Introduction à l’étude de la médecine expérimentale/Troisième partie/Chapitre II
CHAPITRE II
La critique expérimentale repose sur des principes absolus qui doivent diriger l’expérimentateur dans la constatation et dans l’interprétation des phénomènes de la nature. La critique expérimentale sera particulièrement utile dans les sciences biologiques où règnent des théories si souvent étayées par des idées fausses ou assises sur des faits mal observés. Il s’agira ici de rappeler, par des exemples, les principes en vertu desquels il convient de juger les théories physiologiques et de discuter les faits qui leur servent de bases. Le critérium par excellence est, ainsi que nous le savons déjà, le principe du déterminisme expérimental uni au doute philosophique. À ce propos, je rappellerai encore que dans les sciences il ne faut jamais confondre les principes avec les théories. Les principes sont les axiomes scientifiques ; ce sont des vérités absolues qui constituent un critérium immuable. Les théories sont des généralités ou des idées scientifiques qui résument l’état actuel de nos connaissances ; elles constituent des vérités toujours relatives et destinées à se modifier par le progrès même des sciences. Donc si nous posons comme conclusion fondamentale qu’il ne faut pas croire absolument aux formules de la science, il faut croire au contraire d’une manière absolue à ses principes. Ceux qui croient trop aux théories et qui négligent les principes prennent l’ombre pour la réalité, ils manquent de critérium solide et ils sont livrés à toutes les causes d’erreurs qui en dérivent. Dans toute science le progrès réel consiste à changer les théories de manière à en obtenir qui soient de plus en plus parfaites. En effet, à quoi servirait d’étudier, si l’on ne pouvait changer d’opinion ou de théorie ; mais les principes et la méthode scientifiques sont supérieurs à la théorie, ils sont immuables et ne doivent jamais varier.
La critique expérimentale doit donc se prémunir non seulement contre la croyance aux théories, mais éviter aussi de se laisser égarer en accordant trop de valeur aux mots que nous avons créés pour nous représenter les prétendues forces de la nature. Dans toutes les sciences, mais dans les sciences physiologiques plus que dans toutes les autres, on est exposé à se faire illusion sur les mots. Il ne faut jamais oublier que toutes les qualifications de forces minérales ou vitales données aux phénomènes de la nature ne sont qu’un langage figuré dont il importe que nous ne soyons pas les dupes. Il n’y a de réel que les manifestations des phénomènes et les conditions de ces manifestations qu’il s’agit de déterminer ; c’est là ce que la critique expérimentale ne doit jamais perdre de vue. En un mot, la critique expérimentale met tout en doute, excepté le principe du déterminisme scientifique et rationnel dans les faits (p. 92-115). La critique expérimentale est toujours fondée sur cette même base, soit qu’on se l’applique à soi-même, soit qu’on l’applique aux autres ; c’est pourquoi dans ce qui va suivre nous donnerons en général deux exemples : l’un choisi dans nos propres recherches, l’autre choisi dans les travaux des autres. En effet, dans la science, il ne s’agit pas seulement de chercher à critiquer les autres, mais le savant doit toujours jouer vis-à-vis de lui-même le rôle d’un critique sévère. Toutes les fois qu’il avance une opinion ou qu’il émet une théorie, il doit être le premier à chercher à les contrôler par la critique et à les asseoir sur des faits bien observés et exactement déterminés.
Premier exemple. — Il y a longtemps déjà que j’ai fait connaître une expérience qui, à cette époque, surprit beaucoup les physiologistes : cette expérience consiste à rendre un animal artificiellement diabétique au moyen de la piqûre du plancher du quatrième ventricule. J’arrivai à tenter cette piqûre par suite de considérations théoriques que je n’ai pas à rappeler ; ce qu’il importe seulement de savoir ici, c’est que je réussis du premier coup, c’est-à-dire que je vis le premier lapin que j’opérai devenir très fortement diabétique. Mais ensuite il m’arriva de répéter un grand nombre de fois (huit ou dix fois) cette expérience sans obtenir le premier résultat. Je me trouvais dès lors en présence d’un fait positif et de huit ou dix faits négatifs ; cependant il ne me vint jamais dans l’esprit de nier ma première expérience positive au profit des expériences négatives qui la suivirent. Étant bien convaincu que mes insuccès ne tenaient qu’à ce que j’ignorais le déterminisme de ma première expérience, je persistai à expérimenter en cherchant à reconnaître exactement les conditions de l’opération. Je parvins, à la suite de mes essais, à fixer le lieu précis de la piqûre, et à donner les conditions dans lesquelles doit être placé l’animal opéré ; de sorte qu’aujourd’hui on peut reproduire le fait du diabète artificiel toutes les fois que l’on se met dans les conditions connues exigées pour sa manifestation.
À ce qui précède j’ajouterai une réflexion qui montrera de combien de causes d’erreurs le physiologiste peut se trouver entouré dans l’investigation des phénomènes de la vie. Je suppose qu’au lieu de réussir du premier coup à rendre un lapin diabétique, tous les faits négatifs se fussent d’abord montrés, il est évident qu’après avoir échoué deux ou trois fois, j’en aurais conclu non seulement que la théorie qui m’avait guidé était mauvaise, mais que la piqûre du quatrième ventricule ne produisait pas le diabète. Cependant je me serais trompé. Combien de fois a-t-on dû et devra-t-on encore se tromper ainsi ! Il paraît impossible même d’éviter d’une manière absolue ces sortes d’erreurs. Mais nous voulons seulement tirer de cette expérience une autre conclusion générale qui sera corroborée par les exemples suivants, à savoir, que les faits négatifs considérés seuls n’apprennent jamais rien.
Deuxième exemple. — Tous les jours on voit des discussions qui restent sans profit pour la science parce que l’on n’est pas assez pénétré de ce principe, que chaque fait ayant son déterminisme, un fait négatif ne prouve rien et ne saurait jamais détruire un fait positif. Pour prouver ce que j’avance, je citerai les critiques que M. Longet a faites autrefois des expériences de Magendie. Je choisirai cet exemple, d’une part, parce qu’il est très instructif, et d’autre part, parce que je m’y suis trouvé mêlé et que j’en connais exactement toutes les circonstances. Je commencerai par les critiques de M. Longet relatives aux expériences de Magendie sur les propriétés de la sensibilité récurrente des racines rachidiennes antérieures[1]. La première chose que M. Longet reproche à Magendie, c’est d’avoir varié d’opinion sur la sensibilité des racines antérieures, et d’avoir dit en 1822 que les racines antérieures sont à peine sensibles, et en 1839 qu’elles sont très sensibles, etc. À la suite de ces critiques, M. Longet s’écrie : « La vérité est une ; que le lecteur choisisse, s’il l’ose, au milieu de ces assertions contradictoires opposées du même auteur (loc. cit., p. 22). Enfin, ajoute M. Longet, M. Magendie aurait dû au moins nous dire, pour nous tirer d’embarras, lesquelles de ses expériences il a convenablement faites, celles de 1822 ou celles de 1839 » (loc. cit., p. 23).
Toutes ces critiques sont mal fondées et manquent complètement complétement aux règles de la critique scientifique expérimentale. En effet, si Magendie a dit en 1822 que les racines antérieures étaient insensibles, c’est évidemment qu’il les avait trouvées insensibles ; s’il a dit ensuite en 1839 que les racines antérieures étaient très sensibles, c’est qu’alors il les avait trouvées très sensibles. Il n’y a pas à choisir, comme le croit M. Longet, entre ces deux résultats ; il faut les admettre tous deux, mais seulement les expliquer et les déterminer dans leurs conditions respectives. Quand M. Longet s’écrie : La vérité est une…, cela voudrait-il dire que, si l’un des deux résultats est vrai, l’autre doit être faux ? Pas du tout ; ils sont vrais tous deux, à moins de dire que dans un cas Magendie a menti, ce qui n’est certainement pas dans la pensée du critique. Mais, en vertu du principe scientifique du déterminisme des phénomènes, nous devons affirmer à priori d’une manière absolue qu’en 1822 et en 1839, Magendie n’a pas vu le phénomène dans des conditions identiques, et ce sont précisément ces différences de conditions qu’il faut chercher à déterminer afin de faire concorder les deux résultats et de trouver ainsi la cause de la variation du phénomène. Tout ce que M. Longet aurait pu reprocher à Magendie, c’était de ne pas avoir cherché lui-même la raison de la différence des deux résultats ; mais la critique d’exclusion que M. Longet applique aux expériences de Magendie est fausse et en désaccord, ainsi que nous l’avons dit, avec les principes de la critique expérimentale.
On ne saurait douter qu’il s’agisse dans ce qui précède d’une critique sincère et purement scientifique, car, dans une autre circonstance relative à la même discussion, M. Longet s’est appliqué à lui-même cette même critique d’exclusion, et il a été conduit, dans sa propre critique, au même genre d’erreur que dans celle qu’il appliquait à Magendie.
En 1839, M. Longet suivait, ainsi que moi, le laboratoire du Collége de France, lorsque Magendie, retrouvant la sensibilité des racines rachidiennes antérieures, montra qu’elle est empruntée aux racines postérieures, et revient par la périphérie, d’où le nom de sensibilité en retour ou sensibilité récurrente qu’il lui donna. M. Longet vit donc alors, comme Magendie et moi, que la racine antérieure était sensible et qu’elle l’était par l’influence de la racine postérieure, et il le vit si bien, qu’il réclama pour lui la découverte de ce dernier fait[2]. Mais il arriva plus tard, en 1841, que M. Longet, voulant répéter l’expérience de Magendie, ne trouva pas la sensibilité dans la racine antérieure. Par une circonstance assez piquante, M. Longet se trouva alors, relativement au même fait de sensibilité des racines rachidiennes antérieures, exactement dans la même position que celle qu’il avait reprochée à Magendie, c’est-à-dire qu’en 1839, M. Longet avait vu la racine antérieure sensible et qu’en 1841 il la voyait insensible. L’esprit sceptique de Magendie ne s’émouvait pas de ces obscurités et de ces contradictions apparentes ; il continuait à expérimenter et disait toujours ce qu’il voyait. L’esprit de M. Longet, au contraire, voulait avoir la vérité d’un côté ou de l’autre ; c’est pourquoi il se décida pour les expériences de 1841, c’est-à-dire pour les expériences négatives, et voici ce qu’il dit, à ce propos : « Bien que j’aie fait valoir à cette époque (1839) mes prétentions à la découverte de l’un de ces faits (la sensibilité récurrente), aujourd’hui, que j’ai multiplié et varié les expériences sur ce point de physiologie, je viens combattre ces mêmes faits comme erronés, qu’on les regarde comme la propriété de Magendie ou la mienne. Le culte dû à la vérité exige qu’on ne craigne jamais de revenir sur une erreur commise. Je ne ferai que rappeler ici l’insensibilité tant de fois prouvée par nous des racines et des faisceaux antérieurs, pour que l’on comprenne bien l’inanité de ces résultats qui, comme tant d’autres, ne font qu’encombrer la science et gêner sa marche.[3] » Il est certain, d’après cet aveu, que M. Longet n’est animé que du désir de trouver la vérité, et M. Longet le prouve quand il dit qu’il ne faut jamais craindre de revenir sur une erreur commise. Je partage tout à fait son sentiment et j’ajouterai qu’il est toujours instructif de revenir d’une erreur commise. Ce précepte est donc excellent et chacun peut en faire usage ; car tout le monde est exposé à se tromper, excepté ceux qui ne font rien. Mais, la première condition pour revenir d’une erreur, c’est de prouver qu’il y a erreur. Il ne suffit pas de dire : je me suis trompé ; il faut dire comment on s’est trompé, et c’est là précisément ce qui est important. Or, M. Longet n’explique rien ; il semble dire purement et simplement : En 1839, j’ai vu les racines sensibles, en 1841 je les ai vues insensibles plus souvent, donc je me suis trompé en 1839. Un pareil raisonnement n’est pas admissible. Il s’agit en effet, en 1839, à propos de la sensibilité des racines antérieures, d’expériences nombreuses dans lesquelles on a coupé successivement les racines rachidiennes, pincé les différents bouts pour constater leurs propriétés. Magendie a écrit un demi-volume sur ce sujet. Quand ensuite on ne rencontre plus ces résultats, même un grand nombre de fois, il ne suffit pas de dire, pour juger la question, qu’on s’est trompé la première fois et qu’on a raison la seconde. Et d’ailleurs pourquoi se serait-on trompé ? Dira-t-on qu’on a eu les sens infidèles à une époque et non à l’autre ? Mais alors il faut renoncer à l’expérimentation ; car la première condition pour un expérimentateur, c’est d’avoir confiance dans ses sens et de ne jamais douter que de ses interprétations. Si maintenant, malgré tous les efforts et toutes les recherches, on ne peut pas trouver la raison matérielle de l’erreur, il faut suspendre son jugement et conserver en attendant les deux résultats, mais ne jamais croire qu’il suffise de nier des faits positifs au nom de faits négatifs plus nombreux, aut vice versa. Des faits négatifs, quelque nombreux qu’ils soient, ne détruisent jamais un seul fait positif. C’est pourquoi la négation pure et simple n’est point de la critique, et, en science, ce procédé doit être repoussé d’une manière absolue, parce que jamais la science ne se constitue par des négations.
En résumé, il faut être convaincu que les faits négatifs ont leur déterminisme comme les faits positifs. Nous avons posé en principe que toutes les expériences sont bonnes dans le déterminisme de leurs conditions respectives ; c’est dans la recherche des conditions de chacun de ces déterminismes que gît précisément l’enseignement qui doit nous donner les lois du phénomène, puisque par là nous connaissons les conditions de son existence et de sa non-existence. C’est en vertu de ce principe que je me suis dirigé, quand, après avoir assisté en 1839 aux expériences de Magendie et en 1841 aux discussions de M. Longet, je voulus moi-même me rendre compte des phénomènes et juger les dissidences. Je répétai les expériences et je trouvai, comme Magendie et comme M. Longet, des cas de sensibilité et des cas d’insensibilité des racines rachidiennes antérieures ; mais, convaincu que ces deux cas tenaient à des circonstances expérimentales différentes, je cherchai à déterminer ces circonstances, et, à force d’observation et de persévérance, je finis par trouver[4] les conditions dans lesquelles il faut se placer pour obtenir l’un ou l’autre résultat. Aujourd’hui que les conditions du phénomène sont connues, personne ne discute plus. M. Longet lui-même[5] et tous les physiologistes admettent le fait de la sensibilité récurrente comme constant dans les conditions que j’ai fait connaître.
D’après ce qui précède il faut donc établir comme principe de la critique expérimentale le déterminisme absolu et nécessaire des phénomènes. Ce principe, bien compris, doit nous rendre circonspects contre cette tendance naturelle à la contradiction que nous avons tous. Il est certain que tout expérimentateur, particulièrement un débutant, éprouve toujours un secret plaisir quand il rencontre quelque chose qui est autrement que ce que d’autres avaient vu avant lui. Il est porté par son premier mouvement à contredire, surtout quand il s’agit de contredire un homme haut placé dans la science. C’est un sentiment dont il faut se défendre parce qu’il n’est pas scientifique. La contradiction pure serait une accusation de mensonge, et il faut l’éviter, car heureusement les faussaires scientifiques sont rares. D’ailleurs ce dernier cas ne relevant plus de la science, je n’ai pas à donner de précepte à ce sujet. Je veux seulement faire remarquer ici que la critique ne consiste pas à prouver que d’autres se sont trompés, et quand même on prouverait qu’un homme éminent s’est trompé, ce ne serait pas une grande découverte ; et cela ne peut devenir un travail profitable pour la science qu’autant que l’on montre comment cet homme s’est trompé. En effet, les grands hommes nous instruisent souvent autant par leurs erreurs que par leurs découvertes. J’entends quelquefois dire : Signaler une erreur, cela équivaut à faire une découverte. Oui, à la condition que l’on mette au jour une vérité nouvelle en montrant la cause de l’erreur, et alors il n’est plus nécessaire de combattre l’erreur, elle tombe d’elle-même. C’est ainsi que la critique équivaut à une découverte ; c’est quand elle explique tout sans rien nier, et qu’elle trouve le déterminisme exact de faits en apparence contradictoires. Par ce déterminisme tout se réduit, tout devient lumineux, et alors, comme dit Leibnitz, la science en s’étendant s’éclaire et se simplifie.
Nous avons dit ailleurs (p. 90) que notre raison comprend scientifiquement le déterminé et l’indéterminé, mais qu’elle ne saurait admettre l’indéterminable, car ce ne serait rien autre chose qu’admettre le merveilleux, l’occulte ou le surnaturel, qui doivent être absolument bannis de toute science expérimentale. De là il résulte que, quand un fait se présente à nous, il n’acquiert de valeur scientifique que par la connaissance de son déterminisme. Un fait brut n’est pas scientifique et un fait dont le déterminisme n’est point rationnel doit de même être repoussé de la science. En effet, si l’expérimentateur doit soumettre ses idées au critérium des faits, je n’admets pas qu’il doive y soumettre sa raison ; car alors il éteindrait le flambeau de son seul critérium intérieur et il tomberait nécessairement dans le domaine de l’indéterminable, c’est-à-dire de l’occulte et du merveilleux. Sans doute il existe dans la science un grand nombre de faits bruts qui sont encore incompréhensibles ; je ne veux pas conclure qu’il faut de parti pris repousser tous ces faits, mais je veux seulement dire qu’ils doivent être gardés en réserve, en attendant, comme faits bruts, et ne pas être introduits dans la science, c’est-à-dire dans le raisonnement expérimental, avant qu’ils soient fixés dans leur condition d’existence par un déterminisme rationnel. Autrement on serait arrêté à chaque instant dans le raisonnement expérimental ou bien conduit inévitablement à l’absurde. Les exemples suivants, que je pourrais beaucoup multiplier, prouveront ce que j’avance.
Premier exemple. — J’ai fait, il y a quelques années[6], des expériences sur l’influence de l’éther sur les sécrétions intestinales. Or, il m’arriva d’observer à ce propos que l’injection de l’éther dans le canal intestinal d’un chien à jeun, même depuis plusieurs jours, faisait naître des chylifères blancs magnifiques, absolument comme chez un animal en pleine digestion d’aliments mixtes dans lesquels il y a de la graisse. Ce fait, répété un grand nombre de fois, était indubitable. Mais quelle signification lui donner ? Quel raisonnement établir sur sa cause ? Fallait-il dire : L’éther fait sécréter du chyle, c’est un fait ? Mais cela devenait absurde, puisqu’il n’y avait pas d’aliments dans l’intestin. Comme on le voit, la raison repoussait ce déterminisme absurde et irrationnel dans l’état actuel de nos connaissances. C’est pourquoi je cherchais où pouvait se trouver la raison de ce fait incompréhensible, et je finis par voir qu’il y avait une cause d’erreur, et que ces chylifères provenaient de ce que l’éther dissolvait l’huile qui graissait le piston de la seringue avec laquelle je l’injectais dans l’estomac ; de sorte qu’en injectant l’éther avec une pipette de verre au lieu d’une seringue, il n’y avait plus de chylifères. C’est donc l’irrationalisme du fait qui m’a conduit à voir à priori qu’il devait être faux et qu’il ne pouvait servir de base à un raisonnement scientifique. Sans cela, je n’aurais pas trouvé cette singulière cause d’erreur, qui résidait dans le piston d’une seringue. Mais cette cause d’erreur reconnue, tout s’expliqua, et le fait devient rationnel, en ce sens que les chylifères s’étaient produits là par l’absorption de la graisse, comme toujours ; seulement l’éther activait cette absorption et rendait le phénomène plus apparent.
Deuxième exemple. — Il avait été vu par des expérimentateurs habiles et exacts[7] que le venin du crapaud empoisonne très rapidement les grenouilles et d’autres animaux, tandis qu’il n’a aucun effet sur le crapaud lui-même. En effet, voici l’expérience bien simple qui semble le prouver : si l’on prend sur le bout d’une lancette du venin des parotides d’un crapaud de nos contrées et qu’on insinue ce venin sous la peau d’une grenouille ou d’un oiseau, on voit bientôt périr ces animaux, tandis que, si l’on a introduit la même quantité de venin sous la peau d’un crapaud à peu près du même volume, ce dernier n’en meurt pas et n’en éprouve même aucun effet. C’est là encore un fait brut qui ne pouvait devenir scientifique qu’à la condition de savoir comment ce venin agit sur la grenouille et pourquoi ce venin n’agit pas sur le crapaud. Il fallait nécessairement pour cela étudier le mécanisme de la mort, car il aurait pu se rencontrer des circonstances particulières qui eussent expliqué la différence des résultats sur la grenouille et sur le crapaud. C’est ainsi qu’il y a une disposition particulière des naseaux et de l’épiglotte qui explique très bien par exemple pourquoi la section des deux faciaux est mortelle chez le cheval et ne l’est pas chez les autres animaux. Mais ce fait exceptionnel reste néanmoins rationnel ; il confirme la règle, comme on dit, en ce qu’il ne change rien au fond de la paralysie nerveuse qui est identique chez tous les animaux. Il n’en fut pas ainsi pour le cas qui nous occupe ; l’étude du mécanisme de la mort par le venin de crapaud amena à cette conclusion, que le venin de crapaud tue en arrêtant le cœur des grenouilles, tandis qu’il n’agit pas sur le cœur du crapaud. Or, pour être logique, il fallait nécessairement admettre que les fibres musculaires du cœur du crapaud sont d’une autre nature que celles du cœur de la grenouille, puisqu’un poison qui agit sur les unes n’agit pas sur les autres. Cela devenait impossible ; car admettre que des éléments organiques identiques quant à leur structure et à leurs propriétés physiologiques, cessent d’être identiques devant une action toxique identique, ce serait prouver qu’il n’y a pas de déterminisme nécessaire dans les phénomènes, et dès lors la science se trouverait niée par ce fait. C’est en vertu de ces idées que j’ai repoussé fait mentionné ci-dessus comme irrationnel et que j’ai voulu répéter des expériences, bien que je ne doutasse pas de leur exactitude, comme fait brut. J’ai vu alors[8] que le venin du crapaud tue la grenouille très facilement avec une dose qui est de beaucoup insuffisante pour le crapaud, mais que celui-ci s’empoisonne néanmoins si l’on augmente assez la dose. De sorte que la différence signalée se réduisait à une question de quantité et n’avait plus la signification contradictoire qu’on pouvait lui donner. C’est donc encore l’irrationalisme du fait qui a porté à lui donner une autre signification.
Nous venons de voir que notre raison nous oblige à repousser des faits qui ont une apparence indéterminée et nous porte à les critiquer afin de leur trouver un sens rationnel avant de les introduire dans le raisonnement expérimental. Mais comme la critique, ainsi que nous l’avons dit, repose à la fois sur la raison et sur le doute philosophique, il en résulte qu’il ne suffit pas qu’un fait expérimental se présente avec une apparence simple et logique pour que nous l’admettions, mais nous devons encore douter et voir par une contre-expérience si cette apparence rationnelle n’est pas trompeuse. Ce précepte est de rigueur absolue, surtout dans les sciences médicales qui, à raison de leur complexité, recèlent davantage de causes d’erreurs. J’ai donné ailleurs (p. 97) le caractère expérimental de la contre-épreuve, je n’y reviendrai pas ; je veux seulement faire remarquer ici que, lors même qu’un fait paraît logique, c’est-à-dire rationnel, cela ne saurait jamais suffire pour nous dispenser de faire la contre-épreuve ou la contre-expérience, de sorte que je considérerai ce précepte comme une sorte de consigne qu’il faut suivre aveuglément même dans les cas qui paraissent les plus clairs et les plus rationnels. Je vais citer deux exemples qui montreront la nécessité d’exécuter toujours et quand même cette consigne de l’expérience comparative.
Premier exemple. — J’ai expliqué précédemment (p. 288) comment je fus autrefois conduit à étudier le rôle du sucre dans la nutrition, et à rechercher le mécanisme de la destruction de ce principe alimentaire dans l’organisme. Il fallait, pour résoudre la question, rechercher le sucre dans le sang et le poursuivre dans les vaisseaux intestinaux qui l’avaient absorbé, jusqu’à ce qu’on pût constater le lieu de sa disparition. Pour réaliser mon expérience, je donnai à un chien une soupe au lait sucrée ; puis je sacrifiai l’animal en digestion, et je trouvai que le sang des vaisseaux sus-hépatiques, qui représente le sang total des organes intestinaux et du foie, renfermait du sucre. Il était tout naturel et, comme on dit, logique, de penser que ce sucre trouvé dans les veines sus-hépatiques était celui que j’avais donné à l’animal dans sa soupe. Je suis certain même que plus d’un expérimentateur s’en serait tenu là et aurait considéré comme superflu, sinon comme ridicule, de faire une expérience comparative. Cependant, je fis l’expérience comparative, parce que j’étais convaincu par principe de sa nécessité absolue : ce qui veut dire que je suis convaincu qu’en physiologie il faut toujours douter, même dans les cas où le doute semble le moins permis. Cependant je dois ajouter qu’ici l’expérience comparative était encore commandée par cette autre circonstance que j’employais, pour déceler le sucre, la réduction des sels de cuivre dans la potasse. C’est en effet là un caractère empirique du sucre, qui pouvait être donné par des substances encore inconnues de l’économie. Mais, je le répète, même sans cela il eût fallu faire l’expérience comparative comme une consigne expérimentale ; car ce cas même prouve qu’on ne saurait jamais prévoir quelle peut en être l’importance.
Je pris donc par comparaison avec le chien à la soupe sucrée un autre chien auquel je donnai de la viande à manger, en ayant soin qu’il n’entrât d’ailleurs aucune matière sucrée ou amidonnée dans son alimentation, puis je sacrifiai cet animal pendant la digestion, et j’examinai comparativement le sang de ses veines sus-hépatiques. Mais mon étonnement fut grand quand je constatai que ce sang contenait également du sucre chez l’animal qui n’en avait pas mangé.
On voit donc qu’ici l’expérience comparative m’a conduit à la découverte de la présence constante du sucre dans le sang des veines sus-hépatiques des animaux, quelle que soit leur alimentation. On conçoit qu’alors abandonnai toutes mes hypothèses sur la destruction du sucre pour suivre ce fait nouveau et inattendu. Je mis d’abord son existence hors de doute par des expériences répétées, et je constatai que chez les animaux à jeun, le sucre existait aussi dans le sang. Tel fut le début de mes recherches sur la glycogénie animale. Elles eurent pour origine, ainsi qu’on le voit, une expérience comparative faite dans un cas où l’on aurait pu s’en croire dispensé. Mais s’il y a des avantages attachés à l’expérience comparative, il y a nécessairement aussi des inconvénients à ne pas la pratiquer. C’est ce que prouve l’exemple suivant.
Deuxième exemple. — Magendie fit autrefois des recherches sur les usages du liquide céphalo-rachidien, et il fut amené à conclure que la soustraction du liquide céphalo-rachidien entraîne chez les animaux une sorte de titubation et un désordre caractéristique dans les mouvements. En effet, si, après avoir mis à découvert la membrane occipito-atloïdienne, on la perce pour faire écouler le liquide céphalo-rachidien, on remarque que l’animal est pris de désordres moteurs spéciaux. Rien ne semblait plus naturel et plus simple que d’attribuer cette influence sur les mouvements à la soustraction du liquide céphalo-rachidien, cependant c’était une erreur, et Magendie m’a raconté comment un autre expérimentateur fut amené par hasard à le trouver. Cet expérimentateur fut interrompu dans son expérience au moment où, ayant coupé les muscles de la nuque, il venait de mettre la membrane occipito-atloïdienne à nu, mais sans l’avoir encore percée pour faire évacuer le liquide céphalorachidien. Or, l’expérimentateur vit, en revenant continuer son expérience, que cette simple opération préliminaire avait produit la même titubation, quoique le liquide céphalo-rachidien n’eût pas été soustrait. On avait donc attribué à la soustraction du liquide céphalo-rachidien ce qui n’était que le fait de la section des muscles de la nuque. Évidemment l’expérience comparative eût résolu la difficulté. Il aurait fallu, dans ce cas, mettre, ainsi que nous l’avons dit, deux animaux dans les mêmes conditions moins une, c’est-à-dire mettre la membrane occipito-atloïdienne à nu chez deux animaux, et ne la piquer, pour faire écouler le liquide, que chez l’un d’eux ; alors on aurait pu juger par comparaison et préciser ainsi la part exacte de la soustraction du liquide céphalo-rachidien dans les désordres de la myotilité. Je pourrais citer un grand nombre d’erreurs arrivées à des expérimentateurs habiles pour avoir négligé le précepte de l’expérience comparative. Seulement, comme il est souvent difficile, ainsi que l’ont prouvé les exemples que j’ai cités, de savoir d’avance si l’expérience comparative sera nécessaire ou non, je répète qu’il faut, pour éviter tout embarras, admettre l’expérience comparative comme une véritable consigne devant être exécutée même quand elle est inutile, afin de ne pas en manquer quand elle est nécessaire. L’expérience comparative aura lieu tantôt sur deux animaux, comme nous l’avons dit dans le cas précédent, tantôt, pour être plus exacte, elle devra porter sur deux organes similaires d’un même animal. C’est ainsi que, voulant autrefois juger de l’influence de certaines substances sur la production de la matière glycogène dans le foie, je n’ai jamais pu trouver deux animaux comparables sous ce rapport, même en les mettant dans des conditions alimentaires exactement semblables, c’est-à-dire à jeun pendant le même nombre de jours. Les animaux, suivant leur âge, leur sexe, leur embonpoint, etc., supportent plus ou moins l’abstinence et détruisent plus ou moins de matière glycogène, de sorte que je n’étais jamais sûr que les différences trouvées fussent le résultat de la différence d’alimentation. Pour enlever cette cause d’erreur, je fus obligé de faire l’expérience complète sur le même animal en lui enlevant préalablement un morceau de foie, avant l’injection alimentaire et un autre après. De même quand il s’agit aussi de voir l’influence de la contraction sur la respiration musculaire chez la grenouille, il est nécessaire de comparer les deux membres d’un même animal parce que, dans ce cas, deux grenouilles ne sont pas toujours comparables entre elles.
J’ai dit, au commencement de ce chapitre, que l’on était souvent illusionné par une valeur trompeuse que l’on donne aux mots. Je désire expliquer ma pensée par des exemples :
Premier exemple. — En 1845, je faisais à la Société philomathique une communication dans laquelle je discutais des expériences de Brodie et de Magendie sur la ligature du canal cholédoque, et je montrais que les résultats différents que ces expérimentateurs avaient obtenus tenaient à ce que l’un, ayant opéré sur des chiens, avait lié le canal cholédoque seul, tandis que l’autre, ayant opéré sur des chats, avait compris sans s’en douter, dans sa ligature, à la fois le canal cholédoque et un conduit pancréatique. Je donnais ainsi la raison de la différence des résultats obtenus, et je concluais qu’en physiologie comme ailleurs, les expériences peuvent être rigoureuses et fournir des résultats identiques toutes les fois que l’on opère dans des conditions exactement semblables.
À ce propos, un membre de la Société, Gerdy, chirurgien de la Charité, professeur à la Faculté de médecine et connu par divers ouvrages de chirurgie et de physiologie, demanda la parole pour attaquer mes conclusions. « L’explication anatomique que vous donnez, me dit-il, des expériences de Brodie et de Magendie est juste, mais je n’admets pas la conclusion générale que vous en tirez. En effet, vous dites qu’en physiologie les résultats des expériences sont identiques quand on opère dans des conditions identiques ; je nie qu’il en soit ainsi. Cette conclusion serait exacte pour la nature brute, mais elle ne saurait être vraie pour la nature vivante. Toutes les fois, ajouta-t-il, que la vie intervient dans les phénomènes, on a beau être dans des conditions identiques, les résultats peuvent être différents. » Comme preuve de son opinion, Gerdy cita des cas d’individus atteints de la même maladie auxquels il avait administré les mêmes médicaments et chez lesquels les résultats avaient été différents. Il rappela aussi des cas d’opérations semblables faites pour les mêmes maladies, mais suivies de guérison dans un cas et de mort dans l’autre. Toutes ces différences tenaient, suivant lui, à ce que la vie modifie par elle-même les résultats, quoique les conditions de l’expérience aient été les mêmes ; ce qui ne pouvait pas arriver, pensait-il, pour les phénomènes des corps bruts, dans lesquels la vie n’intervient pas. Dans la Société philomathique, ces idées trouvèrent immédiatement une opposition générale. Tout le monde fit remarquer à Gerdy que ses opinions n’étaient rien moins que la négation de la science biologique et qu’il se faisait complètement illusion sur l’identité des conditions dans les cas dont il parlait, en ce sens que les maladies qu’il regardait comme semblables et identiques ne l’étaient pas du tout, et qu’il rapportait à l’influence de la vie ce qui devait être mis sur le compte de notre ignorance dans des phénomènes aussi complexes que ceux de la pathologie. Gerdy persista à soutenir que la vie avait pour effet de modifier les phénomènes de manière à les faire différer, chez les divers individus, lors même que les conditions dans lesquelles ils s’accomplissaient étaient identiques. Gerdy croyait que la vitalité de l’un n’était pas la vitalité de l’autre, et que par suite il devait exister entre les individus des différences qu’il était impossible de déterminer. Il ne voulut pas abandonner son idée, il se retrancha dans le mot de vitalité, et l’on ne put lui faire comprendre que ce n’était là qu’un mot vide de sens qui ne répondait à rien, et que dire qu’une chose était due à la vitalité, c’était dire qu’elle était inconnue.
En effet, on est très souvent la dupe de ce mirage des mots vie, mort, santé, maladie, idiosyncrasie. On croit avoir donné une explication quand on a dit qu’un phénomène est dû à l’influence vitale, à l’influence morbide ou à l’idiosyncrasie individuelle. Cependant il faut bien savoir que, quand nous disons phénomène vital, cela ne veut rien dire, si ce n’est que c’est un phénomène propre aux êtres vivants dont nous ignorons encore la cause, car je pense que tout phénomène appelé vital aujourd’hui devra tôt ou tard être ramené à des propriétés définies de la matière organisée ou organique. On peut sans doute employer l’expression de vitalité, comme les chimistes emploient le mot d’affinité, mais en sachant qu’au fond il n’y a que des phénomènes et des conditions de phénomènes qu’il faut connaître ; quand la condition du phénomène sera connue, alors les forces vitales ou minérales occultes disparaîtront.
Sur ce point, je suis très heureux d’être en parfaite harmonie d’idées avec mon confrère et ami M. Henri Sainte-Claire Deville. C’est ce qu’on verra dans les paroles suivantes prononcées par M. Sainte-Claire Deville en exposant devant la Société chimique de Paris ses belles découvertes sur les effets des hautes températures[9].
« Il ne faut pas se dissimuler que l’étude des causes premières dans les phénomènes que nous observons et que nous mesurons présente en elle un danger sérieux. Échappant à toute définition précise et indépendante des faits particuliers, elles nous amènent bien plus souvent que nous ne le pensons à commettre de véritables pétitions de principes, et à nous contenter d’explications spécieuses qui ne peuvent résister à une critique sévère. L’affinité principalement, définie comme la force qui préside aux combinaisons chimiques, a été pendant longtemps et est encore une cause occulte, une sorte d’archée à laquelle on rapporte tous les faits incompris et qu’on considère dès lors comme expliqués, tandis qu’ils ne sont souvent que classés et souvent même mal classés : de même on attribue à la force catalytique[10] une multitude de phénomènes fort obscurs et qui, selon moi, le deviennent davantage lorsqu’on les rapporte en bloc à une cause entièrement inconnue. Certainement on a cru les ranger dans une même catégorie quand on leur a donné le même nom. Mais la légitimité de cette classification n’a même pas été démontrée. Qu’y a-t-il, en effet, de plus arbitraire que de placer les uns à côté des autres les phénomènes catalytiques qui dépendent de l’action ou de la présence de la mousse de platine et de l’acide sulfurique concentré, quand le platine ou l’acide ne sont pas, pour ainsi dire, partie prenante dans l’opération ? Ces phénomènes seront peut-être expliqués plus tard d’une manière essentiellement différente, suivant qu’ils auront été produits sous l’influence d’une matière poreuse comme la mousse de platine, ou sous l’influence d’un agent chimique très énergique comme l’acide sulfurique concentré.
Il faut donc laisser de côté dans nos études toutes ces forces inconnues auxquelles on n’a recours que parce qu’on n’en a pas mesuré les effets. Au contraire, toute notre attention doit être portée sur l’observation et la détermination numérique de ces effets, lesquels sont seuls à notre portée. On établit par ce travail leurs différences et leurs analogies et une lumière nouvelle résulte de ces comparaisons et de ces mesures.
Ainsi la chaleur et l’affinité sont constamment en présence dans nos théories chimiques. L’affinité nous échappe entièrement et nous lui attribuons cependant la combinaison qui serait l’effet de cette cause inconnue. Étudions simplement les circonstances physiques qui accompagnent la combinaison, et nous verrons combien de phénomènes mesurables, combien de rapprochements curieux s’offrent à nous à chaque instant. La chaleur détruit, dit-on, l’affinité. Étudions avec persistance la décomposition des corps sous l’influence de la chaleur estimée en quantité ou travail, température ou force vive : nous verrons de suite combien cette étude est fructueuse et indépendante de toute hypothèse, de toute force inconnue, inconnue même au point de vue de l’espèce d’unités à laquelle il faut rapporter sa mesure exacte ou approchée. C’est en ce sens surtout que l’affinité, considérée comme force, est une cause occulte, à moins qu’elle ne soit simplement l’expression d’une qualité de la matière. Dans ce cas elle servirait simplement à désigner le fait que telles ou telles substances peuvent ou ne peuvent pas se combiner dans telles ou telles circonstances définies. »
Quand un phénomène qui a lieu en dehors du corps vivant ne se passe pas dans l’organisme, ce n’est pas parce qu’il y a là une entité appelée la vie qui empêche le phénomène d’avoir lieu, mais c’est parce que la condition du phénomène ne se rencontre pas dans le corps comme au-dehors. C’est ainsi qu’on a pu dire que la vie empêche la fibrine de se coaguler dans les vaisseaux chez un animal vivant, tandis que, en dehors des vaisseaux la fibrine se coagule, parce que la vie n’agit plus sur elle. Il n’en est rien ; il faut certaines conditions physicochimiques pour faire coaguler la fibrine ; elles sont plus difficiles à réaliser sur le vivant, mais elles peuvent cependant s’y rencontrer, et, dès qu’elles se montrent, la fibrine se coagule aussi bien dans l’organisme qu’au dehors. La vie qu’on invoquait n’est donc qu’une condition physique qui existe ou qui n’existe pas. J’ai montré que le sucre se produit en plus grande abondance dans le foie après la mort que pendant la vie ; il est des physiologistes qui en ont conclu que la vie avait une influence sur la formation du sucre dans le foie ; ils ont dit que la vie empêchait cette formation et que la mort la favorisait. Ce sont là des opinions vitales qu’on est surpris d’entendre à notre époque et qu’on est étonné de voir être soutenues par des hommes qui se piquent d’appliquer l’exactitude des sciences physiques à la physiologie et à la médecine. Je montrerai plus tard que ce ne sont encore là que des conditions physiques qui sont présentes ou absentes, mais il n’y a rien autre chose de réel ; car encore une fois, au fond de toutes ces explications il n’y a que les conditions ou le déterminisme des phénomènes à trouver.
En résumé, il faut savoir que les mots que nous employons pour exprimer les phénomènes, quand nous ignorons leurs causes, ne sont rien par eux-mêmes, et que, dès que nous leur accordons une valeur dans la critique ou dans les discussions, nous sortons de l’expérience et nous tombons dans la scolastique. Dans les discussions ou dans les explications de phénomènes, il faut toujours bien se garder de sortir de l’observation et de substituer un mot à la place du fait. On est même très souvent attaquable uniquement parce qu’on est sorti du fait et qu’on a conclu par un mot qui va au-delà de ce qui a été observé. L’exemple suivant le prouvera clairement.
Deuxième exemple. — Lorsque je fis mes recherches sur le suc pancréatique, je constatai que ce fluide renferme une matière spéciale, la pancréatine, qui a les caractères mixtes de l’albumine et de la caséine. Cette matière se rapproche de l’albumine en ce qu’elle est coagulable par la chaleur, mais elle diffère en ce que, comme la caséine, elle est précipitable par le sulfate de magnésie. Avant moi, Magendie avait fait des expériences sur le suc pancréatique et il avait dit, d’après ses essais, que le suc pancréatique est un liquide qui contient de l’albumine, tandis que moi, je concluais, d’après mes recherches, que le suc pancréatique ne renfermait pas d’albumine, mais contenait de la pancréatine, qui est une matière distincte de l’albumine. Je montrai mes expériences à Magendie en lui faisant remarquer que nous étions en désaccord sur la conclusion, mais que nous étions cependant d’accord sur le fait que le suc pancréatique était coagulable par la chaleur ; mais seulement il y avait d’autres caractères nouveaux que j’avais vus qui m’empêchaient de conclure à la présence de l’albumine. Magendie me répondit : « Cette dissidence entre nous vient de ce que j’ai conclu plus que je n’ai vu ; si j’avais dit simplement : Le suc pancréatique est un liquide coagulable par la chaleur, je serais resté dans le fait et j’aurais été inattaquable. » Cet exemple que j’ai toujours retenu me paraît bien fait pour montrer combien peu il faut attacher de valeur aux mots en dehors des faits qu’ils représentent. Ainsi le mot albumine ne signifie rien par lui-même ; il nous rappelle seulement des caractères et des phénomènes. En étendant cet exemple à la médecine, nous verrions qu’il en est de même et que les mots fièvre, inflammation, et les noms des maladies en général, n’ont aucune signification par eux-mêmes.
Quand on crée un mot pour caractériser un phénomène, on s’entend en général à ce moment sur l’idée qu’on veut lui faire exprimer et sur la signification exacte qu’on lui donne, mais plus tard, par les progrès de la science, le sens du mot change pour les uns, tandis que pour les autres le mot reste dans le langage avec sa signification primitive. Il en résulte alors une discordance qui, souvent, est telle, que des hommes, en employant le même mot, expriment des idées très différentes. Notre langage n’est en effet qu’approximatif, et il est si peu précis, même dans les sciences, que, si l’on perd des phénomènes de vue pour s’attacher aux mots, on est bien vite en dehors de la réalité. On ne peut alors que nuire à la science quand on discute pour conserver un mot qui n’est plus qu’une cause d’erreur, en ce sens qu’il n’exprime plus la même idée pour tous. Concluons donc qu’il faut toujours s’attacher aux phénomènes et ne voir dans le mot qu’une expression vide de sens si les phénomènes qu’il doit représenter ne sont pas déterminés ou s’ils viennent à manquer.
L’esprit a naturellement des tendances systématiques, et c’est pour cela que l’on cherche à s’accorder plutôt sur les mots que sur les choses. C’est une mauvaise direction dans la critique expérimentale qui embrouille les questions et fait croire à des dissidences qui, le plus souvent, n’existent que dans la manière dont on interprète les phénomènes au lieu de porter sur l’existence des faits et sur leur importance réelle. Comme tous ceux qui ont eu le bonheur d’introduire dans la science des faits inattendus ou des idées nouvelles, j’ai été et je suis encore l’objet de beaucoup de critiques. Je n’ai point répondu jusqu’ici à mes contradicteurs parce que, ayant toujours des travaux à poursuivre, le temps et l’occasion m’ont manqué ; mais dans la suite de cet ouvrage l’opportunité se présentera tout naturellement de faire cet examen, et en appliquant les principes de critique expérimentale que nous avons indiqués dans les paragraphes précédents, il nous sera facile de juger toutes ses critiques. Nous dirons seulement, en attendant, qu’il y a toujours deux choses essentielles à distinguer dans la critique expérimentale : le fait d’expérience et son interprétation. La science exige avant tout qu’on s’accorde sur le fait parce que c’est lui qui constitue la base sur laquelle on doit raisonner. Quant aux interprétations et aux idées, elles peuvent varier, et c’est même un bien qu’elles soient discutées, parce que ces discussions portent à faire d’autres recherches et à entreprendre de nouvelles expériences. Il s’agira donc de ne jamais perdre de vue en physiologie les principes de la vraie critique scientifique et de n’y jamais mêler aucune personnalité ni aucun artifice. Parmi les artifices de la critique, il en est beaucoup dont nous n’avons pas à nous occuper parce qu’ils sont extra-scientifiques, mais il en est un cependant qu’il faut signaler. C’est celui qui consiste à ne relever dans un travail que ce qu’il y a d’attaquable et de défectueux en négligeant ou en dissimulant ce qu’il y a de bon et d’important. Ce procédé est celui d’une fausse critique. En science, le mot de critique n’est point synonyme de dénigrement ; critiquer signifie rechercher la vérité en séparant ce qui est vrai de ce qui est faux, en distinguant ce qui est bon de ce qui est mauvais. Cette critique, en même temps qu’elle est juste pour le savant, est la seule qui soit profitable pour la science. C’est ce qu’il nous sera facile de démontrer par la suite dans les exemples particuliers dont nous aurons à faire mention.
- ↑ F. A. Longet, Recherches cliniques et expérimentales sur les fonctions des faisceaux de la moelle épinière et des racines des nerfs rachidiens, précédées d’un Examen historique et critique des expériences faites sur ces organes depuis sir Ch. Bell, et suivies d’autres recherches sur diverses parties du système nerveux (Archives générales de médecine, 1841, 3e série, t. X, p. 296, et t. XI, p. 129).
- ↑ Longet, Comptes rendus de l’Académie des sciences, t. VIII, p. 787, 3 et 10 juin. Comptes rendus de l’Académie des sciences, 4 juin ; Gazette des hôpitaux, 13 et 18 juin 1839.
- ↑ Longet, loc. cit., p. 21.
- ↑ Claude Bernard, Leçons sur la physiologie et la pathologie du système nerveux, p. 32.
- ↑ Voy. Longet, Traité de physiologie, 1860, t. II, p. 177.
- ↑ Claude Bernard, Leçons sur les effets des substances toxiques et médicamenteuses, p. 428.
- ↑ Vulpian, Comptes rendus et Mémoires de la Société de biologie, 1854, p. 133 ; 1856, p. 125 ; 1858, 2e série, t. V, Paris, 1859, p. 113 ; 1864.
- ↑ Claude Bernard, Cours de pathologie expérimentale (Medical Times, 1860).
- ↑ H. Sainte-Claire Deville, Leçons sur la dissociation prononcées devant la Société chimique. Paris, 1866. Sous presse.
- ↑ Tout ceci est applicable aux forces inventées récemment, forces de dissolution, de diffusion, force cristallogénique, à toutes les forces particulières attractives et répulsives qu’on fait intervenir pour expliquer les phénomènes de caléfaction, de surfusion, les phénomènes électriques, etc.