Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Moyen Âge/Livre 10/Chapitre 1

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Œuvres complètes de J. Michelet
(Histoire de Francep. 1-16).

LIVRE X


CHAPITRE PREMIER

Charles VII. — Henri VI. — L’Imitation. — La Pucelle. (1422-1429.)


« Les plus mortes morts » sont les meilleures, disait un sage, les plus près de la résurrection[1].

C’est une grande force de n’espérer plus, d’échapper aux alternatives des joies et des craintes, de mourir à l’orgueil et au désir… Mourir ainsi, c’est plutôt vivre.

Cette mort vivante de l’âme la rend calme et intrépide. Que craindrait d’ici celui qui n’est plus d’ici ? Que peuvent contre un esprit toutes les menaces du monde ?

L’Imitation de Jésus-Christ, le plus beau livre chrétien après l’Évangile, est sorti, comme lui, du sein de la mort. La mort du monde ancien, la mort du moyen âge, ont porté ces germes de vie.


Le premier manuscrit de l’Imitation[2] que l’on connaisse, paraît être de la fin du quatorzième siècle ou du commencement du quinzième. Depuis 1421, les copies deviennent innombrables. On en a trouvé vingt dans un seul monastère. L’imprimerie naissante s’employa principalement à reproduire l’Imitation. Il en existe deux mille éditions latines, mille françaises. Les Français en ont fait soixante traductions, les Italiens trente, etc.

Ce livre universel du christianisme a été revendiqué par chaque peuple comme un livre national. Les Français y montrent des gallicismes, les Italiens des italianismes, les Allemands des germanismes.

Tous les ordres du sacerdoce, qui sont comme des nations dans l’Église, se disputent également l’Imitation. Les prêtres la réclament pour Gerson, les chanoines réguliers pour Thomas de Kempen, les moines pour un certain Gersen, moine bénédictin. Bien d’autres pourraient réclamer aussi. Il s’y trouve des passages de tous les saints, de tous les docteurs. Saint François de Sales a seul bien vu dans cette obscure question : « L’auteur, dit-il, c’est le Saint-Esprit. »

L’époque n’est pas moins controversée que l’auteur et la nation. Le treizième siècle, le quatorzième, le quinzième prétendent à cette gloire. Le livre éclate au quinzième, et devient alors populaire ; mais il a bien l’air de partir de plus loin et d’avoir été préparé dans les siècles antérieurs.

Comment en eût-il été autrement ? Le christianisme, dans son principe même, n’est autre chose que l’imitation du Christ[3]. Le Christ est descendu pour nous encourager à monter. Il nous a proposé en lui le suprême modèle.

La vie des saints ne fut qu’imitation ; les règles monastiques ne sont pas autre chose. Mais le mot d’imitation ne put être prononcé que tard. Le livre que nous appelons ainsi, porte dans plusieurs manuscrits un titre qui doit être fort ancien : Livre de vie. Vie est synonyme de règle dans la langue monastique[4]. Ce livre n’aurait-il pas été, dans sa première forme, une règle des règles, une fusion de tout ce que chaque règle contenait de plus édifiant[5] ? Il semble particulièrement empreint de l’esprit de sagesse et de modération qui caractérisait le grand ordre, l’ordre de Saint-Benoît.

Ces maîtres expérimentés de la vie intérieure sentirent de bonne heure que, pour diriger l’âme dans une voie de perfectionnement réel, solide et sans rechute, il fallait proportionner la nourriture spirituelle aux forces du disciple, donner le lait aux faibles, le pain aux forts. De là les trois degrés (connus, il est vrai, de l’antiquité) qui ont formé la division naturelle du livre de l’Imitation : vie purgative, illuminative, unitive.

À ces trois degrés semblent répondre les titres divers que ce livre porte encore dans les manuscrits. Les uns, frappés du secours qu’il donne pour détruire en nous le vieil homme, l’intitulent : Reformatio hominis. Les autres y sentent déjà la douceur intime de la grâce, et l’appellent : Consolatio. Enfin, l’homme relevé, rassuré, prend confiance dans ce Dieu si doux ; il ose le regarder, le prendre pour modèle, il s’avoue la grandeur de sa destination, il s’élève à cette pensée hardie : Imiter Dieu, et le livre prend ce titre : Imitatio Christi.

Le but fut ainsi marqué haut de bonne heure ; mais ce but fut manqué d’abord par l’élan même et l’excès du désir.

L’imitation, au treizième, au quatorzième siècle, fut ou trop matérielle ou trop mystique. Le plus ardent des saints, celui de tous peut-être qui fut le plus violemment frappé au cœur de l’amour de Dieu, saint François, en resta à l’imitation du Christ pauvre, du Christ sanglant, aux stigmates de la Passion. Le franciscain Ubertino de Casal, Ludolph, et même Tauler, nous proposent encore à imiter toutes les circonstances matérielles de la vie du Seigneur[6]. Lorsqu’ils laissent la lettre et s’élèvent à l’esprit, l’amour les égare, ils dépassent l’imitation, ils cherchent l’union, l’unité de l’homme et de Dieu. Sans doute, telle est la pente de l’âme, elle ne demande qu’à périr en soi pour n’être plus qu’en l’objet aimé[7]. Et pourtant, tout serait perdu pour la passion, si elle arrivait, l’imprudente, à son but, à l’unité même ; dans l’unité, il n’y aurait plus place à l’amour ; pour aimer, il faut rester deux.

Tel fut l’écueil où échouèrent tous les mystiques pendant le treizième et le quatorzième siècle, le grand Ruysbrock lui-même qui écrivait contre les mystiques.

La merveille de l’Imitation, dans la forme où elle fut arrêtée (peut-être vers 1400), c’est la mesure et la sagesse. L’âme y marche entre les deux écueils : matérialité, mysticité ; elle y touche et n’y heurte pas ; elle passe, comme si elle ne voyait point le péril ; elle passe dans sa simplicité… Prenez garde, cette simplicité-là n’est pas une qualité naïve, c’est bien plutôt la fin de la sagesse ; comme la seconde ignorance dont parle Pascal, l’ignorance qui vient après la science.

Cette simplicité dans la profondeur est particulièrement le caractère du troisième livre de l’Imitation. L’âme, détachée du monde au premier, s’est fortifiée dans la solitude du second. Au troisième, ce n’est plus solitude ; l’âme a près d’elle un compagnon, un ami, un maître et, de tous, le plus doux. Une gracieuse lutte s’engage, une aimable et pacifique guerre entre l’extrême faiblesse et la force infinie, qui n’est plus que la bonté. On suit avec émotion toutes les alternatives de cette belle gymnastique religieuse : l’âme tombe, elle se relève, elle retombe, elle pleure. Lui, il la console : « Je suis là, dit-il, pour t’aider toujours, et plus encore qu’auparavant, si tu te confies en moi… Courage ! Tout n’est pas perdu… Tu te sens souvent troublé, tenté ; eh bien, c’est que tu es homme et non pas Dieu, Tu es chair et non pas ange[8]. Comment pourrais-tu toujours demeurer en même vertu ? l’ange ne l’a pu au ciel, ni le premier homme au paradis… »

Cette intelligence compatissante de nos faiblesses et de nos chutes indique assez que ce grand livre a été achevé lorsque le christianisme avait longtemps vécu, lorsqu’il avait acquis l’expérience, l’indulgence infinie. On y sent partout une maturité puissante, une douce et riche saveur d’automne ; il n’y a plus là les âcretés de la jeune passion. Il faut, pour en être venu à ce point, avoir aimé bien des fois, désaimé, puis aimé encore. C’est l’amour se sachant lui-même et goûtant profondément cette science, l’amour harmonisé qui ne périra plus par folie d’amour.

Je ne sais si le premier amour est le plus ardent ; mais le plus grand, à coup sûr, le plus profond, c’est le dernier. On a vu souvent que, vers le milieu de la vie, et le milieu déjà passé, toutes les passions, toutes les pensées finissaient par graviter ensemble et aboutir à une seule. La science même, multipliant les idées et les points de vue, n’était plus alors qu’un miroir à facettes où la passion reproduisait à l’infini son image, se réfléchissant, s’enflammant de sa propre réflexion… Telles se rencontrent parfois les tardives amours des sages, ces vastes et profondes passions qu’on n’ose sonder… Telle, et plus profonde encore, la passion qu’on trouve en ce livre ; grande comme l’objet qu’elle cherche, grande comme le monde qu’elle quitte… Le monde ?… Mais il a péri. Cet entretien tendre et sublime a lieu sur les ruines du monde, sur le tombeau du genre humain[9]. Les deux qui survivent, s’aiment et de leur amour et de l’anéantissement de tout le reste.

Que la passion religieuse soit arrivée d’elle-même, et sans influence du dehors, à un tel sentiment de solitude, on a peine à l’imaginer. On croirait plutôt que si l’âme s’est détachée si parfaitement des choses d’ici-bas, c’est qu’elle s’en est vue délaissée. Je ne sens pas seulement ici la mort volontaire d’une âme sainte, mais un immense veuvage et la mort d’un monde antérieur. Ce vide que Dieu vient remplir, c’est la place d’un monde social qui a sombré tout entier, corps et biens, Église et patrie. Il a fallu pour faire un tel désert qu’une Atlantide ait disparu.

Maintenant comment ce livre de solitude devint-il un livre populaire ? Comment, en parlant de recueillement monastique, a-t-il pu contribuer à rendre au genre humain le mouvement et l’action ?

C’est qu’au moment suprême où tous avaient défailli, où la mort semblait imminente, le grand livre sortit de sa solitude, de sa langue de prêtre, et il évoqua le peuple dans la langue du peuple même. Une version française se répandit, version naïve, hardie, inspirée. Elle parut sous le vrai titre du moment : Internelle consolation.

La Consolation est un livre pratique et pour le peuple. Elle ne contient pas le dernier terme de l’initiation religieuse, le dangereux quatrième livre de l’Imitatio Christi.

L’Imitatio, dans la disposition générale de ses quatre livres, suit une sorte d’échelle ascendante (abstinence, ascétisme, communication, union). La Consolation part du second degré, de la douceur, de la vie ascétique ; elle va chercher des forces dans les communications divines, et elle redescend à l’abstinence, au détachement, c’est-à-dire à la pratique. Elle finit par où l’Imitatio a commencé.

Si le plan général de la Consolation n’a pas, comme celui de l’Imitatio, le noble caractère d’une initiation progressive, en revanche la forme, le style sont bien supérieurs. Les lourdes rimes, les cadences grossières que l’on a cherchées dans le latin barbare de l’Imitatio, disparaissent presque partout dans la Consolation française. Le style y offre précisément le caractère qui nous charme dans les sculptures du quinzième siècle, la naïveté et déjà l’élégance. Naïveté, netteté à la Froissart, mais avec un mouvement tout autrement vif et bref[10], comme d’une âme bien émue… Ajoutez que dans certains passages du français on sent une délicatesse de cœur dont l’original ne se doute pas[11].

Quelle dut être l’émotion du peuple, des femmes, des malheureux (les malheureux alors, c’était tout le monde), lorsque pour la première fois ils entendirent la parole divine, non plus dans la langue des morts, mais comme parole vivante, non comme formule cérémonielle, mais comme la voix vive du cœur, leur propre voix, la manifestation merveilleuse de leur secrète pensée… Cela seul était déjà une résurrection. L’humanité releva la tête, elle aima, elle voulut vivre : « Je ne mourrai point, je vivrai, je verrai encore les œuvres de Dieu ! »

« Mon loyal ami et époux[12], ami si doux et débonnaire, qui me donnera les ailes de vraie liberté, que je puisse trouver en vous repos et consolation… Ô Jésus, lumière de gloire éternelle, seul soutien de l’âme pèlerine, pour vous est mon désir sans voix, et mon silence parle… Hélas ! que vous tardez à venir ! Venez donc consoler votre pauvre. Venez, venez, nulle heure n’est joyeuse sans vous… — Ah ! je le sens, Seigneur, vous êtes revenu[13], vous avez eu pitié de mes larmes et de mes soupirs… Louange à vous, vraie Sagesse du Père ! tout vous loue et bénit, mon corps, mon âme, et aussi toutes vos créatures[14] !… »

La transmission du livre populaire fut rapide, on ne peut en douter. Le genre humain, au commencement du quinzième siècle, éprouva un besoin tout nouveau de reproduire, de répandre la pensée ; ce fut comme une frénésie d’écrire. Les écrivains faisaient fortune, non plus les belles mains, mais les plus agiles. L’écriture, de plus en plus hâtée, risquait de devenir illisible[15]… Les manuscrits, jusqu’alors enchaînés dans les

églises[16], dans les couvents, avaient rompu la chaîne et couraient de main en main. Peu de gens savaient lire, mais celui qui savait lisait tout haut ; les ignorants écoutaient d’autant plus avidement ; ils gardaient, dans leurs jeunes et ardentes mémoires, des livres entiers.

Il fallait bien lire, écouter, penser tout seul, puisque l’enseignement religieux et la prédication manquaient presque partout. Les dignitaires ecclésiastiques abandonnaient ce soin à des voix mercenaires. Nous avons vu, en 1405 et 1406, que, pendant deux hivers, deux carêmes, il n’y eut point de sermon à Paris ; à peine y eut-il un culte.

Et quand ils parlaient, que disaient-ils ? Ils proclamaient leurs dissensions, leurs haines ; ils maudissaient leurs adversaires. Comment s’étonner que l’âme religieuse se soit retirée en soi, qu’elle n’ait plus voulu entendre la voix discordante des docteurs, mais une seule voix, celle de Dieu ? « Parlez, Seigneur, votre serviteur vous écoute… Les fils d’Israël disaient jadis à Moïse : Parle-nous ; que le Seigneur ne nous parle pas, de peur que nous ne mourions. Ce n’est pas là ma prière, ô Seigneur. Non, que Moïse ne parle point, ni lui, ni les prophètes[17]… Ils donnent la lettre. Vous, vous donnez l’esprit. Parlez vous-même, ô Vérité éternelle, afin que je ne meure point[18]. »

Ce qui fait la force de ce livre, c’est qu’avec cette noble liberté chrétienne, il n’y a nul esprit polémique, à peine quelques allusions aux malheurs du temps. Le pieux auteur reste dans un silence plein de respect en présence des infirmités de sa vieille mère l’Église[19]

Que l’Imitation soit ou non un livre français[20], c’est en France qu’elle eut son action. Cela est visible, non seulement par le grand nombre des versions françaises (plus de soixante !), mais surtout parce que la version principale est française, version éloquente et originale qui fit du livre monastique un livre populaire.

Au reste, il y a une raison plus haute et qui finit cette vaine dispute : l’Imitation fut donnée au peuple qui ne pouvait plus se passer de l’Imitation. Ce livre, utile ailleurs sans doute, était ici une suprême nécessité. Nulle nation n’était descendue plus avant dans la mort, nulle n’avait besoin davantage de fouiller au fond de l’âme la source de vie qui y est cachée. Nulle ne pouvait mieux entendre le premier mot du livre : « Le royaume de Dieu est en vous, dit Notre-Seigneur Jésus-Christ. Rentre donc de tout ton cœur en toi-même, et laisse ce méchant monde. Tu n’as point ici de demeure permanente, où que tu sois. Tu es étranger et pèlerin ; tu n’auras repos en nul lieu, sinon au cœur, quand tu seras vraiment joint à Dieu. Que regardes-tu donc çà et là pour trouver repos ? Soit ton habitation aux cieux par l’amour, et point ne regarde les choses de ce monde qu’en passant, car elles passent et viennent à néant, et toi aussi comme elles[21]… »

Ce langage de mélancolie sublime et de profonde solitude, à qui s’adressait-il mieux qu’au peuple, au pays où il n’y avait plus que ruines ? L’application semblait directe. Dieu semblait parler à la France et lui dire, comme il dit au mort : « Dès l’éternité, je t’ai connu par ton nom ; tu as trouvé grâce, je te donnerai le repos[22]. »

Il ne fallait pas moins que cette bonté pour ranimer des cœurs si près du désespoir. L’Église universelle avait défailli, l’Église nationale avait péri ; de plus (terrible tentation de blasphème !) une Église étrangère était entrée, par la conquête et le meurtre, en possession de la France ; le maître étranger avait apparu « comme roi des prêtres[23] ».

La France, après avoir tant souffert du fol orgueil des fols, avait appris avec les Anglais à en connaître un autre, l’orgueil des sages. Elle avait enduré les pieux enseignements d’Henri V entre le carnage d’Azincourt et les supplices de Rouen. Mais cela n’était rien encore ; elle vit dans les vrais rois de l’Angleterre, en ses évêques, l’étrange spectacle de la sagesse sans l’esprit de Dieu. Le roi des prêtres mort, elle eut (c’était le progrès naturel), elle eut le prêtre-roi[24], la réalisation d’un terrible idéal, inconnu aux âges antérieurs, la royauté de l’usure dans l’homme d’Église, la violence meurtrière dans le pharisaïsme… un Satan !… mais sous forme nouvelle ; non plus cette vieille figure de Satan honteux et fugitif. Non, Satan autorisé, décent, respectable, Satan riche, gras dans son trône d’évêque, dogmatisant, jugeant et réformant les saints.

Satan étant devenu cette vénérable personne, le rôle opposé restait à Notre-Seigneur. Il fallait qu’il fût amené par les constables devant ce grave chief-justice, comme un misérable échappé de paroisse[25], que dis-je, comme hérétique ou sorcier, comme violemment suspect d’être en relation avec le démon, ou démon lui-même ; il fallait que Notre-Seigneur se laissât condamner et brûler, comme diable, par le Diable… Les choses doivent aller jusque-là… C’est alors que l’assistance émerveillée verra cet honnête homme de juge se troubler à son tour, perdre contenance et se tordre dans son hermine… Alors chacun reprendra son rôle naturel ; le drame sera complet, le Mystère consommé…


L’Imitation de Jésus-Christ, sa Passion reproduite dans la Pucelle, telle fut la rédemption de la France.

Une objection peut s’élever maintenant, que personne ne ferait tout à l’heure. N’importe ; dès ce moment nous pouvons y répondre.

L’esprit de ce livre, c’est la résignation. Cet esprit, répandu dans le peuple, eut dû, ce semble, le calmer, l’endormir, loin d’inspirer l’héroïsme de la résistance nationale. Comment expliquer cette apparente opposition ?

C’est que la résurrection de l’âme n’est point celle de telle ou telle vertu, c’est que toutes les vertus se tiennent. C’est que la résignation ne revint pas seule, mais l’espoir, qui est aussi de Dieu, et avec l’espoir la foi dans la justice… L’esprit de l’Imitation fut pour les clercs patience et passion ; pour le peuple ce fut l’action, l’héroïque élan d’un cœur simple…

Et qu’on ne s’étonne pas si le peuple apparut ici en une femme, si de la patience et des douces vertus une femme passa aux vertus viriles, à celles de la guerre, si la sainte se fit soldat. Elle a dit elle-même le secret de cette transformation, c’est un secret de femme : « La pitié qu’il y avait au royaume de France[26] !… »

Voilà la cause, ne l’oublions jamais, la cause suprême de cette révolution. Quant aux causes secondaires, intérêts politiques, passions humaines, nous les dirons aussi ; toutes doivent essayer leurs forces, venir heurter au but, succomber, s’avouer impuissantes, rendant hommage ainsi à la grande cause morale qui seule les rendit efficaces.

  1. Nous supposons que le lecteur a sous les yeux les dernières pages du tome précédent.
  2. App. 1.
  3. L’antiquité avait entrevu l’idée de l’Imitation. Les pythagoriciens définissaient la vertu : Όμολογία πρὁς τὁ θεἵον ; et Pluton : Όμοίωσις θεῷ κατὰ τὸ δυνατόν (Timée et Théétète). Théodore de Mopsueste, plus stoïcien que chrétien, disait : « Christ n’a rien eu de plus que moi ; je puis me diviniser par la vertu. »
  4. Surtout chez les chanoines réguliers de Saint-Augustin. (Gence.)
  5. Ces Règles ne sont pas seulement des codes monastiques ; elles contiennent beaucoup de préceptes moraux et d’effusions religieuses. (Voy. passim les recueils d’Holstenius, etc.)
  6. App. 2.
  7. « Anima magis est ubi amat quam ubi animat », dit saint Bernard. App. 3.
  8. Homo es, et non Deus,
    Caro es, non Angelus.

    (Imitatio, lib. III.)

  9. App. 4.
  10. App. 5.
  11. Je n’en citerai qu’un exemple, mais bien remarquable : « Si tu as un bon ami et profitable à toy, tu le dois voulentiers laisser pour l’amour de Dieu, et estre séparé de luy. Et ne te trouble pas ou courouce, s’il te laisse, comme par obéissance ou autre cause raisonnable. Car tu dois sçavoir qu’il nous fault finablement en ce monde estre séparé l’un de l’autre, au moins par la mort, jusques à ce qu’en cette belle cité de paradis serons venus, de laquelle nous ne partirons jamais l’un d’avec l’autre. » (Consolacion, livre I, c. 9). — « Ita et tu aliquem necessarium et dilectum amicum, pro amore Dei disce relinquere. Nec graviter feras, quum ab amico derelictus fueris, sciens quoniam oportet nos omnes tandem ab invicem separari. » Imitatio, lib. II, c. 9.) — Le français ne dit pas : « Disce relinquere » mais : « Ne te trouble pas ou courouce, s’il te laisse. » Il ajoute un mot touchant : « S’il te laisse comme par obéissance… » (Il y a là toute une élégie de couvent ; les amitiés les plus honnêtes y étaient des crimes.) Enfin, avec une bonté charmante : « Cette belle cité de paradis… de laquelle nous ne partirons jamais l’un d’avec l’autre. »
  12. Le latin est loin de cette noble confiance. Il a peur d’allumer l’imagination monastique ; il dit : « O mi dilectissime sponse, amator purissime !… » Combien le français est plus pur : « Mon loyal ami et époux !» — Le latin, pour émousser encore, ajoute une inutilité : « Dominator universæ creaturæ. » App. 6.
  13. Ce beau mouvement n’est pas dans le latin. Le latin est ici languissant et décousu en comparaison du français.
  14. J’ai changé deux ou trois mots : Soulas (solatium), piteux… — J’ai supprimé aussi une naïveté triviale, mais fort énergique et comme il en fallait dans un livre du peuple : « Vous seul estes ma joye ; et sans vous, il n’y a point viande qui vaille… »
  15. Pétrarque s’en plaint au milieu du quatorzième siècle. Mêmes plaintes au quinzième dans Clémengis, particulièrement pour l’indistinction et la continuité de l’écriture qui faisait un mot de chaque ligne. — Dès l’an 1304, le roi avait été obligé de défendre aux notaires les abréviations : leur écriture serait devenue une sorte d’algèbre. App. 7.
  16. « Enchaînés et attachiés ès chayères du chœur. » (Vilain.) — Quelquefois même, pour plus de sûreté, on les mettait dans une cage de fer ; en 1406, un bréviaire ayant besoin de réparation, on fait scier par un serrurier deux croisillons de la cage où il était renfermé.
  17. « Non loquatur mihi Moyses, aut aliquis ex prophetis ; sed Tu, etc. » (Imitatio, lib. III, c. 2.)
  18. Ces hardiesses auront paru plus dangereuses dans la langue vulgaire. Voilà sans doute pourquoi presque tous les mss. de la Consolation ont disparu. Elle a été imprimée avant 1500 sans date, puis coup sur coup (peut-être sous l’influence luthérienne), en 1522, 1525, 1527, 1533, 1542. Les calvinistes, qui multipliaient tant les livres en langue vulgaire, ne se soucièrent pas de celui-ci, parce qu’apparemment ils n’y trouvaient rien d’assez dur sur la prédestination. D’autre part, le clergé catholique, croyant sentir dans ce livre populaire du quinzième siècle une sorte d’avant-goût du protestantisme, l’a ôté peu à peu aux pauvres religieuses dont il avait dû être la douce nourriture. On leur a retranché ainsi ce qui faisait pour elles le charme de la religion au moyen âge, d’abord les drames sacrés, puis les livres. Ce jeûne intellectuel a toujours augmenté, avec les défiances de l’Église. — Il est impossible de ne pas être touché, en lisant sur ce livre de femmes (éd. 1520, exemplaire de la Bibl. Mazarine) les notes et les prières qu’y ont écrites les religieuses auxquelles il a appartenu et qui se le transmettaient comme leur unique trésor.
  19. « Senescenti ac propemodum effœtæ matri Ecclesiæ. » (Tauler, d’après sainte Hildegarde).
  20. C’est un livre chrétien, universel, et non point national. S’il pouvait être national, il serait plutôt français. Il n’a ni l’élan pétrarchesque des mystiques italiens, encore moins les fleurs bizarres des Allemands, leur profondeur sous formes puériles, leur dangereuse mollesse de cœur. Dans l’Imitation, il y a plus de sentiments que d’images ; cela est français. En littérature, les Français dessinent plus qu’ils ne peignent, ou, si l’on veut, ils peignent en grisaille. Je lis dans Clémengis : « Non ineleganter quidam dixit : Cotor est vitare colorem. » App. 8.
  21. Internelle Consolation.
  22. « Te ipsum novi ex nomine… »
  23. « Princeps presbyterorum. » (Walsingham.)
  24. Voy. sur le cardinal Winchester le tome IV.
  25. Statutes of the Realm.
  26. Procès de la Pucelle, interrogatoire du 15 mars 1431.