Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 3/Chapitre 5/2

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Maurice Lamertin (6p. 349-359).
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II

La création du royaume des Pays-Bas, qui a exercé une action si féconde et si durable sur le développement matériel de la Belgique, n’en a exercé presque aucune sur l’état des idées et des mœurs. Au lieu de s’atténuer, le contraste moral du Nord et du Sud n’a cessé de s’accentuer de 1815 à 1830, au point d’en arriver à la séparation des deux conjoints unis contre leur gré par les Puissances. Il fallait que l’incompatibilité d’humeur qui les opposait l’un à l’autre fût vraiment irréductible pour qu’elle ait poussé les Belges à rompre une association qui, au point de vue économique, leur procurait les plus précieux avantages. À n’envisager que les intérêts, la révolution de 1830 apparaît inexplicable ; sa cause profonde est essentiellement d’ordre psychologique.

Pourtant, le gouvernement qui a déployé tant d’intelligente activité pour relever le commerce et l’industrie, ne s’est pas moins attaché, on l’a vu plus haut, à s’emparer des esprits par l’enseignement. Il a créé des universités, des écoles normales, des athénées, et largement répandu l’instruction primaire. Avec persévérance, disons même avec obstination, il a poursuivi le dessein d’éduquer les Belges, comptant que le « progrès des lumières » les concilierait à ses vues et que l’ « amalgame » moral irait de pair avec l’amalgame économique. Et non seulement tous ses efforts ont été vains, mais ils ont tourné contre lui. Par une curieuse ironie du sort, c’est dans ces athénées et ces universités qui devaient former la jeunesse à son service, que les chefs de la Révolution de 1830 ont presque tous fait leurs études.

C’est qu’il ne suffit pas d’instruire un peuple pour transformer ses idées. L’école augmente ses facultés d’agir sans qu’elle puisse diriger son action. Le rendant plus capable, elle le rend plus utile ou plus redoutable, selon l’usage qu’il fera des ressources qu’elle lui a fournies. Elle ne peut seconder les vues de l’État que si l’éducation qu’elle donne à l’intelligence s’accorde avec cette autre éducation plus intime et plus prenante que chacun reçoit au sein du milieu où il est né, des croyances, des traditions, des besoins et des penchants héréditaires en quoi consiste sa vie sentimentale et inconsciente. Or, si cet accord existait en Hollande, il n’existait pas en Belgique. Au cours si divergent de leur histoire, la nature des deux peuples s’était trop profondément différenciée pour qu’il fût possible d’effacer cette différence en appliquant à l’un d’eux un système d’enseignement qui répondait au caractère de l’autre. Le roi eut beau multiplier les écoles, veiller à la formation des instituteurs, faire venir de Hollande et d’Allemagne de très savants hommes pour occuper les chaires des universités, il ne réussit qu’à perfectionner, si l’on peut ainsi dire, l’outillage pédagogique du pays. Les idées échappèrent à son emprise. Son œuvre, dont il était fier à juste titre et qui constitue un progrès si éclatant sur celle de l’Université impériale, se borna à répandre dans le peuple et dans la bourgeoisie des connaissances techniques sans influer sur leur attitude morale.

C’est précisément parce qu’il ne parvint pas à comprendre cette attitude qu’il se trompa complètement sur les moyens qu’il eût fallu appliquer pour réussir. Jugeant la Belgique du point de vue de la Hollande et de l’Allemagne, il la considérait simplement comme un pays arriéré que le clergé conservait de parti pris dans l’ignorance. Et il est incontestable qu’elle ne justifiait que trop bien ce mépris aux yeux des Hollandais. Tout les y choquait : le peuple regorgeant d’illettrés, la bourgeoisie n’ayant d’autre lecture que les journaux, les prêtres réduits au dressage des séminaires et ne sachant de latin que ce qu’il en faut pour dire la messe, l’aristocratie dédaigneuse de toute curiosité intellectuelle. Où que l’on regardât, nul goût pour les études sérieuses. Ni bibliothèques publiques, ni bibliothèques privées. Ajoutez à cela que la francisation des classes supérieures leur inspirait un dédain frivole pour la langue et la littérature néerlandaises, que le clergé, par crainte du calvinisme, s’en détournait autant qu’elles[1] et que, grâce à cette double prévention, le flamand dégradé à l’état de patois, était abandonné aux amusements surannés des chambres de rhétorique. En 1819, le professeur Schrant écrit que Gand, au point de vue intellectuel, est en retard sur un village de Hollande[2]. Et certainement, dans un certain sens, il a raison, parce qu’il compare Gand à Leyde ; mais il a tort aussi parce que cette comparaison n’est pas de mise et que la faire c’est précisément montrer que l’on se trompe sur la situation.

Pour l’apprécier exactement, il ne suffisait pas de la constater, il fallait s’en rendre compte. C’était une double erreur de l’expliquer tout entière par l’intransigeance confessionnelle du clergé et par la frivolité des « fransquillons ». Elle était le résultat et d’une évolution séculaire et d’un choc brusque. La vogue dont jouissait le français n’était pas un fait nouveau. Dès le XIIe siècle, il avait peu à peu gagné droit de cité dans les provinces flamandes, où il était devenu, pour les classes supérieures, une seconde langue nationale. Son expansion n’avait nui en rien à la culture du flamand. Deux littératures avaient grandi côte à côte, celle-ci romane, celle-là germanique, aussi longtemps que la civilisation nationale était demeurée saine et robuste. Mais les guerres religieuses du XVIe siècle et le déchirement des Pays-Bas avaient amené une décadence dont la langue flamande eut surtout à souffrir. Elle tomba au rang d’une langue provinciale parce que le clergé catholique, pour empêcher l’infiltration de l’hérésie triomphante dans les Provinces-Unies, eut soin de couper toutes les communications intellectuelles que la Belgique eût pu entretenir avec celles-ci. Elle ne fut plus qu’un moyen de ne pas correspondre avec le dehors. Non seulement elle ne reçut aucune effluve de la puissante effloressence de la littérature néerlandaise du XVIIe siècle, mais elle se confina dans un particularisme qui finit par différencier si fortement ses dialectes de l’idiome hollandais, qu’elle prit l’apparence d’une langue propre à la Belgique. La conquête française ne fit qu’accentuer cette détresse. Banni de l’administration et de l’école, suspect aux autorités, dédaigné par ceux-là même qui, faute de mieux, continuaient à s’en servir, le flamand, au commencement du XIXe siècle, n’apparaissait plus que comme un simple patois dont les jours étaient comptés.

Les mêmes causes qui agirent contre lui agirent naturellement en faveur du français. Depuis le milieu du XVIIe siècle, son emploi s’était généralisé de plus en plus rapidement. Sous le régime autrichien, il est à peu près universellement parlé dans la noblesse et dans la haute bourgeoisie. La République et l’Empire n’eurent qu’à assurer et à étendre la situation qu’il avait acquise au moment de l’annexion du pays. Tout au plus activèrent-ils un mouvement qui leur était bien antérieur et en faveur duquel conspiraient à la fois et le prestige de la France et l’intérêt des particuliers et le développement de l’industrie et la centralisation administrative.

Aussi, ne peut-on s’étonner si, en 1815, la classe censitaire sur laquelle repose la constitution du royaume des Pays-Bas est francisée, pour ainsi parler, jusque dans les moelles. Keverberg observe que « dans la haute société de la Belgique, la langue française est devenue dominante et à peu près exclusive »[3]. Le barreau de Gand affirme en 1822 qu’elle « s’est en quelque sorte identifiée avec nos mœurs et est devenue depuis trente ans la langue usuelle de toutes les relations civiles et commerciales »[4]. En 1821, les membres des États du Limbourg sont incapables de délibérer en flamand[5]. Aux États-Généraux, le français est seul en usage à la première Chambre et à la seconde Chambre, non seulement il est parlé par tous les députés belges mais encore par bon nombre de députés hollandais, désireux de donner à leurs collègues cette marque de courtoisie[6]. Quant à la presse, tous ses organes, ceux du gouvernement aussi bien que ceux de l’opposition, n’employent pas d’autre langue. C’est tout au plus si, avant la grande agitation politique de 1828, une petite gazette locale ou une feuille d’annonces paraît çà et là en flamand. Dans les provinces flamandes et plus encore à Bruxelles, les jeunes gens des classes supérieures sont élevés dans l’ignorance complète de la langue nationale. Un séjour à Paris est le couronnement de toute bonne éducation. Le collège des jésuites de Saint-Acheul regorge d’élèves belges. Quantité de parents se contentent par économie, d’envoyer leurs fils aux athénées et aux collèges des provinces wallonnes, à Tournai, à Namur, à Liège[7]. Bref, pour qui n’envisage que la surface des choses, la Belgique apparaît désormais un pays de langue française. Toute la bourgeoisie, d’un bout à l’autre du territoire, présente le même spectacle. Il n’y a plus de frontière linguistique que pour le peuple. Le pays légal, c’est-à-dire les électeurs censitaires, constitue un bloc francisé, aussi étroitement uni par la langue qu’il parle que par le privilège politique dont il jouit.

La généralisation de l’emploi du français contraste d’ailleurs avec l’indigence de la vie intellectuelle dont il est l’organe. De 1815 à 1830, la littérature se réduit à de pâles imitations de l’école de Delille. C’est un simple délassement d’amateurs ou de professeurs de rhétorique. Nul accent original, nulle inspiration, nulle vigueur de pensée. Du mouvement romantique qui déjà s’affirme si brillamment en France, les versificateurs belges semblent tout ignorer. Ils riment conformément aux modèles surannés du XVIIIe, et cet archaïsme accentue encore leur puérilité. Quelques-uns y déploient d’ailleurs, comme Raoul, comme Lesbroussart, comme de Stassart, comme de Reiffenberg, une virtuosité qui fait mieux ressortir la platitude de leurs émules. Au reste, cette littérature scolaire est en même temps une littérature officielle. Elle célèbre à l’envi les vertus du roi, la gloire de son règne, l’illustration de sa maison, la naissance des fils du prince d’Orange ou la bataille de Waterloo[8].

Le mouvement scientifique n’est pas beaucoup plus encourageant que le mouvement littéraire. La reconstitution de l’Académie en 1816 n’eut guère pour effet que de fournir à quelques vieillards, survivants du régime autrichien, l’occasion de lire devant leurs confrères des mémoires d’une érudition désuète restée fidèle aux méthodes du XVIIIe siècle. Des étonnants progrès que la critique historique et la critique philologique réalisaient en ce temps là même en Allemagne, ils ont tout ignoré. Ni les Raepsaet (1750-1832), ni les Martin de Bast (1753-1825), ni les van Hulthem (1764-1832) ne se sont élevés au-dessus du niveau d’honnêtes antiquaires ou de savants bibliophiles. L’influence de la France, la seule qu’éprouvât le pays, donna plus d’élan aux sciences naturelles et mathématiques. Il suffit de citer les noms de Dandelin, de Cauchy et surtout de Quetelet pour l’attester et faire prévoir ce que leur réservait l’avenir.

Les universités, on l’a déjà vu, n’exercèrent point l’action à laquelle la valeur de plusieurs de leurs maîtres semblait les destiner. Dès l’abord, elles eurent à souffrir des préventions du clergé et de l’opposition de plus en plus accentuée qui se prononça contre le gouvernement. La nationalité de beaucoup de leurs professeurs, Allemands ou Hollandais, les rendaient suspects aux étudiants. Très rares d’ailleurs furent ceux qui, comme Kinker à Liège, comme Schrant ou Thorbeck à Gand, cherchèrent à agir sur leurs élèves. Pour la plupart, ils se contentèrent de dicter leurs cours, d’autant moins attrayants que, conformément à la tradition hollandaise, ils étaient débités en langue latine, ou ils se confinèrent dans leurs travaux personnels. Leur influence scientifique sur la nation fut aussi nulle que leur influence morale et politique. Il semble que parmi les auditeurs de Warnkoenig, durant son séjour à Gand, aucun ne se soit douté que leur maître préparait le célèbre ouvrage qui est resté si longtemps la base de l’histoire du droit et des institutions de la Flandre.

Si sérieux et si sincères qu’ils aient été, les efforts du gouvernement pour instruire les Belges, à son profit et au leur, n’aboutirent donc qu’à un échec. Comment en eût-il été autrement ? De la Hollande ne pouvait venir aucune idée susceptible d’agir sur un peuple que tout orientait vers la France. On l’avait constaté dès les premiers contacts entre gens du Nord et gens du Midi. Il suffit de rappeler ici l’incompatibilité de leurs vues lors de la discussion de la Loi fondamentale et le reproche adressé aux Belges par leurs collègues d’avoir la tête farcie de théories françaises. Ce reproche, ils ne devaient que le mériter davantage au cours des années. L’activité des réfugiés français que le roi eût l’imprudence de tolérer à Bruxelles et dans toutes les grandes villes parce qu’elle secondait sa politique, accentua encore le prestige que Paris exerçait déjà. La presse française fut par excellence l’aliment intellectuel de la bourgeoisie et elle le devint de plus en plus à mesure que grandit l’opposition au gouvernement. Catholiques et libéraux se passionnèrent pour les débats des Chambres françaises, pour les doctrines parlementaires de Benjamin Constant, pour la liberté religieuse revendiquée par Lamennais. Les Hollandais cependant, fidèles aux doctrines monarchiques par loyalisme et par adhésion aux théories politiques des juristes et des philosophes allemands, condamnaient ces nouveautés. Ainsi, entre eux et les Belges, le malentendu allait croissant. On se rendait mépris pour mépris. On s’accusait mutuellement, faute de se comprendre, de ne rien comprendre du tout. Le Nord s’apitoyait dédaigneusement sur l’ignorance et la futilité du Sud ; le Sud se moquait du pédantisme et de l’esprit réactionnaire du Nord. En 1830, les deux peuples étaient plus loin de s’entendre qu’ils ne l’avaient jamais été. Aucune pénétration de l’un à l’autre. L’accord des idées était encore plus rare entre eux que les mariages.

Dans ces conditions, on ne peut s’étonner de l’insuccès des tentatives du roi en vue de relever la langue flamande de la déchéance où elle était tombée. Pour des gens accoutumés comme nous le sommes au déchaînement des passions linguistiques, le fait peut paraître étrange à première vue. Il s’explique pourtant très aisément. Ce n’est point l’intérêt du peuple, c’est uniquement l’intérêt de l’État qui provoqua les mesures du gouvernement. L’idée de faire appel au sentiment démocratique et à l’amour-propre des masses lui était complètement étrangère. Sa conduite n’eut d’autre mobile que le désir de combattre chez la bourgeoisie l’influence française et de l’ « amalgamer » à la bourgeoisie hollandaise en lui imposant l’usage de la « langue nationale ». Sa politique linguistique ne visait que le « pays légal ». Elle négligea les paysans et les ouvriers, chez lesquels elle aurait pu réussir, pour s’attaquer aux classes francisées qui devaient nécessairement y résister. Le clergé d’ailleurs ne manqua pas de la combattre. Il s’effrayait à l’idée que le calvinisme eût pu se glisser parmi ses ouailles en même temps que l’idiome du Nord. Pour conserver intacte son influence sur elles, il se cantonna plus obstinément que jamais dans le particularisme, et, opposant le flamand au hollandais, il excita contre ce dernier le sentiment national que le gouvernement prétendait justement se concilier.

Ce que le clergé fit par conviction catholique, la bourgeoisie le fit par intérêt. L’obligation imposée aux fonctionnaires et aux avocats de ne faire usage que de la « langue nationale » froissait trop d’habitudes, menaçait trop de gens en place ou en quête de places, était en contradiction trop flagrante avec les mœurs pour ne pas soulever de toutes parts des protestations. Évidemment la mesure était maladroite. Il eût suffi, comme le proposaient les esprits modérés, d’instituer la liberté des langues et de laisser faire le temps[9]. Mais ici, comme en tant d’autres occurrences, le roi ne voulut ni rien entendre, ni rien attendre. Ses plus fidèles partisans, cependant, les vieux libéraux, se recrutaient parmi la partie la plus francisée de la nation[10], et il est piquant de voir Reyphins, faisant chorus avec les curés, proclamer devant les États-Généraux que le flamand et le hollandais sont deux langues différentes.

Le gouvernement ne trouva d’appui que chez les très rares bourgeois restés fidèles, à travers l’occupation française, à l’idiome du peuple. À Gand, quelques-uns de ces « flamingants » de la première heure, se groupaient autour de Vervier. On republiait en 1829, la brochure de Verloy sur la décadence de la langue flamande. Des concours littéraires étaient organisés. À Bruxelles, la société Concordia prenait pour mission de favoriser la culture de la langue nationale. Aucune arrière-pensée politique d’ailleurs dans ce mouvement. Il est purement littéraire et beaucoup plus flamand que hollandais. Seul, J.-F. Willems se pose en adepte convaincu et passionné de l’orangisme. Néerlandais avant tout, il combat tout à la fois pour l’unification linguistique et pour l’unification politique. À côté de lui, pour plaire aux ministres, quelques officieux se donnent pour tâche de faire connaître aux Belges la littérature de leurs compatriotes du Nord. En 1827, Lebrocquy traduit en français le précis de l’histoire littéraire des Pays-Bas de Siegenbeck.

Mais manifestement l’intérêt du public est bien lent à s’émouvoir. À l’université de Gand, le cours du professeur Schrant sur Vondel se fait devant un auditoire à peu près vide[11]. À Liège, son collègue Kinker parvient à grouper autour de lui quelques étudiants attirés par sa verve, son esprit et sa bonhomie, et dont il excite la bonne volonté à apprendre le néerlandais par celle qu’il montre à apprendre le wallon. Plus gourmé et plus officiel, le procureur du roi, Schuermans, compte sur l’appui des fonctionnaires. Il fonde pour eux, en 1819, à Bruxelles, une Maatschappij voor vaderlandsche Letterkunde voor ambtenaren en ’s lands bedienden ingericht, dont le désir de l’avancement ne suffit pas à assurer la prospérité. Les efforts de la puissante association hollandaise Tot Nut van ’t Algemeen pour prendre pied en Belgique ne réussissent pas mieux[12]. La protection des autorités civiles et militaires ne parvient guère à y attirer que des fonctionnaires, d’anciens officiers ou des Hollandais établis dans le pays. Presque aucun Belge parmi ses membres, et en tous cas aucun catholique, car le clergé qui la considère comme un organe de propagande calviniste employe contre elle toute son influence. Elle finit cependant par s’établir à Dixmude, à Ostende, à Nieuport, à Ypres, à Bruges, à Anvers, à Termonde, à Gand, à Bredene, à Thielt, à Louvain, à Bruxelles et à installer même une section en pays wallon, à Namur. Mais elle ne comptait en 1829 que 641 adhérents, et ses directeurs reconnaissaient tristement l’année suivante qu’elle n’était pas « une plante qui pût enfoncer ses racines dans le sol belge ».[13]

Toutes ces déconvenues sont significatives. Dans les circonstances où il se trouvait, le gouvernement ne pouvait que donner à la bourgeoisie un grief de plus en prétendant choisir pour elle la « langue nationale » dont elle aurait à faire usage. Cette présomption parut une atteinte insupportable à la liberté. En fait, la situation linguistique ne fut en rien modifiée par les arrêtés de 1819, et on ne s’aperçut de leur existence que dans les bureaux. Encore les fonctionnaires y dérogeaient-ils partout où la loi ne le leur interdisait pas formellement. De 1815 à 1830, non seulement le français conserva dans l’existence sociale la place qu’il s’y était faite, mais il semble même qu’il l’ait agrandie.

La presse contribua certainement à augmenter sa diffusion à mesure que l’accentuation du mouvement politique multiplia le nombre et le tirage des journaux. La cour elle-même semblait justifier, en le partageant, le goût du public. Si le roi, pendant ses séjours à Bruxelles, affectait de n’assister qu’aux représentations théâtrales données en hollandais, son fils, le prince d’Orange, était aussi français de langage que de mœurs. C’est en français qu’il faisait élever ses fils et en français encore qu’il rédigea les instructions de leurs précepteurs[14]. Toute la vie intellectuelle semblait liée à cette langue. Le Conseil académique de l’université de Gand priait le gouvernement de lui en permettre l’emploi afin de retenir les étudiants[15]. La France fournissait leurs troupes à tous les théâtres et leur assortiment à tous les libraires. Une librairie allemande qui, sur le désir du roi, s’ouvrit à Bruxelles, n’eut aucun succès. Les étudiants, leurs études achevées, couraient les compléter à Paris : aucun ne songeait à se diriger vers la Hollande. Le prestige français ne s’imposait pas moins aux artistes. David, durant son exil à Bruxelles, les avait vus se presser autour de lui : Navez est tout pénétré de son influence. À Liège, l’école de musique, fondée en 1826, est confiée à la direction de Daussoigne-Méhul. Roelandt, le seul architecte de talent que possède le royaume, s’est formé à Paris.




  1. Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 611.
  2. Ibid. 1815-1825, t. II, p. 211.
  3. Keverberg, op. cit., t. I, p. 292.
  4. Gedenkstukken 1815-1825, t. II, p. 593.
  5. Ibid., t. II, p. 518, 519.
  6. P. Bergmans, Étude sur l’éloquence parlementaire belge sous le régime hollandais (Bruxelles, 1892).
  7. Em. Dony, L’Athénée de Tournai, p. 24.
  8. F. Masoin, Histoire de la littérature française en Belgique de 1815 à 1830. Mém. in-8o, de l’Acad. Roy. de Belgique, t. LXII [1902].
  9. Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 709.
  10. Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 753.
  11. Gedenkstukken 1815-1825, t. II, p. 263.
  12. Gedenkstukken 1815-1825, t. II, p. 470, 472.
  13. P. Fredericq, De maatschappij Tot Nut van ’t Algemeen in Zuid-Nederland tot aan de Belgische omwenteling van 1830. Bullet. de l’Acad. Roy. de Belgique. Classe des Lettres, 1913, p. 269 et suiv.
  14. C. Terlinden, Un programme d’éducation princière il y a un siècle. Bullet. de la Comm. Roy. d’Hist., t. LXXXV [1923], p. 150 et suiv.
  15. Archives du Conseil Académique de l’Université de Gand, 1818.