Jean Chrysostome/Éloge de saint Paul

La bibliothèque libre.


Œuvres complètes
Traduction par M. Jeannin.
L. Guérin & Cie (3p. 333-365).

ÉLOGE DE SAINT PAUL.[modifier]

AVERTISSEMENT.[modifier]

Saint Chrysostome dit au commencement de l’homélie sur les Calendes : Dernièrement, tandis que je faisais l’éloge du bienheureux Paul, vous avez tressailli de joie comme si vous l’aviez vu lui-même présent devant vous. Je voulais revenir aujourd’hui encore sur le même sujet, etc, t. 2, p. 449. Quelques-uns ont cru qu’il s’agissait, dans ces paroles, de l’homélie sur la demande des enfants de Zébédée : c’est l’opinion d’Hermant. Tillemont y voit l’homélie sur le choix d’une épouse ; mais s’il pouvait être question dans ce passage d’une homélie isolée, on pourrait en nommer une foule d’autres ; l’éloge de saint Paul est un sujet que saint Chrysostome ne se lasse jamais de traiter, il y revient partout dans ses œuvres. Il nous semble donc que ces mots : Je voulais revenir aujourd’hui encore sur le même sujet, ne peuvent se rapporter qu’à une série d’instructions et désignent par conséquent les sept panégyriques de saint Paul. On ne peut douter qu’ils n’aient été prêchés à Antioche, puisque saint Chrysostome parle, dans le quatrième, de Daphné, qui était un faubourg de cette ville, et qu’il témoigne, dans le commencement du sixième, les avoir prêchés assez près les uns des autres. L’année de ces discours ne peut se fixer avec certitude. Nous en avons une traduction latine qu’on croit être d’Anianus le pélagien, natif de Célède, en Campanie, qui vivait au commencement du Ve siècle. Ce traducteur, en effet, donne au défenseur de la grue de Jésus-Christ, saint Augustin, les noms de manichéen et de traducien, noms que les pélagiens donnaient aux catholiques. On ne trouve dans aucun de ces panégyriques ce que Photius cite d’un discours de saint Chrysostome sur saint Paul.

PREMIÈRE HOMÉLIE.[modifier]

ANALYSE.[modifier]


Saint Paul a réuni dans un degré éminent tout ce qu’il y a de bon et de grand, non seulement parmi les hommes, mais encore parmi les anges. Il a toutes les vertus d’Abel, de Noé, d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, de Joseph, de Job, de Moïse, de David, d’Élie et de Jean-Baptiste et des anges.

1. Une prairie tout émaillée de vertus, un jardin spirituel, on peut le dire sans crainte, telle fut l’âme du bienheureux Paul ; à tant de fleurs de la divine grâce, il sut joindre une sagesse digne de cette grâce d’en haut. Ce fut un vase d’élection, il s’appliqua glorieusement à se purifier, l’abondance de l’Esprit lui versa tous ses dons. Et de cette source il fit jaillir pour nous des fleuves admirables, non pas quatre fleuves seulement, comme dans le paradis, mais d’innombrables courants d’eaux spirituelles qui coulent toujours, qui n’arrosent pas la terre, mais réveillent, dans les âmes humaines, la fécondité de la vertu. Quel discours ne serait pas au-dessous d’une telle perfection ? quel langage saurait rendre l’éloge égal à celui qu’il faut célébrer ? Toutes les vertus humaines réunies dans une seule âme, chacune de ces vertus au plus haut degré, non seulement les vertus humaines, mais celles des anges, quelle parole assez grande pour louer dignement cette grandeur ! Est-ce là une raison pour que nous nous taisions ? Non, c’est au contraire une raison, et une raison déterminante pour que nous parlions. Car c’est le plus grand sujet de louanges que la perfection de la vertu défie, surpasse toute louange, toute abondance oratoire, et notre défaite vaut mieux que tous les triomphes possibles de la parole. Par où commencer nos éloges ? Par où, sinon par démontrer ce que nous venons d’avancer, savoir, qu’il possède les vertus que l’on voit dans tous les hommes ? Car quelque grandeur qu’aient montrée, soit les prophètes, soit les patriarches, soit les justes, soit les apôtres, soit les martyrs, réunissez toutes ces vertus, Paul en sa personne les a reproduites toutes ensemble à un si haut degré de perfection que nul, en ce qu’il a de meilleur, ne peut rivaliser avec lui. Voyez, Abel a offert un sacrifice (Gen. 4,4) de là, la célébrité de son nom ; mais, si vous considérez le sacrifice de Paul, vous verrez qu’il est aussi supérieur à l’autre que le ciel est au-dessus de la terre. De quel sacrifice voulez-vous que je vous parle ? car un seul ne lui a pas suffi. Chaque jour il s’offrait lui-même en sacrifice (1Cor. 15,31), et il s’offrait doublement, mourant chaque jour, et promenant partout ce qui était frappé de mort en lui. (2Cor. 4,10) Sans cesse il faisait face aux dangers, il s’immolait volontairement, mortifiant en soi la nature de la chair, vraie victime sacrifiée à Dieu, ou plutôt victime bien préférable aux anciennes. Car il n’immolait ni génisses, ni brebis : c’était lui-même qu’il sacrifiait chaque jour, et doublement. De là, la confiance qui lui faisait dire : J’ai déjà reçu l’aspersion pour être sacrifié. (2Tim. 4,6) Cette aspersion veut dire qu’il a déjà répandu son propre sang.
Sachez bien qu’il ne lui suffit pas de ces sacrifices ; mais, après s’être entièrement consacré à Dieu, il lui fit encore une offrande des peuples, des continents, des mers ; planant sur les pays grecs, sur les pays barbares ; sur tout l’espace que le soleil embrasse, il volait comme un aigle, il volait partout, non en simple voyageur, mais arrachant les épines des péchés, répandant la parole de la piété, dissipant l’erreur, amenant la vérité ; des hommes, il faisait des anges, ou plutôt, des démons, il faisait des anges, et ces anges étaient des hommes. Aussi, près de son départ, après tant de sueurs et des trophées sans nombre, pour consoler ses disciples, il disait : Quand même je devrais répandre mon sang sur la victime et le sacrifice de votre foi, je m’en réjouirais, et je m’en conjouirais avec vous tous ; et vous devriez aussi vous en réjouir et vous en conjouir avec moi. (Phil. 2,17-18) Quelle victime pourrait donc égaler celle que Paul immola avec le glaive de l’Esprit, qu’il offrit sur l’autel érigé au plus haut des cieux ? Abel périt par la perversité, par la rage meurtrière de Caïn (Gen. 4,8) ; de là, la gloire d’Abel. Mais moi j’ai à vous montrer, des milliers de morts, autant de morts que ce bienheureux apôtre a passé de jours à publier le Seigneur. Et maintenant si vous voulez considérer la mort non plus seulement spirituelle mais réelle de saint Paul, vous remarquerez que si Abel fut tué par un frère qui n’avait en rien à se plaindre de lui, Paul fut égorgé par ceux qu’il voulait arracher à des maux sans nombre, pour qui il a enduré tout ce qu’il a souffert.
Noé fut un homme juste et parfait au milieu des hommes de son temps (Gen. 6,9), et il était sans égal parmi eux tous ; Paul fut sans égal parmi les hommes de tous les temps. Noé se sauva seul, avec ses enfants ; Paul, à son tour, vit le monde englouti sous un nouveau déluge beaucoup plus affreux que l’ancien ; il ne fit pas une arche avec des planches ; au lieu de planches il agença des épîtres ; mais il ne sauva pas deux, ou trois, ou cinq de ses parents, il sauva du péril l’univers entier qui s’abîmait dans les flots. Son arche n’était pas réduite à ne parcourir qu’un seul lieu, elle comprenait la terre jusqu’à ses dernières limites, et alors, et maintenant encore, Paul nous fait tous entrer dans cette arche construite pour sauver les foules, qui transforme des insensés plus dépourvus de raison que les animaux, qui en fait des êtres dignes de rivaliser avec les puissances d’en haut, victoire de l’arche nouvelle sur celle d’autrefois. Celle-là reçut un corbeau, et laissa sortir un corbeau ; elle reçut un loup, et n’en adoucit pas la férocité : Paul fit mieux ; il reçut des loups, il en fit des brebis ; les éperviers, les geais, il les transforma en colombes ; tout ce qui était déraison et férocité, il le chassa de la nature humaine, il y substitua la douceur de l’Esprit, et maintenant encore flotte sur les ondes l’arche qui ne se brise pas. C’est que pour fendre de pareilles planches les orages de la perversité n’ont pas de puissance : c’est l’arche qui domine les flots qu’elle sillonne, et l’arche fait taire la tempête ; et cela est juste, car ce n’est ni le bitume, ni la poix qui joignent les planches, c’est l’Esprit-Saint.
Voyez Abraham maintenant, tous l’admirent ; quand il entendit ces paroles : Sortez de votre pays, de votre parenté (Gen. 12,4), il quitta patrie, demeure, amis, parents : l’ordre de Dieu fut tout pour lui. Et nous aussi, sachez-le bien, nous admirons cette obéissance. Mais qui pourrait se comparer à Paul ? Ce n’est pas seulement sa patrie, et sa demeure, et ses parents qu’il abandonna, mais le monde lui-même pour Jésus ; bien plus, il dédaigna le ciel même, et le ciel du ciel, et il ne recherchait qu’une seule chose, l’amour de Jésus. Entendez-le lui-même qui vous le montre, qui vous le dit : Ni les choses présentes, ni les choses à venir, ni ce qu’il y a de plus haut, ni ce qu’il y a de plus profond ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu. (Rom. 8,38, 39) Abraham, dira-t-on, se précipitant dans les dangers, arracha son neveu aux ennemis !
Mais Paul ne sauva pas seulement son neveu, ni trois et cinq villes, mais la terre tout entière, et il ne l’arracha pas aux barbares, mais aux démons mêmes, affrontant chaque jour des dangers sans nombre, et, au prix de ses morts particulières, procurant aux autres une sûreté entière. Mais la perfection de la vertu, la couronne de la sagesse est à celui qui a sacrifié son fils ? Eh bien ! ici encore, nous trouverons que le premier rang appartient à Paul, car ce n’est pas son fils, c’est lui-même qu’il a plus, de mille fois sacrifié, comme je viens déjà de le dire. Qu’admire-t-on dans Isaac ? Entre beaucoup de vertus, sa patience : il creusait des puits, on le chassait de ses possessions (Gen. 26,15, 18, 20, 22), il ne résistait pas ; à mesure qu’on remplissait les puits, il passait dans un autre lieu ; il ne se précipitait pas, avec tous les siens, sur ceux qui le tourmentaient : il se retirait, il abandonnait partout les terres qui étaient à lui, pour satisfaire la cupidité de ses ennemis. Mais Paul ne vit pas seulement des puits, mais son propre corps recouvert de pierres amoncelées ; ii ne se retirait pas comme Isaac ; il allait à ceux qui le lapidaient, il voulait, à toute force, les enlever au ciel avec lui. Plus cette source de grâce était obstruée, plus vive elle jaillissait, plus elle versait de ces eaux qui donnent la patience. Mais son fils, mais Jacob est admiré pour sa force d’âme dans l’Écriture ? Eh ! quelle âme de diamant pourrait égaler la patience de Paul ? Ce n’est pas un esclavage de quatorze ans, mais égal à la durée de sa vie entière, qu’il endura pour l’épouse du Christ : il ne fut pas brûlé seulement par la chaleur du jour, par la glace de la nuit, mais il endura mille fois les neiges, les pluies, les grêles de la tribulation, un jour les coups de fouet, un jour les pierres tombant sur tous ses membres, un autre jour encore les bêtes féroces qu’il fallait combattre, une autre fois les flots ; et nuit et jour, la faim, le froid ; et partout, au prix de mille combats, il arrachait (2Cor. 11,23-33) les brebis à la gueule du démon. Mais Joseph fut la pureté même ! J’aurais peur du ridicule, si je célébrais par là celui qui se crucifia lui-même pour le monde (Gal. VI, 14), et qui ne regardait pas seulement ce que les corps ont de séduisant, mais toutes les choses humaines du même œil que nous voyons la poussière et la cendre ; qui était comme un mort insensible en présence d’un mort. Exact, attentif à réprimer tous les bonds de la nature vicieuse, jamais il n’éprouva, en quelque circonstance que ce fût, une seule de ces défaillances auxquelles est si sujette la fragilité humaine.
Job frappe tous les hommes d’admiration ? C’est avec raison qu’on admire ce grand athlète, comparable à Paul par la patience, par la pureté de sa vie, par le témoignage qu’il rendit à Dieu, par la bravoure qu’il déploya dans des luttes fameuses, par l’admirable victoire qui couronna ces combats. Mais les combats de Paul ne durèrent pas seulement plusieurs mois, ils durèrent un nombre d’années ; il n’essuyait pas avec des tessons l’humeur qui sortait corrompue de ses membres, il ne restait pas étendu sur le fumier, mais il s’attaquait à la gueule du lion spirituel, et mille et mille fois luttant contre les tentations, il était plus solide qu’un roc ; ce ne furent pas seulement trois amis, ou quatre, mais tous qui l’insultèrent, infidèles et faux frères, le conspuant, l’outrageant. Mais l’hospitalité de Job était magnifique ainsi que son souci des pauvres ? Nous nous garderons bien de le nier, mais nous trouverons tout cela aussi inférieur aux vertus de Paul, que le corps est au-dessous de l’âme. Ce que Job faisait pour les corps infirmes, Paul le pratiquait pour les âmes malades, redressant tous les esprits boiteux, revêtant les pauvres intelligences nues de la robe de la sagesse. Et, à ne considérer que les bienfaits mêmes qui s’adressent aux corps, Paul avait toute la supériorité qui élève l’affamé et le pauvre secourant l’indigence, au-dessus du riche qui donne de son superflu ; la demeure de Job était ouverte à tout venant, l’âme de Paul s’épanouissait pour la terre entière, et il faisait accueil à la foule des peuples. De là ses paroles : Mes entrailles ne sont pas resserrées pour vous, mais les vôtres le sont pour moi. (2Cor. 6,12) Job avait des troupeaux innombrables de bœufs et de brebis, et il était libéral envers les pauvres ; Paul ne possédant rien que son corps, y trouvait de quoi subvenir aux besoins des indigents ; de là ses paroles : Ces mains ont fourni, à moi, et à ceux qui étaient avec moi, tout ce qui nous était nécessaire. (Act. 20,34) Le travail de ses mains était un revenu qu’il attribuait aux pauvres et aux malheureux qui avaient faim. Mais les vers et les blessures causaient à Job de cruelles, d’insupportables douleurs ? J’en conviens ; mais si vous y comparez les coups de fouet que Paul reçut pendant tant d’années, et la faim continuelle, et la nudité, et les fers, et la prison, et les dangers, et les complots formés contre lui par ses proches, par les étrangers, par les tyrans, par la terre entière, ajoutez-y des souffrances plus amères encore, j’entends les douleurs éprouvées pour ceux qui tombent, l’inquiétude pour toutes les Églises, le feu qui le brûlait toutes les fois qu’il y avait un scandale, vous verrez que l’âme qui endurait tout cela était plus solide qu’un rocher, avait une force à triompher du fer et du diamant. Ce que Job souffrit dans son corps, l’âme de Paul eut à le supporter, et tous les vers de Job le torturaient moins cruellement que la vue des scandales ne faisait l’âme du bienheureux apôtre. De là, les sources de larmes qui jaillissaient continuellement de ses yeux, non seulement pendant les heures du jour, mais de la nuit, et il n’est pas de femme, en proie aux douleurs de l’enfantement, qui soit plus douloureusement déchirée qu’il ne l’était. Aussi disait-il : Mes petits enfants, pour qui je sens de nouveau les douleurs de l’enfantement. (Gal. 4,19) Quel est encore, après Job celui qu’on admirera ? Moïse, assurément. Mais celui-là aussi voit Paul bien au-dessus de lui. Entre tant de grandes vertus, ce qu’il y a, dans cette âme si sainte de Moïse, qui l’élève surtout, sa couronne, c’est d’avoir voulu être effacé du livre de Dieu pour le salut des Juifs. (Ex. 32,32) Mais Moïse voulut périr avec les autres ? Paul pour les autres ; non pas avec les autres, mais, les autres étant sauvés, Paul consentit à déchoir de la gloire éternelle ; Moïse lutta contre Pharaon ? mais Paul combattait chaque jour contre le démon ; l’un supportait toutes ses fatigues dans l’intérêt d’un seul peuple ; l’autre, dans l’intérêt de la terre entière, endurait les plus durs labeurs, se couvrait, non seulement de sueur mais, au lieu de sueur, du sang qui ruisselait de tout son corps ; il ne parcourait pas seulement les pays habités, mais les lieux sans habitants ; non seulement la Grèce, mais les contrées des Barbares.
Je pourrais faire paraître devant vous et Josué et Samuel, et les autres prophètes ; mais, pour ne pas trop étendre ce discours, n’abordons que les principaux ; car si Paul se montre évidemment au-dessus d’eux, il n’y a plus aucun moyen de douter de sa supériorité sur les autres. Quels sont les principaux d’entre les prophètes ?
Après ceux dont nous avons parlé, quels sont-ils, si ce n’est David, Élie, Jean, l’un précurseur du premier avènement, l’autre, du second avènement du Seigneur et pour cela nommés Élie l’un et l’autre ? Qu’est-ce qui distingue David ? Son humilité et son amour de Dieu. Mais à ce double titre, qui est supérieur à Paul, qui ne reste pas au-dessous de lui ? Qu’est-ce qu’Élie a d’admirable ? D’avoir fermé le ciel, amené la famine, fait descendre le feu ? Je ne le pense pas : admirons en lui son amour pour le Seigneur, amour plus brûlant que le feu. Mais, si vous considérez le zèle de Paul, vous le trouverez aussi supérieur qu’Élie est au-dessus des autres prophètes. Car que pourrait-on comparer à ces paroles qu’inspirait à Paul son zèle pour la gloire du Seigneur : J’eusse désiré être anathème pour mes frères qui sont d’un même sang que moi selon la chair ? (Rom. 9,3) Aussi, les cieux lui étant proposés pour but de ses efforts, et les couronnes, et tous les prix du combat, il contint son désir, il patienta : Il est plus utile pour votre bien que je demeure uni à cette chair (Phil. 1,24) ; aussi, ni la créature visible, ni la créature que l’intelligence conçoit ne lui paraissant suffire pour exprimer toute la force de son amour et de son zèle, il imaginait une autre manière d’être, il allait jusqu’à supposer l’impossible, pour exprimer ainsi ce qu’il voulait, ce qu’il désirait. Mais Jean se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage ? (Mt. 3,4) Mais Paul, au milieu des habitations des hommes, vécut comme Jean dans le désert ; il ne mangeait ni sauterelles ni miel sauvage ; sa nourriture était bien plus grossière ; il ne prenait même pas la nourriture nécessaire à la vie, emporté qu’il était par le zèle de la prédication. Mais Jean fit paraître contre Hérode une grande liberté de discours ? (Mt. 14,4) Mais Paul ne s’attaqua pas à un, à deux, à trois tyrans, mais à des milliers de tyrans comme Hérode, qu’il réduisit au silence, disons mieux, à des tyrans bien plus cruels encore. Il ne nous reste plus qu’à faire la comparaison de Paul avec les anges ; laissons donc, sous nos pieds, la terre ; montons sur les hauteurs des cieux, et que personne n’accuse l’audace de notre discours. Car si l’Écriture a donné à Jean le nom d’ange, comme aux prêtres, qu’y a-t-il d’étonnant que celui qui les surpasse tous soit comparé par nous aux puissances d’en-haut ? Eh bien, en quoi consiste la grandeur des anges ? C’est qu’ils appliquent tous leurs soins à obéir à Dieu. Ce que David exprime ainsi, dans son admiration : Puissances remplies de force, exécutant ce qu’il dit. (Ps. 102,20) Voilà la grandeur incomparable, fussent-ils dix mille fois incorporels ; le plus haut degré de leur béatitude, le voici : c’est leur obéissance, c’est que jamais cette obéissance n’est en défaut. Eh bien ! Paul aussi l’a conservée, cette obéissance parfaite ; car il n’a pas seulement accompli la parole de Dieu, mais ses commandements, plus que ses commandements, ce qu’il a montré par ces paroles : En quoi trouverai-je donc un sujet de récompense ? En prêchant l’Évangile de telle sorte que je prêche gratuitement. (1Cor. 9,18) Quelle est encore la grandeur que le prophète admire dans les anges ? Celui qui rend ses anges comme des souffles, qui fait, de ses ministres, un feu brûlant. (Ps. 103,4) Paul en est la preuve manifeste ; comme un souffle, comme un feu, il parcourut le monde entier, il le purifia. Mais il n’a pas encore obtenu le ciel ? Eh ! voilà ce qu’il y a précisément de tout à fait admirable. Encore sur la terre, un tel homme, dans un corps mortel, rivalisait de vertu avec les puissances incorporelles. Quelle condamnation ne mériterions-nous donc pas si, à la vue d’un homme qui a réuni en lui seul toutes les vertus, nous ne nous efforcions pas d’imiter la moindre de celles qu’il pratiqua ? Pensons-y, travaillons à nous soustraire à une telle accusation, efforçons-nous d’arriver à ce beau zèle, afin de pouvoir obtenir les mêmes biens, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire avec la puissance, et maintenant, et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il ! Traduit par M. PORTELETTE

DEUXIÈME HOMÉLIE[1].[modifier]

ANALYSE.[modifier]


Saint Paul a porté la vertu jusqu’où elle pouvait aller, il l’a pratiquée sans aucune vue de récompense temporelle, ni même éternelle ; il ne fuyait pas les peines, il les recherchait même, il les chérissait, il s’affligeait pour le salut de tous les hommes en général et de chacun en particulier ; il vivait sur la terre comme s’il eût été dans le ciel, il s’est rendu digne des plus grandes faveurs et des grâces les plus insignes ; enfin il est un excellent modèle de vertu, auquel cependant nous ne devons pas désespérer d’atteindre.
Saint Paul est de tous les hommes celui qui a le mieux montré quelle est la grandeur de l’homme, quelle est la dignité de notre nature, à quelle vertu nous pouvons atteindre ; et il me semble que par toute sa vie, il justifie hautement le Créateur, confond tous ceux qui dépriment la créature humaine, nous exhorte à la vertu, ferme la bouche aux audacieux qui attaquent le Maître commun, et montre qu’il n’y a pas une si grande distance entre l’homme et les anges si nous voulons être attentifs sur nous-mêmes. Sans avoir reçu une autre nature que nous, sans être né avec une autre âme, sans avoir habité un autre monde, mais placé sur la même terre et dans les mêmes régions, élevé suivant les mêmes lois et les mêmes coutumes, il a surpassé tous les hommes de tous les siècles. Où sont donc ceux qui exagèrent les difficultés que nous offre la vertu, et la pente facile qui nous conduit au vice ? saint Paul les réfute pleinement par ces paroles : Le moment si court et si léger de nos afflictions dans cette vie produit en nous le poids éternel d’une souveraine et incomparable gloire. (2Cor. 4,17) Mais si les afflictions telles qu’en a éprouvé ce grand apôtre, sont légères, à plus forte raison les goûts dépravés qui nous entraînent au mal le sont-ils.
Ce que je trouve d’admirable en lui, c’est que non seulement dans l’ardeur de son zèle il ne sentait pas les peines qu’il essuyait pour la vertu, mais qu’il pratiquait la vertu sans attendre aucune récompense. Nous ne supportons pas les fatigues qu’elle demande, quoiqu’on nous propose une rétribution ; saint Paul l’embrassait et la chérissait sans songer à aucun prix ni salaire ; les plus grands obstacles à sa pratique, il les surmontait avec courage, sans prétexter ni la délicatesse du tempérament, ni la multitude des affaires, ni les penchants de la nature, ni aucune autre raison. Quoiqu’il fût chargé de plus de soins et de sollicitudes que le fut jamais aucun général ni aucun prince, cependant il acquérait chaque jour plus de force, et montrait une ardeur toujours nouvelle au milieu des périls. C’est ce qu’il faisait entendre en disant : J’oublie ce qui est derrière moi, et j’avance vers ce qui est devant moi. (Phil. 3,13) Menacé de la mort, il invitait les peuples à partager la joie dont il était pénétré. Réjouissez-vous, leur disait-il, et félicitez-moi. (Phil. 2,18) Au milieu des dangers, des outrages et des affronts, il triomphait et écrivait aux Corinthiens : Aussi je me complais dans les faiblesses, dans les outrages et dans les persécutions que j’éprouve. (2Cor. 12,10) Il appelait ses peines et ses travaux les armes de la justice (2Cor. 4,7), faisant voir qu’il en tirait les plus grands avantages, et que ses ennemis ne pouvaient le prendre d’aucun côté. De toutes parts accablé de coups, d’outrages et d’injures, il s’applaudissait comme s’il eût été mené en triomphe, comme s’il eût érigé sans cesse des trophées sur toute la terre ; il rendait grâce à Dieu en disant : Grâces soient rendues à Dieu, qui nous fait toujours triompher. (2Cor. 2,14) Il cherchait les affronts et les outrages que lui attirait la prédication, beaucoup plus que nous ne cherchons la gloire et les honneurs ; il désirait la mort beaucoup plus que nous n’aimons la vie ; il chérissait la pauvreté beaucoup plus que nous n’ambitionnons les richesses ; il embrassait les travaux et les peines avec beaucoup plus d’ardeur que nous ne désirons le repos et les plaisirs. Il s’affligeait plus volontiers que les autres ne se réjouissent ; il priait pour ses ennemis avec plus de zèle que les autres ne font contre eux d’imprécations. Il avait renversé l’ordre des choses, ou plutôt c’est nous qui le renversons, et lui l’observait tel qu’il est établi par Dieu. Ce qu’il faisait était conforme à la nature ; ce que nous faisons y est contraire.
Quelle en est la preuve ? Saint Paul lui-même, qui, étant homme, courait plus volontiers aux peines qu’aux plaisirs. La seule chose qu’il redoutait et qu’il évitait, c’était d’offenser Dieu ; comme la seule chose qu’il désirait était de plaire à Dieu. Aucun des biens présents, je dis même aucun des biens futurs, ne lui semblait désirable ; car ne me parlez pas des villes, des nations, des princes, des armées, des armes, des richesses, des principautés et des puissances : tout cela n’était pas même à ses yeux une vile poussière ; mais considérez le bonheur qui nous est promis dans le ciel, et alors vous verrez tout l’excès de son amour pour Jésus. La dignité des anges et des archanges, toute la splendeur céleste n’étaient rien pour lui, en comparaison de la douceur de cet amour : l’amour de Jésus était pour lui plus que tout le reste. Avec cet amour, il se regardait comme le plus heureux de tous les êtres ; il n’aurait pas voulu, sans cet amour, habiter au milieu des trônes et des dominations il aurait mieux aimé, avec la charité de Jésus, être le dernier de la nature, se voir condamné aux plus grandes peines, que sans elle d’en être le premier, et d’obtenir les plus magnifiques récompenses. Être privé de cette charité était pour lui le seul supplice, le seul tourment, le seul enfer, le comble de tous les maux : posséder cette même charité était pour lui la seule jouissance ; c’était la vie, le monde, les anges, les choses présentes et futures, c’était le royaume, c’étaient les promesses, c’était le comble de tous les biens. Rien de ce qui ne le conduisait pas là n’était pour lui ni fâcheux ni agréable ; tous les objets visibles, il les méprisait comme une herbe desséchée. Les tyrans, les peuples furieux, ne lui paraissaient que des insectes importuns ; la mort, les supplices, tous les tourments imaginables, ne lui semblaient que des jeux d’enfants, à moins qu’il ne fallût les souffrir pour l’amour de Jésus-Christ ; car alors il les embrassait avec joie, et il se glorifiait de ses chaînes, plus que Néron du diadème qui décorait son front. Il habitait la prison comme si t’eût été le ciel même ; il recevait les coups de fouet et les blessures plus volontiers que les athlètes ne saisissent le prix dans les jeux. Il ne chérissait pas moins que la récompense le travail, qu’il regardait comme une récompense ; aussi l’appelait-il une grâce. En voici la preuve : C’était pour lui un avantage d’être dégagé des liens du corps, et d’habiter avec Jésus-Christ, c’était une peine de demeurer dans un corps mortel ; cependant il choisit l’un plutôt que l’autre, et il le regarde comme plus essentiel. C’était pour lui une peine et un travail d’être séparé de Jésus-Christ, et la peine la plus dure, et le travail le plus rude ; c’était pour lui un avantage et une récompense d’habiter avec Jésus-Christ ; mais il choisit l’un plutôt que l’autre pour l’amour de Jésus-Christ. On dira peut-être que tout cela lui était agréable pour l’amour de Jésus. C’est ce que je dis moi-même, et je prétends que ce qui cause en nous de la tristesse lui procurait une satisfaction abondante. Et que parlé-je de ses périls et de ses autres tribulations ? il éprouvait une peine continuelle qui lui faisait dire : Qui est faible sans que je m’affaiblisse avec lui ? qui est scandalisé sans que je brûle ? (2Cor. 2,29) À moins qu’on ne dise que cette peine était accompagnée d’un certain plaisir. Ainsi des mères qui ont perdu leurs enfants sont soulagées, en quelque sorte, lorsqu’elles ont la liberté de pleurer, et sont oppressées lorsqu’elles ne peuvent donner un libre cours à leurs larmes. De même saint Paul recevait un soulagement de pleurer nuit et jour ; car jamais personne ne déplora ses propres maux comme cet apôtre déplorait les maux d’autrui. Quelle était, croyez-vous, sa douleur, en voyant que les Juifs n’étaient pas sauvés, lui qui demandait d’être déchu de la gloire céleste, pourvu qu’ils fussent sauvés ? (Rom. 9,2 et 3) D’où il est manifeste que leur perte lui était plus sensible que la privation de la gloire, puisque autrement il n’eût pas fait un pareil souhait, il n’eût point préféré ce dernier mal, comme plus consolant et plus doux ; et il ne se contentait pas d’un simple désir, il s’écriait : Je suis saisi d’une tristesse profonde ; mon cœur est pressé sans cesse d’une douleur violente.
Un homme qui s’affligeait presque chaque jour pour les habitants de la terre, et pour tous en général, pour les nations et les villes, et pour chacun en particulier, à quoi pourrait-on le comparer ? à quelle nature de fer, à quelle nature de diamant ? de quoi dirons-nous qu’était composée son âme ? de diamant ou d’or ? elle était plus ferme que le plus dur diamant, plus précieuse que l’or et que les pierres du plus grand prix. À quoi donc pourra-t-on comparer cette âme ? À rien de ce qui existe. Il y aurait peut-être une comparaison possible, si, par une heureuse alliance, le diamant acquérait les qualités de l’or, et l’or celles du diamant. Mais pourquoi le comparer à l’or et au diamant ? mettez le monde entier dans la balance, et vous verrez que l’âme de Paul l’entraînera. En effet, si lui-même a dit des saints, qui, couverts de peaux, vivaient dans des cavernes, qui n’ont brillé que dans un petit coin de la terre, que le monde ne les valait pas, à plus forte raison dirons-nous de lui que le monde entier ne le valait pas. Mais si le monde ne le vaut pas, qu’est-ce qui le vaudra ? peut-être le ciel. Mais le ciel lui-même n’est rien en comparaison de Paul ; car s’il a préféré lui-même l’amour du Seigneur au ciel et à tout ce qu’il renferme, à plus forte raison le Seigneur, dont la bonté surpasse autant celle de Paul que la bonté même surpasse la malice, le préférait-il à tous les cieux. Le Seigneur, oui, le Seigneur nous aime bien plus que nous ne l’aimons, et son amour surpasse le nôtre plus qu’il n’est possible de l’exprimer.
Examinez de quelles faveurs il a gratifié ici-bas cet apôtre avant la résurrection future. Il l’a ravi jusqu’au troisième ciel, et lui a fait entendre des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à un homme de rapporter. Et cette faveur lui était due, puisqu’il marchait sur la terre et se conduisait en tout comme s’il eût conversé avec les anges ; puisque, enchaîné à un corps mortel, il imitait leur pureté : puisque, sujet à mille besoins et à mille faiblesses, il était jaloux de ne pas se montrer inférieur aux puissances célestes. Il a parcouru toute la terre comme s’il eût eu des ailes ; il était au-dessus des travaux et des périls, comme s’il n’eût pas eu de corps ; il méprisait les choses de la terre comme s’il eût déjà joui du ciel ; il était éveillé et attentif comme s’il eût habité au milieu de puissances incorporelles. Des nations diverses ont été confiées au soin des anges ; mais aucun d’eux n’a dirigé la nation remise à sa garde comme Paul a dirigé toute la terre. Et ne me dites pas que ce n’est point Paul qui a été l’auteur et le principe de la conversion des peuples ; je l’avoue moi-même. Mais si ce n’est pas lui dont la vertu a opéré la conversion du monde, il mérite toujours quelques éloges, puisqu’il s’est rendu digne d’en être le ministre et l’instrument. Michel a été chargé de la nation juive, Paul l’était de la terre et des mers, de tout le monde habité et inhabitable. Et ce n’est pas pour déprimer les anges que je parle ainsi, à Dieu ne plaise ! mais pour montrer qu’il est possible à l’homme de s’approcher d’eux et d’habiter avec eux. Mais pourquoi le soin de la conversion du monde n’a-t-il pas été confié aux anges ? c’est afin que, si vous vous endormez dans une molle indolence, vous n’ayez aucune excuse, vous ne puissiez pas recourir à la faiblesse de votre nature. D’ailleurs, la conversion du monde était un prodige plus étonnant dans un simple mortel : n’est-il pas admirable, en effet, et extraordinaire, que la parole sortie d’une bouche humaine eut le pouvoir de mettre en fuite la mort, d’effacer les péchés, de dissiper les ténèbres qui enveloppaient le monde, de faire de la terre le ciel ? Voilà pourquoi je suis frappé de la puissance du Très-Haut, en même temps que j’admire Paul d’avoir signalé un pareil zèle, de s’être rendu digne d’une pareille grâce.
Quant à vous, mes frères, je vous exhorte à ne pas vous contenter d’admirer ce modèle de vertu, mais à l’imiter ; car c’est ainsi que nous pourrons obtenir les mêmes couronnes. Si vous êtes surpris que je vous dise qu’en acquérant les mérites de Paul vous obtiendrez les mêmes récompenses, écoutez-le lui-même ; il dit : J’ai bien combattu, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi ; il ne me reste qu’à attendre la couronne de justice qui m’est réservée, que le Seigneur, comme un juste juge, me rendra en ce jour, et non seulement à moi, mais encore à tous ceux qui aiment son avènement. (2Tim. 4,7 et 8) Vous voyez comme il invite tous les hommes à mériter la même gloire. Puis donc que la même couronne nous est proposée à tous, efforçons-nous tous de nous rendre dignes des biens qui nous sont promis. Ne considérons pas seulement la grandeur et la sublimité des vertus de Paul, mais l’ardeur du zèle qui lui a attiré une telle grâce, quoiqu’il fût de même nature que nous, et qu’il participât à toutes nos faiblesses. C’est ainsi que ce qu’il y a de plus difficile et de plus pénible nous deviendra facile et léger, et, qu’après avoir combattu et souffert un peu de temps, nous porterons à jamais la couronne immortelle et incorruptible, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient la gloire et l’empire, maintenant et toujours, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il !

TROISIÈME HOMÉLIE.[2][modifier]

Analyse.[modifier]


Grandeur de la charité de saint Paul, elle l’a porté à aimer ses ennemis, à faire du bien à ceux qui ne lui faisaient que du mal, à désirer le salut des Juifs qui le maltraitaient, à s’affliger de leur réprobation, à chercher des raisons pour les excuser ; cette charité qui lui inspirait la plus grande tendresse pour les étrangers comme pour ses compatriotes, un si vif intérêt pour le salut de tous les hommes, qui faisait prendre à son zèle tant de formes diverses, qui lui faisait étendre ses attentions jusque sur les choses temporelles, qui lui faisait prodiguer pour autrui et sa personne et son argent. – Il n’était pas seulement animé de la charité, il était devenu tout charité. – Nous devons tâcher d’imiter le grand apôtre dans une vertu qui est la principale, la première de toutes, qui l’a élevé au comble de la perfection.
Heureux Paul d’avoir montré toute l’ardeur du zèle dont l’homme est capable, et d’avoir pu s’envoler jusqu’aux cieux, s’élever au-dessus des anges, des archanges et des autres dominations ! Quelquefois il nous invite ; par son seul exemple, à devenir les imitateurs de Jésus-Christ : Soyez, dit-il, mes imitateurs, comme je le suis de Jésus-Christ. (1Cor. 2,1) Quelquefois, sans parler de lui-même, il cherche à nous élever jusqu’à Dieu, en nous disant Soyez donc les imitateurs de Dieu, comme des enfants chéris. (Eph. 6,1) Ensuite, pour montrer que rien ne contribue tant à cette imitation, que de vivre de manière à être utile aux autres, et de chercher en tout l’avantage de nos frères, il ajoute aussitôt : Marchez dans l’amour et la charité. Après avoir dit : Soyez les imitateurs de Dieu, il parle aussitôt après de la charité, pour faire voir que c’est surtout cette vertu qui nous rapproche de Dieu ; toutes les autres lui sont inférieures, et sont propres à l’homme, telles que les combats que nous livrons à la concupiscence, la guerre que nous faisons à l’intempérance, à l’avarice ou à la colère : aimer nous est commun avec Dieu. C’est ce qui faisait dire à Jésus-Christ : Priez pour ceux qui vous persécutent, afin que vous deveniez semblables à votre Père céleste. (Mt. 5,44)
Convaincu que la charité est la principale de toutes les vertus, saint Paul s’est appliqué spécialement à la représenter en lui. Aussi, personne n’a plus aimé ses ennemis que cet apôtre, personne n’a plus fait de bien à ceux qui voulaient lui faire du mal, personne n’a tant souffert pour ceux qui l’avaient persécuté. Il ne regardait pas ce qu’il souffrait, il considérait que ceux qui le faisaient souffrir étaient ses frères : plus ils s’emportaient contre lui, plus il avait compassion de leur fureur. Et comme un père qui verrait son enfant attaqué de frénésie, serait d’autant plus touché de son état, et pleurerait d’autant plus, que, dans la violence de ses transports, ce pauvre enfant le maltraiterait davantage de la langue, des mains et des pieds : ainsi, le grand Apôtre redoublait ses soins pour ceux qui le persécutaient, regardant leur maladie comme d’autant plus grave, que les démons les animaient davantage contre lui. Écoutez avec quelle douceur, avec quelle tendresse il cherche à justifier des hommes qui l’avaient battu de verges cinq fois, qui l’avaient lapidé, qui l’avaient chargé de chaînes, qui étaient altérés de son sang, qui désiraient chaque jour de le mettre en pièces : Je puis leur rendre ce témoignage, dit-il, qu’ils ont du zèle pour Dieu, mais ce zèle n’est pas selon la science. (Rom. 10,2) Et ensuite voulant réprimer les fidèles qui insultaient aux Juifs, il leur dit : Prenez garde de vous élever, et tenez-vous dans la crainte ; car si Dieu n’a pas épargné les branches naturelles, vous devez craindre qu’il ne vous épargne pas vous-mêmes. (Rom. 2,20-21) Comme il voyait que le Seigneur avait prononcé une sentence de condamnation contre les Juifs, il faisait ce qui était en son pouvoir, il gémissait continuellement sur leur sort, il s’affligeait, il réprimait ceux qui insultaient à leur chute, il s’efforçait, autant qu’il était possible, de leur trouver au moins quelque ombre d’excuse. N’ayant pu les persuader, vu leur opiniâtreté et leur endurcissement, il recourait à de continuelles prières, et disait : Il est vrai, mes frères, que je sens dans mon cœur une grande affection pour le salut d’Israël, et que je le demande à Dieu par mes prières. (Rom. 10,1) Il leur fait concevoir d’heureuses espérances ; et pour qu’ils ne persistent pas jusqu’à la fin, pour qu’ils ne meurent pas dans le désespoir, il leur dit : Les dons et la vocation de Dieu sont immuables ; il ne s’en repent point. (Rom. 2,29) Tout cela annonce un homme qui était fortement occupé de leur salut, qui le désirait ardemment, comme lorsqu’il dit encore : Il sortira de Sion un libérateur, qui bannira l’impiété de Jacob, (Is. 69,20. – Rom. 2,26) Dans l’excès de la douleur dont il était pénétré, en voyant leur réprobation, il cherche de toutes parts un adoucissement à sa peine, et il dit tantôt : Il sortira de Sion un libérateur qui bannira l’impiété de Jacob ; tantôt : Les Juifs n’ont point cru que Dieu voulût vous faire miséricorde, afin qu’un jour ils reçoivent eux-mêmes miséricorde. (Rom. 11,31) C’est ce que faisait aussi le prophète Jérémie, lorsque s’efforçant, contre toute raison, de justifier les Juifs coupables, il disait tantôt. Si nos iniquités s’opposent à notre pardon, pardonnez-nous, Seigneur, à cause de vous (Jer. 14,7) ; tantôt : La voie de l’homme ne dépend point de l’homme, l’homme ne marche point et ne conduit point ses pas par lui-même (Jer. 10,23) ; et ailleurs encore : Souvenez-vous que nous ne sommes que poussière (Ps. 102,14). Car c’est la coutume des saints qui intercèdent pour les pécheurs, quoiqu’ils n’aient rien à dire de solide, d’imaginer au moins une ombre de justification, et, sans s’exprimer d’une manière exacte et conforme à la vérité du dogme, d’employer des raisons qui les consolent dans la tristesse qu’ils éprouvent en voyant périr leurs frères. Ne cherchons donc pas l’exactitude des idées dans de pareils discours, que nous devons regarder comme l’expression d’une âme affligée, qui s’efforce de justifier des coupables.
Mais, était-ce seulement à l’égard des Juifs, et non à l’égard des étrangers, que saint Paul signalait sa tendresse ? il était d’une douceur sans bornes pour les autres hommes comme pour ceux de sa nation. Écoutez ce qu’il dit à Timothée : Il ne faut pas qu’un serviteur de Dieu s’amuse à contester ; mais il doit être modéré envers tout le monde, capable d’instruire, patient envers ceux qui ont fait des fautes ; il doit reprendre avec douceur ceux qui résistent à la vérité, dans l’espoir que Dieu pourra leur donner un jour l’esprit de pénitence pour la leur faire connaître, et qu’ainsi ils sortiront des pièges du démon, qui les tient captifs et les assujettit à ses lois. (2Tim. 2,24, 25 et 26) Voulez-vous savoir comment il traite avec les pécheurs, écoutez ce qu’il dit en écrivant aux Corinthiens : J’appréhende de ne pas vous trouver, à mon arrivée, tels que je voudrais ; et un peu, plus bas : J’appréhende que Dieu ne m’humilie lorsque je serai revenu chez vous, et que je ne sois obligé d’en pleurer plusieurs, qui étant déjà tombés dans les impuretés, les fornications et les dérèglements infâmes, n’en ont point fait pénitence. (2Cor. 12,20,21) Il disait en écrivant aux Galates : Mes petits enfants, pour qui je sens de nouveau les douleurs de l’enfantement, jusqu’à ce que Jésus-Christ soit formé en vous. (Gal. 6,19) Écoutez, au sujet de l’incestueux de Corinthe, comment il s’afflige autant que le coupable, comment il sollicite pour lui les Corinthiens, en leur disant : Donnez-lui des preuves effectives de votre charité et de votre amour. (2Cor. 2,8). Et lorsqu’il le retranchait de la communion des fidèles, il ne le faisait qu’avec une grande abondance de larmes : Je vous ai écrit, dit-il, dans une extrême affliction, dans un serrement de cœur, et avec une grande abondance de larmes, non dans le dessein de vous attrister, mais pour vous faire connaître la charité toute particulière que j’ai pour vous. (2Cor. 2,4) il dit aux mêmes Corinthiens : J’ai vécu avec les Juifs comme juif, avec ceux qui étaient sous la loi, comme si j’eusse été sous la loi. Je me suis rendu faible avec les faibles, pour gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous pour les sauver tous. (1Cor. 9,20, 21 et 22) Il dit encore ailleurs : Afin que je présente tous les hommes parfaits en Jésus-Christ. (Col. 1,28) Voyez-vous une âme qui s’élève au-dessus de toute la terre ? il désirait de présenter tous les hommes à Dieu, et il les lui a présentés tous autant qu’il était en lui. Comme s’il eût été le père du monde entier, il s’inquiétait, il s’agitait, il courait, il s’empressait d’introduire tous les hommes dans le royaume céleste, ménageant les uns, exhortant les autres, priant, suppliant, promettant, effrayant les démons, chassant les corrupteurs des âmes, agissant en personne, par lettres, par des discours, par des effets, par ses disciples, par lui-même, relevant ceux qui étaient tombés, affermissant ceux qui étaient debout, guérissant les infirmes, animant les lâches, épouvantant les ennemis de la foi par ses menaces, ou les intimidant de ses regards, se trouvant partout comme un excellent général, défendant la tête, les flancs, l’arrière-garde, les bagages, centurion, tribun, soldat, sentinelle, se faisant tout pour le bien de l’armée.
Et ce n’était pas seulement dans les objets spirituels, mais aussi dans les temporels, qu’il montrait ce zèle et ce soin attentif. Écoutez comme il écrit à tout un peuple pour une seule femme : Je vous recommande notre sœur Phébé, diaconesse de l’église de Cenchrée, afin que vous la receviez au nom du Seigneur, comme on doit recevoir les saints ; et que vous l’assistiez dans toutes les choses où elle pourrait avoir besoin de vous. (Rom. 16,1 et 2) Vous connaissez, écrit-il à ce même peuple, la famille de Stéphanas ; vous savez ce qu’ils ont été et comment ils se sont conduits : ayez pour eux la déférence qui leur est due. (I, Cor. XVI, 15) En effet, c’est l’usage des saints, de ne pas négliger, dans leur amitié, même ces sortes de secours. C’est ainsi que le prophète Élisée n’aidait pas seulement dans les choses spirituelles la femme qui l’avait reçu, mais qu’il s’empressait de lui témoigner sa reconnaissance, même dans les choses temporelles : Avez-vous quelque affaire, lui dit-il, et puis je parle pour vous au roi ou à son ministre de confiance? (2R. 4,13) Et pourquoi s’étonner que la charité de saint Paul usât des recommandations par lettres, lorsque faisant venir des personnes, il n’a pas cru indigne de lui de s’occuper des frais de leur voyage, et d’en faire mention dans une lettre : Donnez, écrit-il à Tite, donnez le meilleur ordre que vous pourrez pour le voyage d’Apollon et de Zénas, le jurisconsulte, afin qu’il ne leur manque rien. (Tit. 3,13) Mais s’il écrivait avec tant d’ardeur pour recommander des personnes qu’il faisait venir, à plus forte raison eût-il tout fait s’il les eût vues en péril. Voyez, lorsqu’il écrit à Philémon, avec quel zèle il s’emploie pour Onésime, combien sa lettre est tournée adroitement et pleine de tendresse. Or, un homme qui n’a pas craint d’écrire une lettre exprès pour un seul esclave, et pour un esclave fugitif qui avait volé son maître, songez quel il devait être à l’égard des autres hommes. La seule chose dont il se faisait une honte, c’était de négliger quelque objet qui eût rapport à leur salut. Voilà pourquoi il mettait tout en œuvre et en usage pour ceux qu’il fallait sauver, et ne ménageait ni ses paroles, ni son argent, ni sa personne ; lui qui s’est livré mille fois à la mort, à plus forte raison aurait-il prodigué l’argent s’il en avait eu. Que dis-je, s’il en avait eu ? je puis montrer qu’il n’a pas épargné l’argent, quoiqu’il n’eût rien. Et ne regardez pas ces paroles comme une énigme, mais écoutez-le lui-même qui dit : Je donnerai volontiers tout ce que j’ai, et je me donnerai encore moi-même pour le salut de vos âmes. (2Cor. 12,15) Parlant aux Éphésiens, il leur disait : Vous savez que ces mains ont fourni tout ce qui m’était nécessaire, à moi et à ceux qui étaient avec moi. (Act. 20,34)
Ce grand homme, embrasé de la charité, la première de toutes les vertus, avait un cœur plus brûlant que la flamme même. Et comme le fer jeté dans le feu devient feu tout entier, de même Paul, enflammé du feu de la charité, était devenu tout charité. Comme s’il eût été le père commun de toute la terre, il imitait, ou plutôt il surpassait tous les pères, quels qu’ils fussent, pour les soins temporels et spirituels : ses paroles, son argent, sa personne, sa vie même, il sacrifiait tout en un mot pour ceux qu’il aimait. Aussi appelait-il la charité, la plénitude de la loi, le lien de la perfection, la mère de tous les biens, le principe et la fin de toutes les vertus. C’est ce qui lui faisait dire : La fin des commandements est la charité, qui naît d’un cœur pur et d’une bonne conscience (1Tim. 1,5) ; et encore : Ces commandements de Dieu : Vous ne commettrez point d’adultère, vous ne tuerez point, et s’il y en a quelque autre semblable, sont compris en abrégé dans cette parole : Vous aimerez le prochain comme vous-même. (Rom. 13,9)
Puis donc que la charité est le principe et la fin de tous les biens, et qu’elle les renferme tous, tâchons d’imiter le grand Apôtre dans une vertu qui l’a élevé au comble de la perfection. Ne me parlez ni des morts qu’il a ressuscités, ni des lépreux qu’il a guéris (Dieu ne vous demandera rien de cela) ; acquérez la charité de Paul, et vous obtiendrez une couronne parfaite. Et qui est-ce qui le dit ? le docteur lui-même de la charité, qui la préférait au don des prodiges et des miracles, et à tous les autres. Comme il l’avait beaucoup pratiquée, il en connaissait parfaitement le pouvoir. C’est la charité surtout, je le répète, qui l’a élevé au comble de la perfection, qui l’a rendu digne de Dieu. Aussi disait-il : Désirez les dons les plus excellents ; mais je vais vous montrer une voie plus excellente encore. (1Cor. 12,31) C’est de la charité qu’il parle, comme de la voie la meilleure et la plus facile. Marchons-y donc sans cesse dans cette voie, afin que nous puissions voir Paul, ou plutôt le Maître de Paul, et obtenir des couronnes incorruptibles, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient la gloire et l’empire, maintenant et toujours, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

QUATRIÈME HOMÉLIE.[modifier]

Analyse.[modifier]


– La quatrième homélie traite de la vocation de saint Paul à l’apostolat, de la fidélité avec laquelle il a répondu à sa vocation, des causes du progrès de la foi dans le monde, malgré l’obscurité et la faiblesse de celui qui l’annonçait. – Elle est terminée par un morceau fort éloquent sur le courage et le succès de l’Apôtre dans la prédication de l’Évangile.
Le bienheureux Paul, qui nous rassemble aujourd’hui, et qui a illuminé la terre, fut aveuglé pour quelque temps, à l’époque de sa vocation ; mais la cécité de Paul a été l’illumination du monde ; comme ses yeux voyaient mal, Dieu fit bien de le frapper de cécité pour ensuite lui rendre une vue meilleure ; en même temps Dieu lui démontrait sa puissance ; il lui donnait une figure de l’avenir dans l’affliction présente ; il lui enseignait, de plus, quel devait être le mode de sa prédication ; qu’il fallait chasser loin de lui tous ses premiers goûts, et le suivre en fermant les yeux. De là, les paroles dont Paul se sert lui-même, pour proclamer cette vérité : Si quelqu’un d’entre vous pense être sage selon le monde, qu’il devienne fou pour devenir sage (1Co. 3,18) ; la droite vue ne pouvait pas lui être donnée, sans qu’il eût auparavant perdu ses fausses lumières, chassé de son âme les pensées particulières qui ne sont propres qu’à troubler, et tout confié à la foi. Mais que personne, à ces paroles, n’aille croire que ce fut là une vocation forcée ; il pouvait retourner à l’état dont il était sorti. Beaucoup d’hommes ont vu de plus grands miracles, et sont retournés sur leurs pas ; nous en avons des exemples dans le Nouveau Testament et dans l’Ancien : témoin Judas, Nabuchodonosor, Elymas le mage, Simon, Ananie et Sapphira, tout le peuple des Juifs, excepté Paul. Les yeux levés vers la pure lumière, il poursuivit sa course, et s’envola au ciel. Voulez-vous savoir pourquoi il fut aveuglé ? entendez-le lui-même : Vous avez appris que j’ai vécu autrefois dans le judaïsme, que je persécutais à outrance l’Église et que je la ravageais ; que je me signalais dans le judaïsme, au-dessus de plusieurs de ma nation et de mon âge, ayant un zèle démesuré pour les traditions de mes pères. (Gal. 1,13-14) Indomptable, impétueux, il avait besoin d’un frein également énergique pour ne pas être emporté par la fougue de ses désirs, au point de mépriser les paroles qu’on lui adressait. Voilà pourquoi Dieu réprime ces emportements ; il commence par apaiser les flots de cette colère orageuse en le frappant de cécité ; et alors il s’entretient avec lui ; il lui montre son ineffable sagesse, l’incomparable perfection de sa science ; il veut que Paul apprenne à connaître celui qu’il combat, celui dont il ne pourrait supporter non seulement les vengeances, mais même les bienfaits. Car ce n’est pas l’obscurité qui a produit les ténèbres de ses yeux, c’est le trop vif éclat de la lumière qui l’a aveuglé. Et pourquoi, me dit-on, Dieu ne l’a-t-il pas aveuglé plus tôt ? Pas de curiosité indiscrète ! consentez à reconnaître que la providence du Dieu incompréhensible sait choisir ses moments. C’est ce que Paul manifeste par ces paroles : Lorsqu’il a plu à Dieu, qui m’a choisi dès le ventre de ma mère, et qui m’a appelé par sa grâce, de me révéler son Fils. (Gal. 1,15, 16) Donc, ne recherchez rien davantage, puisque Paul s’exprime ainsi. C’était le temps, c’était le moment convenable, lorsque tant de scandales s’élevaient au milieu des peuples. Au reste apprenons de lui que jamais ni personne avant lui, ni lui-même, par son esprit propre, n’a trouvé le Christ, mais que c’est le Christ qui s’est manifesté. De là dans l’Évangile : Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis (Joan. 15, 16) ; car pourquoi ne croyait-il pas en voyant les morts ressuscités au nom de Jésus-Christ ? En voyant les boiteux marcher, les démons prendre la fuite, les paralytiques recouvrer leurs forces, il ne recueillait aucun fruit de ces spectacles ; il n’ignorait pas ces miracles, lui, si curieux de ce qui concernait les apôtres. Lorsque Étienne était lapidé, Paul était là, il voyait le visage du martyr pareil au visage d’un ange, et il ne lui servait à rien de le voir. Comment se fait-il qu’il ne profitait pas de ce spectacle ? C’est qu’il n’était pas encore appelé.
En entendant ces paroles n’allez pas croire que la vocation soit une contrainte ; Dieu n’exerce aucune contrainte ; il nous laisse la liberté de nos volontés, même après la vocation. Il s’est révélé aux Juifs et il l’a fait dans le temps convenable, mais ils n’ont pas voulu le recevoir à cause de la gloire qu’ils attendaient des hommes. Mais un infidèle me dira : qui prouve qu’il a appelé Paul du haut du ciel et que Paul a été persuadé ? pourquoi ne m’a-t-il pas appelé moi aussi ? Nous lui répondrons : croyez-vous, oui ou non, que Paul a été appelé ? Si vous le croyez, cela suffit : voilà un signe miraculeux que Dieu a fait paraître pour vous. Si vous ne croyez pas que Dieu l’a appelé du haut du ciel, à quoi bon demander : pourquoi ne m’a-t-il pas appelé, moi aussi ? Si vous croyez que Dieu l’a appelé, encore une fois c’en est assez, vous avez un miracle. Ayez donc la foi : Eh ! vous aussi, Dieu vous appelle du haut du ciel, si vous avez une âme disposée à l’obéissance ; si, au contraire, votre âme se révolte et se pervertit, la voix même descendue du ciel ne suffira pas pour vous sauver. Combien de fois les Juifs n’ont-ils pas entendu une voix d’en haut, sans devenir fidèles ? Combien n’ont-ils pas vu de signes dans le Nouveau Testament, dans l’Ancien, sans devenir meilleurs ? Dans l’Ancien Testament, après des prodiges sans nombre, ils ont adoré le veau qu’ils avaient fait ; cependant, la courtisane de Jéricho, sans avoir vu aucun miracle, a montré une foi admirable à l’égard des espions de Josué. Et dans cette terre de la promesse, quand des signes apparaissaient, ces Juifs restaient plus insensibles que les pierres : au contraire, les habitants de Ninive, rien qu’à la vue de Jonas, crurent, se convertirent (Jon. 3), éloignèrent d’eux la colère divine. Dans le Nouveau Testament, en présence même du Christ, le larron, qui le voyait crucifié, l’adora. Les Juifs, qui l’avaient vu ressuscitant les morts, le garrottèrent et l’attachèrent à la croix.
Et que s’est-il passé de notre temps ? Le feu jaillissant des fondements du temple de Jérusalem, n’a-t-il pas consumé les constructeurs, et ruiné ainsi une sacrilège entreprise ? Cependant ils ne se sont pas convertis ; ils n’ont pas renoncé à leur aveuglement. Combien d’autres prodiges après celui-là sans aucun profit pour les spectateurs ? Exemple : la foudre tombant sur le toit du temple d’Apollon, l’oracle de ce démon forçant le souverain d’alors à changer le sépulcre du martyr trop rapproché de lui il ne pouvait pas, disait-il, parler quand il voyait cette châsse à ses côtés ; la châsse, en effet, était dans le voisinage. Ensuite, l’oncle de cet empereur, pour avoir outragé les vases sacrés, mourut mangé des vers ; et le préposé du trésor impérial, pour un autre outrage à l’Église, vit son corps crever tout à coup par le milieu et périt misérablement. Les fontaines de nos pays, jusque-là plus abondantes que les fleuves, ont tout à coup refoulé leurs flots en arrière, et pris la fuite, prodige sans exemple avant les sacrifices et les libations du monarque qui en a souillé la contrée. Mais à quoi bon rappeler la famine sévissant partout dans les cités, avec un empereur impie, la mort de cet empereur dans le pays des Perses, son égarement avant sa mort, son armée laissée au milieu des barbares comme dans les mailles d’un filet, le retour de cette armée, merveilleux, incroyable ? Quand ce monarque sacrilège fut tombé d’une manière si misérable, un autre, celui-là un homme pieux, reçut l’empire et aussitôt tous les malheurs cessèrent, et les soldats pris dans ces filets, qui n’espéraient plus le retour, les voilà, avec la permission de Dieu, délivrés de leurs ennemis, opérant leur retour en toute sécurité. Ces prodiges ne suffisent-ils pas pour attirer à la piété ? N’en avons-nous pas constamment sous les yeux de plus merveilleux encore ? Est-ce que la croix que l’on prêche ne voit pas tous les peuples accourir ? N’est-ce pas une mort ignominieuse qu’on annonce et tous volent à la nouvelle ? Est-ce que des milliers de malheureux n’ont pas été mis en croix ? Est-ce qu’avec le Christ deux brigands n’ont pas été suppliciés ? N’est-il pas vrai qu’il y a eu un grand nombre de sages ? un grand nombre d’hommes puissants ? cependant quel nom fut jamais si glorieux que : celui de Jésus ? et que parlé-je de sages et de puissants ? est-ce qu’il n’y a pas eu des empereurs illustres ? Qui donc, parmi eux, a conquis la terre en si peu de temps ? Ne me parlez pas de la variété, de l’infinie diversité des hérésies : tous publient le même Christ, s’ils n’en parlent pas tous sainement ; tous l’adorent, ce Christ de la Palestine, qui a été mis en croix sous Ponce-Pilate. Ce prodige ne vous paraît-il pas une démonstration plus claire même que la voix descendue du ciel ? Pourquoi donc ne s’est-il trouvé aucun empereur aussi puissant que l’a été le Christ, et cela, malgré des obstacles sans nombre ? car les empereurs lui ont fait la guerre, les tyrans lui ont livré des batailles, tous les peuples se sont soulevés contre lui, et cependant nous n’avons pas été vaincus, au contraire notre gloire est devenue plus éclatante.
D’où vient donc, répondez-moi, une si merveilleuse puissance ? C’était un mage, dira-t-on. C’est donc le seul mage qui se soit agrandi ainsi ? Vous ne pouvez pas ignorer que les Perses, les Indiens ont eu des mages en foule, qu’ils en ont aujourd’hui encore ; personne n’en parle. Cet imposteur de Tyane, ce magicien, dit-on, lui aussi a brillé. Où donc, à quel moment ? Dans un coin de la terre, pendant quelques instants bien courts, et il s’est éteint bien vite, et il est mort sans laisser d’église, de peuple, rien qui y ressemble. Et que parlé-je de mages et de sorciers disparus ? D’où vient que tous les dieux ont perdu leur culte, et celui de Dodone, et celui de Claros, que tous ces édifices, ces ateliers d’esclavage sont dans le silence, obstrués, sans voix ? D’où vient que non seulement ce crucifié, mais que les ossements de ceux qu’on a égorgés pour lui, remplissent les démons d’épouvante ? D’où vient qu’au seul nom de la croix, ils reculent en bondissant ? Il fallait rire ; il n’y a rien de bien brillant, de bien respectable dans une croix ; au contraire, c’est une honte, une ignominie. C’est une mort infligée comme châtiment ; c’est une mort, la pire de toutes, maudite chez les Juifs, infâme chez les Grecs. D’où vient la terreur que la croix inspire aux démons, si ce n’est de la puissance du Crucifié ? Redouter la croix pour elle-même, c’est un sentiment tout à fait incompatible avec la nature d’êtres divins ; mais, de plus, avant le Christ et après lui, des suppliciés en grand nombre ont été crucifiés ; avec le Christ, deux furent mis en croix. Eh bien, supposez qu’on invoque le nom du larron mis en croix, ou de tel ou de tel crucifié, croyez-vous que le démon prendra la fuite ? Nullement, il en rira. Mais si vous ajoutez, de Jésus de Nazareth, les esprits méchants se sauvent comme on s’échappe du feu. Que pourra-t-on objecter ? D’où vient à Jésus son pouvoir ? C’était un séducteur, dites-vous. Mais ses préceptes ne nous le montrent pas ainsi ; et d’ailleurs, des séducteurs ont paru souvent au milieu des hommes. Direz-vous que c’était un mage ? Mais ce n’est pas là ce que ses dogmes témoignent, et il y a eu souvent des mages en grand nombre. Que c’était un sage ? Mais le monde n’a jamais manqué de sages. Qui donc, parmi eux, a possédé un pareil pouvoir ? Personne, jamais, n’en a même approché. D’où il est évident que ce n’est ni comme mage, ni comme séducteur, mais au contraire comme correcteur de ceux qui l’étaient ; comme vraiment Dieu, et fort d’une puissance invincible, que c’est par là qu’il a triomphé de tout, qu’il a inspiré au fabricant de tentes, à Paul, la vertu, toute la vertu que témoignent les actions de sa vie. Un homme de la place publique, dont l’industrie s’appliquait aux cuirs, a eu le pouvoir de ramener les Romains, les Perses, les Indiens, les Scythes, les Éthiopiens, les Sauromates, les Parthes, les Mèdes, les Saracènes, en un mot, le pouvoir de ramener tout le genre humain à la vérité, en moins de trente ans. D’où vient, répondez-moi, que cet artisan du marché, cet ouvrier d’atelier, qui tenait d’ordinaire un tranchet, est devenu un si grand philosophe, et qu’il a enseigné aux autres la philosophie, aux peuples, aux villes, aux contrées ; ce qu’il a fait, non par la force de la rhétorique, tout au contraire, avec la plus grossière ignorance du langage. Écoutez-le, disant sans rougir : Si je suis peu instruit pour la parole, il n’en est pas de même pour la science. (2Cor. 11,6) Et il était sans fortune. C’est en effet ce qu’il dit lui-même : Jusqu’à cette heure, nous souffrons la faim et la soif, la nudité et les mauvais traitements. (1Cor. 4,11) Que parlé-je de fortune, quand il manquait souvent de la nourriture nécessaire, quand il n’avait même pas de quoi se couvrir ? Que sa profession n’avait rien de relevé, c’est son disciple qui nous l’apprend par ces mots : Il demeurait chez Aquilas et Priscille, parce que leur métier était le sien ; ils faisaient des tentes. (Act. 18,3) Il n’avait donc pas l’illustration de la naissance ; c’est évident, par l’industrie qu’il exerçait. Il n’était pas davantage d’une patrie, d’une nation illustre. Eh bien, malgré tout, il n’eut qu’à s’avancer, il n’eut qu’à se montrer, pour déconcerter ses ennemis, pour les confondre entièrement, et, comme le feu tombant sur la paille ou le loin, il brûla l’empire des démons ; à sa volonté il transforma tout.
Et il ne faut pas admirer seulement qu’un homme, dans ces conditions, eut un si grand pouvoir, mais aussi que le plus grand nombre de ses disciples, furent des pauvres, des gens sans habileté, sans instruction, des indigents, obscurs et fils de gens obscurs. C’est ce qu’il publie lui-même, et il ne rougit pas quand il parle de leur pauvreté, bien plus quand il demande des secours pour eux. Je m’en vais, dit-il, à Jérusalem porter des aumônes aux saints. (Rom. 15,25) Autre passage : Que chacun de vous mette à part, chez soi, le premier jour de la semaine, ce qu’il aura amassé, afin qu’on n’attende pas mon arrivée pour recueillir les aumônes. (1Cor. 16,2) Ce qui prouve que le plus grand nombre de ses disciples étaient des gens sans habileté, c’est ce qu’il écrit, aux Corinthiens : Considérez votre vocation, il y en a peu de sages selon la chair ; vous êtes sortis de gens obscurs, il y en a peu de nobles, dit-il (1Cor. 1,26) ; et non seulement ils ne sont pas nobles, mais tout à fait de basse naissance. Car, dit-il, Dieu a choisi les faibles selon le monde, ce qui n’existe pas, pour détruire ce qui existe. (Ibid, 27, 28) Mais s’il était sans habileté, sans instruction, il possédait au moins, à un certain degré, le talent qui persuade ?
Nullement. C’est encore ce qu’il montre par ces paroles : Je suis venu vers vous, sans les discours élevés des orateurs ou des sages, vous apportant mon témoignage. Car je n’ai point fait profession de savoir autre chose parmi vous, que Jésus-Christ et celui-ci crucifié, et je n’ai point employé en vous parlant les discours persuasifs de la sagesse humaine. (1Cor. 2,1, 2, 4) Ce qui était publié suffisait de soi-même pour tout attirer. Mais écoutez ce qu’il dit lui-même à ce sujet : Les Juifs demandent des miracles, et les Grecs cherchent la sagesse ; pour nous, nous publions le Christ crucifié, qui est un scandale pour les Juifs et une folie pour les Grecs. (1Cor. 1,22, 23) Mais il jouit de toute sécurité dans sa prédication ? Au contraire il ne respira jamais à l’abri des dangers. J’ai toujours été dans un état de faiblesse, dit-il, et de crainte et de tremblement auprès de vous. (1Cor. 2,2) Ce qui ne lui arrivait pas à lui seul, mais, en même temps, à ses disciples. Rappelez, dit-il, en votre mémoire, ces premiers jours, où, après avoir été illuminés par le baptême, vous avez soutenu de grands combats au milieu de diverses afflictions, ayant été, d’une part, exposés en public, aux injures et aux mauvais traitements, et de l’autre, ayant été compagnons de ceux qui ont ainsi souffert. Vous avez vu avec joie tous vos biens pillés. (Héb. 10,32-34) Il écrit aux Thessaloniciens : Vous avez souffert de la part de vos concitoyens, les mêmes persécutions que ceux-ci de la part des Juifs qui ont tué le Seigneur, et leurs propres prophètes, et qui nous ont persécutés ; qui ne plaisent point à Dieu, et qui sont ennemis de tous les hommes. (1Thes. 2,14, 15) Et aux Corinthiens il écrivait encore : Car, à mesure que les souffrances de Jésus-Christ s’augmentent en vous, et que vous devenez comme les compagnons de sa passion, de même vous participez à ses consolations (2Cor. 1, 5) ; et aux Galates : Vous avez tant souffert en vain, dit-il, si toutefois ce n’est qu’en vain. (Gal. 3,4)
Eh bien ! quand le prédicateur n’était qu’un homme sans habileté, pauvre, obscur, quand la doctrine qu’il publiait n’avait rien d’attrayant, n’était qu’un scandale, quand les auditeurs eux-mêmes étaient des pauvres, des gens faibles, des gens de rien, quand les dangers succédaient continuellement aux dangers, quand les périls menaçaient également maîtres et disciples, quand celui qu’on annonçait était un crucifié, quelle pouvait être la raison du triomphe ? N’est-il pas évident que c’est la puissance ineffable de Dieu ? Cette parfaite évidence se prouve par la considération même de ce qu’étaient les adversaires. En effet, quand, du côté opposé, vous trouvez réunis tous les contraires de ce que nous venons de dire, quand vous voyez conspirer contre la nouvelle doctrine, la richesse, la noblesse, un grand empire, toutes les ressources de l’éloquence, la plus complète liberté d’action, une superstition puissante et raffinée, toujours prête à étouffer toute nouveauté qui tendrait à se faire jour, en un mot quand vous voyez la plus formidable puissance humaine qui se puisse imaginer, vaincue par la faiblesse même, où trouver, dites-moi, la cause d’un tel prodige ? Bannissez donc des pensées fausses, décidez-vous chaque jour pour la vérité ; adorez la puissance du crucifié. Si quelqu’un vous disait qu’un roi, avec une bonne armée, des troupes bien rangées en bataille, n’a pu vaincre des barbares, mais qu’un homme pauvre, nu, tout seul, n’ayant pas même un javelot, pas même un vêtement, n’a eu qu’à se présenter pour mettre en déroute tous ces bataillons que le roi, avec des armes et tout un appareil de guerre, n’avait pu vaincre, vous crieriez au prodige. Eh bien, ce qui est arrivé à saint Paul n’est pas moins prodigieux. Si vous voyiez d’une part, un roi, un conquérant, après avoir creusé des fossés autour d’une ville, amené des machines devant les murailles, réuni tout ce qui assure le succès en pareil cas, échouer néanmoins dans l’attaque de la place ; si vous voyiez d’autre part un homme, qui s’avancerait le corps nu, qui ne ferait usage que de ses mains, prendre non une, ni deux, ni vingt, mais des milliers de villes, les prendre, dis-je, au pas de course, avec tous leurs habitants, vous n’expliqueriez pas ces conquêtes par une force humaine. Évidemment c’est ce qu’il faut penser au sujet de saint Paul. Car si Dieu à permis que des brigands aussi fussent mis en croix, qu’avant les temps du Christ, on vit paraître des imposteurs, c’était pour que la comparaison montrât même aux moins clairvoyants l’excellence de la vérité, c’était pour faire éclater le divin privilège qui le distingue, l’immense intervalle entre eux et lui. Rien n’a pu obscurcir sa gloire, ni la communauté des traitements, ni la parité des circonstances. Si l’on prétend que c’est la croix que les démons redoutent, et non la puissance du crucifié, voici qui ferme la bouche à ceux qui parlent de cette manière : les deux voleurs en même temps crucifiés. Si le caprice des événements a tout fait, pourquoi Theudas et Judas, qui, dans les mêmes circonstances, ont tenté la même entreprise, après avoir opposé un grand nombre de signes à la vérité, ont-ils été anéantis ? Je vous le répète, Dieu a permis ces choses pour démontrer surabondamment ce qui est de lui. Il a permis les faux prophètes en même temps que les prophètes, les faux apôtres en même temps que les apôtres, pour vous apprendre que rien ne peut obscurcir ce qui est de lui.
Vous faut-il un autre genre de preuves pour vous démontrer ce qu’il y a d’admirable dans cette prédication qui renverse la raison de l’homme ; vous montrerai-je que les ennemis qui l’ont combattue, l’ont glorifiée, agrandie ? Notre Paul avait des ennemis qui dans le dessein de lui nuire, prêchaient l’Évangile dans Rome. Ils voulaient irriter Néron, l’ennemi de Paul, et ils se faisaient, eux aussi, prédicateurs, afin que la parole en se propageant, les disciples en devenant plus nombreux, excitassent la fureur du tyran ; ils voulaient irriter la bête féroce. C’est précisément ce que Paul écrivait aux Philippiens : Je veux bien que vous sachiez, mes frères, que ce qui m’est arrivé a plutôt servi au progrès de l’Évangile, de sorte que plusieurs de nos frères, se rassurant par mes liens, ont conçu une hardiesse nouvelle pour annoncer la parole de Dieu sans crainte. Il est vrai que quelques-uns prêchent par un esprit d’envie et de contention, et que les autres le font par une bonne volonté ; les uns prêchent par un esprit de jalousie, avec une contention qui n’est pas pure, croyant me causer de l’affliction dans mes liens ; les autres prêchent par charité, sachant que j’ai été établi pour la défense de l’Évangile. Mais qu’importe, pourvu que de toute manière, soit par occasion, soit par un vrai zèle, Jésus-Christ soit annoncé. (Phil. 1,12.14-18) Voyez-vous combien il y en avait qui prêchaient par un esprit de contention ? Malgré tout, même par ses ennemis, la vérité triomphait.
Il y avait encore d’autres obstacles, non seulement les lois anciennes n’étaient pas des auxiliaires, c’étaient des adversaires qui faisaient la guerre à la doctrine ; ajoutez à cela la perversité, l’ignorance des calomniateurs : ils ont pour roi, disait-on, ce Christ. Ce qu’ils redoutaient, ce n’était pas cette royauté d’en haut, pouvoir terrible, sans bornes ; ils prétendaient que les Apôtres voulaient établir une tyrannie sur la terre, et les calomnies se répétaient, et la lutte était publique, et individuelle, et particulière ; publique, en effet il semblait que l’état allait périr, que les lois étaient bouleversées ; particulière, car chaque famille était divisée, déchirée. Le père faisait la guerre à ses enfants, le fils reniait son père, les femmes leurs maris, les maris leurs femmes, les filles leurs mères, les parents leurs parents, les amis leurs amis, c’était la guerre sous toutes ses formes, la guerre partout, s’insinuant dans les maisons, divisant les membres de la même famille, bouleversant les sénats, jetant la confusion dans les tribunaux ; les mœurs, les usages de la patrie ne se retrouvaient plus, les fêtes, le culte des démons, rien ne subsistait plus de ce que les anciens législateurs avaient regardé comme devant être conservé avant tout, avec le plus grand soin. En même temps la haine ombrageuse de la tyrannie traquait partout les chrétiens. Et l’on ne dira pas que si les Grecs persécutaient les apôtres, l’Évangile n’avait rien à craindre des Juifs, ennemis bien plus dangereux et remuants ; ils lui reprochaient la destruction de leur propre loi. Il ne cesse pas, disaient-ils, de proférer des paroles de blasphèmes contre le lieu saint et contre la loi. (Act. 6,13) Partout éclatait l’incendie, dans les maisons, dans les villes, dans les campagnes, dans les déserts, chez les Grecs, chez les Juifs, chez les princes, chez les sujets, au milieu des parents, sur la terre, sur la mer, dans les palais des empereurs ; la fureur irritait la fureur ; c’était partout une rage universelle, plus terrible que celle des bêtes féroces ; et le bienheureux Paul, intrépide au milieu de tant de brasiers ardents où il s’élance, ferme au milieu des loups, attaqué de toutes parts, non seulement n’est pas écrasé, mais encore c’est lui qui ramène tout dans les voies de la vérité. Vous dirai-je d’autres combats non moins terribles ? les combats contre les faux apôtres, et, ce qui était pour lui l’affliction la plus cruelle, la faiblesse de ses propres disciples ; un grand nombre de fidèles se laissaient corrompre, et Paul suffit encore à triompher de ces désastres. Comment, par quelle puissance ? Nos armes ne sont point charnelles, mais puissantes en Dieu pour renverser les obstacles, détruisant les raisonnements humains et toute hauteur qui s’élève contre la science de Dieu. (2Cor. 10,4, 5) Voilà qui changeait, qui transformait tout à la fois. Et comme on voit la flamme s’allumer, consumer peu à peu les épines, s’accroître et purifier les champs, ainsi le discours de Paul, avec plus d’impétuosité que la flamme, emportait tout : le culte des démons, les fêtes, les assemblées, les mœurs reçues des pères, les lois corruptrices, les fureurs des peuples, les menaces des tyrans, les complots domestiques, les œuvres ténébreuses des faux apôtres ; disons mieux, comme aux rayons du soleil qui se lève, les ténèbres s’enfuient, les bêtes fauves se cachent et se retirent dans leurs tanières, les brigands s’éloignent, les assassins rentrent au plus vite dans leurs cavernes, les pirates disparaissent, les profanateurs des tombeaux s’écartent, libertins, voleurs, misérables artisans d’escalade et d’effraction, tous se cachent et s’évanouissent, redoutant la lumière qui les accuserait, car voici que tout est clair et brillant, et la terre, et la mer, et les rayons d’en haut illuminent tout, les flots, les montagnes, les continents, les villes ; de même quand apparut ce héraut de la vérité, quand Paul répandait partout la lumière, l’erreur prenait la fuite, la vérité revenait ; les graisses des sacrifices et leur fumée, et les cymbales, et les tambours, et les ivresses, et les orgies, et les fornications, et les adultères, et toutes les cérémonies impossibles à nommer, que les idolâtres pratiquaient dans leurs temples, cessèrent : tout fut consumé, comme la cire que le feu liquéfie, comme la paille que la flamme brûle. La flamme brillante de la vérité monta resplendissante et s’éleva dans les airs jusqu’au ciel ; les efforts mêmes pour l’éteindre la faisaient jaillir, les obstacles ajoutaient à son élan : ni les périls n’en retardaient l’irrésistible essor et la célérité, ni la tyrannie des vieilles coutumes, ni la puissance des mœurs de la patrie, ni la force des lois, ni la difficulté même de pratiquer l’Évangile, nul obstacle ne pouvait prévaloir. Et cependant voulez-vous comprendre toute la force des éléments qu’on avait contre soi ? menacez les païens, je ne dis pas des dangers, de la mort, de la faim, mais d’un léger dommage dans leur fortune, vous les verrez tout de suite tout changer. Mais les défenseurs de l’Évangile sont mutilés, exterminés de toutes parts, on leur fait partout la guerre, de mille manières, et l’Évangile fleurit de plus en plus. Et à quoi bon parler des païens de nos jours, hommes vils et méprisés ? Évoquons plutôt ceux qui furent admirés, les philosophes illustres, Platon, Diagoras, le philosophe de Clazomène, et tous les autres, et vous comprendrez alors la force de la prédication. Car, après la ciguë de Socrate, les uns se retirèrent à Mégare, dans la crainte d’avoir le même sort ; d’autres perdirent leur patrie et leur liberté, sans avoir pu rien conquérir qu’une seule femme, à la cause de la philosophie. Le sage de Cittium, malgré le système de morale et de gouvernement qu’il laissa dans ses écrits, finit de même. Et cependant ils n’avaient à surmonter ni obstacles, ni dangers, le talent ne leur manquait pas, ils avaient l’éloquence, les richesses, la gloire de leur patrie ; cependant ils n’eurent aucun résultat. Car tel est le caractère de l’erreur ; sans que rien la trouble, elle se dissipe ; tel est le caractère de la vérité, quelle que soit la foule de ses adversaires, elle s’élève. Et c’est ce que proclame la simple réalité des faits accomplis : il n’est besoin ni de discours, ni de paroles quand on entend la voix du monde entier, des villes, des campagnes, de la terre, de la mer, des contrées habitées, des contrées désertes, des cimes des montagnes. Car Dieu n’a pas oublié le désert dans la dispensation de ses bienfaits ; il l’a au contraire comblé de tous les biens qu’il nous a apportés en descendant du ciel, et qu’il nous a transmis par la langue de Paul et par la grâce qui le remplissait. Le zèle de l’Apôtre l’ayant rendu digne d’un tel présent, l’abondance de la grâce resplendit en lui, et la plus grande partie des merveilles que nous avons racontées, s’accomplit par sa parole.
Donc puisqu’il est vrai que Dieu a honoré la race des hommes au point de juger un homme digne de produire, à lui seul, de si grandes choses, soyons pleins de zèle, imitons-le, faisons tous nos efforts pour nous rendre semblables à lui, nous aussi, et n’allons pas croire que ce soit chose impossible. Car je ne cesserai pas de répéter ce que j’ai dit bien souvent, que son corps ressemblait au nôtre, que sa nourriture était comme la nôtre, son âme comme la nôtre, mais sa volonté était forte, son désir, ardent, c’est par là qu’il est devenu ce qu’il a été. Donc pas de découragement, de désespoir. Préparez vos âmes, et il n’y a aucun empêchement à ce que vous receviez la même grâce. Dieu ne fait pas acception des personnes ; le même Dieu l’a formé et vous appelle ; comme il fut son Seigneur, il est aussi le vôtre ; comme il l’a glorifié, il veut aussi vous couronner vous-mêmes. Offrons-nous donc à Dieu et purifions-nous, afin d’obtenir, nous aussi, l’abondance des mêmes dons, et ensuite les mêmes biens, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire avec la puissance, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

CINQUIÈME HOMÉLIE.[modifier]

ANALYSE.[modifier]


Dans la cinquième homélie, saint Jean Chrysostome, après avoir loué la vertu de Paul, qu’aucun obstacle ne pouvait arrêter ni ralentir, discute fort subtilement les moyens qu’il employait pour parvenir à son but, toutes les formes que prenait son zèle pour ramener tous les hommes à Dieu, s’accommodant toujours aux temps et aux personnes autant qu’il était possible.
1. Où sont-ils maintenant, ceux qui accusent la mort, et ce corps sensible et périssable, d’être pour eux un obstacle aux progrès dans la vertu ? Qu’ils écoutent les glorieuses actions de Paul, et renoncent à cette injuste accusation. Quel dommage la mort a-t-elle causé à notre nature ? en quoi la corruption du corps est-elle un obstacle à la vertu ? Considérez Paul, et vous verrez de quelle très-grande utilité est pour nous notre mortalité. Car si Paul n’avait pas été mortel, il n’aurait pas pu dire, ou plutôt, il n’aurait pas pu montrer ce qu’il a proclamé par sa conduite : Tous les jours je meurs, je vous l’assure par la gloire que je reçois de vous en Jésus-Christ. (1Cor. 15,31) C’est qu’en toutes circonstances, il faut de l’âme, il faut de l’ardeur, et alors rien ne s’oppose à ce que l’on s’élève au premier rang parmi les saints. Est-ce que Paul n’était pas mortel ? Est-ce que ce n’était pas un homme vulgaire ? Un pauvre, qui, chaque jour, gagnait sa vie du travail de ses mains ? Son corps n’était-il pas assujetti à toutes les nécessités de la nature ? Quel obstacle l’a empêché de devenir ce qu’il a été ? aucun. Donc, que nul pauvre ne se décourage ; que nul ne s’irrite de son obscurité, ne s’afflige de la bassesse de son état ; les plaintes ne conviennent qu’aux mous, qu’aux énervés. La mollesse, voilà le seul obstacle à la vertu ; supprimez la corruption de l’âme, la mollesse du caractère, le reste n’est rien. C’est ce que nous fait voir ce bienheureux, qui nous rassemble en ce moment. Car, de même que tant de circonstances fâcheuses n’ont en rien gêné son action, de même les avantages contraires n’ont servi en rien les hommes en dehors de notre foi : ni l’habileté de la parole, ni les richesses, ni l’illustration de la naissance, ni la gloire, ni la puissance.
Mais que fais-je, en ne parlant que des hommes ! je m’arrête à la surface de la terre, quand je puis dire qu’il en est de même des vertus d’en haut, des principautés, des dominations, des anges des ténèbres, des princes de ce monde ? Car à quoi leur a servi leur nature ? N’est-il pas vrai que toutes ces puissances subiront le jugement de Paul, et de ceux qui lui ressemblent ? Ne savez-vous pas que nous serons les juges des anges mêmes ? à combien plus forte raison, de la vie présente ? (1 Cor. 6,3) Ne nous affligeons donc jamais que de notre corruption ; ne nous réjouissons jamais que de la vertu. Si nous avons le zèle de la vertu, aucun obstacle ne nous empêchera de ressembler à Paul. Car ce n’est pas la grâce seulement qui a fait de lui ce qu’il est devenu ; il a dû sa vertu à son ardeur aussi, et si la grâce l’a servi, c’est qu’il avait son ardeur personnelle. Car il posséda pleinement, d’une part, les dons de Dieu ; d’autre part, la volonté personnelle. Voulez-vous reconnaître les dons de Dieu ? les vêtements de Paul inspiraient la terreur aux démons. Mais ce n’est pas là ce que j’admire, non plus que l’ombre de Pierre, qui dissipait les maladies ; ce que j’admire, c’est-ce qu’il fit d’admirable, avant la grâce, dès son entrée, ses débuts dans la carrière, quand il n’avait pas encore toute sa force, quand il n’avait pas encore reçu sa mission ; c’est l’ardeur de son zèle pour le Christ, qui alla jusqu’à soulever contre lui tout le peuple juif ; au milieu de si grands dangers, dans une ville dont toutes les issues étaient fermées, descendu à l’aide d’une corbeille le long du mur, fugitif, il ne s’engourdit pas, ne se laissa pas surprendre par la terreur, par la crainte ; son zèle ne fit que s’accroître ; il se retirait des dangers par sagesse, il ne se retirait jamais de la prédication ; mais toujours, saisissant la croix, il suivait le Seigneur ; il voyait l’exemple d’Étienne encore étendu à ses pieds ; il voyait les Juifs surtout, acharnés contre lui, et comme avides de le dévorer. Ainsi on ne pouvait lui reprocher, ni de se jeter imprudemment dans les périls, ni d’écouter la lâcheté qui ne songe qu’à les fuir. Il tenait fortement à la vie présente, parce que sa vie était utile ; et en même temps il méprisait tout à fait la vie, à cause de la sagesse qu’il puisait dans le mépris du monde, et aussi parce qu’il ressentait un violent désir d’aller à Jésus-Christ. Ce que je dis toujours en parlant de Paul, je ne cesserai jamais de le répéter ; nul autant que lui, dans des situations contraires, n’a mieux su accommoder son âme à ces situations : nul n’a jamais attaché plus de prix à la vie présente, même parmi ceux qui tiennent le plus à vivre ; nul ne l’a plus méprisée, parmi ceux qui se précipitent le plus volontairement dans la mort. C’est ainsi qu’il était affranchi de toute passion ; il ne tenait à rien des choses présentes ; partout la volonté de Dieu pénétrait sa volonté ; tantôt, il dit que la vie présente est plus nécessaire que la société, la conversation du Christ ; tantôt, il la trouve si importune et si pesante, qu’il gémit, qu’il soupire douloureusement après la décomposition. Car il désirait uniquement ce qui lui était utile et profitable auprès de Dieu, quelque contradiction qui parût dans ses désirs. Esprit souple et varié, non point dissimulé, loin de nous cette pensée, mais prenant tous les aspects qui pouvaient servir à la prédication et au salut des hommes ; et en cela, il imitait encore le Seigneur, son Maître. Car Dieu aussi se montrait sous la figure d’un homme, quand il fallait qu’il en fût ainsi ; il se montra autrefois dans le feu, quand les circonstances l’exigèrent, tantôt on l’a vu sous la forme d’un soldat armé ; tantôt sous les traits d’un vieillard ; tantôt dans les vents, tantôt en voyageur, tantôt dans la vérité de la nature humaine, et alors il n’a pas refusé de mourir. Ce que j’ai dit, quand il fallait qu’il en fût ainsi, ne veut pas dire que cela était rigoureusement nécessaire ; gardons-nous bien de le croire ; c’était un pur effet de la bonté de Dieu pour nous. Il s’est montré assis, tantôt sur un trône, tantôt sur les chérubins. Il a fait tout cela pour accomplir ses divers conseils. J’ai multiplié les visions, et les prophètes m’ont représenté à vous. (Os. 12, 10) Ainsi Paul, imitant le Seigneur son Maître, n’a pas été en faute, pour avoir tantôt suivi, tantôt négligé la loi des Juifs ; parfois il s’attachait à la vie présente ; parfois il la dédaignait ; dans certaines circonstances, il demandait de l’argent, dans d’autres il refusait l’argent qu’on voulait lui donner ; il sacrifia comme les Juifs et il se rasa la tête, et, par un mouvement contraire, il frappa d’anathème ceux qui observaient ces pratiques ; un jour, il soumettait un disciple à la circoncision ; un autre jour, il la rejetait. Contradiction dans les actions, mais non dans la pensée, non dans l’esprit qui dirigeait cette conduite, et où régnait une parfaite harmonie.
Car il n’avait qu’un but, pour ceux qui l’entendaient, qui le voyaient : les sauver tous. Voilà pourquoi, tantôt il exalte la loi, tantôt il la détruit. La souplesse, la variété n’était pas seulement dans ses actions, mais dans ses paroles, sans qu’il y eût changement dans sa pensée ; il était toujours le même, demeurant fidèle à lui-même, mais il adaptait chacune de ses paroles aux besoins du moment. Gardez-vous donc de le reprendre, à ce sujet, quand, au contraire, c’est par là qu’il mérite surtout la gloire et les couronnes. Un médecin tantôt brûle, tantôt alimente son malade, tantôt il emploie le fer, tantôt les médicaments ; un jour, il défend nourriture et breuvage ; un autre jour, il prescrit nourriture et breuvage largement ; une fois, il entasse les couvertures de tous côtés ; une autre fois, il veut que ce malade brûlant boive toute une fiole d’eau glacée ; et quand vous le voyez agir de la sorte, vous ne lui reprochez pas la diversité des traitements ; vous ne l’accusez pas d’une continuelle inconstance ; au contraire, vous louez l’habileté qui se sert en toute sécurité, des choses qui paraissent nuisibles, opposées à la santé, qui cependant la rétablissent. C’est même à cette marque que vous reconnaissez le médecin consommé dans son art. Si vous acceptez le médecin qui pratique ainsi des traitements contraires, à bien plus forte raison, il faut louer Paul, qui sait si bien s’accommoder à nos maladies. Car, autant que ceux dont le corps est malade, ceux que tourmentent les maladies de l’âme, ont besoin de la diversité bien entendue des traitements ; si vous les abordez sans ménagement, leur salut est tout à fait compromis. Et faut-il s’étonner que les hommes pratiquent ce que le Dieu Tout-Puissant met lui-même en usage, lui qui, pour nous guérir, ne nous prend pas toujours de la manière la plus expéditive et sans ménagement ? Il veut que nous soyons vertueux librement, et non par nécessité ; par violence ; il emploie une méthode, non parce qu’il n’a pas assez de puissance, loin de nous cette pensée, mais parce que nous sommes faibles. Il peut certes se contenter de faire un signe, ou plutôt se contenter de vouloir, et accomplir tout ce qu’il veut ; mais nous, une fois devenus maîtres de nous-mêmes, nous ne supportons pas le joug léger de son obéissance. Si donc il nous entraînait malgré nous, il nous enlèverait-ce qu’il nous a donné, je veux dire le choix de nos volontés, notre liberté. Pour qu’il n’en soit pas ainsi, Dieu a besoin de moyens d’action nombreux et différents. Ces réflexions ne sont pas superflues ici ; elles nous sont inspirées par l’ingénieuse sagesse du bienheureux Paul : quand vous le voyez qui se soustrait aux dangers, admirez-le, comme vous l’admirez quand il court affronter les périls ; courage d’un côté, sagesse de l’autre. Quand il tient un langage superbe, admirez-le comme vous l’admirez quand il se tempère ; humilité d’un côté, de l’autre grandeur d’âme. Quand il se glorifie, admirez-le ; quand il s’abaisse en parlant de lui, admirez-le encore ; d’un côté nul orgueil ; de l’autre affection et charité : il recherchait le salut d’un grand nombre, voilà la raison de sa conduite. Aussi disait-il : Soit que nous soyons emportés comme hors de nous-mêmes, c’est pour Dieu ; soit que nous nous tempérions, c’est pour vous. (2Cor. 5,13) Car nul n’a jamais eu tant de raisons pressantes d’orgueil, nul n’a été aussi pur de toute pensée d’arrogance. Méditez ces paroles : La science enfle (1Cor. 8,1), nous répéterons tous ces paroles avec lui ; or il portait en lui une science telle qu’aucun homme certes n’en posséda jamais de pareille ; cependant cette science ne l’exaltait pas ; au contraire, il s’abaisse en y pensant : Ce que nous avons de science et de prophétie, nous ne l’avons qu’en partie (1Cor. 13,9) ; Et encore : Je ne crois pas, mes frères, avoir encore atteint où je tends (Phil. 3,13) ; et encore : Si quelqu’un se flatte de savoir quelque chose, il ne sait encore rien (1Cor. 8,2) ; le jeûne enfle aussi, et le Pharisien le montre, en disant : Je jeûne deux fois la semaine. (Lc. 18,12) Mais Paul qui faisait plus que jeûner, qui souffrait la faim, s’appelait un avorton. (1Cor. 15,8)
Et que parlé-je de ses jeûnes, et de sa science, quand il eut, avec Dieu, des entretiens plus nombreux, plus suivis, qu’aucun prophète, qu’aucun apôtre, et que ce fut pour lui une raison de plus pour s’humilier ? Ne me parlez pas des conversations sublimes que rapporte l’Écriture ; il en a caché le plus grand nombre ; il ne les a pas dites toutes, ne voulant pas ajouter à la grandeur de sa gloire ; il ne les a pas ensevelies toutes dans le silence, pour ne pas laisser un libre cours aux paroles des faux apôtres. Car Paul ne faisait rien sans raison, sans un motif toujours justifié par la sagesse ; et il déployait tant d’habileté, de prudence, au milieu des circonstances les plus contraires, que toujours il méritait les louanges, les mêmes louanges. Je m’explique. C’est une grande vertu que la modestie, en parlant de soi ; mais Paul, en se louant, parlait avec tant d’à-propos, qu’il mérite encore plus d’être honoré pour ce qu’il dit de lui-même, que pour son silence ; s’il n’avait pas fait entendre ce qu’il a dit, il serait plus coupable que ceux qui se glorifient sans raison ; s’il ne s’était pas glorifié, il aurait tout perdu et trahi ; il aurait exalté les ennemis de l’Évangile. Il savait si bien profiter partout de l’opportunité des circonstances, et, avec une pensée droite, faire exceptionnellement les choses ordinairement défendues, et il les faisait avec tant d’utilité, qu’il mérite, à ce titre, autant d’éloges et de gloire, que pour l’accomplissement des ordres absolus de Dieu. Paul, en se glorifiant, a droit à plus d’éloges, que tout autre qui cache ses vertus ; car personne, en tenant sa conduite secrète, ne fait autant de bien que Paul en racontant ses actions. Et maintenant, ce qui est plus admirable encore, ce n’est pas qu’il en ait parlé, mais qu’il l’ait fait dans la juste mesure. Car, s’il a saisi l’opportunité, ce n’est pas pour se louer avec excès ; il a compris où il devait s’arrêter. Cette prudence ne lui a pas suffi ; il n’a pas voulu donner un exemple pernicieux, il n’a pas voulu apprendre aux autres à se décerner des louanges sans sujet ; il s’appelle un imprudent. Voilà ce qu’il a fait, quand la nécessité le provoquait. Il pouvait croire que les autres, jetant les yeux sur lui, abuseraient de son exemple : c’est ce qui arrive aux médecins ; souvent un d’entre eux emploie un médicament dans le temps convenable ; un autre l’administre à contretemps, et le remède se trouve nuisible ou sans effet. Paul, en ce qui le concerne, prévoit ce danger : considérez les précautions qu’il prend quand il va se louer ; une fois, deux fois, bien plus souvent encore, il hésite, il recule : Plût à Dieu que vous voulussiez un peu supporter mon imprudence (2Co. 11, 1-21) ! et encore : Ce que je dis, je ne le dis pas selon le Seigneur, mais je fais paraître mon imprudence. Ce qu’un autre ose, je dirai, parole imprudente, que je l’ose aussi. Et, après tant de précautions, il ne se rassure pas encore, mais, au moment d’entreprendre son éloge, il se dérobe aux yeux : Je connais un homme; et plus loin : Je pourrais me glorifier, en parlant d’un tel homme, mais, pour moi, je ne veux pas me glorifier : et, après toutes ces paroles : J’ai été imprudent, dit-il, c’est vous qui m’y avez forcé. (2Co. 12,2, 5,11) En voyant ce saint apôtre ainsi retenu par la crainte de parler avantageusement de lui-même, hésiter, malgré des motifs pressants, comme un coursier qui arrive au bord d’un précipice et recule avec horreur, quel homme serait assez dépourvu d’intelligence et de sentiment pour ne pas comprendre que, quelle que soit la grandeur des intérêts dont il est chargé, il doit éviter avec soin de faire son éloge, qu’il ne peut le faire qu’à une condition, à savoir que la nécessité l’y contraigne ?

Voulez-vous que je vous montre encore un titre de Paul à notre admiration ? Le voici il ne lui a pas suffi du témoignage de sa conscience, il a voulu de plus nous montrer la règle à suivre dans l’éloge personnel ; il ne s’est pas contenté pour lui seulement de l’excuse qu’il trouvait dans la nécessité ; il a voulu enseigner qu’il y a des circonstances où l’on ne peut pas éviter de se louer soi-même ; mais il a soin d’insinuer qu’il faut se garder de le faire à contre-temps. Car les paroles que nous avons citées, reviennent à ceci : c’est un grand mal de se louer, de dire de soi des choses admirables ; il est de la dernière démence, mon bien-aimé, quand la nécessité ne fait pas violence, de célébrer ses propres louanges. Ce n’est pas parler selon le Seigneur, mais plutôt faire preuve de folie, d’une folie qui fait perdre la récompense mérite par des sueurs et des fatigues sans nombre. Ce sont là les enseignements qu’il nous donne et il nous en propose d’autres encore, quand il s’excuse en se fondant sur la nécessité pressante. Ce qui est plus remarquable encore, c’est que, quelle que fut la nécessité, il n’a pas tout publié, il a caché le plus grand nombre des merveilles qui l’ont honoré. Je viendrai maintenant, dit-il, aux visions et aux révélations du Seigneur ; je me retiens de peur que quelqu’un ne m’estime au-dessus de ce qu’il voit ou de ce qu’il entend de moi. (2Co. 12,1, 6) Ces paroles enseignaient à tous que, même en cas de nécessité, nous ne devons pas publier tout ce dont nous avons conscience, mais seulement ce qui peut être utile à ceux qui nous écoutent.

Samuel en use de même : il n’y a rien d’étrange à ce que nous fassions aussi mention de ce saint prophète, puisque ses louanges peuvent nous être profitables ; il se glorifia lui aussi quelquefois, et dit les belles actions qu’il avait faites. Quelles actions ? Celles qui pouvaient servir à ceux qui entendaient. Il ne s’étendit pas sur la chasteté, sur l’humilité, sur l’oubli des injures ! sur quel sujet donc ? Sur la vertu que le roi d’alors avait le plus d’intérêt à apprendre, sur la justice, sur la nécessité de rejeter les présents qui souillent les mains. David aussi, en se glorifiant, ne recherche que l’édification de celui qui l’entendra. En effet, ce saint roi ne s’est loué qu’en parlant du lion et de l’ours, sans rien ajouter à ce récit. (1Sa. 17,34) Des paroles plus hautes conviendraient à l’orgueil fanfaron, à la vanité ; mais ce qu’il racontait alors, se justifiait par la nécessité du moment, et montrait en lui un homme bon et occupé de l’intérêt du grand nombre. C’est ainsi que Paul se montra. On le calomniait, on disait qu’il n’était pas approuvé comme apôtre, qu’il n’avait aucun pouvoir. Il était donc dans la nécessité de prouver sa dignité. Comprenez-vous la force de son enseignement, pour démontrer qu’on ne doit pas se glorifier sans raison ? D’abord il prouve que lui-même ne l’a fait que par nécessité ; secondement, il s’appelle un insensé, et il s’entoure d’un grand nombre d’excuses ; troisièmement, il ne dit pas tout, il cache ce qu’il y a de plus glorieux pour lui, et cela malgré la nécessité de parler ; quatrièmement, il parle de lui-même comme d’une autre personne et dit : je connais un homme; cinquièmement, il ne parle pas de toute espèce de vertus, il dit partiellement, il publie seulement ce que demandaient et l’intérêt des auditeurs, et les circonstances. Cette mesure, il ne la gardait pas seulement quand il se louait, mais quand il adressait des paroles injurieuses. Il est défendu d’injurier son frère ; Paul savait pourtant adresser des injures si bien justifiées par les circonstances, qu’il mérite encore plus d’être honoré que ceux qui décernent des éloges. C’est ainsi qu’il écrit : O Galates insensés (Gal. 3,1) ! il le répète une fois, deux fois ; il appelle les Crétois des ventres paresseux, de méchantes bêtes (Tit. 1,12), et néanmoins ces paroles font honneur à saint Paul. Son exemple nous a donné la règle et la mesure, pour nous empêcher de traiter avec indulgence ceux qui négligent le Seigneur ; pour nous apprendre aussi à diriger comme il convient le discours qui doit les frapper. On trouve dans Paul des mesures pour toutes choses, et voilà pourquoi toutes ses actions, toutes ses paroles sont justement célèbres, soit qu’il adresse des injures ou des éloges, soit qu’il accuse, soit qu’il caresse, soit qu’il s’exalte, soit qu’il s’abaisse, soit qu’il se glorifie, soit qu’il déplore sa misère. Et qu’y a-t-il d’étonnant qu’on approuve les injures, les vifs reproches qu’il adresse, si l’on accepte et le meurtre, et la tromperie, et la ruse, soit dans l’Ancien, soit dans le Nouveau Testament ? Méditons avec soin toutes ces réflexions, ne les oublions pas, admirons le bienheureux Paul et glorifions le Seigneur, et prenons en main sa cause, afin d’obtenir les biens éternels, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire, avec la puissance, maintenant, et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

SIXIÈME HOMÉLIE.[modifier]

ANALYSE.[modifier]


Dans la sixième homélie, l’orateur détruit les reproches que l’on pourrait faire à saint Paul sur les coups et la mort qu’il avait témoigné craindre dans quelques occasions, sur les malédictions et les injures qu’il s’était permises quelquefois ; il tourne quelques-uns de ces reproches à l’avantage de l’Apôtre, et en fait le sujet d’un plus grand éloge.
Voulez-vous aujourd’hui, mes bien-aimés, que négligeant les grandes vertus de Paul, et ce qu’on admire en lui, nous considérions ensemble les actions qui ont donné prise à quelques accusations ? Nous verrons qu’elles ne contribuent pas moins que les autres à sa grandeur et à sa gloire. Que lui reproche-t-on ? Il a paru, dit-on, craindre les supplices, par exemple, quand il fut battu de verges ; et ce n’est pas tout, dans une autre circonstance encore, lorsqu’il fut mis en prison après avoir converti la marchande de pourpre, il mit dans l’embarras les magistrats qui voulaient secrètement le renvoyer après l’avoir maltraité et emprisonné contre tout droit. Car il n’avait d’autre but alors que de ménager sa sûreté, et d’éviter de retomber peu de temps après dans les mêmes périls. Que répondrons-nous donc ? Si ce n’est que rien ne montre mieux la grandeur admirable de son âme que l’accusation articulée contre lui ; avec une âme comme la sienne, sans témérité ni présomption, dans un corps sensible aux verges et redoutant les coups, il a égalé les puissances incorporelles par le mépris qu’il avait pour tout ce qui semble terrible, par son courage dans l’occasion. Quand vous le voyez toujours ardent quoique ému à la vue des tortures, souvenez-vous de ces paroles, qui l’ont élevé au-dessus des cieux, égalé aux anges : Qui nous séparera de l’amour de Dieu ? l’affliction, les angoisses, la persécution, la faim, les périls, l’épée ? (Rom. 8,35) Souvenez-vous de ces paroles, où il déclare que tout cela n’est rien : Le moment rapide de nos afflictions légères produit en nous le poids éternel d’une souveraine et incomparable gloire, si nous ne considérons point les choses visibles, mais les invisibles. (2Cor. 4,17-18) Ajoutez à cela ses afflictions de chaque jour, ses morts de chaque jour, et, sous l’empire de ces pensées, admirez Paul, et ne désespérez plus de vous-mêmes. Cette faiblesse même qui semble inséparable de la nature, est précisément la marque la plus éclatante de sa vertu ; l’infirmité commune ne l’a pas empêché de se montrer tel qu’il a paru. Les épreuves extraordinaires dont il avait triomphé avaient répandu l’opinion qu’il était au-dessus de la nature ordinaire ; alors Dieu a permis ces souffrances pour vous montrer que cet homme, qui n’était qu’un homme comme les autres, par la nature, a dû à son courage non seulement de surpasser les autres hommes, mais d’égaler les anges. Doué des vertus de l’âme, avec un corps si faible, il a enduré mille et mille fois la mort, il a méprisé les choses présentes, les choses futures. De là ces grandes et belles paroles qui semblent incroyables à tant de personnes : J’eusse désiré de devenir moi-même anathème, et d’être séparé de Jésus-Christ pour mes frères, mes parents selon la chair. (Rom. 60,3) C’est qu’il est possible, nous n’avons qu’à le vouloir, de surmonter toutes les frayeurs de la nature par la force de la volonté, et il n’est rien d’impossible pour l’homme dans ce que le Christ lui commande. Car si nous donnons au Seigneur toute la vigueur d’âme qui est en nous, Dieu à son tour nous accorde un secours puissant, et c’est ainsi que nous pouvons échapper à tous les dangers qui nous épouvantent. Il n’y a rien de répréhensible à craindre les coups, mais ce qui est répréhensible, c’est de commettre, parce que l’on craint les coups, une action que la piété réprouve ; en vertu même de cette crainte, l’homme qui craint les coups, et ne succombe pas, mérite plus l’admiration que celui qui est sans crainte. Sa vertu brille d’un plus vif éclat ; la crainte des coups est un effet de la nature ; mais ce qui ne faiblit pas lâchement sous cette crainte, c’est la vertu, qui corrige l’infirmité de la nature, c’est l’héroïsme qui triomphe, de la lâcheté et de la faiblesse. S’affliger n’a rien de répréhensible ; ce qu’il faut condamner, c’est l’affliction qui s’abandonne à des paroles ou à des actions qui déplaisent à Dieu. Si je vous disais que Paul n’était pas un homme, vous auriez raison de me rappeler les défauts de la nature, pour réfuter mes paroles ; mais je dis et j’insiste sur ce point que c’était un homme, dont la nature n’avait rien de supérieur à la nôtre, je dis qu’il est devenu meilleur par le fait de sa volonté ; dès lors vos objections sont vaines, ou plutôt elles ne sont pas vaines ; vous célébrez la gloire de Paul ; vous montrez par là sa grandeur, puisque avec une telle nature, il a pu s’élever au-dessus de la nature. Et non seulement vous exaltez Paul, mais vous fermez la bouche à ceux qui succombent, vous ne leur permettez plus de se réfugier derrière le prétexte de l’excellence de sa nature, vous les forcez à reconnaître en lui la ferveur qui vient de la volonté.
Mais, dites-vous, il lui est arrivé de craindre la mort ? Sans doute, et c’est encore un effet de la nature. Cependant ce même homme qui craignait la mort, disait aussi : Pendant que nous sommes dans cette tente, nous gémissons sous sa pesanteur (2Cor. 5,4) ; et encore Nous gémissons en nous-mêmes (Rom. 8,23). Voyez-vous comme il compense la faiblesse de la nature par la force de la volonté ? Souvent nombre de martyrs, conduits à la mort, ont pâli ; ils étaient pleins de terreurs et d’angoisses ; et c’est pour cela même surtout qu’il les faut admirer ; ces hommes qui craignaient la mort, ne la fuyaient pas pour Jésus-Christ. Ce Paul qui craignait la mort, se déclare prêt à endurer les tourments de l’enfer, pour l’amour qu’il porte à Jésus-Christ ; il a peur de mourir, et il désire d’être délivré de son corps. Et il ne fut pas le seul animé de tels sentiments ; le prince des apôtres, lui aussi, disait souvent qu’il était prêt à donner sa vie, et cependant il avait horreur de la mort. Écoutez les paroles que le Christ lui adresse à ce sujet : Lorsque vous serez vieux, un autre vous ceindra et vous mènera où vous ne voulez pas (Jn. 21,18) ; le Christ exprimait ainsi l’infirmité de la nature, non celle de la volonté. Car la nature éclate malgré nous ; impossible à nous de maîtriser ses surprises, quelle que soit l’ardeur de notre volonté, de notre zèle ; et maintenant, il n’en résulte pour nous aucun dommage ; au contraire, nous n’en méritons que plus d’être admirés. Quelle accusation pouvez-vous intenter à celui qui redoute la mort ? quelle louange, au contraire, ne mérite-t-il pas, si, redoutant la mort, il montre toujours un généreux courage ? Ce qu’il faut accuser, ce n’est pas l’infirmité de la nature, mais l’asservissement à cette infirmité ; on a raison d’appeler grand, de juger digne d’admiration celui qui surmonte la malignité de la nature par le courage viril de la volonté. Par cette victoire, il montre la puissance de l’homme qui sait vouloir, et il ferme la bouche à ceux qui demandent pourquoi la nature ne nous a pas faits vertueux ? Qu’importe que ce soit la nature qui opère ce qui est possible à la volonté ! Et de combien l’œuvre de la volonté n’est-elle pas au-dessus de l’action de la nature ! Elle la surpasse de tout ce qui mérite les couronnes et la gloire. Mais, dira-t-on, le don de la nature est solide. Mais si vous êtes résolus à faire preuve d’une volonté généreuse, cette volonté a plus de force que la nature. Ne voyez-vous pas les corps des martyrs déchirés par les glaives, la nature cède au fer, la volonté n’y cède pas, rien ne l’ébranle. N’avez-vous pas vu, répondez-moi, la volonté d’Abraham maîtrisant la nature, quand il reçut l’ordre d’immoler son fils, la nature domptée en lui par l’énergie de la volonté ? N’avez-vous pas vu les trois enfants hébreux vous donner le même exemple ? N’entendez-vous pas le proverbe, que l’habitude fait de la volonté une seconde nature ? Je dirais volontiers, que c’est la première nature ; tout ce que nous avons déjà dit le démontre. Ne voyez-vous pas que l’on peut conquérir jusqu’à la fermeté de la nature, par une volonté généreuse et vigilante, et qu’il y a plus de gloire à recueillir de la vertu volontaire que de la vertu pratiquée par contrainte ? Voilà le bien par excellence. Aussi quand je l’entends prononcer ces paroles : Je traite rudement mon corps, et je le réduis en servitude, de peur qu’ayant prêché aux autres, je ne sois réprouvé moi-même (1Cor. 9,27), c’est alors surtout que je célèbre ses louanges ; je vois ce que sa vertu lui a coûté de peines, de sorte que les hommes venant après lui ne peuvent pas colorer leur mollesse par sa facilité naturelle à faire le bien. Et quand il prononce encore ces paroles : Je suis crucifié au monde (Gal. 6, 14), je célèbre encore sa volonté. C’est qu’il est possible, par l’ardeur de la volonté, oui, il est possible d’imiter la force de la nature. Et si nous pouvions mettre sous vos yeux ce modèle de la vertu parfaite, vous verriez que son zèle a su donner aux vertus volontaires toute la fermeté qui vient de la nature. Il ressentait la douleur des coups, cependant il les méprisait comme feraient les puissances incorporelles : de là ces paroles qui le feraient prendre pour un homme supérieur à notre nature. Car lorsqu’il dit : Je suis crucifié au monde, et le monde est crucifié pour moi; autre part : Je vis, ou plutôt ce n’est pas moi qui vis, mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi (Gal. 2,20), n’est-ce pas comme s’il disait qu’il est sorti de son corps ? Que signifient encore ces paroles : Dieu a permis que je ressentisse dans ma chair un aiguillon qui est l’ange et le ministre de Satan ? (2Cor. 12,7) C’est pour montrer que la douleur n’allait pas plus loin que le corps ; sans doute elle pénétrait jusqu’à l’âme, mais par l’énergie de sa volonté, il la repoussait. Que veulent dire tant d’autres paroles encore plus admirables, quand il se réjouit d’avoir été battu de verges, quand il se glorifie d’être chargé de chaînes ? Essayez de les expliquer autrement que nous ne l’avons fait en rapportant ce texte : Je châtie mon corps et je le réduis en servitude ; je crains qu’ayant prêché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé. Ces paroles montrent la faiblesse de la nature ; et j’en ai tiré comme conséquence la noble vigueur de la volonté.
Car voici pourquoi ce double sujet de réflexions vous est proposé : il ne faut pas que la grandeur que vous admirez en lui vous fasse croire que sa nature diffère de la nôtre, et que cette pensée vous décourage ; il ne faut pas non plus, pour quelques petites défaillances que vous pouvez remarquer, condamner cette âme sainte ; voyez-y, au contraire, encore une raison de conserver le courage et de concevoir d’heureuses espérances. Voilà pourquoi il célèbre encore la grâce de Dieu, il l’exagère, non, il ne l’exagère pas ; mais il en parle avec reconnaissance, il ne veut pas vous laisser croire qu’il ait rien de bon qui soit de son fonds à lui. Il parle aussi de son zèle, afin que vous n’alliez pas, ayant tout remis entre les mains de Dieu, vous endormir dans un profond sommeil. Vous trouverez dans cet apôtre les règles d’une conduite toujours exacte et mesurée.
Mais voici encore une objection. Il s’est emporté contre l’ouvrier en cuivre, Alexandre. Qu’importe ? Il n’a pas prononcé des paroles de colère, mais de douleur, au nom de la vérité ; il ne se plaignait pas de ce qu’on l’attaquait, mais de ce qu’on s’apposait a l’Évangile. Il combat fortement, dit l’Apôtre, non pas moi, mais la doctrine que nous enseignons. (2Tim. 4,15) De sorte que l’imprécation de Paul, non seulement fait voir son amour pour la vérité, mais de plus est une consolation pour ses disciples. Il était naturel qu’ils fussent scandalisés au spectacle de blasphémateurs impunis, de là l’imprécation. Mais il a encore prié pour attirer la colère divine contre d’autres personnes, par exemple : Il est bien juste, devant Dieu, qu’il afflige à leur tour ceux qui vous affligent maintenant (2Thes. 1,6) ; il ne désirait pas leur châtiment, loin de là, mais la consolation de ceux qui étaient affligés. Aussi ajoute-t-il : Et qu’il vous console avec nous, vous qui êtes dans l’affliction. Et ce qui le prouve c’est, quand il souffre lui-même, la sagesse de ses paroles, sa manière de répondre à ses ennemis, écoutez : On nous maudit, et nous bénissons ; on nous persécute, et nous souffrons ; on nous dit des injures, et nous répondons par des prières. (1Cor. 4,12-13) Si ses actions, ses paroles à l’égard des autres, vous paraissent des effets de la colère, vous êtes à même de dire que c’est par colère qu’il a aveuglé, maltraité Elymas (Act. 13), et qu’Ananie et Sapphire sont morts parce que Pierre eut un mouvement de colère. Quel homme assez insensé, stupide, soutiendra cette opinion ? Beaucoup d’autres paroles ou actions de l’Apôtre semblent des marques d’emportement. C’est pourtant dans ces circonstances que se manifeste le plus la douceur de son âme. En effet, lorsqu’il livra à Satan le débauché de Corinthe, il n’obéit qu’à un sentiment d’affection profonde, qu’à une pensée de charité. Il le déclare dans la seconde épître aux Corinthiens. Lorsqu’il menaça les Juifs en écrivant ces paroles : La colère de Dieu est tombée sur eux et y demeurera jusqu’à la fin (1Th. 2,16), il ne cédait pas à la colère (car vous entendez les continuelles prières qu’il fait pour eux), mais il voulait leur inspirer une crainte salutaire et les amener à la sagesse. Mais, autre objection encore, il a outragé le Grand Prêtre par, ces paroles : Dieu te frappera, muraille blanchie. (Act. 23,3) Nous savons que certains apologistes ont voulu y voir une prophétie ; cette interprétation est acceptable ; l’événement a justifié les paroles, le Grand Prêtre a fini ainsi. Mais dans le cas où un contradicteur pointilleux, serrant l’objection, nous viendrait dire : si c’était une prophétie, d’où vient que l’Apôtre s’est justifié en disant : Je ne savais pas que c’était le Grand Prêtre, nous lui répondrions que Paul a voulu par là nous avertir du respect dû à ceux qui exercent le commandement ; ainsi faisait Jésus-Christ ; après tant de malédictions et d’anathèmes, prononcés par lui contre les scribes et les pharisiens, il disait : Les scribes et les pharisiens sont assis sur la chaire de Moïse ; observez donc et faites tout ce qu’ils vous disent, mais ne faites pas ce qu’ils font. (Mt. 23,2-3)
De même ici, l’Apôtre a conservé le légitime respect et, en même temps, prédit l’avenir. S’il a séparé Jean de lui (Act. 15,33), il ne l’a fait que dans l’intérêt de la prédication ; car celui qui est chargé de ce ministère, ne doit pas être un lâche qui chancelle, mais un homme fort et décidé ; pour aborder une fonction si belle, il faut être prêt à donner mille et mille fois sa vie, prêt à tous les périls, selon la parole du Christ lui-même : Si quelqu’un, dit-il, veut venir sur mes pas, qu’il renonce à soi-même, qu’il se charge de sa croix et me suive. (Mt. 16,24) Celui qui n’est pas ainsi résolu en perd avec lui beaucoup d’autres ; mieux vaut pour lui de se tenir en repos, de ne s’occuper que de lui-même, plutôt que de se montrer en public, avec un fardeau qu’il ne peut porter ; car il se perd, et lui-même, et tous ceux qui lui ont été confiés. N’est-il pas insensé qu’un homme, qui ne sait ni conduire un vaisseau, ni lutter contre les vagues, supposé même qu’une foule de gens l’y contraigne, s’assoie au gouvernail ; et de même qu’on se charge étourdiment de prêcher l’Évangile, qu’on accepte, sans y prendre garde, une mission qui vous expose à mille morts ? Ni le pilote, ni le lutteur opposé aux bêtes féroces, ni le gladiateur, ni personne, ne doit être préparé dans l’âme à subir la mort, les blessures, au tant que celui qui se charge de la prédication ; celui-ci : rencontre des dangers plus redoutables, des ennemis plus terribles, une mort qui n’est pas sans épreuves ; et quels risques sérieux ne court-il pas le ciel pour récompense, ou l’enfer pour châtiment, l’âme perdue ou sauvée ! Et ce n’est pas seulement le prédicateur qui doit être ainsi préparé, mais le simple fidèle ; car c’est à tous, sans exception, que s’adresse l’ordre de prendre la croix et de suivre. Et si cet ordre est pour tous, à plus forte raison est-il fait pour ceux qui enseignent ; pour les pasteurs, dont faisait alors partie Jean, surnommé Marc. Aussi fut-il retranché avec justice, parce qu’il s’était mis à la tête de la phalange et qu’il s’y comportait tout à fait en lâche ; aussi Paul le renvoya loin de lui afin que sa timidité n’ébranlât pas les courages. Mais maintenant, quant à la contestation que Luc rapporte à ce sujet (Act. 15,39), ne voyez là aucun motif d’accusation. Contester n’a rien de blâmable, ce qui est répréhensible c’est de le faire sans raison et sans justice. La colère injuste, dit l’Écriture, ne sera pas innocente (Sir. 1,28), il ne s’agit pas de la simple colère, mais de la colère injuste. Écoutez maintenant le Christ : Celui qui se met en colère contre son frère sans sujet (Mt. 5,22), il ne dit pas simplement en colère. Et le prophète : Mettez-vous en colère et ne péchez point. (Ps. 4,5 ; Eph. 4,26) Si l’on ne peut se servir de cette passion, même dans l’occasion, elle est inutile et vaine ; mais ce n’est pas pour être inutile que le Créateur l’a mise en nous, c’est pour corriger les pécheurs, pour réveiller les âmes lâches et indolentes, pour nous faire secouer le sommeil de la mollesse ; il a voulu que, semblable au tranchant du fer, la colère naturelle fût un instrument dont nous ferions usage au besoin. Aussi, Paul s’en est souvent servi, et sa colère était meilleure que la douceur, parce que toutes ses actions, faites à propos, n’avaient pour but que la prédication. En effet, la douceur n’est pas toujours bonne, il faut qu’elle s’exerce à propos ; supprimez l’opportunité, la douceur est une lâcheté, de même que la colère est un emportement farouche. Dans tout ce discours je n’ai pas cherché à justifier Paul ; il n’a aucun besoin que nous parlions pour sa défense ; sa gloire ne lui vient pas des hommes mais de Dieu ; j’ai voulu que ceux qui écoutent pussent apprendre à faire de toutes choses un bon usage ; ce qui a déjà été dit. Nous pourrons ainsi, faisant notre profit de tout côté, dans l’abondance de tous les biens, naviguer jusqu’au port où règne la tranquillité, obtenir les couronnes immortelles ; puissions-nous tous en être jugés dignes par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire avec la puissance, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

ÉLOGE DE SAINT PAUL.
SEPTIÈME HOMÉLIE.

ANALYSE.[modifier]

La septième et dernière homélie nous apprend que nous pouvons nous élever jusqu’à la vertu de Paul, puisqu’il était homme comme nous ; elle décrit ce zèle et cette assurance qu’il communiquait à ses disciples, et qui croissaient d’autant plus qu’on voulait les enchaîner, en retenant sa personne dans les fers ; elle vante cette sainte hardiesse qui n’empêchait pas qu’il ne fût simple et docile, qu’il ne se rendit à tous les conseils qu’on voulait lui donner pour le bien des fidèles.

Toutes les fois que ceux qui portent l’étendard impérial, précédés des trompettes qui les annoncent à grand bruit, et de nombreux soldats, font leur entrée dans les villes, tout le peuple accourt et pour entendre le fracas retentissant, et pour voir l’étendard si haut porté, et pour contempler le brave qui en est chargé. Eh bien ! Paul fait son entrée aujourd’hui, non dans une cité, mais dans l’univers, accourons tous ensemble. Il porte l’étendard, non de quelque souverain de la terre, mais la croix de Celui qui règne en haut, la croix du Christ, et ce ne sont pas des hommes qui marchent devant lui, mais des anges, pour rendre honneur à l’étendard ainsi porté, et pour défendre celui qui le porte.

En effet si les simples citoyens qui n’ont aucune part aux affaires publiques, ont un ange gardien que le Seigneur et Maître de l’univers a chargé de leur défense, selon cette parole : L’ange qui m’a délivré dès ma jeunesse (Gen. 48,7), à plus forte raison, ceux qui tiennent entre leurs mains toute la terre et qui portent un si lourd fardeau de grâces, ont-ils pour les assister, les puissances d’en haut. Parmi les gens du monde, ceux qui sont jugés dignes de l’honneur de commander aux autres, sont richement vêtus, parés d’un collier d’or, ils brillent de toutes parts ; l’Apôtre a ses chaînes, au lieu d’or, pour parure, et ce qu’il porte, c’est la croix ; l’Apôtre est persécuté ; l’Apôtre est battu de verges, et souffre la faim. Ne vous affligez pas, mes frères ; car cet ornement-là est plus beau que celui des rois, et plus brillant, et agréable à Dieu ; aussi celui qui le porte ne se fatigue pas. Car voilà ce qui est admirable, avec ces liens, et ces coups de verges, et ces stigmates il était plus resplendissant que ceux qui portaient le diadème et la pourpre. Il était plus resplendissant ; il n’y a pas là un étalage de paroles, et ses vêtements l’ont démontré. Mettez nombre de diadèmes, et entassez les vêtements de pourpre sur un malade, vous ne pourrez éteindre la moindre partie de la fièvre qui le brûle ; les tabliers de l’Apôtre artisan touchent à peine les malades, que toute maladie a disparu. Ce qui se comprend : car si des voleurs, à la vue de l’étendard du prince, n’osent approcher, reculent et prennent la fuite, à bien plus forte raison, maladies et démons s’enfuient en voyant l’étendard du Christ. Et maintenant Paul a porté la croix, non qu’il voulut la porter lui tout seul, mais parce qu’il voulait nous apprendre, à tous, à la porter. Aussi disait-il : Soyez mes imitateurs, comme je le suis moi-même de Jésus-Christ ; et encore Pratiquez ce que vous avez appris de moi, et ce que vous avez vu en moi ; et encore : C’est une grâce qu’il vous a faite, non seulement de ce que vous croyez en Jésus-Christ, mais encore de ce que vous soufrez pour lui. (Phi. 3,17 ; 4, 9 ; et 1, 29) C’est que les dignités de la vie présente paraissent, plus relevées quand on ne les voit que dans une seule personne ; mais, pour les dons spirituels, c’est tout le contraire ; les honneurs qui en dépendent, brillent surtout par le grand nombre de ceux qui les partagent, quand celui qui a reçu le don, ne demeure pas l’unique, mais s’associe des compagnons en foule, pour jouir des mêmes présents que lui. Ainsi, vous le voyez, tous portent l’étendard de Jésus-Christ ; chacun le porte devant les nations et devant les rois ; mais Paul le porte en face des tourments et des supplices. Toutefois il n’a pas donné aux autres l’ordre de faire comme lui, parce qu’ils auraient plié sous le fardeau.

Avez-vous vu de quelle vertu notre nature peut faire preuve ? avez-vous vu qu’il n’y a rien de plus digne d’honneur que l’homme, tout mortel qu’il est, et demeure ? Que pouvez-vous me montrer qui soit plus grand que Paul, ou qui l’égale ? A quels anges, quels archanges, ne peut-on pas comparer celui qui a fait entendre ces paroles ? Dans un corps mortel et corruptible, il a sacrifié pour le Christ tous les biens qui étaient en son pouvoir, disons mieux, ceux mêmes qu’il ne possédait pas ; il a renoncé aux choses présentes, aux choses à venir, à tout ce qu’il y a de plus haut et de plus profond, à une autre existence ; s’il eût été d’une nature incorporelle, que n’eût-il pas dit, que n’eût-il pas fait ? Si j’admire les anges, c’est parce qu’ils ont été jugés dignes d’un si haut rang, et non, parce qu’ils sont des natures incorporelles ; le démon aussi est incorporel et invisible, et cependant il est devenu la plus malheureuse de toutes les créatures, pour avoir désobéi à son créateur, à Dieu. C’est de la même cause que vient aussi le malheur des hommes ; ce n’est pas de la chair, qui les recouvre à nos yeux, mais du mauvais usage qu’ils font de cette chair. Paul aussi avait un corps. D’où vient qu’il a été si grand ? Il doit à ses propres, efforts, et à la grâce de Dieu, la vertu qu’il à montrée, et il la doit à la grâce de Dieu, parce qu’il la devait à ses propres efforts. Car Dieu ne fait point d’acception de personne. Mais, dites-vous, comment est-il possible de l’imiter ? Écoutez sa réponse : Soyez mes imitateurs comme je le suis moi-même de Jésus-Christ. (1Co. 11,1) Il a su imiter Jésus-Christ, et vous ne sauriez imiter celui qui est un serviteur aussi bien que vous ? Il a rivalisé avec son Seigneur, et vous ne sauriez rivaliser avec votre compagnon ? Et que donnerez-vous pour votre excuse ? Eh bien, me dit-on, comment l’a-t-il imité ? Observez l’imitation au commencement de la conversion de l’Apôtre, dans ses préludes. Il puisa dans les eaux du baptême un zèle si ardent qu’il n’attendit pas l’enseignement d’un maître ; il n’attendit pas Pierre, il n’alla trouver ni Jacques, ni personne ; emporté par son ardeur, il embrasa la cité au point de faire éclater contre lui une guerre terrible ; cette ardeur lui était naturelle, car avant qu’il fût chrétien, il excédait déjà son pouvoir, emprisonnait, jetait dans les fers, confisquait. Ainsi faisait Moïse, sans avoir reçu d’autorité de personne, quand il repoussait la violente injustice exercée par des barbares sur les hommes de sa nation.
Voilà la marque d’une âme généreuse et libre, qui ne supporte pas l’injustice en silence, quoique sans mission pour la combattre. Moïse avait eu raison de s’emparer de cette tâche, Dieu l’a fait voir en lui donnant plus tard l’autorité ; c’est ce qu’il a fait voir également au sujet de Paul. Paul aussi avait noblement saisi la mission de la parole et de l’enseignement, et Dieu l’a montré, en se hâtant de l’instituer prédicateur et maître. Si un désir d’honneur et de préséance les avait poussés à s’occuper des affaires, s’ils n’avaient eu en vue que leurs intérêts, on aurait raison de les condamner ; mais s’il est vrai qu’ils recherchaient les dangers, qu’ils affrontaient à chaque instant la mort, pour assurer le salut de tous, qui serait assez malheureux pour faire le procès à ce généreux zèle ? Que le désir de sauver ceux qui périssaient fût le seul motif de leurs actions, c’est encore ce qu’a prouvé le décret de Dieu, c’est ce qu’a prouvé la perte de ceux qu’égara une coupable ambition. En effet d’autres ont brigué le pouvoir, le commandement suprême ; tous sont morts, les uns brûlés, les autres engloutis dans la terre entr’ouverte ; c’est qu’ils ne se proposaient pas l’utilité publique, mais le plaisir d’être au premier rang. Ozias écouta son ambition imprudente (2Chr. 26), il fut frappé de la lèpre ; Simon en fit autant (Act. 8), il fut condamné, il faillit encourir les derniers supplices ; Paul écouta son zèle, mais il fut couronné, car son zèle ne se proposait pas le pouvoir, l’honneur du sacerdoce, mais les charges, les fatigues, les dangers. Et c’est parce qu’un zèle ardent l’a précipité dans la carrière, c’est pour cette raison que son nom est glorieux, qu’il brille dès le début de sa prédication. Un magistrat, même régulièrement établi dans ses fonctions, s’il ne remplit pas ses devoirs, mérite un châtiment sévère ; de même celui qui, sans avoir été régulièrement établi, remplit, comme il convient, tous les devoirs, soit du sacerdoce, soit de toute autre charge publique, a droit à toute espèce de récompense. Aussi ne se livra-t-il pas un seul jour au repos, ce saint plus ardent que le feu, à peine sorti de la source sacrée du baptême, enflammé, ne voyant ni les dangers, ni les mépris, ni les insultes, ni l’incrédulité des Juifs, insensible à toutes les choses humaines, il n’a plus les mêmes yeux, il ne voit que la charité ; il n’a plus le même esprit, c’est un torrent impétueux qui renverse tout le judaïsme, l’Écriture triomphe, la démonstration se fait, Jésus est le Christ. La grâce n’inondait pas encore l’Apôtre de ses dons, il n’avait pas encore la plénitude de l’Esprit-Saint, et cependant ce feu brûla tout à coup, déjà toutes ses actions partaient d’une âme préparée à la mort ; on eût dit qu’il voulait réparer son passé, et il se jeta au plus fort de la mêlée où le combat présentait le plus de fatigues, de dangers et d’horreurs.
Et maintenant cet homme si hardi, si emporté par son zèle, qui respirait le feu, c’était la docilité, la douceur même, à ce point que dans sa plus grande fougue il ne se heurta jamais contre ceux qui avaient le droit d’enseigner. On le voyait bouillant, transporté d’ardeur, et, dans ce moment même, on lui disait d’aller à Tarse et à Césarée ; il y consentait ; on lui disait qu’il fallait descendre le long d’une muraille, il s’y résignait ; on lui conseillait de se couper les cheveux, il ne faisait pas d’objection ; on lui disait de ne pas se montrer dans l’assemblée du peuple, il obéissait ; uniquement soucieux de l’utilité des fidèles, ne respirant que la paix, la concorde, toujours préparé à la prédication. Ainsi quand on vous dit qu’il envoie son neveu au tribun, pour se soustraire lui-même aux dangers, qu’il va en appeler à César, qu’il s’empresse de se rendre à Rome, ne voyez pas là des preuves d’un manque de courage. Comment celui qui gémissait de la nécessité de la vie présente n’aurait-il pas préféré de se trouver avec Jésus-Christ ? Comment celui qui dédaignait le ciel, qui, pour Jésus-Christ, oubliait les anges, aurait-il pu tenir aux choses qui passent ? Quelle était donc la raison de sa conduite ? C’était pour prêcher plus longtemps l’Évangile, pour emmener avec lui, au jour de son départ, une foule d’hommes, tous couronnés comme lui. Car il craignait de se trouver pauvre, indigent, de n’avoir pas à emmener avec lui une multitude d’âmes sauvées, quand il quitterait la terre. De là ces paroles : Il est plus utile pour votre bien que je demeure encore en cette vie. (Phil. 1,24) De là encore, à la vue d’un tribunal favorable, lorsque Festus disait : Cet homme pouvait être renvoyé absous, s’il n’eût point appelé à César[3] (Act. 26,32), de là, dis-je, la patience, avec laquelle il se laissa enchaîner, conduire avec mille autres prisonniers, des criminels ; il ne rougit pas de partager leurs fers ; il eut grand soin de tous ceux qui faisaient la traversée avec lui ; il était certes plein de confiance pour lui-même, il savait bien qu’il était en sûreté, et, tout chargé de chaînes, il parcourut un si grand espace de mer, avec autant de joie que s’il fût allé prendre possession d’un empire. En effet ce n’était pas une récompense vulgaire qui l’attendait, mais la conversion de Rome. Cependant il ne dédaigna pas ceux qui se trouvaient avec lui dans le vaisseau ; il les rassura en leur racontant la vision qu’il avait eue, et qui leur apprenait que tous ceux qui naviguaient avec lui seraient sauvés, grâce à lui. Ce qu’il disait, non pour se glorifier, mais pour les rendre dociles à sa parole. Voilà pourquoi Dieu permit que la mer fût agitée, il voulait que par la résistance et aussi par la soumission de ceux qui entendaient Paul, il voulait que, par tous les moyens, la grâce de l’Apôtre fût manifestée. En effet, il avait donné le conseil de ne pas s’embarquer, on ne l’écouta pas, et l’on courut les plus grands dangers ; même dans ces circonstances, il ne se livra pas à la colère ; au contraire il eut pour l’équipage la prévoyance d’un père pour ses enfants, et il fit tout pour les sauver tous.
Arrivé à Rome, quelle douceur ne montra-t-il pas dans ses entretiens ! avec quelle fermeté libre il ferma la bouche aux incrédules ! Et il ne s’arrête pas à Rome, de là il court en Espagne. Les dangers augmentaient sa confiance, son audace s’en accroissait, et non seulement la sienne, mais celle de ses disciples qui s’exaltait par son exemple. S’ils l’avaient vu hésiter, faiblir, peut-être eux aussi se seraient-ils intimidés, de même en le voyant toujours animé d’un courage plus viril, toujours combattu, et toujours plus pressant, ils publiaient la parole en toute liberté. C’est ce qu’il déclare par ces paroles : Plusieurs de nos frères, se rassurant par mes liens, ont conçu une hardiesse nouvelle pour annoncer sans crainte la parole de Dieu. (Phil. 1,14) En effet, quand un général a du courage ce n’est pas seulement lorsqu’il massacre ou qu’il tue, c’est aussi lorsqu’il est blessé lui-même qu’il inspire une nouvelle audace aux soldats sous ses ordres, il les anime même plus en recevant qu’en faisant des blessures. Car ceux qui le voient couvert de sang, plusieurs fois blessé, et cependant tenant toujours tête aux ennemis, toujours debout, en brave, l’épée à la main, persistant dans l’attaque en dépit des douleurs qu’il endure, ceux-là combattent de leur côté avec une valeur qui va grandissant toujours. C’est ce qui est arrivé à Paul. Quand on le voyait chargé de chaînes, prêcher l’Évangile dans sa prison, quand on le voyait, battu de verges, entreprendre la conversion de ceux qui le battaient, la généreuse hardiesse croissait chez ceux qui contemplaient ce spectacle. Aussi l’Apôtre ne dit-il pas simplement : Se rassurant par mes liens, mais il ajoute : Ont conçu une hardiesse nouvelle pour annoncer sans crainte la parole de Dieu, ce qui veut dire : Nos frères ont témoigné plus de hardiesse en ces jours que quand j’étais libre. Et lui-même alors conçut plus d’ardeur, ses ennemis le trouvèrent encore plus impétueux, et le redoublement de ses persécutions ne fut que le redoublement de son intrépidité et l’occasion d’une plus ferme assurance. On le mit dans les fers, il y brilla d’un éclat si vif qu’il ébranla les fondements de sa prison, qu’il en ouvrit les portes, qu’il convertit le geôlier, presque le juge lui-même, au point que ce juge lui dit : Il ne s’en faut guère que vous ne me persuadiez d’être chrétien. (Act. 26,28) Autre preuve : il fut lapidé, et à son entrée dans cette ville qui le lapidait, il la convertit. Tantôt les Juifs, tantôt les Athéniens le citèrent pour le juger, et les juges devenaient ses disciples, ses accusateurs se soumettaient à lui. De même que le feu qui tombe sur des matériaux différents s’accroît trouvant des aliments nouveaux dans la matière qu’il dévore, de même l’éloquence de Paul s’emparait des âmes et les transformait ; ses adversaires, pris par ses discours, servaient aussitôt d’aliment à ce feu spirituel, et, par leur moyen, l’Évangile se répandait et en gagnait d’autres. De là ses paroles : Je suis enchaîné, mais la parole de Dieu n’est pas enchaînée. (2Tim. 2,9) On l’obligeait à prendre la fuite, c’était une persécution, mais la persécution devenait en réalité un apostolat, et ce qu’auraient pu faire des amis et des partisans du christianisme s’opérait par ses ennemis mêmes ; en ne permettant pas à l’Apôtre de rester fixé dans aucun pays, en chassant de toutes parts le médecin des âmes, en le forçant à circuler, ils faisaient, par leurs mauvais desseins, par leurs persécutions, que tous entendaient ses discours. On l’enchaîna de nouveau, on ne fit qu’irriter l’ardeur des disciples ; en le bannissant on envoya un maître aux peuples qui n’en avaient pas ; en le citant devant un tribunal plus auguste on ménagea en même temps à une auguste cité un grand bienfait. Aussi le chagrin des Juifs s’exprimait contre les apôtres en ces mots : Que ferons-nous de ces hommes-ci ? (Act. 4,16) Ce qui veut dire : Quand nous voulons les abattre nous les relevons. Ils le livrèrent au geôlier pour le garder étroitement, mais le geôlier fut lié plus étroitement encore par Paul. Ils l’envoyèrent avec des prisonniers enchaînés pour qu’il ne pût s’enfuir, Paul instruisit les prisonniers ; ils l’envoyèrent par mer afin que le voyage fût nécessairement plus court, et voilà un naufrage qui arrive et qui est une occasion de catéchiser l’équipage ; ils le menacèrent de mille et mille supplices pour éteindre sa prédication, et sa prédication se répandit davantage. Et ils répétaient ce qu’ils avaient dit au sujet du Seigneur : Tuons-le, de peur que les Romains ne viennent et ne ruinent notre ville et notre nation (Jn. 11,48), et il arriva le contraire de ce qu’ils avaient voulu, ils le tuèrent, et ce fut pour cette raison que les Romains ruinèrent et leur nation, et leur ville, et ce qu’ils regardaient comme des obstacles servit de secours à la prédication ; de même pour la prédication de Paul, tous leurs efforts pour retarder ses progrès n’aboutirent qu’à les seconder, qu’à élever l’Apôtre à une gloire inexprimable. Bénissons donc, pour tous ces bienfaits, le Dieu plein de sagesse et d’habileté, célébrons le bonheur de Paul par qui s’opérèrent ces merveilles, prions pour entrer, nous aussi, en partage des mêmes biens, par la grâce et par la bonté de Notre Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui appartient la gloire au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

Traduit par M. C. PORTELETTE.

  1. Traduction de l’abbé Auger, revue.
  2. Traduction de l’abbé Auger, revue.
  3. Ce n’est pas Festus, mais Agrippa qui dit ces paroles à Festus.