Hiéron (Trad. Talbot)/02

La bibliothèque libre.
Hiéron (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
HiéronHachetteTome 1 (p. 306-308).



CHAPITRE II.


La tyrannie est une brillante misère[1].


À ces mots, Simonide reprit : « Mais c’est peu de chose, selon moi, que ce que tu dis là. Je vois, pour ma part, des gens fort considérés, qui savent d’eux-mêmes se retrancher sur le boire, le manger, la bonne, chère et s’abstenir même des plaisirs amoureux. Mais voici en quoi vous l’emportez de beaucoup sur les particuliers ; vous formez de grands projets et vous les exécutez vite, vous avez tout en abondance, vous vous procurez les meilleurs chevaux, les plus belles armes, les plus riches parures pour vos femmes, les palais les plus magnifiques, ornés des meubles les plus précieux ; vous avez des serviteurs distingués par leur nombre et leur intelligence ; enfin, vous êtes plus que personne en état de faire du mal à vos ennemis et du bien à vos amis. — Oui, reprit Hiéron ; que le gros des hommes, Simonide, se laisse tromper par les dehors de la tyrannie, je ne m’en étonne pas ; car c’est surtout par les yeux que la foule me paraît juger du bonheur et de la misère des autres. Or, la tyrannie étale à tous les regards des biens qui semblent d’un grand prix, elle en fait montre et parade ; tandis que les tyrans enferment leurs peines au fond de leur âme, où réside, en effet, le bonheur ou le malheur des hommes. Que ce soit donc là, comme je l’ai dit, un mystère pour la foule, je n’en suis pas surpris. Mais que vous l’ignoriez, vous qui semblez voir plus clairement les objets par les yeux de l’esprit que par ceux du corps, c’est ce qui me paraît extraordinaire. Pour moi, l’expérience m’a prouvé, Simonide, et je te le dis, que les tyrans ont la moindre portion des plus grands biens et la plus large part des plus grands maux. Par exemple, si la paix est un grand bien pour les hommes, les tyrans en jouissent peu ; et si la guerre est un grand mal, c’est sur eux qu’elle pèse. Les particuliers, à moins que leur pays tout entier ne soit en guerre, peuvent aller où il leur plaît, sans craindre d’être tués ; les tyrans sont partout en pays ennemi : aussi jugent-ils nécessaire d’aller armés eux-mêmes et entourés d’une escorte en armes. Ensuite, quand les particuliers sont en guerre, ils ne sont pas plus tôt de retour chez eux qu’ils se regardent comme en sûreté ; les tyrans, au contraire, revenus dans leur cité savent que c’est là qu’ils ont le plus d’ennemis. Une ville est-elle assiégée par une armée supérieure en force, les citoyens inférieurs en nombre se croient en danger quand ils sont hors des murs ; mais, une fois rentrés dans leurs fortifications, ils se regardent tous comme en sûreté ; le tyran, loin de trouver un abri en rentrant dans son palais, croit que c’est là surtout qu’il a besoin de gardes.

« Les particuliers, grâce aux trêves et à la paix, voient cesser la guerre ; pour les tyrans, il n’est point de paix avec ceux qui sont soumis à leur tyrannie, point de trêves auxquelles le tyran puisse se fier. Il y a des guerres faites par les villes et par les tyrans aux peuples qu’ils ont assujettis ; mais tout ce qu’il y a de fâcheux dans ces sortes de guerres pour les villes, le tyran l’éprouve aussi. Les uns et les autres sont forcés d’être en armes, de veiller, de braver les dangers ; et, s’ils essuient un échec, leur consternation est la même. Ainsi, jusque-là, dans la guerre, même condition de part et d’autre. Mais les avantages dont peut jouir une ville opposée à une autre, les tyrans ne les connaissent pas. Qu’une ville triomphe de ses ennemis, il est difficile d’exprimer le plaisir qu’on éprouve à les mettre en fuite, le plaisir de les poursuivre, le plaisir de les tailler en pièces, la fierté joyeuse d’un tel exploit, la gloire brillante qui le couronne, le bonheur que cause la pensée d’avoir augmenté sa patrie ! Chacun se figure avoir donné un bon avis, tué le plus grand nombre d’adversaires ; et il est difficile d’en rencontrer qui ne surfassent point leurs exploits, disant qu’ils en ont massacré plus qu’il n’y en a réellement de morts : tant leur paraît belle une grande victoire !

« Mais le tyran, quand le soupçon lui fait découvrir qu’en effet on conspire contre lui, et qu’il met à mort les coupables, il sait très-bien qu’il n’augmente point sa ville ; il sait qu’il diminue le nombre de ses sujets ; il ne peut donc être fier, il ne peut être glorieux de son exploit : au contraire, il l’atténue le plus possible, et il se justifie, dans le temps même qu’il agit, d’avoir rien fait d’injuste. Ainsi, lui-même ne voit rien de beau dans ce qu’il a fait, et, quand sont morts ceux qu’il redoutait, loin d’être plus tranquille, il devient plus défiant qu’auparavant. Une guerre continuelle, telle est la vie d’un tyran, comme j’en suis moi-même une preuve. »



  1. On peut comparer avec ce chapitre et avec les suivants quelques traités ou dialogues, dans lesquels Lucien n’a pas ménagé la tyrannie et les tyrans, notamment la Traversée, le Tyrannicide, le Songe ou le Coq, le Navire ou les Souhaits. — Cf. pour la défense de la tyrannie, le second Phalaris du même auteur.