Insoumission à l’école obligatoire/Texte entier

La bibliothèque libre.
Tahin Party (p. 1-203).



INSOUMISSION
À L’ÉCOLE OBLIGATOIRE



Catherine Baker


Catherine Baker, 2006
(Plus de copyright…)


Première parution :
Bernard Barrault, 1985


Illustration de couverture :
Le chat de Schrôdinger (wldd I I I)


Le photocopillage tue l’industrie du livre ;
le plus tôt sera le mieux !


TABLE DES MATIÈRES



Avertissement :


Ce livre a été publié pour la première fois en 1985. Il nous a paru utile parfois d’expliciter des références qui étaient évidentes à l’époque, mais ne le paraissent plus nécessairement aujourd’hui ; nous avons aussi actualisé des informations légales et chiffrées. Le texte de la première édition est donné avec ses notes. Nous avons rajouté les nôtres, appelées par des astérisques, celles de l’auteur l’étant par des chiffres. Nous avons également inséré deux plus longues mises au point, que l’on trouvera encadrées à la suite des chapitres qu’elles concernent.

Le collectif éditorial


VINGT ANS APRÈS…
par les éditions tahin party


Vingt ans après la première parution de Insoumission à l’école obligatoire, l’école reste le laminoir commun ; la société qui la nécessite se porte bien : deux bonnes raisons de rééditer ce livre. Car ce n’est pas à l’école seule que l’auteure se confronte, mais à ce qui la fonde et la légitime : le dressage, les appartenances, l’autorité. Tout cela qui se trouve exacerbé dans les structures disciplinaires et par la domination adulte, mais qui est sécrété par la vie même en société. En toute société.

Catherine Baker ne rêve pas d’une société sans école, mais d’individu-es qui n’auraient pas été plié-es, tordu-es, rompu-es sous le joug social. En évitant l’école à sa fille, elle veut simplement lui permettre une amplitude nécessaire au saisissement du monde, comme bon lui semble. En s’adressant à Marie publiquement, l’auteure nous offre des outils pour nous approprier le monde à notre tour, et avant tout le feu qui brûle chacun de ses mots.

Il est stupéfiant de relire ce qu’on pouvait écrire il y a vingt ans, de voir jusqu’à quelle profondeur pouvait aller la remise en cause des évidences, de ces évidences qui n’ont fait que s’enraciner plus profondément depuis.

Catherine Baker ne se revendique même pas révolutionnaire, encore moins militante : elle ne cherche à révolutionner le monde, sa vie, qu’en tant que cela la concerne. Parce que ce livre est extrêmement personnel, parce qu’il est le partage, l’offrande, ou la simple proposition d’une subjectivité, il a su toucher certain-es de ses lectrices et lecteurs au plus profond, modifier leur intelligence du monde.

Sans chercher plus loin, nous sommes plusieurs, dans l’équipe de tahin party, dont les vies seraient sans doute bien différentes aujourd’hui si ce livre ne nous était un jour tombé entre les mains.
À Marie que j’ai mise au monde
et qui me l’a rendu au centuple.


INTRODUCTION


À ton réveil, le jour de tes sept ans : « Hein oui, maman, qu’aujourd’hui j’ai l’âge d’horizon ? »

Je ne pense pas, enfant très chérie, jamais avoir utilisé en ce qui te concerne les mots « liberté », « indépendance » ni même « autonomie ». Mais sans doute ai-je rêvé pour nous de largeur et même de largesse où me plaît que murmure le sens d’une munificence. La vie est tellement plus vaste que nous, Marie. Tellement.

Tu as quatorze ans et j’ai pris la responsabilité de ne pas t’avoir mise à l’école. Depuis trois années à peu près, j’estime que mon rôle de tutrice est accompli et je te dois des comptes. Alors voici ce livre.


Je n’ai pas voulu de la crèche, ni de la maternelle. Ni de l’école paternelle. D’abord parce que, de fait, en dépit de la loi, elle est quasiment obligatoire. Raison suffisante.

Ensuite parce qu’elle est inutile.

Enfin parce qu’elle est nuisible.

Mon propos n’est pas de le démontrer. Un grand nombre de pédagogues y sont très bien parvenus. Je ne suis pas théoricienne et revendique d’aussi déraisonnables raisons que de nous lever à l’heure que nous voulons, pour ne citer qu’un des multiples exemples qui m’ont si souvent fait traiter de « mère irresponsable ». Je ne répondrai que devant toi de mon insoumission. Non par devoir mais par reconnaissance pour tout ce que tu m’as donné.

1971 : j’allais avec mon gros ventre aux réunions du Secours rouge et du tout jeune M.L.F., je lisais Tout. Je vivais la guerre du Viêt-nam comme une sorte de troisième guerre mondiale ayant partagé l’intérieur de chaque pays en deux forces hostiles. Je contestais le journalisme comme toutes les autres manières d’enseigner des choses aux gens. Rebelle ? À l’époque, un monde fou l’était (en janvier 72, le taux d’absentéisme des usines Fiat à Turin était de 29%!). Bref, j’étais une jeune femme dans le vent.

Seulement vois-tu, petite, tout cela est passé de mode et l’on s’étonne à droite comme à gauche de mon entêtement. Pourtant tu me connais, je passe plutôt pour une bonne femme bien sage : mère célibataire certes, mais en grande tendresse de ton père, amoureuse d’une femme mais mère de famille, sans emploi mais auteur de livres, sans ressources mais imposable vaille que vaille une année sur deux ou trois. Nous utilisons même la carte orange les mois d’aubaine. Nous ne sommes pas, tu m’en es témoin, des marginales.


Osons faire cette provocation : reconnaissons que rien dans ce que j’écrirai ici ne sera ce qu’on appelle une pensée originale. J’ai lu un peu ; dans les livres mais aussi dans la vie. Je te fais un rapport, en somme. Des tas de gens très sérieux (puisqu’on les étudie en classe !) ont contesté avant moi l’École et l’État (sous ses formes publique et privée). On ne va pas leur enlever le pain de la bouche. Notre affaire à nous, c’est ce que, dans les milieux chics, on appelle le « passage à l’acte », c’est de ça que je veux te parler.

Je connais assez le milieu des pédagogues (ne souris pas, c’est vraiment comme ça qu’on les appelle) pour savoir qu’ils me lisent avec sournoiserie. Ils cherchent la faille, elle est toute trouvée et béante : ils m’emmerdent. Leur masochisme m’emmerde. Je ne joue leur jeu que de page en page autant que ça m’amuse. Trois petits tours et je m’en vais. Tu me diras que si les parents se veulent des éducateurs, ils se risquent rarement à s’arroger le titre bien défendu de « pédago ». C’est vrai, mais je ne bénéficierai guère pour autant de leur mansuétude. Toutes ces années, j’ai dû faire face à si grande hargne… Personne n’est dupe : défendant non pas l’École mais la scolarisation de leurs mômes, ils cherchent à se justifier. Mais est-ce que je les attaque ? Je n’ai pas le goût de la harangue ni du prosélytisme. Pourquoi alors mettent-ils flamberge au vent ? Coûte que coûte, les adultes veulent faire l’école aux gamins. Pourquoi ? Pourquoi cette angoisse réelle des parents par rapport aux apprentissages scolaires ? On a quasiment l’impression d’une névrose collective. Il y a là un traumatisme à rechercher. Un traumatisme qui remonte forcément au temps de l’école…

Ne sommes-nous pas toutes et tous à même enseigne selon ce vieux Freud qui disait à une mère anxieuse : « Ne vous inquiétez pas, chère madame, quoi que vous fassiez, ce sera mal » ? Ce sera… Mais pour le moment, soyons bonnes vivantes. Le présent nous appartient.

L’une des plus grandes joies, peut-être la plus grande, que m’ait données mon refus du service scolaire, c’est de m’avoir honorée de l’intelligence de nos alliés. Car certaines et certains, très très rares, nous ont soutenues. D’autres, qui ne comprenaient pas, nous ont fait confiance « malgré tout » et jamais ne nous ont trahies quelles que fussent leurs craintes.

Si je parle donc des gens « en général », c’est pour brosser le contexte d’où émerge le particulier. Car dans ces pages il sera question de nos amis connus ou inconnus, individus solitaires.

Mais il me faut d’abord t’assommer avec des considérations dont tu ne vois sans doute pas vraiment l’intérêt ; c’est qu’avant de commencer, nous devons bien nous entendre sur quelques mots. J’essaie de limiter les malentendus. Car c’est publiquement que je m’adresse à toi. Autant il est vrai que c’est en pensant à nous, à nous seulement, avec le meilleur égoïsme possible, que je t’ai évité l’école, autant je sais quelles conséquences en découlent dans mes rapports à la société. Et c’est librement que je descends dans la fosse affronter les serpents.

Des lycéens, en avril 1975, avaient sorti un tract sous forme d’un détournement de Libération. Cette lecture fut un grand plaisir et tu ne t’étonneras pas de mon bonheur quand je trouvai en première page un appel à s’attaquer à la prison de la Santé « comme symbole d’une société que l’on refuse ». Tu sais que ma lutte contre ton enfermement à l’école est bien la même que celle qui fait de moi une abolitionniste absolue ; je refuse la prison comme je ne reconnais à personne le droit de sanctionner quiconque. Jugements et diplômes sont des dénis de justice, a priori. On n’a pas le droit d’enfermer des hommes ni entre des murs ni entre des idées. (Ce nom que je n’ose prononcer, je veux bien qu’il te soit murmuré dans ce chant qui me revient, de Jacques Bertin : « […] ce mot liberté […] dites ce mot à mi-voix dites-le dites-le mais très bas douloureusement comme une allumette qu’on protège du vent comme on parle d’un frère unique et fragile qu’on a perdu comme on se parle pour soi seul dites-le mais en dedans imperceptiblement puis dans la rue partout vivez dans la pudeur et dans la force l’étonnement d’un deuil. »)

L’École est une institution protégée par tous les pouvoirs en place. Oh elle change bien sûr ! Comme les formes de l’État qu’elle épouse. Ceux qui nous dirigent aujourd’hui (ou ce qui nous dirige aujourd’hui) exigent (ou exige) de nous d’abord de la dureté ; il faut éliminer les faibles, tous ; après quoi, parmi les forts, il faut briser ceux qui auraient quelque velléité d’être personnels, on a besoin d’hommes inhumains.

À l’école, c’est primaire mais nécessaire de le répéter, on apprend à obéir (instits, profs, pions, conseillers d’éducation, censeurs, proviseurs, tous ont comme première fonction de sauvegarder l’ordre et la discipline). Dans certaines classes, on vise à obtenir des gestionnaires sachant compter jusqu’à deux, alors on peut pratiquer le travail en équipe et tel ou tel simulacre de participation. Mais ce sont des fioritures de papier crépon. L’essentiel est d’ordre disciplinaire, il ne peut en être autrement et c’est pourquoi l’État concède à l’Éducation nationale le premier budget civil de la nation. Qui oserait dire que c’est par respect de la culture se verrait ridiculisé par la comparaison même du budget de ladite Culture avec celui de l’École qui en est nécessairement bien séparé. Tous les ans, quatre-vingt mille Français sachant à peine reconnaître leurs lettres quittent les classes, il suffira de quatre à cinq ans pour qu’ils viennent grossir les rangs des deux millions d’illettrés français. Encore ce chiffre[1] est-il très optimiste. Ceux qui gouvernent nos vies ne sont pas hostiles par principe à la transmission de certains savoirs, simplement ils ont d’autres priorités en ce qui concerne l’éducation nationalisée des enfants. Le problème, c’est que ni toi ni moi n’avons les mêmes intérêts qu’eux à défendre. Tout est là.

Deux solutions : saboter le système ou l’ignorer. J’ai choisi la deuxième ; la première est sans doute possible pour des guérilleros et guérilleras aux nerfs d’acier. Si ça te tente, je ne saurais trop te conseiller de lire quelques numéros réjouissants du journal La Truie qui doute fait par des lycéens. Dans celui de décembre 81, ils exigeaient cinquante élèves par classe ; l’argumentation était la suivante : 1) à cinquante par classe, les élèves sont plus libres, le maître ne peut s’en occuper personnellement ; ils peuvent apprendre ce qu’ils veulent quand ils veulent ; 2) à cinquante, l’ambiance est chaude, on peut chahuter, « la socialisation de la jeunesse est donc plus rapide » ; 3) l’enseignant craque forcément au bout d’un temps plus ou moins long. Il part en congé maladie. Un remplaçant est recruté. Avantages : un malade en plus (donc amortissement plus rapide des cliniques de la Mutuelle générale de l’Éducation nationale), un chômeur en moins.

Nous avons pris une autre voie que le gai sabotage, passant comme des oiseaux au-dessus des lignes Maginot de l’éducation surveillée. (Pléonasme : toute éducation est surveillée.)

Je reviendrai à loisir sur cette si fameuse responsabilité que j’aurais prise en ne te scolarisant pas. Car on ne m’envoie pas dire que j’abuse de mon pouvoir. Il sera donc beaucoup question dans ces pages d’autorité, d’adultes et d’enfants.

Le drame, chérie, c’est que je ne sais pas ce qu’est un enfant. La grande différence que je vois entre ce qu’on appelle un adulte et un enfant, c’est que le premier, dans l’ordre des probabilités, est plus près de la mort.

Il s’ensuit que je ne rejette pas seulement l’école mais aussi l’éducation (et a fortiori toute pédagogie), si ce n’est l’éducation réciproque qui a cours entre toutes personnes égales amenées à se fréquenter ; mais utilisera-t-on alors ce mot ?

Avant toutes choses, nous garderons donc bien à l’esprit que nous ne pouvons entendre quiconque parler d’éducation sans préalablement l’interroger sur la conception qu’il se fait de l’enfance. C’est ici que se noue la grande affaire.

Quant à moi, je n’emploierai les mots « adulte » ou « enfant » que pour désigner des personnes plus ou moins éloignées de leur naissance (douées éventuellement des caractéristiques socioculturelles que leur impose l’entourage).

Il ne t’a pas fallu douze ans pour comprendre qu’ordinairement qui dit enfant dit « futur adulte » : l’enfant n’est rien dans son présent qu’un devenir. On admet alors sans peine que c’est par la force qu’il faille préparer un être au servage huit heures par jour (sept heures et demi si on croit aux lendemains qui…), cinq jours par semaine, onze mois par an et quarante ans de sa vie. Bien sûr, on a dit sur tous les tons une vérité très simple : qu’il était nécessaire de créer et de produire pour se loger, se nourrir, avoir chaud, se faire plaisir, etc., mais que deux heures de production quotidiennes apparaissaient déjà plus que raisonnables dans la société telle qu’elle est. Ça, vois-tu, ce n’est pas en le démontrant qu’on le fait admettre ; c’est en s’y employant.

En attendant, le mépris évident que les adultes nourrissent à leur égard vient de ce que les enfants sont matériellement à leur merci, n’ayant aucun moyen d’acquérir leur indépendance financière ; ils sont dits adultes lorsqu’ils deviennent productifs.

Cependant, il faut bien rentabiliser ce temps perdu, d’où l’instruction (militaire, scolaire, religieuse) qui suit l’éducation comme son ombre. La préface de L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime est très éclairante et dit bien le côté artificiel de la séparation entre enfants et adultes : « À partir de la fin du XVIIe siècle, l’école s’est substituée à l’apprentissage comme moyen d’éducation. Cela veut dire que l’enfant a cessé d’être mélangé aux adultes et d’apprendre la vie directement à leur contact. Malgré beaucoup de réticences et de retards il a été séparé des adultes et maintenu à l’écart dans une manière de quarantaine avant d’être lâché dans le monde. Cette quarantaine, c’est l’école, le collège. Commence alors un long processus d’enfermement des enfants (comme des fous, des pauvres, des prostituées) qui ne cessera plus de s’étendre jusqu’à nos jours et qu’on appelle la scolarisation[2]. »

Et pourquoi cet enfermement ? Pour la même raison qu’on enferme des délinquants. Parce que, pendant ce temps-là, « ils ne font pas de bêtises ». Interroge une dizaine d’adultes, tu verras. Neuf sur dix (je suis bonne) te diront que si les jeunes n’avaient « rien à faire », ils s’ennuieraient. Un gosse qui s’ennuie, ça va de soi, ne peut rien faire d’autre que d’enquiquiner le pauvre monde. Et on occupe les enfants comme on occupe un pays.

Il y a des gens que ce rejet des enfants scandalise encore, même si la mode, en ce domaine comme en d’autres, est de nos jours au cynisme. Et je m’incline d’abord avec un tendre respect devant Godard qui, dans France, tour, détour, deux enfants a fait une œuvre superbe non pas sur les enfants mais avec les enfants. Peux-tu imaginer quelqu’un filmant l’intelligence ? Ou l’ennui ? Il l’a fait, je te le jure !

De l’école, jamais on ne pourra mieux parler que dans ce film qui montre et démontre où commencent l’aliénation et la douleur. La séquence sur la classe est insupportable. Et pourtant, ce n’est rien que de l’ordinaire. La maîtresse est très gentille. Très gentille. Mais sa voix si gentille est bientôt intolérable dans sa douceur même. Un enfant doit copier dix fois un paragraphe, « ce n’est pas bien méchant », mais des tanks passent et repassent, et des images de guerre nous disent qu’il n’y a pas de petits viols. Et puis encore ce plan d’un enfant au tableau. Silence. La voix off de Godard : « impression de solitude ». Dans tout ce film, une admirable maïeutique (ça signifie l’art d’accoucher quelqu’un de sa propre parole : arriver à lui faire dire ce qu’il veut dire). Les enfants parlent avec une précision inouïe de ce qu’on leur demande de vivre ; le moment de la récréation — pourquoi crie-t-on quand on sort dans la cour ? — et celui qui traite de la « participation » à propos des méthodes « actives » (car c’est une école moderne, libérale et tout) sont des dénonciations cruelles et inoubliables.

Tu vois, je ne résiste pas au plaisir d’en parler à ceux que j’aime. Ça doit être ça que les autres appellent la « transmission du savoir ».


Je ne me bats pas pour les enfants mais pour moi et je défends mes idées comme une bête défend son territoire.

Je pourrais aussi bien — si j’avais l’âme juridique — refuser l’école obligatoire au nom des Droits de l’Homme. Absolument. (Et nous y reviendrons.) Car il est inique de nous contraindre, enfants ou adultes, à écouter un maître qu’on nous impose qui exige de nous de l’attention. De l’attention ! C’est qu’elle est précieuse, notre attention, nous en avons besoin pour mille choses vitales et nous avons grand intérêt à ne pas la laisser détourner par n’importe qui. Mais surtout nous nous devons de choisir ce qu’on nous met dans le crâne : la publicité télévisée ou scolaire doit être soumise à critique ; on n’a pas plus le droit de me faire gober Xénophon, Charlemagne, Marx ou Watt que du Banga, du Lévitan ou du Paic citron.

Celles et ceux qui ont refusé de mettre leurs enfants à l’école avaient le choix entre au moins deux possibilités : soit agir seuls, soit se regrouper pour s’occuper ensemble de leur progéniture. C’est ce qu’on a appelé « écoles sauvages » ou « écoles parallèles » et je dois malheureusement ici établir quelques distinctions (c’est qu’en ce domaine, beaucoup ne s’embarrassent pas de nuances pour le plus grand dommage des beaux débats d’idées…).

L’expression « école parallèle » a été créée par les journalistes ; ils n’auraient pu trouver pire. Ils voulaient mettre l’accent sur l’alternative à l’école que représentait cette prise en charge communautaire des enfants. Ils ne furent pas très aidés, reconnaissons-le, par les premiers d’entre nous qui s’étaient jetés dans l’aventure et se moquaient absolument de ce qu’on dirait d’eux dans les médias. Qu’on ne s’étonne pas alors de voir telle association, l’école J..., possédant ordinateur et magnétoscope, réclamant vingt mille francs par an et plus pour la scolarité de chaque élève, s’appeler elle-même « école parallèle » sous prétexte qu’elle n’a pu se faire reconnaître par l’État.

Dans un autre livre, je raconterai ce que j’ai vu au cours d’une enquête menée auprès des enfants qu’on a volontairement protégés de l’École, mais ce n’est pas une révélation que d’annoncer dès ici combien ce rejet est, en France, minoritaire. Il implique un choix global de refus des rapports institutionnalisés et tu te doutes bien que cela provoque d’autres remises en question, comme celles de la famille ou du salariat.

Ceux qui se bornent à critiquer l’enseignement « tel qu’il est » et craignent d’aller plus loin réamorcent un processus de scolarisation et font de leurs écoles parallèles les « écoles nouvelles » de demain.

D’autres que moi s’intéressent à ce qu’on pourrait croire des tentatives de contestation de l’école et qui ne sont, pour l’Éducation nationale, que la nécessaire expérimentation (peu coûteuse) de méthodes et disciplines modernes bientôt à même de remplacer des études si ridicules que plus un enseignant n’ose les défendre aujourd’hui. La corporation cependant fait comme si de rien n’était et, en mai 82, on se chamaillait au sujet du laïc et du privé. Captivant, n’est-ce pas ?

Tu n’en as rien à foutre et moi non plus. Mais il vaut mieux le dire à intelligible voix car, à tous les coups, quand nous parlerons d’une alternative à l’enseignement, eux vont encore nous remettre la question du privé sur le tapis.

Ne voient-ils donc pas qu’il va se passer pour l’École ce qui s’est passé pour l’Église ? En quelques courtes années, la cathédrale s’est effondrée comme un château de cartes. Certes, il reste des catacombes et je ne nie pas la fidélité de quelques croyants isolés, mais on ne peut même plus imaginer quelle emprise la religion chrétienne exerçait sur la société française il y a à peine vingt ans.

Tout le monde pense aujourd’hui que, hors de l’École, il n’est pas de salut. On te plaint, ma pauvre enfant, on te voit au ban de notre civilisation. Dans quelques années, personne ne remarquera même que tu auras pris quelques longueurs d’avance. À dire vrai, nous savoir « dans le sens de l’histoire » m’est parfaitement indifférent et je ne le fais remarquer que pour exciter les parieurs. L’Éducation nationale n’aura qu’un temps. Ça sent déjà la fin. J’avais vraiment éclaté de rire en voyant cette campagne de pub de mai-juin 1981 dont les affiches à la mine de faire-part au liseré gris valaient leur pesant de cervelle ! On avait eu droit à une série de six visages (masculins, bien sûr), deux à chaque parution ; il y avait d’un côté le cravaté qui était l’intello, de l’autre le col roulé ou même pas col roulé qui représentait le pauvre mec qu’avait pas fait d’études. Le premier disait : « Sans bac, on ne peut rien faire » et l’autre en face : « Le bac de nos jours cela ne sert plus à rien » ; ou bien « On se demande vraiment ce qu’on leur apprend à l’école » face à : « Avec les nouveaux programmes, j’ai du mal à suivre les progrès de l’aîné » ; ou encore : « On leur enseigne l’économie alors qu’ils ne connaissent rien à l’histoire » et le pas doué rouspétait : « Ce n’est pas en apprenant des dates par cœur que les enfants seront armés pour la vie ». On apprécie les variations sur thèmes. Au bas de ces placards, sous la signature du ministère de l’Éducation, on pouvait lire ce texte incroyable : « Attention ! Méfions-nous des jugements à l’emporte-pièce. Nos opinions d’adultes sur l’école sont souvent pertinentes.

« Mais, exposées sans prudence, elles troublent nos enfants. Ils ont parfois le sentiment que nous leur demandons d’adhérer à une institution que nous dénigrons par ailleurs. Leur école ne doit pas être le terrain de nos conflits. Le moyen d’éviter ce risque existe. Les enfants acceptent de s’intégrer à l’école quand il y a dialogue entre enseignants et parents. Les enseignants sont des professionnels. Ils exercent leur compétence et assument leurs responsabilités.

« Les parents facilitent le déroulement harmonieux de la scolarité en témoignant, à titre individuel comme dans le cadre d’une association dans les conseils de classe, d’école et d’établissement, de leur intérêt pour la vie scolaire.

« Parents et enseignants doivent prendre l’habitude de se rencontrer. »

Combien d’années a devant elle une Éducation nationale qui en est réduite à se payer des pages de publicité dans la presse pour tenter niaisement de contrecarrer la vox populi qui lui retire ses faveurs ?

« La raison du plus fort est souvent ébranlée[3]…»

ANNEXE


Obligation scolaire

La loi du 28 mars 1882, modifiée par les lois des 11 août 1936 et 22 mai 1946, et par l’ordonnance du 6 janvier 1959, établit l’obligation scolaire pour les enfants de six à seize ans. (Les articles 1 et 3 traitent de la neutralité confessionnelle de l’enseignement du premier degré.)

Art.4 (modifié par la loi du 9 août 1936). — L’instruction primaire est obligatoire pour les enfants des deux sexes, français et étrangers, âgés de six à quatorze ans révolus ; elle peut être donnée soit dans les établissements d’instruction primaire ou secondaire, soit dans les écoles publiques ou libres, soit dans les familles, par le père de famille lui-même ou par toute personne qu’il aura choisie.

Art.7 (modifié par la loi du 22 mai 1946). — Au cours du semestre de l’année civile où un enfant atteint l’âge de six ans, les personnes responsables doivent, quinze jours au moins avant la rentrée des classes, soit le faire inscrire dans une école publique ou privée, soit déclarer au maire et à l’inspecteur d’académie qu’elles lui feront donner l’instruction dans la famille.

Art.16 (modifié par la loi du 11 août 1936). — Les enfants qui reçoivent l’instruction dans leur famille sont, à l’âge de huit ans, de dix ans et de douze ans, l’objet d’une enquête sommaire de la mairie compétente, uniquement aux fins d’établir quelles sont les raisons alléguées par les personnes responsables et s’il leur est donné une instruction dans la mesure compatible avec leur état de santé et les conditions de vie de la famille. Le résultat de cette enquête est communiqué à l’inspecteur primaire.

Ce dernier peut demander à l’inspecteur d’académie de désigner des personnes aptes à se rendre compte de l’état physique et intellectuel de l’enfant. Ces personnes pourront l’examiner sur les notions élémentaires de lecture, d’écriture et de calcul, et proposer, le cas échéant, à l’autorité compétente les mesures qui leur paraîtraient nécessaires en présence d’illettrés.

Notification de cet avis sera faite aux personnes responsables, avec l’indication du délai dans lequel elles devront fournir leurs explications ou améliorer la situation et des sanctions dont elles seraient l’objet dans le cas contraire, par application de la présente loi.


Article 9 du décret du 18 février 1966 :

Le versement des prestations familiales afférentes à un enfant soumis à l’obligation scolaire est subordonné à la présentation soit du certificat d’inscription dans un établissement d’enseignement public ou privé, soit d’un certificat de l’inspecteur d’académie ou de son délégué attestant que l’enfant est instruit dans sa famille, soit d’un certificat médical attestant qu’il ne peut fréquenter aucun établissement d’enseignement en raison de son état de santé.

Les prestations ne sont dues qu’à compter de la production de l’une des pièces prévues à l’alinéa ci-dessus. Elles peuvent toutefois être rétroactivement payées ou rétablies si l’allocataire justifie que le retard apporté dans la production de ladite pièce résulte de motifs indépendants de sa volonté […].
Annexe à l’annexe, par le collectif éditorial :
En 2006, où en est-on des lois sur l’obligation scolaire ?


La loi du 18 décembre 1998 a modifié la loi de 1882. Elle a été complétée par un décret et une circulaire.


L’article 7 se voit modifié dans l’article 2. Désormais la déclaration au maire et à l’inspecteur d’académie devra se faire chaque année à compter de la rentrée scolaire de l’année civile où l’enfant atteint l’âge de 6 ans, ainsi que dans les 8 jours suivant tout changement de résidence ou de choix d’instruction.

L’article 16 se voit modifié dans l’article 3. L’enquête de la mairie, à caractère social, a désormais lieu à compter des 6 ans et jusqu’aux 16 ans de l’enfant, toujours tous les deux ans. Son contenu n’est pas modifié mais n’est plus qualifié de sommaire. Cette enquête, auparavant, pouvait donner lieu à une enquête de l’inspecteur d’académie portant sur le contenu même de l’instruction. À présent ce dernier doit effectuer son enquête, au moins une fois par an à partir du troisième mois suivant la déclaration, et sans délai en cas de défaut de déclaration.

Le contenu de cette enquête est très sérieusement renforcé par le décret (voir ci-après) ; cependant il ne peut pas faire référence aux programmes en vigueur dans les écoles (circulaire, art I.5.3). De plus « si, au terme d’un nouveau délai fixé par l’inspecteur d’académie, les résultats du contrôle sont jugés insuffisants, les parents sont mis en demeure, dans les quinze jours suivant la notification, d’inscrire leur enfant dans un établissement d’enseignement public ou privé et de faire connaître au maire, qui en informe l’inspecteur d’académie, l’école ou l’établissement qu’ils auront choisi. » Il faut noter (circulaire, art I.5.3) que le rapport doit préciser en quoi l’instruction donnée compromet le développement de la personnalité et la socialisation de l’enfant et/ou ne permet pas l’acquisition des connaissances fixées par le décret.

Les sanctions ont elles aussi été renforcées, dans les article 5 et 6 :

— le défaut de déclaration d’instruction dans la famille auprès du maire est passible d’une amende de 1 500 €

— le défaut d’inscription dans un établissement scolaire, après mise en demeure de l’inspecteur d’académie, est passible de six mois d’emprisonnement et de 7 500 € d’amende.


Décret no 99-224 du 23 mars 1999 relatif au contenu des connaissances requis des enfants instruits dans la famille ou dans les établissements d’enseignement privés hors contrat

Art. 1er . — Le contenu des connaissances requis des enfants relevant de l’obligation scolaire qui reçoivent une instruction dans leur famille ou dans les classes des établissements d’enseignement privés hors contrat concerne les instruments fondamentaux du savoir, les connaissances de base, les éléments de la culture générale, l’épanouissement de la personnalité et l’exercice de la citoyenneté.

Art. 2. — L’enfant doit acquérir : — la maîtrise de la langue française, incluant l’expression orale, la lecture autonome de textes variés, l’écriture et l’expression écrite dans des domaines et des genres diversifiés, ainsi que la connaissance des outils grammaticaux et lexicaux indispensables à son usage correct ; — la maîtrise des principaux éléments de mathématiques, incluant la connaissance de la numération et des objets géométriques, la maîtrise des techniques opératoires et du calcul mental, ainsi que le développement des capacités à déduire, abstraire, raisonner, prouver ; — la pratique d’au moins une langue vivante étrangère.

Art. 3. — L’enfant doit acquérir : — une culture générale constituée par des éléments d’une culture littéraire fondée sur la fréquentation de textes littéraires accessibles ; — des repères chronologiques et spatiaux au travers de l’histoire et de la géographie de la France, de l’Europe et du monde jusques et y compris l’époque contemporaine ; — des éléments d’une culture scientifique et technologique relative aux sciences de la vie et de la matière ; — des éléments d’une culture artistique fondée notamment sur la sensibilisation aux œuvres d’art ; — une culture physique et sportive. Pour accéder à cette connaissance du monde dans sa diversité et son évolution, l’enfant doit développer des capacités à : — formuler des questions ; — proposer des solutions raisonnées à partir d’observations, de mesures, de mise en relation de données et d’exploitation de documents ; — concevoir, fabriquer et transformer, selon une progression raisonnée ; — inventer, réaliser, produire des œuvres ; — maîtriser progressivement les techniques de l’information et de la communication ; — se maîtriser, utiliser ses ressources et gérer ses efforts, contrôler les risques pris.

Art. 4. — L’enfant doit acquérir les principes, notions et connaissances qu’exige l’exercice de la citoyenneté, dans le respect des droits de la personne humaine définis dans le Préambule de la Constitution de la République française, la Déclaration universelle des droits de l’homme et la Convention internationale des droits de l’enfant, ce qui implique la formation du jugement par l’exercice de l’esprit critique et la pratique de l’argumentation.

Art. 5. — La progression retenue, dans la mesure compatible avec l’âge de l’enfant et son état de santé et sous réserve des aménagements justifiés par les choix éducatifs effectués, doit avoir pour objet de l’amener, à l’issue de la période d’instruction obligatoire, à un niveau comparable dans chacun des domaines énumérés ci-dessus à celui des élèves scolarisés dans les établissements publics ou privés sous contrat.

Art. 6. — Le ministre de l’Éducation nationale, de la recherche et de la technologie et la ministre déléguée chargée de l’enseignement scolaire sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l’exécution du présent décret, qui sera publié au Journal officiel de la République française.


Fait à Paris, le 23 mars 1999, par :
Le Premier ministre, Lionel Jospin
Le ministre de l’Éducation nationale, de la recherche et de la technologie,
Claude Allègre
La ministre déléguée chargée de l’enseignement scolaire, Ségolène Royal


On peut trouver les textes sur : http://www.lesenfantsdabord.org/

CONTRE TOUT CE QUI EST OBLIGATOIRE


Il m’est d’abord agréable, mon amour, de te faire remarquer que l’enseignement est un droit, non un devoir. Mais il semblerait que ce ne soit pas de cette oreille que l’entendent nos mentors. L’école en France n’est pas obligatoire, le serait-elle que bien entendu cela ne changerait rien à mes batteries. L’instruction l’est. C’est bien pourquoi je ne t’en donne absolument aucune. Mais que m’importe la loi française puisque c’est mondialement qu’on exploite la cervelle des petits. Partout, on enseigne de gré ou de force « pour le bien de l’humanité ». Partout, tu trouveras, sous toutes les latitudes, les mêmes règles scolaires : on te fait entrer dans le troupeau des gens nés la même année que toi, on t’oblige à écouter quelqu’un, ce quelqu’un que tu n’as pas choisi qui ne t’a pas choisie est payé pour te mettre, quels qu’en soient les moyens, certaines choses dans le crâne, lesquelles choses sont choisies par les États qui, en fin de course, sélectionnent par les diplômes la place qu’ils t’assignent dans leur société. Ton espace est aussi clôturé que ton temps : tu ne peux participer d’aucune manière à la vie de ceux qui ne sont pas en âge d’être scolairement conscrits.

« Les enfants d’abord ! » fut l’appel de Christiane Rochefort en 1976. Nous sommes en danger ; Illich a raison d’en parler en termes d’écologie : « […] il serait peut-être temps de s’apercevoir qu’il existe d’autres formes de pollution. La vie sociale, l’existence de l’individu sont empoisonnées par les sous-produits de la Sécurité sociale, de l’éducation, de la santé, considérées comme des produits de consommation obligatoire et concurrentielle. Cette “escalade” dans le domaine scolaire est aussi dangereuse que celle des armements, sans que nous en ayons suffisamment conscience[4]. » Il a bien dit « aussi dangereuse », le père Illich, et ça me fait drôlement plaisir de tirer la langue à ceux qui se croient malins de le dire démodé. Quiconque reconnaît la nécessité de l’école devient la pâtée des autres institutions.

Il y a dans la Constitution du 24 juin 1793 un article que je trouve tout à fait délicieux : « La loi doit protéger la liberté publique et individuelle contre l’oppression de ceux qui gouvernent. » (Article 9.)

Des lois je me sers à ma convenance. Je ne reconnais à personne par exemple le droit de dire ce qu’est pour moi la liberté : « La liberté consiste à pouvoir faire ce qui ne nuit pas à autrui […] », article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. C’est un peu court, ce me semble… Et de plus, je me réserve le plaisir de nuire par ce livre à ceux qui l’estimeraient nuisible. C’est pourquoi je peux avec duplicité nous offrir le luxe de jouer autant que cela nous arrangera de l’article suivant : « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas. » (Article 5.)

Que les procureurs se le tiennent pour dit, si je suis appelée un jour à faire l’équilibriste devant un tribunal, je me servirai de ceci : « Les parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants. » (Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.)

À dire vrai, je n’ai pas grand-chose à craindre et je me fais un plaisir de donner des éclaircissements aux personnes irresponsables qui auraient quelque envie de soustraire leurs gosses à l’État mangeur d’enfants.

On remarque donc, dans la loi du 28 mars 1882, qu’aucun titre ni diplôme n’est exigé pour les parents ou « toute autre personne de leur choix » prenant en charge l’instruction de l’enfant. Que recouvre cette instruction obligatoire ? Savoir lire, écrire et compter, et avoir « des éléments de culture générale » à douze ans. Jusque-là, on peut ne rien savoir mais dire qu’on apprend. Comme les « éléments de culture générale » ne sont heureusement pas précisés, on conçoit bien que devant l’éventuel inspecteur (les cas de visites sont rarissimes) n’importe quel enfant sera apte à fournir « ses » éléments de culture générale.

Je salue en passant les kamikazes qui ne l’ont pas fait, mais la plupart d’entre nous se sont « couverts », juridiquement parlant. C’est simple comme tout. Dans le mois qui précède la rentrée scolaire d’un enfant âgé de six ans, on déclare au maire et à l’inspecteur d’académie que l’enfant sera instruit à la maison. Quelques-uns donnent des raisons (on peut les inventer), moi aucune. L’inspecteur est tenu d’accuser réception en envoyant aux parents un certificat. Les allocations familiales sont alors versées normalement puisqu’on est « en règle » avec la loi sur l’obligation scolaire.

Ne t’inquiète pas, petite ; l’assemblée rose ne prendra pas prétexte de la publicité que je donne à cette loi offerte aux objecteurs et objectrices de conscience. Elle n’en a rien à faire : en France, 99 % des enfants de cinq ans, 95 % des enfants de quatre ans, 85 % des enfants de trois ans[5] vont à l’école alors qu’elle n’est pas encore pour eux obligatoire !

Ah ! la maternelle ! Proprette et gaie où les enfants s’amusent et chantent et font des rondes… 85 à 99 % des petits enfants suivent le joueur de flûte, petit troupeau de rats qu’on emmène au désastre.

Dans une circulaire du 7 décembre 1982, le ministre de L’Éducation nationale consacre son attention aux tout-petits. Et l’on peut lire cette phrase scandaleuse : « […] L’école maternelle pourrait ainsi mieux assumer son rôle de pivot éducatif, c’est-à-dire de base d’organisation de la vie de l’enfant, à l’école et hors de l’école […]. » (C’est moi qui souligne.)


Ça va peut-être encore mieux en le disant, ce n’est pas parce que nous n’avons pas été heureux à l’école que nous voulons en sauver nos enfants, mais parce que nous avons pris conscience qu’on s’était servi de notre jeunesse à des fins mercantiles de rentabilisation de notre société. Qu’on ne nous répète pas alors, de grâce : « Mais vous savez, ce n’est plus comme de votre temps ! C’est très joli et gentil. » Ce n’est pas la question.

Marie, si tu savais comme cela m’a affligée d’entendre tant de fois tant d’années tant de gens différents m’assurer que « les enfants sont heureux à l’école ». Je le sais bien ! J’en étais le plus bel exemple ! Le petit voyage que nous avons fait chez ceux qui avaient choisi la liberté d’instruction m’a confirmée dans une chose que j’avais déjà constatée à la Barque[6] ; quand j’ai interrogé les parents sur leur scolarité, j’ai eu deux réponses : il y avait ceux qui avaient adoré l’école, avaient fait des études brillantes et puis, en minorité, les cancres, ceux qui avaient toujours refusé l’agacement scolaire. Les premiers avaient pris conscience de leur aliénation plus tard que les seconds et savaient bien que c’était cette « satisfaction » même d’être à l’école qui les avait empêchés de voir clair. Alors ? Alors, plus encore que les « élèves moyens » qu’on retrouve très peu dans le « profil du parent déscolarisant », les anciens élèvent brillants « qui aimaient la classe » estiment avoir été bernés à l’école.

On commence, dans les pays qu’on dit « avancés » comme ceux de Scandinavie, en réduisant déjà les horaires, à remettre en question l’obligation scolaire. C’est un sujet qu’on se permet d’aborder dans les médias en Islande ou au Danemark, m’écrit-on.

Des voix, et non des moindres, dans le monde entier, toujours se sont élevées contre l’école. Comme celles de William Blake et surtout de Charles Dickens dont on ose vicieusement se servir pour décrire la condition en laquelle tomberaient nos pauvres gosses si on les laissait travailler. Dickens a dénoncé le travail obligatoire et l’école obligatoire. Plus près de nous, Krishnamurti a demandé instamment aux personnes qui aimaient les enfants de soustraire ceux-ci à l’école et de leur donner l’instruction « quelque part, au coin de la rue ou dans leurs propres maisons[7] ». Depuis qu’a été promulguée la loi de 1882, il y a toujours eu, en France, une sourde opposition à celle-ci et les écoles parallèles ou perpendiculaires ne datent pas d’aujourd’hui.

C’est en 1967 qu’on trouve les premiers mouvements militants de contestation scolaire aux États-Unis, puis en Italie que devait sérieusement secouer « Il Manifesto »[8]. Les syndicats français pendant ce temps s’occupaient des broutilles habituelles.

La gauche cisalpine n’est pas d’accord ? Oui, je connais la chanson : même si l’école est le lieu de reproduction de la division de la société en classes, elle demeure utile dans un processus d’unification politique des différentes couches sociales contre le système capitaliste pourvu simplement qu’on veuille bien la démocratiser. Mes petits camarades militants ne se sont guère privés de me dire qu’on faisait honneur à la classe ouvrière en envoyant son môme à la communale ! À l’enquête que Jules Chancel et moi avions menée en 1977 sur le refus de l’école, un membre du comité directeur du P.S., Jacques Guyard, répliquait : « Comme toute institution de masse, l’école est un champ de forces contradictoires, où la bourgeoisie tente de briser dans l’œuf toute réflexion critique, mais aussi où, par l’action des éducateurs et des parents, et par le jeu même du développement des mécanismes intellectuels, un esprit d’analyse autonome et de contestation naît sans cesse.

« Ce serait un singulier mépris pour les travailleurs de ce pays que de supposer qu’ils se battent depuis un siècle pour une institution dont le seul but serait de les enfoncer… » C’est spirituel… !


Je ne crois pas du tout qu’une volonté perverse de nos dirigeants ait fait de l’école ce lieu d’oppression réservé aux enfants. Si cela était, un complot aussi génial, une organisation aussi subtile de l’exploitation des intelligences et des énergies ne pourrait provoquer de ma part, devant un tel machiavélisme, qu’une admiration étonnée. Mais ce n’est pas le cas. L’institution scolaire est la résultante de plusieurs dynamiques. John Holt a écrit cette phrase que je trouve infiniment juste : « L’école est beaucoup plus mauvaise que la somme de ses parties[9]. » C’est pourquoi quand un ami enseignant me dit : « Ne suis-je pas gentil avec mes élèves ? », je lui réponds qu’il joue les imbéciles. Qu’il y ait des gens bien intentionnés dans l’Éducation nationale n’empêche pas le carnage. À l’école, une foule de gens apprend à se taire, à penser au son de cloche, à se croire bête. Et jamais ils ne s’en relèveront. Alors c’est vrai qu’ils ont été moulés de façon à mettre leurs gosses à l’école et qu’ils le font sans se poser de questions, mais les cicatrices sont là. D’où ce cri du cœur d’une institutrice, toute « Freinet » qu’elle soit : « N’empêche que j’ai souvent le sentiment d’une solitude, liée avant tout à l’idée même d’École, comme si chacun des adultes, d’une façon inconsciente bien sûr, rejetait cette École en soi parce que c’est l’École et que, fondamentalement, c’est connu, on préfère les vacances au boulot[10] ! » J’apprécie que ce soit elle qui le dise, elle dont la naïveté, pour être polie, ne peut être une excuse au livre qu’elle a commis et sur lequel je reviendrai.

Imagine un instant que l’obligation scolaire tombe et que les parents n’aient aucun moyen de faire pression sur leurs rejetons, pense à tes copains et copines, quel serait le taux de l’absentéisme en classe ? Dis un chiffre…

Les enfants vont à l’école parce qu’on les y oblige. C’est la première chose à regarder en face.

Mais le pire, c’est qu’on nous oblige, adultes, à ne pas y aller ! Si elle n’était jamais obligatoire, une école qu’il resterait à imaginer pourrait intéresser l’un ou l’autre à un moment de sa vie.

Et qu’on ne me parle pas de formation permanente ! Dans l’état actuel des choses, on continue à bien séparer les loisirs, les études, le travail et on ne pourra jamais être en unité de soi tant qu’on nous découpera la vie de cette manière. On a tout lieu de penser que cette formation permanente devient petit à petit obligatoire et qu’elle sert bien d’autres desseins que notre « accomplissement personnel ». Les signataires du Manifeste de Cuernavaca[11] ont vu avec une prodigieuse acuité ce qui nous attend et s’élèvent contre une scolarisation sournoise qui ne fera qu’indéfiniment renforcer le pouvoir de ceux dont le savoir est « certifié » par l’État et estampillé. Ils proposent que chacun bénéficie « d’un temps égal, de ressources financières égales et d’une liberté égale pour apprendre », car « chacun doit avoir accès à toutes sortes de connaissances ».

Pour cela, bien entendu, le plus urgent à faire est de rendre illégaux les diplômes. Illich avec les signataires du Manifeste de Cuernavaca insiste beaucoup là-dessus. Il faut empêcher toute discrimination fondée sur la scolarité. Il est absurde et injuste de juger (en bien et en mal) un homme sur son passé scolaire. Qu’est-ce que c’est que cette pratique qui consiste à se renseigner sur tel ou tel pour savoir s’il s’est montré dans son jeune âge capable de répéter ce qu’on lui demandait de répéter ? Ça rime à quoi ?

Il faut supprimer les diplômes comme le casier judiciaire et pour les mêmes raisons.

N’importe qui pourrait accéder aux facultés et à tout ce qui devrait fort à propos les remplacer. Craindrait-on, par extraordinaire, qu’il n’y ait trop de monde ? Si l’on supprimait les diplômes, gageons qu’on ne se bousculerait pas aux portes…

Tout le monde sait que les diplômes n’ont ordinairement aucun rapport, même lointain, avec la qualification qu’on demande pour un emploi. Pour un travail réclamant telle ou telle compétence, le désir de réussir et une période d’essai ne seraient-ils pas des gages plus sérieux que le casier scolaire ? Nous connaissons tous des gens qui seraient profondément heureux de pouvoir en former d’autres autour d’eux à ce qu’ils aiment faire.

Mais ne comprend-on pas que cela nous est rendu impossible dans la très exacte mesure où l’on nous oblige à vivre l’enseignement sur un mode scolaire et uniquement ?

Encore une fois, en te gardant de l’école, c’est moi aussi que je défends contre le rôle qu’on voudrait me forcer à jouer, mais aussi tous ceux, grands et petits, qui ont envie de nous apprendre quelque chose, à qui je reconnais cette liberté-là.

L’obligation scolaire n’est pas, bien sûr, l’obligation d’apprendre mais d’apprendre à l’école. Pourquoi ce temps de six à seize ans ? Et pourquoi cet espace divisé en des classes et une cour ?

De six à seize ans, c’est clair et personne ne s’en cache, « parce que l’esprit de l’enfant est malléable », c’est toujours cette idée de la cire molle qu’il faut marquer d’un sceau. Les diplômes font de l’esprit scellé une lettre qu’on peut envoyer dès lors à son employeur destinataire. Quant au lieu… « Qui vit en classe vit nécessairement dans un lieu commun[12]. » Edmond Gilliard dit bien d’autres belles évidences. Lieu commun de la banalisation et d’un dispositif de contrôle que Michel Foucault a décrit avec perspicacité. Avant même de former l’esprit, on forme le corps qui doit se lever, s’asseoir, manger, chier, pisser, dormir aux heures convenues.

Il y a deux ans, un prof de philo s’est fait suspendre de ses fonctions. Dans le rapport que la directrice a remis à qui de droit, on lit : « Il a incité les élèves à demander une liberté totale de mouvement dans les classes, dans les clubs, les couloirs, en ville, sans surveillance, sans souci de la sécurité des élèves et de la sauvegarde des locaux et du matériel[13]. » Je voudrais que chacun puisse réagir comme toi et s’indigner de cette manière à la lecture que je viens de te faire… C’est vrai que tu n’es pas « habituée ». Il m’a fallu à moi beaucoup de temps et de travail pour me désaccoutumer du pire et il n’y a pas de repos en cette entreprise. J’aime aussi cette autre phrase de Gilliard : « Ce qu’on appelle l’ordre établi n’est qu’un état de violence entré dans l’habitude. Il n’y a pas d’injustice, d’injure, d’iniquité, d’indignité, de brutalité, de barbarie à qui la durée ne puisse conférer, par l’accoutumance “morale”, une apparence de civilité, un air de décence, des dehors de bienséance […][14]. »

On envoie ses mômes à l’école parce que ça se fait. « La tradition ne cesse de couvrir des trahisons[15]. » Mais ce qui me renverse, c’est de voir comment, quand on a pris l’habitude d’accepter, on accepte tout et pas seulement ce que le poids du passé entérine. Ainsi une longue panoplie de moyens de coercition « psy » se met en place et tout le monde trouve ça normal ! Personne ne s’étonne que dans les écoles maternelles fleurissent des « dessins de bonshommes ». Et moi je dis que chez les enfants déscolarisés du même âge, là où on est moins hanté par la paranoïa de l’« interprétation », on ne trouve que rarement ce genre de dessins (vérification faite de visu dans une dizaine de lieux !). Quand on dit « Tous les psychologues sont d’accord pour dire que le meilleur âge pour apprendre à lire, c’est six ans », pas un qui bronche. Et à mes questions naïves, la seule réponse que je me sois jamais attirée de la part des spécialistes a été : « C’est scientifiquement prouvé. » Alors, après ça, ceux qui savent encore s’intéresser à ce qui les contredit (race bien rare) s’étonnent d’apprendre que la plupart des difficultés d’apprentissage de la lecture ont disparu en Suède depuis qu’on en a fait passer l’âge à sept, huit ou neuf ans[16].

En général, et dans le domaine du mental en particulier, « ce qui est scientifiquement prouvé » me met toujours en état d’alerte. Car je veux connaître l’étalon des mesures, savoir au juste sa valeur, qui l’a établi, qui s’en sert et à quelles fins.

Sans tergiverser, je présume coupable toute tentative d’extorsion de renseignements telle que le questionnaire ci-dessous tiré à quatre mille exemplaires, adressé à des parents d’élèves d’écoles publiques à Paris.

Il y a quatre feuillets sous en-tête du ministère de l’Éducation nationale. Titre : questionnaire aux familles. L’introduction a le mérite d’être outrageusement claire : « Vous savez combien il est important de bien connaître votre enfant pour mieux diriger sa formation. Les renseignements qui vous sont demandés le sont uniquement pour le bien de votre enfant. Ils nous permettront d’unir nos efforts aux vôtres pour réussir son éducation par une action commune. Par avance, nous vous remercions de votre aide. »

Suit l’enquête d’état civil habituelle et on passe aux questions proprement dites du genre de : « À quoi joue-t-il ? » et autres tout aussi innocentes. Puis ceci : « Votre enfant est-il tranquille ou vif, docile ou difficile, renfermé ou expansif, lent ou rapide, sensible aux réprimandes ou non[17] ? »

Mais c’est la question suivante que j’aurais pu mettre en exergue de ce livre : « Quelle est à votre avis la meilleure façon de le “prendre” ? »

Ça se termine par « […] Répondez sans tarder, l’école a besoin de la coopération (moi j’aurais mis collaboration) des parents. Votre réponse restera confidentielle[18]. Elle servira seulement à mieux connaître votre enfant, dont l’éducation sera mieux assurée. »

Que les psychologues s’intéressent à l’enfant ne date pas d’aujourd’hui. Stanley Hall, Binet puis Piaget s’absorbèrent dans l’analyse de l’intelligence, mais c’est beaucoup plus récemment qu’on a commencé à regarder comment l’enfant, petit à petit, prenait conscience de son identité et par quelle autorité on pouvait l’amener à « devenir lui-même ».

L’investigation médico-psychologique est une arme terrifiante. Quand on dit d’un enfant qu’il est « insupportable », ça passe, mais ça ne passera plus quand du même enfant quelqu’un aura dit un jour qu’il est psychotique. Et l’horreur dans ces jugements, c’est que personne ne peut apporter la preuve de son innocence. N’importe qui peut prétendre que je t’aime trop ou pas assez, qu’un enfant est pervers ou non. Face à ce pouvoir absolu nous ne pouvons opposer qu’un scepticisme absolu. Du moins jusqu’à un certain point qui, franchi, ne peut que nous provoquer à l’action armée. Je pense ici à ce que raconte Illich qui n’a jamais eu la réputation d’être un plaisantin : « Un psychanalyste, le docteur Hutschnecker, qui avait comme patient M. Nixon avant sa désignation comme candidat républicain à la présidence, soumit à ce dernier un projet qui lui était cher. Il fallait, selon lui, que tout enfant entre six et huit ans fût examiné par des spécialistes en psychiatrie pour déterminer ses tendances agressives et prescrire des traitements obligatoires. Si nécessaire, il faudrait avoir recours à des périodes de rééducation dans des institutions spécialisées. M. Nixon, devenu président, soumit à son secrétaire à la Santé, à l’Éducation et aux Affaire sociales, la thèse de son médecin traitant. Je ne sais ce qu’il en advint, mais il faut reconnaître que, dans une certaine perspective, des camps de concentration préventifs pour pré-délinquants représenteraient une amélioration logique du système scolaire[19]…»

Le dépistage, en France, s’effectue bel et bien par le système G.A.M.I.N. (gestion automatisée en médecine infantile) et la loi d’orientation de 1975. Les examens médicaux étaient obligatoires pour tous les enfants depuis la loi du 15 juillet 1970 ; à partir de 1974, les renseignements médicaux et administratifs ainsi obtenus ont été mis sur ordinateurs et gérés. Les enfants à « risques » sont surveillés par les travailleurs sociaux[20].

La loi d’orientation en faveur des personnes handicapées de 1975 abandonne le terme devenu officiel en 1956 d’« inadaptation infantile » pour celui de « handicap mental ».

Je ne perds jamais de vue que par cette loi est reconnu handicapé mental l’enfant qui ne peut pas suivre l’école. L’enseignant à qui l’enfant pose un problème (« il ne comprend rien » ou « il bouge sans arrêt » ou « il ne sait pas s’arranger avec les autres ») passe le témoin au psychologue qui prend le relais et c’est parti… L’enfant « normal » est celui qui s’adapte bien à l’institution scolaire. (Tout cela couvait déjà depuis longtemps : entre 1880 et 1890, au moment de la mise en place de l’école obligatoire, la psychiatrie s’était d’abord soudain intéressée à l’enfant vagabond, « dégénéré impulsif ».)

Illich dit encore : « Les hommes qui s’en remettent à une unité de mesure définie par d’autres pour juger de leur développement personnel ne savent bientôt plus que passer sous la toise. » Il parlait là des examens et c’est moi qui étends sa formule à tous les examens. Avec l’entrée des « psy » à l’école, on a l’incontestable preuve, s’il en était besoin, que l’école juge et sanctionne. Le judiciaire et le scolaire sont mariés pour longtemps. Philippe Meyer a écrit un livre dont le contenu est à la hauteur du titre : L’Enfant et la raison d’État[21]. Il n’y parle pas de l’école mais du contrôle social, qui relève de la même normalisation. Il est d’ailleurs bien facile de se rendre compte qu’en temps de « vacances » la police prend le relais des « surveillants ».

« Tout mouvement incontrôlé est corollairement proclamé suspect », dit Meyer qui en donne d’abord cette illustration : un pionnier de l’introduction des sciences humaines dans la pratique judiciaire, le juge Chazal, s’inquiète qu’à l’été 1960, « pour trois millions de jeunes urbains de quatorze à dix-huit ans, 1 074 000 mois de vacances [se soient] déroulés sous le contrôle effectif de la famille ou d’organismes sociaux, contre 4 349 000 mois de vacances exempts de tout contrôle, qu’il soit social ou familial[22]. »

Et plus loin, il ajoute qu’à la même époque, le président des Équipes d’action, Jean Scelles, donnait à la revue Rééducation un petit manuel de bonne conduite à l’usage des automobilistes sollicités par des auto-stoppeurs dans lequel on pouvait lire : « Une mise en garde par voie de presse contre l’admission des mineurs dans les voitures privées et camions est nécessaire, car l’usage de l’automobile est général, et les mineurs (garçon ou fille) l’emploient habituellement dans les fugues très nombreuses pour échapper à leur famille ou aux maisons de rééducation. Lorsqu’un mineur (garçon ou fille) fait de l’auto-stop, il est utile de lui demander son identité de façon précise (production de la carte d’identité) et de le signaler à la gendarmerie. Car il faut aider les familles de disparus[23]. »

De la « coopération » demandée aux familles jusqu’à la délation, il n’y a qu’une suite logique voulue par le contrôle de l’État.

Parmi mes amis taulards, j’ai souvent été frappée d’entendre : « On nous traite en prison pire qu’à l’école ! » Il s’agit bien de normaliser et de faire rentrer dans le rang. L’enfant et le délinquant « font des bêtises », l’un et l’autre « doivent être l’objet d’une surveillance constante », il faut leur « serrer la vis » car « ils se croient tout permis », « ils ne se rendent même pas compte de ce qu’ils font ».

Il n’y a pas trente-six manières de surveiller ; quant à la discipline, je connais des centrales moins dures que certains internats. Je n’ai pas l’intention d’insister sur ce qu’est la discipline. Michel Foucault a fait dans Surveiller et punir une étude en tous points remarquable sur la question. Il a parfaitement rendu compte du pouvoir de la Norme qui s’érige au XVIIIe siècle : « Le Normal s’établit comme principe de coercition dans l’enseignement avec l’instauration d’une éducation standardisée et l’établissement des écoles normales. […]. Aux marques qui traduisaient des statuts, des privilèges, des appartenances, on tend à substituer ou du moins à ajouter tout un jeu de degrés de normalité, qui sont des signes d’appartenance à un corps social homogène, mais qui sont en eux-mêmes un rôle de classification, de hiérarchisation et de distribution des rangs. En un sens, le pouvoir de normalisation contraint à l’homogénéité ; mais il individualise en permettant de mesurer les écarts, de déterminer les niveaux, de fixer les spécialités et de rendre les différences utiles en les ajustant les unes aux autres. On comprend que le pouvoir de la norme fonctionne facilement à l’intérieur d’un système de l’égalité formelle, puisqu’à l’intérieur d’une homogénéité qui est la règle, il introduit, comme un impératif utile et le résultat d’une mesure, tout le dégradé des différences individuelles[24]. »

Le pouvoir disciplinaire, on voit bien ce que c’est ; tous les parents savent comment on « dresse » leur gosse à l’école, si « libérale » soit-elle. Là où ils croient trouver une excuse à leur aveuglement, c’est que la discipline normative ne rend pas vraiment leur mioche identique à celui du voisin ; l’un continuera à aimer le disco, l’autre préfèrera le reggae. C’est là le piège, car « au lieu de plier uniformément et par masse tout ce qui lui est soumis, il [le pouvoir disciplinaire] sépare, analyse, différencie, pousse ses procédés de décomposition jusqu’aux singularités nécessaires et suffisantes […]. » La discipline « fabrique des individus ; elle est la technique spécifique d’un pouvoir qui se donne les individus à la fois pour objets et pour instruments de son exercice »[25].

Tu comprends bien que si l’école ne formait qu’une collectivité, nous aurions quelques réflexes de défense contre la confection en série. Mais c’est bien pire que ça, c’est en tant qu’individu que chacun est surveillé, moulé, « orienté » et finalement isolé des autres. À l’école, on n’est jamais seul et on est toujours isolé. Tu imagines ce qu’est une salle d’examen ou de concours ? Chacun abandonné à ce qu’on veut soutirer de lui comme preuve de sa conformité. Je ne résiste pas à te citer encore une fois Foucault — c’est toujours un bonheur pour moi d’induire mes aimés en tentation de lecture — : « L’examen combine les techniques de la hiérarchie qui surveille et celles de la sanction qui normalise. Il est un regard normalisateur, une surveillance qui permet de qualifier, de classer et de punir. Il établit sur les individus une visibilité à travers laquelle on les différencie et on les sanctionne. C’est pourquoi, dans tous les dispositifs de discipline, l’examen est hautement ritualisé. En lui viennent se rejoindre la cérémonie du pouvoir et la forme de l’expérience, le déploiement de la force et l’établissement de la vérité. Au cœur des procédures de discipline, il manifeste l’assujettissement de ceux qui sont perçus comme des objets et l’objectivation de ceux qui sont assujettis[26]. » La production des preuves établit ici l’aveu que je prends en son sens originel de « remise de soi au seigneur féodal ».

Nous sommes propriété d’État. Chacun. Et nous n’en saisissons pas immédiatement l’horreur parce que nous avons été bel et bien formés à tel servage. Depuis Constantin et Théodose au IVe siècle, et pendant environ mille trois cents ans, l’Église a été l’âme de l’État. Mais dès que le déclin de l’Église s’est manifesté, il a fallu que l’État trouve de toute urgence le moyen de se faire admettre dans les esprits et ce de façon aussi totalitaire que l’Église y était parvenue. La tâche était rude. Comment plier les esprits à la convenance des nécessités étatiques ? Il s’agissait de rien moins que de créer en quelque sorte des superstitions.

Les « serviteurs » et « commis » de l’État rendirent alors l’école obligatoire et le « programme » (entends la programmation) uniforme pour tout citoyen. Désormais, chacun est entraîné à penser comme les maîtres et à obéir.

Le 5 mars 1880, Jules Ferry déclare au Sénat : « Il y a deux choses dans lesquelles l’État enseignant et surveillant ne peut pas être indifférent : c’est la morale et c’est la politique, car en morale comme en politique, l’État est chez lui, c’est son domaine, et par conséquent c’est sa responsabilité[27]

D’emblée il a été très clairement expliqué aux pédagogues quelle était leur fonction. Buisson, dans le Dictionnaire de pédagogie[28], balance ces inanités que les enseignants ont parfaitement intégrées : « Si […] l’éducation a avant tout une fonction collective, si elle a pour objet d’adapter l’enfant au milieu social où il est destiné à vivre, il est impossible que la société se désintéresse d’une telle opération […]. En dépit de toutes les dissidences, il y a dès à présent, à la base de notre civilisation, un certain nombre de principes qui, implicitement ou explicitement, sont communs à tous, que bien peu en tout cas osent nier ouvertement et en face : respect de la raison, de la science, des idées et des sentiments qui sont à la base de la morale démocratique. Le rôle de l’État est de dégager ces principes essentiels, de les faire enseigner dans ses écoles, de veiller à ce que nulle part on ne les laisse ignorer des enfants, à ce que partout il en soit parlé avec le respect qui leur est dû […]. »

L’État a raison. L’État a raison de nous. Il dispose du monopole du droit et de la force. Concrètement il décide si je suis majeure ou non, dans quelle mesure je peux ou non sortir de mon pays, ce qu’on m’aidera ou non à faire (des enfants, des études, des rencontres), si j’ai le droit de me suicider ou de prêter assistance à qui veut disposer librement de sa mort, etc. C’est encore Jules Ferry « libérateur des petits enfants » qui disait (avec quelle outrecuidance !) que l’État s’occupait de l’éducation « pour y maintenir une certaine morale d’État, certaines doctrines d’État qui importent à sa conservation[29] ».

Dans les pays occidentaux, la liberté de pensée est surveillée bien plus étroitement qu’on ne veut le croire. Un livre qui ne va pas dans son sens peut être publié mais autant que l’État a intérêt à un certain libéralisme. Prenons, au hasard, un pays républicain et démocrate, un pays par exemple où la presse peut se permettre de contrôler les agissements d’un chef de l’État, disons les États-Unis. Situons-le à un moment précis de son histoire, quand l’Honnêteté triomphe du vilain méchant président et que les Américains se félicitent de proclamer au monde leur attachement aux libertés. Eh bien, dans la foulée de l’affaire du Watergate, l’État n’entend pas se laisser menacer à travers ses gouvernements et réagit immédiatement. Un rapport[30], vraisemblablement réalisé par les services d’espionnage, est demandé sur ce qui a pu causer un tel débordement (pas du président bien sûr, mais de la presse). Conclusion : la démocratie souffre d’un excès de démocratie. Je cite (c’est moi qui souligne) : « Plus un système est démocratique, et plus il est exposé à des menaces intrinsèques […]. Au cours des années récentes, le fonctionnement de la démocratie semble incontestablement avoir provoqué un effondrement des moyens traditionnels de contrôle social, une délégitimation de l’autorité politique et des autres formes d’autorité […]. »

Pour les auteurs du rapport, depuis ses origines et jusqu’ici, la démocratie avait fonctionné de manière satisfaisante parce qu’elle n’était pas réservée à tout le monde ; je cite encore et il y a de quoi être éberlué d’un pareil cynisme : « Le fonctionnement effectif du système politique démocratique requiert habituellement une certaine mesure d’apathie et de non-participation de quelques individus et groupes. Dans le passé, chaque société démocratique a eu une population marginale, numériquement plus ou moins importante, qui n’a pas activement participé à la vie politique. En elle-même, cette marginalisation de certains groupes est antidémocratique par nature, mais elle a été aussi l’un des facteurs qui ont permis à la démocratie de fonctionner effectivement. Des groupes sociaux marginaux, les Noirs par exemple, participent maintenant pleinement au système politique. Et le danger demeure de surcharger le système politique d’exigences qui étendent ses fonctions et sapent son autorité. »

Il est clairement dit ensuite que la liberté de pensée et de critique met en péril l’État et que certains se permettent même de réfléchir aux lois qu’on fait voter : « La valeur morale de l’obéissance aux lois dépend du contenu de la loi et non pas de la régularité de la procédure qui a permis de la voter. »

Le rapport dénonce alors les coupables, ce sont les penseurs. Parmi eux (car on n’est pas en France), les journalistes ; la presse, dit le rapport, « est une source très importante de désintégration des vieilles formes de contrôle social ».

Malheureusement, on n’a pas laissé filtrer les moyens de remédier à cet excès de démocratie. Dommage, ça nous aurait intéressés.


Je lutte contre l’État d’abord parce qu’il m’opprime (son droit est sa morale, sa force est par nature violente) et que j’ai besoin de mon intégrale liberté pour juger, seule, des limites temporaires qu’en vue d’une autre plus large je veux bien parfois imposer à celle-ci. Je lutte ensuite parce que intellectuellement je ne puis admettre l’aberration mentale et sociale de sa quelconque définition. Ce serpent qui se mord la queue, qui légitime sa force par ses coups (qu’est-ce qu’un coup d’État ?) est une institution n’ayant d’autre finalité qu’elle-même. Je ne veux pas que l’État suce ma moelle. J’ai besoin de toutes mes énergies pour vivre et mourir. Pas seulement. J’ai aussi besoin de toutes les énergies des autres pour pouvoir les aimer, car je ne peux les aimer que dans leur souveraineté.

Chère petite fille, un jour peut-être voudras-tu « servir l’État », cela ne me regarde pas ; au moins ne t’aura-t-il pas prise de force à six ans. Si tu étais un garçon ou s’il était décidé de rendre le service militaire obligatoire pour les filles, pareillement tu pourrais compter sur moi pour t’aider par tous les moyens à ne pas y aller. Quand les fils s’insoumettent, pourquoi si peu de parents accueillent-ils les gendarmes à coups de fusil ? Avis à la maréchaussée et autres assistantes sociales : si l’État tente contre ton gré de te prendre, je passe à la guerre offensive. Seule ou non.

Mais je ne suis pas seule et Christine et bien d’autres feraient tout comme moi. Nous refusons tout service national, scolaire ou militaire ; d’abord parce qu’il est obligatoire, ensuite seulement parce qu’il est malfaisant. Foucault a fait remarquer que notre État moderne avait gardé la plupart des caractéristiques du régime napoléonien qui est autant l’œuvre de soldats que de juristes. Et l’on peut sans peine concevoir que l’école est l’avant-poste des armées. J’exagère ? Le 11 juillet 1981, le ministre de la Défense, Charles Hernu, s’exprimait ainsi dans Le Monde : « Il faut arriver à l’armée préparé, et préparé par l’école, le lycée et l’université. Il faut une symbiose avec l’Éducation nationale. » Le ministre de l’Éducation nationale l’a-t-il contredit ? Certes non, puisqu’il signe le 23 septembre 1982 un protocole d’accord entre l’Éducation nationale et la Défense. C’est même lui qui dit : « L’École comme l’armée est toujours le reflet d’une société qui attend d’elle beaucoup sur le plan de l’adaptation à l’évolution de la vie sociale comme de la place de notre pays dans le concert des nations […]. L’ouverture de l’école, c’est aussi l’ouverture sur les problèmes et les réalités de la défense […]. C’est l’examen de la place, dans le temps privilégié qu’est le service national, des enseignants et des personnels de l’Éducation nationale au sein de la mission de défense, avec leur richesse et leur devenir d’éducateur. »

Quant au protocole d’accord : « […] La mission de l’Éducation nationale est d’assurer sous la conduite des maîtres et des professeurs une éducation globale visant à former de futurs citoyens responsables, prêts à contribuer au développement et au rayonnement de leur pays.

« […] L’ambition de former des citoyens responsables suppose donc que soit engagée une collaboration entre le ministère de l’Éducation nationale et le ministère de la Défense, aux points de rencontre de leurs missions respectives et au service de cette ambition globale. »

On se réjouit d’apprendre que « les actions permettant aux élèves, dans le cadre des activités éducatives, d’obtenir une information directe, dans les unités, sur la vie des armées ou d’entrer en contact avec des militaires du contingent ou d’active seront développées »(II, 2, 3).

J’ai déjà fait allusion à l’excellent ouvrage de Philippe Meyer[31] qui montre l’enfant face au contrôle social. Ainsi tu vois l’armée, la police et l’école « encadrer la jeunesse » et prendre en charge les élèves. (Au niveau des ministères, tu noteras qu’en revanche le secrétariat d’État à la Culture n’est pas concerné par la scolarité de l’enfant et, de fait, la « culture » est bien le dernier souci de l’Éducation nationale !)

Cet encadrement dont je parle maintient aussi en toile de fond certaines formes de la famille, laquelle dépend d’eux. Barère, à la Convention, a dit les choses une fois pour toutes : « Les principes qui doivent diriger les parents, c’est que les enfants appartiennent à la famille générale avant d’appartenir aux familles particulières. Sans ce principe, il n’y a pas d’éducation nationale. » Meyer montre parfaitement que l’autorité parentale est « un instrument distribué par l’État et que l’État peut donc reprendre ».

Les parents reçoivent des allocations à la mesure de leur soumission à certaines règles du comportement (ceux des écoles parallèles n’étant pas moins que d’autres sensibles à ce chantage). On achète ainsi le silence de la famille qui accepte qu’on fiche son enfant, qu’on lui fasse apprendre n’importe quoi, qu’on le collectivise et l’isole, qu’on lui fasse peur, qu’on le séduise, qu’on le punisse.

La gauche traditionnelle râle (et encore !) contre une école qu’elle ne peut pas ne pas juger ségrégative, mais il va de soi que le parti communiste freine des quatre fers dès qu’on s’interroge sur les prérogatives de l’État. Il y a belle lurette qu’il a « oublié » ce passage de la Critique du programme de Gotha où Marx s’indigne de « la folie qui consiste à confier l’enfant de l’exploité aux bons soins de l’exploiteur ». Quant aux partis socialistes, ils pourraient à la rigueur concevoir que l’État prenne en charge l’aspect matériel de l’éducation et non son contenu. C’est aussi, en réalité, la position des parents qui créent un lieu du genre école parallèle pour lequel ils demandent la fameuse « reconnaissance » ; ils disent fréquemment que c’est pour obtenir des subventions ou « ne pas perdre le bénéfice des allocations familiales »[32]. Cependant, l’État qui jouait le rôle du protecteur à l’inépuisable providence est devenu un État clientélaire qui vend ses services et les rentabilise ; quand il achète telle ou telle école parallèle, ce n’est pas pour la mettre dans un bas de laine. En affaires, l’État est intraitable et on n’a jamais vu qu’un prétendu « devoir » de l’État (comme « dispenser un enseignement ») ne s’accompagnât pas d’autant de sujétions y afférentes.

Le « lieu pour enfants » qui se fait reconnaître par l’État devient une « école de pointe ». Si elle sert l’État, en inventant par exemple des méthodes d’éducation plus efficaces, elle deviendra exemplaire et perdra tout caractère contestataire (pour autant qu’elle en ait jamais eu) ou bien elle sera isolée, contrôlée jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Il est toujours bon de prendre du pouvoir même si on ne prend pas le pouvoir. Et je suis réformiste quand ça me plaît de réformer. En attendant l’abolition de l’école, je suis pour sa séparation d’avec l’État. Pour les écoles privées ? Oui, pour les écoles privées de tout. Qu’il soit interdit de payer l’enseignement ni en espèces comme dans les écoles dites libres, ni en nature comme dans les écoles laïques.


Je ne suis pas plus anarchiste que française, mère de famille ou homosexuelle. Les étiquettes sont toujours petites, singulièrement trop petites. Je ne t’ai jamais formée à quelque contestation que ce soit. Ces choses-là ne s’apprennent pas, serait-ce entre frères. Même les écoles créées par de vrais anars garantis, comme la Ruche, se sont toujours refusé à « fabriquer des anarchistes ».

De moi je ne saurais rien dire, de nos amis, je dirai qu’ils sont rebelles, au sens où Jean Sulivan l’entendait : « J’appelle “rebelle” qui est conduit, à cause d’une certaine santé, à relativiser les idées et automatismes produits en lui-même par la société […]. Sa mission est de désigner l’absence. Ce n’est pas sa mission. C’est sa nature[33]. »

Dans nos sociétés récupératrices, il faut avoir une sacrée imagination pour se croire subversif et mes amies(is) insoumises et insoumis ont autant de dégoût que moi des mots comme « expérimentation sociale ». Il semblerait qu’on entende par là trois démarches possibles qui visent à des changements soit ayant pour but d’assurer l’invariance des structures sociales, soit se proposant de modifier les structures sociales, soit ne modifiant pas les structures mais s’attaquant aux fondements de ces structures (on peut très bien imaginer un mouvement de refus de déclarer son gosse à la naissance, par exemple). Dans l’expression « expérimentation sociale », il y a l’idée d’une méthode scientifique sur fond de laboratoire et cette autre qu’on se responsabilise par rapport à la société. Ces mondanités ne nous intéressent pas et si j’explicite mes raisons de ne pas te scolariser, ce n’est rien que pour le précieux plaisir de partager ce que j’ai su avant même que de me l’être formulé. Dans mon attitude, quelque chose d’immédiat et d’instinctif. On admet communément dans les milieux de la « nouvelle gauche » que le seul moyen de ne pas se faire récupérer est d’articuler le projet à d’autres forces politiques ; « articuler » évoque une interaction, une interdépendance. Très peu pour moi ! Mais j’ai des alliés, connus et inconnus ; ce sont des gens singuliers. Cette alliance-là est intransigeante, profonde, aimante. Ceux qui parlent d’ordre et de désordre ne connaissent rien aux mots. Parce qu’il y a un autre ordre des choses auquel il me convient d’obéir.

Que ce soit par l’incendie des bahuts ou par la déscolarisation, « il y a une critique en actes de l’école qu’il ne faut pas sous-estimer », a écrit Paul Rozenberg dans un très bel article des Temps Modernes[34]. Il se passe là des évènements dont il m’importe peu qu’on les dise signes ou signaux.

Quoi de plus cocasse que ces gens qui nous demandent si nous sommes nombreux ? Le fait d’être un ou plusieurs ne change les choses que pour les mass media, sauf à reprendre cette idée que l’union fait la force (maxime dont on peut vérifier à chaque instant l’absurdité). Il ne s’agit pas là de valeur quantitative. La femme qui se croise soudain les bras dans l’atelier et refuse de finir le centième col de chemise de la journée ne joue pas le même rôle que d’autres qui ensemble arrêteront les machines et, par exemple, se les approprieront. L’action de la première n’est pas plus ni moins utile ; elle peut être plus révolutionnaire que celle des autres (parce que dans tel ou tel cas plus consciente, plus déterminée, plus personnelle), pas forcément d’ailleurs car l’échec est toujours possible, qu’on soit une ou dix mille, c’est-à-dire quand d’arrêter les machines ne donne à gagner ni en joie ni en intelligence. En l’occurrence, Marie, chacune de nous deux, dans cette grève contre l’école, sait où sont ses gains.

CONTRE LES CANONS DE LA PENSÉE


Allons enfants… !

Vous entrerez dans la carriè-ère quand vos aînés n’y seront plus…

Vous y trouverez leurs poussières et l’exemple de leurs vertus. Et l’exem-emple de leurs vertus. Bien moins jaloux de leur survivre que de partager leur cercueil, vous aurez le sublime orgueil… etc., etc.

Poussières et vertus. Exemples. On ne saurait trop insister sur les facultés de mimétisme des grands singes.

Faire pareil. Telle est la loi. David Riesman a très bien décortiqué les mécanismes par lesquels « la société s’assure un certain degré de conformité de la part des individus qui la composent.[35] » Car si, comme je te le disais plus haut, le premier but de l’école est de donner l’habitude de la discipline, son deuxième est bien d’investir à bon escient le capital humain que l’État lui confie. C’est qu’elle s’y connaît en investissements et investitures. Et elle place chacun de telle façon qu’il rapporte. Par étapes et suivant un long rituel, l’enfant est initié à ce qu’on attend de lui. Il est question ici d’apprentissages divers qui marqueront son appartenance à tel ou tel clan. C’est l’abc de la sociologie et Durkheim le dit sans détour : « L’éducation est l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer chez l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné[36]. »

Qui dit mieux ?

L’école sait se plier et sait faire plier à toutes les exigences de qui gouverne. Faut-il former des aristocrates ? On forme des aristocrates. Des patriotes ? Va pour les patriotes. Des humanistes ? En voici. Des communistes ? Comment donc. Ces buts répondent à la demande d’un groupe social possédant momentanément le pouvoir politique. Ils ont en commun d’être des buts.

C’est sans doute ce qu’on nous pardonne le moins à nous qui tentons de vivre d’une autre manière auprès des enfants : nous n’avons pas pour eux de buts.

On nous vilipende aujourd’hui comme il y a quatre-vingts ans. Écoute Jakob Robert Schmid qui fait la critique des « maîtres-camarades » si proches de nous. Il parle de ces enfants des communautés scolaires libertaires, entre les deux guerres, sur lesquelles j’aurai encore bien des choses à te dire : « Ce ne sont peut-être pas avant tout les lacunes dans leurs connaissances qui ont dû plus tard les gêner mais surtout leur incapacité à travailler en vue d’un but à atteindre et par devoir […]. Le principe qui consiste à orienter l’éducation scolaire uniquement d’après les besoins présents nous paraît inacceptable, non seulement sous l’angle des besoins de l’enfant, mais aussi du point de vue de la mission de l’école. Au risque d’être traité de réactionnaire, nous estimons que l’école n’a pas comme unique but d’être au service de l’enfant ! La société, qui a créé l’école et qui fait des sacrifices pour elle, a aussi des droits sur elle […]. Elle a le droit d’exiger que l’école collabore à la tâche spirituelle qui incombe à l’humanité ; qu’elle transmette à la jeunesse les valeurs religieuses, morales, esthétiques, scientifiques et sociales que la société s’efforce de réaliser à tout moment de son existence ; qu’elle l’éduque dans le respect de ces valeurs et qu’elle lui communique la volonté de participer à leur réalisation. Il s’agit là non seulement d’un droit, mais d’un devoir de l’école[37]. »

Ah les tristes sires… ! Comme ils se sont bien perpétués jusqu’à nous ! J’ai entendu trop souvent, vraiment trop souvent exactement les mêmes choses. « Comment fera Marie, plus tard, pour faire ce qui lui sera pénible ? » Mais elle ne saura pas ! répondais-je. On me regardait, consterné. Eux savent.

Ce sont les bien-pensants. D’une classe à l’autre, ils connaissent les convenances, toutes.

Dans une classe maternelle d’Auchy-les-Mines, on apprend à ranger ses affaires, à être propre, à se lever quand entre la directrice ; au Vésinet, la maîtresse, dans la même classe de maternelle, dit qu’il est « mal poli » de ne pas entrer dans la ronde et que « pleurer donne du chagrin à Maman ». Les bonnes manières peuvent ainsi changer d’une classe à l’autre, l’essentiel étant qu’elles restent « manières » et « bonnes ».

L’Éducation nationale se choisit bien sûr les instruments nécessaires à la formation des citoyens. Ceux-ci se doivent d’être le mieux adaptés possible aux besoins des gouvernements en place. Dans un pays démocrate ou pseudo-démocrate, il est évident que les options philosophiques ou politiques auxquelles il faut complaire sont celles du plus grand nombre. Aucun rapport d’un quelconque « savoir » avec les sciences, les arts ni la culture, encore moins avec les goûts des uns et des autres. Les programmes scolaires, c’est un fait, peuvent sembler parfaitement hétéroclites. Va-t’en savoir pourquoi on a tenté de m’enseigner la trigonométrie et pas la médecine, pourquoi j’ai su par cœur le nom de tous les fleuves de Chine sans jamais avoir entendu prononcer le nom du canal près duquel j’étais née, pourquoi on s’est évertué, bien en vain, à m’enseigner trente-six points de tricot mais pas à sculpter le bois. Je voudrais maintenant connaître le nom de tous les fleuves de Chine et aussi le nom des outils des hommes. Je ne dis pas — oh non — qu’il est sans intérêt de savoir tricoter ou peindre. Je dis que ce qu’on apprend en classe ne répond à rien de rationnel mais surtout — et c’est pire — à rien de volontairement irrationnel. C’est le bric-à-brac des bibelots et quelques livres qui « ornent » la bibliothèque du Français moyen.

Et tu sais comme je m’amuse quand on m’assure que ce n’est plus « comme de mon temps », qu’au lieu des brassières on fait faire aux filles de la mécanique et que l’informatique remplace le grec. La belle avance !

Ce qui n’a pas changé et ne risque pas de changer, c’est qu’on a choisi pour moi non ce qui me serait agréable donc utile, mais ce qui est utile à la société. (L’école, de par ses structures d’une invraisemblable lourdeur, est toujours, dans ses programmes, en retard d’une génération, mais cela ne change rien au fond.) Quelques-uns convainquent même les gens que ce qui leur sera utile à eux, c’est justement ce qui sera utile à la machine appelée « société ». Le plus fort, c’est que l’école inculque l’idée de je ne sais quel « bien commun », persuadant certains qu’ils choisissent leur alvéole par « altruisme » !

« La société, c’est vous. » Si je veux. J’en prends, j’en laisse.

Ce qui est bon pour moi n’est pas bon pour lui, elle ou toi. En revanche, je ne crois guère m’avancer en disant qu’il est bon pour toi, elle ou lui que moi je sois bien dans mes petites bottines. Que nous avons tous intérêt à ce que chacun soit lui-même dans son harmonie, singulier et profond dans son être.

L’enseignement est une affaire personnelle. Tu as le droit le plus absolu d’apprendre ce que tu veux. Plus varié et inattendu sera le savoir des autres et plus fantastique sera toute rencontre. J’ai quelque chose à défendre dans ce qui circule entre les gens, dans cet obscur rapport qui me lie aux hommes vivants et morts.

Certains connaissent de près le prix de la scolarité ; ceux-là m’assurent de leur soutien ; ce sont souvent des éducateurs d’enfants dits caractériels ou déficients, ou encore cette femme qui travaille dans le service de réanimation d’un grand hôpital de la région parisienne et qui est « spécialisée » dans le suicide des enfants : elle sait combien de compositions ratées, de « mots à faire signer par les parents », d’amitiés trop surveillées par des maîtres sadiques mènent des enfants de sept ou dix ans à se jeter par la fenêtre ou du pont des autoroutes, « modalité typique de leur âge » ; à partir de treize ans, on est grand, alors on se suicide comme les grands en se pendant ou en se faisant un petit cocktail pharmaceutique[38]. Ces « accidents regrettables » ne sauraient remettre en cause, etc.

Mais j’en reviens à ces gens qui tous les jours reçoivent les fruits du massacre dans leurs institutions ou anti-institutions.

À Bonneuil, Maud Mannoni accueille des enfants psychotiques. Quand se pose pour un enfant le problème de la scolarité, elle ne saisit pas l’occasion comme d’autres pour « normaliser » : « On peut à ce moment-là, dit-elle, l’inscrire au télé-enseignement et lui procurer l’aide d’un aîné, qui souvent n’a pas vingt ans — car ce qui importe c’est de pouvoir critiquer l’absurdité du programme et des énoncés : c’est bien plus utile que n’importe quelle technique de réadaptation qui ne vient là que comme garant du savoir de l’adulte, savoir (livresque) qu’il s’agit justement de contester[39]. »

Les journalistes croient (je fus de ces niais) que les mass media peuvent aider les gens à prendre conscience de « ce qui se passe » et donc à critiquer la vie en transmettant des informations d’ordre culturel. Bourdieu et Passeron[40] ont fait au scalpel le tour de l’école comme appareil premier d’oppression idéologique. Ils ont établi avec l’implacable rigueur de leur enquête que les jeux étaient faits à l’école.

Quels que soient les contenus des programmes, l’enseignement donné répond à des besoins précis qui n’ont rien à voir avec ce qui semble à première vue « de notre temps » ou non. On peut bien supprimer un peu plus tôt ou un peu plus tard l’enseignement de la philosophie, pour ce qu’on en fait ! Car la seule chose qui importe, c’est ce qui passe à travers n’importe quel programme. Illich dit que le meilleur enseignant du monde ne peut protéger efficacement ses élèves contre ce qu’il appelle le « programme occulte de la scolarité ». Ce qui est en cause dans l’école, c’est ce qu’il y a par exemple de commun entre un cours de physique en première, et une leçon de gymnastique en classe de C.P. Par ses quatre caractéristiques (l’enseignement est obligatoire et prend un maximum de temps ; il est donné par des enseignants patentés ; à une classe d’âge spécifique ; il suit un programme établi), l’école remplit sa fonction qui est de « conserver », par la sélection, les normes sociales en vigueur grâce à la transmission d’une culture elle-même « conservée ». L’inculcation du savoir, quel qu’il soit, permet le dressage et l’entraînement à la soumission. Le programme occulte ne transmet telle ou telle qualification (qui pourrait bien mieux se trouver dans la vie et auprès des praticiens) que d’une manière autoritaire qui vise à « socialiser » l’individu dans un certain sens : la société pour laquelle on le taille est forcément dirigiste, inégalitaire. Le programme de l’école n’est pas d’enseigner la théorie des quanta ou les Géorgiques, mais de persuader qu’il existe des savants ou plutôt des savistes, que ces savistes ont droit à des privilèges tels qu’exercer un métier moins tuant que d’autres. Je ne fais que répéter ce que tout le monde a dit avant moi. Les plus éclairés des esprits, Stirner dès 1842, Nietzsche en 1872, ont vu qu’on jouait sa tête dans l’école qui ne peut être que conformiste. Les écrits de Bakounine de 1869 sur « l’éducation intégrale » sont plus connus encore : on y trouve cette démonstration jamais réfutée que ceux qui possèdent le savoir assoient leur pouvoir sur le non-savoir des autres[41].

Cette transmission d’une « façon de penser et d’être », c’est très exactement la transmission d’une morale. En 1913, c’était la patrie, aujourd’hui, la rentabilité ; c’est pareil. Aussi meurtrier.

Je n’ai pas éprouvé le besoin de te dire que l’idéologie dominante, pour reprendre le vocabulaire marxiste, n’était pas forcément l’idéologie de la classe dominante. Les mécanismes sont bien plus subtils que ça et les rouages ne tournent qu’avec l’huile de tous les compromis nécessaires aux armistices réitératifs entre les classes. Par exemple, à l’école il est mal vu de « tricher » alors que la tricherie constitue un art fort prisé dans la bourgeoisie qui y voit une preuve d’intelligence, voire d’élégance. Même chose pour la bonté ou la générosité qui sont chantées avec accompagnement d’harmonium de siècle en siècle, alors que l’examen et à plus forte raison le concours te montrent de façon bien plus réaliste quelles autres « vertus » la société exige en fait de toi. Ces décalages ne peuvent être uniquement dûs au fameux retard institutionnel de l’école mais servent à ménager certaines petites gens qui restent attachés aux valeurs chrétiennes ou marxistes. Hochets insignifiants (comme l’enseignement bien ridicule de la poésie) qui ne trompent que les vraiment pas bien malins.

On a vite fait le tour des valeurs réelles « objectives » que transmettent la crèche et l’école : l’esprit prévaut sur le corps, le devoir sur le plaisir, l’adulte sur l’enfant, le conformisme sur l’originalité, l’obéissance sur la responsabilité, la répétition sur la créativité. Et le tout baignant en eaux troubles, car toute morale doit bien sûr sa fermeté à la souplesse dont elle sait user. L’élite des élèves s’oblige par exemple (c’est Bourdieu et Passeron qui le font remarquer) à ne pas rédiger de devoirs « trop scolaires ». Ce qui importe seul, c’est la conformité aux schémas exigés, non l’uniformité, comme il a été dit plus haut, car l’école ne peut vouloir qu’une société en pièces. La professionnalisation est indispensable aux pouvoirs ; n’est-on pas allé jusqu’à créer des diplômes réservés aux « métiers de la communication » que la spécialisation outrancière rend « nécessaires » aux échanges[42] ?

Au fur et à mesure que l’enfant prend de l’âge, son champ de possibilités lui est rogné en même temps qu’on le fait passer au fil des ans du jardin d’enfants, où il jouit d’une relative « autonomie », en terminale où il se soumet totalement au programme d’abord, puis — apogée ! — à la divination de ce qui peut bien plaire à un examinateur inconnu.

Que le prof soit intelligent ou non, socialiste ou national-socialiste, féministe ou obtus ne peut rien changer à ce qu’on cherche à former dans l’esprit des « futurs adultes ». L’enfant doit être enfantin, le vieillard sénile, la femme féminine[43], le penseur intellectuel. Amères calembredaines, douce Amie. Laissons les adultes s’adultérer.

Tu connais la parade particulièrement excitante qui consiste à seriner : « La famille impose à l’enfant des structures mentales aussi conformistes que l’école ; na ! » En regardant autour de moi, je m’aperçois, quoi qu’on en dise, qu’on se sort apparemment plus facilement de l’emprise de la famille. Sans doute est-il moins ardu de rejeter père et mère que l’ensemble polymorphe de l’institution scolaire, justement parce qu’il s’y trouve des gens qui semblent de votre bord (professeurs ou élèves), ce qui permet à l’école toutes les feintes dans ce jeu d’escrime auquel certains se livrent pour l’amour de l’art.

Je suis toujours aussi effarée de constater la candeur avec laquelle on ose me rétorquer : « Mais qu’allez-vous chercher là ! L’école permet l’acquisition du savoir, c’est tout ! »

Il s’agit bien en effet d’acquérir, d’avoir. Et donc, dans la logique du marché, de produire, de se vendre. Les maîtres modernes insistent d’ailleurs de plus en plus souvent « au nom de l’autonomie de l’enfant » sur une pédagogie qui doit amener l’élève à « vendre sa production »[44] !

Il est d’ailleurs notable que l’escroquerie commence au berceau. Ne dit-on pas qu’on construit des crèches pour le « développement des petits », alors que chacun sait pertinemment qu’on ne construit des crèches que lorsqu’on a besoin de « libérer » des femmes pour le travail ? Il n’y a pas, il n’y aura jamais de raisons autres qu’économiques à l’élevage en série des enfants.

Toute l’économie du monde est fondée sur la prostitution : on loue notre intelligence ou notre musculature au mois (avec le sexe en sus par des voies à peine détournées). On s’évertue à faire croire que la putain vend un ersatz d’amour et que ce n’est pas joli. Les professeurs, les chercheurs ne vendent-ils pas un ersatz de pensée ? Et il y a des véroles mentales plus infectes que certains chancres.

Acquérir le savoir… Non seulement le môme sait très vite que celui qui est en face de lui est en effet payé pour vendre son savoir, mais très vite on lui apprend à faire la pute : vingt billets s’il baise à la perfection, quinze quand ce n’est vraiment pas mal, onze cinquante quand c’est triste mais honorable, trois billets si c’est minable. Il sait ainsi ce que vaut chaque devoir et, par une supercherie élémentaire, on lui fait gober que c’est ce qu’il vaut, lui.

Cette négation de l’être, Michelet l’a bien vue qui conseille aux élèves de se méfier de la prétendue culture qu’on les engage à acquérir et de se faire une contre-éducation à partir de leur propre vie. Quand je te dis que l’École exalte l’avoir au détriment de l’être, je dis bien que seules les apparences auront une valeur pour elle. On sait à quel point la « présentation » compte dans l’institution scolaire (tant chez les enseignants que chez les élèves). C’est pourquoi les magasins de vêtements font des affaires en septembre, surtout dans les quartiers les plus populaires.

Et ils ont bien raison, les malheureux ! Un gosse miteux ne plaira pas, ne réussira pas, veux-je dire.

Mais j’entends déjà les voix outrées de certains instits : « Ce n’est pas vrai ! J’ai dans ma classe un petit Arabe loqueteux mais qui a l’air si intelligent ! »

Ah oui ? Parlons-en de l’air intelligent des enfants ! Une grande enquête menée par le magazine américain Psychology Today a révélé des résultats pour une fois intéressants. On demandait au tout-venant de juger d’après des photos un certain nombre d’inconnu(e)s selon leur aspect sympathique et intelligent. Les tests dépassèrent de loin ce à quoi on pouvait s’attendre : ont été classés « sympathiques et intelligents » les visages correspondant exactement aux canons « habituellement reconnus » de la beauté : l’échelle des « notes » suivait même rigoureusement la notation imaginée par les chercheurs pour estimer « beauté » et « laideur ». Soyons clairs : on ne dira pas d’une enfant laide qu’elle a l’air intelligent. Au mieux on admettra que « pourtant elle est intelligente ». Quand on dit d’un gosse : « Il a tout pour plaire, il est beau et intelligent », on exprime la plus vieille vérité du monde : que ses attraits lui ont valu qu’on s’intéressât à lui.

Ceux-là même qui sont les victimes de l’institution scolaire la défendent. L’idée de la promotion par l’école est bien enracinée sur tous les méridiens, si bien que les pauvres se font flouer deux fois : ils se savaient miséreux, ils se savent maintenant « incapables ». Que l’appareil scolaire est un appareil de reproduction, personne n’a jamais pu démontrer le contraire ; en France, je n’ai pas entendu parler d’une réfutation de la fameuse enquête de Bourdieu et Passeron publiée en 1964[45], pas plus que de celle de 1970[46], et si certains ont critiqué l’analyse de L’École capitaliste en France faite par Christian Baudelot et Roger Establet[47], on n’en a pas contesté les irrécusables données. Les avantages sociaux permettent d’acquérir les avantages sociaux qui permettent etc.

Je ne vais pas t’enquiquiner avec les théories du P.C. Tu les connais aussi bien que moi ; nous étions souvent ensemble quand Clotilde nous assenait son catéchisme : lorsque les moyens de production seront aux mains de la classe ouvrière, la dictature du prolétariat — pardon, je retarde —, la volonté du prolétariat transformera les superstructures idéologiques. C’est simple à saisir. Le tout est de s’attaquer à l’infrastructure économique. Le reste nous sera donné par surcroît. Clotilde est institutrice. Dame ! il faut bien vivre…

Les intellectuels, qui se savent des privilégiés, nourrissent l’espoir d’une école où l’on respecterait mieux l’égalité des chances : ils veulent bien que tout le monde soit riche et instruit et tout ça. Ce qu’ils ne veulent pas — on comprend ça —, c’est avoir une part plus petite du gâteau[48]. Ils cherchent une solution (mais si !). En attendant, eh bien, ils ne vont quand même pas sacrifier leurs mômes à la Cause. Moi non plus d’ailleurs (puisque « je n’ai mis ma cause en rien »).

Phénomène qui ne manque jamais de m’amuser, ils assurent que l’enseignement scolaire est un peu bête et que la plupart des professeurs manquent singulièrement de culture, ils reconnaissent volontiers que l’école transmet l’ensemble des croyances nécessaires au maintien de l’État mais, tellement assurés de leur autorité aristocratique, ils concluent habituellement par : « Heureusement que les parents peuvent faire contrepoids à l’école ! » Vois-tu, Marie, moi je ne me sentais pas de taille.

Tu ris, tu penses à ces « marginaux contestataires » que tu connais, fiers de ce « milieu » qui préservera leurs bambins de la bêtise scolaire. Il me semble les entendre chanter « on ira pendre le linge sur la ligne Siegfried !… »

Tous ces gens de gauche, volontiers cyniques, savent très bien que les programmes politiques ne peuvent envisager un enseignement non obligatoire, car la gauche comme la droite a besoin de reproduire ses propres couches sociales, selon sa hiérarchie propre. Elle a ses croyances à elle qu’il lui faut bien transmettre aussi.

C’est entre autres raisons pourquoi je n’ai jamais espéré, même lorsque nous étions à la Barque, que « s’étende le mouvement ». Dans les plus belles années des « écoles parallèles », Jules Chancel[49] avait déjà fait remarquer avec son malicieux sourire que, pour une petite vingtaine d’enfants hors circuit, la presse s’était empressée de faire grand battage et qu’il s’agissait bien évidemment de spectacle. Car personne ne croit à une société sans école.

Nous pas davantage, franc-tireurs qui vivons le rêve non d’une société sans école mais de notre vie sans école, ce qui n’est déjà pas négligeable.

Qu’avons-nous donc en commun, nous qui nous méfions tant des « communautés de pensée » ? Seulement le goût, je crois, de cette méfiance-là.

C’est un peu vrai que beaucoup d’entre nous auraient pu se connaître ou reconnaître en 68 ; dans les beaux surgeons aussi des années 70. Certains avaient déjà fait alors la grève des examens, voire des concours. Au mois de mai, la contestation de l’école a été limpide, intelligente, menée avec sérieux. Une fête pour l’esprit dans les C.E.T.[50] comme à la Sorbonne. Une fête terriblement profonde dont on a beau jeu aujourd’hui d’oublier la présence de la mort. Car s’il est vrai que l’armée n’allait pas tirer, nous n’en savions rien alors. Et nous étions prêts à tout. Il est très impudique de te confier de telles choses, mais c’est que l’usage s’est décidément trop bien instauré de se goberger de ceux qui, à travers mai des années 68 à 74, ont cherché leur vérité par-delà la Vérité des autres. La plupart de ces rebelles ont rejoint les rangs. Paix à leurs cendres.

Cependant, d’autres vivent dans une espèce d’intégrité qui leur demande un courage invraisemblable. Des gens comme Maurice de l’A.P.L. ou Christine embellissent la vie. Ils n’ont pas attendu mai pour choisir le chemin d’être uniques, assurément, mais eux ne se permettraient pas de douter qu’il y a eu alors une chance pour l’être et comme une prophétie. Il est donc possible de se révolter ensemble. Je dis que c’est bon à savoir.

Pour l’heure, vivons vigilantes. Rien ne se perd. Même pas certaines naïvetés de « ces années-là », car j’ai changé sur plusieurs points et ne suis pas en accord toujours avec ce que mes amies et amis ont dit à l’époque, mais je sais, pour en avoir fait l’expérience, que la critique peut se vivre dans le respect et le plaisir. L’une des pierres d’angle de la contestation était par exemple l’idée que l’école devait se faire sous le contrôle des travailleurs (c’est à ma connaissance la Fédération unifiée des travailleurs de la métallurgie italienne qui, dans les années 70, a élaboré le plus finement ce que pourrait être la stratégie d’une transformation conjointe de l’école et de l’organisation du travail). Ainsi, certains pensent que l’« ouverture de l’école » doit permettre un contrôle sur les idées qu’on y transmet. Ce n’est pas tout à fait exclu, mais à condition que soit toujours claire la relativité des jugements. On ne luttera jamais contre les doctrines par des doctrines autres. L’enfant n’a pas besoin qu’on lui assure que l’esprit d’autorité est destructeur (il le sait très bien), il a besoin, comme chacun de nous, qu’on lui assure un peu moins de choses.

Qu’on ne me dise jamais que cette relativité des jugements conduit à l’angoisse, car ce qui rend dément, c’est de ne plus pouvoir parvenir à soi-même. C’est justement ce qu’on nous force à penser qui nous fait perdre la raison. C’est avec une morsure au cœur, Enfant, que j’évoque la folie ; je devine l’horreur de telles déchirures. Le pire, c’est que beaucoup de gens « dans la vie de tous les jours » sont des malades mentaux. Que pouvons-nous pour eux qui se sont perdus et jamais ne sauront qui ils étaient ? Elles et eux, apparences, images et réponses à ce qu’on a voulu faire d’eux.

Sois toi-même puisque quelqu’un a désiré te mettre au monde. Sois. C’est le seul impératif que je veuille sur toi jamais me permettre.

Et que ta solitude soit accueillante aux tendresses. Je sais moi-même ce que je dois à mes amies, à mes amis. Ce n’est pas les influences qu’il faut craindre ; celles qu’on se choisit ont la douceur des caresses. La vie ne doit-elle pas être vécue dans les grandes largeurs ? Elle est si généreuse, on peut bien l’être aussi.

Je suis commune, pas originale pour deux sous. Et tu n’as pas vécu dans le luxe de moire des pensées singulières, isolées et superbes.

Très ordinaires aussi, dans l’ensemble, mes complices qui ont refusé l’école. D’autant moins friqués que s’ils contestent l’obligation scolaire, c’est aussi parce qu’ils contestent les obligations salariales. Beaucoup travaillent à mi-temps et font fi de leurs diplômes, prenant n’importe quel boulot pourvu qu’il leur laisse un maximum de temps libre. La galère souvent ; ce n’est pas à toi que je dois faire un dessin.

Mais ceux-là que j’ai appelés insoumis ne se considèrent pas comme des marginaux ; s’ils n’ont ni voiture ni télévision c’est parce qu’ils n’ont pas les moyens de s’en acheter. Ce n’est pas une volonté de « faire autrement que les autres ». Ils sont conséquents, voilà tout. Je voudrais bien que tu saisisses que ce choix est aussi autre chose qu’un choix. Il y a une logique du refus comme il y a une logique de l’acceptation. Chaque être est un nombre entier.

Ce que nous défendons, c’est notre ordre propre. Nous voulons mourir vivants. Penser par nous-mêmes. Pas seulement par respect pour nous mais aussi par goût de l’amour. Parce qu’on ne peut aimer que des êtres pléniers. Si un groupe doit m’ôter quelque chose, je m’en retire. C’est un trop grand plaisir que de se donner. Que donnerai-je si l’on me vole ?


ANNEXE


Les canons de la pensée…

Ce texte « de lecture » est destiné aux enfants de cours élémentaire deuxième année. Je l’ai trouvé dans « Le sexisme dans les manuels scolaires » paru dans Les Temps Modernes[51] cité par l’auteur, May d’Alençon, qui n’a pas manqué de relever qu’il s’agit là d’un exemple de ce que Nathan appelle dans la préface « une tentative pour présenter des textes de qualité, éveilleurs de pensée et de sentiments[52] ».


Bonne-Poulette et Chat-Sauvage


Comme elle était jolie la petite maison qu’habitait Bonne-Poulette !… De briques roses avec un toit de tuiles rousses, des roses-trémières sur le seuil et une guirlande de glycines d’une fenêtre à l’autre.

Pas un grain de poussière sur les meubles cirés, et des vitres si claires qu’on se demandait si elles existaient tant on y voyait bien au travers.

C’est que Bonne-Poulette était une excellente ménagère ; une fameuse cuisinière aussi. Elle faisait un si bon café que le parfum en embaumait les environs, et toutes les planches de sa grande armoire étaient garnies de pots de délicieuses confitures : poires, pommes, cerises, fraises, coings, mûres et de bien d’autres fruits encore.

Le soir, lorsque Bonne-Poulette, un peu lasse de sa longue journée de travail, se reposait au coin de son feu clair, dans sa jolie maison confortable, elle se disait avec un soupir de contentement qu’elle était une bien heureuse ménagère, la plus heureuse des ménagères… surtout quand elle entendait le vent mugir dans le bois voisin ou la pluie tomber sur les feuillages ou le Renard et le Chat-Sauvage en chasse crier dans le noir et dans le froid.

Pourtant, certains soirs, il arrivait à Bonne-Poulette de s’ennuyer, oui ! Le temps lui semblait long ; elle aurait aimé voir quelqu’un en face d’elle, de l’autre côté de l’âtre, pour lui tenir compagnie ; elle lui aurait servi le café, aurait ouvert un pot de confitures ; ils auraient bavardé tous les deux…

Voilà qu’une nuit, Bonne-Poulette entendit des gémissements et des appels qui semblaient venir de derrière la haie de son jardinet. Vite et vite, elle se leva, mit sa cape, enfila ses sabots et courut au dehors, sa lanterne à la main car il faisait très noir.

Elle découvrit Chat-Sauvage étendu dans l’herbe et gravement blessé : une patte démise, un œil fermé et sa belle fourrure était salie, écorchée, trempée.

Tout apitoyée, Bonne-Poulette se hâta de secourir la pauvre bête :

— Pauvre, pauvre Chat, qu’est-il donc arrivé ?… Pourquoi aussi t’en vas-tu courir les bois à cette heure ?

— C’est le Renard et le Putois, expliqua le Chat d’une voix essoufflée, je me suis battu à mort contre eux… Ils prétendaient que j’étais sur leur terrain de chasse…

Le blessé ne put en raconter plus long car il s’évanouit. Bonne-Poulette dut appeler les voisins qui l’aidèrent à le transporter jusque dans sa maison. Elle le coucha dans son propre lit sous l’édredon à fleurs, le lava, le pansa, banda ses blessures, lui fit boire beaucoup de tisane et le veilla jour et nuit jusqu’à ce qu’il fût guéri.

Oui ! Bonne-Poulette, sans pour cela négliger sa maison, soigna Chat-Sauvage des jours et des jours et elle n’avait plus du tout le temps de s’ennuyer, même le soir…

Et elle fut bien contente, lorsque le blessé se trouva assez fort pour s’asseoir en face d’elle, de l’autre côté de la cheminée.

— Comme vous êtes donc bonne, Dame Poulette miaulait gentiment le Chat, et comme on est bien dans votre maison ! Tout y est joli, confortable… Et si vous me gâtez ainsi, je vais finir par engraisser !

Mais plus ses forces revenaient, plus souvent Chat-Sauvage regardait par la fenêtre, celle qui donnait sur le bois : il regardait les branches qui s’agitaient dans le vent, les nuages qui passaient dans le ciel et il prêtait l’oreille aux cris des bêtes qui partaient en chasse… De temps en temps, il soupirait et il oubliait de répondre à Bonne-Poulette qui lui demandait s’il lui manquait quelque chose.

Un beau matin de printemps tout léger, tout bleu, comme les hirondelles revenues volaient avec des cris joyeux, Chat-Sauvage ne put y tenir ; il remercia Bonne-Poulette désolée, lui dit : « Au revoir ! » et retourna dans les bois pour y chasser.

Dame Poulette, de nouveau, s’ennuya jusqu’à ce que Chat-Sauvage revienne un soir de tempête ; il était épuisé, mouillé, crotté, affamé car il avait passé toute la semaine dans les bois, sans attraper le moindre gibier.

Oui ! dans quel état il était ! Ses poils emmêlés et pleins de boue, ses bottes déchirées et trempées, sa queue basse et presque sans poils… Lorsqu’il eut traversé la cuisine, avant de se laisser tomber dans le fauteuil près du feu, on aurait pu croire que la tempête était entrée avec lui dans la maison : feuilles mortes, brindilles, tas de boue et flaques d’eau…

Bonne-Poulette fit semblant de ne rien voir ; vite elle attisa le feu, mit le café à chauffer, prépara confitures et tartines, balaya, essuya, toute contente de voir son Chat revenu.

Il resta une bonne semaine dans la maison, se laissa soigner et dorloter, mais quand le temps fut redevenu beau, il quitta de nouveau Bonne-Poulette et retourna dans les bois pour y chasser.

Et dix fois, vingt fois, il revint puis repartit. Bonne-Poulette en avait grand-peine et bien du travail, quand il arrivait sale et crotté, à demi malade et fatigué ; Chat-Sauvage le savait mais c’était plus fort que lui ; il aimait la maison claire et sa gentille amie, mais il aimait encore plus la forêt, la chasse, le danger, la vie sauvage.

Pourtant, chaque fois, il restait un peu plus longtemps chez Bonne-Poulette, tant elle le gâtait, tant on était bien près du feu pétillant, tant étaient bons le café, les petits plats et les confitures…

Et les mois passaient et Chat-Sauvage se faisait fatigué, plus vieux, si bien qu’un beau jour, il ne partit plus.

Bonne-Poulette en fut joliment contente !

Et tout doucement, Chat-Sauvage devint plus doux, plus soigneux, plus patient : il ne renversait plus d’eau par terre, ne crottait plus ses bottes, s’essuyait les pattes sur le paillasson, n’arrachait plus les boutons de ses habits, ne perdait plus ses chaussettes sous le lit, ne claquait plus les portes pour les refermer.

Chat-Sauvage et Bonne-Poulette devenus deux bons petits vieux ne se quittent plus et ils s’entendent si bien que jamais les soirées qu’ils passent en tête à tête devant le feu ne leur semblent longues.

Chat-Sauvage fume pipe sur pipe en racontant ses histoires de chasse et ses batailles avec le Renard et le Putois. Bonne-Poulette l’écoute en lui tricotant des chaussettes chaudes pour l’hiver. Et le vent peut souffler dans la forêt qui mugit et la pluie battre les vitres tant qu’elle peut, c’est à peine si Chat-Sauvage et Bonne-Poulette les entendent.


CONTRE LA TRÈS MANIFESTE INJUSTICE DE L’ÉCOLE


Marie chérie, j’ai l’honneur de t’informer que, sciemment, je te gaspille. D’après le service des études informatiques et statistiques du ministère de l’Éducation nationale, tu as en effet toutes les chances de faire des études supérieures longues. C’est qu’il n’y a aucun hasard dans ce simulacre de loterie : tu es une fille, tu es fille unique, tu es française et ta mère est auteur, ce qui est assimilé aux « professions libérales ». Cela dit, je suis bien rarement imposable, n’ayant même jamais gagné le S.M.I.C. depuis des années, mais cela importe relativement peu car, certes, j’ai un « crédit de classe » et si je n’ai jamais assez d’argent pour nous payer le métro, du moins sais-je à qui emprunter des livres. Et « c’est comme si » j’avais des sous, n’est-ce pas ?

J’entends de nouveau ce chuchotement de tous ces gens qui te trouvent intelligente : « C’est vraiment donner de l’avoine aux cochons. »

On me reproche d’avoir accouché d’un capital et de ne pas le placer. Toutes les femmes n’accouchent pas d’un capital, tant s’en faut. Si j’étais en usine, on considérerait que je n’ai en toi qu’un modeste avoir ; tout ce qu’on me demanderait serait de le gérer à l’économie au jour le jour. C’est ça la vie, ma gamine.


L’école est injuste. Ce n’est certainement pas la raison de mon refus de t’y engager (je n’ai pas tellement l’esprit de sacrifice et je ne t’immolerai pas plus sur l’autel de la justice que sur celui de la république, ces cymbales d’airain me cassent les oreilles), mais ce qu’il y a autour de cette injustice, ces manigances ampoulées, ces parfums sur des odeurs fétides, tout cela me dégoûte viscéralement ; la seule manifestation où je croirais pouvoir aller serait celle qui rassemblerait des amis capables d’aller vomir ensemble devant n’importe quelle scène de l’écœurante représentation permanente.

Je ne supporterais pas d’entrer avec toi dans ce cloaque, cette histoire d’école pour tous, d’école du peuple, de l’égalité des chances et autres resucées ; encore moins de discuter du bien-fondé d’une lutte à l’intérieur de l’Éducation nationale avec des enseignants syndicalistes dont la papelardise (il faut pieusement protéger les faibles pauvres petits enfants) ne parvient même pas à me distraire de l’auguste inconséquence.

Un Français sur deux n’a ni son certificat d’études ni aucun autre diplôme. Et on continue indéfiniment, dans les familles ouvrières, à espérer dans l’école « pour que les gosses s’en sortent mieux ». Or ils ne pourront pas s’en sortir mieux, les gosses. Ô fatalité !

En gros, le discours de ceux qui savent, c’est : « Ma foi, oui, c’est vrai, un fils d’ouvrier qualifié ou spécialisé a moins de deux chances sur cent d’aller en faculté alors que celui du cadre supérieur en a plus d’une sur deux[53], mais même si les chances sont infimes, même si ce n’est pas facile, ce n’est pas cher et ça peut rapporter gros. » (Pas cher ? Faut voir…) C’est drôle que les gens qu’on appelle les gens modestes, si pathétiquement raisonnables de temps en temps, ne posent pas le problème dans les termes suivants : « Si, en allant à l’école, on n’a que deux chances sur cent de “s’en sortir”, combien en aurions-nous en n’y allant pas du tout ? »

S’en sortir… Faudrait peut-être commencer par ne pas y entrer, déjà.

Chez ceux qui n’ont pas fait d’études, on croit donc à l’école exactement comme on joue au tiercé ; de la même manière, bizarrement, l’espoir de gagner (inviter cent personnes à un gueuleton sublime ou acheter un appartement) n’a qu’un rapport extrêmement lointain avec ce que pourrait être « le rêve » ; car on est réaliste quand on fait partie des 59 % de familles ouvrières qui n’atteignent pas en ressources le minimum nécessaire pour avoir accès aux H.L.M.[54]

Être réaliste donc, c’est, tout en jouant l’école, savoir pertinemment que les enfants ne feront pas d’études supérieures. L’université, c’est pour les riches. Ça, on sait. Si bien qu’aller à l’école ne signifie pas « faire des études » mais suivre le rituel qui, magiquement, devrait permettre au miracle de se produire.

Ce qu’on appelle le « taux de mortalité scolaire » s’explique autant par nos conduites irrationnelles vis-à-vis de l’école que par l’implacable logique-de-la-production. Je ne crois pas nécessaire d’insister sur le fait que toute raison d’État repose exclusivement sur notre déraison et tu imagines aisément que l’élimination de 84 % des élèves de l’enseignement supérieur (mais oui ! qu’est-ce que tu croyais, fillette ? Aujourd’hui 28% seulement, dans une génération donnée, obtiennent le bac et 16 % font des études supérieures[55]) s’opère dans un consensus obtenu par tous les moyens, dont l’hypnose.

Quand les statisticiens parlent de « chances objectives, de probabilités d’accès à l’université », tu te doutes bien qu’ils ne comptent pas sur les journaux pour dire aussi crûment la vérité bien crue : « Si vous êtes salarié agricole, vous avez 0,7 % de chances de voir entrer votre rejeton en faculté ; si vous êtes cadre supérieur, vous en avez 58,5 % (sans compter que pour les 41,5 % qui restent, on ne se fait pas trop de soucis). » Mais, madame, croyez bien que les enfants des paysans préfèrent de loin la nature aux études ; s’ils restent aux champs, c’est parce que les livres ne les intéressent pas… La vraie vie… les petits oiseaux… tout ça…

Pardi !

Quand le ministère de l’Éducation nationale lui-même publie en 1981 un document qui t’annonce :

« 95,1 % des enfants de cadres supérieurs, admis en sixième en 1972, 1973 ou 1974, ont terminé le premier cycle d’enseignement secondaire et 85,5 % ont accédé à une classe du second cycle long. Ces taux sont respectivement de 53,4 % et 26,9 % pour les enfants d’ouvriers et 43,7 % et 18,7 % pour les enfants de salariés agricoles[56] ». La réaction la plus spontanée, c’est « qu’est-ce que c’est que ce purin ? » Ce n’est pas que j’aie voulu faire trop la délicate, mais enfin je n’ai pas tenu à te laisser barboter dans ce jus malsain. N’importe quelle mère comprendra ça !

Alors une question intéressante à se poser c’est pourquoi tout le monde joue le grand dadais, faisant semblant de ne pas savoir (tu les entends manifester « école laïque, école du peuple »… !… ?). Parce qu’il n’y a aucun doute, plus ou moins confusément, tout le monde sait que sélectionner signifie empêcher au maximum que le tout-venant puisse accéder à certains métiers.

Il n’y a qu’à voir la tête des gens quand j’ai « laissé passer » l’âge de ton entrée en sixième ! Ils n’ont pas besoin d’être très au fait des statistiques pour savoir que cette année-là, et cela bien entendu sans que tu entres, toi, en ligne de compte, tout se met en place selon un schéma préparé d’avance. D’avance parce que c’est bien avant la sixième (les chercheurs tombent d’accord sur le rôle essentiel du redoublement du cours préparatoire) que les traquenards ont permis d’éliminer le gros des troupes.

On te fait croire qu’il y a un jeu où tu peux gagner, mais tout, absolument tout, est pipé. C’est une sacrée crapulerie l’école ! Alors bien sûr, autour de nous, on s’est affolé : il ne fallait absolument pas laisser passer l’âge de l’entrée au collège.

Car selon Baudelot et Establet, l’âge atteint à la fin du cours moyen deuxième année est déterminant dans l’orientation des enfants dans les différentes sixièmes. Du temps de cette étude, on entrait en sixième classique à 11 ans 0 mois 3 semaines en moyenne et en sixième de transition à 12 ans 3 mois ; les âges intermédiaires se situant dans les sixièmes modernes. (Aujourd’hui où, en principe, il n’y a plus qu’une classe unique à l’entrée au C.E.S., on sait bien comment les responsables d’établissement contournent les directives officielles en créant des sixièmes « faibles », « fortes », etc.)

Les redoublements dans le primaire entraînent donc des conséquences extrêmement importantes. Et je peux même comprendre cet affolement de ceux qui te voulaient en sixième à 11 ans lorsqu’ils lisent que sont envoyés en sixième de transition (c’est-à-dire dans les classes poubelles) « 0,2 % des enfants entrant en sixième à dix ans, 1,1 % des enfants entrant en sixième à onze ans, 23,2 % des enfants entrant en sixième à douze ans, 100 % des enfants entrant en sixième à treize ans[57]. »

Et tout cela qui fut violement dénoncé par de vilains agitateurs extrémistes est repris froidement par la voix officielle de l’Éducation nationale dans une étude commencée bien avant le changement de décor de 1981 : « L’âge des élèves et le déroulement de leur scolarité antérieure, primaire notamment, déterminent la poursuite des études d’enseignement général. Une scolarité primaire perturbée, un redoublement ou plus, limite considérablement les chances de poursuivre des études au-delà du premier cycle d’enseignement général. Les difficultés dans le primaire apparaissent par ailleurs nettement plus préjudiciables qu’un redoublement dans le premier cycle[58]. »

Eh oui… Et puisqu’il est vrai que l’âge atteint à la fin du C.M.2 est déterminant dans l’orientation, disons qu’en n’utilisant pas la martingale que se refilent tous les gens de ma classe sociale, je passe pour quelqu’un qui ne sait pas jouer. Eux misent de manière plus ou moins scientifique et connaissent le calcul des probabilités.

En sixième, vu la catégorie socioprofessionnelle à laquelle on m’assimile, moi (toi, je te répète que dans cette machination, tu comptes pour du beurre), eh bien tu avais encore toutes les chances de t’en tirer. Nos conseilleurs n’ont pas réussi à comprendre qu’il ne s’agissait pas pour nous de pouvoir ou non rattraper le train à telle ou telle gare du parcours mais de prendre un autre chemin. Forcément, puisqu’on ne veut pas aller là où ils vont.

En réalité, si les pauvres gens se montrent tellement soumis à pareille « fatalité » (!), c’est que l’appareil suit effectivement un tracé inflexible. Et ça ne leur vient même pas à l’idée, face à ce bulldozer, de se garer. On ne leur dit même plus « il faut », on dit « c’est comme ça ». Sans doute est-ce là ce qu’on appelle le principe de réalité…

Parmi les centaines de statistiques disponibles qui vont toutes dans le même sens (effectivement ces chiffres sont incontestables ; c’est rare et pratique), je prends des données simples ; j’aimerais que tu les lises dans leur nudité, leur candeur et que tu te rendes compte de l’énormité de la tromperie « une école pour tous ». Car, insidieusement, neuf personnes sur dix se disent scandalisées que t’enlevant à l’école je fasse de toi une privilégiée. Dans la même foulée, ils osent dire que l’école est réellement « la chance des pauvres » ! Autant il m’est parfaitement égal que l’école soit juste ou injuste (l’école, mieux vaut le répéter, car beaucoup ne savent pas lire, ne m’intéresse pas), autant il m’est insupportable de toujours devoir m’affronter à ce mensonge pieusard d’une école qui donnerait à chacun une possibilité de « réussir ».

Un enfant sur deux de cadres supérieurs, admis en sixième en 1972, 1973 ou 1974, est entré en seconde C contre 5,8 % des enfants d’ouvriers et 4,2 % des enfants de salariés agricoles[59].

Et au fur et à mesure que le temps passe, les enchères montent : à la fin de la classe de troisième, 89,9 % des enfants de cadres supérieurs ont été admis dans une classe du second cycle long contre 50,5 % des enfants d’ouvriers et 42,8 % des enfants de salariés agricoles. Et, plus précisément, 52,8 % des gosses de cadres supérieurs passent en seconde C contre 10,9 % des enfants de prolos et 9,6 % de ceux des tâcherons de l’agriculture.

La seconde C ! La classe des gosses intelligents ? Ben tiens, puisqu’on a des picaillons, on a forcément de la cervelle. Être nanti, c’est comme qui dirait génétique. Si, si ! D’ailleurs même les gens de gauche ne sont pas tout à fait sûrs d’eux quand ils parlent d’égalité (et pour cause ! mais ça c’est encore une autre question) et ils s’emmêlent les pinceaux quand on leur assène que « d’après certains savants, il ne fait aucun doute » que les femmes, les Noirs et les pauvres sont bêtes. Inutile d’ajouter que la peu subtile distinction entre gauche et droite s’efface complètement quand on parle des enfants. Eux, chacun le sait, sont naturellement bêtes. « Ne fais pas l’enfant », dit-on à un adulte quand on veut dire « ne fait pas l’idiot. » C’est normal, les enfants sont de petits animaux, c’est ce qui fait leur charme.

Mais n’anticipons pas ; il est bien inutile de faire dire aux statistiques du ministère de l’Éducation nationale plus que ce qu’elles disent ici : « Selon le sexe[60] et l’origine socioprofessionnelle, les différences de comportement socioculturel se manifestant aux phases d’orientation amplifient les écarts entre les groupes […]. Les élèves de nationalité étrangère parvenus en fin de premier cycle accèdent au second cycle long dans des proportions équivalentes à celle du groupe social auquel ils appartiennent. »

Bref, « les enfants des catégories sociales favorisées réussissent globalement beaucoup mieux que les autres », qu’ils soient blancs, jaunes, noirs ou verts. Au moins, ça c’est clair.


Ceux qui n’ont pas la bonne fortune de faire des études sont-ils nés sous une mauvaise étoile ? Mais un hasard qui se répète méthodiquement n’est plus un hasard, n’est-ce pas ? Voyons, voyons… Peut-être que les pauvres sont des ânes ? Ne serait-ce que parce que s’ils volaient intelligemment, ils ne seraient plus pauvres. Mais ils se font toujours prendre. Alors !

Ce serait une affaire d’hérédité que ça n’étonnerait pas les braves gens.

La question, très exactement posée en ces termes, est à l’ordre du jour. Il n’y a pas que les concierges pour répandre les théories de la nouvelle droite ; les gazetiers de tout bord en font leurs choux gras. On ne peut pas toujours répondre par un sourire méprisant à l’insanité. D’où ce chapitre qui me fatigue et toi aussi sans doute ; mais face à la bêtise, il vaut mieux se passer nos outils.

Premier outil, une enquête très intéressante de Michel Schiff, « L’échec scolaire n’est pas inscrit dans les chromosomes[61] ». L’hypothèse de travail est la suivante : prenons le pourcentage d’enfants d’ouvriers et de contremaîtres qui entrent à l’université, soit 5 %, et celui des enfants de cadres supérieurs et professions libérales, 58 %, admettons que l’écart entre ces chiffres soit dû à la différence des niveaux intellectuels tels qu’on les mesure de manière tout à fait artificielle (mais a fortiori ici, c’est encore plus probant pour l’expérience) par ce qu’on appelle le quotient intellectuel (Q.I.) qui n’est en fait que l’aptitude de quelqu’un à suivre ce qu’on appelle des études. Cent mille enfants d’âge scolaire ont été étudiés. Le Q.I. dépassé par les 58 % d’enfants de cadres supérieurs qui entrent à l’université est de 108,8. On pourrait logiquement se dire (quels que soient l’environnement, l’hérédité et toutes hypothèses confondues sur l’acquis ou l’inné quant à l’aptitude à suivre des études) que les enfants d’ouvriers qui dépassent eux aussi ce seuil de 108,8 se retrouvent à l’université. Or, 19 % le franchissent et on a vu que seuls 5 % d’entre eux faisaient des études (2 % si on s’en tient aux enfants d’ouvriers qualifiés et spécialisés à l’exclusion donc des contremaîtres ou assimilés).

En d’autres termes, s’il était vrai que l’intelligence supposée mesurable par le Q.I. était la condition pour faire des études, il faudrait d’ores et déjà faire entrer quatre fois plus d’enfants d’ouvriers à l’université.

Mais reste à savoir si ce fameux Q.I. est effectivement héréditaire. Michel Schiff a réalisé une autre expérience[62]. Ses collaborateurs et lui-même ont constitué un échantillon d’une trentaine d’enfants de six à treize ans abandonnés à la naissance par des parents travailleurs manuels et adoptés par des cadres avant l’âge de six mois. On a retrouvé aussi les frères et sœurs qui, eux, étaient restés dans le milieu d’origine. Et — miracle — les enfants adoptés avaient le même taux de réussite scolaire que tous les enfants de cadres, alors que leurs frères et sœurs restés pauvres avaient des résultats de « pauvres ». Les psychologues de droite à la mode qui défendent ardemment l’idée d’une sélection « naturelle » entre crétins et doués, les uns bons pour l’usine, les autres faits pour les travaux mieux payés et moins crevants, ne s’avoueront pas vaincus pour si peu : droite, extrême droite, gauche, tout cela est de l’ordre de la foi. Il n’y a plus que les utopistes pour se référer à la raison.


Ce qu’on appelle « démocratisation » ne me fait même pas rire ; je trouve la plaisanterie de très mauvais goût.

Après une ordonnance de 1959, les filières ségrégatives se sont multipliées et Fouchet a même créé en 1963 des sections d’éducation spécialisée destinées à accueillir le rebut des classes de rebut. Tous les cinq ans, le Plan fixe les objectifs de l’Éducation nationale et utilise pour ce faire les statistiques du ministère de l’Éducation nationale sur l’origine sociale des élèves. C’est alors bien sûr qu’on parle de démocratisation. Quoi de plus démocratique que la réforme Haby de 1975 ? Collège unique jusqu’en troisième et redoublements supprimés dans le primaire. À partir de 1978, on entre en sixième dans les classes « indifférenciées » avec, éventuellement, des « programmes allégés » ou une « pédagogie de soutien ». C’est une cruelle parodie de justice que de donner à manger la même chose à un lapin et à un cheval. Car assurément il ne sert à personne de nier l’évidence de l’inégalité scolaire et les besoins ne sont pas les mêmes. Mais si on fait des classes de rattrapage, on recrée des classes-impasses… Non, je te dis, on ne peut pas en sortir ; il n’y a vraiment plus rien à espérer de cette histoire de fou.

Regarde par exemple ce qui se passe depuis la réforme du collège unique[63] : les favorisés ont au moins deux moyens simples de supplanter les autres à l’entrée en seconde. Le passage vers le second cycle lent (c’est le seul qui ouvre sur l’enseignement supérieur) fonctionne toujours aussi bien depuis la réforme Haby comme un très efficace instrument de sélection sociale. D’abord parce que ceux qui ont de l’argent ont accès à l’information. Ils savent fort bien, par exemple, comme je te disais plus haut, que la précocité dans les études est un facteur essentiel de l’orientation des élèves. Ils s’arrangent pour faire rentrer un an plus tôt l’enfant en cours préparatoire. Les règlements ? Ils s’en arrangent, je te dis. Il ferait beau voir qu’un petit directeur d’école primaire s’y oppose ! Les dérogations sont justement prévues pour ces cas-là et puis, quand on a dans ses relations un psychologue ou un médecin, ça facilite les choses. Sans compter qu’on ne se laisse pas intimider facilement lorsqu’on a un compte en banque ; devant un premier refus toujours possible, on ne perd pas ses moyens quand on a les moyens. Le résultat est là, je t’ai donné les chiffres plus haut : même après la suppression des redoublements du primaire, on entre plus tôt dans le secondaire quand on a des parents riches.

Dans le « collège unique », on a encore une possibilité de se distinguer d’emblée comme « meilleur », c’est par le choix de la première langue vivante, puis surtout des options à l’entrée de la quatrième. Ainsi, dans ces classes dites « indifférenciées », on regroupe les élèves selon des niveaux scolaires bien différents suivant qu’ils font du grec ou de l’arabe, de l’espagnol ou de l’allemand. Choisir l’allemand en sixième permet d’être dans une classe de « bon niveau » (et à recrutement social plus élevé). La ségrégation sociale et scolaire est sauve. Ah ! quand même !

On pourrait allonger indéfiniment la liste de toutes les passes possibles. Il y en a qui sont marrantes : pour un enfant de parents sans le sou, redoubler une classe, c’est à court terme perdre toutes ses moindres « chances » ; au contraire, le pharmacien demandera que son fils redouble ou pour lui éviter d’être relégué dans une filière technique ou pour lui permettre de faire une bonne seconde C. Ce que c’est que d’être malin !

« C’est ainsi que les mécanismes qui assurent l’élimination des enfants des classes inférieures et moyennes agiraient presque aussi efficacement (mais plus discrètement) dans le cas où une politique systématique de bourses ou d’allocations d’études rendrait formellement égaux devant l’École les sujets de toutes les classes sociales : on pourrait alors, avec plus de justifications que jamais, imputer à l’inégalité des dons ou à l’aspiration inégale à la culture la représentation inégale des différentes couches sociales aux différents niveaux de l’enseignement[64]. »

Dix ans avant la réforme Haby, Bourdieu et Passeron avaient dressé d’avance le constat d’échec de toute tentative de « démocratisation », car l’école ne peut être indépendante de l’ensemble. La déperdition scolaire est la résultante de forces qui échappent à l’Éducation nationale. L’enfant de prolos adopté par des cadres, comme tous les autres « héritiers », bénéficie de la culture du milieu dans lequel il vit, s’exprime facilement, a des connaissances étendues dans le domaine musical, ses lectures sont variées, il a vu toutes sortes de films. Plus le milieu social est élevé, plus les savoirs sont étendus et diversifiés. Tu sais bien que je parle ici de quantité et non de qualité, et que je suis souvent atterrée par la superficialité des gens dits cultivés. Mais l’éclectisme est une méthode et la bonne quand on veut « briller » à l’école ; d’où l’apparent paradoxe de la réussite optimale de ceux qui justement contestent l’enseignement scolaire si étriqué. Ils cherchent (et trouvent) ailleurs les aliments nécessaires à leurs succès, méprisant le Canigou ou « Mac Donald » qu’on leur sert au lycée. Plus ils rejettent la pâtée et mieux ils sont en forme pour gagner les concours. Ça va de soi.


La pseudo-démocratisation n’est pas qu’inutile et je ne perdrais pas mon temps à t’en parler si je ne la jugeais profondément vicieuse. Avant les efforts pour une démocratisation — efforts tout à fait réels, n’en doute pas, car on est démocrate de père en fils dans les rouages de l’Éducation nationale, à droite comme à gauche —, quand on était « enfant du peuple », on savait être bon perdant, on tenait sur le ring autant qu’on pouvait, sachant que les chances entre le poids lourd et le poids mouche étaient inégales ; quand on avait résisté quelque temps, on était fier, on mettait le certificat d’études dans un beau cadre et on pouvait s’estimer très heureux de ne s’être pas fait étaler sur le tapis avant d’avoir commencé. Il arrivait bien que l’un fît des études, des vraies, mais c’était infiniment rare et, a priori, on n’y prétendait pas.

Avec le collège unique, « tout le monde peut en faire, des études » et il n’y a plus d’excuse à l’échec. Non seulement l’école est triste parce qu’elle oblige des gens à s’ennuyer mortellement (je dis bien mortellement) pendant toute leur jeunesse, mais elle produit de la pourriture au moins sous deux formes : les classes « laborieuses » ( !) retournent au labeur avec des diplômes qui ne servent à rien sur le marché du travail ou bien perdent leur valeur en un ou deux ans de temps. Or cela est incontestablement plus lamentable qu’avant l’obligation scolaire. Mais, surtout, la fameuse démocratisation prouve aux plus défavorisés qu’on a tout fait pour eux et que s’ils ratent le passage dans le second cycle, c’est qu’il n’y avait rien à tirer de leur minable cerveau. Ils n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes.

Le système éducatif d’aujourd’hui vise à ce que l’échec scolaire soit intériorisé. On ne cesse de seriner aux jeunes qu’ils ne sont pas dignes d’être à l’école. On les humilie tellement, chaque heure et pendant tant d’années ! Qu’on ne vienne pas pleurer sur leur dite agressivité.

Les professeurs s’insurgent : « Ils nous font perdre notre temps ! » (Et le leur ?) Vos enfants ne les intéressent plus… Ceux d’hier étaient plus « doués », mieux élevés en tout cas. On sent bien que les républicains s’énervent ; les démocrates bredouillent qu’ils regrettent, qu’ils n’avaient pas prévu les conséquences, qu’ils feront mieux la prochaine fois.

Les syndicats ouvriers manquent pour le moins d’inspiration. Non seulement ils n’ont jamais fait grève contre l’école, mais encore ils ne proposent même pas leurs services aux familles qui porteraient plainte contre l’Éducation nationale. C’est pourtant assez simple à envisager : imagine qu’un gosse d’ouvrière ait envie d’être chirurgien et qu’il se retrouve bêtement à dix-sept ans en usine. Ça peut arriver, hein ? Imagine que sa mère, ou lui-même, ou sa municipalité ou un syndicat fasse un recours en responsabilité… Ce recours légal permet d’obtenir réparation des dommages causés par l’administration. Le Conseil d’État fonde le droit à la réparation sur le « dommage anormal » et la « rupture de l’égalité devant les charges publiques » que représente ce dommage. Il faut prouver qu’il y a faute et ça, vraiment, ça me semble à la portée du premier venu.

Et puis, avant d’aller aux écoles, on pourrait peut-être apprendre à parler. Ce n’est pas très difficile : il suffit de dire « je ne comprends pas, qu’entendez-vous par là ? » quand quelqu’un utilise devant soi un mot qu’on ne connaît pas. Qu’est-ce qu’on apprendrait de choses et vite si tout le monde faisait ça ! Pour ma part, si on me joue encore l’air de la démocratisation de l’enseignement, je demanderai qu’on m’explique d’abord un peu ce qu’est une démocratie (libérale, populaire, etc. ; les adjectifs pas plus que les noms n’ont ici le moindre soupçon de sens). Gouvernement du peuple par le peuple. D’accord, mais qu’est-ce que le peuple ? Les « masses », comme n’osent plus dire les marxistes ? « Masse : quantité relativement grande de substance solide ou pâteuse, qui n’a pas de forme définie, ou dont on ne considère pas la forme » (Petit Robert). Ce n’est que le premier sens mais j’ai toujours trouvé grand intérêt à la considération de l’origine des mots. En Chine comme aux États-Unis, le peuple est roi et nous voilà bien avancés. Je ne suis pas tout à fait sûre que le mot démocratie veuille dire quoi que ce soit. Je ne serai heureuse que dans un monde où chacun pourra parler, écouter, comprendre, discuter, agir. Règle de grammaire : remplacer tout conditionnel optatif par le futur de l’indicatif permet de donner un sens à l’action.

Car je ne me satisfais pas de constater l’injustice de l’école et l’impossibilité d’y remédier, j’en déduis logiquement la conduite à tenir : on peut individuellement, seul ou à plusieurs, s’organiser pour empêcher les enfants d’aller se faire bouffer par l’Éducation nationale. Je rêve ? Je rêve que tu as quatorze ans et que tu n’es jamais allée à l’école ? Je rêve que Lola passe ses journées à jouir de la vie ? Je rêve de toutes celles et de ceux que nous avons rencontrés au long de ces années et qui grandissent tranquillement, loin de ces cours barbelés ? Je rêve ?




École républicaine et égalité des chances en 2006.
par le collectif éditorial :


Une étude de la Direction de l’évaluation et de la prospective (DEP) du ministère de l’Éducation nationale publiée en janvier 2006, visant à établir ce que sont devenu/es quinze ans plus tard des élèves entré/es en classe de sixième en 1989, révèle que 63 % d’entre eux et elles ont obtenu le bac, 55 % ont entamé des études supérieures et 43 % ont acquis un diplôme universitaire, dont 27,3 % un diplôme équivalent au moins à la licence (bac + 3).


Les filles sont 32,5 % à avoir obtenu le niveau bac + 3 ou plus, contre 22,3 % des garçons.


Les enfants qui avaient l’âge « normal » de 11 ans au moment de l’entrée en sixième ont été 75,7 % à avoir le bac et 34,8 % à obtenir au moins bac + 3. Ceux et celles qui avaient 10 ans seulement ont été 93,2 % à avoir le bac et 62,7 % sont parvenu/es à bac + 3. En revanche, celles et ceux qui avaient 12 ans ou plus n’ont été que 26,4 % à avoir le bac et 4 % à atteindre bac + 3.

Moins de un/e élève sur cinq entré/e en sixième à 12 ans accèdera à l’enseignement supérieur ; la moitié abandonnera son cursus sans avoir eu aucun diplôme.


Les jeunes dont les parents n’ont pas le bac ne sont que 16,4 % à avoir accédé au niveau le plus élevé contre 48,2 % de ceux et celles dont les parents étaient titulaires du bac.


Les enfants d’enseignant/es sont 74,8 % à avoir obtenu le bac, devant les enfants de cadres (69,2 %), celles et ceux de membres de professions intermédiaires (48 %), d’agriculteurs/trices (39,2 %), d’artisan/nes et commerçant/es (30,7 %), d’employé/es (29, 5 %), d’ouvrier/es qualifié/es (22, 9 %) et d’ouvrier/es non qualifié/es (15, 8 %). Les enfants d’ouvrier/es sont plus souvent orienté/es vers l’enseignement professionnel et technologique et leur présence tend à diminuer dans les filières les plus sélectives. Elles et ils ont sept fois moins de chances que les enfants de cadres d’obtenir le bac S (bac scientifique).


Quant aux études supérieures, les enfants d’enseignant/es sont 62,6% à avoir obtenu un diplôme universitaire à bac + 3 ou plus. Suivent les enfants de cadres (52,2 %), de membres de professions intermédiaires (35,7 %), d’agricultrices/teurs (28,3 %), d’employé/es (19,8 %) d’artisan/nes et commerçant/es (19,6 %), d’ouvrier/es qualifié/es (16,8 %) et d’ouvrier/es non qualifié/es (10,7 % seulement au niveau bac+3).

Les BTS et DUT, très minoritaires parmi les enfants d’enseignant/es ou de cadres supérieurs, représentent la moitié des diplômes obtenus par les étudiants d’origine ouvrière dans l’enseignement supérieur.


Pour ce qui est des grandes écoles, selon une étude de la Conférence des grandes écoles (CGE) publiée par Les Échos en juin 2005, 72 % des élèves des grandes écoles ont des parents exerçant des professions intermédiaires, libérales, ou cadres supérieurs, pour seulement 5 % d’enfants d’ouvrier/es.


« L’expansion scolaire contemporaine ne s’accompagne pas d’une réduction notable de l’inégalité des chances et cette inégalité est de plus en plus d’origine culturelle. La complexité du système scolaire semble privilégier les familles qui en ont une bonne connaissance. Aussi le niveau de diplôme des enfants est-il davantage lié, aujourd’hui qu’hier, à celui du père. »


In « Démocratisation de l’école et persistance des inégalités », Dominique GOUX et Eric MAURIN, INSEE, Économie et Statistique, n°306, juin 1997.


CONTRE LA TROUILLE


En réalité, Marie, avant de concevoir toutes les bonnes raisons qu’on a de ne pas mettre les enfants à l’école, j’ai agi spontanément, comme d’instinct, pour t’éviter de vivre toute ton enfance dans la peur.

À l’école, on a peur.

Comme à l’armée, à l’hôpital, au tribunal. Peur des malheurs et douleurs qui peuvent arriver. Bien sûr, on peut être plus ou moins brave et surtout plus ou moins menacé.

À la mère dont le petiot hurle au premier jour de la maternelle, on dit : « Il va s’habituer. » C’est effectivement ce qui se passe. On s’habitue. La plupart oublient même qu’ils ont eu peur, qu’ils s’y sont accoutumés. Le pli est pris. Ils ont peur toute leur vie, ne savent plus de quoi. C’est là que réside l’atrocité de la souffrance obscure.

Certainement, avant l’école, existe déjà l’oppression du monde. L’enfant, faible, se heurte à la violence de l’adulte et de ce que permet l’adulte. Il fait l’expérience, avant d’en avoir conscience, du manque absolu de liberté et de tous les manques qui en découlent. D’où, d’ailleurs, son évidente supériorité sur nous : il désire la liberté. Pour l’enfant, la liberté s’identifie au futur. En cela, il est tout à fait juste d’assurer que l’enfant est un être de désir. « Je ne peux pas, je pourrai », dit-il, et nul ne semble s’apercevoir que se trouve concentrée là toute l’énergie de l’espérance qu’épouse la volonté.

La dépendance où il se trouve peut — c’est mon acte de foi — se vivre dans une inquiétude qui ne soit pas une panique. Je savais que je ne pouvais empêcher la peur de t’atteindre ni de te meurtrir, mais j’ai essayé d’éviter ce qu’il était en mon pouvoir d’écarter de ton enfance : la sombre cochonnerie de l’institutionnalisation des rapports de peur entre adultes et enfants. Car cela n’était en rien nécessaire.

Il n’entrait pas dans mes vues de faire de toi un bouddha, le prince protégé de tout mal par ses parents ; jamais je ne t’ai caché ta souffrance ni celle des autres, ni la mort, ni l’agressivité des hommes, ni nos faiblesses. Mais pourquoi aurais-je permis que tu vives la peur pour la peur, pour le pur apprentissage de la peur coutumière ?

Et qu’avons-nous à faire des poncifs délétères selon lesquels « il faudra bien qu’un jour ou l’autre, elle y passe » ? Entends qu’elle (toi) passe au laminage de la terreur. « Le cynisme est la seule force dans laquelle les âmes vulgaires touchent à la probité » (Nietzsche). Si bien qu’on me répète indéfiniment : « C’est comme ça ! » avec un défi aigre et méchamment triomphal dans la voix.

Eh bien non. Les choses ne sont pas comme ça. D’abord parce que, de mon côté, je peux changer ce qui ne me convient pas (et il est assez intéressant de noter qu’une phrase aussi lumineuse puisse apparaître, par les temps qui courent, comme celle d’une illuminée), ensuite parce que les choses qu’il n’est pas en mon pouvoir ou en mon seul pouvoir de changer, je puis toujours les refuser et ne pas pactiser avec les résignés et accepteurs (mais là encore la sagesse des nations considère comme une folie de refuser l’inéluctable ; ne sachant plus dire non, on méconnaît le sens vrai du oui ; incapable d’acquiescer, on accepte).


Catherine, une de nos amies, professeur d’anglais, nous avait dit un soir : « Les récréations… On dirait des truies qui hurlent. » L’expression était si adéquate que j’ai, en un instant, été envahie par le souvenir de ces cours de récréation, de ce bruit si particulier, jamais entendu nulle part ailleurs, d’enfants hurlant. Et l’atmosphère des veilles de vacances, cette espèce de sauvagerie qui s’emparait des gamines… Une fois de loin en loin, il arrivait que l’une craignît l’ennui de l’été mais pas l’ensemble, oh non ! pas l’ensemble… Bonnes ou mauvaises élèves, nous attendions l’été avec une immense convoitise. La veille des vacances, des farandoles barbares se déroulaient d’où je me tenais lâchement à distance : « Vive les vacances ! À bas les pénitences ! Les cahiers au feu ! La maîtresse au milieu ! » Je n’osais pas chanter ça. Sans doute, terriblement lèche-cul, craignais-je de trahir l’institutrice que j’aimais, que tout me forçait à aimer. (Mais elle était gaie ce jour-là – pour elle aussi c’étaient les vacances – et j’aurais pu lui lancer un clin d’œil en passant…) Il y avait quelque chose de bien plus sérieux dans ma réserve. J’ai toujours eu une implacable épouvante du feu, or, je prenais la chansonnette au mot, très littéralement, et je ne pouvais « quand même pas » souhaiter à la maîtresse une mort si horrible. Dans la petite horde, toutes n’avaient pas la même conscience de ce qui se disait là, mais toutes n’étaient pas simplettes non plus et je sentais bien que la farandole enragée exprimait une haine réelle.

J’avais très peur.

Nous étions « heureuses » pourtant. Je me souviens de chacune de mes institutrices, Mlle Obez, Mme Lasser, Mme Lemaire, Mlle Boidin, de braves femmes, très compétentes de surcroît. C’était une bonne école que l’école Sophie-Germain et la directrice, Mlle Goffaert, avait su créer un climat « détendu ». La vie se déroulait sans grand drame. Les maîtresses, plus ou moins sévères, élevaient peu la voix. Parfois, l’une ou l’autre riait, pendant la récréation. Ça nous faisait plaisir. Il y avait d’autres écoles, non loin, où les institutrices avaient l’air méchant ou vulgaire. Pas chez nous, on avait de la chance. Certes elles étaient distantes et cela me serrait le cœur, mais on pouvait toujours poser des questions sur ce qu’on n’avait pas compris, elles répondaient sans s’énerver. Oui, de bonnes maîtresses…

Je n’ai pas de reproches à leur faire. Elles m’ont bien aimée (j’ai tout fait pour ça !). Et je le dis le cœur fendu.

Les enfants n’aiment pas l’école. Ceux qui disent l’aimer, comme je le faisais, vivent souvent dans un système de séduction dont ils ont bien plus de mal à se débarrasser que ceux dont on a brisé la révolte par la répression.

J’« aimais » l’école parce que ça faisait plaisir à Maman. Et que, partant, les institutrices puis les professeurs me savaient gré d’être attentive, disciplinée, obéissante.

Me faire aimer d’elles, c’était surtout échapper à l’enfer d’humiliations où vivaient les « mauvaises » (on disait les « bonnes » et les « mauvaises », c’était toute une conception morale de la réussite scolaire). Il me semblait que jamais je n’aurais pu supporter les constantes réprimandes, les cris, voire les claques, les mains sur la tête, les tours de cour, le coin, la convocation des parents. Maintenant, Marie, j’ai très peur de ma peur ancienne. Quelle dignité pourrais-je attendre de moi si je me trouvais un jour en situation d’être ainsi humiliée ou punie et que « je ne puisse le supporter » ? Si je rampais à six ou douze ans, sans doute ramperais-je encore maintenant et demain.

Mais le pire, c’est que je voyais assez clairement la part de ma poltronnerie et que pour rien au monde je n’aurais voulu être « une chouchoute » ; tu imagines dans quelle situation compliquée je me mettais alors, mais je t’assure que je n’étais pas la seule enfant à m’angoisser dans d’inextricables fils. Les deux premières années, « bavarder » était le crime par excellence. Au cours préparatoire, avant toute chose, on nous apprenait à nous taire et, plusieurs fois par jour, nous devions rester assises les bras croisés, le doigt sur la bouche (je l’ai encore vu faire en 1980 dans une école du XIIe arrondissement). Si bien que lorsque mes petites voisines me parlaient, je ne leur répondais pas ! Tu vois un peu…

J’avais beau avoir six ou sept ans, je savais pertinemment que c’était d’une goujaterie grotesque. Alors je rattrapais ma réputation avec une drôle de perversité destinée à culpabiliser la maîtresse et à montrer à mes compagnes que j’étais, malgré tout, de leur côté. Chaque fois que la maîtresse en colère demandait : « Qui a parlé ? » ou : « Qui a ri ? », moi, l’innocente, je levais le doigt. Elle hésitait à me punir et ne le faisait qu’avec un air de s’excuser dont je jouissais fort. Consciente que cette supercherie pouvait aussi bien m’attirer la rancœur de mes condisciples, je m’évertuais par ailleurs à mériter une auréole de bonne petite camarade ; je recopiais les cours des malades, jouais les avocates pour les tabliers tachés et les lacets perdus. Puis je rentrais chez nous et persécutais ma petite sœur.

Vers huit ou neuf ans, j’étais moins névrosée. Ou, peut-être bien, plus inconsciente des déchirements auxquels m’exposait la peur d’être rejetée par les institutrices d’une part, les élèves de l’autre. Bref, j’étais devenue normale, je souriais beaucoup, je faisais bien mes devoirs et au besoin ceux des autres. Une enfant gaie, serviable et sans problèmes…

À tous les niveaux, l’école encourage la lâcheté. Et ce n’est d’ailleurs la faute de personne. C’est la situation scolaire elle-même qui crée une mentalité d’enrégimenté. Prends par exemple mes « bonnes maîtresses ». Elles ne manquaient pas de nous dire qu’il fallait les interrompre chaque fois que nous perdions le fil. Comme si ç’avait été simple ! Lever le doigt pour faire remarquer à toute la classe qu’on est un peu dur de la comprenette, ça demande déjà du courage. Avouer qu’on est perdu, on peut le faire une fois, deux fois… Trois, ça devient délicat et quatre, sérieusement embêtant. Pendant qu’on fait répéter, les élèves qui ont compris perdent leur temps. Si bien que c’est le tour classique : seuls les bons peuvent se permettre, ce qui demeure, qu’on le veuille ou non, à la limite de l’impolitesse. Tout le reste à l’avenant, on fait semblant de comprendre, on triche, on falsifie ses notes. Que tout ça est infect…

Ce dernier mot m’évoque autre chose. C’était au lycée. Je transpirais beaucoup (« maladivement », disait-on), c’était une sueur froide, aigre, la sueur très particulière de la peur. Après le lycée, je n’ai plus jamais connu cette sueur-là que dans des cas de panique extrême. Mais je ne savais pas alors que si grande était mon angoisse. On avait décrété une fois pour toutes que j’étais trop timide à l’oral. Quelques adultes « comprenaient » : eux aussi, dans leur enfance, « perdaient leurs moyens » quand il fallait monter sur l’estrade, ils s’en souvenaient. Mais qu’est-ce que leur compassion changeait pour moi ? J’étais d’un « tempérament » nerveux. Voilà tout… Lors des compositions, on me donnait du valium. Je ne représentais pas le seul cas d’espèce et la pratique des tranquillisants, que je sache, n’est pas tombée en désuétude. Tant s’en faut.

L’enfant timide ou sensible est supplicié dans ce groupe de petits et de grands aussi énervés les uns que les autres. Mais craintifs ou pas, tous sont confrontés à des dizaines d’épreuves quotidiennes.

« Monsieur, je peux faire pipi ?

– Attends la récréation. »

Cinq minutes plus tard :

« Monsieur, je tiens plus.

– Ça t’apprendra. »

Presque toute la classe rit. Le maître, magnanime, prend un air sévère :

« Bon, tu sors. Mais c’est la dernière fois. Et en rentrant, tu me récites la table de sept. Dépêche-toi. »

L’instituteur n’a pas conscience que cinq ou six paires d’yeux dans la classe le regardent avec une sorte d’horreur. Ils savent ce que c’est que l’envie de faire pipi et ils comprennent, de la vessie à la tête par tous les frissons, qu’ils dépendent d’un maître, qu’ils sont comme des chiens, des chiens à qui on fait apprendre la table de sept. Ils sont avec un maître-chien qui les dresse. La « dignité humaine » ? Heureusement, ils ne connaissent pas ces mots-là, mais ils pénètrent profondément bien la cruauté qu’il y a dans l’air.

Cette institutrice milite pour Amnesty. Elle est de gauche, gentille avec les élèves. Une gamine s’approche :

« Maîtresse, Virginie m’a tiré les cheveux !

– Ce n’est pas beau de rapporter. Va jouer ailleurs. »

Sarah, penaude, se réfugie dans un coin où Virginie revient la persécuter. Des garçons s’en mêlent. Bagarre. Cris. Mais les instits sont modernes : il ne faut pas intervenir. Leurs bagarres, ça les regarde.

Amnesty… Amnesty… ?

Si quelqu’un, adulte ou enfant, te tirait les cheveux, te faisait boire la tasse, t’attaquait d’une manière ou d’une autre, j’espère bien que je viendrais à ton secours, je le ferais pour tous ceux que j’aime et j’attends de toi la même aide et protection. D’où ça vient cette idée ahurissante qu’il faut laisser les mômes se battre entre eux ? Il n’y a pas de mômes. Ça n’existe pas les mômes. C’est une vision de l’esprit (quand il n’est pas tout à fait clair). Dans une bagarre, j’interviens si on appelle à l’aide et si j’en ai le courage. Et l’âge n’a rien à voir dans cette histoire. Je reste à l’écart si on ne crie pas ou si j’ai trop peur. Mais je n’irai pas déguiser ma peur en « respect de l’enfant » alors que, constamment, l’enfant est outragé.

La plupart des gens ont oublié leur enfance. Sinon, jamais ils ne pourraient se conduire envers les mômes avec un sadisme aussi bête. Tous ceux qui devinent le cruel décalage entre l’adulte et l’enfant aiment ce merveilleux petit livre de Janusz Korczak : Quand je redeviendrai petit[65]. C’est un chef-d’œuvre de justesse et j’ai souvent le cœur serré quand je le reprends.

On a tant de mal à se remettre dans la peau de l’enfant qui dépend complètement des grands. Attendre… Attendre le bon plaisir du prince… Quoi qu’on veuille se procurer, il faut demander, toujours réclamer, faire des minauderies, promettre d’être sage, de ne pas abuser. Et toujours s’exposer au refus. Quémander vous rend avide. Pas étonnant qu’il y ait des timbrés pour tirer sur celui qui touche à leur voiture.

La mendicité obligée de l’enfance est aussi à l’origine de la peur ; c’est l’insécurité absolue, la pauvreté absolue et la menace odieuse contenue dans toute dépendance. L’enfant ne sait rien de demain. Quoi de plus angoissant que de s’entendre répondre : « Tu verras bien ! » ? J’ai vu des adultes faire des crises de nerfs pour moins que ça. Car il est vrai qu’on a le droit le plus entier de savoir.

L’enfant vit en famille dans une menace vague qu’il peut d’autant moins circonscrire qu’elle se noie dans l’affection. À l’école, les sources les plus profondes de l’insécurité permanente, la peur de faire de la peine à ses parents, celle d’être séparé de ses amis, celle, bien enfouie, de jouer là tout son avenir, celle de devoir se reconnaître stupide, etc., ne se prêtent pas aux conversations entre mômes. Par contre[66], on évoque sans fin la partie visible de l’iceberg : la punition. C’est un sujet intarissable.

Dans notre société, qui punit-on ? Les « malfaiteurs » et les enfants. Uniquement. Et puis tout le monde trouve ça naturel !

La trouille de l’enfant scolarisé, c’est qu’il se sait dans la nasse. Il entre dans un lieu disciplinaire. S’il a dix mille formes possibles, un lieu disciplinaire est essentiellement un lieu de surveillance, donc de punition. Si un jour l’école t’intéresse, tu trouveras dans le livre déjà signalé de Michel Foucault sur la prison, Surveiller et punir, des réflexions parfaitement appropriées à l’institution scolaire sur le « principe de visibilité obligatoire » : « C’est le fait d’être vu sans cesse, de pouvoir toujours être vu, qui maintient dans son assujettissement l’individu disciplinaire. »

Le pouvoir peut braquer le projecteur sur n’importe quel enfant, à n’importe quel moment : « Que faites-vous ? » Comment être assez détendu pour dire tranquillement : « Ça ne vous regarde pas », ce qui est forcément la seule réponse correcte si l’on veut garder son intégrité dans le réseau où sont intriquées toutes les surveillances qui s’exercent sur vous ? Les surveillants eux-mêmes sont surveillés, les professeurs aussi, le directeur aussi. Il faut surveiller. Il faut se surveiller les uns les autres. Il faut se surveiller soi-même. Tout le monde vit dans l’appréhension de la punition et se défoule sur l’élève. Je n’évoquerai même pas les « fessées déculottées » qui sont loin d’avoir disparu (n’est-ce pas Geneviève ?), mais toute punition se veut humiliante et n’importe quel adulte, comme tout enfant, mourrait de honte si on le fessait cul nu devant trente collègues, n’importe quel adulte rougirait ou pâlirait si on lui faisait remarquer devant ses voisins qu’il ne sait pas grand-chose et n’importe quel adulte aurait envie de tuer si on lui ordonnait de lire à voix haute en public la lettre qu’il écrit à son amante ou amant pendant ses heures de bureau.

Si quelqu’un ose me soutenir que cela ne se fait plus, je le ridiculiserai en lui donnant toutes les preuves qu’il voudra.

Encore me gardé-je absolument de dénoncer des cas de brutalité ou de cruauté mentale qui me semblent cas d’exception ; je ne parle que de l’école quotidienne, celle des vingt dernières années de ce millénaire, l’école d’aujourd’hui.

Et je t’aurais envoyée dans cette galère ?  !

Je ne t’ai jamais punie. Ce qui ne m’a pas empêchée de piquer quelques colères et j’éprouverais sans doute aussi de la colère si je me faisais agresser par un quidam. Mais te punir ? Punir un agresseur (ou charger la « Justice » de faire ce sale boulot) ? Quelle absurdité ! Au nom de quoi ? Mais surtout qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Pour intimider ? C’est-à-dire, au sens littéral, pour faire peur ? Comment ne vit-on pas alors dans la crainte de récolter la violence qu’on aurait semée ? Toute punition n’est qu’une vengeance, une très basse vengeance.

Dans certains foyers, à l’école, au tribunal, on ne se préoccupe pas des conséquences de la haine qu’on accumule. On punit pour montrer qui est le plus fort. La loi, c’est la force. Rompez !

Strictement rien de rationnel là-dedans ; et comme ce prof de philo viré de l’Éducation nationale, dont j’ai déjà parlé, qu’on avait accusé de « critiquer toute punition », je dirai qu’ « en effet, elle est inexcusable quels qu’en soient les motifs ».

Il y a aussi les adultes qui ne punissent pas mais qui menacent sans cesse : « Encore un peu et tu vas voir. » Tu vas voir quoi ? On m’aurait fait ce coup-là que certainement j’aurais voulu mesurer la distance de la menace à son exécution. La menace est toujours en soi une forme de répression ; elle perturbe, elle énerve.

En classe, la moindre interrogation est chargée d’un tas de sous-entendus. « Vous avez fait seule cette dissertation ? » peut être l’expression d’une admiration mais plus vraisemblablement d’une suspicion, d’un sarcasme. « Dites-moi, mon petit, vous me semblez bien ailleurs en ce moment ! » Est-ce que le ton était amical ou acerbe ? Et le gamin va s’interroger là-dessus la journée entière. Tout compte dans l’évaluation que ces gens qui ne vous connaissent pas font de vous. À l’école, le danger est présent en tout adulte ; du concierge au directeur, tous sont payés pour faire les flics. Même le parent le moins gendarme est embrigadé dans des histoires de contrôle et de signatures.

Si un régime autoritaire décrétait que désormais nos activités devaient être déposées par écrit et contresignées par le mari ou la voisine ou la préfecture, quelques-uns hurleraient au fascisme, mais que les enfants doivent montrer à leurs parents leur « carnet de notes » ne gêne personne. Si tu décidais d’aller au lycée, jamais, au grand jamais, je n’accepterais d’apposer ma signature au bas d’un rapport de cette espèce, un mouchard en réalité. Tu pourrais toujours me le montrer si tu voulais (on se demande bien pourquoi). Me mettrait-on à l’amende ?

Je repense à la tête catastrophée de Blanche : « C’est incroyable ! On a un gros problème avec Loïc ; son professeur s’est rendu compte qu’il avait falsifié ma signature ! Tu te rends compte ? Jamais je ne l’ai grondé pour une mauvaise note ! Jamais ! Qu’est-ce qui a pu lui prendre ? Et depuis qu’il se sait découvert, il reste enfermé dans sa chambre. Ça fait trois jours ! Et rien à faire pour le faire sortir. »

J’aime bien Blanche, elle était dans tous ses états et je ne savais vraiment pas comment la consoler. Je n’allais quand même pas lui dire qu’elle s’en sortait plutôt bien et que l’immense majorité des suicides d’enfants était due très précisément à la peur d’avouer une mauvaise note ou à la honte de voir reconnue une fausse signature.

Des psychologues, toujours de service quand il s’agit de justifier les normes et d’expliquer l’inexplicable, t’affirment sans sourciller que si l’on ne punit pas l’enfant, il se punira cruellement lui-même, se blessera, cassera son jouet préféré (s’accusera de fautes qu’il n’a pas commises, pour faire bonne mesure) et que l’éducateur doit punir pour « soulager la conscience » du bambin. Bien sûr qu’il y a des enfants fêlés, mais pour se punir soi-même, il faut être déjà bien rongé par la peur, craindre pire, encore et toujours pire, tu ne crois pas ?


Tous les psychanalystes ne sont pas des crétins. Beaucoup sont assez malins pour être escrocs. Et même, un tout petit nombre, qui ne sont ni crétins ni escrocs, sont de remarquables et belles figures de penseurs, de créateurs. Je n’ai pas été surprise — ça me semblait la moindre des choses — que deux d’entre eux, assez loin des divans, disons-le, corroborent avec « leurs » enfants (autistiques pour l’un, « caractériels » pour l’autre) ce que quelques parents ont choisi de vivre dans une relation d’où toute idée de sanction est absente. Bruno Bettelheim : « [Ici] il n’y a aucune règle disciplinaire. Le personnel doit respecter tout ce que fait l’enfant (on remplace parfois jusqu’à trente vitres par jour)[67]. » A. S. Neill : « Les enfants de Summerhill ne deviennent pas des criminels ou des gangsters une fois qu’ils ont quitté l’école parce qu’ils ont le droit [chez nous] de vivre à fond leur gangstérisme sans crainte de punitions ni de remontrances[68]. »

Je te vois sourire. Tu me reproches de me réfugier derrière les « grands ». Il est vrai que c’est par lassitude. J’ai trop souvent eu à « défendre » ces amis qui ont voulu un autre rapport à leur enfant que celui du dressage. Dans les lieux où des mômes déscolarisés vivent ensemble (lieux de vie, écoles parallèles, etc.), le refus de la punition prête à bien des visiteurs un prétexte à parler de « totale liberté » pour celles et ceux qui éprouvent pour ce mode de vie de la sympathie et à crier au « laxisme » pour les autres.

Les deux points de vue sont erronés. Il n’y a pas plus de laisser-aller que de jouissance sans entrave. Il y a des adultes et des enfants qui apprennent à ne plus avoir peur. Ce n’est pas forcément facile. Les périodes de gangstérisme et trente vitres à remplacer, ça demande un grand sang-froid et une confiance inébranlable dans les rapports humains véritables qui peuvent naître au sein d’un monde d’où la punition est exclue. Et il ne s’agit pas d’avoir l’enfant à l’usure. Mais d’instaurer coûte que coûte une relation où l’enfant a le même poids, la même valeur qu’un adulte, où tout individu, quel que soit son âge, est considéré comme seul responsable de ses actes. La liberté apparente dont quelques-uns se disent frappés en entrant dans ces lieux n’est pas la vraie liberté. La vraie liberté ne se voit pas. Qu’un gosse dise à tel ou tel adulte : « Tu me fais chier, laisse-moi seul » ne donne aucune indication sur le degré de « liberté » qui se déploie ici. Mais que l’adulte comprenne et s’en aille montre que celui-ci sait « prendre du champ » et concevoir des rapports indépendants non fondés sur le droit et la peur, le permis et l’interdit. C’est déjà quelque chose.

Je connais par cœur tous les refrains qui reprennent le thème de « l’erreur psychologique [consistant à avoir] une attitude égalitaire avec l’enfant et à n’user jamais de sanction » (Schmid dénonçant la pédagogie du maître-camarade au début du siècle).

Je ne réponds plus. Je te regarde. Tu es très belle. Tu as presque quatorze ans. Tu rêves dans ton hamac. Tu sembles aller bien. Ceux qui défendent la discipline et l’école ont de sales trognes tristes. Ça ne leur a pas tellement réussi l’apprentissage de la peur. Elle domine leurs jugements. Ce sont les mêmes, forcément, qui réclament plus de policiers. Ils ne conçoivent la vie que disciplinaire avec des écoles pour apprendre à se taire, des casernes pour apprendre à obéir, des prisons pour apprendre à mourir.

La vie ainsi se décompose dans l’impossibilité d’une confiance. C’est ce climat paranoïaque qui suinte de l’institution scolaire. Étrangement, si le rigorisme est moins sombre dans certaines écoles qu’il ne le fut, les relations sont de plus en plus tendues et pas seulement entre élèves et professeurs.

Être « parent d’élève » est très différent d’être parent tout court et les rapports avec les enseignants sont nettement conflictuels. Maîtres et maîtresses en prennent pour leur grade, ils et elles surtout ont gardé aux yeux de la bourgeoisie que singe de nos jours n’importe qui un petit côté « domestique ». Et de se plaindre qu’on ne les respecte pas. Quand je vois la rédaction de Laurence avec un gros trait rouge sur « pécuniaire » et la correction « pécunier » dans la marge, je me dis qu’il n’y a pas de honte à ignorer l’orthographe (j’ai vu pire chez des professeurs et des journalistes) mais qu’il est quelque peu déplacé de jouer avec le stylo rouge. Reconnaissons que ce genre… d’étourderie ne favorise pas le prestige du métier.

Les enseignants du secondaire sont un peu mieux considérés et ils auraient tendance à marquer autant que possible les distances. Ils détestent d’ailleurs carrément les parents qui sont devenus l’ennemi numéro un. Ceux qui voudraient « faire autrement » se heurtent automatiquement aux parents qui ne veulent qu’une chose : que leur gosse « réussisse ». Réussir, on leur a appris ça à l’école, c’est avoir de bonnes notes et pour avoir de bonnes notes, il faut bûcher. Inutile de chercher midi à quatorze heures. Les enseignants s’arrachent les cheveux et tentent sans succès de faire admettre aux parents que l’école a changé : « Ah oui ! Parlons-en ! À quinze ans, Amélie ne connaît pas la différence entre “on” et “ont” ! De mon temps… » Le professeur se retourne contre l’instituteur qui en veut à la télévision qui organise des débats débiles sur le privé et le public.

Tout le monde se lamente. Pendant ce temps-là, toi et moi, on va au cinéma.


CONTRE L’OPPRESSION DES ADULTES SUR LES ENFANTS


L’enfant est la propriété de l’adulte. C’est sa petite chose. Il peut en faire absolument ce qu’il veut (sauf le soustraire à l’emprise de l’État qui demeure le Grand Propriétaire). Cela va malgré tout si peu de soi que les grands ont été amenés à créer la notion d’enfance, notion à peu près vide de sens dont l’affirmation formelle recouvre cependant le statut bien particulier que les vieux veulent donner à ces êtres qu’ils mettent à part pour leur plaisir ou leurs intérêts divers.

Historiquement, l’idée d’enfance n’a qu’à peine cent cinquante ans. Mais même Philippe Ariès, dans son livre sur le sujet[69], comme la plupart de ceux qui reconnaissent que l’enfance est une création de l’esprit et non une donnée de fait comme par exemple la jeunesse, ne parle du petit d’homme que par référence à l’adulte : l’enfant est, au mieux, un adulte miniature. Lorsque je dis que l’enfant n’existe pas, comprends-moi bien. Assurément l’enfant est aussi mûr, aussi intelligent, aussi « sensé » que l’adulte et je récuse toute différence de valeur entre les âges. Cependant, moi aussi je parle d’enfance et je soutiens même que chaque enfant et chaque adulte ont le même droit de vivre leur « esprit d’enfance », si l’on veut bien par cette expression signifier une vision du monde non traumatisée par l’accumulation de jours sans émerveillement.

Lorsque j’utilise le mot « enfant », je parle de quelqu’un qui est dans toute sa jeunesse et je ne l’oppose à l’adulte que dans le sens où celui-ci n’a plus cette jeunesse plénière. Mais je ne vois en rien que cette perte de la jeunesse confère aux gens plus âgés je ne sais quelle supériorité appelée pudiquement « maturité ». Si certains osent parler d’un point « optimal » de la forme physique ou mentale qui appartiendrait à l’espèce, force leur est de constater, s’ils tiennent aux canons habituels, que ce point d’épanouissement intellectuel et physique se situerait grosso modo entre treize et dix-huit ans. Mais alors, qu’on confie le monde aux adolescents ! Quant à moi, je ne reconnais d’authenticité à ce « meilleur âge » de la vie qu’à celui que chaque individu estime être le sien. Certains ne se sont plus jamais sentis aussi perspicaces et intellectuellement développés qu’à quatorze ans, d’autres à soixante, les plus chanceux estiment qu’ils augmentent leurs facultés au fur et à mesure qu’ils prennent de l’âge. Laurence dit qu’elle était très belle à quinze ans et Thomas qu’il ne s’est senti bien dans sa peau qu’après cinquante ans.

La vie, c’est ce qui bouge, Marie.

Je ne vois pas d’objection à suivre Piaget lorsqu’il dit que le savoir fondamental de l’enfant n’est pas structuré de la même façon que celui de l’adulte et qu’il se recompose globalement à partir d’une interaction entre son expérience et le monde extérieur, se modifiant d’un âge à l’autre. Mais lorsqu’il dit que ces constructions successives consistent à coordonner les relations et les notions en les adaptant à une réalité de plus en plus étendue[70], je ne peux qu’être amenée à des questions. Veut-il dire par là que le processus d’appréhension du monde serait dynamique jusqu’à un certain âge puis statique ? Quand il parle de réalité plus « étendue », n’est-on pas trompé par ce qui n’est qu’une image spatiale ? Qu’est-ce qui me prouve que le nourrisson n’a pas une perception de l’univers plus « profonde » que la mienne ? Ne « comprend-il » pas mieux que nous certaines choses ? Est-ce qu’en vieillissant nous ne perdons pas — au moins — certaines facultés d’extase, par exemple, que nous ne retrouvons que très rarement, par accident ?

Il est vrai que lorsque Piaget parle de développement intellectuel, il ne parle que d’une des formes les plus insignifiantes de l’intelligence.

Quoi qu’il en soit, j’admets donc que l’enfant voie le monde sous un jour qui lui appartient. En vieillissant, l’enfant sera forcé de comprendre que la communication, hélas, suppose l’utilisation navrante de plus petits dénominateurs communs. Il lui faudra alors toute sa vie reconquérir sa singularité.

Les gens sont prêts à s’exclamer que, bien entendu, tous les humains sont égaux quels que soient leur sexe, leur âge, leur couleur. Ils sont différents, n’est-ce pas ? Voilà tout. Justement, ils n’ont pas la même forme d’intelligence, de sensibilité, etc. N’écoute pas les hypocrites et interroge-les, ces parleurs, pousse-les dans leurs retranchements, demande-leur ce qu’ils entendent par différence et tu verras resurgir des plus ceci, des moins cela, le Noir moins rationnel, la femme plus intuitive, l’enfant plus crédule. Différence pour presque tous signifie degrés. Marie, si tu savais le mal qu’on peut se donner pour apprendre à parler. Cette nécessité s’impose constamment, je le répète, d’interroger les gens : « Qu’entendez-vous par là ? »

Il est caractéristique que l’adulte se présente à l’enfant comme une « grande personne » et non comme un grand individu, c’est en effet d’un masque (la « persona », le masque de théâtre) qu’il est question et l’enfant sait très vite que la grande personne lui attribue un statut correspondant à leurs deux rôles respectifs. Théâtre. La mise en scène est dure. D’un côté, ceux qui ont tous les pouvoirs et l’autorité, de l’autre, ceux qui obéissent et à qui il reste de jouer les fous, pleurer, crier, faire du bruit. Comme les esclaves de tous temps, les prolos, les animaux, « ils sont heureux », ou plutôt « ils ne connaissent pas leur bonheur », ils n’ont pas de soucis ; les responsabilités, c’est pour les maîtres qui en sont bien à plaindre.

Récemment, tu étais très malade ; on s’est étonné autour de moi que je te demande à plusieurs reprises si tu pensais qu’il fallût appeler le médecin. Tu répondais que non, grelottant dans tes 40° de fièvre. Je t’écoutais. Toujours, en ce qui concerne ta santé, je t’ai trouvée de bon jugement. Ce n’est pas donné à tous les adultes.

Jamais nous n’oublierons « la robe jaune ». Tu avais quatre ans. Pour la première fois depuis longtemps, je disposais d’une centaine de francs et je t’avais emmenée aux Puces pour t’acheter une robe. Je comptais te l’offrir et cela me faisait plaisir car toujours nous ne portons que des vêtements qu’on nous donne. À ma grande déception, tu choisis une robe jaune d’or que je trouvai hideuse. J’avoue — je l’aurais fait avec une amie — que je tâchai bien un peu de t’en dissuader, t’en proposant des dizaines d’autres. Mais c’est bien sur la robe jaune que tu avais jeté ton dévolu. J’étais un peu chagrine. Quand tu la mis, à la maison, on s’exclama. Cette robe était faite pour toi, absolument. Tu l’as habitée prodigieusement et l’as aimée comme il arrive qu’on aime ainsi cinq ou six vêtements dans sa vie. Depuis, le « souviens-toi de la robe jaune » me sert aussi bien quand il s’agit de ta santé que de tes voyages : personne mieux que toi ne sait ce qui te convient.

Il est comique de voir avec quel acharnement on affirme, au mépris du bon sens le plus élémentaire, que l’enfant ne sait pas ce qu’il veut ni ce qu’il fait. L’enfant serait le jouet d’une illusion permanente. John Holt dit que seuls les adultes sont assez stupides pour croire que d’une façon ou d’une autre l’institutrice que l’enfant juge méchante peut lui faire du bien[71]. Le môme perçoit très finement, très vite, où est son intérêt, qui l’aime, qui ne l’aime pas. En un mot comme en cent, l’enfant ne peut être plus idiot que l’adulte. Dans toutes les assemblées générales où enfants et adultes disposent de l’égalité des voix, quel que soit l’âge, et alors que les enfants sont souvent là en majorité, comme à Summerhill ou dans certains lieux de vie où l’on procède de cette manière, je n’ai jamais entendu dire qu’une décision aberrante eût été prise par les enfants. Que de fois ne t’ai-je pas demandé conseil pour des questions importantes alors que tu ne m’arrivais pas à mi-cuisses ! Notre entente s’est nourrie sans doute aussi de ce que je ne t’aie jamais donné l’exemple de la soumission et que tu ne m’aies jamais forcée à quoi que ce soit. Quand nous étions opposées, il fallait trouver un compromis, parfois aussi je pleurais ou toi, je cédais ou toi, mais ces matchs-là étaient rares et chacune avait sa chance. Aujourd’hui, il y a peu de circonstances où nous dépendons l’une ou l’autre de l’avis de notre compagne (à part quand l’une de nous veut être seule dans l’appartement, mais jusqu’ici, nous nous sommes toujours très bien arrangées, n’est-ce pas ?).

Non vraiment, je n’arrive pas à imaginer quels « défauts » propres à l’enfance frapperaient les décisions enfantines de nullité. Chaque individu a le droit le plus absolu de faire de lui ce qui lui convient. Il n’y a pas plus d’enfants violents, déraisonnables, peureux que d’adultes violents, déraisonnables, peureux. Il y a des gosses qui conduisent des voitures mieux que leurs parents, qui ont plus de sang-froid dans un incendie qu’incontestablement je n’en aurais, etc.

Face à ces évidences, il a bien fallu placer les enfants en situation réelle d’infériorité. Le petit de l’animal dépend de ses parents tant qu’ils le nourrissent. C’est en fait ce qui se passe chez l’homme, mais au prix d’un glissement de sens assez incroyable entre la nourriture et la nourriture. On retrouve la très exacte dépendance de l’esclave face au maître, du travailleur face au patron, avec le même échange obligatoire : nous te nourrissons, mais dès lors tu nous appartiens. Te nourrir, c’est te donner la vie, ça vaut bien que tu te soumettes à ce que nous attendons de toi. La loi (ou l’humanité, ou notre morale, ou notre religion) nous oblige d’ailleurs à te nourrir ; obligés de te posséder, nous sommes obligés par conséquent de répondre de toi. En clair, tu es irresponsable jusqu’à ce que nous ne soyons plus tenus de surveiller tes velléités d’indépendance. Notre devoir de parent est de te rendre conforme au modèle social imposé. Dès que de toi-même « librement » tu entres dans le système, nous n’avons plus besoin d’être tes tuteurs.

Il est un autre cas de figure dont la similitude dans l’oppression frappe bien plus encore, c’est la relation homme-femme, car cette fois le fric et l’amour sont intimement unis. Comme entre l’adulte et les enfants.

Ça arrangerait chacun de croire que l’enfant reste chez ses parents parce que ce sont les êtres qu’il aime justement le plus. Quand c’est le cas, ou bien il s’agit d’une alliance de caractères extraordinaire et d’une rencontre formidable, ou bien le môme n’a pas fréquenté grand monde. Plus vraisemblablement il n’a pas fréquenté grand monde qui ait osé l’aimer avec la même impudeur, les mêmes démonstrations de passion et de tendresse que ses parents. Je reviendrai sur cet amour, mon amour ; et pour le moment, sans perdre de vue la trame affective, je reprends le fil de la chaîne, l’argent.

L’enfant ne possède rien. « Alors que même un mendiant dispose à sa guise de l’aumône reçue, l’enfant ne possède rien en toute propriété ; il lui faut rendre compte de chaque objet mis gratuitement entre ses mains : il ne peut ni déchirer, ni casser, ni salir, ni donner, ni refuser. Il doit l’accepter et s’en montrer satisfait. Tout est prévu et réglé d’avance, les lieux et les heures, avec prudence, et selon la nature de chaque occupation[72]. » Même un jouet (sauf s’il est vieux et d’aucune valeur matérielle ni affective pour ses parents), il ne peut le donner, de chaque objet y compris son corps il doit rendre compte. Les parents sont plus ou moins libéraux, comme tout gouvernement ; certains enfants sont autorisés à se salir, d’autres non.

Si un gosse dit à un adulte : « Puisque tu m’aimes, achète-moi ça », il paraît cupide et indélicat. Ça alors ! Mais tout ce système d’assistance fait forcément de lui un bambin inconscient de ce qui différencie l’amour et l’argent.

L’enfant n’a pas le droit de travailler. C’est une grande ineptie. Mais il y a là un sac de nœuds.

Tu avais sept ou huit ans, si je me souviens bien, lors de la première soirée de baby-sitting où tu as gagné de l’argent. Tu étais terriblement fière d’avoir gardé Émilie. Il va de soi que les enfants qui travaillent occasionnellement de leur plein gré pour se faire un peu de sous sont toujours très heureux de pouvoir se montrer compétents et consciencieux. Un gosse de huit ans est parfaitement capable de distribuer les journaux pendant un an à six heures du matin qu’il vente ou qu’il neige et de se lever pour cela à cinq heures (tu te souviens de Barbara ?). Mais pareille contrainte n’est supportable que si l’enfant, seul, s’est fixé un but (pour Barbara, un voyage). Ou bien encore si le mode de vie librement choisi par l’enfant suppose un travail en commun. Je pense ici aux enfants de l’École en bateau qui non seulement font leur boulot de marin, mais vont chercher par-ci par-là du travail là où il se trouve (vendanges, ramassage des olives, pêche sous-marine) ou sur les bateaux (peintures, vernis, grattage de coques).

Mais de même que j’ai refusé, parmi les femmes, de militer pour le « droit au travail », estimant que les rapports au travail sont dans nos sociétés de la perversion pure et qu’aucune libération ne peut venir d’un droit à l’aliénation, je ne défendrai pas davantage le « droit au travail » pour les enfants. Le droit aux travaux occasionnels, bien sûr. Cela ne se discute même pas et heureusement que la plupart des jeunes arrivent à travailler « au noir ». Le peu d’argent que les enfants gagnent de cette façon leur donne une toute petite marge de manœuvre par rapport à papa-maman et c’est toujours ça : « Ce vélo, je l’ai payé avec mon fric et rien ne m’empêche de le prêter cet été à Véronique ! » Bon. Mais le travail qui permettrait une autonomie financière réelle par rapport aux parents, la location d’un logement par exemple, ce travail « salarié » pose le problème de l’exploitation. Et certes, problème il y a. J’ai peu voyagé mais assez pour avoir vu des gamines de cinq ans travailler dans des filatures. Ailleurs la prostitution est courante parmi les filles et les garçons de huit ou neuf ans. Mais c’est encore John Holt qui fait remarquer que la question est mal posée. Ce n’est pas le travail qui devrait être interdit aux gosses mais leur exploitation, que ce soit par les employeurs ou par les parents.

En admettant pourtant qu’on donne aux enfants les pleins moyens de se protéger contre toutes les formes de pression parentale ou autres, j’imagine assez mal, dans l’hypothèse d’une école non obligatoire (donc nettement plus intéressante), comment éviter que les enfants sans le sou ne se trouvent contraints de travailler (et s’ils y sont contraints, plus aucun contrôle ne saurait empêcher l’exploitation), alors que les petits riches s’offriraient le luxe de « faire des études » (sous forme de lectures ou de voyages par exemple).

Non, je ne vois guère d’autre solution que d’éviter le travail salarié, en étant assuré d’un minimum de revenus fixes (les enfants sont aussi capables que les parents de gérer leurs allocations dites « familiales » et cela dès qu’ils savent compter jusqu’à cent). Par ailleurs, ce qui remplacerait l’Éducation nationale, en rendant l’école non obligatoire, pourrait se permettre avec les économies ainsi réalisées de payer les enfants qui désireraient étudier quelque chose ; chaque enfant aurait ainsi le choix entre travailler à apprendre ( « faire des études » ) ou travailler pour créer, produire. Reste à concevoir un système où ce ne serait plus l’État qui allouerait les sommes nécessaires au fonctionnement des apprentissages mais des associations, des municipalités, etc.

Quoi qu’il en soit, il n’y a pas la moindre raison de garder cette distinction entre majeurs et mineurs. On s’aperçoit alors que tout ce qui peut apparaître « inhumain » pour des enfants n’est rien moins qu’inhumain en soi. Mais je reviendrai sur majorité et minorité dans un autre chapitre. Restons-en à ce « tour du propriétaire ».


As-tu entendu parler des « petites personnes » en polyester qu’on vend à Cleveland, aux États-Unis, pour un peu moins de mille francs ? Il s’agit d’un magasin qui simule un environnement médical ; les vendeurs sont déguisés en médecins et infirmières. Les adultes qui achètent leurs bébés se plient à tout un rituel d’adoption, ils s’engagent par écrit à s’en occuper comme si c’était un enfant véritable, ils peuvent choisir des bébés de tous les âges, des prématurés jusqu’à ceux qui sont déjà dans la classe de maternelle qui est un peu plus loin. Le « personnel médical » leur donne des conseils et note dans un fichier la date d’achat pour envoyer tous les ans une carte d’anniversaire à la poupée. En 1981, le Baby Land General Hospital avait fait plus de cinq milliards de dollars de chiffre d’affaires. Remarque que les parents de Cleveland sont mieux inspirés de jouer à la poupée avec des poupées qu’avec de vrais mioches. Beaucoup n’ont pas cette sagesse.

L’enfant réussi, c’est celui qui sait « se faire » à toutes les exigences de ses parents. « C’est toujours quand une femme se montre le plus résignée qu’elle paraît le plus raisonnable », a dit Gide. Et les enfants donc ! Le racket à la protection marche ici à fond. Sur lui on a bâti les relations « infantiles-adultiles » (l’expression est de Léo Kameneff[73]). Il s’accompagne du mépris habituel du protecteur pour le ou la protégée. Jamais personne n’oserait s’adresser à un adulte comme on parle ordinairement aux enfants. Fais pas ci, fais pas ça, dis bonjour, mets pas tes mains, tiens-toi droit, lève-toi, donne ta place, viens ici, va-t’en, reviens vite, m’énerve pas, jette ça, garde-le, éteins, obéis, apprends-moi ça, ouvre la bouche, baisse la tête, regarde-moi, touche pas, t’as pas le droit, c’est pas de ton âge, mets ça, souris, lave-toi, mange, fais caca, dis-nous tout…

Nous devrions devant chaque enfant que nous rencontrons rougir de honte pour toutes les humiliations que nous leur faisons subir. Je ne connais aucun domaine de la vie sociale où l’indélicatesse soit poussée aussi loin. Quand un adulte, dans telle ou telle situation particulière, dit qu’on le « traite en enfant » ou qu’on l’ « infantilise », il exprime fort justement son indignation d’être considéré comme un être dépourvu d’intelligence et irresponsable.

Ainsi que le fait remarquer Korczak, l’adulte prend son temps, l’enfant lambine, l’adulte pleure, l’enfant pleurniche, l’adulte est persévérant, l’enfant est obstiné, l’adulte est parfois distrait, l’enfant seulement étourdi. J’ai entendu parler d’un sketch télévisé américain qui vaut sans doute mieux que les fameuses « séries ». On y voyait un couple recevant un autre couple. Le premier dit à ses invités des choses très aimables telles que : « Ça vous fatiguerait de vous rendre un peu utiles ? », ou : « Combien de fois devra-t-on vous dire de laver vos sales pattes avant de vous mettre à table ! », ou encore : « Vos histoires, il n’y a vraiment que vous pour en rire ! »

Sans voir les interlocuteurs, quand on entend un adulte s’adressant à un enfant, on ne peut s’y méprendre même lorsque les propos sont polis. On ne manquera pas de trouver normal qu’un gosse « indiscipliné » dise merde à un adulte, mais on serait bien scandalisé d’entendre un enfant calme et réservé s’adresser à son professeur en lui disant : « Laurent, arrêtez de bouger comme ça, vous me donnez le tournis. » L’inverse serait de la part de l’enseignant une remarque très anodine.

Tu me diras qu’évidemment la personne la mieux intentionnée du monde ne peut que perdre son sang-froid devant trente jeunes personnes qui sont là contre leur gré. Dans l’état actuel des choses, il est aussi difficile pour un adulte de vivre avec des enfants que pour un enfant de vivre avec des adultes. Le nombre ici interdit de concevoir chaque être comme unique, étonnant, intimidant par là même, en un mot : aimable.

Korczak lui-même qui a aimé les orphelins dont il avait la charge jusqu’à vouloir mourir avec eux dans le ghetto de Varsovie, Korczak raconte comment, plongé dans des comptes difficiles, il est dérangé toutes les minutes par des gamins. Arrive un petit garçon qui vient juste lui apporter un bouquet de fleurs. Il jette le bouquet par la fenêtre, attrape le gosse par l’oreille et le met à la porte. En disant qu’on traite les enfants comme jamais on ne traite ses pairs, il ne fait pas plus que moi de moralisme. Je sais tout à fait qu’il est impossible d’être toujours patient face à des individus qui n’ont pas encore perdu toute spontanéité et qui savent encore crier, courir, réclamer de l’amour, jouer. L’école comme concentration d’enfants ne peut qu’être répressive. Il est parfaitement exact que les enfants y sont insupportables et énervés. On le serait à moins. Marie, j’ai fait en sorte que non seulement tu ne souffres pas de la tyrannie des adultes, mais encore que tu ne sois pas, toi, réduite à les tyranniser. Où que tu sois passée, on t’a trouvée délicate, enjouée, attentionnée, montrant avec les adultes la même patience qu’avec les tout-petits ; toujours je serai en admiration devant le climat de liberté que tu sais créer autour de nous. Je craignais bien un peu de vivre à deux et je t’interrogeais lorsque tu étais dans mon ventre, délicieusement étrangère ou étranger à moi, inconnue, inconnu. « Dis, enfant, saurons-nous vivre ensemble ? Nous entendre ? Est-ce difficile d’habiter à deux dans une même maison ? Nous aimerons-nous ? Si nous ne nous aimons pas, saurons-nous trouver des modes de vie satisfaisants ? » Il me semblait que tu donnais la parfaite réponse en étant simplement là. Tout souriait en moi. Je suis si heureuse de te connaître et d’avoir pu t’éviter de vivre huit heures par jour dans la meute !

Oh je sais bien que l’enfant n’est pas maltraité qu’à l’école et que la famille, qui est supposée être le lieu de la tendresse, est d’abord celui de toutes les violences, de toutes les haines. Les deux idées coexistent : la famille est l’asile privilégié où l’on peut se mettre à l’abri du monde hostile ; mais aussi l’école pour l’enfant, le travail pour la femme (plus rarement, pour l’homme) sont les refuges où l’on fuit l’« enfer familial ». C’est un monde bien cruel que celui d’où l’on cherche constamment dans la panique à s’évader.

Dire qu’en famille se déchargent les frustrations que jamais les uns ni les autres n’oseraient avouer à des tiers n’est qu’une lapalissade. La famille est l’espace où l’on peut être « naturel », c’est-à-dire brutal. On y échange des méchancetés dont tous les témoins sont tenus au secret. John Holt, le très intelligent, dit que tout esclave peut posséder, en ses enfants, « ses propres esclaves de fabrication maison ». Le gosse tyrannisé s’entend dire : « Plus tard, tu seras le maître ; pour l’heure, tu obéis. » Le maître de qui ? Le maître de ses enfants, sur lesquels il se vengera. C’est « humain »…

Des travailleurs sociaux veulent devant moi défendre l’école et me rappellent que quarante mille enfants chaque année en France sont maltraités par leurs parents. Ils en concluent que l’école a « quelque chose de bon » puisqu’elle protège de la famille. Pauvre école ! On lui aura donc tout fait faire. Bien sûr, elle est forcément aussi assistante sociale. Comment concevoir notre système social sans les assistants ad hoc ? C’est eux qui constituent l’équipe de maintenance.

Tout est pour le mieux. L’école défend les petiots contre les abus des parents. Les parents veillent à ce que l’école ne se substitue pas à eux. Les adultes mutuellement se contrôlent et contrôlent la situation. Les mômes en sont les otages.

Quand bien même je n’aurais pas désiré vivre quelques années en compagnie d’un enfant, j’aurais, je pense, été tentée d’examiner d’un regard un peu critique les quelques postulats sur lesquels se fonde l’autorité de l’adulte sur l’enfant. Il semble aller de soi que le monde des adultes est le monde normal et que les parents y adaptent l’enfant. En vertu de quoi ?

Mise à part la légende triviale qui voudrait que l’adulte fût plus mûr ou plus sage (n’importe quel bulletin d’information suffit à foutre en l’air des sornettes pareilles), demeure encore l’argument du « pouvoir par le savoir ». Les adultes sauraient manœuvrer le monde, pas les enfants, parce qu’ils maîtriseraient les techniques. Cela n’a aucun sens : tout môme de douze ans qui a fait un peu d’électronique me dépasse complètement en ce domaine. Qui de toi ou moi répare les appareils ménagers, examine la première les notices d’emploi, a l’idée de démonter une mécanique qui se déglingue ? Pas moi. Si l’on s’en tient au seul savoir scolaire, le gosse, en principe, n’a pas encore eu le temps d’oublier tout ce que moi j’ai oublié. Quant aux autres savoirs, c’est inutile même d’y faire allusion : un enfant de sept ans pianiste en sait plus en ce domaine qu’un adulte qui ne l’est pas. Ce n’est pas l’âge qui jamais conféra le savoir.

Alors d’où viendrait cette autorité de l’adulte ? De sa taille ? Parce qu’il est plus facile de donner un coup de pied à un pékinois qu’à un doberman ? Réponse insuffisante ; il est tout à fait vrai que généralement on fout aux gosses des torgnoles jusqu’à ce qu’ils soient en âge de les rendre, mais certains adultes qui n’ont jamais frappé un enfant n’en jouissent pas moins d’une autorité reconnue. Il est même admis qu’un adulte non-violent peut ne pas lever la main sur un gamin (c’est même devenu la règle dans l’institution scolaire française), mais il est inadmissible qu’un adulte se conduise avec un enfant comme avec un égal (par exemple demander à un môme de quatre ans s’il préfère habiter dans telle banlieue ou tel arrondissement, ou ce qu’il pense des élections européennes, ou s’il s’intéresse aux gadgets de la libération sexuelle, etc.). Si un adulte avait exactement la même attitude avec un enfant qu’avec « quelqu’un de normal », on le prendrait pour un malade mental (ou un délinquant s’il s’avisait de « détourner » l’enfant du droit chemin).

L’autorité de l’adulte, c’est-à-dire le pouvoir d’imposer l’obéissance, découle de sa fonction (de son esclavage même). Il est, lui, à sa place, « parvenu au terme de sa croissance » comme dit le dictionnaire. L’enfant n’a pas encore eu le temps d’assimiler tout ce qui fera de lui un être artificiel. Il n’est pas encore conforme, bien qu’il le désire (ne pas sous-estimer la complicité de l’enfant dans cette sombre histoire).

La fonction de l’adulte, vis-à-vis de l’enfant, est de le former, de l’éduquer. La fonction unique de l’enfant est d’être éducable. Ces fonctions sont admises par les deux parties, si bien que les rouages tournent. Du point de vue sociologique, la fonction permet à la mécanique de fonctionner et on peut expliquer chaque rouage de cet engrenage en circuit fermé par les autres pièces. La soumission vient de l’autorité qui vient de la soumission, etc. L’autorité, en d’autres termes, vient de ce que ça marche. La soumission vient de ce que ça marche. Ça : la société prise dans son ensemble.

Ça marche, mais ça ne va pas dans mon sens. Là est la question. Face à cette mécanique, je ne peux résoudre un problème éthique à partir de données sociologiques. Car lorsque je demande : « Pourquoi cette mécanique-là et pas une autre ? », on me répond : « Parce que la société ne peut fonctionner que sur les bases d’une discipline (d’une éducation) rigoureuse. » En faisant semblant de répondre à mon pourquoi, on répond au comment.

L’homme est un animal social (comme le rat). Oui, entre autres… Mais on peut dépasser ce « stade-là », non ? Je ne suis même pas certaine que l’homme descende du singe mais je suis à peu près sûre de venir de l’« animal social » appelé homme. Et pourquoi n’irais-je pas plus loin ? Je ne suis pas amateur de science-fiction et je ne veux pas rêver d’un monde où les gens auront évolué jusqu’à s’individualiser. Je n’ai pas le temps et c’est dans ma vie que je veux passer de l’animal social, que j’étais en naissant, à mon individualité. Et ne plonge pas, petite fille, dans le piège risible consistant à voir dans le social la condition de la relation. L’individualisation de chaque être ne mène pas à une solitude pire. Au contraire, seul l’être humain dégagé de son animalité sociale (de sa bêtise organisée) donne une chance à chacun de vivre dans un monde où peuvent enfin s’aimer des individus délivrés des mécanismes.

On peut casser les déterminismes, on peut casser les machines. La liberté est une vue de l’esprit. Justement, c’est là sa puissance. Elle n’existe que par ce que j’en conçois et crée.

Mais d’abord, comprendre. Comprendre le sens de la pièce, le modifier, le refuser éventuellement et aller jouer ailleurs. On peut aussi ne pas aimer le théâtre. Mais quant à moi, je supporte difficilement de vivre au milieu de marionnettes à langue de bois. Je veux comprendre. Comprendre !


La manipulation participe toujours de l’oppression. Les enfants sont des dindons. Les parents « cool », ceux que tu appelles les « parents frais », on en a connu quelques-uns… « Qu’est-ce que tu dirais, Valentin, d’aller quelques mois à l’École en bateau, hein ? C’est une expérience fantastique pour un jeune de naviguer, en toute responsabilité… Ça m’aurait passionné, quand j’avais ton âge… Plutôt que de glander à l’école, au moins tu apprendrais la navigation. Ça pourrait plus tard te servir… Tu ne veux pas qu’on aille voir ? Oh ! Mais je ne t’oblige pas ! C’est juste une suggestion… » À deux, on pourrait en écrire des pages et des pages de ce style ! La manipulation, parmi les « libéraux » qu’on fréquente, c’est le nec plus ultra de la rhétorique pédagogique. J’entends la voix de tel ou tel spécialiste : « Laisse-moi faire… je sais parler aux gamins… »

Bon. Mais je tiens à affirmer que j’ai rencontré des femmes ou des hommes qui pouvaient parler à des gosses ou à des adultes sans jamais chercher à les manipuler ; j’en ai vu ! Des gens capables d’expliquer la situation avec ses avantages et ses inconvénients et de dire ensuite : « Réfléchis et dis-moi ce que tu auras décidé », capables aussi de dire : « Je ne suis pas du même avis mais c’est à toi que revenait cette décision, on va essayer » sans faire la gueule, sans avoir peur. Jean-Pierre, Christine, Geneviève, tu vois, Marie, ces adultes-là m’apprennent à vivre et je suis tout heureuse de leur devoir ça. N’empêche… c’est rare.

Pas de pédagogie possible sans trafic ni manigance (puisque la pédagogie repose sur l’idée que l’adulte est dans le vrai et qu’il faut amener par tous les moyens l’enfant à cette vérité).

L’adulte doit donc dépenser son imagination à faire que les choses « s’arrangent » dans le sens qu’il veut leur donner, tout en préservant l’illusion de l’indépendance de l’enfant.

J’ai très envie de te parler d’un livre que j’ai détesté. Il est pour moi la quintessence de toute entreprise pédagogique scolaire. Ça s’appelle Écoute maîtresse[74].

Le fait que la maîtresse en question soit institutrice d’enfants internés non seulement ne change rien à l’essentiel, mais dévoile admirablement la névrose scolaire de tout pédagogue : normaliser, intégrer, adapter, forger les esprits. Il n’y a qu’un seul passage plaisant dans ce livre d’horreur, celui où elle s’insurge contre l’équipe soignante lui reprochant de manipuler les enfants. Parce qu’elle « assume », comme on dit, si effrontément qu’elle en est désarmante : « Eh oui, je manipule ! Je manipule du matin au soir, pour tout, pour les faire entrer, pour les faire écrire, lire, peindre, dessiner, découper, enfiler des perles, chanter, danser… Et ça n’est pas par un goût immodéré du jeu que je me fais enfant avec eux, […]. Tout cela n’a d’autre but que de les piéger un peu mieux aux rets de mes activités plus “sérieuses”. Vous ne vouliez pas cela ? Il ne fallait pas me les donner, il ne fallait surtout pas me demander d’essayer de leur apprendre quelque chose. »

J’endure moins bien l’autoritarisme fou qu’elle emploie auprès des enfants à qui, écrit-elle, « [elle] offrai[t] ainsi la même illusion rassurante de l’École ». L’axiome est classique et c’est bien pourquoi son discours est si splendidement révélateur de ce que les adultes conçoivent de l’éducation des enfants car, en l’occurrence, les « enfants fous » sont des « super enfants », des enfants purs, des enfants parfaits. Et la maîtresse s’en donne à cœur joie : ces enfants « voulaient aller à l’école tout en ne voulant pas », ils disaient qu’ils ne voulaient pas mais Suzanne Ropert sait mieux qu’eux ce qu’ils veulent, « en les obligeant, on va dans leur sens ». Ce passage que je vais citer, Marie, tu ne peux pas savoir quelle répulsion il provoque en moi ; tant de certitude, tant de bêtise sont un condensé du pire. Cette violence, je la reçois comme une menace personnelle : je suis un cheval qui n’a pas soif que n’importe quel pouvoir un jour peut noyer. Au moins puis-je espérer alors que par ma folie jusqu’à en mourir je saurai dire non.

Elle dit, la maîtresse : « Car ce que nous voulons avant tout, ce pourquoi, d’ailleurs, on a prévu une école à l’intérieur de cet hôpital psychiatrique, c’est bien amener les enfants à accéder à ce “savoir” qu’ils refusent. Or, me direz-vous, “on ne fait pas boire un cheval qui n’a pas soif”. Freinet nous l’a assez répété. C’est vrai. Mais ici, dans notre réalité quotidienne, les choses sont différentes : le cheval a soif mais, le plus souvent, il ne peut pas boire, sa “folie” l’en empêche. Il se peut qu’il ne “veuille” pas, mais cette volonté ne relève pas d’un libre choix, d’un libre arbitre. Le refus ou l’impossibilité sont des symptômes d’un mal-être, ou d’un non-être, dont il nous faut bien tenir compte pour notre pratique quotidienne, mais qui ne doit pas nous empêcher d’entreprendre un réel travail d’enseignement auprès de ces enfants qui se sont quasiment mutilés d’une partie d’eux-mêmes pour mieux résister à une insupportable réalité tant intérieure qu’extérieure. »

Ce qui me tourmente, c’est cette espèce d’inconscience qui fait du plus terrifiant une pacotille. Au mur, pour le son « oi », elle affiche : « À l’école, c’est la maîtresse qui fait la loi » ; elle nous dit ça et ajoute une note : « Ce qui est absolument faux, la maîtresse ne fait pas la loi, mais elle la fait respecter. Ce jour-là, j’ai sans doute rétabli une situation normale dans ma classe, et j’ai aussi induit mes élèves en erreur. Je ne ferais plus écrire le même texte maintenant. »

Est-ce que j’ai bien lu ? D’où vient que sa manière de s’exprimer me rende folle ? La suite du texte fait que de toutes mes forces, de toute mon âme, je désire qu’un immense hurlement des enfants et de leurs alliés fasse éclater les vitres et les murs de toutes les écoles. Elle poursuit ainsi la maîtresse : « Moi qui prêchais autrefois — comme c’est loin, en effet — l’autodétermination des enfants, la libre expression, etc. En réunion de synthèse, on se retrouve parfois plusieurs à oser évoquer ce rôle désagréable que nous sommes amenés à jouer, qui va à l’encontre de nos convictions profondes d’adultes, nous qui avons réellement foi en l’autre, qui posons a priori, dans notre rapport quotidien aux choses ou aux êtres, que la règle première d’action est d’accorder confiance… »

Elle dit aussi que son rôle de flic « rassure les enfants » et que « c’est très difficile à assumer ». Comme j’ai peur, ma petite fille, quand je sens monter cette dégoûtante odeur de complicité faussement malheureuse.

La tutelle qu’on exerce sur les enfants et les fous est, d’un point de vue tendanciel, la tutelle qui nous menace tous dès lors que nous vivons en critiques, en hors-la-loi, les rapports sociaux. La norme est adulte. Est adulte celui sur qui le temps a passé et qui ne s’étonne plus. Qui ne s’étonne plus ne s’indigne plus.

Pourtant rien ne va de soi. Et tu te rends bien compte, Marie, de ce qui grince dans le discours de cette « maîtresse adulte normale » : elle se scandalise de ce que ces enfants fous n’acceptent pas l’école et s’élèvent contre la force des choses. Ce qui est dit ici, tout simplement, c’est que les enfants « normaux » sont aussi sclérosés que les adultes et que nous ne pouvons aucunement compter sur une rébellion enfantine. Être enfant ne garde personne d’être engourdi. C’est ce qui permet au système scolaire de fonctionner. Dans ce lieu réservé aux gosses fous, l’institutrice ne peut qu’engager une épreuve de force et revient sans arrêt sur sa mauvaise conscience de matonne[75] ; violeuse par devoir, elle rend tout viol par désir plus acceptable. Elle est l’image vivante de ce qui empêche les gens de vivre, de jouir de leurs respectives intelligences. Suzanne Ropert n’existe presque pas, elle est cette humaniste libérale et mécanique qui impose sa loi du bien et du mal, qui sait ce qui doit nous faire agir, qui pense pour nous. Bien entendu, je ne connais ni de près ni de loin cette sinistre femme et mon aversion pour ce qu’elle représente semblera à quelques-uns indécente, d’autant que ce personnage n’est rien d’autre que commun ; c’est d’ailleurs bien pourquoi je t’en parle. Je gage que peu de pédagogues (enseignants ou parents) se sentent réellement horrifiés par ce passage-ci : « Moi-même, par ailleurs, je ne suis pas prête à renoncer au rôle bêtement scolaire qui est lié à mon titre, même si parfois, souvent, le doute me saisit sur l’efficacité de ce que je suis en train de mettre en place. Renoncer, en effet, ce serait m’engager dans le piège dangereux tendu par les enfants, et dont ils ne savent pas, bien sûr, qu’ils nous en tendent de tels aux quatre coins de nos activités quotidiennes, aux uns et aux autres… En leur donnant ainsi raison, on signerait en quelque sorte son propre arrêt de mort, à travers celui de l’École, mais encore et surtout, le leur. Car enfin, ces forces “mauvaises” qui poussent les enfants à détruire de multiples façons, à défaire ce qui se fait, ne relèvent pas, loin de là, d’une volonté consciente, délibérée. Elles sont une des facettes de leur mal, conséquence, effet, dont ils ne sont pas maîtres souverains mais plutôt tragiquement victimes. En protégeant l’École, en me protégeant, moi, d’une possible destruction, j’ai le sentiment de protéger l’enfant avant tout de lui-même, de ce qui le ronge, le détruit au fil des jours[76]… »

Nous voici très exactement au cœur de mon refus. En « protégeant l’école » ou toute forme de pédagogie, l’adulte a le sentiment de « protéger l’enfant contre lui-même ». Cette imposture n’a qu’un but : faire en sorte que l’enfant devienne un membre de cette société (quelle qu’elle soit) et non lui-même.

On a corrigé les enfants tant et plus. Par la fessée, le fouet, le jeûne, les corsets, la prison. On les a contraints, par tous les moyens possibles, à entrer dans le moule. Je ne me fais pas d’illusions et, comme Neill, j’admets que le besoin d’approbation est un besoin humain profond. Dans le souci de plaire des enfants entre un élément qui « remplace avantageusement la crainte », comme disent les parents modernes. Les mioches ont envie, n’en doutons aucunement, de répondre à ce qu’on attend d’eux. On n’est pas toujours obligé d’user de violence pour les faire se plier aux règles. La douceur parvient aux mêmes résultats. L’essentiel restant l’acquisition, de gré ou de force, d’automatismes sociaux.

Imagine un peu que les enfants n’en fassent qu’à leur tête ! Où irions-nous ?

La phrase que j’ai sans doute entendue le plus souvent depuis ta naissance, c’est vraisemblablement : « Mais enfin, un jour ou l’autre il faudra bien qu’elle apprenne à obéir ! » L’obéissance est une vertu. On mesure les qualités de tout responsable à la faculté qu’il a de « savoir se faire obéir ». On parlait beaucoup de pouvoirs et de la lutte à mener contre eux, il y a quelques années. J’étais toujours très ulcérée de cette bagarre contre les autorités en place qui ne pouvait que viser à les remplacer. La seule lutte profondément utile à mener, ce n’est pas contre l’autorité mais contre la soumission. Là seulement, le pouvoir, quel qu’il soit, est perdant.

Pire que tout fascisme, que toute tyrannie, son acceptation (si possible malheureuse, c’est encore plus tragique). Quand je songe à Ropert, je ne sais ce qui m’écœure le plus de sa mauvaise foi ou de son spleen. C’est littéralement la mort dans l’âme qu’elle violente les enfants. Mais IL LE FAUT. Pourquoi ? Parce que c’est nécessaire. Et ce n’est pas drôle de faire souffrir les gens ! Il faut vraiment y être obligé !

Là, Marie, je veux absolument te raconter l’expérience hallucinante de Stanley Milgram[77].

Des gens, pris au hasard parmi des personnes ayant accepté de « participer à une expérience de psychologie », sont reçus dans un laboratoire. Là, quelqu’un, habillé de la blouse blanche du savant, explique qu’il s’agit de faire apprendre à un soi-disant étudiant des listes de mots en vue d’une recherche sur les processus de mémorisation. L’élève est assis sur une sorte de chaise électrique et le sujet qui est donc censé lui faire apprendre les mots doit lui envoyer des décharges de plus en plus violentes jusqu’à ce qu’il réponde juste. En réalité, l’élève supposé est un acteur et ne reçoit aucun courant. Mais il va mimer le désagrément, puis la souffrance, puis l’horreur du supplice et enfin la mort au fur et à mesure que les sujets appuieront sur les manettes graduées de 1 à 30, de 15 volts à 450 volts. Sur la rangée des manettes sont notées des mentions allant de « choc léger » à « attention, choc dangereux » en passant par « choc très douloureux », etc. À quel instant le sujet refusera-t-il d’obéir ? Le conflit apparaît lorsque l’élève commence à donner des signes de malaise. À 75 volts, il gémit, à 150 volts, il supplie qu’on le libère et dit qu’il refuse de continuer l’expérience, à 425 volts, sa seule réaction est un cri d’agonie, à 450 volts, plus aucune réaction.

L’intérêt de cette expérience, c’est que 98 % des sujets acceptent le principe même de cet apprentissage fondé sur la punition. 65 % iront jusqu’aux manettes rouges (le sujet a été prévenu qu’elles pouvaient causer des lésions très graves, voire la mort), la dernière est celle de la mort assurée.

Or il ne s’agit nullement d’une expérience sur le sadisme, comme le montrent les multiples variantes qui ont été tentées et analysées. Car la tendance générale des résultats prouve qu’à une forte majorité les sujets ont administré les chocs les plus faibles quand ils ont eu la liberté d’en choisir le niveau. On en a vu également qui « trichaient » lorsque le « savant » s’absentait, assurant faussement qu’ils avaient bien « puni » l’élève. Il faut bien garder cela à l’esprit quand on parle de l’étude de Stanley Milgram.

Ce qui est terrifiant, ce n’est donc pas l’agressivité humaine mais autre chose que met formellement en évidence cette expérience : la soumission à l’autorité. En effet, les sujets ne punissent l’élève que sur la seule injonction donnée par le professeur : « Il le faut. » Ils torturent ainsi « pour rien » quelqu’un qu’ils n’ont aucune « raison » de maltraiter si ce n’est qu’on leur ordonne de le faire. Et attention ! L’ordre de continuer est donné par le « savant » d’une voix courtoise sans aucune menace[78]. Le sujet ne risque rien… Ou plutôt presque rien : il risque d’être considéré comme un être désobéissant. Eh bien, 65 % des gens ne peuvent supporter cette idée et acceptent de supplicier quelqu’un jusqu’à la mort pour la seule satisfaction d’obéir.

Tu vois que je ne me suis pas tellement éloignée de la matonne, ses clefs et ses punitions. Elle ne fait pas ça de gaieté de cœur et le clame bien fort. Mais « il le faut ». C’est comme ça.

Il est intéressant de voir que, parallèlement à l’expérience que je te rapporte ici, l’équipe de Milgram en a fait une autre au moins aussi instructive : juste avant l’expérience, on a réalisé une enquête auprès de psychiatres mais aussi du tout-venant, leur demandant d’estimer le nombre des sujets qui « iraient jusqu’au bout ». Pratiquement toutes les personnes interrogées prévoient un refus d’obéissance quasi unanime à l’exception, disent-ils, d’une frange de cas pathologiques n’excédant pas 1 ou 2 % qui continueraient jusqu’à la dernière manette. D’après les psychiatres et psychologues, la plupart des sujets n’iraient pas au-delà du dixième niveau de choc, 4 % atteindraient le vingtième niveau et un ou deux sujets sur mille administreraient le choc le plus élevé du stimulateur.

Ces idées préconçues s’appuient sur une croyance qui voudrait qu’en l’absence de coercition ou de menace l’individu soit maître de sa conduite. La liberté serait une sorte de donnée. Comme c’est intelligent ! La thèse du libre arbitre permet à la société de fonctionner comme si elle était une résultante des libertés individuelles ; toute rébellion n’est alors qu’un non-sens.

Il serait trop long de raconter les multiples variantes de l’expérience, mais l’une des plus significatives consiste à la faire conduire par un individu « ordinaire » et non plus par quelqu’un investi d’une autorité (comme le savant ou le professeur). Dans ce cas, seize sujets sur vingt ont refusé d’obéir invoquant des raisons humanitaires : « Ils ne pouvaient pas faire souffrir un homme. » L’ordre en lui-même n’est rien, seule l’autorité a du poids.

Un gouvernement fasciste peut être renversé et remplacé par un gouvernement démocratique, mais la différence est-elle vraiment si importante ? Est-elle vraiment si importante dès lors que seules les apparences sont sauves et que tout gouvernement repose sur la soumission à l’autorité et prépare les gouvernés à tout accepter indépendamment des contenus idéologiques supposés ? Un gouvernement démocratique, de type libéral ou non, ouvre la voie aux dictatures.

Dans l’expérience de Milgram, refuser d’obéir équivaut à nier l’autorité que quelqu’un a revendiquée a priori, or cela constitue un grave manquement non pas à telle ou telle règle mais à toute règle.

Il ne faut pas se leurrer, c’est bien au nom de la morale que les sujets obéissent aux ordres ; ils estiment qu’ils se sont « engagés » vis-à-vis de l’expérimentateur et qu’il est mal de renier une obligation ainsi « librement » contractée. Goffman a montré à plusieurs reprises que toute situation sociale reposait sur ce consensus : à partir du moment où une chose est exposée aux personnes concernées et acceptées par elles, il n’y a plus de contestation possible. « On ne reviendra pas en arrière » interdit souvent le moindre pas en avant. Dans les écoles « de pointe », le contrat apparaît comme le fin du fin. L’élève s’engage librement à faire tel ou tel travail. Et personne ne rigole !

Il s’agit ici de préserver une certaine continuité. Cette continuité n’a rien d’innocent. Milgram analyse très pertinemment, me semble-t-il, l’une des raisons qui font que les sujets qui ne se sont pas rebellés au début de l’expérience se sentent de plus en plus obligés de poursuivre. Car au fur et à mesure que le sujet obéissant augmente l’intensité des chocs, il doit justifier son comportement vis-à-vis de lui-même. Il lui faut donc aller jusqu’au bout ; s’il s’arrête, il doit logiquement se dire : « Tout ce que j’ai fait jusqu’à présent est mal et je le reconnais maintenant en refusant d’obéir plus longtemps. » Par contre, le fait de continuer justifie le bien-fondé de sa conduite antérieure.

Je t’ai gardé le meilleur pour la fin. Pense à tous ces livres d’enseignants qui paraissent et contestent l’école, à tous ces parents qui râlent et pleurnichent et expriment leur malaise, à ces articles de journaux qui disent que ça ne peut pas durer comme ça. Et pourtant l’école continue, inexorablement. Pense bien à tout ça, ma chérie, maintenant que je vais te faire part d’une des constatations les plus édifiantes de l’expérience de Milgram.

Il ne faut pas s’imaginer que les sujets obéissent avec entrain ! Que non ! Beaucoup trouvent l’expérience odieuse et « ne se privent pas de le dire », d’autres tremblent, pâlissent et ne cessent d’affirmer qu’ils « ne peuvent pas le supporter ». Les femmes, plus encore, « en sont malades ». Dans l’ensemble, elles éprouvent un conflit d’une intensité supérieure à celui des hommes. Elles estiment que la méthode d’apprentissage est cruelle mais qu’elles ne « doivent pas céder à leur sensibilité », « c’est comme avec les enfants » ; dans les interviews qui suivent l’expérience, elles se réfèrent souvent à leur devoir d’éducatrice. Hommes ou femmes, dans leur majorité, trouvent épouvantable ce qu’on leur fait faire et Milgram de conclure : « En tant que mécanisme réducteur de la tension, la désapprobation est une source de réconfort psychologique pour l’individu aux prises avec un conflit moral. Le sujet affirme publiquement son hostilité à la pénalisation de la victime, ce qui lui permet de projeter une image de lui-même éminemment satisfaisante. En même temps, il conserve intacte sa relation avec l’autorité puisqu’il continue à lui obéir[79]. »


Pardonne-moi de m’étendre en ce long chapitre mais, écrivant sur notre insoumission, je trouve les investigations de Milgram sur la soumission à l’autorité pleines d’enseignements. Certains se sont scandalisés de l’aspect « immoral » de cette étude où de pauvres innocents ont été bernés, « croyant participer à une expérience sur la mémoire ». Je dirai cyniquement que la sociologie a intérêt, tant qu’à faire des expériences, à les réaliser dans les conditions les plus proches possible de la vie que nous menons en société. Or, la principale condition de la société telle que nous la connaissons est de reposer sur le mensonge. Chacun croit faire autre chose que ce qu’il fait. Je prends un exemple, au hasard ; celui qui suit ses classes est évidemment trompé de la même manière que le sujet de l’expérience de Milgram : l’objet avoué serait de permettre à l’élève ou à la recrue certains apprentissages, mais le but réel est de lui imposer le principe même de l’obéissance. Les « valeurs » inculquées à l’école ou à l’armée telles que loyauté, conscience du devoir, discipline sont censées être des impératifs moraux personnels mais, écrit Milgram, « ce ne sont que les conditions techniques préalables nécessaires au maintien de la cohérence du système ».

David Riesman, et je m’en tiendrai là pour la sociologie américaine, a minutieusement analysé comment une éducation répressive poussait l’enfant à se soumettre et, par là même, à se préparer à jouer son rôle dans les fonctions répressives. Ne jamais oublier que les petits chefs aiment obéir. Pions, ils aiment leur rôle de pion. Eux qui ne contrôlent rien ont la manie invétérée du contrôle.

L’adulte doit surveiller l’enfant, même si « cet enfant ne lui appartient pas ». On sait que l’architecture panoptique a été utilisée aussi bien dans les prisons que dans les lycées. Jamais un enfant ne doit être « livré à lui-même ». Dans les lieux publics, tout adulte a le droit de jouer au policier et de veiller à faire respecter les usages aux enfants. D’un autre côté, les parents peuvent garder leurs prérogatives d’adultes face à leurs enfants devenus adultes. On a vu des gens « enlever » impunément leurs fils et filles de plus de dix-huit ans, les séquestrer même pour les « soustraire à l’influence d’une secte » et tout le monde trouve ça très normal. D’une certaine façon d’ailleurs, les parents gardent sur leurs enfants un droit de vie et de mort. Ils décident par exemple de la nécessité d’une opération chirurgicale. On a mis au point une « psychochirurgie sédative » pour les enfants difficiles et un médecin indien, parlant d’un de ses récents opérés, déclare : « L’amélioration constatée est remarquable. Une fois, par exemple, un patient avait assailli ses camarades et le personnel soignant de la salle. Après l’opération, il est devenu très coopératif et il surveillait même les autres[80]. » On ne peut pas s’y tromper, voilà le parler d’un homme dans toute la plénitude de ses moyens intellectuels, un langage adulte !

Je ne veux pas jouer les malignes devant toi. Une fois au moins dans ta vie je t’aurai fait mon numéro de propriétaire. (Face à une amante ou un amant, sans doute d’ailleurs aurais-je eu la même inadmissible attitude et ce n’est pas à mon honneur.) Tu avais neuf ans. Tu connaissais ma grande aversion pour cette pratique aussi avais-tu dû bien mûrir ta décision en m’annonçant que tu comptais te faire percer les oreilles. Je changeai de visage et engageai la lutte : « C’est une coutume absurde et barbare, c’est une forme de mutilation inexplicable. Tu feras ce que tu voudras, je sais bien que tu ne me demandes pas mon avis, mais j’aurai de la peine. Réfléchis un an. » Tu es sage et n’insistas pas davantage ce soir-là. Quelques jours après, tu revins à la charge ; cette fois, j’usai du plus abject argument : « Mon amour, ça va me faire mal ! » Une semaine plus tard, face à ta tranquille obstination, j’usai de la culpabilisation : « Tout ça parce qu’une telle et une telle ont les oreilles percées. Bravo ! Belle originalité ! » Je me sentais quand même mesquine et tentais de justifier mon refus en me disant : « Ça ne vient pas d’elle ! Ce n’est pas à elle que je refuse quelque chose. » J’allai plus loin encore dans l’hypocrisie le jour où je te dis : « D’accord ! Je ne m’y oppose pas mais tu te débrouilles sans moi. Non seulement je ne veux pas m’en occuper mais je ne te donnerai pas un sou pour ça ! »

Oui, j’ai honte ; ça te fait rire ? Tu t’es facilement passée de mes services. Stoïque, tu as supporté plusieurs semaines de gêne ; ça s’était infecté puis cicatrisé trop tôt ; tu es retournée les faire percer une nouvelle fois. Je me suis habituée et je t’offre à présent des pendants d’oreille. Mais si, ça te va bien !

Bien sûr que je suis dans le même sac que tous les autres. Les parents libéraux ne sont pas les moins autoritaires et j’en ai vu d’une dureté incroyable quand il s’agissait de « faire acquérir son autonomie à l’enfant ».

L’autonomie de l’enfant ! Je lève les yeux au ciel et soupire…

Faisons-nous ce petit plaisir : disons à voix bien haute que jamais je n’ai « voulu ton autonomie ». Il y a deux ans, tu ne dormais encore qu’à mes côtés ou près de ta Granny. La moins autonome des gamines ! Ce n’est pas toi qui aurais pris le bus toute seule à six ans ! Certes, je n’ai vraiment rien contre le fait de prendre seul le bus à six ou soixante-six ans, si personne ne vous y oblige d’une manière ou d’une autre. Bien sûr que ça m’aurait arrangée que, dès l’âge de cinq ans — ou de deux ans, pourquoi pas ? —, tu ne dépendes plus de moi pour tes déplacements dans Paris. Tu aurais été autonome, ma chérie, quel pied !

Mais je ne voulais pas ton autonomie. Ça ne faisait pas partie de mes projets. Car je ne voulais rien pour toi, je n’ai jamais rien voulu pour toi, je n’ai jamais eu le moindre projet de te voir devenir ni comme ci ni comme ça. Hier « bien élevé » voulait dire « policé », aujourd’hui « autonome ». Mais il s’agit toujours d’éducation et je n’ai aucun « charisme éducatif » sous prétexte que j’ai désiré mettre au monde de la vie. On peut dire que tu m’auras surprise ! Je t’ai laissée pousser comme un champignon, « abandonnée à toi-même » et je n’ai pas cessé depuis le 20 avril 1971, 18 h 50 de m’étonner. C’est cela, un enfant ? Comme c’est beau un être qui se déploie tout à son aise, qui fait ce qu’il a envie de faire ! Ça m’a donné envie… Envie de vivre comme toi, tranquillement.

Soudain, il y a deux ans, ton corps a changé beaucoup, ton visage a pris une expression autre, tu n’as plus dormi avec moi ; tu t’es débrouillée seule pour pratiquement tout et j’ai compris que l’enfance était passée. La fameuse autonomie était venue en son temps et assurément je n’y étais pour rien ! Douze ans et demi où nous avons été heureuses de tout partager et toute la vie ensuite devant nous pour savourer nos deux nouvelles indépendances. J’ai eu vraiment de la chance de vivre avec toi ! Pars quand tu veux, reviens quand tu veux. Rien d’autre ne nous lie qu’une profonde et confiante amitié.

CONTRE LES MAÎTRES


Vers douze, treize ans, il n’est pas rare qu’en lisant sur une plage de vacances les Provinciales ou Atala on se considère avec le grand respect dû aux êtres qui « pensent ». On est intellectuel et fier de l’être. On ne se sent pas n’importe qui si l’on goûte Pascal et nourrit ses soirées de Chateaubriand (Günter Grass ou Marguerite Duras si l’on est « moderne » ). Vertigineuse ivresse de se montrer supérieur aux petits frères et sœurs, voire à papa et à maman, au livreur, à la boulangère. Tu aurais l’âge de ces émois ; sans doute es-tu bien privée de si délicates jouissances.

Ce sentiment de supériorité du jeune adolescent s’émerveillant de lui et de son regard sur le monde, c’est celui, identique, qu’on retrouve chez la plupart des enseignants. Ce n’est pas qu’ils soient forcément plus niais que la plupart des mortels, mais on les a soigneusement entretenus dans cette idée assez ridicule qu’ils sont utiles à l’humanité parce que dépositaires et dispensateurs du savoir (quelques-uns n’hésiteraient pas même à parler de culture !).

Ils font un métier ingrat, je n’en doute pas. D’où la nécessité de quelques compensations : aux clercs on doit le respect. Eux-mêmes se tiennent en immense estime : le « corps professoral » est atteint d’un narcissisme adolescent : il s’aime, il se plaint, il se critique, il se pardonne.


Il y a quelques enseignants qui ne sont pas visés dans ce chapitre. Soit qu’une passion incompréhensible et folle comme toute passion les anime ; soit qu’au contraire ils parviennent à assurer leur boulot sans trop y penser, comme on arrive quelquefois à faire la vaisselle, réservant toutes leurs énergies à ce qui les intéresse par ailleurs ; soit encore qu’ils vivent malades, déprimés et ne rêvent que de changer de métier.

Que l’on ait, depuis toujours, voulu protéger l’enfant contre les maîtres d’école ne peut surprendre qu’eux[81].

« Un maître d’école ou un professeur ne peut élever des individus ; il n’élève que des espèces[82]. » C’est bien pourquoi il peut compter sur la complicité de son auditoire. Les élèves ont eu le temps de s’accepter « élèves ». Plus tard, certains seront instits ou profs, n’ayant jamais trouvé le temps ni l’occasion dans leur petite vie de désapprendre les fadaises ingurgitées. Ils gobent tout. Les rares qui ont l’esprit critique se font insulter, ou se taisent, ou se pendent. À priori, les écoliers ne valent pas mieux que leurs enseignants. Je note cependant qu’ils risquent bien plus, en se rebellant, que les profs. Le chantage à l’affection est ici cruel, terrifiant. Bien souvent, se dresser contre l’école signifie se dresser contre TOUT son entourage, tous ceux qu’on aime ; on est menacé, dans certains milieux, d’un « placement » par l’intermédiaire de la D.D.A.S.S., dans d’autres de l’internat dans un collège où l’on sait mater les durs.

Dès les premières heures d’école, les sanctions ou récompenses ont accaparé toute l’attention émotionnelle des enfants. Si le maître ou la maîtresse « fait peur », une classe enfantine peut soudain découvrir qu’elle forme un groupe, une force. La guerre commence. De toute façon, elle viendra.

Les enseignants supportent forcément mal cette tension. Les élèves travaillent incontestablement plus que les professeurs, en moyenne dix heures par jour s’ils veulent tout faire ; dix heures consistant à apprendre (peu d’adultes accepteraient un tel effort plus de deux heures). Ils sont énervés et « insupportables ». Mais davantage les uns envers les autres qu’envers le professeur : chaque élève doit subir sa classe un nombre d’heures bien plus impressionnant que l’enseignant. En rentrant à la maison, il a plus de travail que lui, toutes copies à corriger et travail de préparation de cours confondus. L’énervement dont se plaignent élèves et professeurs n’est pas une plaisanterie, les uns et les autres alternent « remontants » et « tranquillisants ».

Comment peut-on être professeur ?

Rester toute sa vie dans les bâtiments scolaires doit certainement empêcher l’irrigation d’un cerveau au départ normalement constitué.

Curieusement, les enseignants, dans leur ensemble, souffrent assez fréquemment d’un complexe de supériorité vis-à-vis de leurs collègues, de la bêtise desquels ils se méfient. Il est connu qu’en classe d’examen les profs de français, de philo ou d’histoire recommandent à leurs élèves les plus « doués » de ne pas être trop subtils le jour de l’épreuve (c’est encore plus vrai quant aux thèses, mémoires et concours dans l’enseignement supérieur).

Leur suffisance les rend volontiers pointilleux à l’égard de leur image de marque. L’expression « petit-bourgeois » semble avoir été uniquement inventée pour eux. Récemment, on me rapportait cette anecdote tellement significative. L’administration pénitentiaire et l’Éducation nationale avaient conclu un accord pour tenter une expérience de formation professionnelle de jeunes détenus en semi-liberté dans un établissement scolaire. Des « précautions » ont bien entendu été prises pour éviter que ne se rencontrent les loups et les agneaux-élèves du lycée. Mais, au réfectoire où mangeaient les jeunes détenus stagiaires, les professeurs étaient censés prendre aussi leur repas. D’eux-mêmes, les enseignants ont pris l’aimable initiative de dresser des paravents. Ces parvenus sont consternants de médiocrité.

Ils ont les combats qu’ils méritent. La Fédération de l’Éducation nationale, la très républicaine, est une confrérie corporatiste, profondément bête, qui se flatte d’être ouverte à toutes les tendances de la connerie. Elle apparaît « traversée de courants contradictoires », signe qu’elle reste « fondamentalement attachée aux valeurs démocratiques ». Elle est bien entendu de gauche et ultra-conservatrice, emploie ses millions de syndiqués à défendre leur statut de fonctionnaires et de laïcité. Programme passionnant.

Je ne serais amère que si je t’avais abandonnée entre leurs sales pattes roses. Je parle ici d’eux avec un absolu détachement. Mais j’entends trop souvent dire qu’ils ont des excuses et qu’en « tête à tête » ils ne sont plus aussi idiots. Cette générosité débonnaire qu’on leur témoigne, et que l’on a rarement envers la police par exemple, m’apparaît trop empressée pour être honnête : on a toujours intérêt à se faire bien voir des professeurs. Mais moi, ça va, j’ai déjà donné. Et il y a peu de chances pour qu’ils aient la possibilité de te le faire payer un jour. Sévère, mais juste, je répète que neuf enseignants sur dix sont des minables.

Cela s’explique par leur recrutement (tu es bon en histoire ? tu seras prof d’histoire et de géographie par-dessus le marché ; tu es bon en gym ? etc. — ne parlons même pas des écoles normales d’instituteurs qui sont bien souvent la dernière chance de ne pas finir vendeur de grand magasin ou fille de salle), par le fait épouvantable qu’ils restent à l’école toute leur vie et que ça rendrait névrosé n’importe qui, enfin parce qu’ils sont, pour la plupart, fonctionnaires et que leur fonction est d’entretenir un mensonge dégueulasse sur la « transmission » complètement mystificatrice du savoir à de prétendus « futurs adultes ».

On leur reproche principalement de manquer de culture et de ne pas comprendre les enfants. Mais comment en serait-il autrement ? Leur culture n’est que scolaire, c’est-à-dire pratiquement nulle. On peut encore s’estimer heureux si la matière qu’un professeur enseigne l’intéresse assez pour lui avoir donné quelque curiosité en ce domaine. On ne va quand même pas, en plus, lui demander d’être un « honnête homme » et de se repérer dans la civilisation au sein de laquelle il vit. À quoi bon lire un auteur anglais quand on enseigne le russe ? Pourquoi aller voir telle exposition quand ce n’est pas au programme ? D’abord, ça ne compte pas pour les points d’avancement et l’inspecteur ne le demande pas.

Je n’ai pour ma part rien d’une femme cultivée ; je t’ai toujours dit que je ne savais rien et que je ne pouvais rien t’apprendre ; l’absence de culture n’est pas une tare ; ce qui est excessivement pénible, c’est d’entendre des gens incultes se dire les « gardiens de la culture ». Souvent, tu le sais, Marie, des amis qui ont des enfants, cherchant une oreille compatissante, m’apportent des corrections de professeurs ou encore des « résumés ». J’ai renoncé à faire un bêtisier. Bien d’autres que moi se sont livrés à ce triste jeu. Et qu’on ne s’avise pas de dire que la sélection devrait être plus rigoureuse. Il est notoire que, dans notre système, plus les études sont « difficiles » et plus les rescapés sont étroits d’esprit et bornés.

Quant au reproche de ne pas savoir établir de rapport avec un enfant, il va de soi que ne voir en quelqu’un qu’un « futur quelqu’un » ne peut qu’engendrer un horrible malaise : ajoutons à cela le rôle de « surveillance » sur lequel je ne reviens pas et qui ne peut que produire le mépris des deux côtés.

On se scandalise un peu trop vite de ce qu’une maîtresse morde un enfant de huit ans. Personnellement, je suis plutôt rassurée que puissent encore advenir des choses pareilles. Ce n’est pas cela qui me donne la chair de poule. Mais par exemple que tel maître de C.E.1 dise à Véronique que son fils « n’arrive pas à comprendre qu’à l’école il faut être sage et qu’à plus forte raison il ne comprendra jamais rien d’autre », que le même, à l’issue de l’entretien, dise devant moi sur un ton plaintif : « Je suis ici pour gagner ma croûte, pas par pédophilie », alors que Véronique lui demandait si son métier d’instituteur lui procurait quelque plaisir.

Assurément, il y a peu de gens qui travailleraient dans leur métier s’ils n’y étaient pas obligés, mais as-tu déjà entendu des charcutiers, des architectes, des facteurs, des mineurs, des pharmaciens se lamenter en un si beau chorus sur les servitudes de leur profession ? Je trouve aussi que vivre avec des êtres condamnés à rester toute leur jeunesse enfermés est un enfer, mais que les maîtres cessent une fois pour toute de parler de leur « dévouement bafoué »…

Ils « se donnent un mal fou » pour séduire des jeunes qui ne veulent rien savoir. La « pédagogie de l’éveil » consiste, dès qu’un enfant s’intéresse à quelque chose, à faire de sa découverte un horrible « objet d’apprentissage scolaire », à détourner son action au profit d’une activité. Les porcs…

Comment pourraient-ils d’ailleurs démythifier ces techniques, eux qui sont les plus soumis des hommes aux préjugés du siècle ! Car c’est à eux, les professionnels (par opposition aux parents qui ne resteront toujours que des amateurs), qu’est confié le soin sacré de transmettre les idées préconçues, tout ce qu’il faut savoir pour perpétuer la vie en société telle que nous la connaissons. Très peu pour nous. Pourquoi vivre dans le malheur sous prétexte qu’on nous a toujours appris qu’il fallait « en passer par là » ? « En passer par là », c’est-à-dire par les rapports entre les gens, au monde, à la connaissance, par tout ce qui est faisandé.

Loin de moi l’idée militante d’assurer que les maîtres qui font la cuisine ont tort. Ce n’est, vraiment, qu’une question de goût. Mais il m’est difficile, sous prétexte qu’on a fui cette valetaille qui porte avec tant de fatuité la livrée de sa société, d’ignorer par discrétion ses dégâts magistraux.

On ne peut manquer en tout cas de rappeler qu’ils sont directement responsables du massacre des intelligences. Je ne crois pas que l’abrutissement général soit congénital. « C’est la faute des médias. » Bien sûr, et les profs en sont les employés au même titre que les journalistes. Ils font d’ailleurs rigoureusement le même boulot : ils forment en informant, ils transmettent ce qu’on doit retenir. Pareillement un chanteur serine des paroles et musiques au goût du jour. Mais ce qui est plus grave, chez les enseignants, c’est qu’ils se montrent d’une inconscience qu’on n’a pas souvent dans le show-biz. Les professionnels de l’abêtissement qui se produisent à la télévision n’ont jamais la prétention de savoir qui, dans leur public, est à garder ou à jeter. À priori, ils ont l’honnêteté de s’en foutre. Alors que les maîtres sont investis de la sale besogne (jamais refusée) de sélectionner, de trier dignes et indignes.

Tu sais qui est Pygmalion ? Tu regarderas dans le dictionnaire. Tu comprendras mieux ainsi le titre de Pygmalion à l’école[83]. Il s’agit d’une expérience cruelle et marrante. (Tu me connais assez, petite fille, pour savoir que je ne te fais part des « expériences psychosociologiques » qu’en tant qu’elles sont des paraboles. Je n’ai aucune raison de croire sur parole les savants, surtout en « sciences humaines ».)

À l’origine, une première étude célèbre de Rosenthal sur les chercheurs face à l’expérimentation[84]. On confie à un groupe des rats qu’on prétend sélectionnés en « stupides » et « intelligents » (en réalité, les rats sont pris au hasard). On fait faire aux rats différents exercices. On note leurs progrès. Ensuite, un autre groupe prend en charge les mêmes rats ; les bestioles sont censées montrer comme précédemment leurs aptitudes, mais, cette fois, on a échangé les petites pancartes. Que crois-tu qu’il arrive ? Les chercheurs du premier groupe trouvent effectivement que les rats « intelligents » réussissent bien mieux que les rats « stupides ». Et… le groupe suivant aussi, avec les rats « inversés ». Les rats étiquetés « intelligents » obtiennent toujours le meilleur score.

Des sociologues américains ont repris — c’était tentant — la même expérience, cette fois en donnant à des maîtres d’école des indications totalement arbitraires sur le niveau intellectuel des élèves. Les résultats scolaires ont confirmé non pas la réalité mais les fausses informations données par les chercheurs. Les supposés bons élèves sont effectivement devenus les meilleurs. On a voulu critiquer ces résultats. L’argument des contestataires est des plus désopilants : les maîtres en question auraient été victimes de leur souci de justifier le verdict des soi-disant psychologues qui les avaient induits en erreur… Eh oui, mais c’est très exactement là que leur conformisme dépasse les bornes.

Les sous-populations scolaires sont hiérarchisées (lycées, C.E.T., facultés, grandes écoles) et, à l’intérieur même des établissements, la ségrégation se fait encore selon les sections, les langues choisies. Chaque professeur se trouve face à une bonne, moyenne ou mauvaise classe et je ne connais pas d’exemple qu’une classe « faible » fût devenue « forte ». Évidemment, me répond-on, cela ne pourrait arriver qu’à des individus et non à une classe entière. Je serais d’accord. Mais ce que j’aimerais alors comprendre, c’est pourquoi et comment ce sont des classes entières qu’on manœuvre dans leur ensemble en tant que « bonnes » ou « mauvaises », sans que jamais le nombre d’individus fasse obstacle au maintien d’un niveau donné.

Existe-t-il beaucoup d’enseignants qui entrent pour la première fois dans une classe en se disant : « Tous ceux qui sont ici peuvent être intelligents et heureux d’apprendre. Il suffirait qu’ils soient libres de venir et que l’enseignement me passionne » ? Non bien sûr, un professeur sait, en entrant dans une classe, que les jeux sont faits et qu’il n’est chargé que de maintenir les choses en leur état.

Aucune contradiction d’ailleurs entre ce rôle sans gloire et leur sens de l’autorité. Tu connais la pensée de ton grand-père sur les officiers : ils choisissent non de commander mais d’obéir. C’est vrai de tous les enseignants en général. On a trop souvent tendance à chercher dans leurs manies tyranniques la revanche sur leur enfance humiliée. Les professeurs joueraient les despotes pour compenser un sentiment d’infériorité. L’explication est bêtasse. Peu choisissent l’enseignement pour écraser les petits. Mais beaucoup, par contre, s’engagent dans l’Éducation nationale parce que c’est pépère, qu’on n’y a pratiquement aucune responsabilité.

Que leur besoin de sécurité dégénère en besoin d’ordre et de conformisme est moins lié à une psychologie qu’on aurait du mal à leur voir commune qu’à la conséquence logique d’un système éducatif fondé sur le respect de tout ce qui est établi. Ils ont à « faire passer » cela justement. Quand ils exigent de parler seuls, dans le recueillement, quand ils châtient les rebelles, ce n’est pas qu’ils soient autocrates dans l’âme mais de zélés serviteurs de l’institution qui ne peut fonctionner – c’est sa raison d’être – que dans l’obéissance aux règles.

Serviles et despotiques, ils donnent la pleine mesure de leur petitesse face à l’inspecteur. L’inspecteur ! Tous les enseignants vivent dans la hantise de ses visites et de ses rapports. Il faut les voir alors quémander la complicité des élèves dans la comédie qu’ils donnent. Surtout, ne jamais prendre d’initiative que le grand manitou puisse mal juger ou sanctionner. Mieux vaut respecter les règles du jeu. Être « original » est a priori suspect. Il convient de « faire comme les autres ».

Quand tu étais petite, tes amies se faisaient toujours une grande joie de jouer avec toi « à la maîtresse » ; pauvre écolière victime, tu devais subir des admonestations menaçantes, des hurlements hystériques. Alors que je me gardais de te parler de l’école, tu recevais de tes camarades une caricature qui était bien issue de leur expérience. Les « grands » étaient persuadés que je t’« influençais » alors que seules tes compagnes de jeu te donnaient une « représentation » de ce qu’était à leurs yeux l’école : le lieu où « la maîtresse crie » ; je suis prête à parier que sur ces six ou sept petites filles qui allaient toutes dans des écoles différentes, certaines avaient des institutrices douces et patientes. Mais au-delà du sourire, elles percevaient l’idée essentielle qu’on les commandait, ce qu’elles traduisaient par des vociférations.

« Peut-être ce métier d’enseignant a-t-il plus qu’un autre pour effet d’abîmer les gens qui l’exercent. On a dit que le pouvoir rendait fou et que le pouvoir absolu rendait absolument fou. Il est possible que l’autorité d’un maître sur un groupe d’enfants amoche à la longue son personnage et sa personnalité. » Je me réfugie derrière Michel Tournier[85] que je n’aime pas : je trouve plaisant de l’associer à ma voix, lui qui est l’une des coqueluches du corps enseignant.


Les profs sont des « logues » (je reprends le mot à Lucien Morin, du Québec), ceux qui parlent du haut de leur savoir. D’où le danger pour un élève d’en savoir plus que son maître.

Le maître a toujours raison. C’est lui toujours qui donne la bonne réponse : que la pédagogie soit directive ou non, le message qui passe, le seul enseignement est celui-là. Le maître « guide » vers la vérité avec plus ou moins de délicatesse mais il guide, qu’il soit Socrate ou le dernier des imbéciles. Il ne saurait y échapper. C’est le propre de l’enseignant. C’est pourquoi l’instruction obligatoire est criminelle : dans ce système de scolarité obligée, un professeur qui me dit qu’il « respecte » ses élèves me fait rire. Aurait-il le cran de soutenir qu’il ne corrige pas les erreurs ? Et corriger les erreurs de qui ne le demande pas, est-ce intelligent, utile, courtois ? Qui possède la vérité ? Ses propriétaires ne pourront être que violents. La vérité s’impose ; une vérité imposée par l’un ne peut-être que supposée par l’autre et perd ainsi ce qui la fonde. Tout détenteur de savoir représente potentiellement un danger extrêmement grave pour l’esprit. À plus forte raison lorsque le maître est maître absolu de la situation comme à l’école.

Mais son pouvoir s’est démultiplié encore ces deux dernières décennies. On attend de lui qu’il psychologise. Fréquemment, il dira d’un enfant turbulent qu’il est « caractériel », d’un autre qui ne suit pas qu’il est « débile léger », ou encore d’un individu silencieux et solitaire qu’il est psychotique. Le malheur ne vient pas de ce que l’enseignant puisse se tromper, mais de ce qu’il ose diagnostiquer.

Quelle libération, par exemple, pour les instituteurs de C.P. que la dyslexie ! Personnellement, j’ignore si elle existe vraiment dans le cerveau de l’enfant ; en tout cas, elle existe dans celui des enseignants. L’immense majorité des mioches a bien d’autres désirs à six ans que d’apprendre à lire (dans l’enquête que nous avons faite ensemble, tu as remarqué que parmi les enfants déscolarisés la plupart « réclamaient » l’apprentissage de la lecture vers huit ans, parfois plus tard). Ce qui permet à Baudelot et Establet de noter : « Le mécanisme est donc le suivant : l’école produit ses dyslexiques en dressant dès six ans, au cours préparatoire, un obstacle infranchissable pour la majorité ; elle s’en débarrasse ensuite en persuadant parents et enfants qu’ils ne doivent leurs échecs qu’à une infirmité congénitale dont elle n’est, quant à elle, ni la cause, ni la thérapeute. Elle les confirme ainsi dans le sentiment de leur infériorité et de leur impuissance : il n’y a plus rien à faire : l’enfant a entre six et sept ans[86]. »

On aurait pourtant tort de dire que ce n’est pas le rôle du maître que d’envoyer l’enfant dans des classes « spécialisées ». Son rôle est d’adapter au mieux l’enfant à la société. Cette noble fin justifie tous les moyens.

C’est ainsi qu’on ne saurait être moderne sans flirter avec la pédagogie institutionnelle. Pour pressurer l’enfant et lui faire rendre l’âme, c’est ce qu’on a fait de mieux jusqu’ici. Le professeur joue tout bonnement le rôle d’analyste de groupe. « Comme en psychanalyse, il importe que le professeur se taise pour laisser le groupe se cristalliser, se trouver lui-même[87]. » Et plus loin : « Nous pensons que si le rapport autoritaire — le rapport d’aliénation — doit être détruit, il ne peut l’être qu’“à la base”, en l’occurrence sous forme du rapport maître-élève […]. Nous avons été inspirés, dans notre mouvement, par la Psychosociologie, inspirée elle-même par la Psychanalyse. Le “groupe de diagnostic”, dans lequel J. Ardoino voit la nouvelle et authentique forme d’éducation, n’est-il pas en effet une contestation du rapport d’autorité comme le rapport psychanalytique lui-même[88] ? Le moniteur se refuse à commander, donner des consignes et des directives, enseigner, informer. Il se contente d’aider le groupe à fonctionner lui-même, à trouver son unité, à créer son réseau de communications […]. C’est ainsi que nous avons été amenés à concevoir l’“autogestion” de la classe ou du groupe scolaire en général[89]. »

« Ah ! qu’en termes galants ces choses-là sont mises ! »

Le même Lobrot parle de « non-directivité ». Je rêve !  ?

Nous serons manipulés de la même manière par des psys en politique.

Demain, nous autogérerons l’angoisse et la misère. Des « moniteurs » discrets nous aideront à « prendre conscience » de notre besoin de vivre en troupeau, nous permettront de créer nous-mêmes les conditions de ce qu’ILS appellent notre liberté.

Répugnant, n’est-ce pas ?

Et tu connais comme moi des « gens de bonne volonté », attachés à la pédagogie institutionnelle. Mais enfin n’ont-ils donc rien en toile de fond dans leur petite cervelle ? Rien qui leur permette de critiquer un système ?


Suffit-il d’opposer la modernité à l’archaïsme pour se donner l’illusion du progrès ? C’est l’idée d’éducation qui est une vieille lune. Un cours préparatoire en 1982 au Pré-Saint-Gervais, l’une des portes de Paris (ce n’est quand même pas le fin fond de la campagne profonde) : le maître du C.P., blouse grise, fait copier cent lignes de punition à ceux qui « ne suivent pas bien », les envoie « au piquet bras en l’air ». La directrice ne comprend pas que la mère de Noé ose se plaindre de M. X, « un maître dont la plupart des élèves savent lire à Noël ». D’accord, M. X fait un peu démodé. Mais ailleurs a-t-on supprimé les colles, les avertissements, les blâmes, les devoirs supplémentaires, les conseils de discipline, les exclusions momentanées, les définitives ? Et Gisèle Bienne[90], dans son très beau livre, note qu’à ces punitions il convient d’ajouter les insultes, les menaces constantes, le silence imposé, la confiscation d’effets personnels, les fouilles, les chantages à tous les niveaux.

On peut opérer plus en souplesse. Éléonore qui a neuf ans nous racontait : « Ma maîtresse, elle est vraiment incroyable ! Tous les jeudis, elle nous demande ce qu’on a fait le mercredi. Et, depuis le début de l’année, chaque fois que quelqu’un dit qu’il a regardé la télé, elle lève les yeux au ciel. Alors maintenant, on n’ose plus dire qu’on a regardé la télé mais si on n’invente pas très vite autre chose, les autres font “hou ! hou !” et rigolent en disant “il ou elle a regardé la télé !” Pourtant on le fait tous, regarder la télé, mais maintenant on a honte. » Les moins brutaux des maîtres ne sont pas les moins tyranniques. On se demande d’ailleurs pourquoi tant d’enseignants sont des vaches. Ils n’ont absolument pas besoin d’être si méchants pour se faire obéir. Dans l’expérience sur l’obéissance de Milgram, il apparaît bien clairement que les sujets ne se plient à l’ordre immonde de torturer que parce que celui qui commande possède l’autorité, et il ne possède cette autorité que parce qu’il est le professeur. À maintes reprises, les gens renâclent mais obéissent en disant comme un certain M. Gino (p.113) : « Vous êtes plus qualifié que moi. C’est vous le professeur. »

L’enseignant est tout-puissant, il a le savoir, le pouvoir et la complicité de tous.

Je ne vais pas t’ennuyer avec des références historiques, mais cela m’a beaucoup intéressée d’apprendre comment les écoles normales, au début du siècle, formaient instituteurs et institutrices comme des sortes de « prêtres laïcs » ; il s’agissait effectivement de constituer un pendant au clergé et, pour cela, viser à une sorte de sainteté. Le respect intégral des « vertus laïques » faisait des maîtres des personnes revêtues d’une dignité spéciale. (Ils reviennent de loin : quand on pense que les Romains confiaient le « vil » métier d’instituteur à des esclaves !) Il reste de cette consécration du XIXe siècle bien plus que ne croient ordinairement les intellectuels.

Face aux enseignants ou aux médecins, même sadiques, les parents se retrouvent plus que les non-parents dans une gangue d’impuissance, tant ils ont peur des représailles, effectivement possibles, sur l’enfant. Toubibs et professeurs sont maîtres d’un avenir sur lequel ils ont un pouvoir réel. Reste aux mères à faire du charme (les pères sont le plus souvent absents, il ne leur apparaît pas aussi « naturel » qu’aux femmes de se trouver en situation d’infériorité). Les opprimés en l’occurrence sont loin d’être révolutionnaires. L’hostilité plus ou moins larvée entre parents et enseignants revêt bien rarement celle d’une alliance entre parents et enfants humiliés contre les maîtres et seigneurs, mais d’une jalousie entre deux gangs de racketteurs sur le bas monde enfantin.

Deux cas de figure : ou bien on est de situation modeste et, c’est simple, face aux profs, on la boucle. Quitte à râler qu’à l’école on n’apprend plus aux enfants à vivre, que, de notre temps, on devait filer doux et qu’on savait dresser la jeunesse. Ou bien on a fait « les écoles » et, selon son grade, ou peut parler d’égal à égal ou en supérieur aux enseignants.

Tu sais bien ce que nous disait avant-hier Corinne : « C’est peut-être dégueulasse, mais je reconnais qu’en tant que prof j’ai un poids que n’ont pas les autres parents. Je joue sur la terreur qui règne dans l’institution et je peux me permettre de faire aux enseignants de ma fille des critiques ou des suggestions que jamais d’autres parents ne feraient. » Dégueulasse… ? Que veux-tu Corinne, c’est la jungle. Moi je ne me sentais pas capable de dépenser toute mon énergie pendant tant d’années dans cette guerre-là pour nous défendre Marie et moi, comme Suzanne fait pour Judith, comme ma mère l’a fait pour ses trois enfants.

Les rares expériences tentées pour obtenir une « coopération efficace » entre parents et enseignants ont pratiquement toujours été un formidable fiasco. Dans les écoles de pointe, « où l’on vit des rapports nouveaux », on s’offre le luxe de découvrir que les rapports ne peuvent pas changer tant que les gens restent enfermés dans le rôle social que la société les amène à jouer. En 1975, des enseignants de Vitruve (l’avant-garde !) écrivaient : « En ce qui nous concerne nous ne sommes plus dupes, après l’avoir pratiquée de nombreuses années, de la soi-disant ouverture de l’école aux parents qui, dans la stratégie ministérielle, ne vise qu’au renforcement du projet éducatif en place. Toutes les critiques qu’ils apportent en général ne concernent qu’une humanisation des rapports à l’intérieur de l’institution scolaire. Il faut avant tout que l’École continue à permettre la promotion sociale de leurs enfants. À Vitruve, certains parents ont utilisé l’ouverture de l’école pour veiller à ce que la reconnaissance des différences interculturelles ne fasse pas “baisser le niveau” et ne défavorise pas leurs gosses[91] ! »

Nous nous souviendrons longtemps de notre premier contact avec l’éphémère « collège autogéré ». Là, tout était vierge, tout était encore possible. Tu fus renversée comme moi par la première discussion à laquelle je me mêlai. J’avais pris ces notes texto ; je dis :

« Si vous tenez à avoir des enseignants, pourquoi justement les prendre parmi les professeurs ?

– T’achètes bien ta viande chez le boucher !

– Moi aussi j’ai appris des choses que je peux transmettre…

– C’est quand même plus simple que l’enseignement soit l’affaire des enseignants !

– ??? Chacun, professionnel ou non, ne peut-il proposer aux enfants et aux adultes ce qu’il aimerait faire partager ou approfondir ?

– Je crois que tu t’es trompée de lieu. Ici, ce n’est pas un lieu de vie… »

En effet, on sentait venir la mort et le projet était condamné d’avance. Il s’est déjà trouvé des médecins, au M.L.A.C.[92] par exemple, pour dire que la médecine pouvait être prise collectivement en charge par les gens ; mais qu’ils viennent me réconforter les enseignants qui œuvrent réellement pour que l’enseignement ne soit plus l’affaire des spécialistes ! Tant qu’à faire les clercs, quelques-uns auraient pu jouer les « prêtres-ouvriers » et aller enseigner les mathématiques ou l’histoire dans les usines…

Ah ! Y’a plus de vocation, ma petite demoiselle !

Dans notre société, tous les étudiants quels qu’ils soient et à tout âge devraient être payés ; tant que les écoles normales seront les rares établissements à offrir pareil appât, elles resteront un pôle d’attraction pour n’importe qui ayant besoin de gagner rapidement sa croûte. Sans compter qu’on peut être instituteur suppléant sans avoir fait l’école normale. Il suffit d’avoir le bac. Quand ils ont choisi leur métier, l’instituteur ou le professeur se sont, la plupart du temps, laissé séduire par les avantages de la fonction publique et les plus futés par la perspective de longues vacances.

Quant aux enseignants du deuxième degré, j’estime à 0,5 % la proportion de ceux que tente l’enseignement. Les autres, dans le meilleur des cas, étaient attirés par les études de philosophie, de physique ou de littérature et n’avaient guère de débouchés. Je dis « dans le meilleur des cas », car il est probable que même le choix des matières étudiées dépende relativement peu du plaisir qu’on en escompte. Bourdieu et Passeron font remarquer que la faculté des lettres peut servir de refuge pour les étudiants de la bourgeoisie socialement « obligés » à une scolarité supérieure qui s’orientent, par défaut d’une quelconque envie, vers ces études qui leur donneront « l’apparence d’une raison sociale ».

Évidemment, dans ces conditions, Neill, à Summerhill, qui exige de ses éducateurs qu’ils soient disponibles aux enfants vingt-quatre heures sur vingt-quatre, a fait figure de fou. On peut se demander si l’épuisement des adultes et le sacrifice de soi ne sont pas des contraintes supplémentaires pour les enfants.

Mais je comprends parfaitement que Neill puisse s’exaspérer du peu d’intérêt des enseignants pour leur métier et veuille rompre avec leur spleen mou. C’est comme l’auteur de Barbiana : lettre à une maîtresse d’école. Pas tendre, le bonhomme (il dit se servir parfois contre ses écoliers du martinet), mais maîtres et maîtresses se font fustiger dans son livre avec passion ; c’est bien plaisant à lire et je partage son point de vue au moins sur ceci : « Moi je vous paierais à forfait. Tant pour chaque gosse qui s’en tire dans toutes les matières. Ou mieux encore une amende pour chaque gosse qui n’arrive pas à s’en sortir dans une matière[93]. »


Il y a des profs sympas et intelligents. D’accord. Il y a aussi des patrons sympas et intelligents. C’est moins pénible de supporter sur son dos quelqu’un qui vous ménage (et qui ira plus loin) que quelqu’un qui vous crève. Mais où sont-ils les « profs sympas » qui remettent en question leur fonction ? Luttez, vous qui êtes « de gauche », contre la sélection et continuez à noter scrupuleusement vos élèves.

Et vous qui « faites » du Freinet, cessez de vous donner tant de peine pour recréer des « conditions normales d’existence » en faveur des mômes ; Freinet a été un homme audacieux, sincère et clairvoyant, mais il n’a pas vu à quel point sa démarche de vouloir « remettre l’enfant dans la vie » était artificielle. N’est-il pas quand-même plus simple de laisser l’enfant dans la vie ?

Plus on fait d’études, plus on se « spécialise », plus on rétrécit le champ critique. Les maîtres et maîtresses de maternelle reçoivent maintenant une « solide formation » (!). Ne sont-ils, ne sont-elles pas le fer de lance de l’éducation ? Ils et elles ont une influence terrible sur la « socialisation » des enfants. Est-ce que ça les inquiète ? Pas du tout. Désormais, imbus de leur science, ils apprennent en nouveaux riches à l’enfant comment se faire des amis, désamorcer une colère ou contrôler une discussion.

À aucun niveau, les maîtres ne contestent leur fonction, ce qui ne les empêche pas d’en être malheureux. Les professeurs râlent toujours, on sait bien. Je ne parle pas de ceux qui ne cessent de vitupérer le laxisme et le « niveau lamentable » des classes de baccalauréat. (M. Brunot dépose à la commission d’enquête parlementaire de 1899 sur l’enseignement secondaire : « Pour le grec, dit-il, il est une vérité qu’on ne saurait cacher ; les élèves sortent du collège sans en savoir un mot. Au baccalauréat, depuis que je fais passer cet examen pour mes péchés, je prends systématiquement un texte de Xénophon ou de Platon et, à la deuxième ligne, je m’arrête sur le premier verbe que je rencontre et je demande au candidat de conjuguer à l’indicatif présent : λυώ[94], etc. Or il n’y a pas deux élèves sur dix qui soient capables de répondre à cette question. Les formes leur sont inconnues, le vocabulaire également. Qu’on ne parle donc pas sérieusement d’une épreuve dont la cote est fictive. »)

Laissons ces plaisantins, leurs problèmes ne sont pas les nôtres. Mais d’autres, pauvres morfondus, feraient vraiment pitié… Certains, naguère, ont « cru » à leur métier, se sont donné du mal pour intéresser les mômes ; maintenant, ils s’estiment heureux quand ils n’ont d’ennuis ni avec les élèves, ni avec l’administration, ni avec les parents. Ils survivent et fument trop aux interclasses. Ils savent très bien qu’ils font perdre leur temps aux enfants et qu’eux-mêmes ont gâché leur vie.

Le 6 octobre 1983, la Direction des lycées demandait un débat dans les classes auquel faisait suite une consultation nationale des professeurs. J’ai lu ce rapport. Je te laisse savourer ces deux paragraphes (page 6) :

« Le souhait de relations plus humaines est unanime, comme le refus de la formule excessive : “relations de dominés à dominants”. L’amélioration des relations passe par le dégagement du temps nécessaire (1 h/semaine imputable sur les obligations de service), des effectifs réduits (25 élèves par classe), des équipes pédagogiques institutionnalisées (Comment ?), une information qui circule vraiment.

« Les débats traduisent cependant une interrogation, ou une difficulté : comment faire pour établir avec les adolescents une relation structurante qui n’exclut ni l’autorité ni la compréhension ? »

Que doit-on admirer le plus de la naïveté ou de l’esprit de synthèse des rédacteurs ? Ils veulent des relations « plus humaines » (un peu de chaleur de la part de leurs élèves…), passent par les revendications de type syndical et terminent sur un pitoyable « comment faire ? ». « Comment faire pour établir une relation structurante, etc. » C’est presque aussi drôle que Les Frustrés de Claire Bretécher.

Les profs, dans l’ensemble, sont malheureux, mais se font une raison. Une fois encore – c’est la dernière –, je rappelle l’une des principales conclusions de l’étude de Milgram sur la soumission à l’autorité : beaucoup blâmaient ouvertement, parfois avec violence, cette expérience qui leur demandait d’infliger un supplice à quelqu’un, certains en étaient malades. Mais ils poursuivaient ; leur colère leur permettait « nerveusement » de tenir et de continuer à obéir.

On me dit à tout bout de champ que l’École est perméable à différentes options politiques et qu’il n’est pas plus malin de parler d’elle que de parler de l’Église. Je dénonce les serviteurs d’une institution. Tu sais, ma chérie, que, parmi nos amis, des individus, enseignants, se livrent à une critique de l’Éducation nationale et de leur métier autrement plus péremptoire que je n’ai les moyens de le faire.

Des gens comme Daniel Hameline, Marie-Joëlle Dardelin, Jacques Piveteau ont mené cette critique très loin et ne risquent pas de se mystifier eux-mêmes. Par ailleurs, l’École émancipée[95] dès avant 1914 s’en prend très violemment à l’institution scolaire et affirme qu’il « faudra détruire l’école du système capitaliste ». Elle prône la lutte des classes et se considère comme partie intégrante de la classe ouvrière. L’école que veut l’École émancipée sera « partie prenante du socialisme des conseils ouvriers ». Tu n’étais pas née que j’étais sensible à ce discours. Ils ont évolué, moi aussi, et nous partageons quelques rares idées. Bien rares… Ils m’ont traitée souvent d’individualiste sans comprendre pourquoi je haussais les épaules en riant.

Je l’ai déjà répété, mais les gens s’identifient tellement à leur fonction que je redoute ici un grave malentendu. Je n’ai rien contre les enseignants : mes adversaires ne sont que les enseignants enfermés dans l’insupportable système scolaire et qui en acceptent les conditions tuantes aussi bien pour les gamins que pour eux. Mais c’est les vrais enseignants, les autres, que je défends contre les salariés de l’Éducation nationale et tous les privés assimilés. Il serait dément de ma part de t’éviter l’école si je ne savais pas, par expérience, qu’il y a de par le monde plein plein de gens qui ont des choses fantastiques à nous apprendre. Des êtres aiment passionnément faire aimer ce qu’ils aiment ; c’est rarissime dans l’enseignement officiel (à cause de l’obligation scolaire, des programmes, etc.) — je pense à mon petit frère qui fut toujours le seul à pouvoir me faire admettre la moindre démonstration scientifique, à des syndicalistes qui m’ont appris le minimum vital en histoire, à Alain L. qui faisait de si remarquables cours d’économie politique dans un groupe militant, à deux correcteurs d’imprimerie qui m’ont réexpliqué clairement des règles de grammaire complexes.

À l’école, même, j’ai eu un maître extraordinaire. Au début de son enseignement, Dominique avait onze ans, à peine, moi, treize. Elle m’a appris à lire, elle m’a appris que, derrière les murs, il y avait un monde. Elle m’a livré ce que je pouvais recevoir de son savoir avec une générosité et une patience qui me font fondre de tendresse aujourd’hui. Moi, je ne comprenais qu’une infime partie de ce qu’elle me disait. Infime vraiment… Mais je constate plus de vingt ans après que les pierres d’angle de ma vie ont été fondées sur les espaces de liberté qu’elle m’a ouverts. J’ai bénéficié trois ans de sa présence. J’ai grandi. J’ai vieilli. Souvent, il m’est arrivé de me battre contre des idées « reçues » avec plus de courage que je n’en ai naturellement, en secret témoignage de reconnaissance envers elle qui m’a appris à considérer le poids de la bêtise.

De toutes mes forces aimantes, Marie, ma très chère, je te souhaite de trouver des personnes capables de t’apprendre ce que tu désireras apprendre ; apprendre est l’une des plus grandes voluptés de la vie. On ne cesse de vouloir me convaincre qu’il y a des instits ou des profs qui adorent leur métier. Je le crois volontiers. Il y en a, surtout la première année d’enseignement. Mais, monsieur Oury, qu’est-ce qui empêcherait ceux-là d’enseigner dans une société où l’école ne serait plus obligatoire ? J’en connais en effet quelques-uns qui recherchent les lieux où ils sont sûrs de se trouver face à des gens qui les réclament. Olivier qui enseigne en prison dit de son travail qu’il s’apparente à celui d’un « écoutant ». Enseigner ne veut pas dire parler. Elles et ils m’ont bien écoutée celles et ceux qui m’ont fait part de leurs connaissances… Mais comment se taire, s’entendre quand on ne s’est pas choisi ?

L’intérêt des lieux anti-scolaires qui ont existé en France, qui existent encore en Allemagne, en Italie, en Angleterre, aux États-Unis, c’est que tous les adultes qui proposent un enseignement sont ensemble de leur plein gré et espèrent quelque chose les uns des autres. C’est le cas aussi aux lycées autogérés de Saint-Nazaire et de Paris où la cooptation a été de rigueur dès l’origine du projet ; lorsque ces lycées ont pu accueillir des élèves, ceux-ci ont choisi avec les professeurs les « nouveaux » (profs ou élèves).[96]

Aucune cellule de la société ne vaut la peine d’être défendue qui n’est pas l’association d’êtres libres qui y entrent volontairement et peuvent s’en retirer à tout moment sans avoir à pâtir de rien d’autre que de la séparation de ce groupe.

Je reviendrai dans un autre livre sur la belle histoire de la Ruche de Sébastien Faure. Je note en passant que les adultes qui enseignaient dans cette anti-école ne recevaient aucune rémunération salariée pour leur travail. Ils étaient nourris et logés. Pour leurs besoins personnels, ils puisaient dans une caisse commune sans avoir à en justifier. Tu imagines que si la Ruche a tenu une dizaine d’années, c’est que les « maîtres » se payaient de passion pour ce qu’ils faisaient.

Aujourd’hui encore dans le monde, quelques êtres qui contestent l’institution scolaire font enfin redécouvrir à tout un chacun qu’il aimerait enseigner ce qu’il sait. À Porto Rico, Angel Quintero a mené une expérience d’éducation populaire ; il a renoncé aux services des enseignants qualifiés avec lesquels il avait commencé à travailler, s’étant aperçu que les enfants et adolescents qui venaient d’apprendre quelque chose (lecture, montage d’un poste-radio, découvertes scientifiques, botanique, etc.) étaient ravis de transmettre leur savoir à leurs camarades et s’y prenaient bien mieux que les professeurs. Il a obtenu des résultats spectaculaires en confiant à des mômes le soin d’alphabétiser tel ou tel secteur.


Oui, j’en veux à tous ceux qui ne remettent en question que les programmes, ou le niveau, ou les « excès » de la discipline. J’en veux à tous ceux qui s’imaginent qu’ils peuvent, à des gamins obligés d’assister aux cours, enseigner quoi que ce soit. Je reconnais qu’ils ont des excuses. Car celles et ceux qui vont jusqu’au bout de leur critique se font jeter dehors comme des malpropres. Je pourrais faire un autre ouvrage avec tous les témoignages que j’ai reçus depuis dix ans sur les enseignants vidés de l’Éducation nationale. Mais ce qui m’a toujours frappée, dans ces histoires, c’est comment, le plus souvent, cette institution totalitaire crie « au fou ! » quand un enseignant dit ou fait enfin quelque chose de sensé. Dans son livre[97], Gisèle Bienne raconte comment elle parvient au miracle : des enfants heureux de découvrir des choses, elle-même commençant à avoir moins peur de ce métier terrible. À force d’intelligence, elle invente une nouvelle confiance entre elle et les écoliers. Beaucoup d’humilité, d’inquiétude, de tendresse transparaissent au long de ce récit. Dans les dernières pages, on apprend qu’un médecin de la Santé publique chargé des affaires sanitaires et sociales la prie de « prendre rendez-vous avec le psychiatre expert de l’hôpital psychiatrique du département pour un examen médical à des fins d’expertise dans le souci de compléter son dossier ». Quelle élégance ! Bénie soit la bêtise crasse de l’Éducation nationale : la littérature y aura gagné un très bon écrivain.

Le 7 juillet 1981, sous le titre « Le philosophe intenable », Le Monde racontait comment Jean-Pierre Blache, au moment où ses élèves de philo obtenaient au bac les plus fortes moyennes de l’établissement, se voyait l’objet d’une procédure disciplinaire. Blache doit avoir une cinquantaine d’années ; en Algérie déjà il avait eu droit au bataillon disciplinaire parce qu’il refusait de tenir une arme entre les mains. C’est un original. Fils de berger, il tient à ce qu’il juge raisonnable et n’accepte pas d’être mouton parmi les moutons. Mais… non, les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux. Ce sont les arguments de Mme le Proviseur qui sont irrésistibles : elle désespère « de remettre M. Blache dans le droit chemin » et l’accuse de « semer la révolution dans un lycée dont l’atmosphère a totalement changé depuis son arrivée » ; voici les fautes dont elle l’accuse :

« M. Blache n’admet aucune règle, aucune discipline tant pour lui que pour les élèves.

« — il a fallu s’accrocher à ses basques plusieurs fois au début de l’année pour l’obliger à remplir les imprimés de sortie pédagogique avec des élèves. Dès qu’il faisait beau, il prenait la décision de partir ; un jour, le 8 octobre, il m’a téléphoné à 12 h 50 pour partir à 13 h !

«  — de nombreux appels d’élèves n’ont pas été faits sur les cahiers d’appel.

«  — le 18 septembre, il a fait déjeuner au lycée sa concubine, sans autorisation de Mme l’Intendante.

«  — le mardi 16 septembre, il voulait emmener avec lui à une réunion syndicale les élèves de terminale F1 avec qui il avait cours.

«  — a été vu par la conseillère d’éducation, le 9 décembre vers 13 h 20, au rez-de-chaussée, sous le préau, alors qu’il avait cours depuis 13 h au premier étage. Il a prétendu qu’il était revenu chercher en réunion syndicale son cartable qu’il avait oublié.

«  — il critique toute sanction, qu’elle ait lieu à l’internat ou à l’externat, sans en connaître exactement les motifs. »

La suite est du même acabit. Et le recteur de l’académie de Nantes écrit au ministre… « La manière d’être désinvolte de cet agent, son indiscipline, sa tenue propre à soulever agitation et perturbation à l’intérieur de l’établissement ne sont pas dignes d’un éducateur. »

À côté de ceux-là qu’on a jetés dehors, combien d’autres, que je salue cordialement ici, qui ont démissionné !

À ceux qui ne sont pas encore partis mais sont malheureux, affolés par ce qu’on leur demande de faire ingurgiter aux élèves, dégoûtés, malades, je souhaite de gagner au loto, ou de se casser une jambe, ou d’hériter d’une mine d’uranium, ou d’écrire un livre à succès. Mais qu’ils se tirent avant qu’il ne soit trop tard. Le 13 avril 1984, après avoir reçu une réprimande, un élève tue son prof.

C’est quand même dommage pour les gosses de devoir en arriver là.


CONTRE LA CONFUSION ENTRE APPRENDRE, SAVOIR, CONNAÎTRE


« Un enfant intelligent élevé avec un idiot pourrait devenir idiot. L’homme est si perfectible et si corruptible qu’il peut se rendre idiot par raison. » Délicieux Georg Christoph Lichtenberg…

J’ai voulu t’éviter, Marie, de vivre dans un climat d’obéissance aux règles, au milieu de grands et de petits abrutis par un système insensé. Mais par-dessus tout, j’ai désiré préserver tes chances d’apprendre quelque chose : découvrir le monde, ses manques, en avoir l’irrésistible envie de créer autre chose pour jouir de la vie le plus délicatement possible. Et même si tu étais l’exception, un être qui n’aurait rien envie de savoir, du moins n’aurais-tu pas été entravée comme des milliards d’autres par la seule force au monde capable d’empêcher quelqu’un de s’instruire : l’instruction obligatoire.

Il n’est que de regarder parmi les gens qui ont fait des « études supérieures », en vois-tu beaucoup qui lisent, qui cherchent à apprendre ? Récemment, l’ouvrage d’un généticien connu, estimé dans le milieu de la recherche, a fait pas mal de bruit. Beaucoup ont vu un excellent essai, clairement écrit, faisant le point sur la science contemporaine. Peu se seront arrêtés au titre : Au péril de la science ? Or, la question que pose Albert Jacquard concerne très directement notre sujet et il faut vraiment refuser de lire ce qui est écrit pour ne pas y trouver l’interrogation réelle d’un savant sur la transmission du savoir aujourd’hui. Comme Illich, il pense que le système scolaire obligatoire représente une entrave à la connaissance. Il insiste sur le côté néfaste de l’école, y compris pour ceux qu’elle semble privilégier. Il parle des énarques, des polytechniciens, de ceux qui sont l’« orgueil de la nation » : ils jouissent de belles carrières, de fins de mois confortables et, pour certains, d’une participation aux organes de pouvoir, « mais ces satisfactions sont, pour la plupart d’entre eux, compensées par un engourdissement intellectuel […], ils ne participent guère au mouvement des idées ; tout au plus peuvent-ils, par leur inertie bureaucratique, s’opposer à ce mouvement. Leur classement prématuré et absurdement définitif dans la catégorie intitulée “élite” a fait d’eux, humainement, des victimes[98] ». Il est mieux placé que moi pour le dire, n’est-ce pas ?

En France, 14 % des recrues ne savent pas lire, aux États-Unis 20 %[99]. Plus personne ne l’ignore ; un colloque de l’Unesco consacré aux « contenus éducatifs d’ici l’an 2000 » se tenait en juillet 1980. En soixante-huit points, les experts et fonctionnaires internationaux ont constaté tout d’abord que l’école était en perte de vitesse tout autour de la planète. Et de se plaindre de la prise en charge par les grands moyens d’information d’une « éducation informelle, sauvagement distribuée ». Le colloque s’est inquiété de l’inadaptation croissante de l’école « aux nécessités de l’économie mondiale » (encore !) et a insisté sur la nécessité de former les enfants du monde à l’informatique, notamment sous toutes ses formes télématiques, voies désormais souveraines de la communication. Le Français Pierre Schaeffer eut beau relever le danger de transformer les gens en « infirmes dépendant de prothèses informatiques », il ne fut pas suivi et l’ensemble des experts a entonné derechef l’hymne à la nécessité d’une « éducation permanente ».

On va donc vers un enseignement plus utilitariste que jamais pour le bien de tous. Et chacun de nous là-dedans ? En quoi me concerne le bien de tous si c’est un mal pour moi ?

Toujours on nous a demandé de sacrifier nos enfants sur les autels. Les avatars des dieux sont multiples, Yahvé, les vents de Neptune, la Patrie, l’Honneur, la Société. Quand je parle de sacrifice, je veux parler de sang et de chair. J’exagère ? Aux yeux des lecteurs de cet ouvrage, je passe pour une mère que l’amour ou l’égoïsme égare. Alors, une fois de plus, goguenarde, je m’efface derrière ceux que l’école leur a appris à écouter, les savants, les professeurs. En juillet 1981, M. Guy Vermeil (chef d’un service de pédiatrie) et M. Jacques Lévine (docteur en psychologie) ont présenté un rapport sur les difficultés scolaires au congrès de l’Association des pédiatres de langue française[100]. Alors que l’école a pris une place « démesurée » dans la vie sociale, le système scolaire « ne profite – statistiques officielles à l’appui – qu’à 30 % des élèves […]. Les 70 % d’élèves restants se répartissent en deux moitiés, une moitié de “suivistes”, de “pourrait mieux faire”, qui ne tirent en définitive que peu de profits des dix ans qu’ils passent à l’école et au collège. Pour l’autre moitié, c’est-à-dire pour un bon tiers de la population scolaire, c’est l’échec total ».

MM. Vermeil et Lévine jugent que la scolarité obligatoire est « catastrophique » : « Elle donne à l’institution scolaire le temps d’effectuer un travail de destruction complète de l’individu. » Ces spécialistes notent aussi que c’est dans les 30 % qui ont eu le moins à souffrir de l’école que se recrutent les cadres de la nation et notamment les enseignants qui restent de ce fait « imperméables aux critiques qu’on peut faire au système éducatif ».

Il n’y a aucune réforme de l’enseignement recevable. Même des gens comme Jean Foucambert qui consacrent leur vie à la défense de la noble institution en arrivent à écrire : « On ne peut pas dire que l’école alphabétise mal : ça fait plus de cent ans qu’elle perfectionne ses méthodes. On en est arrivé aujourd’hui à une sophistication incroyable dans une voie de plus en plus fausse[101]. »

La lecture ou les mathématiques sont les deux apprentissages qui causent le plus de dommages irréversibles. Pourquoi ? Parce que ce sont ceux sur lesquels on insiste le plus ; normal qu’ils comptent le plus de dégoûtés. Lire… Un enseignant dont j’ai déjà parlé s’était mis en tête qu’on pouvait faire de la philo en lisant et discutant. J’ai sous les yeux son rapport d’inspection (cet ami proposait à sa classe une discussion sur le Manifeste du parti communiste) : l’inspecteur constate que le professeur « dégage clairement les idées principales du texte » et « explicite progressivement les concepts utilisés » ; il poursuit : « Toutefois, je regrette vivement, qu’au nom d’une démarche pédagogique se voulant totalement non directive, il n’ait pas cru bon de développer ensuite une véritable leçon, substantielle et structurée. Il a choisi, tout au contraire, de laisser les élèves seuls devant le texte de Marx, et de leur confier la tâche de réaliser eux-mêmes un bilan et un résumé de la discussion précédemment effectuée. » Décidément, non. Même en terminale, on ne peut pas apprendre à lire au sein de l’Éducation nationale. Toujours les inspecteurs veillent à l’instruction obligatoire (ce n’est pas un privilège français ; l’inspecteur qui visite Summerhill constate que les enfants sont heureux mais que « c’est un lieu où il est difficile d’étudier » ; à ton avis, qu’entendait-il par « étudier » ?).

Il y a un poison dans l’école. Tout ce qui y touche devient mortifère. Regarde ce malheureux Piaget. Il s’oppose à la psychologie traditionnelle qui définissait l’apprentissage comme une « modification du comportement résultant de l’expérience » (ce qui fait de l’enfant un élément passif subissant son environnement). Skinner et les adeptes du conditionnement, Erikson, d’autres, avaient admis finalement l’activité de l’enfant quand il parvient à un certain âge, mais Piaget va bien plus loin. Il dit que, dès sa naissance, l’enfant commence à développer des structures cognitives à partir de ses propres actions et qu’il s’agit là d’un processus inné et inéluctable[102].

Inutile d’insister sur le fait que cette idée est fondamentale pour les gens qui se piquent de pédagogie. Car si l’intelligence est un processus de construction ininterrompu dont le déroulement est identique pour les enfants de toutes cultures[103], la connaissance n’est pas reçue de l’extérieur mais c’est l’enfant qui la construit de l’intérieur dans un échange permanent avec le milieu. Il ne procède pas par addition, mais par substitution. Il ne « sait » pas une, puis deux, trois, dix, cent choses, mais il connaît les choses et son intelligence progresse par « intégration », ses idées se transforment en idées de plus en plus élaborées (ne s’ajoutent pas). Conséquences pratiques qu’en tirent les enseignants ? Ces nigauds ont réussi à mettre au goût du jour des tests normalisés pour contrôler le « développement » intellectuel de l’enfant et tentent, surtout en maternelle, d’accélérer le développement sensori-moteur des tout-petits[104]. Peut-être que Piaget a eu un peu tort d’insister sur la fixité de l’ordre (le temps en étant variable) dans les stades du développement. Il a surestimé ici l’intelligence de ses lecteurs qui n’ont sans doute jamais entendu parler du principe d’incertitude de Heisenberg ni du paradoxe de Schrödinger, lesquels ont introduit, en physique quantique, l’idée que l’observateur passif était en réalité un participant actif. Les psychologues croiraient déchoir en acceptant que la « cible » observée est modifiée par l’expérimentateur et nient le poids de leur regard sur ceux qu’ils lorgnent. De toute façon, les sciences, qu’elles soient exactes, humaines, occultes, restent fondamentalement suspectes, elles donnent trop raison à Einstein : « Dans les sciences, la mode a presque le même rôle que celui qu’elle joue dans le vêtement des femmes. »


Le savoir-vivre se perd, ma très chère… L’éducation demeure… On peut s’attendre dans la décennie qui vient à des réformes profondes. Elles iront toutes dans le sens d’une meilleure rentabilité. 2,3 % des enfants ont un quotient intellectuel supérieur à 130 ; 0,4 % ont plus de 140. Faisons-en deux petits tas, ils seront maîtres et contremaîtres de l’usine de demain, à eux l’atome, les moyens de communication, l’espace. Aux autres la morale : le droit au travail, le droit à la sécurité, le droit à la loi, le droit à la vie, le droit à la mort et les devoirs y afférents.

Juste avant la lutte sublime entre écoles libre et laïque, la marotte des journalistes chargés de la rubrique « Éducation » agitait ses grelots parmi les « surdoués ». Nul besoin d’être sorti de la cuisse de Jupiter pour constater qu’il y a autant d’imbéciles chez les surdoués qu’ailleurs. Mais ça les a apparemment surpris… (Rien en vérité n’étonne les journalistes, leur métier consiste à « en avoir trop vu » mais aussi à feindre l’étonnement pour garder quelque fraîcheur à l’information.) Qu’est-ce que le quotient intellectuel ? L’objectif initial de Binet était d’évaluer les risques d’échec scolaire. Les tests en question sont conçus en fonction d’hypothèses sur la réussite scolaire, ce qui permet à Albert Jacquard de dire qu’il est absurde d’étendre la signification du Q.I. à l’intelligence. Le Q.I. est « un nombre dont nous ne savons pas quel objet il mesure », conclut-il. Un chercheur américain, Donald Hoyt, a de son côté entrepris une enquête sur plusieurs années, comparant les résultats universitaires et la « réussite » dans la vie. Dans aucune profession, il n’y a de corrélation entre les notes obtenues à l’université et ce qui est accompli et « réussi » plus tard dans la vie.

Ne suis-je pas en droit d’en tirer la conclusion que, si le Q.I. mesure l’aptitude à faire des études et si la réussite scolaire n’est pas un gage de compétence professionnelle, le Q.I. n’offre aucun intérêt même du point de vue de la rentabilité ?

Pourtant, si je t’en parle, c’est que le danger nous menace d’être « testés » de plus en plus fréquemment, de plus en plus tôt. Il ne me semble pas inutile de répéter que s’en plaindre ne sert à rien ni à personne. La seule force à opposer, c’est notre non. Les enfants comme les parents qui acceptent les « tests d’orientation » sont inconscients.

Juger quelqu’un m’a toujours semblé d’une énorme outrecuidance, mais juger ce que l’on considère comme un « quelqu’un potentiel », l’enfant, dépasse l’entendement. Les carnets scolaires des gens comme Tolstoï : « ni travailleur ni capable », Beethoven : « un cas désespéré », Darwin : « d’une intelligence plutôt en-dessous de la moyenne », Einstein : « d’une intelligence lente »[105] montrent tout bonnement que ces messieurs auraient dû être orientés dans les classes dépotoirs.


Tout le désir d’apprendre est volé par l’école avec effraction. L’attention est détournée par des maîtres escrocs ; l’enfant ne peut récupérer son bien qu’en douce. C’est pendant ses loisirs qu’il apprend tout ce qui le réjouit. À condition toutefois qu’on n’ait pas eu l’idée insensée, littéralement, de lui faire faire des « devoirs de vacances ».

Je ne défends pas ici une cause. C’est moi que je défends. Je fais partie d’une génération menacée. Les éducationnistes inventent des jouets pour les enfants dès le berceau et prévoient une formation pour nous tous. Via la télévision ou par affiches, nous serons peut-être tous réquisitionnés pour « apprendre de force » l’électronique ou n’importe quoi d’autre qui sera utile à la Société (capitaliste ou non, quelle importance !?). Des sanctions pèseront sur les réfractaires. Combien serons-nous d’insoumis, Marie ? Nous serons le nombre que nous sommes. Cela doit être clair pour tous. Demain il ne sera plus temps de se vouloir rebelles. C’est aujourd’hui ; c’est toujours aujourd’hui qu’il convient de refuser. Ceux qui attendent les « excès » dans l’inacceptable ignorent-ils que l’endurance humaine est infinie ? Toute l’histoire le prouve.

Que n’acceptons-nous pas, grands et petits, au nom de la socialisation ! Un anthropologue, Robin Fox, directeur de recherches à la Fondation Harry Franck Guggenheim de New-York, a développé l’idée que l’inculcation d’une masse de connaissances inutiles, terriblement difficiles à retenir, n’était que la perpétuation dans nos sociétés de l’initiation des sociétés primitives avec ses brimades raffinées.

On ne peut apprendre que dans la liberté. Je ne parle même pas de cette saloperie d’« orientation » qui a vu le jour en France dans les années 60 (avant, c’était les parents qui choisissaient, ce n’était pas beaucoup mieux), mais tout est fait pour nous empêcher de pénétrer le comment des choses, leur pourquoi. Illich faisait remarquer que le bric-à-brac moderne produit par les nations industrialisées ne permettait plus de comprendre les principes de fonctionnement des moindres objets que nous utilisons. La bataille lui semblait perdue pour nos vieux pays mais il lançait un appel au tiers monde pour qu’il n’accepte que du matériel simple que tous puissent construire, réparer.

Je crois en effet qu’il est essentiel pour nos intelligences que nous perdions l’habitude fatale de ne rien comprendre de ce qui nous entoure. Nous sommes fous de laisser tourner machines et machineries que nous ne savons pas contrôler. Pourquoi ferions-nous confiance aux « professionnels » ? Quelle garantie avons-nous de leur innocence ?

Tout être, enfant ou adulte, a besoin d’avoir un libre accès aux documents, aux méthodes et techniques d’apprentissage, aux personnes compétentes, dans tous les domaines. Nous ne prétendons pas ingurgiter les encyclopédies mais nous laisser imprégner par tout ce qui nous intéresse et rien de moins ; le monde nous appartient. Nous prenons le droit de regarder et contrôler ce qui s’y passe. C’EST NOTRE MONDE. Je veux pouvoir apprendre ce que je veux quand je veux.

Je n’ai pas peur de manquer de savoir. Le savoir est une futilité. Tu sais comme à la Barque la plupart des autres parents d’enfants déscolarisés tenaient aux « apprentissages de base », lecture et écriture, et combien j’ai lutté contre cette idée fixe. Oh bien sûr, ce n’était pas obligatoire, mais les adultes s’angoissaient tant que, comme par hasard, les mouflets « demandaient » à apprendre à lire à l’âge de six ans. On arguait de la nécessité de la lecture pour une instruction autodidacte… Tu parles ! Moi, je voyais simplement derrière cette peur inutile l’ombre des grands-parents ou des voisins affectueux ou perfides : « Alors, il sait lire, maintenant ? »

Timidement, quelques-uns tentaient d’affirmer que s’il existait un apprentissage primordial, c’était peut-être la musique… Personne ne les écoutait (moi non plus puisque je ne crois à aucun apprentissage primordial !). Oui, même là, même dans ces lieux anti-scolaires, j’ai côtoyé des gens étranglés par la hantise de passer à côté du savoir. Là et ailleurs, j’ai constaté à quel point il était mal vu d’être avec les mômes « sans rien leur proposer ». Il était admis que ceux-ci avaient le droit absolu de refuser toutes les activités et de jouer toute la journée, mais il fallait au moins leur avoir « proposé » quelque chose à faire. L’idéal aurait consisté à pouvoir leur présenter un éventail fantastique de possibilités. L’éventail, personnellement, je le voyais dans la vie. Nous étions un tout petit nombre à n’avoir en tête que le désir d’être bien avec des enfants sans jamais faire de projet pour eux.

Libérale ou non, l’éducation postule l’inachèvement de la jeunesse. Elle doit avoir une action « maturante ». Bien sûr, me dit-on, que les fruits de toute façon mûriront, mais ils seront plus beaux si on a mis de l’engrais aux arbres ! Peut-être, mais vos fruits n’ont plus de goût.

Vos enfants de serre sont insipides. Claude Duneton, dans un livre sur le désastre de l’enseignement du français, rappelle une étude faite auprès de six mille élèves d’école primaire du cours préparatoire au cours moyen sur l’utilisation de types de phrases. On constate que l’élève jugé « bon » utilise de moins en moins de types de phrases au fur et à mesure qu’il gravit les échelons de la scolarité : « Le langage du bon élève s’appauvrit sur le plan de la syntaxe. À l’inverse, le “mauvais” élève, pauvre en modèles de phrases en C.P., dispose d’un stock syntaxique plus riche que le “bon” élève. Pour lui, le paradoxe vire à l’aigre : il gagne, donc il se retrouve dans les perdants[106]. »

Au Moyen Âge ou au début des Temps modernes, on apprenait dans sa famille ou dans sa corporation ce qui devait permettre de se faire reconnaître comme compétant dans tel domaine. L’apprentissage se vérifiait pratiquement. De nos jours, on croit savoir quand on sait répéter. Je prends à Henri Roorda[107] l’exemple de la loi d’Ohm

Si l’élève dit que cela signifie qu’on obtient l’intensité du courant en divisant le nombre qui mesure la force électromotrice par celui qui mesure la résistance du conducteur, le maître est satisfait. Mais le récitant se fait-il une idée claire de ce que représentent I, E et R ? Ainsi les forts en physique sont rarement des physiciens créateurs.

Ce n’est pas beaucoup mieux dans les travaux manuels. Tu te souviens du soir où Quentin devait apprendre et réciter par cœur : « Récupération d’un fil de canette : je tiens le fil de l’aiguille. En tournant le volant vers moi, je fais descendre et remonter l’aiguille. En tirant le fil de l’aiguille, je fais apparaître une boucle. Je défais cette boucle et je place les deux fils ensemble dessous et derrière. » Et il récitait sa leçon avec peine, Quentin ! J’étais tellement ébahie que je lui ai demandé de me recopier ce que je livre donc ici textuellement. (On aura remarqué que c’est une école libérée où les petits garçons font de la couture…)

Les apprentissages à l’école, c’est vraiment n’importe quoi. Il faut avoir perdu le sens commun et en tout cas celui de l’humour pour pâlir devant des problèmes absurdes comme : « Une salle de cinéma mesure 26 m sur 15,75 m. Chaque trimestre, on pulvérise sur le parquet une huile anti-poussière ainsi que sur le parquet de l’entrée et des couloirs. La surface des accès est les 2/7 de la surface de la salle. a) Quelle est la surface totale des parquets ? b) Le fût d’huile pesait à l’achat 165,680 kg. Après trois huilages il ne pèse plus que 51,956 kg. La masse volumique de l’huile est 0,9. Quelle quantité d’huile pulvérise-t-on à chaque fois ? c) Quelle est, en microns, l’épaisseur de la couche d’huile pulvérisée en une fois[108]? »

Pauvres petits enfants, pauvres petits oisons bridés, ils ne rient pas, oh non, ils se morfondent.

Quand je pense que tous les jeux les plus séduisants pour l’esprit deviennent, dès que « scolaires », des besognes fades, niaises, insignifiantes. J’ai toujours été d’une parfaite nullité en mathématiques, je reste pourtant persuadée qu’elles peuvent procurer des joies fantastiques. J’ai été très passionnée « à l’idée de » faire de la physique et ma passion fut assassinée en six minutes au premier cours. Mais d’autres matières que je dominais mieux m’ont laissé semblablement le regret de n’en avoir pas joui ; les exercices de traduction, par exemple. Je crois qu’il existe peu de travaux demandant autant de finesse, d’intelligence et servant autant à apprendre une chose essentielle : traduire sa pensée à autrui. Nous passions pourtant des heures, plongés dans nos Bailly, nos Gaffiot ou apprenant des listes de mots anglais. J’aurais rêvé de phrases chinoises, celtes, portugaises dont on nous aurait donné la méthode de construction et le vocabulaire, on aurait cherché ensemble le sens, puis on se serait livré aux délices du fignolage.

Mais tout ce temps perdu… « Le latin et le grec, ça t’a formé l’esprit ! Ça t’a permis l’acquisition d’une certaine rigueur !…» Baratin ! Je vais te dire à quoi m’ont servi le latin et le grec : à faire chic dans certaines salles de rédaction auprès de vieux littéraires égarés face à la grossièreté de leurs confrères journalistes. Ne soyons pas chien, reconnaissons aussi que ça me permet de savoir écrire étymologie sans h (mais faut-il tant d’années pour retenir les cinquante racines grecques et latines qui permettent l’accès à l’intimité des mots ?).

C’est moi, plus sensible que ma mère aux hiérarchies du lycée, qui avais choisi de faire des langues mortes. C’était l’époque où faute d’être bourgeois (par les sciences, la médecine) on pouvait préférer l’aristocratie littéraire dans sa décadence, sa pauvreté, ses distinctions surannées. Nous n’étions pas très conscients de vivre la fin d’un monde. Nous nous croyions cultivés parce que lettrés et nous imaginions être un contrepoids nécessaire dans l’ère technologique ; nous n’étions cependant qu’un souvenir.

Je ne gémis pas sur l’inutilité de telles études. Au contraire, leur « gratuité » m’est une consolation. D’autant qu’avoir su me permet, socialement, d’avoir oublié ; il m’arrive encore de tirer profit de la considération que certains vieux ont encore pour ceux qui ont étudié les lettres classiques. Oui, je sais, elles existent encore un peu ; on continue même, au mépris de toute logique, à enseigner le latin avant le grec. Parce que la question n’a jamais été d’apprendre intelligemment mais d’orienter, de sélectionner, donc de décourager.

Tout l’enseignement est forcément arbitraire. En histoire, on restait trois mois sur l’Égypte et quinze jours sur la Perse, et jamais personne ne nous a dit pourquoi (parce que les enseignants, pour de multiples motifs, ignorent pratiquement tout de cette civilisation ; cependant les raisons de ce non-savoir sont prodigieusement intéressantes pour les enfants curieux d’histoire, non ?).

L’un de mes constants sujets d’étonnement, c’est la bonne foi avec laquelle les gens sont persuadés qu’ils ont appris des choses à l’école. À ceux qui n’y sont allés que de six à quatorze ans, je demande : « Qu’y avez-vous appris ? » On me répond : « À lire, à faire des additions, des multiplications ; les divisions, je ne sais pas bien les faire. En histoire : 1515, bataille de Marignan ; 1789, Révolution. En géographie, on dit le “Bassin parisien”, il y a plein de pays dans le monde, l’Afrique, c’est grand, l’Amérique, ce n’est pas seulement les États-Unis ; en sciences naturelles, il y a de l’eau dans le pain, on a un système circulatoire, je me souviens qu’il y avait du bleu et du rouge, mais je ne sais plus la différence entre les veines et les artères ; en géométrie, j’ai appris que le diamètre, ce n’était pas la circonférence. »

Mais non, je ne plaisante pas !

Quant à ceux qui ont le bac, on aurait à peu près ça : « L’eau est un mélange d’hydrogène et d’oxygène, racine carrée, ça s’écrit comme ça : . L’Allemagne produit beaucoup de charbon. Racine a écrit Iphigénie, Phèdre, Andromaque et quelques autres pièces. Corneille, c’est Le Cid (on peut citer un vers, un seul), Polyeucte. Il y a dans le monde un fleuve qui s’appelle l’Amour. La Révolution française, c’est très compliqué. Il y a eu d’autres révolutions, 1830, 1848, 1871… Staline avait été séminariste. En France, il y a eu de grands poètes (on peut en nommer six ou sept) ; dans les autres pays peut-être aussi. Au Moyen Âge, on a construit des cathédrales. Louis XIV était autoritaire. Louis XV était faible. Louis XVI était très faible. Denis Papin est un savant. On ne répète pas le même nom dans une phrase. Botticelli est un peintre italien. Picasso est espagnol. Delacroix est français. Voltaire a écrit Candide, Proust À la recherche du temps perdu. Saint Louis rendait la justice sous un chêne ; en physique, il y avait des histoires de limaille de fer et de boussoles… »

C’est trop fastidieux, je m’arrête, admettons que je puisse continuer sur trois, disons quatre pages… Est-ce que vraiment ça valait toute la peine qu’on s’est donnée pour ne retenir que ça ? La différence entre celui qui sait ces quatre pages et toi, c’est que tu en sais d’autres et que ça ne t’a pas coûté le plus petit effort.

Évidemment, qu’on ait fait des études ou non, on sait bien plus que ces quatre pages, mais ce n’est pas à l’école qu’on les a apprises, c’est dans les livres, par des récits, la radio, les voyages, les amis, la télévision, etc. Ceux qu’on appelle ordinairement les analphabètes ne sont pas non scolarisés comme toi, il faut dire et répéter que ceux-là ont été bel et bien massacrés à l’école.

Il est gênant dans notre société de ne pas savoir lire ni écrire ; j’en conviens. Mais on a un peu trop tendance à faire comme si les analphabètes « ne savaient rien, pas même lire » ; or, ceux-là, je les connais, je les rencontre parmi ceux que je vois en prison par exemple, savent autant de choses que n’importe qui de leur milieu, Francis est incollable en botanique, Fernand compte admirablement, Joëlle connaît des dizaines de poèmes. Mais ils ne savent pas lire. Ils ont même « horreur » de ça. Cependant, s’ils avaient eu la chance extraordinaire d’apprendre à lire comme toi avec une grand-mère intelligente (la leur ou une autre !) des phrases qui les auraient fait rire ou s’émouvoir dans un petit cahier qui ne ressemblera jamais à aucun cahier, avec ta vie à toi, tes idées à toi, tes fantaisies à toi, tes rires à toi, ton envie d’écrire à toi, s’ils avaient eu cette chance, comment auraient-ils « horreur de lire » ?

« Tout le monde n’a pas une Granny. » Non, mais je connais des grand-mères qui s’ennuient, un professeur d’université en biologie qui fait de l’alphabétisation (je suppose que ça lui plaît, sinon, c’est du vice) et des millions de gens sur cette planète qui aimeraient faire comme ta Granny. Cependant, ils n’osent pas, ils « ne sauraient pas ». Ils gardent le souvenir enfoui d’un apprentissage très long, très difficile. Sans s’apercevoir qu’un enfant ou un adulte qui désire apprendre à lire se montre très doué, toujours.

Je ne tombe pas moi-même dans le panneau de ces « analphabètes » dont on se préoccupe soudain (ça devenait un peu trop gros !) qui cachent le reste : le fait que 90 % des Français « n’aiment pas lire », je suppose d’ailleurs qu’à part les commerçants bien peu savent compter. À l’école primaire, l’échec scolaire est avalé en silence par le gosse et ses parents ; dans le second cycle, on fait partie des rescapés ; c’est donc au collège que les professeurs aujourd’hui commencent à s’affoler. Il y a de quoi. Leur instruction obligatoire est une lamentable et sordide escroquerie. On n’apprend rien dans leur l’école. Que le dégoût.

« De mon temps… »

De mon temps, c’était pareil à aujourd’hui avec l’angoisse du redoublement en plus ; ce n’était pas mieux et qu’on ne compte pas sur moi pour accompagner en ce livre les pisse-vinaigre qui pleurnichent sur la médiocrité de l’école de maintenant par rapport à celle d’hier. Car, objectivement, l’école progresse. Elle va vers le meilleur qu’on attend d’elle et c’est pourquoi, ayant de moins en moins d’excuses, elle est de plus en plus évidemment facile à dénoncer.


Au moins dans ses textes internes, l’Éducation nationale a le mérite d’être claire. Lors d’une réunion de travail avec les directeurs et directrices d’écoles normales[109] en novembre 1982, le chef de cabinet du ministre de l’Éducation nationale déclarait : « Le projet de loi ne prévoit pas la transformation de vos établissements en établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel. » Nous voici rassurés : les écoles normales restent des établissements administratifs. Tout est cohérent à l’intérieur du système. Nous ne sommes, Marie, qu’un matériau utilisable. Jean Fourastié écrivait en 1972 qu’il ne fallait pas « laisser se créer des écarts catastrophiques entre les formations imposées aux étudiants et les métiers qu’ils doivent exercer pour soutenir la consommation nationale et internationale ». La dernière génération des ordinateurs, me dit-on, est capable de s’adapter à des situations nouvelles, bref, on approche de l’« ordinateur intelligent ». Quelle supériorité aurons-nous sur lui si ce n’est celle de refuser de servir ?

Le but de l’écolier n’est pas d’apprendre quoi que ce soit mais de réussir. On ne peut réussir que dans les spécialités. On ne peut pas réussir « en culture », si bien qu’à l’école ce mot est à peu près vidé de tout contenu. Non seulement il est impossible de tout savoir ni de tout approcher, mais encore toute velléité d’aller dans ce sens est inutilisable, donc condamnable.

Tu as souvent entendu nos amis détenus dire à quel point l’incarcération exaspérait l’attente (celle du jugement, de l’avocat, du courrier, du parloir, de la permission, de la conditionnelle, de la commutation, de la libération). Nous sommes en prison. L’école n’en est pas seulement l’image exacte par la privation de liberté et l’enfermement, mais aussi par cette course (cursus) qui fait que chaque obstacle franchi ne nous amène qu’au suivant. Isolés, frustrés, à travers l’enseignement nous voyons la vie par le gros bout de la lorgnette et ne comprenons plus rien. La spécialisation des tâches fait que personne ne sait à quoi il est utilisé au juste : sois aussi limonadier que possible, sois aussi professeur que possible, sois aussi amiral que possible. Qui mesure le rapport ? Y a-t-il un rapport ? Entre quoi et quoi ?

Question naïve : au cas où il n’y aurait aucun rapport, qu’appelle-t-on société ? Serait-ce ce consensus de silence sur le rapport ?

Pour avoir simplement le droit de manger, nous devons travailler. Les miséreux peuvent être « bons (bonnes) à tout faire », mais un homme digne de ce nom se doit d’avoir un métier. Quelques rarissimes professions exigent un perfectionnement quotidien pendant la vie entière, mais qui peut me faire croire que le professionnalisme, tel que les études le déterminent, offre le moindre intérêt pour chacun si ce n’est d’éviter justement de « devoir encore tout apprendre » ? Le mortel ennui où s’enfoncent les hommes vient en grande part de ce que l’école leur a assigné une formation professionnelle et une seule. Et comme c’est petit, comme c’est sordide un métier pour toute une vie ! Du temps où les gens croyaient au paradis, passe encore… Mais aujourd’hui, comment font-ils, mon Dieu, pour mourir en n’ayant exercé qu’une malheureuse petite profession durant toute leur vie ?

L’école n’est pas qu’un mauvais moment à passer. Quand bien même elle ne ferait main basse que sur notre jeunesse, elle vaudrait – ô combien – qu’on la détruise comme une abjecte nuisance, mais elle nous dirige dans tel ou tel secteur professionnel pour le reste de nos jours.

Tu me connais, Marie, maniaque comme je suis, je serais incohérente de nier la compétence. J’aime que tout travail soit raffiné. Alors, bien sûr que les compétences, ça existe, mais n’importe quel individu qui en a le désir et le temps peut les acquérir. Je me mets en apprentissage auprès d’un médecin pour qui j’éprouve de l’estime, ce pendant sept ou huit ans, et j’en saurai autant que lui à la sortie de ses études. Dans les périodes d’effervescence (l’heureuse expression !), on voit s’élever sur les lieux de lutte un désir d’« universités populaires » où chacun vient recevoir une instruction à la carte.

Nous n’avons pas à réclamer le droit de choisir comment on veut être instruit, c’est comme le droit de respirer ou le droit de penser. Il faut être drôlement vicieux pour oser parler de « droit à la liberté de pensée », ce n’est pas un droit (un droit est admis, accordé), c’est une nécessité et je trouverais très plaisant de rendre des comptes à un inspecteur ou à une académie de ma décision de te laisser choisir ce que tu désires apprendre et comment. De même que si quelqu’un peut m’apprendre quelque chose, je ne lui demanderai pas d’abord de me sortir ses diplômes ; je m’arrange pour rencontrer les êtres qui désirent partager leurs connaissances. Et je n’ai de permission à demander à personne.

Les enfants aiment offrir ce qu’ils apprennent. Tu te souviens du film sur Zola que tu avais regardé à la télévision (tu avais huit ou neuf ans) et comme tu étais contente de m’apprendre ce que j’ignorais ? On a plaisir à tout âge à transmettre ce qu’on sait (seuls les enseignants prennent ça en horreur), pas seulement transmettre, découvrir aussi. J’ai passé une petite soirée impromptu autour du Grevisse[110] avec une amie, on s’est vraiment régalées ; aucune de nous deux ne s’est sans doute jamais passionnée pour la grammaire dans son enfance mais, là, quel bonheur de pénétrer l’intelligence et l’élégance d’une langue. La grammaire est une ouverture fascinante sur la manière dont une société pense. Rien que la conception du présent, du passé, du parfait et de l’imparfait peut exciter à tout âge n’importe quel esprit un rien fantasque.

Si l’enseignement est possible, il ne peut se fonder, bien évidemment, que sur l’esprit critique ; si les enfants apprennent infiniment plus avec leurs copains qu’avec les adultes (« Quand le chat n’est pas là, les souris pensent[111] »), c’est que leur sens critique est moins inhibé dans un rapport entre pairs : « tu mens », « tu exagères », « c’est pas vrai » permettent à la vraie confiance de se faire jour et l’enfant sait rapidement qui il peut croire, alors que même cette condition fondamentale de tout enseignement est de fait exclue dans le rapport imposé de l’instruction obligée, si bien que le gosse « se débrouille » pour savoir sans comprendre. Il a raison. Il ne fait aucun cas de ce qui se passe entre le maître et lui. Brillant ou médiocre, il aura recours aux lectures hâtives et à n’importe quelle cochonnerie qui sera son « reader’s digest ». Pour avoir la paix, il suffit pour lui de répéter ce qu’un autre a pu dire. Il saura s’en contenter à l’avenir.

Carl R. Rogers était professeur ; il démissionna de son poste, « constatant que les résultats de l’enseignement sont ou insignifiants ou nuisibles », car les connaissances qu’on assimile réellement ne peuvent pas être communiquées à d’autres. Soeren Kierkegaard était parvenu à la même conclusion. Je trouve assez marrant de citer Carl R. Rogers dont on se sert tant dans les milieux en mal de convivialité qui voudraient des écoles à visage humain. Professeurs, une seule solution : la démission.

On ne peut accepter que ce qu’on a vérifié soi-même (cette « vérification » n’a rien à voir avec les poids et mesures, et la reconnaissance de quelque chose qu’on croit vrai peut passer à travers ce que j’appelle la « confiance »). Je ne peux nier le fait que le savoir se transmette dans l’histoire des hommes. Ce que je rejette, c’est la confusion entre cette transmission et l’idée d’éducation qui reste une mainmise sur l’enfant. Même dans certains de ces lieux anti-scolaires que toi et moi avons visités, ce souci pédagogique planait sur l’apparent refus des apprentissages (il s’agissait de « mieux apprendre » qu’à l’école). Dans d’autres, il est vrai, il était clair qu’on apprenait ensemble du seul fait de la cohabitation ; comment pourrait-on vivre à plusieurs sans s’enseigner mutuellement, tous âges mêlés ? N’apprend-on pas sans cesse dès qu’on se trouve près d’enfants, ne serait-ce que parce que leur curiosité est illimitée ? Vivre avec des adultes qui en ont gardé quelque chose n’est pas désagréable non plus. Ah bien sûr, cela suppose qu’on puisse se parler et s’écouter. Ce n’est pas partout possible. Je sais qu’il existe des adultes qui se taisent toujours quand surviennent des mômes. Si j’avais dû vivre cela en mon enfance, assurément j’en serais devenue folle. Quel cauchemar que ce silence ou ce « parlons d’autre chose » ! Les « conversations d’adultes » ne sont toujours que moches. Parmi mes amies(is) je n’en connais aucune(n) qui se permettrait de cacher quelque chose à un enfant sous le seul prétexte qu’il est un enfant. La pusillanimité de certains n’est qu’un manque de générosité comme, trop souvent, tout ce qu’on appelle à tort politesse et qui ne demeure qu’une façon de rester sur son quant-à-soi.

Comment établir des rapports d’intelligence avec le monde quand les rapports avec les gens sont falsifiés ?

Il est un fait que, dans notre entourage, si le plus grand nombre continue à s’affoler à l’idée que tu puisses n’obtenir jamais aucun diplôme, personne n’a jamais exprimé la crainte que tu sois moins instruite ou moins cultivée que d’autres. Et pour cause. N’es-tu pas « normalement constituée », donc réceptive à tout ce qui circule autour de toi ? T’a-t-on jamais caché quoi que ce soit ?

Comprendre les circonstances au milieu desquelles on se trouve suppose, je suppose, qu’on se soit individualisé ; et l’on se montre surpris que l’adolescent « doive » s’opposer au monde pour se situer. Mais l’a-t-on jusqu’alors regardé lui-même ou n’a-t-on vu en lui que l’enfant, celui à qui on ne peut parler que d’enfantillages ?

Parmi les enfantillages, toute cette culture de pacotille qui, loin d’aider à comprendre votre propre vie, vous oblige à ne tirer de l’histoire, la chimie ou la littérature qu’un savoir en « kit ». Avoir fait de la culture — notre héritage — une aliénation de plus est un tour de force, reconnaissons-le. C’est sorti de l’école qu’on apprend à parler, à penser, à regarder et qu’on peut enfin seulement accéder à son désir de se considérer soi par rapport aux autres. Ici commence l’aventure.


L’aventure de la connaissance. Aventure amoureuse entre toutes.

Savoir est de l’ordre des acquisitions, lesquelles sont fixes et limitées. Connaître est un mouvement de l’être vers le monde : une venue au monde dans la conscience qu’on fonde un rapport, un lien avec lui. C’est de la solitude originelle et de la séparation natale que jaillit le désir d’établir un rapport. La connaissance relie l’être à ce dont il naît séparé.

Les Grecs ont toujours su que l’attirance qu’on éprouvait pour elle était du même ordre que le désir le plus érotique ; au banquet donné en l’honneur d’Agathon, Alcibiade, beau entre tous, brillant, trop brillant, fait l’éloge de Socrate, de ses beautés secrètes ; c’est pour acquérir son étrange savoir qu’il a tenté de le séduire[112]. Et si les convives rient de cet aveu candide, nul cependant ne s’en étonne.

La connaissance est un mouvement amoureux porté par fascination, désir, passion, tendresse. Dans cela qui nous attire ainsi, l’amour n’est nullement une analogie. Ce n’est pas comme une histoire d’amour ; ce qu’on appelle ordinairement « histoire d’amour » est une histoire de connaissance, la recherche et l’invention du sens.

Avec ses savoirs bavards, l’école nous fait perdre du temps, jamais elle n’apprendra à aimer. Ne serait-ce déjà que parce qu’elle falsifie la solitude, « socialisant » à outrance le tout-petit qui n’a besoin pour se repérer dans le monde que de prendre conscience de sa singularité. L’instruction obligatoire n’est pas un mode de formation parmi d’autres, mais celui qui les confisque tous, qui confisque toute volonté de connaître, c’est-à-dire de se reconnaître en manque et en désir de sens. À la découverte de ce qui n’est pas soi et au trouble si émouvant qu’il en ressent, l’enfant répond plus ou moins timidement par sa première ouverture. Premier risque, première réponse aimante au Secret. Et c’est alors que l’envahisseur étranger, le scolaire, pénètre dans cette brèche du désir de comprendre.

Peut-être qu’après des années de cette occupation, l’enfant possède quelques savoirs au-dedans de lui, mais qu’est-il advenu de ce qui aurait démultiplié sa conscience d’être en désir de ce qui n’est pas lui, de ce qui n’est pas encore lui ?

Ainsi, Marie, les gens sont en général minuscules et ils sont rares ceux qui nous émerveillent par la grandeur de leur être. Ceux-là aiment d’amour les étoiles, les insectes, la géométrie, les corps, les idées ; le monde leur appartient. Des noms communs ils ont su faire des noms propres. On s’étonne de leur disponibilité, c’est qu’ils sont entrés dans la connaissance avec l’ardeur du désir des amants : tout leur est bon, en vérité. Cette bonté du monde nous est extérieure mais n’est que par nous, l’extérieur n’est que par nous. Et pourtant, comme il est vrai que ce qui nous est autre est absolument autre !

Tout le miracle de l’amour, tout le miracle de la connaissance se noue dans ce somptueux mystère. Savoir et posséder nous limitent. L’école se réclame de la « transmission du savoir », massacrant par là même nos envies originales et particulières de nous avancer en manque vers le monde pour nous l’approprier et nous grandir à sa mesure.

Marie, je t’ai voulue au monde, mise en ce monde et cet acte supposait de ma part une certaine foi en ce qui était à même de se créer entre lui et toi. Mais cette création n’était possible qu’à partir de toi seule et toute éducation aurait miné tes énergies. Je n’ai rien prévu dans l’infinité de ce qui pouvait être. Simplement j’ai cru en cela et l’ai défendu contre tout ce qui t’aurait empêchée d’accéder au désir de t’y engager.

J’aime que depuis l’âge de quatre ans, cela va faire presque dix ans, tu continues à demander « ce qui fait l’origine des choses ». Les enfants cessent ordinairement d’être métaphysiciens à l’âge de raison. Mais toi, tu ne te contentes pas de mon silence et restes bravement face à la béance. Rien ne te détournera de ton désir de comprendre.

Si j’étais professeur, je fondrais d’émotion devant les enfants rêveurs et distraits. Si peu de gens se créent leur univers. Parmi ceux qui sont dans les nuages, fuyant les cours, les visionnaires, les utopistes, les fantasques, les poètes, les contemplatifs, bref les créateurs. Au mieux, en marge de leurs rédactions, sera-t-il noté en rouge : « De l’intuition mais un manque de rigueur », ce qu’on traduira sans doute toujours par : « Il n’est pas bête, mais… » Si elle ne sert pas, en sciences par exemple ou en philo, à faire la trouée puis s’effacer derrière le raisonnement logique, l’intuition passe tout juste pour une pâle compagne de la folle du logis. Elle m’apparaît pourtant à moi comme une disponibilité de l’esprit aux liens multiples entre les choses. À partir d’un détail, elle est cette échappée sur un horizon qui s’offre à la pensée ; je n’ai pas vu tes cils, puis le rose de ta bouche, puis ton front, j’ai vu ton visage, mais si je veux le peindre, alors il y aura un tracé, une recherche de couleur et je réinventerai, dans le temps, ton image. Ainsi de mon raisonnement qui pourrait tenter de recréer la joie d’avoir perçu et connu telle vérité, mais rien ne l’y oblige et il faut être dans une civilisation de l’effort pour vouloir des intuitifs qu’ils plient forcément leur vision du monde aux exigences discursives.

Dès les premiers jours d’école, comprendre est assimilé à apprendre ; pseudo-rationalisation de la leçon de choses. Expliquer revient à empêcher l’étonnement : l’objet tombe parce que « tous les corps matériels s’attirent en raison directe de leurs masses et en raison inverse du carré de leur distance ». Mais ce « parce que » est-il réductible à ce qu’on m’en dit ? Ce que j’en dis, moi, n’est peut-être pas compatible avec ce qu’affirme la maîtresse… Qu’importe aux enseignants, les choses étant ce qu’elles sont et rien de plus. La nécessité d’une mythologie personnelle leur échappe bien évidemment.

Ils ont l’aplomb quelquefois de rapporter la formule apollinienne inscrite au fronton du temple de Delphes : « Connais-toi toi-même » et personne ne leur répond : « Alors, silence ! » Le pire, c’est que les éducateurs ne voient là pour la plupart qu’une vague introspection psychologique, ici encore, parce qu’ils confondent immanquablement savoir et connaître. Quand ils savent des trucs sur leur tempérament ou leurs comportements, ils s’imaginent se connaître. Ils ne se sont souvent réduits qu’à des mécanismes de psychologie. Il doit se retourner dans sa tombe, le père Freud qui écrivait à la fin de ses jours : « Si je devais recommencer ma vie, je me consacrerais à la recherche psychique plutôt qu’à la psychanalyse[113]. » L’une de ses conférences sur « La psychanalyse et la télépathie » montre en tout cas qu’il se faisait de ce qu’on appelle l’inconscient une vision bien moins formaliste que celle de ses successeurs.

Se connaître soi-même n’est pas le but mais le chemin. Tant qu’on est vivant, les frontières reculent. Rien ne vaut davantage notre peine que d’approcher sans peur le noyau de notre ardeur. Peut-être que la vie n’a pas de sens, mais vivre sans chercher à réaliser son plus profond désir me semble en tout cas un contresens.

Comment pourrait-on se réfléchir alors que quelqu’un ne cesse quelque sept heures par jour de parler devant vous de n’importe quoi d’autre que de vous ?

À l’âge où l’on découvre avec passion comment se coule sa pensée dans une autre, comment elle se met en doute elle-même, se corrige, recherche ses alliées, rien n’est plus exaspérant que d’être constamment dérangé. (Heureusement, la méditation n’est pas utile aux programmes et nul ne l’enseigne ; on se contente — c’est un moindre mal — de l’empêcher.)

On ne peut que se féliciter de ce que les pédagogues aient tort en affirmant que les jeunes ont plus d’énergie pour apprendre et que tout vieillissement signifie usure de nos facultés intellectuelles… Le temps en effet supplée à cette déperdition réelle en apportant des possibilités toujours nouvelles d’interactions entre nous et ce qui n’est pas nous. Les fluctuations présentes ne s’ajoutent pas mais se multiplient par notre passé. Ainsi vieillir n’est qu’occasions de reprendre ce qui a eu lieu pour en extraire une signification présente. Libre à toi de rire de la manière dont je me console de ce qu’on perde ainsi à l’école sa jeunesse.

Cela dit, ça ne serait pas plus mal d’éviter le gaspillage de la pensée entre zéro et vingt ans. Notre cerveau contient six milliards de cellules nerveuses. Chacune d’elles peut se relier à vingt-cinq mille autres. Le nombre des interconnexions possibles a de quoi faire vaciller l’esprit… Nous soupçonnons avec bonheur l’existence de formes de la pensée que nous ne connaissons pas. Apprendre et se souvenir sont bien autre chose que ce qu’en disent les mécanistes.

Je prends quand ça me convient les drogues qui m’enchantent. Jusqu’ici tu n’as pas encore désiré t’en approcher. Peut-être que cela te sera inutile. À peu près une fois par an, je m’offre la voie luxueuse. Tu es témoin de tout ce que j’en ai tiré. À l’heure actuelle, ce mode de connaissance est volé à la crapulerie des pouvoirs en place. Il est toujours ridicule de réclamer une libéralisation de la loi ; nous prenons ce qui nous agrée. Le feu qui a fait de nous des hommes créateurs a été, par Prométhée, dérobé aux dieux.

Je ne m’étonne nullement de ce qu’aucune drogue ne t’ait encore tentée. L’esprit d’enfance consiste à regarder la vie avec une naïveté superbe et il faut déjà l’avoir oublié pour aimer la retrouver, la travailler, lui faire exprimer une pensée différente. L’enfant est naturellement drogué par la vie elle-même. Toujours il évolue dans cet « état » bizarrement appelé « second » et qui est l’état premier, celui de l’immense surprise.

L’enfant connaît. La blessure de la méchanceté l’a transpercé et marqué tout bébé la première fois qu’il a perçu la haine dans le regard de sa mère ou de son père. Haine classique de quelques instants chez les « meilleurs parents du monde » peut-être à l’issue d’une nuit d’insomnie, mais haine authentique, inoubliable, inscrite. Dès lors, l’enfant connaît la mort, la solitude en amour, il a subi l’essentiel de la douleur. Il en est encore tout violenté ; sa vulnérabilité étrange est celle-là même qu’on retrouve dans l’hypersensibilité propre à l’état où l’on entre quand on absorbe du L.S.D. Je n’entends jamais les hurlements d’une colère enfantine sans me dire : « Il a compris. »

Il est bon, il est utile de pouvoir retrouver son esprit d’enfance. Bruno Bettelheim a écrit une très belle page[114], entre autres, sur ce qu’on appelle à tort et à travers la régression. Il dénonce cette conception ridicule selon laquelle certains comportements sont ou devraient être limités à un âge spécifique et analyse très bien l’étroitesse d’esprit occidentale qui conçoit la progression comme étant une démarche du moins vers le plus. Je pense à ces paragraphes quand on me dit : « Supprimer l’école est une régression. » Je ne retourne pas en arrière, je tire de mon expérience passée ce qui est bon pour mon avenir. Si je joue ou fais un câlin « comme quand j’étais petite », c’est bien dans mon âge que je le fais, et c’est ma façon, consciente de tout ce qui s’est passé après mon enfance, de vivre au mieux la situation présente. Je n’espère pas revenir au temps d’avant l’école obligatoire ; je veux celui d’après l’école obligatoire.

Je répète à la suite de Métrodore : « Je ne sais qu’une chose : que je ne sais rien », je le dis à l’issue de trente-sept ans où je n’ai fait qu’apprendre et désapprendre, et non avec ce regret lancinant de n’avoir rien fait que j’ai connu à la fin de mes études. L’insatisfaction intellectuelle ne m’est plus amère : je n’ai connu le bonheur, exclusivement, qu’auprès de ceux qui vivaient d’elle. J’ai aimé qu’elles et ils brûlent du désir de comprendre et que jamais elles et ils ne s’arrêtent à aucune réponse. Pas forcément toujours dans la souffrance, car le goût de comprendre peut aussi se couler en une tendresse vraie pour la connaissance. Mais la souffrance est rarement absente d’un tel désir. Souffrance de la fuite du sens, de la nuit, mais aussi de la simple fatigue.

« Bien comprendre que chaque mot est un préjugé », écrit Sulivan dans L’Écart et l’Alliance. Oh oui, ma grande petite fille, on apprend à parler bien plus tard qu’on ne le dit ! Si on connaissait la définition de chaque mot employé, on pourrait entre humains se comprendre, peut-être vivre ensemble. Mais il faudrait connaître la définition de connaître, définition, chaque, mot, employer… Nul amour, nulle amitié qui ne commence par des balbutiements, puis vient éventuellement le temps où l’on construit des phrases. L’amour est aussi une question de grammaire.

Que rien ne t’empêche jamais d’entendre le monde… Je vis l’agréable ignorance de ce que tu préféreras. Aimeras-tu la physique, la danse, le commerce, la chirurgie ? Tout est possible. Tout. Parce que aucune école n’a pu te priver du goût de l’étude.

Quand je parle du « désir de comprendre », je veux parler très exactement de ce vertige d’être attiré à l’extérieur de soi qui se conjugue à la volonté inflexible d’aller vers. Désirer comprendre, c’est le vouloir. Dès lors, qu’importe tout obstacle. Ta volonté seule gouvernera tes convoitises et aspirations. À toi la force, petite fille.

En 1842, Stirner, dans Le faux principe de notre éducation, rejette tout autre apprentissage pour l’enfant que celui de la critique, du refus. La créativité intellectuelle, dit-il, n’est possible que pour des esprits libérés de toute autorité, capables de reconnaître la fragilité de tous les savoirs. La subordination à un absolu ne peut qu’entraîner la perte de soi. Le but ultime de l’éducation ne peut être le savoir, mais le vouloir. « La vérité elle-même ne consiste en rien d’autre que dans le fait de se révéler soi-même, et cela implique la découverte de soi-même, la libération à l’égard de tout ce qui est étranger, l’extrême abstraction ou l’abolition de toute autorité, la naïveté reconquise. De tels hommes tout à fait vrais ne sont pas fournis par l’école, s’il y en a néanmoins, ils le sont malgré l’école[115]. »


CONTRE L’ASSUJETTISSEMENT DU SEXE MINEUR


L’amour a raison. Le temps qu’on lui consacre est le seul qu’on ne perde pas. La vie et la mort lui sont relatives.

Il est question ici du temps, de notre quatrième dimension. Tu vois comme filent les années. La jeunesse ravissante s’évanouit comme un charme. Je n’ignore pas que ce discours est démodé ni qu’il sied de ne prendre du mot « jeunesse » que ses qualités abstraites, au demeurant aimables à tout âge. Je n’ai que faire de ces convenances de rat. Je ne parle de la jeunesse, comme de l’enfance, que du simple point de vue physique et n’en connais pas d’autre. Je dis qu’indéniablement la chair n’est pas toujours aussi subtile qu’en ses jeunes années, que les mouvements perdent peu à peu leur grâce étrange et que la beauté ensuite n’est plus qu’elle-même.

Alors, Marie, comment aurais-je eu la cruauté de te cloîtrer tant et tant d’heures au long de tant et tant d’années, au si joli matin de ta vie ?

Aime, joue, nage, cours, patine, danse. Un temps viendra peut-être pour t’asseoir à une table et étudier. Plus tard.

En tes grandes vacances, jouis de chaque saison, sois libre à toi-même, à tes amies et amis. Il est si délicieux d’avoir tout le temps. Petite fille, prends-le afin qu’il ne te prenne et sois disponible aux passions.

Que ce soit l’amour d’une chose ou d’un être, qu’il soit unique ou multiple, il exige toujours du temps. Le temps scolaire dévore la liberté d’aimer. Tombe-t-on amoureux que les notes en pâtissent. Ils sont bien petits ceux qui lors savent s’organiser pour ne pas faire baisser la moyenne.

Certes il est possible d’aimer avec sa seule tête. C’est bien un peu dommage. L’amour en sa gloire fait pétiller le sang et l’eau de notre corps, bouleverse notre sexe et nous brûle de toutes ses laves. En son vertige, il nous rougit, nous pâlit, nous vrille. L’amour en sa lumière nous accorde l’accord, la vraie vie.

Et cela comme une aspiration vient au monde avec le premier cri. Le corps veut de l’amour aussitôt qu’il est né.

Et le désir croît et le désir embellit.

Ton corps de petite enfant, si gai, sensuel, tranquille, affectueux, ton corps, je l’ai aimé comme on aime les corps. Marie, mon amour, je ne saurai jamais ce que c’est qu’être mère, je sais ce que c’est qu’être ta mère, cela inclut le désir, mais cela est aussi, sans jamais en faire l’économie, au-delà du désir.

Cependant, tu le sais bien, mon enfant lectrice, le désir est très loin de ce qu’on croit. Je me tais. Tu as toujours été pudique et je ne dirai rien en ce chapitre qui puisse offenser ta délicatesse.

Tu es aujourd’hui une adolescente, le temps est venu d’une certaine séparation. Tout est bien, ma grande. Nous avons joyeusement, candidement, profité du corps l’une de l’autre ; d’autres plaisirs nous attendent. Va, très chère, va. Je t’aime.


L’interdiction qu’on fait aux enfants et adolescents d’avoir une vie amoureuse et sexuelle est l’une des plus surprenantes qui soient. Que craint-on ? Qu’ils n’aiment le plaisir ? Qu’étant amoureux ils ne se soucient plus de se socialiser mais uniquement de s’individualiser, qu’ainsi ils ne soient plus gouvernables ? Sans doute, sans doute…

Les enfants sont interdits d’amour, entre eux (« à cet âge-là, c’est du vice ») comme avec les adultes (« ils se font forcément baiser ; la loi protège leur naïveté »).

Une théorie psychanalytique voudrait que les astucieux pédagogues profitent d’une période d’abstinence sexuelle pour faire « apprendre » les enfants. La nature ainsi ferait le lit de la culture.

Peut-être en effet y a-t-il des enfants abstinents et chastes. Que ce soit « naturel » me semble une tout autre histoire. On peut vouloir la chasteté pour des raisons excellentes. On peut aussi — qu’on m’arrête si je dis une bêtise — s’y trouver contraint par la force des choses. La force des choses, en l’occurrence, c’est la force de la pression sociale exigeant le refoulement total de la sexualité de l’enfant. On ne relâche la pression que lorsque l’enfant a eu le temps de devenir son propre flic. On remarque à juste titre que souvent l’adolescent est gauche dans son corps, mal dans sa peau. Je me demande comment il pourrait s’y sentir bien. Dans Journal d’un éducastreur[116], un instituteur rendait compte de la prétendue période de latence que les scientifiques situent entre l’âge de cinq ans et la puberté. L’idée extravagante perdure selon laquelle les marmots disposeraient d’un sexe endormi. Endormi pourquoi et comment ? Pour mieux aller à l’école, mon enfant ! Et Celma de publier les rédactions d’enfants écrites sous forme de « textes libres », plus libres qu’ailleurs sans doute. On en fit des gorges chaudes…

Je ne doute pas que les enfants aient sans doute des tas de choses aussi intéressantes à faire que l’amour. Ce qui est capital, ce n’est pas la sexualité, c’est la possibilité d’être soi. Ce qui interdit une part de soi interdit l’harmonie de l’ensemble.

Officiellement, la majorité sexuelle est fixée à quinze ans, l’émancipation n’y change rien. Ceux qui oseraient aimer quelqu’un de plus jeune tomberaient sous le coup de la loi. L’article 331 du Code pénal considère qu’il y a attentat à la pudeur quand il y a relation sexuelle sans violence avec un mineur de moins de quinze ans. Mais les adultes ont aussi le moyen de punir l’amour sans même qu’il y ait eu relation physique. D’abord par l’article 334-2 qui vise « l’incitation de mineurs à la débauche[117] » et surtout par l’article 356 concernant le « détournement de mineurs » (héberger pour une nuit un mineur de moins de dix-huit ans constitue en effet un délit).

Le Code pénal, comme toujours, est l’objet d’une surenchère dans les codes de la bienséance : bien peu de gens oseraient téléphoner à un petit copain de leur enfant pour sortir seul avec lui au cinéma ou au restaurant. Ses parents trouveraient louche qu’on s’intéresse à leur gamin. Un monsieur célibataire viendrait inviter Madame seule que Monsieur en prendrait le même ombrage. Les parents réagissent en propriétaires jaloux : « Ciel ! Mon mari ! » a son très exact équivalent dans : « Ciel ! Papa ! » L’enfant ou l’adolescent surpris en train de faire l’amour risque, comme la femme adultère, au mieux d’être chassé de chez lui, au pire d’être tué (les tribunaux seront compréhensifs), plus couramment d’être battu ou (et) de supporter une scène qui durera de quelques semaines à quelques années.

Je n’ai pas l’intention de te parler plus longtemps des lois ni de ce qu’il faut en savoir pour les retourner contre l’adversaire. Un guide pour les dix – dix-huit ans, très bien fait, offre des informations, des astuces, des idées, mais surtout une intelligente complicité à celles et ceux qui veulent voir par eux-mêmes avant que d’obéir aux consignes ; Ni vieux ni maîtres[118] ne donne pas l’itinéraire, c’est une carte précise, on en fait ce qu’on veut.


Libération sexuelle ou pas, demeure l’idée que l’amour corrompt la jeunesse. Dans l’esprit de plus d’un, le sexe est de l’ordre des saloperies. Il convient de préserver les enfants des turpitudes adultes. Les humains « bien élevés » ont connu la honte avant l’amour. Honte de quoi ? Ils ne savent. Péché originel, subséquemment feuille de vigne. Vieux mythe passionnant : d’avoir goûté aux fruits de l’arbre de la connaissance fait que l’homme, devenu rival de Dieu, perd son innocence.

L’enfant ne sait pas, il est donc innocent, décrètent les vieux qui, par « innocent » entendent « irresponsable et demeuré ». Il faut garder la jeunesse du vrai savoir (alors on lui donne du savoir « placebo » pour canaliser ses curiosités) afin qu’elle ne rivalise avec ses aînés que sur des sujets sans grand intérêt.

Les lois contre l’amour n’ont jamais protégé les jeunes (celles contre les violences seraient les seules conséquentes si les lois avaient jamais servi à quoi que ce fût). Elles ne sont qu’une tentative des adultes de retarder le plus possible le moment où l’enfant découvrira la vérité sur l’absurdité de l’autorité parentale et sur la fameuse honte, pauvre secret des corps malheureux ; car celui qui aime d’amour se découvre comme un être n’ayant de comptes à rendre à personne. Il est libre. Et l’aimé le délivre de toute honte archaïque.

Mineurs, majeurs, ces distinctions sont scandaleuses. Nous savons tous très bien qu’il y a les crétins et les autres, et que l’âge jamais n’a donné plus de cervelle à quelqu’un. Le savant et écrivain allemand Lichtenberg (1742-1799) que j’ai pris plaisir une fois ou l’autre à citer est tombé passionnément amoureux d’une petite marchande de fleurs ambulante. Elle avait douze ans, il l’installa en maîtresse chez lui. Que dissertent les censeurs autant que ça leur chante au sujet de « la pression immonde sur un enfant qu’exerce un adulte amoureux », mais qu’ils laissent les gosses tranquilles ! Je parie que de tout temps les enfants ont reçu davantage de raclées pour les punir d’avoir aimé que de raclées d’amants impatients. C’est quand même le comble, cette protection de la jeunesse contre les « abus » de pouvoir des adultes par les gens du pouvoir ! Un rien suspect, non ?

« Oisive jeunesse
À tout asservie,
Par délicatesse
J’ai perdu ma vie.

Ah ! Que le temps vienne
Où les cœurs s’éprennent. »

(Arthur Rimbaud, Chanson de la plus haute tour)

Il est délicieux de faire l’amour. Comment serait-il jamais trop tôt ou trop tard pour en profiter ? Les voluptés sexuelles des années bubble-gum n’ont rien à envier aux jouissances glorieuses des années « où l’on sait ». Au contraire, dans la mesure où notre civilisation a choisi l’étroitesse du génital au mépris du reste. Les enfants, c’est bien connu, font l’amour sous ses formes multiples avec toute leur chair, toute leur conscience. C’est cette souveraineté qu’on leur refuse : un petit môme qui jouirait de la vie par chacun de ses atomes, qui, métaphysicien, ne cesserait de dire « pourquoi », bref un enfant qu’on n’aurait pas « élevé » serait un danger absolu pour la société.

Ce n’est pas l’enfant en soi qui est porteur d’une vie différente, mais l’individu « non élevé ». Car en amour comme en pouvoir, les enfants peuvent se montrer cruels et sauvages (les enfants en désir de Tamina, dans Le Livre du rire et de l’oubli de Kundera, la violent, la brutalisent, l’humilient) et rien ne peut me laisser supposer que des enfants sans adultes seraient moins brutaux, plus raffinés ou plus aimants que dans notre société dominée par l’âge dit mûr. Qu’on imagine une société d’enfants et, comme dans Sa majesté des mouches de William Golding, on ne peut que réinventer les abominations de notre monde (pas en pire d’ailleurs — contrairement à ce que disent les langues blettes — mais tout à fait semblables).

Dans les lieux où adultes et enfants ont tenté de vivre une autre vie, fondée sur le refus des autorités (qu’elles vinssent des petits ou des grands), l’amour a forcément été au centre de la théorie et de la pratique. Que n’a-t-on dégoisé là-dessus ! « On savait déjà que ça n’était pas bien sérieux, mais si, en plus, c’est pervers et polymorphe !… » écrivait Jules Chancel, railleur devant toute la littérature consacrée aux anti-écoles. Faux problème que celui de la pédophilie, dès lors qu’on se refuse à distinguer ce que serait une majorité sexuelle et qu’on estime donc tous les enfants « assez grands » pour savoir avec qui ils ont envie d’avoir des relations. Faux problème mais vraies tracasseries. Bien des lieux de remise en question des rapports adultes-enfants se sont cassé la figure et en tout cas la tête là-dessus. Non parce que ces espaces seraient une « réserve d’enfants » bien tentante pour les pédophiles, mais parce que des gens qui veulent soustraire les enfants à l’école ne peuvent penser qu’en termes d’amour et de liberté.

La question de savoir si des pédophiles profitent de ces lieux parce que les parents sont supposés « cool » mais surtout parce que des mômes à qui on fout une certaine paix sont alertes, beaux, perspicaces, bref qu’ils ont du charme, ne me semble pas un sujet de réflexion fort passionnant. Profiter de cette aubaine n’est, a priori, pas plus ni moins répugnant que profiter, quand on est prof, de la curiosité intellectuelle des mômes pour leur faire ingurgiter n’importe quoi. Selon les degrés de la filouterie et de la complicité des filoutés, les choses sont légères ou lourdingues. Mais je n’ai rien à dire là-dessus.

Par contre, il m’intéresse infiniment de voir combien, dans une perspective de considération réelle d’un être particulier différent de tous les autres, quel que soit son âge, la relation, dès qu’elle existe, ne peut qu’être bouleversante. De fait, l’amour chavire grands et petits sans se préoccuper du sexe ni des années, et ce qui est vrai dans ces lieux de rejet de l’école l’est dans tous les autres, antipsychiatriques, communautaires, etc., où l’on a refusé la normalisation — du moins tant qu’on la refuse. N’importe quelle association de gens qui se font confiance provoque à l’estime, à l’affection, à la liberté. Comment les histoires d’amour n’y écloraient-elles pas ?


Chaque fois que des adultes ont désiré vivre des rapports authentiques avec les enfants, ces rapports ne pouvaient qu’être « désocialisés », sinon « asociaux », bref uniques. C’est pourquoi tu comprends que j’aie du mal à « généraliser ». Mais je tiens à montrer que, bon an mal an, une cohérence traverse les âges et les pays dès qu’on s’est opposé à l’école obligatoire, c’est-à-dire depuis sa création. Impossible d’envisager une anti-école sans vivre différemment l’amour avec les enfants.

Schmid, qui « dénonce » dans Les Maîtres-Camarades et la pédagogie libertaire ce qu’il considère comme une grave erreur et qui réussit à nous rendre proches et sympathiques ceux-là qu’il méprise, écrit en 1936 des phrases qu’on jurerait avoir lues dans les journaux de 1974 à 1984. Ayant renoncé à toute autorité, écrit-il en substance, il fallait au « maître-camarade » faire valoir autrement son influence afin de réaliser ses buts (Schmid et tous les Schmid de notre époque ne peuvent, eux, concevoir la relation qu’utilitariste) et pour cela passer par l’amour.

Alors, sans scrupules excessifs, il amalgame les uns et les autres (reconnaissant cependant que les concernés, à Hambourg, avaient longuement discuté entre eux de ce thème et que les avis pouvaient être différents) ; il rappelle que Wyneken, l’un des fondateurs de ces anti-écoles, avait été condamné en 1921 à une année de prison pour des délits sexuels commis contre deux de ses élèves. On sait pourtant que les témoignages ont été fort douteux et que Wyneken, sans jamais renier ses options personnelles, a toujours affirmé sa totale innocence dans cette affaire. Mais il était nécessaire à Schmid d’en appeler aux procédures, faute d’une vision claire de ce qui pouvait réellement se passer entre grands et petits dans ces lieux. Il s’insurge particulièrement contre l’un de ces professeurs contestataires, Kurt Zeidler, qui affirme en effet en 1919 que l’amour des enfants ne saurait être cet amour bienveillant et désintéressé que les pédagogues ont toujours exalté « qui aime l’enfant dans ses bonnes qualités et dans une image idéale qu’on se fait de lui et vers laquelle on le contraint d’aller et de se développer », mais qu’il est un attachement fort et intime entre le maître et l’élève.

Rien en fait de très nouveau chez Zeidler qui préconise un amour tendre mais « pur et spirituel », platonique. La pédérastie spartiate importée à Athènes n’avait d’adeptes que dans la frange aristocratique de la société, frange dont était issu Platon. Le commun des Grecs n’a jamais caché son hostilité à ces mœurs, d’ailleurs très codifiées. Platon fait de Socrate un homme qui se plaît en compagnie des beaux jeunes gens ; Xénophon, également disciple de Socrate, n’hésite pas à dire dans son Banquet à lui que Platon « calomnie » son maître. Jamais il n’est allé de soi, à Athènes, que la pédagogie passe par l’amour sexuel, si « spiritualisé » soit-il.

Schmid atteint des sommets lorsqu’il se réfère à « monsieur Freud, fondateur d’une théorie psychologique moderne », qui voit dans l’homosexualité une « fixation de la libido à des formes affectives enfantines ». Schmid ne s’embarrasse pas de subtilités ; les maîtres-camarades, en optant pour une attitude libertaire, étaient infantiles, la preuve : « Ils affirmaient la nécessité de rapports d’amour avec les enfants. » Dès lors, sa démonstration est facile : l’éducation libertaire est une « aberration infantile ». (Cette analyse pénétrante ne te rappelle rien ? Ne croirait-on pas par exemple un article sur l’affaire du Coral[119] ?)

Les derniers mots de son livre permettent un éclairage bien cru sur les idées — tout à fait actuelles — qu’il défend : « Surtout [l’éducateur] doit aimer l’enfant non seulement pour ce qu’il est, mais davantage encore pour ce qu’il est capable de devenir. [L’amour pédagogique] fait donc de l’éducateur non pas un camarade de l’enfant, mais son ami — plus précisément : l’ami du “meilleur moi” de l’enfant[120]. »

Ce que des gens comme lui ne pourront jamais comprendre, c’est qu’on peut parler d’amour sans avoir en tête de baiser ou de se laisser baiser et qu’on peut aussi faire l’amour sans se poser des questions d’employé de mairie sur le sexe ou l’âge de ceux et celles qu’on aime. La vie est simple ; la vie n’est pas simplette.

Ce qui semble à ces messieurs équivoque chez ceux qui aiment les enfants avec qui ils ont choisi de vivre, ce peut être éventuellement la pédérastie mais, en fait, c’est plutôt rare. L’équivoque pour eux réside simplement dans le fait de pouvoir considérer l’enfant comme un être à part entière. On ne devrait pas. Tomkiewicz, dans l’avant-propos du livre de Korczak, Comment aimer un enfant, brocarde certains psychologues et analystes qui, « dès qu’ils entendent parler d’amour dans une relation thérapeutique ou pédagogique, […] vous accusent d’avoir plein de motivations, de pulsions inconscientes et sombres », et Tomkiewicz d’ajouter que leurs soupçons ne sont d’ailleurs pas délirants, sinon ceux qui veulent s’occuper d’enfants « deviendraient rapidement des policiers et des bureaucrates ».

J’ai bien envie de parler de Korczak. Sa beauté, à mes yeux, vient justement de ses doutes et de sa fin pitoyable, alors qu’il ne croit plus à ce qu’il fait et sombre dans la dépression. C’est cela qui me le rend crédible. Avec lui, jamais il n’est question du sexe des enfants. Certes parce qu’il apparaît singulièrement pudique. Mais pas seulement : l’enfant est un tout et parler en adulte de l’amour des enfants, c’est déjà leur passer sur le corps. Korczak n’a pas ce discours ; il est tout en nuances. Il reconnaît qu’on est ordinairement « plus sensible à un petit voyou gai qu’à une gamine un peu empotée » ; lorsqu’il en perçoit les effets sur lui, il admet que des enfants ont plus de charme que d’autres, mais il réagit comme n’importe quel être un peu raisonnable qui veut davantage des uns et des autres que les apparences. Face à la tendresse qu’on a vis-à-vis des enfants, il pourrait même sembler bien prude lorsqu’il dit que celles et ceux qui embrassent les leurs satisfont ainsi leur sensualité : « Serions-nous à ce point dépourvus de sens critique que nous prendrions pour de l’amitié les caresses dont nous accablons les enfants ? Ne comprenons-nous donc pas qu’en serrant l’enfant dans nos bras, nous cherchons à nous réfugier dans les siens, pour fuir les heures de souffrance, d’abandon[121] ? »

Mais ce qu’il dénonce, ce n’est pas notre demande par rapport aux enfants, c’est l’inconscience de faire peser notre fardeau de tout son poids sur l’amour, en brutes que nous sommes.

La loi du plus fort, qu’elle soit maternelle, ou juridique, ou pédérastique, demeure la loi.

Korczak dit par ailleurs que si une mère avide des baisers de son enfant n’en conçoit aucun doute sur les émotions qu’elle éprouve, alors qu’elle fasse comme bon lui semble. Ce que réclame Korczak, dans ses rapports avec les êtres, quel que soit leur âge, c’est la droiture.

On ne peut remettre en question toute forme d’éducation sans voir en un être la souveraineté de son désir. Tout son désir sur le monde. La seule question qu’on peut alors lui poser reste celle-ci : fais-je partie de ton monde ?

Je ne veux pas être réductrice par rapport à la sexualité. Elle importe moins qu’on ne dit, plus qu’on ne pense. Je ne suis pas étonnée que ce qu’on a appelé les écoles parallèles ait donné prise à toutes sortes d’agitations journalistico-policières dans les têtes.

Personnellement, j’ai une grande aversion pour les libérés ; mais j’aime qu’on se sache enchaîné, qu’on le refuse et qu’on cherche à briser ses entraves. Les enfants, tu le sais, ma fille amie, ne sont pas plus libres dans leur tête que les adultes. Très vite, ils sont moulés dans les plâtres classiques. Ils ont eux aussi à prendre leurs vraies distances par rapport au monde tel qu’il leur fut imposé à la naissance. Comment réapprendre l’amour ? Comment inventer des relations non codifiées ? L’adolescent prend conscience de l’horreur qui l’attend dans la « vie active », mais toute rébellion le jette dans une solitude telle qu’il se console en socialisant à mort dans son groupe à lui, qui, bien entendu, a ses lois, ses colifichets, ses enfermements.

L’amour des pédagogues, parents ou professeurs, pour les enfants n’est guère plus dégagé des carcans. La sinistre Suzanne Ropert déjà trop citée en est lamentable lorsqu’elle évoque ses sombres jalousies. Elle représente la loi, elle le dit mais aussi elle veut être aimée, et exclusivement.

Les pédophiles ne sont ni plus ni moins affranchis que les autres. Ce qui me les rend souvent sympathiques, c’est que pour braver les interdictions, les censures, les contrôles, les humiliations, la prison, il leur faut au moins de la passion.

Cependant, il est assez déplaisant que les soi-disant amants des enfants soient en fait pratiquement toujours des pédérastes. Infiniment peu de petitefillophiles. Les nymphettes dont on parle parfois sont des femmes nubiles mais peu d’amants et d’amantes de gamines tout enfantines. Les petits garçons sont davantage recherchés, c’est clair.

Enfin, « c’est clair »… Façon de parler… Pourquoi le corps des petites filles n’est-il pas habituellement perçu comme désirable ? L’enfant en tant que tel passe pour asexué (n’est sexué que s’il est mâle, of course) et la femme n’est pas supposée avoir de sexualité propre. Enfant et femme : zéro plus zéro égale zéro. La petite fille n’existe pas vraiment. Si l’enfant n’est qu’un futur adulte, la fille impubère est doublement inexistante. On entend dire fréquemment d’un garçon : « Il est beau, cet enfant », d’une fille : « Qu’est-ce qu’elle sera belle, plus tard ! » On trouve ça « tout naturel ». Et j’en devine qui s’exaspèrent, à l’heure où il sied d’avoir « dépassé le féminisme ». (D’accord les branchés, je suis salement démodée : si j’avais voulu ne pas être ridicule, j’aurais scolarisé ma môme depuis belle lurette, voté en 81, été désespérée quand c’était l’époque et « repris le dessus » en 83 en chantant « Vive la crise ! ». Mais je suis lente et lourde ; on s’en sera aperçu.)

Tu sais, ma douce, que j’ai la malencontreuse infirmité de ne pas savoir d’emblée faire la distinction entre un homme et une femme. Je prends pour une femme celle ou celui qui veut qu’on la ou le prenne pour telle, mais à mes yeux simplets le sexe n’est pas une caractéristique à laquelle les êtres seraient réduits. Quand je suis avec un enfant, c’est pareil et cela m’énerve que les pédérastes réduisent un enfant à son membre viril.

Vieille histoire, certes. Vieux malentendu… Socrate parle bien à Phèdre par exemple de la beauté du jeune garçon, mais le discours qu’il tient sur l’amour, le désir, la passion et surtout, je crois, sur la vénération, ce discours n’est pas enfermé dans une homosexualité. La plaisante image des petites ailes qui, en poussant à l’âme, provoquent des démangeaisons comme lorsqu’on fait ses dents correspond à un élan amoureux qui est tout à la fois désir, transformation, émotion. Platon, par la bouche de Socrate, exprime d’ailleurs dans ce dialogue une certaine répugnance pour celui qui « cédant à l’aiguillon du plaisir […] poursuit une volupté contre nature[122] ». L’amour dont il est ici question est au-delà des distinctions entre hommes et femmes ; la brûlure, l’incomparable tourment, la nostalgie violente ( « car jadis l’âme était tout ailes » ) sont vécus dans la racine de l’être ; les mortels et les dieux sont ici égaux ; il n’y a plus, en l’état amoureux, de conditions, qu’elles soient féminine, humaine, enfantine ou divine. L’amour sans conditions, l’amour sans condition, le seul amour.

Il est beau ce passage où Platon écrit encore que l’intimité d’un homme trop raisonnable, « gâtée par une sagesse mortelle », condamne l’âme du triste amant à « cette bassesse que la foule décore du nom de vertu et la fera rouler, privée de raison, autour de la terre et sous la terre pendant neuf mille années ». Aimer raisonnablement est bien criminel en effet… L’amour n’admet pas la petitesse.

Désirer un enfant parce qu’il est un garçon ou désirer une femme parce qu’elle est une femme (et dans ce dernier cas qu’on soit homme hétérosexuel ou femme homosexuelle) relève d’un même préjugé. L’amour est bien parcimonieux qui s’en tient au seul genre. N’avons-nous pas toutes et tous ce désir d’aimer dans le plus grand déploiement de notre vie ?

Que cette longue parenthèse sur la pédérastie et l’amour des petits garçons n’égare personne. Je mets les points sur les i parce que trop de gens, sous couvert de défendre la pédophilie, font semblant d’ignorer que, neuf fois sur dix, pédophilie et pédérastie se confondent. Et je n’aurais pas eu la veulerie de passer sous silence la misogynie de la plupart des pédérastes. Les femmes à l’ordinaire se taisent là-dessus, s’inclinant devant l’adage hideux : « Charbonnier est maître chez soi » ; l’homosexualité masculine, ce n’est pas leur truc.

De quoi je me mêle ? On n’a jamais pu me faire accroire que la machinerie sociale fonctionnait sur des systèmes autonomes. Tout se tient et si j’ai le pessimisme de constater que toutes les pièces du système voient leur force décuplée par la solidarité des autres, j’ai aussi l’optimisme bien fondé de savoir combien en m’attaquant à n’importe quel rouage je les attaque tous. Je défendrai avec ardeur — je l’ai fait — telle passion entre tel adulte et tel petit garçon, mais je ne peux pas cautionner l’amour en général des messieurs pour les garçons pas plus que celui des femmes ou celui des hétérosexuels. Il n’y a pas d’amour en général. Il n’y a pas de « principes » à défendre. Toute histoire amoureuse est singulière.

Ce qui ne m’empêche pas de prendre parfois fait et cause dans telle situation où il s’agit de débusquer les principes des autres et j’ai dit de ma voix la plus claire ce que je pensais des ordures qui ont dégoisé sur l’affaire du Coral. Il est notoire que là, on a tout confondu avec un acharnement purulent.

N’importe qui ayant mis un jour les pieds dans un « lieu de vie » sait que réellement y circule la vie, le désir, l’amour. Dans Visiblement, je vous aime[123], Claude Sigala s’explique relativement bien sur cette tendresse sans laquelle les lieux de vie ne seraient que des unités d’une psychiatrie de secteur.

Je ne mets pas en doute, moi, que Claude Sigala et ses amis aient voulu réellement éviter à des enfants psychotiques l’horreur sans nom des institutions auxquelles on les condamnait. Pourquoi ? Parce qu’ils ont été bouleversés par des êtres bouleversants. L’amour circule au Coral, pas l’amour béni des éducateurs pour « ces pauvres créatures qui ont bien besoin d’affection », mais l’amour.

Caresses ? Sexualité ? N’est-ce pas la moindre des choses ? Et Sigala a parfaitement raison de dire que l’habituelle « réserve » des spécialistes d’enfants est un viol. S’il fallait protéger les enfants, ce n’est pas contre l’amour mais contre le manque d’amour qu’il faudrait s’élever. Le non-désir, le refus de tendresse font sur cette planète autant de mal que le viol. Et pourtant, c’est vrai que le viol est une torture inqualifiable.

Alors, bien sûr, le policier qui sommeille en tout cochon clame : « Où sont vos limites ? » et Sigala ne joue pas au plus malin, il répond humblement et nettement : « Ne vous faites pas d’idées, il y en a. Mais nous ne définissons pas la perversité à partir de la même loi ou du même langage.

« Nos limites sont celles de chacun et celles du groupe.

« Lorsque nous sentons et savons la destruction possible d’un d’entre nous ou du groupe ou des bêtes ou des légumes, nous en discutons. »

Sigala admet qu’il existe de par le monde des « sales folies face à toutes les désespérances », mais des femmes adultes se font violer et on n’en tire pas l’absurde conclusion qu’il faille interdire l’amour entre hommes et femmes. L’amour dégoûtant, c’est l’amour institutionnalisé, contrôlé par la D.D.A.S.S., l’amour sans désir, l’amour sans amour. « Nous ne sommes pas de nouveaux H.P. “new look” adaptés à tel ou tel handicap », écrit-il encore au sujet de la patience. Et il est indubitable en effet qu’à partir du moment où quelqu’un se montre « patient » avec quelqu’un, c’est qu’il n’aime plus vraiment.

Moins de trois ans après la sortie de ce livre, éclate « l’affaire du Coral », une histoire de fous où s’affrontent deux discours : « Nous aimons les enfants, donc nous les respectons » et : « Vous aimez les enfants, donc vous ne les respectez pas. » Les sépulcres blanchis se sont ouverts et on fut renversé par l’odeur fétide qui s’en est dégagée. Christian Colombani qui « couvrit l’affaire » dans Le Monde dépassa les bornes et je ne sais ce qu’on doit admirer le plus de la fourberie ou de l’habileté qu’il déploya à cacher sa haine dans les papiers gras d’une quintessence de journalisme «  « objectif »  ». L’article du 19 novembre 1982, je le tiens à la disposition des étudiants de toutes les écoles de journalisme comme le modèle parfait d’un article de persiflage ; entre autres, il y a ce passage sur l’antipsychiatrie et les lieux de vie : « Suffit-il en effet de s’opposer pour se poser, de renverser quelques données de la psychiatrie pour faire naître une nouvelle thérapeutique, de “vivre avec” et de “donner de l’amour” pour venir à bout d’une psychose, de nier enfin toute compétence professionnelle pour fonder le bienfait de la vie au grand air ? “Désormais dans le Midi, il arrive souvent qu’on fasse du handicapé comme on faisait naguère du mouton”, estime M. Jean-Louis Zanda, secrétaire général de la Revue du changement psychiatrique et social — Transitions. »

Il est bien bon, M. Zanda, de prêter sa bouche au discours du reptile.

Je n’ai pas envie, Marie, de gloser sur les commentaires retenus par les soins de Colombani et dont Le Monde ne fut pas avare, ils se suffisent à eux-mêmes :

« En aucun cas je ne peux admettre l’existence de rapports sexuels entre un mineur et un adulte exerçant des responsabilités à son égard. L’ensemble des travailleurs sociaux, à juste titre, condamnera fermement de telles attitudes qui ne peuvent être qualifiées de “pédagogiques” ou “thérapeutiques”. Je suis très ferme sur ce point. […]. Écouter, être présent trouvent leur limite naturelle dans la loi et dans le respect véritable des difficultés de l’enfant. […] mais, encore une fois, ni par écrit ni en paroles on ne peut admettre aucune justification à une réponse d’ordre sexuel à une demande d’enfant. » Ça, c’est de Georgina Dufoix, secrétaire d’État chargée de la Famille.

M. H. Menou, de Charenton, « rappelle une évidence qui ne l’est pas pour tout le monde » (sic) : « Si le sexe et l’institution ne font pas toujours bon ménage, l’interdiction du rapport sexuel entre l’adulte et l’enfant ne repose pas seulement sur des considérations éthiques, elle tient compte des bases thérapeutiques inhérentes à l’institution psychiatrique visant à valoriser le transfert au détriment du passage à l’acte. »

On croit rêver. Juste pour rire, cette phrase relevée le même jour, le 26 décembre 1982 : « ce qui nous semble important, indispensable, c’est que le fait que les éducateurs accueillent des enfants ou adolescents ne soit pas pour eux un moyen de traiter leur affectivité, pour ne pas dire leur problématique. » (??) Ce sont de bons et loyaux éducateurs qui s’expriment si joliment. Et tout ça nous mène droit à cette proposition très constructive issue des quarante-sept membres de la collectivité pédagogique de Vercheny dans la Drôme :

« Qu’un programme de recherche en sciences humaines soit mis en place et que soit créé un vaste secteur d’innovations sociales doté d’une direction spécifique, rassemblant les initiatives les plus variées, suivies avec soin, jouissant des libertés suffisantes, assujetties à des obligations rigoureuses. »

Ils sont vraiment timbrés les travailleurs sociaux ! Ces gens-là me tuent, te tuent. Ce sont des maquereaux qui protègent l’enfance. Froidement.

Ils veillent au grain : l’amour est interdit parce que l’enfant doit rester sous la coupe des autorités légales, seule possibilité de survie de la société qui ne peut se reproduire qu’en exigeant de ses membres la soumission. L’amour n’est pas plus fort que la mort mais il est aussi fort, et la mort que représentent nos vertueux pédagogues craint forcément le désir, la tendresse et la « bonne intelligence » qui peut en résulter.

À côté de ça, dans Le Monde de l’éducation de mai 1983, sous le titre « Séduire ses élèves, ce n’est pas les abuser… » (les guillemets, on s’en doute, figurent dans le journal — des fois qu’on pourrait croire que Le Monde a quelque idée sur cette question), apparaît le jeu brillant des professeurs honnêtes, innocents et badins. Quel charme dans ce flirt collectif ! Quelle élégance dans l’air de ne pas y toucher ! En vrac, je relève : « De mon côté, je suis spontanément attirée par certains élèves, parce qu’ils sont mignons, ou parce qu’ils ont l’air débrouillards […]. On minaude un peu. J’aime ces moments-là […] » « J’aime bien voir mes élèves amoureux. Ils sont mignons, ça m’amuse, je retrouve mon adolescence. Je me sens un peu témoin, un peu complice […]. » « Toute parole est sensuelle, celle du prof de philo particulièrement. Cela s’exprime par un regard, une posture du corps, un aparté, une façon de manier l’humour aussi, une certaine liberté de ton. J’espère mettre dans mes rapports avec mes élèves de la délicatesse et de la connivence. Celle-ci est là aussi pour se substituer au refus trop cassant, quand une fille me drague un peu. Ça m’arrive, et de plus en plus, à mesure que je vieillis. Séduire ses élèves, ce n’est pas les abuser en instaurant une relation de pouvoir. C’est simplement les aimer, pour pouvoir leur apprendre quelque chose. Se faire aimer pour qu’ils aient envie d’apprendre […]. »

Autres sons de cloche (vraiment ?), ces deux autres : « Je ne mendie pas leur affection. Au début de l’année, je suis agressive, presque froide. Sans doute pour me préserver, pour ne pas d’emblée avoir l’air du “prof sympa”. Au bout d’un trimestre je fonds. Mais je reste sur mes gardes […]. Si on a une relation trop intime, le travail en prend un coup. » Et enfin, candide : « Il arrive que des filles tombent amoureuses de moi. L’an dernier, l’une d’elles m’a fait une déclaration. On a parlé ensemble : je lui ai expliqué qu’on ne pouvait avoir, elle et moi, qu’une relation amicale. Pourquoi est-ce que cela arrive ? J’ai certainement une part de responsabilité. Inconsciemment, je dois laisser cette possibilité ouverte […]. »

Nous en conclurons qu’il y a séduire et séduire, la bonne cause (l’enseignement), la mauvaise (le plaisir). Je m’en voudrais de fixer mes pensées sur ces pages comme des papillons sur un tableau. Je ne crois pas davantage à la pure sainteté qu’à la pure saloperie. Quand je parle de séduction et de désir, je n’ignore pas que tout s’interpénètre dans la sexualité du monde, là où se marie la pensée à toute forme de l’existence.

J’essaie de t’écrire, petite fille, et de te rendre intelligibles mes interrogations, mais je crains bien un peu, en faisant des phrases, d’être une phraseuse. Il m’est nécessaire pour réfléchir d’organiser mes idées, cependant l’essentiel m’échappe et ces quelques observations ne sont que les premiers coups de pioche qui débroussaillent mon terrain, et non une construction intellectuelle permettant à l’une ou l’autre de poser les pieds sur les marches sûres d’un escalier…


Être ému veut dire être remué, bouger. Et comment ne clamerais-je pas le toujours profond événement d’être un moment touché par l’existence de quelqu’un ? Je connais le bonheur d’être séduit et les doux malheurs enchantés. Je tiens à te dire, petite grande, qu’en ce chapitre, s’il m’arrive de critiquer des attitudes que je trouve sournoises, je demeure volontairement silencieuse quant à ce qui se passe amoureusement entre un enfant et un adulte. Car je n’ai rien à dire de ce secret entre deux êtres qui dépassent l’âge, le sexe, les connivences ou répulsions de leur milieu pour se trouver.

Mais peut-être puis-je ici te faire un tout petit cadeau. Pas grand-chose, la vision fugitive d’une histoire qui ne fut même pas une histoire.

Je passais dans un lieu de jeunes dits inadaptés. En arrivant, je remarque tout de suite un enfant au bord de l’adolescence qui regarde le vide. Jamais je ne saurai s’il était aveugle. Longs cheveux châtains autour d’un visage étrange, à l’affût, pas beau sans doute, mais qui immédiatement me paraît exprimer une profonde intelligence, un désespoir lucide. Rien de ce que mes hôtes me racontent ne peut plus m’intéresser, je suis déjà dans cet émoi connu, goûtant à la fois le plaisir de cette rencontre imprévue et m’inquiétant de l’absurde possibilité qu’elle se limite à mon seul regard posé sur un regard fermé.

Soudain intimidée, je me demande si l’enfant me permettra ou non de l’approcher. Peut-être a-t-il onze ou douze ans ; ses gestes sont nus, précis ; il reste à l’écart de tous, hautain et détaché.

L’air de rien (pourquoi ?) je cherche auprès d’un adulte à avoir quelques renseignements. J’apprends que l’enfant psychotique s’appelle Clémence.

L’après-midi, j’accompagne le groupe en forêt. Je vais d’un gosse à l’autre mais, fréquemment, je regarde Clémence. Qu’a-t-elle de différent des autres ? Elle n’est ni plus ni moins sauvage. Tous, pour moi qui n’ai pas l’habitude de leur monde verrouillé, sont attirants, clos sur des mystères dont je pressens qu’ils concernent des parts de moi très profondes.

Je ne sais pas encore si Clémence peut parler quand je lui demande si elle veut bien que je m’asseye à côté d’elle.

« Oui, viens là. »

Je m’enfonce lentement dans une conversation qui durera au moins une heure. À travers des phrases hachées, entrecoupées parfois de ses petits cris, nous parlons de l’eau, de la nervure des feuilles, de sa mère, de la neige, de ses mains, des règles. De plus en plus troublée, je m’aventure en cette parole insolite. Mais j’entends qu’on bat le rappel, il faut partir ; j’en éprouve tristesse et agacement. Je rejoins les éducateurs et les autres enfants. Une petite fille de six ans, avec de grands jappements, se jette dans mes bras. Un éducateur me dit : « Ne te laisse pas faire, tu vas te faire bouffer. » Je réponds que ça ne me coûte rien, que je ne reste que deux jours, mais un de ses collègues dit plus fermement : « Il faut penser à l’enfant ; toi, tu ne fais que passer mais elle peut beaucoup trop investir en toi. »

O.K. boys ! Je saisis. Mais il n’empêche que Clémence est à quelques pas et que j’ai des envies d’enlèvement.

Au réfectoire, elle vient s’asseoir près de moi. Je me sens fondre. Cependant, elle ne répond que par le mot « moi » aux questions que je pose.

À la fin du repas, je la suis. Je voudrais lui dire bonsoir, juste bonsoir. Mais pas devant tout le monde. En bas de l’escalier, face à elle, je ne sais plus ce que je suis venue faire. Nous restons silencieuses, je la regarde dans les yeux. « Tu me vois ? » « Moi. » Je passe doucement ma main sur son visage. Mon cœur bat très fort. Je monte. Elle se couche, je ferme les volets. Dans l’obscurité je n’ose l’embrasser, je murmure « bonne nuit, Clémence » et me dirige très lentement vers la porte. Là, elle m’arrête : « Caresse ! » je suis éperdue et n’obéis pas tout de suite, elle réitère son ordre, froidement. La seule chose que je sais, c’est que partout ailleurs, en tant que femme, en tant que mère, j’ai l’autorisation de câliner les enfants. Ici non. Ici, l’institution dit que c’est trop grave, que je suis adulte et responsable, oncques dois comprendre le rôle « socialisant » exigible de toute personne « saine d’esprit » amenée à fréquenter ces enfants. Le but de l’institution est clair : intégrer les enfants, éventuellement comme rebuts, et récupérer, parmi les paumés suicidaires mal dans leur peau, des éducateurs, le tout dans une morale qui, sous le moderne prétexte de n’en être pas une, se veut cynique : est interdit ce que les codes sociaux interdisent. Il n’en reste pas moins que le bien suprême est la vie en société et le mal l’a-socialisation. La morale retombe sur ses pattes.

« Caresse ! » Je m’approche du lit, chavirée. Je passe une main tremblante sur ses cheveux, ses joues, sa bouche. Elle répète « moi… moi… moi… » et le son très doux m’est une étreinte. Elle se tait finalement et je la quitte sans avoir osé poser en son visage un baiser.

Inquiète, énervée, dans mon lit je pense à Clémence. La nuit est d’une grande dureté cette nuit-là.

Au matin, dans la salle des douches, j’ai à laver les petits. Clémence arrive, nue. Son corps est maladroit, sans miséricorde, comme sourd. Je n’ai d’yeux que pour elle. J’en oublie de rincer les cheveux d’Yves qui profite de ma distraction pour avaler sereinement les paquets de mousse qu’il ramasse dans ses mains. Clémence… Je reste à genoux, vide, inutile, sur la faïence savonneuse. Le cri d’un enfant me réveille.

La journée est un supplice : je ne sais plus comment m’approcher d’elle. Peur du gendarme. Les éducateurs, je m’en doute, ne permettront pas que je passe cette journée auprès d’elle. Que diraient les parents ? Ils l’ont placée là pour la « mettre à l’abri ». En aucun cas, je ne dois troubler l’enfant. Je ne lui dirai donc pas qu’elle m’est belle, je ne lui dirai pas que j’ai envie de la revoir ni que j’ai besoin qu’elle me parle encore.

Le soir arrive et l’heure de mon départ. J’embrasse ceux des enfants qui en ont envie. Je m’applique à abandonner Clémence, je l’embrasse placidement, je me sens grossière.

Dans le train, je ne peux lire ni rêver. Je ne pense pas, je bois la honte de ma prudence.

Tu vois, Marie, je ne vaux pas grand-chose et si j’ai eu parfois quelques petits courages face aux lois, j’ai bien souvent baissé la tête devant des censeurs médiocres et imbéciles. Cependant de ces remords-là aussi je noue ma colère et ma révolte. Rien ne se perd.


Je m’inquiète de ce que les mères parlent si peu d’amour. On le fait tellement pour elles. Elles se sont laissé dire que l’amour maternel était naturel, puis qu’il était culturel, moderne et artificiel. Imperturbables, elles continuent d’accoucher, d’adopter ceux dont elles ont accouché ou les autres, de bercer, de beurrer les tartines, de tresser les cheveux, de découper du sparadrap, de donner la main et de dire « couvre-toi bien ». Et puis elles hurlent si leur enfant meurt et tout le monde comprend qu’une mère hurle si son enfant meurt. C’est naturel ou culturel, mais en tout cas c’est « dans la norme ».

Louées soient les mères qui n’aiment pas leurs enfants, car elles sont singulières. Louées soient celles qui les aiment, car elles sont singulières.

De toute façon, celles qui n’aiment pas comme celles qui aiment sont a-normales. Mais que ne le clamons-nous pas ?

Les mères sont en général des femmes. On l’oublie. Cela veut dire que souvent elles craignent de mal maîtriser une parole qu’elles comparent, avec un sentiment d’infériorité, au discours qu’on tient sur elles. Ce discours savant, celui des psychologues, des sociologues et des universitaires, qu’il soit ou non adopté par quelques intellectuelles, ne tient pas compte de l’histoire incroyable qui leur est arrivée à chacune : elles auront vécu quelques années avec quelqu’un d’unique au monde, qui les aura d’emblée considérées comme uniques au monde, attendant les premières semaines pratiquement tout d’elles et d’elles seules. On n’a qu’une mère, c’est aussi simple que ça. Bonne ou mauvaise, vivante ou morte, notre mère a été la première autre, la première séparée. Elle a été notre première faim.

Et nous avons connu beaucoup d’autres faims. Nous les reportons entre autres sur nos propres enfants. Ou sur ceux qu’on n’a pas.

La plupart des pédérastes établissent une rivalité entre eux et les mères. Elles, elles auraient tous les droits. Péché d’envie tout à fait compréhensible ; il est vrai qu’à peu près n’importe quelle femme peut se permettre de sourire ou d’adresser la parole à un enfant qu’elle ne connaît pas ; pareille sollicitude de la part d’un homme est « mal vue ». De leur côté, les poules considèrent qu’il faut être un renard pour aimer leurs poussins. « La pédophilie, c’est un truc de mecs parce que c’est restrictif par rapport au corps », dit Leïla Sebbar[124]. Certes beaucoup de pédérastes sont obnubilés par l’acte sexuel. Tout simplement au même titre que beaucoup de non-pédérastes. On peut regretter d’être dans une civilisation où l’amour en sa sexualité est très souvent « restrictif par rapport au corps ». Mais il y a des exceptions. Par ailleurs, je suis d’accord avec Jean-Pierre K. disant que c’est un peu trop facile pour les mères (hommes ou femmes) d’affirmer que la sexualité des enfants serait justement non génitale. Les mômes ne font pas l’amour comme les grands qui ont « appris », mais, quand ils désirent parvenir à l’orgasme, filles ou garçons savent très bien reconnaître le lien entre sexe et plaisir. Cependant il est pénible de constater que le débat sur la pédophilie est réduit à une affaire d’organes. L’érotique enfantine, dit Jean-Pierre, est différente de celle des adultes, et si la sexualité est dépouillée de tout l’affectif et du sensuel où ils baignent, les enfants la nient et la tournent en dérision. Ce qui ne les empêche nullement de s’enchanter d’une rencontre sexuelle si elle a lieu « d’aventure ». Mais ni l’enfant ni personne ne supporte sans tristesse d’être habituellement traité en objet sexuel (si ce n’est volontairement, par jeu et de temps en temps).

Objets, les enfants le sont pour certains pédérastes mais bien plus fréquemment pour certains parents. Alors que tel discours sur la « libération de l’enfant » le désigne aux « amateurs » comme une denrée d’accès plus commode, les rangs se resserrent autour des parents propriétaires « donc désintéressés » (!). Eux ne regardent voluptueusement le corps de leurs enfants qu’inconscients ou gelés de culpabilité. Ils ont une grande peur d’éprouver du désir. Ils attendent de leurs mômes une même réserve. Qu’ils n’ont pas. D’où la sempiternelle histoire. Et la frustration d’il y a si longtemps…

Le mot « pédophilie » est l’une des sept mille souricières de notre langage. Il faut refuser d’y entrer. S’il y a des gens qui n’aiment caresser que les jeunes garçons ou que les femmes, ou que les batraciens, ça les regarde ; ils ne savent peut-être pas ce qu’ils perdent. Mais quant aux rapports sexuels entre adultes et enfants, ils sont la moindre des choses dès que l’amour circule ; pas plus une bricole anodine qu’obligatoire, mais un des possibles de tout plaisir d’aimer.


CONTRE LE MANQUE À VIVRE


C’est la vie qui est dangereuse pour ce qui est institué. La vie, force pure contre tout enfermement. Aussitôt que possible, on vole aux enfants leur plaisir. Toutes les activités vitales sont soumises à des contrôles extérieurs ; dès lors apparaît le Droit, on a le droit de manger, d’aller et de venir, de jouer, etc. Il y a un vide juridique, nous devons réclamer le droit de respirer. Quand nous l’aurons conquis, nous serons fiers de défendre cette noble victoire de l’homme démocrate.

Soyons jalouses de nos plaisirs, Marie. Rends-toi compte du nombre de gens qui passent des journées entières sans en recevoir une fois le sourire des choses.

Vie mortelle.


Tous les moyens sont bons pour investir les forces radieuses des enfants dans la soumission à de mesquins travaux. Les énergies sont canalisées dans une gymnastique de l’esprit aussi impersonnelle que celle du corps. Fumer, manger, aimer, écrire, rire, rêver sont interdits pendant les heures de classe. C’est la puissance des enfants, leur volonté de s’approprier le monde qui est combattue pied à pied.

L’enfant ne doit pas être « livré à lui-même ». Il doit être livré à d’autres.

Il est indéniable que de plus en plus de parents cherchent pour les loisirs de leurs mômes des « animations culturelles » de tous ordres. Nous sommes tous animés comme des fous par des gens de métier. Mais les enfants, à l’heure actuelle, en sont incontestablement les plus nombreuses victimes. On a si peu de temps. Non seulement on nous l’arrache pour faire tourner la folle machine, mais ce qu’il en reste est reconverti par l’industrie animatrice en un énorme dégoûtant hamburger.

Quoi de plus personnel que le temps ? Disposer de mon temps, c’est disposer de ma vie. Dans le langage le plus commun, être libre, c’est avoir du temps à soi.

Le temps de l’enfant est un temps magique ou plutôt un temps sorcier dont l’adulte n’a plus la moindre notion s’il n’a pas la curiosité par exemple de prendre parfois des substances dites hallucinogènes. Je suis persuadée quant à moi que le tout petit enfant est dans un état de conscience très proche de l’état psychédélique, très proche par ailleurs du rêve. Rien ne me dit que notre approche habituelle si réductrice de la réalité soit plus près d’une quelconque vérité. Mais il est inutile ici de parler aux pierres.

Je veux dire simplement qu’il y a chez le petit une amplitude du temps qui ne peut se comparer à la nôtre, déjà bien trop marquée par l’approche de notre mort. J’ai cru longtemps que le temps de l’enfant était plus lent que le nôtre et que trois jours valaient pour lui une éternité, mais j’ai constaté près de toi et près des enfants déscolarisés « qui jouent tout le temps » que ce n’était pas si simple. Toute petite tu me disais que les jours passaient « très vite » ; à chacun de tes anniversaires jamais tu n’as manqué de t’exclamer « déjà ! ». Quand un enfant joue, tout le monde sait qu’il laisse facilement « passer l’heure » de s’arrêter…

Le souvenir du long temps de notre enfance, c’est tout bêtement le souvenir de notre long ennui.


Des spécialistes ont été amenés à étudier le degré de tolérance de l’enfant au… travail ! Certains pédiatres en effet ont commencé à s’affoler de ce que 20 % de leur clientèle souffrît de « problèmes dûs à la scolarité ». Responsable du service de pédiatrie de l’hôpital d’Orsay, le Dr Guy Vermeil a souligné à plusieurs reprises l’urgence d’une réforme des rythmes scolaires : « Sur trente élèves, plus de la moitié sont en état de surtension ou de marginalisation, ou travaillent dans la morosité, la mélancolie ou l’ennui. » Des tests biologiques fondés sur l’étude de l’élimination de certaines hormones selon l’état de fatigue ont fait l’objet de plusieurs analyses concordantes. En janvier 1979, le Conseil économique et social a examiné le problème de la réforme des rythmes scolaires. Deux questions seulement ont été jugées essentielles : « Peut-on procéder à un étalement des vacances scolaires ? Quelles seront les incidences sur la production industrielle, sur le tourisme et le transport ? » Tu vois que la problématique n’était pas trop anarchisante… Le rapport Magnin donne les résultats de cette étude. Nous retiendrons ici qu’entre six et huit ans, un enfant ne peut pas travailler en classe plus de dix heures par semaine (« maximum tolérable : douze heures ») ; un enfant de huit à dix ans ne saurait guère dépasser quatre heures de travail en classe par jour mais est capable de travailler encore une demi-heure chez lui.

Un enfant de sept ans ne peut soutenir son attention que pour une durée de vingt à trente minutes (trente à quarante pour les dix, onze ans). Qui s’en soucie ?

Non contents de forcer les mômes à travailler jusqu’à les abrutir, on veut encore les forcer à dormir. Tu m’imagines avec des amies et je dirais soudain à l’une d’entre elles : « Bon maintenant, toi, va te coucher » ? Depuis que tu sais marcher (huit mois) tu t’es pratiquement toujours couchée après moi, c’est-à-dire après minuit. Le matin tu roupilles comme une bienheureuse. Vincent, quand il était dans ce lieu de vie que j’ai bien aimé, Jonas, m’avait dit qu’il avait remarqué aussi qu’il y avait des enfants diurnes et des enfants nocturnes. Bien sûr…

Si les parents envoient les gosses au lit, c’est pour être tranquilles. Parfois aussi c’est « à cause de l’école ». Mais jamais on ne se préoccupe de savoir si le rythme personnel de l’enfant s’accommode mieux du soir ou du matin. « Dors », ça veut dire « meurs ».


Les enfants sont un petit peu trop vivants. Par définition, l’éducation est contre nature. La fabrication des monstres correspond très littéralement à la volonté de pouvoir montrer l’enfant en société. De toutes les pressions exercées en ce sens, la plus formidable, la plus écrasante, c’est l’ennui.

Oh l’incommensurable ennui de l’école ! Tu ne peux pas imaginer ; c’est impossible.

Je me souviens du goût des buvards. Buvards roses qu’on nous distribuait à l’école primaire puis ceux de toutes les couleurs qu’on achetait soi-même ensuite. Petits morceaux mâchouillés roulés sous la langue qui devenaient impossibles à sectionner ; nos incisives s’y appliquaient pourtant ; nous eussions, sans les buvards, grincé des dents.

Les chewing-gums sont encore souvent interdits en classe. Mais on continue à « mâcher ». Parce que mâcher, c’est quand même faire quelque chose. Il est impossible de décrire ce tragique agacement de ne rien pouvoir faire. Qui saurait se représenter ce qu’est d’être assis des heures et des heures et de subir sans sourciller des discours ? Il suffit de s’intéresser disent les diseurs.

Il suffirait, oui. Mais justement… C’est bien là le problème. Sur une année scolaire, combien peut-il y avoir de cours intéressants ? Et dans la mesure où la présence y est obligatoire, combien d’élèves intéressés ? L’éducation, c’est la falsification. Edmond Gilliard que j’ai déjà cité écrivait dans son Journal, alors qu’il était professeur de latin depuis quinze ans : « Il y a des écoles pour les enfants arriérés dont on s’efforce de faire des hommes normaux.

« Nous, dans l’enseignement classique, nous recevons des enfants normaux dont nous nous efforçons de faire des hommes arriérés. »

Avec la publicité, l’école est la plus magistrale entreprise d’imbécillisation. Bien sûr, il est facile d’analyser le contenu des cours, mais ce n’est pas le plus important. L’imbécillisation consiste à ôter à l’enfant toute envie d’entrer dans la compréhension du monde. Au sens étymologique du mot, l’enfant refuse de com-prendre ça. Ça ? Ce qui l’entoure. Les professeurs mais aussi la laideur imposée. Je ne dirai jamais assez les profonds ravages causés par le simple aspect sinistre des salles de classes (aussi bien les « modernes » que les « anciennes », cela s’entend). Un rapport américain avait fait quelque bruit à l’époque. C’était une étude approfondie des écoles publiques aux États-Unis demandée par la Fondation Carnegie au Dr Charles Silberman, un homme tout à fait modéré. L’auteur du rapport soulignait qu’il fallait vraiment considérer l’école comme « allant de soi » pour ne pas s’apercevoir que tout dans l’aspect extérieur de l’école comme dans les relations entre maîtres et élèves « menait immanquablement à la stérilisation des esprits ». C’est John Holt qui fait remarquer que si ce rapport a d’abord provoqué un certain scandale pour tomber très vite dans un « à quoi bon », c’est que c’est cela, cette école grise et terne et pénible que souhaite le public, en l’occurrence, les électeurs qui, dans leur majorité, veulent une école menaçante, punitive, sombre.

Les victimes de cette volonté adulte de malheur, de laideur ne savent pas forcément exprimer les raisons de leur souffrance. De l’école, ils ne savent qu’une chose, les enfants, c’est qu’ils s’y font scier le dos. Marie, je t’assure que j’ai connu des enfants tétanisés d’ennui. Et je ne sais pas si on se remet jamais d’une chose pareille.

Comme si cela les justifiait d’enquiquiner le petit monde, les profs en chœur me jurent qu’ils se morfondent tout autant que leurs élèves. Ce n’est vraiment pas de chance… Je les plains beaucoup.

Ils m’ont appris à faire des dissertations. Il y avait le pour, le contre et l’on montrait qu’on avait tout compris en développant ensuite le moyen terme. Cette sagesse enseignée me donne de l’acné. Je ne veux plus trouver le juste milieu, me donner le mal d’être pleinement médiocre. J’ai longtemps cru que ce qu’on me demandait dans les travaux scolaires, c’était d’être originale sans jamais être personnelle. Il y avait malentendu ; ce qu’on attendait de moi était pire : être personnelle sans jamais être originale.

Il est assez symptomatique que certain professeur se soit fait radier à vie de l’enseignement après avoir fait paraître un livre de rédactions qu’il avait voulues réellement « libres ». De l’écriture même des enfants (reproduite en offset) ces lignes par exemple : « Le jour que je suis rentré de l’école, je me suis demandé si c’était vraiment une école car l’usine de mon père est plus propre que le C.E.T. » Ou encore cette phrase d’une densité de plomb et qui a donné son titre au livre : « Si j’avais de l’argent, beaucoup d’argent, je quitterais l’école.[125] »

Ce prodigieux ennui scolaire s’étale, immense et muet.

Il faut être Le Monde de l’éducation pour avoir l’idée absurde que le mal vient d’une inadaptation au malheur. Si ça t’intéresse, lis donc cette page risible : titre « La phobie scolaire » ; sous-titre « Un cas d’inadaptation ». D’abord, « le fait » : « Jacques, quatorze ans, vient de passer avec succès son examen d’entrée en troisième moderne. “Le jour de la rentrée, expliquent au médecin ses parents qui l’ont amené en consultation, il est allé normalement en classe. Le lendemain matin aussi, mais il a refusé obstinément d’y retourner l’après-midi ; “J’ai peur sans savoir de quoi”, répète-t-il. Depuis il refuse d’aller au lycée, même accompagné.”

« Un entretien précis sur les circonstances qui ont pu déclencher cette réaction ne fera rien apparaître d’alarmant, si ce n’est une phrase prononcée par l’un des professeurs le matin même : “Cela m’étonne beaucoup que vous ayez réussi l’examen d’entrée en troisième.”

« L’entretien avec les parents nous apprend que Jacques avait eu des difficultés scolaires du même ordre au jardin d’enfants.

« Le premier essai de scolarité eut lieu à cinq ans, “pour essayer de le rendre moins sauvage”, dit la mère. Dès le lendemain du premier contact avec l’école, il opposa un refus rageur de s’y laisser conduire. Jacques n’acceptait d’aller à l’école qu’à condition que sa mère restât en classe avec lui. Plusieurs tentatives pour le laisser seul échouèrent : l’enfant pleurait pendant toute la durée de la classe et ne voulait pas y retourner le lendemain. Ce refus s’accompagnait de douleurs abdominales et de vomissements à chaque tentative de départ pour l’école.

« De six à quatorze ans, les troubles disparurent et Jacques fut un élève intelligent, réussissant normalement jusqu’à l’épisode récent qui provoqua la consultation. »

Puis le commentaire du Dr Pierre Ferrari, directeur de la consultation à l’École des parents et des éducateurs : « L’angoisse de la séparation : Jacques nous offre un exemple très caractéristique de ce qu’il est convenu d’appeler une “phobie scolaire” : c’est-à-dire, bien plus qu’une peur de l’école, une angoisse déclenchée par la situation scolaire, hors de proportion avec ce que l’on pourrait redouter de l’école.

« L’enfant présente des réactions d’anxiété très vives, voire de panique, lorsqu’on le contraint à aller à l’école. Cette anxiété peut se traduire par des manifestations somatiques diverses (vomissements et douleurs abdominales dans le cas de Jacques).

« C’est au nom de son angoisse que l’enfant refuse d’aller à l’école.

« On a longtemps confondu le cas de ces enfants avec celui des enfants “qui font l’école buissonnière”, alors qu’il est, en fait, très différent. Ces derniers n’aiment pas l’école et lui préfèrent le spectacle de la rue. Il n’en est pas de même des petits phobiques qui, généralement, aiment l’école, même si celle-ci suscite en eux l’anxiété. S’il leur arrive parfois aussi de fuguer et d’errer dans la rue, c’est pour échapper à leur angoisse.

« La phobie scolaire, qui est en augmentation depuis quelques années, pose de multiples problèmes. [Sic !]

« — Sa nature : Il s’agit d’un trouble névrotique dont les causes psychologiques sont complexes mais où l’on retrouve très souvent un élément commun qui est l’angoisse de séparation d’avec la mère.

« On pense généralement que la phobie est le reflet d’une situation de dépendance mal résolue entre la mère et l’enfant. Dans cette situation, la mère a souvent un rôle très important ; très ambivalente envers le symptôme, elle trouve inconsciemment dans ce refus scolaire une preuve de l’attachement de son enfant pour elle. On oppose classiquement les phobies spectaculaires de l’enfant jeune, survenant lors du premier départ pour la maternelle, à la phobie souvent plus insidieuse de l’enfant plus âgé, adolescent ou pré-adolescent.

« — Le retentissement sur la scolarité. Le refus scolaire peut être tellement intense qu’aucun retour en classe ne soit possible avant la guérison ; celle-ci peut demander plusieurs mois, voire plusieurs années ; la famille est, dans ces cas, contrainte à une scolarisation à domicile.

« D’autres fois, l’enfant accepte de retourner à l’école, mais c’est au prix d’une chute de son rendement scolaire.

« — Problème thérapeutique. Si certains insistent sur la nécessité d’obtenir de l’enfant un retour rapide à l’école, alors que d’autres seraient plus tolérants à l’égard du refus scolaire, tous s’accordent à considérer la phobie scolaire comme un symptôme de troubles névrotiques de la personnalité de l’enfant, qui demandent un traitement psychothérapique de la “névrose totale” de l’enfant mais aussi souvent de la mère, tant est grande, dans l’entretien du trouble, l’attitude de celle-ci. »

Il y a de quoi hurler. Que l’enseignement soit une agression n’effleure pas le bon docteur !

C’est sans doute par gourmandise que les jeunes s’adonnent à l’alcoolisme (bien plus qu’ils ne se droguent d’ailleurs) et n’importe qui vous expliquera que si les lycéens tentent de se suicider, c’est qu’ils ne savent vraiment plus quoi inventer pour embêter les adultes. En 1979, dans presque un collège « à problèmes » sur deux (46, 3 %), des tentatives de suicide d’enfant ont été rapportées[126]. Mais cela touche moins les médias que les agressions contre les profs signalées dans 43,9 % de ces collèges. On ne compte plus les violences entre élèves (racket 58,5 %, affaires sexuelles, 26,8 %, etc.). Au collège Henri-Wallon, à Garges-lès-Gonesse, un tiers des vitres ont été remplacées par des panneaux de bois et celles qui restent, m’apprend Le Nouvel Obs du 3 février 1984, sont à l’épreuve des balles (coût : un million de francs). Dans la nuit du 1er au 2 août, deux collégiens de douze et treize ans avaient déjà incendié ce bahut. On dirait que l’ennui a passé la mesure. Très peu d’enfants cependant, jusqu’ici, tuent des adultes. Ce qui est franchement curieux.

Les mômes vampirisés doivent dire merci. On s’insurge contre celui qui fout une baffe au professeur horripilant, réaction pourtant moins désastreuse que celle qui consiste à se laisser désagréger par l’impression de vide ressentie dans les travaux scolaires.

Les gens engourdis par l’ennui ne peuvent que devenir idiots.

Contre lui, une seule solution, la fuite. L’absentéisme reste LA réponse adéquate de qui veut échapper au massacre. N’est sauvé que celui, de la maternelle à Polytechnique, qui se sauve, qui s’échappe. L’absentéisme en commun s’appelle parfois une grève, mais, aussi bien chez les élèves que chez les enseignants, celle-ci n’aurait d’intérêt qu’illimitée.

Il arrive aussi que la colère l’emporte. Autant les colères organisées par les militants sont misérables, autant de vraies grandes fureurs spontanées, même collectives, peuvent avoir de la gueule.

L’une d’entre elles vaut la peine d’être remise en mémoire. Les résistances au système scolaire sont monnaie courante, mais quel trésor que de voir de loin en loin des élèves qui pensent leur insubordination et nous laissent une réflexion écrite en héritage !

J’ai précieusement gardé celle des dix-sept élèves du lycée agricole de Brie-Comte-Robert, en Seine-et-Marne, qui, en mai 1974, furent traduits en conseil de discipline et lurent chacun le texte que voici. Ces élèves étaient accusés de « vandalisme » ; les faits qu’on leur reprochait ressemblaient beaucoup à des actes de sabotage (détérioration des machines). Lors de ce conseil de discipline, six élèves sur dix-sept furent exclus de l’établissement. C’est alors que pendant trois semaines eut lieu un « saccage » mémorable. Aucune revendication. La destruction exprimant seule l’indignation absolue. Le lycée fut fermé. Y a-t-il quelqu’un qui me soutiendra qu’ils y ont peut-être perdu quelque chose ?

Voici le texte lu par chacun des rebelles. Je n’en partage pas toutes les idées, loin de là, mais j’estime que les élèves qui l’ont écrit ont compris pas mal de choses :

« Je vous remercie de me demander mon avis.

« J’espère que vous serez à même d’en tenir compte.

« J’ai bon espoir qu’il concorde tellement avec celui de mes camarades également mis en cause que cela prenne enfin un sens.

« Je reconnais en effet, en gros, les griefs qui ont été énoncés sur ma personne et qui font que je suis ici ; je les accepte volontiers parce que, s’ils mettent effectivement ma scolarité en péril, ils sont aussi susceptibles de dénoncer enfin la nature de leurs causes véritables.

« — Premièrement, je demande que soit considérée sérieusement la réalité chiffrée de cette affaire : nous sommes dix-sept élèves mis en cause, et nous serions le double si plusieurs d’entre nous n’avaient pris le parti de partir il y a huit jours ; mais nous sommes dix-sept, sur deux cents ; je me réjouis que nous ne soyons pas trois, mais je suis surpris que nous ne soyons pas cinquante, inculpés ; parce que je sais, moi, et vous savez bien, vous, qu’il y a dans notre lycée cent cinquante élèves qui s’absentent à volonté des cours, et au moins cent cinquante élèves qui ont manqué, comme vous dites, au règlement intérieur.

« — Deuxièmement, donc, j’accuse, en mon nom, et au nom de cent cinquante élèves, et au nom de mes parents, qui n’y ont peut-être pas songé, et au nom des parents des cent cinquante élèves, qui ne semblent pas y avoir songé, puisque c’est nous qui sommes ici accusés, et non le directeur du lycée, et non le personnel de surveillance, et non le corps enseignant.

« J’accuse le directeur, le personnel de surveillance et le corps enseignant d’avoir autorisé mes absences, et je les accuse d’avoir toléré l’absence régulière de plus de la moitié de leurs effectifs.

« — Troisièmement, j’accuse tous ceux qui ont provoqué ces absences, j’accuse tous les professeurs qui, légalement ou non, mais pas légitimement, n’ont pas été présents quand nous étions présents. Je demande que cette dose-là d’absentéisme soit aussi publiée.

« — Quatrièmement, j’accuse l’administration et le corps professoral de nous avoir trompés : le lycée n’est pas un lycée agricole.

« J’accuse tout ce qui nous a empêchés de participer aux travaux agricoles.

« J’accuse pourtant moins l’administration centrale, lointaine et absurde, qui a livré un lycée sans matériel agricole suffisant, que le corps professoral qui a capitulé devant notre mécontentement, les ingénieurs et les techniciens qui ont fait du domaine leur ferme ou celle de quelques privilégiés et qui ont trouvé dans ces formes de fuite la permission du directeur ; je les accuse par-dessus tout d’avoir été incapables de comprendre ce que nous désirions et demande qu’ils soient punis pour avoir méprisé ce que nous désirions.

« — Enfin, le lycée a été abîmé, des objets ont été détruits, des machines endommagées.

« D’abord, bien sûr, j’annonce que ces dégradations ne sont pas le fait de trois ou quatre élèves — tout le monde le sait : j’accuse donc l’administration de n’accuser que trois ou quatre élèves. Je l’accuse de mentir et de mentir sciemment.

« Mais un lycée, ce n’est pas, de toute façon, un musée, alors que c’est un conservatoire, un lieu où passent des adolescents, et il ne sera possible de répondre du matériel cassé que lorsqu’on répondra des élèves qui ont été vidés sous prétexte final de réorientation ; il ne sera possible de répondre du matériel cassé que lorsqu’on répondra des élèves dégoûtés de leur vocation première ; il ne sera sérieusement intéressant de rendre compte du matériel cassé tant qu’on n’aura pas mesuré l’étendue du désastre scolaire.

« Et même, on se moquera encore de nous tant qu’on n’aura pas mesuré l’étendue de tout ce qui était possible, grâce à nous, dans ce lycée.

« En termes juridiques, j’énonce, moi que l’on accuse, qu’il n’y a pas “non-lieu” ; j’énonce que ceux qui nous accusent préfèrent le mensonge de ce simulacre soudain de conseil de discipline à la reconnaissance de leurs responsabilités.

« J’espère, disais-je en commençant, que vous serez à même d’en tenir compte.

« Quant à moi, je m’en tiens là, c’est-à-dire beaucoup plus loin que vous. »

Je connais des cyniques qui ne manquent jamais de répéter que c’est à l’école qu’on apprend à utiliser les mots propres à la critique. C’est manifestement faux. On peut apprendre à réfléchir, c’est vrai, et les élèves de Brie-Comte-Robert ont sans doute fait ensemble ce travail. Peut-être même qu’ils se sont trouvé des professeurs comme alliés. Mais pas dans le cadre scolaire. Ils se sont associés librement, dans la marge.

Ce qui fait le « charme de la vie étudiante », c’est qu’on a le temps de réaliser plein de choses à côté. Quand on dit d’une ville universitaire qu’elle est une ville « vivante », on constate, simplement, qu’elle semble très animée parce que beaucoup de jeunes circulent dans les rues, que les cafés sont ouverts tard le soir, qu’il y a plus de cinémas ou théâtres que dans les cités voisines, bref qu’on s’y distrait des études.

Curieux ce préjugé qui veuille non seulement qu’on apprenne quelque chose à l’école mais surtout qu’on n’apprenne que là. Parce que l’Éducation nationale, malgré ses efforts poussifs, est toujours anachronique, on n’enseigne pas encore aux enfants à « regarder la télévision ». Ça viendra. Comme viendra le temps — on scolarise les petits de plus en plus tôt, et ce dans le monde entier — où on nous jurera qu’on ne peut savoir marcher si on ne l’a appris à l’école. « C’est parce que tu es allée à l’école que tu écris des livres » relève de cette même niaiserie. Anecdote qui ne manque pas de sel : après dix mois de lutte, les ouvriers de Lip[127] se sont vu offrir… de retourner à l’école. Oui, on leur a proposé de suivre des cours sur la « vie économique de l’entreprise » et l’« histoire de la montre à travers les âges » ; je ne sais ce qui remporte le pompon dans le ridicule entre « techniques d’expression écrite et orale » (eux qui avaient tant et tant parlé ou écrit !) ou « perfectionnement à l’encadrement ». Mais on ne pouvait admettre qu’ils se fussent formés mutuellement hors des institutions scolaires.


Toute une armée de psys, magnifiquement soutenue par les médias, impose aux enfants le mode de fonctionnement des adultes. Et ce n’est pas sans mal. Car l’enfant a envie de vivre. Aucun être vivant ne se trouve naturellement porté vers l’abnégation, la modération, le formalisme.

Quand la vie scintille dans la pensée de l’enfant, constamment elle se heurte à la volonté de bienséance des adultes. Les hommes s’imaginent qu’ils ne peuvent vivre que les uns sur les autres et les uns par les autres et, en même temps, ces rapports sociaux les terrorisent tellement qu’ils s’inventent mille rituels d’évitement pour se permettre de glisser d’isolement en isolement sans risquer de se trouver désarmés face à quelqu’un. Prisonniers de ces rapports forcenés, les enfants ont du mal à se plier aux règles : à coup de punitions (y compris le simple chagrin des « parents sympas ») ils apprennent les bonnes manières. S’ils jouent avec des adultes, ils savent très bien que ceux-ci ne seront jamais des copains comme les autres. Il faut faire attention à ce qu’on fait quand on est avec les grands. On ne doit pas réclamer un câlin puis, satisfait au bout de vingt secondes, se précipiter pour jouer avec les autres à chat perché ! Il y a des formes de l’amour à respecter. Ce n’est malheureusement pas pour rire qu’on aime quand on est grand. Chaque chose à sa place. S’amuser n’est pas sérieux. Et pourtant il faut bien que les enfants « récupèrent » sous peine de folie.

Alors, quand on lâche les enfants en récréation, on les entend hurler. « Ils jouent. » Ils jouent ? Il n’est pas requis de qualité hors du commun pour discerner la différence de cris entre des enfants qui jouent de bon cœur et des enfants qui jouent des nerfs. La plupart des adultes voudraient que l’enfant fasse joujou « pour » se détendre. La récréation est par excellence la « reconstitution d’une force de travail ». Les classes où l’on se divertit pendant les cours ont mauvaise presse auprès des parents ; les éducateurs qui bossent dans certains centres médico-psycho-pédagogiques n’en peuvent plus de se faire houspiller par les parents : « C’est pour rattraper son retard que notre enfant est là, pas pour danser ou shooter dans un ballon ! »

Toujours la police et les juristes ont été les alliés efficaces des enseignants. Et notamment pour empêcher les enfants de s’amuser. (Ça ne date vraiment pas d’aujourd’hui : on peut voir au musée des Arts et Traditions populaires une affiche du 27 mars 1752 qui porte cette ordonnance : « Défense aux maîtres des jeux de paume et de billard de donner à jouer pendant les heures de classe… » )

Le jeu est suspect. Dans le même ordre d’idée, il est inquiétant de voir comme on rogne les grandes vacances des élèves. On se méfie de ce temps libre. Le temps qu’on ne passe pas à travailler est dangereux.

Étrangement, le jeu est assimilé à l’oisiveté. Il va de pair avec le vice, tout le monde sait ça. Les jeux admis par les adultes apparaissent passablement louches.

Dans la confusion générale actuelle, on aura noté la tendance aux « jeux éducatifs » dont le moindre n’est pas, dans les « écoles de pointe », cette vogue des « conseils d’enfants » où des mômes autogèrent ce qui peut s’autogérer de leur triste condition scolaire. Pourtant Dieu sait comme les mômes ont horreur des « réunions » !

La modernité voudrait que le travail soit un jeu et le jeu un travail. Les jeunes loups d’aujourd’hui s’amusent comme des fous à gagner beaucoup d’argent qu’ils dépensent, sinistres, pour occuper leurs assommants loisirs.

Les contestataires de l’école ont pas mal disserté sur le jeu. Neill estime que si les enfants le préfèrent au travail, c’est qu’ils peuvent y faire intervenir leur imagination. Mais je suppose que les chercheurs, en science comme ailleurs, ont besoin de leur imagination aussi pour travailler. À l’opposé, Kameneff ne voit dans le jeu que la pilule qui permet de « faire passer le temps », un succédané donné aux enfants « pour qu’ils trompent leur faim de participer réellement à la vie ». Il estime qu’à l’École en bateau, l’enfant créateur remplace l’enfant joueur : n’ayant plus besoin de hochets, celui-ci a envie de prendre en mains son existence, de travailler à la réalisation de ses projets.

Dans tout cela, sans doute y a-t-il une part de vérité. Incontestablement, le jeu distrait d’une réalité insupportable ; et il n’est pas moins certain qu’ordinairement le travail se déroule dans le plus tragique ennui. Mais le jeu, cette luxueuse inutilité, ce rêve qu’on peut faire à plusieurs, est aussi le plaisir de la poésie, de la liberté de voir autrement le monde et d’en faire jaillir par l’idée créatrice une émotion profonde.

Ce qu’il est pour l’enfant nous est devenu réellement étranger. Une seule fois, j’ai pu m’en approcher. Tu te souviens ? J’avais pris de l’acide, ta présence m’était exquise ; tu devais avoir cinq ou six ans et nous avons joué à la dînette. J’ai compris alors qu’en l’enfant ludique l’unité entre l’imaginaire et le réel était totale. Pas de personnage ni de double. (Les seuls jeux de l’adulte qui souffriraient peut-être encore la comparaison seraient les multiples variantes de celui qu’on appelle « de la vérité » ou encore la roulette russe.) Au cours de l’adolescence, se produit une série de ruptures. Tu ne joues plus à, tu te joues de. Tu prends tes distances ; c’est cela sans doute « devenir grande ». Et tout ton rapport au monde sera contenu désormais dans cette question de la distance…

« Maturité de l’homme : retrouver le sérieux qu’il mettait au jeu étant enfant. » Nietzsche (Par-delà le bien et le mal).

La conception ordinaire de l’adulte, c’est que l’homme fait partie du monde alors que l’enfant a les meilleures raisons de croire que le monde fait partie de lui : il le transforme, le crée, le pense. Son monde est fantasque, libre. La force des choses ne sera toujours que notre manque d’imagination.

Les enfants non scolarisés que nous connaissons toi et moi ne sont jamais mous et mornes comme ces malheureux élèves écrasés par leur impuissance dans le train scolaire qui les emmène au front. Le front, la « vie active ». On ne cesse, sous diverses formes, d’exprimer devant moi cette idée qu’il faut bien, « malheureusement », que les enfants s’ennuient à l’école pour « s’habituer ». Tu t’es, toi aussi, laissé dire que j’avais eu tort de ne pas te scolariser parce que plus tard tu ne pourrais « jamais supporter les contraintes du travail », par ce dernier euphémisme, ils entendent la tristesse du servage.

Il ne fait aucun doute — contrairement à une idée très répandue — que les hommes se donnent un mal fou pour s’accoutumer à mourir. Ils vivent comme des mourants, à l’économie.

À l’école, les mômes deviennent très rapidement aussi standardisés que des adultes, aussi ternes et insipides. Un auteur américain, Lewis Mumfort, a dit que les jeunes vivaient d’ores et déjà le lugubre après-guerre d’une Troisième Guerre mondiale.

Quand j’oppose aux enfants du système scolaire ceux qui n’en ont jamais été victimes, je ne prône pas je ne sais quelle éducation anti-autoritaire qui donnerait aux enfants la liberté.

D’abord je n’ai jamais vu d’enfant libre.

Ensuite, je ne veux pas plus d’une éducation libertaire que d’une autre.

Ceux qui ont voulu épargner l’école aux enfants, dans des lieux communautaires ou non, ont souvent fait leur la devise « Fais ce que tu voudras. » Mais le cher moine et prêtre qui imagina l’abbaye de Thélème ne l’avait conçue que pour des êtres raffinés qui, parce qu’affranchis des obligations sociales, trouvaient leur bonheur dans l’invention de relations libres.

Or, a priori, nul n’a jamais prétendu que des êtres adultes et enfants qui se retrouvent en France à la fin du XXe siècle puissent d’emblée établir entre eux des rapports dégagés des pressions sociales. Ce n’est pas en soufflant dessus que nous abolirons les contraintes. Les tout-petits sont évidemment aussi coincés que leurs aînés par les interdits.

Bien des lieux libertaires ont réintroduit le droit et la morale dans leur fonctionnement, recréant par là même une société. Comme de bien entendu, c’est alors « ensemble » qu’on se choisit ses règles. Ce qui est mauvais est ce qui va contre le bon fonctionnement de la communauté. En ce sens, rien de nouveau sous le soleil ; nos sociétés actuelles sont toutes fondées sur ce même principe.

Pour grands et petits, prendre conscience que c’est en se singularisant contre tout groupe donné qu’on peut, même au sein de ce groupe, nouer des rapports d’amour n’est jamais facile. Peu de communautés ont su éviter le passage d’une réunion d’individus associés à un groupe formant société.

Les journalistes qui visitaient les lieux anti-scolaires n’ont cessé de clamer que les enfants y étaient libres, voulant dire simplement que ceux-ci avaient le droit de faire ce qui leur était interdit à l’école. Mais avoir le droit est déjà une oppression.

Certains de ces lieux ont poussé leur logique jusqu’au bout. Ainsi Korczak raconte comment fonctionnait dans sa Maison des orphelins le fameux « tribunal ». Les enfants pouvaient bien sûr citer les membres adultes du personnel aussi bien que ceux de leur âge. Korczak lui-même dit y avoir été jugé cinq fois (pour avoir tiré les oreilles d’un garçon, mis à la porte du dortoir un chahuteur, envoyé un autre au coin, insulté un juge, soupçonné une petite fille d’avoir volé) ; quatre condamnations, un acquittement. L’équité des juges, le respect des droits de la défense et l’aspect sensé des punitions ont fait, entre les deux guerres, d’admiration de tous les visiteurs de l’époque.

J’ai déjà dit l’estime que j’ai pour Korczak ; je ne partage néanmoins pas toutes ses vues. Je ne peux pour ma part refuser l’institution scolaire et accepter une institution judiciaire quelle qu’elle soit. Je refuse ce qui est obligatoire, c’est-à-dire les lois.

Si j’ai participé — passionnément — à la Barque, c’est que nous y avions chacun des idées différentes sur l’« éducation » et que notre seule cohérence reposait sur la volonté individuelle de tous de refuser les « lois de groupe ».

Peu l’ont compris, pas seulement parmi les pourvoyeurs d’articles en tout genre pour journaux chics mais aussi chez les penseurs professionnels. Guy Avanzini (professeur des sciences de l’éducation à l’université Lyon II) reprochait à ces lieux anti-scolaires, entre autres, de se vouloir anti-autoritaires et de méconnaître que ce choix était lui-même une contrainte : « Ne faudrait-il même pas se demander tout spécialement si la décision de placer les enfants en dehors de la société globale n’émane pas de familles fort “autoritaires”, en ce sens précis qu’elles limitent la liberté ultérieure et les possibilités réelles de choix de leurs enfants ? » (Autrement, n°13, avril 1978.)

Je n’ai jamais senti que les enfants fussent déconcertés des différences de comportements entre les adultes présents à la Barque. Telle mère était connue pour ses colères alors qu’une autre se les interdisait, celui-ci n’a jamais su respecter les feux tricolores et celle-là passait sous les tourniquets du métro, alors que son amie veillait scrupuleusement à ce que chacun soit en situation régulière. Selon qu’ils se trouvaient avec tel ou tel adulte « de permanence », les mômes savaient que les habitudes des uns et des autres étaient différentes et qu’ils pouvaient faire avec celui-ci ce qui aurait été fort pénible à celui-là.

Nous nous faisions confiance. Jamais un gosse ne nous aurait dit : « Pourquoi peut-on jouer avec les allumettes avec Pierre et pas avec Paul ? », simplement parce qu’il savait que chacun, enfant et adulte, réagissait selon ce qu’il trouvait tolérable ou non pour lui et qu’aucune loi générale, aucun Droit n’en découlait.

Souvent nous discutions par exemple de l’interventionnisme, certains parents se déclarant incapables de supporter les bagarres entre enfants, d’autres au contraire observant toujours la plus stricte neutralité, la plupart volant au secours de qui appelait au secours ; chacun réagissait comme bon lui semblait, sans se soucier du « qu’en-dira-t-on ». Aucune indifférence cependant, nous nous intéressions à ce qui motivait nos réactions, nous en parlions entre nous longuement.

Et tu te souviens, Marie, qu’il n’y avait pas plus de violence à la Barque qu’ailleurs. Se plaçant en dehors du Droit, chacun avait intérêt à vivre agréablement. C’est ainsi que certains actes étaient refusés par tous (boucher les chiottes en jetant des objets dedans) sans que cet accord ne prenne valeur de règlement. Certes, j’étais la première à me fâcher quand un petit expérimentait la chasse d’eau en essayant méthodiquement d’évacuer de la farine, des papiers, des outils, etc. Mais personne jamais n’a puni qui que ce soit. Car il n’était pas « interdit » de faire ceci ou cela ; simplement, celui qui nous emmerdait devait bien s’attendre à ce que nous lui disions : « Ça me gêne », et quand je dis nous, je dis bien « nous qui étions directement concernés ». Nous aurions trouvé bien étrange que quelqu’un de passage s’en prît au garnement « boucheur » alors qu’il n’aurait pas eu à utiliser ces lieux qu’on dit d’aisance.

Il n’était pas exigé des adultes ni des enfants de la Barque qu’ils aient les mêmes façons de vivre. Mais la confiance qui se créait au fur et à mesure que chacun osait être lui-même et rien que lui face aux autres a rendu possible ces quelques années de vie ensemble contre l’école.

Ainsi la question d’Avanzini sur autorité et liberté me semble déplacée. Il est certain que nous avions volontairement opté pour un autre mode de relation entre nous et que cela nous engageait nous et nos enfants dans une grande aventure. Mais il est faux que nous ayons choisi autoritairement d’imposer je ne sais quelle liberté. Nous cherchions simplement chacun à être soi et aucun principe — fût-il d’autonomie — ne régla notre recherche commune. Un enfant désirant aller à l’école n’avait de permission à réclamer à personne.

Nous savions, quel que fût notre âge, que nous ne vivions pas dans un monde libertaire. Personne, y compris les moins de quatre ans, n’a jamais été chez nous assez idiot pour nier l’existence de la société. Chacun suivant ses capacités de bravoure, de fuite, de cynisme, de paresse, d’habileté, se débrouillait pour vivre sa vie sans se faire écraser par les voitures ou la police.

De temps en temps, l’un ou l’autre des enfants tentait de faire dehors ce qu’il pouvait faire chez lui ou à la Barque sans risque : par exemple, à la piscine, des enfants de sept ans avaient décidé de nager nus contre tous les règlements, parfaitement conscients que les maîtres nageurs pouvaient les rappeler à l’ordre. Ce que ceux-ci ne firent pas. Par contre, les mômes et adultes qui marchaient sur les pelouses des jardins savaient que les gardiens interviendraient. Certains n’auraient jamais resquillé pour entrer au cinéma et personne ne se serait scandalisé de leur vertu, pas plus qu’à l’inverse on ne se serait autorisé une remarque sur quelqu’un qui aurait pu, en fraudant, « nuire à la réputation du groupe ». Parce que nous n’estimions nullement utile d’être perçus comme un groupe.

Nous nous aimions bien. Tout n’était pas simple mais au moins notre volonté de vivre toujours chaque situation comme nouvelle nous a permis d’éviter l’insupportable standardisation des rapports. Nous nous parlions et notre pensée n’a jamais été « arrêtée ». La vie vivait. Chaque événement était singulier.

Je ne sais pas si le mot « liberté » a un sens, mais je désire l’immensité du possible. La création de cet espace n’est jamais accomplie, elle ne s’effectue que pour autant qu’elle est un mouvement vers plus loin que la réalité. Je puis vouloir ce que je veux. Face aux contraintes biologiques ou sociales, j’accepte, ou refuse, ou compose, ou adopte n’importe quelle attitude. C’est moi le sujet de ma vie. Aussi simple que ça.

Que serait l’amour sous les lois et règlements ? Que seraient des amantes ou amants soumis à la société ? Ma vivante, puisses-tu t’entourer de gens dont tu tires comme moi joie et fierté. C’est la meilleure des choses que d’aimer, dans un monde non codifié, des êtres de tranquille insoumission.


CONTRE LA NORMALISATION


« Pensez au contraste attristant qui existe entre l’intelligence rayonnante d’un enfant bien portant et la faiblesse mentale d’un adulte moyen. » Freud (L’Avenir d’une illusion).

Le comble du ridicule consiste à « se mettre à la portée des enfants » ; tu n’as qu’à voir les productions qui leur sont réservées (les papiers peints par exemple, oh ! les papiers peints !). Korczak, dans la lettre au lecteur adulte qui sert d’avant-propos à Quand je redeviendrai petit, dit très justement que ce qui est fatiguant, au contraire, quand on fréquente les enfants, c’est de devoir se hisser sur la pointe des pieds jusqu’à leur hauteur.


Tu sais combien je me bats contre cette idée insupportable que l’enfant est un futur adulte. L’enfant n’est pas une ébauche ni un projet d’adulte. L’enfant est un être total et présent. Un être qui peut mourir d’une seconde à l’autre.

Ces deux conceptions antagonistes sont incontestablement les plus révélatrices de ce que tel ou tel conçoit de l’homme. Pour les uns, nous appartenons à l’espèce humaine et les normes sociales permettent à l’ensemble des hommes de survivre : l’éducation est le procédé par lequel le projet social sur un être se réalise. Pour les autres, tout être est unique, existe en soi et offre à tous une chance de rencontre précieuse infiniment, pour peu que chacun — enfant ou adulte, homme ou femme, prisonnier ou « libre » — cherche à s’individualiser, à se reconnaître capable de refuser les contraintes sociales dans ses rapports avec l’autre.

Si de l’enfant émane une beauté inaccoutumée, c’est qu’on n’a ordinairement pas encore eu le temps de barricader toutes ses ouvertures possibles sur le monde. Ordinairement… Car il n’est pas exceptionnel de voir des enfants de trois ans totalement démolis.

L’idée-force de toute éducation, c’est que l’enfance est un état d’imperfection. L’âge tendre serait le stade de préparation à la vie réelle. Avant, ça ne comptait pas. C’est à l’éducateur donc de former l’enfant à son rôle d’adulte, afin qu’il se montre utile à la société, le moment venu.

Ceux qui vivent avec des enfants et refusent cette fonction éducatrice sont accusés, au mieux, d’imprévoyance. Tous ont entendu l’éternelle question : « C’est bien joli tout ça. Mais qu’est-ce qu’ils feront après ? » Les lieux de vie, en particulier, qui accueillent des enfants « à problèmes » sont constamment en butte à des discours de ce genre. On ne peut admettre que ces asociaux ne soient pas l’objet d’un redoublement d’efforts visant à leur trouver, « malgré tout », une place dans la société.

Cette idée que tu m’as toujours entendue réaffirmer que tu n’étais pas une adulte en puissance mais un être total, à tout instant, n’est guère originale. Une bonne part de la tradition libertaire se reconnaît en elle. Les « maîtres-camarades » de Hambourg en ont été, à mon avis, les théoriciens (et praticiens) les plus conséquents.

La plupart d’entre eux considéraient d’ailleurs que l’âge mûr était le decrescendo de la vie et que la jeunesse, loin d’être un manque de maturité, était l’époque du plein développement, après quoi venait très vite la dégradation intellectuelle et physique. Toutes les apparences leur donnent évidemment raison. Je serai quant à moi plus nuancée, j’ai connu comme tout le monde et suis sûre de connaître encore des « accès de jeunesse » qui poussent comme ça sous mes cheveux blancs, et tu te plains par contre de rencontrer tellement de petits vieux de dix-sept ans…

Même si ne je partage pas leur conception d’un âge fait pour la jeunesse et la joie, j’apprécie que les maîtres-camarades aient en tout cas affirmé de manière précise et claire qu’ils refusaient de « préparer l’enfant à la vie économique » et au « combat pour l’existence » : « C’est pour cela que nous n’avons pas de plan, pas de but déterminés d’instruction. Pour nous, la tâche de l’école, c’est d’offrir à l’enfant un lieu où il pourra être enfant, jeune et joyeux, sans tenir compte de buts à atteindre[128]. »

Contrairement à ce qui se passe à la même époque en U.R.S.S., les instituteurs de Hambourg refusent d’envisager l’autonomie de l’enfant par l’autonomie matérielle et donc par une production quelle qu’elle soit que ces derniers assureraient ; le travail des enfants n’a pas, disent-ils, à devenir un facteur économique et leur vie ne doit, en aucun cas, être l’anticipation de la vie adulte.

Les obligations des grandes personnes n’offrent aucun intérêt en effet ; toute la vie « active » baigne dans le sordide et il n’y a nulle urgence à y faire plonger les mômes. S’arranger pour que les petits vivent la vraie vie ne saurait signifier d’aucune façon la vie de « production-consommation ». Éviter le sacrifice scolaire, c’est bien, éviter tous les autres, c’est mieux.

Il ne s’agissait pas, pour les maîtres de Hambourg, de s’attaquer à la pédagogie ancienne ou moderne mais à n’importe quelle pédagogie. Ils ont refusé à l’éducation, comme je le fais, toute mission. Il n’y a aucun dessein acceptable de la part de l’éducateur. Dans leur esprit, les anti-écoles qu’ils animaient étaient des lieux où on laissait croître les enfants en leur fichant la paix.

Je suis loin comme tu vois — et je m’en montre tout à fait ravie — d’être la seule à m’élever contre cette idée communément admise que l’adulte est le but de l’éducation. L’enfant ne serait rien que l’objet de cette opération, il n’existerait qu’en tant qu’être éducable. Il ne pourrait être sujet. Il est convenu une fois pour toutes que le môme est l’argile que la société potière malaxe et forme. La famille, plus globalement et dans des rituels affectifs particuliers, puis l’école, par la force, façonnent celle ou celui qui sera à même de répondre à la demande sociale. C’est contre ce reniement de l’être parce qu’il est enfant, Marie, que je me suis dressée.

Je pourrais citer des pages de Bruno Bettelheim, de Janusz Korczak, de bien d’autres encore qui ont gueulé et gueulent contre cette réduction formelle de l’enfant à une esquisse.

Très bizarrement, ceux-là mêmes qui contestent notre position ne se gênent pas pour soutenir que, l’enfance étant un monde à part qu’il convient de protéger, « il ne faut pas la voler aux mômes » ; ceux-là défendent un monde enfantin et nous reprochent de faire des enfants de petits adultes. En acceptant ces deux mondes séparés, ils renforcent l’idée de l’éducation comme passerelle entre les deux.

L’enfant n’est pas encore assez conforme à ce que la société attend de ses membres. Ce qui lui manque ? Le polissage du temps. Mais pour moi, je n’ai pas plus à « protéger ton enfance » qu’à « te permettre d’entrer aguerrie dans la vie adulte », car j’identifie dans cette double attitude la même volonté de mettre les êtres dans les petites cases prévues : l’enfant joue, l’adulte travaille. On peut rapprocher point par point cette attitude de celle qui consiste à dire : « Pourquoi faire de la femme l’égale d’un homme ? Une petite femme féminine, c’est tellement agréable… » Mais il ne s’agit nullement pour les femmes d’être des « espèces d’hommes », pas plus qu’il n’est intéressant de rêver aux « femmes femmes ». Nous voulons sortir de vos circuits. Une seule solution : autre chose.

L’enfant et la femme ont pour le moment une supériorité : ils sont en marge de ce monde. Ce qui leur donne de la distance, de l’humour, de la colère. Mais cette situation favorable ne leur confère nullement une supériorité intrinsèque : ils ont cette supériorité, ils ne sont pas supérieurs pour autant.

L’enfant, la femme sont enfermés dans ces rôles d’enfants et de femmes. La société adulte et masculine qu’on leur oppose et dont ils et elles ne sont que le faire-valoir n’est pas — qu’on se le dise — leur projet.

Tu es Toi, Marie. Ce présent est ton seul but. Et tout ce qui t’empêche d’être présente à toi-même va à rebours de toi.


Le charme de beaucoup d’enfants vient de ce qu’ils sont immergés dans la vie et la passion. C’est sûr qu’un enfant vivant donne une impression de vie ! On est toujours étonné devant les bébés. Ça gigote, ça gazouille sans se préoccuper de bienséances. On n’en revient pas ! Et puis ils grandissent, ils rêvent. Les enfants rêvent.

Ils rêvent infiniment… Ils bâtissent des mondes, plusieurs mondes. On leur imposera le seul qui soit « reconnu par tous », le monde réel. En manque de leurs rêves, ils s’étioleront, deviendront raisonnables.

Les tout-petits, où s’en vont-ils, tellement ailleurs ?

Ils sont bien aimables de se contenter des nounours, poupées et trains qu’on leur donne. En vérité, ils préféreraient de vrais trains à eux, des animaux sauvages qu’ils apprivoiseraient, des corps à caresser dans des pays sans loi.

Les enfants en leurs rêves sont très solitaires mais ont cette faculté inouïe de pouvoir souvent y faire entrer les autres et de pénétrer eux-mêmes dans ceux de leurs amis sans la moindre difficulté. « Je dirais que je suis dans un avion… » « Alors moi je serais un bandit et je détourne l’avion. » En vieillissant, on ne sait plus partager ainsi ses rêves et les offrir à qui en veut. C’est pourquoi l’art est tout ce qui nous reste. L’enfant ne crée pas son univers par altruisme mais sa passion est communicative, ce qu’il imagine est, pour ses amis, tentant. Le partage vient par surcroît. Enfant ou adulte, celle ou celui qui offre son rêve ne se dépouille pas ; sans se préoccuper d’autrui, le créateur creuse en lui-même, c’est la singularité qui offre un attrait pour les autres et cette singularité permet la rencontre pour le plaisir et la joie. Ce bonheur, cette reconnaissance des autres alimentent à leur tour le rêve premier. C’est ainsi, Marie, que les enfants se fabriquent des mondes et y vivent.

Puis ils apprennent l’obéissance au plus fort, la hiérarchie, les « règles du jeu » ; c’est celui qui a le mieux perçu l’intérêt de se faire obéir qui commande, on ne jouera plus qu’aux jeux proposés par Paul ou Fougère, on a compris, on est un peu grand, déjà.

Il y aura encore quelques sursauts, vers dix ou douze ans, avec le temps des grands et terribles bouleversements amoureux, on découvrira que l’amour est aussi violent que la mort qu’on vous impose. On entreverra alors le combat dont l’issue restera éternellement incertaine.

Et les parents s’étonnent de la gravité soudaine de leurs enfants. Lesquels ne baissent pas toujours les yeux, se mordent les poings en pleurant la nuit et crèvent d’humiliation parce qu’ils acceptent l’inacceptable par peur d’être trop seuls. Oh ! Marie, à quel prix dompte-t-on les enfants ! Quel désastre ! Les cerveaux blessés, amputés, ankylosés, les cerveaux altérés deviennent adultes.

Pourtant, dans la nuit morne de ce monde sans imagination, brasille l’esprit de tous ceux qu’on n’a pas encore pu faire plier. Je crois qu’à treize, quatorze ans, on est normalement fou, tant les idées vous bousculent, vous passent dessus comme chars d’assaut. Trop. Trop. Trop. Pas une seconde de répit. De l’intelligence qui vous déborde dans ce hiatus entre l’enfance et le vide. Ce qu’on appelle la crise de l’adolescence, c’est ce désespoir de devoir quitter le temps où la tête frissonne du plaisir d’apprendre. Allez, on sent bien son cerveau qui va se recroqueviller et ça ne se passe pas sans chagrin.

J’ai déjà dit qu’adolescente je profitais de l’amour et de l’enseignement d’une gamine de douze, treize ans. J’eus par elle, quoique confusément, cette chance de percevoir alors que la passion, la révolte et l’intelligence n’étaient qu’une même saisie du monde. Les insensés parlent de l’âge bête, sans reconnaître, les ingrats, qu’ils doivent le peu d’esprit qui leur reste à leur adolescence.

Je te regarde, toi dont la jeunesse rayonne de sagesse, Marie, mon enfant fête ; comme tu es belle, tendre et hautaine, en partance. Je n’ai aucun regret. Dès ta naissance, je savais qu’il n’y avait pas de temps à perdre, aussi t’ai-je laissée pousser au seul rythme de tes saisons intérieures ne te pressant en rien et tu grandis sans avoir connu la redoutable cassure ; déjà tu es lointaine, déjà et encore fidèle en ton amitié pour moi.

La plupart des enseignants que je connais s’agacent de ma « tolérance » à l’égard des jeunes et s’ingénient à me prouver l’étroitesse d’esprit et la trivialité de leurs élèves. C’est vrai que tous les adolescents n’ont pas des révoltes de luxe et que la plupart ont déjà été brisés en leur enfance. À priori, faire flamber un C.E.S. n’est pas en soi une manifestation de savoir-vivre. J’en conviens. Mais c’est quand même mieux que d’accepter de mourir à petit feu dans l’institutionnalisation de l’entendement. Je ne le redirai jamais assez. Je suis pour les incendiaires, contre les cadavres de tout âge.


Je demeure aussi l’enfant que j’ai été. Sans doute ai-je plus de forces physiques que je n’en avais étant petite (avec toutefois moins d’endurance pour autant que je puisse juger). C’est à peu près la seule différence. Le temps passe, je le vois bien, et je change et je reste la même ; je suis ce que je suis, mouvante. L’enfance ni l’âge adulte ne constituent des états séparés.

Je regarde comme un sot tout adulte qui se croit supérieur à un enfant sous prétexte qu’il s’en fait obéir ou qu’il lui apprend quoi que ce soit. Les oiseaux apprennent assurément aux oisillons à voler et les coyottes à chasser à leurs petits. Mais aucune bête n’est assez bête pour « éduquer en vue de ». Je laisse à plus instruit que moi de disserter sur les lois de la nature ; n’importe comment, l’éducation des enfants n’a rien de naturel et je ne fais cette allusion que pour écarter d’avance toutes les discussions du genre : « Même l’animal adulte connaît sa supériorité sur le petit qui ne sait pas. » Les serins ayant la sagesse de ne pas écrire de traités de pédagogie, j’ignore jusqu’à quel point ils se confèrent un degré de supériorité par rapport à leurs couvées. Il semblerait que seuls les humains traitent leurs enfants en inférieurs ; on est évolué ou on ne l’est pas !

Ils n’y vont pas par quatre chemins. « N’est-ce pas après la vingtième année seulement que l’homme se voue à une tâche dont l’accomplissement donne vraiment un sens, un but à sa vie ? » C’est Schmid[129] (et encore une fois tous les autres Schmid du monde) qui assène cette forte pensée. Parmi ceux qui en ricanent, je parie que beaucoup ne s’y rallient pas moins. Les jeunes sont « insensés », les jeunes ne savent pas se fixer de règles, bref les jeunes hésitent encore avant de basculer dans le dérisoire, etc., etc. Ce serait un fait de nature, en somme. On ne connaît pas encore bien la fonction du thymus, cette glande qui régresse à la fin de la puberté, mais elle ne semble pas, a priori, sécréter la trop fameuse « inconscience des enfants » ; elle permettrait plutôt de grandir, de prendre des forces. M’est avis que les violentes perturbations qui amènent le petit à taire ses désirs et accepter le pis-aller jusqu’au pire ne viennent pas d’une mystérieuse donnée biologique !

A. S. Neill assure que « l’enfant a une sagesse et un réalisme innés », on peut assurément ergoter sur le sens de chacun de ces mots mais je comprends, il me semble, ce que Neill veut dire : l’enfant sait où il en est. Toujours, même bébé, tu coïncidais exactement avec ton intention. En vieillissant, nous devenons tordus. Les quelques sages que je connais, ces gens simples pour qui oui est oui, non est non, ont gardé cette im-médiateté qu’évoque Neill et que la plupart d’entre nous ont perdue. Ce réalisme-là ni cette sagesse n’ont évidemment quoi que ce soit à voir avec l’acceptation du médiocre, j’ai dit au contraire combien l’enfant était rêveur, créateur ; il n’accepte pas le monde, il le prend. Certains vieux n’agissent pas autrement, n’ayant plus rien à faire des règles. Mais on voit alors combien ceux qui ont su aller jusque-là sont méprisés. Il n’est jamais bien vu d’être redevenu comme un petit enfant.

Je ne crois pas, je le répète, que les enfants soient supérieurs aux adultes, je dis simplement qu’en vieillissant nous multiplions les risques d’entrave sociale. Les enfants eux-mêmes ont forcément plus de chances de développer leurs capacités quand leur temps n’est pas dévoré par les servitudes scolaires. L’oisiveté, Marie, est la mère de toutes les idées. C’est parce que la peste obligea l’université de Cambridge à fermer en 1665, que Newton, à vingt-deux ans, eut tout le loisir de se promener sous les pommiers. Il fut ravi, dit-on, de pouvoir rester dix-huit mois chez lui pour réfléchir au lieu de suivre des cours.

Fred M. Echinger, à propos de Summerhill, se demande si « un enfant livré à lui-même, sans suggestion de la part de l’adulte, développe de sa propre initiative tout le potentiel qui est le sien[130] ». Echinger fait par ailleurs des critiques intelligentes au sujet d’A. S. Neill. Celle-ci cependant me semble mal fondée. N’importe quel chercheur, enfant ou adulte, profite des suggestions d’autrui. Il ne s’agit nullement, en évitant d’envoyer un gosse à l’école, de le placer dans un total isolement. À Summerhill en particulier, enfants et adultes vivant ensemble, on voit mal comment on échapperait aux « suggestions » de son entourage. Quelle étrange idée que de considérer les pédagogues non seulement comme capables mais les seuls capables de faire éclore des initiatives enfantines.

Oh bien sûr, les docteurs en sciences de l’éducation se déclarent tout prêts à « laisser se développer l’enfant », mais leur présence « attentive » reste obligatoire. J’ai toujours la même envie de sourire quand je tombe sur cette page où Schmid s’étonne du « dilettantisme excessif » des enfants qu’on n’oblige pas à travailler. Le dilettante est celui qui s’adonne à une activité par plaisir ; admire, chérie, l’incongruité du mot « excessif » et comme il révèle délicieusement le refus de considérer la vie autrement que comme le temps de l’obligation. On a le droit au plaisir, à la liberté, mais point trop n’en faut, grommellent les hommes sensés.

Cette idée traverse les modes qu’un enfant « livré à lui-même » n’est jamais qu’un petit animal. Mauvais procès ! Quand on dit « livré à lui-même », on entend « livré à la jungle ». Mais la question ne se pose pas ainsi. Quand j’écris « à lui-même », je ne sous-entends pas « à la prostitution », « aux employeurs », « aux affameurs » ni « aux autres enfants ». Je dis qu’un enfant s’appartient, qu’il a tous les droits, y compris celui de prendre de l’amour là où ça se passe au mieux pour lui, et celui d’apprendre quand ça lui chante comme apprend n’importe quelle personne, grande ou petite, ravie de faire fonctionner ses méninges. Simplement parce que c’est un plaisir profond et dont on ne se lasse pas.

En refusant de jamais mettre nos enfants à l’école, nous sommes quelques-uns à affirmer, au vu et au su de tous, que nous croyons aux infinies possibilités des êtres lorsqu’on ne les force pas à ingurgiter n’importe quoi.

Que jouent les enfants, qu’ils fassent l’amour et soient amoureux ! Qu’on cesse de les emmerder avec d’insensés apprentissages qu’ils ne réclament pas ! Les gosses ont besoin par-dessus tout qu’on les laisse tranquilles. Parce qu’ils sont malades. Pour paraphraser quelqu’un que j’ai cité ailleurs, je ne laisserai dire à personne que l’enfance est le plus bel âge de la vie. Les petits ont des terreurs fracassantes, de nombreux et très graves soucis, des dépressions. Mon respect pour eux, je l’avoue, vient en grande part de ce que je les trouve très dignes, étonnamment courageux face à tout ce qui les menace et dont ils ont terriblement conscience. On doit leur laisser le temps de se remettre de ce qui a suivi leur naissance. Certains adultes aussi ont dans les yeux le même étonnement devant cette vie ; il va de soi que par enfant, j’entends toute personne encore très proche de sa venue au monde. L’âge n’a rien à y voir.


Tu sais bien que je n’idéalise pas les enfants, il y a autant de jeunes cons que de vieux cons (même si la démesure chez certains adolescents peut paraître séduisante) et je me répéterai une fois encore en disant qu’il y a chez les jeunes autant de jeunes que de vieux, de toute façon.

Fernand Oury, critiquant une enquête que j’avais faite sur les lieux anti-scolaires, dit que l’adulte doit assumer de faire la loi (Oury est membre de l’École freudienne de Paris). Il parle d’Ivan qui, dans un internat de débiles, sodomise allégrement les petits qu’il terrifie ; il raconte aussi comment une classe de perfectionnement vote à l’unanimité moins une voix (celle d’Oury) la mort de Guy l’infernal. J’ai lu Sa Majesté des Mouches et Les Désarrois de l’élève Törless ; dans ces livres comme dans l’exemple de la condamnation à mort citée par Oury, les mômes respectent les règles de leur société. Qui a appris à voter à ceux qui décident de jeter Guy à la Seine ? Qui leur a enseigné les règles de la « démocratie » ?

Cruels, les enfants le sont dès qu’ils sont en société, dès qu’ils comprennent que la société s’oppose à l’individu. Pourquoi Oury s’effare-t-il de cette condamnation à mort ? Il devrait traîner un peu dans les bistrots ; ses mômes ne sont pas des procureurs pires que la plupart des Français.

Ivan sodomise les plus faibles. Il y a en France huit Ivan adultes par jour qui violent. Et la loi n’y change rien. Tous les assassinés, torturés, dépouillés l’ont été alors que la loi interdit d’assassiner, de torturer, de dépouiller. La loi, Fernand Oury, n’est rien, absolument rien face au désir de la transgresser. La loi ne joue son rôle inepte que pour celui qui n’a pas envie de l’enfreindre.

On ne peut interdire à un enfant ni à un adulte de nuire (on peut s’en protéger, on peut aussi vivre dans des conditions telles que ceux qu’on fréquente n’aient pas envie de nous nuire, etc.). Je ne tiens pas à m’égarer ici sur ce qu’est le crime ni la sanction dans notre société. Je voulais simplement redire que je ne croyais pas à un enfant édénique. Nous qui réclamons qu’on fiche la paix aux mioches sommes accusés d’être « rousseauistes » par des gens qui n’ont jamais lu Rousseau. On nous inculpe d’optimisme (le grand crime d’aujourd’hui), on insinue que nous voulons « protéger l’enfant » des influences de la société et le laisser se déployer « naturellement ».

Or, le plus nigaud d’entre nous (nous, les accusés) a compris quand même que si le petit n’est pas abandonné à sa naissance sur le trottoir, pour être au mieux recueilli par une louve, au pire par l’Assistance publique, il a de fortes chances de vivre dans un milieu familial ou para-familial vraisemblablement socialisé. « L’homme est né libre » mais pas l’enfant.

Quelque sympathique que m’apparaissent souvent les instituteurs de Hambourg, je constate que personne parmi les insoumis que je fréquente n’aurait l’idée d’affirmer comme eux que « l’homme est bon ». Entre eux et nous quelques guerres et quelques révolutions par-ci par-là, mais aussi la psychanalyse et l’informatique qui n’incitent pas à une heureuse confiance en l’homme. Nous n’avons pas trop de raisons d’être contents du monde qui se dessine, mais personne (Rousseau non plus) ne préconise un retour à l’« état de nature » (lorsque l’homme n’est qu’un animal) ni même à l’« état sauvage » qui suit. Et puis Rousseau sait, aussi bien que n’importe qui, que « bon » ou « méchant » n’a de sens que par rapport à la morale donc à la socialité que nous critiquons. Le prétendu « bon » sauvage n’est pas « bon », il est tranquille.

Cependant, il est consternant de voir que ceux qui nous accusent de « rousseauisme », exprimant par là leur mépris pour un philosophe qu’ils trouvent un peu vieux, n’arrivent jamais à dépasser Hobbes : « L’homme est un loup pour l’homme. » Oury n’est pas le seul à défendre cette idée de nécessité d’un pouvoir fort, voire absolu, seul capable d’assurer la sécurité par la force contre les vilains sadiques.

Et toujours, à nous qui refusons les rapports sociaux imposés, on oppose conjointement : « L’homme n’est pas fait pour vivre seul » et : « Les hommes ne peuvent que s’entre-tuer s’ils ne sont pas tenus en laisse. »

Marie, ils sont fatigants, ces gens bornés, n’est-ce pas ? Nous avons choisi de vivre en entrant dans des relations d’individu à individu. Pourquoi y serions-nous méchantes, puisque nous ne les créons que pour notre plaisir ? Petits et grands, si nous voulons jouir de l’existence des autres, nous ne pouvons que travailler à sortir de la gangue des obligations qui nous enveloppe dès la naissance.


Nous n’avons pas si souvent l’occasion de mettre en parallèle Freud et Alexandre Dumas, aussi profitons-nous d’une de leurs constatations communes pour remarquer que Dumas se risque ici plus loin : « La plupart des enfants sont intelligents et la plupart des adultes sont des imbéciles. Cela doit tenir à l’éducation. »

La raison en est, disais-je, que l’enfant n’a pas encore eu le temps d’avaler toute la socialisation. Ce à quoi le système scolaire s’efforce de remédier car personne ne conteste que ce qu’on apprend à l’école peut s’apprendre ailleurs, seulement « ça gagne du temps », ça raccourcit l’enfance tout en allongeant la phase de l’irresponsabilité. L’école permet de gober en un minimum de temps le maximum de couleuvres. Un concentré inégalable !


PARCE QUE JE T’AIME
ET QU’ON N’A RIEN À PERDRE


Nous sommes de futurs morts. Mais cette échéance ne nous condamne pas au seul présent. Nous avons aussi un avenir. Je ne fais pas comme si tu étais limitée à ce qui est. Je jubile au contraire de reconnaître en chacun de nous l’immensité de ce qui s’offre à toute éventualité.

Qu’est-ce qu’on a à perdre ? Ça ne tourne pas rond, à peu près tout le monde en est bien persuadé… et puis s’en fout. L’idée de « progrès », telle qu’elle est devenue à la Renaissance le vecteur de l’histoire, est fixiste. On croit être dans le mouvement (la modernité), on est des toupies sans communication possible les unes avec les autres. Ce qu’on appelle, dans les médias, « communication » n’est que le système de connexions dans le circuit.

Si c’était intéressant… Mais ce n’est pas du tout intéressant.

Alors moi je fais autre chose. Ce n’est pas difficile. « Oui, mais tu vas crever de faim ! » D’abord, ce n’est pas sûr. Ensuite, d’adhérer au système ne me garantit aucunement le vivre et le couvert. Enfin, pour ma part, je préfère mourir de faim que mourir de peur d’avoir faim. La peur fait plus mal au ventre et je suis assez douillette.

En tout cas, je ne veux pas vivre idiote et j’ai désiré que tu viennes dans un monde possible. Aurais-je seulement pensé à toi si j’avais cru que ce monde n’était que ce qu’il est, c’est-à-dire invivable ?

J’ignore si je peux le transformer (j’y réfléchirai…), mais je sais que je peux faire évoluer ma pensée. Et ma pensée, c’est ma façon d’être, de faire mes courses, de me laver, de jouer, d’écrire. C’est toujours ce qui a l’air très compliqué qui est très simple. Et inversement.

La force qui nous écrase tranquillement, sous tous les régimes, n’est que notre assentiment à cette force. Seulement voilà : il n’est pas exclu que nous soyons quelques-unes et quelques-uns à rire doucement comme ça arrive quand on s’est creusé la tête en vain pendant plusieurs jours et qu’on découvre l’invraisemblable facilité de la solution du problème. Il suffisait d’y penser.


Résumons-nous : l’école fait du gardiennage d’enfants (les surveille pendant que les parents travaillent), leur fait apprendre ce qui est utile au roulement de la machine socio-économique, leur inculque la soumission, opère la sélection, distribue les rôles.

Et aucune de ces perspectives ne me convient.

Je veux bien croire que la pédagogie soit l’un des « grands problèmes de notre temps », c’est-à-dire de ceux qui engraissent une masse de gens. Ça doit leur faire de la peine, aux techniciens de l’éducation, qu’on soit un petit nombre à penser les mettre froidement sur la paille – en période de crise ! Les éducateurs qui viennent faire leurs trente-neuf heures ne reculent jamais devant la proclamation de l’amour, du respect des enfants (surtout quand ils ont à s’occuper des rejetés) et trouvent lamentable que je me moque si éperdument de leurs fiches de paie. Plus ils veulent « changer le système » et plus ils me semblent grotesques : ils ne critiquent même pas le salariat ; ils ne voudraient quand même pas que je m’émeuve devant leur amour rétribué, non ? !

La sale petite vie qu’on t’aurait imposée à l’école n’est pas marrante. Et ce n’est pas, comme le prétendent quelques optimistes, qu’une période limitée de la vie. Parce que c’est vrai que le dressage est efficace : ces élèves gentils, disciplinés, polis et souriants seront presque tous, adultes, des trembleurs qui ramperont sans jamais faire d’histoires. Combien d’enseignants malheureux sont prêts cependant à fondre devant un élève un petit peu respectueux et à le porter aux nues. Dans ces sourires de défense tout le monde est piégé. Je ne prône ni la barbarie ni la révolte, encore moins la grossièreté dans les rapports. Je dis qu’il n’y a aucune attitude vraie possible au sein d’une école, d’une caserne. Les rapports institutionnalisés entachent de surcroît tout ce qui serait tenté contre eux. Être contre est encore un esclavage. Il faut être hors de.

Je ne cesse de répondre à ceux qui me demandent où j’en suis de mon « livre contre l’école » que je ne suis absolument pas contre l’école, que l’école ne me concerne pas le moins du monde. Je parle dans ces pages de l’intérêt à lui tourner le dos et à l’ignorer.

La critique de l’école m’intéresse d’autant moins que celle-ci se repaît avec délectation des indignations qu’elle soulève. On torture les cervelles avec Rabelais, Montaigne, Rousseau, Foucault. Tu te souviens d’Aline, alors élève dans une école normale, et qui a souffert toutes ses vacances de Pâques sur un devoir à faire dont Une société sans école d’Illich était le sujet. L’école digère. Tout fait ventre. « Elle s’adapte. » J’ai un ami professeur qui ne punit pas les élèves bavards comme d’autres collègues réactionnaires. Lui « note sur la convivialité, n’admettant pas qu’on empêche de travailler ceux qui veulent travailler ». (Je te pardonne, mon cher René, parce que tu es un homme merveilleux par ailleurs, mais ne t’étonne pas de ce que je lève les yeux au ciel !)


L’école ne sert à rien qu’à faire de la peine. Le désintérêt des mômes à son égard, l’absentéisme sont une autre forme de déscolarisation qui rejoint la nôtre. Paul Rozenberg, en 1974, concluait l’article des Temps Modernes déjà cité par ces mots : « Jour après jour, il nous faudra choisir : non pas quelle école pour les gosses, mais l’école ou les gosses. » Pourtant, les années scolaires succèdent aux années scolaires et les parents continuent, spectateurs plus ou moins attentifs, à regarder se débattre dans l’arène les pauvres petits gladiateurs. Ils disent que c’est pour leur bien. J’ai, quant à moi, une autre interprétation du fait : s’ils mettent leurs enfants à l’école, c’est d’abord pour faire comme tout le monde (ils ne se sont d’ailleurs jamais posé la question) ; ensuite parce qu’ils travaillent et ne veulent pas « les avoir dans les jambes » ; enfin pour se laver les mains de ce qui pourrait arriver à leurs mouflets : « J’ai fait ce que j’ai pu », le possible se confondant ici — quelle chance ! — avec l’obligatoire.

Inutile d’ironiser sur le fait que je ne connaisse que des gens qui blâment l’école. Parfois avec une violence inattendue. Ils y envoient néanmoins leurs mômes. J’en ai lu des articles, des livres écrits par des intellos contre les méfaits de l’Éducation nationale !… La plupart de ces penseurs ont des enfants qui subissent comme tout le monde les vicissitudes des changements de ministre ; ce qui demeure, c’est que leurs parents les ont bel et bien « confiés » avec ou sans devoirs du soir, notes, punitions, examens, à l’école. « Ce n’était pas de gaieté de cœur, disent-ils, mais comment faire autrement ! » Point d’exclamation et non point d’interrogation.

Il y a aussi ceux qui commencent à piger le jour où on leur explique que leur gosse va être jeté à la poubelle. Ça arrive qu’un enfant soit « inadapté ». Par la loi d’orientation de 1975 est reconnu très officiellement que la norme est aléatoire et dépend du prince : les modèles sociaux dominants peuvent varier mais sont la norme. Aussi simple que ça. On crée des « ateliers protégés » pour recevoir ceux « qui n’ont pas pu suivre à l’école ». Cela ne coûte pas cher (rémunération inférieure à celle des travailleurs « normaux », diminution des charges sociales que devraient payer l’employeur, etc.) et surtout cela permet, comme l’a très judicieusement montré Robert Castel, de récupérer les déchets. Pas de déperdition à l’intérieur de la machine. « Par rapport au système scolaire, on voit aussi l’intérêt que peut présenter le fait de déclarer handicapés ceux qui sont handicapants pour son fonctionnement normal[131]. » C’est parfaitement dit.

Si bien que quelques rares parents comprennent par le biais de telle éjection dans quel concasseur ils ont mis leur môme. Note en passant que l’immense majorité des autres est prête à gober l’atroce plaisanterie consistant à affirmer que les retards scolaires peuvent toujours se rattraper dans le système scolaire.

Mais je ne me fais guère d’illusion sur ces « prises de conscience » qui font que tel ou tel adulte retire son môme de l’école. Coups de tête, la plupart du temps. Pratiquement toujours, c’est les « grandes personnes » qui décident. On a vu de ces parents qui, tout en dénonçant ses faiblesses, militent littéralement pour l’école en ma présence : « Tu n’as qu’à voir comme mes gosses aiment leur maître » ; l’année suivante, les mêmes se déclarent prêts à chercher une école parallèle parce que « le maître est taré, les enfants le détestent ». Pour le bonheur de leurs mômes, qu’est-ce qu’ils ne feraient pas ! Girouettes ! Girouettes ! Chaque année ils remettent en question ce qu’ils affirmaient quelques mois plus tôt. L’incohérence de ces gens me renverse. Ce n’est quand même pas grand-chose de tenir une petite dizaine d’années quand on veut mener quelque chose à bien ! J’aime celles et ceux qui vivent avec légèreté la gravité de leurs choix, quels qu’en soient les domaines. Mais c’est rare d’en rencontrer. D’habitude, au contraire, les gens traînent comme un boulet des décisions qui n’en sont même pas, de douloureuses et tristes fantaisies. C’est un grand mystère pour moi que la volonté humaine : savoir ce qu’on veut, puis le vouloir, est-ce donc si fou ? Pourquoi partout cette vase épaisse où se débattent et s’enlisent les humains ? Qu’est-ce que c’est que cette incapacité de bâtir une digue ferme à partir de ce qu’on connaît de son idée du bonheur ? Est-ce que tout le monde ne se dit pas un jour ou l’autre : « Quel est mon plus grand désir sur cette terre ? » J’adorerais vivre sur une planète où les gens, enfants et adultes, chercheraient à réaliser leurs rêves. Tu imagines comme ce serait passionnant ?  ! On profiterait des films des uns, des gâteaux des autres, de la philosophie, de la musique, des sciences, des milliards de rêves…

Travaillons à nos rêves, ma chérie !

Je sais bien que ce n’est pas si facile de savoir ce que l’on veut. Cela prend un certain temps. Je t’ai déjà dit qu’étant petite je croyais aimer l’école (il y a bien des bidasses qui aiment l’armée, alors…) ; en fait, j’aimais apprendre (on me disait que je ne pouvais le faire que là ; j’étais si crédule…). Bien des hommes croient aimer leur femme qui n’aiment que d’être un mari. D’autres sont « heureux dans leur travail » qui en réalité ne prennent plaisir qu’à pouvoir s’y montrer conquérants. Oui, c’est difficile de discerner ce que l’on aime véritablement. Peut-être est-ce même absurde de vouloir des gens un minimum de clarté. J’ai des amies qui ont opté pour ce qu’on appelle les crèches ou maternelles sauvages, conscientes qu’elles n’iront pas plus loin mais, disent-elles, « c’est toujours ça que l’école n’aura pas pris ». Voilà qui me semble net, alors que j’ai rencontré des dizaines de gens qui affirmaient avoir déscolarisé une fois pour toutes leur petit de trois ans et ont calé quand les portes de la communale se sont ouvertes, impérieuses.

Finalement, si peu ont pris une vraie décision ! Et parmi ceux qui prétendent avoir été retenus de « décider à la place du gosse », combien ont dit carrément à celui-ci quand il a été à leurs yeux en âge de comprendre : « Je t’ai mis à l’école car je craignais, en ne t’y mettant pas, d’aller contre toi, mais, si un jour tu en as marre d’y aller, si tu t’y ennuies ou que tu en as peur, tu peux la déserter et trouver refuge ici aussi longtemps que tu le voudras » ?


On manque singulièrement d’impertinence ! Quand je pense à ces nouveaux « carnets de santé » qu’on remet aux parents à la maternité où l’on demande au fil des mois si l’enfant est gentil, souriant, obéissant, sociable. Les feuilles sont régulièrement envoyées aux ordinateurs de la D.D.A.S.S. et de la Sécurité sociale. Qui hurle ? Cette mise en fiche dès la naissance n’empêche personne de dormir. On trouve normal que les parents assument un rôle ouvertement policier. Je n’ai pas de goût pour cela. Je ne suis pas absolument seule. Quelques individus ont reconnu l’inanité du système scolaire et en ont logiquement déduit leur résolution de ne pas y laisser pourrir leurs mômes. Ils n’ont pas voulu déléguer à une administration quinze années de la vie de leurs enfants. Quinze ans minimum au service de la patrie ! Et aucun moyen de se faire réformer ! D’habitude les parents, au bout du compte, récupèrent leurs rejetons infirmes à vie. À la guerre comme à la guerre, et il faut savoir ne pas se montrer trop sensibles !

Ceux qui ont choisi l’insoumission au service scolaire en ont payé le prix, c’est vrai ; je reparlerai d’eux. Si nous devions être toi et moi poursuivies, je crierais bien haut (pour rire) : « Tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République » (Préambule de la Constitution française du 27 octobre 1946) et, comme une étrangère en ce pays, je demanderais qu’on veuille bien m’y établir une carte de séjour provisoire. Où irais-je sinon ? On est enseigné partout…

Les parents et adolescents qui ont critiqué l’école jusqu’à la refuser totalement l’ont fait très simplement. Dans Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes, Robert M. Pirsig répond à son fils qui lui demande pourquoi tout le monde croit à la loi de la gravitation universelle : « C’est de l’hypnose de masse — une hypnose connue sous le nom plus respectable d’éducation. » Ne pas céder aux hypnotiseurs ne requiert aucune capacité particulière ; il suffit de savoir désobéir, ce qui est à la portée du premier enfant venu. Comprends-moi bien : quand je parle de critique, je ne veux pas parler d’une analyse théorique de la situation ; la plupart d’entre nous n’avaient qu’une intuition de la malfaisance de l’école. Je me souviens de la surprise d’une des femmes de la Barque me disant en 1976 : « Je me suis renseignée. Personne parmi nous n’avait lu Illich ; je l’ai ouvert cette semaine : beaucoup de ce qu’on pense est dedans ! » Je n’avais pas encore lu Illich non plus et m’amusais de ce qu’elle considérât comme une coïncidence ce phénomène bien classique du « courant d’idées ». En réalité, on avait plutôt l’impression, hommes et femmes, de se conduire comme des « animales » qui préféraient se faire tuer plutôt que de supporter qu’on massacre leurs petits. Beaucoup ne savaient pas exprimer autrement cette décision inébranlable de ne pas laisser détruire leurs enfants à l’école. Cette volonté sauvage n’en était pas moins cohérente et dicible pour peu qu’on tentât de s’en expliquer. Mais il ne faut pas cacher que nous avons eu davantage l’occasion de faire face à des injures qu’à des discussions.

Solitaires dans nos choix, la plupart ne désirions pas pour autant demeurer isolés. Quelques parents restèrent à l’écart de tout ce qui pouvait ressembler à un groupe. D’autres s’unirent. C’est Jules Chancel, de la Barque, qui le premier osa parler d’adultes et d’enfants associés dans une tentative commune de vivre des rapports nouveaux. L’idée maîtresse est demeurée très éloignée de ce que sont devenues par la suite les écoles parallèles, les apprentissages étant les dernières de nos préoccupations ; ce que nous avons voulu, c’est sortir des rôles parents-enfants, enfants-adultes, hommes-femmes. Chacun a essayé de vivre avec les enfants et les adultes qui l’entouraient et avec son propre enfant autre chose que ce qui était prescrit par la norme sociale.

Ne pas envoyer son enfant à l’école implique à l’évidence qu’on remette en cause la famille, le travail, la politique. Ceux qui ont choisi l’association dans des lieux anti-scolaires ont presque tous été tentés, si ce n’est de vivre en communauté, du moins de réviser l’idée de « maison ».

Beaucoup de secousses personnelles et collectives, mais toujours cette idée resta primordiale qu’on ne pouvait vouloir une autre vie pour les enfants sans une autre vie pour nous. Ce besoin de voir les choses globalement, depuis une naissance sans violence jusqu’à une mort sans hypocrisie, est sans doute ce qui a été le plus vilipendé par nos détracteurs : la preuve que nous étions des fous utopistes, c’est que nous voulions tout changer.

Un peu qu’on voulait tout changer ! Ce que la société a fait de nous est un sujet de méditation palpitant sans doute, mais qui l’est moins que de chercher à faire quelque chose à partir de notre dégoût.

On ne fait pas de la résistance, comme ça, sur un coup de tête, d’enthousiasme ; on s’y retrouve quand il le faut comme nécessairement mené par sa propre cohérence. Certains s’imaginent être dans l’opposition qui refusent tel ou tel gouvernement. On a pu voir en effet qu’avec la gauche les enfants avaient enfin droit à des sucettes roses chaque matin, alors que sous la droite impitoyable ils devaient se contenter de ravaler leurs larmes ; les professeurs sont délivrés de tout mal depuis qu’ils sont majoritaires à l’Assemblée, ils s’achètent des casinos, des usines et font tous les jours la fête.

Les anarchistes disent en chœur qu’ils sont bien d’accord avec moi et que c’est l’État qu’il faut abattre. Minute ! Je ne suis pas plus anarchiste qu’autre chose. L’anti-étatisme est très à la mode et la lecture de Newsweek régalerait parfois les plus libertaires des gauchistes. Les Français ne sont pas à la traîne et l’avant-garde explique patiemment aux masses que sans l’État, on ne périrait pas pour autant. J’ajouterai : au contraire, tout continuerait comme avant. Car la société est parfaitement disciplinée : l’État oblige les enfants à être scolarisés à six ans. Mais on a vu que les parents devançaient l’appel et il y a plus d’une dizaine d’années que presque tous les mômes sont à l’école à quatre ans.

C’est l’idée même de société qu’il convient d’examiner. En quoi est-elle nécessaire à chacun de nous ? Ne pouvons-nous créer des relations (pas seulement privées) autres que celles qu’on tisse autour de nous ? La mystification vient de ce qu’on nous fait croire que, dans un régime quelconque, on peut toujours être dans l’opposition politique (en ce sens, la démocratie est plus perverse que tout autre type de gouvernement). Il est pourtant certain que la seule opposition réelle est l’opposition sociale.

Nous sommes en fin de millénaire. Dieu merci, les civilisations meurent. L’homme, reconnaissons-le, ne manque pas d’imagination, pour le pire ni le meilleur. Tout peut basculer ; il est envisageable, toujours, de penser comme on ne pensait pas hier.

Réfléchir, inventer, de un c’est captivant, de deux c’est ça ou l’obéissance ignominieuse. « Il n’y a aucune raison pour qu’une société composée d’individus rationnels et capables de se comprendre les uns les autres, complets en eux-mêmes et n’étant pas enclins naturellement à rentrer en compétition les uns avec les autres, ait besoin d’un gouvernement, de lois ou de chefs. » Elle parle d’or, Valérie Solanas dans son réjouissant petit livre[132]. Ce que le monde ne veut pas comprendre, c’est que cette utopie-là n’est pas un futur hypothétique. Cela fait quelques années que nous sommes insoumises-insoumis et que nous nous en trouvons fort bien.

Nous pouvons devenir intelligents, Marie, en re-sculptant notre pensée avec un ciseau neuf. Rien ne nous oblige à rien. On n’a ni plus ni moins que la liberté qu’on veut. (Plus besoin entre autres de penser en termes de parents biologiques. Je sais que tu m’as choisie comme mère de même que je n’en voudrais aucune autre que la bonne mienne. Mais il n’y a pas la moindre raison de généraliser. On peut aimer plus que tout l’enfant né d’une autre.) Rien n’est fatal, petite. Même les événements survenus doivent être toujours reconsidérés. Ce qu’on appelle réalité fuit sans cesse plus profond, irréductible à ce qu’on croit saisir d’elle. Mais rien ne s’impose à toi. C’est ton accord qui fait le monde tel qu’il est ; et toute chose que tu refuses n’est jamais qu’une chose refusée. Ce qui se passe est, au sens propre, un passage, une relation. Rien n’a de signification en soi. Tout bouge, toi, le monde. Le mouvement seul peut avoir un sens.

Mon père me raconta un jour cette fable attribuée à Lao-tseu : « Un homme n’avait qu’un cheval. Un matin, celui-ci s’échappe et l’homme est bien malheureux. Mais le cheval revient le lendemain ramenant des dizaines de chevaux sauvages et l’homme est bien heureux. Son fils veut en chevaucher un, tombe, se casse une jambe et l’homme est bien malheureux. Mais peu de temps après la guerre éclate, l’armée ne prend pas le fils boiteux et l’homme est bien heureux… »

De notre détraquement, nous pouvons espérer un bien. Chacun peut redécouvrir qu’il existe au singulier, qu’il est spécial et qu’en faisant uniquement ce qui lui plaît il ne peut d’aucune façon être plus maléfique que l’est l’idée d’appartenir à un groupe.

D’où vient cet incompréhensible pessimisme à l’égard de « ce qui ne se fait pas » ? Le cardinal de Retz a dit qu’on était « plus souvent dupe par la défiance que par la confiance ». On le voit tous les jours, les banques provoquent au vol, les lois à la filouterie, les constitutions aux abus de pouvoir, etc. Nous ne sommes pas du genre à aller paisiblement à l’abattoir. Nous avons confiance en nous. Les peurs sont trop souvent futiles.

Je suis un peu fatiguée, ma chérie, à la fin de ce livre. Je sais trop ce qu’il eût fallu faire pour plaire aux pédagogues en mal de dialectique ; ils aiment la critique que leurs instruments de rhétorique leur permet de brillamment « dépasser ». Je connais aussi les ficelles et les clins d’œil habiles qu’il aurait convenu de lancer à « l’association des journalistes de l’éducation ». Mais je me serais bien ennuyée.

J’ai préféré t’écrire une lettre et, par toi, m’adresser à qui se plairait en notre conversation. Cependant je sais que désormais cette parole est publique. Les plus bêtes croiront à de la provocation, les plus roublards m’imagineront singulièrement naïve. Allons, ne pensons plus qu’à nos alliés puisque c’est à elles, à eux que je consacre le livre que je commence dès demain. Il n’est peut-être pas inutile de faire savoir que d’autres que moi se jouent de l’obligation scolaire et agissent comme bon leur semble.

N’en fais qu’à ta tête, Marie. Jamais je ne t’ai laissée pleurer, lorsque tu étais toute petite ; tu auras eu mon lait quand tu le voulais. Nourrie « à satiété », tu as pris bien des forces. Tu n’es pas en manque mais en désir. C’est là l’essentielle différence avec tous ceux qu’on a privés dès la naissance de liberté et de plaisir. Je suis heureuse, tu ne ressembles à aucune autre. Le monde est à toi. Pas potentiellement. Actuellement.

Face à tout ce qu’on dit « obligatoire », dis oui ou dis non. Comme tu veux, ma douce.


Du même auteur :


Les Contemplatives, des femmes entre elles, Stock, 1978.

Balade dans les solitudes ordinaires, Stock, 1982.

Les Cahiers au feu, Bernard Barrault, 1988.

Inès de Castro ou Votre Souveraine Présence, Théâtre de l’Enjeu, 1996.

Pourquoi faudrait-il punir ? Sur l’abolition du système pénal, tahin party, 2004.

  1. Actualités sociales hebdomadaires du 24 avril 1982.
    * note de Tahin Party : En 2000-2001, 11,6 % des jeunes présent-es à la JAPD (Journée d’appel de préparation à la défense) ont des difficultés face à l’écrit, dont 6,4 % sont en situation d’illettrisme (source ANLCI, Agence nationale de lutte contre l’illettrisme).
  2. L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Philippe Ariès, Seuil, 1973 (Préface).
  3. Tiré de Commune Mesure n°6, proverbes d’enfants recueillis par Jean-Hugues Molineau dans une classe de cinquième.
  4. Une société sans école, Ivan Illich, Seuil, 1971.
  5. « Les rôles des femmes en Europe dans les années 70 », Évelyne Sullerot, dans Le Fait féminin, Fayard, 1978.
    * En 2003-2004, 28,8 % des enfants de deux ans sont scolarisé-es, et 100 % des enfants de trois ans selon l’INSEE. (Les exceptions doivent être tellement exceptionnelles qu’elles ne rentrent même pas dans les statistiques… Cela dit, un certain nombre d’enfants inscrit-es en maternelle y vont plus ou moins régulièrement, voire plus du tout après quelque temps.)
  6. La Barque était un lieu d’enfants déscolarisés qui exista à Paris de 1973 à 1977. Marie et moi en étions.
  7. De l’éducation, Krishnamurti, Delachaux et Niestlé, 1980. Voir aussi Réponses sur l’éducation, Stock, 1982.
  8. * En juin 1969 en Italie, des intellectuel-les communistes dissident-es créent la revue Il Manifesto. En novembre, elles et ils y condamnent l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes de l’URSS et sont exclu-es du PC. Très rapidement, cette revue devient le lieu de bien des contestations (dans le couple, à l’école, dans les domaines de la santé, de la sexualité, etc.). Il Manifesto, devenu un journal quotidien, paraît toujours en 2006.
  9. S’évader de l’enfance, John Holt, Petite bibliothèque Payot, 1976.
  10. Écoute, maîtresse, Suzanne Ropert, Stock, 1980.
  11. Cf. L’École à perpétuité, H. Dauber, E. Verne, Seuil, 1977.
  12. L’École contre la vie, Edmond Gilliard, Delachaux et Niestlé, 1970, souligné par l’auteur.
  13. Cf. Chronique des flagrants délires, Jean-Pierre Blache, diffusion Alternative, 1981.
  14. L’École contre la vie, op. cit.
  15. Ibid.
  16. Cf. La Fatigue à l’école, Dr Guy Vermeil, Éd. sociales de France, 1976.
  17. « Soulignez les mots qui vous paraissent le mieux convenir. »
  18. « … confidentielle » ! Je suppose qu’ils veulent dire que ce ne sera pas publié ni affiché dans les gares.
  19. Une société sans école, op. cit.
  20. * Plus de vingt ans après la première parution de ce livre, le rêve du psychanalyste de Nixon est en passe de devenir réalité en France : en 2005, à l’heure où commence le programme de construction de sept établissements pénitentiaires pour mineurs, où les enfants peuvent être enfermé-es à partir de l’âge de treize ans, un rapport de l’INSERM (Institut National de la Recherche Médicale) préconise un dépistage dès l’âge de 36 mois des troubles de conduite censés annoncer un parcours vers la délinquance.
  21. L’Enfant et la raison d’État, Philippe Meyer, Seuil, 1977.
  22. Revue Rééducation, 1er trimestre 1960, nos 117-118, cité dans L’Enfant et la raison d’État.
  23. Ibid.
  24. Surveiller et punir, Michel Foucault, Gallimard, 1975.
  25. Ibid.
  26. Ibid.
  27. Cité par Paul Nizan dans Les Chiens de garde, Petite collection Maspéro, 1982.
  28. Éditions Kimé, 2000.
  29. Cité dans Les Chiens de garde, op. cit.
  30. Rapport n°8 de la Commission trilatérale sur la crise de la démocratie, 1975, cité dans Sauve qui peut les libertés, Comité contre la répression, Éditions Que faire ?, Genève, 1982.
  31. L’Enfant et la raison d’État, op. cit.
  32. On a vu que c’était une pessimiste erreur au regard de la loi.
  33. Matinales, Jean Sulivan, Gallimard, 1979.
  34. « La Normalisation et les modalités du refus », in Les Temps Modernes, Novembre 1974.
  35. La Foule solitaire, David Riesman, Arthaud, 1978.
  36. Éducation et sociologie, Émile Durkheim, PUF, 2005.
  37. Le Maître-Camarade et la pédagogie libertaire, Jakob Robert Schmid, François Maspéro, 1979.
  38. Quelques suicides exemplaires causés par l’école dans Les Dossiers noirs du suicide, Denis Langlois, Seuil, 1976.
  39. Dans l’excellent numéro de novembre 1974 des Temps Modernes : « Normalisation de l’école – scolarisation de la société. »
  40. Cf. La Reproduction, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Éd. de Minuit, 1970, et Les Héritiers, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Éd. de Minuit, 1964.
  41. Articles de l’été 1869 parus dans le journal L’Égalité.
  42. Jacques Piveteau dans Attention, écoles, Seuil, 1972, relève ce pléonasme qui en dit long d’« université pluridisciplinaire ».
  43. Je mets en annexe de ce chapitre l’un des plus splendides exemples de bêtise qu’on puisse lire dans un manuel scolaire ; on aurait tout aussi bien pu trouver l’équivalence de pareille impudence dans un livre d’histoire. Mais c’eût été moins drôle.
  44. C’est ce qu’on appelle avoir les idées avancées. Un exemple : « Mais on n’est plus à la belle époque du troc, et il faut savoir se situer dans son temps. Si le “fric” est une donnée de notre société – j’attends qu’on me prouve le contraire – il ne faut pas avoir peur de s’y salir les mains, et l’esprit, même avec des enfants. » Écoute, maîtresse, op. cit.
  45. Les Héritiers, op. cit.
  46. La Reproduction, op. cit.
  47. L’École capitaliste en France, Christian Baudelot et Roger Establet, Maspéro, 1971.
  48. L’intelligentsia n’a pas fait grand écho par exemple du livre d’Everett Reimer, Mort de l’école (Fleurus, 1972), qui propose de faire voter des lois rendant obligatoire une égale répartition des ressources éducatives publiques « en raison inverse des privilèges actuels ».
  49. « Où il n’est plus question de cheveux blonds ni de sourires panoramiques… mais de politique » dans Autrement, n°13, avril 1978.
  50. * Les C.E.T., collèges d’enseignement techniques, sont les ancêtres des lycées professionnels.
  51. Novembre 1974, op. cit.
  52. Le goût de lire, C.E.2, Nathan.
  53. Cf. Les Héritiers, op. cit.*
    * Ce chapitre contient de nombreuses données chiffrées. On trouvera à sa suite une mise au point, non pas de chacune de ces données, mais de la situation générale de l’ « égalité des chances » en 2006.
  54. Chiffres de 1975, mais ça m’étonnerait que ça ne se soit pas aggravé. (Source : Confédération syndicale du cadre de vie).
  55. Document 21, commission du travail no 2, préparation au neuvième plan, ministère de l’Éducation nationale.
  56. « L’entrée dans le second cycle long des élèves admis en sixième en 1972, 1973 et 1974 », service des études informatiques et statistiques, ministère de l’Éducation nationale, 1981.
  57. L’École capitaliste en France, op. cit., souligné dans le texte.
  58. « L’entrée dans le second cycle long des élèves admis en sixième en 1972, 1973 et 1974 », op. cit.
  59. « L’entrée dans le second cycle long des élèves admis en sixième en 1972, 1973 et 1974 », op. cit.
  60. Oui, statistiquement, les filles à l’école « réussissent » mieux que les garçons. J’ignore si des études ont été menées sur cette question. Je suppose qu’il y a des chercheurs qui se sont excités là-dessus.
  61. Rapportée dans Psychologie, décembre 1980.
  62. Enfants de travailleurs manuels adoptés par des cadres, M. Schiff, M. Duyme, A. Dumaret, S. Tomkiewicz, P.U.F., et « Travaux et documents de l’I.N.E.D. », cahier no 93.
  63. Cf. « “Démocratisation” ou élimination différée », Françoise Œuvrard, Actes de la recherche en sciences sociales, no 30, novembre 1979.
  64. Les Héritiers, op. cit.
  65. C’est à la suite de Le Droit de l’enfant au respect, Janusz Korczak, Robert Laffont, 1979.
  66. Je dis bien « par contre » et non « en revanche ». Cette règle débile commence à m’exaspérer. D’autant qu’elle serait ici en parfait contresens : où serait la revanche ?
  67. La Forteresse vide, Bruno Bettelheim, N.R.F., 1974.
  68. Libres enfants de Summerhill, A. S. Neill, François Maspero, 1970.
  69. L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, op. cit.
  70. Cf. Six études de psychologie, Jean Piaget, Denoël-Gonthier, 1964.
  71. Cf. S’évader de l’enfance, op. cit.
  72. Comment aimer un enfant, Janusz Korczak, Robert Laffont, 1978.
  73. Léonid Kameneff, auteur de Écoliers sans tabliers (Jean-Claude Simoën, 1979), anima longtemps l’ « École en bateau ».
  74. Écoute maîtresse, op. cit.
  75. Une matonne est une gardienne de prison. C’est bien S. Ropert qui dit, poisseuse : « Car, il ne faut pas croire, mais la porte que je referme à clef, pour retenir un enfant, même si je l’ouvre à nouveau cinq minutes plus tard, voilà qui a un goût de fiel… Et comme le trousseau de clefs se fait parfois détestable dans la poche ! C’est si facile d’enfermer ! »
  76. C’est moi qui souligne.
  77. Soumission à l’autorité, Stanley Milgram, Calmann-Lévy, 1982.
  78. L’expérimentateur utilisait dans l’ordre quatre « incitations » : 1) Continuez, s’il vous plaît ; 2) L’expérience exige que vous continuiez ; 3) Il est absolument indispensable que vous continuiez ; 4) Vous n’avez pas le choix, vous devez continuer.
  79. Une analyse ultérieure montra que les sujets obéissants accusaient un degré maximal de tension et de nervosité légèrement supérieur à celui des sujets rebelles. En d’autres termes, ils « râlent » plus contre ce qu’on leur fait faire que ceux qui refusent effectivement de marcher.
  80. Cité dans Les Temps modernes, avril 1973, p. 1776.
  81. Les écrits des enseignants, au début du siècle, sont, à cet égard, à fendre l’âme.
  82. Aphorismes, Premier cahier, 1764-1771, Georg Lichtenberg, Les Presses d’aujourd’hui, 1980.
  83. Pygmalion à l’école, L. Jacobson et R. Rosenthal, Casterman, 1972.
  84. Experimenter Effects in Behavioral Research, R. Rosenthal, New York, Appelton-Century Crofts, 1966.
  85. Dans Le Vent paraclet, Gallimard, 1977.
  86. L’École capitaliste en France, op. cit.
  87. La Pédagogie institutionnelle, M. Lobrot, Gauthiers-Villars, 1966.
  88. !!!!!!! (note de l’auteur).
  89. La Pédagogie institutionnelle, op. cit.
  90. Je ne veux plus aller à l’école, Gisèle Bienne, Éd. des femmes, 1980.
  91. Autrement, avril 1978.
  92. * Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception.
  93. Barbiana : lettre à une maîtresse d’école, Mercure de France, 1972.
  94. C’est le premier verbe qu’on apprend en grec.
  95. L’École émancipée (association loi 1901, créée en 1910) est aujourd’hui l’un des courants de la F.E.N.
  96. Ça a aujourd’hui cessé d’être le cas.
  97. Je ne veux plus aller à l’école, op. cit.
  98. Au péril de la science ?, Albert Jacquard, Seuil, 1982.
  99. Cf. Le Nouvel Observateur du 11 septembre 1982.
  100. Cf. « Des enfants normaux aux écoliers anormaux », dans Le Monde du 3 juillet 1981.
  101. Cf. Le Nouvel Observateur du 11 septembre 1982.
  102. Cf. Mes idées, Jean Piaget, Bibliothèque Médiations, Denoël Gonthier, 1977.
  103. Cf. Six expériences de psychologie, Jean Piaget, Denoël Gonthier, 1964.
  104. Cf. Piaget à l’école, M. Schwebel et J. Raph, Denoël Gonthier, 1976.
  105. Cf. « Les surdoués », C. Bert, dans Le Monde de l’éducation, novembre 1978.
  106. À hurler le soir au fond des collèges, Claude Duneton avec la collaboration de Frédéric Pagès, Seuil, 1984.
  107. Le pédagogue n’aime pas les enfants, Henri Roorda, Delachaux et Niestlé, 1973.
  108. Dans La Pratique du calcul C.M.1, Henri Bréjaud, Nathan.
  109. * Avant la création des IUFM, c’est dans les « écoles normales » qu’étaient formé-es les instituteurs et institutrices.
  110. Grevisse est l’auteur d’un fameux livre de grammaire.
  111. « Proverbes d’enfants », dans Communes mesures, op. cit.
  112. Le Banquet, Platon, 217a.
  113. Dans Collected Psychological Papers of Sigmund Freud, Hogarth, Londres, 1961.
  114. La Forteresse vide, op. cit.
  115. Le faux principe de notre éducation, Max Stirner, Aubier-Montaigne, Bibliothèque sociale, 1974.
  116. Journal d’un éducastreur, Jules Celma, Champ Libre, 1971.
  117. J’ai horreur des notes (ça fait : « Je vous dis le dixième de ce que je sais sur la question ; d’ailleurs, si je voulais, je pourrais développer ceci par exemple… »), mais je ne résiste pas au plaisir de glisser cette information : le Code parle d’« excitation à la débauche ».
  118. Ni vieux ni maîtres, Claude Guillon et Yves Le Bonniec, Alain Moreau, nouvelle édition, 1984.
  119. * Le « Coral », un lieu de vie se réclamant de l’antipsychiatrie, créé en 1977 par Claude Sigala, fut accusé en 1982 d’alimenter en enfants et jeunes handicapé-es un réseau de pédophiles. Le scandale, gigantesque, éclaboussa diverses personnalités politiques. Sigala, qui défendait publiquement la possibilité de relations amoureuses ou sensuelles avec des enfants ou des handicapé-es, fut incarcéré pendant plusieurs mois et traité avec ignominie par l’ensemble des médias. Il fallut attendre 1989 pour que l’accusation de pédophilie soit classée sans suite — et cette fois dans le plus grand silence médiatique. Ce scandale signifia l’arrêt en France, non pas des relations pédophiles, mais de toute réflexion libre sur ce sujet.
  120. Le Maître-Camarade et la pédagogie libertaire, op.cit.
  121. Le Droit de l’enfant au respect, op.cit.
  122. Phèdre, Platon, XXI, 250d.
  123. Visiblement, je vous aime, Claude Sigala, Le Coral, 1980.
  124. Le Pédophile et la maman, Leïla Sebbar, Stock, 1980.
  125. Si j’avais de l’argent, beaucoup d’argent, je quitterais l’école, M. Jakubowicz et C. Pougny, Maspero, 1971.
  126. Rapport 1979 de l’Inspection générale de l’Éducation nationale (Étude faite à partir de quarante et un collèges urbains en « situation difficile » ).
  127. * Note de l’éditeur Tahin party : Cette manufacture horlogère de Besançon, que ses actionnaires suisses voulaient fermer, fut en 1973 le théâtre d’une grève puis d’une occupation d’usine qui eut un énorme retentissement. Les salarié-es s’approprièrent l’outil de travail sur le principe : « on travaille, on vend, on se paie », au grand dam de presque tous les syndicats. Toute une génération a défilé chez « les Lip ». L’usine a fonctionné ainsi en autogestion jusqu’en 1977.
  128. Le Maître-Camarade et la pédagogie libertaire, op. cit.
  129. Le Maître-Camarade et la pédagogie libertaire, op. cit.
  130. Pour ou contre Summerhill, Petite bibliothèque Payot, 1978.
  131. La Gestion des risques, Robert Castel, Éd. de Minuit, 1981.
  132. SCUM, Valérie Solanas, Olympia, 1971