Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Moyen Âge/Livre 10/Chapitre 2

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Œuvres complètes de J. Michelet
(Histoire de Francep. 17-37).

CHAPITRE II

Charles VII. — Henri VI (1422-1429). — Siège d’Orléans.


Le jeune roi, élevé par les Armagnacs, trouva en eux son principal appui, et aussi il partagea leur impopularité. Ces Gascons étaient les soldats les plus aguerris de la France, mais les plus pillards, les plus cruels. La haine qu’ils inspiraient dans le Nord aurait suffi pour y créer un parti bourguignon, anglais. Les brigands du Midi semblaient plus étrangers que les étrangers.

Charles VII essaya ensuite des étrangers même, de ceux qui avaient l’habitude des guerres anglaises ; il appela les Écossais. C’étaient les plus mortels ennemis de l’Angleterre ; on pouvait compter sur leur haine autant que sur leur courage. On plaça dans ces auxiliaires les plus grandes espérances. Un Écossais fut fait connétable de France, un Écossais comte de Touraine. Cependant, malgré leur incontestable bravoure, ils avaient été souvent battus en Angleterre. Ils le furent en France, à Crevant[1], à Verneuil (1423-1424), non seulement battus, mais détruits ; les Anglais prirent garde qu’il n’en échappât. On prétendit que les Gascons, jaloux des Écossais, ne les avaient pas soutenus[2].

Les Anglais faillirent donner à Charles VII un allié bien plus utile et plus important que les Écossais ; je parle du duc de Bourgogne. Il y avait deux gouvernements anglais : celui de Glocester à Londres, celui de Bedford à Paris ; les deux frères s’entendaient si peu, qu’au même moment Bedford épousait la sœur du duc de Bourgogne, et Glocester commençait la guerre contre lui[3]. Un mot sur cette romanesque histoire.

Le duc de Bourgogne, comte de Flandre, croyait n’avoir vraiment sa Flandre que quand il l’aurait flanquée de Hollande et de Hainaut. Ces deux comtés étant tombés entre les mains d’une fille, la comtesse Jacqueline, le duc de Bourgogne maria cette fille à un sien cousin, un enfant maladif, espérant bien qu’il ne viendrait rien de ce mariage et qu’il hériterait. Jacqueline, qui était une belle jeune femme, ne se résigna pas[4], elle laissa son triste mari, passa lestement le détroit et se proposa elle-même au duc de Glocester[5]. Les Anglais, qui ont les Pays-Bas en face, qui les ont toujours couvés des yeux, ne pouvaient guère résister à la tentation. Glocester fit la folie d’accepter (1423). C’était d’ailleurs un petit génie, ambitieux et incapable ; il avait autrefois visé au trône de Naples ; il voyait son frère Bedford régner en France, tandis qu’en Angleterre son oncle, le cardinal Winchester, réduisait à rien son protectorat. Il prit donc en main la cause de Jacqueline, commençant ainsi contre le duc de Bourgogne, contre l’indispensable allié des Anglais une guerre qui pour celui-ci était une question d’existence, une guerre sans traité où le souverain de la Flandre risquerait jusqu’à son dernier homme. C’était hasarder la France anglaise, mettre en péril Bedford ; Glocester, il est vrai, ne s’en souciait guère.

Le duc de Bourgogne, irrité, conclut une secrète alliance avec le duc de Bretagne ; puis il lança à Bedford deux réclamations d’argent : 1o la dot de sa première femme, fille de Charles VI, cent mille écus ! 2o une pension de vingt mille livres qu’Henri V lui avait promise, pour l’amener à reconnaître son droit à la couronne[6]. Que pouvait faire Bedford ? Il n’avait pas d’argent ; il offrit à sa place une possession inestimable, au-dessus de toute somme d’argent, Péronne, Montdidier et Roye, Tournai, Saint-Amand et Mortaigne, c’est-à dire toute sa barrière du Nord (septembre 1423)[7].

À chaque folie de Glocester Bedford payait. En 1424, Glocester, comme chevalier de Jacqueline, défie le duc de Bourgogne en combat singulier. Cette bravade n’eut pas d’autre suite, sinon que Bedford en faillit périr. Les bandes de Charles VII vinrent se loger au cœur même de la France anglaise, en Normandie. Il fallait une bataille pour les chasser de là. Elle eut lieu le 17 août (1424, Verneuil). Dès le mois de juin, Bedford avait regagné le duc de Bourgogne par une concession énorme ; il lui avait engagé sa frontière de l’Est, Bar-sur-Seine, Auxerre et Mâcon.

Toute la France du Nord risquait fort de tomber ainsi, morceau par morceau, entre les mains du duc de Bourgogne. Mais tout à coup le vent changea. Le sage Glocester, au milieu de cette guerre commencée pour Jacqueline, oublie qu’il l’a épousée, oublie qu’au moment même elle est assiégée dans Bergues, et il en épouse une autre, une belle Anglaise[8]. Cette nouvelle folie eut les effets d’un acte de sagesse. Le duc de Bourgogne se laissa réconcilier avec les Anglais, et fit semblant de croire tout ce que lui disait Bedford ; l’essentiel pour lui était de pouvoir dépouiller Jacqueline, d’occuper le Hainaut, la Hollande, ensuite le Brabant, dont la succession ne devait pas tarder à s’ouvrir.

Charles VII ne profita donc guère de cet événement qui semblait pouvoir lui être si utile. Tout l’avantage qu’il en tira, c’est que le comte de Foix, gouverneur du Languedoc, comprit que le duc de Bourgogne tournerait tôt ou tard contre les Anglais ; il déclara que sa conscience[9] l’obligeait de reconnaître Charles VII comme le roi légitime. Il lui soumit le Languedoc, bien entendu que le roi n’en tirerait ni argent[10] ni troupes, qu’il n’y troublerait en rien la petite royauté que s’y était arrangée le comte de Foix.

L’amitié des maisons d’Anjou et de Lorraine semblait devoir être plus directement utile au parti de Charles VII. Le chef de la maison d’Anjou se trouvait alors être une femme, la reine Yolande, veuve de Louis II, duc d’Anjou, comte de Provence et prétendant au royaume de Naples ; cette veuve était fille du roi d’Aragon et d’une Lorraine de la maison de Bar. Les Anglais ayant fait l’insigne faute d’inquiéter les maisons d’Anjou et d’Aragon pour le trône de Naples, Yolande forma contre eux l’alliance d’Anjou et Lorraine avec Charles VII. Elle maria sa fille à ce jeune roi, et son fils René à la fille unique du duc de Lorraine.

Ce dernier mariage semblait bien difficile. Le duc de Lorraine, Charles-le-Hardi, avait été un violent ennemi des maisons d’Orléans[11], d’Armagnac ; il avait épousé une parente du duc de Bourgogne ; au massacre de 1418, il avait reçu de Jean-sans-Peur l’épée de connétable. En 1419, nous le voyons subitement changé, ennemi des Bourguignons, tout Français.

Pour comprendre ce miracle, il faut savoir que dans cette éternelle bataille qui fut la vie de la Lorraine au moyen âge, les deux maisons rivales, Lorraine et Bar, s’étaient usées à force de combattre. Il restait deux vieillards, le duc de Bar, vieux cardinal, et le duc de Lorraine, qui n’avait qu’une fille[12]. Le cardinal assura son duché à son neveu René, et, pour réunir tout le pays, demanda pour René l’héritière de Lorraine au nom de Dieu et de la paix. Le duc, gouverné alors par une maîtresse française[13], consentit à donner sa fille et ses États à un prince français de cette maison de Bar, si longtemps ennemie de la sienne.

Les Anglais y avaient aidé en faisant au duc de Lorraine le plus sensible outrage. Henri V lui avait

demandé sa fille en mariage, et il épousa la fille du roi de France ; en même temps il inquiétait le duc en voulant acquérir le Luxembourg, aux portes de la Lorraine. L’irritation de Charles-le-Hardi augmenta, lorsqu’en 1424 les Bourguignons, auxiliaires des Anglais, occupèrent en Picardie la ville de Guise, qui lui appartenait. Alors il assembla les États de son duché, et leur fit reconnaître la Lorraine comme fief féminin, et sa fille, femme de René d’Anjou, comme son héritière.

La grandeur de la maison d’Anjou, son étroite union avec Charles VII, devaient, ce semble, fortifier le parti royal. Mais cette maison avait trop à faire en Lorraine, en Italie. L’égoïste et politique Yolande voulait gagner du temps, ménager les Anglais, ne pas les attirer dans les domaines patrimoniaux de la maison d’Anjou. Elle attendait du moins que ses fils fussent affermis en Lorraine et à Naples.

Elle fut toutefois utile à son gendre Charles VII. Par ses sages conseils, elle éloigna de lui les vieux Armagnacs. Elle eut l’adresse de lui ramener les Bretons, elle fit donner l’épée de connétable au frère du duc de Bretagne, au comte de Richemont. Richemont n’accepta qu’en stipulant que le roi éloignerait de lui les meurtriers du duc de Bourgogne.

C’étaient les Bretons qui avaient sauvé le royaume au temps de Duguesclin. Charles VII, réunissant les Bretons, les Gascons, les Dauphinois, avait dès lors de son côté la vraie force militaire de la France. L’Espagne lui envoyait des Aragonais, l’Italie des Lombards. Et avec tout cela, la guerre languissait. L’argent manquait, l’union encore plus. Les favoris du roi firent échouer Richemont dans ses premières entreprises. Ce ne fut pas, il est vrai, impunément ; le rude Breton en fit tuer deux en six mois sans forme de procès[14]. Puisqu’il fallait au roi un favori, il lui en donna un de sa main, le jeune La Trémouille[15], et le premier usage que celui-ci fit de son ascendant, fut de faire éloigner Richemont. Le roi, chose bizarre, défendit à son connétable de combattre pour lui ; les gens du roi et ceux de Richemont étaient sur le point de tirer l’épée les uns contre les autres.

Ainsi Charles VII se trouvait moins avancé que jamais. Il avait essayé des Gascons, des Écossais, des Bretons, tous braves, tous indisciplinables. Ni le refroidissement du duc de Bourgogne à l’égard des Anglais, ni la soumission apparente du Languedoc, ni le rapprochement des maisons d’Anjou et de Lorraine, ne lui avaient donné de force effective. Son parti semblait incurablement divisé et pour toujours impuissant.

Les Anglais, bien instruits de cette désorganisation, crurent que le moment était arrivé de forcer enfin la barrière de la Loire, et ils rassemblèrent autour d’Orléans ce qu’ils avaient de troupes disponibles et toutes celles qu’ils purent faire venir.

Cela ne faisait guère au total que dix ou onze mille hommes. Mais c’était encore un grand effort dans la situation où étaient leurs affaires. Le duc de Glocester troublait l’Angleterre de ses querelles avec son oncle le cardinal de Winchester[16]. En France, Bedford ne pouvait tirer d’argent d’un pays si complètement ruiné[17] ; pour attirer ou retenir les grands seigneurs anglais et leurs hommes, il fallait leur faire sans cesse de nouveaux dons de terres, de fiefs, c’est-à-dire mécontenter de plus en plus la noblesse française. Le chroniqueur parisien remarque qu’alors il n’y avait presque plus de gentilshommes français dans le parti anglais ; tous peu à peu avaient passé de l’autre côté[18].

L’armée anglaise semblait peu nombreuse pour envelopper Orléans et barrer la Loire. Mais du moins c’étaient les meilleurs soldats que les Anglais eussent en France, et ils suppléaient à leur petit nombre par des travaux prodigieux. Ils formèrent autour de la ville, non une enceinte continue comme Édouard III autour de Calais, mais une série de forts ou bastilles qui devaient surveiller les intervalles qu’on laissait entre elles. Le plan qu’un savant ingénieur a tracé de ces travaux d’après les rapports du temps est véritablement formidable[19].

Chaque bastille était commandée par un des premiers lords d’Angleterre, du côté de la Beauce par le lord commandant du siège, Salisbury, par les Suffolk, par le brave des braves, le vieux lord Talbot. La forte et triple bastille du sud, au delà de la Loire, au poste le plus dangereux, était commandée par un homme moins connu, mais déterminé, ennemi furieux de la France, William Glasdale, qui avait juré que, s’il entrait dans la ville, il tuerait tout[20], hommes, femmes et enfants. Le nom même de ces bastilles anglaises indiquait assez la ferme résolution de ne pas quitter le siège, quoi qu’il arrivât. L’une s’appelait Paris, l’autre Rouen, l’autre Londres. Quelle honte eût-ce été aux Anglais de rendre Londres ?

Ces bastilles n’étaient pas des forteresses muettes, mais comme des ennemis vivants, qui, parmi les injures et les bravades, vomissaient dans la place des boulets de pierre, du poids de cent vingt, de cent soixante livres.

D’autres bastilles plus éloignées, c’étaient les places du voisinage : Montargis, Rochefort, Le Puiset, Beaugency, Meung, dont les assiégeants s’étaient préalablement assurés et qui étaient devenues des places anglaises.

Orléans méritait ces grands efforts. Ce n’était pas seulement le centre de la France, le coude de la Loire, la clef du Midi ; ces avantages sont ceux de la situation ; mais, quant à la population même, c’était la vie même et le cœur d’un parti. À l’époque où les brigandages des Armagnacs firent passer toutes les villes dans le parti bourguignon, Orléans resta fidèle. Lorsque la réaction eut lieu à Paris contre ce parti, c’est à Orléans que les princes envoyèrent les femmes et les enfants des fugitifs, qu’ils voulaient garder en otage.

Les bourgeois montrèrent un zèle extraordinaire. Ils consentirent sans difficulté à laisser brûler leurs faubourgs, c’est-à-dire toute une ville plus grande que la ville, je ne sais combien de couvents, d’églises[21], qui auraient été autant de postes pour les Anglais. Ils laissèrent faire et ils firent eux-mêmes. Ils se taxèrent, ils fondirent des canons. Leurs franchises les dispensaient de recevoir garnison : ils en demandèrent une, ils reçurent tout ce qu’on leur envoya, quatre ou cinq mille soudards de toute nation, des Gascons, Xaintrailles, La Hire, Albret, des Italiens, le signore Valperga, des Aragonais, don Mathias et don Coaraze, des Écossais, un Stuart, enfin le bâtard d’Orléans, et soixante bouches à feu.

Il y avait quelques Lorrains, envoyés peut-être par le duc de Lorraine ou par son gendre le jeune René d’Anjou, duc de Bar.

Orléans se vit assiégée avec une gaieté héroïque. Les Anglais n’ayant pu fermer la place du côté de la Sologne, il entrait toujours des vivres, en une fois neuf cents porcs. On se moquait des boulets anglais, qui ne tuaient presque personne ; on assurait qu’un boulet avait déchaussé un homme sans lui toucher même le pied. Au contraire, les canons orléanais faisaient rage ; ils avaient des noms terribles : l’un d’eux s’appelait Riflard. Il y avait encore la célèbre couleuvrine d’un habile canonnier lorrain, maître Jean ; à eux deux, homme et couleuvrine, ils faisaient les plus beaux coups. Les Anglais avaient fini par connaître ce maître Jean ; il ne se délassait de les tuer qu’en se moquant d’eux ; de temps à autre, il faisait le mort, il se laissait choir, on l’emportait dans la ville : les Anglais étaient dans la joie ; alors il revenait plus vivant que jamais et tirait sur eux de plus belle.

Les violons ne manquaient pas. Ceux de la ville en envoyèrent aux Anglais pour diminuer leur spleen dans les ennuis de l’hiver. Dunois fit aussi passer à Suffolk une bonne fourrure en échange d’une assiette de figues.

Ce qui égaya beaucoup plus les Orléanais, c’est qu’un jour où le général en chef Salisbury visitait les Tournelles, Glasdale lui montrait Orléans et disait : « Mylord, vous voyez votre ville. » Il regarda, mais ne vit rien ; un boulet lui ferma l’œil et lui emporta une partie de la tête[22]. Ce boulet était parti justement d’une tour appelée Notre-Dame ; or Salisbury avait récemment pillé Notre-Dame de Cléry.

Du 12 octobre 1428 au 12 février 1429, le siège continua avec des succès variés. Sorties, fausses attaques, combats pour l’entrée des vivres, duels même pour éprouver et amuser les deux partis. Une fois, c’étaient deux Gascons contre deux Anglais, et les nôtres eurent l’avantage. Un autre jour, on fit battre les pages des deux armées ; les pages anglais l’emportèrent. Six Français se présentèrent aux bastilles anglaises pour jouter, et les Anglais n’acceptèrent point.

Ils complétaient lentement leurs fortifications, et l’on pouvait prévoir que la ville finirait par être à peu près fermée. Quelque insouciant que le roi parût de sauver l’apanage du duc d’Orléans, il était clair qu’Orléans une fois tombé, les Anglais avanceraient librement en Poitou, en Berri, en Bourbonnais, qu’ils vivraient aux dépens de ces provinces, qu’après avoir ruiné le Nord ils ruineraient le Midi. Le duc de Bourbon envoya son fils aîné, le comte de Clermont ; des Écossais, des seigneurs de Touraine, de Poitou, d’Auvergne, devaient, sous ce jeune prince, secourir Orléans, y introduire des vivres, et même empêcher qu’il n’arrivât des vivres au camp anglais. Le duc de Bedford en envoyait de Paris sous la conduite du brave sir Falstoff ; il avait profité de la vieille haine cabochienne de Paris contre Orléans pour joindre à ses Anglais bon nombre d’arbalétriers parisiens et le prévôt même de Paris[23]. Ils amenaient trois cents charrettes de munitions, de vivres, de harengs surtout, provision indispensable du carême. Troupes, charrettes, tout le convoi venait à la file ; rien n’était plus facile que de les couper et de les détruire ; le Gascon La Hire, qui était en avant des Français, brûlait de tomber sur eux ; mais il reçut défense expresse du prince qui s’avançait lentement avec le gros de la troupe. Cependant les Anglais avaient pris l’alarme ; Falstoff s’était concentré au milieu de ses charrettes et d’une enceinte de pieux aigus que ces prévoyants Anglais portaient toujours avec eux. À  droite les archers anglais, à gauche les arbalétriers parisiens. Quoi que pût dire le comte de Clermont, la haine emporta ses gens ; les Écossais se jetèrent à bas de cheval pour combattre de plain-pied les Anglais ; les Gascons armagnacs sautèrent sur leurs vieux ennemis, les Parisiens. Mais ceux-ci tinrent ferme. Écossais et Gascons ayant ainsi rompu leurs rangs, les Anglais sortirent de l’enceinte, les poursuivirent et en tuèrent trois ou quatre cents. Le comte de Clermont resta immobile. La Hire était si furieux qu’il revint sur les Anglais dispersés à la poursuite et en tua quelques-uns.

Il fallut rentrer dans Orléans après ce triste combat. Les Orléanais, toujours satiriques[24], l’appelèrent la bataille des harengs ; en effet, les boulets avaient crevé les barils, et la plaine était jonchée de harengs plus que de morts.

Quelque léger que fût l’échec, il découragea tout le monde. Les plus avisés s’empressèrent de quitter une ville qui semblait perdue. Le jeune comte de Clermont eut la faiblesse de partir avec ses deux mille hommes ; l’amiral de France, le chancelier de France pensèrent que ce serait dommage si les grands officiers du roi étaient pris par les Anglais, et ils s’en allèrent aussi.

Les hommes d’armes n’espérant plus de secours humain, les prêtres ne comptèrent pas beaucoup sur le secours divin : l’archevêque de Reims partit ; l’évêque même d’Orléans laissa ses brebis se défendre comme elles pourraient[25].

Ils s’en allèrent tous le 18 février, assurant aux bourgeois qu’ils reviendraient bientôt en force. Rien ne put les retenir. Le bâtard d’Orléans, qui défendait avec autant d’adresse que de vaillance l’apanage de sa maison, leur disait en vain, depuis le 12, qu’on devait attendre un secours miraculeux ; qu’il allait venir des Marches de Lorraine une fille de Dieu qui promettait de sauver la ville. L’archevêque, qui était un ancien secrétaire du pape[26], un vieux diplomate, ne s’arrêta pas beaucoup à ces histoires de miracle.

Dunois lui-même ne comptait pas tellement sur le secours d’en haut, qu’il n’employât un moyen très humain, très politique, contre les Anglais. Il envoya Xaintrailles au duc de Bourgogne pour le prier, comme parent du duc d’Orléans, de prendre sa ville en garde. Le duc, Philippe-le-Bon, venait justement d’acquérir, outre la forte position de Namur, le Hainaut et la Hollande, ces deux ailes de la Flandre que les anglais lui avaient si maladroitement disputées. On le priait de se faire donner la grande et importante position du centre de la France. Il était en train d’acquérir ; il ne refusa pas Orléans. Il alla droit à Paris, et dit la chose à Bedford, qui répondit sèchement qu’il n’avait pas travaillé pour le duc de Bourgogne[27]. Celui-ci, fort blessé, rappela ce qu’il avait de troupes au siège d’Orléans.

Nous ne savons pas si les Anglais perdirent beaucoup d’hommes au départ des Bourguignons. Au reste, ils avaient justement achevé leurs travaux autour de la ville. Les Bourguignons partirent le 17 avril ; dès le 15, les Anglais avaient fini leur dernière bastille du côté de la Beauce, celle qu’ils nommaient Paris ; le 20, ils terminèrent, du côté de la Sologne, celle de Saint-Jean-le-Blanc, qui fermait la haute Loire, d’où les Orléanais tiraient jusque-là leurs approvisionnements.

Les vivres entrant avec peine, le mécontentement commença ; beaucoup de gens trouvaient sans doute que la ville avait fait bien assez de sacrifices pour se conserver à son seigneur ; il valait mieux qu’Orléans devint anglais que de ne plus être. Les choses n’en restèrent pas là. On trouva qu’il avait été fait un trou dans le mur de la ville ; la trahison était évidente.

D’autre part, Dunois ne pouvait rien attendre de Charles VII. Les États assemblés en 1428 avaient voté de l’argent, sommé les tenants-fiefs de leur service féodal. Il n’était venu ni hommes ni argent. Le receveur général n’avait pas quatre écus en caisse[28]. Quand Dunois envoya La Hire pour demander du secours, le roi, qui le fit dîner avec lui, n’eut, dit-on, à lui donner qu’un poulet et une queue de mouton. Quoi qu’il en soit de cette historiette, la situation désespérée de Charles VII est prouvée par l’offre exorbitante qu’il avait faite aux Écossais, de leur céder le Berri pour prix d’un nouveau secours.

Nous ne connaissons pas bien les intrigues qui divisaient cette petite cour. Dans cette extrême détresse, les divisions y avaient naturellement augmenté. Les vieux conseillers armagnacs, éloignés quelque temps par Richemont et par la belle-mère du roi, devaient reprendre crédit. Ce parti méridional aurait consenti volontiers à avoir un roi du Midi, siégeant à Grenoble[29]. Au contraire, la belle-mère du roi, duchesse d’Anjou, ne pouvait conserver l’Anjou si les Anglais passaient définitivement la Loire. Elle était unie en cela avec la maison d’Orléans. Mais la maison d’Anjou avait tant d’autres intérêts, si variés, si divers, qu’elle croyait devoir ménager toujours les Anglais, négocier toujours. Lorsque la défense d’Orléans parut désespérée (mai 1429), le vieux cardinal de Bar se hâta de traiter avec Bedford, au nom de son neveu René d’Anjou, de peur qu’il ne manquât la succession de Lorraine, sauf à se laisser désavouer par René, si les affaires de Charles VII prenaient une autre face[30].

La ruine imminente d’Orléans avait effrayé les villes voisines de la Loire. Les plus proches, Angers, Tours et Bourges, envoyèrent des vivres ; Poitiers et La Rochelle de l’argent ; puis, l’effroi gagnant, le Bourbonnais, l’Auvergne, le Languedoc même, firent passer aux Orléanais du salpêtre, du soufre et de l’acier[31]. Peu à peu la France entière s’intéressait au sort d’une ville. On était touché de cette brave résistance des Orléanais, de leur fidélité à leur seigneur. On avait pitié d’Orléans, du duc d’Orléans aussi. Il ne suffisait donc pas aux Anglais de le retenir prisonnier toute sa vie ; ils voulaient lui prendre son apanage, le ruiner, lui et ses enfants. Ce nouveau malheur renouvelait la mémoire de tant d’autres malheurs de cette maison ; il n’était pas d’homme qui n’eût chanté dans son enfance les complaintes qui couraient alors sur la mort de Louis d’Orléans[32]. Charles d’Orléans, prisonnier, ne pouvait défendre sa ville, mais ses ballades passaient le détroit et priaient pour lui.

Chose touchante et qui honore la nature humaine, au milieu des plus terribles misères, parmi la désolation et la famine, lorsque les loups prenaient possession des campagnes, lorsque, au dire d’un contemporain, il n’y avait plus une maison debout, hors les villes, depuis la Picardie jusqu’en Allemagne, ce peuple était encore sensible aux maux des autres ; il réservait sa pitié pour un prince prisonnier, un prince, un poète, fils d’un homme assassiné, et lui-même voué pour toute la vie à cette mort de la captivité et de l’exil[33].

Les femmes surtout éprouvaient ces sentiments de pitié. Moins dominées par l’intérêt, elles sont plus fidèles au malheur. En général, elles ne furent pas assez politiques pour se résigner au joug étranger ; elles restèrent bonnes Françaises. Duguesclin savait qu’il n’y avait rien de plus français en France que les femmes, lorsqu’il disait : « Il n’y a pas une fileuse qui ne file une quenouille pour ma rançon. »

L’un des premiers exemples de résistance avait été donné par une jeune femme, la dame de La Rocheguyon ; elle défendit longtemps cette forteresse qui lui appartenait, et forcée de la rendre, refusa d’en faire hommage aux Anglais. Ceux-ci osèrent lui proposer d’épouser un traître, Gui Bouteillier, qui avait trahi Rouen ; ils voulaient mettre un homme à eux dans cette place importante de La Rocheguyon. Il eut la place, mais non la dame ; elle aima mieux laisser tout, et s’en aller pauvre avec ses enfants[34].

Les femmes étaient restées Françaises ; les prêtres redevinrent Français. Ils avaient fini par apercevoir que les Anglais, avec tous leurs beaux semblants d’égards pour l’Église[35], en étaient les vrais ennemis. Apres avoir essayé d’imposer l’Église d’Angleterre, Bedford fit à celle de France l’exorbitante demande de céder au roi pour les besoins de la guerre tous les biens et rentes qui avaient été donnés à l’Église depuis quarante ans. Ces deux propositions portèrent malheur aux Anglais. Ils succédèrent à la réputation d’impiété qu’avaient eue les Armagnacs. Le pillage de quelques églises attira sur eux l’exécration du peuple[36].

La grandeur des Lancastre n’avait pas une base ferme. Elle reposait sur deux mensonges. En Angleterre, ils avaient dit : « Nous ne demandons à l’Église que ses prières » ; et ils voulaient toucher aux biens de l’Église. En France, ils avaient dit : « Nous sommes les vrais héritiers du trône, usurpé depuis Philippe-de-Valois ; nous sommes les vrais rois de France, nous sommes Français. » Un tel mot aurait pu tromper dans la bouche d’Édouard III, qui était Français par sa mère et qui parlait encore français. Mais, par un contraste bizarre, c’est justement à l’avènement d’Henri V que la Chambre des communes commence à rédiger ses actes en anglais. Lorsque ces prétendus Français

nous faisaient la grâce de se servir de notre langue, ils la défiguraient et la maltraitaient tellement qu’ils semblaient ennemis de la langue autant que de la nation.

Avec tout cela, les Anglais avaient une chose pour eux, c’est que leur jeune roi, Henri VI, était certainement Français par sa mère et petit-fils de Charles VI ; il ne ressemblait que trop à son grand-père pour la faiblesse d’esprit. Au contraire, la légitimité de Charles VII était bien douteuse ; il était né en 1403, au plus fort des liaisons de sa mère avec le duc d’Orléans ; elle-même avait accédé aux actes dans lesquels il était appelé le soi-disant dauphin. Henri VI n’avait pas encore été sacré à Reims, mais Charles VII ne l’était pas non plus. Le peuple de ce temps ne reconnaissait un roi qu’à deux choses : la naissance royale et le sacre ; Charles VII n’était pas roi selon la religion, et il n’était pas sûr qu’il le fût selon la nature. Cette question, indifférente pour les politiques qui se décident suivant leurs intérêts, était tout pour le peuple : le peuple ne veut obéir qu’au droit.

Une femme avait obscurci cette grande question de droit ; une femme sut l’éclaircir.

  1. App. 9
  2. Amelgard ajoute que les Français furent consolés de la perte de cette sanglante bataille de Verneuil par l’extermination des Écossais.
  3. Bedford lui-même ne craignit pas de mécontenter le duc de Bourgogne, en faisant casser un jugement des tribunaux de Flandre par le Parlement de Paris. (Archives, Trésor des chartes, 1423. 30 avril, J, 573.)
  4. App. 10
  5. Elle dit gaiement à Glocester qu’il lui fallait un mari et un héritier.
  6. Archives, Trésor des chartes, J, 49, nos 12 et 13. Septembre 1423.
  7. Tournai, il est vrai, n’était pas entre les mains des Anglais, mais le duc de Bourgogne se faisait fort de la réduire. App. 11.
  8. Des dames anglaises portèrent à la Chambre des lords une pétition en faveur de Jacqueline (Lingard, ann. 1425). Cette scène populaire, burlesquement solennelle, a bien l’air d’avoir été arrangée par Winchester, pour combler le scandale et porter le dernier coup à son neveu.
  9. Il demanda sur ce point de droit une consultation écrite du célèbre juge de Foix, le jurisconsulte Rebonit, qui, après avoir examiné mûrement le droit de Charles VII et celui d’Henri VI, décida pour le premier. (Bibl. royale, mss., Doat, CCXIV, 34, 52. 5 mars 1423.)
  10. D. Vaissette.
  11. Et de la maison royale de France en général, à laquelle il disputait toujours les marches de Champagne. En 1408, Charles-le-Hardi avait fait un testament pour exclure tout Français de sa succession. En 1412, irrité d’un arrêt que le Parlement osa prononcer contre lui, il traîna les panonceaux du roi à la queue de son cheval. App. 12.
  12. Ces princes de Lorraine et de Bar, presque toujours en guerre avec la France, ne perdent pas toutefois une seule occasion de se faire tuer pour elle ; dès qu’il y a une grande bataille, ils accourent dans nos rangs. Leur histoire est uniformément héroïque : tués à Créci, tués à Nicopolis, tués à Azincourt, etc.
  13. Peut-être cette maîtresse qui vint à point pour les intérêts de la maison d’Anjou et de Bar fut-elle donnée au duc par la très peu scrupuleuse Yolande, comme elle donna Agnès Sorel à son gendre Charles VII (une rivale à sa propre fille !…) Elle éveilla le jeune roi par les conseils d’Agnès, et probablement elle endormit le vieux duc de Lorraine par ceux de l’adroite Alizon. Alizon du May était de naissance « fort honteuse », dit Calmet ; mais, en revanche, elle était belle, spirituelle, de plus très féconde ; en quelques années elle donna cinq enfants à son vieil amant. Aussi, selon la chronique, « elle gouvernoit le duc tout à sa volonté ». (Chronique de Lorraine.)
  14. Voir la terrible histoire du sire de Giac, qui avait empoisonné sa femme et l’avait fait ensuite galoper jusqu’à la mort. Quand il fut pris par Richemont et sur le point d’être tué, il demanda qu’auparavant on lui coupât une main qu’il avait donnée au diable, de crainte qu’avec cette main le diable n’emportât tout le corps.
  15. « Le roy luy dist : Vous me le baillez, beau cousin, mais vous en repentirez : car je le congnois mieux que vous. »
  16. Ils étaient sur le point de se livrer bataille dans les rues de Londres. Lire la lettre guerrière du cardinal. (Turner.)
  17. App. 13.
  18. Voy. t. IV.
  19. App. 14.
  20. Chronique de la Pucelle.
  21. Saint-Aignan, Saint-Michel, Saint-Michel-des-Fossés, Saint-Avit, Saint-Victor, les Jacobins, les Cordeliers, les Carmes, Saint-Mathurin, Saint-Loup, Saint-Marc, etc., etc.
  22. Selon Grafton, ce beau coup fut tiré par un enfant, par le fils du canonnier qui était allé dîner.
  23. Journal du Bourgeois de Paris.
  24. Un proverbe, fort répété au seizième siècle, mais je crois appliqué déjà à l’esprit des anciennes écoles d’Orléans, disait : « À Orléans, la glose est pire que le texte. » — On appelait les Orléanais « des guépins ».
  25. L’Histoire et Discours au vray du siège.
  26. De Jean XXIII ; chancelier de France depuis 1425.
  27. Disant : « Qu’il seroit bien marry d’avoir battu les buissons et que d’autres eussent les oisillons. » (Jean Chartier.)
  28. App. 15.
  29. Thomassin assure que le conseil avait décidé le roi à se retirer en Dauphiné. Il ne faut pas oublier que Thomassin est un Dauphinois, conseiller du dauphin Louis XI.
  30. Archives, Trésor des chartes, J, 582.
  31. App. 16.
  32. App. 17.
  33. Ce sentiment populaire fut exprimé vivement par la Pucelle, qui disait avoir pour mission de délivrer, non seulement Orléans, mais le duc d’Orléans. (Procès, déposition du duc d’Alençon.)
  34. Monstrelet. Il est juste d’ajouter que les femmes ne résistèrent pas seules. Monstrelet parle du brave brigand Tabary ; le Bourgeois fait mention d’un capitaine roturier de Saint-Denis qui fut tué par ses envieux ; le Religieux du Normand Braquemont, qui, avec la flotte de Castille, défit celle des Anglais ; il raconte enfin qu’un Normand, Jean Bigot, au plus beau moment d’Henri V et quand il semblait invincible, ramassa quelques hommes, tua quatre cents Anglais, et envoya leurs drapeaux à Notre-Dame de Paris, afin qu’y faisant son entrée l’Anglais y vît ses drapeaux.
  35. Bedford s’était fait donner le titre de chanoine de la cathédrale de Rouen. (Deville.)
  36. App. 18.