, en leur faisant ainsi connaître sa vertu et sa puissance ; afin qu’ils sussent, quand ils l’auraient pris, que ce n’était point par leur propre force qu’ils le tenaient ; mais parce qu’il avait bien voulu se livrer volontairement à eux. En effet, il leur fut alors impossible de le prendre, quoiqu’il fût à Béthanie, proche de Jérusalem ; et lors même qu’ils l’eurent pris, il les renversa tous et les fit tomber par terre. (Jn. 18,6)
« Six jours avant la Pâque, Jésus vint à Béthanie, où était Lazare, qu’il avait ressuscité d’entre les morts. (Chap. 12,1) Et il mangea chez eux, Marthe servait et Lazare mangeait avec lui[21] (2) ». Que Lazare, beaucoup de jours après sa résurrection, fût en vie et mangeât, c’était là un signe et un témoignage bien sûr d’une véritable résurrection. Du texte qui précède il résulte clairement que le repas avait lieu dans la maison de. Marthe ; Lazare et ses sueurs accueillent Jésus comme des personnes qui l’aiment et en sont aimées. Quelques-uns disent pourtant que le souper fut préparé dans une autre maison ; Marie ne servait point, uniquement occupée à écouter Jésus-Christ. Encore ici, elle montre des dispositions plus spirituelles. Elle s’abstient de servir, comme si elle n’était qu’invitée. Elle réserve pour Jésus-Christ seul son service et ses hommages, et ne se comporte point envers lui comme envers un homme, mais comme envers Dieu (3). Voilà pourquoi elle répandit des parfums sur ses pieds et elle les essuya de ses cheveux ; ce qui faisait visiblement voir qu’elle n’avait pas la même opinion de Jésus-Christ que les autres.
Mais Judas, par un feint scrupule de piété, lui en fit des reproches. Que répondit donc Jésus-Christ ? « Marie a fait une bonne œuvre », lorsqu’elle a répandu des parfums sur mon corps, « elle l’a fait pour m’ensevelir[22] (7) ». Pourquoi Jésus ne reprit-il pas son disciple d’avoir désapprouvé l’action de cette femme, et ne dit-il point, comme l’évangéliste, qu’il l’avait blâmée pour voler l’argent ? C’est parce qu’il voulut lui inspirer de la honte par sa patience. Mais Jésus connut Judas pour un traître, c’est de quoi on ne peut douter, puisqu’il l’avait déjà repris bien des fois, en disant : Tous ne croient pas, et « un de vous autres est un démon ». (Jn. 6,71) Jésus fit donc connaître qu’il savait que Judas était un traître, mais il ne le réprimanda pas ouvertement ; il l’épargne et le traite avec douceur, parce qu’il voulait le détourner de son dessein. Mais pourquoi un autre évangéliste rapporte-t-il que tous les disciples avaient parlé de même ? Il est vrai, les disciples et celui-ci se choquèrent tous de cette action, mais non point dans une même pensée.
Que si, quelqu’un demande pourquoi Jésus-Christ confia la bourse des pauvres à un voleur, et en commit la dispensation à un avare, nous répondrons que Dieu seul connaît les choses secrètes. Mais de plus, s’il m’est permis de dire mon sentiment et de hasarder une conjecture, je répondrai que le Sauveur en usait de la sorte pour ôter à Judas tout sujet d’excuse. En effet, il ne pouvait même pas prétexter que c’était l’amour de l’argent qui le poussait à trahir son Maître, puisqu’ayant la bourse en sa disposition, il lui était aisé de satisfaire sa malheureuse cupidité ; mais il fallait qu’il confessât que son extrême méchanceté le portait à commettre ce crime, et c’est pour l’arrêter et le corriger que Jésus-Christ usait de tant d’indulgence à son égard. C’est encore pour cette raison qu’il ne le reprenait pas de ses larcins, quoiqu’il ne les ignorât point, et qu’il lui laissait les moyens d’assouvir sa misérable passion, pour lui ôter toute excuse.
« Laissez-la faire. », dit Jésus, « elle a répandu ce parfum pour m’embaumer », elle prévient ma sépulture de quelques jours. Le Sauveur, parlant ainsi de sa sépulture, avertit et reprend de nouveau le traître de son dessein. Mais cet avertissement ne le toucha point, cette parole n’amollit pas son cœur, quoiqu’elle fût pourtant capable d’inspirer de la compassion et de la pitié ; car Jésus semblait dire : Je vous suis à charge et incommode, mais patientez un peu et je vais m’en aller. Car, c’est ce qu’il a en en vue lorsqu’il a dit : « Vous ne m’avez pas pour toujours ». Mais rien de tout cela n’a pu fléchir cet homme féroce, ni arrêter sa fureur ; encore que Jésus eût dit et fait bien d’autres choses, qu’il, eût lavé ses pieds dans cette nuit et qu’il l’eût fait asseoir à sa table, ce qui aurait pu amollir le cœur même dès plus grands voleurs, et qu’il eût dit bien des paroles capables d’attendrir une pierre même ; et de plus, ce ne fut pas longtemps avant sa mort que le Sauveur fit et dit toutes ces choses, mais le jour même qu’il allait mourir, de peur que le temps ne les lui fît oublier. Cependant ce traître résiste à tout et se rend inutiles tous les bienfaits du Seigneur.
3. C’est que l’avarice est un horrible ; oui, un horrible fléau : elle ferme les yeux, elle bouche les oreilles de celui qui en est possédé et le rend plus cruel que les bêtes féroces : elle ne lui permet d’avoir nulle attention nulle considération pour quoi que ce soit, ni pour la conscience, ni pour l’amitié, ni pour la société, ni pour son propre salut ; elle le détache de tout pour l’asservir au joug pesant de sa propre autorité : Et ce, qu’il y a de pire clans cet esclavage, c’est qu’elle persuade à ceux dont elle fait ses esclaves qu’ils sont ses obligés ; c’est qu’on s’y complaît d’autant plus qu’on est plus asservi. Voilà par où l’avarice devient une maladie incurable : voilà par où cette bête sauvage est si difficile à prendre et à apprivoiser. Par elle, Giézi, de disciple et de prophète, devint lépreux ; elle perdit Ananie, elle fit un traître de Judas. L’avarice a corrompu les princes des prêtres et les sénateurs, leur a fait recevoir des présents, et les a mis au rang des voleurs : elle a engendré une multitude de maux, inondé les chemins de sang, rempli les villes de pleurs et de gémissements : c’est elle qui souille les repas et y introduit les mets défendus. Voilà pourquoi saint Paul appelle l’avarice une idolâtrie (Eph. 5,5) : et encore, par cette qualification, il n’en a point détourné les hommes.
Mais pourquoi l’apôtre appelle-t-il l’avarice une idolâtrie ? C’est parce que bien des riches n’osent se servir de leurs richesses, qu’ils les gardent précieusement et les remettent à leurs neveux et à leurs héritiers sans y avoir, touché, qu’ils n’osent même pas y toucher-, comme à dés offrandes faites à Dieu. Et s’ils sont quelquefois obligés de s’en servir, ils le font avec réserve et avec respect, comme s’ils touchaient à des choses sacrées auxquelles il né leur serait point permis de toucher. Mais encore comme un idolâtre garde et honore son idole, vous de même vous enfermez votre or sous de bonnes portes et de fortes serrures ; votre coffre ; vous vous en faites un temple, vous vous en faites un autel où vous déposez : votre trésor et le mettez dans des vases d’or. Vous n’adorez pas l’idole comme lui, mais vous lui prodiguez les mêmes soins. Un homme ainsi préoccupé de la passion d’avarice, donnera plutôt ses yeux et sa vie que, son idole. Voilà ce que font les avares qui sont passionnés pour ; l’or.
Mais, direz-vous, je n’adore point l’or. Le gentil non plus n’adore point l’idole, mais le démon qui demeure en elle. Vous, de même, vous n’adorez pas votre or ; mais le démon qui, par vos yeux avidement fixés sur l’or et par votre cupidité, est entré dans votre âme, vous l’adorez. Car l’amour des richesses est pire que le démon : c’est un dieu à qui plusieurs obéissent avec plus de zèle que les gentils n’obéissent à leurs idoles. Ceux-ci n’obéissent pas aux leurs en bien des choses, mais les autres leur sont soumis en tout, et font aveuglément tout ce qu’elles leur prescrivent.
Que commande l’avarice ? Soyez, dit-elle, ennemi de tout le monde, oubliez les devoirs de la nature, négligez le service de Dieu vous-même, sacrifiez-vous à moi : et ils lui obéissent en tout. On immole aux idoles des bœufs et des moutons ; mais l’avarice veut un autre sacrifice ; elle dit : immolez-moi votre âme, et l’avare lui immole son âme. Ne voyez-vous pas quels autels on élève à l’avarice, quels sacrifices elle reçoit ? Les avares ne seront point héritiers du royaume de Dieu (1Cor. 6,70) ; et ils ne craignent et ils ne tremblent point. Mais toutefois cette passion est la plus faible de toutes : elle n’est point nés avec nous, elle ne nous est point naturelle : si elle venait de la nature, elle aurait établi son règne dès le commencement du monde. Or, au commencement il n’y avait point d’or, personne n’aimait l’or.
Mais voulez-vous savoir d’où naît cette passion ? comment elle a crû, comment elle s’est étendue ? Le mal s’est propagé parce que les hommes ont porté envie aux riches qui avaient vécu avant eux, et le spectacle de la prospérité d’autrui a stimulé jusqu’à l’indifférence. Voyant que d’autres ont eu de magnifiques maisons, de vastes domaines ; des troupes de valets, des vases d’argent, des armoires pleines d’habits, on n’épargne rien pour les surpasser ; de sorte que les premiers venus irritent la cupidité des seconds, et ainsi de suite. Mais, si les premiers avaient voulu vivre dans la modération et dans la frugalité, ils n’auraient pas servi de maîtres et de modèles à ceux qui. sont venus après eux. Toutefois, ceux qui les suivent, et qui imitent leur luxe, ne sont pas pour cela excusables, ils ont d’autres modèles ; il se trouvé encore des gens qui méprisent les richesses. Et qui est-ce qui, les méprise ? direz-vous. Effectivement, ce qui est le plus fâcheux, c’est que ce vice a tant de force et d’empire qu’il semble invincible : on croit que tout est soumis à ses lois, et qu’il n’est personne qui suie la vertu contraire, je veux dire la modération, la tempérance. Je pourrais néanmoins en compter plusieurs, et dans les villes et sur les montagnes : mais de quoi cela vous servirait-il ? Vous ne changeriez point, vous n’en deviendriez pas meilleurs. De plus je ne me suis pas proposé de traiter aujourd’hui cette matière, et je ne dis pas qu’il faille répandre ses richesses et s’en dépouiller. Je le voudrais pourtant bien, mais parce que cela paraît trop difficile, je ne vous y obligerai pas. Seulement je vous exhorte à ne point désirer le bien d’autrui, et à faire part aux pauvres des biens, que vous possédez.
Au reste, quand nous voudrons faire cette recherche, nous trouverons bien des gens qui ce contentent de ce qu’ils ont, qui ont soin de leur bien, et qui vivent d’un honnête travail. Pourquoi ne les imitons-nous pas, et ne suivons-nous pas leur exemple ? Rappelons dans notre mémoire ceux qui ont été avant nous. Leurs terres, leurs héritages, ne subsistent-ils pas, seuls monuments qui rappellent encore leurs noms ? Voilà, disons-nous, les bains d’un tel, voilà sa maison de campagne, son lieu de plaisance : aussitôt que nous voyons ces objets, ne poussons-nous pas quelques gémissements en nous représentant les soins et lés peines qu’il s’est données, les rapines et les vols, dont il s’est rendu coupable ? Mais cet homme à disparu d’ici-bas ; d’autres à qui il n’aurait jamais pensé, et peut-être même ses ennemis ; jouissent de ses biens pendant qu’il souffre les plus cruels tourments : Un même sort nous attend : nous mourrons indubitablement, et nous aurons tous une même fin. Dites-moi, je vous prie, ces riches auxquels vous pensez maintenant ; lorsqu’ils étaient sur la terré, quelles haines ne se sont-ils pas attirées, quelles dépenses n’ont-ils pas faites, combien de, querelles et d’inimitiés n’ont-ils pas essuyées ? Et quel fruit leur en revient-il ? Un supplice éternel, nul espoir de consolation, des reproches de tout le monde, non seulement pendant leur vie, mais maintenant encore après leur mort.
Enfin, lorsque vous voyez dans les maisons les portraits de ces hommes opulents, quels sont, vos sentiments et vos pensées ? Admirons-nous, ou plutôt ne versons-nous pas des larmes ? Le prophète, a bien eu raison de le dire : « C’est en vain que se trouble et s’inquiète tout homme qui vit (Ps. 38,9) » sur la terre : car le soin des choses de ce monde est véritablement un trouble et une inquiétude vaine et inutile, mais il en sera tout autrement dans les demeures et les tabernacles éternels. Ici l’un a travaillé, et l’autre jouit du fruit de son travail : mais là-haut chacun jouira de ses peines et de ses travaux, et en recevra une ample récompense. Faisons donc tous nos efforts, et n’épargnons rien pour acquérir cet héritage : préparons-nous-y des maisons ; afin que nous nous reposions avec Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui appartient la gloire, et au Père et du Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXVI.[modifier]


UNE GRANDE MULTITUDE DE JUIFS AYANT SU QU’IL ÉTAIT LÀ, Y VINRENT, NON-SEULEMENT POUR JÉSUS, MAIS AUSSI POUR VOIR LAZARE, QU’IL AVAIT RESSUSCITÉ D’ENTRE LES MORTS. (VERS. 9, JUSQU’AU VERS. 24)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Les pharisiens ont la pensée de faire mourir Lazare. – Jésus, entrant à Jérusalem monté sur un ânon, réalise une prophétie et préfigure la conversion des gentils. – Ignorance des disciples avant la mort de Jésus-Christ.
  • 2. Des gentils venus pour assister à la fête demandent à voir Jésus. – Cette démarche cache un mystère.
  • 3. Ceux qui ne croient point à la résurrection des corps, sont sans excuse. – Preuves de la résurrection. – Celui qui a tiré toutes choses du néant, peut, à plus forte raison, ressusciter le corps. – La résurrection est nécessaire pour rendre à chacun selon ses mérites.- Pourquoi n’y aurait-il pas une résurrection des corps ? – Tout en prouve la nécessité. – Si la résurrection consiste dans la purification de l’âme, dans la rémission des péchés, dans l’impeccabilité, pourquoi Jésus-Christ est-il ressuscité ? – Ne pas s’exposer au combat avec les hérétiques, si l’on ne s’est bien muni des armes que fournissent les saintes Écritures. – Mœurs et coutumes des philosophes païens : leurs dogmes. – Un philosophe païen a écrit un livre sur la matière contre les chrétiens.


1. Comme les richesses ont coutume de perdre les hommes sans qu’ils y pensent, les dignités de même compromettent leur salut celles-là les rendent avares, celles-ci insolents. Chez les Juifs du moins, vous voyez le peuple obéissant et soumis à la foi, et les sénateurs rebelles et corrompus. Que le peuple crût en Jésus-Christ, c’est de quoi les évangélistes rendent témoignage à tout moment : « Plusieurs du peuple », disent-ils, « crurent en lui ». Les incrédules étaient des sénateurs. Aussi ce n’est pas le peuple, mais ce sont eux qui disent : « Y a-t-il quelqu’un des sénateurs qui ait cru en lui ? » (Jn. 7,48, 49:) Et que disent-ils encore ? Pour cette populace qui ne connaît point Dieu, ce sont des gens maudits. Ceux qui croient, ils les appellent gens maudits, mais eux, qui veulent faire mourir Jésus-Christ, ils se disent prudents et sages. Ici encore, plusieurs du peuple qui avaient vu le miracle de la résurrection de Lazare, crurent en Jésus-Christ. Quant aux sénateurs, non seulement ils ne se contentaient pas des maux qu’ils commettaient tous les jours, mais ils cherchaient aussi à faire mourir Lazare. Qu’à cause des Romains que vous craignez, ô Juifs, vous cherchiez à faire mourir Jésus-Christ qui ne gardait pas le sabbat, qui se faisait égal à Dieu, cela se conçoit encore : mais dans Lazare, que trouvez-vous à reprendre, pour vouloir le faire mourir ? Quoi ! est-ce un crime à lui imputer que d’avoir reçu un bienfait ? Ne voyez-vous pas que ces âmes sanguinaires ne respirent que le carnage ? Jésus avait fait beaucoup de prodiges et de miracles, il avait guéri le paralytique, il avait rendu la vue à l’aveugle-né ; mais aucun de ces miracles ne les avait tant mis hors d’eux-mêmes, et transportés d’une si grande fureur que cette résurrection. En effet, elle était par sa nature beaucoup plus admirable, et Jésus l’avait opérée après plusieurs autres ; disons-le encore : il était bien étonnant de voir parler et marcher un homme mort depuis quatre jours.
En vérité, en un jour solennel commettre des meurtres, répandre le sang humain, n’était-ce, pas là une belle manière de célébrer la fête et d’en remplir les obligations ? De plus, ils accusaient Jésus-Christ d’avoir violé le sabbat, et sous ce prétexte ils excitaient le peuple contre lui ; mais ici, qu’ont-ils à dire ? Ils ne peuvent objecter aucun crime à Lazare, mais Jésus l’a ressuscité ; cela leur suffit pour méditer sa mort. Du moins, dans cette résurrection, ils ne pouvaient pas alléguer que Jésus avait été contraire à son Père, la prière qu’il avait faite les en empêchait. Ils n’ont donc plus ici ce sujet d’accusation qu’ils faisaient tant et si souvent valoir ; mais le miracle éclate et fait grand bruit, c’est là une assez forte raison pour qu’ils se portent au meurtre : et ils auraient fait de même à l’égard de l’aveugle, s’ils n’avaient eu à reprendre la violation du sabbat. D’ailleurs, c’était un homme de rien, ils se contentèrent de le chasser du temple : mais Lazare était d’une famille distinguée, comme cela se voit par cette quantité de juifs qui étaient allés consoler ses sœurs, et le miracle de sa résurrection avait été fait aux yeux de tout le monde et d’une manière étonnante. Voilà pourquoi ils accouraient tous en foule. Ce qui les piquait et les irritait, c’est que la fête étant proche, tous quittassent la ville pour courir à Béthanie. Ils cherchèrent donc à le faire mourir, et ils ne croyaient faire aucun mal, tant ils étaient sanguinaires.
Voilà pourquoi la loi commence par ces paroles : « Vous ne tuerez point (Ex. 20,13), et néanmoins c’est de quoi le prophète les accuse. « Leurs mains », dit-il, « sont pleines de sang ». (Is. 1,15) Comment donc Jésus, qui ne se montrait plus en public parmi les Juifs (Jn. 11,54) et s’était retiré dans le désert, entre-t-il encore dans la ville avec assurance ? Ayant apaisé leur colère par sa fuite, maintenant qu’ils sont tranquilles, il va les trouver. De plus, le peuple qui marchait devant et après lui, pouvait leur inspirer de la crainte : car rien ne l’avait tant touché et plus attiré auprès de Jésus, que la merveilleuse résurrection de Lazare. Enfin un autre évangéliste rapporte « qu’ils étendirent leurs vêtements sous ses pieds (Lc. 19,36), et que toute la ville fut émue » (Mt. 21,10), de le voir entrer dans Jérusalem avec tant d’éclat et de pompe. Au reste, le Sauveur agissait de la sorte pour prédire une chose et en accomplir une autre et la même action fut le commencement d’une prédiction et la réalisation d’une autre. Ces paroles : « Réjouissez-vous, voici votre roi qui vient à vous plein de douceur » (Is. 62,11 ; Zac. 9,9), sont l’accomplissement d’une prophétie ; mais le fait d’être monté sur un ânon (Mt. 21,5), figurait et prédisait une chose qui devait arriver ; savoir, que Jésus-Christ se soumettrait les gentils qui étaient une nation immonde.
Mais sur quoi les autres évangélistes rapportent-ils que Jésus avait envoyé ses disciples et leur avait dit : « Déliez l’ânesse et l’ânon » (Mt. 21,2 ; Mc. 11,5) ; lorsque saint Jean ne dit rien de semblable, qu’il dit seulement : « qu’ayant trouvé un ânon, il monta dessus (14) ? » Il est à croire que l’un et l’autre arriva, et que les disciples amenant l’ânesse après l’avoir déliée, Jésus trouva un ânon sur lequel il monta. Ils prirent des branches de palmiers et d’oliviers, et ils étendirent leurs vêtements pour faire voir qu’ils avaient une plus grande et plus haute opinion de lui que d’un prophète. Et ils criaient : « Hosanna ! » Salut et gloire ! « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur (13) ! » Faites-vous bien attention que ce qui chagrinait surtout les chefs et les sénateurs, c’était de voir tout le peuple persuadé que Jésus n’était point contraire à Dieu ? Et d’autre part, ce qui divisait le plus le peuple, c’était d’entendre dire à Jésus qu’il venait au nom de son Père.
Que signifient ces paroles : « Réjouissez-vous beaucoup, fille de Sion (15) ? » C’est que pour l’ordinaire tous leurs rois étaient méchants et ambitieux, et les livraient à leurs ennemis, ruinaient le peupla et le mettaient sous le joug de la servitude. « Ayez confiance », dit le prophète, celui-ci n’est pas de même, il est doux et débonnaire : vous le voyez bien, puisqu’il monte simplement sur une ânesse. Jésus n’entre point dans Jérusalem accompagné d’une armée, mais simplement monté sur une ânesse. « Ses disciples ne savaient pas[23] que ces choses avaient été écrites de lui (16) ». Remarquez-vous que les disciples ont ignoré bien des choses, parce que Jésus-Christ ne les leur avait pas encore découvertes ? Lorsqu’il dit : « Détruisez ce temple, et je le rétablirai en trois jours » (Jn. 2,19), les disciples ne comprirent point alors ce que cela voulait dire. Et un autre évangéliste rapporte que ce discours leur était caché (Lc. 18,34)[24], et qu’ils ne comprenaient point que Jésus devait ressusciter d’entre les morts. Mais il était juste que ces choses leur fussent cachées ; c’est pourquoi saint Matthieu dit, qu’entendant parler de la passion du Sauveur et de tout ce qui lui devait arriver, ils en étaient Tristes et extrêmement affligés (Mt. 17,32) ; ce qui venait de l’ignorance où ils étaient de sa résurrection. Au reste, c’était avec raison que leur Maître ne leur révélait pas encore ces sublimes vérités, parce qu’elles étaient au-dessus de leur portée et de leur intelligence. Mais l’histoire de cette ânesse, pourquoi leur était-elle cachée ? Parce qu’elle renfermait aussi un grand mystère.
2. Pour vous, mon cher auditeur, admirez cette philosophie, cet esprit de force et de sagesse, que fait paraître ici l’évangéliste, en ne rougissant point d’avouer l’ignorance des disciples. Véritablement ils savaient que toutes ces choses étaient écrites ; mais qu’elles étaient écrites de Jésus, ils l’ignoraient. Il n’y a nul doute que s’ils avaient su qu’étant roi, il devait souffrir tant d’outrages, être trahi et livré à ses ennemis, ils en auraient été choqués et scandalisés : mais alors même ils n’auraient pas aisément compris de quel royaume Jésus était roi. Un évangéliste confesse que les disciples avaient cru que Jésus parlait du royaume de ce monde. (Mt. 20,21)
« Or, le peuple rendait témoignage que Jésus avait ressuscité Lazare (17) ». Un si grand nombre de Juifs ne seraient pas aussi promptement accourus au-devant de lui, s’il n’avait cru au miracle. « De sorte que les pharisiens leur dirent : voyez-vous que vous ne gagnez rien ? Voilà tout le monde qui court à lui (19) ». Il me semble que ce sont ceux qui avaient l’esprit sain et de bons sentiments, et qui n’osaient pas se déclarer publiquement, qui dirent ces paroles, et que, par ce qui se passait, ils réfutaient ceux qui étaient contraires à Jésus, leur faisant voir que c’était en vain et inutilement qu’ils tentaient et s’efforçaient de le décrier. Au reste, ils appellent ici monde cette multitude du peuple qui suivait Jésus. C’est la coutume de l’Écriture d’appeler monde et les créatures, et ceux qui vivent dans l’iniquité ; elle l’entend dans le premier sens lorsqu’elle dit : « Qui fait marcher le monde dans un si grand ordre », (Is. 40,26) Et dans le second, quand elle dit : « Le monde ne vous hait point, mais pour moi il me hait ». (Jn. 6,7) Il faut savoir exactement ces choses, de peur que les hérétiques, abusant de la signification des noms, ne s’en servent pour soutenir leurs erreurs.
« Or il y eut quelques gentils de ceux qui étaient venus pour adorer au jour de la fête (20) », Ces païens étaient venus à la fête pour se faire prosélytes, et étonnés de la grande réputation de Jésus, disaient : « Nous voudrions bien voir Jésus (21) ». Philippe, alors, s’approche d’André, qui marchait devant, et lui apprend ce que demandaient ces gentils ; mais il le fait avec beaucoup de circonspection et ne veut rien prendre sur lui, parce qu’il avait entendu dire à son Maître : « N’allez point vers les gentils ». (Mt. 20,5) Et c’est pour cela que, la chose une fois communiquée à André, André et Philippe en informèrent ensemble Jésus.
Mais que leur répondit-il ? « L’heure est venue que le Fils de l’homme doit être glorifié (23). Si le grain de froment ne meurt après qu’on l’a jeté en terre, il demeure seul (24) ». Que signifie cela : « L’heure est venue ? » Jésus avait dit à ses disciples : « N’allez point vers les gentils », et il leur avait fait cette défense pour ôter aux Juifs tout sujet d’obstination. Mais, comme ils demeuraient et dans leur obstination et dans leur incrédulité, et qu’au contraire les gentils voulaient venir et s’approcher de lui, le temps, dit Jésus, est enfin venu qu’il faut que je me livre à la mort, puisque toutes choses sont accomplies. Si nous nous arrêtions à attendre toujours ces opiniâtres, et si nous refusions de recevoir ceux-ci, qui demandent de venir à nous, nous ferions une action indigne de notre bonté et de notre providence.
Comme donc Jésus, après sa passion, devait envoyer ses disciples vers les Gentils, les voyant déjà s’approcher eux-mêmes et venir à lui, il dit : Le temps est venu pour moi d’aller à la croix et de me livrer à la mort. Il n’avait pas permis auparavant à ses disciples d’aller vers les gentils, parce qu’il voulait que sa croix leur servît de témoignage. Avant que les Juifs l’eussent repoussé, avant qu’ils l’eussent attaché à la croix, il n’a point dit : « Allez et instruisez tous les peuples », mais : « N’allez point vers les gentils ». (Mt. 28,19) Et : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui se sont perdues » (Id. 15,24) ; et : « Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants et de le donner aux chiens ». (Id. 26) Les Juifs haïssant donc Jésus, et le haïssant jusqu’à se porter à le faire mourir, il eût été inutile de les attendre plus longtemps, eux qui le repoussaient avec tant d’opiniâtreté lorsqu’il se présentait à eux. En effet, ils le rejetèrent hautement, en disant : « Nous n’avons point d’autre roi que César ». (Jn. 19,15) Alors enfin le Sauveur les abandonna, parce qu’ils l’avaient abandonné les premiers. Voilà pourquoi il dit : « Combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, et tu ne l’as pas voulu ? » (Mt. 23,37)
Que signifient ces paroles : « Si le grain de froment ne meurt après qu’on l’a jeté en terre ? » Le Sauveur parle de sa croix, de sa mort. Afin que ses disciples ne se troublassent point, voyant et pensant qu’on avait fait mourir leur Maître, lors même que les gentils venaient à lui, il leur dit : C’est ma mort même qui les attire et les fait plus promptement venir à moi. C’est ma mort qui va répandre ma prédication et mon Évangile. Ensuite, comme il ne les persuadait pas aussi bien par les paroles que par les exemples, il recourt à une image de ce qui se passe dans la nature : Le froment, dit-il, s’il meurt, porte plus de fruit ; or, si cela arrive pour les semences, à plus forte raison la même chose arrivera-t-elle pour moi. Mais les disciples ne comprirent pas ces paroles. C’est pourquoi l’évangéliste répète souvent que les disciples n’avaient point compris ce que Jésus avait dit, afin d’excuser leur fuite au temps de la passion. Saint Paul, parlant de la résurrection des corps, produit le même exemple de la mort et de la résurrection des semences.
3. Quelle excuse auront donc ceux qui ne croient point à la résurrection, puisque nous pouvons tous les jours lavoir et la contempler dans les semences, dans les plantes et même dans la propagation de notre espèce ? Il faut premièrement que la semence se corrompe et pourrisse en terre, pour qu’ensuite elle s’élève et produise du fruit. Mais, en général, quand Dieu fait quelque chose, on n’a nullement besoin de la raison humaine, elle doit se taire ; et en effet, comment le Seigneur nous a-t-il tiré du néant ? C’est aux chrétiens que je parle maintenant, aux chrétiens qui font profession de croire aux Écritures. Mais je veux bien emprunter au raisonnement humain une autre preuve de la résurrection. Parmi les hommes il y en a de bons, il y en a de méchants ; combien de ceux qui sont méchants ont vécu dans la prospérité jusqu’à l’extrême vieillesse ; et au contraire, combien de justes ont passé leur vie dans la misère et dans l’affliction ? Quand donc et en quel temps chacun recevra-t-il ce qui lui revient selon son mérite, selon ses œuvres[25] ? Cela est bon, dit-on, mais il n’y a point de résurrection des corps. Répondre de la sorte, ce n’est point écouter saint Paul, qui dit : « Il faut que ce corps corruptible soit revêtu de l’incorruptibilité ». (1Cor. 15,53) L’apôtre ne le dit pas de l’âme, car l’âme ne se corrompt point et ne meurt point, et la résurrection n’est que pour ce qui est mort : or le corps seul meurt et se corrompt.
Pourquoi ne voulez-vous pas qu’il y ait une résurrection des corps ? Est-ce que Dieu n’a pas le pouvoir de les ressusciter ? Mais n’y aurait-il pas une folie extrême à le nier ? Mais, direz-vous, cette résurrection ne convient point ? Et pourquoi ne convient-il pas que ce corps corruptible, qui a essuyé tant de peines et de travaux, pendant sa vie, qui enfin a souffert la mort, participe un jour aux couronnes et aux récompenses de l’âme ? Si cela n’était pas juste, Dieu ne l’aurait pas créé au commencement, et Jésus-Christ n’aurait pas pris une chair. Or, qu’il en ait pris une et qu’il l’ait ressuscitée, ces paroles le prouvent visiblement : « Portez ici vos doigts », dit-il à Thomas, « voyez et considérez qu’un esprit n’a ni chair ni os ». (Lc. 24,39 ; Jn. 20,27) Pourquoi Jésus a-t-il ressuscité Lazare, s’il était mieux de ressusciter sans corps ? Pourquoi opère-t-il cette résurrection comme un miracle et un bienfait ? Pourquoi enfin nous a-t-il donné les moyens de nous nourrir ? (Mc. 5,43) Ne vous laissez donc pas séduire par les hérétiques, mes chers enfants ; il y a une résurrection, il y a un jugement. Ce sont là des vérités que refusent d’avouer ceux qui ne veulent point rendre compte de leurs œuvres. Il faut que notre résurrection soit semblable à celle de Jésus-Christ (1Cor. 15,20), car il est les prémices et le premier-né des morts. (Col. 1,18)
Que si la résurrection consiste dans la purification de l’âme, dans la délivrance du péché, Jésus-Christ n’ayant point commis de péché, pourquoi est-il ressuscité ? Et si lui-même a péché, comment avons-nous été délivrés de la malédiction ? (Gal. 3,13) Comment dit-il « Le prince de ce monde va venir, et il n’a rien en moi » (Jn. 14,30) qui lui appartienne[26]? car voilà ce qui marque son impeccabilité. Ainsi donc, selon ces hérétiques, ou Jésus-Christ n’a point ressuscité, ou, pour qu’il ait ressuscité, il faut qu’il ait péché avant sa résurrection ; mais il a ressuscité et il n’a commis aucun péché ; c’est donc une vérité constante que Jésus-Christ est ressuscité, et la mauvaise doctrine de ces hérétiques n’est qu’un fruit de leur vanité.
Évitons donc ces hommes empestés, car « les mauvais entretiens gâtent les bonnes mœurs[27] ». (1Cor. 15,33) Ce ne sont point là les dogmes des apôtres. Marcion et Valentin, voilà les inventeurs de ces nouveautés impies. Fuyons donc ces erreurs, mes bien-aimés, la bonne vie ne sert de rien sans la bonne doctrine, comme la bonne doctrine est inutile sans la bonne vie. Les gentils ont inventé et semé les premiers ces erreurs ; les hérétiques les ayant reçues des philosophes païens, les ont accrues et répandues, soutenant également avec eux que la matière est incréée, et bien d’autres semblables extravagances. Comme donc ayant enseigné que la matière était incréée, ils en ont conclu qu’il n’y avait point de créateur ; de même, voyant la mort et la corruption des corps, ils ont dit qu’il n’y avait point de résurrection.
Mais nous, mes frères, nous qui connaissons l’immense et souveraine puissance de Dieu, n’écoutons point leurs rêveries ; gardons-nous de leurs entretiens, c’est pour vous que je le dis. Car pour moi je ne refuserai point d’entrer en lice avec eux. Mais un homme nu et sans armes, encore qu’il soit en soi plus fort que ceux qui l’attaquent, sera facilement vaincu et terrassé. Si vous faisiez votre étude et votre méditation des saintes Écritures, si vous vous prépariez tous les jours au combat, je n’aurais garde de vous détourner de combattre contre eux ; au contraire, je vous conseillerais de leur livrer bataille, parce que la vérité est forte et puissante. Mais comme vous ne savez pas vous servir des Écritures, je crains le combat, je crains que, vous trouvant sans armes et sans défense, ils ne vous renversent. Rien, en effet, rien n’est plus faible que ceux qui sont dénués du secours de l’Esprit-Saint.
Que si ces faux sages affectent de faire paraître au-dehors de la sagesse et de la gravité, vous ne devez point vous en étonner, mais plutôt vous devez rire de les voir suivre des docteurs fous et insensés ; car leurs docteurs n’ont rien su penser de grand, de raisonnable, ni sur Dieu ni sur la créature ; ce que chez nous la moindre femme sait, Pythagore l’a parfaitement ignoré[28]. Mais ces philosophes débitent fastueusement que l’âme est changée en arbrisseau, en poisson, en chair. Ne leur prêtez point l’oreille, je vous prie, et serait-ce raisonnable ? Ils sont ici de grands personnages, ils laissent croître leurs cheveux, les frisent, les ajustent et se parent d’un manteau ; voilà en quoi consiste toute leur philosophie. Si vous les regardez de près, ils ne sont que cendre et que poussière, il n’y a rien de sain chez eux, mais « leur gosier est comme un sépulcre ouvert » (Ps. 5,11) ; en eux tout est ordure et corruption, et leurs dogmes, tels qu’un bois pourri, fourmillent de vers. Le premier de leurs philosophes a enseigné que Dieu était l’eau, celui qui est venu après lui a dit que c’était le feu, un autre que c’était l’air, et tous n’ont eu de Dieu que des idées corporelles. N’admirez donc pas, je vous prie, ces docteurs qui n’ont pas pu s’élever à la connaissance d’un Dieu incorporel. Que si dans la suite ils en ont eu quelque connaissance, ils la doivent aux entretiens qu’ils ont eus dans l’Égypte avec les nôtres. Mais, pour ne pas causer ici trop de désordre, finissons ce discours. Si nous voulions bien nous donner la peine de vous exposer leur doctrine, ce qu’ils ont dit de Dieu, de la matière, de l’âme et du corps, vous ne pourriez vous empêcher d’éclater de rire. D’ailleurs ils ne méritent pas qu’on les réfute, car ils se détruisent réciproquement eux-mêmes.
Le philosophe qui a écrit contre nous un livre sur la matière, se réfute lui-même. Ainsi donc, pour ne pas occuper inutilement votre temps, et ne nous pas embarquer dans un discours sales fin, laissons toutes ces choses, et disons qu’il faut s’appliquer à la lecture de l’Écriture sainte, au lieu de se jeter dans des disputes de paroles dont on ne retire aucun fruit. C’est l’avis que saint Paul donne à Timothée, à ce cher disciple qui était plein de sagesse, et qui avait reçu lé don des miracles. Suivons donc le conseil du grand apôtre, fuyons, rejetons toutes ces fables et ces puérilités (1Tim. 4,7 ; 6,20 ; 2Tim. 2,23) ; mettons la main à l’œuvre : je veux dire, exerçons-nous aux œuvres de charité envers nos frères, à l’hospitalité, et attachons-nous de toutes nos forces à faire l’aumône, afin que nous puissions acquérir les biens que Dieu nous a promis, parla grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXVII.[modifier]


CELUI QUI AIME SA VIE, LA PERDRA ; MAIS CELUI QUI HAIT SA VIE EN CE MONDE, LA CONSERVE POUR LA VIE ÉTERNELLE. – SI QUELQU’UN ME SERT, QU’IL ME SUIVE. (VERS. 26, 26, JUSQU’AU VERS. 34)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Qui est celui qui, aimant sa vie, la perdra ? – Pourquoi Jésus-Christ se troubla.
  • 2. Passer par la croix pour parvenir à la gloire. – Le diable chassé du monde par la mort de Jésus-Christ.
  • 3. Jésus prédit sa résurrection et sa victoire. – Glorifier Dieu : lui rendre gloire, et par la foi et par la bonne vie. – Dieu n’est point tant déshonoré par les païens que par les mauvais chrétiens. – Les péchés qui tendent à la ruine publique, sont ceux-là mêmes qui font le plus blasphémer contre Dieu ; des avares, et de ceux qui ravissent le bien d’autrui.


1. La vie présente est agréable et douce, elle est remplie de plaisirs et de voluptés ; non pour tous, mais seulement pour ceux-là qui s’y attachent et y fixent leur pensée. Que si, au contraire, on regarde le ciel et les biens qui y sont préparés, bientôt on la méprisera et l’on n’en fera aucun cas. On admire un beau corps, jusqu’à ce qu’il s’en présente un plus beau et plus admirable : alors, ce qui nous avait d’abord saisis et jetés dans l’admiration, nous le méprisons. Si donc nous voulons contempler la beauté divine et la figure du céleste royaume, nous romprons aussitôt les liens qui nous tiennent attachés aux choses de ce monde. Car c’est une chaîne que l’amour des choses terrestres. Jésus-Christ, voulant nous le faire entendre, nous dit : « Celui qui aime sa vie la perdra ; mais celui qui hait sa vie en ce monde, la conserve pour la vie a éternelle. Si quelqu’un me sert, qu’il me suive : Et où je serai, là sera aussi mon serviteur ». On dirait que ce sont là, des énigmes, mais il n’en est rien ; au contraire, ces paroles sont pleines de lumière et de sagesse.
Mais qui est-ce qui, aimant sa vie, la perdra ? C’est celui qui cherche à satisfaire ses coupables désirs, celui qui donne à la vie plus qu’il n’est permis. Voilà pourquoi l’Écriture nous donne cet avis. « Ne vous laissez point aller à vos mauvais désirs » (Sir. 18,29) ; c’est par là que vous perdrez la vie : une pareille conduite écarte du chemin qui mène à la vertu. Mais, au contraire, celui qui hait sa vie en ce monde, la conserve. Qui est-ce qui hait sa vie ? Celui qui résiste aux mauvais conseils qu’elle lui donne. Et Jésus-Christ n’a point dit : Celui qui ne cède pas, mais celui qui hait. Comme, en effet, nous ne pouvons ni écouter volontiers, ni voir tranquillement les personnes qui nous sont odieuses ; de même aussi il faut avoir un extrême éloignement pour la vie, lorsqu’elle nous suggère des choses contraires à la volonté de Dieu. Jésus-Christ parlait alors de la mort à ses disciples, c’est-à-dire de sa mort ; et il prévoyait bien que cette nouvelle les jetterait dans la tristesse ; c’est pourquoi il parle avec cette force Pourquoi parler, dit-il, de là résignation que vous devez montrer au sujet de ma mort ? Si vous-mêmes vous ne mourez pas, vous n’avez aucun avantage à espérer. Remarquez, mes chers frères, de quelle manière le Sauveur mêle les paroles de consolation avec celles qui pouvaient paraître un peu dures. Il aurait été effectivement dur et fâcheux pour l’homme, qui aime si fort la vie, de s’entendre dire qu’il fallait mourir. Et pourquoi en irais-je chercher des exemples dans les siècles passés ; puisqu’aujourd’hui même nous trouvons tant de gens qui souffrent volontiers toutes choses pour jouir de cette vie ; encore qu’ils croient à un avenir, à une autre vie plus heureuse ? Voient-ils quelque édifice, quelque machine ingénieuse, ils disent, avec des larmes aux yeux : combien l’homme invente-t-il de choses pour mourir bientôt et être réduit en cendres ! Tant cette vie excite de passion.
Jésus-Christ donc, pour briser tous ces liens, dit : « Celui qui hait sa vie en ce monde, la conserve pour l’autre ». Et ce qui suit fait visiblement connaître qu’il ne l’a dit que pour instruire ses disciples et dissiper leur crainte ; écoutez-le : « Que celui qui me sert me suive ». Parlant de sa mort il montre qu’il exige de ses disciples qu’ils le suivent par leurs œuvres, en mourant aussi eux-mêmes ; car un serviteur doit suivre partout le maître qu’il sert. Considérez en quel temps le Sauveur dit ces choses : il les dit, non quand ils étaient dans la persécution, mais lorsqu’ils étaient tranquilles et en paix, lorsqu’ils se croyaient en sûreté. « Et qu’il se charge de sa croix, et me suive » (Mt. 16,24) ; c’est-à-dire, soyez toujours prêts aux périls, à la mort et à quitter la vie. Ensuite leur ayant fait envisager des choses dures et fâcheuses, il les relève par la promesse de la récompense. Quelle est cette récompense ? C’est qu’on le suit, c’est qu’on est avec lui ; par où il leur fait connaître que la mort sera suivie de la résurrection, car, dit-il : « Où je serai, là sera aussi mon serviteur ». Où est Jésus-Christ ? Dans le ciel. Élevons-y donc nos cœurs et nos esprits avant même la résurrection.
« Si quelqu’un me sert, mon Père l’aimera ». Pourquoi n’a-t-il pas dit : Je l’aimerai ? Parce que les disciples n’avaient pas encore de lui la juste opinion qu’ils en devaient avoir, et qu’ils en avaient une plus grande du Père. Ils ne savaient pas encore que, leur Maître ressusciterait, comment auraient-ils eu de lui une grande opinion ? C’est pourquoi il dit aux enfants de Zébédée : « Ce n’est point à moi à donner[29], mais ce sera ceux à qui il a été préparé par mon Père » (Mc. 10,40) ; mais cependant c’est lui qui juge. Jésus-Christ déclare ici qu’il est le Fils légitime du Père : car le Père les recevra comme les serviteurs de son vrai et légitime Fils.
« Maintenant mon âme est troublée, et que dirai-je ? Mon Père, délivrez-moi de cette heure (27) ». Mais ce n’est point là le langage de celui qui veut persuader qu’il faut aller volontiers à la mort ? Tel est, au contraire, le sens de ces paroles. Le Sauveur, afin qu’on ne dît pas qu’étant exempt des douleurs humaines, il lui était facile de philosopher sur la mort, et qu’il y exhortait, les autres, n’ayant rien à souffrir lui-même, fait voir ici que quoiqu’il la craignît, il ne la refusait pourtant point, parce qu’elle nous devait être très-utile et très-avantageuse. En un mot, ces paroles appartiennent à la chair qu’il a prise, et non à sa divinité. Voilà pourquoi il dit : « Maintenant mon âme est troublée ». S’il n’en était pas ainsi, quelle suite y aurait-il entre ces paroles et les suivantes. « Mon Père, délivrez-moi de cette heure ? » Le divin Sauveur est si troublé, qu’il demande à son Père de le délivrer de la mort, s’il peut l’éviter.
2. Ces paroles marquent la faiblesse de la nature humaine. Mais je ne puis rien alléguer, veut-il dire, pour demander à être délivré de la mort : « Car c’est pour cela que je suis venu en cette heure » ; c’est comme s’il disait : quels que puissent être notre trouble et notre abattement, ne fuyons pas la mort encore que je sois ainsi troublé, je dis qu’il ne faut point fuir la mort. Il faut souffrir ce qui nous arrive ; mais, mon « Père, glorifiez votre nom (28) ». Quoique le trouble où je suis m’ait fait prononcer ces paroles, je dis le contraire : « Glorifiez votre nom » ; c’est-à-dire, menez-moi à la croix : ce qui montre une faiblesse humaine, et l’infirmité de la nature qui ne veut point mourir, et fait voir que Jésus n’était pas exempt des sentiments humains. Comme on n’impute pas à crime d’avoir faim, ou d’avoir envie de dormir, de même aussi ce n’en est pas un de désirer la vie présente. Or, Jésus-Christ était exempt de tout péché, mais non des instincts naturels ; autrement son corps n’aurait pas été un vrai corps. Par ces paroles, le divin Sauveur nous a encore appris une autre chose. Et quoi ? Que s’il nous arrive d’être dans l’affliction et dans la crainte, nous ne devons pas pour cela nous laisser abattre, et changer de résolution.
Mon « Père, glorifiez votre nom ». Jésus-Christ fait voir qu’il meurt pour la vérité, ce qu’il appelle la gloire de Dieu, et cela est arrivé après sa mort. Car après sa mort tout le monde devait se convertir, connaître le nom de Dieu, l’adorer et le servir, et non seulement le nom du Père, mais encore le nom du Fils. Mais le Sauveur ne le dit pas ouvertement : « Au même temps on entendit une voix du ciel » qui dit : « Je l’ai glorifié, et je le glorifierai encore ». Quand l’a-t-il glorifié ? Auparavant[30] : Et je le glorifierai encore après qu’il aura été crucifié. « Ce n’est pas pour moi que cette voix est venue, mais pour vous (30) ». Mais « le peuple qui était là cru que c’était un coup de tonnerre, ou que c’était un ange qui lui avait parlé (29) ». Et sur quoi le crurent-ils ? La voix n’était-elle pas claire et intelligible ? Elle l’était, mais elle s’effaça aussitôt de leur mémoire, parce qu’ils étaient grossiers, charnels, lâches et engourdis. Les uns n’en retinrent que le son, les autres savaient bien que les paroles que la voix fit entendre, étaient articulées, mais ils ne savaient pas de même ce qu’elle avait dit. Que dit donc Jésus-Christ ? « Ce n’est pas pour moi que la voix est venue, mais pour vous ». Pourquoi le dit-il ? Parce qu’ils disaient souvent qu’il n’était pas envoyé de Dieu. Il ne se peut point que celui que Dieu glorifie ne soit pas envoyé de Dieu, dont il fait glorifier le nom. Voilà pourquoi Jésus-Christ dit : Cette voix s’est fait entendre : « Ce n’est pas pour « moi qu’elle est venue, mais pour vous ». Ce n’est pas pour m’apprendre quelque chose que j’ignorasse auparavant, car je connais parfaitement mon Père : mais c’est pour vous qu’elle est venue. Comme ils disaient que c’était un ange qui liai avait parlé, ou que c’était un coup de tonnerre qui s’était fait entendre, et qu’ils n’y faisaient pas plus d’attention, Jésus-Christ leur dit : C’est pour vous que cette voix est venue du ciel, afin de vous exciter à demander ce qu’elle a dit. Mais ils sont si stupides et si étourdis, que, quoiqu’on leur apprenne que ce qu’a dit la voix les regarde, ils ne demandent point encore ce que c’est. Cette voix pouvait ne point paraître bien distincte à des gens qui ignoraient pour qui elle se faisait, entendre, et ce qu’elle annonçait. Voilà donc pourquoi Jésus-Christ leur dit : C’est pour vous que cette voix est venues ale remarquez-vous pas, mes frères, que c’est pour eux, que c’est à cause de leur faiblesse, que, se font ces choses basses et grossières, et non pour le Fils, qui n’avait nullement besoin de ce secours ?
« C’est maintenant que le monde va être jugé : c’est maintenant que le prince de ce monde va être chassé dans l’enfer (31) » : Ces paroles, comment s’accordent-elles avec celles-ci : « Je l’ai glorifié, et je le glorifierai ? » Parfaitement ; et elles sont tout à fait d’accord. Comme le Père a dit : « Je le glorifierai », le Fils fait connaître de quelle sorte de gloire le Père le glorifiera. Et quelle est cette gloire ? Le prince de ce monde va être chassé dehors. Que veut dire ceci : c’est maintenant que le monde va être jugé ? C’est comme s’il disait : Le jugement et la vengeance vont arriver comment ? Le diable, qui est le prince du monde, a fait mourir le premier homme, qu’il a trouvé coupable de péché ; car c’est par le péché que la mort est entrée dans le monde (Rom. 5,12). En moi il n’a trouvé aucun péché. Pourquoi s’est-il donc jeté sur moi, et m’a-t-il livré à la mort ? pourquoi est-il entré dans l’âme de Judas pour me faire mourir ? Ne venez pas maintenant me dire que Dieu a dispensé ces choses de cette manière : car une telle dispensation ne saurait provenir que de – sa sagesse, et non du diable. Mais cependant examinons la conduite de cet esprit malin. Comment le monde sera-t-il jugé en moi ? On fera comparaître en jugement ce malin esprit comme devant un tribunal, et on lui dira : Que tu aies fait mourir tous les hommes, on te le passe ; c’est parce que tu les as trouvés coupables de péché ; mais Jésus-Christ, pourquoi l’as-tu fait mourir ? N’est-ce pas tout à fait injustement ? Tout le monde sera donc vengé en Jésus-Christ.
Pour vous rendre ceci plus clair et plus sensible, je me servirai d’un exemple. Supposons un cruel tyran qui accable de mille maux et fasse mourir tous ceux qui tombent entre ses mains : si, attaquant un roi ou le fils d’un roi, il l’a fait mourir injustement, son supplice pourra venger aussi tous les autres qu’il a fait mourir. Supposons encore un créancier, qui exige impitoyablement de ses débiteurs ce qu’ils lui doivent, qui les frappe et les jette en prison, et qu’ensuite avec la même insolence 'il fasse emprisonner un homme qui ne lui doit rien. Alors il sera puni des mauvais traitements qu’il a fait subir aux autres ; car celui-là le fera mourir.
3. Il en arrive de même à l’égard de Dieu. Le diable sera puni de ce qu’il a fait contre vous, par ce qu’il a osé faire contre Jésus-Christ. Faites bien attention aux paroles du Sauveur, et vous comprendrez que c’est là ce qu’il veut dire par ces paroles : « C’est maintenant que le prince de ce monde sera chassé dans l’enfer[31] », par ma mort.
« Et pour moi, quand j’aurai été élevé, j’attirerai tous les hommes[32] à moi (32) », c’est-à-dire, les gentils aussi. Et de peur que quelqu’un ne dît : Si le prince de ce monde a la victoire sur vous, comment sera-t-il chassé dans l’enfer ? Jésus prévient cette objection, et dit : Il ne me vaincra point ; car comment vaincrait-il celui qui attire les autres ? Et il ne parle point là de la résurrection, mais de ce qui est plus grand que la résurrection : « J’attirerai tous les hommes à moi ». Si le Sauveur eût dit : Je ressusciterai, il n’aurait pas fait connaître que tous croiront en lui. Mais en disant : Tous croiront, il déclare l’un et l’autre, et il assure qu’il ressuscitera. S’il était demeuré dans la mort, et s’il n’eût été qu’un homme, personne n’aurait cru en lui.
« J’attirerai tous les hommes à moi ». Pourquoi Jésus-Christ dit-il donc que le Père attire ? Parce que le Fils attirant, le Père attire aussi. Je les attirerai, dit-il, parce qu’ils sont tellement arrêtés par le tyran, qu’ils ne peuvent venir d’eux-mêmes, ni s’échapper des mains de celui qui les retient. En un autre endroit le Seigneur appelle cela un pillage : « Personne », dit-il, « ne peut piller les armes du fort, si auparavant il ne lie le fort, pour pouvoir ensuite piller ce qu’il possède ». (Mt. 11,29) Et par ces expressions il marque sa violence. Ce qu’il appelle donc là « piller », ici il l’appelle « attirer ».
Instruits de ces vérités, réveillons-nous, sortons de notre engourdissement, glorifions Dieu, non seulement par la foi, mais encore par la bonne vie. Autrement ce ne serait point lui rendre gloire, mais blasphémer contre lui. Le saint nom de Dieu n’est point tant blasphémé par la perversité d’un gentil que par la corruption d’un chrétien. C’est pourquoi je vous en conjure, mes chers frères, faisons tout notre possible pour que Dieu soit infiniment glorifié. Car il dit : Malheur à ce serviteur par qui le nom de Dieu est blasphémé ! Or, quand Dieu dit : Malheur, il déclare que celui contre qui il prononce cette parole, sera condamné aux tourments et aux supplices les plus rigoureux. Mais aux contraire : Bienheureux est celui par qui son nom est honoré ! Ne vivons donc pas comme si nous étions encore dans les ténèbres, mais fuyons toutes sortes de péchés, et surtout ceux qui tendent à la perte commune : car c’est par ceux-là principalement que Dieu est blasphémé.
En effet, quel pardon obtiendrons-nous, si le Seigneur nous ayant fait un précepte de donner de notre propre bien aux autres, nous ravissons le bien d’autrui ? Quelle espérance de salut aurons-nous ? Vous serez puni, si vous ne donnez point à manger à celui qui a faim ; si vous allez jusqu’à dépouiller celui qui est vêtu, quel pardon obtiendrez-vous ? Nous ne cesserons point de vous répéter souvent ces vérités ; peut-être que ceux qui ne les écoutent pas aujourd’hui, les écouteront demain ; ceux qui n’y sont point attentifs aujourd’hui, demain pourront y faire attention. Que s’il se trouve parmi vous quelqu’un d’incorrigible, du moins, il n’y aura pas de notre faute, et nous ne serons point responsable, puisque nous aurons rempli notre ministère. Fasse le ciel, et que nous ne soyons pas remplis de confusion au sujet de nos paroles, et que vous ne soyez pas couverts de honte, mais que nous puissions tous paraître avec confiance devant le tribunal de Jésus-Christ, de telle sorte que nous puissions nous-mêmes nous glorifier de vous, et recevoir une consolation de nos peines ; je veux dire, vous voir glorifiés et couronnés par Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui appartient la gloire, et au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXVIII.[modifier]


LE PEUPLE LUI RÉPONDIT : NOUS AVONS APPRIS DE LA LOI, QUE LE CHRIST DOIT DEMEURER ÉTERNELLEMENT. COMMENT DONC DITES-VOUS QU’IL FAUT QUE LE FILS DE L’HOMME SOIT ÉLEVÉ EN HAUT ? QUI EST CE FILS DE L’HOMME ? (VERS. 34, JUSQU’AU VERS. 42)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. La mort n’empêche point Jésus-Christ de demeurer éternellement.
  • 2. Les prophéties ne nécessitent point qu’il ne faut pas prendre à la lettre diverses manières de parler de la sainte Écriture.
  • 3. Faire tous ses efforts pour ne se point séparer de Dieu : s’appliquer pour cela à toutes sortes de bonnes œuvres. – Douceur, charité envers le prochain. – Tâcher d’adoucir les plaies qu’on ne peut guérir.


1. Le mensonge est faible et facile à démasquer, quand bien même il se couvre au-dehors de mille couleurs. Comme ceux qui crépissent des murs ruineux, ne les rendent pas pour cela plus solides ; de même les menteurs sont aisément confondus. Voilà précisément ce qui arrive ici aux Juifs. Jésus-Christ leur disant : « Quand j’aurai été élevé de la terre, j’attirerai a tous les hommes à moi » ; ils répondent « Nous avons appris de la loi que le Christ demeure éternellement. Comment donc dites-vous qu’il faut que le Fils de l’homme soit élevé en haut ? Qui est ce Fils de l’homme ? » Donc ils savaient que le Christ était immortel, et que sa vie n’aurait point de fin ; donc ils comprenaient ce que disait Jésus-Christ. En effet, on trouve en mille endroits des Écritures et la passion et la résurrection. Isaïe les met ensemble : « Il a été mené à la mort », dit-il, « comme une brebis qu’on va a égorger » (Lc. 7), et tout le reste. David les joint dans le second psaume, et souvent aussi dans les autres. Le patriarche de même, lorsqu’il dit : « En se couchant, il s’est reposé comme un lion », et il a ajouté : « Il est comme un jeune lion ; qui osera le réveiller ? » (Gen. 49,9) Par où il marque en même temps la passion et la résurrection. Mais ils n’avouent et ne confessent que le Christ doit demeurer éternellement, que dans la fausse confiance qu’ils ont, de lui imposer silence, et de faire manifestement voir qu’il n’est pas le Christ.
Et remarquez, mes frères, avec quelle malignité ils font cet aveu. Ils n’ont pas dit : Nous avons appris que le Christ ne doit point souffrir, ne doit point être crucifié, mais qu’il doit demeurer éternellement. Mais cette prédiction même n’était point contraire au Christ ; la passion, en effet, n’a point été un obstacle à l’immortalité. Par là, on peut voir que les Juifs comprenaient bien des choses en apparence douteuses, et qu’ils les ont volontairement altérées et corrompues. Comme le Sauveur avait auparavant parlé de sa mort, lui entendant dire ici qu’il devait être élevé, ils jetèrent adroitement ces paroles de défiance. Ensuite ils ajoutent : « Qui est ce Fils de l’homme ? » Et cela malicieusement. Ne croyez pas, disent-ils, que ce soit de vous que nous voulions parler, et ne dites pas que nous vous contredisons par animosité : nous ne savons pas de qui vous parlez, mais nous nous croyons bien fondés à vous représenter ce que la loi nous a appris. Que leur répond donc Jésus-Christ ? Il les réfute, et leur fait voir que sa passion, que sa mort n’empêche pas qu’il ne demeure éternellement.
« La lumière », dit-il, « est encore avec vous pour un peu de temps (35) », montrant par ces paroles que sa mort n’est : qu’une translation ; car la lumière du soleil ne s’éteint point, et si elle se retire pour un peu de temps, elle reparaît de nouveau. « Marchez pendant que vous avez la lumière » Quel temps cela marque-t-il ? Est-ce toute la vie présente ? est-ce le temps qui devait s’écouler jusqu’à sa mort ? Je crois que c’est l’un et l’autre. Car, par sa bonté ineffable, plusieurs, même après sa mort, ont cru en lui. Au reste, le divin Sauveur leur dit ces choses pour lest exciter à croire, comme il l’a déjà fait auparavant, en disant : « Je suis encore avec vous un a peu de temps ». (Jn. 7,3)
« Celui qui marche dans les ténèbres ne sait où il va ». Combien de peines se donnent maintenant les Juifs sans savoir ce qu’ils font ! de même que s’ils marchaient dans les ténèbres, ils croient suivre le droit chemin, pendant qu’ils vont à l’opposé : ils gardent le sabbat et la loi, et les observances des viandes, et ils ne savent où ils vont. Voilà pourquoi Jésus leur disait : « Marchez dans la lumière, afin que vous soyez des enfants de lumière (36) » ; c’est-à-dire, mes enfants. Saint Jean dit, au commencement de son évangile : les enfants « ne sont point nés du sang ni de la volonté de la chair, mais de Dieu même » (Jn. 1,3) ; c’est-à-dire, de mon Père. Mais ici il est marqué que c’est le Fils qui les engendre, pour vous apprendre que l’œuvre du Père et celle du Fils sont la même ; œuvre et une seule opération.
« Jésus parla de la sorte, et, se retirant, il se cacha d’eux ». Pour quelle raison se cacha-t-il alors ? Ils ne jetèrent point de pierres sur lui, ils ne blasphémèrent point, comme ils l’avaient fait auparavant. Pourquoi donc se cacha-t-il ? Voyant ce qu’il y avait de plus secret dans leurs cœurs, il savait qu’ils s’irritaient contre lui, quoiqu’ils ne dissent mot : il savait qu’ils étaient en fureur et qu’ils ne respiraient que le meurtre : et il n’attendit point qu’ils éclatassent au-dehors, mais il se cacha pour apaiser leur envie par son absence. Faites attention au grand soin qu’a l’évangéliste de l’insinuer, en ajoutant aussitôt : « Mais quoi qu’il eût fait tant de miracles devant eux, ils ne croyaient point en lui (37) ». Quel est ce grand nombre de miracles ? Ceux dont l’évangéliste n’a point parlé, comme on le voit par ce qui suit. Car s’étant d’abord retiré, il revient auprès d’eux, et leur parle avec douceur en ces termes : « Celui qui croit en moi, ne a croit pas en moi, mais en celui qui m’a envoyé ». (Jn. 12,44) Observez ce que fait. 1e, Sauveur : il commence à s’insinuer dans leur esprit par des – expressions grossières, s’appuyant dû Père : après il relève encore son discours, et lorsqu’il les voit s’animer et s’irriter, il se retire ; puis il reparaît de nouveau, et recommençant dans un langage encore approprié à leur faiblesse.
Et où Jésus-Christ fait-il cela ? Disons plutôt : où ne le fait-il pas ? Écoutez ce qu’il dit au commencement : « Je juge selon ce que j’entends ». (Jn. 5,30) Après quoi, parlant, d’une manière plus élevée, il dit : « Car, comme le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît ». (Id. 21) Ensuite, se rabaissant encore, il dit : « Pour moi, je ne vous « juge point, un autre me fera justice ». (Jn. 8,15, 50) Et il se retire derechef, et après, se faisant voir à eux en Galilée : « Travaillez », pour avoir, leur dit-il, « non la nourriture qui périt ». (Id. 6,27) Et après avoir parlé de soi d’une manière grande et élevée, avoir dit qu’il est descendu du ciel (Id. 41), qu’il donne la vie éternelle (Id. 10,28), il se retire encore. A la fête, dite des Tabernacles, il fait la même chose. (Id. 7,2)
2. Faites-y attention, mes frères : vous verrez que le Sauveur varie continuellement ses discours et ses instructions par des expressions tantôt humaines, tantôt sublimes ; et que tantôt il se retire et se cache, tantôt il reparaît et se fait voir publiquement : il en usa de même en cette occasion. « Mais quoiqu’il eût fait tant de miracles devant eux, ils ne croyaient point en lui », dit l’évangéliste. « Afin que cette parole du prophète Isaïe fût accomplie : Seigneur, dit-il, qui a cru à la parole qu’il a entendue de nous, et à qui le bras du Seigneur a-t-il été révélé (38) ? » Et encore « Ils ne purent croire », dit l’évangéliste, « parce qu’Isaïe a dit : Vous écouterez de vos oreilles, et vous n’entendrez point. Isaïe a dit ces choses lorsqu’il a vu sa gloire, et qu’il a parlé de lui (41) ». Remarquez encore ici, comme nous vous l’avons fait observer ailleurs, que ces mots : « Parce que », et : « Il a dit », ne sont pas des particules causales, mais qu’ils marquent seulement l’événement, ou ce qui est arrivé. Car ce n’est pas parce qu’Isaïe l’a prédit, que les Juifs n’ont point cru, mais comme il devait arriver qu’ils ne croiraient point, Isaïe l’a prédit. Pourquoi donc l’évangéliste, ne s’explique-t-il pas de cette manière et laisse-t-il entendre que l’incrédulité des Juifs vient de la prédiction qui en a été faite, et non pas de la prédiction de l’incrédulité ? pourquoi s’exprime-t-il même dans la suite en des termes plus expressifs, et dit-il : « C’est pour cela qu’ils ne pouvaient croire, parce qu’Isaïe a dit ? » C’est parce qu’il veut, par plusieurs exemples, faire parfaitement connaître la vérité de l’Écriture et montrer que les choses qu’elle a prédites ne sont point arrivées d’une autre manière qu’il ne les a rapportées. Afin qu’on ne dît pas : Pourquoi Jésus-Christ est-il venu ? Est-ce qu’il ne savait pas que les Juifs ne croiraient point ? il apporte le témoignage des prophètes, qui ont prédit leur incrédulité. Mais si Jésus-Christ est venu, c’est afin que les Juifs n’eussent aucune excuse de leur péché.
Le prophète n’a prédit ces choses que parce qu’elles devaient infailliblement s’accomplir, et il ne les aurait point prédites, si l’accomplissement n’en eût été sûr et infaillible. Or, ces choses devaient sûrement arriver, parce que les Juifs étaient incorrigibles. Ce mot : « Ils n’ont pas pu », signifie : ils n’ont pas voulu. Et n’en soyez pas surpris, car Jésus-Christ dit encore dans un autre endroit : « Qui peut comprendre ceci, le comprenne ». (Mt. 19,12) Il a coutume de mettre ainsi souvent le pouvoir pour la volonté. Et encore : « Le monde ne peut vous haïr ; mais pour moi, il me hait ». (Jn. 7,7)
Et même parmi nous, cette coutume où l’on est de dire : je ne puis aimer un tel ; cet homme ne peut devenir bon, ne marque que la force et l’empire qu’a sur nous la volonté. Et encore : que dit le prophète ? « Si un Éthiopien peut changer sa peau, et un léopard la variété de ses couleurs, ce peuple aussi pourra faire le bien, lui qui n’a appris qu’à faire le mal ». (Jer. 13,23) Ce n’est pas qu’ils ne pussent point embrasser la vertu et faire le bien, mais c’est parce qu’ils ne le voulaient point, que le prophète dit qu’ils ne le pouvaient pas. Au reste, l’évangéliste, veut dire ici que le prophète ne pouvait point mentir ; ce n’est pas à dire qu’il leur fût impossible de croire. Il pouvait arriver que, quoiqu’ils crussent, le prophète fût véritable : car s’ils eussent dû croire, alors il n’aurait pas prédit qu’ils ne croiraient point. Pourquoi donc, direz-vous, ne s’est-il pas expliqué en ces termes ? Parce que l’Écriture a certaines façons de parler qui lui sont propres, et c’est à quoi il faut avoir égard. Enfin Isaïe a dit ces choses, lorsqu’il a vu sa gloire. La gloire de qui ? Du Père.
Pourquoi saint Jean parle-t-il du Fils, et saint Paul du Saint-Esprit ? Ce n’est pas pour confondre les personnes, mais c’est pour montrer que leur dignité est égale et la même. Ce qui est au Père, est au Fils, et ce qui est au Fils, est au Père. (Jn. 17,10) Cependant Dieu a dit bien des choses par ses anges, et néanmoins personne ne dit : Comme – a dit l’ange ; mais bien : Dieu a dit ; parce que ce que Dieu a dit par ses anges, appartient à Dieu, et que ce qui est à Dieu n’appartient pas de même aux anges. Mais l’apôtre dit que les paroles qu’il prononce sont du Saint-Esprit.
« Isaïe a parlé de lui ». Qu’a-t-il dit ? « Je suis le Seigneur assis sur un trône sublime », etc. (Is. 6,1) II appelle donc ici cette vision une gloire : il a dit qu’il a vu de la fumée, qu’il a entendu de profonds mystères, qu’il a vu des séraphins sortir du trône, des éclairs que ces puissances mêmes ne pouvaient fixement regarder. « Et il a parlé de lui ». Qu’a-t-il dit ? Qu’il a entendu une voix qui disait : « Qui enverrai-je, et qui ira ? « Me voici, dis-je alors, envoyez-moi. Le Seigneur me dit : Vous écouterez de vos oreilles, et vous n’entendrez point, et voyant, vous verrez, et vous ne discernerez point. Car le Seigneur a aveuglé ses yeux et endurci son cœur, de peur que ses yeux ne voient, et que son cœur ne comprenne ». (Id. 8, 9, 10) Il se présente ici une difficulté apparente, qui pourtant, si l’on y fait bien attention, n’en est point une. Car, ainsi que le soleil,.s’il fait fermer les yeux à ceux qui les ont faibles, ne les leur fait pas fermer par sa propre nature, mais parce qu’ils les ont faibles ; de même Dieu ne rend pas sourds ceux qui n’écoutent point sa parole. C’est ainsi, c’est en ce sens qu’il est dit que le Seigneur a endurci le cœur de Pharaon, et cela arrive également à ces esprits indociles et rebelles qui résistent à la parole de Dieu. Au reste, c’est là une façon de parler de l’Écriture, comme celles-ci : « Dieu les a livrés à un sens dépravé (Rom. 1, 28) » ; et ces paroles : « Le Seigneur votre Dieu a distribué aux nations » (Deut. 4,19 ; LXX) : c’est-à-dire, a permis, a laissé. L’Écriture, en cet endroit, ne fait point agir Dieu, mais elle marque que c’est par leur méchanceté que les nations ont fait le mal. Car, lorsque nous sommes abandonnés de Dieu, nous sommes livrés au diable ; étant livrés au diable, nous sommes accablés de toutes sortes de maux. C’est donc pour remplir l’auditeur d’effroi, que l’Écriture dit : « Le Seigneur a endurci », et : « il a livré ».
En effet, que non seulement Dieu ne livre point, mais encore qu’il n’abandonne point, si nous ne voulons nous-mêmes être abandonnés, en voici la preuve ; écoutez ce qu’il dit : « Ne sont-ce pas vos péchés qui font une séparation entre vous et moi ? » (Is. 59,2) Et encore : « Ceux qui s’éloignent de vous périront ». (Ps. 72,26) Osée dit : « Vous avez oublié la loi de votre Dieu, et je vous oublierai aussi ». (Os. 4,6) Et Jésus-Christ dit lui-même dans son Évangile : « Combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, et tu ne l’as pas voulu ! » (Lc. 13,34) Isaïe dit encore : « Je suis venu, et je n’ai trouvé personne ; j’ai appelé, et personne ne m’a a entendu ». (Is. 50,2) L’Écriture dit ces choses, pour nous montrer que c’est nous-mêmes qui sommes les premiers auteurs et de notre abandon et de notre perte. Dieu non seulement ne veut point nous abandonner, mais encore il ne veut pas nous punir ; et quand il punit, il ne faut point s’en prendre à sa volonté : « Je ne veux point la mort du pécheur, dit le Seigneur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive ». (Ez. 18,32) Jésus-Christ a versé des larmes sur la ruine de Jérusalem, de même que nous pleurons nos amis.
3. Ces vérités nous sont parfaitement connues, mes frères : faisons donc tous nos efforts pour ne nous point séparer de Dieu. Appliquons-nous à prendre soin de nos âmes, à exercer la charité fraternelle, et ne déchirons point nos membres : car déchirer ses membres, c’est l’action d’un furieux et d’un fou. Au contraire, ayons-en d’autant plus de soin que nous les voyons dans un état plus triste et plus fâcheux. Souvent, en effet, nous voyons des personnes attaquées de maladies douloureuses et incurables ; mais alors nous ne cessons point d’appliquer des remèdes à leurs maux. Et qu’y a-t-il de pire que d’avoir la goutte aux mains et aux pieds ? Coupons-nous pour cela ces membres ? Non certes : mais il n’est rien que nous ne fassions pour soulager du moins la douleur, si nous ne pouvons guérir le mal. Conduisons-nous de même à l’égard de nos frères dans les maladies spirituelles : sont-ils possédés d’une passion dangereuse, donnons-leur tous nos soins, et ne nous lassons pas : portons les fardeaux les uns des autres ; c’est ainsi que nous accomplirons la loi de Jésus-Christ (Gal. 6,2), et que les biens qui nous sont promis, nous les obtiendrons, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui la gloire appartient, et au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit il.

HOMÉLIE LXIX.[modifier]


PLUSIEURS NÉANMOINS DES SÉNATEURS MÊMES CRURENT EN LUI, MAIS A CAUSE DES PHARISIENS ILS N’OSAIENT LE RECONNAÎTRE PUBLIQUEMENT, DE CRAINTE D’ÊTRE CHASSÉS DE LA SYNAGOGUE. CAR ILS ONT PLUS AIMÉ LA GLOIRE DES HOMMES QUE LA GLOIRE DE DIEU. (VERS. 42, 43, JUSQU’A LA FIN DU CHAPITRE XII)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. L’avarice est une très-dangereuse maladie. – La substance du Père et du Fils est égale et tout à fait la même.
  • 2. Lorsque Jésus-Christ dit : Je ne suis pas venu de moi-même, il ne détruit pas sa puissance, mais il montre seulement qu’il n’est pas contraire à son Père.
  • 3. Fuir la vaine gloire, son poison se répand partout : ses excès. – Contre le luxe des femmes, s’attacher à orner plutôt l’âme que le corps. – Recommandation de l’aumône. – Les femmes doivent quitter leur luxe, pour pouvoir exhorter avec grâce leurs maris à faire l’aumône.


1. Sans doute nous devons pareillement fuir toutes les passions qui corrompent l’âme ; mais, par-dessus tout, celles qui donnent en outre naissance à une foule d’autres péchés comme l’avarice qui, étant par elle-même une grande maladie, devient encore plus dangereuse, en ce qu’elle est la racine et la mère de tous les maux[33]. Telle est aussi la vaine gloire. En voici un exemple : Les Juifs, dont nous parlons maintenant, se sont égarés de la foi par cette passion de la gloire. Notre évangéliste dit : « Plusieurs des sénateurs mêmes crurent en lui ; mais, à cause des pharisiens, ils n’osaient le reconnaître publiquement, de crainte d’être chassés de la synagogue ». C’est là le reproche que leur avait déjà fait Jésus-Christ, en leur disant : « Comment pouvez-vous croire, vous qui recherchez la gloire que vous vous donnez les uns les autres, et qui ne recherchez point la gloire qui vient de Dieu seul ? » (Jn. 5,44) Ils n’étaient donc pas des sénateurs et des princes, mais des esclaves plongés dans la plus affreuse servitude. Au reste, cette crainte fut dissipée dans la suite. Et nous ne trouvons pas, qu’au temps des apôtres, ils aient été possédés de cette maladie : car alors on vit croire en Jésus-Christ et les princes et les prêtres. La grâce du Saint-Esprit descendant en eux, les rendit plus fermes et plus forts que le diamant.
Comme donc la crainte était ce qui les empêchait de croire, Jésus-Christ leur dit : « Celui qui croit en moi ne croit pas en moi, mais en celui qui m’a envoyé (44) ». Et c’est comme s’il disait : Pourquoi craignez-vous de croire en moi ? La foi passe par moi pour aller à Dieu, comme aussi l’incrédulité. Observez que Jésus-Christ déclare que sa substance est en tout la même que la substance de son Père. Le Sauveur n’a point dit : Celui qui croit en moi, de peur qu’on ne crût qu’il avait en vue seulement ses paroles, et disait une chose également vraie des hommes. Car celui qui croit aux apôtres ne croit point à eux, mais à Dieu. Afin donc de vous faire connaître qu’il parle ici de la foi en sa substance, il ne dit point Celui qui croit à mes paroles, mais celui qui croit en moi. Pourquoi, direz-vous, n’affirme-t-il jamais la réciproque : celui qui croit au Père ne croit point au Père, mais en moi ? Parce qu’ils auraient reparti : Nous croyons au Père et nous ne croyons point en vous, car ils étaient encore trop faibles et trop grossiers. Mais, lorsqu’il adressait la parole à ses disciples, il disait : « Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi ». (Jn. 14,1) Il instruisait autrement ceux-là, parce qu’ils étaient trop faibles et trop grossiers pour entendre ces paroles. Jésus-Christ fait donc voir que ceux qui ne croient point en lui ne peuvent point croire au Père. Et afin que vous ne pensiez pas qu’il dit cela comme s’il parlait d’un homme, il ajoute : « Celui qui me voit, voit celui qui m’a envoyé (45) ».
Quoi donc ? est-ce que Dieu a un corps ? Nullement. Jésus-Christ parle ici de la vision spirituelle, et par là il manifeste la consubstantialité. Que veut dire ceci : « Celui qui croit en moi ? » C’est de même que si quelqu’un disait : Celui qui prend de l’eau d’un fleuve, ne l’ôte pas du fleuve, mais de la source. Disons mieux : cette comparaison est trop faible pour expliquer une chose si grande et si relevée. « Je suis venu dans le monde, moi qui suis la lumière(46) ». Comme le Père est appelé de ce nom de Père, et dans l’ancienne loi et dans la nouvelle, et qu’il se le donne lui-même, saint Paul ayant appris de là à connaître le Fils, l’appelle la splendeur. Jésus-Christ, par ces paroles, fait certainement voir qu’il est dans une grande union avec le Père, ou plutôt qu’il n’y a aucune différence entre le Père et lui ; car il dit que la foi qu’on a en lui, on ne l’a point en lui, mais qu’elle va et passe jusqu’à son Père. Au reste, il s’est appelé la lumière, parce qu’il délivre de l’erreur, et qu’il dissipe les ténèbres spirituelles. « Que si quelqu’un ne m’écoute pas, je ne le « juge point ; car je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour sauver le monde ». Jésus-Christ a dit : « Je ne suis pas venu pour juger le monde (47) », afin qu’ils ne crussent pas que c’était par faiblesse et par impuissance qu’il laissait impunis ceux qui le méprisaient.
2. Ensuite, de peur qu’ayant appris que celui qui croit sera sauvé, et que celui qui ne croit pas n’est point puni[34], ils n’en devinssent plus nonchalants et plus lâches, voyez combien est redoutable le tribunal dont le Seigneur les menace, en ajoutant : « Celui qui e me méprise et qui ne reçoit point mes paroles d’un juge (48) ». Si le Père ne juge personne, et si vous n’êtes pas venu pour juger le monde, qui le jugera ? « La parole que j’ai annoncée sera elle-même le juge qui le jugera ». Comme les Juifs disaient : Il n’est point envoyé de Dieu, Jésus leur parle de la sorte, pour leur faire entendre qu’au dernier jour ils ne tiendront pas ce même langage. Les paroles mêmes, leur dit-il, que je vous annonce maintenant, tiendront lieu d’accusateurs, elles vous convaincront et vous ôteront tout moyen d’excuse et de justification.
« La parole que je vous ai annoncée » quelle parole ? « Que je ne suis pas venu de moi-même, que mon Père qui m’a envoyé est celui qui m’a prescrit par son commandement ce que je dois dire, et comment je dois parler : (49) », et tontes les autres choses. Jésus-Christ ne leur a donc parlé en ces termes, qu’afin qu’ils n’eussent aucun sujet d’excuse. Si cela n’était pas ainsi, qu’aurait-il de plus qu’Isaïe ? Car Isaïe dit la même chose : « Le Seigneur m’a donné une langue bien instruite, pour savoir quand il faut parler[35] ». (50,4 LXX) Qu’aurait-il de plus que Jérémie, qui n’était inspiré et ne recevait ce qu’il devait dire qu’au moment que Dieu l’envoyait ? Qu’aurait-il de plus qu’Ézéchiel ? car ce prophète n’annonça la parole de Dieu aux enfants d’Israël qu’après qu’il eut mangé le livre. (Ez. 3,1) Et encore, si cela n’était pas ainsi, il se trouverait que les Juifs, qui devaient écouter ses paroles, auraient été eux-mêmes la cause de la connaissance et de la science qu’avait Jésus-Christ. Si le Père ne lui a prescrit par son commandement ce qu’il devait dire, qu’en l’envoyant, vous direz aussitôt que Jésus-Christ ne savait rien, avant que le Père l’envoyât. Et quoi de plus impie qu’un pareil sentiment, que de prendre ces paroles à la lettre, au sens que leur donnent les hérétiques, et de ne pas reconnaître la raison pour laquelle le divin Sauveur s’est servi de ces expressions basses et populaires ; à savoir, pour s’accommoder à la faiblesse de ses auditeurs ?
Mais saint Paul dit que ses disciples mêmes comprennent « quelle est la volonté de Dieu », et reconnaissent « ce qui est bon, ce qui est agréable à ses yeux, et ce qui est parfait » (Rom. 12,2) ; et le Fils de Dieu ne l’aura pas connu, jusqu’à ce qu’il ait reçu du Père le commandement de ce qu’il devait dire ? Et comment cela se peut-il ? Ne voyez-vous pas que Jésus-Christ ne dit des choses si basses que pour attirer les Juifs, et pour imposer silence à ceux qui devaient venir après eux ? Le Sauveur parle donc ainsi d’une manière humaine, pour mettre, par cette façon même de parler, ceux qui l’entendent dans la nécessité d’en rejeter le sens littéral, sachant bien que ce n’est point sa nature qui le fait parler ainsi, mais uniquement la nécessité de se proportionner à la portée et à la faiblesse de ses auditeurs : « Je sais que son commandement est la vie éternelle ; ce que je dis donc, je le dis selon que mon Père me l’a ordonné (50) ».
Faites-vous attention, mon cher auditeur, à la bassesse et à la grossièreté de ces paroles ; car celui qui reçoit un commandement n’est point maître de soi-même, et cependant il dit : « Comme le Père ressuscite les morts et leur c rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît ». (Jn. 5,21) Est-ce donc qu’il a le pouvoir de ressusciter ceux qu’il lui plaît, et qu’il n’a pas le pouvoir de dire ce qu’il veut ?
Au reste ; voici ce que Jésus-Christ veut dire par ces paroles : Il n’est pas naturel que le Père dise une chose et moi une autre : « Et je sais que son commandement est la vie éternelle ». Il parle à ceux qui l’appelaient un séducteur, et qui disaient qu’il était venu pour les perdre. Mais quand il dit : « Je ne juge point », il fait voir qu’ils sont eux-mêmes la cause de leur perte. Et il leur déclare presque qu’il les va quitter, et qu’il ne demeurera plus avec eux. Je ne vous ai rien dit comme de moi-même, mais je vous ai toujours parlé comme de la part de mon Père ; s’il descend à des choses basses et grossières, et s’il termine par là son discours, c’est pour arriver à dire : Jusqu’à la fin je vous ai enseigné cette parole ; quelle parole ? « Ce que je vous dis, je vous le dis selon que mon Père me l’a ordonné ». Si j’étais contraire à Dieu, certainement je vous aurais parlé un autre langage, je vous aurais dit qu’il n’y a rien dans mes paroles qui plaise à Dieu, pour m’en rapporter la gloire ; mais je rapporte si bien et si véritablement toutes choses à mon Père, que je ne m’attribue rien en propre. Pourquoi donc ne me croyez-vous pas, moi qui vous dis que j’ai reçu de mon Père ce commandement, moi qui m’attache avec tant de force à détruire la fausse opinion que vous avez de notre antagonisme ? Et comme il est impossible que ceux qui ont reçu un ordre fassent ou disent autre chose que ce que leur a prescrit celui qui les a envoyés, pour exécuter ponctuellement le commandement qu’il leur a fait ; moi de même je ne puis rien faire ou dire autre chose que ce que veut mon Père. « Car ce que je fais, il le fait aussi parce qu’il est avec moi, et mon Père ne m’a point laissé seul ». (Jn. 8,29)
Ne voyez-vous pas que le Fils déclare sans cesse qu’il est immédiatement uni à son Père ? Quand il dit : « Je ne suis pas venu de moi-même », il ne détruit point sa puissance, mais il montre seulement qu’il n’est pas contraire à son Père. Si les hommes sont maîtres de soi, à plus forte raison le Fils unique l’est de lui-même. Ce que dit saint Paul prouve manifestement que cela est véritable, écoutez-le : « Il s’est anéanti lui-même », et : « Il s’est livré pour nous ». (Phil. 2,7) Mais enfin, comme je l’ai dit, la vaine gloire est une passion forte et dangereuse, sûrement elle l’est ; car c’est elle qui a été cause que les uns n’ont point cru, et que les autres ont mal cru, et ont trouvé un prétexte d’impiété dans ce que le Sauveur avait dit à cause d’eux par pure bonté.
3. Fuyons donc la vaine gloire : c’est un monstre qui prend toutes sortes de formes et de figures, qui répand son poison partout, sur les richesses, sur les délices, sur la beauté du corps. C’est elle qui nous fait franchir les bornes du nécessaire. De là ce luxe dans les habits, cette multitude de valets ; de là ce grand mépris du nécessaire, dans nos maisons, dans nos meubles, dans nos tables ; partout le faste règne. Voulez-vous jouir de la gloire ? Faites l’aumône ; alors les anges vous applaudiront, alors vous serez agréables à Dieu. Mais maintenant nous n’avons pour admirateurs que les ouvriers qui travaillent en or, en soie, en laine. Et vous, femmes, ce ne sont point des couronnes que vous emportez, mais des outrages et des malédictions. Cet argent que vous prodiguez à orner votre corps, si vous le distribuiez aux pauvres, quelles louanges, quels applaudissements ne vous attireriez-vous pas ? Vous serez applaudies et louées lorsque vous donnerez aux autres ; mais tant que vous garderez tout pour vous, vous serez dans le mépris. Votre trésor n’est point en sûreté chez vous : mettez-le entre les mains des pauvres, alors il sera à couvert et en toute sûreté. Pourquoi parez-vous votre corps, tandis que votre âme est toute souillée ? Pourquoi n’avez-vous pas autant de soin de votre âme que de votre corps, quand vous devriez en avoir un plus grand soin, ou tout au moins, mes chers frères, un soin pareil ?
Dites-moi, je vous prie, si quelqu’un vous demande ce que vous aimeriez mieux, ou que votre corps fût vigoureux, beau et bien fait et simplement couvert d’étoffes communes et de bas prix, ou qu’il fût estropié, malsain, mais couvert d’étoffes d’or. Ne répondrez-vous pas que vous préféreriez au faste des habits un corps sain, bien fait et bien proportionné ? Quoi ! pour votre corps vous feriez ce choix et pour votre âme vous ne le ferez pas ? Quoi ! votre âme est laide, noire, hideuse, et vous croyez vous embellir, vous relever et vous illustrer par des ornements d’or ? Quelle folie !
Attachez-vous à orner votre intérieur ; ces colliers, faites-en un meilleur usage ; qu’ils servent à parer votre âme. Les parures que vous mettez sur votre corps ne lui servent de rien, ni pour la santé, ni pour la beauté : s’il est noir, elles ne le blanchiront pas ; s’il est laid, elles ne le rendront pas beau. Mais si vous en revêtez votre âme, de noire qu’elle était, elle deviendra aussitôt blanche ; de laide et hideuse, vous la rendrez belle et agréable. Ce n’est point moi qui vous le dis, c’est le Seigneur : « Quand vos péchés seraient comme l’écarlate », vous dit-il, « je les rendrai blancs comme la neige » (Is. 1,18) ; et encore : « Donnez l’aumône et toutes choses vous seront pures ». (Lc. 11,41)
Si vous êtes dans ces bonnes dispositions, vous ne vous rendrez pas belle vous seule, mais encore vous rendrez beau votre mari. Quand vous quitterez le luxe, il n’aura pas de grandes dépenses à faire : alors il perdra cette envie qu’il avait d’amasser, et il sera plus porté à faire l’aumône, et vous pourrez avec confiance lui conseiller de faire ce qui convient. Mais à présent, vous n’en avez pas le pouvoir. Auriez-vous l’assurance et la hardiesse d’exhorter vos maris à faire l’aumône, vous qui consumez la plus grande partie de vos richesses à orner votre corps ? Quittez ce faste, cessez de porter des habits enrichis d’or, et alors vous pourrez hardiment parler de l’aumône à vos maris. Et quand vous ne gagneriez rien, vous aurez du moins la consolation d’avoir entièrement fait de votre côté ce que vous deviez.
Mais, que dis-je ? Il est impossible que vous ne les touchiez pas, lorsque vous les prêcherez d’exemple : « Car, que savez-vous, ô femme, si vous ne sauverez point votre mari ? » (1Cor. 7,16) Comme, si vous continuez à vivre de la sorte, vous aurez à rendre compte à Dieu, et pour vous et pour lui ; de même, si vous renoncez à ce vain appareil, vous obtiendrez une double couronne, vous serez couronnée et comblée de gloire avec votre mari, pendant des siècles infinis, et vous jouirez des biens éternels, que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXX.[modifier]

AVANT LA FÊTE DE PÂQUES, JÉSUS, SACHANT QUE SON HEURE ÉTAIT VENUE DE PASSER DE CE MONDE A SON PÈRE, COMME IL AVAIT AIMÉ LES SIENS QUI ÉTAIENT DANS LE MONDE, IL LES AIMA JUSQU’À LA FIN. (CHAP. 13, VERS. 1, JUSQU’AU VERS. 12)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Bonté de Jésus-Christ envers ses ennemis et envers tous les hommes.
  • 2. Saint Chrysostome a cru que Jésus-Christ lava les pieds de Judas les premiers. — Le lavement des pieds était une admirable leçon d’humilité donnée par le Seigneur à ses apôtres.
  • 3. Avoir soin des veuves et des orphelins.

1. « Soyez mes imitateurs », dit saint Paul, « comme je le suis moi-même de Jésus-Christ ». (1Cor. 11,1) Car il a pris une chair de notre nature afin de nous enseigner la vertu par la chair, « semblable », dit l’apôtre, « à la chair de péché ; et par le péché même, il a condamné le péché dans la chair ». (Rom. 8,3) Et Jésus-Christ dit lui-même : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur ». (Mt. 11, 29) Il nous l’a appris non seulement par ses paroles, mais encore par ses exemples. Les Juifs l’appelaient samaritain, possédé du démon, séducteur, et lui jetaient des pierres. Tantôt les pharisiens ont envoyé des archers pour le prendre, tantôt ils lui ont fait tendre des pièges par d’autres ; souvent ils l’ont eux-mêmes outragé, quoique néanmoins ils n’eussent aucun reproche à lui faire, et qu’au contraire il leur fit fréquemment du bien. Et cependant, après tant d’insultes et d’outrages, il ne cesse point de les assister par ses paroles et par ses œuvres. Un valet le frappe, et il répond : « Si j’ai mal parlé, faites voir le mal que j’ai dit ; mais si j’ai bien t parlé, pourquoi me frappez-vous ? » (Jn. 18,23)

Mais c’est à ses ennemis, c’est à ceux qui lui dressaient des embûches que Jésus a parlé de la sorte ; voyons maintenant comment il en use à l’égard de ses disciples, ou plutôt ce qu’il fait pour un traître. Judas, le plus indigne et le plus détestable de tous les hommes, est reçu au nombre des disciples, mange à la table de son Maître, voit les miracles qu’il opère, en reçoit mille bienfaits, et il commet l’action la plus noire et la plus horrible qu’on puisse imaginer. Il ne lui jette pas de pierres, il ne lui dit point d’injures, mais il le trahit ; voyez cependant avec quelle douceur, avec quelle bonté Jésus-Christ le reçoit ; il lave ses pieds pour le détourner d’une si grande perfidie par ce bon office. Toutefois, s’il l’eût voulu, il pouvait le faire sécher de même que le figuier (Mt. 21,19) ; il pouvait le fendre en deux, de même qu’il fendit les pierres et déchira le voile du temple. (Id. 28,51) Mais le Sauveur ne voulut point user de violence, il ne voulut pas le tirer par force du dessein qu’il avait conçu de le trahir ; voilà pourquoi il lava les pieds de ce malheureux, de ce misérable, que cela ne fit pourtant point rentrer en lui-même.

« Avant la fête de Pâques », dit l’évangéliste, « Jésus sachant que son heure était venue ». Ce ne fut pas seulement alors que Jésus le sut, entendez que c’est alors qu’il fit ce qui va suivre, mais il était instruit depuis longtemps. « De passer ». L’évangéliste appelle la mort de Jésus-Christ un passage. Cette expression est magnifique. Faites-vous attention, mes frères, que le divin Sauveur étant sur le point de se séparer de ses disciples, leur donne des marques d’un plus grand et plus violent amour ? Ces paroles : « Comme il avait aimé les siens, il les aima jusqu’à la fin », signifient : il n’a rien omis de ce que doit faire celui qui aime ardemment. Pourquoi dès le commencement Jésus-Christ n’a-t-il pas témoigné à ses disciples cet ardent amour ? Il leur en donne de plus grands témoignages à la fin de sa vie, pour augmenter leur charité et leur inspirer plus de fermeté et de courage à souffrir les maux qui leur devaient arriver. Au reste, saint Jean dit : « Les siens », par rapport à leur union et leur attachement à Jésus-Christ, car il donne aussi le même nom aux autres hommes par rapport à la création, comme quand il dit : « Les siens ne l’ont point reçu ». (Jn. 1,11)

Pourquoi ces mots : « Qui étaient dans le monde ? » Parce qu’il y avait aussi des siens qui étaient morts, Abraham, Isaac, et plusieurs autres qui n’étaient point dans le monde. Ne remarquez-vous pas que Jésus-Christ est Dieu de l’Ancien et du Nouveau Testament ? Que signifie cette parole : « Il les aima jusqu’à la fin ? » C’est-à-dire, il a persévéré à les aimer, et l’évangéliste dit que c’est là un témoignage d’un grand amour. (Jn. 10, 15) Ailleurs il en produit un autre, à savoir, que Jésus-Christ a donné sa vie pour ses amis, mais cela n’était point encore arrivé. Pourquoi donne-t-il maintenant à ses disciples ces marques de son ardent amour ? Parce que de pareils témoignages dans un temps où il était si illustre et dans une si haute réputation, étaient plus touchants et beaucoup plus admirables, et aussi parce que se séparant d’eux, il a voulu leur laisser un plus grand sujet de consolation. Cette séparation ne pouvait manquer de jeter les disciples dans une profonde tristesse, le Sauveur a la bonté de leur donner une consolation proportionnée.

« Et après le souper, le diable ayant déjà mis dans le cœur de Judas le dessein de le trahir (2) ». L’évangéliste rapporte cette circonstance, tout étonné que son Maître lave les pieds de celui qui a résolu de le trahir. Il fait connaître l’extrême méchanceté de ce perfide, que ne purent retenir ni un repas pris en commun, ce qui est la chose du monde la plus capable de changer un cœur et d’étouffer tous les mauvais sentiments, ni la douceur d’un Maître qui se possède si bien.

« Jésus, qui savait que son Père lui avait mis toutes choses entre les mains, qu’il était sorti de Dieu, et qu’il s’en retournait à Dieu (3) ». C’est encore avec admiration que saint Jean mentionne ceci. Quoi ! Jésus est si grand et d’une nature si relevée et si excellente, qu’il est sorti de Dieu, qu’il retourne à Dieu, et qu’il commande à toutes choses ; et néanmoins il lave les pieds d’un traître, et néanmoins il s’abaisse à une action si humiliante et si disproportionnée à sa dignité !

Quand l’évangéliste dit que le Père a mis toutes choses entre les mains de Jésus, je pense qu’il a en vue le salut des fidèles ; car lorsque Jésus-Christ dit : « Mon Père m’a mis toutes choses entre les mains » (Mat. 2,27), il parle de cette sorte de don ; comme aussi quand il dit ailleurs : « Ils étaient à vous, et vous me les avez donnés » (Jn. 17,6) ; et derechef : « Personne ne peut venir à moi, si mon Père ne l’attire » (Jn. 6,44) ; et : « S’il ne lui a été donné du ciel ». (Jn. 3,27) Voilà ce qu’il veut dire, ou encore qu’il ne doit rien perdre pour cela de son élévation, lui qui est sorti de Dieu, qui retourne à Dieu (Sag. 1), et qui tient tout sous son pouvoir.

Lorsque vous entendez ce mot : « remettre », ne vous figurez rien d’humain : l’évangéliste ne fait qu’indiquer par là l’honneur que Jésus-Christ rend à son Père, et son union avec lui. Comme son Père lui remet, de même aussi il remet à son Père : saint Paul le déclare en disant : « Lorsqu’il aura remis son royaume à son Dieu et au Père », (1Co. 15,21) Le Sauveur parle donc ici d’une manière humaine ; il fait connaître à ses disciples qu’il a pour eux une charité ineffable, qu’il a soin d’eux comme d’un héritage qui lui appartient, et il leur apprend que l’humilité, qu’il dit être aussi le commencement et la fin de la vertu, est la source de tous les biens. Et ce n’est pas en vain que l’évangéliste a mis ces mots : « Il est sorti de Dieu, et il retourne à Dieu » ; c’est pour nous apprendre que Jésus-Christ n’a rien fait qui ne fût digne de celui qui est sorti de Dieu et qui y retourne ; et qu’il a foulé aux pieds le faste et toutes les vanités de ce monde.

2. « Et s’étant levé de table, et ayant quitté ses vêtements (4) ». Remarquez, mes frères, jusqu’où va l’humilité du divin Sauveur : il ne la borne point à laver les pieds de ses disciples, mais il l’étend aussi à bien d’autres choses ; car, c’est après s’être assis, après que tous s’étaient assis, qu’il se leva de table. Ensuite, non seulement il lava leurs pieds, mais il quitta ses vêtements. Et il ne se contenta pas de cela, mais il mit un linge autour de lui, et ce ne fut pas encore assez pour lui ; il remplit lui-même le bassin d’eau, et ne le donna point à un autre à remplir. Il fait tout lui-même ; en quoi il montre et nous apprend que, quand nous faisons ces petites choses en manière de bonnes œuvres, nous ne les devons point faire négligemment ni par manière d’acquit, mais avec beaucoup de zèle.

Il me semble que Jésus-Christ lava premièrement les pieds de Judas, d’après ce que dit l’évangéliste : « Jésus commença à laver les pieds de ses disciples (5) », et sur ce qu’il ajoute : « Il vint à Simon Pierre ; qui lui dit : « Quoi ! vous me laveriez les pieds (6) ? » Avec ces mêmes mains, dit-il, avec lesquelles vous avez ouvert les yeux des aveugles, vous avez guéri les lépreux, vous avez ressuscité les morts ? Ces paroles ont un grand, sens et une grande force. C’est pourquoi il n’a eu besoin que de ce mot : Vous, qui seul exprime et signifie tout.

On peut ici justement demander pourquoi nul n’a fait de difficultés, si ce n’est Pierre seul, quand cette résistance n’eût pas été un médiocre témoignage d’amour et de respect quelle en est donc la raison ? Il me semble que le Sauveur commença par laver les pieds du traître, avant de venir à Pierre, et que les autres après furent avertis. Car par ces paroles : « Il vint donc à Pierre », il est visible que Jésus ne lava les pieds d’aucun autre avant ceux de Judas. Mais l’évangéliste n’est pas un violent accusateur ; il se borne à une insinuation, en disant : « Il commença ». Quoique Pierre fût le premier, il y a toute apparence que le traître, qui était hardi et effronté, s’assit avant son chef. Et, en effet, son insolence s’était déjà fait connaître par d’autres traits, comme lorsqu’il mit la main au plat avec son Maître (Mt. 26,23), et lorsqu’ayant été repris de ses vices, il n’en fut point touché de componction : bien différent de Pierre, qu’une seule réprimande que lui avait faite son Maître longtemps auparavant, pour lui avoir indiscrètement parlé, quoique par un excès d’amour, retint et intimida si fort, qu’ayant quelque chose à lui demander dans la suite, il n’osa lui-même l’interroger, et dans sa crainte s’adressa à un autre. Mais le traître Judas fut souvent réprimandé, et il ne le sentit, et il ne s’en aperçut même pas.

« Jésus étant donc venu à Pierre, Pierre lui dit : Quoi ! Seigneur, vous me laveriez les pieds ? Jésus lui répondit : Vous ne savez pas maintenant ce que je fais, mais vous le saurez ensuite (6, 7) », c’est-à-dire, vous ne connaissez pas le fruit, l’utilité, l’abondante instruction qui revient de cet exemple, ni à quelle humilité il peut porter les hommes. Que répondit Pierre ? Il résiste, il s’oppose encore, et il dit. « Vous ne me laverez jamais les pieds (8) ». Pierre, que faites-vous ? Vous ne vous souvenez pas de ce que vous a déjà répondu votre Maître, lorsque vous lui avez dit : « Épargnez-vous à vous-même tous ces maux[36] ? » (Mt. 16,22) N’avez-vous pas ouï qu’il vous a répondu : « Retirez-vous de moi, Satan ? » (Id. 23) Vous ne vous corrigez pas, et vous vous laissez encore aller à votre humeur vive et bouillante ? Oui, dit-il, car ce que je vois m’étonne et me surprend prodigieusement. Mais Jésus-Christ reprend encore Pierre, et, pour cela, il se sert justement du violent amour qui lui suggérait cette résistance. Comme donc la première fois il lui fit une forte réprimande et lui dit : « Vous m’êtes un sujet de scandale » (Mt. Id) ; de même à présent il lui parle en ces termes « Si je ne vous lave, vous n’aurez point de part avec moi ». Que répond donc cet homme vif et bouillant ? « Seigneur, non seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête (9) ». Il est prompt, il est vif dans sa résistance, il est encore plus vif et plus prompt dans sa soumission. Mais l’un et l’autre part de son amour.

Mais pourquoi Jésus-Christ ne lui a-t-il pas expliqué la raison qu’il avait de laver ainsi les pieds, et lui a-t-il fait des menaces ? Parce qu’autrement Pierre n’aurait point obéi. Si Jésus-Christ avait dit : Laissez-moi faire, je vous apprendrai par cette action à être humble, Pierre aurait mille fois protesté qu’il serait humble, pour empêcher le Seigneur de s’humilier à ce point. Mais maintenant, que dit Jésus-Christ ? Il le menace de ce que Pierre craignait le plus : savoir, d’être séparé de son Maître. C’est lui qui lui demandait souvent où il irait, et lui disait pour cette raison : « Je donnerai ma vie pour vous ». Si, ayant entendu dire à son Maître : « Vous ne savez pas maintenant ce que je fais, mais vous le saurez ensuite », il ne cessa pas de résister ; bien moins aurait-il cédé, s’il avait déjà su de quoi il s’agissait. Voilà pourquoi Jésus lui dit : « Vous le saurez ensuite » ; sachant bien que si Pierre avait connu son intention, il aurait encore résisté davantage. Et Pierre ne dit point : Apprenez-le-moi maintenant, afin que je vous laisse faire ; mais, ce qui marquait plus de vivacité, il n’eut même pas la patience de l’apprendre, et continua à résister. Non, dit-il, « vous ne me laverez point les pieds ». Mais lorsque Jésus l’eut menacé de n’avoir point de part avec lui, il se rendit et obéit sur-le-champ.

Maintenant, que signifie cette parole : « Vous le saurez ensuite ? » En quel temps ? Lorsque vous chasserez les démons en mon nom, lorsque vous me verrez m’élever dans le ciel, lorsque vous aurez appris du Saint-Esprit que je suis assis à la droite de mon Père : vous saurez alors ce que je fais maintenant. Que répondit donc Jésus-Christ ? Comme Pierre avait dit. « Non-seulement les pieds, mais aussi les « mains et la tête », le Sauveur lui dit : « Celui qui a déjà été lavé n’a plus besoin que de se laver les pieds, et il est pur dans tout le reste (10) ». Et pour vous aussi, vous êtes purs, « mais non pas tous. Car il savait qui était celui qui le devait trahir (11) ». S’ils sont purs, pourquoi lavez-vous leurs pieds ? C’est pour vous apprendre à vous abaisser et à vous humilier. Voilà pourquoi le Sauveur a lavé seulement celui des membres qui paraît le plus vil de tous.

Et que signifient ces paroles : « Celui qui a été lavé ? » C’est-à-dire : Celui qui est pur. Mais les disciples étaient-ils purs, eux qui n’étaient point encore délivrés de leurs péchés, qui n’avaient pas encore reçu le Saint-Esprit ? Étaient-ils purs, lorsque le péché dominait encore dans le monde, lorsque l’arrêt de notre condamnation subsistait, lorsque la victime n’avait point encore été offerte ? Comment donc Jésus-Christ les dit-il purs ? Il les dit purs : mais afin que vous ne croyiez pas que, pour être purs, ils fussent entièrement affranchis du péché, il a ajouté. « Vous êtes déjà purs à cause des instructions que je vous ai données » (Jn. 15,3) ; c’est-à-dire, vous êtes purs, en ce sens que vous avez reçu ma parole : vous avez déjà reçu la lumière : déjà vous êtes délivrés des erreurs et des superstitions juives. Le prophète dit : « Lavez-vous, purifiez-vous, chassez la malice de vos cœurs ». (Isa. 1,16) C’est pourquoi, celui qui a fait ces choses, est lavé et pur. Les disciples ayant donc renoncé à toutes sortes de malices, et vivant avec leur Maître dans une grande pureté d’esprit et de cœur, Jésus-Christ les dit purs, selon la parole du prophète : Celui qui a été lavé est déjà pur. Car le Sauveur n’a point en vue ici la pureté légale qui s’acquiert par l’eau et les cérémonies judaïques : il parle de la pureté de conscience.

3. Soyons donc purs nous-mêmes aussi : apprenons à faire le bien. Et qu’est-ce que faire le bien ? « Faites justice à l’orphelin, défendez la veuve » ; et, après cela : « Venez, et disputons[37], dit le Seigneur ». L’Écriture fait souvent mention des veuves et des orphelins : mais nous n’y avons nul égard. Pensez pourtant à la récompense promise. « Quand vos péchés », dit le Seigneur, « seraient comme l’écarlate, je les rendrai blancs comme la neige ; et quand ils seraient rouges comme le vermillon, je les rendrai blancs comme la neige la plus blanche ». Une veuve n’a personne pour la défendre et la protéger ; voilà pourquoi le Seigneur en prend un grand soin. Une veuve est une femme qui, pouvant se remarier, souffre, par crainte de Dieu, les peines et les afflictions de la viduité. Tendons-leur donc la main, nous tous, et hommes et femmes, de peur que nous ne soyons un jour dans la même peine. Que si nous devons y tomber, assurons-nous par là à nous-mêmes la charité d’autrui.

Les larmes des veuves n’ont pas peu de force et de vertu, elles peuvent ouvrir le ciel même. Gardons-nous bien de les insulter, d’augmenter leurs peines et leurs calamités : mais au contraire assistons-les de toutes manières. Si nous le faisons, nous nous procurerons un asile bien sûr, et dans ce monde et dans l’autre. Ce n’est pas ici-bas seulement que ces femmes nous seront d’un grand secours, c’est encore en l’autre vie ; puisque le bien que nous leur aurons fait retranchera et effacera la plus grande partie de nos péchés, et nous fera comparaître avec confiance devant le tribunal de Jésus-Christ. Puissions-nous jouir tous de ce bonheur, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXI.[modifier]


ET JÉSUS REPRIT SES VÊTEMENTS : ET S’ÉTANT REMIS À TABLE, IL LEUR DIT : SAVEZ-VOUS CE QUE JE VIENS DE VOUS FAIRE ? (VERS. 12, JUSQU’AU VERSET 19)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Endurcissement de Judas. – La conduite de Jésus-Christ à l’égard de ses disciples doit faire réfléchir les maîtres qui sont durs envers leurs serviteurs.
  • 2. L’Orateur insiste sur la leçon d’humilité donnée au monde par le Maître du monde.
  • 3. Ce n’est pas celui qui reçoit l’injure qui est malheureux et à plaindre, mais celui qui la fait. – Récompenses qu’auront et celui qui ne s’est point vengé, le pouvant, et celui qui ne le pouvant pas, a retenu sa colère et sa langue. – Celui qui ne se venge point devient semblable à Dieu. – Plus les exemples sont anciens, plus ils sont propres à persuader.: pourquoi. – Noé parfait en son temps. – Joseph, Mule, modèles de douceur et de patience. – Histoire de Joseph. – Pardonner, afin, que Dieu nous pardonne.


1. Tomber dans l’abîme des péchés, c’est, mes très-chers frères, c’est sûrement un terrible malheur[38]. Il est bien difficile alors que le cœur change et se convertisse. Voilà pourquoi il faut, dès le commencement, faire tous ses efforts pour ne pas se laisser tomber dans les pièges du péché[39]. Il est plus aisé de n’y pas tomber que d’en sortir, lorsqu’une fois on est tombé. Voyez Judas : une fois qu’il fut jeté, tous les secours que lui a offerts son Maître sont devenus inutiles et il ne s’est point relevé. Jésus a dit devant lui : « Un de vous autres est un démon » (Jn. 6,71) ; il a dit : « Je ne dis pas ceci de vous tous » (Id. 13,18) ; il a dit : « Je connais ceux que « j’ai choisis ». (Id) Et Judas n’y a point fait attention. Après donc qu’il leur eût lavé les pieds, il reprit ses vêtements, et s’étant remis à table, il leur dit : « Savez-vous ce que je viens de faire ? » Le Sauveur ne parle plus à Pierre seul, mais à tous. « Vous m’appelez votre Maître et votre Seigneur, et vous avez rai« son, car je le suis (13). Vous m’appelez ». Jésus-Christ approuve le sentiment qu’ils ont de lui. Ensuite, de peur qu’ils ne croient que c’est par complaisance pour eux qu’il l’approuve, il ajoute : « Car je le suis ». En citant ainsi leurs paroles, il ôte à l’affirmation ce qu’elle pouvait avoir de choquant, car leur emprunter leurs expressions et se borner à les confirmer, cette conduite n’était pas propre à inspirer de mauvaises pensées ; « car je le suis », dit-il. Ne voyez-vous pas, mes frères, que Jésus-Christ parle plus ouvertement de soi, lorsqu’il s’entretient seul avec ses disciples ? Comme donc il dit : « N’appelez personne sur la terre votre maître, parce que vous n’avez qu’un seul Maître » (Mt. 22,8) ; il dit de même : « N’appelez aussi personne sur la terre votre père ». Au reste, cette parole : un seul maître et un seul père, n’est pas seulement dite du Père, mais encore du Fils ; si Jésus-Christ ne parlait pas de soi, comment aurait-il dit : « Afin que vous soyez enfants de la lumière ? » (Jn. 12,36) Et encore, s’il appelait Maître le Père seul, comment parlerait-il en ces termes : « Car je le suis ? » Comment dirait-il : « Le Christ[40] est votre seul docteur, votre seul Maître ? »
« Si donc », dit-il, « je vous ai lavé les pieds, moi qui suis votre Seigneur et votre Maître, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres. Je vous ai donné l’exemple, afin que, pensant à ce que je vous ai fait, vous fassiez aussi de même (14) ». Mais ce n’est point là une même chose, il est le Maître et le Seigneur, et vous, vous êtes tous des serviteurs les uns des autres. Que veut donc dire ce mot : « De même ? » Avec le même soin et la même affection. Voilà pourquoi le Sauveur nous donne de grands exemples, afin que nous fassions du moins les petites choses. Les exemples que donnent les maîtres aux enfants qu’ils instruisent sont de même, écrits dans les plus beaux caractères, afin qu’ils tâchent de les imiter, quoiqu’imparfaitement.
Où sont-ils maintenant ceux qui ne font aucun cas de leurs frères en servitude ? Où sont-ils ceux qui veulent être honorés ? Jésus-Christ a lavé les pieds d’un traître, d’un sacrilège et d’un larron, lors même qu’il allait le trahir ; il le fait asseoir et manger à sa table, lorsqu’il n’y avait nulle espérance d’amendement et de repentir, et vous, vous avez de hauts sentiments de vous-mêmes et vous vous enflez d’orgueil ? Lavons-nous les pieds les uns aux autres, dit le Sauveur, lavons même ceux de nos serviteurs. Et qu’y a-t-il de si grand à laver même les pieds de nos serviteurs ? Parmi nous toute la différence entre le libre et l’esclave n’est que de nom, mais à l’égard de Jésus-Christ, elle est réelle et véritable. Il est le Seigneur par nature, et nous, par nature, nous sommes des serviteurs et des esclaves, et cependant celui qui est le vrai Seigneur n’a pas dédaigné de faire une action si basse et si humiliante. Mais aujourd’hui il faut se tenir pour content si nous traitons des hommes libres comme des serviteurs et des esclaves achetés au marché.
Que répondrons-nous un jour, nous qui, ayant devant les yeux de si grands exemples de modération et de patience, ne les imitons pas, nous qui en sommes totalement éloignés, nous qui sommes si hauts et si enflés d’orgueil, qui ne rendons pas aux autres ce que nous leur devons ? Dieu nous a faits débiteurs les uns des autres, il a commencé par payer le premier nos grandes dettes, et il ne nous a laissé que la charge d’acquitter les plus petites. En effet, quand il nous a lavé les pieds, il était notre Seigneur ; mais nous, si nous faisons de même, c’est à nos compagnons que nous le faisons. Jésus-Christ nous le fait clairement entendre en disant : « Si donc je vous ai lavé les pieds ; moi qui suis votre Seigneur et votre Maître ». Et encore : « Vous fassiez aussi de même ». On devait s’attendre à ce que le Seigneur dît : À combien plus forte raison devez-vous en faire de même, vous qui n’êtes que des serviteurs ; mais il laisse le soin de tirer la conclusion à la conscience de ceux qui l’écoutent. Mais pourquoi le Sauveur lava-t-il alors les pieds de ses disciples ? Parce qu’ils devaient recevoir des honneurs, les uns plus grands, les autres moins considérables.
2. Afin donc que les disciples ne s’élèvent pas au-dessus des autres, et qu’ils ne disent pas comme auparavant : « Qui est le plus grand ? » (Mt. 18,1), et aussi qu’ils ne conçoivent pas d’indignation les uns contre les autres (Mt. 20,24), Jésus-Christ réprime toutes ces pensées d’orgueil, en disant : Quelque grand que vous soyez, vous ne devez pas vous élever au-dessus de votre frère. Le Sauveur n’a point dit, ce qui était et plus grand et plus fort : Si j’ai lavé les pieds d’un traître, est-ce quelque chose de si admirable que vous laviez les pieds de vos compagnons ? Mais, comme il venait de laver réellement les pieds d’un traître, il laisse cela au jugement de ceux qui en avaient été les témoins. C’est aussi pour cette raison qu’il a dit : « Celui qui fera et enseignera, sera grand dans le royaume des cieux ». (Mt. 5,19) Car c’est véritablement enseigner, que d’enseigner par les œuvres. En effet, quel faste, ce que venait de faire le Seigneur, n’aurait-il pas abattu, quelle ostentation cet acte n’aurait-il pas étouffée ?
Celui qui est assis sur les chérubins lave les pieds d’un traître ; et vous, d homme, vous qui n’êtes que cendre, que terre, que poussière, vous vous élevez d’orgueil, et vous avez une haute opinion de vous-même ? Que si vous voulez vous élever, venez, je vous montrerai le chemin ; car vous ne le connaissez pas. S’attacher aux choses présentes comme à de grandes choses, c’est avoir l’esprit petit et l’âme basse Comme les petits enfants n’ont de désirs et d’ardeur que pour des bagatelles, pour des boules, des toupies, des osselets, et qu’ils ne sont même pas capables de penser à rien de sérieux ; à rien de grand ; de même celui qui s’adonne à la vraie, philosophie ne fera nul cas des choses présentes. Il ne désirera donc pas de les acquérir, ou que d’autres les lui donnent. Mais l’homme qui ne s’applique pas à cette étude, s’attachera d’affection et de cœur à des toiles d’araignées, à des ombres, à des songes, et aux choses les plus viles et les plus abjectes.
« En vérité, en vérité, je vous le dis : Le serviteur n’est pas plus grand que le maître et l’envoyé n’est pas plus grand que celui a qui l’a envoyé (16). Si vous savez ces choses, q vous serez heureux, pourvu que vous les pratiquiez (17). Je ne dis pas ceci de vous tous : mais il faut que, cette parole de l’Écriture soit accomplie : Celui qui mange, du pain avec moi ; lèvera le pied contre moi (18) ». Jésus-Christ répète encore ici ce qu’il a dit auparavant : Si le serviteur, dit-il, n’est pas plus grand que son maître, si l’envoyé n’est pas plus grand que celui qui l’a envoyé, et si j’ai fait cette action, si j’ai lavé vos pieds, à plus forte raison il faut que vous fassiez de même. Ensuite, de peur que quelqu’un ne repartît : Pourquoi parlez-vous de la sorte maintenant, nous n’en voyons pas la raison ? il a ajouté : Je ne vous dis pas ceci, comme si vous ne le saviez pas ; mais c’est afin que vous montriez par vos œuvres que vous le savez. Véritablement tous savent, mais tous ne font pas. Voilà pourquoi le Sauveur dit : « Vous serez heureux, pourvu que vous pratiquiez ces choses ». Encore que vous les sachiez, je vous les répète très-souvent, pour vous porter à les mettre en pratique. Les Juifs les savent aussi, mais ils ne sont pas heureux, parce que ce qu’ils savent, ils ne le font pas.
« Je ne dis pas ceci, de vous tous ». Ah ! quelle patience ! Le Sauveur ne fait point encore des reproches à ce traître, mais il couvre son crime, pour lui donner le temps de faire pénitence ! Et il le reprend, sans néanmoins paraître le reprendre, en disant : « Celui qui mange du pain avec moi, lèvera le pied contre moi ». Il me semble que Jésus-Christ a dit : « Le serviteur n’est pas plus grand que son maître », afin que si un serviteur, ou quelque autre, vile personne, outrage et offense quelqu’un, celui-ci ne se trouble point, considérant ce qu’a fait Judas : Judas, qui, ayant reçu de si grands biens de son Maître, le paie de tant d’ingratitude ! Voilà pourquoi Jésus-Christ a ajouté : « Celui qui mange du pain avec moi ». Et passant sur tous les autres bienfaits, il ne lui reproche que ce qui pouvait l’arrêter et le couvrir de confusion. Celui que je nourrissais, celui qui mangeait à ma table, dit-il, c’est celui-là même qui me trahit. En un mot, le Sauveur disait ces choses afin d’apprendre à ses disciples à faire du bien à ceux qui leur feraient du mal, ceux-ci demeurassent-ils incorrigibles.
Au reste, après avoir dit : « Je ne dis pas ceci de vous tous » ; pour ne les pas jeter tous dans la crainte et dans l’effroi, Jésus-Christ sépare enfin Judas des autres, et le désigne par ces paroles : « Celui qui mange du pain avec moi ». Car ces mots : « Je ne dis pas ceci de vous tous », ne désignaient absolument personne en particulier ; c’est pourquoi il a ajouté : « Celui qui mange du pain avec moi », déclarant à ce malheureux que sa trahison lui était parfaitement connue : et rien n’était plus capable de le détourner de son dessein. Le divin Sauveur n’a point dit Judas me trahit, mais : « Il a levé le pied contre moi », pour faire connaître sa fourberie et les pièges qu’il lui tendait secrètement.
3. Enfin, mes frères, ces choses sont écrites pour notre instruction, afin que nous ne nous mettions point en colère contre ceux qui nous font une injure, et que nous nous bornions à les reprendre et à les plaindre. Car ce ne sont pas ceux qui sont offensés, mais ceux qui offensent, qui sont dignes de larmes. Un ravisseur du bien d’autrui, un calomniateur, et tous ceux qui font du mal, se font un très-grand tort à eux-mêmes. Mais à nous, ils nous procurent de très-grands biens, si nous ne nous vengeons point. Par exemple, un voleur vous a ravi votre bien, vous en avez rendu grâces à Dieu, et vous lui avez rapporté toute la gloire de votre patience : par cette action de grâces, vous avez mérité une infinité de récompenses, de même que ce malheureux s’est préparé un feu immense et éternel.
Mais si quelqu’un dit : Où est mon mérite ? Je n’ai pu me venger par faiblesse et par impuissance, je lui répondrai : Vous auriez pu vous fâcher, vous mettre en colère : il est en notre pouvoir de maudire celui qui nous a offensé, celui qui nous a fait du mal ; il est en notre pouvoir de lancer mille imprécations contre lui, d’en parler mal, et de le perdre de réputation. Vous n’en avez rien fait, vous avez su vous posséder, vous aurez la récompense que mérite celui qui ne s’est point vengé : car il est constant que, eussiez-vous pu le faire, vous ne l’auriez point fait. Un homme qui se sent offensé, se fait des armes de tout ce qui se présente ; s’il ne souffre pas patiemment l’injure qu’on lui a faite, il s’en venge par des malédictions, par des paroles injurieuses et outrageantes, par des embûches. Si donc vous ne vous abstenez pas seulement de toutes ces choses, mais encore si vous priez Dieu pour celui qui vous a offensé, par cette conduite vous devenez semblable à Dieu, qui vous dit : « Priez pour ceux qui vous persécutent, afin que vous soyez semblables à votre Père qui est dans les cieux ». (Mt. 5,44-45)
Ne voyez-vous pas, mes frères, quel gain, quel profit nous retirons des injures ? Rien ne plaît tant à Dieu que de ne point rendre le mal pour le mal, que dis-je, le mal pour le mal[41]? Il nous est ordonné de faire tout le contraire, d’obliger ceux qui nous offensent, de prier pour eux. Voilà pourquoi Jésus-Christ comblait de bienfaits celui qui le devait trahir, il lui lavait les pieds, il lui faisait des reproches en secret, il le réprimandait avec modération et avec douceur, il l’honorait de ses services, de sa table, de son baiser. Et néanmoins Judas n’en est pas devenu meilleur ; Jésus-Christ n’a pourtant pas cessé de faire ce qui était en lui. Mais, je le vois, mes frères : vous présenter l’exemple du Maître, c’est vous proposer un trop grand modèle : passons à l’exemple des serviteurs, tirons-en notre instruction ; et ce qui aura plus de force, servons-nous ici de l’Ancien Testament, de telle sorte que vous voyiez bien que la rancune est un crime sans excuse. Voulez-vous que je vous propose Moïse pour modèle, ou que je remonte encore plus haut ? Plus les exemples sont anciens, et plus ils nous accablent. Pourquoi ? Parce qu’alors il était plus difficile de pratiquer la vertu. Les hommes alors n’avaient point de lois écrites, ils n’avaient pas les exemples des anciens, mais la nature humaine, nue et sans armes, combattait par elle-même, par ses propres forces ; elle était obligée de naviguer sans lest sur la vaste mer de ce monde. Voilà pourquoi l’Écriture, faisant l’éloge de Noé, ne dit pas simple ment qu’il était parfait, mais elle ajoute : « Au a milieu des hommes qui vivaient alors ». (Gen. 6,9) Par là, elle fait voir que c’était dans un temps où il y avait bien des obstacles à surmonter ; d’autres, dans la suite, se sont signalés ; Noé pourtant sera honoré à l’égal des plus grands, vu le temps où il était parfait.
Qui donc avant Moïse a été doux et patient ? Le bienheureux Joseph, ce brave et généreux athlète, qui ayant brillé par sa chasteté, ne se signala pas moins par sa patience. Joseph fut vendu par ses frères, à qui il n’avait fait aucun mal ; ou plutôt il avait été pour eux le serviteur le plus empressé, et ils l’outragèrent par un blâme injurieux ; mais Joseph ne se vengea point, quoiqu’il eût toute l’affection de son père : et il fut leur porter du pain dans le désert ; ne les trouvant pas, il ne s’impatienta point, il ne s’en retourna pas. S’il eût voulu se venger, l’occasion était belle : mais au con traire, il eut toujours un cœur de frère pour ces bêtes féroces, pour ces âmes barbares et inhumaines. Puis, jeté dans une prison, lorsqu’on lui en demanda le sujet, il ne dit aucun mal de ses frères, mais seulement : je n’ai rien fait ; et « j’ai été enlevé par fraude de la terre des Hébreux ». (Gen. 40,15) Et dans la suite, aussitôt qu’il fut élevé en dignité et en puissance, il leur donna du pain, les tira de leur misère, les arracha à une infinité de maux : car si nous veillons, si nous sommes attentifs sur nous-mêmes, la méchanceté du prochain n’est point capable de nous détourner de la vertu. Mais ses frères en avaient usé à son égard d’une manière bien différente : ils l’avaient dépouillé de sa robe, ils avaient voulu le faire mourir, et ils lui avaient reproché le songe qu’il leur avait raconté ; et encore qu’il leur eût apporté de quoi manger, ils cherchaient à lui ôter la vie ou la liberté. (Gen. 37) Ils mangeaient et laissaient mourir de faim leur frère, qu’ils avaient dépouillé et jeté dans une citerne : est-il rien de plus barbare et de plus inhumain ? N’étaient-ils pas plus cruels que des assassins ? Ils le tirèrent ensuite de la citerne, mais ce fut pour l’exposer à mille morts, en le vendant à des hommes barbares et féroces, qui devaient l’emmener chez un peuple barbare.
Élevé sur le trône, Joseph, non seulement ne se vengea point de ses frères, mais encore il excusa leur crime, autant qu’il le pouvait, attribuant tout ce qu’ils avaient fait, non à leur méchanceté, mais à un ordre particulier de la divine Providence. Et s’il fit quelque chose contre eux, ce ne fut point par un dessein de vengeance, mais par feinte, pour les sonder et découvrir leurs sentiments pour son frère Benjamin. Et dès qu’il a reconnu qu’ils le défendent et le protégent, son cœur ne pouvant plus se déguiser, les larmes lui coulent aussitôt des yeux, il embrasse ses frères, comme s’il en eût reçu de grands bienfaits, lui à qui ils avaient voulu jadis ôter la vie : et il les fait tous venir dans l’Égypte, où il les comble de toutes sortes de biens.
Quelle excuse aurons-nous donc un jour, nous qui, vivant après la loi, après la grâce, après de si grandes et si nouvelles leçons de vertu, n’aurons pas même imité celui qui a vécu avant la loi et avant la grâce ? Qui nous délivrera du supplice ? Car rien n’est pire ni plus dangereux que le souvenir des injures. Celui qui devait dix mille talents en est une preuve manifeste : on lui avait d’abord remis sa dette ; mais après, on le força de la payer. (Mt. 18,24) Dieu lui avait remis sa dette par compassion et par miséricorde ; mais sa propre méchanceté, mais sa dureté envers son compagnon, furent cause que le Seigneur lui fit tout payer. Considérons ces choses, mes frères, et pardonnons à notre prochain ses fautes et ses offenses, ou plutôt répondons à ces offenses par des bienfaits, afin que nous puissions obtenir la miséricorde de Dieu, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui la gloire et l’empire appartiennent dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXII.[modifier]


EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ ; JE VOUS LE DIS : QUICONQUE REÇOIT CELUI QUE J’AURAI ENVOYÉ, ME REÇOIT MOI-MÊME : ET QUI ME REÇOIT, REÇOIT CELUI QUI M’A ENVOYÉ. (VERS. 20, JUSQU’AU VERS. 35)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Pourquoi, tous les disciples étant dans la crainte, Jean était couché sur le sein de Jésus.
  • 2. Insensibilité de Judas. – Pourquoi Jésus-Christ avait une bourse.
  • 3. Discours après la Cène. – Ce ne sont pas les miracles, mais c’est la charité qui fait et qui montre les disciples de Jésus-Christ. – Reproches que faisaient les gentils aux chrétiens, et sur les miracles ; et sur la charité. – En quoi les apôtres ont fait paraître leur charité. – Les gentils observent les vices et les fautes des chrétiens, pour se fortifier dans leurs sentiments et se défendre d’embrasser la religion chrétienne.


1. Dieu octroie de grandes récompenses à ceux qui protègent ses serviteurs et qui leur font du bien ; et le profit que nous retirons d’une telle conduite est immédiat. Car Jésus-Christ dit : « Celui qui vous reçoit, me reçoit ; et qui me reçoit, reçoit celui qui m’a envoyé ». Recevoir Jésus-Christ, recevoir son Père, qu’y a-t-il de comparable à ce bonheur ? Mais quel rapport ont ces paroles avec celles qui les précèdent ? qu’ont-elles de commun avec ce qu’a dit auparavant Jésus-Christ ? « Vous serez heureux si vous pratiquez ces choses : celui qui vous reçoit ? » Toutes ces paroles s’accordent fort bien, mais voyez comment. Les disciples devaient sortir de leur patrie, se répandre dans le monde, et souffrir de grands maux ; le divin Sauveur les console par deux arguments : l’un qu’il tire de lui-même, l’autre qu’il emprunte aux autres. Si vous vous appliquez à votre ministère, si vous pensez sagement, dit-il, si vous vous souvenez de moi, et si vous considérez ce que j’ai souffert et tout ce que j’ai fait, vous souffrirez plus facilement le travail et les afflictions ; et non seulement vous vous consolerez par ces réflexions, mais encore par les hommages que vous recevrez de tout le monde. Jésus-Christ marque le premier de ces points, en disant : « Si vous pratiquez ces choses, vous serez heureux » ; l’autre, par ces paroles : « Celui qui vous reçoit, me reçoit ». Il leur a fait ouvrir les maisons de tout le monde, en sorte qu’ils ont été doublement consolés et par la fermeté de leur caractère, et par le zèle de ceux qui les ont honorés.
Jésus-Christ, après avoir donné ces instructions à ses disciples comme devant parcourir le monde entier, pensant que le traître serait privé de l’un et de l’autre, et qu’il ne recevrait aucun de ces avantages ; qu’il serait privé, et de la patience dans les épreuves et des bons offices de ceux qui devaient recevoir ses apôtres, se troubla de nouveau[42]. C’est pour marquer ce trouble, et déclarer quelle en fut la cause, que l’évangéliste ajoute : « Jésus ayant dit ces choses, troubla son esprit, et se déclara ouvertement, en disant : Un d’entre vous me trahira (21) ». Le Sauveur ne le nommant point, les jette tous encore dans la crainte et dans l’effroi (22). Les disciples sont inquiets et en peine, quoiqu’ils ne se sentent coupables d’aucun mal, parce que le jugement de Jésus-Christ leur parait plus sûr que l’opinion qu’ils peuvent avoir d’eux-mêmes ; c’est pourquoi ils se regardaient l’un l’autre. Le Sauveur diminuait la crainte en restreignant la trahison à un seul, mais en disant : « Un d’entre vous », il les troublait et les effrayait tous. Quoi donc ? Ils se regardaient tous l’un l’autre ; mais Pierre, toujours vif et bouillant, « fit signe à Jean (24) ». Car, comme peu de temps auparavant il avait été réprimandé, et avait voulu empêcher son Maître de lui laver les pieds ; comme il est partout entraîné par son amour, et partout ; censuré, voilà pourquoi il est timide et craintif, il ne peut se retenir ; il n’ose point davantage ouvrir, la bouche, mais il cherche à s’éclairer par le ministère de Jean.
Il se présente ici une question digne de notre attention et de nos recherches ; pourquoi, tous étant dans l’inquiétude et dans la crainte, et le chef lui-même dans le trouble et dans la terreur, Jean comme s’il eût été dans la joie, se couche sur le sein de Jésus, et non seulement il s’y repose, mais aussi il y laisse tomber sa tête ; et ce n’est point là seulement la question qui est digne de nos recherches, mais encore ce qui suit. Quoi ? ce que Jean dit tee lui-même : « Le disciple que Jésus aimait ». Pourquoi aucun autre n’a parlé de lui en ces termes ? et d’ailleurs les autres aussi étaient aimés ? Mais celui-ci l’était plus que tous les autres. Que si nul autre n’a parlé de lui en ces termes, et si Jean lui-même est le seul qui l’ait fait, il n’est rien en cela qui nous doive surprendre. Saint Paul, dans l’occasion, en a usé de même, il a dit : « Je connais un homme, « qui fut ravi il y a quatorze ans ». (2Cor. 22,2) Et encore le saint apôtre a raconté beaucoup de choses qui ne lui font pas médiocrement honneur.
Jean entend cette parole : « Suivez-moi » (Mt. 4,21) ; sur-le-champ il quitte ses filets et son père, et il suit : croyez-vous que ce soit là peu de chose ? Et que Jésus l’ait pris avec Pierre, et l’ait mené à l’écart sur une montagne (Id. 17,1) ; selon vous, est-ce là peu de chose ? Et encore qu’il soit entré avec son Maître dans la maison du grand prêtre[43] ? Mais Jean lui-même, quel éloge n’a-t-il pas fait de Pierre ? Il n’a point passé sous silence ces paroles de Jésus-Christ : « Pierre, m’aimez-vous plus que ne font ceux-ci ? » (Jn. 21,15) Partout il le représente vif et bouillant, et sincèrement attaché à son Maître. Au reste, c’est par un grand amour pour Jean que Pierre fit cette demande : « Et celui-ci, Seigneur, que deviendra-t-il ? » (Jn. 21,21)
Nul autre n’a parlé de Jean de la sorte, et Jean lui-même ne l’aurait point fait si l’occasion présente ne l’y eût engagé. Si, après avoir rapporté que Pierre avait fait signe à Jean de demander « qui était le traître », il n’eût rien ajouté, sûrement il nous aurait jeté dans l’inquiétude et dans le doute, et nous aurait mis dans la nécessité d’en chercher la raison ; voilà pourquoi il l’apporte lui-même, en disant : « Il se reposa sur le sein de Jésus ».
Lorsque vous entendez que Jean était couché sur le sein de Jésus, et qu’il était si familier avec son Maître, croyez-vous avoir appris peu de chose ? Mais si vous demandez ce qui lui procurait cet honneur et cet avantage, je vous dirai que c’est l’amour que Jésus avait pour lui ; c’est pourquoi il dit : « Celui que Jésus aimait ». Pour moi, je pense que Jean eut un autre sujet de faire cette question, et que c’était pour se montrer innocent du crime dont le Maître accusait l’un d’entre eux. Voilà pourquoi il interroge hardiment et avec confiance ; et en effet, pour quelle autre raison ne fait-il cette demande que lorsque le chef des apôtres lui fait signe ? C’est afin que vous ne croyiez pas que Pierre s’adresse préférablement à lui, comme étant plus grand que les autres, aussi Jean déclare que c’est à cause que Jésus l’aimait beaucoup.
Pourquoi Jean se reposa-t-il sur le sein de Jésus-Christ ? C’est parce qu’en général les disciples n’avaient pas encore une digne opinion de lui, et à l’égard de Jean il soulageait par là son affliction. Il y a toute apparence qu’ils avaient tous le visage fort triste ; car si leur âme était pleine de trouble et de tristesse, leur visage sans doute l’était beaucoup plus encore. Jésus-Christ les console donc et par ses paroles, et par la réponse qu’il fait à cette demande, et il invite Jean à reposer sa tête sur son sein. Mais remarquez que cet évangéliste est très éloigné du faste et de l’ostentation ; il ne se nomme pas, mais il dit : « Celui que Jésus aimait ». De même que fait saint Paul, lorsqu’il dit : « Je connais un homme qui fut ravi il y a quatorze ans ».
Voici enfin la première fois que Jésus désigne ouvertement le traître, sans toutefois le nommer. Comment ? En disant : « C’est celui à qui je présenterai du pain que je vais tremper (26) ». Cela même est un reproche de la perfidie de Judas, traître envers celui dont il partageait la table et le pain. Que ce repas, pris en commun, n’ait pas eu le pouvoir de le retenir, je le passe ; mais quel homme n’aurait pas été fléchi par ce morceau de pain présenté de la main d’un tel Maître ? Eh bien ! son cœur n’en est point attendri. Voilà pourquoi Satan entra aussitôt dans lui (27), se riant, se jouant de son impudence. Tant qu’il a été du nombre et dans la société des apôtres, Satan n’a osé entrer en lui, et il s’est contenté de l’attaquer du dehors. Mais aussitôt que Jésus-Christ l’a fait connaître et l’a exclu du sacré collège, le démon s’est librement jeté sur lui, et s’en est mis en possession. Judas étant si méchant et si incorrigible, il ne convenait pas qu’il demeurât davantage dans la maison de son Maître. Voilà pourquoi Jésus le chassa ; Satan s’empare alors de ce membre retranché, et le traître quittant les apôtres, sortit de nuit. Jésus lui dit : « Mon ami, faites au plus tôt ce que vous faites (27) ; mais nul de ceux qui étaient à, table ne comprit cela (28) ».
2. Quelle insensibilité ! Comment ne s’est-il pas laissé fléchir, et n’a-t-il pas été couvert de honte et de confusion ? comment est-il devenu plus hardi et plus impudent ? comment est-il sorti ? Au reste, cette parole de Jésus : « Faites au plus tôt », n’est point un ordre ni un conseil ; c’est un reproche, c’est une marque du désir qu’il a que ce malheureux change et se convertisse ; mais son cœur s’étant endurci, le Seigneur l’a abandonné. « Mais », dit l’évangéliste, « nul de ceux qui étaient à table n’a compris cela ». Sur quoi on peut agiter une grande question : comment les disciples ayant demandé : « Qui est-ce ? » Et Jésus ayant répondu : « C’est celui à qui je donnerai le morceau de pain trempé », ils ne comprirent pas encore pourquoi leur Maître avait dit cela. Peut-être répondit-il si bas que personne ne l’entendit. Jean ayant sa tête inclinée sur le sein de son Maître, lui parla peut-être à l’oreille, en sorte que le traître ne fut point découvert peut-être Jésus répondit de manière qu’il ne se fit point entendre. Et alors, malgré ces paroles significatives de Jésus : « Mon ami, faites au plus tôt ce que vous faites », ils ne comprirent point ce qu’il voulait dire.
Jésus-Christ parlait de la sorte, pour faire voir que ce qu’il avait dit aux Juifs sur sa mort, était véritable, savoir : « J’ai le pouvoir de quitter la vie, et j’ai le pouvoir de la reprendre ; et personne ne me la ravit ». (Jn. 10,18) Donc, tant que Jésus-Christ a voulu conserver la vie, personne n’a pu la lui ravir ; mais lorsqu’il a permis qu’on la lui ôtât, alors il a été facile de la lui ôter. C’est aussi pour insinuer toutes ces choses qu’il a dites : « Faites au plus tôt ce que vous faites ». Et à ces paroles, les disciples ne connurent point encore le traître ; ils l’auraient peut-être mis en pièces, s’ils l’avaient connu ; peut-être Pierre l’aurait tué. Voilà pourquoi nul de ceux qui étaient à table ne comprit ce que Jésus avait dit. Quoi ! Jean ne le comprit pas ? Non, Jean ne le comprit pas lui-même ; il ne put penser qu’un disciple fût capable d’une si grande méchanceté et d’une si noire perfidie. Comme ils étaient bien éloignés de se porter à un si grand crime, ils ne pouvaient soupçonner que d’autres en fussent capables. Comme aussi le Maître leur avait dit auparavant : « Je ne dis pas ceci de vous tous (18) », et n’avait jamais dénoncé le coupable ; maintenant, de même, ils ont cru qu’il parlait de quelqu’autre.
« Il était nuit », dit l’évangéliste, « lorsque Judas sortit (30) ». Pourquoi me marquez-vous la nuit ? C’est afin que vous connaissiez la hardiesse et l’effronterie de cet homme, dont le temps même de la nuit n’a pu arrêter la violence. Mais cette circonstance ne le fit point connaître encore. Les disciples donc, saisis de crainte et d’une grande frayeur, étaient dans le trouble, et ils n’avaient point compris le vrai sens de ces paroles : mais « ils pensaient que Jésus avait dit cela à Judas, afin qu’il donnât quelque chose aux pauvres ». Car le divin Sauveur avait grand soin des pauvres, pour nous apprendre à montrer un grand zèle pour le même objet. Et ils avaient raison de penser de la sorte, puisque Judas avait la bourse. Mais, dira quelqu’un : nulle part il n’est dit qu’on ait donné de l’argent à Jésus-Christ. Seulement l’évangéliste rapporte que des femmes qui lui étaient attachées, et qui le suivaient pour écouter sa doctrine, fournissaient de leurs biens de quoi subvenir à sa nourriture et à ses besoins ; mais il ne laisse nullement penser qu’on lui ait jamais donné de l’argent. Pourquoi donc celui qui défend à ses disciples de ne porter avec eux dans leurs voyages, ni sac, ni argent, ni bâton, faisait-il lui-même porter une bourse pour le service des pauvres ? C’est pour vous apprendre que celui même qui n’a rien et qui porte sa croix, doit sur toutes choses avoir un grand soin d’assister les pauvres[44]. Car le Seigneur faisait bien des choses uniquement pour notre instruction.
Les disciples crurent donc que Jésus avait dit cela à Judas, afin qu’il donnât quelque argent aux pauvres. Et néanmoins que le Sauveur ait patienté jusqu’au dernier jour, et qu’il n’ait pas voulu le diffamer, ni le faire connaître jusqu’à ce moment, ce traître n’en a point été touché ni amolli. Nous devons imiter, mes frères, cette douceur et cette charité, quelque grands et énormes que soient les péchés de nos frères, nous ne devons pas les divulguer. Encore plus tard, notre divin Maître donna un baiser à Judas, lorsque celui-ci venait pour le trahir, lorsqu’il se présentait à lui pour commettre l’action la plus noire et la plus horrible ; lorsqu’il venait le prendre pour le livrer à la croix et à la mort la plus ignominieuse ; c’est alors même qu’il lui donne de nouveaux témoignages de sa bonté et de sa miséricorde. Et il appelle cela gloire, pour nous apprendre que ce qui paraît le plus honteux et le plus ignominieux, nous illustre et nous couvre de gloire, lorsque c’est pour Dieu que nous le faisons.
Après donc que Judas fut sorti pour accomplir sa trahison, Jésus dit : « Maintenant le Fils de l’Homme est glorifié (31) ». Relevant par ces paroles l’esprit des disciples, qui était dans l’abattement et dans la consternation, il leur fait voir et les convainc que non seulement ils n’ont pas lieu de s’affliger, mais qu’ils doivent même se réjouir. C’est pour cela qu’au commencement, Pierre « ne connaissant point encore cette véritable gloire » (Mt. 16,22), ne craignit pas de reprendre son Maître. Car, vaincre la mort par la mort même, c’est une grande gloire, et c’est là ce que dit Jésus-Christ de lui-même : « Quand j’aurai été élevé, alors vous connaîtrez qui je suis » (Jn. 8,28) ; et encore : « Détruisez ce temple » (Id. 12,33) ; et derechef : « Il ne leur sera point donné d’autre signe que celui de Jonas ». (Lc. 11,29) Après sa mort, pouvoir faire de plus grandes choses qu’avant sa mort, comment ne serait-ce point là une très-grande gloire ? En effet, afin que les peuplés crussent à la résurrection, les disciples et les prédicateurs de la résurrection ont fait de plus grands prodiges. Disons-le : si Jésus-Christ n’était pas ressuscité, s’il n’avait pas vécu après sa mort, s’il n’eût pas été Dieu, comment ses disciples auraient-ils fait en son nom de si grandes œuvres et de si grands miracles ?
« Et Dieu le glorifiera (32) ». Que veut dire cela : « Dieu le glorifiera en lui-même ? » C’est-à-dire : Il le glorifiera par lui-même et non par une autre ; et il le glorifiera aussitôt, il le glorifiera en même temps avec la croix. Non, dit-il, il ne tardera pas, et ce ne sera pas longtemps après sa résurrection qu’il fera éclater sa gloire ; mais dès qu’il sera attaché à la croix, des signes éclatants et des prodiges paraîtront, et dans le ciel, et sur la terre. On les vit, ces signes éclatants et ces prodiges :1e soleil fut obscurci, les pierres se fendirent, le voile du temple se déchira en deux, plusieurs corps de saints qui étaient dans le sommeil de la mort, ressuscitèrent (Lc. 26,45 ; Mt. 27,54. 52 ; Idem, ibid. 66) ; les Juifs, pour s’assurer du sépulcre, scellèrent la pierre et y mirent des gardes ; et quoiqu’on eût fermé avec une grosse pierre le tombeau où était le corps, ce corps ressuscita et sortit du tombeau. Quarante jours après, les disciples reçurent le Saint-Esprit, et aussitôt ils prêchèrent Jésus ressuscité. Voilà ce que signifie cette parole : « Dieu le glorifiera en lui-même » ; et il le glorifiera incontinent, non par les anges, non par quelque autre puissance, mais par lui-même.
3. Comment Dieu l’a-t-il glorifié par lui-même ? En faisant tout pour la gloire de son Fils. Mais le Fils a fait toutes choses. Ne le voyez-vous pas, mes frères, que Jésus rapporte au Père les œuvres du Fils ?
« Mes petits enfants, je n’ai plus que peu de temps à être avec vous. Vous me chercherez, et comme j’ai dit aux Juifs qu’ils ne pourraient venir où je vais, je vous dis aussi à vous autres que vous ne le pouvez présentement (33) ». Jésus-Christ commence maintenant, après le souper, à entretenir ses disciples de choses tristes : car, lorsque Judas sortit, ce n’était pas le soir, mais la nuit. Comme ceux qui le venaient prendre allaient incessamment arriver, il fallait qu’il leur donnât ses ordres et toutes ses instructions, afin qu’ils n’oubliassent et n’omissent rien de ce qu’ils devaient faire ; ou plutôt le Saint-Esprit les faisait ressouvenir de tout ce que leur Maître leur avait dit (Jn. 14,26) ; il y a même beaucoup d’apparence que plusieurs choses se perdirent alors de leur mémoire, et parce qu’ils les entendaient pour la première fois, et parce qu’ils avaient bien des traverses et des afflictions à essuyer. Ils se laissèrent aller au sommeil, comme le rapporte un autre évangéliste ; et ils étaient en proie à la tristesse, comme le leur dit Jésus-Christ lui-même : « Mais parce que je vous ai dit ces choses, votre cœur a été rempli de tristesse » (Mt. 26,40, 43, 45 ; Jn. 16,6) ; comment donc auraient-ils pu retenir exactement toutes ces choses ?
Mais pourquoi, dans cet état de tristesse et d’accablement, Jésus-Christ les leur disait-il ? C’est parce qu’ils en tiraient un grand profit et un grand avantage qui tournait à sa gloire, lorsque, dans la suite, les voyant visiblement arriver, ils se rappelaient qu’il les leur avait toutes prédites. Mais encore, pourquoi le Sauveur abat-il ainsi l’esprit de ses disciples, en disant : Je n’ai plus que peu de temps à être avec vous ? Ils auraient bien pu répliquer Vous avez raison de dire cela aux Juifs, mais pourquoi nous confondez-vous avec ces ingrats ? Non, il ne les confond point. Pourquoi dit-il donc : « Comme j’ai dit aux Juifs ? » C’est pour les faire souvenir que ce n’est point l’approche du danger qui lui dicte ce langage, et que dès longtemps il est averti ; eux-mêmes en sont témoins, eux qui ont entendu faire ces prédictions aux Juifs. C’est pourquoi il a ajouté : « Mes petits enfants », afin qu’entendant ces paroles : « Comme j’ai dit aux Juifs », ils ne crussent pas qu’il les leur disait de la même manière et dans le même sens. Ce n’a donc point été pour jeter ses disciples dans l’abattement et dans la tristesse, que leur Maître leur a dit cela, mais pour les consoler et les prévenir, de peur qu’ils ne fussent un jour troublés des calamités qui fondraient sur eux à l’improviste.
« Vous ne pouvez venir où je vais ». Par ces paroles, le Sauveur fait connaître que sa mort est une translation et un passage à un meilleur état, en un lieu où les corps périssables ne sont point reçus. Il dit aussi ces choses pour exciter leur amour et le rendre plus vif et plus ardent. Vous le savez, mes frères, lorsque nous voyons partir quelques-uns de nos plus grands amis, l’amour que nous avons pour eux s’enflamme davantage, et surtout si nous les voyons aller dans un pays où nous ne saurions aller nous-mêmes. Encore une fois, Jésus-Christ a dit ces choses, et pour effrayer les Juifs, et pour allumer l’amour de ses disciples. Le lieu où je vais est tel, dit-il, que ni eux, ni vous autres, qui êtes mes plus grands amis, vous n’y pouvez venir ; en quoi il fait aussi connaître sa dignité. « Et je vous le dis présentement », mais différemment à eux, différemment à vous ; c’est-à-dire, je ne vous le dis pas comme à eux, ni pour vous confondre avec eux.
Quand les Juifs ont-ils cherché Jésus ? Quand l’ont cherché les disciples ? Les disciples l’ont cherché lorsqu’ils fuyaient de tous côtés ; les Juifs, lorsqu’ils tombèrent dans une extrême calamité, dans des malheurs inouïs, lorsque leur ville fut prise et que la colère de Dieu les environnant de toutes parts, s’appesantit entièrement sur eux. Jésus-Christ parla donc autrefois de la sorte aux Juifs, à cause de leur incrédulité ; maintenant il parle à vous, disciples, afin de vous préparer aux malheurs qui vous sont réservés.
« Je vous fais un commandement nouveau (34) ». Comme il était vraisemblable que les disciples, entendant ces choses, seraient saisis de peur et d’effroi, ainsi que des gens près d’être absolument abandonnés, leur Maître les console, et, pour les rassurer et les fortifier, il implante dans leur cœur la racine de toutes sortes de biens, savoir, la charité ; comme s’il disait : parce que je m’en vais, vous êtes tristes et abattus ; mais si vous vous aimez les uns les autres, vous serez plus forts et plus courageux. Pourquoi donc ne le leur a-t-il pas dit en ces termes ? Parce que la manière dont il le leur a dit était beaucoup plus utile et plus avantageuse.
« C’est en cela que tous connaîtront que vous êtes mes disciples (33) ». Par ces paroles Jésus-Christ leur déclare que les ayant fondés dans la charité, et marqués de ce signe, rien ne pourra dissiper ceux qu’il s’est ainsi réunis. Au reste, le Sauveur leur a fait cette prédiction après que le traître est sorti et s’est séparé d’eux. Mais pourquoi appelle-t-il nouveau un commandement inscrit dans l’ancienne loi ? C’est parce qu’il l’a rendu nouveau par la manière dont il l’a promulgué ; qu’ayant dit : « Vous vous aimerez les uns les autres », il a ajouté : « Comme je vous ai aimés ». Je n’ai point acquitté une dette, je ne vous ai point aimés en récompense de vos mérites précédents, mais j’ai commencé moi-même le premier à vous aimer, dit-il, et à vous faire du bien ; ainsi il faut que vous, de même, vous fassiez du bien à vos amis, même sans avoir vis-à-vis d’eux aucune obligation. Et sans parler des miracles qu’il leur devait donner le pouvoir de faire, il les distingue par la charité. Pourquoi ? Parce que c’est là principalement ce qui fait, ce qui caractérise les saints ; car la charité est la base de toute vertu. C’est principalement par la charité que nous acquérons tous le salut. C’est là, dit Jésus-Christ, c’est là être mon disciple, et tous vous loueront s’ils vous voient imiter mon amour et ma charité.
Quoi donc ? Ne sont-ce pas plutôt les miracles qui font connaître les disciples de Jésus-Christ ? Nullement. « Car plusieurs diront Seigneur, n’avons-nous pas chassé les démons en votre nom ? » (Mt. 7,22) Et encore : Les disciples étant dans la joie de ce que les démons obéissaient à leur commandement, Jésus leur dit : « Ne vous réjouissez pas de ce que les démons vous sont soumis, mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans le ciel ». (Lc. 10,20) Si les miracles ont converti le monde, c’est que la charité préexistait ; sans la charité il n’y aurait pas eu de miracles. C’est la charité, c’est l’union de tous les cœurs qui a fait la vertu des disciples. S’il y avait eu de la division parmi les disciples, tout aurait été perdu. Et le Sauveur n’a point dit cela seulement pour ses disciples, mais encore pour tous ceux qui croiraient en lui dans la suite, car aujourd’hui même rien ne scandalise tant les gentils que de voir qu’il n’y a point de charité parmi nous ; mais, direz-vous, ils nous reprochent aussi qu’il ne se fait plus de miracles. Il est vrai, mais pas si fortement.
En quoi les apôtres ont-ils fait paraître leur charité ? Ne voyez-vous pas que Pierre et Jean ne se séparent jamais lorsqu’ils vont au temple ? Ne voyez-vous pas quelle affection Paul avait pour ses frères ? et vous doutez encore ? Si les apôtres ont été ornés des autres vertus, ils ont possédé, à plus forte raison, celle qui est la source de tous les biens ; car la charité croît dans l’âme qui est douée de la vertu, elle sèche et périt dans celle où règne l’iniquité. « Lorsque l’iniquité sera très-grande », dit Jésus-Christ, « la charité de plusieurs se refroidira ». (Mt. 24,12) Sûrement les gentils ne sont pas autant gagnés par les miracles que de la vie que nous menons, et rien ne perfectionne la vie comme la charité. Ils ont souvent appelé fourbes ceux qui faisaient (les miracles ; mais ils n’ont pas de prise sur une vie pure et sainte. Avant que la prédication de l’Évangile eût fait de si grands progrès, on avait raison d’admirer les miracles, mais maintenant c’est la vie qui nous doit rendre admirables. Rien ne touche et ne persuade tant les gentils que la vertu ; rien aussi ne leur est un plus grand sujet de scandale que la méchanceté, et cela se conçoit.
Lorsqu’un gentil voit qu’un avare, qu’un ravisseur du bien d’autrui prêche les vertus contraires à ces vices et enseigne ce qu’il ne pratique point lui-même, lorsqu’il voit que celui à qui la loi commande d’aimer ses ennemis se déchaîne contre ses concitoyens comme une bête féroce, il traite nos préceptes de contes et de sottises. Quand il voit qu’aux approches de la mort un chrétien est saisi de crainte et d’effroi, comment recevra-t-il le dogme de l’immortalité ? Quand il verra parmi nous des hommes ambitieux ou possédés d’autres vices et d’autres passions, il demeurera plus ferme dans son sentiment et n’aura que du mépris pour notre religion, car c’est nous, mes frères, c’est nous qui sommes la cause qu’ils persistent dans leur erreur. Depuis longtemps ils n’ont que du mépris pour leurs dogmes et une égale admiration pour les nôtres ; fiais aujourd’hui notre vie et nos mœurs les écartent et les font fuir. En effet, il est aisé de philosopher en paroles, et plusieurs parmi eux ont philosophé de la sorte ; mais ils demandent quelque chose de plus, ils demandent la pratique. Qu’on leur dise : Rappelez-vous nos anciens, ils ne nous écoutent point, ils ne veulent point remonter si haut, ils nous regardent, nous, et ils examinent ce que nous sommes présentement ; montrez-nous, disent-ils, montrez-nous votre foi par vos œuvres[45]. Et c’est ce que nous ne saurions faire. Au contraire, ils nous voient nous acharner contre notre prochain, et le traiter plus cruellement que ne font les bêtes féroces, et ils nous appellent le fléau du monde.
Voilà ce qu’allèguent les gentils pour se défendre d’entrer parmi nous. Aussi nous en porterons la peine, nous serons punis non seulement d’avoir fait le mal, mais aussi d’être cause que le saint nom de Dieu est blasphémé. Jusques à quand serons-nous passionnés pour les richesses, pour les délices ? jusques à quand serons-nous livrés aux autres passions ? Mettons fin à ces désordres, il est temps. Écoutez ce que le prophète dit de quelques insensés. « Mangeons et buvons, car nous mourrons demain ». (Is. 22,13) Véritablement nous ne pouvons pas dire cela de ceux qui vivent aujourd’hui, puisque quelques-uns dévorent eux seuls les biens de tous les autres, comme le leur reproche le même prophète, en disant « Serez-vous donc les seuls qui habiterez sur la terre ? » (Id. 5,8) C’est pourquoi je crains qu’il ne vous arrive quelque grand malheur, et que nous ne nous attirions les plus terribles vengeances du Seigneur. Dieu veuille nous en préserver ! détournons-les donc en nous exerçant à toutes sortes de vertus, pour acquérir les biens futurs, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXIII.[modifier]


SIMON PIERRE LUI DIT : SEIGNEUR, OU ALLEZ-VOUS ? JÉSUS LUI RÉPONDIT : VOUS NE POUVEZ MAINTENANT ME SUIVRE OU JE VAIS, MAIS VOUS ME SUIVREZ APRÈS. (VERS. 36, JUSQU’AU VERS. 7 DU CHAP. XIV)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Vivacité et ardeur de saint Pierre. – L’amour n’est rien sans la grâce. – Chute de saint Pierre prédite. – Saint Pierre, Coryphée ou chef du collège apostolique.
  • 2. Jésus-Christ, pour ne pas attrister ses disciples, leur cachait certaines choses. – Jésus-Christ montre une fois de plus qu’il est égal au Père – Vision se prend pour connaissance.
  • 3. Avoir grand soin de laver toutes les souillures de l’âme : premièrement, c’est le baptême qui les efface, ensuite plusieurs autres moyens. – Le premier, l’aumône. – Qualité qu’elle doit avoir pour être bonne, juste et utile. – Offrir à Dieu une oblation de ses rapines, c’est lui offrir son péché, c’est souiller l’autel et les âmes des saints. – Autel de pierre. – La moindre rapine infecte toutes les richesses. – On se lavait les mains en entrant dans l’église. – Il est indifférent de prier sans avoir lavé les mains. – On fait avec grand soin les petites choses, on néglige les plus grandes. – Faire l’aumône de rapines, c’est un crime. – Il vaut mieux ne point faire des œuvres de miséricorde, que de les faire de nos vols et de nos concussions.


1. L’amour est un grand bien : c’est quelque chose de plus impétueux que le feu, qui s’élève jusqu’au ciel même, et dont rien ne peut arrêter la violence. Pierre, cet homme vif et bouillant, ayant entendu dire à son Maître : « Vous ne pouvez pas venir où je vais », que répond-il ? « Seigneur, où allez-vous ? » Il ne le dit pas tant pour être instruit que par le désir qu’il a de le suivre il n’ose pas dire : Je vais, je vous suis, mais il dit : « Où allez-vous ? » Jésus-Christ ne répond point à ses paroles, mais à sa pensée, comme sa réponse le fait connaître. Et que lui répond-il ? « Vous ne pouvez maintenant me suivre où je vais ». À ces paroles, ne voyez-vous pas que Pierre désirait de suivre son Maître, et que c’est pour cela qu’il lui a demandé où il allait ? Et, chose étonnante, cette réponse : « Vous me suivrez après », ne lui suffit pas pour le retenir, ni pour réprimer la violence de son désir, encore qu’il entende qu’il a lieu d’espérer, mais il se laisse emporter jusqu’à dire : « Pourquoi ne vous puis-je pas suivre maintenant ? Je donnerai ma vie pour vous (37) ». Comme il n’avait plus la crainte d’être le traître, et qu’il était regardé comme un bon et fidèle disciple, il interroge enfin hardiment et avec confiance lorsque tous les autres gardent le silence.
Ah ! Pierre, que dites-vous ? Votre Maître vous dit : « Vous ne pouvez pas », et vous répondez : Je puis ! Vous apprendrez donc, par votre propre expérience, que votre amour n’est rien sans la grâce d’en haut. Et par là on voit clairement que ce fut pour l’utilité de Pierre ; que le Sauveur permit sa chute. Pierre ayant dit avec trop de confiance et de hardiesse : « Je vous suivrai », Jésus-Christ voulut l’instruire en lui faisant connaître sa faiblesse. Or, comme il persévérait dans sa véhémence, Jésus-Christ, à la vérité, ne le porta point, ni le poussa point à le renoncer, mais il l’abandonna, afin qu’il connût sa faiblesse.
Jésus prédit qu’il serait livré et mis à mort. Pierre répondit : « Épargnez-vous à vous-même tous ces maux, cela ne vous arrivera point » (Mt. 26,22) ; il en fut repris, et il ne se corrigea point ; Jésus voulant lui laver les pieds, il s’y opposa et dit : « Vous ne me laverez jamais les pieds ! » (Jn. 13,8) Et encore, son Maître lui dit : « Vous ne pouvez maintenant me suivre », et il répond « Quand même tous vous renonceraient, je ne vous renoncerai point ». (Jn. 13,35) Comme donc il était visible que Pierre tombait dans l’arrogance et ne cherchait qu’à contester, son Maître l’avertit enfin de ne plus disputer ni s’opposer à ce qu’il veut. Saint Luc nous insinue ces choses, en rapportant que Jésus-Christ dit : « J’ai prié pour vous, afin que votre foi ne vienne point à manquer » (Lc. 22,32) ; c’est-à-dire, afin que vous ne périssiez pas entièrement et jusqu’à la fin. Le Sauveur nous apprend aussi qu’il faut pratiquer l’humilité en toutes choses, et il nous fait connaître que la nature humaine n’est rien par soi, « qu’elle n’est en soi que faiblesse et qu’infirmité ». Comme Pierre était toujours prêt à disputer, se laissant emporter à la violence de son amour, Jésus-Christ l’avertit de s’en corriger, de peur que, dans la suite, lorsqu’il aura reçu le gouvernement de tout le monde, il ne tombe dans la même faute ; et il permet sa chute, afin qu’il se connaisse bien lui-même par le souvenir de ce qui lui est arrivé.
Mais voyez combien est grande cette chute Pierre ne renonça pas une ou deux fois son Maître, mais il s’oublia au point de le renoncer trois fois en peu de temps, afin qu’il connût qu’il m’avait point tant aimé son Maître qu’il n’en avait été aimé. Et néanmoins, à celui-là même qui avait fait une si grande chute, Jésus dit encore : « M’aimez-vous plus que ne font ceux-ci ? » (Jn. 21,15) Ce n’est donc pas pour avoir été froid que Pierre est tombé, mais c’est pour avoir été privé du secours d’en haut : Jésus reçoit son amour, mais l’esprit de contradiction qui naît de cet amour, il le retranche et le rejette : Pierre, si vous m’aimez, vous devez vous soumettre et obéir à celui que vous aimez.
Jésus-Christ vous a dit, et à vous et à vos compagnons : « Vous ne pouvez pas » ; pourquoi disputez-vous ? Quoi ! Vous ne concevez pas ce que c’est qu’une négation que Dieu prononce ? Eh bien ! puisque cela ne suffit point à vous convaincre que ce que je déclare impossible ne saurait arriver, vous l’apprendrez par votre renoncement, qui vous a paru d’abord incroyable. L’une de ces choses vous était inconnue : de l’autre, vous aviez une connaissance au fond de votre âme : néanmoins, vous voyez se réaliser cela même à quoi vous ne vous attendiez pas.
« Je donnerai ma vie pour vous ». (Jn. 13,37) Comme Pierre avait entendu dire à son Maître que personne ne peut montrer un plus grand amour qu’en donnant sa vie (Jn. 15,13), aussitôt cet homme plein de feu, dont l’amour est insatiable, saisit cette, parole et croit pouvoir atteindre à ce qu’il y a de plus élevé. Mais Jésus-Christ, pour lui montrer qu’il n’appartient qu’à lui seul de promettre avec infaillibilité un pareil sacrifice, lui repartit : « Le coq ne chantera point que vous ne m’ayez renoncé trois fois (38) » ; c’est-à-dire, tout à l’heure. Et, en effet, le moment n’était plus très-éloigné. C’était fort avant dans la nuit que Jésus disait ces choses, et déjà la première et la seconde veille étaient passées.
« Que votre cœur ne se trouble point. (Ch. 14,1) » Jésus-Christ le dit, parce qu’il y avait toute apparence que ses paroles avaient troublé ses disciples. Si le chef, qui était si zélé et si plein d’ardeur, s’entendit faire cette terrible prédiction, qu’il renoncerait son Maître avant que le coq eût chanté trois fois, il était bien croyable que les disciples devaient être dans une grande affliction, et dans une tristesse capable de briser même des cœurs de diamant. Comme donc la pensée de ces choses ne pouvait manquer de troubler les disciples, et de les jeter dans l’effroi, leur Maître les console en leur disant : « Que votre cœur ne se trouble point » : commençant à montrer par là la vertu et la puissance de sa divinité ; puisque ce qu’ils ont dans le cœur il le connaît, et il le leur découvre publiquement.
« Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi (1) » ; c’est-à-dire, toutes vos afflictions passeront : car, croire en moi et en mon Père, c’est quelque chose de plus fort que toutes les afflictions, et cette foi ne vous laissera point succomber aux épreuves. Le Sauveur ajoute ensuite : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père.(2) ». Comme il a consolé Pierre dans sa tristesse, en disant : « Mais « vous me suivrez après », il console de même ses autres disciples en leur donnant la même espérance. Car, de peur qu’ils ne croient que la promesse qu’il fait, ne regarde que Pierre seul, il dit : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père. Si cela n’était, je vous l’aurais dit, car je m’en vais vous préparer le lieu ». Et c’est comme s’il disait vous serez reçus dans la même maison que Pierre. Il y a là un grand nombre de demeures, et on ne peut pas dire qu’il y ait besoin de préparatifs. Et encore, comme Jésus avait dit « Vous ne pouvez maintenant me suivre », de peur qu’ils ne pensent qu’ils étaient exclus de cette maison, il ajoute : « Afin que là où je suis, vous y soyez aussi (3) ». J’ai, dit-il, un si grand soin de vos demeures, que je les aurais déjà préparées, si elles ne l’étaient depuis longtemps : par là, le divin Sauveur leur fait connaître qu’ils doivent avoir en lui une grande confiance.

2. Ensuite, afin que ses paroles ne leur paraissent pas une flatterie, et qu’ils croient que la chose est réellement telle qu’il la dit, il ajoute : « Vous savez bien où je vais, et vous en savez la voie (4) ». Ne voyez-vous pas, mes frères, de quelle manière Jésus-Christ leur montre qu’il n’a point dit ces choses vainement et témérairement ? Ces paroles : « Vous savez où je vais », Jésus les dit, parce qu’il voyait qu’ils avaient un grand désir de savoir où il allait. En effet, Pierre ne lui avait point demandé « où il allait », pour être instruit, mais pour le suivre. Et comme il avait été repris, comme Jésus-Christ avait montré la possibilité de ce qui paraissait impossible : et aussi l’apparente impossibilité ayant inspiré aux disciples le désir d’apprendre où il allait, Jésus leur dit : « Et vous en savez la voie ». Car, comme au moment où il a dit à Pierre : « Vous me renoncerez », sans que personne en eût dit une seule parole, parce qu’il sonde et qu’il voit ce qui se passe dans les cœurs, il ajoute : « Ne vous troublez point » ; de même ici, en disant : « Vous savez », il a découvert et déclaré le désir de leur cœur, et il leur donne lieu de l’interroger. Mais cette demande : « Où allez-vous ? » Pierre l’a faite par un violent amour, et Thomas, au contraire, dit par crainte : « Seigneur, nous ne savons où vous allez (5) ». Nous ne connaissons pas ce lieu, dit-il, et « comment pouvons-nous en savoir la voie ? »

Remarquez, mes frères, avec quel respect Thomas parle à son Maître. Il n’a point dit Faites-nous connaître ce lieu, mais « nous ne savons où vous allez : » car c’est là ce qu’ils désiraient tous d’apprendre depuis longtemps. Si les Juifs, lorsqu’ils entendaient ainsi parler Jésus, étaient en peine du lieu où il irait, encore qu’ils souhaitassent être délivrés de lui, à combien plus forte raison ceux qui ne voulaient jamais se séparer de lui devaient-ils désirer de l’apprendre ? Mais quoique le respect qu’ils ont pour lui les retienne, cependant leur amour et leur inquiétude l’emportent, et ils font leur demande, Que leur répond donc Jésus-Christ ? « Je suis la voie, la vérité et la vie ; personne ne vient au Père que par moi (6) ». Pourquoi donc, Pierre ayant demandé à son Maître où il allait, ne lui a-t-il pas aussitôt répondu : Je m’en vais à mon Père ; pour vous, vous ne pouvez pas maintenant y venir ? pourquoi fait-il un si long circuit de paroles, pourquoi tant de questions et de réponses ? On comprend qu’il n’ait point découvert la vérité aux Juifs ; mais à ses disciples, pourquoi ne l’a-t-il pas déclarée ? Il a déclaré et à ses disciples et aux Juifs, qu’il était sorti de Dieu, et qu’il retournait à Dieu. (Jn. 13,3 ; 16, 27) Et maintenant il le dit plus clairement qu’auparavant. À la vérité, aux Juifs, il ne s’est pas si ouvertement expliqué. S’il eût dit : vous ne pouvez pas venir à mon Père, ils auraient cru qu’il le disait par vanité et par ostentation. Mais, leur parlant d’une manière obscure, il les tient dans le doute.

Mais, direz-vous, pourquoi a-t-il répondu de même à ses disciples et à Pierre ? Comme il connaissait son esprit vif et bouillant, et qu’il était toujours prêt à presser et à interroger, il lui a fait une réponse obscure pour l’arrêter et pour détourner ses questions. Mais l’obscurité de sa réponse ayant produit l’effet qu’il voulait, il lui découvre de nouveau et plus clairement ce qu’il demandait, car ayant répondu : « Personne ne peut venir où je vais », il ajoute : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père ». Et encore : « Personne ne vient au Père que par moi ». Jésus-Christ ne voulait pas au commencement découvrir ces choses à ses disciples, pour ne les pas jeter dans une trop grande tristesse. Mais après les avoir consolés, il les leur déclare. Car il à beaucoup diminué leur tristesse par la réprimande qu’il a faite à Pierre ; et la crainte qu’ils avaient de s’en attirer une pareille, les rendait alors plus retenus et plus circonspects.

« Je suis la voie ». C’est l’explication de la phrase : « Personne ne vient au Père que par moi » ; et ces paroles : « Je suis la vérité et a la vie », marquent que tout ce qu’il a prédit arrivera infailliblement. Si je suis la vérité, il ne sortira point de mensonge de ma bouche ; si je suis aussi la vie, la mort même ne pourra point vous empêcher d’entrer dans la maison de mon Père. Mais de plus, « si je suis la voie », vous n’aurez pas besoin de conducteur ; si je suis la vérité, je ne dis rien de faux ; si je suis la vie, encore que vous mouriez, vous posséderez les biens que je vous ai promis. Ce que Jésus disait de la voie, les disciples l’ont compris et l’ont confessé ; mais les autres choses, ils ne les comprenaient point ; cependant ils ne lui en ont pas osé demander l’explication, et néanmoins ils ont reçu beaucoup de consolation de l’intelligence de cette parole : « Je suis la voie ». Puis donc qu’il est en mon pouvoir de mener au Père, sûrement vous y viendrez ; car il n’y a point d’autre voie qui vous y puisse mener. Jésus-Christ ayant donc dit auparavant : et Personne ne peut venir à moi, si mon Père ne l’attire » (Jn. 6,44) ; et encore : « Pour moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi » (Id. 12,32) ; et derechef maintenant : « Personne ne vient au Père que par moi » ; il montre qu’il est égal au Père.
Comment donc Jésus-Christ, après avoir dit « Vous savez où j’irai, et vous en savez la voie (4) », ajoute-t-il : « Si vous m’aviez connu, vous auriez aussi connu mon. Père, et vous le connaîtrez bientôt, et vous l’avez déjà vu (7) ? » Dans ces paroles le Sauveur ne se contredit point : les disciples le connaissaient, mais non pas comme il fallait le connaître. Ils connaissaient Dieu, mais ils ne connaissaient point encore le Père. Ils ne l’ont connu que dans la suite, lorsque le Saint-Esprit, descendant sur eux, leur en a donné toute la connaissance. Au reste, voici ce que veut dire Jésus-Christ : Si vous connaissiez mon essence et ma dignité, vous connaîtriez aussi celle de mon Père. « Et vous le connaîtrez bientôt, et vous l’avez déjà vu » ; c’est-à-dire : « Vous le connaîtrez » dans la suite, « vous l’avez vu », vous le voyez par moi, en me voyant.
Jésus-Christ appelle ici vision la connaissance intérieure et spirituelle de l’âme, car ceux que l’on voit « extérieurement », nous pouvons en même temps les voir et ne les pas connaître, mais ceux que l’on connaît, nous ne pouvons pas les connaître et ne pas savoir ce qu’ils sont. C’est pourquoi le Sauveur dit : « Et vous l’avez vu », comme, dit-il, il a été vu des anges mêmes ; mais nul n’a vu sa propre substance, et néanmoins Jésus-Christ dit que les disciples l’ont vue ; entendez ; au degré où ils pouvaient la voir. Il a parlé de la sorte pour vous apprendre que celui qui l’a vu, connaît aussi le Père. En un mot, les disciples le voyaient, non à la vérité dans sa substance pure et simple, mais revêtu de la chair. Ailleurs encore Jésus-Christ appelle la vision la connaissance, comme lorsqu’il dit : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu ! » (Mt. 5,8) Or, le Sauveur appelle purs, non ceux qui s’abstiennent seulement de la fornication, mais ceux qui s’abstiennent de tous péchés, car tout péché souille l’âme.
3. Faisons donc tout ce que nous pouvons pour laver nos souillures. En premier lieu, le baptême les efface, ensuite, beaucoup d’autres différents moyens. Dieu, qui est la clémence et la bonté mêmes, nous a ouvert bien ries différentes voies pour nous purifier. L’aumône est la première. « La foi et l’aumône », dit l’Écriture, « expient les péchés[46] » (Sir. 3,33) ; je dis l’aumône qui n’est point faite d’un bien mal acquis, car celle-ci n’est point une aumône, mais une inhumanité et une cruauté. En effet, que peut-on gagner à dépouiller l’un pour vêtir l’autre ? Il faut commencer par la miséricorde, et c’est là de l’inhumanité. Quand même nous donnerions tout le bien d’autrui, nous n’en retirerions aucun fruit. Zachée nous l’apprend, il dit qu’il apaise la colère de Dieu en restituant au quadruple tout le bien qu’il a pris. (Lc. 19,8) Mais nous, qui commettons mille rapines, nous croyons, par quelques aumônes, apaiser la colère de Dieu, et nous ne voyons pas que nous l’irritons davantage.
Dites-moi, je vous prie, si, prenant dans un carrefour un âne mort et puant, vous le traîniez à l’autel pour en faire un sacrifice, tout le monde ne vous lapiderait-il pas comme un impie et un sacrilège ? Eh bien ! si je prouve qu’un sacrifice fait d’un bien volé est plus exécrable, quelle excuse aurons-nous ? Supposons un bijou, un meuble dérobé n’est-il pas plus infect que cet âne mort ? Voulez-vous l’apprendre, combien est grande l’infection du péché ? Écoutez ce que dit le prophète : « Mes plaies ont été remplies de corruption et de pourriture ». (Ps. 27,5) Pour vous, vous priez Dieu des lèvres d’oublier vos crimes, et par vos fraudes et vos rapines vous faites qu’il s’en souvient toujours, mettant votre péché sur l’autel[47].
Mais ce n’est point là le seul péché que vous commettez ; ce qui est pire, c’est que vous souillez les âmes des saints[48]. L’autel est de pierre, et il est sanctifié : les âmes des saints portent continuellement Jésus-Christ, et vous ne craignez pas d’offrir des oblations si impures ? Nullement, direz-vous : ce n’est point de cet argent que je les offre, mais d’un autre. Excuse absurde et ridicule. Eh ! ne savez-vous pas encore que si une goutte d’injustice tombe sur une masse d’argent, elle la corrompt entièrement ? Comme, si l’on jette du fumier dans une fontaine d’eau pure, on gâte toute l’eau ; de même si, dans les richesses, il se mêle de la rapine, cette rapine les infecte totalement.
Quoi donc ? nous nous lavons les mains en entrant dans l’église, et nous ne purifions pas notre cœur ? Sont-ce les mains qui parlent, qui prononcent les cantiques de louanges ? c’est au cœur à proférer ces saintes paroles, c’est lui que Dieu regarde : s’il est souillé, la pureté du corps ne sert de rien. Quel fruit, quel avantage retirerons-nous de laver les mains du corps, si nous laissons dans l’impureté les mains de l’âme ? Voici ce qui est étonnant, et à quoi vous devez faire attention voici ce qui renverse tout, et met tout dans la confusion : c’est que, nous attachant scrupuleusement à faire avec soin les petites choses, nous négligeons les plus grandes. Prier, sans avoir lavé ses mains, certes, cela est indifférent : mais prier, sans avoir purifié sa conscience, c’est le plus horrible de tous les maux. Écoutez ce que dit le prophète aux Juifs, qui étaient fort soigneux de laver ces sortes de souillures corporelles : « Purifiez votre cœur « de sa corruption. Jusques à quand les pensées de vos travaux[49] demeureront-elles en vous ? » (Jer. 4,14) Purifions-nous ainsi nous-mêmes, non avec la boue, mais avec l’eau pure ; par l’aumône, non par l’avarice. Commencez par vous abstenir de toute rapine, et alors vous ferez l’aumône. « Détournons-nous du mal, et faisons le bien a. (Ps. 36,28) Retenez vos mains loin de la rapine, et ensuite étendez-les, ouvrez-les pour faire l’aumône. Mais si des mêmes mains avec lesquelles nous dépouillons les uns, nous revêtons les autres, quand bien même nous n’userions pas pour cela des biens que nous avons pillés, nous n’éviterons point pour cela le supplice. Car, de cette façon, la matière du sacrifice de propitiation[50] devient matière d’iniquité.
Sûrement il vaut mieux ne point faire d’œuvres de miséricorde, que de les faire de cette sorte. Il eût été plus avantageux à Caïn de ne rien offrir du tout. Or, si Caïn, pour avoir offert ce qu’il avait de moindre prix, a offensé Dieu, celui qui fait l’aumône du bien d’autrui, comment n’irritera-t-il pas sa colère ? Je vous ai défendu, dit le Seigneur, de ravir le bien d’autrui, et vous voulez m’honorer en m’offrant vos rapines ? Quels sentiments avez-vous de moi ? Croyez-vous que de pareilles offrandes me puissent être agréables ? Le Seigneur vous dira donc : « Vous avez cru, ô homme plein d’iniquité, que je vous serai semblable. Je vous reprendrai sévèrement, et je mettrai vos péchés devant vos yeux[51] ». (Ps. 49,22) Mais à Dieu ne plaise qu’aucun de vous entende une parole si terrible ? fasse plutôt le ciel, qu’après avoir distribué aux pauvres des aumônes pures et saintes, portant dans nos mains des lampes brillantes, nous entrions tous dans la chambre nuptiale, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire, dans tous les siècles l Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXIV.[modifier]


PHILIPPE LUI DIT : SEIGNEUR, MONTREZ-NOUS VOTRE PÈRE, ET IL NOUS SUFFIT. – JÉSUS LUI RÉPONDIT : PHILIPPE, IL Y A SI LONGTEMPS QUE JE SUIS AVEC VOUS, ET VOUS NE AIE CONNAISSEZ PAS ENCORE ? CELUI QUI ME VOIT, VOIT MON PÈRE. (VERS. 8, 9, JUSQU’AU VERS. 14)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Jésus-Christ proclame sa consubstantialité avec le Père.
  • 2. Autorité et puissance de Jésus-Christ.
  • 3. Suivre Jésus-Christ et porter sa croix. – Le sacrifice de la nouvelle loi beaucoup plus excellent que celui de l’ancienne. – Sacrifice du chrétien ; en quoi il consiste. – Les passions et les mauvais désirs étouffent la divine parole. – Ce n’est pas l’amour des richesses qui est notre tyran, c’est notre Acheté. – On a été longtemps sans connaître l’or et l’argent, d’où naît en nous l’amour des richesses. – Différents désirs : naturels, nécessaires, superflus. – Omettre de faire ce qui est facile, c’est s’ôter toute excuse. – Ne faire pas au moins quelques légères aumônes, c’est se rendre inexcusable.


1. Le prophète disait aux Juifs : « Vous avez pris le visage d’une prostituée, vous avez été sans pudeur envers tous ». (Jer. 3,3, LXX) Comme on le voit, ces paroles s’appliquent justement, non seulement à la ville de Jérusalem, mais à tous ceux encore qui résistent impudemment à la vérité. Car Philippe ayant dit à Jésus-Christ : « Seigneur, montrez-nous votre Père », Jésus-Christ lui répondit : « Philippe, il y a si longtemps que je « suis avec vous, et vous ne me connaissez pas encore ? » Et cependant il se trouve des gens qui, après ces paroles, séparent encore le Fils du Père. Mais, ô hérétiques, quelle plus grande et plus étroite union pourriez-vous demander ? Sur cette réponse du. Sauveur, quelques-uns sont tombés dans l’hérésie de Sabellius. Mais laissons-la les sabelliens et les autres hérétiques, comme étant, par une impiété détestable, diamétralement opposés à la vérité, et attachons-nous à examiner avec exactitude le vrai sens de ces paroles.
« Il y a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne me connaissez pas encore, Philippe ? » Quoi ? Êtes-vous le Père que je cherche à connaître ? Non, répond Jésus-Christ. C’est pourquoi il n’a point dit : Vous ne l’avez pas connu, mais « vous ne me connaissez pas encore ». Par où il déclare uniquement que le Fils n’est autre chose que ce qu’est le Père, demeurant néanmoins lui-même toujours le Fils.
Qu’est-ce qui porta Philippe à faire cette question ? C’est cette parole de son Maître « Si vous m’aviez connu, vous auriez aussi connu mon Père » (Jn. 14,7) ; c’est aussi que le Sauveur avait souvent dit la même chose aux Juifs. Comme donc Pierre, les Juifs, ainsi que Thomas, ayant souvent demandé à Jésus qui était son Père, ni les uns ni les autres n’en avaient pas été mieux renseignés, et qu’ils étaient tous demeurés dans l’ignorance : Philippe, qui ne veut point paraître importun, en se joignant aux Juifs pour faire la même question, dit : « Montrez-nous votre Père », mais aussitôt il ajoute : « Et il nous suffit » : Seigneur, nous ne vous demandons rien de plus. Jésus-Christ avait dit : « Si vous m’aviez connu, vous auriez aussi connu mon Père », et il faisait connaître son Père par lui-même. Philippe, au contraire, change cet ordre, en disant : Montrez-nous votre Père, comme s’il eût parfaitement connu Jésus-Christ. Mais le Sauveur ne se rendit pas à sa demande ; le remettant dans la voie, il lui fit entendre que c’était par lui-même qu’il devait connaître son Père. Philippe voulait voir le Père avec les yeux de la chair, peut-être parce qu’il avait entendu dire que les prophètes avaient vu Dieu. Mais, Philippe, c’est par condescendance que l’Écriture s’exprime ainsi. Aussi Jésus-Christ disait-il : « Nul n’a jamais vu Dieu » (Jn. 1,18) ; et encore « Tous ceux qui ont ouï la voix de Dieu, et ont été enseignés de lui, viennent à moi. Vous n’avez jamais entendu sa voix, ni vu son visage ». (Jn. 6,45) Et dans l’Ancien Testament il est écrit : « Nul ne verra ma face sans mourir ». (Ex. 33,20)
Que répond donc Jésus-Christ ? Il lui fait cette forte réprimande : « Il y a si longtemps « que je suis avec vous, et vous ne me connaissez pas encore, Philippe ? » (Jn. 14,9) Le Sauveur n’a point dit : Vous ne m’avez pas vu, mais « vous ne me connaissez pas encore ? » Mais est-ce vous que je demande à connaître ? c’est votre Père que je cherche à voir maintenant ; et vous me répondez : Vous ne me connaissez pas : quel rapport y a-t-il entre cette réponse et la demande que Philippe, a faite ? Il y en a un très-grand. Comme le Fils est une même chose que le Père, tout en demeurant le Fils, c’est avec raison qu’il montre et fait connaître le Père en lui-même. Et ensuite il distingue et sépare les personnes, disant : « Celui qui me voit, voit mon Père », de peur que quelqu’un ne dît que le Père et le Fils étaient le même. Si le Père était le même que le Fils, le Fils ne dirait pas : « Celui qui me voit, voit mon Père ».
Mais pourquoi Jésus-Christ n’a-t-il pas répondu à Philippe : Vous demandez une chose impossible, et qui est au-dessus de la nature humaine : il n’y a que moi seul qui aie le pouvoir de voir mon Père ? C’est parce que cet apôtre avait dit : « Il nous suffit », comme s’il l’avait vu lui-même. Mais Jésus-Christ lui fait connaître qu’il se trompe, et, qu’il n’a pas vu le Fils lui-même ; car il aurait vu le Père, s’il avait pu voir le Fils. C’est pourquoi il dit : « Celui qui me voit, voit mon Père ». Quiconque m’a vu, verra aussi mon Père ; c’est-à-dire, nul ne peut voir ni moi, ni mon Père. En effet, Philippe cherchait à voir de ses yeux et comme il croyait avoir vu le Fils, et qu’il voulait voir de même le Père, Jésus-Christ lui montre qu’il n’a vu ni l’un ni l’autre. Que si quelqu’un prétend qu’ici la vision doit s’entendre de la connaissance, je ne m’y opposerai pas : car celui qui me connaît, dit-il, connaît aussi mon Père. Mais ce n’est point là ce que dit Jésus-Christ ; il veut montrer sa consubstantialité, et dit : Celui qui connaît ma substance, connaît aussi celle de mon Père.
Qu’est-ce que cela signifie ? Ne suffit-il pas même de connaître la créature pour connaître aussi Dieu ? Non, il n’en est point de la sorte tous les hommes connaissent la créature et la voient, mais tous les hommes ne connaissent point Dieu. De plus, examinons ce que Philippe voulait connaître : Était-ce la sagesse du Père ? était-ce sa bonté ? Nullement, mais il voulait connaître ce que c’est que Dieu, il voulait connaître sa substance. C’est pour cela que Jésus-Christ répond : « Celui qui me voit ». Mais celui qui voit la créature, ne voit point la substance de Dieu. « Celui qui me voit, voit aussi mon Père », dit Jésus-Christ ; ce qu’il n’aurait point dit, s’il eût été d’une autre substance. Mais, pour me servir d’un exemple plus grossier, je dis : Celui qui n’a jamais vu d’or, ne peut point connaître sa substance en voyant l’argent ; car on ne connaît pas une nature par une autre : Voilà pourquoi Jésus-Christ a justement repris Philippe par ces paroles : « Il y a si longtemps que, je suis avec vous ». Quoi ! J’ai eu la bonté de vous enseigner une si grande et si sublime doctrine, vous avez vu les miracles que j’ai faits, avec autorité et avec une puissance absolue, vous avez vu tout ce qui est propre et n’appartient qu’à la divinité, et ce que le Père seul peut faire, vous me l’avez vu faire à moi : vous m’avez vu remettre les péchés, découvrir et relever ce qu’il y a de plus caché dans le cœur chasser la mort, ressusciter les morts, vous m’avez vu créer des yeux avec de la terre, « et vous ne me connaissez pas encore ? »
2. Si Jésus-Christ a dit : « Vous ne me connaissez, pas encore », c’est parce qu’il était revêtu, de la chair. Vous avez vu mon Père, n’en demandez pas davantage : en me voyant, vous l’avez vu. Si vous m’avez vu, ne cherchez pas curieusement à connaître mon Père ; car vous l’avez connu en moi-même. « Ne croyez-vous pas que je suis dans mon Père (10) ? » C’est-à-dire, je parais dans cette même substance. « Ce que je vous dis, je ne le vous dis pas de moi-même ». (Id) Ne voyez-vous pas, mes frères, combien est grande et excellente l’union qui est entre le Père et le Fils ? ne remarquez-vous pas la preuve d’une seule et même substance ? « Mais mon Père, qui demeuré en moi, fait luimême les œuvres » (Id) que je fais. Comment donc le Sauveur, ayant commencé sa preuve par les paroles, passe-t-il aussitôt aux œuvres ? Car ce qu’il voulait prouver demandait qu’il dît : Le Père dit les paroles que je dis : c’est qu’ici il présente en même temps deux choses, et la doctrine et les miracles : ou encore, il en use de la sorte, parce qu’en Dieu les paroles sont aussi les couvres. Comment le Père fait-il donc les œuvres ? En effet, le Fils dit en un autre endroit : « Si je ne fais pas les œuvres de mon Père, ne me croyez pas ». (Jn. 10,37) Comment, dis-je, Jésus-Christ, après avoir dit qu’il fait les œuvres, dit-il ici que le Père les fait ? Il le dit, pour montrer qu’il n’y a point de milieu ou d’intervalle entre le Père et le Fils : et c’est comme s’il disait : Le Père ne fait pas une chose, et moi une autre[52]. Car il est écrit ailleurs que le Père agit également : « Mon Père ne cesse a point d’agir jusqu’à présent, et j’agis aussi a incessamment ». (Jn. 5,17) Là, Jésus-Christ fait voir qu’entre les œuvres du Père et les œuvres du Fils, il n’y a nulle différence ; ici il déclare que le Père et le Fils sont une même chose.
Que si ces paroles présentent d’abord quelque chose de bas, ne vous en étonnez point. Le Sauveur ayant dit auparavant : « Vous ne croyez pas », il a parlé ensuite dans ces termes, pour vous faire connaître qu’il n’a tempéré ses paroles de cette manière, qu’afin d’amener ses disciples à la foi. Jésus-Christ était dans leur cœur, il voyait tout ce qui s’y passait. « Ne croyez-vous pas que je suis dans mon Père, et que mon Père est dans moi (11) ? » Sûrement il fallait, dit le Sauveur, qu’ayant entendu nommer le Père et le Fils, vous n’allassiez rien chercher de plus : il fallait aussitôt reconnaître que la substance est égale et la même. Que si cela n’est pas pour vous une suffisante démonstration de l’égalité de rang et de la consubstantialité, apprenez-le encore par les œuvres, que la substance et la dignité sont égales. Et si Jésus-Christ, en disant « Celui qui me voit, voit » mon « Père », avait voulu parler des œuvres, il n’aurait pas ensuite ajouté : « Croyez-le au moins à cause des œuvres » que je fais. Après quoi, voulant montrer que, non seulement il pouvait faire ces choses, mais aussi de beaucoup plus grandes, il s’élève et parle hyperboliquement. Car il ne dit pas : Je puis faire de plus grandes œuvres, mais, ce qui est beaucoup plus admirable : Je puis, dit-il, je puis donner aux autres le pouvoir d’en faire de plus grandes.
« En vérité, en vérité, je vous le dis : Celui « qui croit en moi, fera lui-même les œuvres que je fais, et en fera encore de plus grandes, parce que je m’en vais à mon Père (12) ». C’est-à-dire, ce sera à vous désormais à faire les miracles, car je m’en vais. Ensuite, ayant fini d’expliquer ce que demandait la suite de son discours, le Sauveur dit : « Quoi que ce soit que vous demandiez en mon nom, vous l’obtiendrez, et je le ferai, afin que mon Père soit glorifié en moi (13) ». Ne le remarquez-vous pas, mes frères, que c’est encore le Fils qui fait les œuvres ? Je le ferai, dit-il ; et il n’a point dit : « Je prierai mon Père » ; mais : « Afin que le Père soit glorifié en moi ». Et cependant il avait dit ailleurs : « Dieu glorifiera son Fils en lui-même » (Jn. 8,54) ; mais ici il dit : Le Fils glorifiera le Père. Comme on verra que le Fils a le pouvoir de faire de grandes œuvres, son Père en sera glorifié.
Que veut dire cette parole : « En mon nom ? » Ce que disaient les apôtres : « Au nom de Jésus-Christ, levez-vous et marchez ». (Act. 3,6) Car tous les miracles que faisaient les apôtres, c’était lui-même qui les opérait. Et « La main du Seigneur était avec eux ». (Art. 11,21) « Je le ferai », dit-il. Ne voyez-vous pas son autorité ? Ce que font les autres, c’est lui-même qui le fait ; et ce qu’il voudra faire par lui-même, il ne le pourra pas, si le Père ne lui en donne la vertu et le pouvoir ? Qui oserait proférer une pareille absurdité ? « Je le ferai » : pourquoi ne le dit-il qu’après ? C’est afin de confirmer ce qu’il a dit d’abord, et de faire connaître qu’il a parlé d’abord le langage de la condescendance. « Je m’en vais à mon père ». Par ces paroles, Jésus-Christ veut faire entendre ceci à ses disciples : Je ne mourrai point, mais je demeure dans toute ma dignité, et je suis dans le ciel. Au reste, le Sauveur disait toutes tels choses à ses apôtres pour leur consolation. Comme il était vraisemblable que, n’ayant pas encore une pleine connaissance de la résurrection, il leur venait dans l’esprit bien des idées tristes et affligeantes, leur Maître leur promet qu’ils auront le pouvoir de faire à d’autres les mêmes choses qu’il a faites lui-même, qu’il aura toujours soin d’eux ; il leur fait connaître qu’il demeure toujours, et que non seulement il demeure, mais encore qu’il leur donnera des marques sensibles d’une plus grande vertu et d’un plus grand pouvoir.
3. Suivons donc Jésus-Christ et portons sa croix. Encore qu’aujourd’hui il n’y ait point de persécution, nous avons en perspective un autre genre de mort. « Faites mourir », dit l’apôtre, « les membres de l’homme terrestre qui est en vous ». (Col. 3,5) Faisons donc mourir la concupiscence, la colère, l’envie. C’est là le vivant sacrifice : et un sacrifice qui ne se réduit point en cendres, qui ne se dissipe point en fumée, qui n’a besoin ni de bois, ni de feu, ni d’épée : le feu et l’épée, il les a en soi ; et c’est le Saint-Esprit. Servez-vous de cette épée pour couper, pour retrancher tout ce qu’il y a d’étranger et de superflu dans votre cœur, et pour ouvrir vos oreilles qui sont bouchées. Les maladies de l’âme, les passions et les mauvais désirs ferment l’entrée à la divine parole. Le désir des, richesses ne nous permet pas d’entendre la parole qui nous excite à faire l’aumône, l’envie étouffe la parole qui nous exhorte à la charité : d’autres maladies encore rendent notre âme lâche et paresseuse en tout. Arrachons donc de nos cœurs les mauvais désirs : il suffit de vouloir, et tout s’éteint.
En effet, ne considérons pas, je vous prie, que l’amour des richesses est un tyran : n’imputons cette tyrannie qu’à notre lâcheté. Bien des gens disent qu’ils ne savent pas ce que c’est que l’argent. Ce désir ne nous est pas naturel : les désirs naturels sont nés avec nous dès le commencement, et on a longtemps ignoré ce que sont l’or et l’argent. D’où s’est-il donc produit en nous ce désir des richesses ? De la vaine gloire et de notre extrême paresse. Parmi les désirs qui se trouvent dans l’homme, les uns sont nécessaires, d’autres sont naturels : et il y en a qui ne sont ni l’un ni l’autre. Par exemple : il y a des désirs qui, s’ils ne sont remplis, font mourir l’animal, et ceux-là sont naturels et nécessaires, comme le désir de manger, de boire, de dormir. La concupiscence de la chair est naturelle, mais n’est point nécessaire : plusieurs l’ont maîtrisée et domptée et n’en sont point morts. L’amour des richesses n’est ni naturel, ni nécessaire, mais superflu. Si nous le voulons, nous secouerons le joug de sa tyrannie. Et certes, Jésus-Christ, parlant de la virginité, dit : « Qui peut comprendre ceci, le comprenne ». (Mt. 19,12) Mais sur les richesses, il ne parle pas de même ; et que dit-il ? « Quiconque d’entre vous ne renonce pas à tout ce qu’il a, ne peut être mon disciple ». (Lc. 14,33) À l’égard de ce qui est facile, le Sauveur use d’exhortation tout en laissant à la volonté ce qui surpasse les forces de plusieurs. Pourquoi nous rendons-nous donc inexcusables ? Celui qui est attaqué d’une forte et violente maladie, ne sera pas rigoureusement puni ; mais celui qui n’est atteint que d’une faible et légère infirmité, reste sans excuse. Qu’aurons-nous à répondre à Jésus-Christ, quand il nous dira : « Vous m’avez vu avoir faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ? » (Mt. 25,42) Quelle excuse aurons-nous ? Prétexterons-nous notre pauvreté ? Mais nous ne sommes pas plus pauvres que cette veuve de l’Évangile, qui, pour avoir donné deux oboles (Mc. 12,42), surpassa tout le monde. Dieu n’exige pas de nous de grandes offrandes ni de grandes aumônes ; il ne mesure que notre bonne volonté. Et en cela même éclate sa providence. Admirons donc cette infinie bonté du Seigneur, et offrons-lui ce que nous pouvons, afin que dans cette vie et dans l’autre, nous puissions attirer sur nous sa grande miséricorde, et obtenir les biens qu’il nous a promis, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXV.[modifier]

SI VOUS M’AIMEZ, GARDEZ MES COMMANDEMENTS. — ET JE PRIERAI MON PÈRE, ET IL DONNERA UN AUTRE CONSOLATEUR, AFIN QU’IL DEMEURE ÉTERNELLEMENT AVEC VOUS, L’ESPRIT DE VÉRITÉ. — QUE LE MONDE NE PEUT RECEVOIR, PARCE QU’IL NE LE VOIT POINT. (VERS. 15, 16, 17, JUSQU’AU VERSET 30)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Dieu veut être aimé par les œuvres. — Contre les sabelliens et ceux qui nient le Saint-Esprit. — Pourquoi, Jésus-Christ étant présent, le Saint-Esprit n’est point descendu.
  • 2. Combien était grande, dans les apôtres, la vertu du Saint-Esprit.
  • 3. Jésus-Christ raffermit ses disciples.
  • 4. Mon Père est plus grand que moi : encore une parole de condescendance. — En quoi le Père est plus grand que le Fils.
  • 5. Combien la grâce du Saint-Esprit est forte, puissante et efficace. — Description des effets qu’elle produit dans l’âme. — Tout ce qui est spirituel procure de grands biens ; tout ce qui est terrestre et charnel cause de grandes pertes. — L’homme peut n’être pas inférieur aux anges. — Les natures incorporelles ne sont pas invincibles au vice : il s’est trouvé des anges plus méchants que les hommes et les brutes. — La chair ne rend point la vertu impossible : la multitude des saints le prouve. — S’excuser sur la chair ; excuse frivole. — On peut lier le corps, on ne saurait nous ôter la liberté. — Ce n’est point le corps qui produit le vice, c’est la lâcheté de l’âme. — Les vices ne sont point naturels. — Soumettre la chair à l’esprit, c’est le moyen d’acquérir les biens éternels.

1. Il faut des œuvres, et non de vaines et fastueuses paroles : c’est là de quoi nous avons un besoin continuel. Il est aisé à chacun de dire et de promettre : mais de faire, il ne l’est pas de même. Pourquoi dis-je cela ? C’est parce qu’aujourd’hui nous entendons dire à bien des gens, qu’ils craignent le Seigneur et qu’ils l’aiment ; et nous voyons qu’ils démentent leurs paroles par leurs œuvres. Or, Dieu veut être aimé par les œuvres. C’est pour cela qu’il disait à ses disciples : « Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements ». Ayant dit : « Quoi que vous me demandiez, je le ferai » : de peur que ses disciples ne crussent qu’il leur suffisait de demander, il a ajouté : si vous m’aimez, alors je le ferai. Et comme ces paroles : « Je m’en vais à mon Père », les avaient sans doute jetés dans le trouble, Jésus leur dit, ce n’est point m’aimer que de vous troubler de la sorte : pour m’aimer, il faut être soumis et obéissant à ma volonté. Je vous ai fait un commandement, c’est de vous aimer les uns les autres (Jn. 13,33) ; c’est de faire les uns aux autres ce que je vous ai fait (Id. 15) : votre amour consiste à faire toutes ces choses, et à être soumis à celui que vous aimez.

« Et je prierai mon Père, et il vous donnera un autre consolateur ». Ce sont là les paroles d’un Maître charitable qui veut bien s’abaisser pour s’accommoder à la faiblesse de ses disciples. Comme il n’y avait nullement à douter, que, ne le connaissant pas bien encore, ils désireraient et rechercheraient avec une ardeur extrême sa compagnie, ses entretiens, sa présence corporelle, et qu’ils seraient inconsolables de son absence, il leur dit : « Je prierai mon Père, et il vous donnera un autre paraclet » ; c’est-à-dire, un autre, tel que je suis moi-même.

Que les sectateurs de Sabellius et ceux qui nient la divinité du Saint-Esprit soient couverts de honte et de confusion en entendant ces paroles. Car il est admirable et tout à fait étonnant que, dans ce peu de paroles, Jésus-Christ ait renversé d’un seul coup toutes les hérésies qui sont opposées à l’existence du Saint-Esprit. En effet, quand il dit « un autre » il marque la distinction et la différence de son « hypostase », ou de sa personne, et lorsqu’il dit « paraclet », il montre que la substance est la même.

Pourquoi le Sauveur dit-il : « Je prierai mon Père ? » C’est parce que, s’il avait dit : Je l’enverrai, ils ne l’auraient pas si bien cru. Maintenant, il veut seulement qu’on croie au Saint-Esprit ; et c’est à quoi il s’attache dans la suite, il déclare que c’est lui qui l’envoie : « Recevez », dit-il, « le Saint-Esprit ». Mais il dit ici qu’il priera son Père de l’envoyer, afin que sa parole leur parût plus digne de foi, et qu’ils la crussent plus fermement. Jean-Baptiste dit de lui : « Nous avons tous reçu de sa plénitude ». (Jn. 1, 16) Or, ce qu’il avait en soi, comment l’aurait-il reçu d’un autre ? Et encore : « C’est lui qui vous baptisera dans le Saint-Esprit et dans le feu » : (Mt. 3, 11) Mais Jésus-Christ, qu’aurait-il eu de plus que les apôtres, s’il avait dû prier son Père pour leur donner le Saint-Esprit, eux qu’on a souvent vu le donner sans prier auparavant ? Comment le Saint-Esprit se répand-il de lui-même, si c’est par l’effet d’une prière que le Père l’envoie ? Comment est-il envoyé par un autre, cet Esprit-Saint, qui est présent partout, qui distribue à chacun ses dons, selon qu’il lui plaît (1Cor. 12,11) ; qui dit avec autorité : « Séparez-moi Paul et Barnabé ? » (Act. 13,11) Mais ces ministres, Paul et Barnabé, étaient actuellement appliqués au service de Dieu, et néanmoins, le Saint-Esprit les a appelés pour les faire travailler à son œuvre ; véritablement, ce n’était pas pour les tirer de leur fonction et les appliquer à une œuvre différente, mais c’était pour montrer sa puissance et son autorité.

Que signifie donc, direz-vous, cette parole « Je prierai mon Père ? » Que le temps de l’avènement du Saint-Esprit était arrivé. Jésus-Christ ayant purifié ses disciples par le sacrifice de la croix, le Saint-Esprit est incontinent descendu sur eux. Pourquoi ne descendit-il pas lorsque Jésus était avec eux ? Parce que le sacrifice n’avait pas encore été offert. Mais maintenant que le péché est effacé, et que les disciples, se préparant à combattre, allaient être exposés à de grands périls, il a fallu leur envoyer le Saint-Esprit pour les encourager et les animer aux combats. Et pourquoi n’est-il pas descendu aussitôt après la résurrection ? C’est afin que, par le retard même, les disciples en ayant un plus grand désir, le reçussent avec plus de fruit et avec une plus grande abondance de grâces. Tant que Jésus-Christ a demeuré avec eux, ils n’ont point ressenti de peines ni d’afflictions ; mais si tôt qu’il s’est retiré, cette séparation les jetant dans une grande crainte et dans l’effroi, a allumé leur amour et excité en eux un violent désir de recevoir l’Esprit consolateur.

« Il demeure avec vous » ; c’est-à-dire, il ne se retire même pas après la mort. Mais, de peur que les disciples, entendant parler d’un consolateur, ne pensent à une nouvelle incarnation, et ne se flattent de le voir avec les yeux de la chair, le Sauveur les détourne de cette grossière pensée, en disant : « Que le monde ne peut recevoir, parce qu’il ne le voit point ». Le Saint-Esprit ne demeurera point avec vous comme moi, mais il habitera dans vos âmes ; c’est là ce que signifie ce mot : « Il sera en vous ». Jésus-Christ l’appelle l’Esprit de vérité, et par ces figures il marque, il découvre les figures de l’ancienne loi. « Afin qu’il soit avec vous » ; que veut dire cela : « Avec vous ? » Ce qu’il dit lui-même : « Je suis avec vous ». Et il insinue encore ceci il n’aura pas à souffrir ce que j’ai souffert, et il ne se séparera point de vous. « Que le monde ne peut recevoir, parce qu’il ne le voit point ». Quoi donc ? Est-ce que le Saint-Esprit était du nombre des choses visibles ? Nullement : mais ici Jésus-Christ, par le mot de vision, entend la connaissance, car il ajoute : « Et qu’il ne le connaît point ». Et il l’ajoute, parce qu’il a coutume d’appeler vision l’exacte connaissance. Comme, de tous les sens, l’œil est celui qui fait le mieux connaître les choses, c’est aussi par ce sens que Jésus-Christ marque l’exacte connaissance. Au reste, le Sauveur appelle ici le monde les méchants, et il console ses disciples, en leur faisant connaître qu’il leur apporte un don excellent.

Voyez, mes frères ; combien il relève la grandeur et l’excellence de ce don. Il dit : « C’est un autre » ; il ajoute : « Il ne vous laissera point » ; il dit : « Il sera avec vous, de même que moi » ; il dit encore : « Il demeure avec vous ». Mais par toutes ces promesses il n’a point chassé leur tristesse, ils le voulaient lui-même, et ils demandaient encore qu’il demeurât avec eux. Pour les consoler donc pleinement, il leur dit : « Je ne vous laisserai point orphelins, je viens[53] à vous (18) ». Ne craignez point, dit-il, ne vous abattez point : je ne vous ai pas dit que je vous enverrai un autre consolateur pour vous laisser toujours. Je ne vous ai pas dit : Il demeure avec vous pour ne vous plus voir sûrement, je viens aussi à vous, « je ne vous laisserai point orphelins ». Les ayant d’abord appelés : « Mes petits enfants », il leur dit maintenant : « Je ne vous laisserai point orphelins ».

2. Au commencement donc, Jésus-Christ a dit à ses disciples : « Vous viendrez où je vais » ; et : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père ». Mais comme il y avait longtemps à attendre, maintenant il leur donne le Saint-Esprit. Et comme ils ne comprirent point ce qu’il leur disait, ils n’en reçurent pas une assez grande consolation ; c’est pourquoi le Sauveur ajoute : « Je ne vous laisserai point orphelins : » et c’est là ce qu’ils désiraient le plus. Mais encore ce mot : « Je viens à vous », marquant sa présence, de peur qu’ils ne demandent encore une présence sensible, telle qu’ils l’avaient eue auparavant, Jésus-Christ, à la vérité, ne leur explique pas clairement de quelle manière il leur sera présent, mais il le leur insinue. Après avoir dit : « Encore un peu de temps, et le monde ne me verra plus (19) », il ajoute : Mais pour vous, vous me verrez ». C’est comme s’il disait : véritablement, je viens à vous, mais non pour demeurer toujours avec vous comme auparavant. Et de peur qu’ils ne lui fissent cette objection : Pourquoi donc avez-vous dit aux Juifs : « Vous ne me verrez plus ? » il la prévient et la résout, en disant : « Je viens à vous » seulement. L’Esprit-Saint sera aussi de même.

« Parce que je vis, et que vous vivrez aussi ». La croix, ma mort ne nous séparera pas pour toujours, mais elle ne me cachera que pour un temps fort court. Il me semble que le Sauveur ne parle pas seulement ici de la vie présente, mais encore de la vie future. « En ce jour-là vous connaîtrez que je suis en mon Père, et vous en moi, et moi en vous ». En mon Père, par ma substance ; en vous, par mon union avec vous et par le secours que vous recevrez d’en haut. Comment, et de quelle manière, je vous prie, Jésus-Christ sera-t-il avec ses disciples ? Comment et de quelle manière dès choses contraires peuvent-elles convenir et s’allier ensemble ? Car il y a une grande, ou plutôt une infinie distance entre Jésus-Christ et ses disciples. Ne vous étonnez pas d’entendre les mêmes paroles et les mêmes expressions. L’Écriture, en parlant de Dieu et des hommes, a coutume de se servir des mêmes paroles et des mêmes termes, mais elle en fait une application très-différente ; elle nous donne le nom de dieux et d’enfants de Dieu[54], mais ces noms et ces titres n’ont pas, quand on nous les applique, la même force et le même sens que quand on les donne à Dieu. L’Écriture appelle aussi le Fils image et gloire comme nous, mais il y a une grande différence entre l’une et l’autre. Et elle dit encore : « Et vous, vous êtes à Jésus-Christ, et Jésus-Christ est à Dieu ». (1Cor. 3,23) Mais toutefois Jésus-Christ n’est pas de même à Dieu que nous sommes à Jésus-Christ.

Enfin, quel est le sens de ces paroles ? Le voici : Lorsque je serai ressuscité, alors vous saurez que je ne suis jamais séparé de mon Père, et que j’ai la même vertu et le même pouvoir ; vous connaîtrez que je suis toujours avec vous, les œuvres mêmes que vous ferez rendront un témoignage public et de mon secours, et de mon assistance continuelle vous le connaîtrez, que je suis toujours avec vous, parce que vous verrez vos ennemis renversés et humiliés ; parce que vous agirez avec confiance et parlerez avec liberté, parce que je vous délivrerai de ceux qui vous chagrineront et vous affligeront ; vous le connaîtrez, que je suis avec vous, parce que vous verrez la prédication tous les jours plus florissante et que tout le monde se soumettra à la sainte et pieuse doctrine que vous répandez. « Comme mon Père m’a envoyé, je vous ai aussi envoyés ». (Jn. 17,18) Ne remarquez vous pas encore ici, mes frères, que la même expression n’a pas, dans ces deux membres, la même force ni la même signification ? Si nous la prenions dans le même sens, il n’y aurait point de différence entre les apôtres et Jésus-Christ. Et enfin, pourquoi le Sauveur dit-il : « Vous connaîtrez alors ? » C’est parce qu’alors ils ont vu que leur Maître était ressuscité, et qu’il demeurait avec eux c’est parce qu’alors ils ont reçu la plénitude de la foi, ils ont appris la véritable doctrine, car la vertu du Saint-Esprit était grande et puissante en eux ; c’était elle qui leur enseignait toutes choses.

« Celui qui a mes commandements et qui les garde, c’est celui-là qui m’aime (21) ». Il ne suffit pas seulement de les avoir, mais il faut encore les garder exactement. Mais pourquoi Jésus-Christ répète-t-il cela si fréquemment à ses disciples, comme quand il leur dit : « Si vous m’aimez, gardez mes commandements (15) » ; et : « Celui qui a mes commandements et qui les garde » ; et : « si quelqu’un écoute ma parole et la garde, c’est celui-là qui m’aime. Celui qui ne m’écoute pas ne m’aime point ? » Je crois qu’il fait allusion à leur tristesse. Comme il leur avait fait de longs discours sur la mort, disant : « Celui qui hait sa vie en ce monde, la conserve pour la vie éternelle » (Jn. 12,25) ; et : « Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas, n’est pas digne de moi » (Mt. 10,38) ; et qu’il devait beaucoup encore leur en parler, il leur fait cette réprimande : Vous croyez que c’est votre amour pour moi qui vous rend tristes ; ne vous point attrister, ce serait m’en donner un plus grand témoignage et une plus grande preuve. Voulant donc produire cet effet dans leur cœur, il résume par là ce qu’il leur a dit. « Car si vous m’aimiez », leur dit-il, « vous vous réjouiriez de ce que je m’en vais à mon Père (28) ». Maintenant donc, ce n’est point l’amour, c’est la crainte qui vous rend tristes. Vous abattre et vous attrister de la sorte, est-ce me marquer que vous vous souvenez de mes commandements ? Si vous m’aimiez véritablement, vous courriez de vous-mêmes à la croix et à la mort, puisque ma doctrine vous exhorte à ne rien craindre de la part de ceux qui tuent le corps. (Mt. 10,28) Voilà ceux que mon Père aime et que j’aime aussi. « Et je me découvrirai moi-même à eux (22) ». Alors « Jude lui dit : D’où a vient que vous vous découvrirez vous-même à nous ? »

3. Ne le voyez-vous pas, mes chers frères, que l’âme des disciples était accablée de crainte et de frayeur ? Jude est tout ému et tout troublé ; il s’imagine qu’il verra son Maître comme nous voyons les morts, en songe. Jésus-Christ donc, pour effacer de son esprit ces sortes d’idées, lui répond : « Mon Père et moi nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure (23) ». C’est comme s’il disait : Ainsi que mon Père se découvre lui-même, ainsi, je me découvrirai moi-même. Et le Sauveur ne se contente pas de tirer Jude de ses fausses idées par cette parole : « Mon Père et moi nous viendrons » ; mais en ajoutant encore : « Et nous ferons en lui notre demeure », il les chasse absolument. En effet, ce séjour exclut l’idée d’un songe.

Pour vous, mon cher auditeur, considérez, je vous prie, ce disciple qui, dans son agitation et son trouble, n’ose pas ouvertement déclarer ce qu’il pense et ce qu’il aurait bien voulu demander. Il n’a point dit : Malheur à nous ! vous allez mourir, et vous vous ferez voir à nous, comme les morts apparaissent. Non, il ne s’est pas expliqué de cette manière, mais il a dit : « D’où vient que vous vous découvrirez vous-même à nous, et non pas au monde ? » Jésus-Christ leur dit donc : « Je vous aime, parce que vous gardez mes commandements ». Il les prévient et leur prédit ces choses, afin qu’ils ne croient pas voir un fantôme, lorsqu’ils le verront dans la suite ; et de peur qu’ils ne s’imaginent qu’il leur apparaîtra de la manière que j’ai dite, il leur explique la raison pour laquelle il demeurera avec eux. C’est, dit-il, parce que vous gardez mes commandements ; il leur prédit encore que le Saint-Esprit se fera voir à eux, et demeurera avec eux de la même manière que lui. Que si les apôtres, après avoir si longtemps demeuré et conversé avec Jésus-Christ, ne peuvent pas le voir sans effroi dans sa substance spirituelle, ni même comprendre ce que c’est, ils en auraient été bien plus en peine, et dans une plus grande terreur, si au commencement il leur était apparu de même et dans cette forme spirituelle ? Voilà pourquoi il mange avec eux, de peur qu’ils ne le prennent pour un fantôme. Si, le voyant marcher sur les eaux, ils crurent que c’était un fantôme (Mc. 6,49), encore qu’il eût le même visage et la même figure, et qu’il ne fût pas bien loin d’eux ; dans quels soupçons et quelles imaginations ne seraient-ils pas tombés, s’ils l’avaient vu ressusciter aussitôt après qu’ils l’avaient vu prendre et ensevelir ? Si donc il leur dit souvent qu’il leur apparaîtra, et comment, et pour quelle raison ; c’est afin qu’ils ne regardent pas sa résurrection comme une illusion, et qu’ils ne le prennent pas pour un fantôme.

« Celui qui ne m’aime point, ne garde point mes paroles : et la parole que vous avez entendue, n’est point ma parole, mais celle de celui qui m’a envoyé (24) ». C’est pourquoi celui qui ne garde point ces paroles, n’aime ni mon Père, ni moi ; si l’observance des commandements est le témoignage et la preuve de l’amour, et si ces commandements sont de mon Père, celui qui les garde n’aime pas seulement le Fils, mais encore le Père. Mais comment la parole peut-elle être votre parole et ne l’être point ? Cela signifie : Je ne dis rien sans mon Père ; je ne dis rien quine soit conforme à sa volonté.

« Je vous ai dit ceci, demeurant encore avec vous (25) ». Ces paroles étaient obscures ; les disciples ne comprenaient point les unes, et doutaient sur le plus grand nombre. Jésus-Christ, pour les empêcher de se troubler encore, et de dire : Quels sont ces commandements que vous nous donnez ? les tire de toute inquiétude, en ajoutant : « Mais le Consolateur que mon Père enverra en a mon nom, sera celui qui vous enseignera « (26). » Peut-être, ce que je vous dis maintenant est obscur ; mais ce docteur vous enseignera clairement toutes choses. Et ce mot : « L’Esprit-Saint demeurera avec vous », leur insinue qu’il doit s’en aller. Après, de peur qu’ils ne s’attristent, il leur dit que tant qu’il demeurera avec eux, et que le Saint-Esprit ne viendra point, ils ne pourront s’élever à rien de grand et de sublime.

Jésus-Christ leur dit ces choses pour les disposer à supporter courageusement son départ et une absence qui leur doit procurer de si grands biens. Il nomme souvent le Consolateur, à cause de la tristesse et de l’affliction où il les voit maintenant. Comme donc ce qu’ils ont entendu, comme la pensée de tant d’afflictions, de guerres et du départ de leur Maître les agite et les trouble, voyez, mes frères, voyez comment le divin Sauveur les console de nouveau, en disant : « Je vous laisse la paix (27) ». Et c’est de même que s’il leur disait : Quelle perte, quel dommage peuvent vous causer les guerres et les troubles de ce monde, si vous avez ma paix ? Cette paix est bien différente des autres. La paix du monde est souvent inutile et pernicieuse, elle ne nous apporte aucun bien. Mais moi, je vous en donne une qui vous fera vivre dans une concorde mutuelle, une paix qui vous rendra plus fermes et plus courageux. Et encore comme cette expression : « Je vous donne la paix », marquait son départ, et pouvait les troubler, il leur dit de nouveau : « Que votre cœur ne se trouble point, et qu’il ne soit point saisi de frayeur ». Vous le voyez bien, mes frères, que le trouble des disciples venait en partie de leur amour et en partie aussi de leur crainte. « Vous m’avez ouï dire : Je m’en vais à mon Père, et je reviens à vous. Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je m’en vais à mon Père, parce que mon Père « est plus grand que moi (28) ». Quelle joie, quelle consolation cette parole ne devait-elle pas répandre dans leur cœur ?

4. Que veut dire cette parole : « Mon Père est plus grand que moi ? » Elle nous apprend que les disciples n’avaient nulle connaissance encore de la résurrection, et qu’ils n’avaient point de Jésus-Christ l’opinion qu’il en fallait avoir. Et comment auraient-ils eu cette opinion, eux qui ne savaient même pas qu’il ressusciterait ? Mais, au contraire, ils croyaient que le Père était grand. Voici donc ce que veut dire le Sauveur à ses disciples : Si vous craignez pour moi, comme si je ne pouvais pas seul me défendre et me soutenir contre mes ennemis, et si vous n’espérez pas que je puisse me faire voir à vous après mon crucifiement, après ma mort, néanmoins m’entendant dire que je vais à mon Père, vous devez enfin vous réjouir, puisque je vais à celui qui est plus grand, et capable de porter remède à tous les maux que je vous ai prédits. « Vous avez ouï que je vous ai dit » : Pourquoi Jésus-Christ a-t-il ajouté ces paroles ? Pour dire : J’ai tant de confiance à mes œuvres, que je ne crains pas de vous faire ces prédictions.

« Je vous dis ceci dès maintenant, et je vous l’ai prédit avant qu’il arrive, afin que lorsqu’il arrivera, vous » me « reconnaissiez » pour « ce que je suis[55] (29) ». C’est comme s’il disait : Le sauriez-vous, si je ne vous le disais pas ? Et je ne vous le dirais pas, si je n’avais confiance[56]. Ne le voyez-vous pas, que ce discours est accommodé à la portée des auditeurs ? Lorsque Jésus-Christ dit : « Croyez-vous que je ne puisse pas prier mon Père, et qu’il ne m’enverrait pas ici en même temps plus de douze légions d’anges ? » (Mt. 26,53), il parle selon l’opinion de ses auditeurs. Il faudrait avoir perdu l’esprit, pour dire que Jésus-Christ n’aurait pas pu se secourir lui-même, et qu’il avait besoin des anges. Mais comme ils le croyaient un homme, il a dit que son Père lui enverrait douze légions d’anges. Et cependant, par une seule question qu’il a faite à ceux qui étaient venus pour le prendre, il les a tous fait tomber à la renverse.

Si quelqu’un dit que le Père est plus grand, comme principe du Fils[57], nous ne le contredirons point : mais cela ne dit pas que le Fils soit d’une autre substance. Quand le Fils dit : « Mon Père est plus grand que moi », voici ce qu’il nous veut faire entendre ; tant que je serai ici avec vous, vous pouvez raisonnablement croire que nous sommes en péril ; mais si je m’en vais, ayez cette confiance que nous sommes en sûreté : car personne ne peut ni surmonter, ni vaincre celui à qui je vais. Jésus-Christ disait toutes ces choses, pour se proportionner à la faiblesse de ses disciples. Pour moi, dit-il, je suis dans une pleine assurance, je ne crains rien, je ne me soucie point de la mort. Voilà pourquoi il ajoute : « Je vous dis maintenant ces choses avant qu’elles arrivent (30) ». Comme vous ne pouvez point encore comprendre le discours que je vous tiens là-dessus, je vous console par mon Père, que vous appelez grand.

Le Sauveur, après avoir donc consolé ses disciples, va encore les entretenir de choses tristes et affligeantes. Je ne vous parlerai plus guère. Pourquoi ? « Car le prince du monde va venir, et il n’a rien en moi qui lui appartienne »[58]. Jésus-Christ appelle le diable le prince du monde, et par monde il entend les méchants. Le prince du monde ne commande pas dans le ciel ni sur la terre ; s’il y régnait, il renverserait tout, il mettrait tout dans le désordre et dans la confusion. Il domine seulement sur ceux qui se sont livrés à lui : c’est pourquoi le Sauveur l’appelle le prince des ténèbres de ce siècle, et ici il appelle ténèbres les mauvaises œuvres.

Quoi donc ! Est-ce le diable qui vous fait mourir ? Non : il ne peut rien sur moi. Pourquoi donc les Juifs vous font-ils mourir ? Parce que je le veux bien : « Et afin que le monde connaisse que j’aime mon Père (31) ». Je souffre la mort, non que j’y sois sujet, non que je doive quelque chose au prince du monde ; mais à cause de l’amour que j’ai pour mon Père. Jésus-Christ dit ces choses, afin de relever le cœur de ses disciples et de les encourager de nouveau, afin qu’ils sachent qu’il ne va point à la mort malgré lui, mais volontairement, mais parce qu’il méprise le diable. Il ne lui suffit pas d’avoir dit : « Je suis encore avec vous un peu de temps » (Jn. 7,33) ; mais il le répète souvent, quoique ce discours fût triste et affligeant. D’ailleurs, comme de juste, jusqu’à ce qu’il les y ait habitués, il y mêle des choses plus douces et plus agréables ; c’est pourquoi tantôt il dit : « Je m’en vais et je viens » ; tantôt : « Afin que là où je suis, vous y soyez aussi » ; tantôt : « Vous ne pouvez maintenant me suivre, mais vous me suivrez après ». Et encore : « Je m’en vais à mon Père » ; et : « Mon Père est plus grand que moi » ; et aussi : « Je vous le dis maintenant avant que cela arrive » ; et derechef : « Je ne souffre point la mort par nécessité, mais pour l’amour de mon Père ». Le Sauveur dit donc toutes ces choses, pour faire connaître à ses disciples que la mort n’a rien de fâcheux pour lui, rien de nuisible, puisque son Père veut qu’il meure, quoiqu’il l’aime et qu’il en soit aimé. Il fait souvent mention de sa passion, de sa mort, de ces tristes objets, en y mêlant des idées consolantes, pour préparer leur esprit. Ces paroles : « L’Esprit-Saint demeurera avec vous » ; et : « Il vous est utile que je m’en aille », sont de vraies paroles de consolation. C’était encore pour consoler ses disciples qu’il leur avait dit auparavant bien des choses touchant le Saint-Esprit, savoir : « Il est dans vous » ; et : « Le monde ne peut le recevoir » ; et : « Il vous fera ressouvenir de toutes choses ». Et : « C’est l’Esprit de vérité, c’est l’Esprit-Saint, et le Consolateur ». Et encore : « Il vous est utile que je m’en aille », afin qu’ils ne tombassent point dans l’abattement, comme des gens délaissés et dépourvus de toute aide et de tous secours. Jésus-Christ dit qu’il leur est utile qu’il s’en aille, et par là il leur fait connaître qu’il les rendra spirituels.

5. Et certes, nous le voyons de nos yeux, ce prodigieux changement : ces disciples, qui étaient auparavant si timides et si craintifs, ayant dans la suite reçu le Saint-Esprit, se jetaient au milieu des périls, des épées, des bêtes féroces, des mers, et s’exposaient hardiment à toutes sortes de supplices ; des gens sans littérature ni étude, des hommes du commun du peuple parlaient avec tant de constance et de fermeté, qu’ils étonnaient leurs auditeurs. (Act. 4,13) En effet, de boue qu’ils étaient auparavant, l’Esprit-Saint les rendit de fer, en fit des aigles, et ne permit pas que rien d’humain fût capable de les renverser.

Telle est la grâce de l’Esprit-Saint : telle est sa force et son efficace. Si dans un cœur elle trouve de la tristesse, elle la dissipe ; si elle y trouve de mauvais désirs, elle les consume et les éteint. Elle bannit la pusillanimité, et ne soutire pas que nous ayons désormais la moindre crainte, mais elle nous élève jusqu’au ciel, pour ainsi dire, en rendant toutes les choses célestes présentes à nos regards. Voilà pourquoi les disciples disaient qu’ils n’avaient rien (Act. 2,41 et suiv) : voilà pourquoi ils possédaient toutes choses en commun, ils persévéraient dans les prières avec joie et simplicité de cœur : c’est là surtout ce que demande le Saint-Esprit. Car « les fruits de l’Esprit sont la joie, la paix, la foi, la douceur ». (Gal. 5,22)

Cependant, direz-vous, souvent les hommes spirituels sont dans la tristesse : mais cette tristesse est plus douce et plus agréable que la joie. Caïn a été attristé, mais la tristesse qu’il a eue était toute mondaine. Paul aussi a été attristé, mais la tristesse qu’il a eue a été selon Dieu. Tout ce qui est spirituel produit de grands biens ; tout ce qui est terrestre cause de très-grands dommages.

Attirons donc sur nous, mes frères, la grâce invincible et toute-puissante du Saint-Esprit. Nous l’attirerons en nous par l’observation des commandements, et nous ne serons en rien inférieurs aux anges ; les anges, quoiqu’incorporels, ne sont point invincibles ; s’ils l’étaient, aucune nature incorporelle n’eût été méchante. Mais partout, et parmi les anges comme parmi les hommes, la volonté et le libre arbitre sont la cause du dérèglement et de tous les désordres. Voilà pourquoi, parmi même les natures incorporelles, il s’en est trouvé de pires et de plus méchantes que les hommes, et que les brutes mêmes[59]. Voilà pourquoi, parmi les natures corporelles, il s’en est trouvé plusieurs meilleures que les incorporelles. Tous les justes habitaient la terre, vivaient dans des corps, quand ils ont fait leurs bonnes œuvres ; c’est qu’ils habitaient la terre comme étrangers, et le ciel comme citoyens.

Ne dites donc pas : Je suis environné de chair, je ne puis vaincre, je ne puis entreprendre des travaux pour la vertu : gardez-vous d’accuser le Créateur ; si la chair rend la vertu impossible, nous ne sommes point coupables ; mais que la chair ne rend point la vertu impossible, la multitude des saints le démontre visiblement. La nature charnelle n’a point empêché Paul d’être aussi grand et aussi vertueux qu’il l’a été, ni Pierre de recevoir les clefs du ciel. Enoch, malgré la chair dont il était revêtu, a été transporté et n’a plus reparu. Élie a aussi été enlevé de même en dépit de la chair ; Abraham, Isaac et Jacob ont brillé dans la chair ; Joseph, revêtu d’une chair, a vaincu une femme impudique. Et que dis-je, la chair ? Les chaînes mêmes qui peuvent la garrotter ne sont point un obstacle. « Encore que je sois dans les chaînes », dit saint Paul, « la parole de Dieu n’est point enchaînée ». (2Tim. 2,9) Mais, que dis-je encore, les liens et les chaînes ? Ajoutez encore les prisons, les clefs et les verrous, rien de tout cela n’est un obstacle à la vertu : l’apôtre nous l’apprend par son exemple. Le lien qui lie l’âme, ce n’est point une chaîne de fer, c’est la crainte, c’est le désir des richesses, et une infinité d’autres maladies. Voilà ce qui nous enchaîne, notre corps fût-il en liberté.

Mais, direz-vous, ces maladies, ces sortes de chaînes, c’est le corps qui les produit : frivoles excuses, vains prétextes. Si ces maladies venaient du corps, tous en seraient infectés. Comme nous ne pouvons éviter la lassitude, le sommeil, la faim, la soif, parce que ces choses sont naturelles ; de même, si ces sortes de maladies étaient véritablement telles que vous le prétendez, personne ne serait exempt de leur tyrannie. Que si plusieurs s’en garantissent, il est évident que ces vices naissent de la lâcheté de l’âme. Arrachons-les donc, et n’accusons point la chair, mais soumettons-la à l’empire de l’âme, afin que, l’ayant accoutumée à obéir, nous acquérions les biens éternels, parla grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXVI.[modifier]


JE SUIS LA VRAIE VIGNE, VOUS ÊTES LES BRANCHES, ET MON PÈRE EST LE VIGNERON. (CHAP. 15, VERS. 1, JUSQU’AU VERS. 10).

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Combien les disciples ont été timides et craintifs avant la mort de Jésus-Christ. – Parabole de la vigne et du vigneron, laquelle démontre, encore une fois de plus, la parfaite égalité du Père et du Fils.
  • 2. Le Sauveur dit beaucoup de choses en se plaçant au point de vue de ses auditeurs.
  • 3. L’amour est quelque chose de grand ; il est invincible ; ses avantages. – Ce que Jésus-Christ a fait pour nous : excellents témoignages de son amour. – Contre la rapine et l’avarice. – Maux que produisent les richesses et l’avarice. – Jésus-Christ nous a rachetés et nous servons les richesses. – Qui sont ceux qui rient des pauvres : les brutes, les insensés. – Comment ou atteint à la perfection de la vertu. – Éloge de la pauvreté.


1. L’ignorance rend l’âme timide et lâche la doctrine des choses du ciel lui donne de la force et de l’élévation : une âme qu’on laisse privée de soins est craintive, non par sa nature, mais par la disposition de sa volonté. Quand je vois un homme, tantôt courageux, tantôt timide, je dis : ce n’est point là un vice de nature, ce qui est naturel n’est point sujet au changement ; de même, lorsque je vois des gens aujourd’hui craintifs, et demain hardis, je porte le même jugement, et je rejette tout sur la volonté. Ainsi les disciples, avant d’avoir appris ce qu’ils devaient savoir, avant d’avoir reçu le don du Saint-Esprit, étaient extrêmement timides ; mais après ils furent plus courageux que des lions. Pierre lui-même, que les seules menaces d’une servante avaient été capables d’effrayer, exposé dans la suite à mille périls, chargé de coups de fouets, attaché à une croix la tête en bas, ne garde point le silence ; et comme si ç’eût été en songe qu’il souffrait tous ces tourments, il parle avec toute sorte de liberté et d’assurance, mais non pas avant la croix, avant la mort du divin Sauveur.
Voilà pourquoi Jésus-Christ disait : « Levez-vous, sortons d’ici ». Pour quelle raison, je vous prie ? Ignorait-il l’heure à laquelle Judas devait venir ? Craignait-il qu’en arrivant il ne se saisît aussitôt de ses disciples, et que ses ennemis, qui l’épiaient pour le prendre, ne se jetassent sur eux, avant qu’ils eussent prêché et répandu dans le monde l’excellente doctrine qu’il leur avait enseignée ? Loin de nous cette pensée tout à fait indigne de sa Majesté. S’il ne craignait rien de tout cela, pourquoi les fait-il sortir de ce lieu, et les mène-t-il, seulement après avoir fini son discours, au jardin que Judas connaissait ? Et, quoique Judas fût venu en personne, ne pouvait-il pas aveugler les soldats, comme il l’avait déjà fait en son absence ? Pourquoi sort-il donc ? C’était pour donner à ses disciples un peu de temps pour respirer. Il était bien vraisemblable qu’étant dans un lieu ouvert à tout le monde, ils devaient trembler de peur et de frayeur, tant à cause de l’heure qu’à cause du lieu. La nuit était déjà avancée et fort obscure, et ils ne pouvaient guère être attentifs aux paroles de leur Maître, ayant continuellement présents à l’esprit ceux qui allaient venir pour les enlever, et de plus, le discours qu’il leur tenait ne leur faisait prévoir que des maux et des souffrances : « Je n’ai plus qu’un peu de temps à être avec vous », leur disait-il, « et le prince de ce monde va venir ».
Toutes ces choses et ces paroles les jetant donc dans le trouble et dans l’effroi, comme s’ils allaient être pris sur-le-champ, leur Maître les conduisit en un autre lieu afin que, se croyant alors en sûreté, ils l’écoutassent avec plus d’assurance et de liberté d’esprit, car ils devaient entendre une grande et sublime doctrine. Voilà pourquoi il dit : « Levez-vous, sortons d’ici ». Il ajoute ensuite : « Je suis la vigne, vous êtes les branches ». Que veut nous faire entendre le Sauveur par cette parabole ? Que celui qui n’écoute point sa parole ne peut vivre, et que c’est par sa vertu et par sa puissance que s’opéreront les miracles et les prodiges qui doivent arriver. « Mon Père est le vigneron ». Quoi donc ? Le Fils a besoin du secours de son Père ? A Dieu ne plaise ! ce n’est point là ce qu’insinue cette parabole.
Remarquez, mes frères, avec quelle exactitude Jésus-Christ l’explique. Il ne dit pas que le vigneron a soin de la racine, mais des branches ; il ne fait point mention de la racine ; c’est pour apprendre à ses disciples que, séparés de lui, et sans sa vertu et son assistance, ils ne peuvent rien faire, et qu’ils doivent se joindre et s’unir à lui par la foi, de même que la branche est jointe, et unie à la vigne : « Le Père retranchera toutes les branches qui ne portent point de fruit en moi (2) ». Jésus-Christ parle ici de la vie, et déclare que nul ne peut demeurer en lui sans les œuvres. « Et il émondera toutes celles qui portent du fruit » ; en d’autres termes, il en aura grand soin.
Cependant la racine a besoin d’être cultivée avant les branches : le vigneron doit bêcher tout autour, et la découvrir un peu. Mais le Sauveur ne dit rien ici de la racine, il ne parle que des branches ; faisant voir que s’il se suffit à lui-même, ses disciples, de quelque vertu qu’ils soient doués, ont besoin que le vigneron prenne d’eux un grand soin. C’est pour cette raison qu’il dit : il émonde la branche qui porte du fruit. Celle qui n’en porte point ne peut même plus rester attachée à la vigne. Mais la branche qui porte du fruit, il la rend plus féconde. Ce qui doit s’entendre des afflictions qui devaient bientôt leur arriver. Ce mot : « Il l’émondera », signifie : il taillera la branche pour la rendre plus fertile. Il montre donc que les tentations raffermiront les disciples.
Ensuite, de peur qu’ils ne lui demandent de qui il parle, et aussi pour ne pas les jeter de nouveau dans le trouble et dans l’inquiétude, il dit : « Vous êtes déjà purs, à cause des instructions que je vous ai données (3) ». Ne voyez-vous pas, mes frères, que Jésus-Christ fait connaître que c’est lui qui prend soin des branches ? C’est moi, dit-il, qui vous ai émondés, quoiqu’il ait auparavant déclaré que le Père a fait la même chose. Mais la raison pour laquelle Jésus-Christ parle de la sorte, c’est qu’il n’y a aucune différence entre le Père et le Fils. Il faut ici, leur insinue-t-il, que vous apportiez vos soins.
Ensuite, pour leur faire connaître qu’il les a émondés, sans avoir eu besoin de leur ministère, et seulement en vue de leur avancement, il ajoute : « Comme la branche ne saurait porter du fruit d’elle-même, de même aussi celui qui ne demeure pas en moi n’en saurait porter ». De peur que la crainte n’éloigne ses disciples, le Sauveur fortifie leur âme que la frayeur a affaiblie, et il se l’attache étroitement ; il la relève par les bonnes espérances qu’il leur donne. Car, dit-il, la racine demeure, mais il dépend des branches d’être retranchées, ou laissées sur la tige. Poursuivant ensuite son discours à la fois par des choses consolantes et par des choses tristes, il commence par exiger notre concours : « Celui qui demeure en moi, et en qui je demeure, porte beaucoup de fruit (5) ». Ne voyez-vous pas que le Fils, ne contribue pas moins que le Père au soin et au salut dés disciples ? Le Père émonde, le Fils est la vigne qui contient les branches. Or, demeurer attaché à la racine, c’est ce qui fait que les branches portent du fruit. La branche qui n’est point émondée, demeurant attachée à la racine, porte du fruit, encore qu’elle, n’en produise pas autant qu’elle devrait : mais celle qui n’y demeure pas ne porte aucun fruit. D’ailleurs on a fait voir qu’il appartient également au Fils d’émonder, et au Père, qui a engendré la racine, de faire qu’on y reste attaché.
2. Vous le remarquez sans doute, mes frères, tout est commun, émonder comme jouir de la vertu de la racine. C’est sûrement une grande perte et un grand malheur de ne pouvoir rien faire, de ne pouvoir porter aucun fruit ; mais la peine ne se termine point ici, elle va plus loin. « Il sera », dit-il, « jeté dehors », il ne sera plus cultivé, « et il séchera (6) », c’est-à-dire, s’il a tiré quelque fruit de la racine, il le perd ; s’il en a reçu quelque grâce, quelques biens, il en est dépouillé, et par là il est privé de, tout secours et de la vie. Et quelle sera la fin de tout cela ? « Il sera jeté au feu ». Mais il n’en est pas de même de celui qui demeure étroitement attaché au cep de la vigne.
Le Sauveur nous apprend ensuite ce que c’est que demeurer, et dit : « Si mes paroles demeurent en vous (1) ». Vous le voyez bien maintenant, mes chers frères ; que j’ai eu raison de dire que Jésus-Christ demande le témoignage des œuvres. Car, ayant dit : Tout ce que vous demanderez ; je le ferai, il a ajouté : « Si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous, vous demanderez tout ce que vous voudrez, et il vous sera accordé ». (Jn. 14,13, 14,15) Jésus-Christ disait ces choses pour apprendre à ses disciples que ceux qui lui dressaient dés embûches seraient jetés au feu, et qu’eux au contraire porteraient du fruit. Ainsi, ayant fait passer dans les autres la crainte qui était en eux, et leur ayant fait connaître qu’ils seraient invincibles, il dit : « C’est la gloire de mon Père que vous rapportiez beaucoup de fruits, et que vous deveniez mes disciples (8) ». Par là ce que dit le Sauveur se montre visiblement digne de foi ; si porter du fruit c’est une chose qui tourne à la gloire du Père, le Père ne négligera point sa gloire, « et vous deviendrez mes « disciples ». Remarquez bien, mes frères, que celui qui porte du fruit est disciple de Jésus-Christ. Que signifie cela : « C’est la gloire de mon Père ? » Le voici : Mon Père a de la joie lorsque vous demeurez en moi, lorsque vous portez du fruit.
« Comme mon Père m’a aimé, je vous ai « aussi aimés (9) ». Ici enfin Jésus-Christ parle d’une manière plus humaine. Comme cette parole est adressée à des hommes, elle a une vertu et une force toute particulière. Celui qui a bien voulu mourir pour ses serviteurs et pour ses ennemis et ses persécuteurs, qui leur a fait la grâce de les élever à de si grands honneurs, à une si haute dignité, qui les a menés au ciel, quel excès-d’amour n’a-t-il pas montré en faisant toutes ces choses ? Puis donc que je vous aime si fort, ayez une pleine confiance ; puis donc que c’est la gloire de mon Père que vous rapportiez du fruit, ne craignez aucun mal. Ensuite, de peur de les rendre lâches et paresseux, il les excite de nouveau et se les attache plus étroitement ; voyez bien de quelle manière, c’est eu leur disant : « Demeurez « dans mon amour », cela est en votre pouvoir. Mais comment demeurerez-vous dans mon amour ? C’est : « Si vous gardez mes commandements comme j’ai moi-même gardé les commandements de mon Père(10) ». Le Sauveur continue encore à parler humainement : étant le législateur, il né devait nullement être soumis aux lois. Vous le voyez ici, mes frères, ce que je vous répète à tout moment, que le Sauveur parle en ces termes, pour s’accommoder à la faiblesse de ses auditeurs. Il dit bien des choses en se plaçant à leur point de vue ; et toutes ses paroles tendent à leur faire connaître qu’ils sont en sûreté, et qu’ils renverseront et fouleront aux pieds leurs ennemis ; et encore, que tout ce qu’ils ont, ils le tiennent du Fils, et que, s’ils mènent une vie pure et sainte, nul ne pourra les vaincre ni leur résister.
Mais observez, mes frères, avec quelle autorité Jésus-Christ parle à ses disciples. Il n’a point dit : Demeurez dans l’amour de mon Père, mail dans mon amour. Ensuite, de peur qu’ils ne disent : maintenant que vous nous avez attiré la haine de tout le monde, vous vous en allez et vous nous laissez ; il leur montre qu’il ne les laisse point, et qu’au contraire il, s’attachera aussi étroitement à eux, s’ils le veulent véritablement, que la branche est attachée au cep de la vigne. De peur encore que trop de confiance ne les rende nonchalants, il leur dit que s’ils sont lâches et paresseux, les grâces qu’ils auront reçues ne sont point inamissibles. Et aussi pour ne se pas rapporter tout à lui-même et les exposer par là à une plus grande chute, il dit : « C’est la gloire de mon Père ». Partout il leur fait connaître et, son amour pour eux et celui de son Père. Les œuvres des Juifs n’étaient donc point la gloire de son Père, mais celles qu’ils devaient faire par sa grâce.
Mais encore, de peur qu’ils ne vinssent à dire : Nous avons perdu notre patrimoine, nous sommes abandonnés, dépouillés et privés de tout, il leur dit : Jetez vos regards sur moi, voyez : mon Père m’aime, et néanmoins je souffre maintenant tous ces maux et tous ces outrages ; ce n’est donc pas que je ne vous aime, si présentement je vous laisse ; car moi-même, que mes ennemis me fassent mourir, je ne le prends pas pour une marque que mon Père ne m’aime point ; vous donc aussi, vous ne devez pas vous troubler. Si vous demeurez dans mon amour, tous les maux de la vie-présente ne pourront nullement vous nuire, en ce qui concerne l’amour.
3. Puis donc que l’amour est quelque chose de grand et d’invincible : puisqu’il n’est pas un vain mot, montrons notre amour, faisons le paraître par nos œuvres. Jésus-Christ nous a réconciliés avec lui, lorsque nous étions ses ennemis : maintenant nous sommes ses amis, demeurons dans son amour : il a commencé le premier à nous aimer, aimons-le du moins après qu’il nous a tant aimés. Il ne nous aime pas pour son propre intérêt, il n’a besoin de rien, aimons-le au moins pour notre utilité et notre avantage. Lorsque nous étions ses ennemis, il nous a prévenus de son amour, aimons du moins cet ami qui nous donne tant de témoignages de sa tendresse. Mais, hélas ! nous faisons tout le contraire ! par nos rapines et par notre avarice, tous les jours nous sommes cause que Dieu est blasphémé.
Mais peut-être quelqu’un dira : quoi ! Tous les jours vous prêchez sur l’avarice. Hé, plût à Dieu que je puisse aussi prêcher contre elle toutes les nuits ! Plût à Dieu qu’il me fût permis de vous suivre et quand vous allez dans les places publiques, et quand vous vous mettez à table ! Plût à Dieu que vos femmes, que vos amis, que vos enfants, que vos serviteurs, que vos laboureurs, que vos voisins, que même ce pavé, ces pierres pussent tous rompre le silence, si notre mal pouvait recevoir de là quelque soulagement ! Cette maladie s’est répandue dans lotit le monde, et elle possède le cœur de tous les hommes : tant est grande la tyrannie des richesses !
Jésus-Christ nous a rachetés, et nous servons les richesses : c’est d’un autre maître que nous proclamons la suprématie, c’est à un autre maître que nous obéissons, soigneusement attentifs à tout ce qu’il nous commande : notre origine, les droits de la nature, de l’amitié, les lois, nous négligeons tout pour ce maître, et nous sacrifions tout à lui. Personne ne regarde le ciel, nul ne pense aux biens à venir. Mais, hélas ! le temps viendra que ces paroles et nos regrets seront inutiles ; car l’Écriture dit : « Qui est celui qui vous louera dans l’enfer ? » (Ps. 6,5) L’or est désirable, il nous procure de grandes délices et nous attire des honneurs, mais non point comme le ciel. Le riche, plusieurs le haïssent et l’ont en horreur : mais l’homme qui est orné de la vertu, tous l’honorent et le respectent.
Mais, direz-vous, on rit du pauvre, on le méprise, même vertueux ; mais ce n’est pas parmi les hommes que cela arrive, c’est parmi les brutes qui sont privées de raison ; c’est pourquoi il ne faut nullement s’en soucier. Si des ânes braient, si des geais croassent, lorsque tous les sages nous louent et nous applaudissent, nous ne perdrons point de vue un tel public pour nous inquiéter des cris de ces animaux. Or, tous ceux qui admirent et recherchent les biens de la vie présente, sont pires que des geais, pires que des ânes. Si un des rois d’ici-bas faisait votre éloge, sûrement vous ne vous mettriez point en peine de ce que dirait la multitude du peuple, encore qu’on rie de vous. Et lorsque le Maître de l’univers vous loue, vous recherchez encore les louanges des escargots et des moucherons. Car tels sont ces hommes, si vous les comparez avec Dieu, out plutôt ils sont encore plus vils et plus méprisables.
Jusques à quand demeurerons-nous couchés dans la boue ? Jusques à quand rechercherons-nous les éloges et les applaudissements des fainéants et des hommes sensuels ? Il est de leur ressort de se connaître en joueurs, en ivrognes, en goinfres : mais de la vertu et du vice ils n’en ont même pas la moindre connaissance ; c’est aussi de quoi ils ne sont nullement capables de juger. Et certes, si quelqu’un vous raillait de ne savoir point tracer des rigoles, vous ne, vous en offenseriez pas, ou plutôt vous le railleriez à votre tour de vous avoir reproché une pareille ignorance, et cependant lorsque vous voulez exercer la vertu, vous prenez pour arbitres et pour juges ces sortes de gens qui n’en ont aucune idée ? Voilà pourquoi nous n’atteignons point à la perfection de cet art. En effet, nous ne consultons pas les personnes habiles ; mais les ignorants, qui jugent de la vertu non selon les règles de l’art, mais selon leur propre ignorance.
C’est pourquoi, je vous en conjure, mes chers frères, méprisons la multitude, ou plutôt ne désirons point les louanges, ne recherchons ni l’argent ni les richesses : et ne regardons point la pauvreté comme un mal. La pauvreté est une grande maîtresse qui nous rend prudents et patients, qui nous élève à la plus haute et à la plus sublime philosophie. Lazare a vécu dans la pauvreté, et il a été récompensé d’une couronne : Jacob ne désirait que d’avoir du pain : Joseph s’est trouvé dans une même indigence ; il s’est vu non seulement esclave, mais encore prisonnier ; et c’est pour cela que nous lui donnons de plus grands éloges. Oui, nous n’admirons point tant Joseph dispensateur des blés de l’Égypte, que Joseph renfermé dans une prison : nous n’admirons point tant Joseph, couronné d’un diadème, que Joseph chargé de chaînes : nous ne l’admirons point tant lorsqu’il est assis sur le trône, que lorsqu’on lui dressait des embûches et qu’on le vendait.
Considérant donc toutes ces choses, et les couronnes qui sont préparées à ces combats, ne louons ni les richesses, ni les honneurs, ni les dignités, ni les délices, ni la puissance lotions au contraire la pauvreté, les chaînes, les liens, et les travaux et les afflictions que l’on souffre pour la vertu. Celles-là finissent par le tumulte et le trouble, et se terminent à cette vie ; mais celles-ci nous procurent le royaume des cieux et les biens célestes, que a l’œil n’a point vus, et l’oreille n’a point en« tendus (1Cor. 2,9) : fasse le ciel que nous les obtenions tous, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.  Voir le début du chap. 16.

HOMÉLIE LXXVII.[modifier]


JE VOUS DIS CES CHOSES, AFIN QUE MA JOIE DEMEURE EN VOUS, ET QUE VOTRE JOIE SOIT PLEINE ET PARFAITE.— LE COMMANDEMENT QUE JE VOUS DONNE, EST DE VOUS AIMER LES UNS LES AUTRES, COMME JE VOUS AI AIMÉS. (VERS. 11, 12, JUSQU’AU VERS. 4 DU CHAP. XVI)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. On peut séparer l’amour de Dieu de l’amour du prochain. 2. Jésus-Christ console ses apôtres.
  • 3. Dernière consolation : promesse du Saint-Esprit que le Fils envoie comme le Pire.
  • 4 et 5. Divers sujets de consolation dans les souffrances et les afflictions. – Dans les souffrances, penser plus aux couronnes qu’aux peines, au ciel qu’au temps. – Dans les aumônes, dans les autres bonnes œuvres, ne penser point tant à la semence qu’à la moisson. – La vertu est pénible, faire attention au bien qu’elle procure. – Ceux qui sont forts aiment la vertu pour elle-même, les faibles envisagent les récompenses. – Recommandation de l’aumône : combien de raisons et de motifs nous engagent à la faire. – Si l’on ne donne rien aux pauvres, du moins ne les point injurier ni maltraiter : point de repos en cette vie, pour en jouir en l’antre. – Retrancher le superflu. – Se contenter du nécessaire. – Répandre ses richesses sur les pauvres. – D’où vient l’inhumanité envers les pauvres ? – De ce qu’on amasse par avarice.


1. Toutes les bonnes œuvres obtiennent leur récompense après leur plein accomplissement : si elles restent en chemin, tout fait naufrage. Et comme un vaisseau chargé de toutes sortes de marchandises, qui n’arrive point au port, mais que les flots engloutissent en pleine mer, ne retire aucun profit de sa longue navigation, si ce n’est un manieur proportionné aux épreuves qu’il a bravées ; de même aussi les âmes, qui, avant d’arriver au but, s’arrêtent au milieu de la carrière, et succombent dans les combats, perdent la couronne et périssent misérablement. C’est pourquoi saint Paul déclare que ce sont, ceux qui auront couru jusqu’à la fin (Rom. 2,7) et persévéré dans les bonnes œuvres, qui obtiendront la gloire, l’honneur et la paix. Et c’est là aussi ce qu’insinue maintenant Jésus-Christ à ses disciples. Comme ils s’étaient d’abord réjouis d’avoir été choisis, et qu’ensuite tout ce qu’il leur avait annoncé de triste sur sa passion, sur sa mort, avait interrompu et troublé leur joie, le Sauveur, après leur avoir tenu de longs discours, pleins de consolation, ajoute encore : « Je vous ai dit ces choses, afin que ma joie demeure en vous, et que votre joie soit pleine et parfaite ». C’est-à-dire : Ne vous séparez pas de moi, et ne vous arrêtez point dans votre course : vous vous êtes réjouis en moi, et vous vous êtes extrêmement réjouis ; mais la tristesse s’est mêlée dans votre joie, et l’a interrompue. Je chasse cette tristesse, afin que votre joie arrive à terme ; je la chasse, en vous faisant voir que les souffrances et les afflictions de cette vie ne méritent pas que vous vous attristiez, et que vous devez plutôt vous en réjouir. Je vous ai vus dans le trouble, et je ne vous ai pas négligés, et je ne vous ai point dit : Pourquoi n’avez-vous pas plus de fermeté et de courage ? mais, au contraire, je vous ai dit tout ce qui était le plus capable de vous consoler. C’est ainsi que je vous veux toujours garder dans mon amour. Vous m’avez entendu parler du royaume, vous vous en êtes réjouis. Je vous ai donc dit ces choses afin que votre joie soit pleine et parfaite.
« Le commandement que je vous donne est de vous aimer les uns les autres, comme je vous ai aimés ». Vous le voyez, mes frères, l’amour de Dieu est mêlé et confondu dans celui du prochain : ces deux amours sont liés ensemble, comme avec une chaîne. Voilà pourquoi le Sauveur en fait quelquefois deux préceptes, et quelquefois il n’en fait qu’un seul ; car ces deux amours sont inséparables. On ne peut avoir l’un sans l’autre. Voilà pourquoi tantôt il dit : « Toute la loi et les prophètes sont renfermés dans ces deux commandements ». (Mt. 22,40) Tantôt « Faites aux hommes tout ce que vous voulez qu’ils vous fassent » (Mt. 7,12) ; c’est là en quoi consistent toute la loi et les prophètes, « et ainsi l’amour est l’accomplissement de la loi ». (Rom. 13,10)
Jésus-Christ le déclare ici de même ; car si « demeurer » renferme l’amour, si l’amour renferme l’observance des commandements, et si le commandement est de nous aimer les uns les autres, c’est par cet amour mutuel que nous avons les uns pour les autres, que nous demeurons en Dieu. Le Sauveur ne nous donne pas seulement le commandement de l’amour, mais il nous en prescrit aussi la mesure, en disant : « Comme je vous ai aimés ». Il fait connaître encore à ses disciples que ce n’est point par haine qu’il se sépare d’eux, mais par amour. C’est donc pour cela que vous deviez m’admirer davantage, et plutôt vous réjouir que vous affliger. Je meurs pour vous. Jésus-Christ ne le dit pas ouvertement, mais il l’indique, lorsqu’il fait ci-dessus la description du bon pasteur ; et ici en donnant ses instructions, en montrant la grandeur et la puissance de l’amour, en déclarant et faisant connaître ce qu’il est. Mais pourquoi le Sauveur relève-t-il partout l’amour ? Parce que l’amour est la marque des disciples ; parce que l’amour forme et entretient la vertu. C’est pour cette raison que saint Paul, lui qui était un véritable disciple de Jésus-Christ, lui qui avait éprouvé et senti en lui-même les effets de l’amour, en dit tant de grandes choses, et le proclame « l’accomplissement de la loi ».
« Vous êtes mes amis (14). Je ne vous appellerai plus mes serviteurs, parce que le serviteur ne sait ce que fait son maître : mais je vous ai appelés mes amis, parce que je vous ai fait savoir tout ce que j’ai appris de mon Père (15) ». Pourquoi dit-il donc : « J’ai beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter présentement ? » (Jn. 16,12) Quand le Sauveur dit : « Tout ce que j’ai appris », il ne veut dire autre chose, sinon qu’il ne dit rien de contraire à son Père, mais uniquement ce qu’il a appris de lui. Or, comme c’est un très-grand témoignage d’amitié que de confier à quelqu’un ses secrets, il dit à ses disciples : J’ai bien voulu vous faire aussi cette grâce, et vous donner cette marque de mon amour : mais quand il dit : « Tout », entendez ce qu’ils devaient savoir.
Ensuite il leur découvre une chose qui n’est point une légère, ni une commune marque d’amitié : Laquelle ? La voici : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis (16) ». C’est moi qui ai ardemment recherché votre amitié. Et je ne me suis point contenté de cela, mais : « Je vous ai établis », c’est-à-dire, je vous ai plantés. Le Seigneur continue encore la métaphore de la parabole, de la vigne, « afin que vous marchiez » ; c’est-à-dire, afin que vous vous étendiez, « et que vous rapportiez du fruit, et que votre fruit demeure » toujours. Que si votre, fruit demeure, à plus forte raison demeurerez-vous vous-mêmes, non seulement, dit-il, je vous ai aimés, mais je vous ai aussi comblés de toutes sortes de biens, en étendant et, multipliant vos branches dans tout le monde.
2. Remarquez-vous, mes frères, en combien de manières le Sauveur déclare son amour à ses disciples : il le déclare en leur découvrant ses secrets et ses mystères. Il le déclare en les prévenant de son amour et de son affection, en les choisissant le premier ; il le déclare parles bienfaits dont il les comble, et partout ce qu’il a souffert pour eux. Par là il leur fait connaître qu’il demeurera toujours avec eux, afin qu’ils portent du fruit ; car pour en porter, ils ont besoin de son secours. « Afin que mon Père vous donne tout ce que vous lui demanderez en mon nom ». Mais c’est à celui à qui on demandé de faire porter le fruit, et ce que l’on demande au Père, pourquoi le Fils le fait-il ? Pour vous apprendre que le Fils n’est ni moins grand, ni moins puissant que le Père.
« Je vous ai dit ces choses, afin que vous vous aimiez les uns les autres (17) » ; c’est-à-dire, ce n’est pas pour vous en faire un reproche que je vous dis que je donne ma vie pour vous ; que je vous dis que je vous ai prévenus, que je vous ai choisis les premiers ; mais c’est pour vous engager à m’aimer. Ensuite, comme d’être rejetés de bien des gens, d’avoir à souffrir d’eux et des injures et des outrages, c’était une chose très-dure et insupportable, capable même d’abattre l’âme la plus grande et la plus courageuse, le Sauveur les a prévenus, et les a préparés à supporter courageusement ces insultes et ces affronts ; il les y a préparés en gagnant leur cœur et leur affection, et de plus en leur montrant et leur faisant connaître que ces choses, comme toutes celles dont il leur avait déjà parlé auparavant, ne se faisaient que pour eux, pour leur utilité et leur avantage. Car comme il leur a dit que non seulement il ne faut point s’attrister, mais qu’il faut même se réjouir de ce qu’il va à son Père, puisque ce n’était pas pour les laisser qu’il y allait, mais parce qu’il les aimait beaucoup : de même il leur fait voir maintenant ici qu’ils doivent se réjouir, et ne point s’affliger. Et voyez de quelle manière il le prouve. Il n’a point dit : Je sais qu’il est fâcheux d’avoir tant à souffrir ; mais soutirez ces choses pour l’amour de moi ; mais considérez que c’est pour moi que vous souffrez.
Ce n’était point encore là une suffisante consolation, c’est pourquoi Jésus-Christ, sans s’y arrêter, en propose une autre ; laquelle ? Souffrir de la sorte, ce sera une preuve et un témoignage certain de votre première vertu, et, au contraire, ce serait pour vous un sujet de douleur et d’affliction, non que le monde vous haït maintenant, mais qu’il dût vous aimer ; ce que le Sauveur leur fait entendre en disant : « Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui serait à lui ». Si donc vous étiez aimés, vous feriez penser que vous êtes méchants. Après, voyant que ces paroles n’avaient rien avancé, il poursuit encore, et dit : « Le serviteur n’est pas plus grand que son Maître : s’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi (20) ». Par là, le Sauveur montre expressément qu’ils seront ses imitateurs. Car tant que Jésus-Christ a été dans la chair, on l’a persécuté et outragé ; mais après qu’il est monté au ciel, on s’est tourné contre ses disciples, et on les a maltraités. Et encore : comme ils se troublaient, parce qu’étant en petit nombre, ils auraient à combattre contre une si grande multitude de peuple, le Sauveur leur relève le cœur et les encourage, en disant que d’être haïs du monde, ce doit être pour eux un très-grand sujet de joie ; par là, dit-il, vous aurez part à mes souffrances. Vous ne devez donc pas vous troubler, puisque vous n’êtes pas plus grands que moi, comme je l’ai dit : « Le serviteur e n’est pas plus grand que son Maître ». D’où il naît un troisième sujet de consolation, c’est que lorsqu’on vous déshonore et qu’on vous outrage, on outrage et on déshonore aussi mon Père.
« Ils vous feront tous ces mauvais traitements », dit-il, « à cause de mon nom, parce qu’ils ne connaissent point celui qui m’a envoyé (21) » ; c’est-à-dire, ils traitent aussi mon Père outrageusement. De plus, faisant voir qu’ils sont indignes de tout pardon, il leur donne un autre sujet de consolation par ces paroles : « Si je n’étais point venu, et que je ne leur eusse point parlé, ils n’auraient point le péché (22) » qu’ils ont, leur montrant qu’ils le maltraiteront, lui et ses disciples. Pourquoi nous avez-vous donc attiré tous ces mauvais traitements ? Est-ce pour n’avoir pas prévu ces haines et ces guerres ? c’est pour cela qu’il ajoute : « Celui qui me hait, hait aussi mon Père (23) ». Par ces paroles, Jésus-Christ prédit a ses persécuteurs les terribles supplices auxquels ils seront condamnés. Comme en toute occasion ils prétextaient l’amour et la gloire du Père, et alléguaient que c’était à cause de lui qu’ils persécutaient Jésus-Christ, le Sauveur a dit ces choses pour leur ôter toute excuse. Car, dit-il, ils n’ont point d’excuse. Je leur ai donné mes instructions, je leur ai enseigné ma doctrine, que j’ai confirmée par mes œuvres, selon la loi de Moïse, qui ordonne d’écouter celui qui fait et qui dit, et de lui obéir lorsque ses paroles les mènent à la piété, et sont appuyées de grands miracles ; non, dit-il, de miracles communs et ordinaires, mais de miracles inouïs ; et de ceux-là, ils en ont eux-mêmes rendu témoignage, en disant : « On n’a jamais rien vu de semblable dans Israël » (Mt. 9,33) ; et : « Depuis que le monde est, on n’a jamais ouï que personne ait ouvert les yeux à un aveugle-né » ; et encore la résurrection de Lazare et tant d’autres prodiges, et la manière aussi dont ils ont été opérés, en sorte que tout est certainement nouveau et étonnant.
Mais pourquoi nous persécutent-ils, et vous et nous ? « Parce que vous n’êtes pas du monde ; si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui serait à lui ». (Jn. 7,7) Premièrement, Jésus-Christ leur rappelle les paroles qu’il avait dites à ses frères, mais alors d’une manière véritablement plus couverte, de peur de les offenser, et maintenant, au contraire, il leur parle ouvertement et il leur découvre tout. Et d’où paraît-il que c’est là le sujet pour lequel ils nous haïssent ? Cela est évident par ce qu’ils m’ont fait à moi-même. Car, soit dans mes paroles, soit dans mes œuvres, qu’ont-ils trouvé à reprendre pour ne pas me recevoir ? Et comme on pouvait s’étonner de ce refus, il en donne aussi la raison, savoir : leur méchanceté. Mais cela ne lui suffit pas, il apporte encore le témoignage du prophète, faisant voir qu’il l’avait prédit depuis longtemps par ces paroles : « Ils m’ont haï sans « aucun sujet ». (Ps. 39, 22, et 68, 5 v. 25)
Saint Paul le déclare de même. Comme plusieurs s’étonnaient de ce que les Juifs ne croyaient point, il cite les prophètes qui l’avaient prédit auparavant, et qui révèlent la cause de leur incrédulité ; à savoir : leur malice et leur arrogance. Mais quoi ? Ils n’ont point gardé votre parole, ils ne garderont donc pas la nôtre ; ils vous ont persécuté, ils vous persécuteront donc aussi ; s’ils ont vu des miracles, tels que nul autre n’en a fait de semblables, s’ils ont ouï des paroles qu’on n’avait point encore entendues et n’en ont point profité, s’ils ont haï votre Père et vous aussi, pourquoi nous exposez-vous au milieu d’eux ? Comment pourront-ils nous juger dignes de foi ? Qui de nos compatriotes nous écoutera ?
3. Voyez, mes frères, la consolation que le divin Sauveur donne à ses disciples, de peur que ces pensées ne les agitent et ne les troublent. « Mais », leur dit-il, « lorsque le Consolateur, l’Esprit de vérité, qui procède du Père, que je vous enverrai de la part de mon Père, sera venu, il rendra témoignage de moi Et vous en rendrez aussi témoignage, parce que vous êtes dès le commencement avec moi (27) ». Ce Consolateur sera digne de foi ; il est l’Esprit de vérité. C’est pourquoi Jésus-Christ ne l’a point appelé le Saint-Esprit, mais l’Esprit de vérité. Ce mot : « Qui procède du Père », montre qu’il connaît exactement toutes choses, ce que Jésus-Christ dit aussi de lui-même : « Je sais d’où je viens et où je vais » : passage où il parle aussi de la vérité. « Que je vous enverrai » ; vous le voyez : le Père n’envoie pas seul, mais le Fils envoie aussi. Vous-mêmes vous serez dignes de foi, vous qui avez toujours été élevés avec moi, et qui avez appris de moi, et non des autres : les apôtres s’appuient là-dessus, lorsqu’ils disent : « Nous qui avons mangé et bu avec lui ». (Act. 10,41) Et le Saint-Esprit rend aussi témoignage lui-même, que ces choses n’ont point été dites par complaisance ou par flatterie.
« Je vous ai dit ces choses afin que vous ne soyez point scandalisés ». À savoir, lorsque vous trouverez bien des incrédules, et que vous aurez à essuyer de grands travaux et de grandes afflictions. « Ils vous chasseront de la synagogue (2) ». Car les Juifs avaient déjà arrêté entre eux que, si quelqu’un reconnaissait Jésus pour le Christ, il serait chassé de la synagogue[60]. (Jn. 9,22) « Et le temps vient que quiconque vous fera mourir, croira faire une chose agréable à Dieu ». Ils machinent votre mort, comme s’ils faisaient une œuvre pieuse et agréable à Dieu. Ensuite, le divin Sauveur console encore ses disciples par ces paroles : « Ils vous traiteront de la sorte, parce qu’ils ne connaissent ni » mon « Père, ni moi (3) ». C’est un assez grand sujet de consolation pour vous que de souffrir ces choses pour mon Père et pour moi. Ici Jésus-Christ rappelle encore à leur mémoire cette béatitude, dont il leur avait parlé au commencement : « Vous êtes heureux, lorsque les hommes vous chargeront de malédictions, et qu’ils vous persécuteront, et qu’ils diront faussement toute sorte de mal contre vous à cause de moi. Réjouissez-vous alors, et tressaillez de joie, parce qu’une grande récompense vous est réservée dans les cieux ». (Mt. 7,12)
« Je vous ai dit ces choses, afin que, lorsque ce temps-là sera venu, vous vous en souveniez (4) », et que vous regardiez tout le reste, d’après cela, comme digne de foi. Car vous ne pourrez point dire que je vous aie annoncé ces choses par flatterie, ou par adulation, ni aussi que mes paroles soient fausses et trompeuses. En effet, celui qui aurait le dessein de vous tromper ne vous annoncerait pas ce qui est capable de vous détourner de lui. C’est pourquoi je vous ai prédit ces choses afin que, lorsqu’elles arriveront, vous n’en soyez point surpris, ni troublés, et encore pour une autre raison, à savoir, afin que vous ne disiez point que je n’ai pas prévu qu’elles devaient arriver. Souvenez-vous donc que je vous les ai dites. Car les Juifs alléguaient toujours de mauvaises raisons et de méchants prétextes, pour les persécuter et les chasser comme des impies et des scélérats ; mais les disciples ne s’en troublaient point, parce qu’ils avaient appris qu’il n’arrivait rien qui n’eût été prédit, et qu’ils savaient pourquoi ils étaient maltraités : ce qui était très-capable d’élever leur esprit et de les rendre fermes et courageux. Voilà pourquoi Jésus-Christ répète souvent ces paroles : ils ne m’ont point connu, et ils vous traiteront de la sorte à cause de moi, à cause de mon nom, à cause de mon Père, et j’ai été persécuté et maltraité le premier ; et encore : ils me haïssent, ils me maltraitent sans aucun sujet.
4. Faisons aussi nous-mêmes, mes frères, de sérieuses réflexions sur ces vérités dans les afflictions qui nous arrivent, lorsque les méchants nous persécutent et nous maltraitent. Jetons les yeux sur notre chef, sur l’auteur et le consommateur de notre foi (Héb. 12,2) ; considérons que ce sont les méchants qui nous font souffrir ; considérons que c’est pour la vertu, que c’est pour Jésus-Christ que nous souffrons : pesons ces choses, et tout nous paraîtra aisé et supportable. Que si lorsqu’on souffre pour ceux que l’on aime, on s’en glorifie ; lorsque c’est pour Dieu que l’on souffre, doit-on sentir encore ses maux et ses souffrances ? Si une chose ignominieuse, telle que la croix, Jésus-Christ l’appelait pour l’amour de nous, une gloire : à combien plus forte raison devons-nous être nous-mêmes dans ces sentiments et ces dispositions ! Et si nous pouvons ainsi mépriser les tourments, nous pouvons, à plus forte raison, mépriser les richesses et l’avarice. Donc, quand il nous arrive de grandes afflictions, il ne faut pas seulement regarder les peines et les travaux, mais il faut encore envisager les couronnes et les récompenses.
Comme les marchands ne pensent pas seulement aux mers qu’ils ont à traverser, mais encore au gain et au profit qui leur en doit revenir, nous devons de même penser au ciel et à l’accès qui nous sera donné auprès de Dieu. Que s’il vous paraît doux de s’enrichir par des rapines, souvenez-vous que Jésus-Christ vous le défend, et incontinent cela vous deviendra désagréable et amer. Et encore, si vous avez de la peine à faire part de vos biens aux pauvres, ne pensez pas seulement à ce qu’il vous en coûte, mais oubliez la semence et tournez toutes vos pensées vers la moisson. S’il vous paraît difficile de vous abstenir d’aimer la femme d’autrui, envisagez la couronne que vous procurera ce combat, et vous remporterez facilement la victoire. Car si la crainte des hommes vous peut retenir, et vous détourner des mauvaises actions, à combien plus forte raison l’amour de Jésus-Christ doit-il avoir cet empire sur vous ?
La vertu est pénible ; il faut en déguiser l’aspect sous la grandeur des récompenses qui lui sont promises : les gens de bien, sans aucun autre motif, l’aiment pour elle-même ; ils l’honorent par cette seule raison qu’ils la trouvent belle et agréable ; ils l’exercent et la pratiquent pour l’amour de Dieu, et non pour l’amour de la récompense ; ils regardent la continence comme une grande vertu, non par la crainte du supplice, mais par le précepte que Dieu en a fait : mais, si l’on est faible, qu’on se représente aussi les récompenses.
Usons-en de même à l’égard de l’aumône, ayons compassion de nos compatriotes, ayons pitié de nos frères, ne les laissons pas mourir de faim. Ne serait-il pas honteux d’être commodément assis à table au milieu des ris et des délices, tandis qu’au coin de cette rue, d’autres personnes se lamentent et jettent des cris ; de ne courir pas promptement au secours de celui qui gémit et qui pleure, et, au contraire, de ne le pouvoir souffrir et l’appeler fourbe et imposteur ? O homme, que dites-vous ? Trompe-t-on pour un pain ? Oui, direz-vous. Voilà donc pourquoi le pauvre vous doit plus toucher de compassion, voilà pourquoi vous devez plus vous bâter de le tirer de sa misère. Mais si vous ne lui voulez rien donner, du moins ne l’outragez pas : si vous ne le voulez pas retirer du naufrage, ne l’y poussez point, et ne l’enfoncez pas dans le précipice. Lorsqu’il se présente à vous, et que vous le rejetez, pensez en vous-même à ce que vous voulez demander à Dieu, à ce que vous désirez obtenir de lui : « On se servira envers vous », dit le Seigneur, « de la même mesure dont vous vous serez servis envers les autres ». (Mt. 7,2) Examinez de quelle manière le pauvre se retire après votre refus ; il s’en va humilié, la tête baissée, les yeux trempés de larmes, portant en même temps et la plaie de sa pauvreté, et la plaie que votre outrage vient de lui faire. Si mendier vous semble une malédiction ; ne rien recevoir après en avoir subi la honte, être renvoyé avec des injures, considérez quelle affreuse tempête cela doit exciter dans son âme.
Jusques à quand serons-nous semblables aux bêtes féroces ? jusques à quand notre avarice nous fera-t-elle oublier la nature ? Bien des gens gémissent de nous voir si durs et si impitoyables : mais je veux aujourd’hui vous prêcher la miséricorde, et non seulement aujourd’hui, mais toujours. Pensez à ce redoutable jour auquel nous paraîtrons tous devant le tribunal de Jésus-Christ. Lorsque nous demanderons miséricorde, et que Jésus-Christ, ayant fait avancer les pauvres au milieu, nous parlera de la sorte : Pour un pain ou pour une obole, vous avez excité une très-grande tempête dans le cœur de ceux-ci, que répondrons-nous ? quelle sera notre excuse ? Car le Seigneur nous doit amener les pauvres au milieu et nous lés présenter ; c’est ce que nous apprennent ses propres paroles ; écoutez-le : « Autant de fois que vous avez manqué de rendre ces assistances à l’un de ceux-ci, vous avez manqué à me les rendre à moi-même ». (Mt. 25,45) Les pauvres alors ne nous diront pas un seul mot, mais Dieu nous fera lui-même les reproches pour eux.
Le riche vit Lazare, et si Lazare ne lui dit rien, Abraham parla pour lui. Il en arrivera de même à l’égard des pauvres que nous méprisons maintenant : nous ne les verrons pas nous tendre la main, ni vêtus de sales et misérables habits ; nous les verrons dans le repos et dans la gloire ; mais nous, nous prendrons leurs habits et leur figure. Et plût à Dieu que nous ne prissions que la figure et l’habit ; et que, ce qui est pire et bien plus terrible, nous ne fussions pas jetés dans le lieu des supplices ! Le riche, dans le lieu où il était, ne demandait pas de se rassasier des miettes, mais il était dans le feu et dans les rigoureux tourments ; et cette voix se fit entendre à lui : « Vous avez reçu vos biens dans votre vie, et Lazare n’y a eu que du mal ». (Lc. 16,25)
N’estimons donc pas les richesses comme quelque chose de grand. Elles serviront à nous conduire au supplice, si nous ne sommes pas attentifs sur nous-mêmes ; mais, au contraire, si nous le sommes, la pauvreté sera pour nous un accroissement de repos et de délices ; car elle efface nos péchés, si nous la souffrons avec actions de grâces, et savons nous procurer un grand crédit auprès de Dieu.
5. Ne cherchons pas à jouir du repos sur la terre, afin que nous en jouissions dans le ciel ; combattons courageusement pour la vertu ; retranchons tout ce qu’il y a chez nous de superflu et d’inutile ; contentons-nous du nécessaire, et répandons nos biens dans le sein des pauvres. Jésus-Christ lui-même nous promet le ciel pour récompense, et nous ne lui donnons même pas du pain ; sur quoi nous excuserons-nous ? Il fait lever son soleil sur vous, il met à votre service toute la création (Mt. 5,45) ; et vous, vous ne lui donnez pas seulement un habit ; et vous, vous ne lui donnez pas le moindre logement dans votre maison ? Et que dis-je, son soleil et les créatures ? Il vous a donné son corps et son sang précieux, et vous ne lui donnez même pas un verre d’eau ; peut-être cela vous est-il arrivé une fois ? mais ce n’est point là exercer la miséricorde ; si, tant que vous avez de quoi donner, vous ne donnez pas, vous n’accomplissez pas tout le devoir de miséricorde. Les vierges, qui avaient des lampes, avaient aussi de l’huile ; mais ce qu’elles en avaient n’était pas suffisant. Quand même vous donneriez du vôtre, vous ne devriez pas être si avare, mais comme vous ne donnez que ce qui appartient au Seigneur, pourquoi êtes-vous si tenace ?
Voulez-vous que je vous découvre d’où vient une si grande inhumanité ? Ceux qui amassent par avarice sont durs et paresseux à donner l’aumône, celui qui a appris à s’enrichir de la sorte ne sait ce que c’est que la répandre. Comment, en effet, celui qui est prêt aux rapines pourrait-il se résoudre à donner ? Celui qui ravit le bien d’autrui, comment donnerait-il du sien à un autre ? Un chien qui s’est accoutumé à vivre de carnage, ne peut plus garder le troupeau ; c’est pourquoi les bergers tuent ces sortes de chiens. Abstenons-nous donc d’une pareille nourriture, si nous ne voulons pas qu’on nous tue de même. Et sachons que c’est vivre de carnage que de faire mourir les autres de faim.
Ne voyez-vous pas, mes frères, que Dieu nous a donné toutes choses en commun ? S’il a permis qu’il y eût des pauvres, il l’a permis pour l’amour des riches, afin qu’ils pussent effacer leurs péchés par l’aumône. Mais vous êtes en cela même cruel et inhumain ; d’où il paraît évidemment que, si votre pouvoir était plus grand et plus étendu, vous commettriez une infinité de meurtres, et vous prive riez tous les hommes de la lumière et de là vie. Voilà pourquoi Dieu a prescrit des bornes à votre cupidité. Que si ce que je vous dis maintenant, vous pique et vous offense, je dois bien plus m’offenser moi-même de voir toutes ces choses. Jusques à quand serez-vous riche, et celui-ci sera-t-il pauvre ? Jusqu’au soir : après, tout prendra une nouvelle face, tant la vie est courte. Déjà on est à la porte ; tout va arriver, encore une petite heure. À quoi bon ces greniers, cette abondante provision de toutes choses ; de quoi vous servira cette foule d’esclaves, de valets, d’officiers ? pourquoi ne vous faites-vous pas plutôt mille témoins de vos aumônes ? Votre trésor est muet, et il vous attirera bien des voleurs. Mais le trésor qui est répandu sur les pauvres monte jusqu’à Dieu, il rend la vie douce et agréable, il vous obtiendra la rémission de tous vos péchés, et vous couvrira de gloire devant Dieu, et d’honneur devant les hommes. Pourquoi vous privez-vous donc de si grands biens ? en donnant vous vous faites plus de bien à vous-même qu’aux pauvres. Vous leur donnez les biens périssables de cette vie, mais vous vous procurez la gloire future et la confiance. Dieu veuille que nous l’obtenions tous, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui la gloire et l’empire appartiennent dans tous les siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXVIII.[modifier]

JE NE VOUS AI PAS DIT CES CHOSES DÈS LE COMMENCEMENT, PARCE QUE J’ÉTAIS AVEC VOUS ; MAIS MAINTENANT JE M’EN VAIS À CELUI QUI M’A ENVOYÉ, ET AUCUN DE VOUS NE DEMANDE OÙ JE VAIS. — MAIS PARCE QUE JE VOUS AI DIT CES CHOSES, VOTRE CŒUR A ÉTÉ REMPLI DE TRISTESSE. (VERS. 5, 6, JUSQU’AU VERS. 15)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. La tristesse a son utilité. — Contre les pneumatomaques.
  • 2. Ce que c’est que convaincre, touchant le péché, touchant la justice, touchant le jugement.
  • 3. Distinction des hypostases ou des personnes, égalité des personnes, Valentiniens, Marcionites, Anoméens.
  • 4. Quel est le bien, quelle est la force de l’union et de la concorde. — Excellence de la charité. — Combien les amis rendent un homme puissant. — Vie misérable de celui qui n’a point d’amis. — La société rend la vie douce et agréable. — Il n’est rien de pire que d’être seul. — Les moines habitaient dans les montagnes. — Que doit-on penser de leur solitude ?— Les chrétiens s’embrassaient dans la célébration des saints mystères. — La charité se fortifie dans les prières, dans la célébration des mystères, dans les exhortations faites en commun.

1. Grand est l’empire de la tristesse : c’est une maladie d’esprit qui demande beaucoup de force pour lui résister courageusement, et pour rejeter ce qu’elle a de mauvais, après en avoir pris ce qu’elle a d’utile, car elle a son utilité. En effet, lorsque nous avons péché, ou que quelqu’un pèche, alors seulement la tristesse est bonne et utile ; mais elle est inutile lorsqu’elle est causée par des calamités humaines. Jésus-Christ voyant donc qu’elle s’emparait du cœur de ses disciples encore imparfaits, les reprend comme on le voit. Ces disciples, qui auparavant avaient fait à leur Maître mille questions, comme lorsque Pierre lui dit : « Où allez-vous ? » Et Thomas : « Nous ne savons où vous allez ; et comment pouvons-nous en savoir la voie ? » Et Philippe : « Montrez-nous votre Père » ; ces mêmes disciples, lui entendant dire maintenant : Ils vous chasseront de la synagogue, et ils vous haïront, et ils croiront faire une chose agréable à Dieu, en furent si abattus et si consternés, qu’ils ne purent même ouvrir la bouche, ni prononcer une seule parole ; et voilà ce que Jésus-Christ leur reproche par ces paroles : « Je ne vous ai pas dit ces choses dès le commencement, parce que j’étais avec vous. Mais maintenant je m’en vais à celui qui m’a envoyé, et aucun de vous ne me demande où je vais. Mais parce que je vous ai dit ces choses, votre cœur a été rempli de tristesse ». Le Sauveur leur fait ce reproche, parce qu’une trop grande tristesse est dangereuse, et si dangereuse même qu’elle peut causer la mort ; c’est pourquoi saint Paul disait : « De peur qu’il ne soit accablé par un excès de tristesse ». (2Cor. 2,7)

« Je ne vous ai pas dit ces choses dès le commencement ». Pourquoi le Seigneur ne les a-t-il pas dites dès le commencement ? De peur qu’on ne dît qu’il les prédisait par conjecture sur ce qui arrive souvent. Et pourquoi donc entreprend-il une chose aussi difficile ? Je savais ces choses, dit-il, dès le commencement, et ce n’est pas pour les avoir ignorées que je ne vous les ai point dites ; mais c’est « parce que j’étais avec vous ». Jésus-Christ parle encore ici d’une manière humaine : « Parce que j’étais avec vous » ; c’est-à-dire, parce que vous étiez en sûreté, parce que vous pouviez me faire les demandes que vous vouliez ; et que toute la guerre, toute la haine se tournait contre moi ; et encore : Parce qu’il eût été inutile de vous les dire dès le commencement.

Mais est-ce qu’il ne les leur a point dites ? Ayant appelé ses douze disciples, ne leur dit-il pas : « Vous serez présentés aux gouverneurs et aux rois, et ils vous feront fouetter dans leurs synagogues ? » (Mt. 10,18) Pourquoi dit-il donc : « Je ne vous ai pas dit ces choses dès le commencement ? » Parce qu’il leur avait seulement prédit qu’on les ferait fouetter, et qu’ils seraient obligés de se cacher ; mais qu’il ne leur avait point découvert que leurs ennemis auraient leur mort tant à cœur, qu’ils croiraient rendre un service à Dieu et lui offrir un sacrifice en les faisant mourir. C’est là précisément ce qui pouvait le plus les effrayer, que d’être jugés et traités comme des impies et des scélérats. De plus, alors il ne leur prédisait que ce que les gentils leur devaient faire souffrir ; mais maintenant il leur déclare et avec plus de force, ce que les Juifs doivent faire contre eux, et il leur apprend que déjà leurs ennemis sont à la porte, et toutes ces calamités près de fondre sur eux.

« Mais maintenant je m’en vais à celui qui m’a envoyé, et aucun de vous ne me demande où je vais. Mais parce que je vous ai dit ces choses, votre cœur a été rempli de tristesse ». Ce n’était pas une faible consolation pour les disciples de voir que leur Maître connaissait toute la grandeur de leur tristesse. L’inquiétude et le chagrin de son départ, et la vue des maux qui allaient fondre sur eux, tels qu’ils ne savaient pas s’ils les pourraient supporter, les accablaient et les jetaient dans cette profonde tristesse. Pourquoi le Sauveur n’a-t-il pas attendu qu’ils eussent reçu le Saint-Esprit, pour leur prédire ces choses ? C’est pour vous apprendre qu’ils étaient déjà établis dans la vertu. Si, avant même que le Saint-Esprit fût descendu sur eux, ils ne se sont point retirés, encore qu’ils fussent accablés de tristesse, quelle pensez-vous qu’a dû être leur force et leur vertu, après qu’ils ont été remplis de cette grâce ? Mais s’ils n’avaient appris ce qui leur devait arriver qu’après la descente de l’Esprit-Saint, nous lui attribuerions tout ; au lieu que maintenant nous voyons que tout le fruit qu’ils portent vient de la bonne disposition de leur cœur, et c’est une preuve manifeste de l’ardent amour qu’ils ont pour Jésus-Christ, amour qui dévore leur âme encore dénuée d’assistance.

« Cependant je vous dis la vérité (7) ». Voyez comment le Sauveur console de nouveau ses disciples. Je ne vous parle point par flatterie, dit-il, mais quoique vous vous attristiez extrêmement, je dois néanmoins vous apprendre ce qui vous est avantageux. Vous désirez que je demeure avec vous, mais il est de votre intérêt que je vous quitte. Or, il est d’un bon curateur de ne pas faire ce que désirent de lui ses amis, lorsqu’ils se veulent priver d’un bien et d’un avantage : « Si je ne m’en vais point, le Consolateur ne viendra point ».

Que disent de ces paroles ceux qui combattent la divinité du Saint-Esprit[61] ? Est-il avantageux que le Maître s’en aille et que le serviteur vienne à la place ? Ne voyez-vous pas combien est grande la dignité du Saint-Esprit ? « Mais si je m’en vais, je vous l’enverrai ». Et quel bien cela nous procurera-t-il ? « Lorsqu’il sera venu, il convaincra le monde (8) » ; c’est-à-dire, vos ennemis ne feront pas impunément ces choses, si le Saint-Esprit vient. Les œuvres que j’ai déjà faites suffisaient pour leur imposer silence ; mais, lorsque le Saint-Esprit aura opéré les œuvres et les prodiges que je vous ai prédits, lorsque ma doctrine sera plus parfaitement répandue, et qu’on aura fait de plus grands miracles, ils subiront un jugement plus rigoureux et une plus grande condamnation, ayant vu tant et de si grands prodiges que vous opérerez en mon nom, preuves et témoignages certains de ma résurrection.

Maintenant ils peuvent dire : c’est le Fils d’un charpentier dont nous connaissons le père et la mère. (Mt. 13,55) Mais quand ils verront la mort détruite, l’injustice bannie, les boiteux marchant droit, les démons chassés, les dons immenses du Saint-Esprit et toutes ces merveilles opérées par l’invocation de mon nom, que répondront-ils ? Mon Père m’a rendu témoignage, le Saint-Esprit me le rendra aussi : il me l’a rendu dès le commencement, et maintenant encore il me le rendra.

2. Au reste, ce mot : « Il convaincra touchant le péché (9) », signifie : il leur ôtera toute excuse, et il fera voir que leurs crimes sont impardonnables. « Et touchant la justice, parce que je m’en vais à mon Père, et que vous ne me verrez plus (10) » ; c’est-à-dire, j’ai mené une vie irréprochable, et en voici la preuve : je m’en vais à mon Père. Comme les Juifs lui reprochaient continuellement de n’être point envoyé de Dieu, et que pour cela ils publiaient qu’il était un pécheur et un méchant ; Jésus-Christ dit qu’il leur ôtera ce sujet de reproche. Si la pensée qu’ils ont que je ne suis point envoyé de Dieu, leur fait croire que je suis un méchant, lorsque le Saint-Esprit leur aura appris que je suis allé à mon Père, et que je n’y suis point allé pour une heure, mais pour y demeurer toujours ; car c’est là ce que signifie ce mot : « Vous ne me verrez plus », qu’auront-ils encore à alléguer ? Observez, mes frères, que Jésus-Christ détruit la mauvaise opinion qu’on avait de lui par ces deux arguments : il n’est pas d’un pécheur de faire des miracles, car un pécheur ne peut pas faire ces sortes d’œuvres, et aussi il n’est pas d’un pécheur d’être envoyé de Dieu : donc vous ne pouvez pas dire que Jésus est un pécheur, ni qu’il n’est pas envoyé de Dieu.

« Et touchant le jugement, parce que le prince de ce monde est déjà jugé (11) ». Jésus-Christ parle encore ici du jugement, parce qu’il a vaincu l’ennemi, le prince de ce monde ; ce qu’un pécheur ne peut faire, ni aucun juste d’entre les hommes. Que c’est à cause de moi, dit le Sauveur, qu’il est jugé et condamné : ceux qui dans la suite le fouleront aux pieds, et qui verront manifestement les signes de ma résurrection, le sauront, et ils reconnaîtront que c’est là la marque de sa condamnation : et en effet, il n’a pu me tenir. Les Juifs m’ont accusé d’être possédé du démon et d’être un séducteur : mais toutes ces accusations se montreront vaines et frivoles. Aurais-je terrassé le prince du monde, si j’étais coupable de péché ? Le voilà cependant condamné et chassé.

« J’ai encore beaucoup de choses à vous dire ; mais vous ne pouvez les porter présentement (12) ». Il vous est donc utile que je m’en aille ; lorsque je m’en serai allé, alors vous pourrez les porter. Et qu’est-il arrivé ? Le Saint-Esprit est donc plus grand que vous, puisque maintenant nous ne pouvons porter ces choses, et qu’il nous rendra capables de les porter ? Sa vertu a-t-elle plus de force et d’efficace que la vôtre ? Nullement. Car il vous enseignera ce qui est de moi. C’est pourquoi il dit : « Il ne parlera pas de lui-même ; mais il dira tout ce qu’il aura entendu (13). Il me glorifiera, parce qu’il recevra de moi, et il vous l’annoncera (14). Tout ce qui est à mon Père est à moi (15) ». Jésus-Christ avait dit : le Saint-Esprit vous enseignera et vous fera ressouvenir, et il vous consolera dans vos afflictions, (ce qu’il n’avait pas fait lui-même). Et : il vous est utile que je m’en aille, afin qu’il vienne ; et : maintenant encore, vous ne pouvez pas porter ces choses, mais alors vous le pourrez. Et : il vous introduira dans toute vérité. De peur que de ces paroles les disciples ne prissent occasion de croire que le Saint-Esprit était plus grand que le Fils, et qu’ils ne tombassent par là dans une extrême impiété, il ajoute : « Il recevra de ce qui est à moi » ; c’est-à-dire, ce que j’ai enseigné, il t’enseignera aussi lui-même, il ne dira rien de contraire, rien qui lui soit propre, rien d’étranger à ma doctrine. Comme donc le Sauveur, parlant de soi, dit : je ne parle point de moi-même : c’est-à-dire, je ne dis que ce que j’ai reçu de mon Père ; je ne dis rien qui me soit propre ou qui lui soit étranger, il faut entendre de même ce qu’il dit du Saint-Esprit. « De ce qui est à moi » ; c’est-à-dire, de ce que j’ai appris, de ce que je sais ; car la science du Saint-Esprit et la mienne sont la même science.

« Et il vous annoncera les choses à venir ». Par cette promesse, Jésus-Christ élève l’esprit de ses disciples, puisque l’homme ne désire rien tant que d’apprendre ce qui doit arriver. C’est là sur quoi ils faisaient de fréquentes questions, disant à leur Maître : « Où allez-vous ? » Quelle est la voie ? Le Sauveur voulant donc les tirer de cette inquiétude, leur dit : l’Esprit-Saint vous instruira de toutes choses, de peur que vous ne tombiez inconsidérément.

« Il me glorifiera ». Comment ? Il fera les œuvres en mon nom. Comme après la venue du Saint-Esprit les disciples devaient faire de plus grands miracles, Jésus-Christ montre de nouveau son égalité, en disant : « Il me glorifiera ». Mais qu’est-ce qu’il appelle : « Toute vérité ? » Car il assure que le Saint-Esprit les introduira dans toute vérité. Jésus-Christ, soit à cause de l’infirmité de la chair dont il était revêtu, ou pour ne paraître point parler de soi ; et aussi parce que ses disciples ne connaissaient pas la résurrection, et qu’ils étaient encore trop imparfaits ; enfin, pour que les Juifs ne parussent pas avoir puni en lui un violateur de la loi ; ménageait le plus souvent ses termes et ne s’éloignait pas ouvertement de la loi. Mais une fois les disciples séparés, les Juifs rejetés, alors que beaucoup allaient croire et obtenir rémission de leurs péchés, alors que le soin de parler de lui était confié à d’autres, ce n’était plus à lui, comme de juste, de se célébrer lui-même. Ainsi donc, semble-t-il dire, si je n’ai pas enseigné ce que je devais enseigner, il ne faut pas l’imputer à mon ignorance, mais à la faiblesse de mes auditeurs. Voilà pourquoi, ayant dit : « Le Saint-Esprit vous introduira dans toute vérité », il a ajouté : « Il ne parlera pas de lui-même ». Mais que le Saint-Esprit n’ait pas besoin d’apprendre, saint Paul le déclare formellement. « Nul ne connaît », dit-il, « ce qui est en Dieu, que l’Esprit de Dieu ». (1Cor. 2,11) De même donc que l’esprit de l’homme connaît sans avoir appris d’un autre, ainsi le Saint-Esprit « recevra de ce qui est à moi », c’est-à-dire, il ne vous apprendra rien qui ne soit conforme à ma doctrine[62]. « Tout ce qui est à mon Père est à moi ». Puis donc que ces choses sont à moi, et que le Saint-Esprit vous enseignera ce qu’il a appris de mon Père, il dira ce qui est de moi.

3. Mais pourquoi le Saint-Esprit n’est-il pas venu avant que Jésus-Christ s’en allât ? Parce que, tant que la malédiction subsistait, que le péché n’était point détruit et que les hommes étaient condamnés et destinés au supplice, le Saint-Esprit ne pouvait point venir. Il faut donc, dit-il, que l’inimitié soit détruite, et que nous soyons réconciliés avec Dieu (Eph. 2,14, 16), pour que nous puissions recevoir ce don. Et pourquoi le Sauveur dit-il : « Je vous l’enverrai ? » C’est comme s’il disait : je vous préparerai, afin que vous puissiez le recevoir. Car comment pourrait-on envoyer celui qui est partout ? Mais de plus, en disant cela, Jésus-Christ marque la distinction des personnes : voilà pourquoi il parle de la sorte. Et comme le Fils et le Saint-Esprit ne peuvent se séparer, le Sauveur persuade à ses disciples de s’attacher à lui, de l’honorer et de l’adorer. Il pouvait lui-même opérer toutes ces choses, mais il lui laisse faire des miracles, afin qu’ils connaissent sa dignité. Comme le Père a pu produire tout ce qui existe, et que le Fils a créé pareillement, pour nous montrer sa puissance ; le Saint-Esprit de même est venu pour se faire connaître. C’est pour cette raison que le Fils s’est incarné, laissant à l’opération du Saint-Esprit l’occasion de s’exercer, pour fermer la bouche à ceux qui voudraient se servir de ce témoignage de son ineffable bonté pour favoriser leurs sentiments impies.

Effectivement, s’ils disent : Le Fils s’est incarné, parce qu’il est inférieur au Père, nous leur répondrons : Que direz-vous donc du Saint-Esprit ? Quoiqu’il n’ait pas pris une chair, vous ne direz pas néanmoins qu’il est plus grand que le Fils, ni que le Fils lui est inférieur. Voilà pourquoi, dans le baptême, on nomme la Trinité : car le Père peut tout faire, tout accomplir, et le Fils aussi, et le Saint-Esprit de même. Mais comme, à l’égard du Père, personne ne le révoque en doute, et que le doute tombe sur le Fils et sur le Saint-Esprit ; dans le sacrement du baptême on nomme la Trinité, afin que vous reconnaissiez la communion et l’unité d’essence et de dignité dans le don des biens ineffables qui nous y est fait en commun par les trois Personnes. Que le Fils puisse faire par lui-même dans le baptême ce qu’il fait en commun avec le Père et avec le Saint-Esprit, la preuve en est claire dans ce qu’il disait parlant aux Juifs ; écoutez-le : « Afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir dans la terre de remettre les péchés ». (Mc. 2,10) Et : « Afin que vous soyez des enfants de lumière ». (Jn. 12,36) Et encore : « Je leur donne la vie éternelle ». (Id. 10,28) Et derechef : « Afin que les brebis aient la vie, et qu’elles l’aient abondamment ». (Id. 10)

Maintenant, voyons à l’égard du Saint-Esprit, nous lui verrons faire la même chose : « Les dons du Saint-Esprit », dit l’apôtre, « qui se font connaître au-dehors, sont donnés à chacun pour l’utilité ». (1Cor. 12,7) Celui donc qui fait ces choses peut, à plus forte raison, remettre les péchés. Et encore : « C’est l’Esprit qui vivifie ». (Jn. 6,64) Et : « il vous donnera la vie par son Esprit qui habite en vous ». (Rom. 8,11) Et : « L’Esprit est à cause de la justice » (Id. 10) qu’il produit en vous. Et encore : « Si vous êtes poussés par l’Esprit, vous n’êtes point sous la loi. (Gal. 5,18) Car vous n’avez point reçu l’Esprit de servitude, pour vous conduire encore par la crainte : mais vous avez reçu l’Esprit de l’adoption des enfants ». (Rom. 8, 15) Mais, de plus, les miracles que faisaient alors les apôtres, ils les opéraient par le Saint-Esprit, qui était descendu sur eux. Et saint Paul, dans son épître aux Corinthiens, dit : « Mais vous avez été lavés, vous avez été sanctifiés, vous avez été justifiés au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et par l’Esprit de notre Père (VI, 11) ». Comme donc les disciples et les Juifs avaient beaucoup entendu parler du Père ; comme ils avaient vu les grandes œuvres que le Fils avait opérées, et qu’ils n’avaient rien encore appris de bien clair du Saint-Esprit, le Saint-Esprit fait des miracles, et par là il se fait parfaitement connaître. Mais, de peur qu’ils n’en prissent occasion, comme j’ai dit, de le croire plus grand que le Fils, Jésus-Christ ajoute : « Il dira tout ce qu’il aura entendu, et il vous annoncera les choses à venir ». Si ce n’était pas dans cette vue que le Sauveur a ajouté ces paroles, ne serait-il pas bien absurde de dire que le Saint-Esprit n’a entendu qu’alors, et en vue des disciples ? En effet, selon vous, l’Esprit-Saint n’aurait dû alors même entendre, que pour répéter aux disciples ce qu’il aurait appris. Est-il rien de plus misérable, et de plus détestable que, cette idée ? Mais, de plus, que devait-il entendre ? Tout ce que, selon vous, il devait entendre, ne l’avait-il pas déjà annoncé par la bouche des prophètes ? Soit qu’il dût parler de la destruction de la loi, ou parler de Jésus-Christ, de sa divinité et de son incarnation, toutes ces choses n’avaient-elles pas déjà été annoncées depuis longtemps ? Que pouvait-il dire de plus clair dans la suite ? « Et il vous annoncera les choses à venir ». Par ces paroles, le divin Sauveur fait évidemment connaître la nature et la dignité du Saint-Esprit, parce qu’il n’appartient qu’à Dieu seul de prédire l’avenir. Que si l’Esprit-Saint l’apprend d’un autre, il n’aura rien de plus que les prophètes. Mais, encore une fois, Jésus-Christ montre par ces paroles la connaissance très exacte et très parfaite que le Saint-Esprit a de Dieu, puisqu’il ne peut dire autre chose. Au reste, ce mot : « Il recevra ce qui est à moi », veut dire de la grâce dont ma chair a reçu la plénitude, ou de cette connaissance que j’ai, non par octroi, ni pour l’avoir reçue d’autrui ; mais parce que la science du Père, du Fils et du Saint-Esprit est une seule et même science. Mais pourquoi Jésus-Christ s’est-il expliqué en ces termes, et non autrement ? Parce que les disciples n’avaient pas encore reçu la connaissance du Saint-Esprit : c’est pour cela qu’il ne s’attache qu’à une seule chose ; à savoir, qu’ils le croient et qu’ils le reçoivent, et qu’ils ne se scandalisent point ; car comme il avait dit : « Le Christ est votre seul chef » (Mt. 23,8) et conducteur de peur qu’on ne crût qu’ils n’ajoutaient point foi à la parole de Jésus-Christ, s’ils croyaient au Saint-Esprit, il dit : « Ma doctrine et sa doctrine » sont la même doctrine. Ce que dira l’Esprit-Saint viendra de la même source que mes propres paroles. Ne croyez pas qu’il en dise d’autres ; les choses qu’il dira sont à moi et me glorifieront : la volonté du Père, du Fils et du Saint-Esprit est la même volonté. Et Jésus-Christ veut que nous n’ayons tous aussi qu’une seule et même volonté disant : « Afin qu’ils soient un, comme vous et moi nous sommes un ». (Jn. 17,11, 21)

4. Rien n’est égal à l’union et à la bonne intelligence ; par elle un homme isolé devient partie d’un grand tout. Si deux ou dix personnes sont unies ensemble de cœur, chacune d’elles n’est plus une seule, mais elle se décuple, pour ainsi dire ; dans ses dix vous ne trouverez qu’un, et dans un vous trouverez dix. S’ils ont un ennemi, comme alors il ne s’attaque pas à un seul, mais à dix, il faut qu’il succombe, puisqu’il n’est pas repoussé par un seul, mais par dix. Qu’un soit dans le besoin, il n’est pas pour cela dans l’indigence ; il est riche par sa plus grande partie, savoir : par les neuf autres ; et la partie qui tombe est aussitôt soutenue, la plus faible par la plus forte. Chacun d’eux a vingt mains, vingt yeux et autant de pieds ; il ne voit pas seulement par ses yeux, mais encore par ceux des autres ; il ne marche pas seulement par ses pieds, mais encore par ceux des autres ; il n’agit pas seulement par ses mains, mais encore par celles des autres. Chacun d’eux a dix âmes ; car il n’a pas seul le soin de ses affaires, les autres en ont soin pareillement. Et s’ils étaient cent ainsi unis ensemble, il en serait de même, et la force s’augmenterait à proportion du nombre.

Ne voyez-vous pas, mes frères, l’excellence de la charité ? Elle rend l’homme invincible, elle le multiplie ; d’un seul elle fait plusieurs. Comment un seul homme pourrait-il être en même temps et en Perse et à Rome ? Ce que la nature ne peut point, la charité le peut ; une partie de lui-même sera ici et l’autre là, ou plutôt il sera tout entier là, et tout entier ici. Mais s’il a mille ou dix mille amis, considérez quelle sera sa force, quel sera son pouvoir. Voyez-vous quel pouvoir de multiplication possède la charité ? En effet, qu’un devienne mille, c’est quelque chose d’étonnant et d’admirable. Pourquoi donc n’acquérons-nous pas une si grande puissance, et ne nous mettons-nous pas en sûreté ? Cela vaut mieux que toutes les dignités, et les richesses, et la santé, et que la lumière même. C’est la source de la joie. Jusques à quand bornerons-nous notre charité à un seul et à deux ?

Apprenez à connaître par le contraire les avantages de cette vertu. Supposons quelqu’un qui n’ait point d’amis, ce qui est la marque d’une extrême folie, car il n’y a qu’un insensé qui puisse dire : je n’ai point d’amis. Un homme de cette espèce, quelle vie mènera-t-il ? Fût-il très riche, fût-il dans l’abondance de toutes choses et dans les délices, possédât-il de grandes terres et de gros revenus, il est pauvre, il est nu, il est solitaire et isolé. Il n’en est pas de même de celui qui a des amis ; fût-il pauvre, il vit dans une plus grande opulence que les riches ; et ce qu’il n’oserait dire pour soi, un autre le dira ; ce qu’il ne peut pas se donner lui-même, un autre le lui procurera, ou même beaucoup plus. Ainsi l’union est pour nous un sujet de joie et un port sûr et tranquille. Il ne peut rien arriver de funeste à celui qui est environné de tant de satellites ; les gardes mêmes, qui veillent à la sûreté du prince, n’ont ni tant de vigilance ni tant d’attention. Ceux-ci gardent leur roi par nécessité, ceux-là gardent leur ami par affection et par amour. Or, l’amour a beaucoup plus de force et de pouvoir que la crainte. Le roi est en crainte et en défiance de ses gardes, l’ami se confie à ses amis plus qu’à lui-même, et avec cet appui il ne craint les embûches de personne.

Faisons donc ce marché : le pauvre, pour avoir une consolation dans sa pauvreté ; le riche, pour assurer ses richesses ; le prince, pour régner en sûreté ; le sujet, pour gagner la bienveillante du prince. Ce commerce lie les cœurs et rend la vie douce et agréable. Ainsi, parmi les bêtes, celles qui ne s’unissent pas au troupeau sont les plus cruelles et les plus féroces. Voilà pourquoi nous habitons dans des villes, nous avons des places publiques ; c’est afin de nous voir et de vivre ensemble. Saint Paul ordonne cette société, quand il dit : « Ne nous retirant point des assemblées des fidèles ». (Héb. 10,25) Il n’est rien de pire que d’être seul et privé de la société.

Quoi donc ! direz-vous, et les moines et ceux qui habitent sur les sommets des montagnes ? Les moines ne sont point sans amis, mais en fuyant le tumulte des villes et des places publiques, ils trouvent dans la solitude beaucoup de compagnons que la charité unit et lie étroitement ensemble, et c’est pour se procurer cette douce société qu’ils se retirent. C’est parce que les affaires suscitent toutes sortes de querelles, qu’ils s’en écartent pour donner tous leurs soins à l’exercice de la charité. Mais le solitaire, direz-vous encore, aura-t-il, lui aussi, un si grand nombre d’amis ? Pour moi, à la vérité, je le voudrais bien, que l’on pût vivre tous ensemble, et que la charité se conservât toujours dans toute sa force et sa vigueur, car ce n’est pas le lieu qui fait les amis. Les moines ont bien des gens qui les louent, qui ne les loueraient point s’ils ne les aimaient pas. Et, de leur côté, ils prient pour tout le monde : ce qui est un grand témoignage de leur charité. C’est pour cela que nous nous embrassons mutuellement les uns les autres dans la célébration des saints mystères, afin de ne faire tous qu’un seul corps, quoique nous soyons plusieurs. C’est pour cela que nous prions en commun pour les catéchumènes, pour les malades, pour les fruits de la campagne, pour les habitants de la terre et des mers. Vous voyez que la charité fait paraître sa force et sa vertu dans les prières, dans la participation des saints mystères et dans les exhortations. Elle est la source de tous les biens ; si nous nous y attachons avec zèle et avec ardeur, nous nous conduirons bien en cette vie, et nous obtiendrons le royaume qui nous est promis ; je prie Dieu, de nous l’accorder à tous, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au Saint-Esprit. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXIX.[modifier]

ENCORE UN PEU DE TEMPS, ET VOUS NE ME VERREZ PLUS ; ET ENCORE UN PEU DE TEMPS, ET VOUS ME VERREZ. — SUR CELA, QUELQUES-UNS DE SES DISCIPLES SE DIRENT LES UNS AUX AUTRES : QUE VEUT-IL DIRE PAR LÀ : ENCORE UN PEU DE TEMPS ? ET LE RESTE. (VERS. 16, 17, JUSQU’À LA FIN DU CHAPITRE XVI)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Jésus-Christ afflige ses disciples en leur disant qu’il va bientôt les quitter, il leur prédit qu’ils seront dans une grande angoisse, mais courte, et qui se changera en une joie qui ne finira plus.
  • 2. On obtient du Père tout ce qu’on lui demande au nom de Jésus-Christ.
  • 3-5. Comment on peut vaincre le monde. — La mort ne rend point l’homme mortel : la victoire le rend immortel. — On ne peut point dire mortel celui qui doit ressusciter après sa mort. — Distinguer l’habitude de ce qui est passager. — La mort n’étant que pour un temps, ne doit point être appelée une mort : autrement dormir, c’est mourir. — La corruption du corps n’empêche point sa résurrection, puisqu’il sera revêtu de l’incorruptibilité. — Moyens de vaincre le monde. — Considérations qui nous doivent faire mépriser les peines et les afflictions de cette vie : nous sommes dans une terre étrangère, éloignés de notre patrie. — Ce qui rend une offense plus ou moins grande. — Celui qui nous offense ne nous connaît point, cela rend l’offense légère ; quand il saura qui nous sommes, il s’accusera de folie. — Vouloir se venger, c’est ajouter sa vengeance aux vengeances divines ; cruauté qu’il y a eu cela. — L’injure d’un ami ne nous blesse point tant que celle d’un inconnu ; raison de cela : nous sommes les membres les uns des autres et un seul corps. — Ancien proverbe : supporter ses amis avec leurs défauts. — Description de ce que les amants souffrent des femmes débauchées, pour servir d’exemple de ce qu’on doit souffrir et des amis, et pour Dieu. — S’aimer les uns les autres. — Aimer Dieu comme l’on a aimé sa maîtresse. — Différence entre (amour de Dieu et l’amour d’une femme prostituée. — Maux qu’attire à l’homme l’amour d’une femme débauchée ; biens que lui procure l’amour de Dieu. — On fait plus pour une maîtresse que pour Dieu et pour soi. — Dureté qu’on a pour les pauvres. — Belle exhortation à l’aumône. — Différence de la vie spirituelle et de la vie charnelle et voluptueuse.

1. Rien n’abat une âme accablée de douleur et de tristesse comme d’entendre souvent répéter les paroles qui causent sa tristesse et sa douleur. Pourquoi donc Jésus-Christ, ayant dit : « Je m’en vais », et : « Je ne vous parlerai plus », répète-t-il souvent ces paroles : « Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus » ; et : « Je m’en vais à celui qui m’a envoyé ? » Après avoir consolé et réjoui ses disciples par la promesse du Saint-Esprit, il les jette encore dans l’abattement. Pourquoi le Sauveur fait-il donc cela ? Il sonde leur cœur et les met à une plus grande épreuve, et il les accoutume sagement à entendre dans la paix et la docilité les paroles tristes et affligeantes, afin qu’ils supportent ensuite son départ avec courage et avec fermeté. Les disciples ayant eu tout le temps de réfléchir sur ce que leur Maître leur avait prédit, devaient véritablement ensuite souffrir la séparation avec plus de facilité. Que si l’on examine avec soin ses paroles, on y trouvera une consolation en ce qu’il dit « Je m’en vais à mon Père ». Il leur fait connaître qu’il ne périra point, mais que sa mort sera seulement un passage, une translation. Le Seigneur leur donne encore une autre consolation, car il ne dit pas simplement : « Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus » ; mais il a ajouté aussi : « Encore un peu de temps, et vous me verrez » ; marquant qu’il reviendrait, que la séparation ne serait pas longue, et qu’ensuite il demeurerait toujours avec eux ; mais certainement ils ne le comprirent pas. Et on a raison de s’étonner, qu’ayant souvent entendu ces choses, ils ne les aient pas plus comprises que si on ne leur en avait jamais parlé.

Mais pourquoi les disciples ne les ont-ils pas comprises ? C’est, ou à cause de leur tristesse, comme je le pense, car la tristesse effaçait toutes ces paroles de leur mémoire, ou à cause de leur obscurité ; de sorte que ce qui véritablement ne se contredisait point en soi, leur paraissait se contredire. Où allez-vous, disent-ils, pour que nous vous puissions voir ? Si vous vous en allez, comment vous verrons-nous ? Voilà pourquoi ils disaient : « Nous ne savons ce qu’il veut dire (18) ». Ils savaient qu’il devait s’en aller, mais qu’il dût revenir peu après, c’est là ce qu’ils ignorent. Voilà pourquoi le Sauveur les reprend de ne l’avoir pas compris ; et, voulant leur inculquer dans l’esprit la foi dans sa mort, il leur dit : « En vérité, en vérité, je vous le dis : vous pleurerez et vous gémirez », à savoir : sur ma croix, sur ma mort ; « mais le monde se réjouira (20) ». Comme les disciples, ne voulant point que leur Maître mourût, se portaient facilement à croire qu’il ne mourrait point, et comme ils étaient dans le doute, ne sachant pas ce que voulait dire cette parole : « Encore un peu de temps », Jésus-Christ dit : « Vous pleurerez et vous gémirez, mais votre tristesse se changera en joie ».

Jésus-Christ ensuite, après avoir déclaré à ses disciples que la joie succéderait à leur tristesse, que de leur affliction naîtrait leur consolation, qu’il ne serait absent que pour un peu de temps, et que leur joie serait perpétuelle, passe à un exemple commun et trivial. Et que dit-il ? « Une femme, lorsqu’elle enfante, est dans la douleur (21) ». Les prophètes aussi se sont souvent servis de cet exemple, comparant la tristesse aux douleurs de l’enfantement. Mais voici ce que veut dire le Sauveur : Vous serez comme attaqués des douleurs de l’enfantement, mais la douleur de l’enfantement est un sujet de joie ; par cette comparaison il confirme sa prochaine résurrection, et il montre que mourir, c’est la même chose que sortir du sein d’une femme pour entrer dans une brillante lumière ; c’est comme s’il disait : Ne vous étonnez pas que par cette tristesse je vous amène à une heureuse issue, puisqu’une femme ne devient mère que par la douleur.

Le Seigneur nous découvre encore ici un mystère, à savoir : qu’il a détruit la mort, qu’il lui a ôté tout ce qu’elle avait d’âpre et d’amer, et qu’il a régénéré l’homme et en a fait un homme nouveau. Au reste, il n’a pas seulement dit que la tristesse passerait, il n’en fait même pas mention, tant sera grande la joie qui lui doit succéder : c’est là aussi ce qui arrivera aux saints. Mais encore : une femme ne se réjouit point de ce qu’il est venu un homme au monde, elle se réjouit seulement quand c’est elle qui a mis un homme au monde. Si une femme se réjouissait de ce qu’il est venu un homme au monde, rien n’empêcherait que celles qui n’enfantent point ne se réjouissent de la fécondité de celles qui enfantent. Pourquoi donc Jésus-Christ s’est-il servi de cet exemple ? Parce qu’il a seulement voulu montrer que la douleur ne durerait qu’un peu de temps ; mais que la joie serait perpétuelle, que la mort n’était qu’un passage à la vie, et que les douleurs de l’enfantement produiraient un grand fruit et un grand avantage. Et le Sauveur n’a point dit : Il est né un enfant, mais : Il est né un homme ; voulant, par cette façon de s’exprimer, nous faire entendre qu’il parle de sa résurrection et que le nouvel homme ne serait point sujet à la mort, mais qu’il naîtrait pour vivre et pour régner éternellement. Voilà donc pourquoi il n’a point dit : Il est né un enfant, mais : Il est né un homme au monde.

« C’est ainsi que vous serez maintenant dans la tristesse, mais je vous verrai de nouveau, et votre tristesse se changera en joie (22) ». Ensuite, pour faire voir qu’il ne mourra plus[63], il dit : « Et personne ne vous ravira votre joie. En ce jour-là vous ne m’interrogerez plus sur rien (23) ». Jésus-Christ, par ces paroles, ne déclare autre chose, sinon qu’il est envoyé de Dieu ; alors vous saurez toutes choses. Mais que veut dire ceci : « Vous ne m’interrogerez point ? » Vous n’avez pas besoin de médiateur, mais il vous suffira de prononcer seulement mon nom pour obtenir tout ce que vous demanderez ; en quoi Jésus-Christ fait connaître la vertu et la puissance de son nom, puisque, sans qu’on le voie, sans qu’on le prie, la seule invocation de son nom met les hommes en crédit auprès du Père. Mais quand cela est-il arrivé ? Lorsque les apôtres disaient : « Seigneur, considérez leurs menaces, et donnez à vos serviteurs la force d’annoncer votre parole avec une entière liberté, et le pouvoir de faire des merveilles et des prodiges en votre nom ; et le lieu où ils étaient trembla ». (Act. 4,29)

« Jusques ici, vous n’avez rien demandé (24) ». Le Sauveur fait de nouveau connaître à ses disciples qu’il leur est utile qu’il s’en aille, puisque jusqu’à ce temps ils n’ont rien demandé, et que quand il se sera en allé, ils obtiendront tout ce qu’ils demanderont. Encore que désormais je ne doive plus demeurer avec vous, ne vous croyez pas pour cela abandonnés ; mon nom vous donnera une plus grande confiance et un plus grand pouvoir.

2. Et comme ces paroles étaient un peu obscures, il y ajoute : « Je vous ai dit ces choses en paraboles. L’heure vient en laquelle je ne vous entretiendrai plus en paraboles (25) ». Il viendra un temps auquel vous entendrez tous clairement toutes ces choses (ce temps, c’est celui de sa résurrection). Alors je vous parlerai ouvertement de mon Père. (Act. 1,3) Et en effet, Jésus-Christ a demeuré quarante jours avec ses apôtres, conversant, mangeant avec eux, et leur expliquant ce qui regarde le royaume de Dieu. Maintenant, la crainte dont vous êtes prévenus ne vous permet pas de faire attention à ce que je vous dis, mais alors, tue voyant ressuscité et au milieu de vous, vous pourrez apprendre toutes choses avec une entière liberté, parce que mon Père lui-même vous aimera, lorsque vous aurez en moi une foi plus vive et plus ferme.

« Et je ne prierai point mon Père (26) ». L’amour que vous avez pour moi suffit pour vous obtenir sa protection. « Car mon Père vous aime lui-même, parce que vous m’avez aimé, et que vous avez cru que je suis sorti de mon Père (27). Et je suis venu dans le monde, maintenant je laisse le monde, et je m’en retourne à mon Père (28) ». Comme le seul mot de résurrection, et ainsi cette parole de leur Maître, qu’il était sorti du Père et qu’il y retournerait ; comme, dis-je, ces choses ne consolaient pas peu les disciples, le divin Sauveur les leur répète souvent ; il leur assurait l’une parce qu’ils croyaient sincèrement en lui, et l’autre pour leur montrer qu’ils devaient être en repos et ne rien craindre. Lors donc qu’il leur disait : « Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus, et encore un peu de temps, et vous me verrez », il était naturel qu’ils ne comprissent pas ce qu’il voulait dire ; mais, à l’égard de ces dernières paroles. « Qu’il ressusciterait, qu’il était sorti du Père, qu’il y retournerait », il n’en était pas de même, ils les comprenaient fort bien.

Que signifient ces mots : « Vous ne m’interrogerez plus ? » C’est comme s’il disait : « Vous ne me direz plus : “Montrez-nous votre Père”. Et : “Où allez-vous ?” parce que vous serez remplis de toutes sortes de connaissances, et que mon Père vous aimera comme je vous aime. C’est principalement cette promesse de l’amour et de l’affection du Père qui leur donna une bonne espérance et les fortifia ; voilà pourquoi ils disent : « Nous voyons bien à présent que vous savez toutes choses (30) ». Ne le remarquez-vous pas, mes frères, que le Sauveur parlait à ses disciples selon les sentiments et les dispositions qu’il voyait dans leur cœur ? « Et que vous n’avez pas besoin que personne vous interroge » ; c’est-à-dire, vous voyez ce qui nous trouble, avant même que nous ouvrions la bouche pour vous le déclarer, et vous nous avez tous réjouis et consolés, en nous disant : « Mon Père vous aime lui-même parce que vous m’avez aimé ». Après tant et de si grandes choses, qu’ils ont vues ou entendues, ils disent donc enfin : « Nous voyons ». Vous le voyez aussi, mes frères, combien ils étaient grossiers.

Ensuite, comme c’est par forme d’action de grâces qu’ils disent : « Nous voyons », le Sauveur leur réplique : Vous êtes encore bien éloignés de la perfection ; pour y atteindre, vous avez besoin de beaucoup d’autres choses, il ne sort de votre bouche encore rien de parfait. Et maintenant, vous allez m’abandonner à mes ennemis, et vous serez saisis d’une si grande peur, que vous n’oserez même pas vous en aller ensemble ; mais cela ne me fera aucun tort ni préjudice. Ne voyez-vous pas combien le Sauveur tempère encore son discours, pour le proportionner à leur faiblesse ? Aussi leur reproche-t-il d’avoir constamment besoin d’excuse et d’indulgence. Comme ils lui disaient : « Vous parlez maintenant tout ouvertement, et vous n’usez d’aucunes paraboles, c’est pour cela que nous vous croyons » ; il leur fait voir que lors même qu’ils s’imaginaient croire, ils ne croyaient point encore ; il leur déclare qu’ils ne recevaient point leur confession de foi ; il dit cela pour les renvoyer à un autre temps.

« Mon Père est avec moi (32) ». C’est encore pour ses disciples que le Sauveur le dit. Et il a toujours eu une grande attention à le leur apprendre et à le leur bien inculquer. Ensuite, pour leur montrer qu’en disant ces choses il ne leur a pas encore donné cette parfaite connaissance, « qu’ils n’auront que dans la suite », et qu’il ne leur a parlé de la sorte que pour les empêcher de se tourmenter l’esprit par des raisonnements, car il y a apparence qu’ils avaient quelques pensées humaines et qu’ils craignaient de ne recevoir aucun secours de lui, il dit : « Je vous ai dit ces choses, afin que vous trouviez la paix en moi » (33) ; c’est-à-dire, afin que je ne sois pas effacé de votre cœur, mais qu’au contraire j’y demeure toujours profondément gravé. Qu’aucun de vous ne prenne donc ces choses pour des dogmes, je ne les ai dites que pour votre consolation et pour vous exhorter à la fidélité et à l’amour. Vous n’aurez pas toujours à souffrir, vos afflictions s’apaiseront enfin. Mais tant que vous serez dans le monde, vous aurez à supporter bien des peines et des travaux, non seulement à présent que je vais être livré à mes ennemis, mais encore dans la suite. Prenez courage et ayez confiance. Vos souffrances seront légères ; le Maître ayant vaincu les ennemis, les disciples ne doivent point désespérer. Mais permettez-nous, Seigneur, de vous le demander, comment avez-vous vaincu le monde ? Je vous l’ai déjà dit, que j’en ai précipité le prince dans l’abîme, et vous le connaîtrez dans la suite, lorsque tout le monde vous sera soumis et vous obéira.

3. Nous pouvons nous-mêmes aussi, mes frères, nous pouvons vaincre le monde, si nous voulons jeter les yeux sur l’auteur de notre foi, et marcher dans le chemin qu’il nous a frayé. Marchons-y, et la mort même ne nous vaincra point. Quoi donc ! direz-vous, est-ce que nous ne mourrons point ? C’est alors qu’il serait évident que la mort ne nous vaincra point. Un guerrier se rend illustre, non en ne combattant point son ennemi, mais en le terrassant dans le combat. Donc, ce n’est pas à cause du combat qu’on est mortel, mais c’est à cause de la victoire qu’on devient immortel. C’est si nous demeurions toujours sous l’empire de la mort que nous serions mortels. Comme je ne dirai point immortels les animaux qui ont une très-longue vie, encore qu’avant que de mourir ils vivent longtemps, de même aussi je ne dirai point mortel celui qui doit ressusciter après sa mort. Dites-moi, je vous prie, si quelqu’un rougit un moment, dirons-nous pour cela qu’il est toujours rouge ? Non, certes, car ce n’est point là une rougeur habituelle et permanente. Si quelqu’un pâlit, dirons-nous pour cela qu’il ait la jaunisse ? Nullement : car sa maladie est passagère. Ne dites donc pas mortel celui qui n’est mort que pour un peu de temps. Si vous le dites mort, ceux qui dorment, dites-les aussi morts : ils sont, pour ainsi dire, morts, puisqu’ils n’agissent point ; mais la mort corrompt les corps. Et que fait cela ? Ils ne meurent pas pour demeurer dans la corruption, mais pour devenir incorruptibles.

Vainquons donc le monde ; courons à l’immortalité. Suivons notre roi ; dressons-lui des trophées, méprisons les voluptés : ce n’est point là un grand travail. Élevons nos esprits et nos cœurs au ciel, et dès lors nous aurons vaincu le monde. Ne le désirez point, et vous l’avez vaincu : riez-en, vous êtes victorieux. Nous sommes des voyageurs et des étrangers que rien ne nous inquiète donc, que rien ne nous afflige. En effet, si étant sorti d’une patrie florissante, et d’illustres parents, vous étiez allé dans un pays éloigné, ou inconnu à tout le monde, sans enfants, sans richesses, quelqu’un vous fit un affront, vous n’auriez point tant de peine à le souffrir, que si vous étiez chez vous dans votre famille. Considérant alors que vous êtes dans une terre étrangère et éloignée, cela seul vous persuaderait aisément que vous devez tout souffrir, tout mépriser, et la faim et la soif, et tous les autres accidents. Maintenant de même, faites cette réflexion, que vous êtes ici un étranger et un voyageur, afin que, vous regardant comme dans une terre étrangère, rien ne soit capable de vous troubler.

Et certes, vous avez une cité dont Dieu est lui-même le créateur et l’architecte : ce monde-ci n’est qu’un lieu de pèlerinage, et où vous n’avez que très-peu de temps à demeurer. Nous frappe, nous charge d’injures et d’outrages qui voudra, nous sommes dans une terre étrangère, où nous vivons à peu de frais. Véritablement il nous serait dur d’avoir à souffrir de même dans notre patrie, et parmi nos concitoyens ; alors cela nous ferait un grand tort, et nous couvrirait d’infamie. Mais si, au contraire, l’on se trouve en un lieu où on ne soit connu de personne, on souffre tout facilement. Car l’outrage aggrave la volonté de celui qui le fait ; par exemple : offenser un magistrat qu’on connaît pour tel, c’est une mortelle offense ; mais l’outrager en le croyant un particulier, c’est à peine s’il serait sensible à une offense de ce genre.

Pensons qu’il en est ainsi à notre égard : ces méchants qui nous outragent ignorent ce que nous sommes ; ils ne savent pas que nous sommes citoyens du ciel, que nos noms sont écrits dans la céleste patrie, et parmi ceux des chérubins. Ne nous affligeons donc pas, et ce qu’ils font contre nous ne le considérons donc pas comme injure : ils se garderaient bien de rien faire qui nous pût offenser, s’ils nous connaissaient : mais ils nous prennent pour des pauvres et des malheureux ; ne regardons donc pas comme une injure ce qu’ils font. Dites-moi : si dans un voyage quelqu’un étant arrivé à l’hôtellerie avant ses gens et toute sa suite, l’hôte, ou un des voyageurs, ne sachant qui il est, se déchaînait en invectives contre lui, ne rirait-il pas de son ignorance, et ne badinerait-il pas de sa méprise ? Ne s’en divertirait-il pas, comme si ces outrages tombaient sur quelqu’autre, et non pas sur lui ? Usons-en de même : nous sommes dans une hôtellerie, où nous attendons nos compagnons de voyage. Lorsqu’ils seront arrivés, et que nous serons tous réunis ensemble, alors ils connaîtront qui sont ceux qu’ils ont offensés. Alors, la tête baissée, ils diront : « Insensés que nous étions ! c’est là celui qui a été autrefois l’objet de nos railleries ». (Sag. 5,3)

4. Deux choses doivent donc nous consoler : l’une, que ce n’est pas nous que cette injure attaque, puisque ceux qui nous la font ne savent pas qui nous sommes ; l’autre, que si nous voulions nous venger, ce serait ajouter notre vengeance aux rigoureux supplices auxquels ils seront un jour condamnés. Mais, à Dieu ne plaise qu’il se trouvât parmi nous quelqu’un de si cruel et de si inhumain ! Que si c’est d’un de nos compatriotes que nous recevons une injure, en ce cas cela paraît plus dur et plus fâcheux, ou plutôt cette offense est encore très légère. Pourquoi ? Parce que l’injure que nous dit une personne que nous aimons ne nous blesse et ne nous offense point tant que celle d’un inconnu. Souvent, pour exhorter à la patience et au pardon ceux qu’on a injuriés, nous leur disons : souffrez patiemment cette injure : celui qui vous a offensé est votre frère, c’est votre père, c’est votre oncle. Que si vous respectez ces noms de père et de frère, j’invoquerai une parenté encore plus intime : car nous ne sommes pas seulement tous frères, mais nous sommes tous aussi membres les uns des autres, et un seul corps (Rom. 12,5). Or, si nous avons du respect pour le nom de frère, à plus forte raison devons-nous en avoir pour celui de membre. Ignorez-vous ce proverbe[64] : Il faut supporter ses amis avec leurs défauts[65] ? Ne vous a-t-on pas appris ce précepte de saint Paul : « Portez les fardeaux les uns des autres ? » (Gal. 6,2) Ne voyez-vous pas tous les jours ce que font les amants ? Car je me vois obligé de recourir à cet exemple, puisqu’il ne m’est pas donné de trouver parmi vous celui de l’affection dont je parle : et c’est ainsi qu’en use le saint apôtre, lorsqu’il dit : « Que si nous avons eu du respect pour les pères de notre corps, lorsqu’ils nous ont châtiés ». (Héb. 12,9) Ou plutôt ce qu’il écrit aux Romains est plus propre à notre sujet : « Comme », dit-il, « vous avez fait servir les membres de votre corps à l’impureté et à l’injustice, pour commettre l’iniquité, faites-les servir maintenant à la justice ». (Rom. 6,19) Vous le voyez : ce discours de l’apôtre nous autorise à vous produire l’exemple des amants, et nous donne la hardiesse d’entrer dans ce détail.

Ne savez-vous donc pas ce que font les amants qui aiment avec passion une femme prostituée, et quels maux ils endurent ? Ils sont souffletés, frappés, raillés ; ils endurent de sa part mille impertinences, encore qu’elle les haïsse, qu’elle ne puisse les voir, qu’elle leur fasse toutes sortes d’outrages. S’il lui échappe une fois de leur dire quelque douceur, quelque tendre parole, ils se croient au comble de la fortune, ils oublient le passé ; ce ne sont plus que ris, que joie, ils se regardent comme les plus heureux de tous les hommes, soit qu’ils tombent dans la pauvreté, soit qu’il leur survienne quelque maladie, ou quelque autre fâcheux accident. Selon que les traite leur maîtresse, ils se croient heureux ou malheureux, ils ne tiennent compte ni d’une bonne réputation ni de l’ignominie : s’ils reçoivent une injure, un affront, la joie qu’ils ont d’être bien avec leur maîtresse leur fait tout souffrir sans peine. Si elle les injurie, si elle leur crache au visage, ils croient que ce sont des roses qu’elle leur jette. Et ne vous étonnez pas qu’ils aient ces sentiments pour elle : sa maison même ils la regardent comme la plus belle et la plus brillante de toutes les maisons, quand elle ne serait qu’une masure de terre, et quand elle tomberait en ruines. Et pourquoi parler de leur maison ? La vue seule des lieux où elles passent la soirée, les réjouit et les embrase d’amour. Permettez-moi donc de vous citer les paroles de l’apôtre : « Comme vous avez fait servir les membres de votre corps à l’impureté et à l’injustice, pour commettre l’iniquité, faites-les servir a maintenant à la justice ». Je vous le dis moi aussi : comme vous avez aimé vos maîtresses, aimez-vous de même réciproquement les uns les autres ; et quelqu’injure qu’on vous fasse, vous ne croirez pas souffrir grand-chose. Mais que dis-je ? Aimez-vous mutuellement, aimez Dieu de même.

Vous frissonnez, vous frémissez, mes frères, de m’entendre demander autant d’amour pour Dieu que vous en avez eu pour votre maîtresse, pour une femme prostituée ? Mais moi, je frémis ale voir que vous n’avez même pas pour votre Dieu un égal amour. El, si vous le voulez bien, examinons-le, quoi qu’il puisse y avoir de choquant dans une pareille matière. Une maîtresse ne promet aucun bien à ses amants, mais elle leur attire l’ignominie, la honte, le mépris, les outrages ; car c’est là ce que produit le commerce d’une femme débauchée. Ce commerce rend l’homme ridicule, le couvre de honte et d’infamie. Mais Dieu vous promet le ciel et les biens célestes, il vous fait ses enfants et les frères de son Fils unique ; pendant votre vie il vous donne une infinité de choses ; après votre mort il vous ressuscite, et vous comble de tant et de si grands biens, que vous ne sauriez même les concevoir, ni les imaginer ; il vous rend honorables et respectables. Une maîtresse engloutit tout votre bien, vous ruine et vous fait tout dépenser pour votre perte. Dieu vous commande de semer dans le ciel même, et il vous donne le centuple et la vie éternelle. Une maîtresse se sert de son amant comme d’un esclave, et le traite plus durement que ne peut faire le tyran le plus cruel, mais Dieu dit : « Je ne vous appellerai plus serviteurs, mais : mes amis ». (Jn. 15,15)

5. Avez-vous fait attention, mes frères, et à la grandeur des maux que vous attirent ces sortes de femmes, et à l’immensité des biens que produit l’amour de Dieu ? Qu’ajouterons-nous encore ? Plusieurs veillent nuit et jour pour l’amour de leur maîtresse, et se soumettent de bon cœur à son empire ; ils désertent leur maison, ils quittent leur père, leur mère, leurs amis ; ils négligent leurs biens, leurs protecteurs, abandonnent tout et laissent tout dépérir et tomber en ruine mais, pour l’amour de Dieu, ou plutôt pour nous-mêmes, pour notre propre intérêt, souvent nous ne voulons pas même donner la troisième partie de nos biens. Nous négligeons, nous méprisons le pauvre qui meurt de faim, nous le voyons nu, nous passons sans le regarder et sans daigner même lui dire un seul mot. Mais qu’un amant rencontre sur la place publique la servante de sa maîtresse, quoiqu’elle soit étrangère, ils s’arrêtent devant tout le monde pour s’entretenir longuement, comme s’ils s’en faisaient une fête et un sujet d’orgueil. La passion qu’il a pour elle fait qu’il ne compte pour rien ni la vie, ni ses supérieurs, ni le royaume éternel. Certes, ceux qui ont éprouvé cette maladie m’entendent et savent bien ce que je dis : ils le savent, que les amants se croient plus obligés à la plus impérieuse maîtresse qu’à tous ceux qui leur obéissent et les servent. L’enfer n’est-il pas justement préparé pour ces gens-là ? mille supplices ne leur sont-ils pas justement réservés ?

Réveillons-nous donc, et faisons pour Dieu autant qu’on fait pour une maîtresse ; donnons-lui seulement la moitié, le tiers, de ces biens que les amants prodiguent sans peine à une femme débauchée. Peut-être frémissez-vous encore comme je frémis aussi moi-même ? Mais je voudrais que ce ne fût pas seulement ce que je dis, mais l’action même qui vous remplit d’horreur et d’effroi. Ici maintenant votre cœur est touché, mais êtes-vous sorti de ce temple, vous effacez tout, vous chassez tout de votre mémoire. Quel fruit retirez-vous donc de mes sermons ? Si je disais : dissipez, consumez vos richesses et vos biens auprès de cette femme, nul de vous ne craindrait la pauvreté et ne s’en plaindrait. On ouvrirait ses coffres, on irait jusqu’à emprunter de l’argent, quoique souvent on y ait été pris ; mais, que je nomme l’aumône, aussitôt vous m’alléguez mille prétextes, des enfants, une femme, une maison, des clients.

Mais, direz-vous, l’amour a des charmes et cause de grands plaisirs ? Voilà justement ce qui m’accable de douleur, voilà ce qui m’afflige au dernier point. Mais si je vous montre qu’à donner aux pauvres, qu’à les servir, il y a et plus de plaisir et plus de joie, que me répondrez-vous ? En effet, là l’infamie, la honte, la dépense ; et encore, les piques, les querelles, les inimitiés diminuent beaucoup le plaisir ; ici il n’y a rien de tout cela. Dites-moi, je vous prie, est-il rien d’égal au plaisir d’attendre en repos et en paix le royaume des cieux, la splendeur des saints, la vie éternelle ? Mais, répliquerez-vous, il faut attendre, au lieu qu’ici nous jouissons. Et comment, et de quoi ? Voulez-vous que je vous fasse voir que, dans la vie que je vous propose, on jouit aussi ? Pensez à la grande, à l’heureuse liberté qu’on y goûte. Faites attention qu’en pratiquant la vertu, vous ne craignez ni n’appréhendez personne, ni ennemi, ni traître, ni sycophante, ni envieux, ni rival, ni jaloux, ni la pauvreté, ni la maladie, ni aucun autre accident humain ; mais dans l’amour, encore qu’une infinité de choses succèdent à souhait, et que les richesses coulent comme une source intarissable, la guerre des rivaux et leurs embûches rendent la vie de ceux qui s’y livrent la plus misérable de toutes. Car, nécessairement, pendant qu’une misérable créature se prélasse dans le luxe et les délices, il faut que la guerre s’allume pour lui complaire : ce qui est plus dur que mille morts et plus insupportable que tous les supplices qu’on pourrait imaginer.

Ici, au contraire, avec l’aumône, il n’arrive rien de pareil : « Les fruits de l’esprit », dit l’apôtre, « sont la charité, la joie, la paix ». (Gal. 5,22) Il n’y a ni guerres, ni dépenses faites mal à propos ; et après avoir distribué son bien, on n’a à craindre ni la honte, ni aucun fâcheux retour ; si vous donnez une obole, si vous donnez un peu de pain et un verre d’eau froide, on vous en aura beaucoup d’obligation, et, loin de rien faire pour vous chagriner ou vous affliger, on fera tout pour votre gloire et pour vous épargner tout affront. Quelle excuse aurons-nous donc, quel pardon pouvons-nous espérer, nous qui abandonnons la vertu pour nous livrer au vice et nous précipiter volontairement dans la fournaise du feu ardent ?

C’est pourquoi j’exhorte ceux qui sont possédés de cette maladie, de rentrer en eux-mêmes, de travailler fortement à leur guérison, et de ne point se laisser aller au désespoir. L’enfant prodigue (Lc. 15,11) avait été bien plus malade encore ; mais il ne fut pas plutôt retourné dans la maison de son père, qu’il fut rétabli dans ses premiers honneurs et dans sa première dignité, et il parut plus grand et plus illustre que celui qui s’était toujours bien conduit. Imitons-le nous-mêmes, et allons enfin trouver notre Père, quoique tardivement ; rompons nos chaînes, sortons de ce malheureux esclavage, rentrons dans notre première liberté, afin que nous possédions un jour le royaume des cieux, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui la gloire appartient, et au Père, et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXX.[modifier]


JÉSUS AYANT DIT CES CHOSES, LEVA LES YEUX AU CIEL, ET DIT : MON PÈRE, L’HEURE EST VENUE, GLORIFIEZ VOTRE FILS, AFIN QUE VOTRE FILS VOUS GLORIFIE. (CHAP. 17, VERS. 1, JUSQU’AU VERS. 5)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Saint Chrysostome réfute les Ariens et les Anoméens qui niaient la divinité de Jésus-Christ. 2. Le Fils est Dieu de même que le Père.
  • 3. Nous participerons à la gloire de Jésus-Christ selon notre mesure, selon notre foi et nos œuvres. – Combien on est misérable de se priver soi-même de cette gloire : souffrir tout avec joie pour l’acquérir. – Mépris des richesses qu’il faudra nécessaire ment quitter un jour. – Les biens que nous possédons ne sont point à noirs. – Nous faisons tout pour le corps : nous ne faisons rien pour l’âme. – Contre le faste. – Autant de gens dont on a besoin, autant de maîtres qu’on se donne. Multiplication de besoins, multiplication de servitudes. – Un maître est esclave de ses serviteurs. – Servitude de la grandeur et du faste. – La véritable liberté consiste à n’avoir besoin de personne : celle qui en approche, avoir besoin de peu. Ne se point servir des biens qu’on a ; ce n’est pas les posséder, c’est en être possédé.


1. « Celui qui fera et enseignera », dit Jésus-Christ, « sera grand dans le royaume des cieux » (Mt. 5,19) ; et c’est avec raison. Il est aisé de philosopher en paroles, mais mettre en pratique les règles de la sagesse, c’est là ce qui est grand et d’une âme forte et généreuse. Voilà pourquoi Jésus-Christ, parlant de la patience, se propose lui-même pour exemple et nous ordonne de le prendre pour notre modèle. Voilà pourquoi, après nous avoir donné cet avis et cette instruction, il se met à prier, pour nous apprendre que clans les tentations et les afflictions il faut se détacher de tout et mettre en Dieu son refuge et sa confiance. Car, après avoir dit à ses disciples : « Vous aurez à souffrir bien des afflictions dans le monde », et avoir ébranlé leur âme, il la relève par une prière, attendu qu’ils le regardaient encore comme un homme. C’est aussi pour condescendre à leur faiblesse qu’il fait cette prière, de même qu’il en avait fait une dans la résurrection de Lazare, pour la raison qu’il indique en ces termes : « Je dis ceci pour a ce peuple qui m’environne, afin qu’il croie a que c’est vous qui m’avez envoyé ». (Jn. 11,42)
C’est fort bien, direz-vous ; il était à propos que Jésus-Christ agît de la sorte devant les Juifs ; mais pourquoi fait-il de même pour ses disciples ? Il convenait encore qu’il en usât ainsi à l’égard de ses disciples. Des gens qui, après avoir vu tant et de si grands miracles, disaient : « Nous voyons bien à présent que vous savez toutes choses » (Jn. 16,30), avaient plus besoin d’instructions et de preuves que tous les autres. Mais faites attention, mes frères, que l’évangéliste n’appelle pas cette action une prière, il dit : « Jésus leva les yeux au ciel ». Par où il fait entendre que c’était là plutôt un entretien que le Fils avait avec son Père, qu’une prière. Que si ailleurs il parle de prière, s’il représente le Seigneur, tantôt se mettant à genoux, tantôt levant les yeux au ciel, ne vous en troublez point ; c’est pour nous apprendre que nous devons persévérer dans la prière, que, nous tenant debout, nous devons regarder le ciel, non seulement avec les yeux de la chair, mais encore avec ceux de l’esprit ; et aussi que nous devons nous mettre à genoux et briser nos cœurs. Car Jésus-Christ n’est pas seulement venu pour se faire voir à nous, mais aussi pour nous enseigner l’ineffable vertu. Un maître ne doit pas se contenter d’enseigner du bout des lèvres, il doit enseigner aussi d’exemple et par ses œuvres.
Écoutons donc ce qu’il dit maintenant « Mon Père, l’Heure est venue, glorifiez votre Fils, afin que votre Fils vous glorifie ». Par ces paroles, le divin Sauveur nous montre encore qu’il ne va point à la mort malgré lui. Comment irait-il malgré lui à la mort et involontairement, lui qui la demande et prie pour cela, lui qui l’appelle la gloire, non seulement de celui qui doit être crucifié, mais encore de son Père ? Car c’est là ce qui est arrivé : non seulement le Fils a été glorifié, mais encore le Père. Avant la croix, les Juifs ne connaissaient même pas le Père : « Israël », dit le Seigneur, « ne m’a point connu » (Is. 1, 3) ; mais après la croix, tout l’univers a accouru.
Jésus-Christ nous apprend ensuite de quel genre de gloire et de quelle manière il glorifiera son Père : « Comme vous lui avez donné puissance sur tous les hommes, afin que nul de tous ceux que vous lui avez donnés ne périsse (2) ». Faire continuellement du bien, c’est là en quoi Dieu fait consister sa gloire[66]. Que veut dire ceci : « Comme vous lui avez donné puissance sur tous les hommes ? » Par là, le Sauveur montre que la prédication ne sera point renfermée dans la Judée seulement, mais qu’elle se répandra dans tout le monde ; et il jette les premiers fondements de la vocation des gentils. Comme il avait dit : « N’allez « point vers les gentils (Mt. 10,5), et comme il devait dire dans la suite : « Allez et instruisez tous les peuples (Mt. 28,19), il fait voir que c’était aussi la volonté de son Père, attendu que cela choquait et scandalisait extrêmement les Juifs et même les disciples. En effet, quand dans la suite les gentils se joignaient à eux, ils ne les souffraient pas patiemment, « et ils ne les reçurent de bon cœur et avec joie », que lorsqu’ils eurent reçu la grâce et les instructions du Saint-Esprit ; car cette union déplaisait fort aux Juifs. Après donc que le Saint-Esprit fut descendu sur les disciples avec tant d’éclat et de célébrité, Pierre, de retour à Jérusalem, eut bien de la peine à éviter les reproches des Juifs, lorsqu’il leur fit le récit de ce qui lui était arrivé et de cette nappe qu’il avait vue. (Act. 10)
Mais que signifient ces paroles : « Vous lui avez donné puissance sur tous les hommes ? » Je ferai cette question aux hérétiques : Quand est-ce que Jésus-Christ a reçu cette puissance sur tous les hommes ? Est-ce avant de les avoir formés ou après ? Car c’est après avoir été crucifié et s’être ressuscité qu’il a dit : « Toute puissance m’a été donnée. Allez et instruisez tous les peuples ». (Mt. 28,18-19) Quoi donc ? Il n’avait pas en son pouvoir ses ouvrages ? II avait fait les hommes, et, après les avoir faits, il n’avait point d’autorité sur eux ? Mais, dès le commencement, l’Écriture nous le représente comme faisant toutes choses ; on l’y voit punir les uns comme pécheurs, corriger, châtier les autres, afin qu’ils s’amendent et se convertissent. Il dit : « Je ne cacherai point à mon serviteur Abraham ce que je vais faire ». (Gen. 18,17) A d’autres, il donne des louanges et des récompenses pour avoir fait le bien. Est-ce donc qu’alors le Fils avait cette puissance, qu’ensuite il l’a perdue, et que maintenant il la reçoit de nouveau ? et quel démon oserait parler de la sorte ? Mais si, et alors, et à présent, il a toujours une égale et même puissance (car il dit : « Comme le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le « Fils donne ta vie à qui il lui plaît) » (Jn. 5,21) ; que signifie cette parole ? Le voici : Il devait envoyer ses disciples vers les gentils ; de peur donc qu’ils ne crussent qu’il innovait, à cause de ce qu’il avait dit auparavant : « Je « n’ai été envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui se sont perdues » (Mt. 15,24), il montre que c’est aussi la volonté de son Père. Que si le divin Sauveur parlé avec tant de modestie et d’humilité, vous ne devez pas vous en étonner, parce que c’est de cette manière qu’il instruisait alors ses disciples, et ceux aussi qui devaient venir après eux. Et encore, comme je l’ai dit, par ces expressions si basses et si humbles, il faisait sensiblement connaître qu’il ne s’abaissait si fort que pour proportionner ses discours à la portée et à la faiblesse de ses auditeurs.
2. Mais que veut dire cela : « Sur tous les hommes ? » Tous les hommes n’ont pas cru. Mais Jésus-Christ a fait pour eux tout ce qu’il a pu, afin qu’ils crussent tous. Que s’ils n’ont pas tous reçu sa parole, ce n’était point la faute du Maître, c’est la faute de ceux qui n’ont pas voulu la recevoir, « Afin qu’il donne la vie a éternelle à tous ceux que vous lui avez donnés ». Si le Sauveur se sert encore ici d’expressions humaines, n’en soyez point surpris ; il en use de la sorte pour les raisons que nous avons déjà expliquées ailleurs et pour éviter de parler magnifiquement de soi : ce qui aurait choqué ses auditeurs, qui n’avaient pas encore de lui une grande opinion. Saint Jean néanmoins, quand il parle en son propre nom, n’en use pas de la sorte, il se sert de termes plus relevés et plus sublimes : « Toutes choses ont été faites par lui » ; et : « Il était la lumière » ; et : « Il est venu chez soi ». (Jn. 1,3 et suiv) Où l’on voit, non qu’il n’aurait point eu la puissance, s’il ne l’avait reçue, mais qu’il donnait aussi aux autres « le pouvoir d’être faits enfants de Dieu ». Saint Paul de même le déclare égal à Dieu.
Mais le Sauveur fait sa demande d’une manière plus humaine en ces termes : « Afin qu’il donne la vie éternelle à tous ceux que vous lui avez donnés. Or la vie éternelle consiste à vous connaître, vous qui êtes le seul Dieu véritable, et Jésus-Christ que vous avez envoyé (3) ». Jésus-Christ dit : « Le seul Dieu véritable », à la différence de ces dieux qui ne sont point de véritables dieux ; et il fait cette observation à ses disciples, parce qu’il les allait envoyer vers les gentils.
Que si les hérétiques n’admettent pas cette explication, et s’ils persistent à nier que Jésus-Christ soit vrai Fils de Dieu, à cause de ce terme, « seul » ; en raisonnant de la sorte, ils arrivent à nier aussi qu’il soit Dieu ; car Jésus-Christ dit : « Vous ne rechercherez point la gloire qui vient de Dieu seul ». (Jn. 5,44) Quoi donc ! le Fils ne sera point Dieu ? Mais si le Fils est Dieu, et le Fils du seul Père, il est évident, et qu’il est vrai Dieu, et qu’il est Fils de celui qui est dit seul vrai Dieu. Quoi donc ! lorsque saint Paul dit : « Serais-je seul, et Barnabé[67] » (1Cor. 9,6) est-ce qu’il exclut Barnabé ? Nullement, ce mot n’est mis que par opposition à ce que font les autres. Que si le Fils n’est pas vrai Dieu, comment est-il la vérité ? car dire « la vérité », c’est dire beaucoup plus que « vrai ». Celui qui n’est pas vrai homme, due dirons-nous, je vous prie, qu’il est ? ne dirons-nous pas qu’il n’est point homme ? De même, si le Fils n’est point vrai Dieu, comment est-il Dieu ? comment nous fait-il dieux, et fils de Dieu, n’étant point vrai Dieu[68] ? Mais nous avons traité plus exactement ailleurs[69] cette matière ; c’est pourquoi, poursuivons notre sujet.
« Je vous ai glorifié sur la terre (4) ». Jésus-Christ dit fort bien : « Sur la terre », car le Père était glorifié dans le ciel, ayant la gloire que sa nature lui donne, et étant adoré des anges. Le Sauveur ne parle donc pas de la gloire qui est propre à son essence. Cette gloire, encore que personne ne le glorifie, il l’a toute pleine et entière ; mais il parle de la gloire que lui doivent rendre les hommes par leur culte et leurs adorations. C’est pourquoi ce mot : glorifiez-moi, doit être entendu de même.
Pour vous montrer qu’il parle de cette sorte de gloire, écoutez ce qu’il dit ensuite : « J’ai achevé l’ouvrage que vous m’aviez donné à faire ». Mais il en était encore au commencement, ou même, à peine l’avait-il commencé. Comment dit-il donc : « J’ai achevé l’ouvrage ? » Il le dit : ou parce qu’il avait fait tout ce qu’il lui appartenait de faire, ou parce qu’il parle de ce qui doit arriver, comme étant déjà arrivé ; ou plutôt disons que tout était déjà fait, du moment qu’il avait planté la racine du bien, d’où devait nécessairement naître le fruit ; et qu’il assistait, qu’il secondait ceux qui viendraient dans la suite. Voilà pourquoi il dit encore dans des termes de condescendance : « Que vous m’avez donné à faire[70] ». Si ç’eût été en écoutant et en apprenant que le Fils eût achevé l’ouvrage, son ouvrage aurait été beaucoup au-dessous de la gloire qu’il devait procurer à son Père. Mais, un grand nombre de témoignages démontrent d’une manière visible et manifeste que Jésus-Christ s’est volontairement porté à faire tout ce qu’il a fait. Écoutez, par exemple, ce que saint Paul déclare : « Il nous a tant aimés, « qu’il s’est livré lui-même pour nous ». (Gal. 2,20) Et : « Il s’est anéanti lui-même, en prenant la forme de serviteur ». (Phil. 15,9) Et encore ce que dit saint Jean : « Comme mon Père m’a aimé, je vous ai aussi aimés ».
Mon Père, « glorifiez-moi en vous-même de a cette gloire que j’ai eue en vous, avant que le monde fût (5) ». Et où est cette gloire ? Qu’il ait été sans gloire devant les hommes à cause de la chair dont il s’était revêtu, soit ; cela n’est point étonnant – mais pourquoi demande-t-il à être glorifié devant Dieu ? Le Sauveur parle ici de son incarnation, et il veut dire que sa nature charnelle n’a point encore été glorifiée, qu’elle n’a point encore acquis l’incorruptibilité, qu’elle n’a point encore participé au trône royal. Voilà pourquoi il n’a pas dit : Glorifiez-moi sur la terre, mais « en vous-même ».
3. Nous aussi nous participerons à cette gloire selon la mesure qui nous est propre (Eph. 4,16), si nous sommes vigilants. Voilà pourquoi saint Paul dit : « Pourvu toutefois que nous souffrions avec lui, afin que nous soyons glorifiés avec lui ». (Rom. 8,17) Donc ils sont dignes de toutes nos larmes, ceux qui, ayant en perspective une si grande gloire, se dressent à eux-mêmes des embûches par, leur lâcheté et leur assoupissement. Et, n’y eût-il point d’enfer, ils seraient encore les plus misérables de tous les hommes, puisque pouvant régner avec le Fils de Dieu et jouir de sa gloire, ils se privent volontairement eux-mêmes d’un bien si grand et si excellent. Et, en effet, fallût-il subir mille morts, livrer tous les jours mille corps et mille vies, ne devrions-nous pas souffrir toutes ces choses pour acquérir une gloire si brillante et si immense ?
Mais maintenant nous ne méprisons même pas les richesses : ces richesses, qu’un jour enfin il nous faudra quitter, même malgré nous. Nous ne méprisons point les richesses, lui nous accablent d’une infinité de maux et les multiplient chaque jour ; qui resteront ici, et qui ne sont point à nous. Nous ne faisons que gérer des biens dont nous n’avons pas la propriété, encore que nous les tenions de nos pères. Mais lorsque l’enfer s’ouvrira sous nos pieds, comment pourrons-nous supporter ce ver qui ne meurt point, ce feu qui ne s’éteint point, et ce grincement de dents ? Jusques à quand différerons-nous d’ouvrir les yeux ? Jusques à quand passerons-nous nos jours dans des querelles, dans des contestations et des guerres, dans des entretiens vains et inutiles ? Nous cultivons la terre, nous engraissons nos corps, et nous négligeons notre âme nous n’avons aucun soin du nécessaire, et nous nous inquiétons pour des choses frivoles et superflues. Nous construisons de magnifiques mausolées, nous achetons de superbes palais, nous nous faisons accompagner d’un grand cortège de domestiques de toute nation ; nous préposons des intendants et des surintendants à la garde de nos terres, de nos maisons, de nos trésors ; et nous n’avons aucun soin de notre âme, et nous la laissons dans l’abandon ! Quelle sera la fin de toutes ces choses ? Avons-nous plus d’un ventre à remplir ? Avons-nous à entretenir plus d’un corps ? Pourquoi donc tant de tracas et de tumulte ? Cette âme, que le Seigneur nous a donnée, pourquoi la divisons-nous, pourquoi la partageons-nous entre tant d’offices et de ministères, nous créant à nous-mêmes de cruelles servitudes ? Celui qui a besoin de beaucoup de choses est esclave de beaucoup de choses, quoiqu’il semble être au-dessus : il est lui-même serviteur de ses serviteurs, et il en dépend plus qu’ils ne dépendent de lui, se faisant un autre genre de servitude plus dure que la leur. Il est esclave d’une autre manière, n’osant aller ni à la place ni au bain sans ses domestiques et ses serviteurs ; mais eux, ils vont souvent de tous côtés sans leur maître. Celui qui semble être le maître n’ose sortir de sa maison, s’il n’a son monde avec lui ; et s’il parait même un instant hors de chez lui sans son cortège, il se croit ridicule.
Peut-être quelques-uns rient de nous, cri nous entendant parler de la sorte : mais c’est en cela même qu’ils sont plus dignes de nos pleurs. Et pour vous montrer que c’est là une véritable servitude, je veux vous faire une question : voudriez-vous avoir besoin de quelqu’un pour vous mettre les morceaux à la bouche ou la coupe aux lèvres ? Ne vous regarderiezvous pas alors comme digne de pitié ? Que si, pour faire un pas, vous aviez toujours besoin d’aide et de porteurs, ne vous croiriez-vous pas le plus malheureux de tous les hommes ? Voilà les sentiments que vous devriez avoir : voilà ce que vous devriez penser de votre faste. Car, que ce soient des hommes ou des animaux qui vous portent, cela ne fait rien, c’est toujours une égale servitude. Dites-moi, je vous prie, qu’est-ce qui distingue les anges de nous, sinon qu’ils ne sont pas pressés de besoins comme nous ? Ainsi, moins on en a, plus on approche de leur état, plus on en a, plus on est éloigné d’eux et plongé dans cette vie périssable. Et pour savoir si je dis vrai, interrogez les vieillards, demandez-leur quelle époque de leur vie ils estiment heureuse, ou celle dans laquelle ils étaient follement esclaves de tous ces besoins ; ou celle dans laquelle ils en sont heureusement affranchis ? Si nous vous les citons, c’est que les jeunes gens, enivrés de leurs passions, ne sentent point le poids de la servitude. Interrogez ceux qui sont sujets à la fièvre, demandez-leur quand ils se croient heureux, si c’est lorsqu’étant altérés, ils boivent beaucoup, lorsqu’ils ont besoin de beaucoup de choses ; ou lorsqu’ayant repris leur santé, ils n’ont plus ces pressants besoins ? Ne voyez-vous pas qu’en quelque état que l’on soit, c’est être malheureux que d’avoir beaucoup de besoins, et que la misérable servitude et la violente cupidité nous éloignent fort de la vraie philosophie et de la vertu ?
Pourquoi donc augmentons-nous volontairement notre misère ? Dites-moi, je vous prie, si vous pouviez commodément vivre sans maison, ne préféreriez-vous pas cet état à l’assujettissement d’une maison ? Pourquoi donc multipliez-vous à plaisir les marques de votre infirmité ? Ne disons-nous pas Adam heureux, pour n’avoir eu besoin de personne, ni de maisons, ni d’habits ? Oui, certes, me répondrez-vous ; mais maintenant nous sommes dans cette nécessité. Et pourquoi donc l’augmentons-nous ? Si plusieurs se retranchent beaucoup de choses et de celles même qui sont nécessaires, comme domestiques, argent, maison, quelle excuse aurons-nous, nous qui passons bien au-delà du nécessaire ? Plus vous accroissez votre cortège, plus vous vous enfoncez dans la servitude : plus vous vous créez de besoins, plus vous diminuez votre liberté.
N’avoir besoin de personne, c’est en quoi consiste la véritable liberté : et n’avoir besoin que de peu de chose, c’est ce qui en approche le plus ; telle est la liberté dont jouissent les anges et ceux qui les imitent. Pensez donc combien il est louable de se procurer cette liberté dans un corps mortel. Saint Paul y exhortait les Corinthiens, en disant : « Or, je voudrais vous les épargner » ; et : « De peur que ces personnes ne souffrent dans leur chair des afflictions et des peines[71] ». (I, 7,28) La raison pour laquelle on appelle l’argent « bien », c’est afin que nous nous en servions dans nos besoins, et non afin que nous le gardions et nous le cachions en terre : car ce n’est point là posséder, mais c’est être possédé. Si nous cherchons à entasser les richesses, et non à les mettre à profit, nous renversons l’ordre. Nos richesses nous possèdent, et ce n’est point nous qui les possédons.
Délivrons-nous donc de cette cruelle servitude, et mettons-nous enfin en liberté. Pourquoi nous faisons-nous tant de chaînes et de tant d’espèces ? N’êtes-vous pas déjà assez enchaînés par les liens de la nature, par les nécessités de la vie, par une foule d’affaires ? Faut-il que vous vous tendiez encore des filets, pour vous y prendre les pieds ? Et comment pourrez-vous vous élever au ciel et vous tenir dans une si grande élévation ? Ce serait déjà un grand point de gagné que d’avoir rompu tous ces liens, afin de pouvoir entrer dans la céleste cité d’en haut. Tant d’autres obstacles s’y opposent : mais voulons-nous les surmonter et les vaincre tous, et tout à la fois, embrassons la pauvreté. C’est la voie pour obtenir la vie éternelle, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXXI.[modifier]


J’Al FAIT CONNAÎTRE VOTRE NOM AUX HOMMES QUE VOUS M’AVEZ DONNÉS, EN LES SÉPARANT DU MONDE. ILS ÉTAIENT A VOUS, ET VOUS ME LES AVEZ DONNÉS, ET ILS ONT GARDÉ VOTRE PAROLE. (VERS. 6, JUSQU’AU VERS. 13)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Nouvelles paroles de condescendance quine prouvent rien, sinon l’union du Père et du Fils. – Autre texte qui montre l’égalité du Père et du Fils.
  • 2. Jésus-Christ, s’accommodant à la portée de ses disciples, les recommande à son Père comme s’il ne pouvait les défendre lui-même.
  • 3. N’être pas enfant en sagesse : suivre l’avis de l’apôtre, non seulement pour en acquérir l’intelligence, mais encore pour bien régler sa vie. – On n’écoute point les choses célestes : la plupart des hommes courent comme des enfants aux choses terrestres, et se conduisent comme eux. – Quelles sont les véritables richesses. – Exhortation à l’aumône : l’aumône est un grand remède qu’on peut appliquer à toutes sortes de plaies. – Eloge et effets de l’aumône.


1. Le Fils de Dieu est appelé l’ange du Grand Conseil[72] : et à cause de la doctrine qu’il a enseignée, et surtout parce qu’il a fait connaître le Père aux hommes ; c’est ce qu’il dit maintenant : « J’ai fait connaître votre nom aux hommes (4) ». Ayant dit qu’il avait achevé l’ouvrage, il déclare ensuite quel est cet ouvrage. Ce n’est pas que le nom de Dieu ne fût connu ; Isaïe dit : « Vous avez juré au nom du vrai Dieu[73] ». (25, 16) Mais comme je l’ai dit et je le répète encore, le nom de Dieu était connu des Juifs, et non de tous les peuples. Or, le Sauveur parle maintenant des gentils, et il marque qu’ils ne le connaissent pas seulement comme Dieu, mais aussi comme Père savoir qu’il est le Créateur, et savoir qu’il a un Fils, ce n’est point là une même chose. Jésus-Christ a fait connaître le nom de son Père, et par ses paroles et par ses œuvres. « Que vous avez pris du monde pour me les donner ». Comme le Sauveur a dit auparavant : « Personne ne peut venir à moi, s’il ne lui est donné, et si mon Père ne l’attire » ; de même il dit ici : « Que vous m’avez donné ». (Jn. 6,66) Or, il a dit qu’il était la voie (Id. 44) ; d’où il paraît clairement que par ces paroles il veut marquer deux choses : l’une qu’il n’est point contraire au Père, l’autre que c’est la volonté du Père qu’ils croient en son Fils. « Ils étaient à vous, et vous me les avez donnés ». Par là Jésus-Christ veut nous apprendre qu’il est beaucoup aimé de son Père car qu’il n’ait pas eu besoin que le Père les donnât, cela est visible, et parce que c’est lui qui les a créés, et parce que c’est lui qui en a continuellement soin par sa divine providence. Comment lui ont-ils été donnés ? Mais, comme j’ai dit, cela montre son union avec son Père.
Que si cette donation que le Père a faite à son Fils, on veut la prendre au sens littéral et d’une manière humaine, il se trouvera que ceux que le Père a donnés ne lui appartiennent plus. Car si, lorsque le Père les avait, le Fils ne les avait point, il est évident qu’en donnant à son Fils, il s’est démis de sa propriété : et il suit de là quelque chose de plus absurde : c’est que, quand ils appartenaient au Père, ils étaient imparfaits, et que quand ils sont tombés entre les mains du Fils, ils sont devenus parfaits. Mais vous sentez bien le ridicule de ce discours. Que veut donc dire Jésus-Christ par ces paroles ? Il veut montrer que c’est la volonté du Père même qu’ils croient au Fils.
« Et ils ont gardé votre parole. Et ils savent présentement que tout ce que vous m’avez donné vient de vous (7) ». Comment ont-ils gardé votre parole ? En croyant en moi, et non pas aux Juifs. « Celui qui croit en lui », dit l’Écriture, « a attesté que Dieu est véritable ». (Jn. 3,33) Quelques-uns tournent et expliquent ainsi ce passage : je sais présentement que tout ce que vous m’avez donné vient de vous ; mais cette explication est contraire à la raison. Comment, en effet, le Fils aurait-il pu ignorer ce qui venait de son Père ? Ces paroles regardent les disciples. Aussitôt que j’ai dit ces choses, dit le Sauveur, mes disciples ont appris que tout ce que vous m’avez donné vient de vous. Je n’ai rien qui ne soit en même temps à vous, je n’ai rien de propre et de particulier. Car dire que l’on a quelque chose en propre et eu particulier, cela marque une possession distincte.
Mes disciples ont donc appris que ma doctrine et mes instructions viennent de vous. Et d’où l’ont-ils appris ? De mes paroles : voilà comment je les ai instruits, et non seulement je leur ai appris cela, mais encore que je suis sorti de vous. En effet, c’est là à quoi le Sauveur s’est le plus attaché dans tout son Évangile.
« C’est pour eux que je prie (9) ». Que dites-vous, Seigneur ? Vous instruisez votre Père comme s’il ignorait quelque chose ? Vous lui parlez comme à un homme qui ne sait point ? Que signifie donc cette différence que vous mettez là ? Ne voyez-vous pas, mes frères, que le Sauveur ne prie qu’afin de montrer à ses disciples l’amour qu’il a pour eux ? Car celui qui non seulement fait ce qu’il peut, mais qui invite encore un autre à faire de même, donne sûrement en cela un témoignage d’un plus grand amour. Que signifie donc cette parole : « Je prie pour eux ? » Je prie, dit-il, non pour tout le monde, mais pour ceux que vous m’avez donnés. Jésus-Christ emploie très-souvent ces termes : « Vous m’avez donnés », pour apprendre à ses disciples que telle est la volonté de son Père. Ensuite, comme il avait dit souvent. « Ils étaient à vous et vous me les avez donnés » ; pour effacer la mauvaise impression que cela pouvait faire sur leur esprit, et les empêcher (le croire que son empire sur eux fût tout nouveau, et qu’ils venaient seulement de lui être donnés, écoutons ce qu’il dit : « Tout ce qui est à moi est à vous, et tout ce qui est à vous est à moi, et j’ai été glorifié en eux (l0) ».
Dans ces paroles ne remarquez-vous pas, mes chers frères, l’égalité qui est entre le Père et le Fils ? Car, de peur qu’entendant ces mots : « Vous m’avez donnés », vous ne crussiez que ceux qui avaient été donnés étaient séparés du Père et n’étaient plus sous sa dépendance ; ou qu’auparavant ils n’étaient point sous la puissance du Fils et ne lui appartenaient point, il a écarté ces deux soupçons tout à la fois par ce qu’il a dit, comme s’il fût parlé de la sorte : Quand vous m’entendez dire à mon Père « Vous me les avez donnés », ne croyez pas pour cela que ceux qu’il m’a donnés soient séparés de mon Père et ne soient plus sous sa dépendance : ce qui est à moi est à lui ; et de même, quand vous m’entendez dire : « Ils étaient à vous », ne croyez pas qu’ils fussent séparés de moi ; ce qui est à lui est à moi. Donc ces mots : « Vous m’avez donnés », ne sont dits de cette manière que par condescendance, puisque tout ce qui est au Père est au Fils, et que tout ce qui est au Fils est au Père. Mais cela ne peut se dire du Fils en tant qu’homme, mais seulement du Fils d’un être plus grand, « du Fils de Dieu » : car personne n’ignore que ce qui est au moins grand appartient aussi au plus grand ; mais la réciproque n’est pas vraie. Or, il y a ici une conversion : « Ce qui est au Père est au Fils, ce qui est au Fils est au Père », et c’est cette conversion qui marque l’égalité « du Père et du Fils[74] ». Jésus-Christ, parlant de la connaissance du Père et du Fils, nous a déclaré encore ailleurs cette vérité par ces paroles : « Tout ce qui est à mon Père est à moi ». (Jn. 16,15)
Enfin ces mots : « Vous m’avez donnés », et les autres semblables, déclarent que le Fils n’a pas reçu ceux que le Père lui a donnés comme une chose étrangère, mais comme un bien qui lui était propre « et qui lui appartenait également ». Il en apporte ensuite la raison et la preuve, en disant : « Et j’ai été glorifié en eux », c’est-à-dire, ou j’ai un pouvoir sur eux, ou ils me glorifieront lorsqu’ils croiront en vous et en moi, et ils nous glorifieront également. Que si le Fils n’est pas également glorifié en eux, ce qui est au Père n’est plus au Fils. Personne n’est glorifié en ceux sur lesquels il n’a point de pouvoir.
2. Mais comment est-il également glorifié ? Il l’est, parce que tous meurent pour lui, comme pour le Père, et que tous le prêchent ainsi que le Père, et encore, parce qu’en disant que tout se fait au nom du Père, ils lisent aussi de même que tout se fait au nom du Fils. « Je ne suis plus dans le monde, mais » pour eux, « ils sont » encore « dans le monde (11) ». C’est-à-dire, quoiqu’on ne me voie plus dans la chair, je serai glorifié en eux. Pourquoi répète-t-il souvent : Je ne suis plus dans le monde et je les laisse, je vous les recommande ; et, lorsque j’étais dans le monde, je les ai conservés ? Si l’on prend ces paroles à la lettre, il s’ensuivra bien des absurdités. Comment n’est-il plus dans le monde, et, lorsqu’il en sort, les recommande-t-il à un autre ? Ce sont là les paroles d’un pur homme qui se séparerait des siens pour toujours.
Ne voyez-vous pas que le Sauveur parle d’une manière humaine, et pour s’accommoder à la portée et au génie de ceux qui croyaient que sa présence leur était nécessaire, pour être plus en sûreté ? Voilà pourquoi il dit : « Lorsque j’étais avec eux, je les conservais ». Et néanmoins, il ajoute : « Je reviens à vous ». (Jn. 14,28) Et : « Je suis moi-même toujours avec vous jusqu’à la fin du monde ». (Mt. 28,20) Comment donc parle-t-il de même que s’il allait partir ? Ainsi que je l’ai dit, le Sauveur parle de la sorte pour se conformer à la pensée de ses disciples, et afin qu’ils respirent et prennent courage en lui entendant dire ces choses, et les recommander à son Père. Ils ne se rendaient point à toutes ces paroles de consolation qu’ils avaient entendues, le Sauveur les recommande enfin à son Père, et montre ainsi l’amour qu’il a pour eux ; c’est comme s’il disait : Mon Père, puisque vous m’appelez à vous, mettez-les en sûreté, car je retourne à vous.
Que dites-vous, Seigneur ? Ne pouvez-vous pas vous-même les conserver ? Je le puis. Pourquoi parlez-vous donc de la sorte ? C’est « afin qu’ils aient en eux-mêmes la plénitude de ma joie », c’est afin qu’étant encore bien faibles et bien imparfaits, ils ne se troublent pas néanmoins. Le Sauveur fait voir par ces paroles qu’il n’a parlé en ces termes que pour les consoler, les mettre en repos et leur donner de la joie : autrement, il paraîtrait se contredire.
« Je ne suis plus dans le monde, mais pour eux, ils sont » encore « dans le monde (11) ». C’était là leur pensée, et le divin Sauveur a la bonté de s’accommoder à leur faiblesse. S’il eût dit : Je les conserve moi-même, ils ne l’auraient point cru ; c’est pourquoi il dit : « Père saint, conservez-les en votre nom (11) », c’est-à-dire, par votre secours. « Lorsque j’étais avec eux dans le monde, je les conservais en votre nom (12) ». Jésus-Christ parle encore comme homme et comme prophète. Et même il ne paraît jamais clairement qu’il ait fait quelque chose au nom de Dieu. Il dit : « J’ai conservé ceux que vous m’avez donnés, et nul d’eux ne s’est perdu ; il n’y a eu de perdu que celui qui était enfant de perdition, afin que l’Écriture fût accomplie (12) ». Et ailleurs : « Je ne laisserai perdre aucun de ceux que vous m’avez donnés ». (Jn. 18,9) Mais toutefois, non seulement l’enfant de perdition s’est perdu, mais bien d’autres encore se sont perdus dans la suite ; comment dit-il donc : « Je ne laisserai point perdre ? » Autant que je le pourrai, je ne les laisserai point perdre ; et c’est ce qu’il dit plus clairement ailleurs : « Je ne les jetterai point dehors ». (Jn. 6,37) Il ne se perdra point par ma faute, il ne se perdra point pour avoir été poussé ou abandonné. Que s’ils se retirent volontairement, je ne les attirerai point par force.
« Mais maintenant, je viens à vous (13) ». Ne voyez-vous pas que Jésus-Christ tempère son discours d’une manière humaine ? C’est pourquoi, si l’on veut se servir (le ces paroles, pour diminuer la grandeur du Fils, on diminuera aussi celle du Père. Car vous avez à observer que dès le commencement Jésus-Christ a parlé, tantôt comme pour enseigner et instruire, tantôt comme pour faire une recommandation ; il enseigne, il instruit par ces paroles : « Je ne prie point pour le monde » ; il recommande par celles-ci : « Je les ai conservés jusqu’à présent, et nul ne s’est perdu » ; et : « vous, mon Père, conservez-les » ; et encore : « Ils étaient à vous, et vous me les avez donnés » ; et derechef : « Lorsque j’étais dans le monde, je les conservais ». Mais on résout toutes ces difficultés en disant que le Sauveur a parlé de la sorte, pour s’accommoder à la faiblesse de ses auditeurs. Au reste, quand il a dit : « Il n’y a eu de perdu que celui qui était enfant de perdition », il a ajouté : « Afin que l’Écriture fût accomplie ». Quelle Écriture ? Celle qui avait prédit bien des choses de lui. Mais, néanmoins, Judas ne s’est pas perdu, afin que l’Écriture fût accomplie. Nous avons expliqué cela au long ci-dessus : Nous avons dit que c’est une façon de parler de l’Écriture, que de se servir d’expressions qui semblent marquer la cause, lorsqu’elles marquent seulement l’issue. Or, pour bien entendre l’Écriture, il faut faire attention à tout, examiner exactement toutes choses, et le caractère de la personne qui parle, et le sujet, l’idiome et l’usage de l’Écriture, sans quoi on tombe dans de grandes absurdités. « Mes frères, ne soyez point enfants en ce qui regarde la sagesse ». (1Cor. 14,20)
3. Il faut le suivre, cet avis de l’apôtre, non seulement pour acquérir l’intelligence des Écritures, mais encore pour bien régler sa vie. Les petits enfants ne sont pas curieux des grandes choses, mais ils admirent ce qui n’est d’aucun prix. Ils regardent avec un œil avide et plein de joie un char, des chevaux, un cocher, des roues, le tout en argile. Mais si l’empereur vient à passer sur un chariot d’or, attelé de mulets blancs, et pompeusement orné, ils ne le regardent même pas. Ils habillent et parent avec soin des poupées ; mais qu’une belle personne se présente à leurs yeux, ils ne savent pas l’admirer : et ils font de même à l’égard de plusieurs autres choses.
Beaucoup de gens ne sont pas plus sages que ces enfants : parlez-leur des choses célestes, ils ne vous écouteront pas ; présentez-leur des objets de terre et de boue, ils les saisissent curieusement et avidement, comme les enfants ; ils admirent les richesses terrestres et s’y attachent ; ils font grand cas de la gloire et des délices de cette vie. Mais ce sont là de purs jouets, de vraies puérilités : au lieu que les choses célestes nous procurent véritablement la vie, la gloire et le repos. Et encore, comme les enfants pleurent, lorsqu’on leur ôte leurs poupées et leurs jouets, comme ils ne sont même pas capables de désirer les biens réels et véritables ; ainsi font et se conduisent beaucoup de ceux qui se croient des hommes. Voilà pourquoi l’apôtre dit : « Ne soyez pas enfants en sagesse ».
Vous aimez les richesses, dites-moi, et vous n’aimez pas celles qui sont stables et permanentes, mais de frivoles jouets d’enfants ? Ainsi, si vous voyez quelqu’un convoiter une pièce de monnaie de plomb[75], et se baisser pour la ramasser, vous jugez que c’est un homme bien pauvre ? Et vous, qui amassez des choses plus viles encore, vous vous mettez au rang des riches. Cela ne répugne-t-il pas à la raison ? Le vrai riche, c’est l’homme qui méprise toutes les choses présentes. Personne, en effet, non, personne ne se portera à rire et à se moquer de ces choses viles et abjectes, de l’argent, de l’or, et de tout ce qui n’a qu’un prix vain et imaginaire, s’il n’est embrasé de l’amour de ce qui est plus grand et plus relevé ; comme l’on ne méprisera point la monnaie de plomb, si l’on n’a des pièces d’or. Vous donc, lorsque vous voyez un homme passer, sans le regarder, devant toutes les choses d’ici-bas, croyez que ce dédain lui vient de ce qu’il a les yeux dirigés vers un monde supérieur. De même, si le laboureur sacrifie de bon cœur une petite portion de son blé, ce n’est que dans l’espérance d’une riche et abondante moisson. Si donc nous sacrifions ainsi ce que nous possédons, lors même que l’espérance du fruit est encore bien incertaine, nous devons à plus forte raison faire de même, lorsque le profit est assuré.
C’est pourquoi, je vous en prie et je vous en conjure, mes frères, ne nous faisons pas tort à nous-mêmes, et ne nous privons point, pour un peu de terre et de boue, des trésors du ciel, en amenant au port un vaisseau chargé de chaume et de paille. Blâme et censure qui voudra nos fréquentes exhortations : qu’on nous appelle bavards, ennuyeux, importuns, nous ne cesserons point pour cela de vous avertir, et de vous prêcher ces mêmes vérités, ni aussi de vous répéter à vous tous cette parole du prophète : « Rachetez vos péchés par les aumônes, et vos iniquités par les œuvres de miséricorde envers les pauvres, et attachez-les à votre cou[76] ». (Dan. 4,24) Ne faites pas aujourd’hui des aumônes, pour cesser d’en faire demain : le corps a tous les jours besoin de nourriture, et l’âme de même ; ou plutôt l’âme en a encore plus de besoin, et si elle ne donne, et si elle ne fait des œuvres de miséricorde, elle devient et plus infirme et plus hideuse.
Ne la négligeons donc pas dans ses maux, dans sa détresse : tous les jours la cupidité, la colère, la paresse, les injures, la vengeance, l’envie, font de grandes blessures à l’âme ; il faut donc lui appliquer (les remèdes ; et l’aumône est un grand remède qu’on peut appliquer à toutes sortes de plaies. « Donnez l’aumône », dit Jésus-Christ, « et toutes choses vous seront pures ». Donnez l’aumône de vos biens, et non de vos rapines : ce qui vient de rapine ne demeure, ne subsiste point, lors même qu’on le donne aux pauvres. La véritable aumône est celle qui n’est souillée d’aucune injustice : cette aumône purifie tout ; c’est une chose plus excellente que de jeûner et de coucher sur la dure : quoique cela soit plus pénible et plus laborieux, l’aumône cependant est d’un plus grand prix et d’un plus grand profit. Elle éclaire, elle nourrit et embellit l’âme. L’huile ne fortifie point tant les athlètes, que celle-ci donne de force et de vigueur à ceux qui s’exercent aux œuvres de piété et de miséricorde.
Frottons donc nos mains de cette huile, afin que nous puissions les lever courageusement contre notre ennemi. Celui qui prend la ferme résolution d’assister les pauvres, écartera bientôt de lui l’avarice : celui qui persévère dans l’assistance de l’indigent, chassera bientôt la colère, et ne s’enflera jamais d’orgueil. Comme le médecin habitué à soigner des malades, se soumet aisément à un régime, instruit par la vue d’autrui des infirmités auxquelles la nature humaine est sujette ; nous, de même, si nous nous consacrons au soulagement des pauvres, nous nous exercerons plus volontiers à l’étude de la sagesse, nous ne regarderons pas les richesses avec des yeux d’admiration, nous n’estimerons pas les choses présentes comme quelque chose de grand. Mais, méprisant tout ce qui est terrestre, et nous élevant au ciel, nous obtiendrons facilement les biens éternels, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit la gloire et au Père, et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXXII.[modifier]


JE LEUR AI DONNÉ VOTRE PAROLE, ET LE MONDE LES A HAÏS, PARCE QU’ILS NE SONT POINT DU MONDE COMME JE NE SUIS POINT MOI-MÊME DU MONDE. (VERS. 14. JUSQU’À LA FIN DU CHAP)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Les disciples de Jésus-Christ ne sont pas du monde, Jésus-Christ est égal à Dieu son Père. – Je me sanctifie veut dire je me sacrifie.
  • 2. Jésus-Christ recommande à ses disciples la paix et l’union qui attireront à eux les hommes plus que les miracles mêmes.
  • 3. Nul ne connaît Dieu, sinon ceux qui connaissent le Fils.
  • 4. Croire en Dieu, et l’aimer. – L’infidèle plus charitable que le chrétien. – Combien Dieu nous a donné d’occasions de faire le bien. – À quoi on prodigue son argent et son bien. – Énumération des vices des chrétiens ; on ne va à l’église que pour voir et pour être vu. – Dureté envers les pauvres, tandis que l’on fait mille dépenses superflues. – On voit le mal, personne ne le corrige ; au contraire, plusieurs portent envie à ceux qui le font, et sont fâchés de n’en pouvoir faire autant.


1. Lorsque les gens de bien sont persécutés par les méchants, lorsque ceux qui exercent la vertu et la recherchent sont l’objet des dérisions et des railleries de ces hommes, ils ne doivent nullement s’en offenser ni s’en affliger. C’est le propre de la vertu d’attirer de toutes parts la haine des méchants. Comme ils portent envie à ceux qui vivent bien, et qu’ils croient se couvrir et se cacher en ternissant la gloire d’autrui ; ils les haïssent et n’épargnent rien pour les déshonorer, parce qu’ils marchent par une autre voie, parce qu’ils mènent une vie toute différente de la leur. Mais ne nous en affligeons point, mes chers frères, c’est là un des signes auxquels se reconnaît la vertu. Voilà pourquoi Jésus-Christ dit : « Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui serait à lui » (Jn. 15,19) ; et en un autre endroit : « Malheur à vous lorsque tous les hommes diront du bien de vous ! » (Lc. 6,26) Voilà pourquoi il dit encore ici : « Je leur ai donné votre parole et le monde les a haïs ». Et il explique pour quelle raison ils sont dignes que le Père ait d’eux un si grand soin ; c’est pour vous, dit-il, c’est parce qu’ils gardent votre parole qu’ils sont haïs ; ils sont donc tout à fait dignes de votre providence et de votre protection.
« Je ne vous prie pas de les ôter du monde, mais de les garder du mal (15) ». Le Sauveur explique encore sa parole et la rend plus claire et plus intelligible. Par là il veut déclarer simplement qu’il a un grand soin de ses disciples, puisqu’il les recommande avec tant de zèle et d’ardeur. Mais cependant il leur avait dit que tout ce qu’ils demanderaient à son Père, son Père le leur donnerait (Jn. 16,23) ; pourquoi donc prie-t-il pour eux ? Il ne prie, comme j’ai dit, que pour leur montrer son amour.
« Ils ne sont point du monde, comme je ne suis point moi-même du monde (16) ». Pourquoi a-t-il donc dit ailleurs : « Ceux que vous avez pris du monde pour les donner étaient à vous ? » (Id. 17,6) Là, le Sauveur parlait de leur nature ; ici, sous le nom de monde, il parle des mauvaises œuvres que font les méchants, et il fait un grand éloge de ses disciples ; premièrement, il dit qu’ils ne sont point du monde ; en second lieu, que le monde les hait parce que c’est lui qui les lui a donnés, et qu’ils gardent sa parole. Que si Jésus-Christ dit : « Comme je ne suis point moi-même du monde », ne vous troublez point. Ce mot « Comme », ne marque pas ici une similitude exacte. Si le mot « comme », dit du Père et du Fils, marque alors une grande égalité, à cause de l’unité de nature, c’est bien différent quand il est dit du Fils et de nous, parce qu’alors, entre les deux natures mêmes, il y a une infinie distance. En effet, « Jésus-Christ n’ayant point commis d’iniquités, et le mensonge n’ayant jamais été dans sa bouche » (Is. 53,9), comment lui pourrait-on comparer les apôtres ? Que veut donc dire ceci : « Ils ne sont point du monde ? » Ils ont d’antres vues, d’autres désirs, ils n’ont rien de commun avec la terre, ils sont devenus citoyens du ciel. Le Sauveur louant ainsi ses disciples devant son Père, et les lui recommandant, leur témoigne son amour.
Mais quand il dit : « Conservez-les », il ne prie pas seulement son Père de les délivrer des périls et du mal, il demande encore qu’ils demeurent fermes dans la foi ; c’est pourquoi il a ajouté : « Sanctifiez-les dans votre vérité (27) », rendez-les saints par l’infusion du Saint-Esprit et par la vérité de l’Évangile et la certitude de votre parole. Comme il a dit : « Vous êtes purs à cause des instructions que je vous ai données » (Jn. 15,3), maintenant il dit de même : instruisez-les, enseignez-leur la vérité. Mais Jésus-Christ avait déjà dit que le Saint-Esprit le ferait ; pourquoi prie-t-il donc son Père de le faire ? Pour vous montrer encore l’égalité des personnes. Jésus-Christ dit enseignez-leur la vérité, parce que la saine doctrine et les justes sentiments qu’on a de Dieu sanctifient l’âme. Ne vous étonnez donc point qu’il dise qu’on est sanctifié par la parole. Au reste, que ce soit de la doctrine qu’il parle ici, on n’en peut douter, ce qui suit l’insinue : « Votre parole est la vérité » ; c’est-à-dire, il n’y a point de mensonge en elle, la parole de Dieu ne passe point, elle s’accomplit infailliblement. Le Sauveur montre encore qu’il n’y a en elle rien de figuré ou de corporel, ainsi que saint Paul dit de l’Église : « Le Seigneur l’a sanctifiée par la parole ». (Eph. 5,26) Car la parole de Dieu a coutume de purifier.
Pour moi, il me semble que ce mot : « Sanctifiez-les », signifie encore une autre chose, à savoir : séparez-les et préparez-les pour l’œuvre de la parole et de la prédication. Ce qui se voit clairement par ce qui suit : « Car comme vous m’avez envoyé dans le monde », dit-il, « je les ai aussi envoyés dans le monde (18) ». Saint Paul le dit de même. « C’est lui qui a mis en nous la parole de réconciliation ». (2Cor. 5,19) C’est pour cette parole que Jésus-Christ a quitté la terre et est monté au ciel ; c’est aussi pour cette même parole que les apôtres ont parcouru toute la terre. Mais ce mot « comme » ne marque pas une égalité entre Jésus-Christ et les apôtres ; autrement, comment aurait-il pu les envoyer ? Jésus-Christ a coutume de parler de ce qui doit arriver comme d’un fait déjà accompli.
« Et je me sanctifie moi-même pour eux, afin qu’ils soient aussi sanctifiés dans la vérité (19) ». Que veut dire : « Je me sanctifie ? » Je vous offre un sacrifice. Or, tous les sacrifices sont appelés saints, les choses saintes étant proprement celles qui sont consacrées à Dieu. Et comme, dans l’Ancien Testament, les hommes étaient sanctifiés en figure par l’immolation d’une brebis, maintenant dans le Nouveau ils ne le sont plus en figure, mais en réalité ; c’est pourquoi le Sauveur dit : « Afin qu’ils soient sanctifiés dans votre vérité ». Je vous les consacre, dit-il, et je vous en fais une oblation ; soit qu’il entende cela de l’oblation du chef ou de celle des membres, car ils devaient aussi s’immoler. « Offrez vos corps à Dieu », dit l’Écriture, « comme une hostie vivante, sainte ». (Rom. 12,1) Et : « Nous sommes regardés comme des brebis destinées à la boucherie ». (Ps. 43,24) Ainsi le Seigneur fait des siens une hostie et une oblation, sans les immoler. La suite montre évidemment que Jésus-Christ parlait de son immolation et de sa mort, en disant : « Je me sanctifie. Je ne prie pas seulement pour eux, mais encore pour ceux qui doivent croire en moi par leur parole ». En effet, comme c’était pour eux qu’il mourait, il a dit : « Je me sanctifie moi-même pour eux » ; de peur qu’on ne crût qu’il mourait seulement pour les apôtres, il a ajouté : « Je ne prie pas seulement pour eux, mais encore pour ceux qui doivent croire en moi par leurs paroles (20) ».
2. Jésus-Christ faisant ainsi connaître à ses apôtres que beaucoup se convertiraient et deviendraient ses disciples, relève encore leur esprit et les encourage. Car en cela même qu’il rend commun ce qui leur était particulier, il leur donne un nouveau sujet de consolation, leur montrant qu’ils seront eux-mêmes la cause du salut des autres. Et après leur avoir parlé de leur salut, leur avoir appris qu’ils se sanctifieraient par la foi, par les souffrances et par l’immolation de leurs corps, il les entretient enfin de l’union qui doit être entre eux, et par là il termine son discours, le finissant par où il l’avait commencé.
Il l’avait commencé par ces paroles : « Je vous fais un commandement nouveau » (Jn. 13,34), il le continue par celles-ci « Afin qu’ils soient un tous ensemble, comme vous, mon Père, vous êtes en moi et moi en vous, qu’ils soient de même un en nous (21) ». Observez encore que le mot « comme » ne marque pas ici une exacte égalité, car ils ne pouvaient pas être un de même, mais autant qu’il est possible aux hommes, comme lorsqu’il dit : « Soyez pleins de miséricorde, comme votre Père ». (Lc. 6,36) Que veut dire cela : « en nous ? » Dans la foi en nous. Comme rien ne trouble tant les hommes que la désunion, Jésus-Christ fait en sorte qu’ils soient un. Quoi donc ? le Sauveur ne l’a-t-il pas fait ? Oui, sûrement, il l’a fait. Tous ceux qui ont cru par la parole des apôtres sont un, quoique quelques-uns d’entre eux se soient séparés. Et Jésus-Christ ne l’a point ignoré, il l’a prédit et il a déclaré que cela viendrait de leur lâcheté.
« Afin que le monde croie que vous m’avez a envoyé ». Le Seigneur l’avait dit au commencement de son discours : « C’est en cela que tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres ». (Jn. 13,35) Et comment était-ce par là que les hommes devaient croire ? Parce que, dit-il, vous êtes le Dieu de paix. S’ils gardent donc la doctrine qu’ils ont apprise, par les disciples les auditeurs connaîtront le Maître. Mais au contraire, s’ils sont désunis, les hommes ne les diront pas les disciples du Dieu de paix. Si je ne suis pas pacifique, les hommes ne reconnaîtront pas que vous m’avez envoyé. Ne voyez-vous pas, mes frères, que, jusqu’à la fin, le divin Sauveur déclare et montre son union avec son Père ?
« Et je leur ai donné la gloire que vous m’avez donnée (22) ». C’est-à-dire, par le don des miracles, par ma doctrine et par l’union que j’ai mise entre eux. Car la gloire consiste à être un, et cette gloire est plus grande et plus excellente que celle des miracles. Comme nous admirons Dieu de ce que dans cette divine nature, il n’y a nulle désunion, nulle dissension ; comme c’est là la plus grande gloire : de même il faut, dit-il, que mes disciples se rendent illustres par cette sorte de gloire. Et pourquoi, direz-vous, Jésus-Christ prie-t-il son Père de leur donner cette gloire, puisqu’il prétend la, leur donner lui-même ? Qu’il parle des miracles, de l’union ou de la paix, on voit que c’est lui qui leur donne ces choses. Tout cela vous prouve évidemment qu’il n’a fait cette prière à son Père : « Afin que je sois en eux comme vous êtes en moi (21) », que pour consoler ses disciples. Comment leur a-t-il donné la gloire ? En venant en eux, et ayant son Père avec lui, pour les unir ensemble. Mais ailleurs il ne parle pas de la même manière ; il ne dit pas que le Père soit venu par lui ; il dit qu’il est venu lui-même avec le Père, et qu’il demeure avec le Père : par où il réfute d’une part l’hérésie de Sabellius, et de l’autre celle d’Arius[77].
« Afin qu’ils soient consommés en l’unité, afin que le monde connaisse que vous m’avez envoyé (23) ». Le Sauveur répète souvent ces paroles pour montrer que la paix et l’union attirent plus les hommes que les miracles mêmes. Comme les contestations désunissent, ainsi la concorde et la paix lient les cœurs et les unissent. « Et je les ai aimés comme vous m’avez aimé ». Avec le mot : « comme », il faut sous-entendre encore ici autant que les hommes peuvent être aimés : or, que Jésus-Christ se soit livré lui-même pour eux, c’est là le témoignage et la marque assurée de son amour. Le Sauveur ayant donc déclaré à ses disciples qu’ils seraient en sûreté, que rien ne pourrait ni les abattre ni les renverser, qu’ils seraient saints, que beaucoup croiraient par eux, et encore qu’ils jouiraient d’une grande gloire ; qu’il ne les avait pas aimés lui seulement, mais que son Père les aimait aussi ; le Sauveur, dis-je, leur déclare enfin maintenant ce qui leur doit arriver après leur sortie de ce monde, après cette vie ; il leur parle des couronnes et des récompenses qui leur sont réservées, et il dit :
« Mon Père, je désire que là où je suis, ceux que vous m’avez donnés y soient aussi avec, moi (24) ». C’est donc là ce que les disciples demandaient continuellement, en disant : Où allez-vous ? Mais, Seigneur, que dites-vous ? Ce royaume que vous promettez, vous ne l’avez point encore ; vous l’obtenez par la prière. Pourquoi donc leur disiez-vous : « Vous serez assis sur douze trônes ? » (Mt. 19,28) Pourquoi leur avez-vous fait d’autres promesses et plus grandes et plus considérables ? Ne voyez-vous pas, mes frères, que Jésus-Christ dit toutes ces choses par condescendance, et pour s’accommoder à la portée de ses auditeurs ? Si cela n’était pas ainsi, comment aurait-il répondu affirmativement à Pierre : « Vous me suivrez après ? (Jn. 13,30) Mais, en un mot, le Sauveur n’a fait cette prière et cette réponse, que pour donner à Pierre et à tous ses disciples un plus grand et plus authentique témoignage de son amour[78].
« Afin qu’ils contemplent ma gloire que vous m’avez donnée (34) ». C’est encore ici une preuve de l’union du Fils avec son Père, et une preuve véritablement plus relevée et plus sublime que la première. « Vous m’avez aimé », dit-il, AVANT LA CRÉATION DU MONDE, mais néanmoins empreinte encore de condescendance, témoin ces mots : « Vous m’avez donnée ». Sinon, que nos adversaires, que les hérétiques qui prétendent le contraire, me répondent : Celui qui donne, donne certainement à quelqu’un qui préexistait ; donc le Père, ayant auparavant engendré son Fils, lui aurait donné ensuite la gloire, et l’aurait laissé sans gloire jusqu’alors, jusqu’au moment qu’il la lui a donnée ? Mais cela peut-il être ? Cela peut-il se soutenir ? Convenez donc que le mot : « Vous m’avez donnée », signifie : vous m’avez engendré.
3. Mais pourquoi le Sauveur n’a-t-il pas dit « Afin qu’ils participent » ; mais seulement : « Afin qu’ils voient ma gloire ? » C’est qu’il a voulu leur faire entendre que la félicité, que la gloire parfaite consiste à contempler le Fils de Dieu, et que c’est là ce qui rend illustre et heureux, comme le dit saint Paul. « Pour nous, n’ayant point de voile qui nous couvre le visage, et contemplant la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image ». (2Cor. 3,18) Comme ceux qui, dans un temps serein, contemplant la brillante lumière du soleil, ont du plaisir par les yeux, ainsi nous serons heureux dans l’autre vie : ou plutôt cette contemplation leur procurera un plaisir bien plus grand. Le Sauveur leur fait aussi connaître qu’il n’est pas ce qu’ils voient au-dehors, mais qu’il est une substance redoutable, une majesté qui fait trembler.
« Père juste, le monde ne vous a point connu (25) ». Que veut dire cela ? Quelle suite y a-t-il ici ? Le Sauveur déclare que nul ne connaît Dieu, sinon ceux qui connaissent le Fils ; c’est comme s’il disait : Je voudrais que tous vous connussent, mais ils ne vous ont point connu, quoiqu’ils ne vous puissent faire aucun reproche. Car c’est ce que signifie ce mot : « Père juste ». Et l’on voit qu’il dit cela avec peine, songeant qu’ils n’ont pas voulu connaître celui qui est si bon et si juste. Comme les Juifs disaient qu’ils connaissaient Dieu et que Jésus ne le connaissait point, le Sauveur les a en vue, en disant : « Vous m’avez aimé avant la création du monde » : et par là il se justifie de leurs accusations. Comment Jésus-Christ serait-il contraire au Père, lui qui en a reçu toute sa gloire, lui qui en a été aimé avant la création du monde, lui qui a voulu les rendre témoins et participants de cette même gloire ? Il n’est donc pas vrai, comme le prétendent les Juifs, que ce sont eux qui vous connaissent, et que je ne vous connais point ; mais c’est tout le contraire. je vous connais, et ils ne vous connaissent point mais « ceux-ci ont connu que vous m’avez envoyé ». Vous le voyez, mes frères : le Sauveur fait allusion ici à ceux qui disaient qu’il n’était point envoyé de Dieu, et il les a uniquement en vue dans tout ce qu’il dit ici.
« Je leur ai fait connaître votre nom, et je le leur ferai connaître (26) » encore. Vous avez pourtant dit que la parfaite connaissance vient du Saint-Esprit. Oui, mais tout ce qui est au Saint-Esprit est à moi. « Afin que l’amour dont vous m’avez aimé demeure en eux, et que je demeure moi-même en eux ». S’ils apprennent qui vous êtes, alors ils sauront que je ne suis point séparé de vous, que je suis votre bien-aimé, votre Fils, uni étroitement à vous. Ceux qui croiront cela, comme il est juste de le croire, auront une véritable foi en moi, et m’aimeront d’un véritable amour. S’ils m’aiment comme il faut, je demeurerai en eux. Ne remarquez-vous pas bien, mes frères, que le divin Sauveur finit son discours par ce qu’il y a de plus excellent : Par l’amour, qui est la source de toutes sortes de biens ?
Croyons donc en Dieu, mes chers frères, croyons en Dieu, et aimons-le, de peur qu’on ne dise de nous : « Ils font profession de connaître Dieu, mais ils le renoncent par leurs œuvres » (Tit. 1,16) ; et encore : « Il a renoncé à la foi, et est pire qu’un infidèle ». (1Tim. 5,8) L’infidèle assiste ses serviteurs, ses proches, et même les étrangers ; mais vous, vous n’avez même pas le moindre soin de votre famille. Quelle excuse aurez-vous un jour, vous qui êtes cause qu’on blasphème et qu’on outrage Dieu ? Considérez, examinez sérieusement, combien le Seigneur vous a donné d’occasions de faire le bien : ayez pitié de celui-ci, vous dit-il, comme de votre sang ; ayez pitié de celui-là, comme de votre ami ; de celui-là, comme de votre voisin ; de l’autre, comme de votre concitoyen ; et de cet autre, parce qu’il est homme. Que si rien de tout cela n’est capable de vous toucher, ni de vous faire remplir votre devoir ; que si vous rompez tous ces liens, écoutez saint Paul qui vous dit que vous êtes pire qu’un infidèle ; puisque l’infidèle, encore qu’il n’ait pas entendu parler de l’aumône, ni des choses célestes, vous a surpassé en humanité. Il vous est ordonné d’aimer vos ennemis, et vous regardez vos proches comme vos ennemis, et vous ménagez plus votre argent que le corps de vos frères.. Toutefois ces richesses, quand vous les aurez dispersées et consumées, ne souffriront aucun dommage ; mais celui-ci périt, parce que vous l’avez négligé, parce que vous lui avez refusé votre secours. Quelle est donc cette manie d’épargner ainsi votre bien, et de ne tenir nul compte de vos parents ? Comment cette passion pour les richesses s’est-elle si fortement allumée dans votre cœur ? D’où vous vient tant d’inhumanité et aine si grande cruauté ?
4. Supposons ici, mes frères, qu’un homme assis sur un trône extrêmement élevé, découvre de là tout-le monde ; ou plutôt, si vous le voulez, considérons seulement ce qui se passe dans cette ville : supposons quelqu’un assis sur une haute éminence, d’où il verrait et contemplerait toutes les actions des hommes. Quels excès, quelles folies ne découvrirait-il pas en eux ! que de larmes il verserait, que d’éclats de rire. Il jetterait ! quelle haine ne concevrait-il pas ? de quelle horreur son âme ne serait-elle pas saisie ? Car nous faisons des choses qui sont dignes de risée, de colère, de larmes, d’indignation et de haine. Celui-ci nourrit des chiens pour prendre des bêtes sauvages, et il se rend sauvage lui-même : celui-là nourrit des ânes et des taureaux pour transporter des pierres, tandis qu’il refuse du pain à des hommes qui meurent de faim. Tel autre dépense un argent immense à faire des hommes de pierre ; et les véritables hommes, qu’il délaisse, deviennent aussi des hommes de pierre dans leur détresse profonde. Cet autre amasse à grands frais des lames d’or, pour en couvrir ses murailles, et voit-il un pauvre tout nu, il n’en est nullement touché. D’autres ajoutent habits sur habits, en inventent tous les jours de nouveaux, pendant que ce malheureux n’a pas de quoi couvrir sa nudité.
Les tribunaux sont pleins de gens qui se dévorent les uns les autres. Celui-ci dissipe son bien avec des femmes débauchées et des parasites, celui-là avec des comédiens et dés danseurs ; un autre se ruine à bâtir de superbes édifices ; un autre, à acheter des terres et des maisons. Celui-ci suppute des intérêts, celui-là des intérêts d’intérêts. Celui-là rédige des contrats homicides, il passe les nuits sans dormir, et ne veille qu’à la destruction et à la ruine des autres. Le jour venu, l’un court à un trafic injuste, un autre à des débauches et à des dissolutions ; un autre à des concussions et à des rapines. Nous sommes vifs et ardents pour les choses inutiles ou défendues, et pour les choses nécessaires nous n’avons ni âme ni sentiment.
Les juges n’ont que le nom de juges ; au fond ils sont des voleurs et des homicides. Si l’on examine les procès et les testaments, on y trouve mille injustices, fraudes, vols, perfidies. Tout le temps se passe à ces sortes d’occupations. On n’en a point à donner aux choses spirituelles, dont on ne fait aucun cas. On n’encombre nos églises que par curiosité mais est-ce là ce que nous vous demandons ? Nous vous demandons de bonnes œuvres et un cœur pur. Que si après avoir passé toute la journée à un commerce d’avarice et d’usures, vous entrez sur le soir à l’église pour y faire quelques courtes prières, certainement vous n’apaisez point la colère de Dieu ; vous ne faites, au contraire, que l’irriter davantage. Si vous voulez apaiser le Seigneur et vous le rendre propice, produisez des œuvres ; informez-vous de la misère et du nombre des misérables, ayez des yeux charitables pour ceux qui sont nus, pour ceux que la faim dévore, pour ceux qu’on outrage et qu’on opprime : le Seigneur vous a donné bien des moyens d’exercer l’humanité.
Ne nous trompons donc pas nous-mêmes en menant une vie oisive et inutile ; et ne nous négligeons pas aujourd’hui, parce qu’aujourd’hui nous nous portons bien. Mais, nous souvenant que nous sommes souvent tombés dans de grosses maladies, et que, nous étant vus à la dernière extrémité, nous sommes presque morts d’effroi à la pensée de notre sort à venir, songeons encore aujourd’hui que le même avenir nous attend, vivons dans la même crainte, et devenons meilleurs ; car notre conduite actuelle mérite la condamnation la plus sévère. Ceux qui sont établis pour juger les autres, sont semblables aux lions et aux chiens, les marchands sont semblables aux renards. Quant à ceux qui n’ont ni charges ni affaires, ceux-là mêmes n’usent pas bien de leur loisir : ils passent tout leur temps au théâtre et à d’autres amusements non moins criminels.
Et, ce qui est étonnant, personne ne les reprend et ne les corrige de ces désordres ; mais plusieurs leur portent envie et sont au désespoir de n’en pouvoir faire autant, en sorte que ceux-ci sont aussi punissables que les autres, quoiqu’ils ne fassent pas le mal ; car, dit l’apôtre : « Non-seulement ceux qui les font sont « dignes de mort, mais aussi quiconque approuve ceux qui les font ». (Rom. 1,32) En effet, leur cœur est également corrompu. D’où l’on voit que la volonté même peut être punissable. Tous les jours je vous dis ces choses, et je ne cesserai point de vous les redire. Si quelques-uns les écoutent, ils en profiteront, et si vous ne les écoutez pas maintenant, sûrement vous les entendrez au jour du jugement, lorsque vous n’en pourrez plus profiter, et alors vous vous condamnerez vous-mêmes ; mais nous, nous serons exempts de blâme et de tout reproche. Mais, à Dieu ne plaise que nous ne rapportions pour tout fruit de nos discours que notre unique justification ! Fasse plutôt le ciel que vous soyez notre gloire et notre couronne devant le tribunal de Jésus-Christ, afin que nous jouissions tous ensemble des biens éternels, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit la gloire, et au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXXIII.[modifier]


JÉSUS AYANT DIT CES CHOSES, S’EN ALLA AVEC SES DISCIPLES au-delà DU TORRENT DE CÉDRON, OU IL Y AVAIT UN JARDIN, DANS LEQUEL IL ENTRA, LUI ET SES DISCIPLES. (CHAP. 18, VERS. 1, JUSQU’AU VERS. 36)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Commencement de la Passion du Sauveur.
  • 2. Ce Malchus blessé par saint Pierre et guéri par Jésus-Christ, est le même serviteur qui donna un soufflet au Sauveur. – Premier reniement de saint Pierre.
  • 3. Combien notre nature est faible, lorsque Dieu nous abandonne. – Deuxième et troisième reniements de saint Pierre.
  • 4. Jésus devant Pilate.
  • 5. Nous devons suivre l’exemple de Jésus-Christ. – Récit des outrages et des tourments que le divin Sauveur a soufferts pour nous. – Belles réflexions sur les injures qu’on nous fait ou qu’on nous dit. – La gloire et les choses humaines ne sont qu’une ombre, et n’ont rien de réel. – Échelle de ce qu’elle nous marque. – Se corriger peu à peu de ses défauts : dans ce mois d’un, dans le suivant d’un autre. – S’élever à la vertu et à la perfection comme par degrés.


1. La mort est quelque chose de redoutable et d’effrayant ; mais non pour une âme nourrie de la céleste philosophie. Celui qui n’a nulle idée des choses futures, et qui regarde la mort comme la dissolution de son être, la fin et le terme de sa vie, a raison de la craindre et d’en avoir de l’horreur, croyant qu’il va cesser d’être. Mais nous, à qui Dieu fait la grâce de révéler les secrets et les mystères de la sagesse (Ps. 50,7), nous qui regardons la mort comme un passage, nous n’avons nulle raison de la craindre ; au contraire, à ses approches nous devons nous réjouir et avoir du courage, parce que de cette vie périssable nous passons à une vie meilleure et plus glorieuse, qui n’aura point de fin. C’est là ce que nous apprend Jésus-Christ par son exemple ; il va à la passion et à la mort, non par force et par nécessité, mais volontairement et de bon gré.
« Jésus parla de la sorte », dit l’évangéliste, « et s’en alla avec ses disciples au-delà du torrent de Cédron, où il y avait un jardin, dans lequel il entra, lui et ses disciples. Judas, qui le trahissait, connaissait aussi ce lieu-là, parce que Jésus y avait souvent été avec ses disciples (2) ». Le Sauveur se met en marche vers le milieu de la nuit ; il passe le torrent, il se hâte d’arriver à ce lieu que le traître connaissait, pour exempter ceux qui lui dressent des embûches de la peine et de la fatigue du chemin ; il fait voir à ses disciples qu’il marche volontairement à la mort, ce qui devait beaucoup les consoler ; et il se constitue comme en prison dans ce jardin.
« Jésus dit ces choses ». Jean que dites-vous ? le Sauveur avait prié son Père, il lui avait fait sa prière ? Pourquoi ne dites-vous donc pas que l’ayant finie, il vint en ce lieu ? Parce que ce n’était point là une prière, mais un entretien qu’il eut avec son Père, au sujet de ses disciples. Et ses disciples entrèrent dans le jardin ; ainsi il les délivra de la crainte où ils étaient, de sorte qu’ils ne refusèrent pas d’aller au jardin, et qu’ils y entrèrent sans difficulté. Qu’est-ce qui porta Judas à y venir ? ou d’où apprit-il qu’il y fallait aller ? Par là on voit que Jésus passait souvent les nuits dehors ; s’il les eût passées dans la maison, Judas ne le serait pas venu chercher dans ce désert, mais il serait allé à la maison pour le trouver endormi.
Mais de peur qu’entendant parler de jardin, vous ne croyiez que Jésus avait voulu se cacher, l’évangéliste ajoute : « Judas connaissait ce lieu-là ». Et il ne se contente pas de vous le faire remarquer ; mais il dit encore que Judas le connaissait, « parce que Jésus y avait souvent été avec ses disciples ». Il y allait souvent avec ses disciples, pour les entretenir en particulier de choses nécessaires, que nul, excepté eux, ne devait entendre. Jésus se retirait sur des montagnes et dans des jardins, cherchant toujours les lieux éloignés du bruit et du tumulte, afin que rien ne pût distraire ses auditeurs de sa doctrine et de ses instructions.
« Judas ayant donc pris » avec lui « une compagnie de soldats, et des gens envoyés par les princes des prêtres et par les pharisiens, il vint en ce lieu (3) ». Plus d’une fois déjà, les princes des prêtres et les pharisiens avaient envoyé des gens pour le prendre, mais ils ne l’avaient pu. D’où il est visible que c’est volontairement qu’il se livra. Et comment purent-ils engager cette cohorte à faire une pareille action ? C’étaient des soldats toujours prêts à tout faire pour de l’argent. « Mais Jésus, qui savait tout ce qui lui devait arriver, vint au-devant d’eux, et leur dit : Qui cherchez-vous (4) ? » C’est-à-dire, ce n’est point par l’arrivée de ces gens-là, que Jésus apprit ce qu’on voulait faire de lui ; mais, sans se troubler, comme sachant tout, il s’avança, et leur parla, se comporta de la sorte. Pourquoi vinrent-ils avec des armes pour le prendre ? Ils craignaient le peuple qui avait coutume de le suivre ; et c’est aussi pour cela qu’ils vinrent de nuit. « Étant venu au-devant d’eux, il leur dit : Qui cherchez-vous ? Ils lui répondirent : Jésus de Nazareth ». Ne voyez-vous pas cette puissance invincible ? il est au milieu d’eux, ils ne peuvent pas le voir, il les rend tous aveugles.
Que cela ne vint point des ténèbres de la nuit, l’évangéliste le montre assez, en disant qu’ils avaient des flambeaux ; mais quand même ils n’en auraient point eu, ils auraient pu le reconnaître à sa voix. Que si elle était inconnue aux soldats, comment l’aurait-elle été à Judas, qui était continuellement avec lui ? En effet, Judas était avec eux, et ne reconnut pas plus Jésus que les autres, il tomba avec eux à la renverse. Or, Jésus fit cela pour montrer que, quoiqu’il fût au milieu d’eux, non seulement ils ne pouvaient le prendre, mais même le voir, s’il ne le permettait.
« Il leur demanda encore une fois : Qui cherchez-vous (7) ? » O folie ! Jésus les a tous renversés par une seule parole, ils viennent d’éprouver sa redoutable puissance, et ils ne rentrent point en eux-mêmes, ils ne s’amendent point, ils poursuivent encore leur entreprise. Mais quand Jésus a fait ce qui était en lui, pour les détourner de leur dessein, alors, enfin il se livre à eux et leur dit : « Je vous ai déjà dit que c’est moi. Or, Judas qui le trahissait, était aussi là présent avec eux (8) ». Remarquez, mes frères, la modération de l’évangéliste : il ne maudit point le traître, il fait simplement le récit de ce qui s’est passé, ne s’attachant qu’à faire connaître qu’il n’est rien arrivé que par la permission, de Jésus. Mais, de peur qu’on ne prît de là occasion de dire que Jésus-Christ s’étant lui-même fait connaître et livré à eux, les avait poussés à commettre ce crime, il a fait d’abord tout ce qui les en pouvait détourner ; et comme ils persévéraient dans leur méchanceté, et qu’ils étaient sans excuse, alors seulement il s’est livré lui-même et il leur a dit : « Si c’est donc moi que vous cherchez, laissez aller ceux-ci », leur donnant jusqu’à la dernière heure des témoignages et des marques de sa bonté. Si c’est de moi que vous avez besoin, dit-il, qu’il n’y ait rien de commun avec ceux-ci ; je me livre moi-même à vous. « Afin que cette « parole qu’il avait dite fût accomplie : il n’a « perdu aucun d’eux (9) ». Au reste, cette perte, Jésus-Christ l’entendait, non de la mort du corps, mais de celle de l’âme, mais de la mort éternelle. L’évangéliste a en vue, en même temps, celle du corps.
Mais il y a lieu de s’étonner qu’ils ne se soient pas saisis aussi des disciples, et qu’ils ne les aient pas tous massacrés ; surtout Pierre les ayant fortement irrités, en blessant un des serviteurs. Qui les a retenus, qui les en a empêchés, sinon cette même puissance qui les a renversés et jetés par terre ? C’est pour montrer que ce n’est point par leur volonté, mais par la volonté et la vertu de celui même qu’ils ont réussi à prendre, que l’évangéliste ajoute : « Afin que cette parole qu’il avait dite fût accomplie : Nul d’eux ne s’est perdu ».
2. Pierre donc se sentant encouragé et par cette parole, et par ce qu’il vient de voir, s’arme contre ceux qui se jetaient sur son Maître. Mais comment, direz-vous, celui à qui il avait été ordonné de n’avoir ni sac, ni deux habits, a-t-il eu une épée ? Sans doute Pierre avait pressenti ce qui allait se passer, et pour cela même il s’était longtemps à l’avance muni d’une épée. Que si vous dites encore comment celui à qui il était défendu de donner un soufflet, se porte-t-il à commettre un homicide ? Sans doute il lui était défendu de se venger ; mais en cette occasion Pierre ne se venge point, il venge son Maître. À quoi on peut ajouter que les apôtres n’étaient pas encore parfaits, ni consommés dans la vertu. Pour vous, si vous voulez voir Pierre dans cette haute et sublime philosophie, suivez-le ; vous le verrez dans la suite, déchiré de coups de fouets, et accablé de mille maux, sans ouvrir la bouche, sans même s’émouvoir. Mais Jésus fait encore ici un miracle, pour vous apprendre qu’il faut faire du bien à ceux qui nous font du mal, et pour manifester sa vertu et sa puissance, il rétablit donc l’oreille de ce serviteur, et dit à Pierre : « Tous ceux qui se serviront de l’épée, périront par l’épée ». (Mt. 26,52) Comme dans le lavement des pieds, Jésus-Christ arrêta son esprit vif et bouillant par des menaces, il fait de même présentement. L’historien ajoute le nom du serviteur, parce que c’était là une grande chose, non seulement de l’avoir guéri, mais encore d’avoir guéri un homme qui peu après lui devait donner un soufflet ; et aussi d’avoir par là tout à coup éteint la guerre qui allait s’allumer contre ses disciples. L’historien a donc mis son nom, afin que ceux qui liraient son histoire pussent s’informer du fait et en découvrir la vérité ; et ce n’est pas sans raison qu’il marque que Pierre abattit l’oreille droite ; mais, comme je le crois, c’est pour montrer l’emportement de cet apôtre, puisque peu s’en fallut qu’il ne portât le coup sur la tête.
Mais Jésus ne se contenta pas de retenir Pierre par ses menaces, il le consola aussi par ces autres paroles : « Ne faut-il pas que je boive le calice que mon Père m’a donné (11) ? » Par où il fait voir que ce qu’ils faisaient, il ne fallait pas l’attribuer à leur puissance, mais à sa permission ; et il déclare qu’il n’est point contraire à Dieu, mais qu’il lui est obéissant jusqu’à la mort. « Alors ils prirent Jésus et le lièrent (12), et ils l’amenèrent chez Anne (13) ». Pourquoi chez Anne ? ils se réjouissaient et ils exaltaient leur action, comme s’ils eussent remporté une grande victoire. « Parce qu’il était beau-père de Caïphe, et Caïphe était celui qui avait donné ce conseil aux Juifs, qu’il était utile qu’un seul homme mourût (14) ». L’évangéliste nous rappelle la prophétie et la produit, afin de nous faire connaître que tout cela s’est fait pour notre salut ; et cette vérité, qui est si grande et si importante, nous est prédite par nos ennemis mêmes. De peur donc qu’on ne fût scandalisé d’entendre parler de liens, l’historien fait aussitôt mention de 1a prophétie, qui nous apprend que la mort de Jésus-Christ était le salut de tout le monde.
« Cependant Simon Pierre suivit Jésus, comme aussi un autre disciple (15) ». Quel est cet autre disciple ? C’est celui qui a écrit cet évangile. Et pourquoi ne se nomme-t-il pas ? Lorsqu’il dit qu’il s’est reposé sur le sein de Jésus (Jn. 21,20), il a raison de taire son nom, mais maintenant, pourquoi le supprime-t-il ? C’est sûrement pour le même sujet, puisqu’il raconte encore ici une belle action qui lui est glorieuse, qu’il suivait son Maître, tous les autres disciples ayant pris la fuite. Voilà pourquoi il tait son nom et met Pierre le premier. Il est cependant forcé de se faire connaître, pour vous apprendre qu’il a raconté avec plus d’exactitude que les autres ce qui s’est passé dans la maison du grand prêtre, puisque y étant entré, il avait tout vu. Voyez sa modestie et avec quelle adresse il écarte ce qui est à sa louange. Afin qu’on ne dise pas : Comment tous les autres s’étant enfuis, Jean est-il entré plus avant dans la maison que Pierre même ? il ajoute : « Il était connu du grand-prêtre ». Et il a soin de le marquer, afin que personne ne s’étonne qu’il ait suivi son Maître et ne loue son courage et sa fermeté.
Mais ce qui est surprenant, c’est que Pierre, qui était timide et craintif, soit entré dans la maison, lors même que ses collègues s’étaient tous retirés. L’amour de son Maître l’a attiré et l’a fait entrer. La crainte et la frayeur l’ont empêché d’entrer plus avant. L’évangéliste a marqué ces circonstances, pour nous préparer au renoncement de Pierre et nous donner plus de raisons de l’excuser. Ce n’est pas pour se relever ni pour se faire valoir que Jean a rapporté qu’il était connu du grand prêtre, c’est seulement parce qu’il avait dit qu’il était entré dans la maison seul avec Jésus, et afin que vous ne crussiez point qu’il avait fait une action d’un grand courage. Puis il montre par ce qui suit que Pierre serait aussi entré si cela lui eût été permis, puisque, lorsqu’il fut sorti pour dire à la portière de le faire entrer, Pierre entra sur-le-champ. Pourquoi ne le fit-il pas entrer lui-même ? Parce qu’il s’attachait à la personne de Jésus-Christ et qu’il ne le quittait pas d’un pas. Voilà pourquoi il dit à la servante de le faire entrer.
Que dit donc à Pierre cette servante ? « N’êtes-vous pas aussi des disciples de cet homme ? « Il lui répondit : Je n’en suis point (17) ». Que dites-vous, Pierre ? Ne répondîtes-vous pas dernièrement que s’il vous fallait donner votre vie pour Jésus, vous la donneriez ? Qu’est-il donc arrivé de nouveau pour que vous ne puissiez même pas soutenir l’interrogation d’une servante ? Quoi donc ? Est-ce un soldat qui vous interroge ? Est-ce un de ceux qui ont pris Jésus ? C’est une femme de basse condition, et la demande qu’elle vous fait n’a rien qui sente l’impudence. Elle ne vous a point dit : Êtes-vous le disciple de ce fourbe, de ce séducteur, de ce méchant ? Mais : « De cet homme ». Ce qui marque plutôt la compassion et la pitié que le mépris. Ainsi Pierre n’entendit rien dire à cette servante qui pût l’intimider et l’effrayer. Si elle lui dit : « N’êtes-vous pas aussi des disciples ? » c’est parce que Jean était dans la maison ; on voit combien le langage de cette femme avait de retenue et de douceur. Mais Pierre ne sentit rien de cela, il n’y comprit rien, ni à la première, ni à la seconde, ni à la troisième demande, mais seulement lorsque le coq chanta ; et cela même ne le fit pas réfléchir, jusqu’au moment où Jésus-Christ le regarda avec indignation. Pierre était donc auprès du feu où il se chauffait avec les serviteurs du grand prêtre ; et Jésus-Christ, lié et garrotté, était gardé dans l’intérieur de la maison. Au reste, nous n’entrons pas dans ce détail pour accuser Pierre et vous faire connaître toute l’énormité de son péché, mais seulement pour vous montrer la vérité des paroles de Jésus-Christ.
3. « Cependant le grand prêtre interrogea Jésus touchant ses disciples et touchant sa doctrine (19) ». O quelle malice et quelle méchanceté ! Ce grand prêtre a souvent entendu dans le temple Jésus-Christ prêcher, enseigner publiquement, et maintenant il veut apprendre de lui ce qu’il a dit, ce qu’il a enseigné. Comme ils n’avaient aucun reproche à lui faire, ni aucun sujet d’accusation contre lui, ils l’interrogeaient touchant ses disciples. Peut-être lui demandaient-ils où ils étaient, pourquoi il les avait assemblés, quel était son projet, son dessein. Le grand prêtre faisait toutes ces questions parce qu’il le voulait convaincre d’être un séducteur et un novateur, comme si ses disciples eussent été les seuls qui crussent en lui, comme si l’école de Jésus-Christ eût été un atelier de crimes.
Que répond donc Jésus-Christ ? Il réfute toutes ces choses, toutes ces fausses accusations par un seul mot : « J’ai parlé publiquement à tout le monde (20) », je n’ai point parlé en particulier avec mes disciples : « J’ai enseigné publiquement dans le temple ». Quoi donc ? N’a-t-il rien dit en secret ? Assurément il a dit des choses en secret, mais non comme les Juifs le pensaient, par crainte, ou pour exciter des séditions, mais, parce que ce qu’il avait à dire était au-dessus de la portée du peuple. « Pourquoi m’interrogez-vous ? Interrogez ceux qui m’ont entendu (21) ». Ce n’est point là une réponse d’homme fier et orgueilleux, c’est celle d’un homme qui se confie à la vérité de ses paroles. Au commencement que Jésus a enseigné, qu’a-t-il donc dit ? « Si je rends témoignage de moi-même, mon témoignage n’est pas véritable » (Jn. 5,31) ; et c’est là ce qu’il insinue maintenant, voulant leur donner le témoignage le plus digne de foi. Car, interrogé sur ses disciples comme étant ses disciples, il dit : Vous m’interrogez moi-même touchant mes disciples. Interrogez mes ennemis, ceux qui me dressent des embûches, ceux qui m’ont pris et m’ont lié. « Ce sont ceux-là qui savent ce que j’ai enseigné ». Qu’ils parlent. En effet, ce n’est point un témoignage douteux de la vérité qu’on atteste que de prendre ainsi pour témoins ses propres ennemis.
« Que fit donc le grand prêtre ? » Il aurait dû sur ces paroles interroger ces gens et faire des perquisitions ; il n’en fit rien. « Mais comme il eut dit cela, un des officiers qui était là présent, donna un soufflet à Jésus (22) ». Est-il rien de plus insolent ? O ciel, frémissez d’étonnement ! ô terre, tremblez, voyant la patience du Seigneur et l’endurcissement de ces serviteurs ! Mais qu’avait dit Jésus-Christ ? Il n’avait point dit : Pourquoi m’interrogez-vous ? comme pour ne vouloir pas répondre, mais pour ôter toute occasion de malice et de méchanceté. Et pouvant, pour avoir été frappé à ce sujet, pouvant tout renverser, tout perdre, tout exterminer, il ne le fit point, mais il dit des choses qui auraient pu amollir le cœur le plus féroce.
« Si j’ai mal parlé, faites voir le mal que j’ai dit (23) » ; c’est-à-dire, si vous pouvez trouver à reprendre dans mes paroles, montrez-le ; « si vous ne le pouvez pas, pourquoi me frappez-vous ? » Vous voyez ce jugement, mes frères, vous voyez ce tumulte, cette agitation, cette colère. Le grand prêtre interroge captieusement et avec fourberie. Jésus-Christ répond juste et sans détours. Quel parti fallait-il donc prendre ? Il fallait réfuter ou acquiescer. Mais on fait tout le contraire, et un ; valet frappe Jésus. Ainsi, ce n’était point là un jugement, c’était une émeute, une scène de violence. Ensuite, comme ils ne trouvent rien à reprendre en lui, « ils l’envoient lié à Caïphe (24). Cependant Pierre était debout près du feu et se chauffait (25) ». Ah ! combien peu a duré cette ardeur, cet emportement qu’il avait fait paraître au moment qu’on amenait Jésus ! Maintenant il ne bouge plus, il se chauffe ; cela vous montre, mes frères, que notre nature est bien faible et bien infirme, lorsque Dieu nous laisse à nous-mêmes. Et étant interrogé, il nie encore. Ensuite « un des gens du grand prêtre, parent de celui à qui Pierre avait coupé l’oreille », indigné de cette réponse, lui dit : « Ne vous ai-je pas vu dans le jardin (26) ? » Ce jardin ne lui rappela pas la mémoire de ce qu’il y avait fait, non plus que les témoignages d’amour qu’il y avait prodigués en paroles à son Maître : la crainte lui fit tout oublier.
Mais pourquoi les évangélistes s’accordent-ils tous dans le récit qu’ils font de ce renoncement ? Ce n’est point pour en faire un reproche à Pierre, mais pour nous apprendre que c’est un grand mal de ne mettre pas toute sa confiance en Dieu et de se confier en soi-même. Pour vous, mon cher frère, admirez la providence du Maître ; quoiqu’il soit arrêté et lié, il prend un grand soin de son disciple, puisque, par son seul regard, il le relève de sa chute et le porte à répandre des larmes.
« Ils menèrent donc Jésus de chez Caïphe à Pilate ». Et ils en usèrent, de cette manière, afin que la multitude des juges fît croire au peuple, même malgré lui, qu’ils avaient examiné et reconnu la vérité. « C’était le matin ». Avant le chant du coq, on le mena chez Caïphe, le matin chez Pilate ; par ces paroles, l’évangéliste fait voir que Caïphe, ayant interrogé Jésus depuis minuit jusqu’au matin, n’avait pu le convaincre d’aucun crime ; et c’est pour cela qu’il le renvoya à Pilate. Mais saint Jean laissant aux autres ces circonstances, nous fait le récit de ce qui suivit.
Remarquez, mes frères, la ridicule conduite des Juifs : ils ont pris un homme innocent, ils le conduisent avec des armes, et ils n’osent entrer dans le palais du gouverneur de peur de se souiller. Mais quelle est cette souillure d’entrer dans un palais où l’on punit les méchants ? « Ceux qui payaient la dîme de la menthe et de l’aneth » (Mt. 23,23 ; Lc. 11,42) ne croient pas se souiller en faisant mourir injustement l’innocent, et ils croient au contraire se rendre impurs, s’ils entrent dans un tribunal. Mais pourquoi ne le firent-ils pas mourir eux-mêmes et l’envoyèrent-ils à Pilate ? Leur puissance et leur autorité étaient déjà beaucoup diminuées, les Romains s’étant tous soumis. Et de plus, ils craignaient que Jésus ne les accusât d’injustice et qu’ils ne fussent punis.
Que veut dire ceci : « Afin de pouvoir manger la pâque ? » Jésus-Christ ne l’avait-il pas déjà célébrée un des jours des pains sans levain ? Ou l’évangéliste appelle la pâque toute la fête, ou bien ce jour-là les Juifs faisaient leur pâque ; mais Jésus-Christ l’avait faite le jour d’auparavant, destinant pour le jour de sa mort celui de la veille et de la préparation, auquel on célébrait autrefois la pâque. Mais taudis qu’ils portent des armes, ce qui n’était point permis, et qu’ils répandent le sang, ils se gardent soigneusement d’entrer dans ce lieu, et ils font appeler Pilate, qui, les étant venu trouver dehors, dit : « Quel est le crime a dont vous accusez cet homme (29) ? ».
4. Ne remarquez-vous pas, mes chers frères, combien ce gouverneur était étranger à leurs sentiments d’ambition et d’envie ? Voyant Jésus lié et traduit à son tribunal, il ne crut pas pour cela qu’on eût contre lui des chefs d’accusations certains et indubitables ; voilà pourquoi il interroge, pensant bien qu’il était absurde, qu’après l’avoir jugé eux-mêmes les premiers, ils ne vinssent à lui que pour lui demander le supplice et son arrêt de mort, sans nouveau jugement. Que répondirent donc les Juifs ? « Si ce n’était point un méchant, nous ne vous l’aurions pas livré entre les mains (30) ». O folie ! Pourquoi donc ne déclarezvous pas son crime au lieu de le cacher ? Pourquoi ne découvrez-vous pas le mal qu’il a fait ? Vous le voyez : ils refusent obstinément de procéder selon les règles de la justice, et ils ne sauraient se justifier. Anne a interrogé Jésus touchant sa doctrine, et après l’avoir ouï, il l’a envoyé chez Caïphe. Caïphe l’ayant interrogé, et n’ayant trouvé en lui aucun crime, l’a renvoyé à Pilate. Pilate dit : « Quel est le crime dont vous accusez cet homme ? » Et ils n’ont rien à lui répondre, mais ils usent encore de détours, et ils allèguent quelques soupçons.
Pilate donc, incertain et irrésolu sur ce qu’il doit faire, leur dit : « Prenez-le vous-mêmes, et le jugez selon votre loi. Mais les Juifs lui « répondirent : Il ne nous est pas permis de faire mourir personne (31) ». Et ils disaient cela, « afin que ce que Jésus avait dit, lorsqu’il avait marqué de quelle mort il devait mourir, fût accompli (32) ». Et comment ces paroles : « Il ne nous est pas permis de faire mourir personne », le marquaient-elles ? L’évangéliste dit cela, ou parce que Jésus-Christ ne devait pas seulement mourir pour les Juifs, mais encore pour les gentils ; ou parce qu’il n’était pas permis aux Juifs de le crucifier. Mais s’ils disent : « Il ne nous est pas permis de faire mourir personne », ils veulent dire : « présentement ». Car ils ont fait mourir, et encore d’une autre manière Étienne, qu’ils ont lapidé, en est une preuve. Au reste, ils voulaient crucifier Jésus-Christ, afin de pouvoir se glorifier d’une mort si ignominieuse.
Pilate donc, voulant se débarrasser de leurs importunités, ne tira point le jugement en longueur. Étant rentré dans le palais, il interrogea Jésus, et lui dit : « Êtes-vous le roi des Juifs (33) ? Jésus lui répondit : Dites-vous cela de vous-même, ou d’autres vous l’ont-ils dit de moi (34) ? » Pourquoi Jésus-Christ lui fit-il cette question ? Pour découvrir la malignité des Juifs, car Pilate en avait déjà beaucoup entendu parler. Comme ils n’avaient donc rien de nouveau à dire contre Jésus, Pilate, pour ne pas entrer dans de longues discussions, expose à Jésus ce que les Juifs lui objectaient éternellement. Et comme il avait dit aux Juifs : « Jugez-le selon votre loi » ; eux, pour montrer que le crime dont ils accusaient Jésus ne regardait point leur religion ni leur loi, répondent : « Cela ne nous est pas permis ». Il n’a point péché contre notre loi, son crime est un crime public. Voyant cela, Pilate, comme s’il eût été lui-même en péril, dit : « Êtes-vous le roi des Juifs ? » Sur quoi Jésus-Christ, qui connaissait sa crainte, l’interroge à son tour : mais comme il voulait que Pilate accusât lui-même les Juifs, il dit : « D’autres vous l’ont-ils dit de moi ? » Et Pilate déclare que les Juifs sont les auteurs de cette accusation, en disant : « Ne savez-vous pas bien que je ne suis pas Juif ? Ceux de votre nation, et les princes des prêtres, vous ont livré entre mes mains qu’avez-vous fait (35) ? » Pilate fait cette réponse pour s’excuser. Ensuite, Jésus-Christ le reprenant de lui avoir dit : « Êtes-vous roi ? » lui réplique : Ce sont les Juifs qui vous l’ont dit ? Pourquoi ne faites-vous pas une enquête exacte ? Les Juifs vous ont dit que je suis un méchant ; informez-vous, recherchez quel est le mal que j’ai fait. Mais vous ne le faites pas ; et vous m’exposez seulement leur accusation : « Le dites-vous de vous-même, ou d’ailleurs ? » Après quoi Pilate, ne pouvant répondre sur-le-champ aux répliques que lui fait Jésus-Christ, se borne à alléguer ce qu’a fait le peuple : « Ils vous ont livré entre mes mains », dit-il, il faut donc que je vous interroge sur ce que vous avez fait.
Que lui repartit Jésus-Christ ? « Mon royaume n’est pas de ce monde (36) ». Le Sauveur relève l’esprit de Pilate, qui n’était ni aussi méchant que les Juifs, ni semblable à eux, et il veut lui montrer qu’il n’est pas un pur homme, mais qu’il est Dieu et Fils de Dieu. Et que dit-il ? « Si mon royaume était de ce monde, mes gens auraient combattu pour m’empêcher de tomber entre les mains des Juifs ». Par cette réponse Jésus dissipe le soupçon de rébellion et de tyrannie que Pilate avait gardé jusqu’à ce moment.
Mais est-ce que le royaume de Jésus-Christ n’est pas de ce monde ? Certes, il en est. Comment alors expliquer ces paroles : « Il n’en est pas ? » Cela ne signifie pas que Jésus-Christ ne commande point en ce monde, mais qu’il a aussi son royaume dans le ciel : et ce royaume n’est point humain, mais il est beaucoup plus grand et plus brillant. Si donc ce royaume est plus grand, comment a-t-il été pris par les gens du royaume de ce monde ? C’est en se livrant lui-même volontairement a eux : mais il ne le cache point. Et que dit-il ? « Si j’étais de ce monde, mes gens auraient combattu pour m’empêcher de tomber entre les mains des Juifs ». Par où Jésus-Christ fait connaître la faiblesse du royaume terrestre, qui tire toute sa force et sa puissance de ses sujets. Mais le royaume céleste se, suffit à lui-même et n’a besoin de personne.
Les hérétiques saisissent ces paroles et s’en servent pour appuyer leur erreur : ils disent que Jésus-Christ n’a rien de commun avec le Créateur. Mais que répondront-ils à ce que l’Écriture dit de ce même Jésus-Christ : « Il est venu chez soi ? » (Jn. 1,11) Que répondront-ils à ce qu’il dit lui-même ; « Ils ne sont point du monde, comme je ne suis point » moi-même « du monde ? » (Jn. 17,14) C’est ainsi, c’est en ce sens qu’il dit que son royaume n’est point d’ici. En quoi il n’exclut pas le monde de son royaume, mais il montre, comme je l’ai dit, que son royaume n’est point humain, ni passager, ni périssable.
Que répliqua Pilate ? « Vous êtes donc roi ? Jésus lui repartit : Vous le dites, que je suis roi. C’est pour cela que je suis né (37) ». Donc s’il est né roi, il est également né avec toutes les dépendances de la royauté ; et il n’a rien qu’il ait reçu, mais il possède tout par lui-même. Lors donc que vous entendez ces paroles : « Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d’avoir la vie » (Jn. 5,26), ne les entendez d’aucune autre chose que de la génération. Entendez et expliquez de même tous les autres endroits de l’Écriture, qui sont semblables à celui-là. « Et je suis venu afin de rendre témoignage à la vérité » ; c’est-à-dire afin d’enseigner la vérité à tous les hommes, et de la leur persuader.
5. Pour vous, mes chers frères, vous qui avez entendu ce récit, vous qui voyez qu’on a lié le Seigneur, qu’on l’a mené de côté et d’autre, et traduit de tribunaux en tribunaux, ne faites aucun cas des choses présentes. Eh ! comment ne serait-il pas déraisonnable et absurde, Jésus-Christ ayant souffert pour vous tant et de si grands tourments, de ne pouvoir même pas supporter pour lui des paroles ? On crache sur son visage, et vous vous parez de riches habits, de bijoux et de pierreries. Et si tout le monde ne vous donne pas des marques de vénération et de respect, vous ne croyez pas vivre. Jésus-Christ est outragé, moqué, reçoit de honteux soufflets sur la joue ; et vous voulez qu’on vous honore toujours, et vous ne voulez point participer aux opprobres de Jésus-Christ. Vous n’écoutez pas ce que vous dit saint Paul : « Soyez mes imitateurs, comme je le suis moi-même de Jésus-Christ ». (1Cor. 10,1) Lors donc que quelqu’un vous déshonore, souvenez-vous de votre Seigneur, que les Juifs adoraient par dérision, en se jouant de lui ; qu’ils déshonoraient par leurs actions et par leurs paroles et dont ils faisaient mille railleries et mille moqueries, lorsque non seulement il ne leur rendait point la pareille, ni le mal pour le mal, mais leur donnait au contraire des témoignages de sa douceur et de sa clémence.
Imitons-le donc, ce divin Sauveur ; par là nous pourrons nous délivrer de toutes sortes d’ignominies. Car ce n’est pas celui qui injurie, mais c’est celui qui s’abat et s’afflige, qui rend l’injure sensible. Si vous n’étiez pas impatient, vous ne recevriez point d’injures. La peine que cause une injure, ne vient pas de celui qui la fait, mais de celui qui la reçoit. Pourquoi vous affligez-vous ? Si c’est injustement que cet homme vous injurie, vous ne devriez point vous fâcher, mais plutôt le prendre en compassion. Si c’est justement, vous devez à plus forte raison demeurer tranquille. Si étant pauvre, vous vous entendiez appeler riche, cette louange ne vous toucherait point, mais vous la prendriez plutôt pour une plaisanterie ; de même si celui qui vous injurie, dit des faussetés de vous, cela ne vous regarde point ; vous ne devez nullement vous en émouvoir. Que si la conscience vous fait des reproches, ne vous troublez point de ce que l’on dit de vous ; mais amendez votre vie, mais corrigez-vous réellement de vos défauts. Je dis cela au sujet des injures véritables. Si l’on vous reproche votre pauvreté et votre basse naissance, vous en devez rire. Ces sortes d’injures ne déshonorent pas celui qui les reçoit, mais celui qui les dit, comme incapable de philosopher ou de raisonner.
Mais, direz-vous, quand on tient ces discours en présence de beaucoup de personnes qui ignorent la vérité, alors la blessure devient insupportable. C’est tout le contraire, alors elle est très-supportable, lorsqu’étant environné d’un grand nombre de témoins, tous vous louent et vous applaudissent, blâment celui qui n’a su ce qu’il disait, et se rient de lui. Les personnes censées ne louent pas celui qui se venge, mais celui qui garde le silence. Si, parmi ceux qui sont présents, il ne se trouve personne de raisonnable, c’est alors surtout que vous devez braver l’injure et vous en prévaloir devant l’assemblée céleste. Là, tous vous loueront, tous vous applaudiront et vous approuveront ; or, un seul ange vaut tout l’univers. Et pourquoi parler des anges ? Le Seigneur lui-même vous louera.
Occupons-nous de ces pensées, et persuadons-nous que garder le silence, lorsqu’on nous dit une injure, ce n’est pas se faire tort, mais que c’est s’en faire véritablement un grand que de se venger. Si c’était se faire du tort que d’écouter dans le silence des mots satiriques et piquants, Jésus-Christ n’aurait pas dit : « Si quelqu’un vous a frappé sur la joue droite, présentez-lui encore l’autre ». (Mt. 5,39) Si donc ce que cet homme dit de nous est faux, ayons-en pitié, parce qu’il s’attire le supplice de ceux qui injurient (Id. 22), et se rend indigne de lire les saintes Écritures. « Car Dieu a dit au pécheur : Pourquoi prononcez-vous les paroles de mon alliance ? » (Ps. 49,17) « Et étant assis, vous parliez contre votre frère ». (Id. 21) Et si ce qu’il a dit est vrai, il est encore digne de compassion. Le pharisien disait la vérité, en parlant mal du publicain (Lc. 18,10), et il ne lui fit aucun tort : au contraire, il lui fut utile ; mais il se priva lui-même de grands biens, et son accusation lui fit faire naufrage et le perdit. Ainsi, celui qui vous injurie se blesse de toutes parts, se punit lui-même, et il ne vous fait aucun mal.
Pour vous sûrement si vous veillez, si vous êtes attentifs sur vous-mêmes, vous faites un double gain et un double profit, et parce que, par votre silence, vous vous rendez Dieu propice, et parce que vous en devenez plus modéré, et encore, parce que ce qu’on a dit de vous vous sert à vous corriger de vos défauts et à mépriser la gloire humaine. C’est pour nous un grand sujet d’affliction et de douleur de voir que la plupart des hommes recherchent avidement la gloire et la renommée. Si nous voulons philosopher, nous comprendrons aisément et parfaitement que les choses humaines ne sont qu’une ombre, et n’ont rien de réel. Apprenons-le donc, et faisant un examen exact de nos vices et de nos défauts, corrigeons-les peu à peu ; ce mois, celui-là, le mois suivant, cet autre, et de même proposons-nous d’en corriger un troisième le mois d’après. De cette sorte, nous élevant comme par degrés, nous arriverons au ciel par l’échelle de Jacob. Car il me semble que cette échelle que Jacob vit en songe (Gen. 28,12), marque le progrès dans la vertu, ce progrès qui nous élève de la terre au ciel, non par des degrés sensibles, mais par la correction et la réformation des mœurs et par l’accroissement de la vertu. Entreprenons donc ce voyage, travaillons à monter par cette échelle, afin qu’étant arrivés au ciel, nous y jouissions de toutes sortes de biens, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXXIV.[modifier]


C’EST POUR CELA QUE JE SUIS NÉ, ET QUE JE SUIS VENU DANS LE MONDE, AFIN DE RENDRE TÉMOIGNAGE A LA VÉRITÉ : QUICONQUE APPARTIENT A LA VÉRITÉ, ÉCOUTE MA VOIX. (VERS. 37, JUSQU’AU VERS. 15 DU CHAP. XIX)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Jésus-Christ nous enseigne la patience. – Pilate cherche d’abord à délivrer Jésus.
  • 2. La peur se saisit de Pilate et lui fait prononcer une sentence injuste.
  • 3. Avoir toujours présente la passion de Jésus-Christ, la méditer continuellement. – Elle sera un souverain remède à toutes nos afflictions et à tous nos maux. – Jésus-Christ a souffert, afin que nous marchions sur ses pas. – Imiter sa douceur, et celle des apôtres, pour attirer à la pénitence ceux qui nous ont offensés. – La colère et le mensonge viennent du diable. – Nous sommes inutilement venus au monde et pour notre perte, si nous n’y pratiquons pas la vertu. – La foi seule et destituée des œuvres ne fait point entrer dans le ciel, elle attire une plus grande condamnation. – Philosophie, vertu des gentils supérieure à celle des chrétiens : grand sujet de honte et de condamnation. – On peut mourir tous les jours, se tenir prêt : faire ici les provisions nécessaires pour ce voyage : là-haut on n’en trouve point.


1. La patience est une vertu admirable, qui délivre l’âme des flots de cette mer orageuse et des malins esprits. Pendant toute sa vie Jésus-Christ nous l’a enseignée, et il nous l’enseigne surtout maintenant qu’on le traîne devant les juges et qu’on le traduit de tribunaux en tribunaux. Il est mené chez Anne, où il répond avec une grande douceur, et au serviteur qui l’a frappé, il fait une réponse capable de réprimer tout faste et tout orgueil. De là on le conduit chez Caïphe, ensuite chez Pilate ; il y passe toute la nuit et ne cesse de faire paraître une extrême douceur. Lorsque les Juifs l’accusaient d’être un méchant, ce qu’ils ne pouvaient point prouver, il resta silencieux. Mais lorsque Pilate l’interrogea sur son royaume, alors il lui répondit, et en l’instruisant, il l’éleva à la plus haute et à la plus sublime théologie.
Mais pourquoi Pilate n’examine-t-il pas cette affaire en présence des accusateurs, et pourquoi entre-t-il dans le prétoire ? Parce qu’il avait une grande estime et une haute opinion de Jésus, et qu’il voulait, loin des clameurs des Juifs, s’informer exactement de tout. Ensuite, lorsqu’il eut dit à Jésus : Qu’avez-vous fait ? Jésus-Christ, à la vérité, ne lui répondit point sur cette question, mais il l’instruisit de ce qu’il tenait le plus à savoir, de son royaume ; c’est sur quoi il lui a répondu par ces paroles : « Mon royaume n’est point de ce monde », c’est-à-dire, véritablement je suis roi, mais non pas tel que vous le soupçonnez ; mon royaume est infiniment plus glorieux. Par là et par ce qui suit, le divin Sauveur déclare qu’il n’a fait aucun mal. Car celui qui dit : « Je suis né pour cela, et je suis venu pour rendre témoignage à la vérité », déclare qu’il n’a fait aucun mal.
Ensuite, quand Jésus dit : « Quiconque appartient à la vérité, écoute ma voix », il attire Pilate et l’engage à écouter attentivement ce qu’il lui dit ; si quelqu’un, dit-il, est vrai, désire, aime la vérité, sûrement il m’écoutera. De cette manière, et avec ce peu de paroles, il l’attire et l’engage à lui dire : « Qu’est-ce que la vérité (38) ? » Mais cependant Pilate poursuit l’affaire qui le presse, car il vit bien que la question qu’il venait d’entamer demandait du temps, et il voulait délivrer Jésus de la fureur des Juifs. C’est pour cela qu’il sortit du palais ; et que dit-il ? « Je ne trouve aucun crime en cet homme ». Mais remarquez avec quelle prudence il parle. Il n’a point dit : puisqu’il est coupable et digne de mort, accordez-lui sa grâce en faveur de la fête ; mais d’abord il le purge de tout crime et le montre innocent ; et alors, par surcroît, il prie, il demande que s’ils ne le veulent pas renvoyer comme innocent, ils l’accordent du moins comme criminel à la fête qui le réclame ; c’est pourquoi il dit : « Comme c’est la coutume que je vous délivre un criminel à la fête de Pâques (39) » ; et après, comme suppliant pour lui, il ajoute : « Voulez-vous donc que je vous délivre le roi des Juifs ? alors ils se mirent à crier tous ensemble : « Nous ne voulons point celui-ci, mais Barabbas (40) ? » O sentiments, ô cœurs exécrables ! Ils délivrent ceux qui leur sont semblables par la dépravation et la corruption de leurs mœurs, ils délivrent les criminels, et ils demandent la mort de l’innocent, car depuis longtemps c’était là leur coutume.
Mais vous, mon cher frère, considérez la bonté du Seigneur. « Pilate le fit fouetter (1) », peut-être pour apaiser la fureur des Juifs et le délivrer ensuite. Comme effectivement partout ce qu’il avait fait jusqu’alors il n’avait pu le délivrer, il le fit fouetter, pour les toucher et arrêter le mal, et il permit tout le reste, savoir, que les soldats le revêtissent d’un manteau d’écarlate, et lui missent sur la tête une couronne d’épines (2, 3), pour calmer-1eur colère. Il le leur mena dehors, afin que, le voyant traité si outrageusement et si ignominieusement, ils répandissent toute leur bile et apaisassent leur fureur. Et comment les soldats se seraient-ils portés à tous ces excès et auraient-ils osé commettre toutes ces insolences, si le préteur ne lé leur avait ordonné pour complaire aux Juifs ? Que s’ils furent d’abord sans son ordre prendre Jésus de nuit, ce fut par complaisance pour les Juifs, et parce que l’argent qu’ils leur avaient donné était capable de leur faire tout entreprendre. Cependant lorsqu’on lui faisait tant et de si grands outrages, Jésus restait dans le silence, de même que lorsqu’on l’interrogeait et qu’il ne répondit rien.
Ne vous contentez pas, mes chers frères, d’écouter le triste récit de cette horrible tragédie ; mais ayez toujours présent à l’esprit tout ce qui s’y passa : et voyant le roi du monde et des anges, dont des soldats se moquent, et en actions et en paroles, souffrir tout sans se plaindre, sans dire un seul mot, sachez-le prendre pour modèle. Car lorsque Pilate eut dit : Voilà le roi des Juifs ! les soldats le revêtirent, par dérision, d’un manteau d’écarlate. Pilate, ensuite, l’amenant dehors, dit aux Juifs : « Je ne trouve en lui aucun crime (4) ». Jésus parut donc devant eux avec cette couronne sur la tête, et ce spectacle ne fut point capable d’apaiser leur colère, mais ils se mirent à crier:« Crucifiez-le ! crucifiez-le ! (6) » Voyant donc que tout ce qu’il faisait pour délivrer Jésus était inutile, Pilate dit : « Prenez-le vous-mêmes, et le crucifiez ». D’où il est visible que c’était uniquement pour céder à leur fureur qu’il avait permis tout ce qu’on avait fait auparavant : pour moi, dit-il : « Je ne trouve en lui aucun crime ».
2. Remarquez, mes frères, en combien de manières le juge justifie Jésus-Christ, et comme il s’attache à repousser les fausses accusations des Juifs ; mais rien ne put apaiser ces chiens furieux. Car, quand il leur dit : Prenez-le vous-mêmes et le crucifiez, c’est pour dégager sa responsabilité, et pour les pousser à faire ce qui ne leur était point permis. Ils menèrent donc Jésus au gouverneur, afin qu’après qu’il l’aurait jugé, ils le pussent crucifier : mais il arriva au contraire que, par la sentence du juge, il se trouva complètement absous. Sur quoi, se voyant couverts de honte, ils dirent : « Nous avons une loi, et, selon notre loi, il doit mourir, parce qu’il s’est fait Fils de Dieu (7) ». Pourquoi donc, le juge vous ayant dit : « Prenez-le vous-mêmes, et le jugez selon votre loi », avez-vous répondu : Il ne « nous est pas permis de faire mourir personne ? » (Jn. 18,31) ; et maintenant, vous vous appuyez de votre loi, et vous prétendez que selon votre loi il doit mourir ?
Mais considérez leur accusation : « Il s’est fait Fils de Dieu ». Dites-moi, je vous prie Est-ce là un sujet d’accusation ? est-ce un crime que celui qui fait les œuvres du Fils de Dieu se dise Fils de Dieu ? Que fait donc Jésus-Christ ? Comme ils parlaient ensemble de ce chef d’accusation, il gardait le silence, accomplissant cette parole du prophète : « Il n’ouvrira point la bouche, à cause de l’abaissement et de la douleur où il sera[79] ». (Is. 53,70) Pilate donc, sur cette accusation « de s’être fait Fils de Dieu (8) », eut peur que ce qu’on disait ne fût vrai, et qu’il ne parût lui-même mal faire s’il le délivrait. Mais les Juifs, à qui les œuvres et les paroles de Jésus manifestaient la vérité, n’ont point d’horreur de leurs accusations et dé leurs poursuites ; et ils font mourir Jésus pour la même raison qui aurait dû les déterminer à l’adorer. Pilate ne lui demande donc plus : « Qu’avez-vous fait ? » Mais, saisi de crainte et de peur, il prend l’enquête de plus haut, et dit : « Êtes-vous le Christ (9) ? » Mais Jésus ne lui fait aucune réponse, parce que, ayant déjà entendu sa réplique à la même question : « C’est pour cela que je suis né et que je suis venu » ; et : « Mon royaume n’est point d’ici » : Pilate, au lieu de s’opposer alors à la fureur des Juifs et de la réprimer, au lieu de le délivrer et le renvoyer absous, avait suivi l’élan donné par eux.
Les Juifs, se voyant réfutés, et toutes leurs accusations repoussées par de fortes raisons, ont recours à un autre artifice, et accusent Jésus d’un crime public[80]. « Quiconque se fait roi », disent-ils, « se déclare contre César ». Il fallait donc alors exactement et rigoureusement informer sur une accusation si grave et si importante ; il fallait examiner si véritablement Jésus aspirait à la tyrannie, s’il cherchait à détrôner César. Mais le juge ne fait aucune recherche ni information, voilà pourquoi Jésus ne lui répondit point, sachant que ses questions n’étaient point sérieuses. De plus, ses œuvres lui ayant rendu un témoignage suffisant, il ne voulait pas repousser leurs accusations, ni se justifier par des paroles, pour faire connaître à tout le monde qu’il s’était volontairement livré à la mort.
Comme Jésus gardait le silence, « Pilate lui dit : Ne savez-vous pas que j’ai le pouvoir de vous faire attacher à une croix (10) ? » Ne voyez-vous pas, mes frères, comment ce juge se condamne lui-même par ses paroles ? Car on pouvait lui objecter : Si vous avez ce pouvoir absolu, pourquoi, ne trouvant aucun crime en cet homme, ne le renvoyez-vous pas absous ? Lors donc qu’il eut prononcé sa sentence contre Jésus, alors lé Sauveur lui dit : « Celui qui m’a livré à vous est coupable d’un plus grand péché (11) », lui montrant par là qu’il était aussi lui-même coupable de péché. Ensuite, pour rabattre son faste et sa fierté, il ajoute, : « Vous n’auriez aucun pouvoir, s’il ne vous avait été donné » ; par où le Seigneur déclare que ce n’est point par hasard, ni selon l’usage commun que cela s’est fait, mais qu’il y a là-dedans un mystère caché. Et de peur qu’entendant ces paroles : « S’il ne vous avait été donné », il ne se crût exempt de tout crime, Jésus-Christ ajoute : « Celui qui m’a livré à vous est coupable d’un plus grand péché ».
Mais si ce pouvoir lui avait été donné, ni lui, ni les Juifs, n’étaient coupables. C’est là parler en vain, car le mot : « donné », est mis ici pour permis ; c’est comme si le Sauveur eût dit : Dieu a permis que cela arrivât. Mais vous n’êtes pas pour cela exempt de péché. Jésus-Christ effraya Pilate par ces paroles, et se justifia clairement et pleinement. C’est pourquoi le juge cherchait un moyen de le délivrer, mais les Juifs crièrent, encore : « Si vous délivrez cet homme, vous n’êtes point ami de César (12) ». Comme il ne leur avait servi de rien d’imputer à Jésus des crimes contre la loi, ils se tournèrent perfidement du côté des lois publiques, disant : « Quiconque se fait roi, se déclare contre César ». Et en quoi Jésus vous a-t-il paru être un usurpateur ? Par quoi pouvez-vous le prouver ? Est-ce par la pourpre, par le diadème, par le manteau, par ce qu’ont fait les soldats ? Ne marchait-il pas toujours seul avec ses douze disciples, n’usait-il pas dans sa nourriture, dans ses vêtements, dans son logement, de tout ce qu’il y a de plus commun et de plus vil ? Mais, ô impudence, ô crainte bien mal placée ! En effet, Pilate, craignant le péril auquel il s’exposerait en négligeant une accusation si importante, sortit véritablement du prétoire, comme pour l’examiner ; car c’est ce que marque l’évangéliste, et disant : « Il s’assit », mais il n’en fit rien, et, sans autre information ni examen, il livra Jésus aux Juifs s’imaginant qu’il les fléchirait par cette conduite. Que ce fût là sa pensée et son intention ;.vous vous en convaincrez si vous écoutez ce qu’il dit : « Voilà votre roi (14) ». Les Juifs ayant crié : « Crucifiez-le », il ajouta encore : « Crucifierai-je votre roi (15) ? » Mais les princes des prêtres se mirent à crier : « Nous n’avons point d’autre roi que César ». Par où l’on voit qu’ils se livrent eux-mêmes volontairement à la vengeance divine. C’est pourquoi Dieu les abandonna lorsqu’ils s’étaient eux-mêmes soustraits les premiers à sa providence et à sa protection ; et les laissa se conduire à leur sens, et se précipiter à leur ruine, lorsque, tout d’une voix et d’un commun accord, ils l’eurent refusé pour leur roi.
Et certes, ce que venait de dire Pilate aurait dû étouffer toute leur colère : mais ils craignirent que si Jésus-Christ était renvoyé, il n’assemblât de nouveau le peuple, et ils n’épargnaient rien pour l’empêcher. L’amour du pouvoir est une dangereuse passion, et si dangereuse, qu’elle perd l’âme : et c’est cette passion qui a détourné les Juifs d’écouter Jésus-Christ. Pilate veut délivrer Jésus, mais où il devait agir par autorité, il n’emploie que des paroles ; de leur côté, les Juifs pressent et crient. « Crucifiez-le ». Et pourquoi s’acharnent-ils si âprement à poursuivre sa mort ? Parce que mourir sur une croix, c’était mourir d’une mort ignominieuse. Craignant donc qu’on ne conservât dans la suite la mémoire de Jésus, ils s’attachent à lui faire infliger ce honteux, cet infâme supplice, ne sachant point que la vérité franchit tous les obstacles qu’on lui oppose et ; s’élève au-dessus. Pour vous convaincre que c’est là ce qu’ils, pensaient et ce qu’ils craignaient, écoutez ce qu’ils disent : « Nous avons entendu dire à ce séducteur : Dans trois jours je ressusciterai ». (Mt. 27,63) Voilà pourquoi ils confondaient, ils renversaient tout afin de le diffamer, de noircir et d’éteindre sa mémoire à perpétuité. Voilà pourquoi, ils ne cessaient point de crier « Crucifiez-le » ; c’est-à-dire, la grossière populace que les princes des prêtres avaient gagnée et corrompue.
3. Mais nous, mes frères, ne nous contentons pas de lire l’histoire de la passion du Sauveur ; portons-la continuellement dans notre esprit et dans notre cœur ; ayons toujours présents à nos yeux la couronne d’épines, le manteau, le roseau, les soufflets, les coups qu’on lui a portés aux yeux, les crachats, les dérisions, les moqueries. La fréquente méditation de ces ignominies apaisera toute notre colère. Si l’on se moque de nous, si l’on nous maltraite injustement, disons alors : « Le serviteur n’est pas plus grand que le maître ». (Jn. 15,20) Et rappelons-nous les paroles des Juifs, lorsque ces furieux disaient à notre divin Maître : « Vous êtes possédé du démon », et : « Vous êtes un samaritain » (Jn. 8,48) ; et encore : « Cet homme chasse les démons par Belzébuth ». Si Jésus-Christ a souffert toutes ces choses, c’est afin que nous suivions ses pas (1Pi. 2,21) et que nous supportions avec fermeté les mots piquants et les railleries qui ont coutume de nous émouvoir et d’allumer le plus notre colère. Et non seulement notre divin Sauveur a souffert tous ces outrages, mais encore il a fait tout ce qu’il a pu, pour délivrer du supplice qui leur était préparé, ceux qui s’étaient rendus si coupables, car il a envoyé les apôtres pour leur salut. Voilà pourquoi vous entendez les apôtres dire ces peuples : « Nous savons que vous avez agi par ignorance » (Act. 3,17) ; et par ces ménagements et cette douceur, ils les engagent à faire pénitence.
Imitons ces exemples, mes frères ; rien n’est plus propre à apaiser la colère de Dieu que d’aimer nos ennemis et de faire du bien à, ceux qui non font du mal. Lorsque quelqu’un vous a causé du chagrin, ce n’est pas sur lui que vous devez porter vos regards, mais sur le démon, qui l’a ému et excité. Répandez toute votre colère sur le démon et ayez pitié de celui qu’il égare. Si le mensonge vient du diable, à plus forte raison est-ce aussi par son influence qu’on se met en colère sans sujet ; lorsque quelqu’un vous raille, pensez que c’est le diable qui l’animé ; ces sortes de paroles ne peuvent sortir de la bouche d’un chrétien. Un chrétien, à qui il est ordonné de pleurer et qui a entendu ces paroles : « Malheur à vous qui riez » (Lc. 6,25), s’il raille, s’il profère des outrages, s’il se met en colère, sûrement il ne mérite pas nos reprochés, mais il est digne de nos larmes. Jésus-Christ lui-même s’est troublé en pensant à Judas.
Méditons donc toutes ces choses, mes chers frères, mais méditons-les en les mettant en pratique. Si nous ne les pratiquons pas, nous sommes vainement et inutilement venus en ce monde, ou plutôt nous y sommes venus pour notre, perte. La foi toute seule ne nous peut pas faire entrer dans le ciel, mais elle ne servira même qu’à attirer une plus grande et plus rigoureuse condamnation à ceux qui vivent mal. « Car le serviteur qui aura su la volonté de son maître et n’aura pas fait ce qu’il désirait de lui, sera battu rudement » (Lc. 13,47) ; et encore : « Si je n’étais point venu et que je ne leur eusse point parlé, ils n’auraient point le péché » (Jn. 15,22) qu’ils ont.
Quelle excuse aurons-nous donc, nous qui étant élevés dans le palais du roi, qui ayant le bonheur d’entrer dans son sanctuaire et de participer aux saints mystères, sommes pires que les gentils, qui n’ont reçu aucun de ces avantages ? Si les gentils par vaine gloire ont montré tant de philosophie, à combien plus forte raison est-il juste que nous nous exercions à toutes sortes de vertus, uniquement parce que cela est agréable à Dieu. Nous, nous ne méprisons même pas les richesses, mais eux, ils sont allés souvent jusqu’à mépriser leur vie ; dans la guerre, ils ont sacrifié leurs enfants à la folie des démons (2R. 3,27) ; et pour les démons, ils ont méprisé leur propre nature. Nous, au contraire, pour Jésus-Christ, nous ne méprisons pas même l’argent ; pour plaire à Dieu, nous n’apaisons pas notre colère ; au contraire, nous nous y abandonnons, et nous ne différons en rien de ceux qui ont la fièvre. De même que ceux qui sont attaqués de cette maladie, sont tout bouillants et pleins de feu ; nous aussi, comme si un feu violent nous dévorait, nous ne mettons jamais de fin à notre cupidité, nous attisons nous-mêmes le feu de notre colère et de notre avarice.
C’est pourquoi je rougis et je suis interdit, lorsque je vois que, parmi les gentils, il y a des gens qui méprisent les richesses, et que parmi nous, tous en sont épris jusqu’au délire. Et s’il se trouve quelqu’un parmi vous qui les méprise, il est possédé d’autres vices de la colère ou de l’envie ; c’est une chose très rare et très-difficile de trouver une véritable philosophie, une vertu bien épurée. Voici quelle en est la cause : nous ne nous attachons pas à chercher des remèdes dans les saintes Écritures, nous ne les lisons pas avec un esprit de componction, avec douleur, avec gémissement ; nous les lisons en passant et par manière d’acquit ; nous les lisons, si par hasard il nous reste un moment de loisir. C’est pourquoi un torrent d’affaires inondant tout, emporte le peu de fruit que nous avons ou recueillir. Si celui qui a reçu une blessure, et y applique des remèdes, ne bande point sa plaie avec soin ; si, laissant tomber l’appareil, il expose sa blessure à l’eau, à la poussière, au feu, et à une infinité d’autres influences délétères, sûrement il ne la guérira point ; et cela, non par l’impuissance du remède, mais par sa pure négligence. Voilà ce qui nous arrive aussi, lorsque, ne donnant que peu de temps, et qu’une légère attention aux divins oracles, nous nous livrons entièrement aux choses de ce monde. Ce sont en effet les sollicitudes de ce siècle qui étouffent la semence, et qui sont cause que nous ne recueillons aucun fruit de notre lecture.
De crainte donc qu’il ne nous arrive un semblable malheur, ne lisons pas légèrement les saintes Écritures. Levons les yeux au ciel, et abaissons-les ensuite, pour regarder les sépulcres et les tombeaux des morts. Un même sort nous attend, nous mourrons comme eux et peut-être avant le soir. Préparons-nous donc à ce voyage, nous avons besoin de grandes provisions ; dans ce pays-là il y a de grands feux, de grandes chaleurs, une vaste solitude ; nous n’y trouverons ni hôtellerie, ni marché, il faut tout apporter d’ici. Écoutez ce que disent les vierges sages : « Allez à ceux qui vendent » (Mt. 25,9), et les vierges folles y ayant été, ne trouvent rien. Écoutez ce que dit Abraham : « Il y a pour jamais un grand abîme entre nous et vous ». (Lc. 16,26) Écoutez ce qu’Ézéchiel raconte de ce jour : « Noé, Job, et Daniel ne délivreront ni leurs fils, ni leurs filles[81] ». (Ez. 14,14) Mais à Dieu ne plaise que nous nous entendions dire de semblables paroles ! fasse plutôt le ciel, qu’ayant fait les provisions nécessaires pour la vie éternelle, nous comparaissions sans crainte devant Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent, ainsi qu’au Père et au Saint-Esprit, la gloire ; l’empire, l’honneur, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXXV.[modifier]


ALORS DONC PILATE LE LEUR ABANDONNA POUR ÊTRE. CRUCIFIÉ. – AINSI ILS PRIRENT JÉSUS, ET L’EMMENÈRENT. – ET PORTANT SA CROIX, IL VINT AU LIEU APPELÉ DU CALVAIRE, QUI SE NOMME EN HÉBREU GOLGOTHA : OU ILS LE CRUCIFIÈRENT. (VERS. 16, 17, 18, JUSQU’AU VERS. 9 DU CHAP. XIX)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Jésus est crucifié entre deux voleurs. – À quoi devait servir l’inscription de la croix de Jésus-Christ.
  • 2. Tunique de Jésus-Christ sans couture. – Pourquoi Jésus-Christ recommande sa mère à son disciple.
  • 3. La mort de Jésus-Christ n’est point une honte, mais une gloire.
  • 4. Ardent amour de Marie-Madeleine.
  • 5. Saint Chrysostome condamne le faste et la pompe des funérailles et la dépense qu’on y fait. – Description de ces sortes d’excès. – On expose les morts à demeurer nus sur la terre et sans sépulture. – Ne point mêler les choses saintes avec les choses profanes. – Ceux qui ont répandu de riches parfums sur le corps de Jésus-Christ n’avaient point encore de connaissance de la résurrection. – Jésus-Christ n’a point dit : Vous ne m’avez point enseveli, mais : Vous ne m’avez point donné à manger, etc. Rendre aux morts les derniers devoirs, et prescrire le faste et les dépenses superflues. – Faux et vrais témoignages de compassion pour les morts : les aumônes leur sont utiles et profitables. – Le superflu défendu aux vivants, à plus forte raison à l’égard des morts. – Dans le deuil et dans les funérailles, se conduire par la raison, c’est ce qui attire des louanges et des couronnes. —- Vertu, puissance de Jésus-Christ crucifié, d’avoir persuadé à ceux qui meurent que la mort n’est point une mort. – Troupe de pleureuses aux enterrements. – Ensevelir les morts de manière que cela tourne à la gloire de Dieu : répandre pour eux de grandes aumônes. – Mettre Jésus-Christ au nombre de ses héritiers, c’est se faire à soi et à eux une grande protection. – Une âme qui sort de ce monde nue et destituée de la vertu, est plus déshonorée que le corps qu’on a laissé sans sépulture et qu’on a jeté par terre.


1. La prospérité perd et égare facilement ceux qui ne sont pas vigilants et attentifs sur eux-mêmes ; ainsi les Juifs, sur qui Dieu régnait (1Sa. 8,7), voulurent se gouverner selon les mœurs et les coutumes des gentils ; et, après avoir mangé la manne dans le désert, se souvenant encore des oignons de l’Égypte, ils les regrettaient ; de même maintenant ils refusent Jésus-Christ pour leur roi, et ils demandent César avec instance et à grands cris. C’est pourquoi le Seigneur leur donna un roi selon leurs désirs. Pilate ayant entendu leur demande et leurs cris, leur abandonna Jésus pour être crucifié, mais par la plus grande injustice qui fût jamais. Il devait s’informer si Jésus avait aspiré à la royauté ; la terreur toute seule lui fait prononcer sa sentence, lors même que Jésus-Christ, pour l’en empêcher, l’avait prévenu en lui déclarant que « son royaume n’était pas de ce monde ». Ce juge se livre entièrement aux choses présentes et sa philosophie n’allant pas plus loin ; il ne pense, il ne voit rien au-dessus ; cependant le songe de sa femme aurait dû l’épouvanter. (Mt. 27,19) Mais rien de tout cela ne put le changer ; il ne leva point les yeux au ciel, et il abandonna Jésus.
Les Juifs voyant donc Jésus condamné le chargèrent de la croix ; ayant ce bois en abomination, ils ne voulurent même pas y toucher. Mais ce que nous voyons aujourd’hui, une figure l’avait prédit et annoncé ; Isaac avait porté le bois pour son sacrifice. (Gen. 22,6) Ce sacrifice alors n’a eu son accomplissement que dans la volonté du Père, parce qu’il était seulement la figure de ce qui devait arriver ; mais aujourd’hui la chose s’accomplit, comme la réalisation de la figure. « Et il vint au lieu appelé du calvaire ». Quelques-uns disent que c’est là qu’Adam est mort et repose, et que Jésus-Christ a élevé un trophée sur le lieu même où la mort a régné et exercé son empire ; car Jésus portait sa croix en trophée contre la tyrannie de la mort. De même que les vainqueurs portent les marques de leur victoire, ainsi le Sauveur portait sur ses épaules le symbole de son triomphe. Et qu’importe à la vérité que ce soit dans d’autres vues que les Juifs aient chargé Jésus-Christ de la croix ? cela n’y change rien.
Ils le crucifièrent avec deux voleurs ; accomplissant malgré eux la prophétie, car ce que faisaient les Juifs pour couvrir Jésus d’ignominie, servait à montrer la vérité et à vous faire mieux connaître et sa force et sa vertu. En effet, longtemps auparavant le prophète avait prédit ces choses : « Il a été mis », dit-il, « au nombre des scélérats ». (Is. 53,12) Le démon a donc voulu obscurcir le triomphe du Sauveur, mais il ne l’a pu ; des trois qui ont été crucifiés en même temps, Jésus seul a brillé, pour vous apprendre que c’est sa vertu qui a tout fait. Trois on été crucifiés, il s’est fait des miracles, mais nul de ces miracles n’a été attribué à d’autre qu’à Jésus ; tant étaient faibles les embûches et les artifices du diable, qui se sont entièrement tournés à sa honte et à sa confusion ; puisqu’un de ceux mêmes qui ont été crucifiés avec Jésus-Christ a obtenu le salut ! Donc, non seulement le crucifiement de ces voleurs n’a point terni la gloire de Jésus crucifié avec eux, mais au contraire il n’a pas peu contribué à la relever. Il n’était ni moins grand ni moins admirable de convertir un voleur, étant attaché sur une croix, et de le faire entrer dans le paradis, que de faire trembler le sol et de briser les pierres.
« Pilate fit une inscription (19) ». Il la fit tant pour punir les Juifs, que pour justifier Jésus-Christ. Les Juifs l’avaient livré entre ses mains comme un méchant, et s’étaient efforcés de faire prévaloir cette idée, en mettant Jésus-Christ dans la compagnie de ces voleurs. De peur que personne ne pût faire à Jésus ce reproche, et le traiter comme un méchant et un scélérat, Pilate par cette inscription leur ferma la bouche, ainsi qu’à tous ceux qui voudraient mal parler de lui ; et pour montrer qu’ils s’étaient soulevés contre leur propre roi, il fit écrire des paroles sur la croix comme sur un trophée, et des paroles qui se faisaient clairement entendre, qui publiaient hautement sa victoire et sa royauté, quoiqu’elles ne la fissent pas connaître tout entière. Au reste, cette inscription, Pilate ne la fit pas mettre en une, mais en trois différentes langues ; parce que, ne doutant point que la fête de Pâques n’eût attiré à Jérusalem des gens de toutes les nations, il voulut que personne n’ignorât cette justification ; et pour cela il flétrit la fureur des Juifs dans toutes les langues. Car les Juifs portaient encore envie à Jésus-Christ, après même qu’ils l’eurent fait crucifier.
Mais, ô Juifs, en quoi cette inscription pouvait-elle vous blesser ou vous nuire ? En rien. Si Jésus était mortel, faible, impuissant, et si la mort devait l’anéantir, pourquoi craigniez-vous une inscription portant qu’il était roi des Juifs ? Mais que disent-ils à Pilate ? « Ne mettez pas dans l’inscription : roi des Juifs, mais qu’il s’est dit roi des Juifs (21) ». Maintenant tout le monde pense et croit communément qu’il est roi des Juifs, mais ajoutez « Il s’est dit », ce sera l’accuser d’effronterie et d’insolence : et néanmoins Pilate ne changea point, mais il demeura ferme. Cette dispensation providentielle eut un effet d’une importance incomparable. Le bois de la croix fut caché dans la terre, et personne alors ne songeait à l’en tirer, soit par crainte, soit parce que les fidèles étaient occupés à d’autres affaires pressantes : cependant on devait un jour chercher cette croix, et les trois croix devaient être vraisemblablement enterrées ensemble ; de peur donc qu’on ne fût dans le doute et qu’on ne s’y méprît, la croix du Seigneur a été reconnue, premièrement, parce qu’elle était au milieu ; en second lieu, grâce à l’inscription, les croix des voleurs n’en ayant point.
Les soldats se partagèrent les vêtements, mais non pas la tunique. Remarquez encore ici, mes frères, que la méchanceté des Juifs et des soldats sert partout à l’accomplissement des prophéties. Ce qui se passe ici avait été prédit longtemps auparavant : d’ailleurs ils étaient trois crucifiés, mais les prédictions trouvent leur accomplissement en Jésus-Christ seul. Et, en effet, pourquoi les soldats et les Juifs ont-ils fait à Jésus-Christ, uniquement, ce qu’ils n’ont point fait aux autres ? Pour vous, mes frères, je vous prie de considérer l’exactitude de la prophétie. Le prophète ne dit pas seulement ce qu’ils ont divisé, mais encore ce qu’ils n’ont point divisé : ils ont divisé les vêtements, ils n’ont point divisé la tunique, mais ils l’ont jetée au sort.
2. Ce n’est pas sans raison qu’il est marqué que la tunique « était d’un seul tissu depuis le haut jusqu’en bas (23) ». Les uns disent que c’est une allégorie, parce que ce crucifié n’était pas purement homme, mais qu’il était Dieu avant de s’être revêtu de l’humanité d’autres, que l’évangéliste décrit la forme de cette robe, et que, comme il était d’usage dans la Palestine ; de composer les tuniques de deux pièces jointes ensemble, saint Jean voulant marquer que celle de Jésus-Christ était le même, dit : « Elle, était, d’un seul tissu depuis le haut jusqu’en, bas ». Pour moi ; il me semble que l’évangéliste fait cette remarque pour faire connaître que les vêtements de Jésus-Christ étaient de fort bas prix ; et que, comme il recherchait en toutes choses ce qu’il y avait de plus commun et de plus vil, il en usait de même pour ses vêtements.
Voilà ce que firent les soldats (24). Mais Jésus-Christ, crucifié recommande sa mère à son disciple, pour nous apprendre que, jusqu’au dernier soupir, nous devons avoir un grand soin de notre père et de notre mère. Lorsque sa mère vint à contre-temps demander un miracle ; Jésus lui répondit : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » (Jn. 2,3) Et : « Qui est ma mère ? » (Mt. 3,48) Mais maintenant il lui témoigne un grand amour et il la recommande au disciple qu’il aimait. Saint Jean cache encore ici son nom par modestie : s’il eut voulu se glorifier, il aurait dit la raison pour laquelle il était aimé, raison qui ne pouvait être que grande et admirable. Pourquoi Jésus-Christ ne dit-il que cette seule parole à Jean et ne le console-t-il pas, le voyant si triste et si affligé ? Parce que ce n’était point là le temps défilé consoler. Et de plus, ce n’était pas peu de, chose que l’honneur qu’il recevait, d’être dès lors récompense de sa persévérance.
Mais vous, mes, chers frères, considérez ce divin crucifié, voyez gomment il fait toutes choses sans se troubler, voyez avec quelle tranquillité il parle à son disciple de sa mère, il accomplit les prophéties, il donne de bonnes espérances au larron, quoique, avant d’être attaché à la croix, il parût suer, tomber en agonie, craindre. Qu’est-ce, donc que ceci, quel est ce prodige. Nul doute, nulle incertitude avant le crucifiement, l’infirmité de la nature s’est montrée, maintenant éclate la grandeur de sa puissance. Ajoutons que, par ces deux choses, par sa faiblesse et par sa puissance, il nous apprend qu’encore que nous, nous troublions avant que le mal arrive, il ne faut pas pour cela reculer et fuir, et que, lorsqu’une fois entrés dans la carrière, nous sommes en plein combat, alors il faut tout regarder comme aisé et facile, et ne penser qu’à la victoire.
Ne craignons donc point la mort ; l’amour de la vie est né avec nous, il est fortement attaché à notre nature, mais il est en notre pouvoir, ou de rompre cette chaîne et d’affaiblir ce désir, ou de serrer ce lien et de rendre cet amour plus fort et plus violent. Nous portons en nous la concupiscence de la chair, mais si noms sommes sages, nous savons en réprimer la tyrannie ; il en est de même du désir de la vie. Comme la concupiscence charnelle a été mise, en nous pour la conservation de notre espèce, parce que Dieu a établi la propagation sans nous empêcher néanmoins de suivre une voie plus élevée et plus excellente, celle de la continence ; de même, il a mis en nous l’amour de la vie, nous défendant de nous tuer nous-mêmes, et ne nous défendant pourtant, pas de mépriser la vie présente. Cette connaissance, mes frères, 'doit régler notre conduite ; nous ne devons pas volontairement nous précipiter à la mort, encore que nous soyons accablés de mille maux ; et aussi nous ne durons point la craindre ni la refuser, lors ; qu’il plaît à Dieu de nous ôter la vie pour des raisons qui lui sont connues. Il faut alors marcher au-devant de la mort avec confiance, et préférer la vie future à la vie présente.
« Cependant des femmes se tenaient auprès de la croix:(25) ». Le sexe le plus faible se montra le plus fort ; ainsi alors tout était renversé. Mais Jésus, recommandant sa mère, dit : « Voilà votre fils (26) ». Oh ! quel honneur ne fait-il pas à son disciple ? Comme il s’en allait, il charge son disciple du soin de sa mère. Comme il n’y avait nul doute qu’étant mère, elle était accablée de douleur, et qu’elle avait besoin de secours et de protection ; comme ; de juste, ce divin Fils la recommande à son disciple, en disant : « Voilà votre mère (27) ». Par là, il les unit et les lie d’un amour tendre et mutuel ; le disciple le comprenant bien, prit Marie chez lui, et la regarda comme sa mère.
Mais pourquoi le Sauveur ne fit-il mention d’aucune autre femme, quoiqu’il y en eût encore auprès de sa croix ? Pour nous apprendre à avoir un soin particulier de nos mères. Comme nous ne devons même pas connaître nos pères et nos mères, lorsqu’ils nous nuisent dans les choses spirituelles, et nous empêchent d’avancer dans la vertu ; de même, lorsqu’ils n’y mettent aucun obstacle, il faut leur rendre tous nos devoirs et les préférer à toute autre personne, parce qu’ils nous ont donné la vie, qu’ils nous ont élevés, et qu’ils ont souffert pour nous bien des peines et des incommodités. Par ce soin et cette recommandation, Jésus-Christ réprime l’impudence de Marcion[82]: S’il n’était pas né de Marie selon la chair, si elle n’était pas sa mère, pourquoi a-t-il eu un si grand soin d’elle seule
« Après cela, Jésus sachant que toutes choses étaient accomplies (28) » ; C’est-à-dire, qu’il ne manquait rien à la dispensation de l’Incarnation, le Sauveur prenait grand soin de faire connaître, par tout ce qu’il faisait et ce qu’il disait, que sa mort était une mort tonte nouvelle. En effet, celui qui mourait tenait tout en son pouvoir, et la mort n’est advenue à son corps que lorsqu’il l’a voulu ; or, il l’a voulu, lorsqu’il a accompli toutes choses. C’est pour cela qu’il avait dit : « J’ai le pouvoir de quitter la vie, et j’ai le pouvoir de la reprendre » (Jn. 10,18) « Jésus, sachant donc que toutes choses étaient accomplies, dit : J’ai soif ». En quoi il accomplit encore une prophétie.
Pour vous, considérez, je vous prie, mes frères, la barbarie et la scélératesse de ceux qui sont autour de Jésus. Nous, quelque grand nombre d’ennemis que nous ayons, quelques outrages et quelques maux qu’ils nous aient fait subir, si nous voyons qu’on les fasse mourir, nous les plaignons et nous les pleurons ; mais ces misérables, rien n’a pu les fléchir : les douleurs, les tourments qu’endure Jésus ne les ont point attendris ; au contraire, toujours plus cruels, plus furieux, ils inventent de nouvelles moqueries, ils emplissent une éponge de vinaigre et la lui présentent à la bouche ; ils lui donnent à boire, comme on le faisait pour ceux qui étaient condamnés à mort, car c’est pour cela qu’ils lui présentent ce bâton d’hysope.
« Jésus ayant donc pris le vinaigre, dit : « Tout est accompli ». Vous le voyez, mes frères, Jésus, sans se troubler, sans s’émouvoir, fait tout avec autorité, ce qui suit le montre évidemment : « Car toutes choses étant accomplies, baissant la tête » (car il n’y avait point de clous qui la retinssent), « il rendit l’esprit », c’est-à-dire, il expira. Cependant, ce n’est pas après qu’on a baissé la tête qu’on expire ; mais ici, c’est tout le contraire : Jésus n’a pas baissé la tête après avoir expiré, comme cela se voit généralement ; mais après avoir baissé la tête, il a expiré. Par toutes ces circonstances, l’évangéliste montre que ce crucifié était le Seigneur et le Maître de l’univers.
3. Mais les Juifs qui filtraient un moucheron et qui avalaient un chameau (Mt. 23,24), ces Juifs qui n’ont pas craint de commettre un sacrilège si énorme, sont inquiets sur la fête, et se consultent sur ce qu’ils feront, pour n’en pas violer la sainteté. « Or, de peur que les corps ne demeurassent à la croix le jour du sabbat, parce que c’en était la veille et la préparation, les Juifs prièrent Pilate qu’on leur rompit les jambes (31) ». Remarquez-vous combien la vérité est forte et puissante ? Le soin et la précaution des Juifs servent à l’accomplissement de la prophétie, et une autre prédiction s’accomplit aussi. « Car il vint des soldats qui rompirent les jambes des autres (32) », mais celles de Jésus, ils ne les rompirent pas (33). Cependant ces mêmes soldats, par complaisance pour les Juifs, ouvrirent son côté avec une lance (34), et ne craignirent point d’outrager jusqu’à son cadavre. O action infâme et exécrable ! Mais, mes chers frères, ne vous troublez point, ne vous abattez point. Ce que viennent de faire les Juifs, par une mauvaise intention et une horrible méchanceté, établit et confirme la vérité de la prophétie, qui disait : « Ils verront celui qu’ils ont percé (37, et Zac. 12,10) ». Et cette action impie a servi non seulement à l’accomplissement de la prophétie, mais encore à prouver dans la suite aux incrédules, comme à Thomas et à d’autres, la vérité du crucifiement et de la résurrection de Jésus. De plus encore, par là s’accomplit un grand et ineffable mystère : car « il en sortit du sang et de l’eau (34) ». Ce n’est point sans sujet ou par hasard que ces deux sources ont coulé de l’ouverture du sacré côté du Sauveur : c’est d’elles que l’Église a été formée. Ceux qui sont initiés, ceux qui ont reçu le saint baptême, entendent bien ce que je dis : eux qui ont été régénérés par l’eau, et qui sont nourris de ce sang et de cette chair. C’est de cette heureuse et féconde source que coulent nos mystères et nos sacrements, afin que, lorsque vous approcherez de notre redoutable coupe, vous y veniez de même que si vous deviez boire à ce sacré flanc.
« Celui qui l’a vu en rend témoignage, et a son témoignage est véritable (35) ». C’est-à-dire, je ne l’ai pas appris des autres, mais je l’ai vu de mes yeux, étant présent, et mon témoignage est véritable. Rien de plus juste : ce disciple raconte l’outrage qu’on a fait à son Maître ; il ne vous rapporte pas quelque chose de grand et d’admirable que vous puissiez révoquer en doute et soupçonner de faux ; mais, considérant le trésor que renferment et produisent ces sources, il fait en détail le récit de ce qui s’est passé : par où il ferme la bouche aux hérétiques ; il prédit et annonce les mystères qui doivent s’opérer dans la suite. De même, cette prophétie : « Ils ne briseront aucun de ses os (36 ; Ex. 12,46) », a trouvé son accomplissement. Car, quoique cela ait été dit de l’agneau de la pâque des Juifs, ce n’était là pourtant qu’une figure destinée à précéder la vérité, à la prédire, et qui a eu son parfait accomplissement en Jésus-Christ : c’est pourquoi l’évangéliste cite la prophétie. Dans la crainte que s’il s’était donné partout pour témoin, il n’eût pas paru digne de foi, il apporte le témoignage de Moïse, pour insinuer que cela ne s’est point fait par hasard, mais que longtemps auparavant il avait été prédit dans l’Écriture, où il est dit : « Vous ne briserez aucun de ses os ». Et en même temps il donne une autorité nouvelle à la parole du prophète : j’ai rapporté ces choses, dit-il, pour vous apprendre et vous faire connaître qu’il y a un grand rapport et une grande liaison entre la figure et la vérité. Ne voyez-vous pas, mes frères, quelles mesures, quelles précautions prend ici l’évangéliste, pour faire croire ce qui paraît honteux et ignominieux ? Car, qu’un soldat eût fait un outrage à ce corps, c’était quelque chose de pire et de beaucoup plus infamant que de l’avoir attaché à une croix ; et néanmoins, je l’ai rapporté, et avec beaucoup de soin, « afin que vous le croyiez ». Que personne donc ne refuse de le croire ; que la honte ne pousse personne à rejeter ce témoignage, au détriment de notre cause. Car ce qui paraît le plus honteux et le plus ignominieux, est ce qui nous élève à une plus grande gloire, et la, source de tous les biens que nous recevons.
« Après cela vint Joseph d’Arimathie, qui était disciple de Jésus (33) ». Non des douze, mais peut-être des soixante-dix. Ces disciples, croyant que la croix avait apaisé la haine et la colère des Juifs, furent librement demander le corps à Pilate, et eurent soin de l’ensevelir. Joseph fut donc trouver Pilate ; il le pria de lui permettre d’enlever le corps de Jésus, et Pilate lui accorda cette grâce ; pourquoi la lui aurait-il refusée ? Alors Nicodème se joignit à Joseph d’Arimathie, et l’aida à détacher et à porter le corps, et ils l’ensevelirent avec magnificence. Car ils ne voyaient encore en Jésus-Christ rien autre chose qu’un homme. Ils mirent le corps dans des linceuls avec des aromates des plus forts et des plus précieux, tels qu’ils pouvaient sûrement le conserver longtemps, et l’empêcher de se corrompre aussitôt ; en quoi ils montraient bien qu’ils n’avaient pas de lui cette haute opinion qu’ils en devaient avoir ; mais, néanmoins, ils lui donnaient des marques d’un grand amour.
Mais pourquoi aucun des douze ne fut-il à cette sépulture, ni Jean ni Pierre, ni aucun autre des plus remarquables ? Le disciple qui a écrit cette histoire ne le cache point. Si l’on dit que c’est par crainte des Juifs, on répondra que ceux-ci les craignaient aussi : l’évangéliste rapporte de Joseph qu’il était disciple de Jésus, mais en secret, parce qu’il craignait les Juifs. Et l’on ne saurait dire qu’il agit de la sorte par mépris pour les Juifs, puisque nous voyons au contraire qu’il ne vint pas sans crainte. Mais Jean lui-même, qui s’était tenu debout auprès de la croix de son Maître, et qui l’avait vu expirer, ne parut point et ne fit rien de semblable : que faut-il donc dire ? 11 me semble que Joseph était des plus qualifiés et des plus illustres d’entre les Juifs, comme il y paraît par la dépense qu’il fit pour ces funérailles : qu’il était connu de Pilate, et que c’est pour cela qu’il obtint le corps et qu’il l’ensevelit, non comme un condamné, mais comme les Juifs avaient coutume d’ensevelir un grand et une personne de considération.
4. Et comme le temps les pressait (Jésus étant mort vers la neuvième heure[83]), Joseph ensuite ayant été chez Pilate, de là lui et Nicodème étant allés détacher et prendre le corps, il y a toute apparence que le soir approchait ; et alors, la fête commençant, il n’était point permis de travailler : comme donc le temps les pressait, ils déposèrent le corps dans le tombeau le plus proche. Et il arriva, par une disposition de la divine Providence, que ce corps fut déposé dans un sépulcre tout neuf, où personne n’avait encore été mis, afin qu’on ne crût pas que c’était un autre mort enseveli avec lui qui était ressuscité : et afin que les disciples pussent facilement y aller et assister à l’événement, ce lieu étant proche de la ville : et encore, afin que non seulement les disciples de Jésus, mais aussi ses ennemis fussent témoins de sa résurrection. En effet ; la précaution qu’avaient prise les Juifs de s’assurer du sépulcre, d’en sceller la pierre et d’y mettre des soldats pour le garder (Mt. 27,66), était un témoignage bien sûr que Jésus y était enseveli. Jésus-Christ n’eut pas moins de soin que sa sépulture fût publiquement reconnue que sa résurrection. Les disciples aussi s’attachent fortement à établir et à confirmer cette vérité, que Jésus était véritablement mort ; car, dans la suite des temps la résurrection devait être suffisamment prouvée. Mais si l’on eût pu répandre des doutes et des ténèbres sur la mort, et même si elle n’eût été tout à fait certaine et évidente, les preuves de la résurrection auraient été obscurcies. Ce n’est donc pas pour ces raisons seulement que le corps fut enseveli dans ce lieu voisin de la ville, mais encore afin que le bruit, que les disciples l’avaient furtivement enlevé, se montrât absolument faux.
« Le premier jour de la semaine », c’est-à-dire le dimanche, « au premier point du jour et dès le matin, Marie-Madeleine vint au sépulcre, et elle vit que la pierre avait été ôtée du sépulcre ». (Chap. 20,1) Jésus-Christ était ressuscité, et la pierre et les sceaux étaient là exposés aux yeux du public. Et comme il fallait que les autres aussi fussent persuadés de la résurrection, le sépulcre fut ouvert, et par là on reconnut ce qui venait d’arriver. La vue de ce sépulcre ainsi ouvert toucha Marie, qui aimait si ardemment son Maître : le jour du sabbat étant passé, elle n’eut point de repos qu’elle n’eût été au sépulcre, et elle y vint au point du jour, pour recevoir quelque consolation du lieu : et l’ayant vu, et ta pierre renversée, elle n’entra point, elle ne regarda point dedans, mais brûlant d’amour, elle courut vers les disciples, parce qu’elle avait un très-grand désir d’apprendre au plus tôt ce qu’était devenu le corps. Sa course et ses paroles le marquaient et le déclaraient hautement.
« On a enlevé mon Maître, et je ne sais où on l’a mis ». Ne voyez-vous pas que Marie n’avait point encore une claire connaissance de la résurrection, et qu’elle pensait qu’on, avait transporté le corps die son Maître ? n’entendez-vous pas aussi avec quelle ingénuité elle raconte aux disciples ce qu’elle vient de voir ? Mais l’historien n’a pas manqué de lui donner toutes les louanges qu’elle méritait, et n’a pas cru se déshonorer en faisant connaître que c’était d’elle, qui avait été de nuit au sépulcre, qu’ils avaient appris les premières nouvelles de la résurrection : ainsi se montre, et éclate en tout on amour pour la vérité. Marie étant donc venue et ayant rapporté ces choses, les disciples courent aussitôt au sépulcre, et ils voient les linceuls qui y étaient, comme une marque et un témoignage de la résurrection (3, 4, 5, 6). Si l’on eût, emporté le corps, on ne l’aurait pas dépouillé ; auparavant ; et si on l’avait dérobé, on ne se serait pas donné le soin ni la peine d’ôter le linceul, de le plier et de le mettre en un endroit, mais on l’aurait emporté comme il était. C’est pourquoi l’évangéliste n’a tant d’empressement et de soin de marquer que le corps avait été enseveli avec beaucoup de myrrhe, substance qui colle et attache le linge au corps comme le plomb, qu’afin qu’ayant appris que les linceuls étaient pliés en un lieu, il part, vous n’écoutiez pas ceux qui disent qu’on avait enlevé le corps par fraude. Un voleur n’aurait pas été assez fou pour employer tant de temps à une chose inutile. Pour quelle raison aurait-il laissé les linceuls ? Comment se serait-il arrêté à les détacher du corps, sans qu’on s’en fût aperçu ? Il fallait pour cela bien du temps, et s’il eût ainsi tardé, il n’aurait guère pu manquer d’être pris sur le fait.
Mais pourquoi les linceuls étaient-ils là séparément, et le suaire plié en un lieu à part ? Peut vous montrer que, cela ne s’était pas fait à la hâte et tumultueusement, puisque les linceuls et le suaire étaient séparés et pliés à part : en un mot, cela s’est fait ainsi, afin que les disciples crussent la résurrection. C’est pourquoi Jésus-Christ leur apparut ensuite, comme étant déjà persuadés de la résurrection par ce qu’ils avaient vu.
Considérez ici, je vous prie, mes frères, combien l’évangéliste est éloigné du faste et de la vanité : examinez le soin qu’il a de certifier que Pierre fit une exacte recherche. Étant arrivé le premier au sépulcre et ayant vu les linceuls qui y étaient, il ne chercha rien de plus, et il se retira. Mais Pierre, qui était vif et bouillant, entra dans le sépulcre, examina tout avec attention, et fit une nouvelle découverte ; alors il appela Jean afin qu’il vînt aussi voir. Jean étant donc entré après Pierre, vit de même les linges qui avaient servi à ensevelir le corps, séparés et pliés en un lieu à part. Or, ces linges ainsi séparés, pliés et mis en un lieu à part, prouvent visiblement que celui qui les avait rangés de cette manière n’était ni pressé ni troublé, mais qu’il était tranquille et attentif à ce qu’il faisait.
5. Vous l’avez entendu, mes frères : le Seigneur est ressuscité nu ; gardez-vous donc de ces folles dépenses qu’on fait aux enterrements. À quoi sert une vaine et folle dépensé, dommageable aux parents du mort, sans être d’aucun avantage au mort lui-même ; ou plutôt qui, si l’on veut avouer la vérité, est très-ruineuse pour ceux-là et très dommageable pour ceux-ci. Souvent la magnificence, la somptuosité avec laquelle on ensevelit les morts, a été cause que les voleurs les ayant déterrés et dépouillés, les ont laissés nus et sans sépulture : mais, ô vaine gloire ! tu portes ta tyrannie jusques sur les deuils et les enterrements, et quelle folie n’inspires-tu pas ? Plusieurs, en effet, pour empêcher ce malheur, découpent et déchirent de très-belles et très-précieuses toiles, et, après les avoir remplies de beaucoup d’aromates, ils les enterrent, afin que de cette manière elles soient inutiles aux voleurs. N’est-ce pas là l’action d’un furieux et d’un insensé ; faire éclater son faste et sa vanité, et en détruire aussitôt la matière ? Oui, disent-ils, c’est l’expédient que nous avons trouvé, afin que nos morts soient en sûreté, et que ce que nous leur donnons leur demeure. Quoi donc ! Si les voleurs n’emportent pas ces draps, les teignes et les vers ne les mangeront-ils pas ? Et si les vers et les teignes les épargnent, le temps et la pourriture ne les détruiront-ils pas ?
Mais supposons que ni les vers, ni les teignes, ni le temps, ni aucun autre accident ne détruise ces choses, qu’on ne touche point au corps, et que tout se conserve dans sa fraîcheur, sa solidité, sa finesse, les morts en seront-ils plus avancés et plus riches ? Le corps ressuscitera nu, ces dépouilles resteront dans le sépulcre, et ne nous serviront de rien pour rendre notre compte. Pourquoi donc, direz-vous, a-t-on enseveli le corps de Jésus-Christ dans ces linceuls pleins de précieux aromates ? Ah ! gardez-vous de mêler les choses saintes avec les choses profanes : gardez-vous de confondre ce qu’on a fait pour le Seigneur avec ce que l’on fait pour des hommes : témoin les parfums répandus par la femme débauchée sur les pieds sacrés du Sauveur. S’il en faut parler, nous dirons d’abord que ceux qui ont fait ces choses n’avaient point encore de connaissance de la résurrection ; c’est pourquoi l’évangéliste dit : « Selon que les Juifs ont accoutumé d’ensevelir ». (Jn. 19,41) Ceux qui honoraient ainsi Jésus-Christ n’étaient pas de ses douze disciples, mais de ceux qui ne l’honoraient qu’à moitié : ce n’est pas de cette sorte que les douze apôtres sont honoré, mais en souffrant la mort pour lui, en s’exposant pour lui à mille périls et à mille morts. L’honneur que lui ont rendu ceux dont je parle, était véritablement un honneur, mais de beaucoup inférieur à celui-ci. De plus, comme j’ai dit, nous parlons maintenant des hommes, et c’est du Seigneur qu’il s’agissait alors.
Mais afin que vous sachiez qu’il ne se souciait pas de ces choses, écoutez ce qu’il dit « Vous m’avez vu avoir faim, et vous m’avez donné à manger : avoir soif, et vous m’avez donné à boire : nu, et vous m’avez revêtu ». (Mt. 25,35, 36, 37) Jamais il n’a dit : vous m’avez vu mort, et vous m’avez enseveli. Je ne vous dis pas ceci pour vous détourner de rendre aux morts les devoirs de la sépulture. A Dieu ne plaise ! mais afin que vous proscriviez le luxe et les dépenses fastueuses et mal placées.
Ce sont là, direz-vous, des témoignages de notre douleur, de notre affection pour le mort. Non, ne vous y trompez pas, mes frères ; non, ce n’est point là de l’affection pour le mort, mais de la vanité. Vous voulez lui marquer votre compassion ? Je vais vous montrer des funérailles d’une autre espèce, et vous apprendre comment vous le couvrirez de vêtements qui le rendront illustre : de vêtements que ni les vers, ni le temps ne consumeront point, et que les voleurs n’emporteront point. Quels sont-ils ? C’est le manteau de l’aumône ; ce manteau ressuscitera avec lui : l’aumône demeure imprimée comme un sceau. Ils brilleront par leurs vêtements, ceux à qui, en ce jour redoutable, on dira : « J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ». Ce sont là les vêtements qui rendent célèbres et illustres ceux qui en sont revêtus : ce sont là les vêtements qui nous mettent en sûreté. Ceux que l’on fait maintenant sont une vaine et folle dépense, qui ne sert qu’à nourrir les teignes et les vers.
Encore une fois, je ne dis point ces choses pour empêcher les funérailles, mais seulement je veux que vous n’excédiez point les bornes, que vous vous contentiez de couvrir le corps et de ne point le mettre nu en terre. S’il est prescrit à ceux mêmes qui vivent d’avoir uniquement de quoi se couvrir, c’est la même chose, à plus forte raison, pour les morts. En effet, un mort n’a pas tant de besoin de vêtements qu’un homme qui vit et qui respire. Lorsque nous vivons, les habits nous sont nécessaires, tant pour le froid que pour la pudeur : les morts, exempts de ces nécessités, demandent seulement que leur corps ne soit pas mis nu dans la terre : sans compter qu’ils sont déjà très-bien couverts par la terre elle-même, linceul parfaitement approprié à leur nature. Si donc, ici – bas même, où nous sommes sujets à tant de besoins et de nécessités, il ne faut rien rechercher de superflu ; à bien plus forte raison, là où il n’y en a point autant, la vanité et le faste sont-ils blâmables et hors de propos.
6. Mais, direz-vous, si on le voit, si on le sait, on rira, on se moquera de nous. Certes, il ne faut point tant se soucier de ces ris, que de l’extrême folie des rieurs. Et croyez-moi, il se trouvera plutôt bien des gens qui nous admireront, et qui loueront notre philosophie et notre vertu. Ce n’est point là ce qui est digne de risée, mais c’est ce que nous faisons : nos excès, nos pleurs, nos gémissements, s’ensevelir avec les morts, voilà ce qui est digne des ris et du supplice. Mais philosopher, mais se conduire par la raison et dans le deuil et dans la manière de vêtir les morts, c’est sûrement ce qui nous procurera des couronnes et des louanges. Tous nous applaudiront, tous admireront la vertu de Jésus-Christ, et diront : Ah ! combien est grand le pouvoir de Jésus-Christ ! Il a persuadé à ceux qui doivent nécessairement mourir que la mort n’est point une mort voilà pourquoi ils n’agissent point comme créatures périssables, mais comme s’ils envoyaient les leurs les précéder dans un meilleur séjour. Il leur a persuadé que ce corps corruptible et terrestre sera revêtu de l’incorruptibilité, parure bien plus précieuse que les habits d’or et de soie. Et c’est pour cela qu’ils ne s’attachent pas à faire de si pompeuses funérailles, regardant une bonne vie comme le plus somptueux des enterrements.
Voilà ce qu’ils diront, s’ils nous voient philosopher de la sorte et nous conduire avec sagesse : mais s’ils nous voient tristes et abattus, s’ils apprennent que nous menons autour du corps une troupe de pleureuses, ils se riront de nous, ils nous diffameront, ils nous diront des injures, et ils blâmeront la vaine et superflue dépense que nous faisons. Car c’est là sur quoi tous s’écrient et nous font des reproches, et certes ils ont raison. En effet, où peut être notre excuse, quand nous parons un corps que la pourriture et les vers vont consumer, et qu’au contraire nous négligeons, nous méprisons Jésus-Christ qui a soif, qui est nu dans ces rues, et sans logement ? Cessons donc de nous donner ces soins et ces peines superflues : ensevelissons les morts, mais de manière que, et dans eux et dans nous, cela tourne à la gloire de Dieu. Répandons pour eux de grandes aumônes, munissons-les de bonnes provisions pour leur voyage. Si la mémoire des grands hommes qui sont morts est utile et avantageuse à ceux qui vivent (car le Seigneur dit : « Je protégerai cette ville à cause de moi et de mon serviteur David ») (2R. 19,34), à plus forte raison l’aumône attirera-t-elle ces avantages et cette protection aux morts. En effet, l’aumône, oui, l’aumône ressuscite les morts : c’est elle qui a ressuscité Dorcas (Act. 9,36, 39), lorsque les veuves, entourant saint Pierre, lui montrèrent les habits que ses mains leur avaient faits.
Lors donc que quelqu’un est près de mourir, que son plus proche parent prenne soin de ses funérailles ; qu’il conseille au mourant de laisser quelque chose aux pauvres ; qu’il l’envoie dans l’autre monde avec ces vêtements, qu’il l’engage à constituer Jésus-Christ son héritier. Si les rois, en instituant des héritiers, créent à leur famille une forte garantie ; celui qui laisse Jésus-Christ héritier avec ses enfants, quelle bienveillance n’attire-t-il pas, et sur lui-même, et sur toute sa famille ? Telles sont les belles funérailles : voilà celles qui sont profitables et aux vivants et aux morts. Si nous avons de pareilles funérailles, nous sortirons du tombeau, au jour de la résurrection, tout brillants et couverts de gloire. Mais si, ayant soin de notre corps, nous négligeons noire âme, nous aurons beaucoup à souffrir dans l’autre monde, et nous nous attirerons de grandes risées et de grandes moqueries. Ce n’est pas une petite infamie que de sortir de ce monde dénué de vertu : un corps privé de la sépulture et jeté par terre n’est pas si déshonoré que l’est une âme qui n’est point parée de vertu.
Revêtons-nous donc de la vertu, couvrons-nous de ce manteau. Si, par malheur, nous l’avons négligée durant notre vie, soyons sages du moins à la mort, et ayons grand soin de nous faire des amis et des protecteurs par nos aumônes. Forts de ces secours réciproques, puissions-nous comparaître au divin Tribunal avec cette pleine confiance que je vous souhaite, mes frères, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire, l’empire, l’honneur, ainsi qu’au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXXVI.[modifier]


CES DISCIPLES S’EN RETOURNÈRENT DONC CHEZ EUX. – MAIS MARIE SE TINT DEHORS, PLEURANT PRÈS DU SÉPULCRE. (VERS. 10, 11, JUSQU’AU VERS. 23)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
  • 2. Marie l’annonce aux apôtres. – Pourquoi Jésus-Christ apparut sur le soir à ses disciples.
  • 3. La grâce du Saint-Esprit est ineffable.
  • 4. Faire tout son possible et ne rien épargner pour avoir avec soi le Saint-Esprit, et conserver sa grâce. – Grandeur de la dignité et de la charge des prêtres ; les honorer, les révérer, les assister. – C’est se nuire à soi-même que de les outrager et offenser.


1. Les femmes sont naturellement tendres et portées à la compassion. Je dis cela afin que vous ne vous étonniez pas de voir Marie fondre en larmes devant le sépulcre, et Pierre ne point pleurer, car l’évangéliste dit : « Les Disciples s’en retournèrent ensuite chez eux, mais Marie se tint dehors, pleurant près du sépulcre ». Elle était d’un sexe faible, et elle n’avait pas encore une claire connaissance de la résurrection. De même aussi les disciples n’étaient pas encore bien persuadés de cette vérité ; ayant vu les linceuls, ils crurent et ils s’en retournèrent chez eux frappés d’étonnement. Et pourquoi ne s’en allèrent-ils pas aussitôt en Galilée, comme il leur avait été ordonné avant la passion ? peut-être ils attendaient les autres. Et de plus, ils étaient fort incertains et fort embarrassé.
Les disciples s’en retournèrent donc chez eux, et Marie demeura auprès du sépulcre : la seule vue du tombeau la consolait, comme je l’ai dit. Vous voyez de même qu’elle se baissait pour regarder dedans, et que de voir seulement le lieu où avait été le corps, c’était pour elle un surcroît de consolation ; c’est pourquoi son ardeur et son zèle furent bien récompensés. Elle eut l’avantage de voir la première ce que les disciples ne virent point, de voir deux anges vêtus de blanc assis au lieu où avait été le corps de Jésus, l’un à la tête et l’autre aux pieds ; la seule vue de ce vêtement lui inspirait de la joie et du plaisir. Et comme cette femme n’avait pas l’intelligence assez élevée pour tirer des linceuls et du suaire la preuve de la résurrection, le Seigneur fit quelque chose de plus, il lui fit voir des anges assis, vêtus d’habits de fête et de réjouissance, pour la consoler et l’encourager par ce spectacle.

Ces anges ne lui parlent point de la résurrection, mais elle est peu à peu amenée à la connaissance de cette vérité. Elle vit un vêtement brillant, elle entendit une voix consolante ; et que dit cette voix ? « Femme, pourquoi pleurez-vous (13) ? » Toutes ces circonstances furent pour elle comme une porte ouverte, par où elle en vint insensiblement à parler de la résurrection. La posture même de ces anges assis la portait à les interroger, car ils paraissaient savoir ce qui s’était passé. Voilà pourquoi ils n’étaient point assis ensemble, mais à quelque distance l’un de l’autre. Et comme il n’était pas croyable qu’elle les eût osé interroger la première, les anges la prévinrent et l’invitèrent à s’entretenir avec eux et par leur interrogation et par leur attitude. Que répondit donc Marie ? Elle dit avec autant d’ardeur que d’amour : « Ils ont enlevé mon Seigneur, et je ne sais où ils l’ont mis ». Marie, que dites-vous ? Vous ne savez rien encore de la résurrection ; vous vous imaginez qu’on a pris le corps, qu’on l’a caché ? Ne voyez-vous pas bien, mes frères, que cette femme n’était point encore initiée à ce dogme sublime ?

« Ayant dit cela, elle se retourna (14) ». Quelle est la suite de tout cela ? Marie parlé avec les anges, elle n’en a rien appris encore, et incontinent elle se retourne. Pour moi, il me semble que comme elle prononçait ces paroles Jésus-Christ apparut tout à coup derrière elle, que les anges eurent quelque frayeur, et qu’ayant reconnu le Seigneur ils marquèrent aussitôt, et par leur regard et par leur mouvement, qu’ils le voyaient, ce qui fit que Marie se tourna. Le Seigneur apparut donc visiblement aux anges, mais il ne se montra pas de même à cette femme, de peur de l’effrayer dans cette première vision. Il ne se fit voir que sous un habit fort vil et fort commun ; ce qui le prouve, c’est qu’elle le prit pour un jardinier. Au reste, il n’était pas à propos d’élever tout à coup à la sublime connaissance de la résurrection une femme qui avait l’esprit et des sentiments si bas et si grossiers ; il fallait l’y amener peu à peu. Jésus-Christ l’interrogea donc de nouveau, et lui dit : « Femme, pourquoi pleurez-vous ? Qui cherchez-vous (15) ? » Cela lui montra que Jésus-Christ savait qu’elle voulait l’interroger, et l’engagea à le faire. Comprenant cela, Marie ne nomma plus Jésus ; mais comme si cet homme eût connu celui dont elle s’informait, elle répondit : « Si c’est vous qui l’avez enlevé, dites-moi où vous l’avez mis, et je l’emporterai ». Marie dit encore : « Où vous l’avez mis, si vous l’avez enlevé », comme si Jésus était entre les morts. Mais voici ce qu’elle veut dire : Si par la crainte que vous avez des Juifs vous l’avez ôté d’ici, dites-le-moi et je l’emporterai.

Cette femme a une grande affection et un grand amour, mais elle n’a encore rien de grand dans l’esprit ; c’est pourquoi Jésus se fait connaître à elle, non au visage, mais au son de la voix. Comme quelquefois il se faisait connaître aux Juifs, et quelquefois aussi il ne se faisait point connaître, quoique présent à leurs yeux ; de même, quand il parlait, il dépendait de lui de se rendre reconnaissable. Ainsi lorsqu’il a dit aux Juifs : « Qui cherchez-vous ? » il ne s’est fait connaître ni au visage ni à la voix, que lorsqu’il l’a bien voulu ; et c’est ce qu’il fait encore ici, où il se contente d’appeler Marie par son nom, lui reprochant les sentiments qu’elle a de sa personne, et la reprenant de le croire mort, lui qui est vivant. Mais comment dit-elle « s’étant tournée (16) » ; car c’est à elle que Jésus parlait ? Je pense que lorsqu’elle disait : « Où l’avez-vous mis ? » elle s’était tournée vers les anges pour leur demander le sujet de leur frayeur ; qu’ensuite Jésus l’appelant, elle se tourna vers lui, et qu’il se fit reconnaître d’elle au son de la voix. Car c’est lorsqu’il l’appela « Marie » qu’elle le reconnut. Ainsi elle le reconnut, non au visage, mais à la voix.

Mais, direz-vous, d’où paraît-il que les anges aient eu de la frayeur, et que ce soit pour cela que Marie se tourna vers eux ? Vous aurez ici la même raison pour dire : par où voit-on que Marie toucha Jésus et se jeta à ses pieds ? Mais si l’une de ces choses résulte évidemment de ces paroles de Jésus : « Ne me touchez pas (47) » ; de même, ce que rapporte l’évangéliste, qu’elle se tourna, prouve clairement l’autre.

2. Pourquoi Jésus dit-il : « Ne me touchez pas ? » Quelques-uns répondent que Marie demandait la grâce spirituelle, « le don du Saint-Esprit », parce qu’elle lui avait entendu dire à ses disciples : « Si je m’en vais à mon Père, je le prierai, et il vous donnera un autre Consolateur ». (Jn. 14,16) Et comment Marie, qui n’était point avec les disciples, aurait-elle pu entendre ces mots ? Mais de plus, c’est là une pure imagination qui est fort éloignée du vrai sens de ces paroles. Comment demanderait-elle cette grâce, Jésus n’étant pas encore allé à son Père ? Que faut-il donc répondre ? Je crois que Marie voulait encore demeurer avec Jésus comme auparavant, et que dans sa joie elle n’atteignait point à la hauteur de la vérité, quoique, Jésus fût, selon la chair, ans un état beaucoup plus parfait. Le Seigneur corrige donc son erreur et réprime cet excès d’assurance ; et, en effet, on ne voit pas qu’il ait conversé sur ce ton avec ses disciples eux-mêmes : il élève son esprit afin qu’elle approche de lui avec plus de respect et de vénération.

Si donc Jésus avait dit : N’approchez pas de moi comme auparavant, les choses ne sont plus dans le même état, et je ne dois pas converser de la même manière avec vous dans la suite ; cette réponse aurait paru vaine et fastueuse. Mais celle-ci : « Je ne suis pas encore monté vers mon Père (17) » ; quoique plus douce, signifie là même chose, car en disant : « Je ne suis pas, encore monté », il déclare qu’il se hâte d’y monter et que c’est ce qu’il prétend faire incessamment ; or il ne fallait pas regarder du même œil qu’auparavant celui qui allait monter au ciel et qui ne devait plus demeurer avec les hommes. Ce qui suit fait voir qu’en effet c’est là le vrai sens de ces paroles : « Allez, ne vous arrêtez pas à me toucher, dites à mes frères que je vais monter vers mon Père qui est votre Père, vers mon Dieu qui est votre Dieu ». Cependant il n’allait pas sitôt y monter, mais seulement après quarante jours. Pourquoi lui parle-t-il donc de la sorte ? C’est pour élever son esprit et lui donner la certitude qu’il devait monter au ciel. Et ces mots : « Vers mon Père et votre Père ; vers mon Dieu et votre Dieu », regardent l’incarnation : comme quand il dit monter, c’est de sa chair qu’il le dit. Et Jésus parle ainsi à Marie, parce qu’elle n’avait pas encore de lui des sentiments dignes de sa majesté. Dieu est-il donc le Père de Jésus d’une manière, et notre Père d’une autre manière ? Sûrement. S’il est d’une autre manière le Dieu des justes, qu’il ne l’est du reste des hommes, à plus forte raison est-il le Dieu du Fils d’une manière, et d’une autre notre Dieu. Ainsi quand il a dit : « Dites à mes frères », de peur qu’ils ne concluent de là à quelque égalité, il met une différence ; car Jésus-Christ doit s’asseoir sur le trône de son Père, et eux doivent se tenir debout devant ce trône. C’est pourquoi, encore que, selon sa substance charnelle, il soit devenu notre frère, il est pourtant bien différent de nous en dignité, et on ne peut même exprimer la grandeur de cette différence.

« Marie vint donc dire aux disciples qu’elle avait vu le Seigneur et qu’il lui avait dit ces choses (18) » : Tant est grand le bien que produit l’assiduité et la persévérance ! Mais pourquoi les disciples, ne s’affligèrent-ils pas en apprenant que leur Maître s’en irait bientôt et ne dirent-ils pas les mêmes choses qu’ils avaient dites auparavant ? Alors ils s’attristaient et ils pleuraient parce qu’il allait mourir ; maintenant qu’ils apprennent qu’il est ressuscité, de quoi s’affligeraient-ils ? Marie annonça aux disciples qu’elle avait vu le Seigneur ; elle leur rapporta ses paroles qui étaient bien propres à les consoler. Mais comme il était à présumer que les disciples, entendant ce rapport, ou ne croyaient point cette femme, ou, s’ils la croyaient, verraient avec peine que Jésus ne les eût pas honorés de sa vision, après la promesse qu’il leur avait faite de se faire voir à eux en Galilée (Mt. 28,10) ; de peur donc que, repassant ces choses dans leur esprit, ils ne tombassent dans la tristesse et dans l’affliction, le divin Sauveur ne laisse même pas passer le jour : mais, par la nouvelle de la résurrection et par le récit de cette femme, ayant allumé dans leur cœur le désir de le voir, lorsqu’ils brûlaient de ce désir, que la crainte des Juifs augmentait encore, alors il leur apparut sur le soir et d’une manière merveilleuse et admirable (19).

Et pourquoi leur apparut-il sur le soir ? Parce qu’il était apparent qu’alors leur crainte avait redoublé et qu’ils étaient dans une terrible frayeur. Mais ce qui est étonnant, c’est qu’ils ne l’aient pas pris pour un fantôme ; car il entra, les portes étant fermées et tout à coup ; mais sûrement Marie les avait prévenus et leur avait inspiré une grande foi ; de plus, il se montra à eux avec un visage brillant et plein de douceur. Il ne vint pas de jour, afin qu’ils fussent tous assemblés ; car ils étaient dans un grand étonnement et dans un grand effroi. Il ne frappa point à la porte, mais tout à coup il parut au milieu d’eux et il leur montra son flanc et ses mains, et en même temps il calma par sa voix les pensées tumultueuses qui les agitaient, leur disant : « La paix soit avec vous (19) », c’est-à-dire : Ne vous troublez point ; et il leur rappelle ces paroles qu’il leur avait dites avant d’aller à la croix : « Je vous laisse la paix » (Jn. 14,27) ; et encore : « Ayez la paix en moi, vous aurez à souffrir bien des afflictions dans le monde ». (Jn. 16,33)

« Les disciples eurent donc une grande joie de voir le Seigneur (20) ». Ne remarquez-vous pas, mes frères, que le Seigneur confirme sa parole par ses œuvres ? Car ce qu’il a prédit à ses disciples avant d’aller à la croix, avant sa mort : « Je vous verrai de nouveau, et votre cœur se réjouira, et personne ne vous ravira votre joie » (Jn. 16,22), il le réalise maintenant. Au reste, toutes ces choses servirent beaucoup à leur inspirer une foi ferme et constante. Comme les Juifs leur devaient faire une guerre implacable, le Sauveur leur répète souvent : « La paix soit avec vous », leur donnant par là une consolation proportionnée à la guerre et aux combats qu’ils auraient à soutenir.

3. Telle est la première parole que le Seigneur a dite à ses disciples après sa résurrection. Voilà pourquoi saint Paul fait ce souhait, aux fidèles dans ses épîtres : « Que Dieu notre Père et Jésus-Christ Notre-Seigneur, vous donnent la grâce et la paix ». Mais aux femmes, Jésus-Christ leur promet la joie, parce qu’elles étaient plongées dans la tristesse, et aussi elles ont eu les premières la joie et la consolation de le voir. C’est donc à propos et avec raison que le divin Sauveur annonce la paix aux hommes, parce qu’on leur devait déclarer la guerre ; et la joie aux femmes, parce qu’elles étaient dans la douleur et dans la tristesse ; et qu’ayant dissipé tout sujet de tristesse, il fait connaître les fruits de la croix, à savoir : la paix. Après donc qu’il a levé tous les obstacles, remporté son éclatante victoire, et tout consommé, il dit : « Comme mon Père m’a envoyé, je vous envoie aussi de même (21) ». N’ayez aucun doute, ni sur ce qui s’est passé, ni sur le caractère de celui qui vous envoie. Ici, il relève leur cœur et leur courage et leur inspire une grande confiance, afin qu’ils se portent courageusement à entreprendre son œuvre ; il ne prie plus son Père, mais il leur donne de sa propre autorité la vertu et la puissance d’agir. Car « il souffla sur eux, et leur dit : Recevez le Saint-Esprit (22). Les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez, et ils seront retenus à ceux à qui vous les retiendrez ». De même qu’un roi qui envoie ses lieutenants et ses généraux, leur donne le pouvoir d’emprisonner et d’élargir les criminels, ainsi Jésus-Christ, envoyant ses apôtres, leur donne la même autorité et la même puissance.

Comment donc Jésus-Christ, après avoir dit : « Si je ne m’en vais point, le Saint-Esprit ne « viendra point à vous » (Jn. 16,7), maintenant donne-t-il le Saint-Esprit ? Quelques-uns répondent qu’il n’avait point donné le Saint-Esprit, et que, soufflant sur eux, il les avait seulement préparés à le recevoir. Si l’apparition d’un ange frappa Daniel et le fit tomber le visage contre terre (Dan. 8,17), que ne serait-il pas arrivé aux apôtres, recevant un don si ineffable sans que le Sauveur les y eût auparavant préparés, eux qui n’étaient encore que des disciples ? C’est pourquoi il n’a point dit : Vous avez reçu, mais : « Recevez le Saint-Esprit ». Néanmoins ce ne serait pas une erreur de dire qu’ils reçurent alors une certaine puissance spirituelle et une grâce ; une grâce, non assez puissante, à la vérité, pour ressusciter les morts et opérer des miracles ; mais capable de remettre les péchés ; car il y a des différences entre les dons du Saint-Esprit, c’est pourquoi le Seigneur ajoute : « Les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez », leur faisant connaître la nature du don qu’il leur communique. Mais après quarante jours ils reçurent la puissance de faire des miracles. Voilà pourquoi Jésus-Christ dit : « Vous recevrez la vertu du Saint-Esprit qui descendra sur vous, et vous me rendrez témoignage dans Jérusalem et dans la Judée (Act. 1,8) ». Ce témoignage, ils l’ont rendu par les miracles, car la grâce du Saint-Esprit est ineffable, et ses dons sont de plusieurs sortes. La sagesse de Dieu en a ainsi disposé pour vous apprendre que les dons du Père, du Fils et du Saint-Esprit, sont un seul et même don, et leur puissance une seule et même puissance. Les choses qui paraissent être propres au Père, et lui appartenir uniquement, appartiennent également au Fils et au Saint-Esprit. (Jn. 6,44) Comment donc personne ne vient au Fils si le Père ne l’attire ? Mais cette puissance se montre aussi dans le Fils, car il dit : « Je suis la voie. Personne ne vient au Père que par moi ». (Id. 14,6) Observez qu’il en est de même pour le Saint-Esprit. L’apôtre dit : « Nul ne peut confesser que Jésus est le Seigneur, sinon par le Saint-Esprit ». Et encore, le don que Dieu a fait à l’Église de ses apôtres, l’Écriture l’attribue tantôt au Père, tantôt au Fils, tantôt au Saint-Esprit ; nous voyons aussi dans ces livres saints qu’il y a diversité de dons spirituels du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

4. Faisons donc tous nos efforts, et n’omettons rien pour avoir avec nous le Saint-Esprit et honorons infiniment ceux qu’il a chargés de son opération, car la dignité des prêtres est grande. « Les péchés seront remis », dit Jésus-Christ, « à ceux à qui vous les remettrez » ; c’est pourquoi saint Paul disait : « Obéissez et soyez soumis à vos pasteurs, et portez-leur un très grand honneur et un très-grand respect ». (Heb. 13,17) Vous n’avez soin que de vous-mêmes, et si vous vous conduisez bien, vous n’avez point à rendre compte pour les autres. Mais un prêtre, mais un pasteur, s’il se contente de bien vivre lui-même, s’il n’a pas en même temps un grand soin de vous et de tous ceux qui lui sont confiés, il ira en enfer avec les méchants ; souvent il périt, non pour ses propres fautes et ses propres péchés, mais pour ceux d’autrui, s’il n’a fait tout ce qui était en son pouvoir pour les corriger. Voyant donc à quels périls sont exposés vos pasteurs, ayez pour eux une affection tendre et respectueuse ; saint Paul vous fait connaître ce que vous leur devez, en disant : « Ils veillent pour le bien de vos âmes », et ils ne veillent pas simplement, mais « comme en devant rendre compte », c’est pourquoi on doit beaucoup les honorer et les respecter.

Que si vous vous joignez à ceux qui les insultent et les outragent, c’est à vous-même que vous ferez tort en même temps. Tant que le pilote est tranquille et dans la joie, les matelots et tout l’équipage sont en sûreté, mais si, par leurs injures et leurs mauvais traitements, ils lui rendent la vie dure et misérable, s’ils l’empêchent de veiller et d’exercer son art, il ira même malgré lui les jeter sur des écueils ; ainsi vos pasteurs, si vous leur rendez l’honneur que vous leur devez, pourront, en veillant sur eux-mêmes, veiller aussi à votre garde et à votre salut ; mais si vous les accablez d’ennuis, si vous les empêchez d’agir, vous vous exposerez à périr avec eux dans les flots, encore qu’ils soient actifs et vigilants.

Écoutez ce que Jésus-Christ dit aux Juifs, et donnez-y toute votre attention. « Les scribes et les pharisiens sont assis sur la chaire de Moïse, faites donc tout ce qu’ils vous disent de faire ». (Mat. 23,2-3) Maintenant il ne faut point dire : Les prêtres sont assis dans la chaire de Moïse ; nous devons dire : ils sont assis dans la chaire de Jésus-Christ, car ils ont reçu sa doctrine. C’est pourquoi saint Paul dit : « Nous remplissons donc la charge d’ambassadeurs pour Jésus-Christ, et c’est Jésus-Christ même qui vous exhorte par notre bouche ». (2Co. 5,20) Ne voyez-vous pas que tous sont soumis aux puissances séculières et aux magistrats, et souvent ceux mêmes qui les surpassent en naissance, en probité et en prudence ? La soumission qu’on a pour le prince qui les a établis et leur a confié son autorité, fait que l’on ne pense point à toutes ces choses, et que l’on ne considère que sa volonté, quel que soit celui qu’il a élevé à la magistrature. Nous qui avons une si grande crainte de celui qu’un homme a établi en autorité, quand c’est Dieu qui établit, quand c’est lui qui commande, nous ne craignons pas de mépriser, d’insulter, de couvrir de mille opprobres celui qu’il a choisi ; nous à qui il est défendu de juger nos frères, nous aiguisons nos langues contre les prêtres. Et de quel pardon serons-nous dignes, nous qui, ne voyant pas une poutre dans notre œil, cherchons durement et sévèrement à découvrir une paille dans l’œil d’autrui ? Ignorez-vous que, lorsque vous jugez de la sorte, vous vous préparez un jugement plus rigoureux ? Je ne dis pas ceci, mes frères, pour excuser les méchants prêtres, ni pour approuver ceux qui exercent indignement leur ministère ; loin de là, je les plains, je gémis sur leur sort, mais encore qu’ils soient méchants et indignes de leur caractère, il n’est point permis à ceux qui sont sous leur conduite, et surtout au peuple et aux simples de les juger. Quelque infâme que soit leur vie, si vous êtes attentifs à vos devoirs, vous ne recevrez aucun préjudice dans ce qui est du ministère que Dieu leur a confié. (Nb. 22, 28) Si le Seigneur a fait parler une ânesse, s’il a donné des bénédictions spirituelles par les mains d’un devin ; si, par la bouche d’un animal et par la langue impure de Balaam, il a opéré un miracle en faveur des Juifs qui étaient méchants ; à plus forte raison pour vous, dont la vie et les mœurs sont bonnes et bien réglées, quand bien même les prêtres seraient méchants et très-corrompus, accomplira-t-il toute son œuvre, et enverra-t-il son Saint-Esprit ? Non, ce n’est point l’âme pure qui attire et fait descendre le Saint-Esprit par sa propre pureté, mais c’est la grâce qui opère tout[84]. « Car tout est pour vous », dit l’apôtre, « soit Paul, soit Apollon, soit Céphas ». (1Cor. 3,22) Et en effet, tout ce que le prêtre a en son pouvoir est un don qui n’appartient qu’à Dieu seul, et quelque grande et élevée que soit la sagesse de l’homme, elle sera et paraîtra toujours au-dessous de la grâce.

Enfin, je dis ceci, mes frères, non pour vous autoriser à mener une vie lâche et paresseuse, mais afin que, s’il se trouve que quelques-uns de vos prélats négligent leurs devoirs, vous ne vous en prévaliez pas pour faire votre propre malheur. Et que dis-je, les prélats ou les prêtres ? Non, ni un ange, ni un archange ne peuvent rien contre les dons et les grâces de Dieu ; le Père et le Fils et le Saint-Esprit fait tout[85] ; le prêtre, le ministre prête seulement sa langue et sa main. Il n’aurait pas été juste que dans ce qui concerne les gages de notre salut[86], la méchanceté d’autrui pût nuire à ceux qui ont embrassé la foi. Pesons et considérons bien toutes ces vérités ; craignons Dieu, respectons ses prêtres, rendons-leur toutes sortes d’hommages, afin que nos bonnes Œuvres et l’honneur et le respect que nous leur aurons porté, nous fassent obtenir de Dieu une grande récompense, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire ; l’empire, l’honneur, ainsi qu’au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles ! Ainsi-soit-il.

HOMÉLIE LXXXVII.[modifier]


OR, THOMAS, L’UN DES DOUZE APÔTRES, APPELÉ DIDYME, N’ÉTAIT PAS AVEC EUX, LORSQUE JÉSUS VINT. – LES AUTRES DISCIPLES LUI DIRENT DONC : NOUS AVONS VU LE SEIGNEUR. MAIS IL LEUR DIT : SI JE NE VOIS, JE NE CROIRAI POINT, ETC. VERS. 24, 25, JUSQU’AU VERS. 15, DU CHAP. XXI)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Pourquoi Jésus-Christ n’apparut à Thomas que huit jours après s’être montré aux autres apôtres. – Pourquoi Jésus-Christ a conservé dans son corps les cicatrices de ses plaies.
  • 2. Pierre avait l’esprit plus vif et plus bouillant, Jean plus élevé et plus pénétrant.
  • 3 et 4. Quel bonheur de voir Jésus-Christ dans sa gloire ! – Ne rien épargner pour se procurer la bienheureuse éternité. – Souffrir avec Jésus-Christ, ce que c’est. – La vue des biens futurs rend la vie étroite, douce et aisée. – Combien l’amour est puissant. – L’amour de Jésus-Christ produit le mépris de toutes les choses terrestres. – Parallèle de l’amour de saint Paul pour Jésus-Christ, et du nôtre. – Ce qu’on a horreur d’entendre, on n’a point honte de le faire. Description de nos vices. – On fait tout pour amasser de l’argent, rien pour le salut de l’âme. – Portrait de l’avare : sa fureur, ses excès. – À quoi les gens du monde dissipent leur argent. – Celui qu’on donne aux femmes de mauvaise vie rend ridicule et infâme. – Paix et assurance de l’homme de bien.

1. Si c’est être trop facile et trop complaisant que de croire à la légère, c’est aussi être bien dur et bien grossier que de vouloir curieusement tout voir et tout examiner à la rigueur. Voilà de quoi on a lieu d’accuser Thomas, quand les apôtres disaient : « Nous avons vu le Seigneur » ; il ne crut point, moins par défiance à leur égard que par doute au sujet de la possibilité du fait, je veux dire d’une résurrection. Car il n’a pas dit : Je ne vous crois point, mais : « Si je ne mets ma main dans la plaie, je ne le croirai point ». Comment les autres apôtres étant tous ensemble au même lieu, Thomas seul n’y était-il pas ? Il est vraisemblable qu’il n’était pas encore de retour de la précédente dispersion et de sa fuite.

Pour vous, mes chers frères, voyant ce disciple incrédule, pensez à la clémence du Seigneur, à la bonté avec laquelle, dans l’intérêt d’une seule âme, il montre les plaies qu’il a reçues, et vient au secours d’un seul disciples d’esprit plus grossier que les autres. Voilà pourquoi Thomas voulait établir sa foi sur le témoignage du plus grossier de tous les sens, et il ne s’en rapportait pas même à ses yeux. Car il n’a pas dit seulement : si je ne vois, mais encore : si je ne touche ; de peur que ce qui paraissait ne fût qu’un fantôme et une illusion. Mais cependant les disciples qui annonçaient cette résurrection étaient dignes de foi, et aussi le Seigneur qui l’avait promise. Et néanmoins, quoiqu’il demandât beaucoup de choses, Jésus-Christ voulut bien le satisfaire en tout.

Et pourquoi Jésus-Christ n’apparut-il pas sur-le-champ à Thomas, mais seulement huit jours après ? Afin que les disciples l’ayant auparavant instruit, et ayant eu tout le temps de lui faire le récit de tout ce qu’ils avaient vu et entendu, son ardeur s’en accrût, et qu’il fût dans la suite plus ferme dans la foi. D’où avait-il appris que le côté avait été ouvert ? Des disciples. Pourquoi crut il à une chose sans croire à l’autre ? Parce que cette seconde chose était, de beaucoup, ce qu’il y avait de plus surprenant. Mais, mes frères, considérez ici avec quelle vérité les apôtres parlent ; voyez comment ils ne cachent ni leurs défauts ni ceux des autres, et rapportent tout avec une très-grande sincérité.

Jésus-Christ se fait voir encore à ses disciples ; il n’attend pas que Thomas l’en prie, ni rien de pareil ; mais, de lui-même, il prévient et comble ses désirs, lui faisant connaître qu’il était présent lorsqu’il avait dit ces choses aux disciples : car il se sert des mêmes paroles, comme pour lui faire une vive et forte réprimande, et l’instruire en même temps pour l’avenir ; il lui dit : « Portez ici votre doigt, et considérez mes mains, et mettez votre main dans mon côté » ; et il ajoute : « Et ne soyez plus incrédule, mais fidèle (27) ». Ne voyez-vous pas que Thomas doutait par incrédulité ? Mais c’était avant que les disciples eussent reçu le Saint-Esprit ; après, ils ne furent plus incrédules, ils furent parfaits. Jésus-Christ ne reprit pas Thomas seulement par ces paroles, mais encore par les suivantes. Thomas, aussitôt qu’il eut été éclairci de ses doutes, revint, et croyant, il s’écria : « Mon Seigneur et mon Dieu (28) ! » Et Jésus lui dit : « Vous avez cru, Thomas, parce que vous avez vu : Heureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru (29) ! » C’est le propre de la foi de croire les choses mêmes que l’on n’a point vues. « La foi est le fondement des choses que l’on doit espérer, et une pleine conviction de celles qu’on ne voit point ». (Heb. 11,1) Au reste, le Sauveur ne déclare pas seulement ici les disciples heureux, mais encore ceux qui croiront dans la suite.

Cependant, direz-vous, les disciples ont vu avant de croire. – Oui, mais ils n’ont point cherché à voir et à toucher comme Thomas. Aussitôt qu’ils ont vu les linceuls et le suaire, sur ce témoignage ils ont reçu la doctrine de la résurrection ; et avant de voir Jésus-Christ ressuscité, ils ont montré une foi pleine et entière. S’il vous vient donc dans l’esprit de dire : je voudrais avoir été en ce temps, je voudrais voir Jésus-Christ opérer des miracles, rappelez-vous alors cette parole. « Heureux ceux qui sans avoir vu ont cru ». Il est maintenant à propos d’examiner comment un corps incorruptible a retenu les cicatrices des clous, et a pu être touché de la main d’un homme : cela ne doit point vous ébranler, Jésus-Christ le voulut ainsi par condescendance. Ce corps, qui était si subtil et si léger, qu’il entra dans la salle où étaient les apôtres, les portes étant fermées, n’avait rien de grossier. Mais le Sauveur se montra sous cet aspect, afin de persuader sa résurrection à ses apôtres, et de leur faire connaître qu’il avait été véritablement crucifié, qu’un autre n’était pas ressuscité pour lui. Voilà pourquoi il ressuscita, portant sur son corps les marques de la croix, et c’est encore pour cette raison qu’il mangea. Car les apôtres faisaient souvent valoir cette preuve dans les prédications, disant : « Il s’est montré à nous, qui avons mangé et bu avec lui ». (Act. 10,41) De même donc que, quand nous le voyons avant sa mort marcher sur les flots, nous ne disons pas que son corps est d’une autre nature que le nôtre ; ainsi, le voyant après sa résurrection avec les cicatrices de ses plaies, nous ne dirons pas pour cela que son corps soit corruptible. Le Sauveur ne fait paraître ces cicatrices que pour guérir la maladie de son disciple.

2. « Jésus a fait beaucoup d’autres miracles (3) ». Saint Jean qui raconte moins de miracles que les autres évangélistes, déclare aussi que ceux-ci mêmes ne les ont pas tous rapportés ; mais seulement autant qu’il était nécessaire pour attirer les auditeurs à la foi. « Car », dit-il, « si l’on rapportait tout en détail, je ne crois pas que le monde même pût contenir les livres qu’on en écrirait ». (Jn. 21,25) Par où l’on voit évidemment que les évangélistes n’ont pas écrit ces faits par vanité, par ostentation, mais uniquement pour notre avantage et notre utilité. En effet, comment des écrivains qui ont omis beaucoup de choses, auraient-ils rapporté celles-ci par ostentation ?

Pourquoi les évangélistes n’ont-ils pas tout rapporté en détail ? C’est principalement à cause du grand nombre des choses qu’il y aurait eu à raconter ; et encore, parce qu’ils pensaient bien que celui qui ne croirait pas ce qu’ils rapportaient de Jésus, ne croirait pas non plus, quand bien même ils en diraient davantage ; enfin, que celui qui croirait à ces faits n’aurait plus besoin d’autrui pour croire. Mais il me semble que l’évangéliste parle ici des miracles que le Seigneur fit après sa résurrection, puisqu’il ajoute : « À la vue de ses disciples ». Comme avant la résurrection il était nécessaire que Jésus-Christ fit bien des œuvres et des miracles, afin qu’ils crussent qu’il était Fils de Dieu, il a fallu de même qu’il en fît beaucoup après, afin qu’ils fussent pleinement persuadés qu’il était ressuscité. C’est pour cette raison que l’historien sacré a ajouté : « À la vue de ses disciples ». En effet, le Seigneur séjourna seul avec eux après sa résurrection. Voilà aussi pourquoi le Sauveur disait : « Le monde ne me verra plus ». (Jn. 14,19) L’évangéliste, voulant ensuite vous révéler que Jésus n’avait fait ces miracles qu’en faveur de ses disciples, a encore ajouté « Afin qu’en croyant, vous ayez la vie éternelle a en son nom (31) » ; parlant généralement à tous les hommes, pour vous faire connaître que ce n’est pas lui, mais nous qui profitons de la foi qu’il nous inspire en lui-même. « En son nom », c’est-à-dire par lui ; car il est lui-même la vie.

« Jésus se fit voir encore depuis à ses disciples sur le bord de la mer de Tibériade ». (Chap. 21,1) Ne voyez-vous pas, mes frères, que Jésus-Christ n’est pas longtemps avec ses disciples, et qu’il ne demeure pas avec eux comme auparavant ? Il leur apparut le soir, et aussitôt il disparut : huit jours après il leur apparaît encore et disparaît de nouveau. Ensuite il se fit voir sur le bord de la mer, et les disciples eurent une grande frayeur. Que signifie ce mot : « Il se fit voir ? » Par là on connaît parfaitement que ce n’est que par bonté et par condescendance que Jésus se fit voir, son corps étant alors incorruptible et immortel. Mais pourquoi l’évangéliste a-t-il nommé le lieu ? C’est pour montrer que le Seigneur avait déjà en grande partie dissipé la crainte de ses disciples ; en sorte qu’ils commençaient à sortir de leur maison. Mais ils étaient allés en Galilée, pour éviter le péril, pour se soustraire à la fureur des Juifs.

« Simon Pierre fut donc pêcher (3) ». Comme Jésus-Christ n’était pas souvent avec ses disciples, comme les disciples n’avaient pas encore reçu le Saint-Esprit, ni aucune fonction, ni aucun ministère, ni rien à faire, ils étaient retournés à leur profession. « Simon Pierre, et Thomas, et Nathanaël que Philippe avait appelé, et les fils de Zébédée, et deux autres étaient ensemble (2) ». N’ayant donc rien à faire, ils furent pêcher, et de nuit, parce qu’ils étaient toujours dans la crainte et dans la frayeur. Saint Luc marque la même chose : il ne la rapporte pas dans les mêmes termes, mais il l’insinue par ce qu’il dit. Les autres disciples les suivaient, étant inséparablement unis ensemble et voulant aussi voir la pêche et jouir agréablement de ce moment de loisir et de repos. Ils se mettent donc à travailler, et comme ils étaient dans l’embarras, Jésus parut. Il ne se fit point connaître d’abord, pour les engager à lui parler plus librement, et il leur dit : « N’avez-vous rien à manger (5) ? » Le Seigneur parle encore d’une manière humaine, comme s’il eût voulu acheter d’eux quelques poissons. Les disciples ayant répondu non, Jésus leur dit : jetez le filet au côté droit : ils le jetèrent, et ils prirent beaucoup de poissons. Mais l’ayant reconnu, ses disciples, Pierre et Jean reprirent alors chacun son propre caractère. Pierre était plus bouillant, Jean avait l’esprit plus élevé : celui-là était plus prompt, celui-ci plus éclairé. C’est pourquoi Jean reconnut le premier Jésus ; Pierre vint à lui le premier ; et en effet, ils avaient sous les yeux de grands prodiges ; lesquels ? Premièrement, cette prodigieuse quantité de poissons qu’ils avaient pris ; en second lieu, la résistance du filet qui ne s’était pas rompu ; et encore : qu’avant d’être descendus à terre, ils trouvèrent des charbons allumés, et du poisson mis dessus, et du pain (9). Car en cette occasion Jésus-Christ ne se servit pas de matière toute créée, comme il avait coutume de le faire avant sa mort, par une certaine condescendance.

Aussitôt donc que Pierre eut reconnu son Maître, il laissa tout, et les poissons et les filets, et remit promptement sa ceinture : vous voyez son respect, son amour. Et quoiqu’ils fussent éloignés de terre de deux cents coudées, son impatience ne lui permit pas d’aller le trouver avec sa barque, mais il vint à la nage. Que dit donc Jésus à ses disciples ? « Venez, dînez. Et nul d’eux n’osait lui demander : qui êtes-vous (12) ? » Ils n’osaient pas alors lui parler avec cette assurance, et cette même liberté qu’ils avaient auparavant, ils ne lui adressaient pas de questions ; mais ils restaient assis en silence avec beaucoup de crainte et de respect, et écoutaient attentivement ce qu’il disait : « Car ils savaient que c’était le Seigneur ». C’est pourquoi ils ne lui demandaient pas : « Qui êtes-vous ? » Et voyant une autre forme qui les remplissait de terreur, ils étaient extrêmement étonnés ; ils auraient bien voulu lui faire quelques questions à ce sujet : mais, et parce qu’ils craignaient, et parce qu’ils savaient que ce n’était point un autre que lui-même, ils ne l’interrogèrent point, et ils mangeaient seulement ce qu’il avait créé pour eux avec un surcroît de puissance. En effet, dans cette création, le Seigneur ne leva point les yeux au ciel, il ne descendit pas comme auparavant à des démarches humaines, montrant par là qu’il ne les avait faites que parce qu’il avait bien voulu s’abaisser. Au reste, que le Seigneur n’apparut pas souvent à ses disciples, et qu’il ne demeurât pas avec eux comme avant sa mort et sa résurrection, l’évangéliste nous l’apprend par ces paroles : « Ce fut là la troisième fois que Jésus apparut à ses disciples, depuis qu’il fut ressuscité d’entre les morts (14) ». Et il leur ordonne d’apporter de ces poissons, qu’ils viennent de prendre, pour leur montrer que celui qu’ils voient n’est point un fantôme. Saint Jean ne dit pas qu’il mangea avec eux, mais saint Luc le dit ailleurs : « Et mangeant « avec eux ». (Act. 1,4) Mais comment ? Cela nous surpasse, et il ne nous appartient pas de l’expliquer : tout ce que nous pouvons dire, c’est que la manière dont le Seigneur a fait ces choses, est très-admirable ; et qu’il a mangé, non pour satisfaire un besoin naturel qu’il ne pouvait plus ressentir, mais pour prouver et confirmer sa résurrection par bonté et par condescendance.
3. Peut-être, mes frères, entendant ce récit, vos cœurs se sont-ils enflammés d’amour pour Jésus-Christ ? Peut-être vous êtes-vous écriés Heureux ceux qui étaient alors avec le Seigneur ; heureux encore ceux qui seront avec lui dans la résurrection générale ! N’épargnons donc rien pour voir un jour ce merveilleux visage. Si maintenant le seul récit de ces prodiges allume chez nous un si grand feu, et cet ardent désir d’avoir été au monde, lorsqu’il était lui-même sur la terre, d’avoir entendu sa voix, vu son visage, d’avoir approché de lui, de l’avoir touché, de l’avoir servi ; pensez, considérez ce que c’est que de le voir, non plus dans un corps mortel et faisant des choses humaines, mais environné de ses anges, mais dans un corps immortel, immortels nous-mêmes ; et de jouir de ce bonheur, de cette gloire qui surpasse toutes nos paroles et toute notre intelligence. C’est pourquoi, je vous en conjure, mes chers frères, n’oublions, n’omettons rien pour nous procurer cette gloire.
Il n’est rien en cela de difficile, si nous le voulons bien ; il n’est rien de pénible, si nous sommes vigilants et actifs. « Si nous souffrons avec lui », dit l’apôtre, « nous régnerons aussi avec lui ». (2Tim. 2,12) Que veut dire saint Paul : « Si nous souffrons ? » C’est comme s’il disait : Si nous souffrons les afflictions et les persécutions, si nous marchons dans la voie étroite. Véritablement la voie étroite est de sa nature une voie pénible, mais la bonne volonté, mais l’espérance des biens futurs la rendent plus douce et plus aisée. « Car le moment si court et si léger des afflictions que nous souffrons en cette vie, produit en nous le poids éternel d’une souveraine et incomparable gloire ; tandis que nous ne considérons point les choses visibles, mais les invisibles ». (2Cor. 4,17, 18) Levons donc nos yeux de la terre vers le ciel, et regardons, contemplons continuellement les choses célestes. Si nous établissons là-haut notre demeure, nous n’aurons aucun goût pour les délices de cette vie ; nous souffrirons avec joie les peines et les afflictions, et même nous en rirons, comme de toutes les choses semblables. Si nos désirs tendent de ce côté-là, si nos regards se tournent vers cet aimable objet, rien ne pourra ou nous abattre et nous asservir, ou nous élever et nous enfler le cœur. Et que dis-je ? nous ne nous affligerons pas des maux de cette vie, nous ne croirons même pas les voir et les sentir. En effet, tel est l’amour : il nous rend continuellement présents ceux de nos amis qui sont absents ; son empire est si grand, qu’il nous sépare de tout, et qu’il nous attache étroitement à l’objet que nous aimons.
Ah ! si nous aimions de même Jésus-Christ, tout nous paraîtrait ici-bas une ombre, une vision, et un songe. Nous dirions aussi avec l’apôtre : « Qui nous séparera de l’amour de Jésus-Christ ? Sera-ce l’affliction ou les déplaisirs ? » Saint Paul n’a point dit : Sera-ce l’argent, ou les richesses, ou la beauté ; car ces choses sont très viles et très ridicules ? Mais il a proposé ce qui paraît le plus redoutable : la faim, les persécutions, la mort. (Rom. 8,35) Et néanmoins le saint apôtre a méprisé toutes ces choses comme un rien ; mais nous, pour un peu d’argent, nous nous séparons de notre vie et de notre lumière. Et certes, ni la mort, ni la vie, ni les choses présentes, ni les futures, ni quelque créature que ce fût, n’ont pu séparer saint Paul de Jésus-Christ. Mais nous, si nous voyons une peu d’or, nous courons ardemment après, et nous foulons aux pieds les commandements du Seigneur.
Que si le seul récit de ces choses est insupportable, ne pas tenir la conduite opposée est chose bien plus insupportable encore : car le pire est que nous n’avons point horreur de faire ce que nous frémissons d’entendre. Nous jurons à la légère, nous nous parjurons, nous ravissons le bien d’autrui, nous prêtons à usure, nous négligeons la continence, nous nous dispensons des règles prescrites a la prière, nous transgressons la plus grande partie des commandements, il n’est rien que nous ne tentions pour amasser de l’argent ; nous n’y épargnons ni notre corps, ni notre santé. Celui qui aime l’argent, l’avare, fera toutes sortes de maux à son prochain, et il s’en fera à lui-même. Facilement il se mettra en colère, il dira des injures, il appellera son frère fou, il jurera, il se parjurera ; il n’observera ni règles ni mesure, il ne gardera même pas les préceptes, de l’ancienne loi ; celui, qui aime l’or mimera point son prochain. Et cependant, pour acquérir le royaume des cieux, il faut que nous aimions même nos ennemis. Si donc pour entrer dans ce royaume, il ne nous suffit pas de garder les anciens préceptes, s’il faut que notre justice soit plus abondante que celle des Juifs (Mt. 5,20) ; nous qui violons, et nos commandements et les anciens, quelle excuse aurons-nous, sur quoi nous justifierons-nous ? Celui qui aime l’argent, non seulement n’aimera point ses ennemis, mais encore il traitera ses amis comme ses ennemis.
4. Et que dis-je ; ses amis ? Souvent l’avare méconnaît et méprisé jusqu’aux droits de la nature ; la parenté, les liens du sang, il n’en connaît point ; l’amitié, il l’oublie ; l’âge, il ne le respecte point ; l’ami, il n’en a point ; mais il est ennemi de tout le monde, et principalement de soi ; non seulement parce qu’il perd son âme, mais encore parce qu’il est son propre bourreau, qu’il se livre à mille inquiétudes, à mille peines, à mille afflictions. Il entreprendra de longs voyages, il s’exposera aux périls, aux embûches, à tout, pour fomenter et accroître son mal, pour avoir à compter beaucoup d’or et d’argent. Est-il rien de pire, est-il une : plus cruelle maladie ? Il se prive de boire et de manger, il se prive de tous ces plaisirs et de toutes ces voluptés pour lesquelles les hommes ont coutume de commettre tant d’excès et de péchés ; et il se prive encore de la gloire et de l’honneur. En effet, l’avare tient presque tous les hommes pour suspects, il est environné d’un nombre considérable d’accusateurs, d’envieux, de calomniateurs, et de gens qui lui dressent des embûches. Ceux qu’il maltraite injustement le haïssent pour le tort et le mal qu’il leur a fait ; ceux qui n’ont pas à se plaindre de lui craignent de devenir ses victimes à leur tour et touchés de compassion pour ceux qu’il a endommagés et ruinés, ils entrent dans leurs plaintes et leurs querelles. Les grands, ceux qui lui sont supérieurs en puissance, et parce qu’ils ont pitié des petits, et parce qu’ils lui portent envie, le haïssent et lui font la guerre. Et pourquoi parler des hommes ? quelle espérance, quelle consolation, quelle ressource peut rester à celui qui s’attire l’inimitié et la colère de Dieu ?
De plus, celui qui aime l’argent né pourra jamais se résoudre à s’en servir ; il en sera le gardien et l’esclave, et non le maître. S’étudiant à en amasser toujours davantage, il craindra de sacrifier la plus petite somme ; il se refusera : la moindre dépense, et il sera le plus pauvre de tous les pauvres ; car rien ne saurait arrêter sa cupidité. Mais l’argent n’est point fait pour être gardé dans un coffre, il est fait pour que l’on s’en serve. Si, pour lé cacher aux autres, nous l’enfouissons en terre, est-il rien de plus misérable que nous, qui courons de côté et d’autre pour amasser cet argent, afin de l’enfermer ensuite et de le soustraire à l’usage commun ? Mais il y a encore une autre grande maladie qui ne cède point à celle-là. Si ces hommes enfouissent leur argent dans la terre, il en est d’autres qui l’engloutissent dans leur ventre, dans la bonne chère, dans l’ivrognerie et se préparent un double châtiment par l’injustice mêlée à la débauche. Les uns mangent leurs biens avec les parasites et avec les flatteurs ; les autres le dissipent au jeu et avec les femmes de mauvaise vie ; d’autres en de semblables dépenses ; par là, s’étant une fois écartés du droit chemin, et ayant abandonné la voie qui mène au ciel, ils s’ouvrent mille portes qui les conduisent dans l’enfer. Et cependant celui qui y entre, dans cette voie qui mène au ciel, ne se procure pas seulement un plus grand bien, mais encore de plus grands plaisirs que les autres. Car celui qui donne son bien aux femmes débauchées se rend ridicule et infâme, il s’attire bien des guerres et jouit d’un plaisir fort court ; ou plutôt il n’en jouit même pas, de ce court plaisir, puisque quelque argent qu’il leur donne, elles n’en auront aucune reconnaissance. « Car la maison étrangère est comme un tonneau percé ». (Prov. 23,27 ; 30, 16) De plus, les femmes de cette espèce ont l’humeur insupportable, et Salomon a comparé leur amour à l’enfer (Cant. 8,6) ; elles ne laissent ni paix ni repos à leurs amants, qu’elles ne les voient entièrement ruinés. Et alors même elles ne cessent point encore de les tourmenter, elles cherchent à leur arracher le peu qui leur reste, et quand elles les ont réduit à la plus extrême indigence, elles les insultent, en font des objets de risée, et les accablent de tant de maux, qu’on ne saurait en donner une idée.
Mais l’homme qui veut faire son salut goûte d’autres plaisirs ; il n’est point inquiété par des rivaux. Tous, au contraire, tous se réjouissent de sa félicité ; non seulement ceux qu’il oblige, mais encore tous ceux qui le voient. Il n’est agité d’aucune passion : ni la colère, ni la tristesse, ni la honte ne viennent assaillir son âme : grande est la satisfaction de sa conscience ; grand son espoir dans les biens futurs ; sa gloire est éclatante, et plus grand encore l’appui que lui prête la bienveillance du Seigneur. Il ne craint nul piège, nul précipice, il n’a nulle défiance ; mais il est dans un port tranquille et assuré, où il respire un air doux et serein. Pesons donc, et considérons toutes ces choses, mes chers frères, comparons ces différents plaisirs l’un avec l’autre, et choisissons le genre de félicité qui vaut le mieux, afin que nous obtenions les biens futurs, parla grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE LXXXVIII.[modifier]


APRÈS DONC QU’ILS EURENT DÎNÉ, JÉSUS DIT À SIMON PIERRE : SIMON, FILS DE JEAN, N’AIMEZ-VOUS PLUS QUE NE FONT CEUX-CI ? IL LUI RÉPONDIT : OUI, SEIGNEUR, TOUS SAVEZ QUE JE VOUS AIME. (VERS. 15, JUSQU’À LA FIN)

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Pierre, la langue et le chef des apôtres. – Pierre plus modeste et plus circonspect après sa chute. – Pierre, docteur de tout le monde.
  • 2. Combien saint Jean était éloigné du faste.
  • 3. Fruit qu’on retire de l’étude et de la méditation de la parole de Dieu. – Les sollicitudes de ce siècle, les biens de ce monde sont des épines qui piquent de tous côtés. – Les biens spirituels réjouissent la vue. – Avant les récompenses éternelles, on reçoit dès ici-bas le fruit de ses bonnes œuvres ; il en est de même des mauvaises œuvres : outre l’enfer, elles causent en cette vie un bourrellement de conscience. – Suite et effets du péché : il est affreux, il est un fardeau plus pesant que le plomb. – Pénitence d’Achab : l’imiter, pour obtenir le pardon de ses péchés. – L’avarice détruit le bien que l’aumône a produit : si l’un fait tomber, l’autre relève : on sortira de ce combat corrompu et brisé. – Se décharger de tout ce qui embarrasse. – Fruit des bonnes œuvres.


1. Il y a bien des moyens propres à nous mettre en crédit auprès de Dieu, et à nous rendre illustres et agréables à ses yeux. Mais c’est la sollicitude à l’égard du prochain qui l’emporte sur tout, et qui nous attire le plus sûrement la bienveillance et la protection du Seigneur ; c’est là aussi ce que le Christ exige de Pierre, car, après le dîner, « Jésus dit à Simon Pierre : Simon, fils de Jean m’aimez-vous plus que ne font ceux-ci ? Il lui répondit : Oui, Seigneur, vous savez que je vous aime. Jésus lui dit : Paissez mes agneaux ». Et pourquoi Jésus-Christ, laissant là les autres apôtres, parle-t-il à Pierre seul de ce soin et de cet amour ? Entre les apôtres, Pierre était le plus grand et le plus éminent ; il était la langue et le chef du collège : c’est pour cela que Paul le fut voir préférablement aux autres. En même temps, Jésus-Christ voulait rassurer Pierre, et lui montrer que la souillure de son renoncement était effacée : c’est pourquoi il lui confie le gouvernement de ses frères, et il ne lui rappelle, il ne lui reproche point son renoncement, mais il lui dit : Si vous m’aimez, recevez le gouvernement de vos frères : montrez maintenant l’ardent amour que vous avez toujours fait paraître, et dont vous vous glorifiiez ; la vie que vous vouliez donner pour moi, donnez-la pour mes brebis. Le Seigneur ayant donc interrogé Pierre par deux fois, Pierre prit pour témoin celui-là même qui connaît ce qu’il y a de plus caché dans le cœur ; mais, comme il s’entend interroger encore une troisième fois, il en est troublé, le souvenir de ce qui s’était passé auparavant, l’ayant rendu plus timide et plus circonspect : car alors il avait répondu d’un ton ferme et assuré, ce qui ne l’avait pas préservé de la chute : il s’en rapporte à Jésus-Christ même, en lui disant : « Vous savez toutes choses (17) », c’est-à-dire, le présent et l’avenir. Remarquez-vous, mes frères, combien Pierre est changé, combien il est plus circonspect et plus modeste ? Il n’a plus cette arrogance qu’il avait auparavant, vous ne l’entendez plus contredire : ces interrogations réitérées le troublent. Est-ce que par hasard, dit-il en lui-même, je croirais aimer sans aimer réellement ? En serait – il de même qu’auparavant ? j’avais une bonne opinion de moi, j’ai répondu avec beaucoup d’assurance et de fermeté, et ensuite j’ai succombé. Le Seigneur interroge Pierre trois fois, trois fois il lui fait le même commandement, pour montrer combien il fait cas du soin des brebis, et que ce soin est le plus grand témoignage d’amour qu’on lui puisse donner.
Le Sauveur parlant à son disciple de l’amour du à lui-même, lui prédit le martyre qu’il devait souffrir : il lui déclare qu’il ne l’a pas interrogé trois fois par défiance, et qu’il se croit véritablement aimé de lui : et ensuite, pour lui donner un exemple du vrai et sincère amour, et nous enseigner de quelle manière nous devons l’aimer, il dit : « Lorsque vous alliez plus jeune ; vous vous ceigniez vous-même, et vous alliez où vous vouliez ; mais lorsque vous serez vieux, d’autres vous ceindront et vous mèneront où vous ne voulez pas (18) ». Mais c’est là ce que Pierre demandait et ce qu’il désirait. Voilà aussi pourquoi Jésus-Christ lui déclare ouvertement qu’il donnera sa vie pour son Maître. Comme il avait souvent dit : « Je donnerai ma vie pour vous » (Jn. 13,37), et : « Quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous renoncerai point » (Mt. 26,35), le Sauveur lui accorda ce qu’il désirait.
Que signifient donc ces paroles : « Où vous ne voulez pas ? » Elles font allusion à l’instinct de la nature, aux attaches de la chair, à la répugnance qu’éprouve l’âme à se séparer du corps. Si donc la volonté de Pierre était ferme et consolante, la nature en lui était faible. C’est que personne ne quitte son corps sans douleur et sans peine, Dieu, comme je l’ai dit, l’ayant ainsi sagement ordonné pour notre utilité, de peur qu’on ne se tuât soi-même. Si, malgré cette admirable disposition de la divine Providence, le diable a pu pousser bien des hommes à se donner la mort, à se jeter dans des gouffres et des précipices ; sans ce désir de la vie, cet amour et cette attache que l’âme a naturellement pour son corps, plusieurs, pour la moindre affliction, mettraient fin à leurs jours. Cette parole donc : « Où vous ne voulez pas », marque l’instinct de la nature.
Mais pourquoi le Seigneur ayant dit : « Lorsque vous étiez jeune », a-t-il ajouté : « Mais lorsque vous serez vieux ? » Ces paroles montrent, ce que nous savons d’ailleurs, que Pierre n’était alors ni jeune ni vieux, mais homme fait. Pourquoi lui a-t-il rappelé sa vie passée ? Pour lui montrer quelles avaient été ses premières dispositions. Car, dit-il, quant aux choses du monde, un jeune homme est utile, un vieillard est inutile, mais quant à moi et à mon service, il n’en est pas ainsi dans la vieillesse, la force est plus grande, la valeur plus éclatante, l’âge n’y met aucun obstacle. Au reste, le Sauveur a parlé de la sorte à Pierre et lui a marqué sa mort, non pour l’effrayer, mais pour l’encourager. Il connaissait son amour, et qu’il se porterait de bon cœur à la mort ; mais en même temps, il lui déclare de quelle manière il mourra. Pierre désirant continuellement de s’exposer au péril et de donner sa vie pour Jésus-Christ, le Sauveur lui dit : ayez confiance, je remplirai votre désir de manière que la mort que vous n’avez point soufferte étant jeune, vous la souffrirez lorsque vous serez vieux.
L’évangéliste ensuite, pour réveiller l’auditeur et le rendre plus attentif, a ajouté « Or, il disait cela pour marquer par quelle mort il devait glorifier Dieu (19) ». Il n’a point dit : Il devait mourir, mais : « Il devait glorifier Dieu », afin de vous apprendre que de souffrir pour Jésus-Christ, c’est une gloire et un honneur. « Et après « avoir ainsi parlé, il lui dit : Suivez-moi ». Par ces paroles, saint Jean fait connaître que le Sauveur avait un grand soin de Pierre, et un grand amour pour lui. Que si quelqu’un dit : Pourquoi donc saint Jacques a-t-il été élevé sur la chaire de Jérusalem ? Je répondrai que si Pierre ne fut point élevé sur cette chaire, c’est que Jésus-Christ l’établit pour être le docteur de tout le monde. « Pierre s’étant retourné, vit venir après lui le disciple que Jésus aimait, qui, pendant la cène, s’était reposé sur son sein (20) », et dit à Jésus : « Et celui-ci, Seigneur, que deviendra-t-il (21) ? »
2. Pour quelle raison l’évangéliste rappelle-t-il qu’il s’était reposé sur le sein du Seigneur ? Ce n’est pas sans sujet, c’est pour montrer combien était grande la confiance que Pierre, après son renoncement, avait en son Maître. Car c’est Pierre, celui-là même qui n’osait alors interroger, et qui faisait signe à un autre de le faire pour lui, qui reçoit alors le gouvernement de ses frères, et qui non seulement ne confie plus ses intérêts à un autre, mais qui même interroge son Maître sur le sort d’autrui. Jean reste dans le silence ; lui il parle, il interroge. Enfin, l’évangéliste fait aussi connaître l’amour que Pierre avait pour lui, car Pierre aimait beaucoup Jean comme la suite de l’histoire le fait voir : et cette étroite amitié se montre à découvert et dans tout l’Évangile, et dans les actes des Apôtres.
Comme donc le Seigneur avait annoncé de grandes choses à Pierre, comme il lui avait confié le gouvernement du monde, lui avait prédit le martyre qu’il devait souffrir, lui avait donné : de plus grands témoignages d’amour qu’à ses autres disciples, Pierre désirant de faire participer Jean à toutes ces grâces, dit : « Et celui-ci, Seigneur, que deviendra-t-il ? » Ne marchera-t-il pas dans la même voie que nous ? Et de même que dans le temps qu’il n’osait interroger, il avait engagé Jean à le faire pour lui, ainsi maintenant il lui rend la pareille ; et, pensant bien que ce disciple aurait voulu demander à son Maître ce qu’il deviendrait et qu’il ne l’osait pas, il le demande lui-même. Que répondit dons Jésus-Christ ? « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que vous importe (22) ? » Pierre faisait cette demande par le grand amour qu’il avait pour Jean et parce qu’il souhaitait de ne point se séparer de lui ; et Jésus-Christ, pour lui faire connaître que quelque grand que fût son amour pour son confrère, il ne pouvait pas néanmoins atteindre au sien, lui répond : « Si je veux[87] qu’il demeure, que vous importé ? » Par là le Seigneur nous apprend que nous ne devons nous inquiéter, ni curieusement chercher à pénétrer au-delà de ce qu’il lui plaît de nous découvrir. Il fit donc cette réponse à Pierre pour réprimer son feu, parce qu’il était toujours ardent, toujours prêt à faire de semblables questions ; et pour nous montrer aussi que nous ne devons point tant interroger, ni tenter de connaître ses desseins et de les approfondir.
« Il courut sur cela un bruit parmi les frères », c’est-à-dire, parmi les disciples, « que celui-ci ne mourrait point. Jésus, néanmoins, n’avait pas dit : Il ne mourra point, mais : si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que vous importe (23) ? » Ne pensez pas, dit le Seigneur, que je veuille disposer de vous tous d’une même manière ; il avait en vue, en disant cela, leur attachement mutuel. Comme ils devaient bientôt être chargés du soin de toute la terre, il ne fallait pas qu’ils s’attachassent ainsi les uns aux autres, ce qui aurait été très-préjudiciable au monde. C’est pourquoi le Sauveur dit à Pierre : Je vous ai confié une grande charge, donnez-y tous vos soins, remplissez-en les devoirs, combattez, luttez. Et que vous importe, si je veux que Jean demeure ? Pour vous, attachez-vous à ce qui vous regarde, et appliquez-y toute votre attention. Considérez ici, je vous prie, mes frères, combien l’évangéliste est exempt de vanité. Après avoir rapporté l’opinion des disciples, il la corrige, comme s’ils n’avaient point compris les paroles de Jésus-Christ, et dit. « Jésus, néanmoins, n’avait pas dit : Il ne mourra point, mais : si je veux qu’il demeure ».
« C’est ce même disciple qui rend témoignage de ces choses et qui a écrit ceci, et nous savons que son témoignage est véritable (24) ». Pourquoi Jean se sert-il lui seul de termes dont aucun, autre évangéliste ne s’est servi, et parle-t-il avec cette fermeté et cette assurance ? Pourquoi se rend-il un second témoignage à lui-même ? Pourquoi paraît-il vouloir d’abord prévenir ses auditeurs ? Pour quelle raison en use-t-il de la sorte ? On rapporte que cet évangéliste a écrit le dernier son évangile, induit à cela par une impulsion divine : c’est pour cette raison qu’il fait souvent mention de son amour, insinuant par là le motif qui l’a porté à écrire ; et il répète souvent la même chose pour rendre son histoire digne de foi, et montrer qu’il ne s’est porté à l’écrire que par l’effet d’une impulsion d’en haut. Je sais, dit-il, je sais que les choses que Jean a écrites, sont véritables : Que si bien des gens n’y croient point, voici une preuve qui doit les convaincre. Laquelle ? Ce que je dis ensuite.
« Jésus a fait encore beaucoup de choses, et si on les rapportait en détail, je ne crois pas que le monde même pût contenir les livres qu’on en écrirait (25) ». De là, il résulte évidemment que je n’ai point écrit par flatterie. Moi qui, dans un sujet riche et abondant, où il y a une multitude de choses à dire, n’en rapporte même pas autant que ceux qui ont écrit les premiers, et omets la plupart des événements pour raconter de préférence comment les Juifs ont dressé des embûches à Jésus, lui ont jeté des pierres, l’ont haï, chargé d’injures et d’outrages, appelé possédé du démon et séducteur : moi, dis-je, qui ai publié toutes ces choses, je ne puis être accusé d’avoir écrit mon histoire par flatterie. En effet, pour être historien complaisant, il aurait fallu s’y prendre tout autrement ; à savoir : cacher tous les sujets de honte et ne rapporter que les faits illustres et glorieux.
L’évangéliste ayant donc écrit ce qu’il savait sûrement et exactement, ne refuse et ne craint pas de produire aussi son témoignage, comme pour nous inviter à vérifier en détail tout ce qu’il raconte. C’est notre coutume, à nous aussi, d’appuyer de notre témoignage une assertion dont nous sommes parfaitement sûrs. Or, si nous en lisons de la sorte, à plus forte raison saint Jean a-t-il pu le faire de même, lui qui écrivait par l’inspiration du Saint-Esprit, et c’est ce qu’ont fait aussi les autres apôtres lorsqu’ils prêchaient, disant : « Nous sommes nous-mêmes les témoins de ce que nous vous disons, et le Saint-Esprit que Dieu a donné à tous ceux qui lui obéissent l’est aussi » (Act. 5,32) avec nous. Saint Jean dis-je, a pu donner son témoignage, lui qui était présent à tout, qui n’avait point quitté Jésus, même sur la croix, et à qui le divin Sauveur avait recommandé sa mère. Toutes ces choses sont autant de marques de l’amour de Jésus pour son disciple, et des témoignages sûrs de l’exacte connaissance qu’avait celui-ci de tout ce qu’il a écrit.
Que si cet évangéliste attribue à Jésus de si nombreux miracles, n’en soyez pas surpris, mais, pensant à l’ineffable vertu de celui qui les opérait, recevez avec foi ce que dit l’historien sacré. Et certes, autant il nous est facile de parler, autant et beaucoup plus encore il était facile à Jésus de faire ce qu’il voulait, car il n’avait qu’à vouloir, et l’effet aussitôt suivait sa volonté[88].
3. Méditons donc, mes chers frères, méditons soigneusement ces divines paroles ; ne cessons point d’en faire notre étude, travaillons à en acquérir l’intelligence. Le fréquent usage que nous en ferons ne sera point perdu pour nous ; par là, nous pourrons corriger nos mœurs, purifier notre vie, et arracher les épines qui étouffent la divine semence. Car ce sont de vraies épines que le péché et les sollicitudes de ce siècle, qui sont si stériles et si douloureuses. Et comme les épines, par quelque côté qu’on les prenne, piquent celui qui les saisit ; de même les choses de ce siècle, de quelque manière qu’on y touche, nuisent et font du tort à celui qui les prend et les serre dans ses mains. Mais il n’en est pas ainsi des biens spirituels : semblables à une pierre précieuse, de quelque côté qu’on les tourne et qu’on les regarde, ils réjouissent la vue.
Donnons-en un exemple : quelqu’un a fait l’aumône, non seulement il s’entretient de l’espérance des biens futurs, mais encore jouit des biens de cette vie, toujours plein de confiance et d’assurance dans toutes ses actions. Les mauvais désirs de la concupiscence ont perdu tout empire sur lui : avant même d’être mis en possession du royaume éternel, dès ce monde il recueille le fruit de son aumône, dans le bien qu’on dit de lui, dans les louanges qu’on lui donne, et surtout dans le bon témoignage que lui rend sa propre conscience. Et il en est ainsi de toutes les autres bonnes œuvres ; au contraire, les mauvaises, avant de nous précipiter dans l’enfer, font le supplice de notre conscience. Si, lorsque vous avez péché, vous pensez à l’avenir, encore que personne ne punisse votre faute, vous êtes dans des alarmes et des frayeurs perpétuelles ; si vous pensez au présent, vous ne voyez que des ennemis : mille soupçons vous agitent, vous vivez dans la défiance, et vous n’osez plus regarder en face ceux qui vous ont fait du mal : que dis-je ? ceux mêmes qui ne vous en ont pas fait. Vous n’avez pas tant de plaisir à voir les hommes que de chagrin et de peine : au dedans, les reproches et les cris de la conscience ; au-dehors, les hommes qui vous condamnent : la colère d’un Dieu, un enfer ouvert, prêt à vous engloutir : ces pensées ne vous laissent aucun repos.
Oui, c’est un lourd, un lourd et incommode fardeau que le péché : le plomb même est moins fatigant à porter. Celui que sa conscience accuse, quelque endurci qu’il soit, ne peut pas même lever les yeux. Ainsi Achab, ce prince impie (1R. 21,27), pour avoir senti l’amertume et le poids du crime, marchait la tête baissée, extrêmement contrit et humilié ; voilà pourquoi il se couvrait d’un sac et versait des torrents de larmes. Si nous faisons de même, si nous pleurons comme lui, comme Zachée nous nous dépouillerons de nos injustices et de nos péchés, nous en obtiendrons le pardon. Comme c’est en vain qu’on applique des remèdes aux tumeurs et aux fistules, si l’on n’arrête l’épanchement de l’humeur, qui cause la plaie et l’augmente tous les jours ; nous, de même, si nous n’écartons pas nos mains de l’avarice, si nous n’arrêtons pas le cours de cette cruelle maladie, quand bien même nous ferions l’aumône, tous nos efforts demeureront inutiles : parce que l’avarice étouffe et détruit tout le bien que l’aumône a produit, et fait à l’âme une blessure plus grande et plus dangereuse que la première.
Mettons fin d’abord à nos rapines, et alors nous ferons l’aumône. Si nous nous jetons nous-mêmes dans les précipices, comment pourrons-nous ensuite nous en tirer ? Si nous sommes sur le point de tomber, et que d’un côté quelqu’un nous retienne (telle est la vertu de l’aumône), tandis qu’un autre bras nous entraînera dans l’abîme, quelle sera l’issue de ce combat ? Que nous serons déchirés et mis en pièces. Pour éviter un pareil malheur, et de peur que le poids de l’avarice, en nous entraînant dans le gouffre, ne réduise l’aumône à nous abandonner, déchargeons-nous de tout ce qui nous peut embarrasser, afin que, parvenus à la perfection par les bonnes œuvres et la fuite du mal, nous obtenions les biens éternels, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, appartiennent la gloire, l’honneur, l’empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. FIN DU COMMENTAIRE SUR L’ÉVANGILE DE SAINTJEAN.

  1. Le texte grec et saint Chrysostome lisent ainsi.
  2. « Impies » ou « pestilentiels » ; la Vulgate dit « de Bélial », ce qui emporte le même sens.
  3. Il a parlé de la sorte en saint Jean chap. 5, vers. 31, où le Sauveur, parlant selon l’esprit et l’opinion des Juifs, dit : Si je rends témoignage de moi, mon témoignage n’est pas véritable.
  4. C. à d. par des sacrifices et vos cérémonies légales.
  5. Alors, c à d dans ce temps futur.
  6. Voyez de chap. VIII de saint Paul, de la première aux Corinthiens, il est aisé d’en faire l’application.
  7. L’Agonothète, titre d’un magistrat qu’on choisissait chez les Grecs pour présider aux jeux sacrés : il en faisait la dépense, il déclarait aussi vainqueurs ceux qui l’avaient mérité, et leur distribuait les prix proposés dans ses jeux.
  8. Un seul homme qui fait la volonté de Dieu, vaut mieux qu’une multitude de prévaricateurs. Le saint Docteur fait sans doute allusion à ce passage de l’Ecclésiastique : « Un vaut mieux que mille », auquel il ajoute en plusieurs endroits où il le cite, le mot : δίχαιος, unus justus ; un seul homme juste, comme on peut le voir dans la vingt-quatrième et la trente-neuvième homélie sur la Genèse. Nous remarquons que la bible de Complute a suivi la même leçon. Et ce même sens se trouve aussi dans notre Vulgate, qui dit : Un seul enfant qui craint Dieu, vaut mieux que mille qui sont méchants. Melior est unus timens Deum, quam mille filii impii. Loc cit. (Sir. 16,3, selon les Septante)
  9. C-à-d ils ont été justifiés par la foi en Jésus-Christ, et non par les œuvres de la Loi.
  10. De Perse : saint Chrysostome nomme souvent la Perse pour la Babylonie et l’Assyrie.
  11. Esther, etc.
  12. « Jésus a fait et enseigné ». Voilà l’abrégé de tout l’Évangile : il fait faire avant d’enseigner. Il faut que les œuvres ne démentent pas les paroles.
  13. Ménade, bacchante, femme en fureur qui, chez les païens, célébrait les fêtes de Bacchus. On appelle aussi Ménade, une femme emportée et furieuse, qui ne garde aucune mesure, etc.
  14. Ceux qui meurent, dit Grégoire de Nazianze, ne font que prendre les devants. (Orat. 19)
  15. C-à-d de cette vie présente.
  16. C-à-d par les mains des ministres de l’Église.
  17. Que nous sommes philosophes, c’est-à-dire, que nous sommes véritablement chrétiens : Que nous suivons les, principes et les lumières de l’Évangile, de la sagesse, de la droite raison, etc.
  18. Ne recevez point de présents, dit Moïse, parce qu’ils aveuglent les yeux des plus clairvoyants, et qu’ils renversent les paroles cite justes mêmes.
  19. Je n’ai point trouvé ce passage dans Nahum , ni dans les Septante, ni dans la Vulgate. Nahum dit : « Malheur, à toi, ville de sang, qui est toute pleine de fourberie ! » Je lis dans Habacuc quelque chose de plus approchant : « Malheur à celui qui ravit sans cesse, ce qui ne lui appartient point ! » Et « Malheur à celui qui bâtit une ville du sang des hommes, et qui la fonda sur l’iniquité ! »
  20. On lit autrement ce passage, et dans le texte grec et dans le latin. Saint Chrysostome l’a apparemment lu de même dans son manuscrit, ou bien il l’a voulu accommoder à son sujet. Nos deux textes, le grec, et le latin disent : « C’est vous qui rites toujours demeurés fermes avec moi dans mes tentations ».
  21. Autrement : Lazare était un de ceux qui furent à table avec lui.
  22. Le mot : ἐνταφιασμος, que je lis dans mon texte ; ou le verbe ενταφιαζειν, qui est dans de Nouveau Testament grec, signifient préparer un corps pour l’ensevelir : « Marie a fait cette action pour prévenir ma sépulture », pour préparer mon corps à la sépulture, pour lui rendre les derniers devoirs : ou encore, pour faire mes funérailles.
  23. « Ne savaient pas », ce sont les paroles de mon texte ; pour dire selon le texte du Nouveau Testament, il faudrait : « Ils ne firent point d’abord attention : ils ne conçurent pas d’abord ».
  24. « Leur », aux sénateurs. Le texte grec et celui de mon auteur l’insinue ainsi. Notre Vulgate dit : « Les pharisiens dirent entre eux : Vous voyez que nous ne gagnons rien ».
  25. Nous devons tous comparaître devant le Tribunal de Jésus-Christ, dit saint Paul, afin que chacun reçoive ce qui est dû aux bonnes ou aux mauvaises actions qu’il aura faites, pendant qu’il était revêtu de son corps.
  26. Parce que le diable n’a droit que sur les pécheurs.
  27. Selon la plupart des auteurs, ces paroles sont de Ménandre, quoique Socrate l’historien et Nicéphore les donnent à Euripide. Saint Paul a quelquefois cité les auteurs profanes. Saint Cyprien a dit de même : Les mauvais entretiens corrompent les bonnes inclinations ». ( De Testim. 53, chap. 95)
  28. Savoir : que l’âme est spirituelle et immortelle.
  29. « Ce n’est point à moi à donner », le mot « à vous », n’est ni dans saint Chrysostome, ni dans le grec.
  30. Auparavant : Dans son baptême, le Père fit entendre cette voix du ciel : C’est mon Fils bien-aimé, dans lequel j’ai mis toute mon affection.
  31. « Dans l’enfer ». C’est ce que porte mon texte.
  32. « Tous les hommes ». Le texte grec et mon auteur lisent de même. La Vulgate dit. « Tout ».
  33. La passion pour le bien, dit saint Paul, est la racine de tous les maux, et quelques-uns en étant possédés, se sont égarés de la foi, et se sont embarrassés en une infinité d’afflictions et de peines. (1Tim. 6,10)
  34. « N’est point puni » Je lis ici avec Savil : οὐ χολαζεται non puniri, n’est point puni, et je m’écarte un peu de mon texte, parce qu’en lisant sans la négation οὐ, il n’y a ni suite ni sens dans ce que dit ici saint Chrysostome : 1° Il n’y a point de suite, parce que χολαζεται, « est puni », ne peut se lier avec ces paroles qui précèdent immédiatement : Je ne suis pas venu pour juger le monde ». – 2° Il n’y a ni sens ni raison, parce que si ceux qui ne croient pas sont punis, ce n’est pas sûrement là de quoi devenir plus paresseux et plus lâches et encore la menace d’un jugement redoutable, et le verset suivant deviennent fort inutiles. Mais en admettant la négation, le sens est clair et naturel. Il faut donc la recevoir comme en conviendront facilement ceux qui voudront bien jeter les yeux sur cet endroit de mon texte, etc.
  35. C’est ainsi que lisent les Septante, et par conséquent aussi saint Chrysostome. La Vulgate dit : « Le Seigneur m’a donné une langue savante, afin que je puisse soutenir par la parole celui qui est abattu », etc.
  36. Dans la traduction de ce passage je suis la force du terme grec.
  37. « Disputons ». Saint Chrysostome, saint Cyprien, et quelques autres Pères lisent de même : Disputemus, disputons, plaidons, c’est-à-dire : « Voyons qui de nous aura tort ». L’hébreu et les Septante lisent : « Accusons-nous l’un l’autre ». Notre Vulgate dit : « Accusez-moi » : c’est-à-dire, accusez-moi d’injustice, si je vous punis, lorsque vous vivrez dans la justice et dans l’innocence.
  38. Lorsque le méchant est parvenu au plus profond des péchés, dit la sage, il méprise tout, mais l’ignominie et l’opprobre le suivent. (Prov. 18)
  39. Car celui qui néglige les petites choses, tombe peu à peu. (Sir. 19,1) Une âme attachée à Jésus-Christ, dit saint Jérôme, est attentive et aux plus grandes et aux plus petites choses, sachant qu’il lui faudra rendre compte même d’une parole oiseuse. Ad Heliodor.
  40. Le Christ : on lit ce mot dans le Nouveau Testament grec, dans mon Auteur et dans quelques manuscrits.
  41. Ne vous laissez point vaincre par le mal, dit l’Apôtre, mais travailla à vaincre le mal par le bien. (Rom. 41,21)
  42. C-à-d. il eut de l’horreur pour, l’action que Judas méditait, et fut en même temps ému, envisageant sa mort qui n’était pas éloignée. Jésus se troubla à la vue de sa mort, et à la présence de Judas mais ce trouble fut volontaire, de même que celui qu’il excita dans lui-même à l’approche du tombeau de Lazare, et ensuite dans le jardin des Oliviers.
  43. Saint Chrysostome, saint Jérôme, Théophilacte ; et plusieurs autres, ont cru que lorsque saint Jean dit : « Un autre disciple, qui était connu du grand-prêtre », il parle de soi, et que, par conséquent, il veut dire qu’il entra avec le Sauveur dans la maison du grand-prêtre. Plusieurs commentateurs en doutent, et combattent ce sentiment. Il serait trop long de rapporter les raisons de part et d’autre, et de les discuter. Ce qu’on peut dire de plus juste sur ces sortes de questions douteuses, sur lesquelles on a peu de lumières, c’est ce que dit saint Augustin, qu’« on ne doit pas témérairement prononcer sur une chose dont l’Écriture ne dit rien ». In Joan Tract. CXIII."
  44. Il est à observer que c’est ici une objection que se propose, en passant, notre saint Docteur, et à laquelle il ne répond que par rapport à la vue et au dessein qu’il avait d’exhorter ses auditeurs d’être attentifs et soigneux à faire l’aumône, et il le fait par ces paroles : « C’est pour vous apprendre, etc. » L’éditeur de saint Chrysostome dit que cet endroit est un peu obscur, et difficile à comprendre. – La supposition que je fais de l’objection qui se montre pour ainsi dire d’elle-même me parait l’éclaircir. J’ai seulement suppléé quelques mots qu’attirent nécessairement le sens et la suite du discours.
  45. La foi qui n’a point les œuvres, dit saint Jacques, est morte en elle-même. On pourra donc dire à celui-là : vous avez la foi, et moi j’ai les œuvres : montrez-moi votre foi, qui est sans œuvres, et moi je vous montrerai ma foi par mes œuvres. (Ch. 2,17, 18)
  46. Ce passage n’est pas tout à fait de même, ni dans les Septante ni dans la Vulgate. Saint Chrysostome en a seulement pris le sens.
  47. « Mettant votre péché sur l’autel », parce que l’offrande que vous nous présentez pour être mise sur l’autel, et offerte à Dieu, est une offrande de rapine et de péché : offrir de pareilles hosties, c’est offrir à Dieu son péché ; quel sacrilège, quelle abomination !
  48. C’est-à-dire : Vous souillez les reliques des saints, vous déshonorez les saints, dont les reliques sont sur l’autel.
  49. « De vos travaux ». C’est la leçon des Septante et de mon texte. Aquila dit : « De votre perte, de votre malheur ». Et saint Jérôme l’a suivi. Symmaque traduit : « De votre injustice », ce qui vient à notre Vulgate, qui dit : « Vos mauvaises pensées ».
  50. « De propitiation ». C’est-à-dire, du sacrifice que vous offrez pour vous rendre Dieu propice.
  51. « Je mettrai vos péchés devant vos yeux ». Saint Chrysostome, Théodoret, et plusieurs bibles grecques et latines, lisent de même. Saint Jérôme, sur Isaïe, dit : « J’exposerai devant vos yeux tous vos crimes ». La Vulgate : « Je vous exposerai vous-même devant votre face ».
  52. Le Père n’agit pas séparément de moi, il ne fait pas une autre ouvre que celle que je fais : ce qu’il fait, je le fais ; ce que je fais, il le fait : Car Nous sommes une même chose.
  53. Je viens, texte grec. Le latin dit : Je viendrai.
  54. J’ai dit : Vous êtes des Dieux, et vous êtes tous enfants du Très-Haut. (Ps. 81,6)
  55. Ce passage est composé et de ce verset 29, chap. 14, et du verset 29 du chap. XIII.
  56. Si je n’avais de la confiance en vous, c’est-à-dire : Si je ne savais que mes œuvres vous ont fait connaître qui je suis.
  57. Comme principe du Fils. C’est là la seule raison et le seul endroit par lequel on peut dire le Père plus grand, ou plutôt, ou pas plus grand, mais Premier, comme chacun le voit visiblement. Le Père n’est pas par sa nature plus grand que son Fils, mais il est seulement Premier. Voilà le sentiment de saint Chrysostome, et ce qu’il veut nous faire entendre, dit ici le R. P. Dom Bernard de Montfaucon.
  58. Il n’a rien en moi : c’est-à-dire : Il n’a aucun droit sur moi, n’ayant droit que sur les pécheurs.
  59. Ceux mêmes qui servent Dieu ne sont pas stables, et il a trouvé du dérèglement jusque dans ses anges. (Job. 4,18)
  60. Chassé de la synagogue : C’est ce que nous appelons excommunié.
  61. Les Valentiniens, les Marcionites, et les autres gnostiques furent appelés Pneumatomaques, parce qu’ils combattaient la divinité du Saint-Esprit, qu’ils mettaient au nombre des créatures.
  62. « Conforme à ma doctrine », ou « qui ne vienne de ma part ». Etant comme mon envoyé et mon ambassadeur, l’interprète et l’exécuteur de mes volontés.
  63. Saint Paul dit de même : Nous savons que Jésus-Christ étant ressuscité d’entre les morts ne mourra plus et que la mort n’aura plus d’empire sue lui. Car, quant à ce qu’il est mort, il est mort seulement une fois pour le péché ; mais quant à la vie qu’il a maintenant, il vit pour Dieu. (Rom. 6,9-10)
  64. « Ce proverbe ». Le texte ajoute : « Étranger ». Je passe ce mot, il ne me paraît pas nécessaire, ni figurer ici. « Étrangers », parce qu’il vient de quelque auteur païen. Car les Pères grecs appellent « étrangers », les païens, et ce qui vient d’eux.
  65. Ce proverbe convient à ce que dit Erasme : « Connaissez les mœurs et les défauts de votre ami, mais ne le haïssez pas ; parce que, comme le remarque notre saint Docteur : “Nous ne sommes pas seulement frères ; mais aussi les membres les uns des autres, et un seul corps” ».
  66. « Dieu fait consister sa gloire ». (Act. 14,16) Le Seigneur, dit l’Écriture, n’a point cessé de rendre toujours témoignage de ce qu’il est, en faisant da bien aux hommes, en dispensant les pluies du ciel, et les saisons favorables pour les fruits, en nous donnant la nourriture avec abondance, et remplissant nos cœurs de joie.
  67. « Serais-je seul et Barnabé ? » La suite du discours de mon auteur, et l’application qu’il fait de ce passage, m’obligent de traduire ainsi littéralement. Il faut traduire : « Serions-nous les seuls, Barnabé et moi ? »
  68. Les Ariens abusaient de ces paroles du divin Sauveur : « Seul vrai Dieu » et « Que vous avez envoyé », pour l’exclure de la vraie divinité, prétendant que véritablement « il était Dieu et Fils de Dieu », mais non pas « vrai Dieu, ni vrai Fils de Dieu par nature », mais seulement par grâce et par adoption. C’est sur quoi le saint Docteur pousse ces hérétiques, leur faisant voir que si, selon eux, le mot : SEUL exclut Jésus-Christ de la vraie divinité et filiation du Père, il l’exclut aussi de toute divinité ; ce qui était contre leurs principes et leurs opinions. Il les réfute encore en disant que Jésus-Christ « est la vérité » : s’il n’est pas vrai Dieu, dit-il, il ne peut pas être la vérité s’il est la vérité, comme il l’est véritablement, il est donc vrai Dieu. \fp Quand Paul a dit : moi seul, et Barnabé, il n’a point exclu Barnabé ; car ce mot SEUL n’est pas employé à ce dessein, mais pour faire voir qu’il avait avec Barnabé le même privilégie que les autres apôtres : de même Jésus-Christ, en nommant le Père SEUL vrai Dieu, ne s’est point exclu de la divinité, mais il en a seulement exclu les faux dieux, vers lesquels il envoyait les apôtres, en les envoyant vers les gentils. Le Sauveur dit donc : Seul vrai Dieu, pour prémunir ses apôtres contre les idoles, ou contre les faux dieux.
  69. Ailleurs : dans ses premières Homélies, comme on peut le voir.
  70. L’ouvrage que vous m’avez donné à faire : c’est-à-dire, la prédication, dont vous m’aviez chargé pour faire connaître votre nom.
  71. Saint Chrysostome accommode ce passage à son sujet. Le voici tel qu’on le lit dans le texte sacré : Que si vous épousez une femme, vous ne péchez point : et si une fille se marie, elle ne pèche pas aussi. Mais ces personnes souffriront dans leur chair des afflictions et des peines. Or, je voudrais vous tes épargner. (1Cor. 7,28)
  72. « L’Ange du Grand Conseil ». (Is. 9,6) Cette dénomination et se trouve pas dans notre Vulgate, où on lit « un petit enfant ». Mais elle est dans les Septante de l’édition de Rome et de Complute. Celle-ci porte : « Il sera appelé Ange du Grand Conseils Admirable, Conseiller, Dieu fort, Puissant, Prince de paix, Père du siècle futur. » On lit les mêmes mots dans saint Irénée, Eusèbe, saint Ignace, Épître au peuple d’Antioche, et dans plusieurs anciens manuscrits des Septante, etc.
  73. Au nom du vrai Dieu ; ou bien : Au nom du vrai Dieu de vérité. C’est-à-dire, on ne prendra à témoin que le Dieu de vérité, on ne reconnaîtra que ce Dieu ; il n’y aura plus ce partage de culte qui faisait qu’on jurait au nom de Baal et de Melohem, aussi bien qu’au nom du Seigneur. Le Seigneur sera seul connu pour le vrai Dieu, etc.
  74. Dans ce raisonnement notre saint Docteur fait allusion à ces paroles du divin Sauveur que vient de rapporter notre évangéliste : « Tout ce qui est à moi est à vous ; et tout ce qui est à vous est à moi ». Par où Jésus-Christ établit et confirme l’égalité qui est entre le Père et le Fils. Mais, dit saint Chrysostome, ces paroles : Tout ce qui est, etc, ne peuvent point s’appliquer au Fils en tant qu’homme, mais seulement en tant que plus grand, c’est-à-dire, en tant que Dieu : car il n’y a personne qui ne sache que ce qui est au moindre, est aussi au plus grand, et qu’il n’en est pas ainsi du con traire, ou de ce qui est au plus grand. On dit du Christ-Dieu, qu’il est homme, qu’il a été crucifié, qu’il a souffert : mais on ne dira pas que le Christ-Homme soit égal au Père. Or, dans ces paroles : « Tout ce qui est à moi est à vous ; et tout ce qui est à vous est à moi, on voit une conversion des choses, une pleine communication et communauté, qui marque et désigne l’égalité du Fils et du Père. Je crois que c’est là le sentiment et la pensée de saint Chrysostome, quoiqu’il reste encore quelque difficulté dans les paroles du texte du saint Docteur, dit le Révérend Père Dom Bernard de Montfaucon.
  75. On trouve encore dans les cabinets des curieux de ces monnaies de plomb des anciens.
  76. Attachez-les à votre cou : c’est-à-dire, ayez-les toujours présentes : soyez toujours prête à exercer la charité.
  77. Jésus-Christ réfute l’hérésie de Sabellius, en disant qu’il est Venu avec le Père, par où il montre qu’il a son hypostase, qu’il est une personne distincte du l’ère ; ce que Sabellius confondait, soutenant que le Père, et le Fils, et le Saint-Esprit, n’était que la même personne sous ces différentes dénominations : et ne reconnaissant en Dieu qu’une seule personne, il réfute Arius, en disant qu’il demeure avec son Père : ce qui marque l’égalité des personnes, et la consubstantialité que cet hérésiarque combattait, etc.
  78. Les apôtres, en disant : « Où allez-vous » ? voulaient savoir quel était le but des paroles de Jésus-Christ. Et saint Chrysostome veut prouver ici que, quoique le Sauveur désire que les apôtres soient avec lui où il sera lui-même, et qu’il semble l’ignorer en faisant cette prière pour eux, néanmoins il ne l’a fait que pour leur donner un témoignage plus authentique de son amour, sans qu’on puisse inférer de cette prière, qu’il ait ignoré que ses apôtres seraient avec lui, et pendant cette vie, et dans les siècles à venir. \fp En un mot, Jésus-Christ prie pour ses apôtres. À l’occasion de cette prière, le saint Docteur apostrophe Jésus-Christ, et fait voir que les hérétiques ne peuvent point se prévaloir de cette prière pour nier la divinité de Jésus-Christ ; puisqu’elle ne peut prouver que le témoignage de son amour à leur égard, et non qu’il ait rien ignoré ; au lieu que les apôtres, en demandant « Où allez-vous ? » faisaient voir le désir qu’ils avaient de connaître ce que Jésus-Christ leur disait mais en même temps ils montraient leur ignorance ; ce qu’on ne peut dire de Jésus-Christ. Et le saint Docteur répond par là à cet argument implicite ; la prière de Jésus-Christ suppose de l’ignorance en lui ; car pourquoi prierait-il, s’il savait que Dieu le Père mettra ses apôtres avec lui ? Saint Chrysostome répond : Cette prière ne suppose aucune ignorance, mais elle marque seulement l’amour de Jésus-Christ pour ses apôtres, et qu’il leur parle humainement et selon leur portée, etc.
  79. J’ai traduit ce passage, partie de mon texte, partie sur celui des Septante.
  80. Un crime public : Les Romains distinguaient deux sortes de crimes : les crimes privés, qui ne regardaient que les particuliers, dont la poursuite n’était permise par les lois qu’à ceux qui y étaient intéressés ; et les crimes publics, dont la poursuite était permise à toutes sortes de personnes, quoique non intéressées.
  81. Dieu veut marquer par là qu’il traitera chacun selon ses œuvres.
  82. Sur ces paroles de Jésus-Christ : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? Marcion, les Montanistes, les Manichéens, les Valentiniens, et leurs sectateurs, soutenaient que la sainte Vierge n’était pas la mère de Jésus-Christ, et qu’il ne s’était pas véritablement incarné ; mais que tout ne s’était fait qu’en apparence, etc.
  83. C’est-à-dire, sur les trois heures après midi.
  84. Ces paroles du saint Docteur paraissent d’abord un peu obscures, mais la suite les éclaircit. On doit les entendre des ministres, et de la vertu, et de l’efficace des sacrements de Jésus-Christ. Nos sacrements ne requièrent que les dispositions de celui qui les reçoit ; ils opèrent par eux-mêmes et indépendamment de la pureté et de l’intention du ministre.
  85. “Fait tout”, au lieu de “font tout”. Cette expression est grande et très-remarquable : elle montre parfaitement bien l’unité de substance, de puissance, de vertu et d’autorité ; car ces trois sont une même chose, comme l’Écriture nous l’enseigne si formellement. (Jn. 10,30 ; 17,22 et 1Jn. 5,7)
  86. Dans les symboles de notre salut, c’est-à-dire, dans les signes, dans l’administration des sacrements.
  87. « Si je veux » C’est la leçon grecque confirmée par plusieurs manuscrits, et suivie de beaucoup de Pères et d’interprètes. La Vulgate dit : « Je veux qu’il demeure ainsi, etc. »
  88. Dieu dit que la lumière soit faite, et la lumière fut faite, etc il a parlé, et ces choses ont été faites ; il a commandé, et elles ont été créées. Il appelle ce qui n’est point, comme ce qui est.