Hadji Mourad et autres contes/Texte entier

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Hadji Mourad et autres contes
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Hadji Mourad et autres contesNelson (p. 1--).

Hadji Mourad
et autres Contes


Par
Léon Tolstoï
(Traduits par J.-W. Bienstock)



Paris
Nelson, Éditeurs
189, rue Saint-Jacques
Londres, Édimbourg et New-York


COLLECTION NELSON




Publiée sous la direction de

CHARLES SAROLEA,

Docteur ès lettres : Directeur de la Section

française à l’Université d’Édimbourg.

TABLE


HADJI MOURAD



POUR rentrer à la maison, j’avais pris par les champs. On était en plein milieu de l’été. Déjà l’herbe était fauchée et l’on se préparait à couper le seigle. À cette époque de l’année, il y a une merveilleuse variété de fleurs : celles rouges, blanches, parfumées, duvetées des trèfles ; les blanches marguerites au cœur jaune vif ; la campanule jaune, à l’odeur agréable et épicée ; avec leur senteur de miel, leur haute tige grimpante, les pois, violets et blancs ; les scabieuses jaunes, rouges, roses ; le plantain lilas, au duvet légèrement rosé, au subtil et agréable parfum ; les bluets bleu vif au soleil et quand ils sont récemment éclos, bleu rougeâtre le soir et quand ils sont à leur déclin ; et les fleurs fragiles, éphémères, à l’odeur d’amande, de la cuscute.

J’avais cueilli un gros bouquet de ces différentes fleurs et rentrais chez moi, quand je remarquai dans le fossé une magnifique bardane violette, en pleine floraison, une de ces bardanes qu’on appelle chez nous « tatare », que le faucheur coupe avec soin, et qu’on rejette du foin, pour ne pas se piquer les mains, si elle a été fauchée par hasard. Il me vint l’idée d’arracher cette bardane et de la mettre au milieu de mon bouquet. Je descendis dans le fossé, et, après avoir chassé un bourdon velu qui s’était accroché au milieu d’une fleur et s’y était endormi doucement, mollement, je me mis à arracher la plante. Mais c’était très difficile. Non seulement la tige piquait de tous côtés, même à travers le mouchoir dont j’avais entouré ma main, mais elle était si résistante que je luttai contre elle presque cinq minutes, la déchirant fibre par fibre. Quand enfin je l’eus détachée, la tige était tout en lambeaux, et la fleur ne paraissait déjà plus ni aussi fraîche ni aussi belle. Outre cela, à cause de sa rudesse, de sa raideur, elle n’allait pas du tout avec les fleurs délicates de mon bouquet. J’eus du regret d’avoir détruit en vain la fleur qui était si belle sur sa tige et la jetai. « Quelle énergie ! quelle vitalité ! » me dis-je, me rappelant les efforts déployés pour l’arracher. « Comme elle se défendait, et comme elle a chèrement vendu sa vie ! »

Pour rentrer chez moi, je devais traverser des champs gras, fraîchement labourés, et gravissais la pente douce de la route poussiéreuse. Le champ labouré appartenait à un propriétaire ; il était très grand, de sorte que de chaque côté ainsi que devant, en montant, on ne voyait rien sauf la terre noire d’un champ retourné avec une grande régularité. Le labourage était bon, et sur toute l’étendue du champ ne se voyait ni une plante, ni une herbe, tout était noir. « Quel être destructeur, l’homme ! Combien d’êtres vivants, sauf les plantes, détruit-il pour assurer son existence ! » pensai-je, en cherchant malgré moi quelque chose de vivant dans ce champ noir et mort. Devant moi, à droite de la route, une touffe quelconque se dressait. Je m’en approchai et reconnus cette même « tatare », dont j’avais arraché en vain et jeté une fleur. La touffe était formée de trois tiges ; l’une d’elles avait été en partie arrachée et le reste semblait un bras coupé ; chacune des deux autres portait une fleur. Ces fleurs, primitivement rouges, maintenant étaient noirâtres. Une des tiges était brisée, et la partie supérieure, portant la fleur maculée, pendait vers le sol. L’autre, bien que couverte de boue noire, se dressait encore. On voyait que cette touffe avait été abattue par une roue, puis s’était redressée ; c’est pourquoi elle restait penchée mais tout de même debout. Il paraissait qu’on lui avait retranché une partie du corps, qu’on lui avait labouré les entrailles, arraché un bras, un œil, et cependant elle restait debout, ne cédant pas à l’homme, qui avait détruit autour d’elle toutes les plantes, ses sœurs.

« Quelle énergie ! pensai-je. L’homme a tout vaincu, il a détruit des millions d’herbes, mais celle-ci n’a pas cédé ! »

Et je me rappelai une vieille histoire du Caucase, dont je fus témoin pour une partie, et que je tiens, pour une autre partie, de témoins oculaires ; quant au reste, c’est mon imagination qui l’a créé. Cette histoire telle qu’elle s’est formée par l’union de mes souvenirs et de mon imagination, la voici.

I

C’était à la fin de 1851. Par une froide soirée de novembre, Hadji Mourad entrait dans l’aoul[1]Machnet, d’où se dégageait la fumée odorante du kiziak[2] ; c’était un aoul non pacifié de Tchetchenz, sis à vingt verstes des possessions russes.

Le chant monotone du muezzin venait de cesser, et dans l’air pur des montagnes, imprégné de l’odeur de la fumée du kiziak, on entendait distinctement, à travers les meuglements des vaches et les bêlements des brebis qui se dispersaient parmi les huttes de l’aoul accolées les unes aux autres comme des alvéoles, les sons gutturaux de voix qui discutaient, des voix d’hommes, de femmes, d’enfants qui revenaient des fontaines.

Ce Hadji Mourad était le caïd de Schamyl, célèbre par ses exploits. Il ne sortait jamais sans ses insignes et escorté de quelques dizaines de murides[3]qui galopaient autour de lui, mais ce soir-là il était enveloppé d’un bachelik et d’un manteau de drap à col de fourrure, de sous lequel apparaissait son fusil, et il était accompagné d’un seul muride. S’efforçant d’être aussi peu remarqué que possible, il fixait de ses mobiles yeux noirs les visages des habitants qu’il rencontrait sur son chemin.

Parvenu au milieu de l’aoul, Hadji Mourad, au lieu de prendre la rue qui menait à la place, tourna à gauche, dans une ruelle étroite. Devant la deuxième cabane, enfoncée dans le sol, qui se trouvait dans cette ruelle, il s’arrêta, et regarda de tous côtés. Sous l’auvent, devant la cabane, il n’y avait personne, mais sur le toit, à côté des tuyaux fraîchement enduits d’argile, était couché un homme enveloppé d’un manteau de peau de mouton. Hadji Mourad toucha de sa cravache l’homme qui était couché sur le toit et fit claquer sa langue. De dessous le manteau de peau de mouton se souleva un vieillard en bonnet et vêtu d’un vieux bechmet[4] luisant. Les yeux du vieillard étaient rouges, chassieux, sans cils, et pour les décoller, il remua les paupières. Hadji Mourad prononça le salut habituel : Sélam-Aleikoum, et découvrit son visage.

— Aleikoum-Sélam ! prononça le vieillard en souriant de sa bouche édentée, car il avait reconnu Hadji Mourad.

Il se dressa sur ses jambes maigres, chercha ses socques qui se trouvaient près du tuyau.

S’étant chaussé, sans se hâter, il endossa son manteau usé et descendit à reculons l’échelle accotée au toit. Tout le temps qu’il s’habillait et descendait, le vieillard remuait la tête et son cou maigre, ridé, bruni, et mâchonnait de sa bouche édentée. Aussitôt à terre, il saisit hospitalièrement la bride du cheval de Hadji Mourad, ainsi que l’étrier de droite. Mais le muride d’Hadji Mourad, un homme leste, vigoureux, sauta rapidement de son cheval, et, écartant le vieux, prit sa place. Hadji Mourad descendit de cheval, et, en boitant légèrement, s’avança sous l’auvent. À sa rencontre un garçon d’une quinzaine d’années sortit vivement sur le seuil, et, surpris, fixa sur les voyageurs ses yeux brillants et noirs comme des cassis.

— Cours à la mosquée, appelle ton père, lui ordonna le vieillard, et, devançant Hadji Mourad, il ouvrit devant lui la légère porte grinçante donnant accès à la cabane.

Au moment où Hadji Mourad franchissait le seuil, il se trouva face à face avec une femme, pas jeune, mince, maigre, vêtue d’un bechmet rouge jeté sur une chemise jaune et d’un pantalon bleu. Elle portait des coussins.

— Heureuse soit ton arrivée ! dit-elle en s’inclinant profondément, et elle se mit à disposer les coussins contre le mur de devant, afin que les visiteurs pussent s’asseoir.

— Que la vie garde tes fils ! répondit Hadji Mourad en se débarrassant de son manteau, de son fusil et de son sabre, et remettant tout cela au vieillard.

Celui-ci accrocha avec précaution le fusil et le sabre à un clou près des armes du maître, entre deux grands plateaux brillants suspendus au mur bien peint et très blanc.

Hadji Mourad, après avoir bien placé son pistolet à sa ceinture, s’approcha des coussins rangés sur le sol, et croisant soigneusement son vêtement, s’assit sur l’un d’eux. Le vieux s’assit près de lui, ferma les yeux et leva les mains, les paumes en dehors. Hadji Mourad en fit autant, puis tous deux récitèrent des prières tout en passant sur leurs visages leurs mains qui se rejoignaient à l’extrémité de la barbe.

— Nié khabar ? C’est-à-dire : Qu’y a-t-il de nouveau ? demanda Hadji Mourad au vieillard.

— Khabar-Yok. C’est-à-dire : Rien de nouveau, répondit le vieux en regardant de ses yeux rouges, éteints, non le visage d’Hadji Mourad, mais sa poitrine. – Je vis dans le rucher. C’est aujourd’hui seulement que je suis venu prendre des nouvelles de mon fils. Il sait.

Hadji Mourad comprit que le vieux ne voulait pas dire ce qu’il savait et que lui avait besoin de savoir, et, faisant un léger signe de tête, il ne le questionna pas davantage.

— Il n’y a rien de bon en fait de neuf, se mit à dire le vieillard. – La seule nouvelle : que le lièvre continue toujours à se demander comment s’y prendre pour chasser les aigles. Et les aigles déchirent toujours tantôt l’un, tantôt l’autre. La semaine dernière, les chiens russes, qu’éclatent leurs visages ! ont incendié le foin, chez les habitants de Miguitsk, râla le vieux.

Le muride d’Hadji Mourad entra, déplaçant, sans bruit et à grands pas, ses jambes fortes sur le sol d’argile. Comme l’avait fait Hadji Mourad, il ôta son manteau, son fusil, son sabre, ne gardant que son poignard et son pistolet, et les suspendit au même clou que ceux de son maître.

— Qui est-ce ? demanda le vieillard à Hadji Mourad en désignant le nouveau venu.

— Mon muride. Il se nomme Eldar, répondit Hadji Mourad.

— Bon, dit le vieux, et il indiqua une place à Eldar sur le tapis, près d’Hadji Mourad.

Eldar s’assit les jambes croisées, et fixa silencieusement ses beaux yeux de brebis sur le visage du vieillard devenu loquace. Le vieux racontait comment leur garçon avait capturé, la semaine passée, deux soldats, tué l’un et envoyé l’autre à Schamyl.

Hadji Mourad écoutait distraitement, en regardant la porte et prêtant l’oreille aux sons qui arrivaient du dehors. Sous l’auvent, devant la cabane, des pas se firent entendre ; la porte grinça, et le maître du logis entra. Il s’appelait Sado. C’était un homme d’une quarantaine d’années ; il avait une petite barbiche, le nez long, les yeux aussi noirs, bien que moins brillants, que ceux de son fils, le garçon de quinze ans qui courait derrière lui, et qui pénétra dans la cabane après son père, et s’assit près de la porte. Encore près de la porte, le patron ôta ses socques, rejeta sur sa nuque son vieux bonnet usé, découvrant ainsi sa tête qui n’avait pas été rasée depuis longtemps, et qui était couverte de cheveux noirs. Cela fait, il s’accroupit en face d’Hadji Mourad.

Ainsi que le vieux, il ferma les yeux, leva les mains, les paumes en dehors, passa ses mains sur son visage, et seulement alors commença à parler. Il raconta qu’il y avait l’ordre de Schamyl de se saisir de Hadji Mourad, mort ou vif, que les émissaires de Schamyl n’étaient partis que de la veille ; que le peuple avait peur de désobéir à Schamyl et qu’ainsi il fallait être très prudent.

— Dans ma maison, dit Sado, moi vivant, personne ne touchera à mon kounak[5]. Mais dehors, qu’arrivera-t-il ? Il faut y songer.

Hadji Mourad écoutait attentivement et hochait approbativement la tête. Quand Sado eut terminé il dit :

— C’est bien. Maintenant il faut envoyer chez les Russes un homme porter une lettre. Mon muride ira, seulement il lui faut un guide.

— J’enverrai mon frère Bata, dit Sado. – Appelle Bata, ordonna-t-il à son fils.

Le garçonnet bondit sur ses jambes agiles comme sur un ressort, et, en balançant rapidement les bras, sortit de la cabane. Dix minutes après il retournait avec un Tchetchenz au visage bronzé par le soleil, musculeux, les jambes courtes. Il était vêtu d’une tcherkeska[6] jaune, déchirée de tous côtés, les manches effrangées, et d’un pantalon noir tombant bas.

Hadji Mourad salua le nouveau venu, et aussitôt, sans paroles inutiles, lui dit :

— Peux-tu conduire mon muride chez les Russes ?

— Parfaitement, répondit gaîment Bata. On peut tout faire. Aucun Tchetchenz ne peut rivaliser avec moi. Un autre se chargera, promettra tout et ne fera rien. Mais avec moi ce sera fait.

— C’est bon, dit Hadji Mourad. Pour ta peine, tu recevras trois… – Il lui montra trois doigts. Bata hocha la tête pour indiquer qu’il avait compris ; mais il ajouta que ce n’était pas l’argent qui le tentait, qu’il était prêt à servir Hadji Mourad rien que pour l’honneur.

— Tous, dans les montagnes, savent comment Hadji Mourad a tué ces cochons de Russes !

— C’est bon, fit Hadji Mourad. La corde est bonne quand elle est longue, et le discours quand il est bref.

— Eh bien, je me tairai, dit Bata.

— Tu connais l’endroit où l’Argouna tourne en face du précipice, là-bas, dans la forêt, il y a une clairière où se trouvent deux meules. Tu connais ?

— Oui, je connais.

— Là-bas, trois de mes amis m’attendent, sur des chevaux, dit Hadji Mourad.

— Aya ! fit Bata en hochant la tête.

— Tu demanderas Khan-Magom. Khan-Magom sait ce qu’il faut faire et dire. Il faudra le conduire au chef russe, au prince Vorontzoff. Tu le pourras ?

— Je le pourrai.

— Le conduire et le ramener. Tu le pourras ?

— Oui.

— Tu le conduiras et tu retourneras dans la forêt. J’y serai.

— Tout sera fait, dit Bata, et il se leva, croisa les bras sur sa poitrine, s’inclina et sortit.

— Il faut aussi envoyer un homme à Tchekhi, dit Hadji Mourad au maître du logis, quand Bata fut sorti. – Voici ce qu’il faudra faire, continua-t-il en prenant un bouton de sa tcherkeska ; mais aussitôt il baissa la main et se tut, car il venait d’apercevoir deux femmes entrer dans la cabane. L’une était la femme de Sado, cette même femme pas jeune, maigre, qui avait posé les coussins. L’autre était une toute jeune fillette en pantalons rouges et bechmet vert ; une sorte de plastron fait de pièces d’argent lui couvrait toute la poitrine. À l’extrémité de sa natte noire, pas longue, mais épaisse, serrée, tombant entre ses épaules sur son dos maigre, était attaché un rouble en argent. Les mêmes yeux, noirs comme des cassis, que son père et son frère, éclairaient gaîment son visage jeune qui tâchait d’être sérieux. Elle ne regardait pas les visiteurs, mais on voyait qu’elle sentait leur présence.

La femme de Sado portait une table basse, ronde, sur laquelle se trouvaient du thé, des crêpes au beurre, du fromage, du pain coupé en tranches minces, et du miel. La fillette portait une cuvette, une cruche et des serviettes.

Tout le temps que les femmes, en faisant tintinnabuler leurs piécettes, circulèrent sans bruit dans leurs pantoufles rouges, souples, sans semelle de cuir, et placèrent devant les hôtes ce qu’elles avaient apporté, Sado et Hadji Mourad se turent. Eldar, ses yeux de brebis fixés sur ses jambes croisées, resta immobile comme une statue tant que les femmes se trouvèrent dans la cabane, et il ne respira à l’aise qu’après qu’eut disparu derrière la porte le bruit léger de leurs pas.

Hadji Mourad tira une cartouche de la cartouchière de sa tcherkeska, et, dans la gaîne restée vide, prit un billet qui s’y trouvait.

— Donne cela à mon fils, dit-il en montrant le billet.

— Où faudra-t-il apporter la réponse ? demanda Sado.

— Chez toi, et tu me la feras parvenir.

— Ce sera fait, dit Sado, et il glissa le billet dans une des gaines à cartouches de sa tcherkeska. Ensuite il prit la cruche et avança vers Hadji Mourad la cuvette. Hadji Mourad releva les manches de son bechmet au-dessus du poignet musclé de ses mains blanches et les plaça sous le jet d’eau froide, claire, que Sado lui versa de la cruche ; puis il les essuya avec une serviette propre, raide, et s’approcha des mets. Eldar fit la même chose. Pendant que ses hôtes mangeaient, Sado, assis en face d’eux, les remercia de leur visite. Le garçon, qui était assis près de la porte, fixait sur Hadji Mourad ses yeux brillants, noirs, et souriait, comme pour confirmer par ce sourire les paroles de son père.

Depuis plus d’un jour Hadji Mourad n’avait rien mangé, cependant il ne prit qu’un peu de pain et de fromage, et tirant de dessous son poignard un petit couteau, il le plongea dans le miel qu’il étendit sur son pain.

— Notre miel est très bon. Cette année il y a beaucoup de miel et il est très bon, dit le vieux, visiblement content qu’Hadji Mourad ait pris de son miel.

— Merci, dit Hadji Mourad, et il s’éloigna des mets. Eldar aurait bien mangé davantage, mais, comme son chef, il s’éloigna de la table et présenta à Hadji Mourad la cuvette et la cruche.

Sado savait qu’en recevant Hadji Mourad il risquait sa vie, car depuis la querelle survenue entre Schamyl et Hadji Mourad, il était interdit à tout habitant de Tchetchnia, sous menace de mort, d’hospitaliser Hadji Mourad. Il savait que les habitants de l’aoul pouvaient d’un moment à l’autre apprendre la présence de Hadji Mourad dans sa maison et exiger qu’il le livrât. Mais cela non seulement ne troublait pas Sado mais le réjouissait. Pour lui c’était un devoir de défendre son hôte, dût cela lui coûter la vie, et il se réjouissait et était fier de lui, parce qu’il agissait comme il le devait.

— Tant que tu es dans ma maison et ma tête sur mes épaules, personne ne te fera rien, répéta-t-il à Hadji Mourad.

Hadji Mourad fixa sur lui ses yeux brillants, et, ayant compris qu’il disait vrai, il prononça solennellement :

— Que tu aies la joie et la vie !

Sado, sans mot dire, croisa ses mains sur sa poitrine, en signe de reconnaissance pour cette bonne parole.

Après avoir fermé les volets de la cabane et préparé des branches pour le feu, Sado, d’humeur particulièrement gaie et animée, sortit de la partie de sa demeure réservée aux hôtes et entra dans celle où vivait sa famille. Les femmes ne dormaient pas encore et parlaient des hôtes dangereux qui passaient la nuit chez eux.

II

Cette même nuit trois soldats accompagnés d’un sous-officier quittaient la forteresse d’avant-garde, Vozdvijenskaia, sise à quinze verstes de l’aoul où passait la nuit Hadji Mourad, derrière les portes de Chahguirinsk. Les soldats étaient en pelisse courte de peau de mouton et bonnets de fourrure, leurs manteaux roulés mis en travers des épaules, et ils étaient chaussés de bottes dont la haute tige dépassait le genou, comme les portaient alors les soldats du Caucase.

Les soldats, le fusil à l’épaule, marchèrent d’abord sur la route ; après environ cinq cents pas, ils quittèrent la route, firent une vingtaine de pas sur leur droite, en écrasant sous leurs bottes les feuilles sèches, puis s’arrêtèrent près d’un platane brisé dont on apercevait le tronc noir dans l’obscurité. C’était là, près de ce platane, qu’on envoyait ordinairement le guet. Les étoiles brillantes qui semblaient courir au-dessus de la cime des arbres pendant que les soldats marchaient dans la forêt, maintenant paraissaient immobiles entre leurs branches nues.

— Sacrebleu ! dit rageusement le sous-officier, Panoff, en ôtant de son épaule son long fusil, armé de la baïonnette, et, avec un cliquetis, l’accotant au tronc de l’arbre.

Les trois soldats se débarrassèrent également.

— Ça y est ! Je l’ai perdue ! grommela avec humeur Panoff. — Je l’ai oubliée, ou perdue en route.

— Qu’est-ce que tu cherches ? demanda l’un des soldats d’une voix gaie, réjouie.

— J’ai perdu ma pipe, diable sait où !

— Et le tuyau, il est là ? demanda la voix enjouée.

— Le tuyau ? Le voilà.

— Alors enfonce-le dans la terre.

— Oh ! non ; ce n’est pas possible.

— Nous allons arranger cela d’un tour de main. Il était interdit au guet de fumer, mais celui-là n’était pas très rigoureux, c’était plutôt une garde d’avant-poste qu’on envoyait afin que les montagnards ne pussent, comme ils l’avaient fait autrefois, avancer imperceptiblement un canon et tirer sur la forteresse ; aussi Panoff ne trouvait-il pas nécessaire de se priver du plaisir de fumer, et acquiesça-t-il à la proposition du joyeux soldat.

Celui-ci sortit de sa poche un couteau, se mit à creuser dans le sol un petit trou dont il aplatit soigneusement toutes les aspérités, puis il mit du tabac dans le trou, y ajusta le tuyau et la pipe se trouva prête. Le briquet brilla, éclairant pour un moment le visage musclé d’un soldat qui était couché sur le ventre. Un sifflotement se fit entendre dans le tuyau et Panoff sentit l’odeur agréable du tabac.

— C’est fait ? dit-il en se relevant.

— Sans doute.

— Quel gaillard tu es, Avdeieff ! Un inventeur, ma foi ! Eh bien ! Laisse-moi.

Avdeieff s’écarta pour donner la place à Panoff, et laissa échapper la fumée de sa bouche. Panoff se coucha sur le ventre, et, après avoir essuyé le tuyau avec sa manche, se mit à fumer. Quand il eut fini de fumer, la conversation s’engagea entre les soldats.

— On dit que notre capitaine a de nouveau emprunté à la caisse ; il a perdu au jeu, commença l’un des soldats d’une voix paresseuse.

— Il rendra, dit Panoff.

— Sans doute. C’est un brave officier, confirma Avdeieff.

— Bon, bon, continua sombrement celui qui avait entamé la conversation. – Selon moi, il faut que la compagnie lui en touche un mot. S’il a pris il faut qu’il dise combien, et quand il rendra.

— Comme la compagnie décidera, dit Panoff, lâchant pour un moment la pipe.

— C’est certain que la communauté est un grand personnage, confirma Avdeieff.

— Il faut acheter de l’avoine, de nouvelles bottes pour le printemps ; on a besoin d’argent, et comme il l’a pris… insista le mécontent.

— Je dis, comme la compagnie décidera. répéta Panoff. Ce n’est pas la première fois ; il a pris et rendra.

À cette époque, au Caucase, chaque compagnie gérait ses affaires par ses élus. Elle recevait l’argent du trésor, six roubles cinquante kopecks par homme, et se nourrissait elle-même, plantait des choux, fauchait le foin, avait ses chariots et était fière de ses chevaux gras et bien nourris. Quant à l’argent de la compagnie, il se trouvait dans une caisse dont le commandant de la compagnie avait la clef ; et il arrivait souvent que celui-ci faisait des emprunts à la caisse. C’était précisément ce qui venait de se produire et dont s’entretenaient les soldats.

Le soldat mécontent, Nikitine, voulait qu’on exigeât des comptes du capitaine, mais Panoff et Avdeieff ne trouvaient pas cela nécessaire.

Après Panoff, ce fut au tour de Nikitine de fumer. Il mit sous lui son manteau et s’assit en s’adossant à l’arbre. Les soldats demeurèrent silencieux. On n’entendait que le frôlement du vent, très haut au-dessus des têtes, sur la cime des arbres. Tout à coup, à travers ce doux bruissement, s’entendirent le hurlement, le cri, les pleurs, le rire du chacal.

— Ah ! le maudit ! Comme il hurle ! dit Avdeieff.

— Il se moque de toi, à cause de ta gueule de travers, prononça d’une voix aiguë de petit-russien le quatrième soldat.

De nouveau tout redevint silencieux, seul le vent agitait les branches des arbres, tantôt découvrant, tantôt cachant les étoiles.

— Dis donc, Antonitch, demanda tout d’un coup à Panoff le joyeux Avdeieff, est-ce qu’il t’arrive de t’ennuyer ?

— Qu’est-ce que c’est que l’ennui ? répondit nonchalamment Panoff.

— Et moi, il m’arrive de m’ennuyer tellement, tellement, qu’il me semble que je ne saurais pas même que faire de moi…

— Tiens ! fit Panoff.

— L’argent que j’ai, autrefois, dépensé à boire, c’était l’ennui. Ça me saisit, ça me saisit, et je pense : si je me soûlais…

— Mais il arrive qu’après le vin c’est encore pire.

— Oui, cela arrive, mais qu’y faire ?

— Mais pourquoi t’ennuies-tu ainsi ?

— Moi ? Mais je m’ennuie après la maison…

— Quoi ! Est-ce qu’on vivait si richement chez toi ?

— Pas richement, mais on était à l’aise. C’était une bonne vie. Et Avdeieff se mit à raconter ce qu’il avait déjà raconté plusieurs fois au même Panoff.

— Je me suis engagé de plein gré, en place de mon frère, dit Avdeieff. Il avait cinq enfants, tandis que moi je venais de me marier. C’est la mère qui m’a supplié… J’ai pensé : Eh bien ! qu’est-ce que cela me fait ; ils se rappelleront peut-être le bien que je leur fais… Je suis allé trouver notre maître. C’est un bon maître… Et il m’a dit : Tu es un brave garçon, va ! Et voilà, c’est comme ça, je me suis engagé pour mon frère.

— Quoi ! C’est bien, dit Panoff.

— Oui, mais le croirais-tu, Antonitch, maintenant je m’ennuie. Et je m’ennuie surtout parce que je me suis engagé pour mon frère. Lui, maintenant, il règne, et moi, voilà, je me tourmente. Et plus j’y songe, plus ça m’ennuie. Évidemment c’est déjà un péché…

Avdeieff se tut.

— Veux-tu encore fumer ? demanda-t-il.

— Je veux bien. Arrange-moi ça.

Mais les soldats n’eurent pas le loisir de fumer. Pendant qu’Avdéieff se levait pour aller préparer de nouveau la pipe, on entendit, au milieu du bruit du vent, des pas sur la route.

Panoff saisit son fusil et poussa du pied Nikitine. Nikitine se leva et ramassa son manteau. Le troisième, Bondarenko, se leva également :

— Et moi, mes frères, qui faisais un tel rêve. Avdeieff lui fit un chut ! et les soldats se tinrent aux écoutes. Des pas sourds, d’hommes non chaussés de bottes, s’approchaient. On entendait de plus en plus distinctement, dans l’obscurité, l’écrasement des feuilles et des branches sèches ; puis on perçut une conversation en cette langue particulière, gutturale, des Tchetchenz. Maintenant les soldats non seulement entendaient, mais ils distinguaient entre les arbres deux ombres qui se déplaçaient. L’une d’elles était plus courte, l’autre plus allongée. Quand les ombres furent tout près des soldats, Panoff mit le fusil en joue, et ses deux camarades bondirent sur la route.

— Qui va là ? cria Panoff.

— Un Tchetchenz pacifique, prononça le plus petit. C’était Bata. — Fusil yok ! sabre yok ! dit-il en se montrant. – Il me faut arriver au prince.

L’autre, de plus haute taille, restait près de son compagnon sans mot dire. Lui non plus n’avait pas d’armes.

— C’est un émissaire envoyé au colonel, expliqua Panoff à ses camarades.

— Prince Vorontzoff… Grand besoin de lui… Affaire importante…

— Bon, bon, on va te conduire, dit Panoff. – Eh bien ! toi et Bondarenko, s’adressa-t-il à Avdeieff, conduisez-les, et quand vous les aurez remis au planton de service, revenez ici. — Mais prends garde, ajouta Panoff, ordonne-leur de marcher devant vous.

— Et ça, qu’est-ce que c’est ? dit Avdeieff, en faisant le simulacre de piquer avec la baïonnette ajustée au canon de son fusil. Je piquerai une fois et la vapeur sortira.

— Mais à quoi sera-t-il bon si tu le piques ? remarqua Bondarenko.

— Eh bien, en route !

Quand s’éteignit le bruit des pas des deux soldats qui accompagnaient les émissaires, Panoff et Nikitine regagnèrent leur poste.

— Le diable les emporte de marcher en pleine nuit ! dit Nikitine.

— Probablement une affaire urgente, dit Panoff. — L’air est devenu frais, ajouta-t-il, et, dépliant son manteau, il le mit sur lui et s’assit contre un arbre.

Deux heures plus tard Avdeieff et Bondarenko étaient de retour.

— Eh bien ! Les as-tu remis ? demanda Panoff.

— Oui. Chez le colonel on ne dormait pas encore ; nous les avons amenés directement chez lui. Et quels braves garçons, et quels drôles de corps, ils sont, continua Avdeieff. — Ce que nous en avons raconté avec eux !

— Toi tu es un bavard connu, dit Nikitine bourru.

— Vrai, tout à fait des Russes. L’un est marié. De braves garçons…

— Oui, braves ! dit Nikitine. Qu’ils te rencontrent seul, et ils te feront sortir les tripes !

— Le soleil ne va pas tarder à se lever, dit Panoff.

— Oui, les étoiles commencent à s’éteindre, dit Avdeieff en s’installant.

Et de nouveau les soldats se turent.

III

Les fenêtres de la caserne et des petites cabanes des soldats étaient noires depuis longtemps, mais celles d’une des plus importantes maisons de la forteresse étaient encore éclairées. Cette maison était occupée par le commandant du régiment de Kouransk, le prince Simon Mikhaïlovitch Vorontzoff, aide de camp de l’empereur, fils du général commandant en chef. Vorontzoff habitait là avec sa femme, Marie Vassilievna, célèbre beauté de Pétersbourg, et il vivait dans cette petite forteresse du Caucase avec un tel luxe, que personne ici n’avait jamais rien vu de pareil. Vorontzoff, et surtout sa femme, trouvaient qu’ils menaient ici une vie plus que modeste, faite même de privations, tandis que cette vie étonnait les habitants du pays par son luxe extraordinaire.

À minuit, dans un grand salon au parquet recouvert de tapis, dont les lourdes portières étaient baissées, les maîtres de la maison et leurs hôtes étaient assis devant une table à jeu, éclairée de quatre bougies, et jouaient aux cartes.

L’un des joueurs était le maître de la maison lui-même, le colonel Vorontzoff. Il était blond, le visage allongé ; il portait les aiguillettes et le chiffre d’aide de camp de l’empereur. Son partenaire était un licencié de l’Université de Pétersbourg, que la princesse Vorontzoff avait fait venir récemment pour être le précepteur de son fils, né d’un premier mariage, un garçonnet chevelu à l’air morne. En face d’eux étaient assis deux officiers : l’un, Poltoradski, au large visage rouge, qui, de la garde, avait été nommé commandant d’une compagnie ; l’autre, l’aide de camp du colonel, un officier qui se tenait très droit et dont le joli visage gardait une expression très froide.

La princesse Marie Vassilievna était, elle, une femme grande, avec de grands yeux, des sourcils noirs, une vraie beauté. Elle était assise près de Poltoradski (sa crinoline touchait son pied) et regardait son jeu. Dans ses paroles, ses regards, son sourire, dans tous les mouvements de son corps et dans les parfums qui s’exhalaient de sa personne, il y avait quelque chose qui amenait Poltoradski à l’oubli de tout, sauf la conscience de sa présence ; et il faisait faute sur faute, irritant de plus en plus son partenaire.

— Oh non ! C’est impossible ! Il a encore laissé passer l’as ! prononça tout à coup l’aide de camp à une faute de Poltoradski.

Celui-ci, comme s’il venait de s’éveiller et ne comprenait pas de quoi il était question, regardait de ses bons yeux noirs, largement écartés, l’aide de camp mécontent.

— Eh bien, pardonnez-lui, intervint Marie Vassilievna en souriant. — Vous voyez, je vous l’avais dit, s’adressa-t-elle à Poltoradski.

— Vous m’aviez dit juste le contraire, remarqua Poltoradski en souriant.

— Est-ce que je n’avais pas dit cela ? fit-elle et sourit aussi.

Et ce sourire de retour avait tellement ému et réjoui Poltoradski, qu’il devint tout rouge et, saisissant les cartes, se mit à les battre.

— Ce n’est pas à toi de donner, dit sévèrement l’aide de camp, et prenant les cartes dans sa main blanche ornée de bagues, il se mit à les distribuer, comme s’il avait hâte de s’en débarrasser au plus vite.

Le valet de chambre du prince entra au salon, et annonça que le soldat de service demandait le prince.

— Excusez-moi, messieurs, dit le prince, en russe avec l’accent anglais. — Marie, veux-tu prendre ma place ?

— Vous consentez ? demanda la princesse, se levant de toute sa haute taille en faisant froufrouter sa robe de soie et souriant de son sourire brillant de femme heureuse.

— Je consens toujours à tout, dit l’aide de camp, très content d’avoir pour adversaire la princesse qui n’avait aucune idée du jeu. Quant à Poltoradski, il écarta seulement les bras en souriant.

Le rob touchait à sa fin quand le prince retourna au salon. Il paraissait particulièrement excité, gai.

— Savez-vous ce que je vous propose ?

— Quoi ?

— Buvons le Champagne.

— À cela je suis toujours prêt, dit Poltoradski.

— Mais, c’est très agréable, dit l’aide de camp.

— Vassili, servez, ordonna le prince.

— Pourquoi t’a-t-on appelé ? demanda Marie Vassilievna.

— C’était le planton de service, et un homme.

— Qui ? Quoi ? demanda rapidement Marie Vassilievna.

— Je ne puis pas le dire, répondit Vorontzoff, en levant les épaules.

— Tu ne peux pas le dire ! répéta Marie Vassilievna. Nous verrons cela.

On apporta le Champagne. Chacun des hôtes en but une coupe ; puis après avoir terminé le jeu et fait les comptes, ils commencèrent à prendre congé.

— C’est votre compagnie qui va demain dans la forêt ? demanda le prince à Poltoradski.

— Oui, la mienne. Quoi ?

— Nous nous reverrons demain, dit le prince en souriant imperceptiblement.

— Très heureux, dit Poltoradski, ne comprenant pas très bien ce que lui disait Vorontzoff, et soucieux seulement de la façon dont, tout à l’heure, il serrerait la main de Marie Vassilievna.

Marie Vassilievna, comme toujours, non seulement serra fortement la main de Poltoradski mais la lui secoua, et, après lui avoir rappelé encore une fois la faute qu’il avait faite en jouant carreau, elle lui sourit d’un sourire qui parut à Poltoradski charmant, tendre et significatif.

Poltoradski rentra chez lui dans cet état d’enthousiasme que seuls peuvent comprendre les hommes qui ont grandi, ont été élevés dans le monde, et qui, après des mois de la vie militaire, isolée, rencontrent de nouveau une femme de leur ancien milieu, et encore une femme comme la princesse Vorontzoff !

Arrivé devant la petite maison où il demeurait avec un camarade, il poussa la porte d’entrée, — mais elle était fermée. Il frappa, la porte ne s’ouvrait pas.

Irrité, il se mit à frapper du sabre et du pied dans la porte fermée. Des pas se firent entendre, et Vavilo, le domestique serf de Poltoradski, tira le verrou.

— Pourquoi as-tu trouvé nécessaire de fermer ? Imbécile !

— Mais, est-il possible, Alexis Vladimirovitch…

— Tu es encore ivre. Je te montrerai si c’est possible.

Poltoradski voulut frapper Vavilo mais se ravisa.

— Que le diable t’emporte ! Allume la chandelle.

— Tout de suite.

Vavilo en effet était ivre. Il avait bu parce qu’il avait assisté à la célébration de la fête d’un gardien de l’arsenal. Rentré à la maison, il s’était mis à réfléchir à sa vie, la comparant à celle d’Ivan Matvéievitch (le gardien de l’arsenal). Ivan Matvéievitch avait des revenus, était marié et dans un an prendrait sa retraite.

Vavilo, lui, étant encore enfant avait été pris pour le service des maîtres, et maintenant il avait déjà plus de quarante ans, n’était pas marié, et vivait de la vie de camp avec son maître désordonné. Le maître était bon, ne le battait pas trop, mais quelle vie était-ce ? Il lui avait bien promis de l’affranchir à son retour du Caucase. « Mais où irai-je avec ma liberté ? C’est une vie de chien ! » pensait Vavilo. Et il s’était senti une telle envie de dormir que, craignant qu’on ne vînt voler pendant son sommeil, il avait d’abord poussé le verrou et s’était endormi.

Poltoradski entra dans la chambre qu’il partageait avec son camarade Tikhonoff.

— Eh bien ! Tu as perdu ? lui demanda Tikhonoff qui s’éveilla.

— Non. J’ai gagné dix-sept roubles, et nous avons bu une bouteille de Cliquot.

— Et tu as mangé des yeux Marie Vassilievna ?

— Oui, j’ai regardé Marie Vassilievna, dit Poltoradski.

— Il va falloir se lever bientôt, dit Tikhonoff. Notre compagnie sort à six heures.

— Vavilo ! cria Poltoradski, aie bien soin de m’éveiller à cinq heures !

— Comment vous éveiller quand vous me battez !

— Je te dis de m’éveiller ! Tu m’entends ?

— J’obéis.

Vavilo sortit, emportant les bottes et les effets, et Poltoradski se mit au lit ; en souriant il alluma une cigarette et éteignit la chandelle. Dans l’obscurité il voyait devant lui le visage souriant de Marie Vassilievna.

Chez les Vorontzoff on ne se coucha pas tout de suite. Après le départ des hôtes, Marie Vassilievna s’approcha de son mari, et, s’arrêtant devant lui, lui demanda sévèrement :

— Eh bien, allez-vous me dire ce que c’est ?

— Mais, ma chère…

— Pas de ma chère ! C’est un émissaire, n’est-ce pas ?

— Quand même je ne puis pas vous le dire.

— Vous ne pouvez pas ? Alors, c’est moi qui vais vous le dire !

— Vous ?

— Hadji Mourad, oui ? fit la princesse qui savait que depuis quelques jours il était question de pourparlers avec Hadji Mourad, et supposant que c’était lui-même qui était venu chez son mari.

Vorontzoff ne pouvait nier, mais il désenchanta sa femme en lui apprenant que ce n’était pas Hadji Mourad en personne qui était venu, mais un émissaire envoyé pour l’informer que Hadji Mourad viendrait le trouver demain, à l’endroit où était décidée la coupe de la forêt.

Vu la monotonie de la vie dans la forteresse, le jeune couple Vorontzoff était très heureux de cet événement. Après avoir parlé du plaisir que causerait à leur père cette nouvelle, le mari et la femme s’allèrent coucher ; il était trois heures du matin.

IV

Après les trois nuits sans sommeil qu’il avait passées à fuir les murides que Schamyl avait lancés contre lui, Hadji Mourad s’endormit aussitôt que Sado eut quitté la cabane, après lui avoir souhaité une bonne nuit. Il dormait tout habillé, appuyé sur son bras, le coude enfoncé dans le moelleux coussin rouge que le maître du logis lui avait apporté. Non loin de lui, près du mur, dormait Eldar. Eldar était couché sur le dos, ses jeunes membres vigoureux largement écartés, de sorte que sa poitrine bombée, recouverte de sa tcherkeska blanche à rayures noires, était plus haute que sa tête fraîchement rasée, bleuissante, qui retombait de l’oreiller. Sa lèvre supérieure, courte comme chez les enfants, et surmontée d’un léger duvet, s’abaissait et se relevait de sorte qu’il paraissait boire. Comme Hadji Mourad, il dormait tout habillé, le pistolet et le poignard à la ceinture. Dans l’âtre, des branches achevaient de brûler et la veilleuse projetait seulement une faible lueur.

Au milieu de la nuit, la porte de la cabane réservée aux hôtes grinça, et Hadji Mourad se dressa aussitôt et saisit son pistolet. C’était Sado qui entrait dans la chambre, en effleurant doucement le sol.

— Qu’y a-t-il ? demanda Hadji Mourad, comme s’il ne s’était pas du tout endormi.

— Il faut réfléchir, répondit Sado, en s’asseyant devant Hadji Mourad. – Une femme, du toit, t’a vu arriver, dit-il, elle l’a raconté à son mari et maintenant tout l’aoul est au courant. Tout à l’heure une voisine est accourue chez ma femme et lui a dit que les vieillards se sont réunis dans la mosquée et veulent t’arrêter.

— Il faut partir, dit Hadji Mourad.

— Les chevaux sont prêts, dit Sado, et il sortit rapidement de la cabane.

— Eldar, prononça tout bas Hadji Mourad. Eldar, entendant son nom, et surtout la voix de son chef, bondit sur ses fortes jambes en remettant son bonnet.

Hadji Mourad prit ses armes et son manteau ; Eldar en fit autant ; et tous deux en silence sortirent de la cabane sous l’auvent. Le garçon aux yeux noirs amena les chevaux. Au bruit des sabots sur les pavés de la rue, une tête parut à la porte d’une cabane voisine ; un homme, en faisant résonner ses socques, courait dans la direction de la mosquée.

Il n’y avait pas de lune. Les étoiles, seules, brillaient sur le ciel noir ; dans l’obscurité se profilaient les toits des cabanes, et, les dominant toutes, se dressait à la partie supérieure de l’aoul la mosquée avec son minaret. De là venait un bruit de voix.

Hadji Mourad saisit rapidement son fusil, mit le pied dans l’étrier de gauche, et, sans bruit, enjamba en un clin d’œil le haut coussin de sa selle.

— Dieu vous récompense ! dit-il au maître du logis, tout en cherchant d’un mouvement habituel du pied droit l’autre étrier ; puis il toucha de sa cravache le garçon qui tenait le cheval, lui indiquant par cela de s’écarter. Le garçon se recula, et le cheval, comme s’il savait lui-même ce qu’il avait à faire, rapidement sortit de la ruelle sur la rue principale. Eldar marchait derrière. Sado en pelisse les suivait en courant d’un côté à l’autre de la rue étroite, en agitant rapidement les bras. Tout à coup parut sur la route une ombre qui se mouvait, puis une autre.

— Arrête ! Qui va là ? Arrête ! cria une voix, et quelques hommes barrèrent la route. Au lieu de s’arrêter, Hadji Mourad tira son pistolet de sa ceinture, accéléra sa course et dirigea son cheval droit sur les hommes qui lui barraient le chemin. Les hommes s’écartèrent et, sans se retourner, Hadji Mourad, au grand galop, descendit la route. Eldar le suivait à la même allure. Deux coups de fusil retentirent derrière eux, deux balles sifflèrent, mais sans atteindre ni lui ni Eldar. Hadji Mourad allait toujours au grand galop, mais, au bout de trois cents pas, il arrêta son cheval un peu essoufflé et se mit à écouter. Devant lui, en bas, c’était le bruit du torrent. Derrière, dans l’aoul, les coqs s’interpellaient, et à travers ces bruits s’entendait le piétinement de chevaux qui s’approchaient derrière eux, et un bruit de voix. Hadji Mourad poussa son cheval au trot. Les cavaliers qui galopaient derrière bientôt rejoignirent Hadji Mourad. Ils étaient une vingtaine. C’étaient les habitants de l’aoul qui avaient résolu d’arrêter Hadji Mourad, ou, au moins, pour se justifier devant Schamyl, de feindre l’intention de l’arrêter. Quand ils furent assez rapprochés pour être distincts dans l’obscurité, Hadji Mourad s’arrêta, abandonna les rênes, et, d’un mouvement habituel, de la main gauche débouclant l’étui du fusil, de la droite il le sortit. Eldar fit la même chose. — Que vous faut-il ? cria Hadji Mourad. Vous voulez me prendre ? Eh bien, prenez ! et il ajusta son fusil.

Les habitants de l’aoul s’arrêtèrent. Hadji Mourad tenant son fusil à la main se mit à descendre le ravin. Les cavaliers, sans se rapprocher, le suivirent. Quand Hadji Mourad eut franchi le ravin, les cavaliers qui le poursuivaient lui crièrent d’écouter ce qu’ils voulaient lui dire. En réponse, Hadji Mourad tira et lança son cheval au galop. Quand il l’arrêta on n’entendait plus ni la poursuite, ni les coqs ; on entendait seulement plus distinctement dans la forêt le murmure de l’eau, et, de temps en temps, les hululements des hiboux. Le mur noir de la forêt était tout proche ; c’était cette même forêt dans laquelle l’attendaient ses murides.

Arrivé à la forêt, Hadji Mourad s’arrêta, et, ayant repris haleine, siffla, puis, silencieux, prêta l’oreille.

Une minute après le même sifflement répondit dans la forêt. Hadji Mourad quitta la route et pénétra dans la forêt. Quand il eut fait une centaine de pas, il aperçut à travers les troncs des arbres un bûcher, les ombres des hommes assis autour, et un cheval sellé, entravé, éclairé à mi-hauteur par la flamme du bûcher. Quatre hommes étaient assis près du bûcher. L’un d’eux se leva rapidement, s’approcha de Hadji Mourad et saisit la bride et l’étrier. C’était le frère d’armes de Hadji Mourad, qui était chargé de toutes ses affaires.

— Éteins le feu, dit Hadji Mourad, en descendant de cheval.

Les hommes se mirent à écarter le bûcher et à piétiner les branches enflammées.

— Est-ce que Bata est venu ici ? demanda Hadji Mourad en s’approchant d’un manteau étalé.

— Il est venu, mais il y a déjà longtemps qu’il est parti avec Khan-Magom.

— Par quelle route sont-ils partis ?

— Par celle-ci, répondit Khanefi, indiquant la route opposée à celle par laquelle était venu Hadji Mourad.

— Bon, fit Hadji Mourad, et, ayant enlevé son fusil, il se mit à le charger.

— Il faut être sur ses gardes. On me poursuit, dit-il, en s’adressant à l’homme qui éteignait le feu. C’était un Tchetchenz, Gamzalo.

Gamzalo s’approcha du manteau, prit le fusil de l’étui qui était posé dessus, et, sans mot dire, alla à l’extrémité de la clairière, à l’endroit par où Hadji Mourad avait débouché. Eldar, qui était descendu de cheval, prit avec le sien celui de Hadji Mourad, et, en tirant haut les têtes des deux chevaux, il les attacha à des arbres, puis comme Gamzalo il prit son fusil et alla se poster à l’autre extrémité de la clairière.

Le bûcher était éteint et la forêt ne semblait plus aussi noire, bien que les étoiles éclairassent faiblement dans le ciel.

Observant les étoiles, les feux de la nuit, qui déjà atteignaient la moitié du ciel, Hadji Mourad estima que minuit était passé depuis longtemps et qu’il était temps de dire la prière de la nuit. Il prit son manteau, et alla vers l’eau. Il enleva ses chaussures, fit ses ablutions, se tint pieds nus sur le manteau, ensuite s’assit sur ses talons et, bouchant d’abord avec ses doigts ses oreilles, et fermant les yeux, il prononça, en se tournant vers l’Orient, sa prière habituelle. Quand elle fut terminée il revint près de ses compagnons, s’assit sur son manteau, le coude appuyé sur ses genoux et la tête baissée, et il se mit à songer. Hadji Mourad avait foi en son étoile. Chaque fois qu’il entreprenait quelque chose, il était d’avance fermement convaincu du succès et tout lui souriait. Il en avait été ainsi, à de rares exceptions près, pendant toute sa tumultueuse vie militaire. Il espérait qu’il en serait encore de même. Il se représentait comment, avec l’armée que lui donnerait Vorontzoff, il irait contre Schamyl, le ferait prisonnier, se vengerait, et comment le tzar russe le récompenserait, et alors, de nouveau, il dirigerait non seulement l’Arabie mais tout la Tchetchnia qui se soumettrait à lui.

Au milieu de ces pensées, il s’endormit sans même le remarquer.

En rêve, il se voyait, avec ses soldats chantant et criant « Hadji Mourad, en avant ! » s’élançant contre Schamyl, s’emparant de lui et de ses femmes, dont on entendait les pleurs et les sanglots.

Il s’éveilla. La chanson « Laillakha ! » et les cris « Hadji Mourad, en avant ! » et les pleurs des femmes de Schamyl, tout cela n’était que les cris, les pleurs, les rires des chacals, qui l’avaient éveillé.

Hadji Mourad leva la tête et regarda le ciel déjà clair, entre les arbres, du côté de l’orient, et il demanda au muride qui était assis un peu loin de lui, où était Khan-Magom. Ayant appris qu’il n’était pas encore de retour, Hadji Mourad de nouveau inclina la tête et s’endormit.

La voix joyeuse de Khan-Magom revenant de sa mission avec Bata l’éveilla. Khan-Magom s’assit aussitôt à côté de Hadji Mourad, et se mit à lui raconter comment les soldats les avaient rencontrés et accompagnés jusqu’au prince lui-même ; comment il avait parlé au prince, comment le prince s’était réjoui et avait promis de l’attendre ce matin, à l’endroit où les Russes coupent la forêt, derrière Mitchine, sur la clairière de Chalinsk. Bata interrompait le récit de son compagnon pour ajouter de nouveaux détails.

Hadji Mourad voulut savoir quelles paroles textuelles avait répondu Vorontzoff à sa proposition de se rallier aux Russes. Et Khan-Magom et Bata redirent d’une voix que le prince avait promis de recevoir Hadji Mourad comme son hôte et de faire en sorte que tout soit très bien pour lui. Hadji Mourad s’informa encore de la route, et Khan-Magom lui ayant affirmé qu’il connaissait bien le chemin et le conduirait tout droit là-bas, il prit l’argent, donna à Bata les trois roubles convenus, et il ordonna aux siens de prendre du bissac ses armes incrustées d’or et son bonnet à turban, et de les nettoyer, afin qu’il puisse se présenter aux Russes en belle tenue.

Pendant qu’on nettoyait les armes, les selles, les harnais, les chevaux, les étoiles s’étaient éteintes ; il faisait maintenant tout à fait clair, et un vent léger, précédant l’aube, soufflait.

V

Le matin, de bonne heure, avant jour, deux compagnies, sous le commandement de Poltoradski, sortirent, munies de haches, pour se rendre à dix verstes au delà des portes de Chahguirinsk. Là on dispersa une chaîne de fusiliers, et, dès que le jour commença à poindre, les soldats se mirent à couper du bois. Vers huit heures, le brouillard, qui se confondait avec la fumée odorante des branches humides qui sifflaient et craquaient dans les bûchers, commença à se lever, et les coupeurs de bois, qui auparavant ne se voyaient pas à cinq pas mais entendaient seulement les coups, purent distinguer les bûchers et la route traversant la forêt remplie d’arbres coupés. Le soleil tantôt se montrait comme une tache claire dans le brouillard, tantôt disparaissait. Sur la clairière, à l’écart de la route, Poltoradski était assis sur un tambour, avec son officier subalterne, Tikhonoff, deux officiers de la 3e compagnie et un ancien officier de la garde, dégradé pour duel, le camarade de Poltoradski à l’école des pages, le baron Frézé Le sol près des tambours était jonché de papiers ayant enveloppé des victuailles, de mégots et de bouteilles vides. Les officiers avaient bu de l’eau-de-vie, mangé, et maintenant buvaient du porter. Le tambour débouchait la troisième bouteille.

Poltoradski, bien qu’il eut peu dormi, était dans cet état particulier d’énergie morale, de franche gaîté insouciante, dans lequel il se trouvait toujours parmi ses soldats et ses camarades, là où pouvait être un danger. Une conversation animée s’était engagée entre les officiers à propos de la dernière nouvelle : la mort de général Slieptzoff. Aucun d’eux ne voyait dans cette mort le moment le plus important de la vie — sa fin et le retour à la source d’où elle est venue. Ils n’y voyaient que la bravoure d’un officier courageux qui s’était jeté sur les montagnards, l’épée à la main, et les avait massacrés désespérément.

Bien que tous, surtout des officiers ayant déjà pris part à des batailles, sussent qu’à cette guerre du Caucase, comme du reste à n’importe quelle guerre, il n’y a point de corps à corps, l’épée à la main, comme on l’imagine et le décrit (si une telle rencontre se produit alors on ne tue et ne massacre que les fuyards), cette fiction était adoptée par les officiers et leur donnait cet orgueil satisfait et cette gaîté qu’ils possédaient là, assis sur les tambours, les uns dans des attitudes martiales, les autres, au contraire, dans des poses plus modestes. Et ils fumaient, buvaient, plaisantaient, narguant la mort qui pouvait, d’un moment à l’autre, frapper l’un d’eux, ainsi qu’elle l’avait fait avec Slieptzoff. En effet, comme pour confirmer leur attente, au beau milieu de leur conversation, le joli bruit d’un coup de fusil retentit à gauche de la route, et une petite balle, en sifflotant gaîment, vola quelque part dans l’air rempli de brouillard et vint frapper contre un arbre. Quelques coups de fusil des soldats répondirent aux coups ennemis.

— Ah ! ah ! cria d’une voix joyeuse Poltoradski. — Cela se passe dans la chaîne des fusiliers. — Eh bien, mon cher Kostia, s’adressa-t-il à Frézé, c’est ta chance. Va à ta compagnie, nous allons faire tout de suite une telle bataille que ce sera délicieux ! Une vraie représentation.

Le baron dégradé bondit sur ses jambes, et à pas rapides se dirigea du côté de la fumée, où était sa compagnie. On amena à Poltoradski son petit cheval bai de Kabardine, et, rassemblant sa compagnie, il la conduisit dans la direction de la fusillade.

La chaîne se tenait à la lisière de la forêt, devant le ravin nu. Le vent soufflait dans la forêt, et on voyait clairement, non seulement la descente du ravin, mais l’autre côté. Quand Poltoradski arriva près de la chaîne, le soleil se montrait à travers le brouillard, et du côté opposé du ravin, dans l’autre forêt qui commençait là-bas, on apercevait, à une centaine de sagènes, quelques cavaliers. C’étaient les Tchetchenz qui avaient poursuivi Hadji Mourad et voulaient voir son arrivée chez les Russes. L’un d’eux fit feu sur la chaîne, quelques soldats lui répondirent. Les Tchetchenz s’éloignèrent et la fusillade cessa. Mais quand Poltoradski arriva avec sa compagnie et ordonna de tirer, aussitôt l’ordre transmis, sur toute la ligne du cordon s’entendit le cliquetis ininterrompu, gai, des fusils, accompagné de fumée qui se dispersait gracieusement. Les soldats, heureux de la distraction, chargeaient rapidement leurs armes et lançaient balles sur balles. Évidemment les Tchetchenz sentirent la provocation, et irrités, bondissant l’un après l’autre, à leur tour ils firent feu sur les soldats. L’un de ceux-ci fut blessé. C’était ce même Avdeieff qui avait été envoyé au guet. Quand ses camarades s’approchèrent de lui, il était couché sur le ventre, tenant à deux mains sa blessure, et, se secouant d’un mouvement régulier, il gémissait doucement.

— Je commençais juste à charger mon fusil, j’entendis claquer quelque chose, tic… disait le soldat qui était dans le rang à côté d’Avdeieff. — Je regarde et il laisse tomber son fusil…

Avdeieff appartenait à la compagnie de Poltoradski. Ayant remarqué le groupe qui s’était formé autour d’Avdeieff, Poltoradski s’approcha.

— Quoi ! frère ! Tu as reçu le baptême du feu ? dit-il. Où ?

Avdeieff ne répondit pas.

— Je commençais juste à charger mon fusil… J’entends claquer quelque chose… tic… Je regarde, il laisse tomber son fusil… répéta le soldat qui était dans le rang à côté d’Avdeieff.

— Ta ta… claqua de la langue Poltoradski. — Eh quoi, Avdeieff, ça te fait mal ?

— Pas mal, mais ça m’empêche de marcher. Je prendrais bien du vin, votre Seigneurie.

Le vin, c’est-à-dire l’alcool que buvaient les soldats au Caucase, fut apporté, et Panoff, en fronçant sévèrement les sourcils, en donna une tasse à Avdeieff.

Avdeieff commença à boire, mais, aussitôt, de la main écarta la tasse.

— Le cœur n’en veut pas ; bois toi-même. Panoff vida la tasse.

De nouveau Avdeieff essaya de se soulever et de nouveau retomba.

On déplia un manteau sur lequel on le plaça.

— Votre Seigneurie, voici le Colonel ! dit un caporal en s’approchant de Poltoradski.

— Bon. Toi, veille sur lui, dit Poltoradski, et, faisant siffler sa cravache, il partit au grand trot à la rencontre de Vorontzoff.

Vorontzoff, qui montait un trotteur anglais, pur sang, roux, était accompagné d’un aide de camp, d’un cosaque et d’un Tchetchenz interprète.

— Que se passe-t-il ici ? demanda-t-il à Poltoradski.

— Voici : une bande de Tchetchenz s’est avancée et a attaqué le cordon, lui répondit Poltoradski.

— Bon, bon. C’est vous-mêmes qui avez commencé tout cela.

— Non, prince, pas moi, dit Poltoradski en souriant. Ce sont eux qui nous ont provoqués.

— J’ai entendu qu’un soldat était blessé ?

— Oui ; et c’est dommage ; un brave soldat. — Gravement ?

— Ça en a l’air ; dans le ventre.

— Et savez-vous où je vais, moi ? demanda Vorontzoff.

— Non, je ne sais pas.

— Est-ce que vous ne devinez pas ? Hadji Mourad va venir ici ; nous nous rencontrerons, dans un instant.

— Pas possible !

— Hier, l’émissaire est retourné le prévenir, dit Vorontzoff, retenant avec effort un sourire de joie. — À l’instant il va venir m’attendre dans la forêt, sur la clairière. Dispersez vos fusiliers jusque là, et ensuite venez me rejoindre.

— À vos ordres, dit Poltoradski, en portant la main à son bonnet.

Il retourna à sa compagnie, conduisit lui-même le cordon sur la droite, et ordonna à un sergent-major d’emmener celui de gauche.

Pendant ce temps les soldats transportaient à la forteresse Avdeieff blessé.

Poltoradski était en route pour rejoindre Vorontzoff quand il aperçut, derrière lui, des cavaliers qui venaient de son côté. Il s’arrêta et les attendit.

Devant tous s’avançait, sur un cheval à crinière blanche, un homme à l’air imposant en tcherkeska blanche, le turban surmontant le bonnet, et dont les armes étaient incrustées d’or. Cet homme était Hadji Mourad. Il s’approcha de Poltoradski et lui dit quelque chose en tatar. Poltoradski souleva les sourcils, fit un geste de la main, indiquant qu’il ne comprenait rien, et sourit. Hadji Mourad répondit à ce sourire par un sourire qui frappa Poltoradski par sa bonté et sa naïveté enfantine. Poltoradski ne s’était pas représenté ainsi ce terrible montagnard. Il s’attendait à voir un homme morne, sec, étranger, et il avait devant lui un homme très simple, qui souriait d’un sourire si bon qu’il semblait être un ami connu depuis longtemps. La seule chose extraordinaire chez lui, c’étaient les yeux, très largement écartés, qui scrutaient attentivement, profondément, les yeux des autres.

La suite de Hadji Mourad se composait de quatre hommes.

Il y avait ce Khan-Magom qui, cette nuit, était venu trouver Vorontzoff. C’était un homme au visage cramoisi, rond, avec des yeux noirs brillants, sans paupières, et une expression pleine de la joie de vivre. Il y avait encore un homme, trapu, velu, dont les sourcils se joignaient ; c’était un Abaze, Khanefi, qui avait la charge de toutes les affaires de Hadji Mourad. Il conduisait avec lui un cheval chargé de sacs bien remplis. Les deux autres hommes de la suite étaient surtout remarquables : l’un était jeune, avait la taille fine comme celle d’une femme, de larges épaules, la barbiche blonde, naissante, et des yeux de brebis. Ce beau garçon, c’était Eldar. L’autre, borgne, sans cils ni sourcils, la barbe rousse taillée, le visage balafré, était un Tchetchenz, Gamzalo.

Poltoradski indiqua à Hadji Mourad Vorontzoff qui débouchait sur la route. Hadji Mourad se dirigea vers lui, en s’approchant posa sa main droite sur sa poitrine, puis prononça quelques mots en tatar et s’arrêta.

Le Tchetchenz interprète traduisit :

— Je me rends à la volonté du tzar russe. Je veux le servir. Je le voulais depuis longtemps, mais Schamyl m’en empêchait.

Vorontzoff tendit à Hadji Mourad sa main gantée. Hadji Mourad regarda cette main, eut une minute d’hésitation, mais ensuite la serra fortement et prononça encore quelque chose, en regardant tantôt l’interprète, tantôt Vorontzoff.

— Il dit qu’il n’a voulu aller chez personne d’autre que chez toi, parce que tu es le fils du Sardar. Il te respecte grandement.

Vorontzoff remercia d’un signe de tête. Hadji Mourad dit encore quelque chose en indiquant sa suite.

— Il dit que ses hommes, ses murides, comme lui serviront les Russes.

Vorontzoff le regarda et acquiesça de la tête.

Le Tchetchenz aux yeux sans paupières, le joyeux Khan-Magom, hochant aussi la tête, dit quelque chose à Vorontzoff, et probablement quelque chose de très drôle, parce que le velu Abaze sourit en montrant des dents d’une blancheur éblouissante. Quant au roux Gamzalo, il jeta seulement un rapide regard de son œil rouge sur Vorontzoff, et aussitôt le fixa de nouveau sur les oreilles de son cheval.

Tandis que Vorontzoff et Hadji Mourad, accompagnés de leur suite, retournaient à la forteresse, les soldats, réunis en groupes, faisaient leurs réflexions.

— Combien d’âmes a-t-il perdu, ce maudit, et maintenant, tu verras, on le flattera ! disait l’un.

— Comment en serait-il autrement. Il était le premier commandant de Schamyl. Maintenant c’est autre chose.

— Il a l’air d’un brave. Il n’y a pas à dire, un vrai cavalier !

— Et as-tu vu le roux ? Il louche comme une bête.

— Ça doit être un vrai chien.

Tous avaient remarqué particulièrement le roux.


Partout où l’on coupait la forêt, les soldats qui se trouvaient près de la route accouraient pour regarder. Un officier cria sur eux, mais Vorontzoff l’arrêta.

— Qu’ils regardent leur vieille connaissance. Sais-tu qui c’est ? demanda Vorontzoff au soldat qui se trouvait le plus près, en prononçant lentement et avec un accent anglais.

— Non, Votre Excellence.

— C’est Hadji Mourad. As-tu entendu ce nom ?

— Comment donc, Votre Excellence ! on l’a battu plusieurs fois.

— Oui, mais il nous le rendait aussi.

— Parfaitement, Votre Excellence, répondit le soldat, heureux d’avoir causé avec son chef.

Hadji Mourad comprit qu’on parlait de lui et un sourire satisfait brilla dans ses yeux.

Vorontzoff rentra à la forteresse dans la disposition d’esprit la plus joyeuse.

VI

Vorontzoff était content parce que c’était précisément lui qui avait réussi à attirer et à recevoir le principal et plus puissant ennemi de la Russie, après Schamyl. Une chose, toutefois, lui était désagréable : le commandant des troupes de la forteresse Vozdvijenskaia était le général Meller Zakomelski, et, à vrai dire, toute cette affaire aurait dû être menée par lui, tandis que Vorontzoff avait tout fait sans lui en rien dire ; de sorte qu’il en pouvait résulter des désagréments. Cette pensée gâtait un peu le plaisir de Vorontzoff.

Arrivé à sa demeure, Vorontzoff confia à l’aide de camp les murides de Hadji Mourad, et invita celui-ci, personnellement, dans sa maison.

La princesse Marie Vassilievna, élégante, souriante, accompagnée de son fils, un beau garçon de six ans aux cheveux bouclés, vint recevoir Hadji Mourad dans le salon. Hadji Mourad croisa ses deux mains sur sa poitrine et, un peu solennellement, répéta plusieurs fois, par l’intermédiaire de l’interprète qui l’accompagnait, qu’il se considérait comme un véritable ami du prince puisque celui-ci l’avait reçu dans sa maison, et que la famille d’un ami est aussi sacrée pour l’autre que l’ami lui-même.

La personne et les manières de Hadji Mourad plurent à Marie Vassilievna, et le fait qu’il rougit quand elle lui tendit sa longue main blanche la disposa encore plus en sa faveur. Elle le pria de s’asseoir, et après lui avoir demandé s’il buvait du café, elle donna l’ordre de servir. Cependant Hadji Mourad refusa le café quand on le lui offrit. Il comprenait un peu le russe, mais ne pouvait le parler, et, quand il ne comprenait pas, il souriait. Et son sourire plaisait à Marie Vassilievna comme il avait plu à Poltoradski. Quant au garçon frisé, aux yeux vifs, le fils de Marie Vassilievna, qu’elle appelait Boulka, il était debout près de sa mère, et ne quittait pas des yeux Hadji Mourad dont il avait entendu parler comme d’un guerrier fameux.

Laissant Hadji Mourad avec sa femme, Vorontzoff se rendit à la chancellerie pour donner l’ordre de faire un rapport aux autorités sur le ralliement de Hadji Mourad. Après avoir écrit un rapport au chef du flanc gauche, général Kozlovski, à la forteresse Groznaia, et une lettre à son père, Vorontzoff se hâta de rentrer chez lui, ayant peur que sa femme ne fût mécontente qu’il l’ait laissée avec ce terrible étranger qu’il fallait veiller à ne pas offenser ni trop flatter. Mais sa crainte était vaine. Hadji Mourad était assis dans un fauteuil, tenant sur ses genoux Boulka, le beau-fils, et, la tête inclinée, il écoutait attentivement ce que lui disait l’interprète, traduisant les paroles de Marie Vassilievna, qui riait. Marie Vassilievna lui disait que, s’il donnait à chaque ami l’objet que celui-ci trouverait bon, alors il lui faudrait bientôt se promener comme Adam.

À l’entrée du prince, Hadji Mourad ôta de ses genoux Boulka, étonné et offensé de cela, se leva, et aussitôt l’expression frivole de son visage fit place à une expression sévère et sérieuse.

Il ne s’assit qu’après Vorontzoff. Continuant la conversation, il répondit aux paroles de Marie Vassihevna, que c’est ainsi leur loi, que tout ce qui plaît à l’ami, il faut le lui donner.

— Ton fils est mon ami ! dit-il en russe, en caressant les cheveux bouclés de Boulka, qui de nouveau grimpait sur ses genoux.

— Il est délicieux, ton brigand, dit en français Marie Vassilievna à son mari.

Boulka ayant admiré son poignard, Hadji Mourad lui en fit cadeau. Boulka alla le montrer à son beau-père.

— C’est un objet de prix, remarqua Marie Vassilievna.

— Il faudra trouver l’occasion de lui faire un cadeau, dit Vorontzoff.

Hadji Mourad était assis, caressant la tête bouclée de l’enfant, et disait : Cavalier, cavalier.

— Un beau, très beau poignard, dit Vorontzoff, tirant à moitié la lame affilée creusée d’une petite rainure. Merci.

— Demande-lui ce que je puis faire pour lui, dit Vorontzoff à l’interprète.

L’interprète traduisit, et aussitôt Hadji Mourad répondit qu’il ne lui fallait rien et demandait seulement qu’on veuille le conduire dans un endroit où il pourrait prier.

Vorontzoff appela son valet de chambre et lui ordonna de se mettre à la disposition de Hadji Mourad. Dès que celui-ci se trouva seul dans la chambre qui lui était destinée, son visage soudain se transforma : l’expression de plaisir, tantôt tendre, tantôt solennelle, disparut et fit place à une expression soucieuse. L’accueil de Vorontzoff était beaucoup meilleur qu’il ne l’avait espéré, et il avait confiance en lui et en ses officiers ; cependant il craignait tout : qu’on ne l’emprisonnât, lui mît les fers, le déportât en Sibérie, ou tout simplement qu’on le tuât. Aussi se tenait-il sur ses gardes.

Il demanda à Eldar, qui vint le trouver, où l’on avait placé les murides, où étaient les chevaux et si on ne leur avait pas pris leurs armes.

Eldar lui fit savoir que les chevaux étaient dans l’écurie du prince, que les murides logeaient dans la grange, qu’on leur avait laissé leurs armes, et que l’interprète les régalait de thé et de victuailles.

Hadji Mourad, étonné, hochait la tête. Il se dévêtit et se mit à prier. Ses prières terminées, il ordonna de lui apporter son poignard d’argent, s’habilla, mit sa ceinture et s’assit sur le divan attendant les événements.

À quatre heures on vint le chercher pour dîner avec le prince. Pendant le repas Hadji Mourad ne mangea rien, sauf du pilau dont il se servit en prenant juste à cet endroit du plat où s’était servie Marie Vassilievna.

— Il a peur que nous l’empoisonnions, dit Marie Vassilievna à son mari. Il a pris juste où je venais de prendre. Et, aussitôt, s’adressant à Hadji Mourad par l’interprète, elle lui demanda à quelle heure il prierait de nouveau.

Hadji Mourad leva cinq doigts et montra le soleil.

— Alors c’est bientôt, dit Vorontzoff. Il tira son chronomètre, et appuya sur le ressort. La montre sonna quatre heures et le quart.

Hadji Mourad, visiblement étonné de ce son, demanda de faire sonner encore et regarda la montre.

— Voilà l’occasion, donnez-lui la montre, dit Marie Vassilievna à son mari.

Vorontzoff offrit aussitôt la montre à Hadji Mourad. Celui-ci porta la main à sa poitrine et prit la montre. Plusieurs fois il pressa le ressort, écouta et hocha approbativement la tête.

Après le dîner on annonça au prince l’arrivée de l’aide de camp de Meller Zakomelski.

L’aide de camp venait dire au prince que le général, ayant appris le ralliement de Hadji Mourad, était très mécontent de n’en point avoir été informé, et qu’il exigeait que Hadji Mourad lui fut immédiatement amené.

Vorontzoff répondit que l’ordre du général allait être exécuté, et, par l’interprète, il prévint Hadji Mourad de la volonté du général et lui demanda de l’accompagner chez Meller.

Marie Vassilievna ayant appris le motif de la venue de l’aide de camp, comprit aussitôt qu’entre son mari et le général une scène désagréable était à craindre, et, malgré toutes les objections de son mari, elle se prépara à aller avec eux chez le général.

— Vous feriez mieux de rester. C’est mon affaire et non la vôtre.

— Vous ne pouvez cependant pas m’empêcher d’aller voir Mme la générale ?

— On pourrait choisir un autre moment.

— Et moi, je désire y aller aujourd’hui.

Il n’y avait rien à faire. Vorontzoff consentit et ils partirent tous trois.

Quand ils entrèrent, Meller avec une courtoisie forcée conduisit Marie Vassilievna chez sa femme, et donna l’ordre à l’aide de camp d’accompagner Hadji Mourad dans la salle d’attente et de ne le laisser sortir nulle part sans son ordre.

— Je vous prie, dit-il à Vorontzoff en ouvrant la porte de son cabinet de travail et y laissant passer le prince.

Une fois dans son cabinet, il s’arrêta devant le prince, et, sans le prier de s’asseoir, se mit à dire :

— Je suis ici le chef militaire, c’est pourquoi tous les pourparlers avec l’ennemi doivent être menés par moi. Pourquoi ne m’avez-vous pas informé du ralliement de Hadji Mourad ?

— Un émissaire est venu chez moi et m’a informé du désir de Hadji Mourad de se rendre à moi, répondit Vorontzoff pâle d’émotion, attendant quelque grossièreté de la part du général furieux et gagné lui aussi par sa colère.

— Je vous demande pourquoi vous ne m’avez pas informé ?

— J’avais l’intention de le faire, baron, mais…

— Pour vous, je ne suis pas baron, mais Excellence, — et, tout d’un coup, l’irritation du baron, si longtemps contenue, s’épancha. Il déversa tout ce qu’il avait sur le cœur.

— Je ne sers pas depuis vingt-sept ans mon empereur pour que des hommes qui ne sont que d’hier au service, profitant de leurs relations et de leur parenté, disposent sous mon nez de ce qui ne les regarde pas.

— Excellence, je vous prie de ne pas dire ce qui n’est pas juste, l’interrompit Vorontzoff.

— Je dis la vérité et ne permettrai pas… reprit le général de plus en plus irrité.

À ce moment avec un froufrou de jupes entra Marie Vassilievna suivie d’une dame de taille moyenne, à la mise modeste, la femme de Meller Zakomelski.

— Je vous en prie, baron, Simon n’a point voulu vous être désagréable, dit Marie Vassilievna,

— Mais, princesse, je ne dis pas cela.

— Eh bien, tenez, laissez donc tout cela. Une mauvaise paix vaut mieux qu’une bonne querelle. Qu’est-ce que je dis ! Elle se mit à rire.

Et le général fâché se soumit au rire charmant de la belle. Un sourire parut sous sa moustache.

— Je reconnais que j’ai eu tort, dit Vorontzoff, mais…

— Eh bien, moi aussi, je me suis emporté, dit Meller, et il tendit la main au prince.

La paix était faite, et l’on décida de laisser momentanément Hadji Mourad chez Meller et ensuite de l’envoyer au chef du flanc gauche.

Hadji Mourad était assis dans la pièce voisine, et bien que ne comprenant pas ce qu’on disait, il se rendit compte cependant de ce qu’il lui importait de comprendre, à savoir qu’ils avaient discuté à son sujet, que son éloignement de Schamyl était une chose très importante pour les Russes, et que par conséquent, non seulement on ne le déporterait ni ne le tuerait, mais qu’il pourrait exiger d’eux beaucoup. Il comprit en outre que, nominalement le chef, Meller Zakomelski n’avait cependant pas l’importance de Vorontzoff, son subordonné ; que Vorontzoff était important, et non Meller Zakomelski. C’est pourquoi, quand celui-ci le fit appeler et l’interrogea, Hadji Mourad se tint devant lui avec beaucoup de fierté et de solennité, et déclara qu’il était sorti de la montagne pour servir le tzar blanc, mais qu’il ne rendrait de comptes qu’à son sardar, c’est-à-dire au commandant en chef à Tiflis, le prince Vorontzoff.

VII

Avdéieff blessé avait été transporté à l’hôpital aménagé dans une petite maison, couverte de planches minces, à la sortie de la forteresse, et on l’avait fait coucher dans la salle commune, sur un des lits vides. Dans la salle il y avait quatre malades : l’un était atteint de la fièvre typhoïde ; un autre pâle, les yeux cernés, tout fiévreux, ne cessait de bâiller ; les deux autres avaient été blessés trois semaines auparavant dans une rencontre, l’un au poignet, il était debout, l’autre à l’épaule, celui-ci était assis sur sa couchette. Tous, sauf le malade atteint de la fièvre typhoïde, entouraient le nouveau venu et interrogeaient ceux qui l’apportaient.

— Des fois on lance les balles comme des pois, et rien, et cette fois on n’a tiré que cinq coups, racontait l’un des porteurs.

— Oui, chacun sa destinée.

— Oh ! oh ! gémit Avdéieff, en s’efforçant de ne pas crier pendant qu’on l’installait sur la couchette. Quand il fut étendu, il fronça les sourcils, cessa de gémir mais se mit à agiter les pieds. Il tenait les mains sur sa blessure et, immobile, regardait devant soi. Le docteur vint et ordonna de retourner le malade pour voir si la balle n’était pas ressortie de l’autre côté.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda le médecin en indiquant de grandes traces blanches qui se croisaient sur le dos et les reins.

— C’est depuis longtemps, Votre Seigneurie, prononça Avdéieff en gémissant.

C’étaient les traces de la fustigation qu’il avait subie pour avoir détourné de l’argent, dépensé à boire. On replaça Avdéieff sur le dos, et le docteur farfouilla longtemps dans le ventre avec la sonde. Il trouva la balle mais ne put l’extraire, et après avoir fait un pansement et bandé la blessure, le docteur s’en alla. Pendant que le docteur sondait la blessure et la pansait, Avdéieff était couché, les dents serrées et les yeux fermés. Quand le docteur fut parti, il ouvrit les yeux et regarda avec étonnement autour de lui. Ses yeux se portaient sur les malades et l’infirmier, mais il paraissait ne pas les voir. Il voyait autre chose, qui l’étonnait.

Les camarades d’Avdéieff, Panoff et Seréguine, vinrent le voir. Avdéieff était toujours allongé, regardant avec étonnement devant lui. Il demeura longtemps sans reconnaître ses camarades, bien que ses yeux fussent fixés sur eux.

— Eh bien, Piotr, ne veux-tu pas faire savoir quelque chose à la maison ? dit Panoff.

Avdéieff ne répondit pas, cependant il regardait le visage de Panoff.

— Je demande si tu ne veux pas envoyer un ordre quelconque à la maison ? demanda de nouveau Panoff en touchant sa main froide, osseuse, large.

Avdéieff parut se réveiller.

— Ah ! C’est toi, Antonitch !

— Oui, voilà. Je suis venu. Ne veux-tu pas faire savoir quelque chose à la maison. Seréguine écrira.

— Seréguine… dit Avdéieff en portant avec peine ses yeux sur Seréguine… Tu écriras… Alors écris : Votre fils, Piotr, a cessé de vivre. Voilà, j’enviais mon frère… Je l’ai raconté aujourd’hui. Et maintenant je suis content. Que Dieu l’assiste. Alors écris cela.

Ayant prononcé ces paroles, longtemps il demeura silencieux, les yeux fixés sur Panoff.

— Eh bien, et la pipe, l’as-tu retrouvée ? demanda-t-il tout à coup.

Panoff ne répondit point.

— La pipe, te dis-je, l’as-tu retrouvée ? répéta Avdéieff.

— Elle était dans mon sac.

— C’est ça. Eh bien, maintenant donne-moi un cierge. Je vais mourir, dit Avdéieff.

À ce moment entra Poltoradski. Il venait prendre des nouvelles de son homme.

— Eh quoi, mon cher, ça va mal ! dit-il. Avdéieff ferma les yeux et hocha négativement la tête. Son visage aux pommettes saillantes était pâle et sévère. Il ne répondit rien, mais seulement répéta de nouveau, s’adressant à Panoff :

— Donne-moi un cierge. Je vais mourir.

On lui donna un cierge, mais ses doigts ne pouvaient plus se plier, et il fallut lui placer le cierge entre les doigts et le tenir. Poltoradski partit. Cinq minutes après son départ l’infirmier approcha son oreille de la poitrine d’Avdéieff et déclara que c’était fini.

Dans le rapport envoyé à Tiflis, la mort d’Avdéieff était relatée de la façon suivante : Le 23 novembre, deux compagnies du régiment de Kourinsk sortirent de la forteresse pour couper du bois. Au milieu de la journée, une bande énorme de montagnards attaqua subitement les hommes qui coupaient le bois. Le cordon commença à se replier, et en même temps une seconde compagnie chargea à la baïonnette les montagnards et les mit en déroute. Dans cette attaque deux soldats ont été blessés légèrement ; un a été tué. Quant aux montagnards, ils ont perdu plus de cent hommes tués et blessés.

VIII

Ce même jour, quand Piotr Avdéieff rendait l’âme à l’hôpital de Vozdvijenskaia, son vieux père, la femme du frère aîné pour lequel il s’était engagé, et la fille de ce frère, une jeune fiancée, battaient l’avoine sur l’aire.

La veille une neige épaisse était tombée, et il y avait eu le matin une forte gelée. Le vieux s’était éveillé au chant du coq, et, voyant à travers la vitre gelée la lumière claire de la lune, il était descendu du poêle, s’était chaussé, avait mis sa pelisse, son bonnet, et s’était rendu à la grange. Après avoir travaillé deux heures, le vieux était retourné à l’izba et avait éveillé ses fils et les femmes. Quand la femme et la jeune fille arrivèrent à la grange, l’aire était bien nettoyée, la pelle de bois était enfoncée dans la neige blanche, fondante, à côté d’un balai, posé la tête en haut, et les meules d’avoine étaient disposées sur deux rangs, entourés de longues cordes. Chacun prit son fléau et se mit à battre en frappant régulièrement chacun trois coups. Le vieux frappait très fort, avec un lourd fléau, en écrasant la paille ; la jeune fille, à coups réguliers, frappait après lui ; la bru ramassait le grain.

La lune se couchait ; le jour commençait à poindre, et le travail touchait à sa fin quand arriva le fils aîné, Akim, en pelisse de peau de mouton et coiffé d’un bonnet.

— Que fais-tu là, à fainéanter ! cria sur lui le père en s’arrêtant de battre et s’appuyant sur le fléau.

— Il faut que quelqu’un soigne les chevaux.

— Soigne les chevaux, singea le père. La vieille les soignera. Prends le fléau ; tu deviens trop gras, ivrogne !

— Ce n’est pas toi qui m’as donné à boire, grommela le fils.

— Quoi ? demanda sévèrement le vieillard en fronçant les sourcils et manquant un coup.

Le fils, sans mot dire, prit le fléau, et l’on se mit à battre à quatre : tram, ta, pa, tam… tram… frappait le lourd fléau du vieillard.

— Regarde sa nuque ; il s’est coiffé comme un monsieur… Et voilà, moi, mon pantalon ne tient plus, dit le vieux, manquant encore un coup mais balançant en l’air le fléau pour ne pas perdre la mesure.

Une rangée était terminée, et les femmes se mirent à rassembler la paille avec des râteaux.

— Quel imbécile ce Piotr de s’être engagé pour toi ! Si tu avais été soldat, on te l’aurait chassée, ta paresse ! Et lui, s’il était resté à la maison, il en vaudrait cinq comme toi.

— Assez, père ! dit la bru en rejetant les liens.

— Oui, il faut vous nourrir tous ; six personnes, et aucun de vous n’est capable de travailler. Piotr, lui, travaillait pour deux. Ce n’est pas comme…

Par le sentier opposé à la cour s’approchait une vieille femme en faisant grincer la neige sous ses lapti neufs mis sur des bandelettes de laine très serrées. Les hommes mettaient le grain en tas ; la femme et la jeune fille aidaient.

— L’ancien du village est venu ; tous doivent amener la brique, pour la corvée, dit la vieille ; j’ai préparé le déjeuner. Allons, venez !

— Bon, attelle le cheval et va, dit le vieux à Akim, – et prends garde qu’on ne soit pas obligé comme l’autre jour de répondre pour toi. Rappelle-toi Piotr.

— Quand il était à la maison on l’injuriait, répondit Akim à son père ; mais comme il n’est plus là, c’est mon tour.

— Tu le mérites, répondit avec colère la mère. Ne te compare pas à Piotr.

— C’est bon, dit le fils.

— Oui, oui, c’est bon. Tu as vendu la farine pour boire, et maintenant tu dis : bon.

— Il ne faut pas parler deux fois du vieux levain, dit la bru.

La mésintelligence entre le père et le fils datait déjà de loin ; elle avait éclaté presque aussitôt après le départ de Piotr pour le régiment. Dès les premiers jours le père sentit qu’il avait échangé le coucou contre l’épervier. Il est vrai que d’après la coutume, que le vieux respectait, celui qui n’avait pas d’enfants devait s’engager à la place de celui qui en avait. Akim avait quatre enfants, Piotr n’en avait pas. Mais Piotr était un travailleur aussi bon que le vieux, habile, intelligent, fort, patient, laborieux. Il travaillait toujours. S’il passait devant des gens en train de travailler, il faisait comme le vieux, il leur donnait un coup de main : il fauchait deux rangées, ou ramassait le fumier, ou coupait un arbre, ou fendait du bois. Le vieux s’apitoyait sur lui, mais il n’y avait rien à faire. Le service militaire, c’était comme la mort. Un soldat c’était un membre retranché, et il ne fallait pas se le rappeler, raviver la vieille blessure. Aussi n’était-ce que très rarement, pour faire des reproches au fils aîné, comme aujourd’hui, que le vieux pensait à Piotr. Mais la mère se rappelait souvent son fils cadet, et depuis longtemps, depuis deux ans, elle demandait au vieux de lui envoyer de l’argent. Mais le vieux faisait la sourde oreille.

La famille des Kourenkoff était à son aise, et le vieux avait de l’argent caché quelque part, mais pour rien au monde il ne se serait décidé à toucher ses économies. Mais ce jour, quand la vieille entendit qu’il parlait du fils cadet, elle résolut de lui demander de nouveau d’envoyer à son fils au moins un rouble, quand on vendrait l’avoine. C’est ce qu’elle fit. Quand elle se trouva seule avec le vieux, après que les jeunes gens furent partis à la corvée, elle arracha à son mari la promesse d’envoyer un rouble à Piotr sur l’argent de l’avoine. Conséquemment, quand douze tchetvert[7] d’avoine mis dans des sacs soigneusement fermés avec des épingles de bois, furent placés sur le traîneau pour être portés en ville, elle remit au vieux une lettre écrite sous sa dictée par le sacristain, et le vieux lui promit d’ajouter à la lettre un rouble et de l’envoyer à l’adresse de son fils.

Le vieux, vêtu d’une pelisse neuve et d’un caftan, les jambes entourées de chaudes bandelettes de laine blanche, prit la lettre, la mit dans son calepin, et après avoir prié Dieu s’assit dans le traîneau de devant et se rendit à la ville. Son petit-fils conduisait le traîneau de derrière. En ville le vieux demanda à un portier de lui lire la lettre, et écouta attentivement en hochant approbativement la tête. Dans la lettre de la mère de Piotr on lui envoyait d’abord la bénédiction, ensuite le salut de tout le monde, la nouvelle de la mort du parrain, et, à la fin, la nouvelle qu’Axinia (la femme de Piotr) n’avait pas voulu vivre avec eux et était partie en service chez des étrangers : « Nous avons entendu qu’elle vit bien et honnêtement. » On mentionnait encore le cadeau, le rouble ; puis encore ce que la vieille, triste, les larmes aux yeux, avait ordonné au sacristain d’écrire mot à mot sous sa dictée : « Et encore, mon cher enfant, mon petit pigeon, mon Piotr, j’ai pleuré tout mes yeux en m’attristant sur toi. Mon soleil bien-aimé, à qui m’as-tu laissée ?… » À ce passage la vieille s’était mise à sangloter et avait dit qu’il fallait laisser cela ainsi. Et on l’avait laissé. Mais Piotr ne put recevoir ni la nouvelle que sa femme était partie de la maison, ni le rouble, ni les dernières paroles de sa mère. Cette lettre et l’argent furent retournés avec la nouvelle que Piotr avait été tué à la guerre en défendant le tzar, la patrie et la religion orthodoxe, comme l’écrivit le scribe militaire.

À cette nouvelle, la vieille commença par hurler tant qu’elle put, et ensuite elle se remit au travail. Et le premier dimanche qui suivit, étant allée à l’église, elle fit dire une messe et inscrire le nom de Piotr pour être mentionné parmi les défunts, puis elle distribua des petits morceaux de pain bénit aux braves gens afin qu’ils prient pour l’esclave de Dieu, Piotr.

Axinia sanglota aussi en apprenant la mort de son mari bien-aimé, avec qui elle n’avait vécu qu’une année. Elle plaignait son mari et toute sa vie perdue, et, au milieu de ses sanglots, elle mentionnait les boucles blondes de Piotr Mikhaïlovitch, et son amour, et sa triste vie avec l’orphelin Ivan, et elle reprochait amèrement à Piotr d’avoir eu pitié de son frère plutôt que d’elle qui était forcée de gagner son pain chez les étrangers. Mais au fond de son âme Axinia était heureuse de la mort de Piotr. Elle était de nouveau enceinte de l’employé chez qui elle travaillait, et maintenant personne ne pourrait plus l’injurier, et l’employé pourrait l’épouser comme il le lui disait quand il lui parlait d’amour.

IX

Mikhaïl Sémionovitch Vorontzoff, le fils de l’ambassadeur de Russie en Angleterre, élevé dans ce pays, possédait une culture européenne, ce qui était très rare à cette époque parmi les hauts fonctionnaires russes. Il était ambitieux, doux, bienveillant dans ses rapports avec ses inférieurs, et fin courtisan avec ses supérieurs. Il ne comprenait pas la vie sans le pouvoir et l’obéissance. Il avait tous les grades supérieurs et les hautes décorations, et était considéré comme un militaire très habile, même vainqueur de Napoléon sous Krasnoié.

En 1852 il avait soixante-dix ans, mais il était encore très vert, la démarche assurée, et conservait son esprit fin et agréable, employé à soutenir son pouvoir et à consolider et à répandre sa popularité. Il était immensément riche, et par lui-même et par sa femme née comtesse Branitz-kaia, et par les très grands appointements qu’il recevait comme général gouverneur ; mais il dépensait la plus grande partie de ses revenus à construire et entretenir des palais et des jardins sur la côte méridionale de la Crimée.

Le soir du 4 décembre 1852, la troïka du courrier arrivait à son palais de Tiflis. Il en descendit un officier fatigué, tout noir de poussière, envoyé par le général Kozlovski pour faire savoir que Hadji Mourad s’était rallié aux Russes. Après s’être étiré les jambes, il gravit, devant les sentinelles, le large perron du palais du général gouverneur. Il était six heures, et Vorontzoff allait dîner quand on lui annonça l’arrivée du courrier. Vorontzoff le reçut immédiatement, ce qui fit qu’il était de quelques minutes en retard pour le dîner. Quand il entra au salon, les invités, une trentaine de personnes, assises autour de la princesse Élisabeth Xavierievna, ou debout groupées près des fenêtres, se tournèrent vers lui. Vorontzoff était en tunique d’uniforme noir, avec les pattes d’épaules sans épaulettes, et la croix blanche au cou. Son visage rusé, rasé, souriait agréablement, et il clignait des yeux en regardant tous ses hôtes. Il entra d’un pas doux, rapide, s’excusant près des dames pour son retard, saluant les messieurs, et il s’approcha de la princesse grouzine Manane Orbeliani, une grande belle femme de quarante-cinq ans, au type oriental, à qui il offrit son bras pour passer à table. La princesse Élisabeth Xavierievna donna elle-même le bras à un général roux, aux moustaches hérissées, qui était de passage à Tiflis. Le prince grouzine offrit son bras à la comtesse de Choiseul, amie de la princesse. Le docteur Andréievsky, les aides de camp et les autres messieurs, les uns accompagnant des dames, les autres sans dames, suivirent les premiers couples. Les valets en caftans, chaussés de bas et de souliers, reculaient et avançaient les chaises. Le maître d’hôtel versait solennellement la soupe fumante d’une soupière d’argent.

Vorontzoff s’assit au milieu de la longue table ; la princesse sa femme et le général, en face de lui ; à sa droite, la belle Orbeliani ; à sa gauche, une jeune princesse grouzine, élégante, brune, parée d’ornements brillants, et qui ne cessait de sourire.

— Excellentes, chère amie, répondit Vorontzoff à la princesse qui lui demandait quelles nouvelles avait apportées le courrier. — Simon a eu de la chance. Et il se mit à raconter, de façon à ce que tous les convives pussent l’entendre, la surprenante nouvelle — pour lui seul cette nouvelle n’en était pas tout à fait une, car des pourparlers étaient engagés depuis longtemps déjà : — le ralliement aux Russes du plus célèbre et du plus courageux des officiers de Schamyl, Hadji Mourad, qui allait être amené aujourd’hui ou demain à Tiflis.

Tous les convives, même la jeunesse, les aides de camp, les fonctionnaires, qui étaient assis tout au bout de la table et une minute avant riaient de quelque chose, tous se turent et écoutèrent.

— Et vous, général, avez-vous déjà rencontré ce Hadji Mourad ? demanda la princesse à son voisin, le général roux, aux moustaches hérissées, quand le prince eut cessé de parler.

— Et même plusieurs fois, princesse.

Et le général raconta comment en 1843, après la prise de Guergabel par les montagnards, Hadji Mourad rencontra le détachement du général Palêne et faillit tuer sous leurs yeux le colonel Zolotoukhine.

Vorontzoff écoutait le général avec un sourire aimable, évidemment content de lui voir tenir la conversation. Mais, tout d’un coup, le visage de Vorontzoff prit une expression distraite et triste.

Le général, emporté par la conversation, s’était mis à raconter où il avait rencontré Hadji Mourad la seconde fois.

— Mais c’est lui, Votre Excellence, vous devez vous souvenir, qui avait organisé le piège pendant cette expédition… la délivrance…

— Où ? demanda Vorontzoff en clignant des yeux.

Le général appelait la délivrance cette affaire de la campagne malheureuse de Dharguinsk, où, en effet, tout le détachement eût été pris, et le premier le prince Vorontzoff qui le commandait, si des troupes, nouvellement arrivées, ne l’eussent sauvé. Tous savaient parfaitement que cette campagne de Dharguinsk, dans laquelle les Russes, sous le commandement de Vorontzoff, perdirent beaucoup d’hommes tant tués que blessés et quelques canons, était un événement honteux. C’est pourquoi s’il arrivait de parler de cette campagne en présence de Vorontzoff, ce n’était jamais que dans le sens que lui avait donné celui-ci dans son rapport au tzar, c’est-à-dire comme un acte héroïque des armées russes ; tandis que par le mot « délivrance » on indiquait nettement qu’il n’y avait point là d’acte héroïque, et que c’était une faute qui avait causé la perte de pas mal d’hommes.

Tous comprirent cela, et les uns feignirent de ne pas remarquer la signification des paroles du général ; les autres se demandaient effrayés ce qui allait arriver. Quelques-uns souriaient en se regardant. Seul le général roux aux moustaches hérissées ne remarqua rien, et, entraîné par son récit, répéta tranquillement :

— À la délivrance, Votre Excellence…

Une fois sur son thème favori, le général narra en détail comment Hadji Mourad avait si habilement coupé en deux un détachement que, si la délivrance n’était pas survenue, — Il paraissait avoir une faiblesse particulière pour ce mot « délivrance », — tout le monde y serait resté, parce que…

Mais le général n’eut pas le temps d’achever. Mme Orbeliani, ayant compris de quoi il s’agissait, interrompit le récit du général en lui demandant s’il était commodément installé à Tiflis. Le général, étonné, regarda tous les convives et son aide de camp assis au bout de la table, qui fixait sur lui un regard obstiné et grave, et, tout d’un coup, il comprit. Sans répondre à la princesse, il fronça les sourcils, se tut, et se mit à manger hâtivement, sans mâcher, le morceau délicat qui était sur son assiette, et paraissait même n’en pas apprécier la saveur.

Tous se sentirent gênés, mais le prince grouzine répara la maladresse. C’était un homme très sot, mais flatteur et courtisan très habile et très fin. Il était assis de l’autre côté de la princesse Vorontzoff. Comme s’il ne remarquait rien, il se mit à raconter très haut l’enlèvement de la veuve d’Akhmet Khan par Hadji Mourad. Pendant la nuit, il pénétra dans le village, saisit sa proie et s’enfuit avec tout son détachement.

— Mais pourquoi avait-il besoin précisément de cette femme ? demanda la princesse.

— Il était l’ennemi de son mari ; il le poursuivait, mais le khan mourut avant qu’il l’ait pu rencontrer. Alors, voilà, il s’est vengé sur la veuve.

La princesse traduisit cela en français à sa vieille amie, la comtesse de Choiseul, assise à côté du prince grouzine.

— Quelle horreur ! dit la comtesse en fermant les yeux et secouant la tête.

— Ah, non ! dit Vorontzoff en souriant. On m’a raconté qu’il s’était conduit très respectueusement envers sa captive, et qu’ensuite il lui rendit la liberté.

— Oui, on l’a rachetée.

— Sans doute, mais tout de même il a agi noblement.

Ces paroles du prince donnèrent le ton aux différents récits faits ensuite sur Hadji Mourad. Les courtisans avaient compris que, plus ils donneraient d’importance à Hadji Mourad, plus ce serait agréable au prince Vorontzoff.

— Le courage de cet homme est extraordinaire. C’est un homme remarquable.

— Je vous crois. En 49, en plein jour, il fit irruption à Temirkantchoura et pilla toutes les boutiques !

Un Arménien, assis au bout de la table, qui se trouvait à cette époque à Temirkantchoura, raconta les détails de cet exploit de Hadji Mourad. En général, tout le temps du dîner, il ne fut question que de Hadji Mourad. Tous, à l’envi, louèrent son courage, son esprit, sa magnanimité. Quelqu’un raconta qu’un jour il avait ordonné de tuer vingt-six prisonniers. Mais à cela aussi on trouva une excuse : à la guerre comme à la guerre !

— C’est un grand homme !

— S’il était né en Europe il serait peut-être un nouveau Napoléon, dit le prince grouzine, stupide mais qui avait le don de la flatterie.

Il savait que toute mention de Napoléon était agréable à Vorontzoff, qui avait remporté sur lui une victoire et portait pour ce fait la croix blanche au cou.

— Eh bien ! si non Napoléon, mettons un bon général de cavalerie, cela, oui, dit Vorontzoff ; si non Napoléon, en tout cas, Murât.

— Et le même nom : Hadji Mourad.

— Hadji Mourad rallié, c’est la fin de Schamyl, remarqua quelqu’un.

— Ils sentent que maintenant (ce maintenant signifiait : le prince Vorontzoff étant là) ils ne pourront pas résister, dit un autre.

— Tout cela, grâce à vous, dit Mme Orbeliani. Le prince Vorontzoff tâchait d’apaiser ces vagues de flatteries qui commençaient à le submerger. Mais cela lui était agréable, et il se sentait d’excellente humeur quand, après le dîner, il reconduisit sa dame au salon.

Après le dîner, pendant qu’on prenait le café, servi au salon, le prince se montra particulièrement aimable avec tous, et, s’approchant du général aux moustaches rousses, il fit en sorte de lui montrer qu’il n’avait pas remarqué sa gaffe.

Quand il eut fait le tour des salons, le prince s’assit pour jouer aux cartes. Il ne jouait qu’un jeu ancien : l’hombre. Le prince avait pour partenaires : le prince grouzine, le général arménien, qui avait appris à jouer l’hombre avec le valet de pied du prince, et le tout puissant docteur Andréievsky.

Quand il eut disposé près de lui sa tabatière d’or ornée d’un portrait d’Alexandre Ier, Vorontzoff ouvrit le jeu, et il allait étaler les cartes quand son valet de pied, l’italien Giovanni, entra tenant un plateau d’argent sur lequel se trouvait un pli.

— Encore un courrier, Votre Excellence. Vorontzoff posa les cartes, et s’excusant, décacheta la lettre et se mit à lire.

C’était une lettre de son fils. Il lui mandait le ralliement de Hadji Mourad et le désagrément qu’il avait eu avec Meller Zakomelski.

La princesse s’approcha et demanda ce qu’écrivait leur fils.

— Toujours la même chose. Il a eu quelques désagréments avec le commandant de la place. Simon a eu tort. But all is well that ends well, dit-il en donnant la lettre à sa femme, et, s’adressant à ses partenaires qui attendaient respectueusement, il les invita à tirer une carte.

Quand les cartes furent données, Vorontzoff ouvrit sa tabatière et fit ce qu’il faisait toujours quand il était particulièrement bien disposé : entre ses deux doigts blancs, il saisit une prise de tabac français, l’approcha de son nez et l’aspira.

X

Le lendemain, quand Hadji Mourad arriva chez Vorontzoff, le salon de réception du prince était plein de monde. Il y avait là, comme la veille, le général aux moustaches hérissées, en uniforme chamarré de décorations, qui venait prendre congé. Il y avait aussi un commandant de régiment menacé du conseil de guerre pour abus concernant des fournitures militaires. Il y avait encore un riche arménien, protégé du Dr Andréievski, adjudicataire des fournitures d’eau-de-vie, et qui, maintenant, faisait des démarches pour obtenir le renouvellement de son privilège ; la veuve d’un officier tué, toute vêtue de noir ; elle venait solliciter une pension ou au moins l’admission de ses enfants dans les écoles de l’État ; un prince grouzine ruiné, dans son magnifique costume national, qui faisait des démarches pour obtenir les biens expropriés d’une église ; un officier de police porteur d’une grande serviette qui contenait le projet d’un nouveau plan de conquête du Caucase ; un khan venu à seule fin de raconter aux siens qu’il était allé chez le prince.

Tous attendaient leur tour, et l’un après l’autre étaient introduits dans le cabinet du prince par l’aide de camp, un beau jeune homme blond.

Quand d’un pas alerte, en boitant légèrement, Hadji Mourad entra dans le salon de réception, tous les yeux se tournèrent vers lui, et, de différents côtés, il entendit son nom prononcé à voix basse.

Hadji Mourad était vêtu d’une longue tcherkeska blanche recouverte d’un bechmet brun bordé au col d’un fin galon d’argent. Il portait des sandales noires, et des bas de même couleur se moulaient sur ses pieds. Il était coiffé d’un bonnet entouré d’un turban, ce même turban à cause duquel, sur les dénonciations d’Akhmet Khan, il avait été arrêté par le général Klugenau, arrestation qui avait eu pour conséquence son passage à Schamyl.

Hadji Mourad marchait rapidement, en balançant son corps mince à cause d’une légère claudication tenant à ce que l’une de ses jambes était plus courte que l’autre. Ses yeux, largement écartés, regardaient tranquillement devant lui, et semblaient ne voir personne. Le bel aide de camp, après avoir salué Hadji Mourad, lui demanda de s’asseoir pendant qu’il allait l’annoncer au prince. Mais Hadji Mourad refusa de s’asseoir, et portant la main au manche de son poignard, les jambes écartées, il resta debout, en regardant avec un air de mépris toutes les personnes présentes. L’interprète, le prince Tarkanoff, s’approcha de Hadji Mourad et se mit à causer avec lui. Hadji Mourad répondait négligemment et brièvement. Du cabinet de Vorontzoff sortit un prince koumik, qui était venu se plaindre d’un officier de police ; et, après lui, l’aide de camp appela Hadji Mourad et le fit passer dans le cabinet du prince.

Vorontzoff reçut Hadji Mourad debout près de la table. Le vieux visage blanc du général en chef n’était pas souriant comme la veille, mais plutôt sévère et solennel.

En entrant dans cette énorme pièce, avec une grande table, de larges fenêtres aux jalousies vertes, Hadji Mourad porta à sa poitrine ses mains petites, brunies, et, sans se hâter, distinctement, respectueusement, les yeux baissés, il prononça un salut, en idiome koumik, qu’il parlait très bien.

— Je me mets sous la protection du grand tzar et sous la vôtre. Je promets de servir fidèlement, jusqu’à la dernière goutte de mon sang, le tzar blanc, et j’espère être utile à la guerre contre Schamyl, mon ennemi et le vôtre.

Après avoir écouté l’interprète, Vorontzoff regarda Hadji Mourad, et Hadji Mourad fixa les yeux sur le visage de Vorontzoff. Leurs regards se rencontrèrent et se dirent mutuellement beaucoup de choses non exprimées par la parole et tout autres que celles répétées par l’interprète. Sans paroles leurs yeux se disaient toute la vérité. Les yeux de Vorontzoff disaient qu’il ne croyait pas un seul mot de tout ce que lui exprimait Hadji Mourad, qu’il le savait l’ennemi de tout ce qui est russe, qu’il le demeurerait toujours et qu’il ne se soumettait maintenant que parce qu’il y était forcé. Et Hadji Mourad le comprenait, et cependant affirmait son dévouement. Les yeux de Hadji Mourad disaient que le vieux devrait penser à la mort et non à la guerre, mais qu’il était rusé bien que vieux et qu’il fallait être prudent avec lui. Et Vorontzoff le comprenait et néanmoins disait à Hadji Mourad ce qu’il estimait nécessaire pour la réussite de la guerre.

— Dis-lui, disait Vorontzoff à l’interprète — il tutoyait tous les jeunes officiers — dis-lui que notre empereur est aussi gracieux que puissant, et que, probablement, sur ma demande, il pardonnera et l’acceptera à son service. As-tu traduit ? demanda-t-il, regardant Hadji Mourad. — Dis-lui qu’en attendant la décision gracieuse de mon empereur, je prends sur moi de le recevoir et de lui faire le séjour chez nous aussi agréable que possible.

Hadji Mourad, de nouveau, porta les mains à sa poitrine, et se mit à dire quelque chose avec animation. Il disait, comme traduisit l’interprète, que même avant, quand il commandait en Abazie, en 1839, il avait servi fidèlement la Russie et ne l’eût jamais trahie si son ennemi Akhmet Khan, qui voulait le perdre, ne l’avait calomnié devant le général Klugenau.

— Je sais, je sais, dit Vorontzoff — bien que si jamais il l’avait su, il l’avait oublié depuis longtemps. — Je sais, dit-il en s’asseyant et indiquant à Hadji Mourad le divan, près du mur. Mais Hadji Mourad ne s’assit point, il leva ses fortes épaules, en signe qu’il n’osait s’asseoir en présence d’un homme aussi considérable.

— Akhmet Khan et Schamyl furent tous deux mes ennemis, continua-t-il, en s’adressant à l’interprète : — Dis au prince qu’Akhmet Khan est mort sans que j’aie pu me venger de lui ; mais que Schamyl est encore vivant, et que je ne mourrai pas sans me venger, dit-il en fronçant les sourcils et serrant fortement les mâchoires.

— Oui, oui, fit tranquillement Vorontzoff. — Comment donc veut-il se venger de Schamyl ? demanda-t-il à l’interprète. — Mais dis-lui qu’il peut s’asseoir.

De nouveau Hadji Mourad refusa de s’asseoir, et à la question qui lui était transmise il répondit, qu’il était venu chez les Russes précisément pour leur aider à anéantir Schamyl.

— Bon, bon, dit Vorontzoff. — Mais que veut-il faire exactement ? Mais qu’il s’asseoie !

Hadji Mourad s’assit, et dit que si on l’envoyait à la ligne de Lezguine et lui donnait une armée, il se portait garant qu’il soulèverait tout le Daghestan et que Schamyl ne pourrait plus résister.

— C’est bon. C’est faisable. J’y réfléchirai. L’interprète traduisit ces paroles de Vorontzoff.

Hadji Mourad devint pensif.

— Dis au Sardar, reprit-il, que ma famille est entre les mains de mon ennemi, et que tant qu’elle sera dans la montagne je suis lié et ne peux servir. Si je marche contre lui, il tuera ma femme, ma mère, mes enfants. Que le prince sauve ma famille, qu’il l’échange contre des prisonniers, et alors je mourrai ou j’écraserai Schamyl.

— Bon, bon, dit Vorontzoff. Nous réfléchirons à cela aussi. Et maintenant, qu’on le conduise chez le chef de l’État Major, à qui il exposera en détail sa situation, ses intentions et ses désirs.

Par cela se termina la première entrevue de Hadji Mourad avec Vorontzoff.

Le même jour, dans la soirée, au nouveau théâtre orné en style oriental, on donnait un opéra italien. Vorontzoff était dans sa loge, et à l’orchestre parut la figure imposante de Hadji Mourad, boiteux, en turban. Il était accompagné d’un aide de camp de Vorontzoff, attaché à sa personne, Loris Melikoff, et il prit place au premier rang. Il écouta le premier acte avec toute la dignité orientale, musulmane, non seulement sans exprimer d’étonnement, mais avec un air d’indifférence absolue. Ensuite Hadji Mourad se leva, regarda tranquillement les spectateurs, et sortit en attirant sur soi l’attention de tout le public.

Le lendemain était un lundi, jour de la soirée hebdomadaire des Vorontzoff. Dans une grande salle brillamment éclairée, se faisait entendre la musique dissimulée dans le jardin d’hiver. Des femmes jeunes et d’un certain âge, en des toilettes qui dénudaient leurs cous, leurs bras, leurs poitrines, tournaient dans les bras de messieurs aux uniformes éclatants. Près des buffets, des valets, en habit rouge, culotte courte et souliers, versaient du Champagne et offraient des bonbons aux dames. La femme du Sardar, également demi-nue, malgré son âge respectable, circulait parmi les invités en souriant avec affabilité, et, par l’intermédiaire de l’interprète, elle dit quelques paroles aimables à Hadji Mourad, qui regardait les invités avec la même indifférence que la veille au théâtre. Après la maîtresse de la maison, d’autres femmes nues s’approchèrent de Hadji Mourad, et toutes, sans avoir honte en sa présence, lui demandèrent en souriant la même chose : Comment il trouvait ce qu’il voyait ?

Vorontzoff lui-même, en épaulettes et aiguillettes d’or, croix blanche au cou, le ruban en sautoir, s’approcha de lui et lui posa la même question, évidemment convaincu, comme toutes celles qui l’avaient interrogé avant lui, qu’il était impossible que tout ce qu’il voyait ne lui plût point.

Hadji Mourad répondit à Vorontzoff ce qu’il avait répondu à tous, que chez eux il n’y avait pas cela, sans dire s’il le trouvait bien ou mal — mais que, chez eux, il n’y avait pas cela. Ici, au bal, Hadji Mourad essaya de causer de son affaire avec Vorontzoff, mais celui-ci, feignant de ne pas entendre ses paroles, s’éloigna de lui ; et Loris Melikoff expliqua ensuite à Hadji Mourad que le lieu était mal choisi pour parler de ces sortes de choses.

Quand onze heures sonnèrent, Hadji Mourad, après avoir contrôlé l’heure à la montre, cadeau de Marie Vassilievna, demanda à Loris Melikoff s’il pouvait partir. Loris Melikoff lui dit que c’était possible mais qu’il serait mieux de rester. Malgré cela Hadji Mourad ne resta pas, et regagna, dans le landau mis à sa disposition, l’appartement qui lui était réservé.

XI

Hadji Mourad était depuis cinq jours à Tiflis quand Loris Melikoff, l’aide de camp de Vorontzoff, se rendit près de lui sur l’ordre du général en chef.

— Et ma tête et mes mains sont heureuses de servir le Sardar, dit Hadji Mourad, avec son expression diplomatique habituelle, la tête inclinée et les mains appuyées contre sa poitrine. — Ordonne, dit-il en fixant d’un regard doux les yeux de Loris Melikoff.

Loris Melikoff s’assit dans un fauteuil qui se trouvait près de la table, et Hadji Mourad prit place en face de lui sur le divan bas, les mains appuyées sur ses genoux et la tête inclinée, écoutant attentivement ce que lui disait Loris Melikoff. Celui-ci, qui parlait couramment le tatar, dit à Hadji Mourad que le prince, bien que connaissant déjà tout son passé, désirait apprendre de lui-même toute son histoire.

— Tu raconteras, moi j’inscrirai, je traduirai en russe et le prince enverra à l’empereur, dit Loris Melikoff.

Hadji Mourad se taisait (non seulement il n’interrompait jamais son interlocuteur, mais il attendait toujours s’il ne voulait pas dire encore quelque chose) ; ensuite il releva la tête, repoussa son bonnet en arrière, sourit de ce sourire particulier, enfantin, qui avait charmé Marie Vassilievna.

— Cela se peut, dit-il, évidemment flatté à l’idée que l’histoire de sa vie serait lue à l’empereur.

— Raconte (en tatar le vous n’existe pas) depuis le commencement, sans te presser, dit Loris Melikoff, tirant de sa poche un carnet.

— Cela se peut. Seulement il y a beaucoup, beaucoup à raconter. Il y a eu beaucoup d’événements, dit Hadji Mourad.

— Si tu ne peux pas tout raconter aujourd’hui, tu termineras un autre jour, dit Loris Melikoff.

— Faut-il commencer par le commencement ?

— Oui, dès la naissance : où tu es né, où tu as vécu…

Hadji Mourad baissa la tête et longtemps resta assis ainsi ; ensuite il prit une petite baguette qui était près du divan, tira de dessous son poignard un petit couteau à manche d’ivoire incrusté d’or, tranchant comme un rasoir, et se mit à taillader la baguette en même temps qu’il parlait.

— Écris : je suis né à Tselmess, un petit aoul, pas plus grand qu’une tête d’âne, comme on dit chez nous, commença-t-il. Non loin de là, à deux portées de fusil, se trouve Khounzakh, où les Khans vivaient. Notre famille était très liée avec eux. Quand ma mère mit au monde mon frère aîné, Osman, elle fut prise comme nourrice du fils aîné du Khan, Abounountzan Khan. Plus tard elle a encore nourri un autre fils du Khan, Oulim Khan. Elle l’a très bien nourri, mais mon second frère, Akhmet, mourut. Quand je naquis, la femme du Khan mit aussi un enfant au monde, Boulatch Khan. Ma mère refusa d’aller le nourrir. Mon père le lui ordonnait, mais ma mère refusait. Elle disait : cela tuerait encore le mien, je n’irai pas. Alors mon père, qui était très violent, la frappa de son poignard et l’eût tuée si quelqu’un ne fût venu à son secours. Et ainsi, elle ne m’abandonna point. Par la suite, elle composa sur ce sujet une chanson. Mais cela, il ne faut pas le raconter…

— Non, il faut tout raconter, dit Loris Melikoff.

Hadji Mourad devint pensif. Il se rappelait sa mère, quand elle le faisait coucher près d’elle sous sa pelisse, sur le toit de la cabane, et qu’il lui demandait de lui montrer sur son côté la trace de la blessure. Il se rappelait la chanson et la dit : « Ton poignard aigu a déchiré ma poitrine blanche. Mais moi, j’ai approché de cette blessure mon soleil, mon petit garçon. Je l’ai lavé avec mon sang chaud, et la blessure s’est fermée sans herbes ni racines. Je n’ai pas eu peur de la mort, et mon fils, qui sera brave, lui non plus n’en aura pas peur. » Voilà ; c’est ma mère qui est maintenant chez Schamyl, et il faut la sauver, dit Hadji Mourad.

Il se rappelait la fontaine au pied de la montagne où, s’accrochant au pantalon de sa mère, il allait avec elle chercher de l’eau. Il se rappelait comment, pour la première fois, elle lui avait rasé la tête, et comment il aperçut avec étonnement sa tête ronde et bleuâtre, dans le plateau de cuivre brillant suspendu au mur. Il se rappelait le chien maigre, qui lui léchait le visage, et l’odeur particulière de fumée et de lait aigre, quand sa mère lui donnait des biscuits. Il se rappelait comment sa mère le portait à travers la montagne derrière son dos, dans un panier, pour aller au hameau où habitait le grand-père. Il se rappelait son grand-père, un homme ridé à barbe blanche ; il revoyait ses mains veinées incrustant l’argent, et se rappelait comment il l’obligeait, lui, son petit-fils, à dire les prières.

— Oui, ma mère n’alla pas nourrir le fils du Khan, reprit-il en secouant la tête. La femme du Khan prit une autre nourrice ; mais malgré cela, elle aimait ma mère, et, quand nous étions petits, ma mère nous amenait dans le palais du Khan et nous jouiions avec ses enfants ; et la femme du Khan nous aimait.

Il y avait trois Khans : Abounountzan Khan, frère de lait de mon frère Osman ; Ouhm Khan, et Boulatch Khan, le cadet, celui que Schamyl jeta dans un précipice. Oui ; mais cela, après.

J’avais environ seize ans quand les murides commencèrent à aller dans les aouls. Ils frappaient les pierres avec des bâtons et criaient : « Musulmans ! Khazavat ! » Tous les Tchetchenz passèrent aux murides, et les Abazes aussi commencèrent à se ranger de leur côté. Je vivais alors dans le palais. J’étais comme le frère des Khans. Je faisais ce que je voulais, et j’étais devenu riche, j’avais des chevaux, des armes, de l’argent. Je vivais pour mon plaisir et ne pensais à rien. Et je vécus ainsi jusqu’au jour où l’on tua Khaza-Mullah, et que Gamzat fut nommé à sa place. Gamzat envoya au Khan des émissaires, pour lui dire que, s’il n’acceptait pas le Khazavat, il ruinerait Khazenzak. Il fallait y réfléchir. Mais le Khan avait peur des Russes, il avait peur d’accepter le Khazavat, et la femme du Khan m’envoya avec son second fils, Oulim Khan, à Tiflis, pour demander au principal chef russe l’aide contre Gamzat. Le principal chef était le baron Rozen. Il ne reçut ni moi ni Oulim Khan, et nous fit dire qu’il nous aiderait ; mais il n’en fit rien. Seulement ses officiers commencèrent à venir chez nous, jouèrent aux cartes avec Oulim Khan. Ils lui faisaient boire du vin, le menaient dans de mauvais lieux et lui faisaient perdre aux cartes tout ce qu’il avait. Il était, de corps, fort comme un bœuf et courageux comme un lion, mais, d’âme, il était faible comme l’eau. Il eut perdu ses derniers chevaux et ses armes, si je ne l’avais emmené. Après Tiflis mes idées changèrent, et je commençai à pousser la femme du Khan et les jeunes Khans à accepter le Khazavat.

— Pourquoi tes idées avaient-elles changé ? demanda Loris Melikoff. — Est-ce que les Russes t’avaient déplu ?

Hadji Mourad garda le silence.

— Oui, ils m’avaient déplu, reprit-il résolument en fermant les yeux. — Et il y avait encore une raison pour laquelle je voulais accepter le Khazavat.

— Laquelle ?

— Près de Tselmess, nous nous heurtâmes, le Khan et moi, contre trois murides : deux s’enfuirent ; je tuai le troisième d’un coup de pistolet. Quand je m’approchai de lui pour le dépouiller de ses armes, il était encore vivant. Il me regarda et me dit : Toi, tu m’as tué. Moi, je me sens bien. Tu es un musulman jeune, jeune et fort ; accepte le Khazavat. Dieu l’ordonne.

— Et bien, est-ce que tu l’as accepté ?

— Non, je ne l’ai pas accepté, mais j’ai commencé à réfléchir, répondit Hadji Mourad, et il continua son récit.

— Quand Gamzat fut venu près de Khounzan, nous envoyâmes chez lui les vieillards avec mission de dire que nous consentirions à accepter le Khazavat, s’il voulait d’abord nous envoyer un savant quelconque pour nous expliquer comment il nous faudrait alors nous comporter. Gamzat ordonna de raser les moustaches aux vieillards, de leur percer les narines et de leur suspendre au nez des biscuits, puis il les renvoya. Les vieillards racontèrent que Gamzat était prêt à envoyer le cheik pour nous instruire du Khazavat, mais sous la condition que la femme du Khan lui envoie comme otage son fils cadet. La femme du Khan eut confiance et envoya Boulatch Khan chez Gamzat. Celui-ci le reçut bien et nous fit prier de venir chez lui ainsi que le fils aîné. Il avait ordonné de leur dire qu’il était prêt à servir le Khan, comme son père avait servi leur père. La mère des Khans était une femme faible, stupide et impertinente, comme toutes les femmes qui vivent à leur guise. Elle eut peur d’envoyer ses deux fils, et n’en envoya qu’un, Oulim Khan. Je l’accompagnai. Une verste avant l’arrivée, les murides nous rencontrèrent. Ils chantaient, tiraient des coups de fusil, caracolaient autour de nous ; et, comme nous arrivions, Gamzat lui-même sortit de sa tente, s’approcha de l’étrier d’Oulim Khan et le reçut comme on reçoit un Khan. Il lui dit : « Je n’ai fait à votre maison aucun mal et n’en veux faire ; seulement ne me tuez pas et ne m’empêchez pas d’amener les hommes au Khazavat. Et moi je vous servirai avec toute mon armée, comme mon père a servi votre père. Laissez-moi vivre dans votre maison ; je vous aiderai de mes conseils et vous en ferez ce que vous voudrez. » Oulim Khan était stupide en paroles ; il ne savait que répondre et se taisait. Alors je dis que s’il en était ainsi, Gamzat devait venir à Khounzakh ; que les Khans et leur mère le recevraient avec honneur. Mais on ne me laissa pas achever, et ici, pour la première fois, Schamyl se dressa contre moi. Il se trouvait là, près de l’Iman : — « Ce n’est pas à toi que l’on parle, mais au Khan, » me dit-il. Je me tus. Gamzat conduisit Oulim Khan dans sa tente. Ensuite il m’appela et m’ordonna de retourner avec mes envoyés à Khounzakh. Je partis. Les émissaires se mirent à supplier la mère de laisser partir son fils aîné chez Gamzat. J’avais flairé la trahison. Je lui conseillai de ne pas envoyer son fils. Mais il y a autant d’esprit dans la tête d’une femme que de cheveux sur un œuf. Elle eut confiance, et ordonna à son fils de partir. Abounountzan ne le voulait pas. Alors elle lui dit : « Évidemment, tu as peur ! » Comme l’abeille, elle savait en quel endroit la piqûre est la plus douloureuse. Abounountzan s’enflamma, et, sans rien dire à sa mère, ordonna de seller les chevaux. Je partis avec lui. Gamzat nous reçut encore mieux qu’il avait reçu Oulim Khan. Il vint lui-même à notre rencontre à la distance de deux portées de fusil de sa demeure, au pied de la montagne. Derrière lui marchaient des cavaliers portant des insignes. Ils chantaient, tiraient des coups de fusil, caracolaient. Quand nous arrivâmes au camp, Gamzat introduisit le Khan dans sa tente, moi je restai près des chevaux. Je me trouvais au pied de la montagne, quand, dans la tente de Gamzat, commença la fusillade. J’y courus. Oulim Khan était étendu sur le ventre, dans une mare de sang. Abounountzan se battait contre les murides. La moitié de son visage était coupée et pendait. Il la retenait d’une main ; et de l’autre qui tenait un poignard, il frappait tout ceux qui s’approchaient de lui. Sous mes yeux il tua le frère de Gamzat et allait se jeter sur un autre quand un muride tira sur lui. Il tomba… Hadji Mourad s’arrêta ; son visage bronzé rougit et ses yeux s’injectèrent de sang. — Saisi de frayeur, je m’enfuis…

— Ah ! ah ! fit Loris Melikoff. Moi qui pensais que tu n’avais jamais eu peur de rien !

— Dans la suite jamais. Depuis, je me rappelle toujours cette honte, et quand je me la rappelle, je n’ai plus peur de rien.

XII

— Et maintenant, assez. Il faut prier, dit Hadji Mourad, et il tira de la poche intérieure de son vêtement le bréguet de Vorontzoff. Soigneusement, il en pressa le ressort, et, inclinant de côté la tête et retenant un sourire enfantin, il écouta. La montre sonna douze coups et un quart :

— C’est un cadeau de mon ami Vorontzoff, dit-il en souriant.

— Oui ; la belle montre, dit Loris Melikoff.

— Eh bien, prie ; j’attendrai.

— Très bien, dit Hadji Mourad ; et il passa dans sa chambre.

Resté seul, Loris Melikoff inscrivit dans son carnet l’essentiel de ce que lui avait raconté Hadji Mourad, ensuite il alluma une cigarette et se mit à marcher de long en large dans la chambre. En s’approchant de la porte opposée à la chambre à coucher, Loris Melikoff entendit des voix animées d’hommes qui parlaient très rapidement, en tatar. Il devina que c’étaient les murides de Hadji Mourad, et, ouvrant la porte, il entra chez eux.

La pièce qu’ils occupaient était imprégnée de cette odeur particulière, aigre, de cuir, propre aux montagnards. Sur le parquet était assis sur un manteau le roux et borgne Gamzalo, en bechmet graisseux et déchiré. Il fabriquait une bride, et, de sa voix rauque, disait quelque chose avec animation. À l’entrée de Loris Melikoff il se tut, et, sans faire attention à lui, continua sa besogne. En face de lui se tenait debout le joyeux Khan-Magom ; ses yeux noirs, sans cils, brillaient, et, montrant ses dents blanches, il répétait toujours la même chose. Le bel Eldar, les manches retroussées découvrant ses bras musclés, nettoyait la sangle d’une selle suspendue à un clou. Khanefi, le principal travailleur, qui administrait tout le ménage, ne se trouvait pas dans la chambre ; il préparait le dîner dans la cuisine.

— Qu’est-ce que vous discutez ? demanda Loris Melikoff à Khan-Magom, après l’avoir salué.

— Mais il ne cesse de vanter Schamyl, répondit Khan-Magom, en tendant la main à Loris Melikoff. Il dit que Schamyl est un grand homme, un savant, un saint, un brave.

— Comment se fait-il donc qu’il soit parti, s’il continue à le vanter ?

— Voilà, il s’en est allé et le vante, dit Khan-Magom les yeux brillants, en montrant ses dents.

— Pourquoi le regardes-tu comme un saint ? demanda Loris Melikoff.

— S’il n’était pas saint, le peuple ne l’écouterait pas, prononça rapidement Gamzalo.

— Ce n’est pas Schamyl qui est un saint, mais Mansour, répliqua Khan-Magom. Celui-ci était un vrai saint. Quand il était Iman, tout le peuple était autrement. Il visitait tous les aouls et le peuple sortait à sa rencontre, baisait le bas de ses vêtements, se repentait de ses péchés, et jurait de ne rien faire de mal. Et les vieux disent qu’alors tous les hommes vivaient comme des saints, ne fumaient pas, ne buvaient pas, priaient sans cesse, se pardonnaient leurs offenses, même pardonnaient le meurtre. Alors, on attachait à des poteaux l’argent, les objets, et on les exposait sur la route. Alors Dieu donnait au peuple le succès en tout ; ce n’était pas comme maintenant.

— Maintenant non plus, dans les montagnes, on ne boit pas et ne fume pas, objecta Gamzalo.

— Ton Schamyl est un lamoreï, dit Khan-Magom, en clignant des yeux dans la direction de Loris Melikoff.

« Lamoreï » était le nom méprisant des montagnards.

— Un montagnard lamoreï ! répondit Gamzalo. Dans la montagne ne vivent que les aigles.

— Bravo ! Bien répondu ! applaudit Khan-Magom en montrant ses dents, réjoui de l’habile réponse de son adversaire.

Remarquant le porte-cigarettes en argent que tenait Loris Melikoff, Khan-Magom lui demanda de quoi fumer. Loris Melikoff lui ayant fait remarquer qu’il leur était défendu de fumer, il cligna d’un œil en indiquant de la tête la chambre de Hadji Mourad et répondit qu’on pouvait fumer tant que lui ne le voyait pas. Et aussitôt il se mit à fumer en fronçant malhabilement ses lèvres rouges, pour rejeter la fumée.

— Ce n’est pas bien, dit sévèrement Gamzalo, et il sortit de la chambre.

Khan-Magom cligna de l’œil sur lui et, en continuant de fumer, se mit à interroger Loris Melikoff pour savoir où il était préférable d’acheter un bechmet de soie et un bonnet blanc.

— Vraiment, tu as donc tant d’argent ?

— Oui, pas mal, répondit Khan-Magom.

— Demande-lui d’où lui vient l’argent ? dit Eldar, en tournant vers Loris Melikoff son beau visage souriant.

— J’ai gagné au jeu, prononça rapidement Khan-Magom.

Et il raconta que la veille, en se promenant à Tiflis, il avait vu un groupe de Russes et d’Arméniens qui jouaient à pile ou face. Il y avait à l’enjeu trois grandes pièces d’or et beaucoup d’argent. Khan-Magom avait aussitôt compris le jeu, et, faisant tinter la monnaie de billon qu’il avait dans sa poche, il s’était glissé dans le cercle et avait dit qu’il jouait le tout.

— Comment le tout ! Avais-tu donc tant d’argent ? lui demanda Loris Melikoff.

— Non, j’avais en tout douze kopecks, répondit Khan-Magom en montrant les dents.

— Eh bien ! Et si tu avais perdu ?

— Voilà !… Et Khan-Magom montra son pistolet.

— Quoi ! Tu aurais rendu ?

— Pourquoi rendre ? Je me serais enfui, et si quelqu’un avait voulu m’arrêter, je l’aurais tué. Voilà tout…

— Alors, tu as gagné ?

– Aya ! J’ai ramassé tout et suis parti.

Loris Melikoff comprenait parfaitement Khan-Magom et Eldar. Khan-Magom était un garçon joyeux et noceur qui ne savait à quoi dépenser l’excès de vie qu’il sentait en soi ; toujours gai, insouciant, jouant sa vie et celle des autres. À cause de ce jeu de la vie, il était venu maintenant chez les Russes, et demain, pour la même raison, il se pourrait qu’il retournât chez Schamyl.

Eldar aussi était très compréhensible. C’était un jeune homme entièrement dévoué à son chef, calme, fort, de volonté ferme.

Le seul que ne pouvait comprendre Loris Melikoff, c’était le roux Gamzalo. Loris Melikoff voyait que cet homme non seulement était un admirateur de Schamyl, mais qu’il éprouvait pour tous les Russes un dégoût invincible, du mépris et de la haine. Aussi Loris Melikoff ne pouvait-il comprendre pourquoi il était venu chez les Russes. Il lui était venu la pensée, partagée par quelques-uns des chefs, que le ralliement de Hadji Mourad et ses dires sur son hostilité envers Schamyl n’étaient que tromperies ; qu’il n’était venu chez les Russes que pour bien voir leur côté faible, mais qu’ensuite il s’enfuirait de nouveau dans les montagnes, et là, dirigerait ses forces sur les points où les Russes était faibles. Et Gamzalo, par toute sa personne, confirmait cette supposition. « Les autres et Hadji Mourad lui-même savent cacher leur jeu, pensait Loris Melikoff, mais celui-ci se trahit par une haine qu’il ne peut dissimuler. »

Loris Melikoff avait essayé de causer avec lui. Il lui avait demandé s’il ne s’ennuyait pas, mais Gamzalo, sans quitter ses occupations, louchant de son œil unique sur Loris Melikoff, avait grommelé brièvement, d’une voix rauque : « Non, je ne m’ennuie pas » Et il répondait de la même façon à toutes les autres questions.

Pendant que Loris Melikoff se trouvait là, le quatrième muride de Hadji Mourad, Khanefi, entra aussi. Le visage de type abaze, velu, ainsi que son cou et sa poitrine bombée, couverte de poils touffus comme de la mousse, Khanefi était un travailleur qui ne réfléchissait pas trop, qui était toujours absorbé dans son travail et qui, comme Eldar, obéissait à son maître sans discuter.

Quand il entra dans la chambre, pour chercher le riz, Loris Melikoff l’arrêta et lui demanda d’où il était et s’il servait depuis longtemps Hadji Mourad.

— Cinq ans, répondit Khanefi, à la question de Loris Melikoff. — Je suis du même aoul que lui. Mon père ayant tué son oncle, ils voulurent me tuer, dit-il en regardant très tranquillement, de dessous ses sourcils croisés, le visage de Loris Melikoff ; alors j’ai demandé d’être accepté comme frère.

— Qu’est-ce que cela veut dire, être accepté comme frère ?

— Pendant deux mois je ne me suis pas rasé la tête, je ne me suis pas coupé les ongles, et je suis venu chez eux. Ils m’ont laissé entrer chez Patimate, sa mère. Patimate m’a donné le sein, et je suis devenu son frère.

La voix de Hadji Mourad se fit entendre dans la chambre voisine. Aussitôt Eldar reconnut l’appel de son maître. Il s’essuya vivement les mains et, à grands pas, alla dans le salon.

— Il t’appelle chez lui, dit-il en retournant. Après avoir donné encore une cigarette au joyeux Khan-Magom, Loris Melikoff passa dans le salon.

XIII

Quand Loris Melikoff entra au salon, Hadji Mourad le rencontra d’un air joyeux.

— Eh bien, faut-il continuer ? demanda-t-il en s’asseyant sur le divan.

— Certainement, répondit Loris Melikoff. — Et moi pendant ce temps, je suis allé chez tes serviteurs. J’ai causé avec eux. L’un d’eux est un très joyeux garçon, ajouta Loris Melikoff.

— Oui ; Khan-Magom, un esprit léger, dit Hadji Mourad.

— C’est le jeune et beau garçon qui m’a plu le mieux.

— Ah ! Eldar. Celui-ci est jeune, mais il a une volonté de fer.

Ils se turent.

— Alors, faut-il continuer ?

— Oui, oui.

— J’ai raconté comment les Khans avaient été tués. Eh bien : Gamzat après les avoir tués rentra à Khounzakh et s’installa dans le palais des Khans, poursuivit Hadji Mourad. — La mère des Khans restait. Gamzat la fit appeler chez lui. Elle se mit à lui adresser des reproches. Il fit un signe de tête à son muride Asaldar, et celui-ci la frappa par derrière et la tua.

— Pourquoi la fit-il tuer ? demanda Loris Melikoff.

— Mais comment pouvait-il en être autrement ? Une fois qu’on a fait avancer les jambes de devant, il faut faire avancer les jambes de derrière. Il fallait exterminer toute la famille. Ainsi firent-ils. Schamyl tua le cadet en le jetant du haut d’un précipice.

Toute l’Abazie se soumit à Gamzat, mais moi et mon frère nous ne voulûmes pas nous soumettre. Nous devions venger par le sang le sang des Khans. Nous feignîmes de nous soumettre mais nous n’avions qu’une seule pensée : nous venger de lui. Nous avons alors demandé conseil au grand-père et avons résolu d’attendre sa sortie du palais et de le tuer dans un guet-apens. Quelqu’un ayant surpris notre projet alla tout raconter à Gamzat. Il fit appeler chez lui notre grand-père et dit : « Prends garde ; s’il est vrai que tes petits-fils projettent quelque chose de mauvais contre moi, tu seras pendu avec eux à la même potence. J’accomplis l’œuvre de Dieu, et nul ne peut m’en empêcher. Va, et souviens-toi de mes paroles. »

Le grand-père s’en vint nous raconter tout. Alors nous décidâmes de ne pas attendre et de faire notre besogne le premier jour de fête, dans la mosquée. Les camarades ayant refusé, nous restâmes seuls, moi et mon frère.

Chacun de nous prit deux pistolets ; et, enveloppés de nos manteaux, nous nous rendîmes à la mosquée. Gamzat y entre escorté de trente murides, tous tenant l’épée nue. Asaldar, son muride favori, celui-même qui avait tranché la tête de la mère des Khans, nous aperçut. Il nous cria d’enlever nos manteaux et s’approcha de moi. J’avais mon poignard à la main ; je le tuai. Puis, aussitôt, je me jetai sur Gamzat. Mais mon frère, Osman, avait déjà tiré sur lui. Gamzat était encore vivant, et, le poignard à la main, il se jeta sur mon frère, mais je l’achevai d’un coup à la tête. Il y avait trente murides et nous n’étions que deux. Ils tuèrent mon frère Osman, moi je me débattis et, bondissant par la fenêtre, je m’enfuis.

À la nouvelle que Gamzat était tué, tout le peuple se souleva et les murides s’enfuirent. Ceux qui ne réussirent pas à s’enfuir furent tués.

Hadji Mourad s’arrêta et respira profondément.

— Tout cela était fort bien, continua-t-il, mais bientôt tout se gâta. Schamyl prit la place de Gamzat. Il envoya chez moi un messager me dire de m’unir à lui pour marcher contre les Russes ; en cas de refus de ma part, il me menaçait de ravager Khounzakh et de me tuer. Je répondis que je n’irais pas chez lui et ne le laisserais pas entrer chez nous.

— Pourquoi donc n’es-tu pas allé chez lui ? demanda Loris Melikoff.

Hadji Mourad fronça les sourcils et ne répondit pas tout de suite.

— On ne le pouvait pas. Schamyl avait sur lui le sang de mon frère Osman et celui d’Abounountzan. Je n’allai pas chez lui. Le général Rozen me donna alors le grade d’officier et m’ordonna d’être le chef de l’Abazie. Tout aurait très bien marché ; mais Rozen, au commencement, avait nommé chef de l’Abazie, le Khan de Nazikoumisk, Mahomet Mourza, et ensuite son frère Akhmet Khan. Celui-ci me haïssait. Il avait voulu que son fils épousât la fille de la Khan Saltanet, on ne la lui donna pas. Il pensa que c’était de ma faute. Il me haïssait et envoya ses serviteurs pour me tuer. Je parvins à leur échapper. Alors il fit une dénonciation contre moi au général Klugenau. Il lui dit que je défendais aux Abazes de donner du bois aux soldats. Il lui dit encore que j’avais mis le turban, — celui-ci, dit Hadji Mourad en indiquant le turban entourant son bonnet, — et que cela signifiait que j’étais entré au service de Schamyl. Le général ne le crut pas, et ordonna de ne pas me toucher. Mais quand le général partit pour Tiflis, Akhmet Khan mit à exécution un projet qu’il avait conçu : il me fit saisir par une compagnie de soldats, on m’enchaîna et m’attacha à un canon.

Durant six jours, ils me gardèrent ainsi. Le septième jour on me détacha et on m’amena à Ternir khan Choura. Quarante soldats, le fusil chargé, m’escortaient. On m’avait attaché les mains, et on avait donné l’ordre de tirer sur moi à la moindre tentative de fuite. Je le savais. En approchant de Monstch, il y avait un chemin très étroit bordé à droite d’un précipice d’environ cinquante sagènes de profondeur.

M’écartant des soldats, je marchai à droite, au bord du précipice. Un soldat voulut m’arrêter, mais je m’élançai dans le précipice en l’entraînant avec moi. Le soldat se tua, et moi, comme vous voyez, je suis resté vivant. Les côtes, la tête, les bras, les jambes, tout était brisé. Je voulus me traîner en rampant, impossible. La tête me tournait et… Je m’endormis. Je m’éveillai, j’étais tout trempé de sang ; un berger m’aperçut ; il appela à l’aide et on me transporta dans l’aoul. Les côtes, la tête guérirent ; la jambe se cicatrisa aussi, mais elle est restée un peu plus courte, — et Hadji Mourad étendit sa jambe courbée.

— Mais je puis m’en servir, et c’est encore bien, dit-il. Le peuple apprit qui j’étais et on commença à venir me voir. Je guéris et m’installai à Tselmess. Les Abazes m’appelèrent de nouveau pour les diriger, dit Hadji Mourad avec un orgueil calme et sûr. J’y consentis.

Hadji Mourad se leva rapidement, alla prendre dans un sac un grand portefeuille, duquel il tira deux lettres jaunies qu’il tendit à Loris Melikoff. Ces lettres étaient du général Klugenau. Loris Melikoff les lut. Dans la première il était dit : « Lieutenant Hadji Mourad, tu as servi sous mes ordres, j’étais content de toi, et te considérais comme un brave. Récemment le général Akhmet Khan m’a informé que tu es un traître, que tu portes le turban, que tu es de connivence avec Schamyl, que tu enseignes au peuple à ne pas obéir aux autorités russes. J’ai donné l’ordre de t’arrêter et de t’amener chez moi. Tu t’es enfui. Je ne sais si cela est mieux ou pire, car j’ignore si tu es coupable ou non. Maintenant, écoute-moi : Si ta conscience ne te reproche rien contre le grand tzar, si tu n’es coupable en rien, viens chez moi, ne crains personne. Je suis ton défenseur. Le Khan ne te fera rien, lui-même est mon subordonné. Ainsi donc, tu n’as rien à craindre. »

Plus loin, Klugenau écrivait qu’il tenait toujours sa parole, qu’il était juste, et exhortait Hadji Mourad à venir chez lui.

Quand Loris Melikoff eut terminé la première lettre, Hadji Mourad prit l’autre, mais avant de la remettre à Loris Melikoff, il raconta ce qu’il avait répondu à cette première lettre.

— Je lui écrivis que je portais le turban, non pas à cause de Schamyl, mais pour le salut de mon âme ; que je ne voulais point me rallier à Schamyl, et du reste ne le pouvais pas, car il était cause que mon père, mon frère, mes parents, avaient été tués, mais que je ne pouvais pas non plus me rallier aux Russes parce qu’on m’avait déshonoré. À Khounzakh, quand j’étais attaché, un lâche m’avait souillé, et que, par conséquent, je ne pouvais me rallier tant que cet homme ne serait pas tué ; et que, principalement, je craignais le menteur Akhmet Khan. Alors le général m’envoya cette autre lettre, dit Hadji Mourad, en tendant à Loris Melikoff une autre feuille de papier jaunie.

« Tu m’as répondu à ma lettre, merci, lut Loris Melikoff. Tu écris que tu ne crains pas de retourner, mais qu’une souillure faite par un gaïour te l’interdit. Et moi, j’affirme que la loi russe est juste et que, de tes yeux, tu verras le châtiment de celui qui a osé te souiller. J’ai déjà ordonné une enquête. Écoute, Hadji Mourad, j’ai le droit d’être mécontent de toi, parce que tu mets en doute et ma parole et mon honneur, mais je te pardonne, connaissant la méfiance du caractère montagnard, en général. Si ta conscience est pure, si tu portes le turban uniquement pour le salut de ton âme, tu fais bien ; et tu peux tenir haut la tête devant les représentants du gouvernement russe et devant moi. Quant à celui qui t’a déshonoré, je t’affirme qu’il sera puni ; tes biens te seront rendus et tu connaîtras et verras ce que c’est que la loi russe. D’autant plus que les Russes regardent autrement toutes choses. À leurs yeux tu n’es pas du tout diminué, du fait qu’un lâche t’a souillé. J’ai permis moi-même aux Guillerintz de porter le turban, et je regarde leurs actes comme il convient. Je te répète que tu n’as rien à craindre. Viens chez moi avec l’homme que je t’envoie maintenant. Il m’est fidèle. Il n’est pas l’esclave de tes ennemis, mais c’est un homme qui jouit de l’estime particulière du gouvernement russe… »

Plus loin, Klugenau exhortait de nouveau Hadji Mourad à revenir aux Russes.

— Mais je ne l’ai pas cru, dit Hadji Mourad quand Loris Melikoff eut terminé la lecture de la lettre, et je ne suis pas allé chez Klugenau. Principalement je devais me venger d’Akhmet Khan, et je ne pouvais pas le faire par les Russes. À ce moment Akhmet Khan entourait Tselmess et voulait me saisir ou me tuer. J’avais trop peu de monde pour me défendre contre lui. Et voilà que, précisément à cette époque, Schamyl m’envoya un messager porteur d’une lettre. Il me promettait de m’aider à me défendre contre Akhmet Khan, et de le tuer, et mettait toute l’Abazie sous mes ordres. Longtemps je réfléchis… et je me ralliai à Schamyl. C’est depuis que, sans cesse, j’ai guerroyé contre les Russes.

Hadji Mourad narra alors tous ses exploits militaires. Ils étaient nombreux et Loris Melikoff les connaissait en partie. Toutes ses campagnes, ses incursions, étaient remarquables par la rapidité extraordinaire des marches, et par la hardiesse des attaques, toujours couronnées de succès.

— Il n’y eut jamais d’amitié entre moi et Schamyl, dit en terminant son récit Hadji Mourad, mais il avait peur de moi et je lui étais nécessaire. Mais une fois il arriva à quelqu’un de me demander qui serait Iman après Schamyl. Je répondis que serait Iman celui qui aurait l’épée la mieux affilée. Cela fut répété à Schamyl, et il résolut de se débarrasser de moi. Il m’envoya à Tabarassane. Je m’y rendis, j’enlevai là mille moutons et trois cents chevaux. Il trouva que je n’avais pas fait ce qu’il fallait, me retira mon commandement et m’ordonna de lui envoyer tout l’argent. Je lui expédiai mille pièces d’or. Il envoya ses murides et me fit enlever tous mes biens. Il exigeait que je vinsse chez lui. Mais je savais qu’il voulait me tuer, et je n’y allai point. Il envoya pour me faire saisir de force. Je me suis enfui et me suis rallié à Vorontzoff. Seulement je n’ai pas pu emmener ma famille. Ma mère, ma femme, mon fils, sont entre ses mains. Dis au Sardar que tant que ma famille sera là-bas je ne pourrai rien entreprendre.

— Je le lui dirai, promit Loris Melikoff.

— Tâche d’arranger cela. Ce qui est à moi est à toi, seulement prête-moi ton appui auprès du prince. Je suis lié et le bout de la corde est entre les mains de Schamyl.

Par ces paroles Hadji Mourad termina son récit.

XIV

Le 20 décembre, Vorontzoff écrivit au ministre de la guerre, Tchernecheff, en français, la lettre suivante : « Je ne vous ai pas écrit par le dernier courrier, cher prince, parce que je désirais décider d’abord ce que nous ferions de Hadji Mourad. Ces derniers deux ou trois jours je ne me sens pas tout à fait bien. Dans ma dernière lettre je vous ai annoncé l’arrivée ici de Hadji Mourad. Il est venu à Tiflis le 8. Le lendemain j’ai fait sa connaissance, et pendant huit ou neuf jours, chaque jour, j’ai causé avec lui et j’ai réfléchi à ce qu’il pourrait pour nous, par la suite, et surtout à ce que nous pourrions faire de lui maintenant, car il se soucie fortement du sort de sa famille et dit tout à fait franchement, que tant que sa famille est entre les mains de Schamyl, il demeure paralysé et ne peut en rien nous servir et nous montrer sa reconnaissance pour le gracieux accueil que nous lui avons fait et le pardon que nous lui avons accordé. L’incertitude dans laquelle il se trouve relativement aux personnes qui lui sont chères provoque en lui un état fiévreux, et les personnes que j’ai attachées à lui, ici, m’affirment qu’il ne dort pas la nuit, qu’il ne mange presque rien, qu’il prie tout le temps, et ne demande qu’une seule faveur : l’autorisation de se promener un peu à cheval avec quelques cosaques, seule distraction possible pour lui et exercice nécessaire à cause d’une habitude de longues années. Chaque jour il vient chez moi pour s’informer si je n’ai pas de nouvelles de sa famille, et il me prie de faire réunir tous les prisonniers que nous avons faits sur les différentes lignes et qui se trouvent à notre merci et de les proposer à Schamyl en échange de sa famille. Il ajoutera même, s’il le faut, un peu d’argent. Il y a des gens qui lui en donneront pour cela. Il me répète tout le temps : « Sauvez ma famille, et ensuite donnez-moi la possibilité de vous servir (le mieux, selon lui, serait sur la ligne de Lezguine), et si, au bout d’un mois, je ne vous ai pas rendu un grand service, punissez-moi comme vous le jugerez à propos. » Je lui ai répondu que tout cela me paraît très juste, et que, chez nous, plusieurs personnes n’auraient pas eu confiance en lui si sa famille restait dans les montagnes et non chez nous, comme otage ; que j’ai fait tout mon possible pour réunir sur nos frontières les prisonniers, et que, n’ayant pas le droit, d’après nos lois, de lui donner de l’argent pour le rachat, en plus de celui qu’il se procurera lui-même, je trouverai peut-être un autre moyen de lui venir en aide. Après cela je lui ai dit franchement mon opinion que Schamyl, en aucun cas, ne lui rendra sa famille que peut-être il lui promettra tout nettement le pardon absolu, avec le rétablissement dans ses anciennes fonctions, et qu’il le menacera, s’il ne retourne pas, de faire périr sa mère, sa femme et ses six enfants. Je lui ai demandé s’il peut me dire franchement ce qu’il ferait s’il recevait un tel ultimatum de Schamyl. Hadji Mourad a levé vers le ciel les bras et les yeux et m’a dit que tout est entre les mains de Dieu, mais que lui ne se rendra jamais à son ennemi, parce qu’il est tout à fait convaincu que Schamyl ne lui pardonnera pas et qu’alors il ne resterait pas longtemps vivant. Quant à l’extermination de sa famille, il ne pense pas que Schamyl agisse aussi légèrement, premièrement, pour ne pas exaspérer davantage son ennemi et le rendre plus dangereux ; deuxièmement, parce-qu’en Daghestan il y a beaucoup de gens, même très influents, que cela détournerait de lui.

« Enfin, il m’a répété plusieurs fois que, quelle que soit la volonté de Dieu concernant l’avenir, maintenant une seule pensée le préoccupe : le rachat de la famille ; qu’il me supplie, au nom de Dieu, de lui venir en aide et de lui permettre de retourner dans les environs de Tchetchnia, où il pourrait, par nos chefs, se mettre en rapport avec sa famille, avoir toujours des nouvelles sur sa situation présente et trouver les moyens de la délivrer ; que plusieurs personnes, même quelques naïbs, de cette partie du pays ennemi sont plus ou moins attachés à lui ; que dans toute cette population conquise par les Russes ou neutre, il lui sera facile d’avoir, avec notre aide, des ramifications pour atteindre le but auquel il pense jour et nuit, et dont la réussite le tranquilliserait et lui donnerait la possibilité d’agir pour notre profit et de mériter notre confiance. Il demande de l’envoyer de nouveau à Groznaia avec une escorte de vingt à trente cosaques courageux, qui lui serviraient pour se défendre contre l’ennemi, en même temps qu’ils seraient pour nous la garantie de la sincérité de ses intentions.

« Vous comprenez, cher prince, que tout cela me met dans l’embarras, puisque, quoiqu’on fasse, une grande responsabilité m’incombe. Il serait très imprudent d’avoir en lui une confiance absolue. Mais si nous voulions lui ôter tout moyen de fuite, nous devrions l’enfermer, et cela, selon moi, serait injuste et maladroit. Une telle mesure, dont la nouvelle se répandrait bientôt dans tout le Daghestan, nous nuirait beaucoup là-bas près de tous ceux — et ils sont nombreux — qui sont prêts à marcher plus ou moins ouvertement contre Schamyl et qui s’intéressent tant au sort que nous faisons au courageux et habile Iman qui s’est vu forcé de se rendre entre nos mains.

« S’il nous arrivait d’agir avec Hadji Mourad comme nous agissons avec les prisonniers, tout l’effet bienfaisant serait perdu pour nous. C’est pourquoi je pense que je ne pouvais agir autrement que je l’ai fait. Je sais cependant qu’on pourrait m’accuser de faute grave si Hadji Mourad voulait de nouveau s’en aller. Dans le service, et en présence d’affaires si embrouillées, il est difficile, pour ne pas dire impossible, de suivre la route droite sans risquer de se tromper, et sans en assumer la responsabilité. Mais une fois que la route paraît droite, il faut la suivre, advienne que pourra.

« Je vous prie, cher prince, de soumettre tout cela à la considération de Sa Majesté l’Empereur, et je serais heureux si Notre Auguste Souverain daignait approuver mes actes. Tout ce que j’ai écrit plus haut, je l’ai écrit également aux généraux Zavadovski et Kozlovski, pour les rapports directs de Kozlovski avec Hadji Mourad, lequel j’ai prévenu que, sans l’approbation de Kozlovski, il ne pourra rien entreprendre ni aller nulle part. Je lui ai expliqué que pour nous ce sera encore mieux s’il paraît escorté de notre convoi, autrement Schamyl répandra le bruit que nous le tenons en captivité ; mais je lui ai fait promettre de ne jamais aller à Vozdvijenskaia, puisque mon fils, à qui d’abord il s’est rendu et qu’il regarde comme son ami, n’est pas le commandant de cette place, et qu’ainsi pourraient naître des malentendus. D’ailleurs Vozdvijenskaia est trop près d’une population nombreuse hostile aux Russes, tandis que, pour les relations qu’il désire entretenir avec ses émissaires, Groznaia est bien à tous égards. En outre, il y a vingt cosaques choisis, qui, sur sa propre demande, ne le quitteront pas une minute. J’ai envoyé aussi le lieutenant Loris Melikofi, un officier digne et intelligent, qui parle le tatar, connaît très bien Hadji Mourad, lequel, paraît-il, a en lui une confiance absolue.

« Durant les dix jours que Hadji Mourad a passés ici, il a vécu dans la même maison que le lieutenant-colonel prince Tarkanoff, chef du district de Chouminsk, qui se trouve ici pour affaires de service. C’est un homme vraiment digne, en qui j’ai une confiance absolue. Lui aussi a su gagner la confiance de Hadji Mourad, et par l’intermédiaire de lui seul, puisqu’il parle admirablement le tatar, nous avons causé des affaires les plus délicates et les plus secrètes. J’ai interrogé Tarkanoff sur Hadji Mourad, et il convient avec moi que, ou il fallait agir comme j’ai agi, ou enfermer Hadji Mourad dans une prison et le garder très sévèrement, car, si on le traitait mal, il ne serait pas facile à garder ; ou l’expulser tout à fait du pays. Mais ces deux dernières mesures, non seulement auraient détruit tout l’avantage qui résulte pour nous de la querelle entre Hadji Mourad et Schamyl, mais inévitablement eussent arrêté tout progrès du rayonnement et la possibilité d’une révolte des montagnards contre le pouvoir de Schamyl.

« Le prince Tarkanoff m’a dit être convaincu de la sincérité de Hadji Mourad ; il m’a dit aussi que Hadji Mourad est certain que Schamyl ne lui pardonnera jamais, et qu’il donnerait l’ordre de l’exécuter, malgré une promesse de pardon. La seule chose qui pourrait inquiéter Tarkanoff, dans ses rapports avec Hadji Mourad, c’est l’attachement de celui-ci à sa religion, et il ne cache pas que Schamyl pourrait agir sur lui de ce côté. Mais comme je l’ai déjà dit plus haut, jamais Schamyl ne convaincra Hadji Mourad qu’il ne lui ôtera pas la vie, soit tout de suite, soit quelque temps après son retour…

« Voilà, cher prince, tout ce que je voulais vous dire touchant cet épisode des affaires du Caucase. »

XV

Ce rapport était expédié de Tiflis le 24 décembre, et la veille de la nouvelle année, 1852, le courrier, après avoir éreinté une dizaine de chevaux et battu jusqu’au sang une dizaine de postillons, vint le remettre au prince Tchernecheff, alors ministre de la guerre ; et le 1er janvier 1852 Tchernecheff joignit le rapport de Vorontzoff aux autres affaires qu’il avait à présenter à l’empereur Nicolas.

Tchernecheff n’aimait pas Vorontzoff. Il ne l’aimait pas à cause de l’estime générale dont jouissait Vorontzoff, à cause de son immense fortune, et aussi parce qu’il était un vrai grand seigneur, tandis que lui-même restait, malgré tout, un parvenu ; et, principalement, Tchernecheff n’aimait pas Vorontzoff parce que l’empereur parlait toujours de lui avec une bienveillance particulière. Aussi Tchernecheff profitait-il de chaque occasion pour nuire, autant qu’il le pouvait, à Vorontzoff.

Dans son rapport précédent sur les affaires du Caucase, Tchernecheff avait réussi à provoquer le mécontentement de Nicolas contre Vorontzoff, parce que, à cause de la négligence des chefs, les montagnards avaient détruit presque entièrement un petit détachement du Caucase. Aujourd’hui, Tchernecheff avait l’intention de présenter sous un jour désavantageux les mesures prises par Vorontzoff à l’égard de Hadji Mourad. Il voulait insinuer à l’empereur que Vorontzoff protégeait les aborigènes, même avait une certaine faiblesse pour eux, et toujours au détriment des Russes ; que c’était le cas avec Hadji Mourad. Tchernecheff se proposait de laisser entendre à l’empereur qu’en gardant Hadji Mourad au Caucase, Vorontzoff avait agi imprudemment, que, selon toutes probabilités, Hadji Mourad ne s’était rallié à nous que pour examiner nos moyens de défense, et qu’en conséquence il valait mieux expédier Hadji Mourad dans le centre de la Russie, et se servir de lui seulement quand sa famille ne serait plus dans les montagnes et qu’on pourrait avoir confiance en son dévouement. Mais ce plan ne réussit point à Tchernecheff ; et cela uniquement parce que le matin du 1er janvier Nicolas était particulièrement de mauvaise humeur et n’aurait accepté aucune proposition de n’importe qui, rien que par esprit de contradiction.

D’autant plus n’était-il pas enclin à accepter la proposition de Tchernecheff, qu’il tolérait seulement, le regardant, pour le moment, comme un homme irremplaçable ; mais il savait de quelles manœuvres il avait usé dans le procès des Décembristes pour perdre Zakar Tchernecheff, et sa tentative d’accaparer la fortune de celui-ci ; et il le tenait pour une franche canaille. Ainsi, grâce à la mauvaise humeur de Nicolas, Hadji Mourad restait au Caucase, et son sort n’était pas modifié comme il l’eût été, probablement, si Tchernecheff avait fait son rapport un autre jour.

Il était neuf heures et demie quand, dans la brume d’une gelée de vingt degrés au-dessous de zéro, arriva devant le perron du Palais d’Hiver le gros et barbu cocher de Tchernecheff, en bonnet de velours azur, à fond pointu, assis sur le siège d’un petit traîneau pareil à celui dans lequel se promenait l’empereur Nicolas. Le cocher salua amicalement son ami, le cocher du prince Dolgorouki, qui, après avoir déposé son maître, attendait depuis déjà longtemps devant le perron du palais, et avait mis les guides sous son gros derrière ouaté, afin de pouvoir frotter ses mains gelées.

Tchernecheff portait une cape à col de zibeline argentée très épaisse, et un tricorne à plumes de coq, posé à la mode d’alors. Rejetant le tablier en peau d’ours, il sortit avec précaution du traîneau ses pieds glacés. Sans galoches (il était fier de n’en pas connaître l’usage) et en se redressant et faisant sonner ses éperons, il franchit, sur le tapis, la porte du vestibule ouverte respectueusement devant lui par le portier.

Dans le vestibule Tchernecheff jeta sur les bras d’un vieux valet de chambre son manteau, s’approcha d’une glace, souleva avec précaution son tricorne au-dessus de sa perruque frisée, et, après s’être regardé dans la glace, d’un mouvement habituel de ses vieilles mains il arrangea les mèches de ses tempes, son toupet, puis rajusta sa croix, ses aiguillettes, ses grandes épaulettes chiffrées. Cela fait, s’avançant d’une allure faiblissante sur ses vieilles jambes qui obéissaient mal, il commença à monter, sur le tapis, l’escalier très doux. Enfin, passant devant les valets de chambre en uniforme de parade, qui étaient rangés de chaque côté de la porte et le saluaient avec obséquiosité, Tchernecheff entra dans le salon de réception.

L’officier de service, récemment nommé aide de camp de l’empereur, brillait de tout son uniforme neuf, de ses épaulettes, de ses aiguillettes, et de son visage rouge, encore jeune, à la petite moustache noire, les cheveux des tempes ramenés vers les yeux, comme les portait l’empereur Nicolas. Il salua respectueusement Tchernecheff.

Le prince Basile Dolgorouki, adjoint du ministre de la guerre, l’air ennuyé sur son visage stupide, orné des mêmes favoris, de la même moustache et des mêmes cheveux sur les tempes, à la Nicolas, le salua.

— L’Empereur ? demanda Tchernecheff à l’aide de camp en lui indiquant interrogativement, du regard, la porte du cabinet de travail.

— Sa majesté vient de rentrer, répondit l’aide de camp, en écoutant évidemment avec plaisir le son de sa propre voix, et marchant si doucement qu’un verre plein d’eau placé sur sa tête n’eut pas bougé. Il s’approcha de la porte, qui s’ouvrait sans bruit, et, témoignant de tout son être le respect pour le lieu dans lequel il pénétrait, il disparut derrière la porte.

Pendant ce temps Dolgorouki avait ouvert sa serviette pour vérifier les papiers qui s’y trouvaient.

Tchernecheff, les sourcils froncés, se mit à marcher pour se détendre les jambes, et, en même temps, il se remémorait tout ce qu’il avait à dire à l’empereur. Il se trouvait près de la porte du cabinet quand elle s’ouvrit de nouveau et laissa sortir l’aide de camp respectueux et rayonnant encore plus qu’auparavant. D’un geste il invita le ministre et son adjoint à passer chez l’empereur.

Le Palais d’Hiver, après l’incendie, était déjà reconstruit depuis longtemps, et Nicolas y occupait l’étage supérieur. Le cabinet de travail où il recevait les rapports de ses ministres et des hauts fonctionnaires était une pièce très haute avec quatre grandes fenêtres. Un portrait de l’empereur Alexandre Ier était appendu au mur principal. Deux bureaux étaient placés entre les fenêtres, quelques sièges se trouvaient près des murs. Le milieu de la pièce était occupé par une immense table de travail, devant laquelle se trouvaient le fauteuil de Nicolas et des sièges pour les visiteurs.

Nicolas, en tunique noire, sans épaulettes, était assis près de la table. Rejetant en arrière son long torse très serré sur le ventre, immobile, il fixa son regard sans vie sur les arrivants. Son long visage pâle, avec son énorme front fuyant qui sortait entre les tempes bien peignées artistement unies à la perruque qui couvrait sa calvitie, était aujourd’hui particulièrement froid et immobile. Les yeux, toujours ternes, étaient aujourd’hui plus ternes encore qu’à l’ordinaire. Les lèvres pincées au-dessous des moustaches relevées, les joues grasses, fraîchement rasées, soutenues par le col très haut, les favoris régulièrement enroulés comme de petites saucisses, le menton également soutenu par le col, tout concourait à donner à son visage une expression de mécontentement et même de colère.

La raison de cette humeur était la fatigue ; et la cause de cette fatigue était que, la veille, il était allé au bal masqué où, comme à son ordinaire, il s’était promené, coiffé de son casque de chevalier-garde surmonté d’un oiseau, parmi le public qui se pressait pour le voir, puis s’écartait timidement à l’approche de son énorme personne, pleine d’assurance. Là il avait rencontré de nouveau la femme masquée qui, au bal précédent, avait disparu après avoir excité en lui, par sa blancheur, son beau corps et sa voix tendre, sa sensualité sénile. Elle lui avait promis de revenir au prochain bal masqué. Hier, elle s’était approchée de lui, et, cette fois, il ne l’avait plus lâchée. Il l’avait menée dans cette loge spécialement aménagée dans ce but, et où il pouvait rester en tête à tête avec sa dame. Arrivé sans mot dire à la porte de la loge, Nicolas avait regardé autour de lui, cherchant des yeux le valet, mais il n’était pas là. Nicolas, en fronçant le sourcil, avait poussé lui-même la porte de la loge et laissé passer devant lui sa dame.

— Il y a quelqu’un ! s’était-elle écriée en s’arrêtant. La loge, en effet, était occupée. Sur le divan recouvert de velours, très près l’un de l’autre, étaient assis un officier de uhlans et une jeune et jolie personne blonde, aux cheveux bouclés, en domino, le masque ôté.

En apercevant la figure dressée de toute sa taille et furibonde de Nicolas, la femme blonde avait remis précipitamment son masque, tandis que l’officier, pétrifié d’horreur, sans se lever du divan, regardait Nicolas, avec des yeux fixes.

Quelque habitué que fût Nicolas à l’effroi qu’il provoquait chez les gens, cet effroi lui était toujours agréable, mais, parfois, il aimait à frapper les gens pétrifiés d’horreur par le contraste d’une bienveillante parole. C’était précisément ce qu’il avait fait.

— Eh bien, mon cher, tu es plus jeune que moi, avait-il dit à l’officier que l’effroi paralysait ; tu peux me céder la place.

L’officier avait bondi, et en pâlissant, en rougissant, l’échine basse, sans proférer une parole, était sorti de la loge, derrière sa compagne, et Nicolas était resté seul avec sa dame.

Celle-ci était une jolie jeune fille âgée de vingt ans, encore pure, la fille d’une gouvernante suédoise. Cette jeune fille raconta à Nicolas qu’encore enfant, d’après ses portraits, elle était devenue amoureuse de lui, qu’elle l’adorait et avait décidé, coûte que coûte, d’attirer sur elle son attention. Elle avait atteint son but, et, maintenant, lui disait-elle, elle n’avait plus besoin de rien. Cette jeune fille fut amenée à l’endroit ordinaire des rendez-vous de Nicolas avec les femmes et il passa avec elle plus d’une heure.

Et cette nuit, quand, de retour dans sa chambre, il se coucha sur son lit étroit, dur, dont il était fier, et se couvrit de son manteau qu’il trouvait aussi célèbre — il le disait — que le chapeau de Napoléon, il ne put, de longtemps, s’endormir. Tantôt il se rappelait l’expression effrayée et enthousiaste du visage blanc de la jeune fille, tantôt les fortes et grasses épaules de sa maîtresse en titre, Mme Nelidoff, et il comparait les deux femmes. Mais il ne lui venait point en tête que la débauche d’un homme marié est ignominieuse, et il eût été fort étonné si quelqu’un l’en avait blâmé. Cependant, malgré qu’il fût convaincu qu’il agissait convenablement, il sentait quelque chose de désagréable, une sorte de remords, et, pour étouffer ce sentiment, il se mit à penser à ce qui le calmait toujours : quel grand homme il était.

Bien qu’il se fût endormi tard, il se leva dès sept heures du matin. Après sa toilette habituelle, après avoir frotté de glace son grand et gros corps, après avoir prié Dieu, il récita les prières habituelles qu’il répétait depuis l’enfance : l’Ave, le Credo, Pater Noster, sans attribuer aucun sens aux paroles prononcées, et il sortit par le petit perron, sur le quai, en manteau et casquette.

Au milieu du quai, il rencontra un élève de l’École de Droit, d’une taille aussi haute que la sienne, en uniforme et chapeau. Apercevant l’uniforme de l’école qu’il n’aimait point à cause de son libéralisme, Nicolas Pavlovitch fronça les sourcils, mais la grande taille et la tenue militaire, soignée, de l’élève, et le salut militaire qu’il fit, exprès, le coude tourné en avant, adoucirent son mécontentement.

— Quel nom ? demanda-t-il.

— Polosatoff, Votre Majesté.

— Tu es un brave.

L’élève était resté droit, immobile, la main au chapeau.

— Veux-tu entrer au service militaire ?

— Non, Votre Majesté.

— Imbécile ! Et Nicolas, se détournant de lui, alla plus loin, et se mit à prononcer à haute voix les premiers mots qui lui vinrent en tête.

« Kopervein, Kopervein, » répéta-t-il plusieurs fois le nom de la jeune fille de la veille. « Mal, mal. » Il ne pensait pas à ce qu’il disait, mais il étouffait son malaise moral par l’attention aux mots qu’il prononçait. « Oui, qu’adviendrait-il de la Russie sans moi ? », se dit-il, sentant venir de nouveau un sentiment de mécontentement. « Oui, qu’adviendrait-il sans moi, non seulement de la Russie, mais de toute l’Europe ? » Il se rappela son beau-frère le roi de Prusse, sa faiblesse, sa sottise, et hocha la tête.

En rentrant au palais, il aperçut le landau d’Hélène Pavlovna qui, avec un valet habillé de rouge, s’approchait du perron Saltikovski. Hélène Pavlovna était pour lui la personnification de ces gens stupides qui discutent non seulement sur les sciences, la poésie, mais aussi sur la direction des hommes, s’imaginant qu’eux-mêmes sauraient se diriger mieux que lui, Nicolas, ne le faisait pour eux. Il savait qu’il avait beau les écraser, ces hommes paraissaient et reparaissaient de nouveau, et il se rappelait son frère Michel Pavlovitch, mort récemment. Et un sentiment de dépit et de tristesse le saisit. Il fronça subitement les sourcils, devint sombre, puis, de nouveau, se mit à marmotter les premiers mots qui lui venaient aux lèvres. Il ne cessa de marmotter ainsi que rentré au palais. Dans sa chambre il lissa devant la glace ses favoris, ses cheveux sur les tempes, sa perruque sur son crâne, redressa ses moustaches ; ensuite il passa dans le cabinet où il recevait les rapports. Il donna d’abord audience à Tchernecheff. À l’expression du visage, et principalement des yeux de Nicolas, Tchernecheff vit qu’aujourd’hui il était particulièrement de mauvaise humeur, et, connaissant l’aventure de la veille, il en comprit la raison. Nicolas salua froidement Tchernecheff, l’invita à s’asseoir et fixa sur lui ses yeux sans expression.

La première affaire faisant l’objet du rapport de Tchernecheff était celle d’un vol commis par des intendants militaires ; ensuite venait celle du déplacement des troupes à la frontière prussienne : puis la fixation de récompenses à décerner à l’occasion de la nouvelle année à quelques personnes oubliées dans la première liste. Venait ensuite le rapport de Vorontzoff sur le ralliement de Hadji Mourad, et enfin une affaire désagréable : celle d’un étudiant de la faculté de médecine militaire, qui avait attenté à la vie d’un professeur.

Nicolas, sans mot dire, les lèvres pincées, en caressant de sa longue main blanche, ornée d’une seule bague d’or à l’annulaire, des feuilles de papier, écoutait le rapport de Tchernecheff sur le vol, sans quitter des yeux le front et le toupet du ministre.

Nicolas était convaincu que tous étaient des concussionnaires. Il savait qu’il fallait punir sans délai les intendants militaires, et il avait résolu de les faire incorporer tous dans des régiments comme simples soldats ; mais il savait aussi que cela n’empêcherait pas ceux qui seraient nommés à leur place, de faire la même chose. Le propre des fonctionnaires était de voler, et son devoir, à lui, consistait à les punir, et, bien que cela l’ennuyât fort, il s’en acquittait consciencieusement.

— Évidemment, chez nous, en Russie, il n’y a qu’un seul honnête homme, dit-il.

Tchernecheff comprit aussitôt que ce seul honnête homme en Russie était Nicolas lui-même, et il sourit approbativement.

— Il en est probablement ainsi, Votre Majesté ! dit-il.

— Laisse cela. Je mettrai la résolution après, dit Nicolas, qui prit le papier et le plaça à sa gauche, sur la table.

Tchernecheff fit ensuite son rapport sur les récompenses, puis celui ayant trait au déplacement des troupes.

Nicolas prit la liste, biffa quelques noms, et ensuite, brièvement et résolument, donna l’ordre de faire avancer deux divisions sur la frontière prussienne. Nicolas ne pouvait pardonner au roi de Prusse la constitution accordée à ses sujets après 1848. C’est pourquoi, tout en exprimant à son beau-frère, dans ses lettres, et en paroles, les sentiments les plus amicaux, il croyait nécessaire d’avoir en tout cas des troupes sur la frontière prussienne. Ces troupes pourraient également être utiles en cas de révolte du peuple en Prusse (Nicolas voyait partout des préparatifs de révolte) ; il pourrait les faire avancer pour défendre le trône de son beau-frère, comme il avait fait avancer une armée pour défendre les Autrichiens contre les Hongrois. Les troupes étaient nécessaires aussi pour donner plus de poids et plus d’importance à ses conseils au roi de Prusse.

« Oui, qu’adviendrait-il maintenant de la Russie, si je n’étais pas là ! » pensa-t-il de nouveau.

— Eh bien, quoi encore ? demanda-t-il.

— Le courrier du Caucase, dit Tchernecheff, et il se mit à résumer ce que lui avait écrit Vorontzoff sur le ralliement de Hadji Mourad.

— Voilà ! C’est un bon commencement, dit Nicolas.

— Évidemment le plan arrêté par Votre Majesté commence à porter ses fruits, dit Tchernecheff.

Ces louanges à ses capacités stratégiques étaient particulièrement agréables à Nicolas, car, bien que fier de ces capacités, au fond de son âme il reconnaissait qu’il ne les possédait pas. Mais maintenant il avait le désir d’entendre des louanges plus détaillées, à l’adresse de sa personne.

— Comment entends-tu cela ? demanda-t-il.

— Voici comment je le comprends : Si l’on avait suivi depuis longtemps le plan de Votre Majesté, d’avancer graduellement, même lentement, en coupant les forêts, ravageant les champs, le Caucase serait depuis longtemps conquis. J’attribue le ralliement de Hadji Mourad à cela seul. Il a compris qu’ils ne peuvent plus tenir.

— C’est vrai, dit Nicolas.

Bien que le plan d’un mouvement lent dans le pays ennemi, par la coupe des forêts et la destruction des vivres, appartînt à Ermoloff et à Veliaminoff, et qu’il fût juste l’opposé du plan de Nicolas, selon lequel il fallait d’un coup occuper la résidence de Schamyl et détruire ce repaire de brigands, plan qui avait été suivi en 1845 lors de l’expédition à Darguinsk, qui avait coûté tant de vies humaines, malgré cela, Nicolas s’attribuait le plan d’avancement lent, par la coupe systématique des forêts et la destruction des vivres. On pourrait penser que pour croire sien ce plan, il devait se cacher que c’était précisément lui qui avait insisté sur les opérations militaires entreprises en 1845 et absolument contraires à ce plan. Mais il ne se le cachait pas ; et il était aussi fier du plan de son expédition de 1845 celui de l’avancement lent, bien que ces deux plans fussent manifestement opposés.

La flagornerie perpétuelle, grossière, mensongère des hommes qui l’entouraient l’avait amené à un tel point qu’il ne voyait déjà plus ses propres contradictions ; ses actes, ses propos lui semblaient toujours concorder avec la réalité, la logique, ou même avec le simple bon sens, et il était tout à fait convaincu que toutes les mesures qu’il prenait, quelque stupides, injustes, inconséquentes qu’elles fussent, devenaient sensées, justes, conséquentes, du fait seul qu’il en était l’auteur.

Telle fut sa résolution concernant l’affaire de l’étudiant de l’académie de médecine militaire, sur laquelle Tchernecheff fit un rapport, après le rapport sur le Caucase.

Cette affaire était la suivante : Un jeune homme deux fois déjà refusé à un examen, le passait pour la troisième fois, mais de nouveau l’examinateur l’avait refusé. Alors l’étudiant, maladivement nerveux, voyant en cela une injustice, avait saisi un canif qui était sur la table, et, dans une sorte d’accès de folie, s’était jeté sur le professeur et lui avait fait quelques blessures sans aucune gravité.

— Quel est son nom ? demanda Nicolas.

— Brjezovski.

— Polonais ?

— D’origine polonaise et catholique, répondit Tchernecheff.

Nicolas fronça les sourcils.

Il avait fait beaucoup de mal aux Polonais. Pour justifier ce mal il devait être tout à fait convaincu que tous les Polonais sont des crapules. Et Nicolas les jugeait tels et les haïssait. Il les haïssait en proportion du mal qu’il leur faisait.

— Attends un peu, dit-il, et il ferma les yeux et baissa la tête.

Tchernecheff, qui avait assisté à cela plusieurs fois, savait que quand Nicolas devait résoudre une question importante, il n’avait qu’à se concentrer pour un moment, et alors, l’inspiration descendait sur lui, et la solution la plus sûre se présentait d’elle-même, comme si elle était dictée par quelque voix intérieure. Il se demandait maintenant de quelle manière satisfaire le plus complètement ce sentiment de colère contre les Polonais qu’avait réveillé en lui l’histoire de cet étudiant. Et la voix intérieure lui souffla la résolution suivante. Il prit le rapport, et, sur la marge, écrivit de sa large écriture :

« Il mérite la peine de mort. Mais, grâce à Dieu, nous n’avons pas la peine de mort. Et ce n’est pas moi qui l’établirai. Le faire passer douze fois entre les rangées de mille soldats. Nicolas », signa-t-il de son paraphe artificiel, énorme.

Nicolas savait que douze mille coups de baguette c’était la mort non seulement sûre, mais la mort la plus terrible, et c’était une cruauté tout à fait inutile puisque cinq mille coups suffisaient pour tuer l’homme le plus vigoureux. Mais il lui était agréable d’être impitoyablement cruel, et il lui était agréable de penser que la peine de mort n’existait pas en Russie. Quand il eut achevé d’écrire sa résolution sur l’affaire de l’étudiant, il remit le papier à Tchernecheff.

— Voilà, dit-il, lis.

Tchernecheff lut, et en signe d’admiration respectueuse pour la sagesse de la décision, inclina la tête.

— Oui, et il faut aussi que tous les étudiants se rendent sur la place et assistent au châtiment, ajouta Nicolas. — Cela leur sera utile.

« J’extirperai cet esprit révolutionnaire. Je l’extirperai avec la racine », pensa-t-il.

— À vos ordres, dit Tchernecheff, et après un court silence, et en réparant son toupet, il retourna au rapport sur le Caucase.

— Alors qu’ordonnez-vous d’écrire à Mikhaïl Sémionovitch ?

— Il faut s’en tenir à mon système d’anéantissement des demeures et de destruction des vivres dans la Tchetchnia, et les harceler par des incursions, dit Nicolas.

— Et au sujet de Hadji Mourad, qu’ordonnez-vous ? demanda Tchernecheff.

— Mais Vorontzoff écrit qu’il veut l’employer au Caucase.

— Ne serait-ce pas risqué ? hasarda Tchernecheff, en évitant le regard de Nicolas. J’ai peur que Mikhaïl Sémionovitch ne soit trop confiant.

— Et toi, que penserais-tu ? demanda brutalement Nicolas, qui avait remarqué l’intention de Tchernecheff de présenter sous un jour défavorable les dispositions de Vorontzoff.

— J’aurais cru plus sûr de l’expédier en Russie.

— Tu penses cela ! fit Nicolas d’un ton moqueur. Et moi je ne le pense pas et suis d’accord avec Vorontzoff. Écris-lui dans ce sens.

— À vos ordres, dit Tchernecheff, et, se levant, il prit congé.

Dolgorouki qui, pendant tout le rapport, n’avait prononcé que quelques mots sur le déplacement des troupes, en réponse à des questions que lui avait posées Nicolas, prit congé également.

Après Tchernecheff, Bibikoff fut introduit ; général gouverneur des provinces de l’ouest, il était venu prendre congé. Après avoir approuvé les mesures prises par Bibikoff contre les paysans révoltés qui ne voulaient pas se soumettre à l’orthodoxie, il lui donna l’ordre de traduire devant un conseil de guerre tous ceux qui désobéiraient. Cela signifiait les condamner à la bastonnade entre deux rangées de soldats. Il ordonna encore d’incorporer dans l’armée, comme simple soldat, le directeur d’un journal qui avait publié quelques renseignements sur le fait que plusieurs milliers de paysans, appartenant au Trésor, avaient été inscrits comme appartenant personnellement à l’Empereur.

— J’ai fait cela parce que je le croyais nécessaire, dit-il, et je ne permettrai pas de discuter mes actes.

Bibikoff comprenait toute la cruauté de l’ordre concernant les uniates, et toute l’injustice du transfert des paysans du Trésor, c’est-à-dire d’hommes libres, en paysans de la famille impériale, c’est-à-dire en serfs de cette famille. Mais il n’y avait rien à objecter. N’être pas d’accord avec l’ordre de Nicolas, cela signifiait perdre cette situation brillante acquise par quarante ans de labeur, dont il jouissait maintenant. C’est pourquoi il inclina respectueusement sa tête noire grisonnante, en signe qu’il obéirait et qu’il était prêt à exécuter la volonté impériale, cruelle, folle et malhonnête.

Ayant donné congé à Bibikoff, Nicolas, avec la conscience du devoir bien rempli, s’étira, regarda sa montre, et alla s’habiller pour la sortie. Il revêtit un uniforme à épaulettes, chamarré de décorations et de rubans, et cela fait, il entra dans le salon de réception où plus de cent personnes, les messieurs en uniformes, les dames en robes de gala, décolletées, tous rangés à certaines places déterminées, en tremblant, attendaient sa sortie.

Il s’avança, le regard terne, la poitrine bombée, le ventre saillant, vers ceux qui l’attendaient ; et, les sentant tous tremblants de servilité, et leurs regards tournés vers lui, il prit un air encore plus solennel. Quand ses yeux rencontraient des visages connus, il se rappelait les noms, s’arrêtait, disait quelques mots soit en russe, soit en français, ou, les cinglant de son regard froid et terne, il écoutait ce qu’on lui disait.

Après avoir reçu les félicitations, Nicolas se rendit à la chapelle. Dieu, par l’intermédiaire de ses serviteurs, de même que les hommes, le saluait et lui adressait des louanges ; et Nicolas recevait ces saluts et ces louanges comme une chose due, bien que cela l’ennuyât déjà. Mais il en devait être ainsi, car c’était de lui que dépendaient le bien-être et le bonheur de tout l’univers, et tout fatigué qu’il fût de cela, cependant il ne refusait pas au monde son aide bienveillante.

Quand, à la fin de l’office, un superbe diacre bien peigné, prononça le souhait de longue vie, et que les chanteurs, avec de belles voix, reprirent les paroles, Nicolas se retournant alors, remarqua Mme Nelidoff, qui se trouvait près de la fenêtre. Il jeta un regard sur ses épaules et décida en sa faveur la comparaison avec la demoiselle de la veille.

Après la messe, il alla chez l’impératrice et demeura quelques minutes au milieu de sa famille, plaisantant avec ses enfants et sa femme. Ensuite, il traversa l’Ermitage et se rendit chez le ministre de la cour, Volkonski, à qui il ordonna, entre autres, de payer sur sa cassette privée une pension annuelle à la mère de la demoiselle d’hier. Ensuite il sortit faire sa promenade habituelle.

Le dîner avait lieu ce jour-là dans la salle de Pompéi. Outre les fils cadets de Nicolas et de Michel, le baron Liven, le comte Rjevuski, Dolgorouki, l’ambassadeur de Prusse et l’aide de camp du roi de Prusse, y étaient conviés.

En attendant l’entrée de l’impératrice et de l’empereur, une conversation très intéressante s’engageait entre l’ambassadeur de Prusse et le baron Liven, à propos des nouvelles inquiétantes reçues de la Pologne.

— La Pologne et le Caucase sont deux contrées de la Russie dans chacune desquelles il nous faudrait cent mille hommes, dit Liven.

À cela, l’ambassadeur exprima un étonnement feint.

— Vous dites, la Pologne ? interrogea-t-il.

— Parfaitement. Ah ! ce fut un coup de maître de Metternich de nous en avoir laissé l’embarras.

À ce moment parut l’impératrice, la tête branlante, le sourire figé, suivie de Nicolas.

Pendant le dîner Nicolas raconta le ralliement de Hadji Mourad, et dit que la guerre du Caucase serait bientôt terminée grâce à ses ordres pour l’extermination des montagnards par la coupe des forêts et son système de fortifications.

L’ambassadeur échangea un regard rapide avec l’aide de camp prussien, car, pas plus tard que ce matin, ils avaient causé ensemble de la malheureuse faiblesse de Nicolas de se croire un grand stratégiste. Et Nicolas faisait grand étalage de ses plans qui prouvaient une fois de plus ses grandes capacités militaires.

Après le dîner, Nicolas assista au ballet où se montraient, en maillots, une centaine de femmes. L’une d’elles lui plut particulièrement, et, faisant appeler le maître du ballet, un Allemand, il le remercia et donna l’ordre de lui faire remettre une bague ornée d’un diamant.

Le lendemain, pendant le rapport de Tchernecheff, Nicolas confirma son ordre à Vorontzoff de harceler surtout la Tchetchnia et de l’enserrer dans une ligne de cordons, maintenant que Hadji Mourad s’était rallié.

Tchernecheff écrivit en ce sens à Vorontzoff, et un autre courrier, en stimulant à mort les chevaux et cassant la figure aux postillons, partit pour Tiflis.

XVI

En exécution de cet ordre de l’empereur Nicolas, dès janvier 1852, une incursion était entreprise dans la Tchetchnia.

Le détachement envoyé en incursion était composé de quatre bataillons d’infanterie, deux sotnias de Cosaques, et huit canons. Cette colonne marchait au milieu de la route, et de chaque côté de la colonne s’échelonnait une chaîne ininterrompue, tantôt descendant, tantôt montant les côtes, de chasseurs, en hautes bottes et pelisses courtes, coiffés d’un bonnet de fourrure, le fusil sur l’épaule et les cartouches en bandoulière.

Comme toujours en s’avançant en terrain ennemi, le détachement observait le plus grand silence. De temps en temps seulement résonnait le bronze des canons secoués par les ornières, ou s’ébrouait ou hennissait un cheval, qui ne comprenait pas l’ordre de marcher en silence, ou un chef, mécontent d’un de ses subordonnés, criait d’une voix rauque, retenue, parce que la chaîne était trop lâche, ou marchait trop près ou trop loin de la colonne. Une seule fois seulement une certaine agitation bruyante s’était produite, et cela parce que, près d’un buisson d’ajoncs, qui se trouvait entre la chaîne et la colonne, avaient bondi une chèvre au ventre blanc et au dos gris, et un bouc de même couleur, avec de petites cornes recourbées en arrière. Les beaux et craintifs animaux, en repliant leurs pattes de devant, fuyaient à toute vitesse, et ils passèrent si près de la colonne qu’un certain nombre de soldats, en riant et criant, les poursuivirent avec l’intention de les tuer à la baïonnette. Mais les chèvres se détournant réussirent à se frayer un chemin à travers la chaîne, et, poursuivies par quelques cavaliers et par les chiens de la compagnie, comme des oiseaux, disparurent dans les montagnes. C’était l’hiver encore, mais le soleil commençait à monter assez haut, et à midi, quand le détachement qui était sorti de bonne heure avait déjà parcouru quatre verstes, il était très chaud, et ses rayons étaient si vifs qu’on avait mal à regarder l’acier des baïonnettes et les étincelles qui, tout d’un coup, paraissaient sur le cuivre des canons comme de petits soleils. Derrière, il y avait une petite rivière rapide, claire, que le détachement venait de traverser ; devant s’étendaient des champs labourés et des prairies, et, plus loin, les mystérieuses montagnes noires couvertes de forêts. Au delà des montagnes sombres, d’autres se dessinaient encore, et plus loin, tout en haut de l’horizon, se dressait, toujours belle, toujours changeante, toujours jouant avec la lumière, comme le diamant, la montagne aux neiges éternelles.

Devant la cinquième compagnie marchait, en tunique noire et bonnet de fourrure, le porte-épée en sautoir, un bel officier, Boutler, qui, de la garde, était passé à l’armée du Caucase. Il éprouvait ce sentiment excitant de la joie de vivre et en même temps du danger de la mort, du désir de l’activité et de la conscience de participer à quelque chose d’énorme, dirigé par une seule volonté. Boutler, ce jour-là, allait pour la deuxième fois au combat, et il se disait que voilà, tout de suite, on allait commencer à tirer sur eux et que lui, non seulement ne baisserait pas la tête devant l’obus qui volerait vers lui ou ne ferait pas attention au sifflement des balles, mais que, comme cela lui était déjà arrivé, il redresserait la tête et, le sourire dans les yeux, regarderait ses camarades et les soldats, et leur parlerait de la voix la plus tranquille de quelque chose d’indifférent.

Le détachement quitta la grand’route et s’engagea dans un chemin peu fréquenté, qui traversait des champs de maïs et se rapprochait de la forêt. Bientôt, sans qu’on ait vu d’où il venait, avec un sifflement sinistre un obus vola et vint tomber au milieu du train des équipages, près de la route, dans le champ de maïs, en labourant le sol.

— Ça commence ! dit Boutler, en souriant gaiement, au camarade qui marchait à côté de lui.

Et en effet, après l’obus, se montra, sortant de la forêt, une foule compacte de Tchetchenz à cheval, avec leurs insignes. Au milieu de cette foule se dressait un grand insigne vert, et le vieux caporal de la compagnie, qui voyait de très loin, dit au myope Boutler que c’était probablement Schamyl lui-même. Une partie des Tchetchenz descendit au bas de la montagne, puis se montra sur la crête d’un ravin qui était à droite et commença à le descendre. Un général de petite taille, en tunique noire, chaude, et bonnet de fourrure, qui montait un grand amblier blanc, ordonna à Boutler de se porter à droite, contre les cavaliers qui descendaient.

Boutler conduisit rapidement sa compagnie dans la direction indiquée, mais, avant qu’il ait eu le temps d’arriver jusqu’au ravin, derrière lui, il entendit, l’un après l’autre, deux coups de canon. Il se retourna. Deux nuages de fumée blanche se soulevaient au-dessus des deux canons et longeaient le ravin. L’ennemi, qui, évidemment, avait compté sans l’artillerie, battit en retraite. La compagnie de Boutler se mit à tirer sur les montagnards et toute la vallée se remplit de la fumée de la poudre. Et ce n’était qu’au-dessus du ravin qu’on percevait les montagnards qui se retiraient hâtivement, en tirant sur les cosaques qui les poursuivaient. Le détachement s’avança dans la montagne, et dans le creux de la seconde vallée, ils découvrirent un aoul.

Boutler avec sa compagnie courant à la suite des cosaques, entra dans l’aoul. Il était absolument désert. On ordonna aux soldats d’incendier le blé, le foin, les cabanes elles-mêmes, et, sur tout l’aoul, se répandit une fumée acre, dans laquelle s’apercevaient des soldats qui retiraient des cabanes ce qu’ils y trouvaient, et, principalement, attrapaient et tuaient les poules que les montagnards n’avait pas réussi à emporter. Les officiers s’installèrent un peu à l’écart de l’aoul et déjeunèrent et burent du vin. Le caporal leur apporta sur une planche quelques rayons de miel.

On n’entendait pas du tout les Tchetchenz. Un peu après midi, on donna l’ordre de se retirer. La compagnie se rangea en colonne derrière l’aoul, et Boutler se trouva à l’arrière-garde. Aussitôt que les Russes se mirent en route, les Tchetchenz se montrèrent de nouveau et poursuivirent la compagnie en tirant sur elle des coups de feu.

Quand le détachement se trouva en terrain découvert, les montagnards se retirèrent. Boutler n’avait pas de blessés, et il se sentait dans la disposition la plus gaie et la plus réconfortante. Après que le détachement eut passé à gué la rivière traversée le matin, les soldats se répandirent sur les champs de maïs et les prairies, et les chanteurs de chaque compagnie se groupèrent en avant et les chants retentirent. « Regardez, regardez, les chasseurs, les chasseurs ! »… chantaient les soldats, et sous cette musique le cheval de Boutler marchait d’un pas allègre. Le chien de la compagnie, Tresorka, un chien poilu, gris, la queue relevée, avec l’air soucieux d’un chef, courait devant les soldats de Boutler. Quant à celui-ci, il sentait dans son âme le courage calme et la gaîté. La guerre se présentait à lui sous un seul aspect : il se soumettait au danger, à la possibilité de la mort ; par conséquent, il méritait une récompense et le respect de ses camarades d’ici, ainsi que de ses amis de Russie. L’autre aspect de la guerre : la mort, les blessures des soldats, des officiers, des montagnards, quelque étrange que cela semble, ne se présentait pas à son imagination, et même, inconsciemment, il ne regardait jamais ni les tués ni les blessés, pour n’avoir devant soi que l’image poétique qu’il s’était faite de la guerre. Ainsi, ce jour-là, les Russes avaient trois tués et douze blessés. Il passa devant les cadavres, qui étaient étendus sur le dos, et ne regarda que d’un seul œil une poitrine étrange, des mains cireuses, une tache sombre, rougeâtre sur la tête, et ne s’arrêta pas pour les examiner. Les montagnards, eux, ne se présentaient à lui que comme des cavaliers desquels il fallait se défendre.

— Alors, voilà ce que c’est, mon cher, lui dit le major, profitant d’un silence entre deux chansons. Ce n’est pas comme chez vous, à Pétersbourg : Par le flanc droit ! Par le flanc gauche ! Vous allez travailler, et après à la maison, où notre Marie nous sert un gâteau, de la bonne soupe. Voilà la vie, n’est-ce pas ? Eh bien ! « Quand l’aube parut ! » commanda-t-il aux soldats. C’était sa chanson préférée.

Il n’y avait pas de vent. L’air était frais, pur, et si transparent que la montagne de neige qui se trouvait à une centaine de verstes paraissait tout proche, et quand les chanteurs se taisaient on entendait le bruit régulier des pas des soldats et le cliquetis des armes, qui semblaient un fond sur lequel commençait et s’arrêtait la chanson. La chanson que chantait la cinquième compagnie, celle de Boutler, avait été composée par un junker à la gloire du régiment et se chantait sur un motif de danse, avec le refrain : « C’est autre chose, c’est autre chose, les chasseurs, les chasseurs ! »

Boutler fit avancer son cheval à côté de son chef hiérarchique, le major Pétroff, chez lequel il demeurait, et il ne pouvait assez se réjouir de sa décision de sortir de la garde et d’aller au Caucase. La raison principale qui l’avait fait quitter la garde était qu’il avait perdu aux cartes, à Pétersbourg, une somme telle qu’il ne lui restait plus rien. Il avait eu peur de n’avoir pas la force de résister à la tentation du jeu, en restant à la garde, or il n’avait plus rien à perdre. Maintenant tout cela était terminé : il y avait une autre vie, et une vie belle, courageuse. Maintenant il avait complètement oublié sa ruine et ses dettes impayées ; le Caucase, la guerre, les soldats, les officiers, l’ivrogne, brave et courageux major Pétroff, tout cela lui semblait maintenant si bien que, parfois, il ne pouvait croire qu’il n’était plus à Pétersbourg, ou dans cette salle enfumée où il pontait, plein de haine pour le croupier et sentant une douleur qui lui meurtrissait la tête, mais qu’il était ici, dans ce pays merveilleux, parmi ces braves Caucasiens. Le major vivait maritalement avec la fille d’un infirmier, qu’on appela d’abord tout simplement Marie, et ensuite Marie Dmitriévna. Marie Dmitriévna était une belle fille blonde, au visage couvert de rousseurs, âgée d’environ trente ans, et sans enfants. Quel qu’ait été son passé, maintenant elle était la compagne fidèle du major, qu’elle soignait comme une nounou, ce qui était nécessaire au major, car, souvent, il s’enivrait jusqu’à perdre conscience.

Quand on fut de retour à la forteresse, tout se passa comme l’avait prévu le major. Marie Dmitriévna lui servit ainsi qu’à Boutler et à deux autres officiers du détachement un bon dîner réconfortant, et le major but et mangea tellement qu’il ne pouvait plus parler et alla dormir dans sa chambre.

Boutler, fatigué aussi, mais content, et qui avait bu un peu trop de vin du pays, alla aussi dans sa chambre, et, à peine s’était-il déshabillé, et avait-il appuyé sur la paume de sa main sa belle tête bouclée, qu’il s’endormit d’un profond sommeil sans rêves ni réveils.

XVII

L’aoul détruit par l’incursion était ce même aoul où Hadji Mourad avait passé la nuit avant son ralliement aux Russes. Sado, chez qui s’était arrêté Hadji Mourad, s’apprêtait à partir avec sa famille dans la montagne au moment où les Russes s’approchèrent. Quand Sado retourna dans son aoul, il trouva sa cabane détruite, le toit enfoncé, la porte et les poteaux de la galerie brûlés et tout l’intérieur souillé. Et son fils, ce beau garçon aux yeux brillants qui regardait avec enthousiasme Hadji Mourad, était apporté mort, à la mosquée, sur un cheval bai : il avait été transpercé d’un coup de baïonnette dans le dos. La femme à la mine accorte qui avait servi le repas lors de la visite de Hadji Mourad, maintenant vêtue d’une chemise déchirée sur la poitrine, découvrant ses seins vieillis, pendants, les cheveux défaits, était penchée sur le cadavre de son fils, et, se déchirant jusqu’au sang le visage, ne cessait de hurler sa douleur. Sado, prenant une pelle et une pioche, alla avec ses parents creuser la tombe de son fils. Le vieux grand-père était assis près du mur de la cabane démolie ; il tailladait une petite baguette, en regardant stupidement devant lui. Il venait de retourner de son rucher. Les deux meules de foin qui se trouvaient là-bas avaient été incendiées. Les abricotiers, les cerisiers qu’il avait plantés et soignés, étaient brisés et brûlés, brûlées également ses ruches avec ses abeilles. De tous côtés s’entendaient les hurlements des femmes, les jeunes enfants pleuraient avec leurs mères, et le bétail affamé, auquel il n’y avait rien à donner à manger, criait aussi. Les plus âgés des enfants ne jouaient pas, et, avec des yeux inquiets, regardaient les grandes personnes. La fontaine avait été souillée, évidemment exprès, de sorte qu’on n’y pouvait puiser. De même des ordures avaient été répandues dans la mosquée, et le mullah et ses aides la nettoyaient. Personne ne parlait de la haine pour les Russes. Le sentiment qu’éprouvaient tous les Tchetchenz, des petits aux grands, était plus fort que la haine. Ce n’était pas de la haine. C’était l’impossibilité de voir en ces chiens de Russes des hommes, et un tel dégoût, une telle horreur, un tel étonnement devant la cruauté stupide de ces créatures que le désir de les exterminer, comme on a le désir d’exterminer les rats, les araignées venimeuses, les loups, était un sentiment aussi naturel que celui de sauvegarde.

Devant les habitants se posait ce problème : demeurer ici et reconstruire par des efforts inouïs tout ce qui avait coûté tant de travail et qui avait été détruit si facilement, si stupidement, et s’attendre à chaque moment à voir se répéter la même chose, ou, malgré la loi religieuse et le sentiment de dégoût et de mépris qu’ils inspiraient, se soumettre aux Russes. Les vieillards se mirent à prier, puis décidèrent à l’unanimité d’envoyer des ambassadeurs à Schamyl en lui demandant aide et protection. Et, aussitôt, on se mit à reconstruire ce qui avait été détruit.

XVIII

Le lendemain de l’incursion, déjà assez tard dans la matinée, Boutler sortit de la maison par le perron de derrière. Il avait l’intention de se promener et de respirer l’air avant le thé du matin qu’il prenait ordinairement avec Pétroff. Le soleil était déjà au-dessus des montagnes, et on avait mal aux yeux à regarder les cabanes blanches du côté droit de la rue, qu’il éclairait brillamment. Mais, en revanche, comme toujours, c’était agréable et reposant de regarder à gauche les montagnes sombres couvertes de forêts, qui se succédaient et se dépassaient dans le lointain, et la chaîne mate des montagnes couvertes de neige, qui, comme toujours, se laissaient prendre pour des nuages. Boutler regardait ces montagnes, respirait à pleins poumons et se réjouissait de la conscience d’être bien portant et de vivre dans un si beau pays. Il se réjouissait aussi un peu de s’être conduit si bien la veille dans le combat et à l’attaque, et surtout pendant la retraite, quand l’affaire était devenue assez chaude. Il se réjouissait aussi en se rappelant comment la veille, à leur retour de l’incursion, Marie, ou plutôt Marie Dmitriévna, la concubine de Pétroff, les avait régalés, et comment elle était simple et charmante avec tous, mais surtout, comme il lui semblait, tendre avec lui.

Marie Dmitriévna, avec sa natte épaisse, ses larges épaules, sa forte poitrine, et son sourire éclairant son visage bon, taché de rousseurs, attirait involontairement Boutler, célibataire jeune, vigoureux, et il lui semblait même ne lui pas être indifférent. Mais il trouvait que ce serait mal agir de sa part envers son bon et naïf camarade, et il se tenait avec Marie Dmitriévna de la façon la plus simple et la plus respectueuse. Et il était content de cela. C’est à quoi il pensait en ce moment. Le bruit des sabots de plusieurs chevaux, sur la route poudreuse, qu’il entendit venir devant lui, le tira de ses pensées : « On dirait plusieurs cavaliers. » Il leva la tête et aperçut, au bout de la rue, un groupe de cavaliers qui s’avançaient au pas. Devant deux dizaines de cosaques chevauchaient deux hommes, l’un en tcherkeska blanche, coiffé d’un haut bonnet à turban, l’autre, un officier de l’armée russe, brun, au nez aquilin avec beaucoup d’argenterie sur son uniforme et ses armes. Le cavalier au turban montait un superbe alezan, à la tête petite et aux très beaux yeux. L’officier chevauchait un grand et élégant cheval de Karabakh. Boutler, amateur de chevaux, apprécia tout de suite les qualités rares du premier cheval, et s’arrêta pour savoir quels étaient ces hommes. L’officier s’adressa à Boutler.

— La maison du chef ? demanda-t-il en trahissant par son accent une origine étrangère.

Boutler répondit affirmativement.

— Et qui est celui-ci ? demanda Boutler en s’approchant de l’officier et lui indiquant des yeux l’homme au turban.

— C’est Hadji Mourad. Il vient ici et logera chez le chef, dit-il.

Boutler avait entendu parler de Hadji Mourad et de son ralliement aux Russes, mais il ne s’attendait point à le voir ici, dans cette petite forteresse.

Hadji Mourad le regardait amicalement.

— Bonjour ! Kotkildi ! dit Boutler, prononçant le salut tatar qu’il avait appris.

— Saouboul ! répondit Hadji Mourad, en secouant la tête.

Il s’approcha de Boutler, lui tendit la main aux deux doigts de laquelle était passée sa cravache.

— Le chef ? demanda-t-il.

— Non. Le chef est ici. J’irai le prévenir, dit Boutler en s’adressant à l’officier. Et, gravissant les marches du perron, il poussa la porte. Mais la porte du grand perron, comme disait Marie Dmitriévna, était fermée. Boutler frappa. Ne recevant pas de réponse, il fit le tour et alla à l’autre entrée. Il appela son ordonnance, et de nouveau personne ne lui ayant répondu et n’ayant rencontré personne, il entra dans la cuisine. Marie Dmitriévna, rouge, un fichu sur la tête, les manches relevées au-dessus de ses bras blancs, gras, coupait de la pâte, aussi blanche que ses bras, pour faire des bouchées.

— Où sont disparues les ordonnances ? demanda Boutler.

— Elles sont allées se soûler, répondit Marie Dmitriévna. Mais que vous faut-il ?

— Il faut ouvrir la porte. Chez vous, devant la maison il y a une bande de montagnards. Hadji Mourad est arrivé.

— Vous en inventez des histoires ! dit Marie Dmitriévna en souriant.

— Je ne plaisante pas. Il est devant votre perron.

— Quoi ! Est-ce possible ? dit-elle.

— Mais pourquoi inventerais-je ? Allez voir ; il est près du perron.

— En voilà une histoire ! fit Marie Dmitriévna en abaissant ses manches et tâtant avec ses mains les épingles de sa lourde natte. Alors j’irai éveiller Ivan Matvéievitch, dit-elle.

— Non, j’irai moi-même.

— Et toi, Bondarenko, va ouvrir la porte, ordonna Boutler.

— C’est bien, dit Marie Dmitriévna qui se remit de nouveau à sa cuisine.

Apprenant que Hadji Mourad venait d’arriver, Ivan Matvéievitch, qui avait déjà entendu parler de lui à Groznaia, ne s’en montra nullement étonné. Il se leva, roula une cigarette, l’alluma, et se mit à s’habiller en toussotant bruyamment et maugréant contre les chefs qui lui envoyaient ce diable.

Quand il fut habillé, il demanda à son ordonnance sa potion. L’ordonnance, sachant que c’était l’eau-de-vie qu’il appelait sa potion, lui en donna.

— Il n’y a pas de pire saleté, grommela-t-il, après avoir bu un verre et mangé du pain noir. Voilà, mon cher, j’ai bu du vin et j’ai mal à la tête. Eh bien, maintenant je suis prêt !

Il se rendit au salon où Boutler avait déjà fait entrer Hadji Mourad et l’officier qui l’accompagnait.

L’officier qui accompagnait Hadji Mourad remit à Ivan Matvéievitch l’ordre du commandant du flanc gauche de recevoir Hadji Mourad et de lui permettre de communiquer avec les montagnards par des émissaires, mais de ne pas le laisser sortir de la forteresse autrement qu’accompagné de cosaques.

Quand il eut achevé la lecture du papier, Ivan Matvéievitch regarda fixement Hadji Mourad, et, de nouveau, se mit à se pénétrer du sens de cet ordre. Après avoir ainsi porté plusieurs fois ses regards du papier sur Hadji Mourad, il arrêta enfin les yeux sur celui-ci et lui dit :

— « Cakchi Iek Iakchi ! » Qu’il vive ici ! Dis-lui que j’ai l’ordre de ne pas le laisser sortir et que ce qui est ordonné est sacré. Eh bien, Boutler, qu’en penses-tu, où le logerons-nous ? Dans la chancellerie ?

Avant que Boutler ait eu le temps de répondre, Marie Dmitriévna, qui était venue de la cuisine et se tenait dans la porte, s’adressa à Ivan Matvéievitch.

— Pourquoi ? Logez-le ici. Nous lui donnerons la chambre d’amis et le débarras ; du moins il sera sous les yeux, dit-elle, et elle regarda Hadji Mourad. Mais leurs regards s’étant rencontrés, elle se détourna hâtivement.

— Ma foi, je pense que Marie Dmitriévna a raison, dit Boutler.

— Eh bien, va-t-en ! Les femmes n’ont rien à voir ici, dit Ivan Matvéievitch en fronçant les sourcils.

Pendant toute cette conversation Hadji Mourad était assis, la main sur le manche de son poignard, et souriait avec un imperceptible mépris. Il prévint qu’il lui était égal de vivre là ou là, que la seule chose nécessaire pour lui, lui avait été accordée par le Sardar, c’était la possibilité de se mettre en rapport avec les montagnards, et qu’il désirait, en conséquence, qu’on les laissât pénétrer chez lui.

Ivan Matvéievitch l’assura que cela serait fait, et il demanda à Boutler de tenir compagnie à l’hôte pendant qu’on lui servirait une collation et préparerait les chambres, car lui-même irait à la chancellerie écrire les papiers nécessaires et donner des ordres.

Les relations de Hadji Mourad avec ses nouvelles connaissances se définirent dès le premier abord et d’une façon très nette. Aussitôt qu’il avait vu Ivan Matvéievitch, Hadji Mourad avait ressenti pour lui du dégoût et du mépris, et toujours il le prit de haut avec lui. Marie Dmitriévna, qui lui préparait et lui apportait ses aliments, lui plaisait particulièrement. En elle lui plaisaient la simplicité et surtout la beauté d’une population étrangère, et l’attrait inconscient qu’elle éprouvait pour lui. Il tâchait de ne pas la regarder, de ne pas lui parler, mais ses yeux, malgré lui, se tournaient vers elle et suivaient ses mouvements. Quant à Boutler, dès leur première rencontre, il se lia amicalement avec lui. Il lui parlait beaucoup et avec plaisir, l’interrogeant sur sa vie, lui racontant la sienne et lui communiquant les nouvelles que lui apportaient les émissaires sur la situation de sa famille ; il allait même jusqu’à lui demander des conseils.

Les nouvelles que lui transmettaient les émissaires n’étaient pas bonnes. Il était dans la forteresse depuis quatre jours ; les émissaires étaient déjà venus deux fois, et deux fois les nouvelles étaient mauvaises.

XIX

Peu après le ralliement de Hadji Mourad aux Russes, sa famille fut amenée à l’aoul Dargo et tenue là sous garde, en attendant la décision de Schamyl. Les femmes, la vieille Patimate, et les deux épouses de Hadji Mourad et leurs cinq petits enfants demeuraient dans la cabane du centenier Ibrahim Rachid. Quant au fils de Hadji Mourad, Ioussouf, jeune adolescent de dix-huit ans, il était enfermé en prison, c’est-à-dire dans une sorte de fosse creusée dans le sol à plus d’une sagène de profondeur. Il se trouvait là avec sept criminels qui attendaient comme lui que leur sort fût décidé.

Aucune décision n’était encore prise parce que Schamyl était absent. Il était en campagne contre les Russes. Le 6 janvier 1852 Schamyl rentra chez lui, à Vedene, après une bataille contre les Russes où, d’après ceux-ci, il avait été écrasé et obligé de s’enfuir. Schamyl, au contraire, et tous ses murides, estimaient avoir remporté la victoire et chassé les Russes. Dans cette bataille, Schamyl lui-même, ce qui lui arrivait très rarement, avait tiré et, sabre au clair, avait voulu lancer son cheval sur les Russes, mais les murides qui l’accompagnaient l’avaient retenu. Deux d’entre eux avaient été tués ici-même, aux côtés de Schamyl.

Il était midi quand Schamyl, entouré d’un détachement de murides qui caracolaient autour de lui, tiraient du fusil et du pistolet et criaient sans cesse : « La Iliak ! Il allah ! » s’approcha de sa demeure.

Toute la population du grand aoul Dargo se trouvait dans la rue et sur les toits, attendant son souverain, et, en signe de triomphe, tirait aussi des coups de fusil et de pistolet. Schamyl montait un cheval arabe blanc qui jouait gaîment de la bride à l’approche de la maison. Le harnachement du cheval était des plus simples, sans ornements d’or ni d’argent ; le bridon était en cuir rouge finement travaillé, avec une petite rainure au milieu ; l’étrier était de métal, et une couverture rouge passait sous la selle. L’Iman portait une pelisse recouverte de drap brun, garnie de fourrure noire au col et aux manches ; sa taille longue et fine était serrée par une courroie noire à laquelle pendait un poignard. Il portait sur la tête un haut bonnet à fond plat avec un gland noir, entouré d’un turban blanc dont le bout retombait derrière le cou. Ses pieds étaient chaussés de sandales vertes, et ses mollets entourés de guêtres noires bordées d’un simple ruban.

En général l’Iman ne portait rien de brillant, et sa haute personne droite, puissante, couverte d’habits sans ornements, entourée de murides dont les vêtements et les armes étaient ornés d’or et d’argent, produisait précisément l’impression qu’il désirait produire et dont il savait l’influence sur le peuple. Son visage pâle encadré d’une barbe rousse, taillée, avec ses yeux petits, dont il clignait toujours, était absolument immobile et semblait pétrifié. En traversant l’aoul il sentait, fixés sur lui, des milliers d’yeux, mais les siens ne regardaient personne.

Les femmes de Hadji Mourad, comme tous les habitants, sortirent de leur cabane sur la vérandah pour voir la rentrée de l’Iman. Seule la vieille Patimate, la mère de Hadji Mourad, ne sortit point. Elle demeurait assise sur le sol de la cabane, ses cheveux blancs, épars, entourant de ses longs bras ses genoux maigres. Clignant de ses yeux noirs brûlants, elle regardait les branches carbonisées dans l’âtre. Ainsi que son fils, elle avait toujours haï Schamyl, et maintenant, encore plus qu’autrefois, elle ne voulait pas le voir. Le fils de Hadji Mourad non plus ne vit point l’entrée triomphale de Schamyl. Il entendait seulement, du fond de son trou noir, puant, les coups de fusil et les chants, et souffrait comme souffrent les jeunes gens pleins de vie, privés de liberté, qui sont enfermés dans un trou infect et ne voient que les hommes sales, flétris, enfermés avec eux, et qui dans la plupart des cas se haïssent les uns les autres. Maintenant il enviait passionnément les hommes qui jouissaient de l’air et de la lumière, qui caracolaient librement sur de beaux chevaux autour du souverain, tiraient des coups de fusil et chantaient « La Iliak ! Il allah ! »

Quand il eut traversé l’aoul, Schamyl entra dans une grande cour qui menait à une cour intérieure dans laquelle se trouvait son harem. Deux Lezguines armés rencontrèrent Schamyl près de la porte ouverte de la première cour. Cette cour était pleine de gens. Il y avait là des hommes venus de loin pour affaires personnelles ; il y avait des quémandeurs ; il y avait aussi des gens appelés par Schamyl lui-même pour être entendus et jugés.

Quand Schamyl parut, tous ceux qui se trouvaient dans la cour se levèrent et saluèrent respectueusement l’Iman, en croisant les mains sur leurs poitrines. Quelques-uns se mirent à genoux et gardèrent cette pose pendant que Schamyl traversait toute la première cour, de la porte extérieure à la porte intérieure. Schamyl reconnaissait parmi les personnes qui l’attendaient beaucoup de gens qui lui étaient désagréables et beaucoup de quémandeurs ennuyeux qu’il fallait ménager, mais malgré cela, il gardait le même visage impassible en passant devant eux. Une fois parvenu dans la cour intérieure tout près de l’entrée, à gauche, il descendit de cheval devant le vestibule de sa demeure.

Après les fatigues de la campagne, fatigues moins physiques que morales, — car Schamyl, bien qu’on tînt autour de lui sa campagne pour une victoire, savait que c’était un insuccès, que plusieurs aouls de Tchetchenz avaient été ruinés et incendiés, et que les Tchetchenz, peuple changeant et léger, hésitaient, — certains, surtout ceux qui se trouvaient les plus rapprochés des Russes, étaient déjà prêts à passer de leur côté. Tout cela était grave, et exigeait des mesures. Mais, en ce moment, Schamyl ne voulait penser à rien. Maintenant il ne désirait qu’une chose, le repos et le charme de la caresse d’une de ses femmes, sa favorite, Aminete, une jeune femme de dix-huit ans, aux yeux noirs et aux jambes agiles. Mais non seulement on ne pouvait penser à voir maintenant Aminete, qui était ici même, derrière la barrière qui séparait, dans la cour intérieure, la demeure des femmes de celle des hommes (Schamyl était même convaincu qu’au moment où il descendait de son cheval, Aminete, avec d’autres femmes, regardait par une fente de la barrière) ; non seulement on ne pouvait aller chez elle, mais même on ne pouvait tout simplement s’allonger sur les coussins et se reposer. Il fallait, avant tout, faire le rite exigé à midi, rite auquel il ne se sentait nullement disposé, mais qu’il ne pouvait négliger, vu sa situation de guide religieux du peuple. Négliger les rites lui était impossible, car leur accomplissement était pour lui aussi nécessaire que de s’alimenter chaque jouir. Il fit donc l’ablution et la prière, et, quand il eut terminé, il appela ceux qui l’attendaient.

Son beau-père et maître se présenta le premier. C’était un vieillard, haut de taille, aux cheveux blancs, la barbe blanche comme de la neige, et le visage frais et rosé. Il se nommait Djemal Edip. Après avoir prié, il se mit à interroger Schamyl sur les événements de la campagne, puis lui raconta ce qui s’était passé dans les montagnes en son absence.

Parmi les événements de toutes sortes : les meurtres par vengeance, les vols de bétail, les accusations d’inobservance des prescriptions de Tarikat (défense de fumer, de boire de l’alcool), Djemal Edip raconta que Hadji Mourad avait envoyé des hommes pour conduire sa famille chez les Russes ; mais on les avait déjoués et la famille avait été transférée à Vedene, où elle se trouvait maintenant sous garde, en attendant la décision de l’Iman.

Dans la chambre voisine, celle des hôtes, des vieillards étaient rassemblés, pour juger toutes ces affaires, et Djemal Edip conseilla à Schamyl de terminer tout aujourd’hui même afin de les laisser partir, car ils attendaient là depuis trois jours.

Après avoir mangé les mets que lui apporta Zaïdete, une femme noire, au nez pointu, le visage désagréable, qu’il n’aimait pas mais qui était sa première femme, Schamyl passa dans la chambre du Conseil. Les six hommes qui composaient son conseil, des vieillards à barbes blanches, grises, rousses, en hauts bonnets avec et sans turban, en bechmets et tcherkeska neufs, ceints de courroies dans lesquelles étaient passés des poignards, se levèrent à sa rencontre. Schamyl était d’une tête plus haut qu’eux tous. Tous, comme lui, levèrent leurs mains, les paumes en dehors, et, fermant les yeux, dirent une prière ; puis ils passèrent leurs mains sur leurs visages, en les descendant jusqu’à l’extrémité de la barbe où elles se joignaient. Cela fait, tous s’assirent, Schamyl au milieu, sur un coussin plus élevé, et la discussion des affaires commença. Celles concernant les accusations de crimes étaient décidées d’après le Chariate : deux hommes étaient condamnés, pour vol, à avoir les mains coupées ; un autre, pour meurtre, à avoir la tête tranchée ; trois étaient acquittés. Ensuite on se mit à discuter les affaires militaires, principalement les mesures à prendre pour empêcher les Tchetchenz de se rallier aux Russes. Pour prévenir ce ralliement, Djemal Edip composa l’appel suivant : « Je vous souhaite la paix éternelle en Dieu tout puissant ! J’ai entendu que les Russes vous flattent et vous appellent à la soumission. Ne les croyez pas ; ne vous soumettez pas et attendez. Si vous n’êtes pas récompensés de cela dans cette vie, vous en recevrez la récompense dans la vie future. Rappelez-vous ce qui s’est passé auparavant, quand on vous a pris vos armes. Si Dieu, alors, en 1840, ne vous avait pas donné raison, vous seriez déjà soldats et vos femmes ne porteraient plus le pantalon, et seraient souillées. D’après le passé, jugez l’avenir. Mieux vaut mourir dans les combats contre les Russes que de vivre avec les infidèles. Attendez, et moi, avec le Coran et l’épée, je viendrai chez vous et vous conduirai contre les Russes. Et maintenant j’ordonne sévèrement de ne pas avoir, non seulement l’intention, mais la pensée même, de se soumettre aux Russes. »

Schamyl approuva cette proclamation, et l’ayant signée, résolut de l’envoyer dans tous les aouls.

Après cela, la discussion vint sur le cas de Hadji Mourad. Cette affaire était très importante pour Schamyl, bien qu’il ne voulût pas l’avouer. Il savait que si Hadji Mourad, avec son habileté, son courage, sa bravoure, avait été avec lui, il ne lui serait pas arrivé ce qui lui était arrivé maintenant à la Tchetchnia. Il était donc avantageux de se réconcilier avec Hadji Mourad et de profiter de nouveau de ses services. Mais si cela était impossible, en tous cas, on ne pouvait admettre qu’il donnât son aide aux Russes. C’est pourquoi, de toutes façons, il fallait le faire venir et le tuer. Le moyen pour cela était, soit d’envoyer un homme à Tiflis et le tuer là-bas, soit de l’appeler ici, et ici d’en finir avec lui. Pour le faire venir, il y avait un moyen : sa famille, et surtout son fils que Hadji Mourad, Schamyl le savait, aimait passionnément. Il fallait donc agir par le fils.

Quand les conseillers parlèrent de cela, Schamyl ferma les yeux et se tut.

Les conseillers savaient que quand Schamyl fermait ainsi les yeux, c’était qu’il écoutait la voix du prophète, qui lui indiquait ce qu’il fallait faire. Après un silence solennel de cinq minutes, Schamyl ouvrit les yeux, puis en les clignant, dit :

— Amenez-moi le fils de Hadji Mourad.

— Il est ici, dit Djemal Edip.

En effet, Ioussouf, le fils de Hadji Mourad, maigre, pâle, déguenillé, puant, mais toujours beau de corps et de visage, avec les mêmes yeux brûlants que sa grand’mère Patimate, se trouvait déjà dans la cour extérieure en attendant qu’on l’appelât.

Ioussouf ne partageait pas les sentiments de son père envers Schamyl. Il ne connaissait pas tout le passé, ou, s’il le connaissait, ne l’ayant pas vécu, il ne comprenait pas pourquoi son père montrait une hostilité si persévérante envers Schamyl. Pour lui qui ne désirait qu’une chose : continuer à mener cette vie facile, large, qu’étant fils de Naïb il menait à Khounzakh, il était tout à fait inutile d’être ainsi l’ennemi juré de Schamyl. Contrairement à son père, il admirait particulièrement Schamyl, et avait pour lui ce culte enthousiaste, si répandu dans les montagnes.

Maintenant, c’était avec un sentiment d’adoration craintive pour l’Iman qu’il entrait dans la chambre. Il s’arrêta près de la porte, et ses yeux rencontrèrent le regard obstiné des yeux clignotants de Schamyl ; il resta un moment immobile, ensuite s’approcha de Schamyl et baisa sa grande main blanche aux longs doigts.

— Tu es le fils de Hadji Mourad ?

— Oui, Iman.

— Tu sais ce qu’il a fait ?

— Je le sais, Iman, et le regrette.

— Sais-tu écrire ?

— Je me préparais à être mullah.

— Alors, écris à ton père que s’il retourne chez moi, tout de suite, avant Baïram, je lui pardonnerai, et tout sera comme auparavant. Mais sinon, s’il reste chez les Russes, alors, — Schamyl fronça sévèrement les sourcils, — ta grand’mère, ta mère, tous seront envoyés en différents aouls, et à toi, je te ferai couper la tête.

Pas un seul muscle du visage de Ioussouf ne tressaillit. Il inclina la tête, en signe qu’il avait compris les paroles de Schamyl.

— Écris cela, et remets la lettre à mon envoyé. Schamyl se tut et longuement regarda Ioussouf.

— Écris que j’ai eu pitié de toi, que je ne te tuerai pas, mais que je te ferai crever les yeux, comme je le fais à tous les traîtres. Va.

Ioussouf semblait calme en présence de Schamyl, mais quand on l’eut fait sortir de la chambre, il se jeta sur celui qui le conduisait, et, lui arrachant son poignard, tenta de se tuer ; mais on parvint à lui saisir les mains, et les lui ayant attachées, on le ramena dans la prison.

Ce soir-là, une fois la prière dite, quand la nuit fut venue, Schamyl, prenant sur lui une pelisse blanche, alla de l’autre côté de la barrière dans cette partie de la cour où se trouvaient ses femmes, et il se dirigea vers la chambre d’Aminete. Mais Aminete ne s’y trouvait point. Elle était chez d’autres femmes. Alors Schamyl, tâchant de n’être pas remarqué, se dissimula derrière la porte de la chambre, en l’attendant. Mais Aminete était fâchée contre Schamyl parce qu’il avait fait cadeau d’une étoffe de soie à Zaïdete et non à elle. Elle le vit entrer et sortir de sa chambre, la cherchant, et, exprès, ne retourna pas chez elle. Longtemps elle resta cachée près de la porte de la chambre de Zaïdete, et, en riant doucement, elle regardait la silhouette blanche de Schamyl qui tantôt entrait, tantôt sortait de la chambre. L’ayant attendue en vain, Schamyl retourna chez lui pour la prière de minuit.

XX

Hadji Mourad vivait depuis une semaine dans la forteresse chez Ivan Matvéievitch. Bien que Marie Dmitriévna eut souvent à se fâcher contre le velu Khanefi — Hadji Mourad n’avait amené avec lui que Khanefi et Eldar — et une fois même dut le chasser de la cuisine parce qu’il avait failli la tuer, elle nourrissait visiblement un sentiment particulier de respect et de sympathie pour Hadji Mourad. Maintenant ce n’était pas elle qui lui servait ses repas, elle avait laissé ce soin à Eldar, mais elle profitait de chaque occasion pour le voir et lui rendre service. Elle prenait également une part très vive dans les pourparlers engagés au sujet de sa famille. Elle savait combien il avait de femmes, combien d’enfants et leur âge ; et chaque fois que Hadji Mourad avait eu la visite d’un émissaire, elle l’interrogeait comme elle pouvait sur le résultat des pourparlers.

Quant à Boutler, pendant cette semaine, il s’était complètement lié d’amitié avec Hadji Mourad. Parfois Hadji Mourad venait dans sa chambre, parfois c’était Boutler qui allait chez lui ; parfois, ils causaient ensemble par l’intermédiaire d’un interprète, parfois ils s’entretenaient seuls, par des signes, des gestes, et surtout des sourires.

Évidemment Hadji Mourad aimait Boutler. Cela se voyait à la façon dont Eldar traitait Boutler. Quand celui-ci entrait dans la chambre de Hadji Mourad, Eldar allait à sa rencontre en montrant joyeusement ses dents brillantes et mettait hâtivement des coussins sur son siège ; puis il le débarrassait de son épée, s’il l’avait.

Boutler avait fait aussi la connaissance du velu Khanefi, le frère de sang de Hadji Mourad, et s’était lié avec lui. Khanefi savait beaucoup de chansons montagnardes et les chantait très bien. Hadji Mourad, pour faire plaisir à Boutler, ordonnait à Khanefi de chanter les chansons qui lui plaisaient. Khanefi avait une voix de ténor, très haute, et il chantait avec une netteté et une expression extraordinaires. Une des chansons qu’aimait particulièrement Hadji Mourad avait frappé Boutler par sa mélodie solennelle et triste. Boutler demanda à l’interprète de lui en traduire les paroles.

Il s’agissait dans cette chanson de la vengeance du sang, ce qui avait eu lieu entre Khanefi et Hadji Mourad. Voici quelles étaient les paroles de cette chanson :

« La terre séchera sur ma tombe, et tu m’oublieras, ma mère ! Le cimetière se couvrira d’herbe, et l’herbe étouffera ta douleur, mon vieux père ! Les larmes sécheront dans les yeux de ma sœur. La douleur s’envolera de son cœur. Mais toi, mon frère aîné, tu ne m’oublieras pas, tant que tu n’auras pas vengé ma mort ! Tu ne m’oublieras pas non plus, mon second frère, tant que tu ne seras pas couché à mes côtés ! Tu es chaude, ô balle, et tu portes la mort. Mais n’étais-tu pas ma fidèle esclave ! Tu es noire, ô terre, tu me couvriras. Mais ne t’ai-je point foulée avec mon cheval ! Tu es froide, ô mort, mais je fus ton maître. C’est la terre qui prendra mon corps ; c’est le ciel qui prendra mon âme ! »

Hadji Mourad écoutait toujours cette chanson les yeux fermés, et quand elle était terminée, après la longue note mourante de la fin, il disait toujours en russe :

— Bonne chanson, sage chanson.

La poésie de la vie particulière, énergique, des montagnards, depuis l’arrivée de Hadji Mourad et son amitié avec lui et ses murides, enflammait Boutler encore davantage. Il s’acheta un bechmet, une tcherkeska, des guêtres. Il lui semblait être lui-même un montagnard et vivre de la même vie que ces hommes.

Le jour du départ de Hadji Mourad, Ivan Matvéievitch réunit quelques officiers pour l’accompagner. Les officiers étaient assis, les uns à la table où Marie Dmitriévna servait le thé, les autres à une table chargée d’eau-de-vie, de vin, de victuailles. Hadji Mourad, en costume de route, à pas rapides, doux, en boitant, entra dans la chambre. Tous se levèrent, et chacun à son tour lui serra la main et le salua. Ivan Matvéievitch l’invita à s’asseoir sur le divan, mais il remercia et s’assit sur une chaise près de la fenêtre.

Le silence qui s’était fait à son entrée ne paraissait point le troubler. Il examina attentivement tous les visages et arrêta un regard indifférent sur la table avec le samovar et les victuailles. Un officier très gai, Petrovski, qui voyait Hadji Mourad pour la première fois, lui demanda, par l’intermédiaire de l’interprète, si Tiflis lui avait plu.

— Ala ! dit-il.

— Il dit que oui, traduisit l’interprète.

— Qu’est-ce qui lui a plu ?

Hadji Mourad répondit quelque chose. Ce qui lui avait plu surtout, c’était le théâtre.

— Eh bien, et le bal chez le général commandant en chef, est-ce que cela lui a plu ?

Hadji Mourad fronça les sourcils.

— Chaque peuple a ses coutumes. Chez nous les femmes ne s’habillent pas ainsi, dit-il en regardant Marie Dmitriévna.

— Qu’est-ce qui lui a déplu ?

— Nous avons un proverbe, dit-il à l’interprète : Le chien nourrissait l’Iman avec de la viande, et l’Iman nourrissait le chien avec du foin. Tous les deux avaient faim. — Il sourit. — À chaque peuple sa vie est bonne.

Ensuite la conversation tomba. Les officiers se mirent à boire du thé et à manger. Hadji Mourad prit un verre de thé qu’on lui offrit et le posa devant lui.

— Voulez-vous de la crème ? du pain ? dit Marie Dmitriévna en lui avançant l’un et l’autre.

Hadji Mourad inclina la tête.

— Alors, quoi ! Adieu ! dit Boutler en lui touchant le genou. Quand nous reverrons-nous ?

— Adieu ! Adieu ! dit en russe, en souriant, Hadji Mourad. Ami, je suis ton fidèle ami. Il est temps de partir, dit-il ensuite en secouant la tête dans la direction où il devait aller.

À la porte de la chambre parut Eldar avec quelque chose de grand et de blanc sur son épaule, et un sabre à la main. Hadji Mourad l’appela auprès de lui. Eldar s’approcha à grand pas et lui remit le manteau blanc et le sabre. Hadji Mourad se leva, prit le manteau et l’offrit à Marie Dmitriévna, en disant quelque chose que l’interprète traduisit :

— Tu as trouvé ce manteau joli, prends-le.

— Pourquoi cela ? demanda Marie Dmitriévna en rougissant.

— C’est ainsi, répondit Hadji Mourad.

— Eh bien, je vous remercie, dit Marie Dmitriévna en prenant le manteau. Que Dieu vous aide à sauver votre fils, ajouta-t-elle. — Oulen Takyhi, dites-lui que je lui souhaite de sauver son fils.

Hadji Mourad regarda Marie Dmitriévna et hocha approbativement la tête. Ensuite, il prit des mains d’Eldar le sabre, et le remit à Ivan Matvéievitch.

Celui-ci prit le sabre et dit à l’interprète :

— Dis-lui qu’il prenne mon hongre bai. Je n’ai que cela pour le remercier.

Hadji Mourad agita la main devant son visage en signe qu’il n’avait besoin de rien et ne l’accepterait pas. Ensuite, montrant du geste la montagne et son cœur, il sortit. Presque tous le suivirent.

Les officiers qui étaient restés dans la chambre, aussitôt tirèrent le sabre du fourreau pour examiner l’acier, et ils décidèrent que c’était un vrai Gourda.

Boutler accompagna Hadji Mourad sur le perron. Mais ici il se produisit quelque chose que personne n’attendait et qui eût pu se terminer par la mort de Hadji Mourad, s’il n’eût été aussi adroit.

Les habitants d’un aoul Koumitzk, Tal-Katchou, qui tenaient en grande estime Hadji Mourad et, plusieurs fois, étaient venus à la forteresse uniquement pour voir le célèbre naïb, trois jours avant le départ de Hadji Mourad avaient envoyé chez lui des ambassadeurs pour le prier de se rendre le vendredi dans leur mosquée. Mais les princes de Koumitzk, qui demeuraient à Tal-Katchou, haïssaient Hadji Mourad et avaient contre lui la vengeance du sang. Ayant appris cela, ils déclarèrent au peuple qu’ils ne permettraient pas à Hadji Mourad de pénétrer dans la mosquée. Le peuple se révolta et une bagarre éclata entre le peuple et les partisans des princes. Les autorités russes étouffèrent la querelle des montagnards et envoyèrent à Hadji Mourad l’ordre de ne pas aller dans la mosquée.

Hadji Mourad n’y alla point et l’affaire paraissait terminée. Mais au moment même du départ de Hadji Mourad, comme il sortait sur le perron du bas duquel attendaient ses chevaux, le prince Coumitzk, Arelan Khan, que connaissaient Bouter et Ivan Matvéievitch, parut devant la maison.

Ayant aperçu Hadji Mourad, il tira de sa ceinture un pistolet et le dirigea vers lui. Mais avant qu’il ait eu le temps de tirer, Hadji Mourad, malgré sa claudication, bondissait du perron comme un chat et se jettait sur Arelan Khan. Celui-ci tira mais n’atteignit point Hadji Mourad. Alors Hadji Mourad, saisissant d’une main la bride de son cheval, de l’autre lui arracha son poignard et cria quelque chose en tatar.

Boutler et Eldar, tous deux en même temps, accoururent vers les ennemis et leur saisirent les bras.

Au bruit des coups, Ivan Matvéievitch sortit.

— Qu’est-ce donc, Arelan ? Dans ma maison tu commets une lâcheté pareille ? dit-il, ayant appris de quoi il s’agissait. Ce n’est pas bien, mon cher. Dans les champs faites ce que vous voudrez, mais ici, chez moi, organiser une tuerie pareille, ça non.

Arelan Khan, très petit, la moustache noire, tout pâle et tremblant, descendit de cheval, regarda avec colère Hadji Mourad et suivit Ivan Matvéievitch dans la maison. Hadji Mourad retourna près de ses chevaux en respirant lourdement et souriant.

— Pourquoi a-t-il voulu te tuer ? lui demanda Boutler par l’interprète.

— Il dit que chez eux, telle est la loi, transmit l’interprète. Arelan doit se venger de lui pour le sang versé. Voilà pourquoi il voulait le tuer.

— Et s’il le rattrape en route ? demanda Boutler

Hadji Mourad sourit.

— Eh bien ! s’il me tue, c’est la volonté d’Allah ! Allons, adieu ! dit-il de nouveau en russe, et, saisissant le toupet de son cheval, il embrassa du regard tous ceux qui l’accompagnaient, et rencontra avec tendresse le regard de Marie Dmitriévna.

— Adieu. Merci, lui dit-il. Merci.

— Que Dieu vous aide à sauver votre famille, lui répéta Marie Dmitriévna.

Il ne comprit pas les mots, mais il comprit sa sympathie pour lui, et lui fit un signe de tête.

— N’oublie pas ton ami ! dit Boutler.

— Dis-lui que je suis un ami fidèle, que je ne l’oublierai jamais, répondit-il par l’interprète. Et, malgré sa jambe boiteuse, à peine eut-il touché du pied l’étrier qu’il sauta rapidement et légèrement sur sa monture et s’installa sur la haute selle, en tâtant d’un geste habituel son pistolet et arrangeant son sabre. Puis, il s’éloigna de la demeure d’Ivan Matvéievitch, de cette allure fière particulière au montagnard à cheval.

Khanefi et Eldar montèrent aussi sur leurs chevaux, et, après avoir amicalement pris congé de leurs hôtes et des officiers, au trot ils suivirent leur chef.

Comme il arrive toujours, on se mit à parler de celui qui partait.

— Quel brave gaillard ! Il s’est jeté comme un loup sur Arelan Khan. Son visage s’est transfiguré.

— Il nous trompera. Il doit être une grande canaille ! dit Petrovski.

— Dieu fasse qu’il y ait beaucoup de pareilles canailles parmi les Russes, intervint tout à coup avec humeur Marie Dmitriévna. Il a vécu chez nous une semaine, et nous n’avons vu de lui rien que de bon, dit-elle. Délicat, intelligent, juste.

— Mais d’où savez-vous cela ?

— J’ai pu en juger.

— Elle est amoureuse de lui, dit Ivan Matvéievitch qui rentrait. Ça c’est sûr.

— Amoureuse ! Eh bien, qu’est-ce que cela vous fait ? Seulement, pourquoi dire du mal d’un brave homme ? Il est tatar, mais tout de même un brave homme.

— C’est vrai, Marie Dmitriévna, dit Boutler. Bravo de l’avoir défendu !

XXI

La vie des habitants des forteresses d’avant-garde sur la ligne de la Tchetchnia allait son train. Depuis, il y avait eu deux attaques, et des miliciens et des compagnies de soldats avaient marché contre les montagnards, mais, la deuxième fois, ceux-ci s’étaient enfuis sans qu’on ait pu les joindre, et, arrivés à Vozdvijenskaia, ils avaient volé huit chevaux des cosaques, après avoir tué le cosaque qui les conduisait à l’abreuvoir. Depuis que l’aoul avait été ruiné, il n’y avait pas eu d’incursion, mais on s’attendait à une grande expédition à la grande Tchetchnia, par suite de la nomination comme nouveau chef du flanc gauche du prince Bariatinski.

Dès que celui-ci, ami du général gouverneur, ancien commandant du régiment de Kabardine, fut nommé chef du flanc gauche et arrivé à Groznaia, il réunit un détachement afin de poursuivre les mesures prescrites par l’empereur et que Tchernecheff avait transmises à Vorontzoff.

Le détachement, réuni à Vozdvijenskaia, en sortit dans la direction de Verkourinsk, où les troupes coupaient du bois. Le jeune Vorontzoff avait là une magnifique tente de drap, et sa femme, Marie Vassilievna, souvent venait au camp et y couchait. Les relations de Marie Vassilievna avec Bariatinski n’étaient un secret pour personne, c’est pourquoi les officiers qui n’étaient pas de l’entourage immédiat et les soldats, entre eux, l’injuriaient grossièrement parce que, à cause de sa présence dans le camp, on les envoyait, la nuit, au guet. Ordinairement les montagnards avançaient des canons et lançaient des obus dans le camp ; dans la plupart des cas ces obus n’atteignaient pas leur but, aussi, en temps ordinaire, ne prenait-on aucune mesure contre ces attaques. Mais pour que les montagnards ne pussent tirer et effrayer ainsi Marie Vassilievna, on envoyait le guet. Et aller chaque nuit au guet pour que Madame ne soit pas effrayée, c’était offensant et révoltant, et les soldats et les officiers qui n’étaient pas reçus dans la haute société, injuriaient sans se gêner Marie Vassilievna.

Boutler, pour voir des camarades du corps des pages ainsi que d’anciens camarades de régiment qui servaient dans le régiment de Kourinsk et les aides de camp qu’il connaissait, de la forteresse se rendit un jour au camp. Tout de suite il se sentit très gai. Il s’installa dans la tente de Poltoradski, et retrouva beaucoup de connaissances qui l’accueillirent avec joie. Il alla voir aussi Vorontzoff qu’il connaissait un peu, parce que, à un moment donné, tous deux avaient servi dans le même régiment. Vorontzoff reçut Boutler très amicalement, le présenta au prince Bariatinski, et celui-ci l’invita au dîner d’adieu qu’il donnait à l’ancien chef du flanc gauche, son prédécesseur, le général Kozlovski.

Le dîner était splendide. On avait amené et installé une série de tentes, et, sur toute leur longueur, était disposée une table magnifiquement dressée. Tout rappelait la vie de la garde à Saint-Pétersbourg. À deux heures on se mit à table. Au milieu était assis, d’un côté Kozlovski et en face Bariatinski. Kozlovski avait à sa droite Vorontzoff, à sa gauche la femme de Vorontzoff. Tout le long, de chaque côté, avaient pris place les officiers du régiment de Kabardine et de Kourinsk. Boutler était assis à côté de Poltoradski ; tous deux bavardaient gaîment et buvaient avec leurs voisins. Quand on arriva au rôti, les ordonnances commencèrent à verser le Champagne. Poltoradski avec une véritable crainte et avec pitié dit alors à Boutler :

— Notre Kozlovski ne va pas pouvoir s’en tirer.

— Quoi ?

— Il doit faire un discours. Et que peut-il dire ? Oui, mon cher, ce n’est pas la même chose que de prendre un retranchement sous les balles. Et encore, à côté de lui, une dame, et ces messieurs de la cour. Vraiment, ça fait pitié de le voir, se disaient entre eux les officiers.

Le moment solennel était arrivé. Bariatinski se leva, prit sa coupe, et, s’adressant à Kozlovski, prononça un bref discours. Quand il eut achevé Kozlovski se leva, et d’une voix bégayante, sourde, commença : — Par la volonté de sa Majesté, je m’en vais… Je me sépare de vous, messieurs les officiers… Mais, regardez-moi toujours comme étant des vôtres… Vous, messieurs les officiers, vous connaissez cette vérité : qu’un seul sur le champ n’est pas un soldat. C’est pourquoi, de tout ce par quoi j’ai été récompensé dans mon service, de tout ce dont m’a gratifié la bienveillance de Sa Majesté, de toute ma situation ainsi que mon bon renom, de tout, absolument de tout… — Ici sa voix trembla, — je vous suis redevable, et suis redevable à vous seuls, mes amis ! Et le visage ridé se crispa encore davantage. Un sanglot monta dans sa gorge, et des larmes parurent dans ses yeux. — De tout mon cœur, je vous apporte ma reconnaissance la plus sincère et la plus cordiale.

Kozlovski, incapable de prononcer un mot de plus, se mit à embrasser les officiers. La princesse se cacha le visage dans son mouchoir. Le prince Sémion Mikhaïlovitch, la bouche crispée, clignotait des yeux. Plusieurs des officiers avaient les yeux humides. Boutler, qui cependant connaissait très peu Kozlovski, ne pouvait non plus retenir ses larmes. Tout cela lui plaisait énormément.

Ensuite commencèrent les toasts pour Bariatinski, pour Vorontzoff, pour les officiers, pour les soldats ; et les officiers sortirent de ce dîner animés par le vin et par l’enthousiasme militaire auquel ils étaient particulièrement disposés.

Le temps était merveilleux, doux, ensoleillé ; l’air frais, vivifiant. De tous côtés craquaient les bûchers, retentissaient les chansons. Il semblait que tous fêtaient quelque chose. Boutler, l’esprit dispos, un peu attendri, alla dans la tente de Poltoradski. Quelques officiers s’y étant réunis, on dressa une table pour le jeu et l’aide de camp mit en banque cent roubles. Deux fois Boutler sortit de la tente, tenant la main sur sa bourse, dans la poche de son pantalon. Mais, à la fin, il n’y put tenir, et malgré la parole qu’il s’était donnée, et avait donnée à ses frères, de ne pas jouer, il se mit à ponter. Moins d’une heure après, Boutler, tout rouge, en sueur, son uniforme taché de craie, était assis, les deux bras appuyés sur la table, et, sur une carte froissée, marquait les chiffres de ses mises. Il avait tant perdu qu’il avait peur de compter. Du reste, sans compter, il savait qu’il avait perdu tous les appointements qu’il pouvait toucher d’avance, et que, même en y ajoutant le prix de son cheval, il ne pourrait payer les sommes qu’avait inscrites, d’après lui, l’aide de camp qu’il ne connaissait pas. Il aurait continué à jouer, mais l’aide de camp, le visage sévère, avait déposé les cartes et s’était mis à compter la colonne des chiffres de Boutler.

Boutler, confus, demanda de l’excuser s’il ne pouvait payer sur le champ ce qu’il avait perdu, et dit qu’il l’enverrait de la maison. Mais, comme il disait cela, il remarqua que tous avaient pitié de lui, et que tous, même Poltoradski, évitaient son regard. C’était sa dernière soirée ; il devait ne pas jouer, aller chez Vorontzoff, qui l’avait invité, et tout eût été parfait, pensait-il. Et maintenant, non seulement ce n’était pas parfait, c’était épouvantable.

Ayant dit adieu à ses camarades et à ses connaissances, il partit chez lui. Aussitôt arrivé il se coucha et dormit dix-huit heures de suite, comme on dort ordinairement après qu’on a perdu aux cartes.

Marie Dmitriévna, à qui il avait demandé de lui prêter cinquante kopecks pour le pourboire du cosaque qui l’avait accompagné, comprit, à sa mine triste et à ses réponses brèves, qu’il avait perdu, et elle reprocha à Ivan Matvéievitch de l’avoir laissé partir.

Le lendemain Boutler s’éveilla à midi, et, se rappelant sa situation, il voulut se replonger dans l’oreiller qu’il venait de quitter. Mais cela n’était pas possible. Il fallait prendre des mesures pour trouver les quatre cent soixante-dix roubles qu’il devait à un inconnu. En fait de mesures, d’abord il écrivit à son frère, en se repentant de sa faute et le suppliant de lui envoyer pour la dernière fois cinq cents roubles, sur le compte de ce moulin qui restait encore en propriété indivise. Ensuite il écrivit à une parente, très avare, en lui demandant de lui prêter, à n’importe quel taux, les mêmes cinq cents roubles. Ensuite il alla trouver Ivan Matvéievitch, sachant que lui, ou plutôt Marie Dmitriévna avait de l’argent, et lui demanda de lui prêter cinq cents roubles.

— Moi je les donnerais bien, tout de suite, dit Ivan Matvéievitch, mais Marie ne les donnera pas. Ces sacrées femmes sont si serrées ! Et il faut pourtant, il faut, que diable, se tirer d’embarras ! On pourrait essayer chez ce satané vivandier.

Mais, chez le vivandier, il n’y avait même pas à essayer de faire l’emprunt. De sorte que le salut de Boutler ne pouvait venir que du frère ou de la parente avare.

XXII

N’ayant pas atteint son but à la Tchetchnia, Hadji Mourad retourna à Tiflis, où chaque jour il venait chez Vorontzoff et le suppliait, quand celui-ci le recevait, de réunir les prisonniers et de les échanger contre sa famille. Il répétait que sans cela il était lié et ne pouvait, comme il le désirait, servir les Russes et anéantir Schamyl. Vorontzoff promettait vaguement de faire tout ce qu’il pourrait, mais remettait de jour en jour, disant qu’il prendrait une détermination aussitôt l’arrivée à Tiflis du général Argoutinski, avec lequel il en causerait.

Voyant cela, Hadji Mourad demanda à Vorontzoff l’autorisation de vivre pour un certain temps à Noukha, petite ville de la Transcaucasie, où il pensait avoir plus de facilités pour continuer les pourparlers avec Schamyl et avec les gens dévoués à lui et à sa famille. En outre, à Noukha, ville musulmane, il y avait une mosquée, et il pourrait plus commodément accomplir tous les rites exigés par la loi musulmane. Vorontzoff écrivit à ce sujet à Pétersbourg, et, en attendant la réponse, il prit sur lui d’autoriser Hadji Mourad à séjourner à Noukha.

Pour Vorontzoff, pour les autorités de Pétersbourg, ainsi que pour la majorité des Russes qui connaissaient l’histoire de Hadji Mourad, cet événement paraissait une circonstance heureuse dans la guerre du Caucase, ou, tout simplement, un cas intéressant. Mais pour Hadji Mourad, c’était, les derniers temps surtout, un terrible tournant de sa vie. Il s’était enfui des montagnes, d’une part pour sauver sa vie, d’autre part par haine pour Schamyl ; quelque difficulté qu’ait présenté cette fuite, il était parvenu à l’opérer, et, les premiers temps, il se réjouissait de ce résultat, et méditait un plan pour attaquer Schamyl. Mais il résultait que le salut de sa famille, qu’il croyait facile à réaliser, présentait des difficultés qu’il n’avait pas soupçonnées. Schamyl s’était saisi de sa famille, la tenait en captivité, et menaçait d’envoyer les femmes en différents aouls et de crever les yeux de son fils ou de le tuer. Maintenant, Hadji Mourad allait à Noukha avec l’intention d’essayer, avec l’aide de ses partisans du Daghestan, d’arracher sa famille, par ruse ou par force, des mains de Schamyl. Les derniers émissaires qu’il reçut à Noukha lui apprirent que les Abazes, qui lui étaient dévoués, se préparaient à enlever sa famille et à la conduire chez les Russes, mais comme ils étaient trop peu nombreux pour cette entreprise ils ne pouvaient la risquer tant que la famille de Hadji Mourad serait en captivité à Vedene ; ils attendraient pour cela que la famille fut transportée à un autre endroit. Alors, pendant la route, ils promettaient de le faire. Hadji Mourad ordonna de dire à ses amis qu’il y aurait trois mille roubles pour celui qui sauverait sa famille.

À Noukha on logea Hadji Mourad dans une petite maison de cinq pièces, située non loin de la mosquée et des palais du khan. Dans sa maison demeuraient aussi les officiers attachés à sa personne, l’interprète et ses serviteurs. La vie de Hadji Mourad se passait dans l’attente et la réception des émissaires montagnards et en promenades à cheval qu’il avait été autorisé à faire dans les environs.

Le 8 avril, en rentrant de la promenade, Hadji Mourad apprit qu’en son absence était arrivé de Tiflis un fonctionnaire de la part de Vorontzoff. Malgré tout son désir de savoir quelles nouvelles lui apportait le fonctionnaire, Hadji Mourad, avant d’aller dans la chambre où celui-ci l’attendait en compagnie du commissaire de police, se rendit chez lui et fit sa prière de midi. Sa prière faite, il alla dans la pièce qui servait de salon et de salle de réception. Le fonctionnaire qui venait de Tiflis, le conseiller d’État Kiriloff, transmit à Hadji Mourad le désir de Vorontzoff qu’il soit revenu pour le 12 à Tiflis, afin d’avoir une entrevue avec le général Argoutinski.

— Iakchi ! dit avec humeur Hadji Mourad. Le fonctionnaire Kiriloff lui déplaisait.

— Et l’argent, l’as-tu apporté ?

— Oui. je l’ai apporté, répondit Kiriloff.

— Maintenant c’est pour deux semaines, dit Hadji Mourad en montrant dix doigts, puis quatre. — Donne.

— Tout de suite, dit le fonctionnaire en prenant une bourse dans sa sacoche. — Et pourquoi diable lui faut-il de l’argent ? dit-il en russe, pensant que Hadji Mourad ne comprenait pas.

Mais Hadji Mourad avait compris, et il regarda avec colère Kiriloff.

En sortant l’argent, celui-ci, qui désirait causer avec Hadji Mourad, afin de savoir ce qu’à son retour il devait dire au prince Vorontzoff, lui demanda, par l’interprète, s’il ne s’ennuyait pas ici.

Hadji Mourad regarda de côté, avec mépris, le gros petit homme, en civil et sans armes, et ne répondit rien. L’interprète répéta la question.

— Dis-lui que je n’ai pas à lui parler ; qu’il donne l’argent. Puis, ayant dit cela, Hadji Mourad s’assit devant la table, se préparant à compter l’argent.

Quand Kiriloff eut sorti de la bourse les pièces d’or, qu’il disposa en sept petites piles de chacune dix pièces (Hadji Mourad recevait cinq pièces d’or par jour), il les avança vers Hadji Mourad. Celui-ci fit glisser l’or dans la manche de sa tcherkeska, se leva, et, geste tout à fait inattendu, il donna un petit coup sur le crâne chauve du conseiller d’État, puis sortit de la chambre. Le conseiller d’État bondit et ordonna à l’interprète de dire qu’il n’ose pas se permettre cela, car il a un grade qui correspondait à celui de colonel. Le commissaire de police confirma la même chose ; mais Hadji Mourad fit signe de la tête qu’il le savait et sortit.

— Que faire avec un homme pareil ? dit le commissaire de police. Il te plongerait le poignard dans le dos, et voilà tout, avec ces diables on ne peut pas parler. J’ai vu qu’il commençait à se fâcher.

À la nuit arrivèrent deux émissaires montagnards couverts jusqu’aux yeux de leur bachelik. Le commissaire de police les conduisit dans la chambre de Hadji Mourad. Un des émissaires était un Taveline gras, noir ; l’autre un vieillard très maigre. Les nouvelles qu’ils apportaient n’étaient pas joyeuses pour Hadji Mourad. Les amis qui avaient voulu se charger de sauver la famille maintenant y renonçaient par peur de Schamyl, qui menaçait des supplices les plus épouvantables tous ceux qui viendraient en aide à Hadji Mourad.

Après avoir écouté le récit des émissaires, Hadji Mourad, les bras accoudés sur ses jambes croisées, la tête coiffée du bonnet, inclinée, demeura longtemps silencieux. Hadji Mourad pensait, et pensait résolument. Il savait qu’il réfléchissait maintenant pour la dernière fois et qu’une solution était nécessaire. Hadji Mourad releva la tête, puis, prenant deux pièces d’or, en donna une à chacun des émissaires et leur dit :

— Allez !

— Quelle sera la réponse ?

— La réponse sera celle que Dieu enverra. Allez !

Les émissaires se levèrent et partirent.

Hadji Mourad resta assis sur le tapis, les coudes appuyés sur les genoux. Il resta ainsi longtemps. Il se demandait ce qu’il fallait faire. « Croire Schamyl et retourner chez lui ? C’est un renard, il trompera. Et si même il ne trompe pas, on ne peut pas se soumettre à lui, à ce menteur roux. Cela est impossible, car, après que je suis venu chez les Russes, il ne se fiera pas à moi, » pensait Hadji Mourad. Et il se rappela ce conte taveline. Un faucon, ayant été capturé, vécut quelque temps chez les hommes. Ensuite, il retourna à la montagne chez les siens. Mais il portait aux pattes des entraves auxquelles étaient attachés des grelots. Et les faucons ne voulurent point l’accueillir. « Va-t’en là-bas où l’on t’a mis des grelots d’argent. Nous n’avons pas de grelots, nous n’avons pas d’entraves. » Le faucon ne voulait pas quitter ses parents et resta. Mais les autres faucons s’obstinaient à ne pas vouloir de lui, et ils le tuèrent à coups de bec.

« Ils me tueront ainsi, pensa Hadji Mourad. Rester ici, soumettre au tzar russe le Caucase, mériter la gloire, les honneurs, la richesse !… Cela est possible, pensa-t-il, se rappelant ses entretiens avec Vorontzoff et les paroles flatteuses du prince. Mais il faut prendre une résolution immédiate, sans quoi il fera périr ma famille. »

Hadji Mourad ne dormit pas de la nuit. Il réfléchissait.

XXIII

Au milieu de la nuit sa décision était prise. Il avait résolu de s’enfuir dans la montagne, puis avec les Abazes qui lui étaient dévoués, de fondre sur Vedene, et là ou mourir ou délivrer sa famille. Hadji Mourad ne décida pas si après la délivrance de sa famille il retournerait chez les Russes ou s’il s’enfuirait avec les siens à Khounzakh et continuerait sa lutte contre Schamyl. Mais ce qu’il savait indubitablement, c’est qu’il fallait tout de suite s’enfuir des Russes dans la montagne. Et, immédiatement, il commença à mettre à exécution cette résolution. Il prit de dessous le coussin son bechmet noir, ouaté, et alla dans le local de ses serviteurs. Ils demeuraient à l’autre extrémité du vestibule. Aussitôt qu’il entra dans le vestibule, dont la porte était ouverte, la fraîcheur de la nuit de lune le saisit, et, en même temps, ses oreilles furent frappées du sifflement et du chant de quelques rossignols dans un jardin voisin. Arrivé au bout du vestibule, Hadji Mourad ouvrit la porte de la chambre de ses serviteurs. Il n’y avait pas de lumière, seul le croissant de la jeune lune éclairait à travers la fenêtre. La table et deux chaises étaient repoussées d’un côté, et les quatre serviteurs étaient couchés sur des tapis et des manteaux étendus sur le plancher. Khanefi couchait dans la cour avec les chevaux. Gamzalo, ayant perçu le grincement de la porte, se dressa et se retourna vers Hadji Mourad, et, l’ayant reconnu, il se recoucha. Quant à Eldar, qui était couché à côté de lui, il se leva d’un bond, et aussitôt endossa son bechmet, attendant les ordres.

Khan-Magom et Bata dormaient. Hadji Mourad posa son bechmet sur la table, et le bechmet en touchant le bois rendit un son, comme si on avait posé sur la table quelque chose de dur. C’étaient les pièces d’or qui étaient cousues à l’intérieur.

— Couds celles-ci aussi, dit Hadji Mourad en remettant à Eldar l’or qu’il avait reçu ce même jour. Eldar prit les pièces d’or, et, se mettant à l’endroit éclairé, il tira de dessous son poignard un canif et se mit à découdre la doublure du bechmet. Gamzalo se dressa et resta assis sur ses jambes croisées.

— Et toi, Gamzalo, ordonne aux hommes d’inspecter les fusils, les pistolets, de préparer des cartouches. Demain nous irons loin, dit Hadji Mourad.

— Il y a des balles, de la poudre, tout sera prêt, dit Gamzalo, et il hurla quelque chose d’incompréhensible. Gamzalo avait compris pourquoi Hadji Mourad ordonnait de nettoyer les fusils. Depuis le premier jour, il ne désirait qu’une chose : frapper, tuer le plus possible de ces chiens de russes, et s’enfuir dans la montagne. Et, de jour en jour, ce désir s’était fortifié en lui. Maintenant, il voyait que Hadji Mourad désirait la même chose, et il en était heureux.

Quand Hadji Mourad se fut retiré, Gamzalo éveilla ses compagnons, et tous les quatre, durant toute la nuit, examinèrent les fusils, les pistolets, les chabraques, les briquets, remplaçant les mauvais, mettant de la poudre fraîche, aiguisant les sabres et les poignards, graissant de suif l’acier.

Avant l’aube Hadji Mourad alla de nouveau dans le vestibule pour prendre l’eau nécessaire à ses ablutions. Là on entendait encore plus fort et plus fréquemment que le soir les rossignols qui chantaient à plein gosier avant le lever du soleil ; et de la chambre des serviteurs arrivait le sifflement régulier de l’acier sur la pierre, des poignards qu’on aiguisait. Hadji Mourad prit de l’eau du seau, et déjà il approchait de sa porte quand il entendit dans la chambre de ses murides, outre le bruit de l’acier contre la pierre à aiguiser, la haute voix de Khanefi qui chantait une chanson bien connue.

Hadji Mourad s’arrêta et prêta l’oreille. Cette chanson disait comment le cavalier Gamzat, avec ses camarades, avait enlevé aux Russes un troupeau de chevaux blancs. Comment, après, les princes russes les avaient rejoints derrière le Térek et les avaient cernés avec une armée grande comme la forêt. La chanson disait encore comment Gamzat, après avoir tué les chevaux avec ses camarades, se cacha derrière la tranchée sanglante des chevaux tués, et comment il combattit contre les Russes tant qu’il y eut des balles dans les fusils, des poignards aux ceintures, et du sang dans les veines. Mais, avant d’expirer, Gamzat, apercevant des oiseaux dans le ciel, leur cria : « Volez vers nos maisons, et dites à nos sœurs, à nos mères, à toutes les filles blanches, que nous sommes tous morts pour le Khazavat ! Dites-leur que nos corps n’auront pas de sépulture, mais que les loups affamés disperseront et nettoieront nos os, que les corbeaux nous arracheront les yeux ! » Ainsi se terminait la chanson, et à ces derniers mots, chantés sur un air triste, la voix énergique du joyeux Bata se joignit à celle de Khanefi, et, tout à la fin de la chanson, il s’écria : « Laï laka, Illakha ! » et fit entendre un sifflement perçant. Ensuite les chansons cessèrent, et de nouveau on n’entendit plus que le chant du rossignol dans le jardin, et à travers la porte le sifflement de l’acier glissant rapidement sur la pierre.

Hadji Mourad devint si pensif qu’il ne remarqua pas qu’il avait incliné sa cruche et que l’eau coulait. Il secoua la tête, mécontent de lui-même, et retourna dans sa chambre. Après avoir fait son ablution du matin, Hadji Mourad s’assit sur son lit et se mit à examiner ses armes. Il n’y avait plus à hésiter. Pour partir il fallait demander l’autorisation du commissaire de police, et dans la cour il faisait encore noir et le commissaire dormait encore.

La chanson de Khanefi lui avait rappelé la chanson composée par sa mère : « Ton poignard aigu a déchiré ma poitrine blanche. Mais moi, j’ai approché de cette blessure mon soleil, mon petit garçon. Je l’ai lavé avec mon sang chaud, et la blessure s’est fermée sans herbes ni racines. Je n’ai pas eu peur de la mort, et mon fils, qui sera brave, lui non plus n’en aura pas peur. » Cette chanson, adressée au père de Hadji Mourad, sa mère l’avait composée après le coup de poignard qu’il lui avait donné parce qu’elle refusait d’abandonner son fils pour aller nourrir le fils du Khan. Et Hadji Mourad se rappelait sa mère, quand elle le couchait à côté d’elle, dans sa pelisse, sur le toit de la cabane, et lui chantait cette chanson. Il se rappelait la fontaine, au pied de la montagne, où, s’accrochant au pantalon de sa mère, il allait avec elle puiser de l’eau. Il se rappelait la première fois qu’elle lui avait rasé la tête, et comment alors il aperçut avec étonnement sa tête bleuâtre dans le plateau de cuivre brillant suspendu au mur. Il se revoyait tout petit, et il se rappelait son fils préféré, Ioussouf, auquel lui-même, pour la première fois, avait rasé la tête. Maintenant ce même Ioussouf était un jeune et beau cavalier. Il se le rappelait tel qu’il l’avait vu la dernière fois. C’était le jour qu’il était parti pour Tselmess. Son fils lui avait amené son cheval et lui avait demandé de l’accompagner. Il était habillé pour la route, armé, et tenait son cheval par la bride. Son visage rouge, jeune, beau, et toute sa personne haute, élégante (il était plus grand que son père) respiraient la bravoure, la jeunesse et la joie de vivre. Ses épaules larges, malgré sa jeunesse, ses hanches juvéniles, fortes, sa taille fine, longue, ses bras longs et forts, et la force et l’agilité de tous ses mouvements réjouissaient toujours Hadji Mourad, qui admirait son fils. — « Il vaut mieux que tu restes. Maintenant tu es seul à la maison ; veille sur ta mère et ta grand’mère », lui avait dit Hadji Mourad. Et il se rappelait l’expression de bravoure et d’orgueil qu’avait Ioussouf, rougissant de plaisir, quand il répondit que tant qu’il serait en vie personne ne ferait de mal à sa mère ni à sa grand’mère. Ioussouf avait cependant accompagné son père jusqu’à la rivière, puis il était retourné à la maison. Depuis, Hadji Mourad n’avait revu ni sa femme, ni sa mère, ni son fils. Et c’était ce fils auquel Schamyl voulait crever les yeux ! Quant à ce qu’on ferait de sa famille, il n’y voulait pas même penser.

Hadji Mourad s’était tellement ému à ces souvenirs qu’il ne pouvait plus tenir en place. Il se leva vivement, en boitant, s’approcha rapidement de la porte et, l’ouvrant, appela Eldar. Le soleil ne se montrait pas encore, mais il faisait déjà tout à fait clair. Les rossignols chantaient.

— Va dire à l’officier que je désire faire une promenade, et sellez les chevaux, dit-il.

XXIV

La seule consolation qu’avait Boutler, pendant tout ce temps, c’était la poésie de la vie guerrière à laquelle il s’abandonnait, non seulement pendant le service mais même dans la vie privée. Vêtu à la circassienne, il caracolait sur son cheval, et deux fois allait en embuscade avec Bogdanovitch ; mais ils ne prirent ni ne tuèrent personne. Sa liaison et son amitié avec le héros connu Bogdanovitch avaient pour Boutler quelque chose de très agréable et de très martial. Sa dette, il l’avait réglée en empruntant d’un juif à un taux énorme, c’est-à-dire qu’il avait seulement ajourné et un peu éloigné la difficulté inextricable, sans la résoudre. Il tâchait de ne pas penser à sa situation, et pour obtenir l’oubli, outre la poésie de la vie guerrière, il avait recours au vin. Il buvait de plus en plus, et, de jour en jour, devenait moralement plus faible. Maintenant il ne faisait plus le beau Joseph envers Marie Dmitriévna ; au contraire, il s’était mis à lui faire grossièrement la cour, mais, à son grand étonnement, il avait essuyé un refus des plus catégoriques, ce qui l’avait rendu fort honteux.

À la fin d’avril arriva dans la forteresse un détachement que Bariatinski envoyait pour opérer un nouveau mouvement à travers la Tchetchnia, réputée infranchissable. Deux compagnies du régiment de Kabardine faisaient partie de ce détachement, et ces compagnies, d’après la coutume établie au Caucase, étaient reçues en amies par celles qui se trouvaient à Kourinskoié. Les soldats se répartissaient dans les casernes, où on les régalait non seulement de soupe, de gruau cuit et de viande, mais aussi d’eau-de-vie. Les officiers, eux, étaient les hôtes des officiers de la place qui faisaient les honneurs aux nouveaux venus. Le régal s’était terminé par une beuverie et des chansons. Ivan Matvéievitch, non plus rouge, mais la mine terreuse tellement il était ivre, était assis à califourchon sur une chaise, et faisait le moulinet contre des ennemis imaginaires, avec son sabre qu’il avait tiré du fourreau. Tantôt il proférait des injures, tantôt éclatait de rire, tantôt embrassait les officiers, tantôt dansait au motif de sa chanson favorite.

Boutler aussi était là. Il essayait de voir en tout ceci la poésie de la vie guerrière, mais au fond de son âme il ressentait de la pitié pour Ivan Matvéievitch, qu’il ne voyait aucune possibilité de retenir. Sentant qu’à lui aussi le vin montait à la tête, Boutler sortit sans se faire remarquer et se dirigea vers la maison. La lune, alors dans son plein, éclairait les maisonnettes blanches et les pierres de la route, et sa lumière était si vive que les cailloux, les brins de paille, le crottin de cheval, tout apparaissait très distinctement. Non loin de la maison, Boutler rencontra Marie Dmitriévna, un fichu sur la tête et le cou. Depuis le refus qu’elle lui avait infligé, Boutler, honteux, évitait de se trouver seul avec elle. Mais ce soir, au clair de lune, et à cause du vin bu, Boutler se sentit joyeux de cette rencontre et fut repris du désir de lui conter fleurette.

— Où allez-vous ? demanda-t-il.

— Mais voir ce que fait mon vieux, répondit-elle amicalement à Boutler.

Elle avait repoussé très sincèrement et très catégoriquement les avances de Boutler, mais cependant elle était ennuyée de ce que, maintenant, il l’évitât…

— Mais pourquoi aller voir, il viendra.

— Viendra-t-il ?

— S’il ne vient pas on l’amènera.

— C’est ça, mais ce n’est pas bien… Alors, n’y pas aller ? fit Marie Dmitriévna.

— Non, n’y allez pas. Allons plutôt à la maison.

Marie Dmitriévna retourna sur ses pas, à côté de Boutler.

La lune éclairait si brillamment qu’une sorte d’auréole entourait les ombres sur la route. Boutler regardait cela et voulait dire à Marie Dmitriévna que, malgré tout, elle lui plaisait, mais il ne savait comment commencer. Quant à elle, elle attendait ce qu’il allait dire. Ainsi, en silence, ils étaient arrivés déjà tout près de la maison quand, au tournant, parurent des cavaliers. C’était un officier avec le convoi.

— Qui nous envoie-t-on encore ? dit Marie Dmitriévna en s’écartant de la route.

La lune éclairait par derrière les cavaliers, de sorte que Marie Dmitriévna ne reconnut l’officier que quand il était déjà presque à côté d’eux. C’était Kamenieff. Il avait servi autrefois avec Ivan Matvéievitch, c’est pourquoi Marie Dmitriévna le connaissait.

— Piotr Mikhaïlovitch, c’est vous ! lui dit-elle. — C’est moi-même, répondit Kamenieff. — Tiens, Boutler ! Bonjour. Vous ne dormez pas encore ? Vous vous promenez avec Marie Dmitriévna ? Prenez garde, Ivan Matvéievitch n’est pas commode. Où est-il ?

— Tenez, vous entendez, dit Marie Dmitriévna en indiquant le côté d’où venaient les sons de la musique et les chansons. — Ils font la noce.

— Quoi ! Ce sont les vôtres qui font la noce ?

— Non. Ils sont venus de Kissif Iourta, et voilà, on les régale.

— Ah ! c’est bien. Je réussirai aussi. Je ne suis venu que pour une minute.

— Vous avez quelque affaire ? demanda Boutler.

— Oui, une petite affaire.

— Bonne ou mauvaise ?

— Cela dépend pour qui. Pour nous c’est bon, mais pour quelqu’un d’autre c’est mauvais.

Kamenieff se mit à rire.

Tous trois arrivèrent à la maison d’Ivan Matvéievitch.

— Tchikhirieff ! cria Kamenieff à un cosaque.

— Viens ici.

Un cosaque du Don se détacha du groupe et s’approcha. Il portait l’uniforme ordinaire des cosaques du Don ; il était chaussé de bottes, avait sur lui un manteau, et derrière sa selle un sac.

— Eh bien, tire-nous la chose ! dit Kamenieff en descendant de cheval.

Le cosaque détacha son sac. Kamenieff y plongea la main.

— Alors, voulez-vous que je vous montre la nouvelle ? Vous n’aurez pas peur ? s’adressa-t-il à Marie Dmitriévna.

— De quoi avoir peur ? fit-elle.

— Voilà ! dit Kamenieff en retirant du sac une tête d’homme et la montrant au clair de lune.

— Reconnaissez-vous ?

C’était une tête rasée, aux arcades sourcilières proéminentes, avec la barbe noire et la moustache taillée ; un des yeux était ouvert, l’autre à demi-fermé ; le crâne, rasé, était ensanglanté, fendu, et du sang noir était coagulé au bord des narines. Le cou était entouré d’une serviette sanguinolente. Malgré toutes ces blessures, le visage, dans le plissement des lèvres bleuies, gardait une expression enfantine, bonne. Marie Dmitriévna regarda, et, sans mot dire, se détournant, à pas rapides rentra à la maison. Boutler ne pouvait détacher ses yeux de l’effroyable tête. C’était la tête de ce même Hadji Mourad avec lequel, si récemment, il passait ses soirées en conversation amicale.

— Comment cela ? Qui l’a tué ? demanda-t-il.

— Il a voulu s’enfuir. On l’a rattrapé, dit Kamenieff ; puis il remit la tête au cosaque et lui-même entra dans la maison avec Boutler. — Et il est mort en brave, ajouta-t-il.

— Mais comment tout cela est-il arrivé ?

— Attendez. Ivan Matvéievitch va venir et je raconterai tout en détail. On m’a envoyé exprès. Je parcours toutes les forteresses et les aouls et je montre la tête.

On avait envoyé chercher Ivan Matvéievitch. Tout ivre, accompagné de deux officiers ayant eux aussi beaucoup bu, il arriva à la maison et se jeta dans les bras de Kamenieff.

— Et moi, dit Kamenieff, je vous ai apporté la tête de Hadji Mourad.

— Tu mens ! On l’a tué ?

— Oui. Il avait voulu s’enfuir.

— Je l’avais toujours dit qu’il nous tromperait. Alors où est-elle, la tête ? montre-la.

On appela le cosaque, qui apporta le sac contenant la tête. On la retira du sac, et Ivan Matvéievitch, les yeux ivres, la regarda longuement.

— Et tout de même c’était un brave ! dit-il. — Donne, je l’embrasserai.

— Oui, c’est vrai ; c’était un brave, dit l’un des officiers.

Quand tous eurent examiné la tête, on la remit de nouveau au cosaque, qui la replaça dans le sac, puis posa le sac sur le sol en tâchant de ne pas faire de bruit.

— Eh bien ! Kamenieff, est-ce que tu racontes quelque chose quand tu la montres ? demanda un officier.

— Non, laisse-moi, je l’embrasserai. Il m’a fait cadeau d’un sabre ! criait Ivan Matvéievitch.

Boutler alla sur le perron. Marie Dmitriévna était assise sur la seconde marche. Elle se tourna vers Boutler, mais aussitôt se détourna avec humeur.

— Qu’avez-vous, Marie Dmitriévna ? demanda Boutler.

— Tous, vous êtes des assassins. Je vous déteste. Je ne puis le supporter. Des bouchers, de vrais bouchers ! dit-elle en se levant.

— Mais la même chose peut nous arriver à nous. C’est la guerre, reprit Boutler, ne sachant que dire.

— La guerre ! Quelle guerre ? Des assassins, voilà tout ! Un cadavre… il faut l’ensevelir, et eux, plaisantent ! De vrais assassins ! répéta-t-elle, et elle descendit les degrés du perron et entra dans la maison par la porte de service.

Boutler retourna dans la chambre et demanda à Kamenieff de raconter en détail comment cela était arrivé.

Et Kamenieff se mit à raconter.

XXV

Hadji Mourad avait l’autorisation de faire des promenades à cheval, dans les environs de la ville, à la condition expresse d’être accompagné de cosaques.

Il y avait en tout, à Noukha, une cinquantaine de cosaques, dont dix servaient comme ordonnances chez les officiers ; de sorte que pour faire escorte à Hadji Mourad, suivant l’ordre donné, on devait désigner dix hommes chaque jour. Le premier jour dix cosaques sortirent avec Hadji Mourad, mais ensuite on décida que cinq suffiraient, à condition, toutefois, que Hadji Mourad ne prendrait pas tous ses serviteurs. Mais le 25 avril, il partit pour la promenade avec ses cinq hommes. Au moment où Hadji Mourad montait à cheval, l’officier remarqua que ses cinq serviteurs se préparaient à l’accompagner, et il lui fit observer qu’il n’avait pas l’autorisation de les emmener tous à la fois. Mais Hadji Mourad feignit de ne pas entendre, poussa son cheval, et l’officier n’insista pas.

Parmi les cosaques se trouvait un certain Nazaroff, un garçon blond, jeune, fort, tout sang et lait, chevalier de la croix de Saint-Georges. Il était l’aîné d’une famille de vieux croyants ; il avait perdu son père étant enfant, et faisait vivre sa vieille mère, trois sœurs et deux frères.

— Fais attention, Nazaroff, ne le laisse pas aller loin ! lui cria l’officier.

— J’y veillerai, Votre Seigneurie ! répondit Nazaroff, et, se soulevant sur ses étriers, il partit au trot sur son grand hongre bai, en retenant le fusil derrière son dos.

Quatre cosaques allaient avec lui : Ferrapontoff, long, maigre, grand voleur, qui avait vendu la poudre à Gamzalo ; Ignatoff, qui terminait son service militaire, un paysan déjà plus jeune, vigoureux, et qui se vantait de sa force ; Michkine, tout jeunet, faible, et dont tout le monde se moquait ; enfin Pétrakoff, un jeune homme blond, fils unique, toujours calme et gai.

Le matin, il y avait eu du brouillard, mais, à l’heure du déjeuner, le temps s’était mis au beau et le soleil brillait sur les jeunes frondaisons de la forêt, sur l’herbe nouvelle, encore intacte, sur les champs de blé, et à la surface de la rivière rapide qu’on apercevait à gauche de la route. Hadji Mourad allait au pas, escorté de ses serviteurs et des cosaques.

Ils suivirent ainsi au pas la route qui passait derrière la forteresse. Chemin faisant, ils rencontraient des femmes avec des paniers sur la tête, des soldats dans des chariots, des charrettes grinçantes attelées de buffles. Après avoir ainsi parcouru deux verstes, Hadji Mourad stimula son cheval et se mit à aller si vite que ses serviteurs prirent le grand trot, ainsi que les cosaques.

— Quel bon cheval, dit Ferrapontoff. — Si je l’avais rencontré quand il n’était pas encore notre ami pacifié, ce que je l’aurais descendu de ce cheval !

— Oui, mon ami, à Tiflis on donnerait trois cents roubles pour ce cheval.

— Et moi, avec le mien, je le dépasserais, dit Nazaroff.

— Comment donc, tu le dépasserais ! fit Ferrapontoff.

Hadji Mourad accélérait toujours sa course.

— Hé ! Ami ! On ne peut pas aller si vite ! Plus doucement ! cria Nazaroff, en tâchant de rejoindre Hadji Mourad. Celui-ci se retourna, et, sans rien dire, garda la même allure.

— Fais attention ! Ils mijotent quelque chose, les diables, dit Ignatoff. — Vois comme ils marchent.

Ils firent ainsi une verste dans la direction de la montagne.

— Je te dis que ce n’est pas permis ! cria de nouveau Nazaroff.

Hadji Mourad ne répondit pas, et, sans retourner, accélérant l’allure, du trot passa au galop.

— Ah ! non. Tu ne t’enfuiras pas ! cria Nazaroff, piqué au jeu.

Il cravacha son grand hongre, et, debout sur les étriers, penché en avant, il se lança au grand galop derrière Hadji Mourad.

Le ciel était si clair, l’air si pur, la force de la vie jouait si joyeusement dans l’âme de Nazaroff quand, ne faisant plus qu’un être avec son bon et fort cheval, il volait sur la route derrière Hadji Mourad, que la possibilité de quelque chose de tragique, de terrible, ne lui venait pas en tête. Il se réjouissait de ce que chaque bond le rapprochait de Hadji Mourad. Au bruit des sabots du grand cheval du cosaque qui se rapprochait de lui, Hadji Mourad calcula que bientôt on allait le rejoindre ; alors saisissant de la main droite son pistolet, de la main gauche il commença à retenir un peu son cheval de Kabardine qui s’excitait en entendant derrière lui le piétinement d’un autre cheval.

— Je te dis que ce n’est pas permis ! s’écria Nazaroff, rejoignant presque Hadji Mourad et tendant la main pour saisir son cheval par la bride. Mais avant qu’il ait eu le temps d’attraper la bride, un coup éclatait.

— Que fais-tu ? s’écria Nazaroff, en portant la main à sa poitrine. — Amis ! frappez-les ! cria-t-il, et, après quelques oscillations, il tomba sur l’arçon de sa selle.

Mais les montagnards avaient saisi leurs armes avant les cosaques, et tiraient sur eux des coups de pistolet et les frappaient de leurs sabres. Nazaroff était cramponné à l’encolure de son cheval, qui le portait auprès de ses camarades. Le cheval d’Ignatoff s’était abattu en lui brisant la jambe. Deux montagnards sortirent leurs sabres, et, sans descendre de cheval, le frappèrent à la tête et au bras.

Pétrakoff s’élança au secours de ses camarades, mais deux coups, l’un dans le dos, l’autre dans le côté, l’abattirent et, comme un sac, il tomba de cheval.

Michkine tourna bride et s’élança dans la direction de la forteresse. Khanefi et Bata se jetèrent à sa poursuite, mais il était déjà loin, si loin que les montagnards ne pouvaient le rejoindre. Désespérant d’atteindre le cosaque, Khanefi et Bata retournèrent vers les leurs.

Gamzalo, après avoir achevé d’un coup de poignard Ignatoff, fit de même pour Nazaroff. Bata le descendit de son cheval et lui prit son sac de cartouches. Khanefi voulait prendre le cheval de Nazaroff, mais Hadji Mourad lui cria qu’il ne le fallait pas, et il galopa en avant sur la route. Les murides le suivaient en chassant le cheval de Nazaroff qui courait derrière eux. Ils étaient déjà à trois verstes de Noukha, au milieu des champs de riz, quand, de la tour, retentit un coup de canon. C’était le signal d’alarme.

Pétrakoff était couché sur le dos, le ventre ouvert, son jeune visage tourné vers le ciel, et, en bâillant comme un poisson, rendait l’âme.


— Mes aïeux ! Mon Dieu ! qu’ont-ils fait ! s’écriait le commandant de la forteresse en se saisissant la tête à deux mains, quand on vint lui annoncer la fuite de Hadji Mourad. Ils m’ont tué ! Ils ont laissé échapper le brigand ! s’écriait-il en écoutant le récit de Michkine.

L’alarme était donnée partout, et non seulement tous les cosaques qui étaient présents étaient envoyés à la poursuite des fugitifs, mais on envoya aussi tous les miliciens des aouls pacifiés qu’on put réunir. Mille roubles de récompense furent promis à celui qui ramènerait Hadji Mourad mort ou vif. Et deux heures après que Hadji Mourad et ses compagnons, tuant les cosaques, s’étaient enfuis, plus de deux cents cavaliers galopaient derrière l’officier de police pour retrouver et saisir les fuyards.

Après avoir fait quelques pas sur la grande route, Hadji Mourad arrêta son cheval blanc, devenu gris de sueur, qui respirait péniblement.

À droite de la route se voyaient des cabanes et le minaret de l’aoul Benerdjik. À gauche s’étendaient des champs à l’extrémité desquels s’apercevait la rivière. Le chemin de la montagne était à sa droite, mais Hadji Mourad tourna du côté opposé, à gauche, comptant que ceux qui le poursuivraient prendraient précisément à droite. Il projetait, après avoir traversé l’Alazane, de sortir sur la grande route, où personne ne l’attendrait, de suivre cette route jusqu’à la forêt, et alors, après avoir de nouveau traversé la rivière, d’aller dans la montagne. En ayant décidé ainsi, il tourna à gauche. Mais il se trouva qu’il était impossible d’arriver par là jusqu’à la rivière. Les champs de riz qu’il fallait traverser, comme cela arrivait toujours au printemps, venaient d’être mondés et étaient transformés en de véritables mares dans lesquelles les chevaux s’embourbaient jusqu’au-dessus du paturon. Hadji Mourad et ses serviteurs prenaient tantôt à droite, tantôt à gauche, espérant trouver un endroit plus sec, mais les champs sur lesquels ils étaient tombés étaient tous uniformément recouverts d’eau. Les chevaux, avec un bruit de bouteille qu’on débouche, retiraient leurs jambes de la boue où elles s’enfonçaient, et après avoir fait quelques pas, en respirant lourdement s’arrêtèrent. Ils étaient restés si longtemps là-bas que la nuit commençait à venir et ils n’étaient pas encore près de la rivière. À gauche il y avait une petite futaie toute feuillée. Hadji Mourad résolut de se rendre là et d’y rester jusqu’à la nuit, pendant que les chevaux se reposeraient. Arrivés à la futaie, Hadji Mourad et ses hommes mirent pied à terre, entravèrent les jambes de leurs chevaux et les laissèrent paître, tandis qu’eux-mêmes mangeraient du pain et du fromage qu’ils avaient emportés avec eux. La lune, qui d’abord éclairait, se cacha derrière la montagne, et la nuit devint sombre. À Noukha, il y avait beaucoup de rossignols ; deux se trouvaient dans ce bois. Tout le temps que Hadji Mourad et ses hommes firent du bruit en s’installant, les rossignols se turent, mais quand les hommes cessèrent leur bruit, ils se remirent à chanter, en se répondant. Hadji Mourad écoutait les bruits de la nuit, et entendait aussi les rossignols.

Et leur chant lui rappelait la chanson de Gamzat qu’il avait entendue la nuit précédente, en allant chercher de l’eau. Maintenant, d’un moment à l’autre, il pouvait se trouver dans la situation de Gamzat. Il pensait qu’il en serait ainsi, et, tout d’un coup, il devint soucieux. Il déplia son manteau et fit son ablution. À peine l’avait-il terminée qu’on entendit un bruit qui se rapprochait du bois. C’était le bruit d’une grande quantité de sabots de chevaux qui clapotaient dans la mare.

Bata, qui avait une vue très perçante, courut à la lisière et distingua, dans l’obscurité, une foule de cavaliers et de piétons. Khanefi aperçut une foule pareille de l’autre côté. C’était Karganoff, un chef militaire, avec ses miliciens.

« Eh bien, nous nous battrons comme Gamzat ! » pensa Hadji Mourad.

Quand l’alarme avait été donnée, Karganoff, avec une centaine de miliciens et de cosaques, s’était jeté à la poursuite de Hadji Mourad. Mais nulle part il n’avait trouvé même ses traces. Il retournait déjà sans aucun espoir, quand, vers le soir, il avait rencontré un vieillard auquel il avait demandé s’il n’avait pas vu des cavaliers. Le vieillard répondit affirmativement : il avait vu six cavaliers tourner sur le champ de riz et se retirer dans la futaie où lui-même ramassait du bois. Karganoff, prenant avec lui ce vieillard, était retourné, et, à la vue des chevaux entravés, sûr que Hadji Mourad se trouvait là, la nuit venue il avait contourné le bois et se préparait à attendre le matin pour s’emparer de Hadji Mourad, vivant ou mort.

Comprenant qu’ils étaient cernés, Hadji Mourad, qui avait remarqué au milieu de la futaie un petit fossé, résolut de s’y retrancher et de se défendre tant qu’ils auraient des cartouches et des forces. Il fit part de sa résolution à ses compagnons, et leur ordonna de construire une tranchée le long du fossé. Aussitôt les serviteurs se mirent à couper des branches, à creuser la terre avec leurs poignards, à faire un remblai. Hadji Mourad travaillait avec eux.

Aussitôt que le jour commença à poindre, le commandant des miliciens s’approcha du bois et cria :

— Hé ! Hé ! Hadji Mourad, rends-toi ! Nous sommes nombreux et vous êtes en petit nombre.

En réponse, du fossé, se montra une petite fumée, un coup de fusil retentit et une balle vint frapper le cheval d’un milicien. Le cheval vacilla, puis s’abattit. Aussitôt éclatèrent les coups de fusils des miliciens qui se trouvaient à la lisière du bois, et leurs balles, sifflant et bourdonnant, coupèrent des feuilles, des branches, frappèrent le remblai mais sans atteindre les hommes assis dans la tranchée. Mais le cheval de Gamzalo, qui s’était écarté, reçut une balle dans la tête. Il ne tomba pas, et, brisant ses entraves, il courut à travers les arbustes rejoindre les autres chevaux, et se serra contre eux en arrosant de son sang la jeune herbe.

Hadji Mourad et ses hommes ne tiraient que quand quelqu’un des miliciens s’avançait, et rarement ils manquaient leur but. Trois des miliciens étaient blessés, et non seulement ils ne se décidaient pas à se jeter sur Hadji Mourad et ses hommes, mais ils reculaient de plus en plus et ne tiraient que de loin, à l’aveugle. Cela dura plus d’une heure. Le soleil était maintenant à mi-hauteur d’arbre, et Hadji Mourad songeait déjà à monter à cheval et à essayer de se frayer un chemin jusqu’à la rivière quand s’entendirent les cris d’une grande troupe de nouvelles recrues. C’était Hadji Haga, de Mektoulinsk, avec ses hommes. Ils étaient deux cents. Hadji Haga avait été autrefois l’ami de Hadji Mourad et avait vécu avec lui dans les montagnes, mais ensuite il était passé aux Russes. Avec eux se trouvait Akhmet Khan, le fils de l’ennemi de Hadji Mourad.

Hadji Haga, comme l’avait fait Karganoff, commença par crier à Hadji Mourad de se rendre. Mais cette fois encore, un coup de feu fut la réponse.

— Sabres au clair, enfants ! cria Hadji Haga, en brandissant le sien.

Et l’on entendit les voix des centaines d’hommes qui se jetaient, en criant, dans la futaie.

Les miliciens accouraient, mais, de la tranchée, l’un après l’autre, partaient des coups de fusil. Trois hommes tombèrent. Les attaquants n’allèrent pas plus avant, et à la lisière du petit bois commencèrent aussi à tirer. Ils tiraient en se rapprochant peu à peu de la tranchée, et se cachant d’un arbre à l’autre.

Quelques-uns réussirent la manœuvre, d’autres tombèrent sous les balles de Hadji Mourad et de ses hommes.

Hadji Mourad ne ratait pas un coup ; de même Gamzalo tirait rarement un coup sans résultat, et chaque fois qu’il croyait que sa balle avait porté, faisait entendre un grognement joyeux. Khan-Magom, assis au bord de la tranchée, chantait « Iliaka Ilala ! » et tirait sans se hâter ; mais il atteignait rarement son but. Quant à Eldar, tout son corps tremblait de son impatience à se jeter sur les ennemis le poignard à la main. Il tirait souvent, n’importe où, et, sans cesse, se retournant vers Hadji Mourad, se montrait au-dessus de la tranchée. Le velu Khanefi, les manches retroussées, même ici faisait office de serviteur. Il chargeait les armes que lui passaient Hadji Mourad et Khan-Magom, enfonçant soigneusement avec la baguette les balles entourées de capsules non huilées et mettant de la poudre sèche. Quant à Bata, il n’était pas comme les autres dans la tranchée ; il courait de la tranchée aux chevaux, les menant dans l’endroit le moins exposé, et, sans cesse, poussait des cris et tirait. Il fut blessé le premier. Une balle le frappa au cou, et il s’assit par terre en crachant le sang et proférant des injures. Puis ce fut le tour de Hadji Mourad : une balle lui déchira l’épaule. Il arracha de l’ouate de son bechmet, en tamponna sa blessure et continua à tirer.

— Jetons-nous sur eux avec nos sabres ! dit Eldar pour la troisième fois. Il regarda derrière la tranchée, prêt à fondre sur les ennemis, mais au même moment une balle l’atteignit. Il chancela et tomba à la renverse sur la jambe de Hadji Mourad. Hadji Mourad le regarda. Les beaux yeux de brebis regardaient fixement et sérieusement Hadji Mourad ; la bouche, avec sa lèvre inférieure proéminente comme chez les enfants, remuait sans s’ouvrir. Hadji Mourad dégagea sa jambe et continua à tirer. Khanefi se pencha sur Eldar tué et retira de sa tcherkeska les cartouches non usées. Khan-Magom pendant ce temps chantait toujours, chargeait lentement et tirait. Les ennemis couraient d’un arbre à l’autre et se rapprochaient de plus en plus, en poussant des cris aigus. Une seconde balle frappa Hadji Mourad dans le côté gauche. Il se coucha dans le fossé, et, arrachant de nouveau un peu d’ouate de son bechmet, tamponna la blessure. Mais cette blessure était mortelle ; il sentit qu’il se mourait. Les souvenirs et les images, avec une rapidité extraordinaire, les uns après les autres passaient devant lui. Tantôt il revoyait l’athlétique Abounountzan Khan, retenant d’une main sa joue fendue, pendante, et de l’autre, armée du poignard, se jetant sur l’ennemi ; tantôt il revoyait le vieillard anémié Vorontzoff, avec son visage pâle, rusé, et il entendait sa voix douce ; tantôt il revoyait son fils Ioussouf, tantôt sa femme Sofiate, tantôt le visage pâle, à la barbe rousse et les yeux clignotants, de son ennemi Schamyl. Et tous ces souvenirs traversaient son imagination sans provoquer en lui aucun sentiment, ni pitié, ni colère, ni désir ; tout cela paraissait si petit en comparaison de ce qui déjà commençait pour lui.

Cependant son corps énergique continuait la besogne commencée. Rassemblant ses dernières forces, il se souleva, et de la tranchée tira un coup de pistolet sur l’homme qui accourait. Il avait visé juste, l’homme tomba. Ensuite, il sortit complètement de la tranchée, et, le poignard à la main, en boitant lourdement, alla droit au devant de ses ennemis. Quelques coups éclatèrent. Hadji Mourad chancela et tomba. Des miliciens, avec des hurlements de triomphe, se jetèrent sur le corps abattu. Mais le corps qui paraissait mort tout à coup remua ; d’abord se souleva la tête rasée, nue, ensanglantée ; ensuite le tronc, et, s’accrochant à un arbre, il se releva. Il paraissait si terrible que ceux qui accouraient s’arrêtèrent. Mais, soudain, il tressaillit, se détacha de l’arbre et, comme la bardane, tomba face à terre et ne bougea plus. Il ne remuait plus mais il sentait encore. Quand le premier qui accourut jusqu’à lui le frappa de son poignard sur la tête, il sembla à Hadji Mourad que quelqu’un lui donnait un coup de marteau sur le crâne, mais il ne pouvait comprendre qui le faisait et pourquoi. C’était la dernière conscience de son lien avec son corps.

Maintenant il ne sentait plus rien ; ses ennemis piétinaient et sabraient ce qui déjà n’avait plus rien de commun avec lui. Hadji Haga mit le pied sur le dos, en deux coups trancha la tête, puis, avec précaution, pour ne pas salir ses chaussures, la repoussa du pied. Le sang rouge vif jaillit des artères du cou ; un sang noir coula de la tête et arrosa l’herbe. Karganoff, Hadji Haga, Akhmet Khan, et tous les miliciens, comme des chasseurs autour de la bête tuée, firent cercle autour du corps de Hadji Mourad et de ses hommes. Ils lièrent Khanefi, Khan-Magom et Gamzalo, et, dispersés dans la futaie, noyés dans la fumée de la poudre, ils couraient joyeusement et triomphaient.

Les rossignols, qui s’étaient tus pendant la fusillade, de nouveau se mirent à chanter, d’abord un seul, tout près, puis les autres, dans le lointain.


La bardane écrasée au milieu du champ labouré m’a remis en mémoire cette mort.

3 décembre 1902.

LE JOURNAL POSTHUME DU VIEILLARD FÉODOR KOUZMITCH, DÉCÉDÉ LE 20 JANVIER 1864, EN SIBÉRIE, PRÈS DE TOMSK, DANS LE DOMAINE DU MARCHAND KHROMOFF



DU vivant même de Féodor Kouzmitch, qui parut en Sibérie en 1836, et y vécut, en différents lieux, pendant vingt-sept ans, des bruits étranges couraient sur lui. On disait qu’il n’était autre que l’empereur Alexandre Ier, qui cachait son nom et son titre. Après la mort de Féodor Kouzmitch ces bruits ne firent qu’augmenter et se répandirent de plus en plus. Non seulement le peuple croyait qu’il s’agissait en effet d’Alexandre Ier, mais même dans les hautes sphères, même dans la famille impériale, au temps du règne d’Alexandre III, on le croyait. C’était aussi l’opinion de l’historien d’Alexandre Ier, le savant Schilder.

Ces bruits reposaient sur les raisons suivantes : 1o Alexandre était mort d’une façon tout à fait inattendue, n’ayant eu jusqu’alors aucune maladie sérieuse. 2o Il était mort loin de tous, dans un endroit perdu, à Taganrog. 3o Quand on le mit en bière ceux qui le virent dirent qu’il était tellement changé qu’on ne pouvait le reconnaître. C’est pourquoi on lui couvrit le visage et ne le laissa voir à personne. 4o À plusieurs reprises, surtout les dernières années de sa vie, Alexandre avait dit et écrit qu’il ne désirait qu’une chose : être débarrassé de sa situation et se retirer du monde. 5o Fait peu connu, dans le procès verbal de la description du corps d’Alexandre, il est dit que des traces violacées se remarquaient sur son dos et sur ses fesses, ce qui ne pouvait être avec le corps soigné de l’empereur.

Quant aux raisons qui faisaient croire que Féodor Kouzmitch était précisément Alexandre qu’on croyait disparu, elles étaient les suivantes : 1o Par la taille, la figure, par toute sa personne, le vieillard ressemblait tellement à l’empereur que les gens (des valets de la Cour qui ont reconnu Kouzmitch comme étant Alexandre) qui avaient vu Alexandre et ses portraits étaient frappés de cette ressemblance extraordinaire : même âge, même dos voûté. 2o Kouzmitch, qui se donnait pour un vagabond ne connaissant pas ses parents, parlait les langues étrangères, et, par toutes ses manières, par son affabilité majestueuse, trahissait un homme habitué à la plus haute situation. 3o Le vieillard ne voulait jamais révéler à personne son nom et son origine, et, cependant, certaines expressions qui lui échappaient parfois décelaient un homme qui, autrefois, était placé au-dessus de tous les autres. 4o Avant sa mort il détruisit des papiers ; il n’en resta qu’un seul feuillet, portant dessiné un signe bizarre et les initiales A. P. 5o Malgré toute sa piété, le vieillard ne communia jamais. Une fois que l’archevêque qui le visitait l’exhortait à remplir ses devoirs de chrétien, le vieillard lui dit : Si, en confession, je ne disais pas la vérité sur moi, le ciel en serait étonné, et si je la disais, c’est la terre qui en serait étonnée.

Tous ces doutes, toutes ces suppositions, ont cessé d’être des doutes et sont devenus certitudes grâce au journal de Kouzmitch qu’on a retrouvé. Voici comment débute ce journal :


I

Dieu sauve mon ami inestimable Ivan Gregorievitch, pour ce refuge charmant ! Je ne suis pas digne de sa bonté et de la faveur de Dieu. Ici je suis tranquille. Moins de gens viennent chez moi et je suis seul avec mes souvenirs criminels et avec Dieu. Je tâcherai de profiter de la solitude pour décrire en détail ma vie. Elle peut être instructive pour les hommes.

Je suis né et j’ai passé quarante-sept années de ma vie parmi les tentations les plus terribles ; et non seulement je n’ai pas résisté à ces tentations mais je m’en suis grisé. J’étais séduit et je séduisais les autres. J’ai péché et j’ai forcé les autres à pécher. Mais Dieu a jeté ses regards sur moi. Toute la vilenie de ma vie, que j’ai tâché de justifier à mes propres yeux en accusant les autres, s’est enfin révélée à moi dans toute son horreur. Dieu m’a aidé à me débarrasser, non du mal, j’en suis encore plein, bien que je lutte contre lui, mais de la participation au mal. Quelles souffrances morales endurai-je, et que se passa-t-il dans mon âme quand je compris tous mes péchés, et la nécessité du rachat (non le rachat des péchés, mais le vrai rachat de mes péchés par mes souffrances), je raconterai tout cela en son lieu. Maintenant je décrirai mes actes eux-mêmes, comment je parvins à me débarrasser de ma situation en laissant comme mon cadavre le cadavre d’un soldat que j’avais torturé à mort ; puis je décrirai ma vie, du commencement même.

Ma fuite s’opéra de la façon suivante. À Taganrog je vivais dans la même folie que pendant toutes ces dernières vingt-quatre années. Moi, le plus grand des criminels, assassin de mon père, assassin de centaines de mille hommes à la guerre dont j’étais cause, moi, débauché ignoble, malfaiteur, je croyais ce qu’on disait de moi. Je me croyais le sauveur de l’Europe, le bienfaiteur de l’humanité, un homme exceptionnellement parfait, un « heureux hasard, » comme je le disais à Mme de Staël. Je me regardais comme tel. Cependant Dieu ne m’avait pas complètement abandonné, et la voix vigilante de la conscience me tourmentait sans cesse. Rien ne me paraissait bon. Tous étaient coupables. Moi seul étais bon et personne ne le comprenait. Je m’adressais à Dieu. Tantôt je priais le Dieu orthodoxe avec le Métropolite Photius ; tantôt le Dieu catholique ; tantôt le Dieu protestant avec Parrot ; tantôt le Dieu des illuminés avec Mme Krudener. Mais je ne m’adressais à Dieu que devant les hommes, afin d’être admiré d’eux. Je méprisais tous les hommes, et seule l’opinion de ces hommes que je méprisais était importante pour moi ; je ne vivais et n’agissais que pour elle. Quand j’étais seul, je me sentais terriblement mal. Avec elle avec ma femme, c’était pire encore. Bornée, menteuse, capricieuse, méchante, phtisique, toute hypocrisie. C’était elle surtout qui empoisonnait ma vie. Nous étions censés revivre notre lune de miel, et c’était un enfer, sous des apparences convenables, un enfer d’hypocrisie terrible.

Une fois je fus dégoûté encore plus que de coutume. J’avais reçu la veille une lettre d’Arakchéieff au sujet de l’assassinat de sa maîtresse. Il me décrivait sa douleur désespérée. Et, chose bizarre, sa flatterie perpétuelle, fine, non flagornerie seule mais son vrai dévouement de caniche, qui datait du vivant de mon père, quand, avec lui, à l’insu de ma grand’mère, nous lui prêtâmes serment, ce dévouement de caniche faisait que si j’aimais quelqu’un les derniers temps c’était lui, bien que le mot « aimer » ne convienne guère en parlant de ce monstre. Ce qui me liait encore à lui, c’était que non seulement il n’avait pas participé au meurtre de mon père comme plusieurs autres, qui précisément à cause de leur complicité dans mon crime m’étaient odieux, mais qu’il avait été dévoué à mon père comme à moi. D’ailleurs, de tout cela je parlerai plus loin. Je dormis mal. C’est étrange à dire, le meurtre de la belle et méchante Nastasia (elle était merveilleusement belle) provoqua en moi des désirs lubriques, et, de toute la nuit, je ne pus dormir. Le fait qu’une chambre plus loin se trouvait une femme phtisique, dégoûtante, m’irritait et augmentait mon inquiétude. Le souvenir de Marie (Narischkina) qui m’avait quitté pour son sot diplomate me tourmentait aussi. Évidemment c’est notre sort (celui de mon père et le mien) d’être jaloux des Gagarine.

Mais, de nouveau, je m’égare avec ces souvenirs. Je ne dormis pas la nuit. Le jour parut. J’écartai le rideau, mis ma robe de chambre blanche et appelai mon valet. Tout le monde dormait encore. Je pris ma tunique, un manteau de civil, un bonnet, et, passant devant la sentinelle, je sortis.

Le soleil venait de se lever sur la mer. C’était une fraîche journée d’automne. Aussitôt à l’air je me sentis mieux. Les pensées sombres s’étaient évanouies, et je me dirigeai vers la mer qui riait sous le soleil. Avant d’arriver à l’angle de la maison verte, j’entendis de la place un bruit de tambours et de flûtes. J’écoutai et compris que c’était une exécution qui avait lieu sur la place, qu’on punissait de la bastonnade un soldat. Moi qui, tant de fois, avais autorisé cette punition, je n’avais jamais vu ce spectacle. Et, chose bizarre (c’était une suggestion du diable), la pensée de la belle et sensuelle Nastasia, assassinée, et celle du corps du soldat bâtonné, se confondaient en un seul sentiment irritant. Je me rappelai les soldats du régiment de Sémenoff punis de la bastonnade et les miliciens dont des centaines avaient été frappés à mort. Soudain l’idée bizarre me vint d’aller regarder ce spectacle. Comme j’étais en civil, je pouvais le faire. Plus j’approchais, plus nettement j’entendais le bruit des tambours et des flûtes. Je ne pouvais encore distinguer clairement avec mes yeux myopes, sans lorgnette, mais je voyais déjà deux rangs de soldats et, entre eux, une haute personne, au dos blanc, qui avançait. Je me mêlai à la foule qui se tenait derrière les rangs des soldats et regardait le spectacle. Je pris la lorgnette pour examiner ce qui se passait. Un homme de haute taille, les mains nues attachées à une baïonnette, le dos nu, déjà rouge de sang, voûté, s’avançait dans l’espace laissé entre les deux rangs de soldats armés de bâtons. Cet homme, c’était moi, mon sosie : la même taille, le même dos voûté, la même tête chauve, les mêmes favoris sans moustache, les mêmes pommettes, la même bouche, les mêmes yeux bleus. Et la bouche ne souriait pas, elle s’ouvrait et grimaçait en poussant des cris à chaque coup ; et les yeux n’étaient pas tendres et caressants, mais horriblement dilatés, et tantôt se fermaient, tantôt s’ouvraient. Quand je regardai le visage de cet homme, je le reconnus. C’était Stroumenski, un soldat, ancien sous-officier de la 3e compagnie du régiment de Sémenoff, connu dans toute la garde par sa ressemblance avec moi. En plaisantant on l’appelait Alexandre II.

Je savais qu’avec d’autres soldats du régiment de Sémenoff, qui s’étaient révoltés, il avait été transféré dans une garnison, et je compris que dans la garnison, ici probablement, il avait dû commettre un crime quelconque (il s’était probablement enfui et avait été rattrapé), et que, maintenant, on l’en punissait. J’appris après qu’il en était bien ainsi.

J’étais comme fasciné en regardant marcher ce malheureux, en voyant comment on le frappait, et je sentais que quelque chose se passait en moi. Tout d’un coup je remarquai que les spectateurs qui étaient à côté de moi me regardaient, les uns s’écartant, les autres se rapprochant. Évidemment on m’avait reconnu. Voyant cela, je me détournai et rentrai hâtivement. Les tambours continuaient à battre, la flûte jouait. Ainsi la punition durait encore. Normalement j’aurais dû trouver bien ce qu’on faisait à mon sosie, ou tout au moins reconnaître que ce qui se faisait devait être. Mais je sentais que cela m’était impossible. Cependant je me rendais compte que ne pas admettre que ce qui était devait être, que c’était bien, m’entraînait à reconnaître que toute ma vie, tous mes actes, que tout cela était mauvais, et que je devais faire ce à quoi j’avais songé depuis longtemps : abandonner tout, m’en aller, disparaître.

Ce sentiment s’empara de moi. Je luttai contre lui. Tantôt je reconnaissais que cela devait être ainsi, que c’était une triste nécessité ; tantôt je reconnaissais que c’était moi qui devais être à la place de ce malheureux. Mais, chose étrange, je n’avais point pitié de lui, et, au lieu d’arrêter la punition, craignant seulement d’être reconnu, je rentrai chez moi.

Bientôt je n’entendis plus les tambours, et aussitôt rentré il me parut que j’étais délivré du sentiment qui m’avait saisi là-bas. Après avoir bu mon thé, j’écoutai le rapport de Volkonski. Ensuite, le déjeuner comme d’habitude, les relations habituelles, pénibles, fausses, avec ma femme ; ensuite Dibitch avec son rapport, qui confirmait tous les renseignements sur la société secrète. En décrivant l’histoire de ma vie, s’il plaît à Dieu, je parlerai de tout cela en détail. Maintenant je me bornerai à dire que je reçus assez tranquillement cette nouvelle. Mais cela ne dura que jusqu’à la fin du dîner. Après le dîner, je passai dans mon cabinet de travail, et, m’allongeant sur le divan, je m’endormis aussitôt. Je dormais depuis cinq minutes à peine, quand un choc secouant tout mon corps m’éveilla, et j’entendis le tambour, la flûte, le bruit des coups, les cris de Stroumenski, et je le vis lui, lui ou moi, je ne savais pas bien, je vis son visage douloureux, ses gestes désespérés, et les visages rembrunis des soldats et des officiers. Cette vision dura peu. Je bondis, boutonnai ma tunique, pris mon chapeau et mon épée, et sortis en disant que j’irais me promener.

Je savais où se trouvait l’hôpital militaire, et je m’y rendis directement. Comme toujours, tous s’empressèrent. Le médecin en chef accourut, ainsi que le chef de l’état-major. J’exprimai le désir de faire le tour des salles. Dans la deuxième salle j’aperçus la tête chauve de Stroumenski. Il était couché sur le ventre, la tête appuyée sur ses mains, et gémissait plaintivement. — « Il a été puni parce qu’il a voulu s’enfuir, » me dit-on. Je dis : « Ah ! » et fis mon geste habituel d’approbation à ce que j’entendais, et passai.

Le lendemain j’envoyai demander comment allait Stroumenski. On me fit savoir qu’il avait été administré et qu’il se mourait.

C’était le jour de fête de mon frère Michel. Il y avait une revue. Sous prétexte que j’étais indisposé à la suite de mon voyage en Crimée, je n’allai pas à la messe. Dibitch vint de nouveau chez moi, et, de nouveau, me fit un rapport sur une conjuration dans la deuxième armée, en me rappelant ce que m’en avait dit le comte de Vitt encore avant mon voyage en Crimée, ainsi que le rapport du sous-officier Chervoud. C’est alors seulement, en écoutant le rapport de Dibitch, qui attribuait une si grande importance à cette conjuration, que je sentis tout d’un coup l’importance et la puissance de la transformation qui s’était opérée en moi. Ils ourdissent un complot pour changer la forme du gouvernement, pour introduire une constitution, ce que j’ai voulu faire il y a vingt ans. J’ai institué et supprimé la constitution en Europe, et à qui cela a-t-il profité ? Et, principalement, qui suis-je pour le faire ? En général, toute la vie extérieure, toute l’organisation des affaires, toute participation dans ces affaires, – et moi à combien ai-je participé, combien de vies des peuples d’Europe ai-je organisées, — tout cela est peu important, inutile, et tout cela ne me regarde pas. J’ai compris tout d’un coup que cela n’était point mon affaire. Mon affaire c’est moi, c’est mon âme. Toutes mes intentions antérieures d’abdication qui n’étaient alors que de la pose, le désir d’étonner ou d’attrister les hommes, de leur montrer la noblesse de mon âme, ces intentions reparaissaient maintenant, mais cette fois avec une entière sincérité ; il ne s’agissait plus maintenant des autres, mais de moi-même, de mon âme, comme si tout ce cercle brillant de ma vie passée n’avait été décrit que pour me ramener à ce désir juvénile, provoqué par le repentir, de renoncer à tout, et cela sans vanité, sans aucunement songer à la gloire humaine, mais pour moi, pour Dieu.

Autrefois ces aspirations étaient vagues, maintenant c’était l’impossibilité de continuer à vivre comme je vivais. Mais comment ? Non pour étonner les hommes, non pour être glorifié ; au contraire, il fallait s’en aller de façon que personne n’en sût rien, et souffrir. Cette pensée me causa tant de joie, me remplit d’un tel enthousiasme, que je me mis aussitôt à chercher le moyen de mettre à exécution ce projet ; et j’y employai toutes les ressources de mon esprit, toute la ruse qui m’était propre.

Et, chose extraordinaire, mon projet se trouva beaucoup plus facile à exécuter que je ne me l’étais imaginé. Mon plan était le suivant : feindre d’être malade, mourant, et, après avoir convaincu et acheté le médecin, mettre à ma place Stroumenski mourant, et moi-même m’en aller, m’enfuir, cacher à tous mon identité.

Alors que je faisais tout pour que mon plan se réalisât, le 9, comme exprès, je fus pris de fièvre. Je restai au lit près d’une semaine, pendant laquelle je me fortifiais de plus en plus dans ma résolution et l’examinais. Le 16, je me levai. Je me sentais bien portant. Ce jour, comme à l’ordinaire, je me rasai, et, tout plongé dans mes réflexions, je me fis par mégarde une forte coupure près du menton. Je perdais beaucoup de sang ; je m’évanouis et tombai. On accourut ; on me releva. Je compris aussitôt que cela pouvait m’être utile pour réaliser mon projet, et, quoique je me sentisse très bien, je feignis d’être très faible, je me mis au lit et donnai l’ordre de faire venir l’aide du Dr Villiers. Villiers lui-même n’aurait pas consenti à cette substitution ; mais j’avais l’espoir d’acheter ce jeune homme. Je lui fis connaître ma résolution et le plan que j’avais formé pour la mettre à exécution ; puis, je lui promis quatre-vingt mille roubles s’il faisait ce que j’exigerais de lui. Mon plan était le suivant : Stroumenski, comme je l’avais appris le matin, était mourant et devait trépasser vers la nuit. Je me mis au lit, et, feignant d’être irrité contre tous, je n’admis personne auprès de moi, sauf le médecin acheté. La même nuit, le docteur devait amener, dans une baignoire, le corps de Stroumenski, le mettre à ma place et annoncer ma mort soudaine. Chose étonnante, tout arriva comme nous l’avions projeté, et le 7 novembre j’étais libre.

Le corps de Stroumenski fut enseveli avec les plus grands honneurs. Mon frère Nicolas monta sur le trône, en envoyant au bagne les conjurés. Plus tard, en Sibérie, j’ai revu quelques-uns d’entre eux. Quant à moi, j’ai supporté des souffrances minimes en comparaison de mes crimes, et j’ai eu de grandes joies que je ne méritais pas, et dont je parlerai en temps et lieu.

Maintenant je suis un vieillard de soixante-douze ans, qui a déjà un pied dans la tombe, mais, ayant compris la vanité de toute ma vie passée et l’importance de ma vie présente, vécue en chemineau, je tâcherai de raconter l’histoire de ma vie ancienne.

II

MA VIE


12 décembre 1849.
D’un marécage de Sibérie près de Krasnoreschinsk.

C’est le jour de mon anniversaire. J’ai soixante-douze ans. Il y a soixante-douze ans que je naquis à Pétersbourg, au Palais d’Hiver, dans les appartements de l’impératrice ma mère, alors grande duchesse Marie Féodorovna.

Cette nuit j’ai dormi assez bien. Après l’indisposition d’hier je me suis senti un peu mieux. L’essentiel c’est que l’état de prostration morale a cessé, et la possibilité de me mettre de toute mon âme en communion avec Dieu est reparue. Hier, pendant la nuit, dans l’obscurité, j’ai prié. Je me rendais compte nettement de ma situation dans le monde : moi, toute ma vie, c’est quelque chose de nécessaire à celui qui m’a envoyé. Et je puis faire ou ne pas faire cette chose qui lui est nécessaire. En faisant ce qui lui est nécessaire, je concours à mon bonheur et à celui de tout le monde. En ne le faisant pas, je me prive du bonheur, non de tout bonheur, mais de celui qui pouvait être le mien. Mais je ne prive pas le monde du bonheur qui lui est destiné. Ce que j’aurais dû faire, d’autres le feront. Sa Volonté sera exécutée. En cela est la liberté de ma volonté. Mais s’il sait ce qui sera, si tout est défini par Lui, alors la liberté n’existe pas. Je ne sais. C’est ici la limite de la pensée et le commencement de la prière. Mon Père, ce n’est pas ma volonté qui sera mais la Tienne. Viens-moi en aide, ou tout simplement, Seigneur Dieu, aie pitié et pardonne-moi. Je ne puis m’exprimer par des paroles, mais Tu connais mon cœur ; Tu es en lui.

Je me suis bien endormi. Comme toujours, par faiblesse sénile, je m’éveillai quatre ou cinq fois, et je vis en rêve que je me baignais dans la mer, que je nageais, et je m’étonnais que l’eau me soutint si haut, de sorte que je n’y pouvais plonger. L’eau était verdâtre, belle, et des gens quelconques me gênaient. Il y a des femmes sur la grève ; je suis nu et ne peux sortir. Ce rêve signifie que la force de mon corps fait obstacle mais que l’issue est proche. Je me levai avant l’aube. Je battis le briquet, mais je fus longtemps avant de pouvoir allumer la mèche. Je mis mon manteau d’élan et sortis. À travers les mélèzes et les pins couverts de neige, rougissait l’aube. J’apportai dans la chambre le bois coupé la veille, j’allumai le feu, et retournai couper d’autre bois. Le jour vint. Je mangeai des biscuits trempés. Le poêle chauffait ; je me suis mis à écrire.

Je suis né, il y a maintenant soixante-douze ans, le 12 décembre 1777, à Pétersbourg, au Palais d’Hiver. Sur le désir de ma grand’mère, on me donna le nom d’Alexandre, afin, comme elle le disait, que je sois aussi grand qu’Alexandre de Macédoine et aussi saint qu’Alexandre Nevsky. Je fus baptisé, une semaine plus tard, dans la grande chapelle du Palais d’Hiver. La duchesse de Courlande me portait sur un coussin de soie ; les plus hauts dignitaires soutenaient le voile ; l’impératrice était ma marraine, et j’avais comme parrains l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse. La chambre où je fus placé avait été aménagée sur les indications de ma grand’mère. Je ne me rappelle rien de tout cela ; je le sais d’après les récits.

Au milieu de cette grande chambre qui avait trois hautes fenêtres, se trouvait, soutenu par quatre colonnes, un baldaquin de velours avec des rideaux de soie qui tombaient jusqu’à terre. Sous le baldaquin était placé un petit lit de fer avec un matelas de cuir et une légère couverture anglaise. Les colonnes étaient entourées d’une balustrade de deux archines de hauteur, de sorte que les visiteurs ne pouvaient approcher de très près. Il n’y avait aucun meuble dans la chambre, seulement, derrière le baldaquin, se trouvait le lit de la nourrice. Tous les détails des soins corporels étaient réglés par ma grand’mère. Il était interdit de me bercer, de m’emmailloter, et de me mettre des bas. On me baignait d’abord à l’eau tiède, puis à l’eau froide. J’avais une robe particulière, d’une seule pièce, qui s’enfilait d’un coup. Aussitôt que je pus me tenir assis, on me mit sur un tapis, par terre ; et on me laissait seul. On m’a raconté que, les premiers temps, souvent ma grand’mère venait s’asseoir près de moi sur le tapis et jouait avec moi. Je ne me rappelle pas cela. Je ne me rappelle pas non plus ma nourrice. Ma nourrice, Avdotia Petrovna, était la femme d’un jardinier de Tzarskoïé Selo, un brave homme. Je ne me souviens pas d’elle. Je l’ai revue, pour la première fois, quand j’avais dix-huit ans. C’était à Tzarskoïé Selo. Elle s’approcha de moi et se nomma. C’était une des belles époques de ma vie, celle de ma première amitié avec Czartoryski et de mon dégoût sincère pour tout ce qui se faisait dans les deux Cours : celle de mon malheureux père et celle de ma grand’mère, que je haïssais alors. J’étais à cette époque un homme pas mauvais, ayant de bonnes aspirations. Je me promenais dans le parc avec Adam, quand d’une allée latérale sortit une femme bien mise, avec un visage extraordinairement bon, très blanc, agréable, souriant et ému. Elle s’approcha rapidement de moi, et, tombant à genoux, saisit ma main et se mit à la baiser.

— Mon chéri ! Votre Altesse ! Voilà que Dieu m’a permis de vous voir.

— Qui êtes-vous ?

— Je suis votre nourrice, Avdotia. Je vous ai nourri onze mois. Enfin Dieu m’a permis de vous voir.

J’eus de la peine à la faire relever. Je lui demandai où elle habitait et lui promis d’aller la voir. Le charmant intérieur de sa maison proprette ! Sa ravissante fille, une beauté tout à fait russe, ma sœur de lait, était fiancée à un cocher de la Cour. Le père, le jardinier, était aussi souriant que sa femme, et il y avait une foule d’enfants, également souriants, et tous paraissaient m’éclairer dans l’obscurité. Voilà la vraie vie, le vrai bonheur, pensai-je. Comme tout est simple, clair ; aucune intrigue, aucune envie, aucune querelle. Voilà donc cette charmante Douniacha qui m’a nourri.

Ma bonne principale était une allemande, Sophie Ivanovna Benkendorf ; et j’avais pour gouvernante une anglaise, Gessler. Sophie Ivanovna était une grosse et blanche personne, au nez droit et à l’air majestueux, quand elle donnait des ordres dans la chambre d’enfants ; mais elle était extraordinairement humble et saluait bien bas devant ma grand’mère, qui avait la tête de moins qu’elle. Envers moi elle était à la fois très servile et très sévère. Tantôt, elle semblait une reine avec ses jupes amples, son visage majestueux au nez droit ; tantôt, elle devenait soudain comme une fillette et jouait. Prascovie Ivanovna Gessler était une anglaise au long visage, aux cheveux roux, toujours grave. Mais quand elle souriait, elle s’éclairait toute et l’on ne pouvait s’empêcher de sourire. Son exactitude, sa propreté, sa douceur ferme me plaisaient. Il me semblait qu’elle savait quelque chose que personne d’autre ne savait, ni ma mère ni même ma grand’mère.

Quant à ma mère, je me la rappelle d’abord comme une vision étrange, triste, charmante, surnaturelle, belle, étincelante avec ses diamants, ses robes de soie, ses dentelles, ses mains blanches, nues. Elle entrait dans ma chambre et, avec une expression bizarre, étrangère pour moi, elle me parlait, me prenait dans ses bras blancs, beaux, m’approchait de son visage encore plus beau, rejetait ses cheveux épais, parfumés, m’embrassait et pleurait, et, une fois, elle me laissa tomber de ses bras et s’évanouit.

Chose étrange, m’était-ce inspiré par ma grand’mère, était-ce dû aux rapports de ma mère envers moi ou à mon flair d’enfant, qui me faisait pénétrer cette intrigue de cour dont j’étais le centre, mais je n’avais aucun sentiment naturel, même aucun sentiment d’affection pour ma mère. Quelque chose d’artificiel se sentait dans sa conduite envers moi. Elle avait l’air d’exprimer quelque chose par moi, en m’oubliant ; et je le sentais. Et cela était ainsi. Ma grand’mère m’avait enlevé à mes parents et pris à son entière disposition pour me transmettre le trône au détriment de son fils mon malheureux père, qu’elle haïssait. Sans doute, pendant longtemps, je ne sus rien de tout cela, mais dès l’éveil de ma conscience, sans en comprendre les causes, je voyais que j’étais un objet d’hostilité, de jalousie, que j’étais le jouet d’une conspiration quelconque, et je sentais la froideur et l’indifférence pour moi, pour mon âme d’enfant, qui n’avait besoin d’aucune couronne, mais seulement d’amour. Mais il n’y avait point d’amour. Il y avait une mère toujours triste en ma présence.

Une fois, après avoir causé de quelque chose en allemand avec Sophie Ivanovna, elle fondit en larmes et s’enfuit presque de la chambre en entendant les pas de ma grand’mère. Il y avait mon père, qui, parfois, entrait dans notre chambre et auquel, ensuite, on nous menait, moi et mon frère. Mais ce père, mon malheureux père, à ma vue exprimait encore plus résolument que ma mère son mécontentement et sa colère contenue. Je me rappelle qu’une fois, on nous amena, moi et mon frère Constantin, dans leur appartement. C’était avant leur voyage à l’étranger, en 1781. Tout d’un coup, mon père m’écarta de la main, avec des yeux terribles, bondit de son siège, et, en suffocant, dit quelque chose de moi à grand’mère. Je ne me rappelle pas quoi, je me rappelle seulement les paroles : « Après 62 tout est possible ! » Je m’effrayai et pleurai. Ma mère me prit dans ses bras et se mit à m’embrasser. Ensuite elle me porta à mon père. Il me bénit hâtivement, et, faisant claquer ses hauts talons, il sortit précipitamment de la chambre. Longtemps après je compris le motif de cet emportement. Lui et ma mère allaient voyager à l’étranger sous le nom de comte et comtesse du Nord ; c’était le désir de ma grand’mère, et il craignait qu’en son absence on ne le déclarât privé du trône et que moi je ne fusse reconnu héritier. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Il tenait à ce qui a perdu physiquement et moralement lui et moi ! Et moi, malheureux, je tins aussi à cela !

Quelqu’un frappe à ma porte en prononçant : Au nom du Père et du Fils. Je réponds : Amen. Je vais ranger ces pages et j’irai ouvrir. Si Dieu le veut je continuerai demain.


13 décembre. J’ai peu dormi et j’ai eu de mauvais rêves. Une femme désagréable, très faible, se serrait contre moi. Je ne la craignais pas, je ne craignais pas le péché, mais j’avais peur que ma femme ne la vît, et que ce ne fût de nouveau des reproches. J’ai soixante-douze ans et ne suis pas encore libre. Dans la vie on peut se tromper, mais, le rêve donne exactement l’appréciation du degré auquel on est arrivé. Je vis aussi en rêve — et ceci m’indique encore à quel bas degré d’immoralité je me trouve — que quelqu’un m’apportait ici, dans de la mousse, des bonbons extraordinaires. Nous les avons retirés de la mousse et distribués, mais après la distribution il en restait que je gardai pour moi. Il y avait là un garçon, il avait l’aspect du fils du sultan turc, noiraud, désagréable ; il s’approche des bonbons, veut y porter la main, mais je le repousse, et cependant je sais qu’il convient beaucoup mieux à un enfant qu’à moi de manger des bonbons. Néanmoins je ne les lui donne pas, et j’éprouve pour lui un sentiment mauvais ; en même temps je sais que c’est mal. Or, chose étrange, en réalité, cela m’est arrivé aujourd’hui. Marie Martenianovna est venue chez moi aujourd’hui. Hier elle m’avait envoyé demander si elle pouvait venir. J’avais dit oui. Les visites me sont pénibles, mais je savais qu’en refusant je l’aurais attristée. Elle est donc venue aujourd’hui. On entendait de loin les patins grincer sur la neige. Elle entra en pelisse, enveloppée de châles, apportant avec elle des paquets de victuailles et un tel froid que j’ai mis mon manteau. Elle a apporté des beignets, du beurre, des pommes. Elle est venue pour me parler de sa fille, qu’un riche veuf demande en mariage. Faut-il la lui donner ? Leur confiance en ma perspicacité m’est très pénible. Tout ce que je dis pour l’ébranler, ils l’attribuent à ma modestie. Je lui ai répondu ce que je réponds toujours en pareil cas, que la chasteté est préférable au mariage, mais que, d’après la parole de Paul, il vaut mieux se marier que de commettre l’adultère. Elle est venue accompagnée de son gendre Nikanor Ivanoff, celui-même qui m’avait invité à vivre dans sa maison, et qui, depuis, m’accable de ses visites. Nikanor Ivanoff est une de mes grandes tentations. Je ne puis vaincre l’antipathie, le dégoût qu’il m’inspire. Seigneur Dieu ! permets-moi de voir mes péchés et de ne pas blâmer mon prochain. Mais moi, je vois tous ses péchés, je les devine avec la perspicacité de la colère. Je vois toutes ses faiblesses, et ne puis vaincre mon antipathie pour lui, pour un frère, qui porte en lui, comme moi, l’étincelle divine.

Que signifie un sentiment pareil ? Dans ma longue vie je l’ai éprouvé plusieurs fois. Mes deux antipathies les plus fortes furent Louis XVIII (avec son ventre, son nez aquilin, ses mains blanches dégoûtantes, son assurance, son arrogance, sa stupidité. Voilà que je recommence à l’injurier) et Nikanor Ivanoff qui m’a tourmenté hier, pendant deux heures. Tout en lui, depuis le son de sa voix jusqu’à ses cheveux et ses ongles, m’inspire du dégoût. Pour expliquer à Marie Martenianovna ma mauvaise humeur, j’ai menti en disant que j’étais indisposé. Après leur visite je me suis mis à prier, après quoi je me suis calmé. « Je Te remercie, Seigneur, d’avoir mis en mon pouvoir la seule chose dont j’aie besoin. » Je me suis rappelé que Nikanor Ivanoff a été un enfant et qu’un jour il mourra. Je me suis rappelé aussi que Louis XVIII est déjà mort, et j’ai regretté que Nikanor Ivanoff ne fût déjà plus là afin que je pusse lui exprimer mes bons sentiments pour lui. Marie Martenianovna m’a apporté beaucoup de chandelles, je pourrai écrire le soir. Je suis allé dans la cour. À gauche les étoiles se sont éteintes dans une admirable aurore boréale. Que c’est beau ! Que c’est beau ! Je continue.


Mon père et ma mère partirent pour l’étranger, et moi et mon frère Constantin, né deux ans après moi, restâmes tout le temps de l’absence de nos parents, à la disposition absolue de notre grand’mère. On avait appelé mon frère, Constantin, en prévision qu’il deviendrait l’empereur grec à Constantinople.

Les enfants aiment tout le monde, surtout ceux qui les aiment et les caressent. Ma grand’mère me caressait, me louait, et je l’aimais malgré la mauvaise odeur qui me repoussait, et qui, en dépit des parfums placés près d’elle, s’exhalait toujours de sa personne, surtout quand elle me prenait sur ses genoux. Je n’aimais pas non plus ses mains propres, jaunâtres, ridées, glissantes, dont les doigts étaient recourbés à l’intérieur et les ongles très découverts. Ses yeux étaient troubles, fatigués, presque morts, ce qui, joint à sa bouche édentée, souriante, produisait une impression pénible mais non repoussante. J’attribuais cette expression des yeux (que je me rappelle maintenant avec dégoût) à ses soucis au sujet de ses robes, comme on me le disait, et j’avais pitié d’elle à cause de l’expression fatiguée de ses yeux. Deux fois je vis Potemkine. Cet homme énorme, loucheur, toujours suant, sale, était horrible. Il était surtout effrayant parce que lui seul n’avait pas peur de grand’mère, parlait devant elle de sa haute voix cassante, très hardiment, et bien qu’il m’appelât Altesse, il me caressait et me bousculait.

Parmi ceux que je vis chez elle, dans les premières années de mon enfance, il y avait encore Lanskoï. Il était toujours avec elle, et tous le flagornaient. Sans doute je ne comprenais pas alors quel rôle jouait Lanskoï, et il me plaisait beaucoup. J’aimais ses boucles, ses mollets et ses jambes en culottes collantes ; j’aimais son sourire heureux, sans souci, et les diamants qui partout brillaient sur lui. C’était alors très gai. On nous amenait à Tzarskoïé Selo ; nous faisions des promenades en bateau, nous creusions la terre dans le jardin, nous allions nous promener à pied ou à cheval.

Constantin, gros, roux, un petit Bacchus, comme l’appelait grand’mère, égayait tout le monde par ses plaisanteries. Il imitait tous, Sophie Ivanovna et même grand’mère. Un événement important à cette époque, ce fut la mort de Sophie Ivanovna Benkendorf, survenue un soir à Tzarskoïé Selo, en présence de notre grand’mère. Sophie Ivanovna nous avait conduits chez elle après le dîner. Elle disait quelque chose en souriant, quand, soudain, son visage devint sévère ; elle chancela, s’appuya contre la porte, glissa, et tomba lourdement. Les gens accoururent, on nous emmena. Le lendemain on nous apprit qu’elle était morte. Je pleurai longtemps, j’étais triste et ne pouvais me consoler. Tous pensaient que je pleurais à cause de Sophie Ivanovna, mais ce n’était pas elle que je pleurais ; je pleurais parce que les gens meurent, parce que la mort existe. Je ne pouvais pas croire que cela fut le sort de tous les hommes. Je me souviens qu’alors, dans mon âme d’enfant de cinq ans, parut dans toute son importance la question : Qu’est-ce que la mort ? Qu’est-ce que la vie qui se termine par la mort ? Questions essentielles qui se posent à tous les hommes ; questions auxquelles les sages cherchent en vain des réponses et que les autres tâchent d’écarter, d’oublier ! Je fis ce qui est naturel à l’enfant, surtout dans le monde où je vivais, j’écartai de moi cette pensée, j’oubliai la mort et j’ai vécu comme si elle n’existait pas, tant elle m’était terrible.

Un autre événement important, lié à la mort de Sophie Ivanovna, ce fut notre passage entre des mains masculines et la nomination de Nicolas Ivanovitch Saltikoff comme notre gouverneur. Ce n’était pas ce Saltikoff, notre grand-père selon toutes probabilités, mais Nicolas Ivanovitch Saltikoff, attaché à la Cour de mon père, un homme petit, avec une tête énorme, un visage stupide et une éternelle grimace qu’imitait remarquablement bien mon frère Constantin. Ce passage entre les mains d’un homme fut pour moi douloureux, parce qu’il me séparait de ma vieille bonne, la charmante Prascovie Ivanovna.

Je pense que les hommes qui n’ont pas le malheur de naître dans une famille royale peuvent difficilement s’imaginer à quelles déformations du jugement sur les hommes et les rapports envers eux je fus soumis. Au lieu du sentiment naturel de la dépendance envers les plus âgés, propre à l’enfant, au lieu de la reconnaissance pour le bonheur dont on jouit, on m’inspirait l’assurance que nous étions des êtres particuliers qui devions jouir de tous les biens accessibles aux hommes, et que, par un mot seul, par un sourire, non seulement nous payions pour tous ces biens, mais faisions les gens heureux. Il est vrai qu’on exigeait de nous d’être polis envers les gens, mais par mon flair d’enfant, je sentais que ce n’était qu’une forme, que c’était non pour eux qu’il fallait être polis à leur égard, mais pour nous-mêmes, pour que notre majesté en acquît plus d’importance.

Un jour de solennité quelconque, nous allâmes en berline sur la Perspective Nevsky, nous deux et Nicolas Ivanovitch Saltikoff. Deux valets poudrés, en livrée rouge, se tenaient debout derrière. C’était une claire journée de printemps. J’étais en tunique déboutonnée, j’avais un petit gilet blanc et, sur mon gilet, le ruban bleu de la Croix de Saint-André. Kostia était mis de la même manière. Nous avions des chapeaux à plumes, qu’à chaque instant nous étions pour saluer. Le peuple s’arrêtait partout, saluait, quelques-uns couraient derrière la voiture.

— « On vous salue, répétait Nicolas Ivanovitch.

— À droite ! » Nous passons devant la maison d’arrêt militaire. La garde sort pour nous saluer. Ceux-ci je les voyais tous les jours. L’amour pour les soldats, pour les exercices militaires, était en moi dès l’enfance. On nous inspirait — surtout grand’mère qui y croyait le moins — que tous les hommes sont égaux, et que nous ne devions jamais l’oublier. Mais je savais que ceux qui parlaient ainsi ne le croyaient point.

Je me souviens qu’une fois, Sacha Golitzine qui jouait avec moi me poussa et me fit mal.

— Comment oses-tu ?

— C’est par hasard ; qu’est-ce que cela fait ?

Je sentis que d’offense et de colère mon sang m’affluait au cœur. Je me plaignis à Nicolas Ivanovitch, et je n’eus point honte quand Golitzine me demanda pardon.

Assez pour aujourd’hui ; la chandelle est presque consumée et je dois encore tailler des allumes. La hache est ici, mais je n’ai rien pour l’aiguiser ; du reste je ne sais pas le faire.


17 décembre. Pendant trois jours je n’ai rien écrit. J’étais souffrant. J’ai lu l’évangile, mais sans parvenir à éveiller en moi la compréhension de ce livre, cette communion avec Dieu que j’avais sentie auparavant. Jadis, plusieurs fois il m’était arrivé de penser que l’homme ne peut ne pas avoir de désirs. J’en eus toujours. Autrefois j’ai désiré la victoire sur Napoléon, la pacification de l’Europe ; j’ai désiré m’affranchir de la couronne, et mes désirs, ou étaient réalisés, et alors ils cessaient de m’intéresser, ou devenaient irréalisables et j’y renonçais. Mais tant que le désir était en voie de réalisation, ou s’il devenait irréalisable, il en paraissait de nouveaux ; et cela fut toujours ainsi avec moi. Maintenant je désirais le froid ; il est venu. Je désirais la solitude, je l’ai presque obtenue. À présent je désire écrire ma vie, et le faire de la façon la meilleure pour être utile aux hommes, et si ce vœu se réalise, ou si j’y dois renoncer, de nouveaux désirs paraîtront. Toute la vie est en cela. Alors voici ce qui m’est venu en tête : si toute la vie est dans la conception des désirs, et la joie de la vie dans leur réalisation, n’existe-t-il point toujours un désir propre à l’homme, qui toujours se réalise ou approche de la réalisation ? J’ai pensé qu’il en serait ainsi pour un homme qui désirerait la mort. Toute la vie serait rapprochement vers la réalisation de ce désir. Et ce désir serait sûrement réalisé. D’abord cela m’a paru étrange ; mais en y réfléchissant, j’ai vu tout d’un coup qu’il en est ainsi, que rapprochement vers la mort est le seul désir raisonnable de l’homme ; non le désir de la mort elle-même, mais de ce mouvement de la vie qui mène à la mort. Ce mouvement, c’est la délivrance des passions et des tentations de ce commencement spirituel qui vit en chaque homme. Je le sens maintenant que je me suis affranchi de la plus grande partie de ce qui me cachait l’essence de mon âme, son unité avec Dieu, de ce qui me cachait Dieu. Je suis arrivé à cela inconsciemment. Mais si j’avais placé comme bonheur suprême (et cela est non seulement possible, mais cela doit être), si j’avais considéré comme tel l’affranchissement des passions, le rapprochement vers Dieu, alors tout ce qui m’aurait amené à la mort : la vieillesse, la maladie, aurait été la réalisation de mon seul et principal désir. C’est ainsi, et je le sens quand je me porte bien. Mais quand, comme hier et avant-hier, je souffre de l’estomac, je ne peux provoquer en moi ce sentiment, et, bien que je ne résiste pas à la mort, je ne puis désirer m’en approcher. Oui, un état pareil est un état de sommeil moral. Il faut attendre tranquillement.

Je continue mon récit. Ce que j’ai écrit de mon enfance, je le tiens des autres, et souvent ce qu’on m’a raconté de moi se confond avec ce que j’ai éprouvé, de sorte que, parfois, je ne sais pas définir ce que j’ai réellement vécu et ce que j’ai entendu raconter. Ma vie, toute ma vie, depuis ma naissance jusqu’à ce jour, me rappelle un pays tout couvert d’un brouillard épais, comme par exemple après la bataille livrée sous Dresde ; tout est caché, on ne voit rien, et, soudain, par-ci par-là, se découvrent de petits îlots, « des éclaircies », dans lesquels on aperçoit des hommes séparés, des objets entourés de tous côtés d’un voile impénétrable.

Tels sont mes souvenirs d’enfance. Ces « éclaircies » dans l’enfance sont assez rares dans cette mer infinie de brouillard ou de fumée ; ensuite, elles sont de plus en plus nombreuses. Mais, même maintenant, il y a des moments qui ne laissent rien dans mon souvenir. Quant à mon enfance, elle présente extrêmement peu de ces éclaircies, et plus on recule dans l’enfance, moins il y en a. J’ai parlé de ces éclaircies de mon premier âge : la mort de Mme Benkendorf, mon frère, les adieux à mes parents, les imitations de Constantin. Maintenant, en songeant au passé, quelques autres souvenirs de cette époque me reviennent. Ainsi, par exemple, je ne me rappelle pas du tout quand parut Constantin, quand nous avons commencé à vivre ensemble ; cependant je me rappelle vivement qu’une fois, je n’avais pas plus de sept ans et Constantin en avait cinq, après les vêpres, la veille de Noël, nous allâmes nous coucher, et, profitant de ce que tout le monde était sorti de notre chambre, nous nous mîmes dans le même lit. Constantin, en chemise, était venu dans le mien. Alors nous commençâmes un jeu très gai qui consistait à se donner mutuellement des taloches sur le corps nu. Nous riions à en avoir mal au ventre et nous étions très heureux. Mais, tout d’un coup, entra Nicolas Ivanovitch, en caftan brodé d’or et orné de décorations, avec son énorme tête poudrée. Les yeux agrandis, il se jeta vers nous avec une expression d’horreur que je ne pouvais m’expliquer. Il nous sépara en nous promettant de nous punir et de se plaindre à grand’mère.

Un autre de mes souvenirs se rapporte à une époque un peu postérieure ; j’avais neuf ans. Il s’agit d’une dispute entre Alexandre Grigorovitch Orloff et Potemkine, dispute qui avait lieu chez notre grand’mère, en notre présence. C’était peu de temps avant le voyage de notre grand’mère en Crimée et notre premier voyage à Moscou.

Comme d’ordinaire, Nicolas Ivanovitch nous avait amenés chez grand’mère. Nous sommes dans une grande chambre au plafond sculpté et peint, pleine de gens. Ma grand’mère est déjà coiffée. Ses cheveux sont relevés haut sur le front et très habilement noués sur le sommet de la tête. Elle est assise, en peignoir blanc, devant une table tout en or. Ses femmes de chambre sont près d’elle et achèvent l’ornement de sa tête. Elle nous regarde en souriant, en continuant à parler à un général de haute taille, large d’épaules, portant le ruban de la Croix de Saint-André, et qui a sur la joue une énorme cicatrice allant de la bouche à l’oreille. C’était Orloff le Balafré.

C’était la première fois que je le voyais. Près de ma grand’mère sont ses levrettes. Michaud, ma favorite, bondit des genoux de grand’mère, s’élance sur moi et me lèche le visage. Nous nous approchons de grand’mère et baisons sa main blanche, potelée. La main se retourne, les doigts crochus me saisissent le visage et me caressent. Malgré les parfums, je sens l’odeur désagréable de grand’mère. Elle continue à regarder le Balafré et à causer avec lui.

— Quel gaillard ! dit-elle en me désignant. Vous ne l’aviez pas encore vu, comte ?

— Tous deux sont des gaillards, dit le comte, en nous baisant la main, à moi et à Constantin.

— Bon, bon, fit-elle à sa femme de chambre, Marie Stepanovna, une bonne personne, poudrée, qui me caressait toujours, et qui, maintenant, lui mettait sur la tête une coiffure.

Lanskoï s’approcha, lui tendit une tabatière ouverte. Grand’mère prisa, et, en souriant, regarda la bouffonne, Matriéna Denissovna, qui s’avançait.


(Le journal s’arrête ici.)

LE JOURNAL D’UN FOU


20 octobre 1883.


AUJOURD’HUI on m’a amené à la Chancellerie, pour examiner mon état mental. Les opinions étaient partagées. Ils ont discuté, puis décidé que je ne suis pas fou. Mais ils en ont décidé ainsi parce que, pendant l’examen, je me suis tenu sur mes gardes, mettant toutes mes forces à ne pas me montrer sous mon vrai jour. Je n’ai pas dit tout, par crainte de la maison des fous. Je crains que, là-bas, on ne m’empêche de poursuivre mon idée folle. Ils m’ont reconnu comme sujet à des arrêts de conscience, et encore quelque chose, mais sain d’esprit. Ils ont reconnu cela, mais moi, je sais que je suis fou. Le docteur m’a prescrit un traitement en m’assurant que, si je m’y soumets strictement, cela passera. Tout ce qui m’inquiète passera. Oh ! que ne donnerais-je pour que cela passe ; je souffre trop ! Je raconterai tout en ordre, comment et pourquoi je fus examiné à la Chancellerie, comment je devins fou et comment ma folie s’est trahie.

Jusqu’à l’âge de trente-cinq ans j’ai vécu comme tout le monde ; on ne remarquait en moi rien de particulier. Étant enfant, avant ma dixième année, il se manifesta en moi quelque chose de semblable à mon état actuel, et encore ce n’était que par accès et non constamment comme maintenant. Je me rappelle qu’une fois, j’avais cinq ou six ans, ma vieille bonne Eupraxie, une femme maigre, grande, la peau pendante sous le menton, en robe brune et un bonnet sur la tête, m’avait déshabillé et voulait me mettre au lit.

— Tout seul, tout seul, j’irai tout seul ! dis-je, et j’enjambai mon lit.

— Eh bien, Fedinka, couchez-vous, couchez-vous. Vous voyez, Mitia dort déjà, dit-elle en désignant de la tête mon frère.

Je sautai sur le lit toujours tenant sa main. Ensuite je lâchai sa main, gigotai sous la couverture, puis m’enveloppai. Et j’éprouvai un tel bien-être ! Tout d’un coup, je me tins tranquille et pleurai : « J’aime nounou ; nounou m’aime et elle aime Mitenka. Moi j’aime Mitenka ; Mitenka m’aime et aime nounou. Nounou aime Tarass et moi j’aime Tarass et Mitia l’aime aussi, et Tarass m’aime et aime nounou. Et maman m’aime, et elle aime nounou ; nounou aime maman, m’aime, aime papa ; tous aiment et tous sont heureux. »

Tout d’un coup j’entends entrer l’intendante ; en colère, elle crie quelque chose à propos du sucrier. Nounou répond aussi avec colère qu’elle ne l’a pas touché. Alors la peur me saisit. Je ne comprends pas ; la terreur, une terreur froide, m’envahit et j’enfonce ma tête sous la couverture. Mais même dans l’obscurité, sous la couverture, je ne me sens pas plus à l’aise. Je me rappelle avoir vu battre devant moi un enfant ; je me rappelle ses cris et le visage terrible qu’avait Foka, pendant qu’il le frappait. « Ah ! tu ne le feras plus ! Tu ne le feras plus ! » disait-il en continuant à frapper. L’enfant disait : « Je ne le ferai plus ! » Et lui continuait à le battre en répétant : « Tu ne le feras plus ! » Une sorte de folie m’envahit. Je me mis à sangloter, à sangloter, et, pendant longtemps, personne ne pouvait me calmer.

Eh bien, ces sanglots, ces désespoirs, étaient les premières manifestations de ma folie actuelle.

Je me souviens qu’une autre fois cela me prit en écoutant ce que ma tante nous racontait du Christ. Elle parlait et voulait s’en aller. Nous lui avons dit :

— Raconte encore quelque chose de Jésus-Christ.

— Non, maintenant je n’ai plus le temps.

— Si, raconte.

Mitia lui demandait aussi de raconter, et la tante se mit à nous répéter ce qu’elle nous avait déjà dit. Elle raconta qu’on l’avait tourmenté, battu, crucifié, et que lui continuait à prier et leur pardonnait.

— Tante, pourquoi donc l’a-t-on tourmenté ?

— C’étaient des hommes méchants.

— Mais lui, il était bon…

— Eh bien, assez ; il est huit heures passées, vous entendez ?

— Pourquoi l’ont-ils battu ? Il avait pardonné, alors pourquoi le battait-on ? Est-ce qu’il avait mal ? Tante, a-t-il souffert ?

— Voyons, assez. Je vais aller prendre le thé.

— Mais ce n’est peut-être pas vrai ? On ne l’a peut-être pas battu ?

— Je vous dis, assez…

— Non, tante, ne t’en va pas.

Et de nouveau ma folie me reprit, je sanglotai, sanglotai, puis commençai à me frapper la tête contre les murs.


Voilà comment se manifestait ma folie dans l’enfance. Mais à partir de l’âge de quatorze ans, quand la passion sexuelle s’éveilla en moi et que je m’adonnai au vice, tout cela disparut, et j’étais un garçon comme tous les autres. Comme tous, nous étions élevés avec une nourriture grasse, abondante ; nous étions gâtés : aucun travail manuel et toutes les tentations possibles pour enflammer la sensualité ; de plus, nous étions entourés de pareils enfants gâtés. Les garçons de mon âge m’apprirent le vice et je m’y livrai. Plus tard ce vice se remplaça par un autre : je connus les femmes. Et ainsi, en cherchant les plaisirs et les trouvant, je vécus jusqu’à trente-cinq ans. J’étais tout à fait bien portant, sans aucun indice de folie.

Ces vingt années de ma vie d’homme bien portant ont passé pour moi de telle façon que je ne me rappelle presque rien ; et ce que je me rappelle me cause maintenant de la tristesse et du dégoût.

Comme tous les garçons de notre milieu, sains d’esprit, j’entrai au lycée, puis à l’université où je terminai les cours de la faculté de droit. Ensuite je servis quelque temps, puis je fis connaissance de ma femme actuelle et me mariai. Je servais à la campagne, comme on dit : j’élevais mes enfants, je m’occupais de mes biens, et j’étais juge de paix. La dixième année de mon mariage je fus repris, pour la première fois depuis mon enfance, d’un accès de folie. Avec l’argent provenant de l’héritage fait par ma femme, uni à celui qu’on m’avait versé pour les terres rachetées lors de l’émancipation, nous avions résolu, ma femme et moi, d’acheter un domaine. J’étais très désireux, comme cela devait être, d’augmenter notre fortune, et je tenais à le faire de la façon la plus intelligente, mieux que les autres. Je me renseignais partout où l’on vendait des propriétés et lisais les annonces des journaux. Je voulais acheter de telle façon que la vente du bois de la propriété pût couvrir le prix d’achat, de sorte que la propriété me serait restée pour rien. Je cherchais un imbécile n’y comprenant rien, et, comme il me sembla, je le trouvai. Dans le gouvernement de Penza, on vendait une propriété avec un grand bois. D’après les renseignements que je m’étais procurés, le vendeur était précisément l’imbécile que je cherchais, et le bois paierait le prix de la propriété. Je fis mes préparatifs et partis. D’abord nous voyageâmes en chemin de fer (j’avais emmené mon domestique), ensuite avec des chevaux de poste. Le voyage m’était très agréable. Mon domestique, un garçon jeune, de bonne humeur, était aussi gai que moi. De nouveaux endroits, de nouvelles gens, tout nous réjouissait. Jusqu’à la propriété, il y avait plus de deux cents verstes. Nous résolûmes d’y aller sans nous arrêter sauf pour changer de chevaux. La nuit vint, nous allions toujours. Je commençais à somnoler, puis je m’endormis. Tout d’un coup, je m’éveillai. J’avais peur. Comme il arrive souvent, je m’étais éveillé, effrayé, excité, et il me semblait que je ne me rendormirais jamais. « Pourquoi vais-je ? Où vais-je ? » me passa-t-il tout d’un coup en tête. L’idée d’acheter à bon compte la propriété ne me déplaisait cependant point, mais, tout d’un coup, il me parut que je n’avais pas besoin d’aller dans ce trou, que je mourrais là-bas, dans cet endroit étranger. Et je sentis l’angoisse me saisir. Serge, mon domestique, s’éveilla. Je profitai de l’occasion pour causer avec lui. Je me mis à lui parler du pays que nous traversions. Il me répondit en plaisantant et j’éprouvai de l’ennui. Je parlai de ma famille, de la manière dont nous achetions la propriété, et j’étais surpris de la gaîté avec laquelle il me répondait. Tout lui paraissait bien et gai, et moi, tout me dégoûtait. Toutefois, pendant que je lui parlais, je me sentais mieux. Mais, outre que je m’ennuyais, je me sentais angoissé, je commençais à éprouver de la lassitude ; j’aurais voulu m’arrêter. Il me semblait que si je rentrais à la maison, voyais du monde et, principalement, m’endormais, cette angoisse passerait. Nous approchions d’Arzamass.

— Ne vaudrait-il pas mieux attendre ici, nous nous reposerions un peu ?

— Fort bien.

— Quoi ! Y a-t-il encore loin jusqu’à la ville ?

— De la station prochaine, sept verstes.

Le postillon était un homme posé, exact, mais taciturne. Il n’allait pas trop vite mais d’une façon ennuyeuse.

Nous nous mîmes en route. Je me taisais et me sentais plus à l’aise, parce que j’entrevoyais le repos et espérais que, là-bas, tout passerait. Nous avancions dans l’obscurité. Ces sept verstes me parurent sans fin. Nous approchions de la ville. Tout le monde dormait déjà. Dans l’obscurité parurent des maisonnettes, les grelots tintaient, et les sabots des chevaux, comme cela arrive dans le voisinage des maisons, résonnaient particulièrement. Par endroits se dressaient de grandes maisons blanches. Et tout cela n’était pas gai. J’attendais le relai, le samovar, et le repos — me coucher.

Enfin nous arrivâmes à une maison à colonnes. La maison était blanche, mais elle me parut effroyablement triste, si triste que je me sentis tout angoissé. Lentement je descendis de voiture.

Serge vivement, allègrement, retira de la voiture tout ce qu’il fallait ; il courait en frappant des bottes sur le perron. Mais le bruit de ses pas décidés me causait aussi de l’angoisse. J’entrai. Dans le petit couloir sommeillait un garçon du relai, ayant une tache sur la joue. Cette tache me parut horrible. Il me montra une chambre. La chambre était comme toutes les chambres. J’y entrai et me sentis encore plus angoissé.

— N’avez-vous pas une chambre pour me reposer ?

— Mais voilà, celle-ci.

C’était une chambre carrée, récemment blanchie. Je me souviens qu’il m’était très pénible que cette chambre fût carrée. Elle n’avait qu’une seule fenêtre avec des rideaux rouges ; une table en bois de bouleau, et un canapé aux côtés recourbés.

Nous entrâmes. Serge chauffa le samovar et prépara le thé. Je pris l’oreiller et m’allongeai sur le canapé. Je ne dormais pas ; j’écoutais comment Serge buvait son thé et m’invitait à boire. J’avais peur de me lever, de dissiper le sommeil, et j’avais peur de rester dans cette chambre. Je ne me levai pas et commençai à sommeiller. Il est probable que je m’endormis ; quand je m’éveillai il n’y avait personne dans la chambre et il faisait noir. De nouveau je m’éveillai comme dans la voiture. Je sentais qu’il ne m’était aucunement possible de m’endormir. « Pourquoi suis-je venu ici ? Où vais-je ? Me voilà ici. Aucune propriété, ni à Penza ni ailleurs, n’ajoutera ni ne diminuera rien en moi. J’en ai assez de moi. Je me suis à charge. Je veux m’endormir, m’oublier, et je ne puis pas, je ne puis pas m’en aller de moi-même. »

Je passai dans le couloir. Serge dormait sur un banc étroit, un bras ballant. Il dormait calmement. Le garçon à la joue tachée dormait aussi. J’étais allé dans le couloir pensant m’enfuir de ce qui me tourmentait, mais cela me suivait et envahissait tout mon être. J’avais encore plus peur.

« Mais quelle est cette sottise ? me dis-je. De quoi ai-je peur ? Pourquoi cette angoisse ? »

« On ne m’entend pas, répondit la voix de la mort. Je suis là. »

Un frisson parcourut mon corps.

Oui, la mort ! Elle viendra, elle est là et ne doit pas être. Si en effet je devais mourir, je n’aurais pas pu éprouver ce que j’avais éprouvé. Alors j’aurais peur ; tandis que maintenant je n’avais pas peur ; mais je voyais que la mort arrivait et en même temps je sentais qu’elle ne devait pas être. Tout mon être sentait le besoin de la vie, le droit à la vie, et, en même temps, sentait la mort qui était là. Ce déchirement intérieur était épouvantable. J’essayai de secouer ce cauchemar. Je trouvai un bougeoir de cuivre avec une chandelle à demi consumée. Je l’allumai. La lumière rougeâtre de la chandelle et sa dimension, un peu moindre que le bougeoir, tout me disait la même chose : Il n’y a rien dans la vie ; il y a la mort, et elle ne doit pas être. J’essayai de penser à ce qui me préoccupait, à l’achat, à ma femme… Non seulement il n’y avait rien de gai, mais tout cela était néant. L’horreur de voir disparaître ma vie obscurcissait tout.

Il fallait dormir. Je me couchai. Mais, aussitôt, je bondis d’effroi. L’angoisse, l’angoisse morale, comme l’angoisse physique avant la nausée. L’horreur et l’angoisse me saisirent. Il me semblait que c’était la mort qui me faisait peur, mais quand je me rappelais la vie, alors j’avais peur de cette vie qui meurt, et la vie et la mort se confondaient en moi. Quelque chose déchirait mon âme, mais ne pouvait la déchirer complètement. Une fois encore j’allai voir les dormeurs, une fois encore je tâchai de m’endormir ; toujours la même horreur, rouge, blanche, carrée. Quelque chose était en train de se déchirer et ne se déchirait pas. Angoissé, tourmenté, colère, je ne sentais pas en moi une once de bonté ; je sentais seulement la colère uniforme, tranquille contre moi et contre mon auteur. Qui est-ce qui m’a fait ? Dieu, dit-on… « Il faut prier, » me rappelai-je. Depuis longtemps, depuis une vingtaine d’années, je n’avais pas prié et ne croyais à rien, bien que, pour le monde, je communiasse chaque année. Je me mis à prier : « Seigneur Dieu, aie pitié de moi. Notre Père, Sainte-Vierge… » J’improvisai même des prières. Je me mis à faire des signes de croix et à m’incliner jusqu’à terre, en regardant autour de moi et craignant qu’on ne m’aperçût. Cela parut me distraire. La crainte d’être vu me distrayait. Je me couchai. Mais aussitôt dans le lit et les yeux fermés, le même sentiment d’horreur me saisit, me souleva. Je n’y tenais plus. J’éveillai le garçon de relai, Serge ; je donnai l’ordre d’atteler et nous partîmes.

À l’air, avec le mouvement, je me trouvai mieux, mais je sentais que quelque chose de nouveau envahissait mon âme et empoisonnait toute ma vie passée.

Vers la nuit nous arrivâmes à destination. Pendant toute la journée j’avais lutté contre mon angoisse et l’avais vaincue ; mais il restait dans mon âme un résidu affreux, comme si un malheur m’était arrivé, et la seule chose dont j’étais capable, c’était de l’oublier pour un moment. Mais il était là, au fond de mon âme, et me tourmentait.

Nous arrivâmes le soir. Un petit vieillard, le gérant, me reçut bien, quoique sans plaisir (il était ennuyé qu’on vendît la propriété). Il y avait des chambres propres, avec des sièges moelleux. Le samovar neuf brillait, le service à thé était de grande dimension ; il y avait du miel pour le thé. Tout était bien. Mais, comme s’il se fût agi d’une vieille leçon oubliée, j’interrogeai nonchalamment sur la propriété. Je ne me sentais pas en train. Cependant je m’endormis sans angoisse. Je l’attribuai à ce que j’avais prié avant de me coucher.

Je recommençai alors à vivre comme auparavant, mais la peur de cette angoisse restait désormais suspendue sur moi pour toujours. Je devais vivre sans m’arrêter, et, principalement, dans les conditions habituelles, vivre par habitude. De même qu’un écolier récite sans penser la leçon apprise par cœur, de même moi, pour ne pas retomber au pouvoir de cette horrible angoisse, parue la première fois à Arzamass, je devais vivre toujours de la même façon.

Je suis retourné chez moi, dispos. Je n’avais pas acheté la propriété, qui était trop chère pour moi ; et je repris ma vie d’autrefois avec cette seule différence que je commençai à prier et à fréquenter l’église. Il me semblait que c’était comme auparavant, mais je me rends compte maintenant que ce n’était pas comme auparavant. Avant je vivais, et je continuais à glisser sur les rails posés alors avec la force d’autrefois, mais je n’entreprenais plus rien de nouveau. Je prenais déjà moins de part à ce qui était commencé. Tout m’ennuyait. Je devins pieux. Ma femme l’ayant remarqué m’en fit l’observation et me le reprocha. À la maison l’angoisse ne reparut pas. Mais, une fois, je partis à l’improviste pour Moscou. J’avais fait mes préparatifs dans la journée et je partis le soir. Il s’agissait d’un procès. Je suis arrivé à Moscou de très bonne humeur. En route j’avais lié conversation avec un propriétaire du gouvernement de Kharkoff ; nous avions parlé des propriétés terriennes, des Canques, de l’hôtel où descendre, des théâtres. Nous avions décidé de nous arrêter dans un hôtel de la rue Miasnitzkaia, et, le soir même, d’aller entendre Faust. Nous arrivâmes. Je pris possession d’une petite chambre. J’avais dans les narines l’odeur lourde du couloir. Le portier apporta ma valise. La femme de chambre alluma la bougie. La bougie n’éclaira que quelques instants après ; au commencement, comme toujours, la flamme était faible. Dans la chambre voisine quelqu’un toussota, probablement un vieillard. La fille sortit. Le portier me demanda s’il fallait ouvrir la valise. La flamme de la bougie s’anima et éclaira le papier bleu à bandes jaunes, l’alcôve, la table dévernie, un petit canapé, une glace, une fenêtre et toute la petite chambre. Et, soudain, la frayeur d’Arzamass s’éveilla en moi. « Mon Dieu ! Comment passerai-je la nuit ici ? » pensai-je. — Ouvre, mon ami, dis-je au portier pour le retenir un peu. « Je m’habillerai le plus vite possible et irai au théâtre. »

Le portier ouvrit les bagages.

— Je t’en prie, mon ami, va chez le monsieur de la chambre No 8, qui est venu avec moi, et dis-lui que je suis prêt, et que je vais tout de suite passer le prendre.

Le portier sortit, et je commençai à m’habiller hâtivement, ayant peur de jeter un regard sur le mur. « Quelle sottise ! » pensai-je. « De quoi ai-je peur comme un enfant ? Je n’ai pas peur des revenants ? Oui, des revenants… Il vaudrait mieux avoir peur des revenants que de ce que je crains. Quoi ? Rien. Moi-même… Quelle sottise !… »

Je passai une chemise raide, empesée, froide, mis des boutons aux manchettes, pris ma redingote, des bottines neuves, et j’allai chez le propriétaire de Kharkoff. Il était prêt. Nous partîmes entendre Faust. En route il alla se faire friser les cheveux. Moi aussi, je me fis tailler les cheveux chez le coiffeur français ; je bavardai avec la Française, sa femme ; j’achetai des gants ; tout allait bien. J’avais totalement oublié ma chambre oblongue et l’alcôve. Au théâtre c’était aussi très agréable. Après le théâtre, le propriétaire de Kharkoff proposa de souper. Cela n’était pas dans mes habitudes, mais quand il me le proposa à la sortie du théâtre, je venais de me rappeler l’alcôve, aussi acceptai-je.

Il était une heure du matin quand nous rentrâmes. J’avais bu deux verres de vin, je n’étais pas accoutumé à cela, et j’étais gai. Mais aussitôt qu’entré dans le couloir, dont la lampe était baissée, je sentis l’odeur de l’hôtel, un frisson d’effroi parcourut mon dos. Cependant, il n’y avait rien à faire. Je serrai la main de mon compagnon et entrai dans ma chambre.

Je passai une nuit terrible, pire qu’à Arzamass. Ce n’est que le matin, quand derrière la porte le vieillard commençait déjà à toussoter, que je m’endormis, et encore, pas dans le lit, où je m’étais couché plusieurs fois, mais sur le divan.

Toute la nuit j’avais souffert intolérablement. De nouveau, de la façon la plus épouvantable, l’âme se détachait du corps. Je vis, j’ai vécu, je dois vivre, et autour la mort, l’anéantissement de tout. Pourquoi donc la vie ? Mourir ? Se tuer tout de suite ? J’ai peur. Attendre que la mort vienne ? J’ai peur encore davantage. Alors il faut vivre. Pourquoi ? Pour mourir ? Je ne pouvais sortir de ce cercle magique. Je prenais un livre, lisais ; j’oubliais pour une minute, et de nouveau la même question et la même horreur. Je me mettais au lit, je fermais les yeux, c’était encore pire. Dieu a fait cela, pourquoi ? On répond : N’interroge pas mais prie. Bon. J’ai prié, et je vais prier encore et encore, comme à Arzamass. Mais alors je priais tout simplement, comme un enfant ; maintenant la prière avait un sens : « Si Tu existes, révèle-Toi à moi. Pourquoi suis-je ? Oui suis-je ? » Je me prosternais ; je récitais toutes les prières que je savais, j’en composais et ajoutais : « Alors révèle-Toi, » et j’attendais la réponse. Mais la réponse ne venait pas, comme s’il n’y avait personne pouvant répondre. Et je restais seul avec moi-même. Alors je me donnai la réponse à la place de celui qui ne voulait pas répondre : « Pour vivre dans la vie future, » me répondis-je. « Alors pourquoi ce vague, cette torture ? Je ne puis croire à la vie future. J’y croyais quand je n’interrogeais pas de toute mon âme, mais maintenant je ne puis pas, je ne puis pas. Si tu existais, tu l’aurais dit à moi et aux autres hommes. Mais non, la seule chose qui existe de toi c’est le désespoir. Mais je ne le veux pas. » Je me suis révolté, je Lui ai demandé de se révéler à moi ; j’ai fait ce que font tous les fous, mais il ne s’est pas révélé. « Demandez et vous recevrez, » me rappelai-je, et je priai. Cette prière m’apporta non la consolation, mais le repos. Peut-être n’ai-je pas prié assez ? J’avais renoncé à Lui ; je ne croyais plus en Lui, cependant je priais. Mais Il ne se révéla point à moi. Je Lui adressai des reproches ; tout simplement je ne croyais pas en Lui.

Le lendemain, je fis mon possible pour terminer toutes mes affaires, afin de ne pas être obligé de passer la nuit à l’hôtel. Sans terminer tout, je repartis chez moi, dans la nuit. Je n’eus pas d’angoisse.

Après cette nuit passée à Moscou ma vie, qui commençait à changer depuis Arzamass, se modifia encore davantage. Je m’occupais encore moins des affaires ; je devenais apathique ; ma santé s’altérait. Ma femme exigeait que je me soignasse. Elle disait que mes raisonnements sur la foi et sur Dieu tenaient à ma maladie. Tandis que je savais que ma faiblesse et ma maladie venaient de ce que n’était pas résolue la question sur la foi et sur Dieu. Je m’efforçai de ne pas m’appesantir sur cette question, et je tâchai de vivre dans les conditions habituelles. J’allais à l’église tous les dimanches et jours de fêtes ; je communiais ; même je jeûnais, comme je le faisais depuis mon voyage à Penza, et je priais. Mais tout cela était machinal, je n’attendais rien de cela ; c’était comme si, au lieu de le déchirer, je faisais protester un billet à ordre malgré la certitude qu’il ne serait jamais payé. Je faisais tout cela machinalement. Je remplissais ma vie en m’occupant de mon domaine ; cela, à cause de la nécessité de la lutte, me répugnait, et je n’en avais pas le courage ; mais je lisais des revues, des journaux, des romans, je jouais aux cartes, et la seule manifestation de mon énergie c’était la chasse, par vieille habitude. Toute ma vie j’avais chassé.

Une fois, en hiver, un voisin, un chasseur, vint avec ses chiens pour chasser le loup. J’allai avec lui. Arrivés sur place, nous mîmes des raquettes et nous allâmes à l’endroit où étaient les loups. La chasse ne fut pas heureuse. Les loups avaient forcé la battue. Je l’entendis de loin, et suis allé dans la forêt en suivant la trace fraîche d’un lièvre. Cette trace me conduisit loin, sur une clairière. Là je l’aperçus ; mais tout d’un coup il fit un bond et disparut. Je retournai par la forêt. La neige était profonde, les raquettes s’y enfonçaient. La forêt devenait de plus en plus épaisse. Je commençais à me demander où j’étais. La neige avait tout changé ; et, tout d’un coup, je sentis que je m’étais perdu. Arriver à la maison, rejoindre les chasseurs… mais je n’entendais rien. J’étais exténué, tout en sueur. Si je m’arrête je puis geler. Avancer, les forces m’abandonnent. Je criai. Tout était silencieux. Personne ne répondit. Je retournai. Ce n’était pas encore là. Je regardai ; tout autour la forêt. On ne peut savoir où est l’Est, l’Ouest. De nouveau je retourne. Mes jambes sont fatiguées. J’ai peur. Je m’arrête, et toute l’horreur d’Arzamass et de Moscou me saisit, mais avec cent fois plus de force. Mon cœur bat, mes jambes flageolent. Mourir ici ? Je ne veux pas. Pourquoi la mort ? Qu’est-ce que la mort ? De nouveau je veux interroger, adresser des reproches à Dieu ; mais ici, tout d’un coup, je sentis que je n’osais pas, que je ne devais pas discuter avec lui, qu’il a dit ce qui est nécessaire et que moi seul suis coupable. Je me mis à implorer son pardon, et ressentis du dégoût pour moi-même. L’horreur ne dura pas longtemps. J’étais immobile. Je me suis ressaisi ; j’ai tourné d’un côté, et bientôt je me trouvai non loin de la lisière de la forêt.

J’atteignis la lisière et débouchai sur la route. Mes bras et mes jambes tremblaient toujours ; le cœur me battait, mais j’étais joyeux. Je retrouvai les chasseurs et, ensemble, nous retournâmes à la maison. J’étais gai. Je savais qu’il m’était arrivé quelque chose d’heureux que j’analyserais quand je me trouverais seul. Il en fut ainsi. Je restai seul dans mon cabinet et me mis à prier en demandant pardon et me rappelant mes péchés. Il me semblait qu’ils étaient peu nombreux. Mais je me les rappelai et ils me causèrent du dégoût.


Depuis, j’ai commencé à lire les saintes écritures. La Bible m’était incompréhensible, me scandalisait ; mais l’Évangile m’attendrissait. Je lisais surtout la vie des saints et cette lecture me consolait, en m’offrant des exemples qui me paraissaient de plus en plus imitables. À partir de ce moment, les affaires de ma propriété et de ma famille m’intéressèrent de moins en moins ; elles me répugnaient même. Tout me paraissait mal. Comment les choses devaient-elles être, je l’ignorais, mais ce qui était jusqu’alors ma vie cessait de l’être. Je m’en rendis compte quand, de nouveau, je voulus acheter une propriété. Non loin de nous on vendait dans de bonnes conditions une terre. J’allai la voir. Tout allait bien ; tout se présentait avantageusement ; ce qui, surtout, était avantageux, c’était que les paysans n’avaient de terre qu’en potagers ; j’en conclus que pour avoir le droit de faire paître leurs bêtes, ils devaient travailler dans les champs du propriétaire. C’était bien ainsi. J’avais apprécié cela tout de suite, par vieille habitude, et cela me plaisait. Mais en revenant à la maison je rencontrai une vieille femme qui me demanda le chemin. Je causai avec elle ; elle me raconta sa misère. J’arrivai à la maison. En commençant à exposer à ma femme combien avantageux était cet achat, j’eus honte. Je fus dégoûté de la propriété, et je dis que je ne pouvais l’acheter parce que notre avantage serait basé sur la misère et la souffrance des gens. Je dis cela, et, tout d’un coup, la vérité de ce que je disais m’éclaira. La vérité principale que les paysans, comme nous, désirent vivre, qu’ils sont des hommes, nos frères, les fils du Père, comme il est dit dans l’Évangile. Tout d’un coup ce fut comme si quelque chose qui m’oppressait, qui me serrait depuis longtemps, se détachait ; comme si quelque chose était né en moi.

Ma femme se fâcha, me fit des reproches. Je me sentais joyeux. C’était le commencement de ma folie. Mais ma folie complète ne se manifesta qu’un mois après cela.

Elle débuta ainsi. J’étais allé à l’église où j’avais entendu la messe très bien, et j’étais attendri. À un moment donné on m’apporta le pain de la communion ; ensuite on alla baiser la croix. On se pressait. À la sortie de l’église se trouvaient des mendiants. Tout d’un coup, il me parut clair que tout cela ne devait pas être, que cela n’était pas, qu’il n’y avait pas la mort ni la peur de la mort. Il n’y avait plus en moi le déchirement ancien, et je ne craignais plus un malheur. Ici la lumière m’éclaira tout à fait et je devins ce que je suis. S’il n’y avait rien de tout cela, alors, cela ne pourrait être en moi. Ici même, sur le parvis, je distribuai aux mendiants tout ce que j’avais sur moi, trente-six roubles, et je rentrai à la maison, à pied, en causant avec le peuple.

DEUX PÈLERINS



DEUX hommes, le sac sur le dos, cheminaient sur la route poudreuse, entre Moscou et Toula. L’un d’eux, un jeune homme, portait une pelisse courte de peau de mouton et un pantalon de velours. Au-dessous de son bonnet de paysan, neuf, des lunettes couvraient ses yeux. L’autre était un homme d’une cinquantaine d’années, d’une beauté remarquable, à la longue barbe grisonnante ; il était vêtu d’un froc ceint d’une courroie, et sur ses longs cheveux grisonnants était posé un haut bonnet rond, noir, comme en portent les sacristains de couvents.

Le jeune homme était jaune, pâle, couvert de poussière, et paraissait se traîner à peine sur ses jambes. Le vieillard marchait gaillardement, en bombant sa poitrine et balançant ses bras. On eût dit que la poussière n’osait pas souiller son beau visage et que son corps n’avait pas le droit de connaître la fatigue.

Le jeune homme, Serge Vassilievitch Borzine, était docteur de l’Université de Moscou. Le vieillard était un lieutenant d’infanterie en retraite, en service du temps d’Alexandre, ancien moine chassé du couvent pour inconduite, mais qui avait conservé l’habitude de porter l’habit religieux. Il s’appelait Nicolas Pétrovitch Serpoff.

Voici comment ces deux hommes s’étaient rencontrés. Serge Vassilievitch, après avoir terminé sa thèse et écrit quelques articles dans les revues de Moscou, s’en alla à la campagne, afin, disait-il, de se plonger dans le fleuve de la vie du peuple et de se rafraîchir dans les flots du courant populaire. Au bout d’un mois passé à la campagne dans l’isolement absolu, il écrivit à son camarade en littérature et directeur de sa revue, la lettre suivante :

« Cher monsieur et ami Ivan Finoguéitch, — Nous ne devons et ne pouvons prévoir ni résoudre la question dont la solution se trouve dans le tréfonds mystérieux de la vie du peuple russe. Il est nécessaire d’étudier profondément plusieurs des côtés différents de l’esprit russe et ses manifestations. Le détachement de la vie… Les réformes de Pierre le Grand, etc.. »

Le sens de cette lettre était que Serge Vassilievitch, après avoir pénétré dans la vie du peuple, s’était convaincu que le problème de la destination du peuple russe était beaucoup plus profond et difficile qu’il ne l’avait supposé. En conséquence, pour résoudre ce problème, il croyait nécessaire d’entreprendre un voyage à pied à travers toute la Russie, et il demandait à son ami d’attendre, pour aborder cette question, la fin de son voyage, lui promettant d’exposer alors, dans une série de longs articles, ce qu’il aurait appris.

Aussitôt qu’il eut écrit cette lettre, Serge Vassilievitch s’occupa des préparatifs matériels du voyage, et, quelque pénible que cela fût pour lui, il dut songer lui-même aux détails de sa mise. Il se procura une pelisse de peau de mouton, des bottes à clous, un bonnet, et, se cachant de ses domestiques, il se regarda longuement devant une glace. Il ne pouvait pas supprimer les lunettes, il était très myope. Une autre partie des préparatifs consistait à s’assurer l’argent pour la route, au moins 300 roubles. Il n’y avait pas d’argent au bureau. Serge Vassilievitch fit mander le staroste et le commis, et trouvant d’après les livres qu’il devait y avoir 180 tchetvert[8] d’avoine, il donna l’ordre de les vendre. Le staroste fit observer que cette avoine avait été laissée pour les semences. Alors Serge Vassilievitch, ayant parcouru le registre des seigles, trouva là 160 tchetvert de seigle. Il demanda si ce seigle suffirait pour les semailles, à quoi le staroste lui répondit par la question s’il ne voulait pas ordonner d’ensemencer le vieux seigle ? Le résultat de l’entretien fut que le staroste comprit que Serge Vassilievitch s’entendait moins qu’un enfant à l’exploitation ; et Serge Vassilievitch comprit que le seigle était déjà ensemencé et qu’ordinairement on semait le grain de la nouvelle récolte, de sorte que ces 160 tchetvert pouvaient être vendus. L’argent reçu, Serge Vassilievitch se préparait à partir, quand, un soir, il entendit dans l’office une voix inconnue, et le vieux serviteur de son père, Stepan, entra chez lui en annonçant :

— Nicolas Pétrovitch Serpoff !

— Qui est-ce, Nicolas Pétrovitch ?

— Comment ! Nicolas Pétrovitch, celui qui venait encore comme moine chez votre père.

— Je ne me rappelle pas. Que me veut-il ?

— Il désire vous voir. Il me semble qu’il a le cerveau fêlé.

Nicolas Pétrovitch entra dans la chambre. Il fit un large salut en frappant du pied.

— Voyageur Serpoff. — Il lui tendit la main. — Partout l’ignorance. Beau prêcher en Russie, aucune instruction… Russie stupide… Paysan laborieux… Russie stupide… N’est-ce pas Serge Vassilievitch ? J’ai connu votre père. Il me disait parfois : Celui-ci ira loin. Pourquoi êtes-vous costumé ainsi ? Moi j’aime à la Souvoroff. Pourquoi ?

— Je vais voyager.

— Moi aussi, je voyage. Je suis un voyageur. Je fus en Grèce, à Athos, mais je n’ai vu rien de meilleur et de plus juste que le paysan russe.

Nicolas Pétrovitch s’assit, demanda de l’eau-de-vie, puis se coucha. Serge Vassilievitch n’en revenait pas. Le lendemain, Nicolas Pétrovitch écoutait ; Serge Vassilievitch parlait. Son interlocuteur entendit toutes ses théories et apprit le but de son voyage. Il approuva tout et se proposa comme compagnon. Serge Vassilievitch accepta, un peu parce qu’il ne pouvait se débarrasser de lui, un peu parce que Nicolas Pétrovitch, malgré sa demi-folie, savait flatter, et surtout parce que Serge Vassilievitch voyait dans ce moine la manifestation de la nature remarquablement généreuse mais désordonnée de l’homme russe.

Ils partirent. Au moment où nous les avons rencontrés sur la grande route ils arrivaient à la première halte de leur itinéraire, après un parcours de vingt-deux verstes.

Nicolas Pétrovitch but un petit verre au débit. Il était gai.

KHODYNKA

KHODYNKA

— Je ne comprends pas cette obstination. Pourquoi veux-tu veiller toute la nuit et aller, à la première heure, te mêler au peuple, quand tu peux tranquillement, demain, aller dans la tribune impériale avec tante Véra ? Et là tu verras tout. Je t’ai déjà dit que Berr m’a promis de t’accompagner, et, comme demoiselle d’honneur de l’impératrice, c’est ton droit.

Ainsi parlait le prince Paul Golitzine, très connu dans toute la haute société, qui l’avait surnommé « Pigeon », à sa fille de vingt-trois ans, Alexandra, que ses familiers appelaient Rina.

Cette conversation avait lieu le soir du 17 mai 1893, à Moscou, la veille de la fête populaire du couronnement. Voici de quoi il s’agissait : Rina, une forte et belle jeune fille, au profil caractéristique des Golitzine, nez busqué d’oiseau de proie, avait déjà passé la période d’enthousiasme pour les bals et les soirées, et était, ou du moins se croyait, une femme avancée, aux idées populistes. Elle était fille unique et favorite de son père et faisait tout ce qu’elle voulait. L’idée lui était venue d’aller à la fête populaire avec son cousin, non à midi, avec toute la Cour, mais avec le peuple, avec le portier, le palefrenier de la maison qui voulaient assister à la fête et partir de très bonne heure.

— Mais, père, je ne veux pas regarder le peuple ; je veux être avec lui… Je désire me rendre compte de ses sentiments envers le jeune tzar. Ne peut-on pas, au moins une fois…

— Eh bien, fais ce que tu voudras. Je connais ton obstination.

— Ne te fâche pas, mon cher papa. Je te promets d’être raisonnable, et Alec sera avec moi.

Quelque étrange et saugrenue que parut au père cette idée, il dut en passer par là.

— Sans doute, prends, répondit-il à sa question si elle pouvait prendre leur remise. — Tu iras en voiture jusqu’à Khodynka, et tu la renverras.

— Entendu. Alors tout va bien.

Elle s’approcha de son père. Par habitude il fit sur elle un signe de croix ; elle baisa sa longue main blanche, et ils se séparèrent.


Le même soir, dans le logement que louait Marie Iakovlevna à des ouvriers d’une fabrique de cigarettes, on causait également de la fête du lendemain. Émelian Iagodny était dans sa chambre avec des camarades qui s’étaient réunis chez lui, et ils convenaient de l’heure de sortir.

— Je crois qu’il vaut mieux ne pas se coucher, autrement on peut dormir trop tard, disait Jacques, un garçon très gai, qui logeait derrière la cloison.

— Pourquoi ne pas dormir ? objecta Émelian. Nous sortirons à l’aube. Les camarades l’ont dit.

— Alors, si l’on se couche, il faut se coucher tout de suite. Seulement, Sémionitch, éveille-moi.

Sémionitch, c’est-à-dire Émelian, promit ; et lui-même, prenant de sa table des fils de soie, s’approcha de la lampe et se mit à coudre un bouton à son pardessus d’été. Cela fait, il prépara son habit des dimanches et le posa sur le banc ; puis il brossa ses bottes ; ensuite il fit sa prière, c’est-à-dire récita le Pater et l’Ave, dont il ne comprenait pas le sens, et qu’il n’avait jamais cherché à comprendre ; enfin, ayant ôté ses bottes et son pantalon, il se coucha sur le matelas aplati de son lit grinçant.

« Pourquoi pas, pensa-t-il. Il y a des gens qui ont de la chance. Peut-être moi aussi aurai-je un billet de loterie. (Le bruit courait parmi le peuple que, sauf les cadeaux, on distribuait aussi des billets de loterie.) Je ne demande pas des dix-mille roubles, mais au moins cinq cents. Ce que je ferais si j’avais cet argent ! J’enverrais aux vieux ; je ferais revenir ma femme. Est-ce une vie d’être toujours séparés ! Je m’achèterais une bonne montre. Je ferais faire une pelisse pour elle et une pour moi. Tandis que maintenant, on traîne, on traîne, et c’est toujours la misère… »

Et il se voit se promenant au jardin Alexandre avec sa femme. Il voit ce même agent de police qui, cet été, l’avait arrêté parce qu’il était ivre-mort ; cet agent n’est plus agent mais général, et l’invite à venir au restaurant entendre l’orchestre. Et l’orchestre joue, et on dirait une pendule qui frappe les heures…

Sémionitch s’éveille. Il entend que la pendule sonne, que, derrière la porte, la logeuse Marie Iakovlevna tousse, et que, par la fenêtre, il fait déjà plus clair qu’hier soir. « Pourvu que je n’aie pas manqué l’heure ! »

Émelian se lève, va pieds nus derrière la cloison, éveille Jacques. Il graisse ses cheveux, s’habille, se peigne, et se regarde dans son miroir cassé.

— « Pas mal ! Je suis assez bien. C’est pourquoi les femmes m’aiment. »

Il va chez la logeuse. Comme c’était convenu la veille, il prend dans son sac un gâteau, deux œufs, du jambon, une demi-bouteille d’eau-de-vie ; et l’aube blanchit à peine quand lui et Jacques sortent de la cour, se dirigeant vers le parc Pétrovsky. Ils ne sont pas seuls. Devant, derrière, de tous côtés, sortent et se massent des hommes, des femmes, des enfants, tous gais, bien habillés et se dirigeant du même côté. Et on arrive ainsi jusqu’au champ de Khodynka. Le champ est déjà noir de monde. De différents côtés s’aperçoit de la fumée : la matinée est froide, et les gens se sont procuré du bois, des branchages, et ont fait des bûchers.

Émelian rencontra des camarades, et ensemble ils firent, eux aussi, un bûcher autour duquel ils s’assirent avec leurs provisions. Enfin paraît le soleil pur, clair, gai. On se met à chanter, on bavarde, on plaisante, on rit, on s’amuse de tout, on attend de la joie. Émelian boit avec ses camarades, fume une cigarette et se sent encore plus joyeux.

Tous étaient en fête, et parmi les ouvriers et leurs femmes endimanchés, on remarquait de riches marchands avec leurs épouses et leurs enfants qui s’étaient mêlés au peuple. Dans la foule circulait aussi Rina Golitzine, joyeuse, rayonnante à la pensée d’avoir atteint ce qu’elle voulait : fêter avec le peuple, dans le peuple, l’avènement au trône du tzar adoré de ses sujets. Elle se promenait avec son cousin Alec entre les bûchers.

— À votre santé ! mademoiselle, lui cria un jeune ouvrier de fabrique, en portant à ses lèvres un petit verre. — Ne voulez-vous pas trinquer avec nous ?

— Merci. Buvez à notre santé ! dit Alec, pour montrer qu’il connaissait les coutumes populaires. Et ils s’éloignèrent.

Par l’habitude d’occuper toujours les premières places, se frayant un chemin dans le champ, parmi la foule, à l’endroit où elle était déjà très compacte (la foule était si dense que, malgré la pureté de l’air matinal, une sorte de brouillard produit par la respiration des gens épaississait l’atmosphère), ils se dirigeaient vers la tribune impériale. Mais les agents de police ne leur permirent pas d’avancer.

— C’est bien. Je vous prie, retournons là-bas, dit Rina ; et ils retournèrent dans la foule.

— C’est un mensonge ! dit Émelian, assis avec ses camarades autour des victuailles étalées sur un papier. — C’est un mensonge ! dit-il en réponse au récit d’un ouvrier qui venait d’arriver et racontait ce que l’on distribuait au peuple.

— Comme je te le dis. Ce n’est pas d’après la loi, mais on donne. Je l’ai vu moi-même. Ils portent un paquet et un verre.

— Sans doute ces maudits employés, qu’est-ce que cela leur fait ? Ils donnent à qui ils veulent.

— Mais qu’est-ce que cela signifie ? Peut-on agir contre la loi ?

— Tu vois bien qu’on le peut.

— Allons, camarades, il n’y a pas à attendre. Tous se levèrent. Émelian glissa dans sa poche la bouteille contenant encore de l’eau-de-vie, et avança avec ses compagnons.

Ils avaient fait à peine vingt pas qu’il devint très difficile d’avancer à cause de la bousculade.

— Où vas-tu ?

— Et toi ?

— Quoi ! Tu n’es pas seul !

— Assez !

— Mon Dieu ! On étouffe ! prononça une voix de femme. Des cris d’enfants éclatèrent d’un autre côté.

— Que le diable t’emporte !…

— Mais enfin, il n’y a pas que toi ! On prendra tout… Je vais leur faire voir à ces diables !…

C’était Émelian qui criait et, avançant ses larges épaules, jouant des coudes, se frayait un chemin en avant, ne sachant lui-même pourquoi, et seulement parce que tous avançaient et qu’il lui semblait qu’il fallait absolument aller en avant. Derrière lui et de chaque côté se trouvaient des gens qui tous le poussaient, tandis que ceux qui étaient devant ne bougeaient pas et ne laissaient pas avancer. Tous criaient, geignaient, poussaient des Oh ! Émelian, les sourcils froncés, se taisait, serrait ses fortes dents, et, sans se décourager, jouait des coudes et, bien que lentement, avançait. Soudain tout s’ébranla, et, avec une sorte de balancement, il se fit un mouvement en avant et à droite. Émelian regarda de ce côté et aperçut un objet quelconque qui passait au-dessus de la foule. Un second suivit, puis un troisième. Il ne se rendit pas compte de ce que c’était, mais, très près de lui, une voix s’écria :

— Maudits diables ! Ils jettent dans le peuple !…

Et là où tombaient les sacs renfermant les cadeaux, on entendait des cris, des rires, des pleurs et des gémissements. Quelqu’un poussa fortement Émelian dans le côté. Il devint encore plus sombre et plus furieux. Mais avant qu’il ait eu le temps de se remettre de ce coup, quelqu’un lui marcha sur les pieds, et son paletot, son paletot neuf, s’accrocha à quelque chose et se déchira. La colère le gagna, et, de toutes ses forces, il se mit à pousser ceux qui étaient devant lui. Juste à ce moment il arriva quelque chose qu’il ne parvint pas à comprendre : à l’instant il n’y avait rien devant lui, sauf des dos humains, et voilà que maintenant, tout d’un coup, il voyait devant lui des tentes, ces mêmes tentes où devait avoir lieu la distribution des cadeaux. Il s’en réjouit, mais sa joie fut de courte durée, car bientôt il comprit qu’il apercevait tout cela uniquement parce que la foule s’était approchée du fossé, que tous ceux qui étaient devant venaient d’y tomber, et que lui-même allait être renversé sur ces gens, tandis que sur lui tomberaient ceux qui étaient derrière lui. Alors, pour la première fois, la peur le saisit. Il tomba. Une femme en châle tapis tomba sur lui. Il se dégagea et voulut retourner ; mais on le pressait par derrière, et il n’avait pas la force de résister. Il s’élança en avant, mais ses pieds enfonçaient dans quelque chose de mou : il piétinait des hommes. On lui saisissait la jambe ; on criait ; mais il ne voyait rien, n’écoutait rien et avançait en marchant sur les gens.

— Mes frères ! Prenez ma montre… Elle est en or… Mais sauvez-moi, mes frères ! cria un homme près de lui.

« Il ne s’agit pas de montre maintenant, » pensa Émelian, et il continua à se frayer un chemin pour passer de l’autre côté du fossé.

Dans son âme s’agitaient deux sentiments, et tous deux pénibles. L’un, la crainte pour soi, pour sa vie ; l’autre la colère contre tous ces hommes devenus fous qui le pressaient. Cependant, le but qu’il s’était assigné depuis le commencement : arriver jusqu’aux tentes, recevoir le sac de gâteaux avec, dedans, un billet de loterie, ce but l’attirait. Les tentes étaient déjà à portée de vue. On voyait les employés chargés de la distribution des cadeaux, on entendait les cris de ceux qui étaient parvenus jusqu’aux tentes ; on percevait les craquements des passerelles de bois sur lesquelles se pressait la foule. Émelian fit un effort, et il ne lui restait plus à faire que vingt pas quand, tout à coup, il entendit sous ses pieds, ou plutôt, entre ses pieds, des cris et des pleurs d’enfant. Émelian regarda. Un enfant, les cheveux en désordre, la blouse déchirée, couché sur le ventre, criait désespérément et s’agrippait à ses jambes. Quelque chose frappa Émelian au cœur. La peur pour sa propre personne disparut, ainsi que la colère contre les hommes. Il eut pitié de l’enfant. Il se pencha, le saisit sous le ventre, mais les gens qui étaient derrière lui le poussaient tellement que lui-même faillit tomber et laissa échapper l’enfant. Mais rassemblant toutes ses forces, de nouveau il saisit l’enfant et le hissa sur son épaule. Ceux qui poussaient se mirent à pousser plus modérément et Émelian porta l’enfant.

— Donne-le ici ! cria un cocher qui se trouvait à côté d’Émelian. Il prit l’enfant et l’éleva au-dessus de la foule.

— Passez-le par-dessus les gens !

Et, se retournant, Émelian vit l’enfant emporté de plus en plus loin, tantôt plongeant dans la foule, tantôt émergeant au-dessus des épaules et des têtes des gens.

Émelian continua à avancer.

Il était impossible de ne pas suivre le mouvement, mais maintenant ni le cadeau, ni le fait d’arriver jusqu’aux tentes, ne lui faisait plaisir. Il pensait à l’enfant et aussi à ce qu’était devenu Jacques, et à ces gens écrasés qu’il avait vus en traversant le fossé. Parvenu à une tente, il reçut un sac et un gobelet de verre. Mais cela ne le réjouissait plus. Ce qui, au premier moment, lui fut agréable, c’était d’en avoir fini avec l’écrasement, de pouvoir respirer et se mouvoir. Mais cette joie aussi disparut vite à cause de ce qu’il aperçut ici. Une femme en robe à rayures déchirée, chaussée de bottines à boutons, les cheveux blonds défaits, était couchée sur le dos, les pieds dressés. Une main reposait sur l’herbe, l’autre était crispée au bas de la poitrine ; le visage n’était point pâle, mais bleuâtre, comme sont toujours ceux des cadavres. Cette femme avait été la première mortellement écrasée et jetée ici, devant la tribune impériale. Pendant qu’Émelian la regardait, deux agents se tenaient près d’elle et un inspecteur de police donnait des ordres. Au même moment parurent les cosaques ; leur chef leur ordonna quelque chose, et ils s’élancèrent sur Émelian et d’autres gens qui se trouvaient là et les repoussèrent dans la foule. Émelian tomba de nouveau ; de nouveau il se sentit écrasé ; de nouveau des cris, des gémissements de femmes et d’enfants, de nouveau les uns écrasant les autres et ne pouvant faire autrement. Mais Émelian ne ressentait plus maintenant ni peur pour lui ni colère contre ceux qui le bousculaient. Il n’avait qu’un seul désir : s’en aller, se débarrasser de tout cela, examiner ce qui se passait dans son âme, fumer et boire. Il avait une envie terrible de fumer et de boire. Enfin il obtint ce qu’il voulait : il gagna le large, alluma une cigarette et but.


Avec Alec et Rina, il était arrivé autre chose. Ils n’attendaient aucun cadeau et marchaient dans la foule qui s’amassait, en parlant aux femmes, aux enfants, quand, tout à coup, le peuple s’était rué vers les tentes où, disait-on, les employés distribuaient des cadeaux autres que ceux officiellement promis.

Rina n’eut pas le temps de se retourner qu’elle était séparée d’Alec et entraînée dans la foule. L’horreur la saisit. Elle voulut se maîtriser, mais, n’y parvenant pas, elle se mit à crier, à demander grâce ; mais il n’y avait point de grâce à attendre. On la pressait de plus en plus, sa robe était déchirée, son chapeau arraché. Elle n’aurait pu l’affirmer, mais il lui sembla qu’on lui avait arraché sa montre et sa chaîne. Elle était très forte et aurait pu résister, mais l’état d’angoisse dans lequel elle se trouvait était si épouvantable qu’elle ne pouvait pas respirer. Déchirée, pressée de tous côtés, elle tenait bon quand même, mais, quand les cosaques chargèrent la foule pour la disperser, son désespoir devint tel que ses forces l’abandonnèrent, et elle s’évanouit. Elle tomba et ne se rappela rien de plus.

Quand elle reprit ses sens, elle était étendue sur le dos, sur l’herbe. Un homme, qui paraissait être un ouvrier, avec une barbiche, en paletot déchiré, était accroupi devant elle et lui aspergeait le visage avec de l’eau dont il avait rempli sa bouche. Quand elle ouvrit les yeux, l’homme se signa et cracha l’eau. Cet homme était Émelian.

— Qui êtes-vous ? Où suis-je ?

— Vous êtes à Khodynka. Et moi ? Moi je suis un homme. On m’a aussi pas mal bousculé. Mais nous autres nous pouvons supporter tout, dit Émelian.

— Et qu’est-ce que c’est que ça ? Rina indiqua une quantité de petites pièces de monnaie posées sur son ventre.

— Ça ? Les gens vous croyaient morte, alors ils donnaient pour les funérailles. Et moi, quand je vous ai regardée : non, me suis-je dit, elle vit encore ; et je me suis mis à vous arroser avec de l’eau.

Rina jeta un regard sur elle et remarqua qu’elle était tout en lambeaux, la poitrine à demi-nue. Elle eut honte. L’homme comprit et lui rajusta ses vêtements.

— Ce n’est rien, mademoiselle. Tu seras vivante. Un grand nombre de personnes s’approchèrent, ainsi qu’un agent de police. Rina s’assit sur le sol, et donna son nom et son adresse. Émelian alla chercher une voiture. Une grande foule s’était assemblée.

Quand Émelian arriva avec la voiture, Rina se leva. On voulut la faire monter, mais elle monta seule. Elle avait seulement honte à cause de sa robe déchirée.

— Et où est ton frère ? demanda une des femmes qui s’étaient approchées de Rina.

— Je ne sais pas, je ne sais pas, prononça-t-elle avec désespoir. (À la maison elle apprit qu’Alec, tout au commencement de la catastrophe, avait réussi à sortir de la foule et était rentré chez lui indemne.)

— C’est lui qui m’a sauvée, dit Rina. Sans lui je ne sais pas ce qui me serait arrivé. Comment vous nomme-t-on ? demanda-t-elle à Émelian.

— Moi ? Pourquoi ?

— C’est une princesse, très riche, dit une femme.

— Accompagnez-moi chez mon père, il vous remerciera.

Tout d’un coup dans l’âme d’Émelian jaillit quelque chose de fort, qu’il n’aurait pas changé contre le gros lot de deux cent mille roubles.

— Quoi ! Non, mademoiselle, va chez toi. Il n’y a pas de quoi remercier.

— Non, non ; je ne serai pas tranquille…

— Adieu, mademoiselle. Dieu te garde. Seulement n’emporte pas mon paletot.

Et il eut un tel sourire joyeux que Rina se le rappelait comme consolation dans les moments les plus pénibles de sa vie.

LA MÈRE

LA MÈRE


INTRODUCTION


JE connaissais Marie Alexandrovna depuis son enfance. Comme il arrive souvent entre jeunes gens, des relations très amicales s’étaient établies entre nous. Mais il n’y eut jamais rien de semblable à un flirt, excepté une fois, à une soirée chez nous à laquelle assista toute la famille de Marie Alexandrovna, et où l’on joua aux « Dames et Cavaliers ». Elle était alors une fillette de quinze ans, aux gros bras rouges, et avec ses jolis yeux noirs et sa longue tresse brune, elle produisit sur moi une telle impression que, ce soir-là, je m’imaginai que j’étais amoureux d’elle. Mais cela ne dura que cette soirée. Le reste du temps, pendant les quarante années de notre connaissance, il n’y eut entre nous que ces bons rapports amicaux entre hommes et femmes qui s’estiment mutuellement, et qui sont particulièrement agréables parce qu’il sont totalement étrangers à l’amour.

Tels étaient mes rapports envers Marie Alexandrovna. Cette amitié m’a valu beaucoup de moments agréables et m’a appris quantité de choses. Je n’ai jamais connu de femmes personnifiant mieux qu’elle le type de la bonne épouse et de la mère. Par elle j’ai compris et appris beaucoup.

La dernière fois que je la vis c’était il y a un an, un mois avant sa mort que ni moi ni elle ne prévoyions. Elle venait de s’installer dans un pavillon attenant à un couvent d’hommes, seule avec sa cuisinière Barbe, et vivait là. C’était étrange de voir cette mère de huit enfants, qui avait à peu près cinquante petits-enfants, vivre seule, car évidemment elle avait résolu irrévocablement, malgré les invitations plus ou moins sincères de ses enfants, de finir ses jours dans la solitude.

D’abord son installation près du couvent me parut inexplicable. Je connaissais sa façon de penser, je ne dirai pas sa libre pensée, elle ne l’affichait jamais, mais sa hardiesse et son bon sens. Le débordement d’affection qui remplissait tout son cœur ne laissait de place à aucune superstition. Je connaissais son dégoût pour toute hypocrisie, tout pharisaïsme. Et, tout d’un coup, un pavillon près d’un couvent, les pratiques religieuses, et le père Nicodème, à la direction de qui elle se soumit complètement ! Tout cela elle le faisait modestement, modérément, comme si elle en avait un peu honte.

Quand je fus la voir, je vis qu’elle évitait de dire pourquoi elle avait choisi cette vie. Mais je crois l’avoir compris. C’était une femme de cœur, et d’un esprit tout à fait sceptique. Mais, demeurée sans enfants, sans occupation, après avoir eu pendant quarante ans le souci de la famille, elle avait besoin de se dépenser de quelque façon. Chez ses enfants mariés elle n’avait pas trouvé ce qu’elle cherchait, aussi avait-elle résolu de vivre dans l’isolement, espérant trouver la consolation où d’autres l’avaient trouvée, dans la religion. Évidemment elle en avait gros le cœur, mais elle était orgueilleuse pour elle et pour ses enfants, et elle ne me laissa deviner sa situation que par des allusions.

Quand je la questionnai sur ses enfants, que je connaissais bien, elle me répondit évasivement et sans les blâmer, mais je compris qu’elle cachait en son cœur non pas un seul drame, mais plusieurs.

— Oui, Volodia a bien fait son chemin, me dit-elle ; il est Président de la Chambre des Domaines, et il a acheté une terre. — Oui, les enfants grandissent, trois garçons et deux filles. — Elle se tut et fronça ses sourcils noirs, retenant évidemment sa pensée et la chassant.

— Eh bien, et Basile ?

— Basile ? Toujours le même ; vous le connaissez bien.

— Alors, toujours la vie mondaine ?

— Mais oui.

— Il a aussi des enfants ?

— Oui. Trois.

Nous causâmes ainsi de tous les enfants. Mais elle parlait plus volontiers de Pétia. C’était celui de la famille qui n’avait pas réussi ; il avait dépensé tout son avoir, ne payait pas ses dettes, et était pour sa mère un sujet de tourments. Mais elle le préférait aux autres, malgré tous ses défauts, à cause de « son cœur d’or », comme elle disait.

Elle ne s’anima que quand nous en vînmes à parler de l’époque insouciante, que se rappellent toujours avec un charme particulier les gens tourmentés par des souffrances inavouées. Mais le sujet de conversation qui était le plus agréable pour elle, qui la touchait et l’attendrissait, était celui qui se rapportait à Pierre Nikiforovitch, un licencié de l’Université de Moscou, le premier précepteur de ses enfants, un homme remarquable, mort phtisique dans leur propre maison, et qui avait eu sur elle une très grande influence ; le seul homme peut-être qu’après son mari elle eût pu aimer, ou qu’elle aimait sans le savoir.

Nous parlâmes de lui, de ses idées sur la vie, que je connaissais et partageais alors. On ne peut pas dire qu’il était un admirateur de Rousseau, bien qu’il le connût et l’aimât, mais il avait la même tournure d’esprit. C’était un de ces hommes comme nous nous représentons les anciens philosophes. Avec cela inconsciemment il possédait la douceur et l’humilité du chrétien. Il était convaincu qu’il détestait la doctrine chrétienne, et cependant toute sa vie n’était que sacrifice. La vie lui paraissait triste s’il ne lui était pas possible de sacrifier quelque chose pour quelqu’un, et encore souhaitait-il que le sacrifice lui fût difficile et pénible à accomplir. Seulement alors il était heureux. En outre, il était pur comme un enfant et tendre comme une femme.

On pouvait douter qu’elle l’aimât, mais sans le moindre doute elle était son seul amour, sa divinité, du moins pour ceux qui les voyaient ensemble. Il fallait voir ses grands yeux, bleus, ronds, quand ils la regardaient, suivaient chacun de ses mouvements, et reflétaient chaque expression de son visage. Il fallait voir toute sa personne faible, en veston mal fait, qui s’animait quand il se penchait du côté où elle se trouvait. Pour quiconque le voyait, il ne pouvait être le moindre doute.

Alexis Nicolaievitch, son mari défunt, le savait aussi, et sans crainte les laissait des soirées entières seuls, c’est-à-dire avec les enfants. Ceux-ci le savaient également. Ils aimaient leur précepteur et leur mère et trouvaient tout naturel qu’ils s’aimassent.

La seule précaution que prit Alexis Nicolaievitch contre Pierre Nikiforovitch, ce fut de l’appeler « Pierre le Sage » . Alexis Nicolaievitch aimait et estimait Pierre Nikiforovitch. Il ne pouvait ne pas l’estimer, vu son affection extraordinaire et son dévouement pour les enfants, et à cause de ses grandes qualités morales, mais il ne pouvait admettre la possibilité de l’amour entre sa femme et lui. Et cependant, je suis enclin à penser qu’elle l’aimait. Sa mort fut pour elle non seulement un grand malheur, mais un grand vide. Certaines aspirations de son âme, les meilleures, les principales, furent étouffées une fois lui mort.

Alors voilà, nous causâmes de lui, de ses idées sur la vie, dont il résumait en ceci toute la moralité : prendre des autres le moins possible et leur donner le plus possible de soi-même, de son âme. Et selon lui, pour prendre le moins possible il fallait posséder la première vertu, selon Platon, l’abstinence : dormir sur une planche, porter été comme hiver le même vêtement, se nourrir de pain et d’eau, et, comme suprême luxe, boire du lait. (Il avait vécu ainsi, et Marie Alexandrovna attribuait à cela la perte de sa santé.) D’autre part, afin de pouvoir donner aux autres, il fallait développer en soi des forces morales, parmi lesquelles la principale, l’amour, l’amour actif : servir le prochain, améliorer sa vie. Il eût voulu élever ainsi les enfants, mais les exigences des parents, soumis aux coutumes, étaient autres, et il en résulta quelque chose de moyen. Cependant c’était bien. Malheureusement cela ne dura pas assez longtemps. Ils ne l’eurent chez eux que quatre ans…

— « Oui, imaginez-vous, me dit-elle, maintenant je vais souvent au sermon, j’entends le père Nicodème, eh bien, — elle posa sur moi ses yeux souriants et je me rappelai sa hardiesse de jugement habituelle, — eh bien, le croiriez-vous ? tous ses sermons sont de beaucoup inférieurs à ce que j’entendais dire à Pierre Nikiforovitch. C’est la même chose, mais moins bien. Et le principal, c’est que lui disait et faisait. Et comment ? Il s’enflammait tout entier, et il en est mort… Vous rappelez-vous quand Mitia et Vera eurent la scarlatine ? Vous êtes arrivé à ce moment-là. Il passait la nuit près des malades, et, dans la journée, il s’occupait comme d’ordinaire avec les aînés. C’était pour lui une œuvre sainte. Ensuite, quand le fils de Barbe tomba malade, il fit la même chose, et il était très fâché de ce qu’on ne voulait pas transporter l’enfant à la maison. Barbe me rappelait récemment que Vania (le domestique) lui ayant cassé un buste d’un sage quelconque, il le sermonna, mais ensuite ne savait plus comment se le faire pardonner. Il lui demanda pardon et lui acheta des billets pour le cirque. C’était un homme admirable. Il disait qu’il ne valait pas la peine de vivre comme nous vivons, et proposait à mon mari de donner toutes ses terres aux paysans et nous-mêmes de travailler. Alexis Nicolaievitch riait, mais lui le conseillait sérieusement, considérant cela comme un devoir. Et il avait raison. Mais nous avons vécu comme vivent tous, et quoi ? Voilà par exemple mes enfants ; l’année dernière je suis allée les voir tous, excepté Pétia. Eh bien ! Sont-ils heureux ? Du reste, on ne peut pas tout renverser comme il le voulait. Ce n’est pas en vain que le premier homme a succombé et que le péché est entré dans le monde. »

Telle était notre dernière conversation. Elle ajouta : — « J’ai beaucoup réfléchi dans ma solitude. Non seulement j’ai réfléchi, mais j’ai écrit. » Et elle sourit de ce sourire gêné qui donnait une expression si charmante et si triste à son visage vieilli. — « J’ai noté mes pensées sur ce sujet, ou plutôt, ce que j’ai appris par expérience. Autrefois, il y a longtemps, quand j’étais jeune fille, puis plus tard, déjà mariée, j’ai écrit mon journal. Après, quand cela a commencé, il y a dix ans… »

Qu’est-ce qui avait commencé, elle ne me l’a pas dit, mais j’ai compris qu’elle voulait parler de ses rapports avec les aînés de ses enfants, de leurs discordes, de leurs luttes. À la mort de son mari, la fortune était tombée entre ses mains.

— « J’ai cessé de l’écrire. Récemment, en rangeant mes affaires, ici, j’ai retrouvé ces cahiers. Je les ai relus. Il s’y trouve beaucoup de choses stupides, mais aussi beaucoup de choses bonnes et instructives, vraiment, — de nouveau un sourire, — j’ai hésité à les brûler ou non. J’ai demandé conseil au père ; il m’a ordonné de les brûler. Mais il ne comprend pas. C’est absurde ; je n’ai rien brûlé. »

Je retrouvais dans ces paroles sa façon particulière, illogique, de penser. Elle obéit à Nicodème en tout ; elle s’est installée ici pour être guidée par lui, et, en même temps, elle trouve absurde ce qu’il décide et n’en fait qu’à sa guise.

— « Je n’ai rien brûlé, et depuis, j’ai encore écrit deux cahiers. Seule, ici, je n’ai rien à faire. J’ai écrit ce que je pense de tout cela. Alors voilà, quand je mourrai, — je n’y songe pas encore, ma mère a vécu jusqu’à soixante-dix ans et mon père jusqu’à quatre-vingts, — je voudrais que ces cahiers vous fussent transmis. Vous lirez et déciderez s’il y a là quelque chose d’utile ; si oui, alors que les autres en profitent. Car personne ne sait rien. Nous nous tourmentons, nous souffrons pour les enfants depuis la grossesse jusqu’au moment où ils commencent à faire valoir leurs droits. Toutes ces nuits sans sommeil, ces souffrances, ces inquiétudes, ces désespoirs, tout cela serait bien s’il y avait l’amour, s’ils étaient heureux. Mais il n’y a pas cela. Tout ce que vous voulez ce n’est pas ça… Voilà, j’ai tout écrit… Vous lirez après ma mort, n’est-ce pas ? »

Je le lui promis, bien que je ne m’attendais pas à lui survivre, et nous nous séparâmes.

Un mois plus tard, j’appris qu’elle était morte. Pendant les vêpres, elle s’était sentie mal, s’était assise sur un pliant qu’elle avait apporté, s’était appuyée contre le mur, et était tombée morte. Elle souffrait d’une maladie de cœur. Je me rendis aux funérailles. Presque tous les enfants étaient là, sauf Hélène, qui se trouvait à l’étranger, et Mitia, celui qui avait eu la scarlatine ; il n’avait pas pu venir parce qu’en ce moment, il soignait au Caucase sa syphilis.

Ses funérailles grandioses imposèrent aux moines un respect plus grand que celui qu’ils lui avaient témoigné de son vivant.

Tout ce qu’elle avait laissé fut partagé et distribué comme souvenirs. Vu notre amitié, on me donna son presse-papiers en malachite et six vieux cahiers reliés et quatre neufs, des cahiers d’écolier, écrits au couvent « sur tout cela », comme elle disait. Ces cahiers contiennent toute l’histoire touchante et instructive de cette bonne et remarquable femme.

Comme je les ai connus pendant quarante ans, elle et son mari, que sous mes yeux ses enfants sont nés, ont grandi, se sont mariés, partout où cela m’a apparu nécessaire pour la clarté du récit, j’ai complété par mes propres souvenirs ce qui était inachevé dans son journal.

I

Aujourd’hui, 3 mai 1857, je commence un nouveau journal. Il y a longtemps que j’ai interrompu l’ancien, et ce que j’ai écrit ne me satisfait pas : trop de fatras inutile en moi, beaucoup de sentimentalité, et des choses tout bonnement stupides : l’amour pour Ivan Zakaritch, le désir de se glorifier, d’aller au couvent…

Tout à l’heure j’ai relu quantité de choses charmantes, que j’ai écrites vers l’âge de quinze ou seize ans. Maintenant c’est une autre affaire, j’ai vingt ans et j’aime, j’aime réellement, et je m’admire, j’aime sans me stimuler par la crainte que ce n’est pas le véritable amour, que ce n’est pas ainsi qu’on aime véritablement, que je n’aime pas assez. Au contraire, j’aime avec la crainte que c’est vrai, fatal, que j’aime trop et que je ne puis, que je ne puis… ne pas aimer. Et j’ai peur. Il y a en lui, dans son visage, dans le son de sa voix, dans chacune de ses paroles, quelque chose de sérieux, de solennel, bien qu’il soit très gai, qu’il rie tout le temps et qu’il sache tout présenter d’une façon gracieuse, spirituelle et drôle. Drôle pour tous et pour moi ; drôle et en même temps solennelle. Nos yeux se rencontrent, se regardent de plus en plus profondément, et j’ai peur, et je vois que lui aussi a peur.

Mais, procédons par ordre.

Il est le fils d’Anna Pavlovna Loutkovski ; sa famille est apparentée aux Oblonski et aux Mikha-chni. Son frère aîné, le très connu Loutkovski, et lui, le mien, furent tous deux à Sébastopol, uniquement pour ne pas rester chez eux quand des gens se faisaient tuer là-bas. Il est au-dessus de toute vanité. Aussitôt après la guerre il donna sa démission et prit un service quelconque à Pétersbourg. Maintenant il vit dans notre province, et il est membre d’un comité. Il est jeune, mais on l’apprécie et on l’aime. C’est Michel qui l’a amené chez nous. À la maison, il est devenu bientôt comme un parent. Il a plu à maman et elle lui a fait un accueil très aimable. Papa l’a reçu avec une certaine froideur, comme tous les jeunes gens qui peuvent être des partis pour ses filles. Il s’est mis aussitôt à faire la cour à Nadine, comme on fait la cour à une jeune fille de seize ans ; mais tout de suite, au fond de mon âme, j’ai senti qu’il venait pour moi, mais je n’ai pas osé me l’avouer. Il venait souvent à la maison, et dès le premier jour, bien qu’aucune parole n’ait été échangée entre nous, je savais que tout était décidé, que c’était lui.

Hier, en partant, il m’a serré la main. Nous nous sommes rencontrés sur le palier de l’escalier. Je ne sais pas pourquoi, j’ai senti que je rougissais. Il m’a regardé et il est devenu encore plus rouge que moi ; il en était si gêné, qu’il s’est détourné et a couru en bas ; il laissa tomber son chapeau, le ramassa et s’arrêta sur le perron. Je suis montée en haut et j’ai regardé à la fenêtre. La voiture était avancée mais il ne montait pas. Je regardai le perron. Il restait là, debout, ne montait pas dans la voiture, et mordillait sa barbe. J’eus peur qu’il ne se retournât et m’éloignai de la fenêtre. Mais, au même moment, j’entendis ses pas dans l’escalier. Il montait d’un pas rapide, assuré. Je ne sais pas comment j’ai reconnu son pas, mais je m’approchai de la porte et m’arrêtai, attendant. Mon cœur avait cessé de battre ; la joie et la souffrance m’oppressaient. Comment ai-je deviné, je ne sais pas, mais je n’avais pas le moindre doute. Il se pouvait très bien qu’il dise en entrant : pardon, j’ai oublié mes cigarettes, ou quelque chose de semblable. Cela pouvait arriver. Qu’eussé-je éprouvé s’il en avait été ainsi ? Mais non, ce n’était pas possible. Il arriva ce qui devait arriver. Son visage était enthousiaste et timide, ses yeux brillaient de résolution et de joie, ses joues tremblaient. Il était en pardessus et tenait son chapeau à la main. Il n’y avait personne ici, tous étaient sur la terrasse.

— « Varvara Nikolaievna, dit-il, en s’arrêtant sur la dernière marche, mieux vaut tout dire que de souffrir et peut-être vous troubler vous aussi… » Combien cela m’était pénible et, en même temps, joyeux. Ces yeux charmants, ce joli front, ces lèvres habituées à sourire qui tremblaient, et cette timidité en cet homme énergique et fort. Je sentis des sanglots me monter à la gorge. Il remarqua probablement l’expression de mon visage.

— Varvara Nikolaievna, vous savez ce que je veux vous dire. Oui ?

— Non, je ne sais pas… commençai-je. — Non, je sais.

— Oui, dit-il. Vous savez ce que je veux vous dire et n’ose vous demander.

Il se troubla et ensuite, tout d’un coup, se fâcha contre lui-même.

— Advienne que pourra ! Pouvez-vous m’aimer comme je vous aime ? Pouvez-vous être ma femme ? Non ? Oui ?

Je ne pouvais pas parler. La joie me serrait la gorge. Je lui tendis la main. Il la prit et la baisa.

— Est-ce bien oui ? Oui ? Vous savez donc ? Je souffre depuis longtemps. Alors je ne m’en irai pas. Non, non…

Je lui dis que je l’aimais et nous nous embrassâmes. Chose étrange, ce baiser me fut plutôt désagréable. Il sortit, renvoya la voiture, et moi je courus trouver maman. Elle alla chez papa.

Tout est terminé, nous sommes fiancés. Il est parti à deux heures du matin. Il viendra demain et notre mariage aura lieu dans un mois. Il voulait qu’il fût dans une semaine, mais maman a insisté.

II[9]

C’était en 1857 ; la guerre venait de se terminer. Dans la maison des Voronoff on se préparait à célébrer le mariage de la fille puînée, Barbe, avec Eugraf Lotoukhine. Ils s’étaient connus enfants, avaient joué et dansé ensemble, et maintenant lui rentrait de Sébastopol, lieutenant. Au milieu de la guerre il avait donné sa démission au ministère où il servait, pour entrer dans l’armée comme junker. Maintenant, la guerre terminée, il ne savait que décider. Il éprouvait du mépris pour le service militaire, surtout celui de la garde, et n’y voulait pas rester en temps de paix. Ses oncles l’avaient fait venir pour être aide de camp à Kieff. Un cousin germain lui proposait une situation à Constantinople ; son ancien chef le réclamait. Eugraf Lotoukhine avait beaucoup de parents et de connaissances, et tous l’aimaient, ou plutôt, on ne l’aimait pas particulièrement, mais on remarquait son absence ; on l’aimait de telle façon que, quand il paraissait quelque part, tous disaient : Ah ! voilà Eugraf ! C’est très bien ! Il ne faisait jamais de peine à personne mais était agréable à plusieurs et par les moyens les plus divers. Il avait un vrai talent de causeur ; il chantait, jouait de la guitare, et, principalement, il n’avait pas de prétentions. Il était intelligent, beau, saisissait très vite, et était toujours de bonne humeur.

En attendant il réfléchissait où il devait rester, et, malgré son insouciance, il examinait sérieusement les chances de tel ou tel service. Sur ces entrefaites il avait fait la connaissance des Voronoff, qui l’invitèrent à venir chez eux à la campagne. Il accepta, resta une semaine, et partit. Une semaine plus tard il revenait faire sa demande. On l’avait acceptée avec joie. Il était un beau parti ; on les fiança.

— Mais il n’a rien d’extraordinaire, disait le père Voronoff à sa femme, qui était près de sa table et le regardait tristement. — Il est bon, il est bon ! Il ne s’agit pas de bonté… Il a déjà vécu. Je connais bien cette race des Lotoukhine… Et puis il n’a rien, sauf de bonnes intentions, son service. La dot que nous donnerons ne suffira pas…

— Mais ils s’aiment. Et ils ont agi si loyalement, disait-elle, douce et triste.

— Oui, sans doute, ils sont tous pareils… Mais moi j’aurais désiré mieux pour Barbe. Une nature si droite, si tendre… On pouvait espérer mieux pour elle. Mais que faire ? Allons.

Ils sortirent.


Au commencement, papa paraissait mécontent, pas très mécontent, mais triste, pas naturel. Je le connais. Il a l’air de lui déplaire. Cela je ne puis le comprendre, non parce que je suis sa fiancée, mais il a tant de noblesse et, principalement, il est si droit, si pur. C’est écrit sur son visage. On voit qu’il ne cache rien, qu’il n’a rien à cacher. Il ne cache que les traits sublimes de son caractère. De la guerre de Sébastopol, il ne veut pas parler. Il n’aime pas à parler de cela ni de Michel. Quand je l’ai questionné il a rougi. Je te remercie, mon Dieu, je ne désire rien de plus !

Lotoukhine partit pour Moscou, où il devait s’occuper des préparatifs de son mariage. Il s’arrêta à l’hôtel Chevalier. Sur l’escalier il rencontra son camarade Soustchoff.

— Ah ! Gricha ! Est-ce vrai que tu te maries ?

— Oui, c’est vrai.

— Eh bien, je te félicite. Je les connais. Une famille charmante. Je connais aussi ta fiancée ; une vraie beauté. Alors nous dînons ensemble !

Ils dînèrent et burent une bouteille après l’autre.

— Eh bien, allons nous promener un peu.

Ils allèrent à l’Ermitage qui venait d’ouvrir. Comme ils arrivaient au théâtre, ils rencontrèrent Annette. Celle-ci ne savait pas qu’il se mariait ; du reste, l’eût-elle su, que sa conduite eût été la même, elle aurait souri encore plus joyeusement en creusant ses fossettes.

— Ah ! que tu es assommant, allons ! Et elle le prit sous le bras.

— Prends garde, lui souffla derrière lui Soustchoff.

— Tout de suite, tout de suite.

Lotoukhine l’accompagna jusqu’au théâtre, et là, la remit à Basile qu’il rencontra.

« Non, ce n’est pas bien ; je rentrerai chez moi… Et pourquoi suis-je venu ici ? »

Malgré ce qu’on fit pour le retenir, il partit seul et rentra. À l’hôtel, dans sa chambre, il but deux verres d’eau de seltz et s’assit devant la table pour faire ses comptes. Le matin il était allé à ses affaires, pour trouver de l’argent. Son frère ne lui en ayant pas donné, il avait emprunté chez un usurier. Il était assis, faisant ses comptes, et, avec un sentiment désagréable, se rappelait Annette à qui il fallait renoncer. Il prit le portrait de Barbe : élégante, rouge, forte ; une vraie beauté russe. Après l’avoir admiré, il le plaça devant lui et continua son travail.

Tout à coup, il entendit dans le corridor la voix d’Annette et celle de Soustchoff.

— Gricha ! Que fais-tu ? Elle entra chez lui.

Le lendemain matin Lotoukhine alla prendre le thé chez Soustchoff. Celui-ci lui adressa des reproches.

— Tu comprends, cela pourrait l’attrister profondément.

— Comment donc, sois tranquille. Je suis muet comme une carpe.


7 mai. Gricha est de retour de Moscou. Toujours la même âme enfantine, claire. Je vois qu’il est ennuyé de ne pas être riche, pour moi, uniquement pour moi. Le soir, nous avons parlé des enfants, de nos futurs enfants. Je ne puis pas croire que j’aurai des enfants, même un seul. Ce n’est pas possible, ce serait un trop grand bonheur. Mais si j’en avais, comme je saurais les aimer, lui et eux ! On ne peut avoir tout !




Un mois plus tard on célébrait le mariage. En automne Eugraf Lotoukhine obtint un emploi dans un ministère, et ils allèrent habiter Pétersbourg.

Au mois de mars Varvara Dmitrievna mit au monde son premier fils. L’accouchement, comme il arrive presque toujours pour les premières couches, était inattendu, rien n’était prêt, parce que tous voulaient tout prévoir, et, en réalité, c’était précisément le contraire.

LE PÈRE VASSILI

LE PÈRE VASSILI


I


C’ÉTAIT l’automne. Le jour ne paraissait pas encore quand une télègue, faisant un grand bruit sur la route gelée, s’arrêta devant la maison couverte de chaume du pope Vassili Davidovitch. De la télègue descendit un paysan en caftan, le col relevé, et coiffé d’un bonnet. Ayant arrêté son cheval, il se mit à frapper avec le manche de son fouet dans la fenêtre de la chambre de la maison du prêtre où, comme il le savait, habitaient la cuisinière et le domestique.

— Qui est là ?

— Je suis venu chez le pope Vassili.

— Pourquoi faire ?

— Chercher pour une mourante.

— Mais qui es-tu ?

— Je suis du village Vozdremo.

Le domestique alluma la lumière, alla dans le vestibule et dans la cour, et laissa entrer le paysan par la porte charretière.

La femme du prêtre, une femme large et grosse, en camisole de nuit, en fichu et en pantoufles, sortit de la chambre des maîtres, et dit d’une voix rauque et fâchée :

— Quelqu’un est encore venu ?

— Je suis venu chercher le père.

— Et vous autres ! Pourquoi ronflez-vous encore ? Vous n’avez pas même allumé le poêle.

— Est-ce qu’il est déjà temps ?

— Je ne le dirais pas s’il n’était pas temps.

Le paysan entra dans la maison, se signa en regardant les icônes, salua la femme du prêtre et s’assit sur un banc près de la porte.

Sa femme, après des couches longues et pénibles, avait mis au monde un enfant mort, et elle-même se mourait.

Le paysan s’était assis et, en regardant ce qui se faisait dans la chambre, réfléchissait par quel chemin amener le prêtre : tout droit par Kossoié, comme en venant, ou en faisant un détour ? Près du bourg la route était mauvaise ; la rivière était gelée, mais pas assez pour les porter ; il avait failli se noyer.

Le domestique rentra, jeta un tas de bois de bouleau près du poêle, et demanda au paysan de tailler quelques copeaux de bois dans une bûche sèche. Le paysan ôta son caftan et se mit au travail.

Le pope s’éveilla gai, actif, comme toujours. Avant de sortir du lit il se signa et récita sa prière préférée, « Notre père qui êtes aux cieux… » et répéta plusieurs fois : « Seigneur, ayez pitié de nous ! » Après cela il se chaussa, se lava, peigna ses longs cheveux, mit son vieil habit, et s’installa devant les icônes pour réciter ses prières. Au milieu du Pater Noster, aux paroles : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés », il s’arrêta, se rappelant ce qu’avait dit le diacre qu’il avait rencontré, la veille, ivre et marmottant de façon à ce qu’on pût l’entendre : « Les pharisiens, les hypocrites ». Les mots, pharisiens, hypocrites, avaient particulièrement offensé Vassili Davidovitch, précisément parce qu’il se reconnaissait enclin à tous les vices sauf l’hypocrisie. Et il était fâché contre le diacre. « Comme nous pardonnons », prononça-t-il, et à part : « Dieu le garde ! » et il continua sa prière. Aux paroles : « Ne nous induis pas à la tentation », il se rappela que la veille, après le service qu’il avait célébré chez le riche propriétaire Moltchanoff, il avait pris avec plaisir du thé avec du rhum.

Sa prière terminée, il se regarda dans un petit miroir qui déformait le visage, sépara par une raie médiane ses cheveux blonds qui laissaient déjà au sommet de la tête une calvitie assez marquée, et avec plaisir il regarda son visage large, bon, avec une barbiche rare, jeune malgré ses quarante-deux ans, puis il passa dans le petit salon où sa femme venait d’apporter le samovar.

— Pourquoi fais-tu cela toi-même ? Et Thécla ?

— Quoi, moi-même ? répondit-elle. — Et qui donc le fera ?

— Pourquoi si tôt ?

— On est venu te chercher de Vozdremo. Une femme se meurt.

— Il y a longtemps qu’on est venu ?

— Oui, déjà un peu de temps.

— Pourquoi ne m’a-t-on pas éveillé ?

Le père Vassili but son thé sans lait (c’était le vendredi), prit le Saint Sacrement pour l’emporter, mit sa pelisse, son bonnet, et, d’un pas décidé, sortit. Le paysan de Vozdremo l’attendait dans le vestibule.

— Bonjour, Dmitri, dit le père Vassili, et, en soulevant sa manche, il fit un signe de croix sur le paysan, et lui donna à baiser sa petite main ferme aux ongles coupés courts, et alla sur le perron. Le soleil était déjà levé, mais on ne le voyait pas à travers les nuages très bas. Le paysan fit entrer la télègue et l’avança jusqu’au perron. Vassili Davidovitch, s’appuyant légèrement sur le moyeu de la roue de derrière, monta dans la télègue et s’assit sur le foin posé sur le siège. Dmitri s’assit à côté de lui et stimula sa jument aux longues oreilles. La télègue partit sur la route gelée. Une neige fondue tombait.

II

La famille de Vassili Davidovitch Mojaïski se composait de sa femme, de la mère de celle-ci, et de trois enfants, deux fils et une fille. Le fils aîné avait terminé ses études au séminaire et se préparait à l’Université. Le cadet, le favori de la mère, Aliocha, qui était âgé de quinze ans, était dans une école ecclésiastique. La fille, Hélène, qui avait seize ans, restait à la maison ; elle secondait assez mal sa mère et était mécontente de sa vie. Mojaïski lui-même, en son temps, avait fait ses études au séminaire, et, en 1840, il en était sorti un des premiers. Il se préparait à entrer à l’Académie et rêvait du professorat, de l’archevêché ; mais sa mère, la veuve d’un diacre, qui avait encore quatre autres enfants, un fils ivrogne et trois filles, se trouvait dans une grande misère ; et la décision qu’il prit alors, devait donner à toute sa vie un caractère de sacrifice et de renoncement. Pour ne pas attrister sa vieille mère, il décida de renoncer à son rêve de l’Académie et de devenir prêtre de village. Il fit cela par amour pour sa mère, mais il s’expliquait tout autrement son acte. Il se l’expliquait par sa paresse, par son indifférence envers la science. La place de prêtre d’un bourg, point riche, ne pouvait être obtenue qu’à la condition d’épouser la fille de l’ancien prêtre. Le poste n’était pas rémunérateur et le vieux prêtre était pauvre ; sa famille — sa veuve et deux filles — était pauvre aussi. Annette, à laquelle était liée la réception de la place, était une jeune fille pas jolie mais très hardie. Elle enchanta littéralement Vassili Davidovitch, si bien qu’il l’épousa sans réfléchir. Vassili Mojaïski se maria et devint le père Vassili, d’abord avec des cheveux courts, ensuite avec des cheveux longs ; et il vécut heureusement avec sa femme, Anna Tikhonovna, pendant vingt-deux ans, malgré la courte intrigue romanesque d’Anna Tikhonovna avec un étudiant, fils de l’ancien diacre. Il était resté aussi bon pour elle qu’auparavant, et paraissait l’aimer plus tendrement encore, à cause du sentiment mauvais qu’il avait ressenti pour elle pendant son flirtage. Cette aventure avait été pour lui un prétexte à son besoin de sacrifice et d’oubli de soi-même, qui déjà l’avait poussé à renoncer à l’Académie, et lui avait procuré la même joie intérieure, imperceptible.

III

D’abord le prêtre et le paysan allèrent en silence. La route était si inégale que malgré l’allure au pas la télègue était jetée d’un côté sur l’autre, et le prêtre, à chaque instant projeté du siège, se serrait dans sa pelisse. Mais quand ils eurent franchi le bourg, la route étant devenue meilleure, le pope engagea la conversation.

— Alors, ta femme est très mal ? demanda-t-il.

— Je ne pense pas que nous la trouvions en vie, répondit peu volontiers le paysan.

— Le pouvoir de Dieu n’est pas l’œuvre de l’homme. Tout est dans la volonté de Dieu, dit le pope. Que faire ? Il faut supporter ; il faut souffrir.

Le paysan leva la tête et regarda le prêtre en face. Évidemment il voulait dire quelque chose de méchant, mais voyant le visage qui le regardait affectueusement, il se radoucit, hocha la tête et prononça seulement :

— Oui, c’est la volonté de Dieu. C’est entendu. Mais la vie est très difficile mon père. Je suis seul. Que faire des enfants ?

— Ne te décourage pas. Dieu t’aidera.

Le paysan ne répondit pas et se contenta de crier sur sa jument qui, du trot, s’était mise à aller au pas ; et il tira sur ses traits de corde. Étant entrés dans la forêt, où la route était partout très mauvaise, longtemps ils avancèrent en silence, en cherchant le côté de la route qui serait le meilleur. Ce n’est qu’une fois sortis sur la grand’route bordée de champs verts, que le prêtre engagea de nouveau la conversation.

— Le blé est beau, dit-il.

— Pas vilain, répondit le paysan, et il n’ajouta rien de plus. Ils arrivèrent à l’izba de la malade à l’heure du premier déjeuner.

La femme vivait encore. Elle ne souffrait plus, et, n’ayant pas la force de se retourner, elle restait allongée sur le lit, et la vie ne se manifestait en elle que par les mouvements des yeux. Elle regardait suppliante le prêtre, et ne regardait que lui seul. La vieille se trouvait près d’elle. Les enfants étaient sur le poêle. L’aînée des fillettes, en chemise sale, les cheveux embroussaillés, se tenait debout, la main droite appuyée sur la table, comme une grande personne, et, en silence, regardait sa mère.

Le prêtre s’approcha de la malade, récita les prières, l’administra et alla lire des prières devant l’icône.

La vieille s’approcha de la mourante, la regarda, hocha la tête, et lui couvrit le visage avec un morceau de toile. Ensuite elle s’approcha du prêtre et lui mit une pièce dans la main.

Il savait que c’était cinq kopecks ; il les prit.

Le paysan entra dans l’izba.

— Fini ? demanda-t-il.

— Elle se meurt, répondit la vieille.

À ces mots, l’aînée des fillettes se mit à sangloter en prononçant quelque chose, et les trois enfants qui étaient sur le poêle, commencèrent eux aussi à hurler. Le paysan se signa, s’approcha de sa femme, souleva le morceau de toile et la regarda.

Le visage exsangue était calme et immobile.

Le paysan regarda la morte pendant deux minutes, puis, avec précaution, remit la toile sur le visage, et, se signant plusieurs fois, se tourna vers le prêtre et lui dit :

— Eh bien, on part ?

— Que faire ? Allons.

— Bon. Je vais seulement faire boire la jument. Le paysan sortit de l’izba.

La vieille priait et sanglotait ; elle parlait des orphelins sans mère, qui n’ont personne pour les faire manger ni pour les habiller, et disait que les enfants sans mère sont comme des oiseaux tombés du nid. Et, après chaque tirade, ses sanglots redoublaient ; elle priait bruyamment et, s’écoutant, parlait de plus en plus haut.

Le prêtre qui entendait cela devenait de plus en plus triste. Il eut pitié des enfants, et voulut faire quelque chose pour eux. Il tâta son porte-monnaie dans la poche de son habit et se rappela qu’il avait les cinquante kopecks reçus la veille chez les Moltchanoff. Il n’avait pas eu le temps de les remettre à sa femme, comme il le faisait toujours de tout ce qu’il recevait. Sans réfléchir aux conséquences, il prit les cinquante kopecks, et, les indiquant à la vieille, les déposa sur le rebord de la fenêtre.

Le patron entra, déshabillé, et dit au prêtre qu’il avait demandé à son compère de le reconduire tandis que lui-même irait chercher du bois pour la maison.

IV

Le parrain Dmitritch qui ramenait chez lui le père Vassili, était un paysan barbu, roux, très robuste, très sociable et très gai. Il avait accompagné son fils, qui partait au régiment, et, à cette occasion, il avait bu, et était d’une humeur particulièrement joyeuse.

— La jument de Dmitri n’en pouvait plus, dit-il. Pourquoi ne pas rendre service à un homme ? Il faut avoir pitié. C’est juste ce que je dis, n’est-ce pas ? — Hé ! toi, mon ami ! cria-t-il en fouettant son hongre dont la queue était relevée et ficelée.

— Plus doucement, dit Vassili Davidovitch, que les cahots de la route faisaient tressauter.

— Oui, on peut aller plus doucement. Alors, elle est morte ?

— Oui, elle est morte, répondit le prêtre.

Le paysan avait pitié, mais, en même temps, voulait blaguer.

— Bah ! Il avait une femme, il en prendra une autre, dit-il, cédant au besoin de plaisanter.

— Non, il est à plaindre, dit le prêtre.

— Comment donc ? Sans doute qu’il est à plaindre. La misère… Il est seul. Il est venu me trouver et m’a dit : « Reconduis le pope, ma jument ne peut plus marcher ». Sans doute il faut avoir pitié. C’est ce que je dis, mon père.

— Mais je vois que tu as bu déjà. N’est-ce pas ? C’est bien inutile, Fédor, ce n’est pas fête aujourd’hui.

— Quoi ! Est-ce que j’ai bu avec l’argent des autres ? C’est avec mon argent. J’ai accompagné mon fils. Pardonne-moi, mon père, au nom du Christ.

— Je n’ai pas à te pardonner. Je dis seulement qu’il est mieux de ne pas boire.

— Sans doute c’est mieux ; mais comment faire ? Si j’étais n’importe qui… mais moi, grâce à Dieu, je vis bien… Pour ce qui est de Dmitri, je le plains beaucoup. Comment ne pas avoir pitié… Cet été, on lui a volé un cheval. Quelle engeance au jour d’aujourd’hui !

Et Fédor se mit à raconter une longue histoire de chevaux volés à la foire, qu’on avait tués pour vendre la peau ; puis, avec un plaisir évident, il raconta que les paysans, ayant attrapé l’un des voleurs, le rossèrent d’importance.

— Pourquoi battre ? À quoi bon ?

— Comment ! Faut-il les caresser ?

En conversant ainsi, ils arrivèrent jusqu’à la demeure du pope.

Vassili Davidovitch voulait se reposer, mais malheureusement en son absence on avait reçu un papier du consistoire et une lettre du fils. Le papier était de peu d’importance, mais la lettre du fils provoqua une scène de famille, aggravée encore du fait que la femme réclamait les cinquante kopecks reçus la veille, et qu’il n’avait plus.

La perte de ces kopecks ne fit qu’accroître la colère de la femme.

Mais la raison principale de son mécontentement était la lettre du fils et l’impossibilité d’accéder à son désir, impossibilité dont la femme du prêtre voyait la cause dans l’insouciance de son mari.

QUELS SONT LES ASSASSINS ?

QUELS SONT LES ASSASSINS ?
(PAUL)


I


C’ÉTAIT le 15 juin 1906. L’avoine était très belle, le sarrasin montait aussi, le seigle s’apprêtait déjà à fleurir, les paysans commençaient à fumer les champs. Il faisait chaud. Il n’était pas loin de midi. Semen Lounkine jeta les derniers tas de fumier sur son champ, et avec ses deux télègues attachées l’une derrière l’autre, en sommeillant sur le devant de la première, il retourna à la maison. Le chemin traversait les champs d’avoine.

— Oncle ! Hé ! Oncle Semen ! cria la voix sonore d’une jeune fille.

Semen s’éveilla et aperçut, venant à sa rencontre, deux charrettes de fumier conduites par une forte fille, pieds nus, en fichu rouge, corsage bleu et jupe grise. La jeune fille s’arrêta près de la charrette et, en riant, interpella Semen.

— Tu dormais, oncle Semen, hein ?

— Oui. Ah ! Agrafena Markovna ! prononça Semen d’un ton plaisant en ouvrant les yeux. — Et que fait Vanka ? (Vanka était le frère d’Agrafena, et celle-ci était la promise du fils de Semen, Paul.)

— Il est parti pour Moscou, ce vaurien. On lui a trouvé une place là-bas.

— Eh bien ! fit Semen, lui as-tu recommandé de prendre des nouvelles de Paul. Je pense que tu t’ennuies ?…

— Qu’est-ce qu’il me fait, ton Paul ? Je n’ai pas besoin de lui. Que le diable l’emporte ! Allons, donne-moi le chemin ; tourne, hein !

La jeune fille fronça les sourcils et rougit.

— Oh ! que tu es chatouilleuse ! On ne peut pas te passer la main sur l’échine. Pourquoi te fâches-tu ? Son patron ne lui donne pas de congé. Dans sa lettre, il te salue…

Semen détourna ses attelages.

— Bon, bon.

La jeune fille sourit et tout son visage s’éclaircit.

Le cheval de la deuxième charrette de Semen n’ayant pas tourné complètement, les roues barraient le chemin. Grouchka alla derrière la télègue et d’un mouvement vigoureux rejeta l’arrière sur la droite. Sa charrette passa.

— Oh ! Je ne m’offense pas, dit-elle.

— C’est ça. Nous te plaignons bien.

— Eh bien ! Qu’as-tu à t’arrêter ! cria la jeune femme après son cheval, et, marchant rapidement de ses pieds nus, elle le rejoignit.

« Belle fille, se dit Semen en hochant la tête. Pavloucha, prends garde, si tu la laisses échapper tu ne la rattraperas pas. »

Semen détela ses chevaux dans sa cour, appela son garçon et l’envoya avec les chevaux dans les champs. Tout le fumier était déjà déposé, mais il restait encore beaucoup de travail. Il fallait réparer la haie du potager, sarcler les pommes de terre, aiguiser la faux. On avait dit qu’on ferait appeler le lendemain chez le marchand pour faucher. Il fallait aussi se procurer du bois pour construire le hangar ; ce bois, il fallait l’acheter ou le demander ou le prendre en cachette dans la forêt. Il fallait aussi écrire une lettre à Paul.

Pendant qu’il s’acheminait chez lui, Semen avait déjà songé à tout cela, et avait résolu de ne pas toucher aux chevaux ; ils étaient assez fatigués sans cela ; ils devaient souffler un peu. La lettre aussi, il serait difficile de l’écrire ; mais il fallait aiguiser la faux.

Axinia avait préparé le dîner. Semen se signa devant l’icône et se mit à table avec sa mère, la servante et le domestique. Quand il eut mangé le stchi[10], il se mit à parler de Paul.

II

Paul était employé de bureau à Moscou, dans une fabrique de parfumerie. Il recevait dix-huit roubles par mois, et n’avait jamais manqué d’envoyer à la maison. Il avait envoyé aussi les derniers mois, mais il avait promis de venir à la maison et n’était pas venu.

« Ne fait-il pas la noce ? Au jour d’aujourd’hui tout arrive. » Ainsi parlait Semen, pendant le dîner, en mâchant son pain et une pomme de terre. La vieille était d’accord sur le danger du temps présent. Axinia, tout en servant, s’asseyait gaîment à table, mangeait, et desservait vivement en clignant joyeusement les yeux, — et ses yeux étaient brillants et intelligents.

Elle louait son fils, souriait à sa pensée, et n’attendait de lui que du bon.

La conversation avait été amenée sur le fils parce que Semen avait raconté sa rencontre avec Agrafena, dont Paul était le promis, et à ce propos il avait dit qu’il pensait les marier après la Saint-Pierre.

— C’est bon, c’est bon ! fit Axinia. Eh bien, envoie-lui une lettre. Il viendra peut-être. Récemment Matriona a dit qu’on l’avait vu là-bas, et qu’il est devenu élégant comme un monsieur.

— Quoi, commença la vieille, répondant non aux paroles mais à la pensée, et principalement au sentiment qui s’était soulevé, elle le savait, en sa belle-fille, au sentiment d’amour et de tendresse pour la joie principale de sa vie, son Paul.

— Quoi, dit-elle, comme pour justifier Axinia ; c’est un brave garçon. Chaque père serait fier d’en avoir un pareil. Ni débauché, ni ivrogne ; il n’y a rien à dire.

Ainsi parlait la grand’mère, paraissant approuver son petit-fils.

« Que le diable l’emporte ! » avait dit Agrafena à Semen. Elle croyait qu’il était nécessaire de parler ainsi. Mais quand, après avoir dételé son cheval, elle alla avec des jeunes filles se baigner, elle se rappela tout le temps Paul, sa jolie personne, sa petite moustache, son visage gai, son jeu sur l’accordéon, et son sourire de plaisir qu’il ne pouvait retenir à la pensée qu’il dansait si bien. Elle se rappela ensuite comme il s’était approché d’elle, à Noël, l’avait choisie parmi toutes les jeunes filles et, timidement, respectueusement, l’avait embrassée.

C’est ainsi qu’au village, ce 15 juin, on pensait à Paul. Ce même jour arrivait à Paul un événement en apparence peu important, mais qui devait avoir comme conséquence de modifier toute sa vie.

III

Dix-huit mois auparavant le père de Paul l’avait conduit en ville. Il s’était arrangé avec un juif, propriétaire d’une fabrique de parfumerie, et, laissant à son fils les chemises et les gilets préparés par Axinia, lui-même était reparti.

Paul avait vécu à la campagne comme vivaient tous les autres, se guidant par ce qui guide la vie de l’immense majorité des hommes. Autrement dit, il se guidait par ce qu’il voyait faire autour de lui, par ce que faisait son prochain. S’il s’écartait de ce que tous faisaient, ce n’était qu’entraîné par une passion. Mais, dans ce cas, il savait qu’il agissait mal. De sorte qu’il ne jugeait bon que ce que les hommes considèrent comme tel ; et il trouvait mal ce que les hommes trouvent mal. À la campagne, les préceptes généraux de la vie rurale réglaient sa conduite : il était bon de ne pas perdre inutilement son temps, mais de travailler, de savoir travailler ; de n’avoir peur de rien, d’avoir de l’endurance, de ne pas se laisser offenser. De temps en temps on pouvait s’amuser, boire un peu, et même injurier, battre, si on ne pouvait se contenir. « Qui n’est pas pécheur devant Dieu et fautif envers le tzar ? » Si l’occasion se présentait de tirer profit des riches, il ne fallait pas la laisser échapper, mais il ne fallait pas exploiter le frère-paysan : il fallait agir honnêtement avec lui ; en tout cas, penser à son âme et à Dieu. Non seulement aller à l’église et réciter les prières en temps voulu, mais aussi ne pas chasser le mendiant, le secourir dans la mesure de ses forces. S’amuser tant qu’on est jeune, mais ne pas commettre de péchés. Ne pas voler, ne pas se débaucher, ne pas s’enivrer, et, surtout, obéir aux vieux et écouter ce qu’ils disent… Telles étaient les exigences de la campagne et les définitions du bien et du mal. Pavloucha s’y conformait sans les discuter. Mais si, vivant à la campagne, il cédait aux exigences de son entourage, d’après les livres qu’il aimait à lire et lisait, il comprenait qu’il y avait une autre vie, ayant ses exigences à elle, différentes. En quoi consistaient ces exigences, il ne pouvait s’en rendre compte, mais, inconsciemment, il s’y intéressait. En lisant tout ce qui lui tombait sous la main, il attendait la réponse à cette question. Mais les livres qu’il lisait ne la lui donnaient pas.

IV

À Moscou, sa sérénité avait été bien vite troublée. Cette question : pourquoi la vie des hommes est-elle arrangée de telle façon que les uns dépensent trois roubles pour des parfums, et d’autres restent des journées entières sans manger, tandis que les cloches sonnent dans les églises et que brille l’or des icônes et des chasubles ? lui venait en tête de plus en plus souvent.

Toute la vie qui l’entourait se présentait à lui comme une vaste énigme compliquée, dont la divination était devenue pour lui le problème qui le troublait sans cesse.

Son père, sa mère (qu’il aimait plus que tout), sa fiancée Agrafena, son mariage, là-bas, à la campagne, tout cela le préoccupait, mais ce n’était qu’une goutte dans la mer en comparaison de l’intérêt qu’il apportait à résoudre l’énigme de la vie.

Sa vie extérieure allait comme va la vie de tous ceux qui travaillent chez des étrangers. Il logeait avec des pays. À huit heures du matin, il venait au bureau, prenait les comptes, les inscrivait dans le livre et inscrivait également toutes les expéditions, les accusés de réception, etc. Il déjeunait, se reposait, se mettait de nouveau au travail, ensuite rentrait chez lui, composait des vers très mauvais, qu’il ne croyait pas tels. Les jours de fêtes, quand le bureau était fermé, il allait au jardin zoologique, parfois au théâtre. Il s’habillait proprement. Il aimait cela. Toutefois il envoyait à son père un peu plus de la moitié de ce qu’il gagnait.

Une fois, un samedi soir, en sortant du bureau avec son camarade Nicolas Anossoff, celui-ci lui dit :

— Voilà, toi qui aimes lire, as-tu lu le Roi famine ?

Paul répondit qu’il ne l’avait pas lu.

— Eh bien, viens chez moi, je te le prêterai. Paul alla chez Anossoff, prit le livre, et lut toute la nuit. Il ne s’endormit qu’à l’aube. En s’éveillant, par habitude il voulut se signer, mais se rappelant ce qu’il avait lu, il sourit de lui-même et se mit à se remémorer tout ce qu’il avait lu, et qui était le commencement de la divination de cette énigme qui le tourmentait tant.

V

Peu après cela, Anossoff introduisit Paul dans l’Union des travailleurs, et Paul s’instruisit des buts de cette société. C’est peu que les gens savants, instruits, aient prouvé clairement que l’état de choses actuel est mauvais, injuste, révoltant ; on a trouvé le moyen d’y remédier. En outre on a donné la possibilité de participer à cette œuvre réparatrice.

Et Paul s’adonna tout entier à cette œuvre. Il lut tous les livres. Il lut Kropotkine et Reclus. Et dans l’âme de Paul il se fit un changement complet. En réalité, c’était la même chose qu’à la campagne. La différence était en ce que, là-bas, il se guidait de la compréhension de la vie qui leur était commune, tandis que maintenant il se guidait par celle qui était commune à tous ceux qui l’entouraient ici.

Une autre différence était que là-bas il ne se sentait pas content de soi, tandis qu’ici il ne pouvait ne point se réjouir de lui-même, ne pas être content de soi. En revanche, là-bas, il ne ressentait point de mauvais sentiments envers les hommes. Même l’intendant qui avait infligé une amende à son père pour vol de bois, il ne le haïssait pas. Il reconnaissait que l’intendant, vu ses fonctions, avait fait ce qu’il devait faire ; et il ne ressentait pas d’envie pour le jeune maître qui passait devant lui à bicyclette, estimant qu’il en devait être ainsi.

Maintenant, au contraire, il lui était impossible de ne pas se demander pourquoi ce n’était pas lui qui était avec cette dame dans cette voiture attelée d’un trotteur, mais un autre, un monsieur aux moustaches en croc. Et il était pris d’un sentiment d’hostilité pour le monsieur aux moustaches.

Enfin, là-bas, il n’attendait rien de la vie, ne comptant que sur soi-même. Ici, il y avait l’espoir, même l’assurance, que tout cela changerait, qu’il serait un des auteurs de ce changement, peut-être le principal : il y avait donc des chefs sortis des rangs des ouvriers.

VI

Il vécut ainsi jusqu’au 15 juin, s’absorbant de plus en plus dans ses pensées et ses sentiments et oubliant de plus en plus son village et Agrafena.

À la campagne il était chaste. De même ici, il s’abstenait, tout absorbé dans ses pensées sur la révolution. À la campagne il était chaste parce que la débauche était vue d’un mauvais œil. Quand, en l’accompagnant, Agrafena lui avait dit : « Maintenant tu m’oublieras avec les belles filles de Moscou, » il avait répondu : « Assez de paroles inutiles. Je te dis que je n’aime et n’aimerai que toi. »

Maintenant, à Moscou, en se la rappelant, il souriait et il lui paraissait étrange d’épouser cette Grouchka illettrée. Il rêvait de communion spirituelle avec une femme instruite, et, à la fois pour cette liaison et pour l’œuvre, il voulait être chaste.

Le 15 juin, en sortant de son bureau, le soir, Paul rencontra dans la rue Nicolas Anossoff, son ancien collègue de bureau, et camarade dans le parti de l’Organisation des travailleurs, dont Paul était membre depuis le nouvel an. Anossoff était un garçon gai, débrouillard, très hardi, ayant beaucoup lu, et qu’on tenait pour un camarade très intelligent.

Le premier mot d’Anossoff fut :

— J’allais chez toi, Paul. Je n’ai pas voulu aller au bureau. Que le diable emporte cet exploiteur juif ! Mais j’ai une affaire à te proposer, une affaire belle et importante.

Paul alla avec lui. Chemin faisant, Anossoff raconta à Paul que dans leur parti (il saisissait avec un plaisir particulier chaque occasion de prononcer de pareils mots), on avait décidé d’acheter une typographie. Cette typographie était nécessaire pour la propagande, mais pour cela il fallait faire quelques expropriations. À cela devaient prendre part tous les travailleurs conscients ; et puisque Paul était considéré comme un membre conscient du parti, il lui proposait de se rendre tout de suite, avec lui, au Comité de l’association ouvrière, où devait être décidé quelle expropriation faire et comment l’opérer.

Paul, pendant qu’il écoutait Anossoff, se tenait à peine sur ses jambes, tant il ressentait d’émotion et d’enthousiasme. Il pensait non à ce qu’il aurait à faire, non à ce qu’était l’expropriation, — il savait qu’on pratiquait cela et c’était pour lui suffisant, — il rougissait et pâlissait d’enthousiasme en écoutant Anossoff. Le principal, le plus important pour lui était qu’il entrait en rapports directs avec les chefs de la révolution, qu’il pouvait participer à l’émancipation du peuple, qu’il pouvait agir.

Anossoff lui demandait de venir tout de suite, mais Paul lui dit qu’il était obligé de passer à la maison pour quelque affaire, mais que dans trois quarts d’heure il serait au comité, rue Bronnaïa.

VII

Paul rentra chez lui d’un pas rapide, ne se sentant plus d’enthousiasme d’être déjà membre du parti, de pouvoir agir, se montrer. En même temps, il pensait que pour une première rencontre avec ces gens extraordinaires, il fallait produire sur eux une bonne impression. Pour produire cette impression, un costume, comme il disait, était nécessaire. Il avait un petit veston court et surtout un pantalon très étroit, qui moulait bien ses jambes et lui plaisait particulièrement ; il pensa que ce serait ce qu’il fallait. Il alla rapidement chez lui, s’habilla, se regarda dans la glace, arrangea ses cheveux et, à grands pas, se rendit rue Bronnaïa.

VIII

Vladimir Vassilievitch Antipatroff, ancien étudiant de cinquième année de l’Académie de médecine, condamné aux travaux forcés pour avoir pris part dans la révolte des ouvriers, s’était enfui du bagne à l’étranger, puis était rentré en Russie sous un autre nom.

En été 1906 il vint à Moscou recruter des ouvriers pour le parti socialiste révolutionnaire.

L’histoire de Vladimir Vassilievitch était la suivante. Fils de diacre, encore au séminaire, il s’était attiré l’attention de ses maîtres et de ses condisciples par ses capacités extraordinairement brillantes, par l’honnêteté, la loyauté de son caractère, et par une grande, non pas beauté mais attirance. Son sourire était si contagieux, que l’homme le plus sérieux, le plus attristé ne pouvait s’empêcher de répondre à son sourire par un sourire. Après beaucoup de démarches, ses parents lui obtinrent une place de prêtre à condition qu’il épouserait la fille du vieux prêtre du village. Il eut beau répéter à son père qu’il ne se sentait pas de vocation pour la prêtrise, il eut beau supplier sa mère, ses parents ne voulurent rien entendre et le menacèrent de leur malédiction. Vladimir résolut de se libérer par un autre moyen. Il alla trouver sa promise et s’expliqua avec elle en toute franchise. Il lui dit qu’il ne croyait pas en l’Église, qu’il n’avait pas d’amour pour elle, de sorte que le mariage avec elle et l’acceptation d’une place de prêtre seraient quelque chose de malhonnête et de vil.

La brave fille de campagne fut d’abord peinée ; mais ensuite, vaincue par le charme, le sourire et la franchise de son fiancé, elle résolut de rompre les projets de mariage.

Tout s’arrangea ainsi. Vladimir quitta la maison sans un kopeck : le père n’avait fait que l’injurier et n’avait pas permis à la mère d’aider son fils.

Dans la ville universitaire, Vladimir s’adressa à un ancien professeur du séminaire. Celui-ci lui trouva des leçons, et il entra à l’Académie de médecine. Là commença son activité révolutionnaire. Elle fut provoquée principalement par le contraste frappant, qu’il ne pouvait ne pas remarquer, non seulement entre le luxe inouï des familles dans lesquelles il donnait des leçons (une d’elles surtout, dans laquelle il préparait au lycée un garçon très sot, vivait dans un luxe effréné) et la misère du peuple, mais principalement par le contraste entre la science raffinée et l’ignorance terrible, superstitieuse de son père, le diacre, de ses camarades du séminaire, et surtout des masses du peuple. Le but principal, unique, de son activité révolutionnaire était d’éclairer le peuple, de le débarrasser de cette ignorance entretenue par l’Église à cause de laquelle il lui était impossible de ne pas tomber au pouvoir de tous ceux qui voulaient l’exploiter.

IX

Au commencement de son activité, durant cinq années de sa vie, Vladimir Vassilievitch avait vécu sans aucun désir personnel, s’adonnant tout entier à son œuvre. Sans parler des commodités de la vie, des joies de l’amour auxquelles il renonçait, à chaque moment donné il était prêt à sacrifier sa liberté et sa vie pour le but qu’il poursuivait. Il songeait à sa sécurité, se cachait de ses ennemis ; mais il faisait cela, non pour lui, pour sa personne, il le faisait pour l’œuvre, pour la grande œuvre commune de la délivrance du peuple du joug matériel et moral. Il ne connaissait aucune des commodités de la vie et ne les voulait pas connaître. Il avait avec quelques femmes des rapports très intimes mais absolument chastes, uniquement des relations d’affaires ; et, malgré que Julie Kraftzeva et Mlle Aronson, toutes deux fussent amoureuses de lui et qu’il le soupçonnât, il ne se permettait pas de se l’avouer à lui-même.

X

Maintenant, à Moscou, il habitait chez un camarade, ancien officier d’artillerie, et c’était là qu’avaient lieu les réunions. À la dernière réunion, au commencement de juin, assistait Paul. Il s’agissait de se procurer de l’argent nécessaire à l’achat d’une typographie…

PAUL

DRAME




SCÈNE PREMIÈRE

Petite chambre pauvrement meublée. Au milieu, une table ; autour, des chaises. Un samovar est posé sur la table, sans nappe. Tous sont assis autour de la table.

ANNA JOSIFOVNA ARONSON, allemande. Jeune fille brune, étudiante.

MARIE IVANOVNA SCHULTZ, sa camarade. Jeune fille blonde, très sérieuse, infirmière.

RAZOUMNIKOFF, ancien officier, beau, fort, de haute taille. Il porte une blouse russe et de hautes bottes.

NICOLAS GAVRILOVITCH ALMAZOFF, ancien étudiant de 5e année de l’Académie de médecine. Visage résolu, intelligent, moqueur. Maigre et de taille moyenne.

SHAM, Esthonien. Homme trapu, silencieux.

MATVEIEFF, paysan de 22 ans ; très enthousiaste ; parole brillante.

M. I. SCHULTZ, donnant un verre de thé à Razoumnikoff.

Voyons, assez discuté. La majorité a décidé que l’expropriation est nécessaire…

RAZOUMNIKOFF, avec chaleur.

Je ne discute pas. Je dis seulement ceci : de même que nos gouvernants, s’ils ont besoin d’exécuter, doivent pendre eux-mêmes et n’y pas contraindre de malheureux bougres qui sont dans la misère…


ALMAZOFF, achevant avec un fin sourire moqueur.

De même nous, si nous désirons faire une expropriation, — comme si nous en avions réellement le désir, — nous devons nous-mêmes exécuter cette œuvre agréable, en laissant par exemple à Sham ou à un jeune homme si pondéré et si pratique que lui (il désigne Matveieff), le soin d’organiser l’affaire, de s’occuper de la correspondance, de l’impression, etc…


RAZOUMNIKOFF.

Je dis qu’on ne peut pas imposer aux autres les risques de cette entreprise.


ALMAZOFF, irrité.

Il pourrait être question de cela, si votre humble serviteur se cachait quelque part, en lieu sûr ; mais il me semble que le risque est le même pour tous. Il ne s’agit ici que d’une simple division du travail.

À. J. ARONSON, avec chaleur.

Si cela ne vous plaît pas, ne le faites pas. Mais adresser des reproches à qui ? À Nicolas Gavrilovitch qui a donné à la cause tout, toute sa vie…


M. I. SCHULTZ.
Assez discuté. Prenez le thé…
RAZOUMNIKOFF.

Je dis mon opinion. Vous autres, faites comme vous l’entendez.

MATVEIEFF.

Le risque !… Nous sommes heureux du danger. Nous sommes prêts à donner notre vie et nous sommes heureux de l’occasion de montrer notre sincérité. Dites-moi seulement ce qu’il faut faire. Même à la mort certaine, j’irai avec joie. Je sais que Paul Bouriline pense de même.

M. I. SCHULTZ, en souriant.

Il commence à s’échauffer, votre ami.

MATVEIEFF.

Vous ne savez pas ce que c’est pour le paysan ou pour l’ouvrier quand, tout d’un coup, dans ses ténèbres pénètre la lumière ! Il faut connaître cette obscurité ; penser, comme nous l’avons pensé, que cette obscurité est normale, qu’il est nécessaire que le paysan ou l’ouvrier ait faim et regarde comme une faveur le travail qu’on lui donne sur la terre d’un autre ou dans l’entreprise capitaliste d’un autre ; et tout d’un coup…

ALMAZOFF,
échangeant un regard avec Mlles Aronson et Schultz.

C’est juste, c’est juste…

MATVEIEFF.

Oui. Penser ainsi. Vivre dans une tombe, et, tout d’un coup, comprendre que cela ne doit pas être ; qu’il doit être tout autre chose, que ce ne sont pas nous, les ouvriers, qui devons dépendre du capital, mais le capital de nous…

ALMAZOFF.

Tout cela est vrai. Mais vous vouliez nous parler de Bouriline…

Ensemble. RAZOUMNIKOFF.
Il m’a plu beaucoup.
M. I. SCHULTZ.
C’est un jeune homme extraordinairement sympathique.
MATVEIEFF.

Oui, à propos de Bouriline, je voulais vous dire qu’il se trouve maintenant précisément dans cet état d’esprit. Hier j’ai causé avec lui. Il est plein d’ardeur ; et plus il apprend, plus il désire connaître. Et, principalement, il veut agir ; pas parler mais agir. Ce n’est pas pour rien que nous sommes des paysans. (Tous rient.)

ALMAZOFF.

Je comprends.

A. J. ARONSOW

Bouriline et Anossoff attendent en bas. Faut-il les appeler ? Qu’a-t-on décidé ?

ALMAZOFF,
s’adressant à tous, principalement à Razoumnikoff.

Eh bien ! camarades, chargeons-nous de cette affaire Bouriline et Anossoff ? Et si oui, faut-il les faire venir et le leur dire ?

RAZOUMNIKOFF.

Moi, j’ai dit mon opinion.

A. J. ARONSON.

Mais vous savez que la typographie est achetée, qu’il faut de l’argent et que nous n’en avons pas. C’est donc une chose urgente et nécessaire.

ALMAZOFF, s’adressant à tous sauf à Razoumnikoff.

Eh bien ! messieurs, sommes-nous d’accord pour confier à Bouriline et à Anossoff l’expropriation de tout ce qu’ils pourront chez le propriétaire de la fabrique de parfumerie ? (Tous expriment leur assentiment.) La majorité est d’accord. Iusia, appelez-les. (Matveieff sort ; à A. J. Aronson.) Quelle foi, et comme il est intelligent !…

A. J. ARONSON.

Oui. Il est votre élève. Vous insufflez la flamme à n’importe qui.

M. I. SCHULTZ, à Razoumnikoff.

Je suis presque de votre avis ; mais je ne veux pas me séparer de mes camarades.

SHAM.
On doit se rappeler en premier lieu qu’il faut tout abandonner et agir.
RAZOUMNIKOFF.

Oui ; mais pas au détriment des autres.

SHAM.

Pourquoi, au détriment ?




SCÈNE II

NICOLAS ANOSSOFF et PAUL BOURILINE entrent et donnent à tous une poignée de main.

M. I. SCHULTZ, à Paul.

Asseyez-vous ici.

Ils s’assoient. Silence gêné.

ALMAZOFF, à Paul.

Votre camarade de bureau, qui est notre camarade à nous par les convictions et le dévouement à la cause commune, nous a dit que vous partagiez nos convictions et désiriez nous aider.

PAUL, excité.

Je suis prêt à tout, à tout. J’ai compris maintenant…

ALMAZOFF.

Laissez-moi achever. Je disais donc : Vous désirez nous aider. Sans doute cela nous est très agréable. Ce ne sont plus déjà des centaines mais des milliers d’ouvriers qui se sont solidarisés avec nous, mais plus il y en aura mieux cela vaudra pour le succès de notre cause. Mais nous devons vous prévenir qu’il faut, pour réussir, de l’énergie, de l’endurance, de la prudence, de la discrétion. Nous sommes entourés d’ennemis.[11]

Paul raconte longuement, en s’exaltant, tout ce qu’il a éprouvé : qu’il vivait dans les ténèbres ; que les paysans ne comprennent rien, que les popes les trompent, qu’il a écrit sur ce sujet des poèmes. Almazoff l’arrête, en souriant, et le ramène à la question.

Paul dit encore beaucoup de choses inutiles : il est heureux de connaître enfin de vrais hommes, des hommes qui donnent leur vie pour des amis, pour la cause, pour la grande cause, pour l’anéantissement de l’exploitation, du despotisme. Avec de pareils hommes, il est prêt à tout.

Almazoff lui confie la mission et lui demande comment il compte la mener à bien.

Anossoff se mêle à la conversation et propose un plan : se rendre au bureau le matin, de bonne heure, forcer la serrure et s’en aller. C’est très simple et personne ne saura rien. Dans la caisse il y a sûrement dix mille roubles.

PAUL.

Pas dix mais sûrement sept mille.

1909.


PAUL


XIII

Tout cela se passait le 15 juin, ce même jour que le père de Paul avait rencontré Agrafena et que celle-ci et la mère de Paul se souvenaient de lui avec tant d’affection. Le 17 juin, le matin, de bonne heure, Paul et Anossoff exécutèrent l’expropriation chez leur patron, ainsi que les en avait chargés le comité révolutionnaire.

Le patron de la fabrique, un juif baptisé, Michel Borissovitch Shindel, ce jour-là arriva un peu plus tôt qu’à l’ordinaire à son bureau, car c’était le jour de paye des ouvriers.

La veille, le 16, Shindel avait passé la soirée chez un littérateur, à la connaissance duquel il tenait beaucoup et dont il était très fier. Ce littérateur écrivait dans un journal libéral du parti des cadets et aimait Shindel, qui partageait ses opinions et était d’un commerce agréable. Ce soir-là, il y avait un membre de la Douma, de passage dans la ville, un conservateur, homme très vif et de beaucoup de talent, et toute la soirée s’était passée en discussions politiques très animées auxquelles Shindel avait pris part. On avait parlé de beaucoup de choses et, entre autres, de la situation des ouvriers. Shindel, qui avait affaire aux ouvriers, revendiquait pour eux le droit de se syndiquer pour défendre leurs droits et admettait même la grève pacifique. Il voyait que son opinion, à lui fabricant, plaisait et provoquait un certain respect pour sa personne. Et cela lui était agréable.

Il s’éveilla de bonne heure pour aller à son bureau, et se remémora avec plaisir la conversation de la veille, les paroles qu’il avait prononcées. Il sortit de son appartement en calculant s’il aurait assez d’argent en caisse pour payer les ouvriers et régler la marchandise prise à crédit pour une semaine. Il s’approcha du bureau.

« Il faudra demander cela à Bouriline, » se dit-il, et, à la pensée de Bouriline, il se rappela qu’hier c’était précisément Paul qu’il avait en vue quand il avait parlé du développement intellectuel et de la moralité des ouvriers.

À son étonnement, le bureau était ouvert.

XIV

En entrant dans le vestibule, il vit Bouriline. Il n’en fut pas étonné. Il lui dit bonjour, et, prenant la clef suspendue à un clou, il se dirigea vers une pièce obscure qui menait à son cabinet. Tout d’un coup, Bouriline, l’air étrange, courut sur lui ; d’une main il saisit le pan de son paletot, de

l’autre tira un revolver, dont il lui appuya le canon sur la poitrine.

— Donnez-moi les clefs de la caisse ! s’écria Bouriline.

— Quoi ? Quoi ?

— Les clefs ! L’argent !

— Bouriline, qu’avez-vous ? dit Shindel à Paul.

— Plus vite ; plus vite… Donnez ce qu’il y a. Je sais qu’il y a sept mille roubles…

— Ah ! Ah ! Que signifie cela ? fit Shindel en donnant les clefs.

À peine Shindel avait-il remis les clefs que, de derrière la porte, bondissait Anossoff, et, le revolver au poing, saisissait Shindel au collet.

Paul, muni des clefs, entra dans le bureau et ouvrit la caisse. Anossoff tenait son revolver braqué sur Shindel. Paul prit l’argent et le mit dans sa poche.

— Pas un mot, autrement… prononça encore une fois Anossoff en marchant à reculons jusqu’à la porte.

Arrivés à la porte, tous deux sortirent dans la cour. Paul voulait courir. Anossoff l’en empêcha. « Au pas ! » prononça-t-il à voix basse. Ils n’étaient pas encore à la porte de la rue que Shindel criait du bureau, d’une voix désespérée : Au voleur !

Aussitôt tous deux se mirent à courir, mais le portier leur barra le chemin. Anossoff se retourna sur le patron, en braquant sur lui son revolver.

Paul se trouva nez à nez avec le portier, et, pour l’effrayer, tira deux fois ; Anossoff prit sa course.

— Tire, toi, lui cria Paul ; moi je ne puis pas.

Il s’engagea dans la rue en courant. Mais à sa rencontre accouraient des gens. Paul s’enfonça dans une cour vide, mais avant qu’il ait eu le temps de se retourner, une foule de gens l’entourait et se mettait à le frapper de tous côtés.

XV

« Qu’est-ce, qu’est-ce donc ? » se disait Paul, ne comprenant rien, alors que battu, harcelé, tout en sueur, sans chapeau, les vêtements déchirés, assis sur son séant, il tâchait de parer des coudes les coups qui pleuvaient sur son visage meurtri, et qu’essayait d’atteindre encore le portier de l’immeuble voisin. Il ne commença à se ressaisir que quand des agents de police, écartant la foule qui le frappait, le relevèrent et l’emmenèrent. Différentes pensées lui venaient en tête : pourquoi n’avait-il pas couru du même côté qu’Anossoff ? Pourquoi n’avait-il pas tiré sur le portier ? Et il se reprochait de n’avoir pas agi ainsi. Tantôt il se rappelait comment il avait exécuté ce qu’il avait promis à Vladimir Vassilievitch. Ce n’est pas à lui qu’est dû l’insuccès, mais à Anossoff qui a perdu trop de temps avec le patron. Ces pensées se confondaient avec une sensation de mal au cou, et avec le souvenir du visage effrayé du patron et du visage également effrayé du portier. « Oui, il fallait ne pas avoir peur. Oui, il fallait tuer, » pensait-il. Ce qu’il accomplissait, c’était non pour lui, mais pour le salut du peuple. Des pensées sur la maison, sur la mère, jaillissaient aussi, mais elles étaient si peu en accord avec ce qui se passait ici qu’elles disparaissaient aussitôt.

Au poste, on l’enferma dans une cellule, et, à midi, on le transféra à la grande prison, où on le laissa seul.


COLLECTION
NELSON.




Chefs-d’œuvre de la littérature.




Chaque volume contient de
250 à 550 pages.




Format commode.

Impression en caractères très lisibles

sur papier de luxe.

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Reliure aussi solide qu’élégante.




Deux volumes par mois.

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COLLECTION NELSON MAURICE MAETERLINCK. — Morceaux choisis. Introduction par Mme Georgette Leblanc. HENRY BORDEAUX. — Les Roquevillard. Introduction par Firmin Roz. VICTOR CHERBULIEZ {de r Académie française). — Le comte Kostia. Introduction par AI. Wilmotte. ANTHOLOGIE des Poètes lyriques français. Introduction par Charles Sarolea. PAUL BOURGET {de P Académie française).— "Lq Disciple. Introduction par T. de Wyzewa. EDMOND ABOUT. - Les Mariages de Paris. (89"= Edition.) Introduction par Emile Faguet IVAN TOURGUÉNEFF.— Fumée. LOUIS BERTRAND.— L'Invasion. CLAUDE TILLIER.— Mon Oncle Benjamin. SAINT-SIMON : La Cour de Louis XïV. BERNARDIN DE SAINT-PIERRE.— Paul et Virginie. CHATEAUBRIAND.-Mémoiresd'Outre-tombe. BALZAC. — Eugénie Grandet. Sir WALTER SCOTT.— Ivanhoe. ANDREW LANG. — La Pucelle de France. Traduit par le D'" Louis Boucher et E.-E. Clarke. Introduction par Mme Félix-Faure-Goyau. GUSTAVE FLAUBERT.— Trois Contes. ANDRÉ THEURIET.— La Chanoinesse. LA BRUYÈRE.— Caractères.COLLECTION NELSON F. SARCEY.— Le Siège de Paris. CHERBULIEZ.— Miss Rovel. TOURGUÉNEFF.— Une Nichée de Gentilshommes. C** ALBERT VANDAL {de P Académie française). — L'Avènement de Bonaparte. Introduction par Lord Rosebery. (Deux volumes.) LÉON TOLSTOÏ : ŒUVRES POSTHUMES. Le Faux Coupon, etc. Le Père Serge, etc. Hadji Mourad, etc. ŒUVRES COMPLÈTES DE VICTOR HUGO. Premiers Voluriies. . Les Misérables. Tome I. . Les Misérables. Tome IL . Les Misérables. Tome II I. . Les Misérables. Tome IV. . Les Contemplations. . Napoléon» le = Petit. . Ruy Blas, Les Burgraves. . Han d'Islande. . Le Rhin. Tome I. [Février.) 10. Le Rhin. Tome II. {Février.) N.B. — Deux volumes paraîtront simultané» ment le premier mercredi de chaque mois.COLLECTION NELSON

LA PEAU DE CHAGRIN; LE CURE DE

TOURS; LE COLONEL CHABERT. Par

Honoré de Balzac. Introduction par Henri Mazel.

Il n'y a pas de bibliothèque française contemporaine qui ne soit tenue d'honneur de se présenter au pubHc sous le patronage de Balzac, comme il n'y a pas de bibliothèque anglaise qui ne soit obligée de se placer sous l'égide de Shakespeare. Une collection de romanciers français sans Balzac, serait comme la tragédie de Hamlet dont on aurait éliminé le personnage de Hamlet. C'est qu'aussi bien Balzac reste, malgré tous ses défauts, le maître souverain, l'ancêtre, le géant, « le Napoléon de la Uttiraiure » , comme il se dénommait lui-même modestement, le créateur inlassable qui a mis au monde et jeté dans la circulation universelle toute une humanité grouillante et si vivante qu'elle « fait concurrence à l'état civil &. Le premier volume de Balzac que publie la « Collection Nelson & contient une trilogie de chefs-d'œuvre qui révèlent les aspects multiples de ce génie protéiforme. La Peau de Chagrin, c'est le grand roman philosophique dans son ampleur et toute sa puissance. Le Curé de Tours, c'est le roman ramassé en un vigoureux raccourci. Le colonel Chabért, c'est la petite 5

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nouvelle, le camée littéraire où Balzac n'a été égalé que par Maupassant. Jamais autant de richesses n'avaient été condensées en dimensions aussi réduites qu'en ce petit volume qui donne des exemples achevés de chacune des trois formes littéraires qu'a revêtues l'art de Balzac. Aussi cette édition méritet-elle de devenir le bréviaire de tous les Balzaciens. LA CAMPAGNE DE RUSSIE. Par le général comte Philippe de Ségfur. Introduction par le vicomte E.-M. de Vogué.

La destinée de certains livres célèbres est aussi bizarre que celle de certains hommes illustres. La Campagne de Russie de Ségur en est un mémorable exemple. La publication de l'ouvrage en 1824 fut une date littéraire. Il eut d'innombrables éditions et fut traduit dans toutes les langues. Cinquante ans plus tard, en 1873, c'est-à-dire à une époque où le nom même de Napoléon était l'objet de l'exécration des Français, le vieillard nonagénaire fit paraître ses Mémoires en huit volumes, en y incorporant l'œuvre de sa jeunesse. Les Mémoires passèrent inaperçus au milieu de l'indifférence générale.

Les générations nouvelles qui se passionnent pour tout ce qui touche à Napoléon rendront justice à l'œuvre de Ségur et la remettront à son rang qui doit être le premier. La Campagne de Russie, narration par un témoin oculaire, aide de camp de l'Empe- 6

COLLECTION NELSON.

reur, d'une des catastrophes les plus épouvantables de l'histoire, deviendra un des classiques de la littérature napoléonienne. Tels épisodes, l'incendie de Moscou, le passage de la Bérésina, sont d'une saisissante beauté. Car cet historien est un merveilleux écrivain. Le style a toutes les qualités que comporte le sujet : la vigueur, la concision, le nombre, le mouvement, l'ampleur. Un souffle d'épopée circule à travers les douze livres, il faudrait dire les douze chants qui divisent le récit, et de bons juges ont souscrit au jugement de Saint- René Taillandier dans son livre sur de Ségur : La Campagne de Russie est un des rares poèmes épiques de la littérature française. LES MORTS QUI PARLENT. Par le Vte E.-M. de Vogué {de V Académie française^ Introduction par Victor Giraud.

M. DE Vogué a eu dans sa vie une aventure ; comme la plupart des grands poètes français du xix* siècle, comme Chateaubriand, comme Hugo, comme Lamartine, il a voulu jouer un rôle politique. Grand seigneur rallié, il a accepté la République, mais la République ne l'a pas accepté. Il est entré au Palais- Bourbon plein de bonne volonté, et l'a quitté plein de dégoût. Et parmi les triomphes de sa carrière littéraire, son expérience politique lui a été amère. Et cependant par la mystérieuse alchimie du génie, 7

COLLECTION NELSON.

M. de Vogué, de cette amertume, de ses déboires, de ses déceptions, de ses indignations, a su tirer le chef-d'œuvre : Les Morts qui parlent. En une succession de tableaux d'une vie et d'une vigueur admirables, en une collection de portraits d'une vérité .et d'un relief saisissants, l'auteur nous fait connaître les coulisses du Palais- Bourbon sous la troisième République. Et, aux intrigues politiques il a mêlé avec un art très ingénieux une intrigue amoureuse, les amours du chef socialiste juif et de la princesse russe. Et autour des héros du roman se meut toute une plèbe de politiciens qui semblent n'écouter que leurs passions et leurs intérêts, mais qui en réalité ne font qu'obéir à leurs instincts ataviques, à la mystérieuse voix de l'hérédité : Ce sont les Morts qui parlent. Roman philosophique, roman satirique, le livre a suscité d'ardentes controverses. Nul ne contestera sa haute valeur littéraire : en politique, M. de Vogué a d'irréconciliables adversaires, dans le domaine de l'art il n'a que des admirateurs. MON ONCLE ET MON CURÉ. Par Jean

de la Brète. Introduction par Mme Félix-Faure-Goyau.

Le roman de Jean de la Brète, pseudonyme masculin que trahissent des qualités toutes féminines de finesse et de délicatesse, a été l'un des gros succès littéraires de notre génération ; 160 éditions ont été enlevéesCOLLECTION NELSON.

en quelques années, phénomène unique peut-être dans les annales de la librairie française. Ce triomphe est d'autant plus remarquable qu'on ne saurait l'attribuer à aucun mérite adventice, à aucun hasard de fortune. Le livre a fait son chemin tout seul et s'est imposé par ses seules qualités intrinsèques. Le roman ne contient aucune scène « réaliste » , aucune aventure « passionnelle » , aucun élément sensationnel, aucune ficelle de mélodrame. C'est une histoire d'amour toute simple, toute unie, mais cette histoire est contée avec une telle justesse d'analyse, avec un tel charme de style, avec une naïveté si raffinée et une candeur si subtile qu'elle a d'emblée conquis le public. Elle a gardé sa place

— une place sûre et discrète — dans toutes les bibliothèques familiales.

ANNA KARENINE. Par Léon Tolstoï. Introduction par Emile Faguet. (Deux volumes.) Anna Karénine n'est pas seulement, suivant l'expression de M. Faguet, « le roman du siècle d et la tragédie éternelle de l'amour coupable ; l'oeuvre du prophète de lasnaïa-Poliana marque l'apogée et la perfection d'un genre littéraire au delà de laquelle on n'aperçoit plus rien. Jamais romancier n'avait atteint à ces altitudes, ni Fielding dans Tom Jones, ni Balzac dans le Cousin Pons, ni Flaubert dans Madame Bovary. Tous les critiques depuis de Vogué 9jusqu’à Brandès, en parlant d’Anna Karénine, ont épuisé la gamme des épithètes laudatives et superlatives. Et tous ces superlatifs se résument en ceci, qu’Anna Karénine, ce n’est plus de l’art, ce n’est plus la représentation de la vie, c’est la vie même, la vie humaine palpitante et frémissante, et non pas seulement la vie extérieure, mais la vie intérieure, la vie mystérieuse de l’âme. Non, pas même Shakespeare n’a sondé le cœur humain à ces profondeurs, n’a analysé le mécanisme et le jeu délié des passions avec cette science infaillible, et n’a su dégager des passions, de leurs errements, de leurs sophismes, de leurs souffrances, la moralité qu’elles contiennent et suggèrent.

Et n’oublions pas aussi qu’Anna Karénine permet l’entrée triomphale de la littérature russe dans la culture européenne. Nulle œuvre russe ne nous fait mieux sentir et pressentir tout ce que nous apporte de dons nouveaux et inappréciables, tout ce que contient de promesses et d’avenir, cette mystérieuse et fatidique race slave que notre orgueil et notre ignorance se complaisent à reléguer dans ses steppes et dans la barbarie.


NAPOLÉON INTIME. Par Arthur-Lévy.
Introduction par François Coppée.

Parmi les innombrables livres qu’avait suscités, avant M. Lévy, la personnalité de Napoléon, presque tousCOLLECTION NELSON.

s'étaient ingéniés à nous faire connaître le conquérant, Thomme d'État, le législateur, ou à nous retracer l'un des innombrables épisodes de cette épopée sans égale dans l'histoire. Aucun écrivain ne s'était efforcé de retrouver l'homme privé derrière l'homme public, ni d'expliquer celui-ci par celui-là, pour la très simple raison que tous se représentaient Napoléon moins comme un homme réel, agissant d'après les lois et les mobiles ordinaires de l'humanité, que comme un <j surhomme, & un titan, un monstre prodigieux et inexplicable. M. Arthur-Lévy, le premier, s'est attaché à révéler le « Napoléon intime » familial. Et en lisant le livre on est tout surpris de découvrir sous le Napoléon de la légende un Napoléon inconnu, un Napoléon 7Cois, bon fils, époux aimant, frère dévoué, et lèle de toutes les vertus domestiques. Et suri. Lévy réussit à nous démontrer que si Napoléon - t.iomphé là où tout autre que lui aurait échoué, ce n'est pas parce qu'il a été un être d'exception, un condottiere italien, mais parce qu'il a possédé intégralement et souverainement les qualités purement humaines d'intelligence, de cœur et de volonté, que nous possédons tous à un moindre degré. Là est l'intérêt, l'originalité et la valeur morale du livre de M. Lévy.

n

COLLECTION NELSON.

LES FRANÇAIS DE MON TEMPS. Par le V** Q. d'Avenel. Introduction par Charles Sarolea.

Le V g. d'Avenel s'est proposé de nous donner le portrait des Français de son temps. Nul ne contestera le brillant talent du peintre. On contestera peut-être que le portrait soit ressemblant. On n'accusera certes pas M. d'Avenel d'avoir flatté ou idéalisé l'original, et d'avoir péché par excès d'indulgence pour ses contemporains. Né chrétien et Français, M. d'Avenel ne se trouve nullement, comme La Bruyère, contraint dans sa satire. Au contraire, il s'y complaît et s'y délecte, et il a tant d'esprit qu'il communique à ses lecteurs le plaisir qu'il éprouve. Sa verve mordante s'exerce d'ailleurs avec une sereine et malicieuse impartialité au dépens de ses adversaires politiques et du monde auquel il appartient de naissance. Et comme il a admirablement observé les politiciens parasitaires et la noblesse de parade, les deux chapitres où il nous décrit leurs mœurs sont frappants de vérité et de relief : ce sont les meilleurs du livre.

Le livre a eu un succès éclatant, qu'il a dû d'abord aux controverses qu'il a suscitées. Et ce succès ne fera que s'accentuer à mesure qu'on appréciera davantage les qualités intrinsèques et durables de l'oeuvre.

L'œuvre restera parce qu'elle est d'un maîtreCOLLECTION NELSON.

écrivain et d'un moraliste profond et pénétrant. M. d'Avenel s'est évidemment inspiré de La Bruyère et fait souvent songer à son immortel modèle. Et le plus bel éloge que nous puissions faire du livre, c'est qu'il puisse, sans désavantage, soutenir une aussi redoutable comparaison.

MORCEAUX CHOISIS. Par Maurice Maeterlinck. Avec une Introduction par M""^ Georgette Leblanc.

C)^

Il n'est pas aujourd'hui en France un écrivain dont l'influence soit plus subtile, plus profonde et plus universelle que celle de Maurice Maeterlinck. Dramaturge, il a communiqué au drame contemporain un « frisson nouveau », il a créé une conception nouvelle de l'art tragique. Moraliste, il a apporté à notre génération inquiète et troublée de nouvelles raisons de croire et d'espérer, il a traduit en une langue admirable la poésie de la science et formulé les affirmations de la conscience moderne. On peut dire que Maeterlinck est pour la littérature du XX* siècle ce que Rousseau a été pour celle du xviii*. Belge comme Jean- Jacques était Suisse, il représente la synthèse harmonieuse du génie germanique et du génie latin. Une fois de plus, l'âme germanique n'a pu donner une expression définitive à ses aspirations les plus hautes, à ses divinations les plus intimes, qu'en empruntant une forme française,COLLECTION NELSON.

qu'en se cristallisant dans un moule français. Et il se trouve ainsi que l'œuvre de ce flamand, de ce germain a contribué plus efficacement, plus glorieusement qu'aucune autre à la diffusion, au rayonnement de la langue française.

LE COMTE KOSTIA. Par Victor Cherbuliez (de r Académie fra7içaise). Introduction par M.Wilniotte. On oublie trop à l'étranger et même en France que les frontières littéraires de la France sont plus vastes que ses frontières politiques, que, même de nos jours, le Canada français a produit un Fréchette, que la Belgique française a produit un Rodenbach et un Maeterlinck, que la Suisse française a produit un Rod et un Cherbuliez.

L'œuvre de Cherbuliez a été, certes, l'un des apports les plus précieux de la Suisse romane à la culture française, et aucun écrivain n'a été plus français que ce Genevois, plus clair, plus vif, plus spirituel, plus prime-sautier, plus universel. Les récits de Cherbuliez et les études de «Valbert» ont pendant trente ans charmé, sans les lasser, les lecteurs de la Revue des Deux Mondes. Et à notre époque, rassasiée de romans pessimistes, de romans morbides et de romans psychologiques, c'est une surprise et une joie de relire le roman de Cherbuliez parfaitement honnête et simplement romanesque, qui se contente de conter une histoire d'amour ou de développer une 14

COLLECTION NELSON.

intrigue ou une aventure : surprise d'autant plus joyeuse que ce roman romanesque est écrit par un des esprits les plus prodigieusement intelligents, est rempli d'aperçus pénétrants sur la vie, d'observations et d'analyses délicates.

Le comte Kostia est peut-être le chef-d'œuvre de Cherbuliez. On y trouve toutes ses qualités et tous ses traits caractéristiques : l'art de nouer et de dénouer une intrigue compliquée, et surtout ce don d'humour, de bonne humeur, de badinage mêlé de malice, de bonne santé intellectuelle et morale, qui nous reposent de la littérature épicée et artificielle de la nouvelle génération.

PETITE ANTHOLOGIE DES POÈTES FRAN-ÇAIS. Introduction par Charles Sarolea. La Petite Anthologie des Poètes Lyriques vient combler une lacune fâcheuse dans la littérature. On avait publié jusqu'ici d'innombrables anthologies pour les écoles, ad usum Delphini. On attendait encore une « anthologie de poche d qui ne fût pas inspirée exclusivement par des nécessités pédagogiques et qui s'adressât au grand public à qui l'école n'a pas fait perdre la passion des beaux vers. La Petite Anthologie condense en un petit volume et enferme comme dans un écrin les chefs-d'œuvre les plus universellement aimés de la poésie lyrique depuis Villon jusqu'à Musset. Elle sera pour le lecteur français ce

  1. Village des peuplades du Caucase.
  2. Briquettes de fumier employées pour le chauffage.
  3. Sectaires musulmans.
  4. Vêtement de dessous des Tatars.
  5. Ami
  6. Vêtement de dessus des Circassiens.
  7. Le tchetvert vaut 2Hl,097.
  8. La tchetvert vaut 2Hl,097.
  9. Il y a des inconséquences et des changements de nom dans ce fragment.
  10. Sorte de soupe aux choux.
  11. Dans le manuscrit original, en face de ce passage on trouve écrit de la main de Léon Tolstoï, puis effacé : « Ça ne va pas. C’est stupide. Je ne peux pas. » La suite a été copiée par la comtesse Sophie Andréevna, et corrigée par Léon Tolstoï.