Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 3/Chapitre 2/3

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Maurice Lamertin (6p. 258-262).
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III

L’attention du public était si absorbée par les événements de France, au printemps de 1815, que la commission chargée de reviser la loi fondamentale délibéra au milieu d’une indifférence complète[1]. Un mois après la bataille de Waterloo, le 18 juillet, on apprit que ses travaux étaient terminés, que le roi acceptait le projet, mais qu’il allait, avant de le sanctionner, le soumettre en Belgique à l’avis d’une assemblée de « notables ». C’est ainsi qu’il avait agi en Hollande en 1814, après la première rédaction de la Grondwet. En cela évidemment, il suivait l’exemple des plébiscites qui, en France, avaient accepté les constitutions du Consulat et de l’Empire. Mais au principe démocratique de ces plébiscites, il substituait le principe censitaire. Un petit groupe de notables serait censé représenter l’ensemble des citoyens ; il n’était plus question de s’appuyer sur la souveraineté nationale, et l’acquiescement de la bourgeoisie suffirait. Encore ses délégués devaient-ils être choisis, non par elle-même, mais par les « intendants » des départements, c’est-à-dire par les fonctionnaires du pouvoir qui demandait leur consentement. Toutes les précautions étaient prises pour que leur consultation ne fût qu’un simple simulacre. Pourtant le roi n’était pas sans éprouver quelques inquiétudes. Il se doutait bien que le principe constitutionnel de l’égalité de tous les cultes allait troubler la conscience des catholiques. Pour couper court aux protestations, il crut habile, en publiant le texte du « chef-d’œuvre » de la commission, d’y adjoindre celui des huit articles sur lequel il avait gardé jusqu’alors un silence si complet. Le 8 août, il faisait écrire au comte de Thiennes que les notables n’avaient pas à considérer, comme soumis à leur vote, les stipulations constitutionnelles relatives à la religion, puisqu’elles étaient la conséquence de son accord avec les Puissances[2].

Cette habileté était une maladresse. Elle découvrait aux Belges qu’on les plaçait devant un fait accompli et que la soi-disant approbation qu’on leur demandait n’était qu’une vaine formalité. Ils se résigneraient sans doute à l’inévitable. Mais pouvait-on attendre qu’ils s’y résigneraient sans crier ? Comment leur clergé qu’un Napoléon n’avait pu terroriser, se serait-il empressé de complaire à un Guillaume d’Orange ?

À peine la Loi fondamentale fut-elle connue, qu’une agitation formidable éclata. L’Église fit preuve d’une intransigeance et d’une âpreté d’autant plus grande, qu’elle se crut trompée, après avoir reçu et des alliés et de Guillaume lui-même tant de promesses rassurantes. Ce n’était pas seulement les droits égaux accordés à la « vérité » et à 1’ « erreur » qui l’exaspéraient. Elle ne pouvait supporter de voir la police des cultes exercée par un prince protestant, l’instruction tout entière placée entre ses mains, et enfin le divorce implicitement admis par la clause constitutionnelle qui laissait en vigueur toutes les lois existantes. Le 28 juillet, les évêques adressaient au roi des « représentations respectueuses » contre la violation du décret du 7 mars 1814, annonçant qu’elle compromettait la tranquillité publique et était un « sinistre augure pour l’avenir ». Le 2 août, le plus bouillant d’entre eux, Mgr. de Broglie, évêque de Gand, lançait une « instruction pastorale » déclarant que les catholiques ne pouvaient en conscience approuver la Loi fondamentale. L’évêque de Tournai l’imitait huit jours plus tard, et l’évêque de Namur allait faire de même quand la police saisit son mandement chez l’imprimeur.

Le mouvement était déclanché. Dans les campagnes, les curés se déchaînent et endoctrinent fougueusement les paysans. À Bruxelles, le comte de Robiano publie un manifeste récusant à l’avance le vote des notables vu qu’ils n’ont pas reçu mandat de la nation. Des placards menaçant de mort ceux qui accepteront la constitution, sont affichés sur les murs. À Courtrai, on chante une messe pour détourner du pays le malheur qui le menace. Les gardes bourgeoises s’agitent. Les femmes mêmes, écrit le comte de Thiennes, ne parlent que de la constitution. Et les partisans de la France, au milieu de cette exaspération, recommencent leurs manœuvres. Les anticléricaux de leur côté compromettent le roi par les attaques qu’ils lancent contre les prêtres. Le gouverneur militaire de Gand fait le plus grand mal en distribuant des pamphlets anti-catholiques. Les agitateurs ont beau jeu quand ils prétendent que Guillaume veut imposer le protestantisme à la Belgique[3].

C’est sous l’influence de cette fermentation que, du 14 au 18 août, votèrent les 1603 notables choisis par le roi. Ils avaient été désignés dans la proportion de 1 par 2000 habitants et presque personne n’avait réclamé de radiations. Le gouvernement pouvait s’attendre, les ayant lui-même triés sur le volet, à une majorité favorable. La surexcitation de l’opinion explique facilement le petit nombre des absents : il n’y en eut que 280. Des 1323 votes émis, 527 approuvèrent la constitution, 796 la rejetèrent. Contre toute attente, elle était repoussée à la majorité de 269 voix !

Pour peu que l’on envisage les votes, on se convainc qu’ils furent essentiellement déterminés par la question religieuse. Ce n’est pas pour ou contre la constitution qu’on se prononça, mais pour ou contre l’Église. Dans toutes les régions où le peuple obéissait à son ascendant, les notables montrèrent à la Loi fondamentale la même hostilité qu’ils avaient jadis montrée aux droits de l’homme. À Verviers, à Luxembourg, à Neufchâteau, à Diekirch, il n’y eut pas un seul opposant. En revanche, Ypres et Anvers ne fournirent que des votes négatifs. En dépit de ses affinités linguistiques avec la Hollande, la partie flamande du pays se prononça dans sa très grande majorité contre la loi ; la plupart de ses adhérents se rencontrèrent dans les provinces wallonnes[4].

Pour tous ceux qui avaient cru à la possibilité de l’amalgame, ce fut une amère désillusion. Ils avaient surtout compté sur la Flandre qui les abandonnait. Quelques jours avant le vote, dans une adresse aux États-Généraux, Guillaume avait exprimé l’espoir que tous les habitants du royaume « liés par les mêmes lois et les mêmes institutions, fussent comme les enfants de la même famille ». L’événement le détrompait cruellement. Il le plaçait dans une situation un peu ridicule, mais surtout fort embarrassante devant l’Europe qui l’observait. Que faire ? Accepter le verdict des notables et remettre une fois de plus sur le métier la Loi fondamentale, il n’y fallait pas songer. Les Hollandais, dont les États-Généraux venaient de l’approuver à l’unanimité, n’eussent évidemment pas consenti à abdiquer devant les Belges. La nécessité s’imposait donc de passer outre aux vœux de ceux-ci. On s’apercevait un peu tard de la faute qu’on avait commise en les consultant, puisqu’on était décidé à ne pas tenir compte de leur avis. Il était pourtant impossible, après s’être adressé à eux, de leur montrer qu’ils n’avaient rien à dire. On s’en tira par un subterfuge. On considéra comme acquis à la loi les 280 notables qui n’avaient pas voté. Des 796 votes négatifs, 126 ayant été motivés par des considérations religieuses en contradiction avec le texte des huit articles, ils furent déclarés nuls. Grâce à cette « arithmétique hollandaise »[5], la minorité se transformait en majorité ; huit cent-sept suffrages étaient censés favorables.

Le consentement des Belges ainsi escamoté, le roi proclama, le 24 août 1815, l’acceptation de la Loi fondamentale. Il ne parvint pas à cacher son ressentiment à l’égard des évêques. Son manifeste rappelait sévèrement leur devoir à « quelques hommes de qui le corps social devait attendre l’exemple de la charité et de la tolérance évangélique ». C’était une nouvelle maladresse que de rompre ainsi en visière avec l’opposition épiscopale au moment même où elle venait de prouver sa force, et d’affecter, après avoir été réduit à un assez piteux stratagème, les allures et le langage de Joseph II ou de Napoléon. Si étrange pourtant qu’elle apparaisse, la conduite du roi ne pouvait être autre qu’elle ne le fut. Il était prisonnier de ses engagements envers l’Europe. Coûte que coûte, il devait accomplir « l’amalgame » des deux parties de son royaume. Son erreur fut de se tromper sur les dispositions des Belges. Il eût dû procéder franchement, leur déclarer qu’il n’était pas plus libre qu’eux-mêmes d’adapter la constitution à leurs désirs et leur imposer dès l’abord cette Loi fondamentale à laquelle il fut bien obligé de les contraindre après qu’ils l’eurent rejetée. La nation était tellement convaincue que son sort était fixé d’avance, qu’elle n’eût pas protesté. Elle ne s’agita que parce qu’en la consultant, on lui donna l’occasion de manifester ses sentiments. Au fond, elle s’attendait à ce qui arriva. Elle se soumit à la décision royale qu’elle savait inévitable de par la volonté des Puissances.

  1. On publia naturellement quelques brochures. La plus intéressante est celle de C. de Keverberg, Réflexions sur la loi fondamentale qui se prépare pour le royaume des Pays-Bas (Clèves, 1815).
  2. H. T. Colenbrander, Ontstaan der Grondwet, t. II, p. 577.
  3. Colenbrander, loc. cit., p. 597 et suiv.
  4. Pour la répartition des votes, voy. Ibid. p. 615.
  5. Il faut constater d’ailleurs que dès le 10 août l’anticlérical belge Dotrenge, prévoyant le rejet de la constitution par les notables avait déjà suggéré de ne pas tenir compte des votes négatifs justifiés par les scrupules religieux. Ibid., p. 589.