Jean Chrysostome/Homélies sur Anne

La bibliothèque libre.
(Redirigé depuis Homélies sur Anne)


HOMÉLIES SUR ANNE.[modifier]

AVERTISSEMENT.[modifier]


L’orateur nous apprend lui-même, presque au début du premier discours, à quelle époque il les a prononcés, et dans quelle classe de sermons il faut les ranger. « Peut-être en effet, dit-il, avez-vous oublié cette époque du jeûne, parce que nous avons eu depuis lors plusieurs entretiens, et sur d’autres sujets. Car lorsque notre prélat fut de retour de son long voyage, il fallait bien vous dire tout ce qui s’était passé à la cour ; il fut nécessaire ensuite de s’attaquer aux païens, afin d’enraciner parfaitement dans la foi, nos frères que voici, que leurs maux avaient rendus meilleurs, et qui avaient abandonné les erreurs païennes pour se tourner vers nous ; il fallait leur apprendre de quelles ténèbres ils avaient été délivrés et combien était éclatante de lumière la vérité où ils étaient accourus – Après cela, nous avons eu pendant plusieurs jours le précieux avantage de la solennité des martyrs, et il n’aurait pas été convenable à nous, qui étions venus visiter leurs tombeaux, de nous retirer sans accorder aux martyrs le tribut d’éloges qui leur est dû. Après ces éloges, est venue l’exhortation relative aux jurements car en voyant le peuple des campagnes tout entier qui avait afflué dans la ville, nous n’avons pas voulu les laisser partir sans les munir tous de ce viatique. »
Chrysostome nous dit donc premièrement, qu’il raconta, après le retour de Flavien, tout ce qui était arrivé au prélat, à la Cour de l’empereur : cela se rapporte à l’homélie 21, sur les statues (Tome II), qui fut prononcée après le retour de Flavien. L’époque de ce retour est la fin du Carême de 387, et le discours sur les statues fut prononcé le jour même de Pâques ; S. Chrysostome le donne à entendre lorsqu’il dit au début : Béni soit Dieu qui a bien voulu que nous célébrions aujourd’hui avec vous cette solennité sacrée dans les transports de la joie et de l’allégresse. Après cette homélie, il en adressa une aux Gentils, pour affermir quelques-uns d’entre eux qui, arrachés au paganisme par leurs malheurs, avaient embrassé la religion chrétienne : il rapporte ensuite l’argument et les principaux points de cette homélie, ou de ces homélies, s’il en a prononcé plusieurs sur le même sujet ; mais il est constant, ou qu’elles ont péri, ou qu’elles n’ont pas encore été retrouvées. Les jours suivants, auxquels tombaient les fêtes des martyrs, furent employés à célébrer leurs louanges, mais S. Chrysostome était absent pour cause de maladie. Vint ensuite, dit-il, une exhortation à s’abstenir des jurements ; elle était à l’adresse des gens de la campagne, accourus en grand nombre dans la ville. Il est presque certain que c’est l’homélie qu’on a placée la dix-neuvième des homélies au peuple d’Antioche (Tom. 2) ; car elle commence ainsi : Κατετρυφήσατε τῶν ἁγίων μαρτὑρων ἐν ταϊς ἔμπροσθεω ταύταις ἡμέραις Vous avez goûté, ces jours passés, les douceurs de la société des saints martyrs; ensuite, l’orateur parle de l’arrivée des habitants de la campagne, puis, sur l’obligation d’éviter le jurement, il s’étend plus au long que dans les vingt autres homélies au peuple d’Antioche, qui, presque toutes, renferment quelque chose contre les jurements. C’est pourquoi toutes les marques consignées dans le premier discours sur sainte Anne, se retrouvent dans l’homélie dix-neuvième au peuple d’Antioche. Voici donc l’ordre de ces discours : il faut placer en premier lieu l’homélie sur le retour de Flavien, qui est maintenant la vingt-et-unième au peuple d’Antioche ; en second lieu, le discours ou les discours qu’il prononça contre les païens ; en troisième lieu, les louanges des martyrs, qui furent célébrées plusieurs jours de suite ; πολλὰς ἡμέρας en quatrième lieu, l’homélie que S. Chrysostome prononça devant les habitants de la campagne contre les jurements ; enfin ces cinq discours sur sainte Anne. C’est donc l’homélie sur le retour de Flavien qui ouvre la marche ; et la dernière, avant les discours sur sainte Anne, a été prononcée le dimanche τῆς ἐπισωξομένης, qui, suivant Leone Allacci, est le Ve après Pâques, celui qui précède l’Ascension. Savile croit que c’est le dimanche de Quasimodo ; et Tillemont, celui de la Passion. Je me suis rangé de l’avis de ce dernier dans la préface du tome IIe. Mais je crains maintenant que cela ne puisse pas ici s’accorder avec le reste, et je pencherais plutôt pour l’opinion d’Allacci, attendu que le dernier des cinq discours sur Anne fut prononcé après la Pentecôte ; en effet, le mot μεσοπεντοηχοστή qui s’est glissé deux fois dans le texte, est une erreur des copistes, comme nous le prouvons, aux endroits mêmes, à l’aide des manuscrits. Ainsi, tout bien considéré, voici de quelle manière il faut coordonner les faits ; c’est un calcul qui demande pour être compris, toute l’attention du lecteur. Parmi les discours dont nous venons de parler, la première place dans l’ordre chronologique, appartient sans contredit à l’homélie sur le retour de Flavien, qui est la vingt-et-unième au peuple d’Antioche S. Chrysostome la prononça le jour de Pâques, comme nous l’avons dit plus haut. Ensuite, il discuta contre les Gentils plusieurs questions dont il rapporte les points principaux dans le discours qu’on va lire : a-t-il employé à les traiter un seul discours ou plusieurs, c’est ce que nous ne savons pas. Puis vinrent les fêtes des Martyrs, qui durèrent plusieurs jours, et pendant lesquelles on prononça des discours en leur honneur : ceci eut lieu en présence et sous la direction du chef, comme dit S. Chrysostome, c’est-à-dire de l’évêque Flavien : car S. Chrysostome était alors retenu chez lui par la maladie, ainsi qu’il nous l’apprend lui-même au commencement de l’homélie 19 aux habitants d’Antioche, prononcée contre les jurements et à ladres e des habitants de la campagne qui étaient venus à Antioche. Ce sermon, prononcé comme l’indique le titre, le dimanche τῆς ἐπισωξομένης est actuellement le dix-neuvième des homélies au peuple d’Antioche : mais il s’élève une difficulté contre cet ordre d’homélies. En effet, S. Chrysostome dit dans la dix-neuvième, qu’il est resté malade chez lui pendant qu’on célébrait les fêtes des martyrs : or, d ns la première homélie sur Anne, il n’est fait aucune mention de maladie : et il semble même qu’à cette époque S. Chrysostome ait prononcé des discours sur les martyrs, ou du moins, ait pu en prononcer ; en effet, bien qu’il ne dise pas en propres termes que ces discours ont été prononcés par lui, il dit clairement une chose, c’est que les louanges des martyrs l’empêchèrent de traiter un autre sujet. Mais c’est l’habitude de S. Chrysostome, dans les résumés de ce genre, de passer sous silence beaucoup de détails, qui ne feraient qu’embarrasser ; et comme il avait déjà parlé de sa maladie dans l’homélie précédente, qui est la dix-neuvième, aux habitants d’Antioche, il n’a pas voulu se répéter dans le premier discours sur Anne, lequel fut prononcé immédiatement après. Ainsi, des deux causes qui l’avaient empêché de traiter le sujet qu’il s’était proposé, il en a passé une sous silence, c’était sa maladie ; et il a fait mention de l’autre, savoir les fêtes des martyrs. De plus, on voit par là que le dimanche τῆς ἐπισωξομένης n’est pas le dimanche de la Passion ; car d’abord Flavien était déjà revenu depuis plusieurs jours, ce qui ne peut convenir au dimanche de la Passion ; et en outre, ce discours a été prononcé, comme on l’a vu plus haut, longtemps après l’homélie sur le retour de Flavien, qui l’a été le jour même de Pâques. Le dimanche τῆς ἐπισωξομένης ; ne peut pas être non plus le dimanche de la Quasimodo, comme le veut Savile, car les six jours qui séparent ces deux dimanches ne sont pas un temps suffisamment long pour avoir pu comprendre tant de choses, savoir le discours sur le retour de Flavien, une ou plusieurs jours de suite contre les Gentils ; les fêtes des martyrs célébrées plusieurs jours durant πολλάς ήμέρας, la maladie de S. Chrysostome et son rétablissement. Aussi, malgré le scrupule mentionné ci-dessus, nous rangeons-nous à l’avis de Leone Allacci, qui pense que c’est le Ve dimanche après Pâques, lequel précède l’Ascension. De cette manière tout s’accordera ; car aussitôt après ce discours à l’adresse des gens de la campagne, il aura prononcé son premier discours sur Anne, soit le lundi avant l’Ascension ; le second, le vendredi, lendemain de l’Ascension ; le troisième, le lundi de la semaine suivante ; le quatrième, que nous n’avons plus, le mercredi ; le cinquième, le vendredi ; ensuite est venu le, sixième discours, prononcé après la Pentecôte ; du reste, si nous assignons ces jours-là plutôt que d’autres, c’est uniquement pour prouver que la chose a été possible : car nous accordons que ces sermons ont bien pu être prononcés d’autres jours que ceux-là.
Comme nous venons de le dire, le quatrième sermon est perdu, ce que l’on infère d’un passage du discours actuellement intitulé le quatrième par suite de la perte de l’autre. C’est au troisième paragraphe, où S. Chrysostome dit qu’il a expliqué dans le, discours précédent, ces paroles du cantique d’Anne : Mon cœur a été affermi dans le Seigneur, etc ; or, on ne trouve pas le commentaire de ce texte dans le discours qui est actuellement le troisième.

PREMIÈRE HOMÉLIE.[modifier]


QU’IL FAUT SE SOUVENIR DU JEUNE MÊME LE JOUR DE LA PENTECÔTE ET EN TOUS LES TEMPS ; QUE NON-SEULEMENT L’ACTUALITÉ MÊME DU JEUNE, MAIS QUE LE SOUVENIR EN EST UTILE. – DE LA PROVIDENCE DE DIEU ; QU’ENTRE AUTRES CHOSES CE N’EST PAS UN DE SES MOINDRES EFFETS QUE L’AMOUR NATUREL DES PARENTS POUR LEUR PROGÉNITURE ; ET QUE CE N’EST PAS AUX PÈRES SEULEMENT, MAIS ENCORE AUX MÈRES, QU’IL EST ENJOINT DE FORMER LEURS ENFANTS. – À LA FIN DU DISCOURS, L’ORATEUR PARLE D’ANNE.

ANALYSE.[modifier]

  • 1. L’orateur fait voir les avantages du jeûne. – 2. Il résume une homélie prononcée contre les Gentils, et à ce propos résout deux questions, savoir : comment Dieu instruisait autrefois les hommes ; et pourquoi, taudis que les corps célestes jouissent d’une immortelle jeunesse, les nôtres sont assujettis à tant de maladies et à la corruption. – 3. Dieu, pour se faire connaître de tous les hommes, leur a donné : le spectacle de la création, la conscience, et leurs pères et mères. Engendrer ne fait pas tant le véritable père que bien élever ses enfants ; ainsi, on devient père plus par le libre arbitre que par la nécessité de la nature. – 4-6. C’est aux mères surtout qu’il convient de bien élever leurs enfants histoire d’Anne, mère de Samuel.


1. Lorsqu’un étranger est descendu chez nous, que nous l’avons hébergé quelques jours avec bonté, le faisant prendre part à nos conversations et à notre table, et qu’ensuite il a pris congé de nous ; le jour qui suit ce départ, quand le repas est servi, nous nous souvenons aussitôt de cet hôte, de sa personne, de ses entretiens, et, pleins d’affection pour lui, nous trouvons qu’il nous manque. Faisons la même chose à l’égard du jeûne. Il s’est arrêté chez nous pendant quarante jours, nous l’avons reçu avec bienveillance, puis nous l’avons laissé partir ; maintenant donc, sur le point de servir le festin spirituel, souvenons-nous du jeûne, et de tous les biens dont il a été la source pour nous. Car ce n’est pas seulement l’actualité du jeûne, mais c’est encore le souvenir que l’on en garde, qui est capable de nous procurer les plus grands avantages. Et, comme ceux que nous aimons nous remplissent d’une grande joie non seulement quand ils sont là, mais aussi lorsqu’ils nous reviennent à l’esprit ; ainsi lés jours de jeûne, et ces réunions, et ces exercices en commun, et les autres fruits que nous en retirons, nous récréent encore par leur seule mémoire, et si nous rassemblons dans notre pensée le souvenir dé tous ces bienfaits, nous y gagnerons beaucoup, même pour le temps actuel. Je ne veux pas par là vous forcer à jeûner, mais vous exhorter à ne pas vous abandonner au luxe, et à ne pas imiter le plus grand nombre des hommes, si toutefois il faut donner le nom d’hommes à dés êtres qui ont l’âme si peu élevée ; le plus grand nombre en effet, semblables à des gens qu’on vient de déchaîner, à des échappés de prison et d’une prison rigoureuse, se disent l’un à l’autre : Enfin nous voici au bout de cette rude traversée du jeûne ; et d’autres, encore plus pusillanimes, ont déjà peur du Carême à venir. Cela vient de ce que, tout le reste du temps, ils se livrent à tous les excès du luxe, de la débauche et de l’intempérance dans la boisson. De sorte que si nous nous étions étudiés à vivre les jours ordinaires dans la sévérité, dans la réserve, nous regretterions le jeûné passé et nous accueillerions pleins de joie celui qui doit venir plus tard. En effet, que résulte-t-il pour nous du jeûne qui ne soit un avantage ? Tout est dans un calme profond, tout nage au sein d’une sérénité pure. Les maisons elles-mêmes ne sont-elles pas affranchies du tumulte, de l’agitation, des troubles de tout genre ? Mais plus encore que les maisons, l’esprit de ceux gui jeûnent est favorisé de cette tranquillité ; et la ville entière se modèle sur ce bon ordre qui règne dans les habitations et dans les âmes. On n’entend point le soir dés gens qui chantent, ni dans le jour des gens bruyants et enivrés, des gens qui crient et qui se battent : c’est au contraire un grand calmé de toutes parts. Ce n’est plus cela maintenant : à peine l’aurore a-t-elle lui, que les cris retentissent, le tumulte est partout, les cuisiniers vont et viennent tout affairés, la fumée obscurcit toutes les maisons, et aussi toutes les pensées, car les passions brûlent au fond de notre cœur, et la flamme des désirs déréglés monte soufflée par le luxe. C’est pourquoi nous cherchons encore le jeûne quand il est parti, car c’était lui qui réprimait tout cela. Et si nous avons laissé ce qu’il a de pénible, ne renonçons pas à le désirer, et n’en éteignons pas le souvenir maïs lorsqu’après le repas et le sommeil vous vous rendez à la place publique, et que déjà vous voyez la journée marchant à grands pas vers le soir, alors entrez dans cette église, approchez de cette chaire, et là souvenez-vous du temps du jeûne, où le temple était rempli de, monde se pressant autour de nous, où le zèle était ardent pour entendre la parole, où grande était la joie, où toutes les âmes étaient en éveil ; rassemblant dans, votre pensée tous ces détails, rappelez-vous ces jours désirables. Si vous êtes au moment de vous mettre à table, ayez-les encore à la mémoire en touchant à vos mets, et jamais vous ne pourrez vous laisser entraîner à l’ivresse ? mais de même qu’un homme qui possède une épouse respectable, vertueuse et digne, brûle pour elle d’un amour solide, et, même en son absence, n’ira jamais s’éprendre d’une femme perdue et débauchée, car son affection pour celle qui n’est pas là maîtrise sa pensée, et en ferme l’accès à tout autre amour : ainsi en arrive-t-il relativement au jeûne et à l’ivresse. Oui, si nous gardons la mémoire de la pratique noble et vertueuse du jeûne, nous repousserons avec une grande facilité l’ivresse, cette prostituée banale, cette mère de toute infamie, car le souvenir et l’amour du jeûne, mieux que le bras le plus vigoureux, écarteront l’impudente. Pour tous ces motifs, je vous exhorte donc à conserver toujours ces grands jours présents à votre esprit ; et afin de contribuer moi-même en quelque chose à cette souvenance, je veux me hasarder à vous proposer aujourd’hui ce même sujet que je me préparais à traiter alors, afin que la ressemblance de l’enseignement fasse naître en vous le souvenir de cette époque. Peut-être en effet l’avez-vous oubliée, parce que nous avons eu depuis lors plusieurs entretiens, et sur d’autres sujets. Car lorsque notre prélat fut de retour de son long voyage, il fallait bien vous dire tout ce qui s’était passé à la cour de l’empereur ; il fut nécessaire ensuite de s’attaquer aux païens, afin d’enraciner parfaitement dans la foi nos frères que voici que leurs maux avaient rendus meilleurs, et qui avaient abandonné les erreurs païennes pour se tourner vers nous ; il fallait leur apprendre de quelles ténèbres ils avaient été délivrés, et combien était éclatante de lumière la vérité où ils étaient accourus. Après cela, nous avons eu pendant plusieurs jours lé précieux avantage de la solennité des martyrs, et il n’aurait pas été convenable à nous, qui étions venus visiter leurs tombeaux, de nous retirer sans accorder aux martyrs le tribut d’éloges qui leur est dû. Après ces éloges est venue l’exhortation relative aux jurements : car en voyant le peuple des campagnes tout entier qui avait afflué dans la ville, nous n’avons pas voulu laisser partir ces gens sans les munir tous de ce viatique.
2. Aussi ne sauriez-vous rapporter sans peine la discussion que nous avons alors soutenue contre les païens. Mais moi, qui n’ai jamais cessé de m’occuper de cette controverse, et d’y apporter toute mon application, il me sera facile, en vous rappelant quelques-unes des paroles que je dis alors, de vous remettre en en mémoire tout le sujet du discours, quel était donc notre sujet ? Nous recherchions comment dès l’origine Dieu avait songé aux intérêts de la race humaine, comment il l’avait instruite de ce qu’il lui importait de savoir, à une époque où l’écriture n’existait pas, où les saints Livres n’avaient pas été octroyés : et nous faisions voir que c’est par le spectacle de la Création qu’il amena les hommes à le connaître lui-même. Alors vous saisissant, non par la main, mais par l’intelligence, je vous ai promenés à travers toute la Création, vous montrant le ciel, la terre, la mer, les lacs, les fontaines, les fleuves, les vastes mers, les prairies, les parcs, les moissons florissantes, les arbres chargés de fruits, les cimes des montagnes ombragées de bois ; je vous ai parlé des graines, des herbes, des fleurs, des plantes qui produisent des fruits, de celles qui n’en donnent point, des animaux soit domestiques, soit sauvages, soit terrestres, soit aquatiques, soit amphibies, de ceux qui fendent l’air, de ceux qui rampent sur le sol, enfin des éléments même qui constituent l’Univers, et, à chacun de ces tableaux, nous nous écriions tous ensemble, tant cette infinie magnificence dépassait la portée de notre esprit, tant cet ensemble échappait à sa compréhension : Que tes œuvres sont, magnifiques, Seigneur : Tu as fait tout avec sagesse. (Ps. 91,6) Mais ce n’est pas seulement le nombre de ces ouvrages qui nous faisait admirer la sagesse de Dieu, c’est encore la beauté, la grandeur, la magnificence mer veilleuse de la Création : c’est aussi que, en même temps, il a déposé dans les choses visibles des indices qui attestent proprement la faiblesse : d’une part, afin d’être admiré par sa sagesse, et d’attirer à son culte ceux qui ont ces merveilles sous les yeux ; d’autre part, afin que ceux qui en contemplent la grandeur et la beauté, n’aillent pas en oublier l’auteur et porter à ses œuvres les hommages quine sont dus qu’à lui, avertis par la faiblesse qu’elles révèlent de ne point s’abandonner à un pareil égarement. Et comment toute la Création est périssable, comment elle se transformera pour s’améliorer, et participera ensuite à une gloire plus grande, et quand, et pourquoi cela s’accomplira, et pour quelle raison elle est née périssable, nous avons examiné alors tous ces points avec vous ; et nous vous avons fait voir en ceci même la puissance de Dieu, qu’elle réalise dans des corps mortels toute cette beauté que nous voyons et que Dieu leur a dès l’origine, assignée, par exemple : dans les astres, dans le ciel, dans le soleil ; En effet, il y a lieu de s’étonner ; que depuis tant de siècles, ces choses n’aient ressenti aucun des accidents qu’éprouvent nos corps, qu’elles ne soient ni affaiblies par l’âge, ni amollies par la maladie, par les infirmités, mais qu’elles conservent au contraire invinciblement, l’énergie, la beauté que Dieu, comme je l’ai dit plus haut, leur a départies en propre dès l’origine ; que le soleil n’ait rien perdu de sa lumière, que l’éclat des astres n’ait nulle ment pâli,  que la splendeur du ciel ne se soit pas évanouie, que les bornes de la mer n’aient point été déplacées, que la terre ait conservé la même aptitude à mettre au jour tous les ans de nouveaux fruits.
Que ce sont là choses périssables, c’est ce que nous vous avons prouvé et par le raisonnement et par les divines Écritures : mais ce qu’elles ont de beauté, de splendeur, et comment elles ont gardé tout l’éclat de leur fraîcheur, les yeux de ceux qui les voient en portent chaque jour témoignage ; et c’est ce qu’il faut surtout admirer dans la Divinité qui les a créées au commencement. Tel était notre langage : mais quelques-uns nous faisaient des objections : L’homme, disaient-ils, est donc ce qu’il y a de plus bas parmi les choses visibles, puisque le ciel, la terre, le soleil, tous les astres, ont pu garder leur forme intacte pendant un si long temps, tandis qu’au bout de 70 ans l’homme se dissout et périt. A cela nous aurions pu répondre d’abord que ce n’est point l’homme tout entier qui périt, qu’au contraire, la partie souveraine et essentielle de son être, à savoir l’âme, persiste dans l’immortalité, à l’abri de toute dissolution, et que la portion inférieure est seule sujette à la mort. Mais en second lieu cela même est pour nous une prérogative d’honneur. En effet, ce n’est point en vain, ni sans motifs, c’est justement et pour notre bien que nous sommes en butte à la vieillesse et aux maladies : justement parce que nous sommes tombés dans le péché ; pour notre bien, parce que l’orgueil, engendré en nous par le relâchement, trouve un remède dans cette faiblesse et dans ces afflictions. Ce n’est donc point pour nous abaisser que Dieu a permis cela. Car s’il eût voulu nous ravaler, il n’aurait point souffert que notre âme fût immortelle. Ce n’est point non plus par impuissance qu’il a fait notre corps tel qu’il est. Car, s’il était impuissant, il n’aurait pas su faire subsister si longtemps le ciel, les astres et la figure de la terre. Mais il a voulu nous rendre meilleurs, plus sages, plus soumis à sa volonté, ce qui est le fondement de tout salut. Voilà pourquoi, il a exempté jusqu’ici le ciel dé la vieillesse et des autres infirmités de ce genre ; en effet ce qui ne possède ni âme, ni volonté, est incapable de faillir comme de s’amender : le ciel n’avait donc pas besoin d’être ainsi remis dans la bonne voie. Mais nous, qui avons le privilège de l’âme et de la raison, nous avions besoin de la sagesse, de l’humilité que nous inspirent ces afflictions, à telles enseignes qu’à l’origine ; le premier homme, se laissa tout d’abord emporter à l’orgueil. D’ailleurs, si le ciel, aussi bien que nos corps, avait besoin d’entretien et était sujet à vieillir, chacun aurait pu accuser d’une profonde impuissance le Créateur, incapable de faire subsister un corps durant de longues révolutions d’années, mais on ne peut plus alléguer cette raison, en présence d’ouvrages qui existent depuis si longtemps.
3. En outre, le terme de notre carrière n’est point en ce monde ; lorsque nous aurons bien usé des leçons de la vie présente, Dieu ressuscitera nos corps au sein d’une gloire plus grande : il les rendra plus éclatants que le ciel, que le soleil, que toutes les autres créatures, il les appellera au repos d’en haut. Voilà donc une initiation à la connaissance de Dieu, l’étude de la création dans son ensemble. Mais il y en a une autre qui n’a pas moins de valeur, l’initiation de la conscience : ce point encore, nous l’avons exposé complètement et en détail, faisant voir comment nous pouvons nous instruire par nous-mêmes dans la science du bien et de son contraire, et comment la conscience nous révèle intérieurement tout ce qui concerne cet objet. Voilà les deux maîtres qui nous ont été donnés tout d’abord, la création et la conscience : maîtres muets qui dès lors instruisaient les hommes en silence. En effet la création, en frappant la vue de celui qui la contemple, l’amène du spectacle de l’univers à l’admiration de son auteur : et la conscience, par la voix intérieure qu’elle nous fait entendre, nous enseigne tous nos devoirs. D’ailleurs son pouvoir et ses arrêts nous sont manifestés même dans les objets visibles. En effet, lorsqu’elle porte intérieurement témoignage contre une faute, elle bouleverse extérieurement les traits du visage, et les remplit de confusion. C’est elle encore qui nous fait pâlir et trembler, lorsque nous sommes surpris dans quelque action déshonorante : et quand bien même la voix reste muette, l’expression visible des traits rend manifeste l’indignation du juge intérieur. Outre ces deux précepteurs, la raison – nous démontre que la sollicitude de Dieu nous en a donné un troisième, non plus un précepteur muet comme les précédents, mais un conseiller doué de la parole, qui règle nos pensées par ses avis. Quel est ce nouvel instituteur ? Le père assigné à chacun de nous. En effet, si Dieu a voulu que nous fussions aimés par nos parents, c’est pour que nous ayons des maîtres de vertu. Car ce qui fait le père, ce n’est point seulement l’acte d’engendrer, c’est encore une bonne éducation, de même que pour être mère, il ne suffit point d’avoir enfanté, il faut encore savoir nourrir. Que je dis la vérité, que ce n’est point le sang, mais la vertu qui fait les pères, c’est ce dont les parents eux-mêmes conviendraient avec nous. En effet, voient-ils leurs fils se pervertir et s’abandonner au dérèglement : il n’est pas rare qu’ils les rejettent de leur famille, et les renient pour adopter d’autres fils, lesquels souvent ne tiennent à eux d’aucun côté. Or, quoi de plus extraordinaire, que de les voir rejeter ceux qu’ils ont engendrés, et appeler chez eux des enfants qui ne leur doivent point le jour ?
Ce que je viens de dire n’est point sans objet : je voudrais vous faire comprendre que la volonté est plus forte que la nature, et contribue plus que celle-ci à faire des fils et des pères. Et c’est encore un trait de la sollicitude divine, de n’avoir pas permis que le soutien des affections naturelles fît défaut à l’enfant, sans cependant leur tout accorder. En effet, si les parents n’avaient pour leur fils aucun attachement dicté par la nature, si le caractère et la conduite déterminaient seuls leur affection, on verrait bien des enfants exclus de la maison paternelle pour n’avoir point travaillé à mériter cette affection, et les familles seraient dispersées. Au contraire si Dieu avait tout accordé à la tyrannie du sang, s’il n’avait pas permis que les enfants pussent encourir la haine par leurs vices, si les pères, même offensés par leurs enfants et en butte, par leur fait, à mille maux, persistaient par la force invincible du sang à leur prodiguer des soins pour prix de leurs outrages et de leur irrévérence, notre race aurait glissé dans un abîme de misères. En effet, si aujourd’hui même, les enfants, que la nature ne rassure pas tout-à-fait, qui savent que beaucoup de leurs semblables, pour avoir manqué à leurs devoirs, ont été exclus de la maison comme de l’héritage paternel, néanmoins, en beaucoup d’occasions, comptent assez sur l’attachement de leurs parents pour leur manquer de respect : à quels excès ne s’abandonneraient-ils pas, si Dieu n’avait pas permis aux pères, de s’irriter, de punir, de chasser leurs enfants coupables ? Voilà pourquoi Dieu fit de la force du sang et de la manière d’agir des enfants le double fondement de l’affection paternelle, afin que les fautes pardonnables obtiennent leur indulgence, grâce à l’instinct de la nature, et que, si les enfants deviennent vicieux et que leurs défauts soient incurables, ils ne les habituent pas au mal par une condescendance coupable pour leur perversité, ce qui arriverait si la nature reprenait le dessus et pouvait les déterminer impérieusement à traiter avec égard des enfants pervertis. Quelle prévoyance, dites-moi, que d’avoir fait une loi de l’amour, et d’avoir prescrit à cet amour une limite, que d’avoir enfin assigné une récompense à celui qui aura bien élevé ses enfants ? La preuve que cette récompense existe, et non seulement en faveur des hommes, mais encore pour les femmes, vous allez la trouver dans beaucoup de passages où l’Écriture parle de ce sujet et s’adresse aux femmes, aux femmes, dis-je, non moins qu’aux hommes. La femme séduite, dit Paul, tomba dans la prévarication, et il ajoute : toutefois elle sera sauvée par la génération des enfants. (1Tim. 2,14, 45) Voici le sens de ses paroles. Tu souffres, dit-il, parce que la première femme t’a jetée dans la peine, dans les douleurs de l’enfantement, dans les ennuis d’une longue gestation ? Mais ne t’afflige point : ces douleurs, ces peines, ne sont point pour toi un dommage égal au profit que tu peux retirer, si tu le veux, et que tu saches trouver une occasion de bonnes œuvres dans l’éducation de tes enfants. En effet les enfants de ton sein, si tu leur donnes les soins convenables, si ta sollicitude leur inspire la vertu, deviendront pour toi un principe, une cause de salut, et outre tes propres mérites, tu recueilleras une ample récompense des soins que tu auras donnés à cet ouvrage.
4. Et pour vous faire entendre, que ce n’est point l’enfantement qui fait la mère, et qu’elle ne mérite par là aucune récompense, ailleurs encore, Paul s’adressant à une veuve dit cette parole : Si elle a élevé ses enfants. (1Tim. 5,10) Il ne dit pas si elle a eu des enfants, mais si elle a élevé ses enfants. En effet dans le premier cas, c’est la nature, dans le deuxième, c’est la volonté qui agit. Voilà pourquoi dans le premier passage, après avoir dit : Elle sera sauvée par la génération des enfants, il ne s’en tient pas là, mais voulant montrer que ce n’est pas en mettant au jour des enfants, mais en élevant ses enfants comme il faut, qu’on mérite une récompense, il poursuit en ces termes : S’ils demeurent dans la foi, la charité et la sainteté jointe à la tempérance. Il veut dire : Ta récompense sera belle, si les enfants que tu auras mis au jour demeurent dans la charité et dans la sainteté. Si donc tu leur inspires ces vertus, si tu les y exhortes, si tu les leur enseigne, si tu les leur conseilles, Dieu te récompensera amplement de tes soins.
Que les femmes ne considèrent donc point comme le devoir d’autrui les soins à donner aux enfants, filles ou garçons. En effet, l’Apôtre, en ces passages, ne distingue pas les sexes ; mais, dans un endroit, il dit : Si elle a élevé ses enfants, et dans l’autre : S’ils persistent dans la foi, dans la charité et dans la sainteté. Nous devons donc nous occuper des enfants des deux sexes, et particulièrement des femmes, d’autant qu’elles sont les plus assidues à la maison. En effet, les hommes sont distraits par les voyages, par les soins de la place publique, par les affairés de l’État : mais la femme dispensée de tout souci de ce genre, peut s’occuper plus aisément de sa progéniture, grâce au loisir dont elle jouit. Ainsi faisaient les femmes de l’ancien temps : car ce n’est pas seulement pour les hommes, c’est encore pour les femmes que ce devoir est rigoureux : je parle des soins qu’on doit à ses enfants, et des efforts pour leur inspirer la sagesse. – Pour vous en donner la preuve, je vous raconterai une antique histoire. Il y avait chez les Juifs une femme nommée Anne. Cette femme demeura longtemps atteinte de stérilité, et ce qu’il y avait de plus fâcheux, c’est que sa rivale était mère de nombreux enfants. Or, vous savez qu’en soi-même et par sa nature cette infirmité est pour les femmes un malheur insupportable : mais la vue d’une rivale mère d’une famille nombreuse le rend encore plus pénible. Car la félicité de cette autre femme fait mieux sentir à la malheureuse sa propre infortune. C’est ainsi que les hommes réduits à la dernière misère éprouvent encore plus de chagrin à la vue des riches. Et son malheur n’était pas seulement de n’avoir point d’enfants, tandis que l’autre en avait ; c’est que, de plus, cette autre était sa rivale : que dis-je ? une rivale qui excitait son courroux par le mépris qu’elle lui témoignait. Mais. Dieu voyant toutes ces choses n’était point ébranlé, et le Seigneur ne lui donna point d’enfant dans ses tribulations, et dans le découragement de son âme. (1Sa. 1,6) Que veut dire ceci : Dans ses tribulations ? Cela signifie : On ne peut dire que Dieu lui ait fait attendre un enfant, parce qu’il la voyait supporter légèrement son infortune : mais, bien qu’il la vît déchirée de douleur, de tristesse et d’affliction, néanmoins il ne fit point cesser sa peine, parce qu’il avait d’autres vues plus hautes. – Il ne faut pas écouter ceci légèrement, mais en tirer dès maintenant une grande leçon de sagesse ; et lorsque nous tomberons dans quelque infortune, quelle que soit notre peine, notre douleur, quelque intolérables que nous paraissent nos maux, ne précipitons rien, ne désespérons pas, comptons sur la providence divine. Car Dieu sait bien quand il faut nous délivrer de ce qui cause notre douleur : Anne elle-même en fil l’expérience. – En effet, ce n’était point par haine ni par aversion pour elle que Dieu fermait son sein, mais bien pour nous ouvrir un jour sur la sagesse de cette femme, pour nous faire contempler le trésor de sa foi, et connaître qu’il la rendit par là plus glorieuse. Mais écoutez la suite. Et c’est ainsi qu’elle faisait chaque année depuis longtemps, alors qu’elle montait dans la maison du Seigneur. Elle était triste, elle pleurait et ne mangeait pas. (1Sa. 1,7) Douleur prolongée, durable chagrin, non chagrin de deux ou trois jours, ni de vingt ou de cent, ni de mille, ni du double. Depuis longtemps, est-il écrit, depuis bien des années cette femme était dans la douleur et dans la peine. – Car voilà ce que signifie l’expression du texte, et cependant elle ne tomba point dans l’abattement ; le progrès du temps n’eut point raison de sa sagesse, non plus que les outrages et les injures de sa rivale : mais elle ne cessait d’adresser des prières et des vœux : et ce qui surpasse tout, ce qui montre mieux que tout le reste son amour pour Dieu, c’est qu’elle ne désirait point simplement avoir cet enfant, elle voulait consacrer ce fruit à Dieu, lui offrir les prémices de son sein, et recevoir la récompense de cette belle promesse. Qu’est-ce qui le prouve ? Les paroles qui viennent ensuite. Vous savez tous certainement que si la stérilité est pour les femmes un malheur aussi intolérable, c’est surtout à cause de leurs maris. Beaucoup d’hommes, en effet, sont assez déraisonnables pour faire des reproches à leurs femmes, quand elles n’enfantent point, ignorant que la naissance des enfants a son principe là-haut, dans la providence de Dieu, et que ni la constitution de la femme, ni ses relations avec son époux, ni rien de pareil ne suffisent pour la rendre mère. Néanmoins, et lors même qu’ils connaissent l’injustice de leurs reproches, ils s’emportent, se dégoûtent souvent, et se montrent mal disposés pour leurs femmes.
5. Voyons donc si la même chose arriva pour la femme dont je parle. En effet, si vous la voyez méprisée, outragée, vilipendée, réduite à se taire devant son époux, et traitée par lui avec peu d’affection, vous pourrez conjecturer que si elle souhaitait un enfant, c’était pour avoir son franc-parler, une pleine liberté, et obtenir plus d’amour de la part de son mari. Mais si vous trouvez tout le contraire, à savoir qu’elle était plus chérie que celles qui sont mères, qu’elle était entourée de plus d’affection, il deviendra clair que ce n’était point pour un motif humain ni pour s’attacher davantage son époux qu’elle désirait un enfant, mais bien pour la raison que j’ai dite. Comment donc éclaircir ce point ? Écoutez les propres paroles de l’historien : car ce qu’il en dit n’est point écrit sans but, mais afin de vous faire connaître la vertu de cette femme. Que dit-il donc ? Elcana chérissait Anne par-dessus Phenanna. (1Sa. 1,5) Ensuite, plus loin, la voyant s’abstenir de nourriture et pleurer, il lui dit : Qu’as-tu donc, qui te fasse pleurer ? Et pourquoi ne manges-tu pas ? Et pourquoi ton cœur te frappe-t-il ? Ne suis-je pas bon pour toi, au-dessus de dix enfants ? Voyez-vous combien il lui était attaché, et comme il s’affligeait principalement pour elle, non de ce qu’il n’avait point d’enfant, mais de la voir triste et en proie à la douleur ? Néanmoins il ne put lui persuader de s’arracher au chagrin. Car ce n’était pas pour lui qu’elle souhaitait un enfant, mais bien afin d’avoir un fruit à présenter à Dieu. Et elle se leva, dit l’Écriture, après qu’ils eurent mangé dans Sélom, et après qu’ils eurent bu, et elle se tint debout devant le Seigneur. Ce n’est pas sans intention qu’il est écrit : Après qu’ils eurent mangé et qu’ils eurent bu; c’est pour vous montrer qu’elle consacrait à la prière et aux larmes, étant à jeun et ne songeant point à dormir, le temps que d’autres passent dans le repos et dans la nonchalance. Et elle se tint debout devant le Seigneur, et le prêtre Hélie était assis sur son siège sur le seuil du temple du Seigneur. Cette phrase : Le prêtre Hélie était assis sur le seuil du temple du Seigneur, n’est pas non plus mise là au hasard ; c’est afin devons montrer la ferveur de la femme dont il s’agit. En effet, comme on voit souvent une femme veuve, sans protecteur, sans appui, en butte à la persécution et à l’injustice, lorsque le monarque va passer, précédé de gardes du corps, de satellites, de cavaliers, et de toute une imposante escorte, accourir sur son passage, sans s’effrayer, sans réclamer le secours de personne, et fendant cette foule compacte, adresser librement la parole au monarque, et exposer à ses yeux l’affreux tableau de sa propre infortune, sans autre introducteur que la nécessité. De même, Anne, sans rougir, sans éprouver de confusion, voyant le prêtre assis, ose adresser elle-même sa demande, et exprimer en toute liberté ses vœux au monarque ; et, comme si l’amour lui ; donnait des ailes, comme si elle montait au ciel en esprit, comme si elle voyait Dieu lui-même, elle lui parle avec toute la ferveur qui est en elle. Et que dit-elle ? Ah ! plutôt, elle ne, dit rien d’abord, elle débute par des gémissements, elle verse un torrent de larmes brûlantes. Quand les pluies tombent, la terre la plus dure se mouille, s’amollit et s’empresse dès lors de produire ses fruits. La même chose arriva pour Anne ; comme amolli par la pluie de ses larmes, comme échauffé par la douleur, son sein commença dès lors à sentir l’aiguillon précurseur de ce glorieux enfantement. Écoutons le texte même, écoutons cette belle supplication : Elle pleura, tout en larmes, et adressa un vœu au Seigneur, en disant : ADONAI, SEIGNEUR, ELOI SABAOTH. (1Sa. 1,10-11) Mots redoutables et qui font frissonner, l’historien a bien fait de ne pas les traduire en notre idiome, car il n’aurait pu les faire passer, avec leur vertu propre, dans là langue grecque. Anne ne se borne pas à invoquer Dieu par un mot, elle emploie plusieurs de ses noms, montrant par là son amour pour lui et la ferveur de son âme. Et de même que ceux qui adressent des requêtes au monarque n’y écrivent pas un seul nom, mais après l’avoir désigné en tête par les noms de victorieux, d’auguste, d’empereur et beaucoup d’autres, exposent ensuite leur demande ; de même Anne, dans la requête qu’elle adresse à Dieu, le désigne en commençant par plusieurs noms, manifestant par là, ainsi que je l’ai déjà dit, la disposition de son âme, et son respect pour Celui qu’elle invoque. Et ces prières mêmes, ce fût la douleur qui les lui dicta ; aussi fut-elle exaucée promptement comme une personne qui a rédigé sa requête avec beaucoup de sagesse. Telles sont en effet les prières qui partent d’une âme souffrante. Son esprit lui tint lieu de papier, sa langue de plume, ses larmes d’encre. Aussi sa requête a-t-elle subsisté jusqu’à ce jour. Car ce sont des lettres ineffaçables que celles qui sont tracées avec une encre pareille. Tels furent les préliminaires de sa requête. Voyons maintenant la suite. Si jetant les yeux, dit-elle, vous regardez vers l’humiliation de votre servante. (1Sa. 1,11) Elle n’a encore rien reçu, et elle commence sa prière par une promesse. Elle témoigne déjà sa reconnaissance à Dieu quand elle a encore les mains vides. Telle était sa ferveur, tant son désir se portait vers le but que j’ai dit, plutôt que vers l’autre ; tant il est vrai que c’est pour ce motif qu’elle souhaitait un enfant. Si, jetant les yeux, vous regardez vers l’humiliation de votre servante. J’ai deux titres, veut-elle dire, ma servitude et mon malheur. Et accordez à votre servante un rejeton mâle. Je vous le donnerai en présent devant votre face. Qu’est-ce à dire ? En présent, devant votre face. Cela veut dire pour qu’il soit pleinement et absolument votre serviteur. Je me démets de tous mes droits. Je veux être sa mère seulement pour qu’il tienne de moi l’existence ; après cela je renonce à lui, je vous le cède.
6. Considérez ici la piété d’Anne. Elle ne dit pas, si vous m’en donnez trois, je vous en donne deux, si vous m’en donnez deux, je vous en donne un : mais si vous m’en donnez un, un seul, je vous consacre entièrement ce fruit. Et il ne boira ni vin ni liqueur enivrante. Elle n’a pas encore son enfant, et déjà elle le forme pour le rôle de prophète, elle parle de la manière dont elle le nourrira, elle prend des engagements avec Dieu. Quelle confiance chez cette femme ! N’ayant pas encore de quoi s’acquitter, puisqu’elle n’avait pas encore reçu, elle prend sur l’avenir pour payer sa dette. De même que beaucoup de cultivateurs en proie à une extrême misère, sans argent pour acheter un veau ou une brebis, reçoivent de leurs maîtres, sous clause de partage, ces animaux, en s’engageant à en payer le prix avec les fruits qu’ils en recueilleront. Ainsi fit Anne, ou plutôt elle fit bien plus. Car ce n’est pas à la condition de partager qu’elle reçoit de Dieu son fils, mais bien pour le lui rendre en toute propriété, et recevoir, au lieu de fruits, l’éducation de son fils. Car à ses yeux c’était une indemnité suffisante, que d’avoir donné ses soins au prêtre de Dieu. Il ne boira, dit-elle, ni vin ni liqueur enivrante. Il ne lui vient pas à l’esprit de se dire : mais s’il est délicat et que l’eau pure lui soit nuisible ? Mais s’il tombe malade ? Mais s’il vient à mourir à la suite d’une grave maladie ? Réfléchissant que celui qui le lui aura donné saura bien veiller sur sa santé, au sortir des langes, au lendemain de l’accouchement, elle l’introduit dans le saint ministère, elle le jette sans réserve entre les bras de Dieu ; et ainsi, avant les douleurs de l’enfantement, son sein était déjà sanctifié par la présence d’un prophète, par le germe d’un prêtre, par le fardeau d’une offrande, d’une offrande animée. Voilà pourquoi Dieu la laissait dans la peine, voilà pourquoi il mit du temps à l’exaucer : c’était pour ajouter à sa gloire par un tel enfantement, c’était pour manifester sa sagesse. En effet dans sa prière elle ne parla point de sa rivale, elle ne répéta point ses invectives, elle ne dénonça point ses outrages ; elle ne dit point : Fais-moi justice de cette femme abominable et perverse, ainsi que font beaucoup de femmes : elle se tut sur ces injures, et ne parla dans sa prière, que des choses qui l’intéressaient. Suis cet exemple, mon cher auditeur, et lorsque tu vois un ennemi qui te persécute, abstiens-toi de toute parole amère à son égard, et ne réponds point à sa haine par des imprécations. Entre ici, fléchis le genou, verse des larmes, invoque Dieu pour qu’il te délivre de ta peine, pour qu’il apaise ta douleur. Ainsi fit Anne, et son ennemie lui fut bien utile. Car elle contribua à la naissance de l’enfant. Comment, c’est ce que je vais dire, quand elle l’eut outragée, persécutée, qu’elle eut augmenté sa souffrance, la souffrance rendit la prière plus ardente, la prière fléchit Dieu, et le rendit propice : et ainsi fut enfanté Samuel. Par conséquent, si nous sommes sages, non seulement nos ennemis seront incapables de nous causer le moindre dommage, mais encore ils nous feront le plus grand bien, en nous rendant plus zélés en toute chose, pourvu qu’au lieu des injures et des outrages, la prière soit notre recours contre les dégoûts qu’ils nous causent.
L’enfant né, elle le nomma Samuel, c’est-à-dire celui qui entendra Dieu. En effet, comme elle l’avait reçu pour avoir été entendue, à la suite d’une prière, et non d’une manière naturelle, elle déposa alors dans le nom dont elle le salua, comme sur une table d’airain, le souvenir de cette procréation. Elle ne dit pas Appelons-le du nom de son père, de celui de son oncle, ou de son aïeul, ou de son bisaïeul, mais elle dit : que le nom dont nous l’appellerons soit un hommage à celui qui nous l’a donné. Imitez-la, femmes, hommes, suivons son exemple : donnons à nos enfants les mêmes soins qu’elle, élevons comme elle nos rejetons et dans tout le reste, et particulièrement à l’égard de la chasteté. Car il n’est rien qui réclame autant d’attention et de sollicitude chez les jeunes gens que la chasteté et la décence… C’est par là que leur âge est exposé aux plus rudes épreuves. Ce que nous faisons pour les lampes, ayons soin de le faire aussi pour les enfants. Souvent, quand une servante allume une lampe, nous l’invitons à ne pas promener cette lumière aux endroits où il y a (le la paille, du fourrage, ou autres matières analogues, dans la crainte que, à notre insu, une étincelle ne vienne à tomber, à y mettre le feu, et n’incendie ainsi notre maison tout entière. Ayons pour les enfants la même sollicitude, et ne promenons pas leurs regards aux endroits où il y a des servantes libertines, des jeunes filles impudiques, des esclaves débauchées, ruais enjoignons ou faisons dire à toute femme de ce genre, servante, voisine, quelle qu’elle soit enfin, de ne jamais s’offrir à la vue des jeunes gens, ni entrer en conversation avec eux, dans la crainte qu’une étincelle, échappée de ce foyer n’embrase entièrement l’âme du jeune enfant, et qu’il n’en résulte un malheur irréparable. Et ce n’est pas seulement sa vue, c’est encore son oreille qu’il faut préserver de tout ce qui respire la mollesse et le dérèglement, de peur que son âme n’en soit ensorcelée. Ne le conduisons ni dans les théâtres, ni dans les festins ou les orgies, et veillons sur nos jeunes gens avec plus de soin que sur des vierges cloîtrées. En effet il n’est point pour cet âge de plus belle parure que la couronne de la chasteté, que d’arriver au mariage, pur de toute incontinence. Alors ils trouveront des charmes à leurs épouses, si leur âme n’a pas fait l’apprentissage de la fornication et du dérèglement, si la seule femme qu’ils aient jamais connue, est celle qui leur est attachée par les liens du mariage. Alors l’amour sera plus ardent, l’affection plus profonde, l’attachement plus parfait, si les jeunes gens s’acheminent vers le mariage gardés comme je l’ai dit : aussi vrai que ce qu’on appelle aujourd’hui le mariage, n’en a que le nom, et n’est autre chose qu’un commerce et un trafic. En effet, quand un jeune homme est corrompu avant le mariage, et qu’après le mariage il se remet à jeter les yeux sur une autre femme, à quoi sert le mariage ? dis-moi. Le châtiment est plus rigoureux, la faute est moins pardonnable, quand on laisse une épouse pour se déshonorer avec des prostituées, et que l’on se rend coupable d’adultère. Car une fois marié, quand bien même on a une prostituée pour complice de ses désordres, le péché devient un adultère. Or si ces choses se font, si l’on court, bien que marié, vers les femmes perdues, c’est que, avant le mariage, on ne s’est pas occupé de rester chaste. De là les luttes, les querelles, les ruines, les guerres quotidiennes : par là fuit et se perd l’amour du mari pour sa femme, lequel ne peut résister aux voluptés des mauvais lieux. Donc, si le jeune homme a su être chaste, aucune femme ne lui paraîtra plus aimable que la sienne ; il la verra avec les yeux de l’affection, il restera avec elle dans une parfaite concorde, et grâce à cette paix, à cette concorde, tous les biens viendront affluer dans leur maison. Si donc nous voulons bien pourvoir même à nos intérêts d’ici-bas, et en outre, être admis au royaume des cieux, songeons à nous et à nos enfants, surtout en ce qui concerne ce précepte : prenons garde de nous présenter à ces noces spirituelles revêtus d’habits sordides, et tâchons de jouir, avec toutes franchises, des honneurs réservés là-haut à ceux qui en sont dignes. ces honneurs puissions-nous tous les obtenir par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel gloire, honneur et puissance au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

DEUXIÈME HOMÉLIE.[modifier]


SUR LA FOI D’ANNE, SA SAGESSE, SA VERTU. – SUR LE RESPECT DU AUX PRÊTRES, ET QU’IL FAUT PRIER AU COMMENCEMENT ET A LA FIN DU REPAS.

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Efficacité de la prière démontrée par l’exemple d’Anne.
  • 2. Règles pour la prière.
  • 3. De la patience à supporter les injures.
  • 4. Exemple de Job.
  • 5. Suite de l’histoire d’Anne. Son invocation au Seigneur.
  • 6. Réflexions à propos de cette prière : Piété d’Anne, sa modération. Conclusion morale.


1. Rien ne vaut la prière, mes chers auditeurs, rien n’est plus puissant que la foi. Anne nous a instruits, l’autre jour, de ces deux vérités. Car munie de pareilles offrandes, lorsqu’elle vint supplier Dieu, elle obtint tout ce qu’elle voulut, elle corrigea l’infirmité de sa nature, elle ouvrit son sein fermé, elle se releva de son humiliation, se délivra des injures de sa rivale et recouvra un grand crédit dans la maison, lorsque un rocher stérile lui eut donné un bel épi. Vous avez tous entendu comment elle pria, comment elle demanda, elle fléchit, elle obtint ; comment elle enfanta Samuel, le nourrit et le consacra. Aussi ne se tromperait-on point en appelant cette femme à la fois la mère et le père de son enfant. En effet bien que son époux en eût déposé le germe, c’est Anne, par sa prière, qui donna à ce germe sa vertu, et qui rendit plus auguste la procréation de Samuel. Car cette procréation n’eut pas seulement pour principe comme les autres, le sommeil et le commerce des époux, mais encore des larmes, des prières et la foi : et glorieuse entre toutes fut la naissance du prophète, qui dut le jour à la foi de sa mère. On ferait donc à cette femme une juste application de la parole suivante : Ceux qui sèment dans les larmes moissonneront dans l’allégresse. (Ps. 125,5) Hommes, suivons son exemple : femmes, imitez-la. Car Anne est un maître pour les deux sexes. Que les femmes stériles ne désespèrent point, que les mères nourrissent de la même manière les enfants qu’elles ont mis au monde ; imitons tous la sagesse d’Anne avant l’enfantement, sa foi pendant l’enfantement, son zèle après l’enfantement. En effet, quoi de plus sage qu’une femme qui supporte avec patience et courage une calamité si intolérable, qui ne se décourage point, avant d’être sortie d’infortune, et qui trouve pour son mal un remède miraculeux, inouï, sans s’être adjoint ici-bas aucun aide, aucun allié ? C’est qu’elle connaissait la charité du maître : voilà pourquoi elle vint à lui seule et obtint ce qu’elle voulut. En effet ce n’est pas d’un secours humain, c’est de la grâce divine qu’elle avait besoin pour guérir sa peine. Car, cette peine ne provenait point d’une perte d’argent, de telle sorte qu’en lui apportant de l’or on pût dissiper son chagrin : elle ne provenait point d’une maladie, de telle sorte qu’il fallût appeler les médecins pour chasser le mal. C’était la nature qui était attaquée : c’était elle qui réclamait le bras de Dieu. C’est pourquoi Anne, laissant de côté tous les secours terrestres, courut au Maître de la nature, et ne cessa point de le prier jusqu’à ce qu’elle lui eût persuadé de mettre fin à sa stérilité, d’ouvrir son sein, de changer en mère l’épouse stérile. Bienheureuse en cela même, non d’avoir été mère, mais de l’être devenue, ne l’ayant pas été d’abord. Car le premier lot est celui de tout, son sexe, mais le second bonheur était réservé pour Anne. Bienheureuse à cause de cet enfantement, non moins bienheureuse à cause de tout ce qui le précéda. En effet, hommes et femmes, vous, savez certainement tous que rien n’est plus insupportable aux yeux d’une femme que la stérilité : quand elle jouirait mille fois de bonheur, le chagrin que fait naître en elle cette calamité resterait toujours inconsolable. Or, si on trouve ce malheur si intolérable, aujourd’hui que nous avons été conviés à une sagesse plus haute, que nous sommes dans le chemin du ciel, que nous ne tenons nul compte du présent, au milieu de nos préparatifs pour l’autre vie, maintenant que la virginité est l’objet de si grandes louanges, songez quel malheur ce devait être, dans la pensée des anciens, alors qu’on n’avait ni l’espérance, ni l’idée même d’un avenir, alors qu’on n’agissait qu’en vue des choses présentes, et qu’il y avait comme une malédiction, une condamnation attachée au sort de la femme stérile et sans enfants. On ne peut dire, on ne peut se représenter la douleur que causait un pareil coup. Témoin tant de femmes, qui, sages dans tout le reste, ne purent supporter cette infortune, les unes s’irritant contre leurs maris, les unes jugeant l’existence intolérable. De plus, cette femme n’avait pas seulement la douleur d’être stérile : une autre peine l’assiégeait, le courroux provoqué par les injures de sa rivale. Comme on voit des vents déchaînés en sens contraire, se ravir les uns aux autres un esquif égaré sur le théâtre de leur lutte mutuelle, et ameuter d’énormes vagues contre sa poupe, contre sa proue, tandis que le nocher assis au gouvernail veille sur son embarcation et repousse, grâce à son habileté et à son expérience, toutes les attaques des flots : ainsi la femme dont je parle, recevant en son âme l’irruption de deux souffles contraires, le courroux et le découragement, voyant par là ses conseils frappés d’impuissance, au milieu des vagues soulevées, et cela non deux ou trois, ni vingt jours durant, mais pendant des années entières ( depuis longtemps, dit l’Écriture), cette femme, dis-je, sut résister noblement à la tempête, et ne laissa point l’abîme engloutir sa raison. En effet la crainte de Dieu, comme le pilote assis au gouvernail, lui persuadait de tenir tête généreusement à cet orage : et elle ne quitta pas la direction de cette âme qu’elle n’eût fait débarquer dans un port paisible le navire avec ce qu’il portait, ces flancs chargés d’un inappréciable trésor. Car ce n’est point de l’or, ni de l’argent qu’elle partait : c’était un prophète et un prêtre, et son sein était doublement sanctifié, tant par la destinée de l’enfant qui y était enfermé, que par l’origine de cet enfant dû à la prière et à la grâce d’en haut.
2. Mais ce n’est pas-seulement le fardeau qui était extraordinaire et merveilleux : la manière dont elle s’en défit est plus étonnante encore elle ne le vendit point à des hommes, à des marchands, à des négociants : mais dès qu’elle en eut débarrassé son esquif, elle le vendit à Dieu : et le gain qu’elle fit fut celui qu’on doit attendre d’un pareil trafic avec Dieu. Car après qu’il eut reçu d’elle ce fils, il lui donna en retour un autre enfant : que dis-je ? non pas un, ni deux, ni trois ou quatre seulement, mais un bien plus grand nombre, Stérile, dit l’Écriture, elle donna le jour à sept enfants. (1Sa. 2,5) Ainsi l’intérêt dépassa le capital. Voilà comment se terminent, les affaires conclues avec Dieu : ce qu’il paie n’est point une minime partie du capital, c’est le capital plusieurs fois multiplié. Et ce ne sont point seulement des filles qu’il lui donna, mais il lui composa une postérité de l’un et l’autre sexe : de telle façon que sa joie fut sans mélange. Ce que j’en dis n’est point pour m’attirer vos éloges, mais pour vous persuader d’imiter la foi d’Anne, sa résignation, sujet que j’ai déjà traité en partie, l’autre jour, devant vous. Aujourd’hui, afin que je m’acquitte du reste, permettez-moi de vous entretenir un instant des paroles qu’Anne, après sa première prière, adresse au prêtre et au ministre du prêtre, afin que vous jugiez de sa patience et de sa douceur. Et il arriva, dit l’Écriture, que tandis qu’elle se répandait en prières devant le Seigneur, le prêtre Héli observait sa bouche. (Id. 1,12)
L’historien, en ce passage, témoigne de deux vertus chez Anne, la constance dans les prières, et la vigilance de la pensée : d’un côté, par ces mots : Elle se répandait, de l’autre, parce qu’il ajoute : Devant le Seigneur : car si nous prions tous, nous ne prions pas tous également devant Dieu. En effet, quand, le corps prosterné, et la langue se démenant au hasard, notre pensée se promène dans tous les endroits de notre maison et de la place publique, comment pourrait-on dire, après cela, qu’on a prié devant Dieu. Celui qui prie devant Dieu est celui qui recueille de toutes parts sa pensée, qui n’a plus rien de commun avec la terre, qui est transporté dans le ciel, qui n’a plus dans l’intelligence aucune pensée humaine. C’est ce qu’Anne fit alors. En effet, entièrement repliée sur elle-même, l’esprit parfaitement attentif, elle invoquait Dieu avec une âme affligée, Mais comment l’historien peut-il dire qu’elle se répandait en prières ? La prière d’Anne est courte. Elle ne fait point de longs discours, elle ne prolonge point indéfiniment sa supplication : ses paroles sont brèves et simples : Adonaï, Seigneur, Eloï, Sabaoth, si, jetant les yeux, vous regardez vers l’humiliation de votre servante, et que vous vous souveniez de moi, et que vous n’oubliiez point votre servante, et que vous accordiez à votre servante un rejeton mâle, je vous le donnerai en présent devant votre face, jusqu’au jour de sa mort. Et il ne boira ni vin ni liqueur enivrante, et le fer ne montera pas sur sa tête. (1Sa. 1,11) Où est donc cette effusion de paroles ? À quoi fait allusion ce mot : Elle se répandait ? c’est qu’elle répétait continuellement la même chose, c’est qu’elle ne se fatiguait point de passer un long temps à redire les mêmes paroles. Et c’est justement ainsi que dans les Évangiles le Christ nous prescrit de prier. Car, en disant aux disciples de ne point prier à la façon des païens, il nous a enseigné, par là, à ne point prodiguer les mots, à garder une mesure dans nos prières : faisant voir que ce n’est point par la multitude des paroles, mais par la sagesse des pensées qu’on réussit à se faire exaucer. Mais comment, objectera quelqu’un, s’il faut, prier en peu de mots, comment a-t-il une parabole pour enseigner la nécessité de prier toujours, celle de cette veuve qui, par l’insistance de ses supplications, par la fréquence de ses visites, fléchit un juge dur et inhumain, sans crainte de Dieu, sans respect des hommes. Et comment aussi expliquer cette exhortation de Paul : Persistant dans la prière, et encore : Priez sans relâche. S’il faut en même temps ne pas multiplier les paroles, et prier continuellement, voilà deux préceptes qui se contredisent. Non, ils ne se contredisent point, à Dieu ne plaise, ils s’accordent au contraire merveilleusement. En effet, le Christ et Paul ont prescrit pareillement de faire des prières courtes et fréquentes, à petits intervalles. Car si tu prolonges trop ton invocation, il arrive souvent que tu soutiennes plus ton attention, et que, par là, tu donnes au diable une grande facilité pour s’approcher, pour te prendre en traître, pour détourner ta pensée des paroles que tu prononces : si, au contraire, tes prières sont continuelles, fréquentes et séparées par de petits intervalles, il te sera facile de rester maître de toi, et tes prières mêmes gagneront à cela d’être faites avec beaucoup d’attention. Voilà ce que faisait Anne : elle ne multipliait point les paroles, mais elle revenait à Dieu coup sur coup et d’instant en instant. Ensuite, lorsque le prêtre lui eut fermé la bouche (car c’est ce que signifie : il observait sa bouche, et les lèvres de celle-ci remuaient, et l’on n’entendait pas sa voix), elle fut forcée d’obéir au prêtre et de se taire. La parole lui était donc ôtée, mais non la liberté de prier, et son cœur n’en criait que plus fort au fond de sa poitrine. – Car il n’y a pas de prière comparable à ces cris qui partent du dedans : rien n’indique mieux une âme dans la peine, que de manifester son vœu, non par un effort de voix, mais par un mouvement impétueux de la pensée.
3. Ainsi priait Moïse pareillement ; aussi, sans qu’il prononçât aucune parole, Dieu lui dit : Pourquoi cries-tu vers moi ? Les hommes n’entendent que la voix qui frappe l’oreille ; mais Dieu entend avant celle-là, les cris qui sortent des entrailles. On peut donc, sans crier, se faire entendre, on peut prier mentalement et très-bien en se promenant sur la place ; dans une réunion d’amis, en quelque occupation que ce soit, on peut invoquer Dieu à haute voix, je parle de la voix intérieure, à l’insu de toutes les personnes présentes. Telle fut la prière d’Anne. On n’entendait pas sa voix, et Dieu l’entendit. Tel était le cri qui sortait de ses entrailles. Et le jeune ministre d’Héli lui dit : Quand cesseras-tu d’être ivre ? Secoue ton vin et éloigne-toi de la présence du Seigneur. C’est ici principalement qu’apparaît la ; sagesse d’Anne. Au logis, sa rivale l’outrageait, elle vient au, temple, et le jeune ministre du prêtre l’injurie, et le prêtre la réprimande. Elle échappe aux orages de sa maison, elle vient au port et y retrouve les vagues, elle vient chercher un remède, et loin d’en recevoir un, elle ne gagne à cela qu’une nouvelle blessure, que des outrages qui rouvrent sa plaie. Vous savez quel effet produisent sur les âmes endolories les insultes et les affronts. De même que les blessures un peu graves s’enveniment, si l’on y porte la main sans précaution : ainsi une âme troublée et difficile à satisfaire ; tout l’irrite, un mot insignifiant l’exaspère. Anne cependant n’éprouva rien de pareil et cela en s’entendant injurier par le ministre. Si l’insulte fût venue du, prêtre, sa résignation serait moins admirable, car le haut rang de ce personnage, de ses fonctions lui aurait persuadé de rester calme, fut-ce à contre-cœur. Mais en cette occasion elle n’avait affaire qu’au jeune ministre du prêtre, et elle ne se fâcha point. Par là, elle se concilia encore davantage la faveur divine. De même, nous aussi, quand on nous injurie, quoiqu’il nous faille souffrir, supportons noblement les outragés, c’est le moyen de nous concilier davantage la faveur divine.
Comment rendre ceci manifeste ? Par l’histoire de David. Quelles épreuves David eut-il donc à subir ? Il fut exilé de sa patrie, il courût le risque de la liberté et même de la vie, et pendant qu’une armée se préparait à combattre un jeune tyran, débauché et parricide, il errait dans le désert. Il ne j’indigna point, il ne manqua point de confiance en Dieu, il ne dit point : Qu’est-ce à dire ? Il a permis au fils de se révolter contre son père ? Et cependant les plus justes griefs ne sauraient absoudre une telle conduite. Mais à l’heure qu’il est, sans avoir à m’accuser de la moindre injustice à son égard, ce fils brûle de tremper ses mains dans le sang paternel, et Dieu qui voit cela, le permet. Il ne dit rien de pareil, et ce qui est plus grand et plus merveilleux, c’est que, dans le temps qu’il errait privé de tout, un homme nommé Séméi, un misérable, un scélérat, le poursuivit d’invectives, l’appelant homicide, impie, répandant sur lui un torrent d’injures. David, même alors, ne perdit point patience. Mais on me dira : Pourquoi s’étonner qu’il ne se soit point défendu, n’était-il point sans force et sans, pouvoir ? Je pourrais répondre d’abord que je ne l’admirerais pas autant, s’il avait supporté une insulte, étant couronné du diadème, en possession de la royauté et assis sur son trône, que je l’admire et le loue d’avoir montré tant de sagesse à l’heure de l’adversité. En effet l’orgueil du pouvoir et l’indignité de celui qui proférait l’injure lui avait souvent alors inspiré le mépris de pareils outrages. Et beaucoup d’autres rois ont montré en mainte occasion, la même sagesse, jugeant ceux qui les insultaient suffisamment excusés par l’excès de leur démence. En effet, les affronts ne nous touchent point également dans le bonheur et dans l’adversité : quand nous sommes dans l’affliction, c’est alors qu’ils nous sont le plus sensibles et nous paraissent les plus cuisants. Mais en ce qui concerne David, on peut ajouter quelque chose à ce qui vient d’être dit ; c’est qu’il était maître de se venger et qu’il ne se vengea point. Et, pour que vous voyiez que cette sagesse ne lui venait point d’impuissance, mais de résignation, comme le général demandait alors la permission d’aller vers cet homme et de lui couper la tête, David, non content de lui refuser cette permission, se mit en colère et dit : Que veux-tu de moi, fils de Sarvias ? Laissez-le me maudire, afin que le Seigneur voie mon abaissement et qu’il me rende mes biens en dédommagement des imprécations de cet homme en ce jour. (2Sa. 16,12) C’est justement ce qui advint.
4. Le juste n’ignore pas, vous le voyez, que la patience à supporter les injures est le principe d’un accroissement de gloire. Voilà pourquoi un jour ; ayant surpris Saül entre deux murs, et pouvant l’égorger, il l’épargna : et cela, quand les personnes présentes l’excitaient à le percer de son glaive. Mais ni la faculté dont il pouvait user, ni les encouragements qu’il recevait, ni les nombreuses injures qu’il avait reçues, ni la crainte d’en recevoir de plus graves, ne le déterminèrent à tirer l’épée et cependant l’armée même devait ignorer l’auteur de cet homicide. Il était dans une caverne, seul et sans témoins. Il ne dit pas, comme certain homme qui s’abandonnait à l’adultère : Les ténèbres et les murs m’environnent ; qu’ai-je à craindre ? (Eccl. 23,26) Il avait devant les yeux l’œil qui ne se ferme jamais, et il savait que les yeux du Seigneur ont un éclat mille fois plus perçant que celui du soleil. En conséquence, il agissait et parlait constamment comme si Dieu était présent et jugeait ses paroles. Je ne porterai point la main, dit-il, sur l’oint du Seigneur. (1Sa. 24,7) Je ne vois point ses crimes, je ne vois que son rang. Qu’on ne vienne pas me dire que c’est un tyran, un criminel : je respecte le choix de Dieu, quand bien même cet élu se montrerait indigne. Ce n’est point ma faute, s’il paraît indigne de son élévation. Écoutez, vous tous qui méprisez les prêtres, voyez quel respect David témoigne à un roi. Cependant, le prêtre est, bien plus que le roi, digne de respect et d’égards, d’autant qu’il est appelé à des fonctions plus augustes. Apprenez à ne pas critiquer, à ne point demander de comptes, à vous soumettre, à céder. En effet, vous ne connaissez pas la vie du prêtre, fût-il indigne et abject : tandis que David savait parfaitement tout ce qu’avait fait Saül : néanmoins il respecta en lui la dignité que Dieu lui avait conférée. Voulez-vous maintenant une preuve que, fussiez-vous exactement informés, vous n’avez point d’excuse et ne méritez point de pardon, quand vous méprisez les prêtres, et négligez leurs avertissements. Écoutez comment le Christ vous ôte ce refuge, par ce qu’il dit dans les Évangiles : C’est sur le siège de Moïse que sont assis les scribes et les pharisiens : faites donc tout ce qu’ils vous disent de faire ; mais ne vous conduisez point suivant leurs actions. (Mt. 23,2-3) Voyez-vous comme il respecte les leçons de ces hommes dont la vie était assez corrompue pour devenir un sujet d’accusation contre leurs disciples, et comme il s’abstient de rejeter leur doctrine ? Si je parle ainsi, ce n’est point que je veuille accuser les prêtres : à Dieu ne plaise : vous êtes témoins de leurs démarches, vous savez toute leur piété ; mais je demande que nous leur rendions tout ce que nous leur devons encore d’égards et de respect. Par là ce n’est pas tant à eux qu’à nous-mêmes que nous rendrons service : Celui qui reçoit un prophète en qualité de prophète, recevra la récompense d’un prophète. (Mt. 10,41) Car si nous n’avons pas le droit de juger la vie tes uns des autres, à bien plus forte raison en est-il ainsi pour la vie de nos pères. Mais ce que je disais (il est nécessaire de revenir à la mère de Samuel), savoir que la patience à supporter les injures nous procure beaucoup de biens, c’est ce que montre aussi l’histoire de Job. En effet, Job ne m’inspire pas autant d’admiration avant l’exhortation de sa femme qu’après le conseil funeste que celle-ci lui donna. Et ce que je dis ne doit point paraître étrange. Souvent ceux qui ont résisté aux tentations provenant de la nature des choses, succombent à une parole, à un conseil pervers. Le diable qui le sait, au coup porté par la tentation, fait succéder l’attaque des paroles : et c’est ainsi qu’il se comporta à l’égard de David. Voyant que celui-ci avait noblement supporté la révolte de son fils, et la tyrannie d’un maître illégitime, voulant abuser son esprit, et le faire tomber en colère, il suscita ce Séméï, après l’avoir armé de paroles amères propres à aigrir l’âme de David. Il usa vis-à-vis de Job de la même perfidie. Car, voyant Job aussi se moquer de ses traits, et résister noblement à tout, ainsi qu’une tour d’airain, il arma son épouse afin que nul soupçon ne s’attachât au conseil, cacha son venin dans les paroles de cette femme, et lui fit faire une peinture tragique des infortunes de son mari. Alors que répondit cet homme généreux ? Pourquoi as-tu parlé comme une de ces femmes qui ont perdu la raison ? Si nous avons reçu nos biens de la main du Seigneur, ne supporterons-nous, vas ces maux ? (Job. 2,10) Voici le sens de ses paroles : S’il ne s’agissait pas d’un Maître, ni d’un être si supérieur à nous, mais d’un simple ami, notre égal, serions-nous excusables de répondre à tant de bienfaits, par une conduite tout opposée ? Vous avez remarqué cet amour de Dieu, et comment Job ne se glorifie point, ne tire point vanité de son courage à supporter des épreuves au-dessus de la nature, comment il ne fait point honneur à sa sagesse ou à sa magnanimité d’une telle résignation, comment au contraire, de même que s’il payait une dette pressante, et n’endurait rien que d’ordinaire, il ferme résolument la bouche à cette malheureuse femme ? Nous retrouvons la même chose chez Anne. En effet, la voyant supporter noblement sa stérilité, et se prosterner devant Dieu, le diable suscita le jeune ministre du prêtre, afin de l’exaspérer davantage. Mais Anne n’éprouva aucun sentiment de ce genre : exercée à endurer les injures qui lui étaient dites à la maison, aguerrie par les invectives de sa rivale, elle s’armait dès lors d’un courage résolu contre toute attaque semblable. Voilà pourquoi, dans le temple aussi, elle montra une grande sagesse, supportant virilement et avec magnanimité les sarcasmes qui en faisaient une ivrogne, dont le vin avait troublé l’esprit. Mais il n’est rien de tel que d’entendre le texte même : aux paroles de l’enfant : Secoue ton vin et éloigne-toi de la face du Seigneur, Anne répondit Non, Seigneur. Elle appelle son maître celui qui vient de l’outrager. Et elle ne dit pas comme beaucoup de gens : Le prêtre m’a dit cela ? Celui qui instruit les autres m’a raillée ainsi au sujet du vin et de l’ivrognerie ? Elle tâcha seulement d’éloigner d’elle ce soupçon, qui d’ailleurs n’était pas fondé.
5. Nous au contraire, lorsqu’on nous injurie, souvent au lieu de nous justifier et de nous éloigner ensuite, nous attisons le feu, et nous nous jetons comme des bêtes féroces sur les provocateurs, les prenant à la gorge, les malmenant, leur demandant compte de leurs propos, et par notre conduite même, nous confirmons le soupçon dirigé contre nous. Si vous voulez prouver aux insolents que vous n’êtes pas ivre,.employez à cela la douceur et la modération, non point la violence ni l’invective. En effet, si vous frappez celui qui vous a fait affront, tout le monde vous croira réellement ivre : si au contraire vous avez montré de là patience et de la magnanimité, vous aurez par votre conduite même écarté de vous ce mauvais soupçon. Anne fit ainsi dans cette occurrence, et après avoir dit non, seigneur, par ses actes mêmes elle montra la fausseté du soupçon. Mais d’où vient enfin que le prêtre ait pu concevoir ce soupçon ? L’avait-il vue rire ? ou danser ? ou marcher de travers et tomber ? ou proférer quelque parole honteuse ou ignoble ? D’où lui venait donc ce soupçon ? Ce n’était point du hasard, ni d’une rencontre fortuite, mais bien du moment de la journée. On était au milieu du jour, quand Anne adressait sa prière. Qu’est-ce qui le prouve ? Les paroles mêmes qui précèdent. Anne se leva, dit l’Écriture, après qu’ils eurent mangé dans Sélom, et après qu’ils eurent bu, et elle se tint debout devant le Seigneur. Voyez-vous ? Ce qui est pour tous un temps de repos, elle en faisait un temps de prière ; en quittant la table, elle courait offrir ses veaux, elle versait des torrents de larmes, elle montrait une sagesse et un sang-froid parfait : c’est en quittant la table qu’elle priait avec tant de ferveur pour obtenir un don surnaturel, la fin de sa stérilité, la guérison de son mal. Anne nous procure donc ce bénéfice, de savoir prier après le repas. En effet, l’homme préparé à un tel acte, ne tombera plus dans l’ivresse et dans la débauche, ne se rendra plus malade à force de manger ; mais l’attente de la prière étant pour lui comme un frein mis sur sa pensée, il touchera aux mets sans s’écarter jamais de la mesure convenable, et par là attirera sur son âme, sur son corps, une abondance de bénédictions. Une table où l’on s’assied en priant, d’où l’on se lève en priant, ne manquera jamais de rien, et ce sera pour nous une source inépuisable de biens de toute sorte. Ne négligeons donc point un tel avantage. En effet il serait absurde que nos serviteurs, si nous leur faisons largesse de quelque portion de notre repas, nous soient reconnaissants et s’éloignent avec des remerciements ; et que nous, qui jouissons de tant de biens, nous refusions de payer à Dieu une dette si légère, et cela, quand nous devons y trouver une forte garantie pour notre sécurité. Car là où sont la prière et la gratitude, la grâce du. Saint-Esprit ne fait point défaut, les démons prennent la fuite, et toutes les puissances ennemies s’éloignent et battent en retraite. Celui qui va se donner à la prière, ne se permet aucun propos déplacé, même au milieu du repas ; ou ; s’il tombe dans un tel écart, il s’en repent aussitôt. Il faut donc et au commencement et à la fin, rendre grâce à Dieu : le fruit principal de cette conduite sera de nous préserver de l’ivresse, comme je l’ai dit plus haut, grâce à l’habitude que nous aurons contractée. Par conséquent, quand bien même tu te lèverais avec la migraine ou en état d’ivresse, ne renonce point pour cela à ta pratique accoutumée : quand bien même nous aurions la tête alourdie, quand nous irions de travers et que nous tomberions, prions encore, ne renonçons pas à notre habitude. Car si la veille, tu as prié en cet état, le lendemain, tu répareras l’indécence de ta conduite de la veille. Ainsi donc, lorsque nous prenons nos repas, souvenons-nous d’Anne, et de ses larmes, et de cette noble ivresse. Elle était ivre, aussi, cette femme, non de vin, mais de piété. Telle après le repas, que devait-elle être au lever du jour ? Si après l’heure de boire et de manger, elle priait avec tant de constance, que devait-elle être auparavant ?
6. Revenons à ses paroles, dont on ne saurait trop admirer la sagesse et la mansuétude. Après avoir dit non, seigneur, elle ajoute : Je suis une femme dans l’affliction, et je n’ai bu ni vin ni liqueur enivrante. (1Sa. 1, 15) Observez comme ici encore elle tait les injures de sa rivale, s’abstient de dénoncer sa méchanceté, comme aussi de représenter sous des couleurs tragiques sa propre infortune, mais elle ne découvre de sa peine que ce qui est propre à la justifier aux yeux du prêtre. Je suis, dit-elle, une femme dans l’affliction ; je n’ai bit ni vin ni liqueur enivrante, et j’épanche mon âme devant le Seigneur. Elle ne dit pas je prie Dieu, je supplie Dieu, mais j’épanche mou âme devant le Seigneur : c’est-à-dire, je me suis jetée entièrement entre les bras de Dieu, j’ai mis à nu ma pensée devant lui, j’ai fait ma prière de toute mon âme et de toute ma force, j’ai dit à Dieu mon infortune ; je lui ai découvert ma plaie : c’est lui qui peut y appliquer le remède. Ne vois pas dans celle qui est ostensiblement ta servante une fille de Bélial. (1Sa. 1,16) Elle s’appelle encore une fois servante et fait tous ses efforts pour que le prêtre ne prenne point mauvaise opinion d’elle. Et elle ne se dit pas : que m’importe la fausse imputation de cet enfant ? Il m’a accusé étourdiment et à la légère, il m’a soupçonné mal à propos : ma conscience est pure, je permets à qui voudra de me calomnier. Mais elle se conforme à cette loi des apôtres qui nous ordonne de songer à paraître honnêtes non seulement aux yeux du Seigneur, mais encore aux yeux des hommes. Et elle apporte tous ses soins à repousser de soi le soupçon en disant : Ne vois pas dans celle qui est ostensiblement ta servante une fille de Bélial. Qu’est-ce à dire, ostensiblement ? Ne va point me prendre pour une impudente, une effrontée. Ce langage est celui de la douleur, non celui de l’ivresse ; il annonce le chagrin, non la débauche. Que dit alors le prêtre : Voyez, chez lui aussi, quelle prudence ! Il n’est pas curieux de connaître cette infortune, il ne veut point en demander la cause : Éloigne-toi en paix, dit-il : Que le Seigneur, Dieu d’Israël, t’accorde toutes les demandes que lit lui as adressées. (1Sa. 1,17) D’accusateur qu’il était, Anne s’en est fait un avocat. Telle est l’excellence de la sagesse et de la mansuétude. Au lieu d’injures, elle reçoit en partant un abondant viatique : elle trouve un protecteur, un intercesseur dans celui qui l’a réprimandée. Néanmoins elle ne s’en tient pas là, mais elle répète encore : Que ta servante trouve grâce devant tes yeux ! (Id. 5,18) C’est-à-dire puisse la fin de tout ceci et l’issue de cette affaire te prouver que ce n’est point (ivresse, mais une douleur profonde qui m’a dicté cette supplication et cette requête. Et s’en étant allée, dit l’Écriture, elle ne tomba plus. Voyez-vous la foi de cette femme ? avant d’avoir obtenu ce qu’elle demandait, elle montre la même confiance que si elle l’avait reçu. La raison en est qu’elle avait prié avec une grande ferveur, avec un zèle aveugle. C’est pourquoi elle revint, comme si tout lui était accordé. D’ailleurs, Dieu lui-même alors dissipa son chagrin, attendu qu’il devait contenter son désir.
Sachons, nous aussi, l’imiter, et dans toutes les infortunes, ayons recours à Dieu. Si nous n’avons point d’enfants, adressons-nous à lui pour en avoir ; s’il nous en a accordé, élevons-les avec le plus grand soin, et éloignons de tout vice leur jeunesse, mais principalement de l’incontinence : car elle fait à cet âge une rude guerre, et il n’a point d’ennemi plus acharné que cette passion. Fortifions-les donc de tout côté par nos conseils, nos exhortations, par la crainte, par les menaces. S’ils triomphent de cet appétit, ils ne se laisseront facilement dompter par aucun autre : ils ne seront point esclaves de l’argent, ils ne succomberont point à l’ivresse, ils mettront tous leurs efforts à écarter d’eux les scènes d’intempérance et les mauvaises compagnies, ils se rendront plus aimables aux yeux de leurs parents, plus respectables à ceux de tout le monde. En effet, qui ne serait point pénétré de respect pour un jeune homme chaste ? qui n’aurait de l’affection, de la tendresse pour celui qui a su brider ses appétits déréglés ? qui ne le choisirait, même parmi les plus riches, pour lui donner sa fille, et ne se jugerait heureux d’une telle alliance, fût-il le plus pauvre des hommes ? Car de même que celui qui vit dans le libertinage et fréquente les prostituées, aura peine à rencontrer, quelle que soit sa fortune, un homme assez malheureux, assez misérable, pour consentir à l’agréer comme gendre : ainsi le jeune homme chaste et rangé ne trouvera point un homme assez fou pour le repousser et le dédaigner. Si nous voulons donc que nos enfants obtiennent le respect des hommes et l’amour de Dieu, ornons leurs âmes, et conduisons-les au mariage par le chemin de la chasteté. Ainsi les biens présents eux-mêmes se répandront sur eux en abondance, ainsi ils trouveront Dieu propice, et jouiront de la gloire en ce monde et clans l’autre. Puissions-nous tous obtenir cette gloire céleste, par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel gloire, honneur, et puissance, au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

TROISIÈME HOMÉLIE.[modifier]


SUR ANNE ET L’ÉDUCATION DE SAMUEL : QU’IL EST BON D’ENFANTER TARD ; QU’IL EST FUNESTE DE NÉGLIGER SES ENFANTS.

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Anne exaucée. Profit qu’on peut retirer de son exemple.
  • 2. Piété d’Anne consacrant son fils à Dieu.
  • 3. Comparaison entre son sacrifice d’une part, de l’autre, celui du prêtre et celui d’Abraham. Sa modestie, sa gratitude.
  • 4. Anne bénie du Seigneur : proposée pour modèle aux mères.
  • 5. Parallèle de la cité céleste et des cités mondaines. La confession par la foi et la confession par les œuvres.


1. Si je ne vous parais point monotone et fatigant, je veux revenir sur le même sujet dont je vous ai déjà entretenus l’autre jour, je veux vous ramener auprès d’Anne, et entrer avec vous dans le champ que nous ouvrent les mérites de cette femme : c’est comme une prairie où foisonnent non les roses, ni les fleurs qui passent, mais la prière, la foi, la résignation. Bien plus doux que l’odeur des fleurs printanières, est le parfum de ces vertus, arrosées non par l’eau des sources, mais par des pluies de larmes. Les fontaines rendent moins florissants les jardins désaltérés par elles, que les larmes versées, en humectant l’arbre de prière, ne lui donnent de force pour monter aux sublimes hauteurs : l’exemple d’Anne en est une preuve. Elle parle, et du même élan sa prière monte au ciel et fructifie, en lui donnant le bienheureux Samuel. Ne prenez donc point d’impatience, si nous rentrons dans le même sujet. Car nous ne vous dirons point la même chose, mais des choses nouvelles et inattendues. C’est ainsi qu’un même mets peut paraître sur une table préparée de mille manières différentes. C’est ainsi encore que les orfèvres, d’un seul lingot d’or tirent des bracelets, des colliers, et nombre d’objets divers. La matière est semblable, mais l’art varie, et grâce aux ressources, aux expédients dont il dispose, l’uniformité de la substance qui lui est livrée ne limite en rien son indépendance. S’il en est ainsi des choses du monde, à plus forte raison faut-il en dire autant de la grâce du Saint-Esprit. Écoutez en quels termes Paul nous atteste la variété, la profusion de formes et d’apparences de cette, table spirituelle : À l’un est donnée par l’Esprit la parole de sagesse : à un autre la parole de science, à un autre la foi, à un autre la grâce de quérir, les dons d’assistance, de gouvernement, celui des langues diverses. Or, tous ces dons, c’est le seul et même Esprit qui les opère, les distribuant à chacun comme il veut. (1Cor. 12,8-11) Voyez-vous quelle variété ? Les fleuves sont nombreux, suivant l’apôtre, mais la source est la même les mets sont variés, mais l’hôte est unique. Ainsi donc, puisqu’il y a tant de variété dans la grâce de l’Esprit, ne nous lassons point. Nous avons vu Anne stérile, nous l’avons vue mère, nous l’avons vue dans les larmes, nous l’avons vue dans la joie ; alors nous l’avons plainte : aujourd’hui partageons sa joie. C’est encore un précepte de Paul : Se réjouir avec ceux qui se réjouissent, pleurer avec ceux qui pleurent. Et cette conduite, nous devons la tenir non seulement à l’égard de nos contemporains, mais encore vis-à-vis des hommes de l’ancien temps. Et qu’on ne vienne pas me dire : Eh ! de quoi peut me servir Anne et son histoire ? En effet les femmes stériles pourront apprendre de là le moyen de devenir mères ; et les mères, à leur tour, connaîtront quel est le meilleur moyen d’élever leurs enfants. Et ce ne sont pas seulement les femmes, ce sont encore les hommes qui retireront le plus grand profit de cette histoire en apprenant à traiter doucement leurs femmes, même atteintes de stérilité, ainsi qu’Elcana se comportait avec Anne. Que dis-je ? ils en retireront un avantage bien plus grand encore, en apprenant que les parents doivent élever en vue de Dieu tous les enfants qui leur sont nés. Gardons-nous donc, parce que ce récit ne doit nous rapporter ni argent ni lucre, de le juger inutile à écouter : jugeons-le au contraire utile et profitable par cela même qu’il ne nous promet ni or ni argent, mais ce qui est bien préférable, la piété de l’âme, et les trésors des cieux, et qu’il nous enseigne les moyens d’écarter de nous tout péril.
En effet, il est facile, même à des hommes, de faire un présent d’argent ; mais corriger la nature, mais dissiper un pareil chagrin, consoler une pareille douleur, relever une âme près de succomber, c’est ce qui n’est possible à aucun homme, mais au seul Maître de la nature. Et toi-même, femme qui m’écoute, si affligée d’un mal incurable, après avoir in utilement parcouru toute la ville, dépensé de l’argent, consulté beaucoup de médecins, sans trouver aucun soulagement, tu venais à rencontrer une femme atteinte d’abord, puis guérir de la même infirmité, tu ne cesserais de la supplier, de l’exhorter, de la conjurer, jusqu’à ce qu’elle t’eût nommé son libérateur. Et maintenant qu’Anne est sous tes yeux, te racontant son infirmité, t’indiquant le remède, te désignant le médecin sans que tu le lui demandes, sans que tu l’en presses, tu ne t’approcherais pas, tu ne t’emparerais pas du remède, tu n’écouterais point l’histoire dans tous ses détails ? Mais, dès lors, quel bien pourra jamais devenir ton partage ? On a vu plus d’une fois des gens franchir de vastes mers, s’embarquer dans de longs voyages, prodiguer leur argent, supporter des fatigues pour visiter en pays étranger un médecin qui leur avait été désigné, et cela sans grand espoir d’être débarrassés de leur maladie ; et toi, femme, toi qui n’as pas besoin de faire un voyage outre-mer, ni de sortir de ton pays, ni d’affronter aucune épreuve de ce genre (et que dis-je ? sortir de ton pays ? tu n’as pas même besoin de franchir le seuil de ta maison), toi donc, qui peux, sans sortir de ta chambre t’aboucher avec le médecin, et, sans recourir à aucun interprète, l’interroger sur tout ce qui t’intéresse ( c’est Dieu, est-il écrit, qui s’approche de toi, et Dieu n’est pas loin. (Jer. 23,23), tu hésiterais, tu remettrais lit chose à un autre moment ? Et quelle serait ton excuse ? quelle indulgence obtiendrais-tu, si, pouvant trouver un remède aisé et tout à fait commode aux maux qui t’affligent, tu montrais de l’insouciance et abandonnais le soin de ton propre salut ? Car ce n’est pas seulement la stérilité, ce sont encore tous les maux, soit de l’âme soit du corps, que ce médecin-là peut guérir ; il lui suffit de le vouloir. – Et la chose étonnante n’est pas seulement qu’il guérit sans peine, sans voyage, sans dépense, sans interprètes ; c’est encore qu’il guérit sans douleur. – Le fer, le feu, employés parles médecins du monde, sont chez lui hors d’usage ; un signe, c’est assez, et toute tristesse, toute douleur, toute souffrance bat en retraite et prend la fuite.
2. Ainsi donc point de négligence, point de retard, fussions-nous pauvres et tombés au dernier degré de l’indigence. – Toute dépense est inutile ici, de sorte que nous ne saurions alléguer notre pauvreté. Ce n’est pas de l’argent que le médecin exige pour salaire, mais des larmes, des prières et de la foi. Si tu viens à lui pourvu de ces ressources, tu ne peux manquer d’obtenir tout ce que tu demanderas, et tu t’en retourneras comblé de joie. Bien des preuves le démontrent, mais particulièrement l’exemple d’Anne ; elle n’eut à fournir ni or, ni argent, mais simplement une prière, de la foi, des larmes ; et ainsi elle put s’en retourner en emportant ce qu’elle était venue demander. N’allons donc point taxer d’inutilité ce récit. Car, ces choses, au dire de l’apôtre, ont été écrites pour nous être un avertissement, à nous pour qui est venue la fin des temps. (1Cor. 10,11) – Approchons-nous de la trière de Samuel, apprenons comment fut guérie son infirmité, et ce qu’elle fit alors, après sa guérison, et comment elle usa du présent qu’elle avait reçu de Dieu. Elle s’assit, dit l’historien, et allaita Samuel.
Voyez-vous comment dès lors elle considérait cet enfant, non comme un enfant seulement, mais encore comme une offrande ; elle avait deux raisons de l’aimer, l’une de nature, et l’autre de grâce. Il me semble qu’elle respectait son enfant, et cela se conçoit. En effet, ceux qui se proposent de consacrer à Dieu des coupes ou des vases d’or, une fois qu’ils les ont tout prêts entre les mains, et qu’ils les tiennent en réserve chez eux en attendant le jour de la consécration, ne les considèrent plus désormais comme des objets profanes, mais comme des offrandes, et ne se permettent pas même d’y toucher sans motif et sans utilité, comme ils font pour les autres choses de ce genre ; Anne, à bien plus forte raison, donnant ses soins à l’enfant dans cette même pensée, tout d’abord, avant de l’introduire dans le temple, l’aimait plus qu’un enfant ordinaire, et le respectait comme une offrande, pensant être sanctifiée par lui ; en effet, sa maison était devenue un temple, depuis qu’elle renfermait ce prêtre, ce prophète. Mais sa piété ne se montre point seulement dans sa promesse ; elle se révèle encore en ceci, qu’elle n’osa pas entrer dans le temple, avant d’avoir sevré son fils. Elle dit à son mari : Je ne monterai point au temple, jusqu’à ce que l’enfant y monte avec moi mais lorsque je l’aurai sevré, il sera offert à la vue du Seigneur, et il siégera là pour toujours. (1Sa. 1,22) Voyez-vous ? Elle ne jugeait pas prudent de le laisser à la maison et de monter au temple. Après le présent qu’elle avait reçu, elle ne supportait pas la pensée de se montrer sans ce présent ; au contraire, lorsqu’elle l’aurait pris avec elle pour l’amener au temple, il devait lui en coûter de redescendre. Voilà pourquoi elle attendit si longtemps pour paraître au temple avec son présent. Alors elle l’amena, elle le laissa et l’enfant, pas plus qu’elle, ne gémit, en se voyant dérober la mamelle. Vous savez pourtant quelle est la douleur des enfants que l’on sèvre. Mais Samuel ne fut point chagrin en se voyant arracher sa mère ; ses regards se reportèrent sur le Maître, à laquelle celle-ci même devait le jour, et la mère de son côté, ne souffrit point d’être séparée de son enfant parce que la grâce intervint pour triompher des attachements naturels, et parce qu’ils se croyaient encore réunis. Ainsi la vigne étend ses rameaux bien loin de la place étroite qui enferme sa tige, sans que cet éloignement empêche la grappe de faire partie du même corps que la racine ; la même chose se réalisa pour Anne. De la ville où elle demeura, elle projeta son rameau jusqu’au temple, et suspendit en cet endroit sa grappe mûre et la distance des lieux ne les sépara point, parce que la charité selon Dieu maintenait dans leur union la mère et l’enfant. Grappe mûre, ai-je dit, mûre noir par l’âge, mais par la qualité ; pour tous ceux qui montaient au temple, Samuel était un maître de piété profonde. Car si la curiosité les portait à s’enquérir, des circonstances qui avaient environné sa naissance, ils gagnaient à cela une consolation efficace, l’espoir en Dieu. Et personne, à la vue de ce jeune enfant, ne s’en allait en silence ; mais tous glorifiaient l’auteur de ce bienfait inespéré. Voilà pourquoi Dieu avait différé l’enfantement ; c’était pour rendre cette joie plus profonde, c’était pour jeter sur Anne plus d’éclat. Car ceux qui connaissaient son infortune devenaient des témoins de la grâce que Dieu lui avait faite ; de telle sorte que sa longue stérilité servit à la faire mieux connaître de tous, à la rendre un objet d’envie, d’admiration universelles, et à faire adresser, à son sujet, des actions de grâces à Dieu. – Je dis cela pour, que, s’il nous arrive de voir de saintes femmes en état de stérilité, ou en proie à quelque semblable infortune, nous n’éprouvions ni colère, ni amertume, et que nous ne disions pas en nous-mêmes : Pourquoi donc Dieu a-t-il négligé une femme si vertueuse, et ne lui a-t-il point donné d’enfant ? Car ce n’est point là le fait de la négligence, mais celui d’une science mieux instruite que nous-mêmes de ce qui nous importe. Anne monta donc au temple, elle introduisit l’agneau dans la crèche, le veau dans l’étable, dans la prairie, la rose sans épines, rose non passagère, mais perpétuellement en fleur, rose capable de s’élever jusqu’au ciel, rose dont l’odeur enivre encore aujourd’hui tous les habitants de la terre. Bien des années se sont succédées, et le parfum de cette vertu ne fait que s’accroître, et la longueur du temps écoulé ne l’a point affaibli. Telle est la nature des choses spirituelles.
3. Elle monta donc au temple, afin de transplanter ce glorieux rejeton, et, imiter ces cultivateurs laborieux qui déposent d’abord au sein de la terre des graines de cyprès ou d’autres plantes pareilles, puis, lorsqu’ils voient que la graine se fait arbre, au lieu de laisser la plante au lieu de sa naissance, l’en retirent pour la replacer dans un autre endroit, afin que la terre nouvelle qui l’accueille dans son sein déploie toute sa force, une force intacte pour alimenter la jeune racine. L’enfant dort elle a reçu, contre toute espérance, le germe dans son sein, elle l’arrache de sa maison, pour le planter dans le temple ; qu’arrosent d’inépuisables sources spirituelles. Et l’on put voir se réaliser en leur personne cette prédiction du prophète David : Bienheureux l’homme qui n’a pas marché dans le conseil des impies, qui ne s’est pas tenu debout dans la voie des pécheurs ; qui ne s’est pas assis dans la chaire de pestilence, mais sa volonté est dans la loi du Seigneur, et dans sa loi il méditera jour et nuit ; et il sera comme le bois planté sur le passage des eaux, lequel donnera son fruit en son temps. (Ps. 1,1 – 3) En effet Samuel n’avait pas fait l’expérience du vice, avant d’en venir trouver le remède : c’est en sortant des langes qu’il s’attacha à la vertu : il ne participa point aux réunions où règne l’iniquité, il ne fréquenta point les conversations pleines d’impiété ; dès le premier âge, en quittant le sein de sa mère, il accourut à cette autre mamelle spirituelle. Et de même qu’un arbre continuellement arrosé, s’élève à une grande hauteur ; de même il monta promptement au sommet de la vertu, grâce à la divine parole dont son oreille était incessamment abreuvée. Mais voyons comment cette plantation s’opéra. Suivons Anne, entrons dans le temple avec elle. Elle monta avec lui, dit le texte, à Sélom, conduisant un veau de trois ans. Alors un double sacrifice se célèbre : une des victimes est douée de raison, l’autre en est dénuée ; l’une est immolée par le prêtre, l’autre consacrée par Anne. Mais non, l’hostie offerte par Anne avait bien plus de prix que celle qui fut immolée par le prêtre. Car Anne était sacrificatrice de ses propres entrailles ; c’est le patriarche Abraham qu’elle imitait, c’est contre lui qu’elle prétendit lutter. Mais Abraham recouvra son fils et l’emmena Anne, au contraire, laissa le sien dans le temple pour qu’il y restât toujours. Je me trompe : Abraham lui-même consomma son sacrifice. Ne vous arrêtez point, en effet, à ce qu’il n’égorgea point son fils : songez seulement que dans sa pensée il alla jusqu’au bout. Voyez-vous cette femme en lutte avec un homme ? Voyez-vous comment son sexe ne l’empêche point de rivaliser avec le patriarche ? Mais regardez la consécration : S’étant approchée du prêtre, elle lui dit : A moi, seigneur. (Ibid v, 26) Que signifie cette expression, A moi ? Cela veut dire : Prête une exacte attention à mes paroles. Comme un long temps s’était écoulé, elle veut lui remettre en mémoire ce qui a été raconté précédemment. De là ce qui suit : À moi, seigneur : ton âme se souvient. Je suis la femme qui s’est arrêtée devant toi en priant le Seigneur au sujet de ce jeune enfant. J’ai prié le Seigneur, et il m’a donné la chose que je lui avais demandée. Ft moi je prête cet enfant au Seigneur, afin qu’il serve le Seigneur tous les jours de sa vie. (1Sa. 1,27-28) Elle ne dit pas : je suis la femme que tu as injuriée, que tu as insultée, raillée comme étant dans l’ivresse, comme n’ayant plus l’usage de sa raison ; à cause de cela Dieu t’a fait voir que je ne suis point ivre : c’est inconsidérément que tu m’adressais ce reproche. Elle ne profère aucune de ces dures paroles, elle répond au contraire avec une douceur parfaite quoique le tour qu’avaient pris les événements témoignât assez en sa faveur, quoiqu’elle pût reprocher au prêtre de l’avoir accusée à tort et mal à propos, elle n’en fait rien, elle ne parle que de la bonté de Dieu. Voyez que de reconnaissance chez cette servante ! Lorsqu’elle était dans la peine, elle n’avait dévoilé son infortune à personne, elle n’avait pas dit au prêtre : J’ai une rivale, et cette femme qui m’accable d’injures et d’invectives aune troupe d’enfants, tandis que moi qui vis dans la sagesse, je n’ai pu devenir mère jusqu’à ce jour : Dieu a fermé mon sein, et me voyant dans les tribulations, il n’a pas eu pitié de moi. Rien de cela : elle se tait sur la nature de son infortune, et montre seulement qu’elle est dans la peine en disant : Je suis une femme dans l’affliction : et elle n’aurait pas même proféré cette parole si le prêtre ne l’y avait forcée, en soupçonnant qu’elle était ivre. Mais lorsqu’elle est hors de cette épreuve, et que Dieu a exaucé sa prière, alors elle révèle au prêtre ce bienfait, voulant lui faire partager sa reconnaissance, comme autrefois il s’était associé à sa prière : J’ai prié, dit-elle, au sujet de ce petit enfant, et le Seigneur m’a donné ce que je lui avais demandé. Et maintenant je le prête au Seigneur. Voyez sa modestie. Ne croyez pas, veut-elle dire, que je fasse une grande, une admirable action, en consacrant mon jeune fils ! je n’ai pas eu l’initiative de ce bien, je ne fais qu’acquitter une dette. J’ai reçu un dépôt : je le rends à celui qui me l’a confié. En disant ces paroles, elle se consacrait elle-même avec son enfant, elle s’enchaînait pour ainsi dire au temple par le lien de son attachement naturel.
4. En effet, si à l’endroit où est le trésor de l’homme, là est aussi son cœur, la pensée de la mère était à plus forte raison auprès de son enfant. Et son sein se remplissait d’une nouvelle bénédiction. Car après qu’elle eut dit ces mots, et qu’elle eut prié, écoutez le langage que tint le prêtre à Elcana : Que le Seigneur te rende une nouvelle progéniture issue de cette femme, en échange du prêt que lit as fait au Seigneur. (1Sa. 2,20) Au commencement il ne disait pas : Qu’il te rende, mais bien qu’il t’accorde tout ce que tu lui demandes. Mais lorsqu’elle eut fait de Dieu son débiteur, il dit qu’il te rende, de manière à lui faire concevoir de belles espérances pour l’avenir. En effet, celui qui avait donné sans rien devoir, ne pouvait manquer de rendre après avoir reçu. Le premier enfant dut par conséquent son origine à la prière, les suivants à la bénédiction : et de cette façon tous les rejetons d’Anne furent désormais sanctifiés. Elle n’avait dû qu’à elle-même son premier-né : le second fut dû au concours d’elle-même et du prêtre. Et comme une terre grasse et féconde, après qu’on y a déposé la graine, étale à nos yeux des moissons superbes : de même Anne, ayant reçu avec foi les paroles du prêtre, nous donna d’autres épis florissants, et abrogea l’antique malédiction, en mettant au jour des enfants de prière et de bénédiction. Suivez donc son exemple, femmes qui m’écoutez : Si vous êtes stériles, offrez une telle prière, et sollicitez le prêtre de se charger de votre ambassade. Quand vous aurez accueilli avec foi ses paroles il est impossible que la bénédiction de vos pères n’aboutisse point à un beau fruit mûr. Si vous devenez mère, consacrez, vous aussi, votre enfant. Anne mena le sien au Temple : faites au vôtre en vous-même un temple magnifique. Car vos membres, dit l’apôtre, sont le corps du Christ, et le temple de l’Esprit-Saint qui est en vous. (1Cor. 6,19) Et ailleurs : J’habiterai en vous-mêmes et je marcherai parmi vous. (2Cor. 6,16) Ne serait-il pas absurde, quand on répare une maison délabrée qui menace ruine, qu’on dépense de l’argent pour cela, qu’on rassemble des ouvriers, qu’on ne néglige rien, de ne pas accorder la moindre sollicitude à la demeure de Dieu, (car l’âme de l’enfant doit être la demeure de Dieu) ? Prenez garde de vous entendre dire, ce qui fut dit autrefois aux Juifs. Comme au retour de la captivité, ils voyaient leur temple négligé, et qu’ils s’occupaient néanmoins à parer leurs maisons, ils irritèrent Dieu à tel point qu’il envoya son prophète, et les menaça de la famine, et d’une extrême disette des choses nécessaires à la vie : il leur dit aussi la raison de cette menace ; la voici : Vous habitez dans des maisons lambrissées, et ma maison est abandonnée. (Agg. 1,4) Si la négligence des Juifs à l’égard de ce temple excita à ce point la colère de Dieu, à plus forte raison l’abandon de cet autre temple spirituel est-il fait pour irriter le Maître : en effet ce dernier temple l’emporte d’autant plus sur l’autre en valeur, qu’il offre de plus grands symboles de sanctification. Ne souffrez donc pas que la maison de Dieu devienne une caverne de voleurs, afin de ne pas vous entendre répéter le reproche que le Christ adressa aux Juifs, à savoir : La maison de mon Père est une maison de prière ; et vous en avez fait une caverne de voleurs. (Mt. 21,13 ; Luc XIX, 46) Mais comment cette autre maison devient-elle une caverne de voleurs ? C’est lorsque nous laissons pénétrer et s’acclimater dans les âmes des jeunes gens des appétits mercenaires, serviles, enfin toute espèce de libertinage. En effet les brigands sont moins à craindre que de pareilles pensées, qui asservissent les enfants, les rendent esclaves des passions déraisonnables, leur font sentir de tous côtés de perçants aiguillons, et déchirent leur âme de mille plaies. Songeons donc à cela tous les jours, et, armés du fouet de la raison, chassons de leur cœur toutes les passions de ce genre, afin que nos enfants puissent être admis dans la cité céleste et exercer complètement les fonctions dévolues à ses habitants. N’avez-vous pas vu souvent en ce monde les chefs des États, dès que leurs enfants ont quitté la mamelle, en faire des thallophores[1], des agonsthètes[2], des gymnasiarques[3], ou des chefs de chœurs[4] ? Faisons de même : dès le premier âge initions les nôtres aux affaires de la cité qui est dans les cieux. Car pour celle de ce monde, elle n’est qu’un sujet de dépense, et ne rapporte aucun profit.
5. En effet, quel gain peut-on retirer des applaudissements populaires, dis-moi ? Le soir venu, tout ce bruit, tout ce tumulte perd aussitôt son charme ; l’assemblée une fois séparée, comme des gens qui se sont vus en songe assis à une table somptueuse ; voilà ces hommes sevrés de toute joie : le plaisir que leur causait cette couronne, cette robe magnifique et tout cet appareil, c’est en vain que dès lors, ils le chercheraient en eux-mêmes : tout s’est enfui plus vite que le vent le plus rapide.
Il en est autrement de la cité céleste : sans exiger aucune dépense, elle nous rapporte un profit aussi grand que durable. Là ce ne sont point des gens ivres, c’est le peuple des anges qui applaudit sans cesse l’homme en charge. Que dis-je ? le peuple des anges : le Maître des anges en personne félicitera celui dont je parle et lui donnera son approbation. Or celui que Dieu loue, ce n’est pas un jour, ni deux, ni trois, c’est durant toute l’éternité qu’il triomphe, la couronne au front ; et jamais on ne saurait voir la tête d’un tel homme dépouillée de sa gloire. Car la durée de la fête n’est point enfermée là-haut entre les bornes de quelques journées, elle se prolonge sans fin dans l’éternité. – De plus la pauvreté n’est point un empêchement à l’exercice de ces, fonctions : le pauvre même peut s’en acquitter, le pauvre surtout, attendu qu’il est exempt de toutes les pompes mondaines : le nécessaire n’est point d’avoir de l’argent à dépenser, mais de posséder une âme pure et un esprit sage. Tel est l’artisan qui ourdit pour l’âme les vêtements destinés à cette autre vie, qui lui tresse sa couronne. En sorte que, si cette âme n’est point parée des mérites de la vertu, elle n’a nul besoin de beaucoup d’or ; comme d’autre part, la pauvreté ne lui portera en rien préjudice, si elle possède le trésor intérieur. Ces fonctions, que non seulement nos enfants mâles, mais encore nos filles les remplissent. En effet, ce n’est point comme dans la cité terrestre, où les hommes seuls sont admis à ce genre d’offices : la scène dont je parle est ouverte indistinctement aux femmes, aux vieillards, aux jeunes gens, aux esclaves, aux hommes libres. En effet, comme c’est l’âme qui est offerte en spectacle, ni le sexe, ni l’âge, ni le rang, ni rien de pareil, ne peut soulever un obstacle. Par conséquent, je vous exhorte tous, à livrer dès le premier âge vos fils et vos filles aux offices de cette nature, à mettre en réserve pour eux le genre de richesse qui convient à l’organisation d’une cité pareille : au lieu d’enfouir de l’or, d’amasser de l’argent, déposons dans leur âme, sagesse, chasteté, réserve, en un mot toutes les vertus. Car telle est la dépense que cet office réclame. Si donc nous faisons de telles provisions pour nous-mêmes et pour nos enfants, durant la vie présente nous brillerons d’un vif éclat, et dans l’autre monde nous entendrons cette bienheureuse voix par laquelle le Christ proclame tous ceux qui l’ont confessé. Mais cette confession n’est pas seulement la confession par la foi. c’est encore la confession par les œuvres ; de sorte que, faute de celle-ci, nous risquons d’être punis avec ceux qui nient. Car il y a bien des manières différentes de nier, lesquelles Paul nous indique en disant : Ils confessent qu’ils connaissent Dieu, et ils le nient par leurs œuvres. (Tit. 1, 36) – Et ailleurs : Si quelqu’un n’a pas soin des siens et surtout de ceux de sa maison, il a renié la foi, et il est pire qu’un infidèle. (1Tim. 5,8) Enfin, dans un autre endroit : Fuyez l’avarice, qui est une idolâtrie. (Col. 3,5) Mais s’il y a tant de manières de nier, il est clair qu’il n’y a pas moins, qu’il y a même beaucoup plus de manières de confesser faisons en sorte de les pratiquer toutes, afin de jouir, nous aussi, des célestes honneurs, par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec lequel, gloire au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

QUATRIÈME HOMÉLIE.[modifier]


CONTRE CEUX QUI DÉSERTENT LA RÉUNION DES FIDÈLES POUR ALLER DANS LES THÉÂTRES. – QU’IL EST NON SEULEMENT PLUS UTILE MAIS ENCORE PLUS AGRÉABLE D’OCCUPER SON TEMPS A L’ÉGLISE QUE DE LE PERDRE AU THÉÂTRE. – SUR LA SECONDE PARTIE DE LA PRIÈRE D’ANNE : QU’IL FAUT PRIER SANS CESSE, ET EN TOUT LIEU, MÈNE SUR LA PLACE PUBLIQUE, MÊME EN ROUTE, MÈNE AU LIT.

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Réprimande à l’adresse des absents. Contraste entre l’empressement avec lequel on court aux jeux du cirque, et la tiédeur qu’on met à se rendre à l’Église.
  • 2. Danger des spectacles : qu’ils ont en réalité peu de charmes. Comparaison entre les plaisirs du vice et ceux que procure la vertu.
  • 3. Retour à l’histoire d’Anne. Sa gloire : combien supérieure à la gloire mondaine.
  • 4. Commentaire sur l’expression : Mon Dieu. Rapprochements bibliques.
  • 5. Nécessité des prières fréquentes.
  • 6. Conditions essentielles de la prière dans la nouvelle Loi : qu’elles consistent uniquement dans les dispositions intérieures.


1. Je ne sais quel langage tenir aujourd’hui. En effet, quand je vois le délaissement de nos réunions, l’irrévérence, le dédain, le mépris, prodigués aux prophètes, aux apôtres, aux pères par des esclaves dont l’insolence va jusqu’à braver leur Maître, je voudrais censurer ; mais, à la place de ceux à qui devraient s’adresser mes accusations, je ne vois ici que vous qui n’avez pas besoin de tels avertissements, ni de telles réprimandes. Néanmoins nous ne saurions nous taire. – En effet, quelque chose de l’indignation que les coupables nous inspirent pourra transpirer au-dehors, si nous lui ouvrons une issue par nos paroles, pet nous les ferons rougir d’eux-mêmes et avoir honte, en déchaînant contre eux autant d’accusateurs que vous êtes de personnes réunies pour m’écouter. S’ils étaient présents, ils ne recevraient qu’une réprimande, la nôtre ; mais, parce qu’ils ont voulu se dérober à nos reproches, tout ce que je vais dire trouvera en vous autant d’échos. – Les amis n’agissent point autrement : lorsqu’on ne trouve point ceux auxquels on a des reproches à faire, on s’abouche avec leurs amis pour qu’ils aillent tout leur répéter. Dieu lui-même s’est ainsi comporté : au lieu d’avertir ceux qui avaient péché contre lui, il s’adresse à Jérémie qui était innocent, et lui dit : As-tu vu ce que m’a fait la fille insensée de Juda? (Jer. 3,6) Voilà pourquoi, nous aussi, c’est à vous que nous adressons nos censures contre ces hommes, afin qu’en sortant d’ici vous leur fassiez entendre raison. Eh ! qui pourrait tolérer une pareille indifférence ? Une fois par semaine nous nous rassemblons en ce lieu, et ils ne se résignent pas même, durant cette journée, à laisser de côté les soucis mondains : qu’on leur en fasse un reproche, aussitôt ils allèguent leur pauvreté, le soin de leur subsistance, leurs occupations pressantes : excuses plus accablantes pour eux que toutes les accusations. En effet, n’est-ce pas porter contre soi la plus terrible des accusations, que de paraître considérer quelque chose comme plus nécessaire et plus urgent que les affaires de Dieu ? Oui, quand tout cela serait parfaitement vrai, ce serait, comme je viens de le dire, une accusation, et non une apologie. Mais pour vous prouver que ce sont là de purs prétextes, des subterfuges destinés à déguiser l’indolence, il n’est que faire de mes paroles : la journée de demain suffira pour confondre ceux qui allèguent de pareilles raisons, alors que toute la ville aura émigré vers l’hippodrome, et que les maisons, les places auront été désertées pour ce spectacle interdit. – Ici l’enceinte même de l’église, on peut le voir, n’est pas remplie : mais là-bas, ce n’est point seulement l’hippodrome, ce sont les étages des maisons, les édifices, les toits, les lieux inaccessibles, que sais-je encore ? dont s’emparent les curieux. Ni la pauvreté, ni les occupations, ni la maladie, ni l’impotence, ni rien de pareil, ne suffit alors à réprimer cette irrésistible fureur : des vieillards courent là-bas, plus vite que des jeunes gens à la fleur de l’âge, sans respect de leurs cheveux blancs, sans craindre de donner leurs années en spectacle, ni d’exposer la vieillesse même à la risée publique. – Ici, à peine entrés, ils succombent à l’ennui, ils se trouvent incommodés, ils se renversent en arrière pour écouter la divine parole, ils se plaignent du manque de place, de la presse et d’autres gênes semblables. – Là-bas, où leur tête nue est exposée au soleil, foulés, pressés, étouffés dans la cohue, mal menés de toutes façons, on les croirait étendus nonchalamment dans une prairie, tant ils sont heureux. Voilà ce qui corrompt les cités les vices des instituteurs de la jeunesse. – En effet, comment pourras-tu ramener à la sagesse un jeune homme livré aux désordres et au libertinage, lorsque toi-même, vieillard aux cheveux blancs, tu t’oublies dans de pareils divertissements, lorsque, au terme d’une si longue carrière, tu n’es point las encore de ces vilains spectacles ? Comment pourras-tu morigéner ton fils, punir les fautes de ton serviteur, comment donner des conseils à ceux qui négligent leurs devoirs. Quand, parvenu à l’extrême vieillesse, tu montres toi-même si peu de retenue ? Qu’un jeune homme vienne à offenser un vieillard, aussitôt celui-ci se prévaut de son âge, et trouve mille personnes pour partager son indignation : mais quand il s’agit de former la jeunesse, de devenir pour elle un modèle de vertu, l’âge n’est plus mis en compte, et l’on montre plus de fureur que les jeunes gens mêmes pour se précipiter aux spectacles défendus. Si je parle de la sorte, si je fais le procès aux vieillards, ce n’est point pour décharger les jeunes gens ni pour les justifier, c’est pour préserver, en me servant d’eux, les vieillards eux-mêmes. Car ce qui ne convient pas aux vieillards, convient encore bien moins aux jeunes gens. Pour ceux-là, il est vrai, la risée avec la plus forte part de honte ; mais pour ceux-ci, le désastre est plus grand ; l’abîme est plus profond, d’autant que chez les jeunes gens les passions sont plus vives, la flamme plus ardente, et que, pour peu que cette flamme reçoive du dehors un aliment, elle a bientôt tout embrasé. Le jeune homme est plus sujet à s’abandonner à la concupiscence et au dérèglement ; aussi a-t-il besoin d’une surveillance plus active, d’un frein plus rigoureux, d’un rempart mieux défendu, d’un préservatif plus infaillible.
2. Et ne viens pas me dire, mon cher auditeur, que le spectacle fait plaisir : ce que je voudrais savoir de toi, c’est s’il ne cause pas de dommage en même temps qu’il fait plaisir. – Et pourquoi parler de dommage ? Je soutiens qu’il n’y a pas même de plaisir, et vous allez en être convaincu. – En revenant de cette course de chars, abordez ceux qui reviennent de l’église, et tâchez de bien vous assurer lequel est le plus content, de celui qui a écouté les prophètes, qui a eu sa part des bénédictions, qui a profité des instructions, qui a demandé pardon à Dieu de ses péchés, qui a soulagé sa conscience, et qui n’a rien de pareil à se reprocher ; ou de vous-même qui avez abandonné votre mère, dédaigné les prophètes, offensé Dieu, pris part aux fêtes du diable, entendu des injures, des invectives, perdu votre temps sans aucun résultat, sans avoir à rapporter chez vous aucun profit, ni mondain ni spirituel. Pour avoir du plaisir, c’est donc ici qu’il faut venir, de préférence à tout autre endroit. De là-bas on rapporte des remords, des reproches de conscience, du repentir, de la honte, de la confusion, des regards humiliés. – Ici, c’est tout le contraire on y gagne le droit de parler avec toute confiance, et de s’entretenir sans crainte avec tout le monde des instructions que l’on a entendues.
En conséquence, lorsque tu arrives sur la place, et que tu vois la foule courir au spectacle, hâte-toi de te réfugier dans l’église, et pour prix d’un moment de constance, tu goûteras longuement les délices de la divine parole. Car si, entraîné par la multitude des curieux, tu les suivais là-bas, après un moment de récréation, tu serais malheureux tout le jour, et encore le jour suivant, et beaucoup d’autres, parce que tu te condamnerais toi-même : tandis que si tu sais un peu te contenir, tu auras du bonheur pour toute la journée. D’ailleurs ce n’est point seulement en ce qui nous importe ici, c’est dans tout le reste que les choses se passent de même. Le vice apporte du plaisir pour un moment et de la peine pour longtemps : la vertu, au contraire, après quelques instants de peines, donne un profit durable que la joie accompagne : Par exemple, on a prié Dieu, on a pleuré, gémi quelque temps en faisant sa prière : une autre personne a passé tout le jour dans la joie, ensuite elle a fait une aumône, elle a jeûné, elle a fait quelque autre bonne œuvre, ou encore elle s’est abstenue, : étant offensée, de rendre la pareille. Pour avoir patienté un moment ou maîtrisé votre colère, vous voilà heureux, content au souvenir de vos bonnes actions. Le vice offre, quelque chose de tout à fait contraire : un homme s’est rendu coupable d’insulte, ou il a relevé une offense : quand après cela il rentre chez lui, c’est pour se consumer dans la peine, au souvenir de ces invectives, lesquelles souvent causent de grands dommages. Par conséquent, si vous cherchez du plaisir, Fuyez les concupiscences juvéniles (2Tim. 2, 32), pratiquez la tempérance, et prêtez l’oreille à la parole divine. Si nous vous parlons ainsi, c’est pour que vous répétiez nos paroles aux autres, pour que vous les en fatiguiez sans relâche, et que par là vous lés délivriez de toute habitude vicieuse, pour que vous leur persuadiez de se conduire en tout avec sagesse. En effet, ces hommes qui vont au hasard et à l’étourdie ne méritent pas d’éloges, même quand ils se montrent zélés : c’est ce que prouvera notre prochaine réunion. Nous célébrerons alors la sainte Pentecôte : et l’affluence sera telle, que toute cette enceinte ne nous contiendra qu’à peine. Néanmoins, je ne saurais louer ce concours : car c’est là affaire d’habitude et non de piété. Peut-on trouver rien de plus misérable que ces hommes, dont la nonchalance prête à tant de reproches, et dont le zèle apparent ne comporte point d’éloges. En effet, celui qui participe à cette divine réunion par zèle, par amour, par sagesse, doit s’y montrer assidu, et non pas s’en éloigner avec ceux que les fêtes seules y attirent, à la façon de ces animaux qui se laissent conduire sans savoir où ils vont.
3. Je pourrais prolonger encore ce préambule de mon discours. Mais je n’ignore pas que votre empressement à remplir vos devoirs devance mes instructions, et que, par conséquent, vous saurez dire plus que je n’ai dit moi-même. C’est pourquoi, afin de ne point vous importuner de mes censures à l’adresse de ces hommes, j’omets tout ce qu’il me resterait à dire, et j’arrive à la suite de nos instructions, en revenant à l’histoire d’Anne. Et n’allez point vous étonner de notre persistance à traiter ce sujet. Je ne puis ôter cette femme de ma pensée : tant j’admire la beauté de son âme et ses charmes intérieurs. J’aime ces yeux inondés de larmes pendant la prière et constamment occupés ; ces lèvres, cette bouche, non point fardée par je ne sais quelles drogues, mais embellie par la gratitude à l’égard de Dieu telle était cette femme que j’admire parce qu’elle fut sage, mais que j’admire plus encore parce qu’elle était en même temps sage et femme, femme, ai-je dit, c’est-à-dire objet de bien des accusations. De la femme, est-il écrit, est sorti le péché, et c’est par elle que nous sommes tous sujets à la mort. (Sir. 25,24) Et ailleurs : Toute malice est petite, comparée à la malice de la femme. (Id. 5,26) Paul dit pareillement : Adam ne fut pas trompé, mais la femme ayant été trompée, tomba en prévarication. (1Tim. 2,14). Si je l’admire autant, c’est principalement parce qu’elle échappa à tous ces griefs, qu’elle écarta loin d’elle cette accusation, que faisant partie de ce sexe accusé et décrié, elle se lava de tous ces reproches, et montra par ses actes que les femmes elles-mêmes ne sont point telles par nature, mais bien par choix ou par nonchalance, et qu’il est possible à leur sexe d’atteindre au sommet de la vertu. L’amour-propre et la persévérance sont dans la nature de cet être : de sorte que si la femme se laisse aller au vice, elle fait beaucoup de mal : si au contraire elle s’applique à la vertu, elle sacrifiera sa vie, avant de renoncer à sa résolution.
C’est qu’Anne elle-même triompha de la nature, vainquit ainsi la nécessité, et par l’assiduité de sa prière, fit germer un enfant dans son sein d’abord impuissant. Aussi recourt-elle de nouveau à la prière, même après avoir été exaucée : Mon cœur, dit-elle, s’est affermi dans le Seigneur, ma corne a été exaltée en mon Dieu. (1Sa. 2,1) Vous savez que l’autre jour[5] j’ai dévoilé à votre charité le sens de ces mots : Mon cœur s’est affermi dans le Seigneur: il faut maintenant vous expliquer les paroles qui suivent : après qu’elle a dit : Mon cœur s’est affermi dans le Seigneur, elle ajoute : Ma corne a été exaltée en mon Dieu. Qu’est-ce à dire, ma corne ? L’Écriture fait un usage perpétuel de cette expression, par exemple ici, ma corne a été exaltée (Ps. 74,11), et ici encore : La corne de son Christ a été exaltée. (1Sa. 11,10) De quelle corne veut-elle donc parler ? Elle entend par ce mot la puissance, la gloire, l’illustration, en vertu d’une comparaison avec certains animaux. En effet pour gloire et pour arme, ceux-ci n’ont reçu de Dieu que la corne, et s’ils viennent à la perdre, ils perdent du même coup presque toute leur force : un taureau sans cornes est comme un soldat désarmé ; on s’en rend maître facilement. Anne n’entend donc point autre chose par cette expression : Ma gloire a été exaltée. Et comment a-t-elle été exaltée ? En mon Dieu, dit-elle. Dès lors l’élévation n’est plus dangereuse, car elle a un fondement solide, une racine inébranlable. En effet, la gloire qui vient des hommes reproduit en soi la faiblesse de ceux qui la décernent : aussi est-elle facilement renversée. II n’en est pas ainsi de celle qui vient de Dieu : celle-là demeure à jamais inébranlable. C’est de là que le Prophète, voulant montrer à la fois la fragilité de l’une et la solidité de l’autre, a dit : Toute chair est du foin, et toute gloire humaine est comme la fleur du foin. Le foin se dessèche et la fleur tombe. (Is. 40,6-7) La gloire qui vient de Dieu est autre : mais encore ? La parole de Dieu persiste durant l’éternité. (Is. 40,8) Et c’est ce que prouve aussi l’exemple d’Anne. En effet, on oublie les rois, les généraux, les monarques, malgré tous leurs efforts pour immortaliser leur mémoire, malgré les magnifiques tombeaux qu’ils se font bâtir, les statues qu’ils élèvent, les bustes qu’ils érigent en tous lieux, les monuments qu’ils laissent de tout côté en souvenir de leurs succès ; et leur nom même n’est plus connu de personne. Mais Anne est célébrée encore aujourd’hui dans tous les endroits de l’univers : allez en Scythie, en Égypte, chez les Indiens, aux extrémités de la terre, partout vous entendrez des bouches vanter ses mérites : partout où luit la lumière du soleil, la gloire d’Anne étend son domaine. Et ce qu’il faut admirer, ce n’est pas seulement qu’Anne soit célébrée dans tous les lieux du monde, c’est encore, qu’après un tel laps de temps, sa réputation, loin de s’éteindre ne fait que prendre de nouvelles forces et un nouvel accroissement ; que tous connaissent sa sagesse, sa patience, sa résignation, dans les villes et aux champs, dans les maisons, dans les camps, sur les vaisseaux, dans les boutiques, partout vous entendrez son éloge. Car lorsque Dieu veut glorifier quelqu’un, la mort a beau venir, le temps s’écouler, les accidents survenir, la gloire de ce mortel subsiste et garde éternellement ses fleurs : et nul n’est capable de jeter de l’ombre sur cet éclat. Aussi, comme pour apprendre à tous nos auditeurs qu’il ne faut point mettre son recours dans les choses périssables, mais dans le principe des biens durables et éternels, Anne nous fait connaître celui à qui elle dut sa gloire. Après avoir dit : Mon cœur a été affermi dans le Seigneur, elle ajoute : Ma corne a été exaltée dans le Seigneur : faisant allusion par là à deux biens qui ne se rencontrent pas ordinairement ensemble. J’ai été sauvée de la tempête, dit-elle, j’ai échappé au déshonneur, j’ai trouvé la sécurité, j’ai reçu ma part de gloire. Voilà les deux choses qu’il est rare de trouver réunies. Beaucoup d’hommes vivent à l’abri du danger, mais leur vie n’a rien de glorieux : d’autres au contraire jouissent d’une gloire éclatante, ruais ils sont forcés de braver le péril à cause de cette gloire. Par exemple : combien ne voit-on pas de prisonniers, adultères, fourbes,. voleurs, sacrilèges ou coupables d’autres crimes pareils, auxquels une grâce royale ouvre les portes de leur cachot ? Ces gens sont exemptés de leur peine, mais leur ignominie subsiste, et la honte continue de s’attacher à leurs pas. D’autres, braves soldats, en cherchant une vie glorieuse et brillante, ont reçu mille blessures des ennemis dont ils affrontaient témérairement les coups, et enfin ont succombé à un trépas prématuré : en courant après la gloire, ils ont perdu la sécurité.
4. Anne réunit ces deux avantages : elle jouit de la sécurité et eut la gloire en partage. Il en fut de même des trois jeunes gens (Dan. 3) : sauvés du feu, ils échappèrent au péril, et se couvrirent de gloire en triomphant, d’une manière surnaturelle, du pouvoir de cet élément. Tels sont les bienfaits de Dieu : ils procurent à la vie en même temps éclat et sécurité : et c’est à ces deux choses qu’Anne faisait allusion en disant : Mon cœur a été affermi dans le Seigneur, ma corne a été exaltée dans mon Dieu. Elle ne dit pas simplement : en Dieu, mais : dans mon Dieu, s’appropriant en quelque sorte le Maître commun de l’univers : et cela, non pour rétrécir l’empire de ce, Maître, mais pour attester son propre amour, et par une expression de tendresse. C’est ainsi qu’en usent généralement ceux qui aiment : ils ne se résignent point à aimer en compagnie de beaucoup d’autres : ils veulent montrer une affection exceptionnelle et propre à eux seuls. C’est le cas de David, lorsqu’il dit : Dieu, mon Dieu, je m’éveille à vous le matin. (Ps. 62,1) En effet, après avoir nommé Dieu comme le Maître universel, il le désigne ensuite par un mot qui indique sa domination particulière sur les saints. Dieu, mon Dieu, dit-il encore, écoutez-moi, pourquoi m’avez-vous abandonné? (Ps. 21, 1) Et : ailleurs. Je dirai à Dieu : Vous êtes mon protecteur. (Ps. 90,2) Ces paroles sont d’une âme fervente, enflammée, consumée par l’amour. Anne n’agit pas autrement. Mais que les hommes se comportent ainsi, il n’y a rien là d’étonnant. C’est en voyant Dieu faire de même, que vous pourrez être surpris. De même que ceux que j’ai cités ne l’invoquent point en commun avec d’autres, et veulent qu’il soit spécialement leur Dieu : ainsi Dieu lui-même ne se donne point pour être leur Dieu comme celui des autres ; mais il prétend être spécialement le leur. De là ces expressions : Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob (Ex. 3,6) : loin de resserrer par là les bornes de son empire, il les recule plutôt : car ce n’est pas tant le nombre de ses sujets que leur vertu qui manifeste son pouvoir : il ne se plait pas autant à s’entendre appeler Dieu du ciel, de la terre, de la mer, et de leurs habitants, qu’à s’entendre nommer Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Et ce qui ne se fait pas chez les hommes, se voit, quand il s’agit de Dieu. Entendez-moi bien : chez les hommes les esclaves sont désignés par le nom de leur maître, et l’usage universel est de dire un tel, procureur de telle personne, un tel, intendant de tel général, de tel gouverneur : tandis que personne ne dit un tel, général de ce procureur ; au contraire, nous désignons toujours l’inférieur par le nom du supérieur. C’est le, contraire lorsqu’il est question de Dieu. En effet, on ne dit pas seulement Abraham, serviteur de Dieu, mais encore le Dieu d’Abraham, et ainsi le Maître est désigné par lé nom de son esclave. Voilà ce qui étonnait Paul et lui dictait ces mots : C’est pourquoi Dieu n’a pas honte d’être appelé leur Dieu. (Héb. 11,16) Le Maître, fait-il remarquer, n’a pas honte d’être désigné par le nom de ses serviteurs. Pourquoi n’en a-t-il pas honte ? Dites-nous-en la raison, afin que nous nous réglions sur ce modèle. Ils étaient étrangers et venus d’un autre pays, dit l’Apôtre. (Id. 5,13) Eh bien ! c’était un motif pour avoir honte : car les étrangers passent pour obtenir peu de considération en d’égards. Mais ces saints n’étaient point des étrangers, de la manière que nous supposons, mais d’une certaine autre manière, tout à fait inouïe. Nous appelons, quant à nous, étrangers les hommes qui ont quitté leur patrie, et qui sont venus sur une autre terre : mais ceux dont nous parlons ne l’étaient point de cette manière : dédaigneux de l’univers entier, jugeant que la terre était peu de chose, ils élevaient leurs regards vers la cité qui est dans les cieux, non par présomption, mats par magnanimité, non par un fol orgueil, mais par philosophie. Car, après avoir considéré toutes les choses d’ici-bas, et s’être aperçus que tout s’écoule et périt, que rien, en ce monde, ne reste ferme et immuable, ni la richesse, ni la puissance, ni la gloire, ni la vie même, mais que chaque chose a sa fin et court au terme qui lui est assigné en propre, tandis que les choses célestes sont immortelles et impérissables, ils prirent le parti de se rendre étrangers aux choses qui s’écoulent et qui passent, afin de s’attacher à ces autres choses qui demeurent. Ils étaient donc étrangers, non qu’ils fussent sans patrie, mais parce qu’ils soupiraient après la patrie éternelle. Paul lui-même fait allusion à cela dans ces paroles : Ceux qui parlent ainsi montrent qu’ils cherchent une patrie. (Héb. 11, 14) Quelle patrie ? Dis-moi. Est-ce l’ancienne patrie qu’ils ont quittée ? Non, répond-il. S’ils s’étaient souvenus de celle d’où ils sortirent, ils auraient eu certainement le temps d’y retourner. Mais maintenant ils en désirent une meilleure, c’est-à-dire la céleste, dont Dieu est l’architecte et le créateur. Aussi Dieu ne rougit point d’être appelé leur Dieu. (Id. 5,15-16)
5. Suivons donc, nous aussi, je vous y convie, l’exemple de ces saints ; dédaignons les choses présentes, soupirons après les choses futures, prenons Anne pour institutrice, recourons constamment à Dieu, demandons-lui toutes choses. Car rien ne vaut la prière ; c’est elle qui rend possible l’impossible, aisé ce qui est difficile, uni ce qui est hérissé d’obstacles. Le bienheureux David aussi la pratiquait ; voilà pourquoi il a dit : Sept fois le jour je vous ai loué au sujet des arrêts de votre justice. (Ps. 118,164) Si un roi, un homme accablé de soucis, distrait de toutes parts, invoquait Dieu tant de fois dans la journée, quelle serait notre excuse, notre titre à la miséricorde, à nous qui avons tant de – loisirs, si nous ne prions pas sans cesse, et cela, quand nous devons retirer de là un si grand avantage ? Car il est impossible, oui, impossible qu’un homme qui prie avec la ferveur convenable, et qui invoque Dieu sans cesse, tombe jamais dans le péché ; comment, je vais le dire. Celui qui a échauffé son cœur, réveillé son âme, qui s’est transporté au ciel, et qui, dans ces dispositions, a invoqué son Maître, qui s’est souvenu de ses péchés, qui en a demandé à Dieu la rémission, qui l’a supplié de lui être favorable et propice, celui-là pour prix du temps passé dans un tel entretien, est délivré de tout souci mondain, il prend des ailes, il s’élève au-dessus des passions humaines ; s’il voit son ennemi après avoir prié, il ne voit plus en lui un ennemi ; s’il voit une belle femme, cet objet n’amollira pas son cœur ; le feu de la prière encore vivant dans son âme fera fuir loin dé lui toute pensée coupable. Mais comme il est naturel à l’homme de se laisser aller à la négligence, lorsqu’une heure, une seconde, une troisième se seront écoulées depuis ta prière, et que tu verras ta ferveur en voie de s’éteindre insensiblement, hâte-toi de courir de nouveau à la prière, et réchauffe ton cœur refroidi. Si tu te comportes ainsi durant toute la journée, si, parla fréquence de tes prières tu as soin d’en attiédir les intervalles, tu ne donneras pas de prise au démon, ni d’accès dans ta pensée. Quand nous sommes à table et que nous voulons boire, si nous voyons l’eau qui a été chauffée se refroidir, nous la remettons sur le foyer, afin de la réchauffer promptement. Faisons de môme ici, et appliquant notre bouche à la prière, comme sur un lit de charbons, rallumons la piété dans notre cœur. Faisons comme les maçons. Se préparent-ils à bâtir en briques, vu la fragilité de leurs matériaux, ils serrent leur construction entre de longues poutres, et cela, non à de grands intervalles, mais à de très-faibles distances, afin de rendre leur assemblage de briques plus solide, grâce au grand nombre de ces solives. Fais de même, entremêle tous les actes de ta vie mondaine de fréquentes prières, et fortifie ta vie de toutes parts au moyen de ces étais multipliés. Si tu suis mon conseil, c’est en vain désormais que les vents se déchaîneraient en foule, que tu te verrais assailli de tentations, d’angoisses, de pensées importunes, de quelques fléaux que ce soit ; rien ne pourra renverser une maison protégée par une telle charpente de prières. Et comment, dira-t-on, un homme du siècle, cloué à un tribunal, pourrait-il prier de trois en trois heures, et s’échapper vers l’église. Cela se peut, et rien n’est plus facile. En effet, s’il n’est pas aisé de courir à l’église, là-bas, debout à la porte, ou cloué à son tribunal, il peut prier ; car il n’est pas tant besoin pour cela de paroles que de pensées, ni de mains étendues que d’âme attentive, ni de gestes que de méditation. En effet, si cette même Anne dont je parle, fut exaucée, ce n’est point qu’elle fit retentir une voix forte et éclatante, c’est parce qu’elle poussait de grands cris au fond de son cœur. Sa voix n’était pas entendue, dit l’Écriture, et Dieu l’entendait. Bien d’autres ont fait de même bien des fois, et tandis que le magistrat, clans l’enceinte, criait, menaçait, s’efforçait, faisait rage, eux, debout devant la porte, après s’être signés et avoir fait une courte prière mentale, rentraient, désarmaient, fléchissaient le juge, et changeaient sa colère en clémence ; et ni le lieu, ni le temps, ni le silence n’avaient été des empêchements à leur prière.
6. Agis de la sorte ; gémis amèrement, rappelle-toi tes péchés, lève les yeux au ciel, dis en toi-même : Dieu, ayez pitié de moi, et voilà ta prière faite. Car celui qui a dit : Pitié, a fait une confession, a reconnu ses propres péchés ; en effet, la pitié est faite pour les pécheurs. Celui qui a dit : pitié pour moi a reçu le pardon de ses fautes ; car celui qui a obtenu pitié n’est point puni. Celui qui a dit : Pitié pour moi, a gagné le royaume des cieux ; car Dieu ne se borne point à exempter du châtiment celui dont il a pitié, il lui accorde en même temps les biens de la vie future.
Gardons-nous donc de prétexter que la maison de prière n’est point dans notre voisinage, car la grâce de l’Esprit a fait de nous-mêmes, tant que nous restons sages, des temples de Dieu ; de sorte que, de toutes parts, une grande facilité s’offre à nous. En effet, le culte n’est pas chez nous ce qu’il était précédemment chez les Juifs, abondant en cérémonies visibles, exigeant beaucoup de préparatifs. En ce temps-là, pour prier, il fallait monter au temple, acheter une tourterelle, avoir du bois et du feu sous la main, prendre un couteau, se présenter à l’autel, accomplir beaucoup d’autres prescriptions ; ici ; rien de pareil ; en quelque endroit que vous vous trouviez, vous portez avec vous autel, couteau, victime, étant à la fois vous-même et le prêtre, et la victime, et l’autel. En quelque lieu que vous soyez, vous pouvez donc dresser l’autel, pourvu que vous apportiez à cela une âme bien disposée ; pour cela, ni le lieu n’est un obstacle, ni le temps n’est une difficulté ; quand, bien même vous ne fléchiriez point les genoux, vous ne vous frapperiez pas la poitrine, vous n’élèveriez point les mains vers le ciel, il suffit que vous ayez montré un cœur fervent ; votre prière est parfaite. Rien n’empêche une femme, en tenant sa quenouille, ou en ourdissant sa toile, d’élever sa pensée vers le ciel, et d’invoquer Dieu avec ferveur ; rien n’empêche un homme qui vient sur la place ou voyage seul, de prier attentivement ; tel autre, assis dans sa boutique, tout en cousant ses peaux, est libre d’offrir son âme au Maître ; l’esclave, au marché, dans ses allées et venues, à la cuisine, s’il ne peut aller à l’église, est libre de faire une prière attentive et ardente. L’endroit ne fait pas honte à Dieu, la seule chose qu’il demande, c’est un cœur fervent et une âme vertueuse. Et, pour que vous voyiez bien que la posture, les lieux, les temps sont choses tout à fait accessoires, et que tout l’essentiel est une disposition généreuse et active de l’âme ; Paul, couché sur le dos dans sa prison (il ne pouvait se tenir debout, car les entraves qui emprisonnaient ses pieds ne le lui permettaient pas), Paul, dis-je, après avoir prié dans cette posture avec ferveur, ébranla sa prison, en agita les fondements, et enchaîna si bien son – geôlier, qu’il l’initia ensuite aux sacrés mystères. De même Ézéchias, non point debout, ni les genoux ployés, mais renversé sur le lit où le retenait la maladie, et tourné vers la muraille, en invoquant Dieu avec ferveur et de saines dispositions, obtint la révocation de l’arrêt porté contre lui, gagna la faveur céleste, et revint à la santé. Et ce ne sont point seulement des saints, de grands hommes, ce sont encore des hommes pervers qui nous fourniraient de pareils exemples. Le voleur, sans se tenir debout dans la maison de prière, sans fléchir les genoux, peut gagner le royaume des cieux par quelques paroles dites du haut de la croix où il était étendu, un autre au fond d’un marais fangeux, un autre dans une fosse pleine d’animaux féroces, un troisième enfin jusque dans le ventre de la baleine, n’ont eu qu’à invoquer Dieu pour échapper à tous les maux qui les menaçaient, et s’attirer les bonnes grâces d’en haut. Ce n’est pas que je ne vous exhorte à fréquenter assidûment les églises, à prier bien tranquillement chez vous, à fléchir les genoux quand vous le pouvez, à élever les mains au ciel ; mais si le temps, le lieu, la foule vous en empêchent, il ne faut pas renoncer pour cela à vos prières habituelles, mais prier et invoquer Dieu de la façon que j’ai exposée à votre charité, persuadés qu’une telle prière ne vous sera pas moins profitable qu’une autre. Ce que j’ai dit n’a point pour but d’exciter vos applaudissements et votre admiration, mais de vous exhorter aux pratiques dont je parle, de vous inviter à entrecouper de prières et d’oraisons le temps de la nuit et celui du jour, et celui même du travail. Si nous gouvernons ainsi notre conduite, nous passerons dans la sécurité la vie présente, et nous obtiendrons le royaume des cieux. Puissions-nous tous y arriver par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ par qui et avec lequel gloire au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

CINQUIÈME HOMÉLIE.[modifier]


CONTRE CEUX QUI N’ASSISTENT AUX RÉUNIONS QUE LES JOURS DE FÊTE ET SUR CE SUJET : QU’EST-CE QU’UNE FÊTE ? – CONTRE CEUX QUI ACCUSENT LA DIVINE PROVIDENCE, PARCE QU’IL Y A DES RICHES ET DES PAUVRES ICI-BAS ; QUE LA PAUVRETÉ EST CE QU’IL Y A DE PLUS UTILE, QU’ELLE OFFRE TOUJOURS PLUS DE CHARME ET DE SÉCURITÉ QUE LA RICHESSE : ET SUITE DES RÉFLEXIONS SUR ANNE.

ANALYSE.[modifier]

  • 1. Contraste entre la foule qui encombre l’église les jours de fête, et le délaissement des réunions ordinaires. Comment il convient d’entendre la signification du mot fête.
  • 2. Richesse des textes sacrés. Retour à l’histoire d’Anne. Encore ses actions de grâces.

3 Souffrir pour le Christ, récompense suprême. Démonstration de la Providence et réfutation des objections tirées de l’inégalité des fortunes : que cette inégalité est un bien, même pour les sociétés humaines.

  • 4. Sort du riche et sort du pauvre ici-bas : qu’il y a égalité entre eux, ou même inégalité à l’avantage du pauvre.
  • 5. Preuves nouvelles à l’appui de cette proposition.


1. C’est vainement, à ce qu’il paraît, que nous avons exhorté les personnes présentes à notre précédente réunion, les pressant de rester fidèles à la maison paternelle, de ne pas imiter ceux que nous voyons seulement les jours de fête paraître et s’en aller je me trompe, ce n’est pas vainement. En effet, quand bien même nos paroles n’auraient persuadé personne, nous avons, nous du moins, gagné notre salaire, nous avons consommé notre justification devant Dieu. Voilà pourquoi le prédicateur, que son auditoire soit attentif ou distrait, doit toujours semer la parole, et placer son argent, de telle sorte que Dieu désormais n’ait plus affaire à lui, mais à ses banquiers. C’est ce que nous avons fait par nos censures, nos reproches, nos exhortations, nos avertissements. Nous avons rappelé ce fils de famille, qui avait mangé son bien, et qui revint ensuite au logis paternel ; nous avons joint à cela un tableau de toutes ses misères, faim, opprobre, affronts, et de tout ce qu’il endura sur la terre étrangère, voulant par cet exemple ramener les coupables à la sagesse : et nous n’avons point borné là notre discours, nous leur avons encore montré la tendresse d’un père, évitant de leur demander compte de leur apathie, au contraire, les accueillant à bras ouverts, leur accordant le pardon de leurs fautes, leur ouvrant la maison, leur préparant la table, les revêtant de la robe de l’instruction, enfin, leur prodiguant tous les soins. Mais eux, ils n’ont point imité le fils dont je parle, ils n’ont point condamné leur précédente désertion, et au lieu de rester dans la maison paternelle, ils s’en sont esquivés de nouveau. C’est donc à vous qu’il appartiendrait, à vous qui restez constamment avec nous, de les ramener, de leur persuader de prendre part à toutes nos fêtes, c’est-à-dire à chacune de nos réunions. Car, si la Pentecôte est passée, la fête n’est point passée de même : toute assemblée est une fête. Qu’est-ce qui le prouve ? Les propres paroles du Christ : là, dit-il, où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux. (Mt. 18,20) Quand le Christ est au milieu des fidèles rassemblés, quelle plus forte preuve voulez-vous que c’est fête ?
Où il y a enseignement et prières, bénédictions des pères, et auditions des saintes lois, où il y a réunion de frères et commerce de vraie charité, où il y a conversation avec Dieu, et entretien de Dieu avec les hommes, comment n’y aurait-il point fête et solennité ? Ce qui constitue les fêtes, ce n’est point le nombre mais bien la qualité des personnes réunies ; ce n’est point le luxe des vêtements, mais la parure de la piété ; ce n’est point la magnificence du banquet, ce sont les dispositions de l’âme. Car la plus grande fête est une bonne conscience. Dans les solennités du monde, l’homme qui n’a ni riche habit à revêtir, ni fable somptueuse où s’asseoir, vivant dans la pauvreté, la disette, et l’excès des maux, ne s’aperçoit point de la venue de la fête, quand il verrait toute la ville entrer en danse, ou même éprouve d’autant plus de peine et de chagrin qu’il voit les autres dans les délices, et lui-même dans l’indigence. Au contraire, l’homme riche, opulent, qui peut changer de robe tous les jours, qui vit au sein de la postérité, croit toujours être en fête, que ce soit fête ou non. Il en est de même dans les choses spirituelles. Celui qui vit dans la justice et dans les bonnes œuvres, est toujours en fête, même quand ce n’est pas le temps, parce qu’il goûte les joies pures de la conscience : au contraire, celui qui passe son existence dans le vice et dans l’inconduite, et dont la conscience est déchirée de remords, celui-là, même quand la fête arrive, est plus éloigné que personne d’y prendre part. Nous sommes donc libres, si nous le voulons, d’être en fête chaque jour : il ne faut que pratiquer la vertu, et purifier notre conscience. En quoi donc la précédente réunion l’emporte-t-elle sur celle-ci ? n’est-il pas vrai que c’est seulement par le bruit, le tumulte, et rien de plus ? Si nous ne jouissons pas moins en ce jour des saints mystères, si nous ne participons pas moins aux autres biens spirituels, comme la prière, l’instruction, les bénédictions, la charité et tout le reste, cette journée vaudra la précédente et pour vous et pour moi qui vous parle. Ceux qui m’ont alors écouté sont ceux qui vont m’écouter encore : ceux qui sont absents aujourd’hui l’étaient alors, bien que présents de corps et en apparence. Ils ne m’écoutent pas aujourd’hui : mais je dis plus, ils ne m’écoutaient point davantage alors : et non seulement ils n’écoutaient pas, mais encore ils empêchaient les autres d’écouter, parle tumulte et le trouble qu’ils causaient. C’est pourquoi la scène est à mes yeux ce qu’elle était alors, l’auditoire est le même, celui-ci vaut l’autre. Ou même s’il faut dire quelque chose de surprenant, celui-ci a sur l’autre cet avantage, que l’entretien y est paisible, que l’enseignement n’y est point troublé, que l’auditeur comprend mieux ce qu’il entend, parce qu’aucun bruit ne nous étourdit ici les oreilles.
2. Si je parle ainsi, ce n’est-point que je tienne en mépris cette affluence de l’autre jour, c’est afin que vous ne soyez ni tristes ni humiliés en voyant le petit nombre de fidèles assemblés ici. En effet, ce que nous voulons voir à l’église, ce n’est pas une foule de personnes, c’est une foule d’auditeurs. Ainsi donc, puisque nous avons encore aujourd’hui les mêmes convives, je mettrai le même zèle encore à vous servir votre repas, en retournant au sujet que la fête a interrompu. Car si, au jour de la Pentecôte, il était inopportun de passer sous, silence les biens qui nous ont été départis en ce temps, pour suivre le cours de notre entretien commencé : aujourd’hui, que la Pente côte est passée, il est à propos de reprendre le fil de notre récit, et de continuer à traiter d’Anne. En effet il ne s’agit pas d’examiner, combien de choses nous avons dites à ce sujet, ni combien de jours nous y avons consacrés, mais bien si nous sommes parvenus au bout de notre matière. Ceux qui ont trouvé un trésor, ne se lassent pas de l’exploiter, quelques richesses qu’ils aient pu y prendre déjà, jusqu’à ce qu’ils l’aient épuisé complètement, car ce qui les retient, ce n’est point tant le désir de retirer beaucoup que celui de ne rien laisser. Or, si les hommes qu’égare la manie des richesses montrent tant d’activité pour des, biens éphémères et périssables ; à plus forte raison devons-nous agir de même à l’égard des célestes trésors, et ne pas les lâcher avant d’en avoir tiré tout ce que nous y pouvons découvrir. Ce que nous pouvons y découvrir, ai-je dit ; car les épuiser complètement est chose impossible. La richesse des pensées divines est une fontaine perpétuellement jaillissante, qui jamais ne manque, jamais ne tarit. Ne nous lassons donc point : aussi bien notre discours ne roule point sur tes premières choses venues, mais sur la prière, notre espérance : sur une prière qui rendit mère une femme stérile, féconde une femme sans enfants, heureuse une femme affligée : une prière qui procura l’amendement d’une nature infirme, fit ouvrir un sein fermé et rendit possible tout ce qui était impossible. Examinons donc toute chose en détail, déployons chaque phrase, afin que rien absolument ne nous échappe, autant qu’il est en nous. C’est dans cette vue que nous avons consacré deux conférences entières à deux seules phrases, la première ainsi conçue : Mon cœur a été affermi dans le Seigneur ; et en second lieu, celle qui vient ensuite : Ma corne a été exaltée dans mon Dieu. Aujourd’hui nous arrivons à la troisième, quelle est-elle ? Ma bouche s’est ouverte vis-à-vis de mes ennemis : je me suis réjouie dans votre salut. Faites attention à l’exactitude des termes. Elle ne dit pas : ma bouche s’est armée contre mes ennemis : car sa bouche n’était point préparée pour l’injure ou pour la raillerie, pour l’invective ou les accusations, mais bien pour l’exhortation et le conseil, pour la correction et l’avertissement. Voilà pourquoi au lieu de dire ma bouche s’est armée contre mes ennemis, elle dit : Ma bouche s’est ouverte. Je suis libre, veut-elle dire, je jouis de mon franc-parler. A l’heure qu’il est, j’ai secoué mon opprobre, je suis revenue à la liberté. Et elle continue à ne point désigner sa rivale par son nom, elle n’emploie qu’une appellation vague, dont elle couvre, comme d’un masque, celle qui l’avait persécutée. Elle ne dit pas à la façon de bien des femmes : Dieu l’a humiliée, il a brisé, il a précipité cette méchante, cette orgueilleuse, cette hautaine créature : elle se borne à dire : Ma bouche s’est ouverte vis-à-vis de mes ennemis ; je me suis réjouie dans votre salut.
Voyez comme elle reste fidèle à la même loi dans toute sa prière. Ainsi qu’elle avait dit au commencement : Mon cœur a été affermi dans le Seigneur, ma corne a été exaltée dans mon Dieu, ma bouche s’est ouverte vis-à-vis de mes ennemis; elle dit ici : Je me suis réjouie dans votre salut; non pas seulement dans le salut, mais dans votre salut. En effet, ce n’est pas d’avoir été sauvée, mais d’avoir été sauvée par vous, que je me réjouis, que je suis heureuse. Telles sont les âmes des saints. Les bienfaits venant de Dieu leur causent moins de joie que le bienfaiteur lui-même : ils ne l’aiment pas pour ses bienfaits, ils aiment ses bienfaits à cause de lui. C’est le fait de serviteurs reconnaissants, d’esclaves pénétrés de gratitude, que de préférer ainsi leur Maître à tout ce qu’ils possèdent. Que ces dispositions, je vous y exhorte, soient aussi les nôtres. Pécheurs, ne gémissons point d’être punis, mais d’avoir irrité le Maître ; vertueux, ne nous réjouissons point à cause du royaume des cieux, mais à cause du plaisir que nous avons fait au Roi des cieux. En effet, le sage redoute plus que tous les tourments de l’enfer, de déplaire à Dieu, comme aussi lui plaire a plus de prix à ses yeux que tout le bonheur du royaume. Et ne vous étonnez point que tels doivent être à l’égard de Dieu nos sentiments, quand les hommes mêmes trouvent souvent des gens ainsi disposés pour eux. Il nous échoit souvent des fils dignes de nous : s’il nous arrive de leur faire, même malgré nous, quelque mal, nous nous châtions, nous nous punissons nous-mêmes : et nous agissons pareillement à l’égard de nos amis. Mais si, quand il s’agit de nos amis ou de nos fils, nous trouvons moins dur d’être punis que de les affliger, à plus forte raison devons-nous être vis-à-vis de Dieu dans les mêmes dispositions et juger tous les supplices de la géhenne moins affreux que d’aller contre sa volonté. Tels étaient les sentiments du bienheureux Paul ; or, c’est ce qui lui faisait dire : Je suis certain que ni anges, rai principautés, ni puissances, ni choses présentes, ni choses futures, ni ce qu’il y a de plus élevé, ni ce qu’il y a de plus profond, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu, qui est dans le Christ Jésus Notre Seigneur. (Rom. 8,38-39) Et nous-mêmes, lorsque nous célébrons le bonheur des saints martyrs, nous les célébrons d’abord à cause de leurs blessures, puis à cause de leurs récompenses ; d’abord à cause de leurs épreuves, puis à cause des couronnes réservées pour eux. En effet, les blessures sont l’origine des récompenses, les récompenses ne sont point l’origine ni le principe des plaies.
3. De même le bienheureux Paul se réjouissait moins des biens qui l’attendaient que des souffrances qu’il lui arrivait d’endurer pour Jésus-Christ, et il s’écriait : Je me réjouis dans mes afflictions pour vous (Col. 1,24), et ailleurs : Ce n’est pas tout, mais nous nous glorifions encore dans les tribulations (Rom. 5, 3) ; ailleurs : enfin : Puisque Dieu nous a fait la grâce, non seulement de croire en lui, mais encore de souffrir pour lui. (Phil. 1,29) En effet, c’est une grâce en réalité bien grande, que d’être jugé digne de souffrir quelque chose pour le Christ, c’est une couronne accomplie, c’est un dédommagement égal à la récompense future : et ceux-là le savent qui savent aimer le Christ du fond de l’âme et avec ferveur. Telle était Anne aussi, brûlante d’amour pour Dieu, et tout embrasée de cette flamme : c’est pour cela qu’elle disait : Je me suis réjouie dans votre salut. Elle n’avait rien de commun avec la terre, elle dédaignait toute assistance humaine, la grâce de l’Esprit lui donnait des ailes, elle était dans le ciel, elle avait dans toutes ses actions les regards dirigés vers Dieu, et ne cessait de chercher là-haut la fin des maux qui l’accablaient. Car elle savait, elle savait bien que les biens terrestres, quels qu’ils soient, ressemblent, par leur nature, à ceux dont on les tient, et que nous avons constamment besoin du secours d’en haut, si nous voulons nous reposer sur la foi d’une ancre solide. Aussi recourut-elle en toute chose à Dieu ; aussi, comblée de sa grâce, se réjouissait-elle surtout en songeant à son bienfaiteur, et disait-elle en sa gratitude : Il n’est pas de saint comme le Seigneur, il n’est pas de juste comme notre Dieu, et il n’y a pas de saint excepté vous (1Sa. 2,2) ; voulant dire par là que le jugement de Dieu est irrépréhensible, que ses arrêts sont intègres et infaillibles.
Voyez-vous la pensée de cette âme reconnaissante ? Elle ne se dit pas : Qu’ai-je donc reçu d’extraordinaire, et de plus que les autres ? Ce que ma rivale a obtenu depuis longtemps et à profusion, moi, je ne l’obtiens qu’à la longue, à force de peines, de larmes, de supplications, de requêtes, de fatigues. Bien convaincue de la divine Providence, elle ne demande point de comptes au maître, à la façon de tant d’hommes qui ne laissent point passer de jour sans faire à Dieu son procès. Voient-ils un homme riche, un autre pauvre, c’est pour eux l’occasion de mille attaques contre la providence divine. Que fais-tu, mon ami ? Paul t’a interdit d’entrer en débat avec ton compagnon d’esclavage, en disant ces paroles : Ne jugez pas avant le temps, jusqu’à ce que vienne le Seigneur (1Cor. 4, 5) ; et tu traînes ton maître au tribunal, tu lui demandes compte de ses actes, et tu ne trembles pas, tu n’as point peur ? Et quelle indulgence, quelle excuse trouveras-tu, dis-moi quand chaque jour et chaque heure t’offrent tant de preuves de sa providence, si tu t’autorises de l’apparente inégalité des fortunes pour accuser l’ordre universel, et cela sans raison ? Sans raison, dis-je : car si tu voulais examiner même ce point dans l’esprit qui convient, et avec attention, tu trouverais ; que la divine Providence n’eût-elle pas d’autre preuve, la richesse et la pauvreté en fourniraient une démonstration parfaitement évidente. En effet, supprime la pauvreté : voilà tout l’ordre de la vie bouleversé, toute notre vie gâtée : il n’y a plus ni marin, ni pilote, ni laboureur, ni maçon, ni tisserand, ni cordonnier, ni orfèvre, ni forgeron, ni corroyeur, ni boulanger, ni ouvrier d’aucune espèce : or, en leur absence, tout sera perdu pour nous. Aujourd’hui la pauvreté, avec les besoins qu’elle apporte, est comme une excellente institutrice, assise auprès de tous tant que nous sommes, pour nous pousser, même malgré nous, au travail : tandis que si tout le monde était riche, tout le monde vivrait dans l’oisiveté : et par là tout serait perdu, tout serait gâté. Mais, indépendamment de ce que j’ai dit, il est une autre raison, tirée du sujet même de leurs reproches, avec laquelle il est facile de leur fermer la bouche. Sur quoi te fondes-tu, dis-moi, pour accuser la Providence divine ? Sur ce que l’un possède moins, l’autre davantage ? Eh bien ! si nous prouvons que, dans les choses vraiment nécessaires et de beaucoup les plus importantes, dans celles qui constituent proprement notre subsistance l’égalité est parfaite entre tous les hommes, te rangeras-tu du côté de la divine Providence ? Il le faudra bien. En effet si pour prouver qu’il n’y a point de Providence, tu pars de ce qu’une chose, à savoir la richesse, n’est pas également répartie entre tous, lorsque nous t’aurons montré que tous participent également, non point à une chose et à une chose aussi méprisable, mais à un plus grand nombre de biens infiniment préférables, il est clair que tu seras forcé par là, quoiqu’il puisse t’en coûter, de prendre parti pour la divine Providence.
Arrivons donc aux choses qui constituent proprement notre subsistance, examinons-les avec attention, et voyons si, sur ces points, le riche a un avantage relativement au pauvre ; le riche a du vin de Thasos, et beaucoup d’autres breuvages pareillement élaborés, colorés par mille ingrédients : mais les fontaines offrent leur eau à qui veut la boire, riche ou pauvre. Vous riez peut-être de cette égalité-là. Apprenez donc combien le meilleur vin est moins précieux que l’eau, moins nécessaire, moins utile : alors vous comprendrez votre erreur, et vous connaîtrez la vraie richesse des pauvres. S’il n’y avait plus de vin, ce ne serait pour personne un grand dommage, hormis pour les seuls malades : mais tarir les sources d’où l’eau jaillit, anéantir cet élément, ce serait bouleverser toute notre existence, ruiner toutes les industries, nous ne saurions plus vivre seulement deux jours, nous péririons bientôt de la mort la plus cruelle et la plus misérable.
4. Par conséquent dans les choses les plus nécessaires, dans celles qui constituent notre subsistance, le pauvre n’a aucun désavantage, ou même, s’il faut dire quelque chose d’étonnant, il a un avantage sur le riche. En effet, on voit souvent des riches que les infirmités corporelles causées par la bonne chère condamnent à s’abstenir d’eau le plus possible : le pauvre, au contraire, durant toute la durée de sa vie, jouit en paix de ce breuvage ; comme à une source de miel, on le voit courir à la fontaine, et trouver dans cette boisson un plaisir pur et sans mélange. Que dire maintenant du feu ? N’est-ce point un bien plus nécessaire que mille trésors et que toutes les richesses humaines ? Eh bien ! le feu comme l’eau est un trésor mis également à la disposition du riche et du pauvre. Et les services que rend l’air à notre corps, et les rayons de la lumière, est-ce qu’ils sont dispensés plus généreusement aux riches qu’aux pauvres ? Est-ce que les uns ont quatre yeux, les autres deux seulement pour voir la lumière ? On ne saurait le dire, riches et pauvres participent à ce bien dans la même mesure, ou plutôt ici encore on peut remarquer que les pauvres sont mieux partagés que les riches, en ce qu’ils ont les sens plus éveillés, la vue plus perçante, une sûreté de perception plus grande. Aussi goûtent-ils des plaisirs plus véritables, aussi jouissent-ils plus pleinement et avec plus de délices du spectacle de la création. Et ce n’est pas seulement en ce qui concerne les éléments, c’est encore à l’égard de toutes les choses que nous offre la nature, que vous verrez régner une parfaite égalité, ou plutôt une inégalité à l’avantage du pauvre. Le sommeil, ce bien plus nécessaire et plus doux que toutes les voluptés, plus utile que tous les aliments, le sommeil est plus facile pour les pauvres que pour les riches, et non seulement plus facile, mais encore plus profond. Les riches par l’abondance où ils vivent, par leur habitude de manger sans faim, de boire sans soif, de se mettre au lit sans sommeil, deviennent insensibles à tous les plaisirs : car ce n’est pas tant la nature des choses que le besoin qui nous fait trouver du charme à toutes ces choses. Ce qui nous réjouit, ce n’est donc point tant de boire un vin délicieux et parfumé, que de boire lorsqu’on a soif ; ce n’est pas tant de manger des gâteaux, que de manger quand on a faim ; ce n’est pas tant de dormir sur une couche moelleuse ; que de dormir quand on a sommeil or tout cela se rencontre plutôt chez les pauvres que chez les riches. Et la santé du corps, et les autres avantages physiques ne sont-ils point communs à la fois aux riches et aux pauvres ? Est-ce que quelqu’un peut prétendre ou montrer que les pauvres seuls tombent malades, tandis que les riches restent jusqu’au bout dans une parfaite santé ? C’est le contraire que l’on peut voir : les pauvres sont rarement atteints de maladies incurables, tandis qu’elles prennent naissance constamment dans le corps des riches. Goutte, migraine, affaiblissement, contractions de nerfs, impossibles à guérir, humeurs vicieuses et corrompues de toute sorte, c’est encore aux riches que s’attaquent principalement toutes ces incommodités, aux riches qui vivent dans la mollesse, aux riches qui exhalent l’odeur des parfums, et non point aux hommes de travail et de peine, à ceux qui se procurent par un travail quotidien ce qui est nécessaire à leur subsistance.
5. Aussi les mendiants sont-ils moins à plaindre que tous ces hommes qui vivent au sein du luxe : et ces derniers eux-mêmes ne feraient pas difficulté d’en convenir. Souvent un riche étendu sur une couche moelleuse, entouré d’esclaves et de servantes, objet de la part de tous, des soins les plus empressés, s’il vient à entendre dans la rue un pauvre qui crie, qui demande du pain, pleure, gémit, souhaite le sort de cet homme avec sa santé, au prix de sa propre opulence et de ses infirmités. Et ce n’est pas seulement en santé, c’est encore en ce qui concerne les enfants qu’on trouvera que le riche n’est nullement supérieur au pauvre : chez les uns et les autres on trouve également des familles nombreuses et des familles sans enfants : ou plutôt, en ceci encore, c’est le riche qui a le dessous. Car le pauvre, s’il ne lui est point donné d’être père, n’en ressent point une grande douleur : le riche, au contraire, plus il voit s’augmenter sa fortune, plus il est chagrin de n’avoir pas d’enfants ; il ne sent plus aucune joie, faute d’un héritier. De plus, l’héritage du pauvre mort sans enfants, est trop peu de chose pour devenir matière à procès : il passe à ses amis, à ses proches. Au contraire, celui du riche, attirant de tous côtés les yeux, tombe fréquemment aux mains des ennemis du défunt : et cet autre riche vivant, qui voit ce qui se passe au sujet du bien d’autrui, mènera désormais une vie pire que la mort, dans l’attente du même sort pour sa propre fortune. – Mais sont-ce les chances de mort qui ne sont point communes ? n’arrive-t-il point aux riches aussi bien qu’aux pauvres de décéder avant le temps ? Et après la mort, le corps des uns et celui des autres n’est-il pas en proie à la même dissolution, ne devient-il pas également cendre et poussière, n’engendre-t-il pas des vers ? Mais les funérailles diffèrent, objectera quelqu’un. Et qu’importe cela ? quand vous aurez entassé sur le riche des étoffes précieuses et brochées d’or, le seul résultat sera de lui procurer plus de haine, et de plus graves accusations, de donner carrière à toutes les langues contre sa mémoire, d’attirer sur lui des milliers de malédictions, d’aviver les reproches dirigés contre son avarice, de faire que chacun se brise la poitrine et s’éteigne la voix à maudire ce mort, que le trépas même n’a pu corriger de sa folle passion pour les richesses. Et ce n’est pas là tout ce qu’il faut craindre, c’est encore d’exciter la convoitise des voleurs qui dépouillent les tombeaux : de sorte que tant d’hommages n’aboutissent pour le riche qu’à un plus grand affront. Qui s’aviserait en effet de dépouiller le cadavre d’un pauvre ? Le peu de valeur de ses vêtements protège l’enceinte qui enferme son corps. Ici ce ne sont que clefs, verrous, portes et sentinelles, et tout cela en pure perte, car la cupidité pousse à tous les excès d’audace les hommes coutumiers de pareils forfaits. Plus d’hommages ne servent donc qu’à rapporter au mort plus d’insultes : et tandis que celui qui a été enseveli à peu de frais, conserve ses honneurs dans la tombe, celui qui a reçu une sépulture magnifique, est dépouillé et outragé. Et quand bien même rien de cela n’arriverait, il n’y gagnerait rien que d’offrir aux vers une plus riche pâture, et un champ plus vaste à la corruption. Y a-t-il donc là, dites-moi, de quoi s’émerveiller ? Et quel est le mortel assez malheureux, assez misérable, pour voir dans ces vanités ce qui rend l’homme digne d’envie ? Poursuivons : abordons tout le reste en détail, scrutons chaque chose avec exactitude, nous trouverons les pauvres bien mieux partagés que, les riches. Ainsi donc, examinons attentivement toutes ces choses, et faisons-les voir à tous les autres ; car il est écrit : Donne au sage une occasion, et il sera plus sage (Prov. 9,9) : et constamment pénétrés de cette vérité que l’abondance des richesses ne rapporte à ceux qui les possèdent qu’un plus grand nombre de soucis, d’angoisses, de craintes, de périls, croyons que les riches n’ont aucun avantage sur nous. Que dis-je ? si nous sommes sages, l’avantage sera en notre faveur, et dans les choses selon Dieu, et dans toutes celles d’ici-bas. En effet, joie, sécurité, bonne réputation, santé du corps, sagesse de l’âme, bonne espérance, répugnance à pécher, tout cela est plus facile à trouver chez les pauvres que chez les riches. Gardons-nous donc de murmurer, et d’accuser notre Maître, comme des serviteurs ingrats, mais témoignons-lui constamment notre reconnaissance, et soyons persuadés qu’il n’y a qu’un mal à craindre, le péché, et qu’un bien, la justice. Si nous sommes dans ces dispositions, ni la maladie, ni l’obscurité, ni l’indigence, ni aucune des choses qui passent pour incommodités ne nous causera de chagrin : et après avoir goûté un bonheur pur et sans mélange, nous obtiendrons les biens futurs par la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui gloire au Père et au Saint-Esprit, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

  1. On nommait ainsi ceux qui portaient des rameaux d’olivier dans certaines fêtes publiques.
  2. Nom de ceux qui présidaient aux jeux publics et décernaient le prix.
  3. Directeurs des gymnases où les jeunes gens s’exerçaient.
  4. Fonction théâtrale.
  5. Dans un sermon qui était le quatrième sur Anne et que nous n’avons plus.