Joseph Balsamo/Texte entier/Volume 2

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MÉMOIRES D’UN MÉDECIN

JOSEPH BALSAMO


PAR
ALEXANDRE DUMAS


II
NOUVELLE ÉDITION


PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
RUE AUBER, 3, PLACE DE L’OPÉRA

LIBRAIRIE NOUVELLE
BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE GRAMMONT

1872


JOSEPH BALSAMO




XXVII

MADAME LOUISE DE FRANCE.


La fille aînée du roi attendait son père dans la grande galerie de Lebrun, la même où Louis XIV, en 1683, avait reçu le doge impérial et les quatre sénateurs génois qui venaient implorer le pardon de la république.

À l’extrémité de cette galerie, opposée à celle par laquelle le roi devait entrer, se trouvaient deux ou trois dames d’honneur qui semblaient consternées.

Louis XV arriva au moment où les groupes commençaient à se former dans le vestibule, car la résolution qui semblait avoir été prise le matin même par la princesse commençait à se répandre dans le palais.

Madame Louise de France, princesse d’une taille majestueuse et d’une beauté toute royale, mais dont une tristesse inconnue ridait parfois le front pur ; Madame Louise de France, disons-nous, imposait à toute la cour, par la pratique des plus austères vertus, ce respect pour les grands pouvoirs de l’État, que, depuis cinquante ans, on ne savait plus vénérer en France que par intérêt ou par crainte.

Il y a plus : dans ce moment de désaffection générale du peuple pour ses maîtres, — on ne disait pas encore tout haut pour ses tyrans, — on l’aimait. C’est que sa vertu n’était point farouche ; bien que l’on n’eût jamais parlé hautement d’elle, on se rappelait qu’elle avait un cœur. Et chaque jour elle le témoignait par des bienfaits, tandis que les autres ne le montraient que par le scandale.

Louis XV craignait sa fille, par la seule raison qu’il l’estimait. Quelquefois même il en était fier ; aussi était-ce la seule de ses enfants qu’il ménageât dans ses railleries piquantes ou dans ses familiarités triviales ; et tandis qu’il appelait ses trois autres filles, — Adélaïde, Victoire et Sophie, Loque, Chiffe et Graille, — il appelait Louise de France Madame.

Depuis que le maréchal de Saxe avait emporté au tombeau l’âme des Turenne et des Condé, Marie Leckzinska l’esprit de conduite de la reine Marie-Thérèse, tout se faisait petit autour du trône rapetissé ; alors Madame Louise, d’un caractère vraiment royal et qui, par comparaison, semblait héroïque, faisait l’orgueil de la couronne de France, qui n’avait plus que cette seule perle fine au milieu de son clinquant et de ses pierres fausses.

Nous ne disons pas pour cela que Louis XV aimât sa fille. Louis XV, on le sait, n’aimait que lui. Nous affirmons seulement qu’il tenait à elle plus qu’aux autres.

En entrant, il vit la princesse seule au milieu de la galerie, appuyée contre une table en incrustation de jaspe sanguin et de lapis-lazuli.

Elle était vêtue de noir ; ses beaux cheveux sans poudre se cachaient sous la dentelle à double étage ; son front, moins sévère que de coutume, était peut-être plus triste. Elle ne regardait rien autour d’elle, quelquefois seulement elle promenait ses yeux mélancoliques sur les portraits des rois de l’Europe, à la tête desquels brillaient ses ancêtres, les rois de France.

Le costume noir était l’habit ordinaire des princesses ; il cachait les longues poches que l’on portait encore à cette époque, comme au temps des reines ménagères, et Madame Louise, à leur exemple, gardait à sa ceinture, attachées à un anneau d’or, les nombreuses clés de ses coffres et de ses armoires.

Le roi devint fort pensif lorsqu’il vit avec quel silence et surtout avec quelle attention on regardait le résultat de cette scène.

Mais la galerie est si longue que, placés aux deux extrémités, les spectateurs ne pouvaient manquer de discrétion pour les acteurs. Ils voyaient, c’était leur droit ; ils n’entendaient pas, c’était leur devoir.

La princesse fit quelques pas au-devant du roi, et lui prit la main qu’elle baisa respectueusement.

— On dit que vous partez, Madame ? lui demanda Louis XV. Allez-vous donc en Picardie ?

— Non, sire, dit la princesse.

— Alors, je devine, dit le roi en haussant la voix, vous allez en pèlerinage à Noirmoutiers.

— Non, sire, répondit madame Louise, je me retire au couvent des Carmélites de Saint-Denis dont je puis être abbesse, vous le savez.

Le roi tressaillit, mais son visage resta calme quoique son cœur fût réellement troublé.

— Oh ! non, dit-il, non, ma fille, vous ne me quitterez point, n’est-ce pas ? C’est impossible que vous me quittiez.

— Mon père, j’ai depuis longtemps décidé cette retraite, que Votre Majesté a bien voulu autoriser ; ne me résistez donc pas, mon père, je vous en supplie.

— Oui, certes, j’ai donné cette autorisation, mais après avoir combattu longtemps, vous le savez. Je l’ai donnée parce que j’espérais toujours qu’au moment de partir le cœur vous manquerait. Vous ne pouvez pas vous ensevelir dans un cloître, vous ; ce sont des mœurs oubliées ; on n’entre au couvent que pour des chagrins ou des mécomptes de fortune. La fille du roi de France n’est point pauvre, que je sache, et si elle est malheureuse, personne ne doit le voir.

La parole et la pensée du roi s’élevaient à mesure qu’il rentrait plus avant dans ce rôle de roi et de père que jamais l’acteur ne joue mal quand l’orgueil conseille l’un et que le regret inspire l’autre.

— Sire, répondit Louise, qui s’apercevait de l’émotion de son père, et que cette émotion, si rare chez l’égoïste Louis XV, touchait à son tour plus profondément qu’elle ne voulait le faire paraître ; sire, n’affaiblissez pas mon âme en me montrant votre tendresse. Mon chagrin n’est point un chagrin vulgaire ; voilà pourquoi ma résolution est en deçà des habitudes de notre siècle.

— Vous avez donc des chagrins ? s’écria le roi avec un éclair de sensibilité. Des chagrins ! toi, pauvre enfant !

— De cruels, d’immenses, sire, répondit madame Louise.

— Eh ! ma fille, que ne me le disiez vous ?

— Parce que ce sont de ces chagrins qu’une main humaine ne peut guérir.

— Même celle d’un roi ?

— Même celle d’un roi.

— Même celle d’un père ?

— Non plus, sire, non plus.

— Vous êtes religieuse, cependant, vous, Louise, et vous puisez de la force dans la religion…

— Pas encore assez, sire, et je me retire dans un cloître pour en trouver davantage. Dans le silence, Dieu parle au cœur de l’homme ; et dans la solitude, l’homme parle au cœur de Dieu.

— Mais vous faites au Seigneur un sacrifice énorme que rien ne compensera. Le trône de France jette une ombre auguste sur les enfants élevés autour de lui ; cette ombre ne vous suffit-elle pas ?

— Celle de la cellule est plus profonde encore, mon père ; elle rafraîchit le cœur, elle est douce aux forts comme aux faibles, aux humbles comme aux superbes, aux grands comme aux petits.

— Est-ce donc quelque danger que vous croyez courir ? En ce cas, Louise, le roi est là pour vous défendre.

— Sire, que Dieu défende d’abord le roi !

— Je vous le répète, Louise, vous vous laissez égarer par un zèle mal entendu. Prier est bien, mais non pas prier toujours. Vous si bonne, vous si pieuse, qu’avez-vous besoin de tant prier ?

— Jamais je ne prierai assez, ô mon père ! jamais je ne prierai assez, ô mon roi, pour écarter tous les malheurs qui vont fondre sur nous ! Cette bonté, que Dieu m’a donnée, cette pureté que, depuis vingt ans, je m’efforce de purifier sans cesse, ne font pas encore, j’en ai peur, la mesure de candeur et d’innocence qu’il faudrait à la victime expiatoire.

Le roi se recula d’un pas, et regardant madame Louise avec étonnement.

— Jamais vous ne m’avez parlé ainsi, dit-il. Vous vous égarez, chère enfant ; l’ascétisme vous perd.

— Oh ! sire, n’appelez pas de ce nom mondain le dévouement le plus vrai et surtout le plus nécessaire que jamais sujette ait offert à son roi, et fille à son père, dans un pressant besoin. Sire, votre trône, dont tout à l’heure vous m’offriez orgueilleusement l’ombre protectrice, sire, votre trône chancelle sous des coups que vous ne sentez pas encore, mais que je devine déjà, moi. Quelque chose de profond se creuse sourdement, comme un abîme où peut tout à coup s’engloutir la monarchie. Vous a-t-on jamais dit la vérité, sire ?

Madame Louise regarda autour d’elle pour voir si nul n’était à portée de l’entendre, et, sentant tout le monde à distance, elle continua :

— Eh bien ! je la sais moi, moi, qui, sous l’habit d’une sœur de la Miséricorde, ai vingt fois visité les rues sombres, les mansardes affamées, les carrefours pleins de gémissements. Eh bien ! dans ces rues, dans ces carrefours, dans ces mansardes, sire, on meurt de faim et de froid l’hiver, de soif et de chaud l’été. Les campagnes que vous ne voyez pas, vous, sire, car vous allez de Versailles à Marly, et de Marly à Versailles seulement, les campagnes n’ont plus de grain, je ne dirai pas pour nourrir les peuples, mais pour ensemencer les sillons, qui, maudits je ne sais par quelle puissance ennemie, dévorent et ne rendent pas. Tous ces gens, qui manquent de pain, grondent sourdement, car des rumeurs vagues et inconnues passent dans l’air, dans le crépuscule, dans la nuit, qui leur parlent de fers, de chaînes, de tyrannies, et à ces paroles ils se réveillent, cessent de se plaindre et commencent à gronder.

« De leur côté, les parlements demandent le droit de remontrance, c’est-à-dire le droit de vous dire tout haut ce qu’ils disent tout bas : « Roi, tu nous perds ! sauve-nous ou nous nous sauvons seuls… »

Les gens de guerre creusent de leur épée inutile une terre où germe la liberté que les encyclopédistes y ont jetée à pleines mains. Les écrivains — comment cela se fait-il, si ce n’est que les yeux des hommes commencent à voir des choses qu’ils ne voyaient pas ? — les écrivains savent ce que nous faisons de mal en même temps que nous le faisons, et l’apprennent au peuple, qui fronce le sourcil maintenant chaque fois qu’il voit passer ses maîtres. Votre Majesté marie son fils ! Autrefois, lorsque la reine Anne d’Autriche maria le sien, la ville de Paris fit des présents à la princesse Marie-Thérèse. Aujourd’hui, au contraire, non seulement la ville n’offre rien, mais encore Votre Majesté a dû forcer les impôts pour payer les carrosses avec lesquels on conduit une fille de César chez un fils de saint Louis. Le clergé est habitué depuis longtemps à ne plus prier Dieu, mais il sent que les terres sont données, les privilèges épuisés, les coffres vides, et il se remet à prier Dieu pour ce qu’il appelle le bonheur du peuple ! Enfin, sire, faut-il que l’on vous dise ce que vous savez bien, ce que vous avez vu avec tant d’amertume que vous n’en avez parlé à personne ? Les rois nos frères, qui jadis nous jalousaient, les rois nos frères se détournent de nous. Vos quatre filles, sire, les filles du roi de France ! vos quatre filles n’ont pas été mariées, et il y a vingt princes en Allemagne, trois en Angleterre, seize dans les États du Nord, sans compter nos parents les Bourbons d’Espagne et de Naples, qui nous oublient, ou se détournent de nous comme les autres. Peut-être le Turc eût-il voulu de nous si nous n’eussions pas été les filles du roi Très Chrétien. Oh ! je ne parle pas pour moi, mon père, je ne me plains pas ; c’est un état heureux que le mien, puisque me voici libre, puisque je ne suis nécessaire à aucun de ma famille, puisque je vais pouvoir, dans la retraite, dans la méditation, dans la pauvreté, prier Dieu pour qu’il détourne de votre tête et de celle de mon neveu, cet effrayant orage que je vois tout là-bas grondant dans le ciel de l’avenir.

— Ma fille ! mon enfant, dit le roi, tes craintes te font cet avenir pire qu’il n’est.

— Sire, sire, dit madame Louise, rappelez-vous cette princesse antique, cette prophétesse royale ; elle prédisait comme moi à son père et à ses frères la guerre, la destruction, l’incendie ; et son père et ses frères riaient de ses prédictions qu’ils disaient insensées. Ne me traitez pas comme elle. Prenez garde, ô mon père, réfléchissez ! ô mon roi !

Louis XV croisa ses bras et laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

— Ma fille, dit-il, vous me parlez sévèrement ; ces malheurs que vous me reprochez sont-ils donc mon ouvrage ?

— À Dieu ne plaise que je le pense ! mais ils sont ceux du temps où nous vivons. Vous êtes entraîné, comme nous tous. Écoutez, sire, comme on applaudit dans les parterres à la moindre allusion contre la royauté ; voyez, le soir, les groupes joyeux descendre à grand fracas les petits escaliers des entresols, quand le grand escalier de marbre est sombre et désert. Sire, le peuple et les courtisans se sont fait des plaisirs à part de nos plaisirs ; ils s’amusent sans nous, ou plutôt, quand nous paraissons où ils s’amusent, nous les attristons. Hélas ! continua la princesse avec une adorable mélancolie, hélas ! pauvres beaux jeunes gens ! pauvres charmantes femmes ! aimez ! chantez ! oubliez ! soyez heureux ! Je vous gênais ici, tandis que, là-bas, je vous servirai. Ici, vous étouffez vos rires joyeux de peur de me déplaire ; là-bas, là-bas, je prierai, oh ! je prierai de tout mon cœur, pour le roi, pour mes sœurs, pour mes neveux, pour le peuple de France, pour vous tous, enfin, que j’aime avec l’énergie d’un cœur que nulle passion n’a encore fatigué.

— Ma fille, dit le roi après un sombre silence, je vous en supplie, ne me quittez pas, en ce moment du moins ; vous venez de briser mon cœur.

Louise de France saisit la main de son père, et attachant avec amour ses yeux sur la noble physionomie de Louis XV :

— Non, dit-elle, non, mon père ; pas une heure de plus dans ce palais. Non, il est temps que je prie. Je me sens la force de racheter par mes larmes tous les plaisirs auxquels vous aspirez, vous encore jeune, vous qui êtes un bon père, vous qui savez pardonner.

— Reste avec nous, Louise, reste avec nous, dit le roi en serrant sa fille dans ses bras.

La princesse secoua la tête.

— Mon royaume n’est pas de ce monde, dit-elle tristement en se dégageant de l’embrassement royal. Adieu, mon père. J’ai dit aujourd’hui des choses qui, depuis dix ans, me surchargeaient le cœur. Le fardeau m’étouffait. Adieu : je suis contente. Voyez : je souris, je suis heureuse d’aujourd’hui seulement. Je ne regrette rien.

— Pas même moi, ma fille ?

— Oh ! je vous regretterais si je ne devais plus vous voir ; mais vous viendrez quelquefois à Saint-Denis ; Vous ne m’oublierez pas tout à fait.

— Oh ! jamais, jamais !

— Ne vous attendrissez pas, sire. Ne laissons pas croire que cette séparation soit durable. Mes sœurs n’en savent rien encore, à ce que je crois, du moins ; mes femmes seules sont dans la confidence. Depuis huit jours, je fais tous mes apprêts, et je désire ardemment que le bruit de mon départ ne retentisse qu’après celui des lourdes portes de Saint-Denis. Ce dernier bruit m’empêchera d’entendre l’autre.

Le roi lut dans les yeux de sa fille que son dessein était irrévocable. Il aimait mieux d’ailleurs qu'elle partît sans bruit. Si madame Louise craignait l’éclat des sanglots pour sa résolution, le roi le craignait bien plus encore pour ses nerfs.

Puis il voulait aller à Marly, et trop de douleur à Versailles eût nécessairement fait ajourner le voyage.

Enfin, il songeait qu’il ne rencontrerait plus, au sortir de quelque orgie, indigne à la fois du roi et du père, cette figure grave et triste qui lui semblait un reproche de cette insouciante et paresseuse existence qu’il menait.

— Qu’il soit donc fait comme tu voudras, mon enfant, dit-il ; seulement, reçois la bénédiction de ton père, que tu as toujours rendu parfaitement heureux.

— Votre main seulement, que je la baise, sire, et donnez-moi mentalement cette précieuse bénédiction.

C’était pour ceux qui étaient instruits de sa résolution un spectacle grand et solennel que celui de cette noble princesse, qui, à chaque pas qu’elle faisait, s’avançait vers ses aïeux qui, du fond de leurs cadres d’or, semblaient la remercier de ce qu’elle venait, vivante, les retrouver dans leurs sépulcres.

À la porte, le roi salua sa fille, et revint sur ses pas sans dire un seul mot.

La cour le suivit comme c’était l’étiquette.


XXVIII

LOQUE, CHIFFE ET GRAILLE.


Le roi se dirigea vers le cabinet des équipages, où il avait l’habitude, avant la chasse ou la promenade, de passer quelques moments pour donner des ordres particuliers au genre de service dont il avait besoin pour le reste de la journée.

Au bout de la galerie, il salua les courtisans, et leur fit un signe de la main indiquant qu’il voulait être seul.

Louis XV, demeuré seul, continua son chemin à travers un corridor sur lequel donnait l’appartement de Mesdames ; Arrivé devant la porte, fermée par une tapisserie, il s’arrêta un instant et secoua la tête.

— Il n’y en avait qu’une bonne, grommela-t-il entre ses dents, et elle vient de partir.

Un éclat de voix répondit à cet axiome passablement désobligeant pour celles qui restaient. La tapisserie se releva et Louis XV fut salué par ces paroles que lui adressa en chœur un trio furieux :

— Merci, mon père !

Le roi se trouvait au milieu de ses trois autres filles.

— Ah ! c’est toi, Loque, dit-il, s’adressant à l’aînée des trois, c’est-à-dire Madame Adélaïde. Ah ! ma foi ! tant pis, fâche-toi ou ne te fâche pas, j’ai dit la vérité.

— Ah ! dit madame Victoire, vous ne nous avez rien appris de nouveau, sire, et nous savons que vous avez toujours préféré Louise.

— Ma foi ! tu as dit là une grande vérité, Chiffe.

— Et pourquoi nous préférer Louise ? demanda d’un ton aigre Madame Sophie.

— Parce que Louise ne me tourmente pas, répondit-il avec cette bonhomie dont, dans ses moments d’égoïsme, Louis XV offrait un type si parfait.

— Oh ! elle vous tourmentera, soyez tranquille, mon père, dit Madame Sophie avec un ton d’aigreur qui attira particulièrement vers elle l’attention du roi.

— Qu’en sais-tu, Graille ? dit-il. Est-ce que Louise, en partant, t’a fait ses confidences, à toi ? Cela m’étonnerait, car elle ne t’aime guère.

— Ah ! ma foi ! en tout cas, je le lui rends bien, répondit Madame Sophie.

— Très bien ! dit Louis XV, haïssez-vous, détestez-vous, déchirez-vous, c’est votre affaire ; pourvu que vous ne me dérangiez pas pour rétablir l’ordre dans le royaume des amazones, cela m’est égal. Mais je désire savoir en quoi la pauvre Louise doit me tourmenter.

— La pauvre Louise ! dirent ensemble Madame Victoire et Madame Adélaïde, en allongeant les lèvres de deux façons différentes. En quoi elle doit vous tourmenter ? Eh bien ! je vais vous le dire, mon père.

Louis s’étendit dans un grand fauteuil placé près de la porte, de sorte que la retraite lui restait toujours chose facile.

— Parce que Madame Louise, répondit Sophie, est un peu tourmentée du démon qui agitait l’abbesse de Chelles, et qu’elle se retire au couvent pour faire des expériences.

— Allons, allons, dit Louis XV, pas d’équivoques, je vous prie, sur la vertu de votre sœur ; on n’a jamais rien dit au dehors, où cependant l’on dit tant de choses. Ne commencez pas, vous.

— Moi ?

— Oui, vous.

— Oh ! je ne parle pas de sa vertu, dit Madame Sophie, fort blessée de l’accentuation particulière donnée par son père au mot vous, et de sa répétition affectée ; je dis qu’elle fera des expériences, et voilà tout.

— Eh ! quand elle ferait de la chimie, des armes et des roulettes de fauteuil ; quand elle flûterait, quand elle tambourinerait, quand elle écraserait des clavecins ou raclerait le boyau, quel mal voyez-vous à cela ?

— Je dis qu’elle va faire de la politique.

Louis XV tressaillit.

— Étudier la philosophie, la théologie, et continuer les commentaires sur la bulle Unigenitus ; de sorte que pris entre ses théories gouvernementales, ses systèmes métaphysiques et sa théologie, nous paraîtrons les inutiles de la famille, nous…

— Si cela conduit votre sœur en paradis, quel mal y voyez-vous ? reprit Louis XV assez frappé cependant du rapport qu’il y avait entre l’accusation de Graille et la diatribe politique dont Madame Louise avait chauffé sa sortie. Enviez-vous sa béatitude ? ce serait le fait de bien mauvaises chrétiennes.

— Ah ! ma foi, non, dit Madame Victoire ; où elle va je la laisse aller ; seulement je ne la suis pas.

— Ni moi non plus, répondit Madame Adélaïde.

— Ni moi non plus, dit Madame Sophie.

— D’ailleurs elle nous détestait, dit Madame Victoire.

— Vous ? dit Louis XV.

— Oui, nous, nous, répondirent les deux autres sœurs.

— Vous verrez, dit Louis XV, qu’elle n’aura choisi le paradis que pour ne pas se rencontrer avec sa famille, cette pauvre Louise !

Cette saillie fit rire médiocrement les trois sœurs. Madame Adélaïde, l’aînée des trois, rassemblait toute sa logique pour porter au roi un coup plus acéré que ceux qui venaient de glisser sur sa cuirasse.

— Mesdames, dit-elle du ton pincé qui lui était particulier quand elle sortait de cette indolence qui lui avait fait donner par son père le nom de Loque, Mesdames, vous n’avez trouvé ou vous n’avez pas osé dire au roi la véritable raison du départ de Madame Louise.

— Allons, bon, encore quelque noirceur, reprit le roi. Allez, Loque, allez !

— Oh ! sire, reprit celle-ci, je sais bien que je vous contrarierai peut-être un peu.

— Dites que vous l’espérez, ce sera plus juste.

Madame Adélaïde se mordit les lèvres.

— Mais, ajouta-t-elle, je dirai la vérité.

— Bon ! cela promet. La vérité ! Guérissez-vous donc de dire de ces choses-là. Est-ce que je la dis jamais, la vérité ? Eh ! voyez, je ne m’en porte pas plus mal, Dieu merci !

Et Louis XV haussa les épaules.

— Voyons, parlez, ma sœur, parlez, dirent à l’envi les deux autres princesses, impatientes de savoir cette raison qui devait tant blesser le roi.

— Bons petits cœurs, grommela Louis XV, comme elles aiment leur père, voyez !

Et il se consola en songeant qu’il le leur rendait bien.

— Or, continua Madame Adélaïde, ce que notre sœur Louise redoutait le plus au monde, elle qui tenait tant à l’étiquette, c’était…

— C’était ?… répéta Louis XV. Voyons, achevez au moins puisque vous voilà lancée.

— Eh bien ! sire, c’était l’intrusion de nouveaux visages.

— L’intrusion, avez-vous dit, fit le roi mécontent de ce début, parce qu’il y voyait d’avance où il tendait, l’intrusion ! Est-ce qu’il y a des intrus chez moi ? est-ce qu’on me force à recevoir qui je ne veux pas ?

C’était une façon assez adroite de changer absolument le sens de la conversation.

Mais Madame Adélaïde était trop fin limier de malice pour se laisser dépister ainsi, quand elle était sur la trace de quelque bonne méchanceté.

— J’ai mal dit, et ce n’est pas le mot propre. Au lieu d’intrusion, j’aurai dû dire introduction.

— Ah ! ah ! dit le roi, voici déjà une amélioration ; l’autre mot me gênait, je l’avoue, j’aime mieux introduction.

— Et cependant, sire, continua Madame Victoire, je crois que ce n’est pas encore là le véritable mot.

— Et quel est-il, voyons ?

— C’est présentation.

— Ah ! oui, dirent les autres sœurs se réunissant à leur aînée, je crois que le voilà trouvé cette fois.

Le roi se pinça les lèvres.

— Ah ! vous croyez ? dit-il.

— Oui, reprit Madame Adélaïde. Je dis donc que ma sœur craignait fort les nouvelles présentations.

— Eh bien ! fit le roi qui désirait en finir tout de suite, après ?

— Eh bien ! mon père, elle aura eu peur, par conséquent, de voir arriver à la cour madame la comtesse du Barry.

— Allons donc ! s’écria le roi avec un élan irrésistible de dépit, allons donc ! dites le mot, et ne tournez pas si longtemps autour ; cordieu ! comme vous nous lanternez, madame la Vérité !

— Sire, répondit madame Adélaïde, si j’ai tant tardé à dire à Votre Majesté ce que je viens de lui dire, c’est que le respect m’a retenue, et que son ordre seul pouvait m’ouvrir la bouche sur un pareil sujet.

— Ah ! oui ! avec cela que vous la tenez fermée, votre bouche ; avec cela que vous ne bâillez pas, que vous ne parlez pas, que vous ne mordez pas !…

— Il n’en est pas moins vrai, sire, continua Madame Adélaïde, que je crois avoir trouvé le véritable motif de la retraite de ma sœur.

— Eh bien ! vous vous trompez.

— Oh ! sire, répétèrent ensemble et en hochant la tête de haut en bas Madame Victoire et Madame Sophie ; oh ! sire, nous sommes bien certaines.

— Ouais ! interrompit Louis XV, ni plus ni moins qu’un père de Molière. Ah ! on se rallie à la même opinion, que je crois. J’ai la conspiration dans ma famille, il me semble. C’est donc pour cela que cette présentation ne peut avoir lieu. C’est donc pour cela que Mesdames ne sont pas chez elles lorsqu’on veut leur faire visite ; c’est donc pour cela qu’elles ne font point réponse aux placets, ni aux demandes d’audience.

— À quels placets, et à quelles demandes d’audience ? demanda Madame Adélaïde.

— Eh ! vous le savez bien, aux placets de mademoiselle Jeanne Vaubernier, dit Madame Sophie.

— Non pas, aux demandes d’audience de mademoiselle Lange, dit Madame Victoire.

Le roi se leva furieux ; son œil si calme et si doux d’ordinaire, lança un éclair assez peu rassurant pour les trois sœurs.

Comme, au reste, il n’y avait point dans le trio royal d’héroïne capable de soutenir la colère paternelle, toutes trois baissèrent le front sous la tempête.

— Voilà, dit-il, pour me prouver que je me trompais, quand je disais que la meilleure des quatre était partie.

— Sire, dit Madame Adélaïde, Votre Majesté nous traite mal, plus mal que ses chiens.

— Je le crois bien ; mes chiens, quand j’arrive, ils me caressent ; mes chiens, voilà de véritables amis ! Aussi adieu, Mesdames. Je vais voir Charlotte, Belle-Fille et Gredinet. Pauvres bêtes ! oui, je les aime, et je les aime surtout parce qu’elles ont cela de bon, qu’elles n’aboient pas la vérité, elles.

Le roi sortit furieux ; mais il n’eut pas fait quatre pas dans l’antichambre qu’il entendit ses trois filles qui chantaient en chœur :

Dans Paris, la grand-ville,
Garçons, femmes et filles,
Ont tous le cœur débile
Et poussent des hélas ! Ah ! ah ! ah !

La maîtresse de Blaise
Est très mal à son aise,
Aise,
Aise,
Aise,
Elle est sur le grabat. Ah ! ah ! ah !

C’était le premier couplet d’un vaudeville contre madame du Barry, lequel courait les rues sous le nom de la Belle Bourbonnaise.

Le roi fut tout près de revenir sur ses pas, et peut-être Mesdames se fussent-elles assez mal trouvées de ce retour, mais il se retint, et continua son chemin en criant pour ne pas entendre :

— Monsieur le capitaine des levrettes ! holà ! monsieur le capitaine des levrettes !

L’officier que l’on décorait de ce singulier titre accourut.

— Qu’on ouvre le cabinet des chiens, dit le roi.

— Oh ! sire, s’écria l’officier en se jetant au-devant de Louis XV, que Votre Majesté ne fasse pas un pas de plus.

— Eh bien ! qu’y a-t-il, voyons ? dit le roi, s’arrêtant au seuil de la porte, sous laquelle passaient en sifflant les haleines des chiens qui sentaient leur maître.

— Sire, dit l’officier, pardonnez à mon zèle, mais je ne puis permettre que le roi entre près des chiens.

— Ah ! oui ! dit le roi, je comprends, le cabinet n’est point en ordre… eh bien ! faites sortir Gredinet.

— Sire, murmura l’officier, dont le visage exprima la consternation, Gredinet n’a ni bu ni mangé depuis deux jours, et l’on craint qu’il ne soit enragé.

— Oh ! bien décidément, s’écria Louis XV, je suis le plus malheureux des hommes !… Gredinet enragé ! Voilà qui mettrait le comble à mes chagrins.

L’officier des levrettes crut devoir verser une larme pour animer la scène.

Le roi tourna les talons et regagna son cabinet, où l’attendait son valet de chambre.

Celui-ci, en apercevant le visage bouleversé du roi, se dissimula dans l’embrasure d’une fenêtre.

— Ah ! je le vois bien, murmura Louis XV sans faire attention à ce fidèle serviteur, qui n’était pas un homme pour le roi, et en marchant à grands pas dans son cabinet, ah ! je le vois bien, monsieur de Choiseul se moque de moi ; le dauphin se regarde déjà comme à moitié maître et croit qu’il le sera tout à fait quand il aura fait asseoir sa petite Autrichienne sur le trône. Louise m’aime, mais bien durement, puisqu’elle me fait de la morale et qu’elle s’en va. Mes trois autres filles chantent des chansons où l’on m’appelle Blaise. M. le comte de Provence traduit Lucrèce. M. le comte d’Artois court les ruelles. Mes chiens deviennent enragés et veulent me mordre. Décidément il n’y a que cette pauvre comtesse qui m’aime. Au diable donc ceux qui veulent lui faire déplaisir !

Alors, avec une résolution désespérée, s’asseyant près de la table sur laquelle Louis XIV donnait sa signature, et qui avait reçu le poids des derniers traités et des lettres superbes du grand roi :

— Je comprends maintenant pourquoi tout le monde hâte autour de moi l’arrivée de madame la dauphine. On croit qu’elle n’a qu’à se montrer ici pour que je devienne son esclave, ou que je sois dominé par sa famille. Ma foi, j’ai bien le temps de la voir, ma chère bru, surtout si son arrivée ici doit encore m’occasionner de nouveaux tracas. Vivons donc tranquille, tranquille le plus longtemps possible, et pour y parvenir, retenons-la en route. Elle devait, continua le roi, passer Reims et passer Noyon sans s’arrêter, et venir tout de suite à Compiègne : maintenons le premier cérémonial. Trois jours de réception à Reims, et un… non, ma foi ! deux… bah ! trois jours de fête à Noyon. Cela fera toujours six jours de gagnés, six bons jours.

Le roi prit la plume et adressa lui-même à M. de Stainville l’ordre de s’arrêter trois jours à Reims et trois jours à Noyon.

Puis, mandant le courrier de service :

— Ventre à terre, dit-il, jusqu’à ce que vous ayez remis cet ordre à son adresse.

Puis de la même plume :

« Chère comtesse, écrivit-il, nous installons aujourd’hui Zamore dans son gouvernement. Je pars pour Marly. Ce soir j’irai vous dire, à Luciennes, tout ce que je pense en ce moment.

« La France. »

— Tenez, Lebel, dit-il, allez porter cette lettre à la comtesse, et tenez-vous bien avec elle : c’est un conseil que je vous donne.

Le valet de chambre s’inclina et sortit.


XXIX

MADAME DE BÉARN.


Le premier objet de toutes ces fureurs, la pierre d’achoppement de tous ces scandales désirés ou redoutés à la cour, madame la comtesse de Béarn, comme l’avait dit Chon à son frère, voyageait rapidement vers Paris.

Ce voyage était le résultat d’une de ces merveilleuses imaginations qui, dans ses moments d’embarras, venaient au secours du vicomte Jean.

Ne pouvant trouver parmi les femmes de la cour cette marraine tant désirée et si nécessaire, puisque sans elle la présentation de madame du Barry ne pouvait avoir lieu, il avait jeté les yeux sur la province, examiné les positions, fouillé les villes, et trouvé ce qu’il lui fallait sur les bords de la Meuse, dans une maison gothique, mais assez bien tenue.

Ce qu’il cherchait, c’était une vieille plaideuse et un vieux procès.

La vieille plaideuse était la comtesse de Béarn.

Le vieux procès était une affaire d’où dépendait toute sa fortune, et qui relevait de M. de Maupeou, tout récemment rallié à madame du Barry, avec laquelle il avait découvert un degré de parenté inconnu jusque-là, et qu’il appelait en conséquence sa cousine. M. de Maupeou, dans la prévision de la chancellerie, avait pour la favorite toute la ferveur d’une amitié de la veille et d’un intérêt du lendemain, amitié et intérêt qui l’avaient fait nommer vice-chancelier par le roi, et, par abréviation, le Vice par tout le monde.

Madame de Béarn était bien réellement une vieille plaideuse, fort semblable à la comtesse d’Escarbagnas ou à madame Pimbêche, les deux bons types de cette époque-là, portant du reste, comme on le voit, un nom magnifique.

Agile, maigre, anguleuse, toujours sur le qui-vive, toujours roulant des yeux de chat effaré sous ses sourcils gris, madame de Béarn avait conservé le costume des femmes de sa jeunesse, et comme la mode, toute capricieuse qu’elle soit, consent à redevenir raisonnable parfois, le costume des jeunes filles de 1740 se trouvait être un habit de vieille en 1770.

Amples guipures, mantelet dentelé, coiffes énormes, poches immenses, sac colossal et cravate de soie à fleurs, tel était le costume sous lequel Chon, la sœur bien-aimée et la confidente fidèle de madame du Barry, avait trouvé madame de Béarn, lorsqu’elle se présenta chez elle sous le nom de mademoiselle Flageot, c’est-à-dire comme la fille de son avocat.

La vieille comtesse le portait, on sait qu’il est question du costume, autant par goût que par économie. Elle n’était pas de ces gens qui rougissent de leur pauvreté, car sa pauvreté ne venait point de sa faute. Seulement elle regrettait de ne pas être riche pour laisser une fortune digne de son nom à son fils, jeune homme tout provincial, timide comme une jeune fille, et bien plus attaché aux douceurs de la vie matérielle qu’aux faveurs de la renommée.

Il lui restait d’ailleurs la ressource d’appeler mes terres les terres que son avocat disputait aux Saluces ; mais, comme c’était une femme d’un grand sens, elle sentait bien que, s’il lui fallait emprunter sur ces terres-là, pas un usurier, et il y en avait d’audacieux en France à cette époque, par un procureur, et il y en a eu de bien roués en tout temps, ne lui prêterait sur cette garantie, ou ne lui avancerait la moindre somme sur cette restitution.

C’est pourquoi, réduite au revenu des terres non engagées dans le procès et à leurs redevances, madame la comtesse de Béarn, riche de mille écus de rente à peu près, fuyait la cour, où l’on dépensait douze livres par jour rien qu’à la location du carrosse qui traînait la solliciteuse chez MM. les juges et MM. les avocats.

Elle avait fui surtout parce qu’elle désespérait de tirer avant quatre ou cinq ans son dossier du carton où il attendait son tour. Aujourd’hui les procès sont longs, mais enfin, sans vivre l’âge d’un patriarche, celui qui en entame un peut espérer de le voir finir, tandis qu’autrefois un procès traversait deux ou trois générations, et, comme ces plantes fabuleuses des Mille et une Nuits, ne fleurissait qu’au bout de deux ou trois cents ans.

Or, madame de Béarn ne voulait pas dévorer le reste de son patrimoine à essayer de récupérer les dix douzièmes engagés ; c’était, comme nous l’avons dit, ce que dans tous les temps on appelle une femme du vieux temps, c’est-à-dire sagace, prudente, forte et avare.

Elle eût certainement dirigé elle-même son affaire, assigné, plaidé, exécuté, mieux que procureur, avocat ou huissier quelconque, mais elle avait nom Béarn, et ce nom mettait obstacle à beaucoup de choses. Il eu résultait que, dévorée de regrets et d’angoisses, très semblable au divin Achille retiré sous sa tente, qui souffrait mille morts quand sonnait cette trompette à laquelle il feignait d’être sourd, madame de Béarn passait la journée à déchiffrer de vieux parchemins, ses lunettes sur le nez, et ses nuits à se draper dans sa robe de chambre de Perse, et, ses cheveux gris au vent, à plaider devant son traversin la cause de cette succession revendiquée par les Saluces, cause qu’elle se gagnait toujours avec une éloquence dont elle était si satisfaite, qu’en circonstance pareille, elle la souhaitait à son avocat.

On comprend que, dans ces dispositions, l’arrivée de Chon, se présentant sous le nom de mademoiselle Flageot, causa un doux saisissement à madame de Béarn.

Le jeune comte était à l’armée.

On croit ce qu’on désire. Aussi madame de Béarn se laissa-t-elle prendre tout naturellement au récit de la jeune femme.

Il y avait bien cependant quelque ombre de soupçon à concevoir : la comtesse connaissait depuis vingt ans maître Flageot, elle l’avait été visiter deux cents fois dans sa rue du Petit-Lion-Saint-Sauveur, et jamais elle n’avait remarqué sur le tapis quadrilatère qui lui avait paru si exigu pour l’immensité du cabinet, jamais, disons-nous, elle n’avait remarqué sur ce tapis les yeux d’un enfant habile à venir chercher les pastilles dans les boîtes des clients et des clientes.

Mais il s’agissait bien de penser au tapis du procureur, il s’agissait bien de retrouver l’enfant qui pouvait jouer dessus, il s’agissait bien enfin de creuser ses souvenirs : mademoiselle Flageot était mademoiselle Flageot, voilà tout.

De plus, elle était mariée, et enfin, dernier rempart contre toute mauvaise pensée, elle ne venait pas exprès à Verdun, elle allait rejoindre son mari à Strasbourg.

Peut-être madame de Béarn eût-elle dû demander à mademoiselle Flageot la lettre qui l’accréditait auprès d’elle ; mais si un père ne peut pas envoyer sa fille, sa propre fille, sans lettre, à qui donc donnera-t-on une mission de confiance, et puis, encore un coup, à quoi bon de pareilles craintes ? où aboutissaient de pareils soupçons ? dans quel but faire soixante lieues pour débiter un pareil conte ?

Si elle eût été riche, si, comme la femme d’un banquier, d’un fermier général ou d’un partisan, elle eût dû emmener avec elle, équipages, vaisselle et diamants, elle eût pu penser que c’était un complot monté par des voleurs. Mais elle riait bien, madame de Béarn, lorsqu’elle songeait parfois au désappointement qu’éprouveraient des voleurs assez mal avisés pour songer à elle.

Aussi, Chon disparue avec sa toilette de bourgeoise, avec son mauvais petit cabriolet attelé d’un cheval, qu’elle avait pris à l’avant-dernière poste en y laissant sa chaise, madame de Béarn, convaincue que le moment était venu de faire un sacrifice, monta-t-elle à son tour dans un vieux carrosse, et pressa-t-elle les postillons de telle façon, qu’elle passa à la Chaussée une heure avant la dauphine, et qu’elle arriva à la barrière Saint-Denis cinq ou six heures à peine après mademoiselle du Barry.

Comme la voyageuse avait fort peu de bagage, et que le plus pressant pour elle était d’aller aux informations, madame de Béarn fit arrêter sa chaise rue du Petit-Lion, à la porte de maître Flageot.

Ce ne fut pas, on le pense bien, sans qu’un bon nombre de curieux, et les Parisiens le sont tous, ne s’arrêtât devant ce vénérable coche qui semblait sortir des écuries de Henri IV, dont il rappelait le véhicule favori par sa solidité, sa monumentale architecture et ses rideaux de cuir recroquevillés, courant avec des grincements affreux sur une tringle de cuivre verdâtre.

La rue du Petit-Lion n’est pas large. Madame de Béarn l’obstrua majestueusement, et ayant payé les postillons, leur ordonna de conduire la voiture à l’auberge où elle avait l’habitude de descendre, c’est-à-dire au Coq chantant, rue Saint-Germain-des-Prés.

Elle monta, se tenant à la corde graisseuse, l’escalier noir de monsieur Flageot ; il y régnait une fraîcheur qui ne déplut point à la vieille, fatiguée par la rapidité et l’ardeur de la route.

Maître Flageot, lorsque sa servante Marguerite annonça madame la comtesse de Béarn, releva son haut-de-chausses, qu’il avait laissé tomber fort bas à cause de la chaleur, enfonça sur sa tête une perruque qu’on avait toujours soin de tenir à sa portée, et endossa une robe de chambre de basin à côtes.

Ainsi paré, il s’avança souriant vers la porte. Mais dans ce sourire perçait une nuance d’étonnement si prononcée, que la comtesse se crut obligée de lui dire :

— Eh bien ! quoi ! mon cher monsieur Flageot, c’est moi.

— Oui da, répondit M. Flageot, je le vois bien, madame la comtesse.

Alors, fermant pudiquement sa robe de chambre, l’avocat conduisit la comtesse à un fauteuil de cuir, dans le coin le plus clair du cabinet, tout en l’éloignant prudemment des papiers de son bureau, car il la savait curieuse.

— Maintenant, madame, dit galamment maître Flageot, voulez-vous bien me permettre de me réjouir d’une si agréable surprise ?

Madame de Béarn, adossée au fond de son fauteuil, levait en ce moment les pieds pour laisser entre la terre et ses souliers de satin broché l’intervalle nécessaire au passage d’un coussin de cuir que Marguerite posait devant elle. Elle se redressa rapidement.

— Comment ! surprise ? dit-elle en pinçant son nez avec ses lunettes qu’elle venait de tirer de leur étui afin de mieux voir M. Flageot.

— Sans doute, je vous croyais dans vos terres, madame, répondit l’avocat, usant d’une aimable flatterie pour qualifier les trois arpents de potager de madame de Béarn.

— Comme vous voyez, j’y étais ; mais à votre premier signal je les ai quittées.

— À mon premier signal ? fit l’avocat étonné.

— À votre premier mot, à votre premier avis, à votre premier conseil, enfin, comme il vous plaira.

Les yeux de M. Flageot devinrent grands comme les lunettes de la comtesse.

— J’espère que j’ai fait diligence, continua celle-ci, et que vous devez être content de moi.

— Enchanté, madame, comme toujours ; mais permettez-moi de vous dire que je ne vois en aucune façon ce que j’ai à faire là-dedans.

— Comment ! dit la comtesse, ce que vous avez à faire ?… Tout, ou plutôt, c’est vous qui avez tout fait.

— Moi ?

— Certainement, vous… Eh bien ! nous avons donc du nouveau ici ?

— Oh ! oui, madame, on dit que le roi médite un coup d’État à l’endroit du parlement. Mais pourrais-je vous offrir de prendre quelque chose ?

— Il s’agit bien du roi, il s’agit bien de coup d’État !

— Et de quoi s’agit-il donc, madame ?

— Il s’agit de mon procès. C’est à propos de mon procès que je vous demandais s’il n’y avait rien de nouveau.

— Oh ! quant à cela, dit M. Flageot en secouant tristement la tête, rien, madame, absolument rien.

— C’est-à-dire, rien…

— Non, rien.

— Rien, depuis que mademoiselle votre fille m’a parlé. Or, comme elle m’a parlé avant-hier, je comprends qu’il n’y ait pas grand-chose de nouveau depuis ce moment-là.

— Ma fille, madame ?

— Oui.

— Vous avez dit ma fille ?

— Sans doute, votre fille, celle que vous m’avez envoyée.

— Pardon, madame, dit M. Flageot, mais il est impossible que je vous aie envoyé ma fille.

— Impossible !

— Par une raison infiniment simple, c’est que je n’en ai pas.

— Vous êtes sûr ? dit la comtesse.

— Madame, répondit M. Flageot, j’ai l’honneur d’être célibataire.

— Allons donc ! fit la comtesse.

M. Flageot devint inquiet ; il appela Marguerite pour qu’elle apportât les rafraîchissements offerts à la comtesse, et surtout pour qu’elle la surveillât.

— Pauvre femme, pensa-t-il, la tête lui aura tourné.

— Comment, dit la comtesse, vous n’avez pas une fille ?

— Non, madame.

— Une fille mariée à Strasbourg ?

— Non, madame, non, mille fois non.

— Et vous n’avez pas chargé cette fille, continua la comtesse poursuivant son idée, vous n’avez pas chargé cette fille de m’annoncer en passant que mon procès était mis au rôle ?

— Non.

La comtesse bondit sur son fauteuil en frappant ses deux genoux de ses deux mains.

— Buvez un peu, madame la comtesse, dit M. Flageot, cela vous fera du bien.

En même temps il fit un signe à Marguerite, qui approcha deux verres de bière sur un plateau ; mais la vieille dame n’avait plus soif ; elle repoussa le plateau et les verres si rudement, que mademoiselle Marguerite, qui paraissait avoir quelques privilèges dans la maison, en fut blessée.

— Voyons, voyons, dit la comtesse en regardant M. Flageot par-dessous ses lunettes, expliquons-nous un peu, s’il vous plaît.

— Je le veux bien, dit M. Flageot ; demeurez, Marguerite ; madame consentira peut-être à boire tout à l’heure ; expliquons-nous.

— Oui, expliquons-nous, si vous le voulez bien, car vous êtes inconcevable aujourd’hui, mon cher monsieur Flageot ; on dirait, ma parole, que la tête vous a tourné depuis les chaleurs.

— Ne vous irritez pas, madame, dit l’avocat en faisant manœuvrer son fauteuil sur les deux pieds de derrière pour s’éloigner de la comtesse, ne vous irritez pas et causons.

— Oui, causons. Vous dites que vous n’avez pas de fille, monsieur Flageot ?

— Non, madame, et je le regrette bien sincèrement, puisque cela paraissait vous être agréable, quoique…

— Quoique ? répéta la comtesse.

— Quoique, pour moi, j’aimerais mieux un garçon ; les garçons réussissent mieux ou plutôt tournent moins mal dans ces temps-ci.

Madame de Béarn joignit les deux mains avec une profonde inquiétude.

— Quoi ! dit-elle, vous ne m’avez pas fait mander à Paris par une sœur, une nièce, une cousine quelconque ?

— Je n’y ai jamais songé, madame, sachant combien le séjour de Paris est dispendieux.

— Mais mon affaire ?

— Je me réserve de vous tenir au courant quand elle sera appelée, madame.

— Comment, quand elle sera appelée ?

— Oui.

— Elle ne l’est donc pas ?

— Pas que je sache, madame.

— Mon procès n’est pas évoqué ?

— Non.

— Et il n’est pas question d’un prochain appel ?

— Non, madame ! mon Dieu, non !

— Alors, s’écria la veille dame en se levant, alors on m’a jouée, on s’est indignement moqué de moi.

M. Flageot hissa sa perruque sur le haut de son front en marmottant :

— J’en ai bien peur, madame.

— Maître Flageot !… s’écria la comtesse.

L’avocat bondit sur sa chaise et fit un signe à Marguerite, laquelle se tint prête à soutenir son maître.

— Maître Flageot, continua la comtesse, je ne tolérerai pas cette humiliation, et je m’adresserai à monsieur le lieutenant de police pour qu’on retrouve la perronnelle qui a commis cette insulte vis-à-vis de moi.

— Peuh ! fit M. Flageot ; c’est bien chanceux.

— Une fois trouvée, continua la comtesse emportée par la colère, j’intenterai une action.

— Encore un procès ! dit tristement l’avocat.

Ces mots firent tomber la plaideuse du haut de sa fureur ; la chute fut lourde.

— Hélas ! dit-elle, j’arrivais si heureuse !

— Mais que vous a donc dit cette femme, madame ?

— D’abord, qu’elle venait de votre part.

— Affreuse intrigante !

— Et de votre part elle m’annonçait l’évocation de mon affaire ; c’était imminent ; je ne pouvais faire assez grande diligence, ou je risquais d’arriver trop tard.

— Hélas ! répéta M. Flageot à son tour, nous sommes loin d’être évoqués, madame.

— Nous sommes oubliés, n’est-ce pas ?

— Oubliés, ensevelis, enterrés, madame, et à moins d’un miracle, et, vous le savez, les miracles sont rares…

— Oh ! oui, murmura la comtesse avec un soupir.

M. Flageot répondit par un autre soupir modulé sur celui de la comtesse.

— Tenez, monsieur Flageot, continua madame de Béarn, voulez-vous que je vous dise une chose ?

— Dites, madame.

— Je n’y survivrai pas.

— Oh ! quant à cela, vous auriez tort.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! dit la pauvre comtesse, je suis au bout de ma force.

— Courage, madame, courage, dit Flageot.

— Mais n’avez-vous pas un conseil à me donner ?

— Oh ! si fait : celui de retourner dans vos terres, et de ne plus croire désormais ceux qui se présenteront de ma part sans un mot de moi.

— Il faudra bien que j’y retourne dans mes terres.

— Ce sera sage.

— Mais croyez-moi, monsieur Flageot, gémit la comtesse, nous ne nous reverrons plus, en ce monde du moins.

— Quelle scélératesse !

— Mais j’ai donc de bien cruels ennemis ?

— C’est un tour des Saluces, j’en jurerais.

— Le tour est bien mesquin, en tout cas.

— Oui, c’est faible, dit M. Flageot.

— Oh ! la justice, la justice ! s’écria la comtesse, mon cher M. Flageot, c’est l’antre de Cacus.

— Pourquoi ? dit celui-ci, parce que la justice n’est plus elle-même, parce qu’on travaille le parlement, parce que M. de Maupeou a voulu devenir chancelier au lieu de rester président.

— Monsieur Flageot, je boirais bien à présent.

— Marguerite ! cria l’avocat.

Marguerite rentra. Elle était sortie, voyant le tour pacifique que prenait la conversation.

Elle rentra, disons-nous, tenant le plateau et les deux verres qu’elle avait emportés. Madame de Béarn but lentement son verre de bière, après avoir honoré son avocat du choc de son gobelet, puis elle gagna l’antichambre après une triste révérence et des adieux plus tristes encore.

M. Flageot la suivait, sa perruque à la main.

Madame de Béarn était sur le palier et cherchait déjà la corde qui servait de rampe, lorsqu’une main se posa sur la sienne et qu’une tête donna dans sa poitrine.

Cette main et cette tête étaient celles d’un clerc qui escaladait quatre à quatre les raides marches de l’escalier.

La vieille comtesse, grondant et maugréant, rangea ses jupes et continua de descendre, tandis que le clerc, arrivé au palier à son tour, repoussait la porte en criant avec la voix franche et enjouée des basochiens de tous les temps :

— Voilà, maître Flageot, voilà ; c’est pour l’affaire Béarn !

Et il lui tendit un papier.

Remonter à ce nom, repousser le clerc, se jeter sur maître Flageot, lui arracher le papier, bloquer l’avocat dans son cabinet, voilà ce que la vieille comtesse avait fait, avant que le clerc n’eût reçu deux soufflets que Marguerite lui appliquait ou faisait semblant de lui appliquer en riposte à deux baisers.

— Eh bien ! s’écria la vieille dame, qu’est-ce qu’on dit donc là-dedans, maître Flageot ?

— Ma foi, je n’en sais rien encore, madame la comtesse ; mais, si vous voulez me rendre le papier, je vous le dirai.

— C’est vrai, mon bon monsieur Flageot ; lisez, lisez vite.

Celui-ci regarda la signature du billet.

— C’est de maître Guildou, notre procureur, dit-il.

— Ah ! mon Dieu !

— Il m’invite, continua maître Flageot avec une stupéfaction croissante, à me tenir prêt à plaider pour mardi, parce que notre affaire est évoquée.

— Évoquée ! cria la comtesse en bondissant, évoquée ! Ah ! prenez garde, monsieur Flageot, ne plaisantons pas cette fois, je ne m’en relèverais plus.

— Madame, dit maître Flageot, tout abasourdi de la nouvelle, si quelqu’un plaisante, ce ne peut être que monsieur Guildou, et ce serait la première fois de sa vie.

— Mais est-ce bien de lui cette lettre ?

— Il a signé Guildou, voyez.

— C’est vrai !… évoquée de ce matin, plaidée mardi. Ah çà ! maître Flageot, cette dame qui m’est venue voir n’était donc pas une intrigante ?

— Il paraît que non.

— Mais puisqu’elle ne m’était pas envoyée par vous… Vous êtes sûr qu’elle ne m’était pas envoyée par vous ?

— Pardieu ! si j’en suis sûr !

— Par qui donc m’était-elle envoyée ?

— Oui, par qui ?

— Car enfin elle était envoyée par quelqu’un.

— Je m’y perds.

— Et moi je m’y noie. Ah ! laissez-moi relire encore, mon cher monsieur Flageot ; évoquée, plaidée, c’est écrit ; plaidée devant M. le président Maupeou.

— Diable ! cela y est-il ?

— Sans doute.

— C’est fâcheux !

— Pourquoi cela ?

— Parce que c’est un grand ami des Saluces que M. le président Maupeou.

— Vous le savez ?

— Il n’en sort pas.

— Bon, nous voilà plus embarrassés que jamais. J’ai du malheur !

— Et cependant, dit maître Flageot, il n’y a pas à dire, il faut l’aller voir.

— Mais il me recevra horriblement.

— C’est probable.

— Ah ! maître Flageot, que me dites-vous là ?

— La vérité, madame.

— Quoi ! non seulement vous perdez courage, mais encore vous m’ôtez celui que j’avais.

— Devant M. de Maupeou, il ne peut rien vous arriver de bon.

— Faible à ce point, vous, un Cicéron !

— Cicéron eût perdu la cause de Ligarius, s’il eût plaidé devant Verrès, au lieu de parler devant César, répondit maître Flageot qui ne trouvait que cela de modeste à répondre pour repousser l’honneur insigne que sa cliente venait de lui faire.

— Alors vous me conseillez de ne pas l’aller voir ?

— À Dieu ne plaise, Madame, de vous conseiller une pareille irrégularité ; seulement je vous plains d’être forcée à une pareille entrevue.

— Vous me parlez là, monsieur Flageot, comme un soldat qui songe à déserter son poste. On dirait que vous craignez de vous charger de l’affaire.

— Madame, répondit l’avocat, j’en ai perdu quelques-unes dans ma vie qui avaient plus de chance de gain que celle-là.

La comtesse soupira, mais rappelant toute son énergie :

— J’irai jusqu’au bout, dit-elle avec une sorte de dignité qui contrasta avec la physionomie comique de cet entretien, il ne sera pas dit, qu’ayant le droit, j’aurai reculé devant la brigue. Je perdrai mon procès, mais j’aurai montré aux prévaricateurs le front d’une femme de qualité comme il n’en reste pas beaucoup à la cour d’aujourd’hui. Me donnez-vous le bras, monsieur Flageot, pour m’accompagner chez votre vice-chancelier ?

— Madame, dit maître Flageot, appelant, lui aussi, à son aide toute sa dignité, madame, nous nous sommes juré, nous membres opposants du parlement de Paris, de ne plus avoir de rapports, en deçà des audiences, avec ceux qui ont abandonné les parlements dans l’affaire de M. d’Aiguillon. L’union fait la force ; et comme M. de Maupeou a louvoyé dans toute cette affaire, comme nous avons à nous plaindre de lui, nous resterons dans nos camps jusqu’à ce qu’il ait arboré une couleur.

— Mon procès arrive mal, à ce que je vois, soupira la comtesse ; des avocats brouillés avec leurs juges, des juges brouillés avec leurs clients… C’est égal, je persévérerai.

— Dieu vous assiste, madame, dit l’avocat en rejetant sa robe de chambre sur son bras gauche, comme un sénateur romain eût fait de sa toge.

— Voici un triste avocat, murmura en elle-même madame de Béarn. J’ai peur d’avoir moins de chance avec lui devant le parlement, que je n’en avais là-bas devant mon traversin.

Puis tout haut, avec un sourire sous lequel elle essayait de dissimuler son inquiétude :

— Adieu, maître Flageot, continua-t-elle, étudiez bien la cause, je vous en prie, on ne sait pas ce qui peut arriver.

— Oh ! madame, dit maître Flageot, ce n’est point le plaidoyer qui m’embarrasse. Il sera beau, je le crois, d’autant plus beau que je me promets d’y mêler des allusions terribles.

— À quoi, monsieur, à quoi ?

— À la corruption de Jérusalem, madame, que je comparerai aux villes maudites, et sur qui j’appellerai le feu du ciel. Vous comprenez, madame, que personne ne s’y trompera, et que Jérusalem sera Versailles.

— Monsieur Flageot, s’écria la vieille dame, ne vous compromettez pas, ou plutôt ne compromettez pas ma cause !

— Eh ! madame, elle est perdue avec M. de Maupeou, votre cause ; il ne s’agit donc plus que de la gagner devant nos contemporains, et puisque l’on ne nous fait pas justice, faisons scandale !

— Monsieur Flageot…

— Madame, soyons philosophes… tonnons !

— Le diable te tonne, va ! grommela la comtesse, méchant avocassier qui ne vois dans tout cela qu’un moyen de te draper dans tes loques philosophiques. Allons chez M. de Maupeou, il n’est pas philosophe, lui, et j’en aurai peut-être meilleur marché que de toi !

Et la vieille comtesse quitta maître Flageot et s’éloigna de la rue du Petit-Lion-Saint-Sauveur, après avoir parcouru en deux jours tous les degrés de l’échelle des espérances et des désappointements.


XXX

LE VICE.


La vieille comtesse tremblait de tous ses membres en se rendant chez M. de Maupeou.

Cependant une réflexion propre à la tranquilliser lui était venue en chemin. Selon toute probabilité, l’heure avancée ne permettrait pas à M. de Maupeou de la recevoir, et elle se contenterait d’annoncer sa visite prochaine au suisse.

En effet, il pouvait être sept heures du soir, et quoiqu’il fît jour encore, l’habitude de dîner à quatre heures, déjà répandue dans la noblesse, interrompait, en général, toute affaire depuis le dîner jusqu’au lendemain.

Madame de Béarn, qui désirait ardemment rencontrer le vice-chancelier, fut cependant consolée à cette idée qu’elle ne le trouverait pas. C’est là une de ces fréquentes contradictions de l’esprit humain, que l’on comprendra toujours sans les expliquer jamais.

La comtesse se présenta donc, comptant que le suisse allait l’évincer. Elle avait préparé un écu de trois livres pour adoucir le cerbère et l’engager à présenter son nom sur la liste des audiences demandées.

En arrivant en face de l’hôtel, elle trouva le suisse causant avec un huissier, lequel semblait lui donner un ordre. Elle attendit discrètement, de peur que sa présence ne dérangeât les deux interlocuteurs ; mais, en l’apercevant dans son carrosse de louage, l’huissier se retira.

Le suisse alors s’approcha du carrosse et demanda le nom de la solliciteuse.

— Oh ! je sais, dit-elle, que je n’aurai probablement pas l’honneur de voir Son Excellence.

— N’importe, madame, répondit le suisse, faites-moi toujours l’honneur de me dire comment vous vous nommez.

— Comtesse de Béarn, répondit-elle. — Monseigneur est à l’hôtel, répliqua le suisse.

— Plaît-il ? fit madame de Béarn au comble de l’étonnement.

— Je dis que monseigneur est à l’hôtel, répéta celui-ci.

— Mais, sans doute, monseigneur ne reçoit pas ?

— Il recevra madame la comtesse, dit le suisse.

Madame de Béarn descendit, ne sachant pas si elle dormait ou veillait. Le suisse tira un cordon qui fit deux fois résonner une cloche. L’huissier parut sur le perron, et le suisse fit signe à la comtesse qu’elle pouvait entrer.

— Vous voulez parler à monseigneur, madame ? demanda l’huissier.

— C’est-à-dire, monsieur, que je désirais cette faveur sans oser l’espérer.

— Veuillez me suivre, madame la comtesse.

— On disait tant de mal de ce magistrat ! pensa la comtesse en suivant l’huissier ; il a cependant une grande qualité, c’est d’être abordable à toute heure. Un chancelier !… c’est étrange.

Et tout en marchant, elle frémissait à l’idée de trouver un homme d’autant plus revêche, d’autant plus disgracieux, qu’il se donnait ce privilège par l’assiduité à ses devoirs. M. de Maupeou, enseveli sous une vaste perruque et vêtu de l’habit de velours noir, travaillait dans un cabinet, portes ouvertes.

La comtesse, en entrant, jeta un regard rapide autour d’elle ; mais elle vit avec surprise qu’elle était seule, et que nulle autre figure que la sienne et celle du maigre, jaune et affairé chancelier ne se réfléchissait dans les glaces.

L’huissier annonça madame la comtesse de Béarn.

M. de Maupeou se leva tout d’une pièce et se trouva du même mouvement adossé à sa cheminée.

Madame de Béarn fit les trois révérences de rigueur.

Le petit compliment qui suivit les révérences fut quelque peu embarrassé. Elle ne s’attendait pas à l’honneur… elle ne croyait pas qu’un ministre si occupé eût le courage de prendre sur les heures de son repos…


M. de Maupeou répliqua que le temps n’était pas moins précieux pour les sujets de Sa Majesté que pour ses ministres, que cependant il y avait encore des distinctions à faire entre les gens pressés, qu’en conséquence il donnait toujours son meilleur reste à ceux qui méritaient ces distinctions.

Nouvelles révérences de madame de Béarn, puis silence embarrassé, car là devaient cesser les compliments et commencer les requêtes. M. de Maupeou attendait en se caressant le menton.

— Monseigneur, dit la plaideuse, j’ai voulu me présenter devant Votre Excellence pour lui exposer très humblement une grave affaire de laquelle dépend toute ma fortune.

M. de Maupeou fit de la tête un léger signe qui voulait dire : « Parlez. »

— En effet, monseigneur, reprit-elle, vous saurez que toute ma fortune, ou plutôt celle de mon fils, est intéressée dans le procès que je soutiens en ce moment contre la famille Saluces.

Le vice-chancelier continua de se caresser le menton.

— Mais votre équité m’est si bien connue, monseigneur, que tout en connaissant l’intérêt, je dirai même l’amitié que Votre Excellence porte à ma partie adverse, je n’ai pas hésité un seul instant à venir supplier Son Excellence de m’entendre.

M. de Maupeou ne put s’empêcher de sourire en entendant louer son équité : cela ressemblait trop aux vertus apostoliques de Dubois, que l’on complimentait aussi sur ses vertus cinquante ans auparavant.

— Madame la comtesse, dit-il, vous avez raison de dire que je suis ami des Saluces ; mais vous avez aussi raison de croire qu’en prenant les sceaux, j’ai déposé toute amitié. Je vous répondrai donc, en dehors de toute préoccupation particulière, comme il convient au chef souverain de la justice.

— Oh ! monseigneur, soyez béni ! s’écria la vieille comtesse.

— J’examine donc votre affaire en simple jurisconsulte, continua le chancelier.

— Et j’en remercie Votre Excellence, si habile en ces matières.

— Votre affaire vient bientôt, je crois ?

— Elle est appelée la semaine prochaine, monseigneur.

— Maintenant, que désirez-vous ?

— Que Votre Excellence prenne connaissance des pièces.

— C’est fait.

— Eh bien ! demanda en tremblant la vieille comtesse, qu’en pensez-vous, monseigneur ?

— De votre affaire ?

— Oui.

— Je dis qu’il n’y a pas un seul doute à avoir.

— Comment ? sur le gain ?

— Non, sur la perte.

— Monseigneur dit que je perdrai ma cause ?

— Indubitablement. Je vous donnerai donc un conseil.

— Lequel ? demanda la comtesse avec un dernier espoir.

— C’est, si vous avez quelque paiement à faire, le procès jugé, l’arrêt rendu…

— Eh bien ?

— Eh bien ! c’est de tenir vos fonds prêts.

— Mais, monseigneur, nous sommes ruinés alors.

— Dame ! vous comprenez, madame la comtesse, que la justice ne peut entrer dans ces sortes de considérations.

— Cependant, monseigneur, à côté de la justice il y a la pitié.

— C’est justement pour cette raison, madame la comtesse, qu’on a fait la justice aveugle.

— Mais cependant, Votre Excellence ne me refusera point un conseil.

— Dame ! demandez. De quel genre le voulez-vous ?

— N’y a-t-il aucun moyen d’entrer en arrangement, d’obtenir un arrêt plus doux ?

— Vous ne connaissez aucun de vos juges ? demanda le vice-chancelier.

— Aucun, monseigneur.

— C’est fâcheux ! messieurs de Saluces sont liés avec les trois quarts du parlement, eux !

La comtesse frémit.

— Notez bien, continua le vice-chancelier, que cela ne fait rien quand au fond des choses, car un juge ne se laisse pas entraîner par des influences particulières.

— Mais c’est effrayant ce que Votre Excellence me fait l’honneur de me dire.

— Quant à moi, madame, continua M. de Maupeou, vous pensez bien que je m’abstiendrai ; je n’ai pas de recommandation à faire aux juges, et comme je ne juge pas moi-même, je puis donc parler.

— Hélas ! monseigneur, je me doutais bien d’une chose.

Le vice-président fixa sur la plaideuse ses petits yeux gris.

— C’est que messieurs de Saluces habitant Paris, messieurs de Saluces sont liés avec tous mes juges, c’est que messieurs de Saluces, enfin, seraient tout puissants.

— Parce qu’ils ont le droit d’abord.

— Qu’il est cruel, monseigneur, d’entendre sortir ces paroles de la bouche d’un homme infaillible comme est Votre Excellence.

— Je vous dis tout cela, c’est vrai, et cependant, reprit avec une feinte bonhomie M. de Maupeou, je voudrais vous être utile, sur ma parole.

La comtesse tressaillit ; il lui semblait voir quelque chose d’obscur, sinon dans les paroles, du moins dans la pensée du vice-président ; et que si cette obscurité se dissipait, elle découvrirait derrière quelque chose de favorable.

— D’ailleurs, continua M. de Maupeou, le nom que vous portez, et qui est un des beaux noms de France, est auprès de moi une recommandation très efficace.

— Qui ne m’empêchera pas de perdre mon procès, monseigneur.

— Dame ! je ne peux rien, moi.

— Oh ! monseigneur, monseigneur, dit la comtesse en hochant la tête, comme vont les choses !

— Vous semblez dire, madame, reprit en souriant M. de Maupeou, que de notre vieux temps elles allaient mieux.

— Hélas ! oui, monseigneur, il me semble cela du moins, et je me rappelle avec délices ce temps où, simple avocat du roi au parlement, vous prononciez ces belles harangues, que moi, jeune femme à cette époque, j’allais applaudir avec enthousiasme. Quel feu ! quelle éloquence ! quelle vertu ! Ah ! monsieur le chancelier, dans ce temps-là il n’y avait ni brigues ni faveurs, dans ce temps-là j’eusse gagné mon procès.

— Nous avions bien madame de Phalaris qui essayait de régner dans les moments où le régent fermait les yeux, et la Souris qui se fourrait partout pour essayer de grignoter quelque chose.

— Oh ! monseigneur, madame de Phalaris était si grande dame et la Souris était si bonne fille !

— Qu’on ne pouvait rien leur refuser.

— Ou qu’elles ne savaient rien refuser.

— Ah ! madame la comtesse, dit le chancelier en riant d’un rire qui étonna de plus en plus la vieille plaideuse, tant il avait l’air franc et naturel, ne me faites pas mal parler de mon administration par amour pour ma jeunesse.

— Mais Votre Excellence ne peut cependant m’empêcher de pleurer ma fortune perdue, ma maison à jamais ruinée.

— Voilà ce que c’est de ne pas être de son temps, comtesse, sacrifiez aux idoles du jour, sacrifiez.

— Hélas ! monseigneur, les idoles ne veulent pas de ceux qui viennent les adorer les mains vides.

— Qu’en savez-vous ?

— Moi ?

— Oui, vous n’avez pas essayé, ce me semble ?

— Oh ! monseigneur, vous êtes si bon, que vous me parlez comme un ami.

— Eh ! nous sommes du même âge, comtesse.

— Que n’ai-je vingt ans, monseigneur, et que n’êtes-vous encore simple avocat ! Vous plaideriez pour moi, et il n’y aurait pas de Saluces qui tinssent contre vous.

— Malheureusement, nous n’avons plus vingt ans, madame la comtesse, dit le vice-chancelier avec un galant soupir ; il faut donc implorer ceux qui les ont, puisque vous avouez vous-même que c’est l’âge de l’influence… Quoi ! vous ne connaissez personne à la cour ?

— De vieux seigneurs retirés, qui rougiraient de leur ancienne amie… parce qu’elle est devenue pauvre. Tenez, monseigneur, j’ai mes entrées à Versailles, et j’irais si je voulais ; mais à quoi bon ? Ah ! que je rentre dans mes deux cent mille livres, et l’on me recherchera. Faites ce miracle, monseigneur.

Le chancelier fit semblant de ne point entendre cette dernière phrase.

— À votre place, dit-il, j’oublierais les vieux, comme les vieux vous oublient, et je m’adresserais aux jeunes, qui tâchent de recruter des partisans. Connaissez-vous un peu Mesdames ?

— Elles m’ont oubliée.

— Et puis elles ne peuvent rien. Connaissez-vous le dauphin ?

— Non.

— Et d’ailleurs, continua M. de Maupeou, il est trop occupé de son archiduchesse qui arrive pour penser à autre chose ; mais voyons parmi les favoris.

— Je ne sais plus même comment ils s’appellent.

— M. d’Aiguillon ?

— Un freluquet contre lequel on dit des choses indignes ; qui s’est caché dans un moulin tandis que les autres se battaient… Fi donc !

— Bah ! fit le chancelier, il ne faut jamais croire que la moitié de ce que l’on dit. Cherchons encore.

— Cherchez, monseigneur, cherchez.

— Mais, pourquoi pas ? Oui… Non… Si fait…

— Dites, monseigneur, dites.

— Pourquoi ne pas vous adresser à la comtesse elle-même ?

— À madame du Barry ? dit la plaideuse en ouvrant son éventail.

— Oui, elle est bonne au fond.

— En vérité !

— Et officieuse surtout.

— Je suis de trop vieille maison pour lui plaire, monseigneur.

— Eh bien ! je crois que vous vous trompez, comtesse, elle cherche à se rallier les bonnes familles.

— Vous croyez ? dit la vieille comtesse déjà chancelante dans son opposition.

— La connaissez-vous ?

— Mon Dieu, non.

— Ah ! voilà le mal… J’espère qu’elle a du crédit celle-là ?

— Ah ! oui, elle a du crédit ; mais jamais je ne l’ai vue.

— Ni sa sœur Chon ?

— Non.

— Ni sa sœur Bischi ?

— Non.

— Ni son frère Jean ?

— Non.

— Ni son nègre Zamore ?

— Comment, son nègre ?

— Oui, son nègre est une puissance.

— Cette petite horreur dont on vend les portraits sur le Pont-Neuf, et qui ressemble à un carlin habillé ?

— Celui-là même.

— Moi, connaître ce moricaud, monseigneur ! s’écria la comtesse offensée dans sa dignité ; et comment voulez-vous que je l’aie connu ?

— Allons, je vois que vous ne voulez pas garder vos terres, comtesse.

— Comment cela ?

— Puisque vous méprisez Zamore.

— Mais que peut-il faire, Zamore, dans tout cela ?

— Il peut vous faire gagner votre procès, voilà tout.

— Lui, ce Mozambique ! me faire gagner mon procès ! Et comment cela, je vous prie ?

— En disant à sa maîtresse que cela lui fait plaisir que vous le gagniez. Vous savez les influences. Il fait tout ce qu’il veut de sa maîtresse, et sa maîtresse fait tout ce qu’elle veut du roi.

— Mais c’est donc Zamore qui gouverne la France ?

— Hum ! fit M. de Maupeou en hochant la tête, Zamore est bien influent, et j’aimerais mieux être brouillé avec… avec la dauphine, par exemple, qu’avec lui.

— Jésus ! s’écria madame de Béarn, si ce n’était pas une personne aussi sérieuse que Votre Excellence qui me dise de pareilles choses…

— Eh ! mon Dieu, ce n’est pas seulement moi qui vous dirai cela, c’est tout le monde. Demandez aux ducs et pairs s’ils oublient, en allant à Marly ou à Luciennes, les dragées pour la bouche ou les perles pour les oreilles de Zamore. Moi qui vous parle, n’est-ce pas, moi qui suis le chancelier de France, ou à peu près, eh bien ! à quelle besogne croyez-vous que je m’occupais quand vous êtes arrivée ? Je dressais pour lui des provisions de gouverneur.

— De gouverneur ?

— Oui ; M. de Zamore est nommé gouverneur de Luciennes.

— Le même titre dont on a récompensé M. le comte de Béarn après vingt années de services ?

— En le faisant gouverneur du château de Blois ; oui, c’est cela.

— Quelle dégradation, mon Dieu ! s’écria la vieille comtesse ; mais la monarchie est donc perdue ?

— Elle est bien malade, au moins, comtesse ; mais d’un malade qui va mourir ; vous le savez, on tire ce que l’on peut.

— Sans doute, sans doute ; mais encore il faut pouvoir s’approcher du malade.

— Savez-vous ce qu’il vous faudrait pour être bien reçue de madame du Barry.

— Quoi donc ?

— Il faudrait que vous fussiez admise à porter ce brevet à son nègre… La belle entrée en matière !

— Vous croyez, monseigneur ? dit la comtesse consternée.

— J’en suis sûr, mais…

— Mais ?… répéta madame de Béarn.

— Mais vous ne connaissez personne auprès d’elle ?

— Mais vous, monseigneur ?

— Eh ! moi…

— Oui.

— Moi, je serais bien embarrassé.

— Allons, décidément, dit la pauvre vieille plaideuse, brisée par toutes ces alternatives, décidément la fortune ne veut plus rien faire pour moi. Voilà que Votre Excellence me reçoit comme je n’ai jamais été reçue, quand je n’espérais pas même avoir l’honneur de la voir. Eh bien ! il me manque encore quelque chose : non seulement je suis disposée à faire la cour à madame du Barry, moi une Béarn ! pour arriver jusqu’à elle, je suis disposée à me faire la commissionnaire de cet affreux négrillon que je n’eusse pas honoré d’un coup de pied au derrière si je l’eusse rencontré dans la rue, et voilà que je ne puis pas même arriver jusqu’à ce petit monstre…

M. de Maupeou recommençait à se caresser le menton et paraissait chercher, quand tout à coup l’huissier annonça :

— M. le vicomte Jean du Barry !

À ces mots le chancelier frappa dans ses mains en signe de stupéfaction, et la comtesse tomba sur son fauteuil sans pouls et sans haleine.

— Dites maintenant que vous êtes abandonnée de la fortune, madame ! s’écria le chancelier. Ah ! comtesse, comtesse, le ciel, au contraire, combat pour vous.

Puis, se retournant vers l’huissier sans donner à la pauvre vieille le temps de se remettre de sa stupéfaction :

— Faites entrer, dit-il.

L’huissier se retira ; puis un instant après il revint précédant notre connaissance, Jean du Barry, qui fit son entrée le jarret tendu et le bras en écharpe.

Après les saluts d’usage, et comme la comtesse, indécise et tremblante, essayait de se lever pour prendre congé, comme déjà le chancelier la saluait d’un léger mouvement de tête, indiquant par ce signe que l’audience était finie :

— Pardon, monseigneur, dit le vicomte, pardon, madame, je vous dérange, excusez-moi ; demeurez, madame, je vous prie… Avec le bon plaisir de Son Excellence, je n’ai que deux mots à lui dire.

La comtesse se rassit sans se faire prier ; son cœur nageait dans la joie et battait d’impatience.

— Mais peut-être vous gênerai-je, monsieur, balbutia la comtesse.

— Oh ! mon Dieu, non. Deux mots seulement à dire à Son Excellence ; dix minutes de son précieux travail à lui enlever ; le temps de porter plainte.

— Plainte, dites-vous ? fit le chancelier à M. du Barry.

— Assassiné ! monseigneur ; oui, assassiné ! Vous comprenez, je ne puis laisser passer ces sortes de choses-là. Qu’on nous vilipende, qu’on nous chansonne, qu’on nous noircisse, on survit à tout cela ; mais qu’on ne nous égorge pas, mordieu ! on en meurt.

— Expliquez-vous, monsieur, dit le chancelier en jouant l’effroi.

— Ce sera bientôt fait. Mais, mon Dieu, j’interromps l’audience de madame.

— Madame la comtesse de Béarn, fit le chancelier, en présentant la vieille dame à M. le vicomte Jean du Barry.

du Barry recula gracieusement pour sa révérence, la comtesse pour la sienne, et tous les deux se saluèrent avec autant de cérémonie qu’ils l’eussent fait à la cour.

— Après vous, monsieur le vicomte, dit-elle.

— Madame la comtesse, je n’ose commettre un crime de lèse-galanterie.

— Faites, monsieur, faites, il ne s’agit que d’argent pour moi, il s’agit d’honneur pour vous, vous êtes naturellement le plus pressé.

— Madame, dit le vicomte, je profiterai de votre gracieuse obligeance.

Et il raconta son affaire au chancelier qui l’écouta gravement.

— Il vous faudrait des témoins, dit M. de Maupeou après un moment de silence.

— Ah ! s’écria du Barry, je reconnais bien là le juge intègre, qui ne veut se laisser influencer que par l’irrécusable vérité. Eh bien ! on vous en trouvera des témoins…

— Monseigneur, dit la comtesse, il y en a déjà un qui est tout trouvé.

— Quel est ce témoin ? demandèrent ensemble le vicomte et M. de Maupeou.

— Moi, dit la comtesse.

— Vous, madame ? fit le chancelier.

— Écoutez, monsieur, l’affaire ne s’est-elle pas passée au village de la Chaussée ?

— Oui, madame. — Au relais de la poste ?

— Oui.

— Eh bien ! je serai votre témoin. Je suis passée sur les lieux où l’attentat avait été commis, deux heures après cet attentat.

— Vraiment, madame ? dit le chancelier.

— Ah ! vous me comblez, dit le vicomte.

— À telles enseignes, poursuivit la comtesse, que tout le bourg racontait encore l’événement.

— Prenez garde ! dit le vicomte, prenez garde ! Si vous consentez à me servir en cette affaire, très probablement les Choiseul trouveront un moyen de vous en faire repentir.

— Ah ! fit le chancelier, cela leur serait d’autant plus facile que madame la comtesse a dans ce moment un procès dont le gain me paraît fort aventuré.

— Monseigneur, monseigneur, dit la vieille dame portant les mains à son front, je roule d’abîmes en abîmes.

— Appuyez-vous un peu sur monsieur, fit le chancelier à demi voix, il vous prêtera un bras solide.

— Rien qu’un, fit du Barry en minaudant, mais je connais quelqu’un qui en a deux bons et longs, et qui vous les offre.

— Ah ! monsieur le vicomte, s’écria la vieille dame, cette offre est-elle sérieuse ?

— Dame ! service pour service ; madame, j’accepte les vôtres, acceptez les miens. Est-ce dit ?

— Si je les accepte, monsieur… Oh ! c’est trop de bonheur.

— Eh bien ! madame, je vais de ce pas rendre visite à ma sœur : daignez prendre une place dans ma voiture…

— Sans motifs, sans préparations ! Oh ! monsieur je n’oserais.

— Vous avez un motif, madame, dit le chancelier en glissant dans la main de la comtesse le brevet de Zamore.

— Monsieur le chancelier, s’écria la comtesse, vous êtes mon dieu tutélaire. Monsieur le vicomte, vous êtes la fleur de la noblesse française.

— À votre service, répéta encore le vicomte, en montant le chemin à la comtesse, qui partit comme un oiseau.

— Merci pour ma sœur, dit tout bas Jean à M. de Maupeou ; merci, mon cousin. Mais, ai-je bien joué mon rôle, hein ?

— Parfaitement, dit Maupeou. Mais racontez un peu aussi là-bas comment j’ai joué le mien. Au reste, prenez garde, la vieille est fine.

En ce moment la comtesse se retournait.

Les deux hommes se courbèrent pour un salut cérémonieux.

Un carrosse magnifique, aux livrées royales, attendait près du perron. La comtesse s’y installa toute gonflée d’orgueil. Jean fit un signe et l’on partit.

Après la sortie du roi de chez madame du Barry, après une réception courte et maussade, comme le roi l’avait annoncée aux courtisans, la comtesse était restée enfin seule avec Chon et son frère, lequel ne s’était pas montré tout d’abord, afin que l’on ne pût pas constater l’état de sa blessure, assez légère en réalité.

Le résultat du conseil de famille avait alors été que la comtesse, au lieu de partir pour Luciennes, comme elle avait dit au roi qu’elle allait le faire, était partie pour Paris. La comtesse avait là, dans la rue de Valois, un petit hôtel qui servait de pied à terre à toute cette famille, sans cesse courant par monts et par vaux, lorsque les affaires commandaient ou que les plaisirs retenaient.

La comtesse s’installa chez elle, prit un livre et attendit.

Pendant ce temps, le vicomte dressait ses batteries.

Cependant la favorite n’avait pas eu le courage de traverser Paris sans mettre de temps en temps la tête à la portière. C’est un des instincts des jolies femmes de se montrer parce qu’elles sentent qu’elles sont bonnes à voir. La comtesse se montra donc, de sorte que le bruit de son arrivée à Paris se répandit, et que, de deux heures à six heures, elle reçut une vingtaine de visites. Ce fut un bienfait de la Providence pour cette pauvre comtesse, qui fût morte d’ennui si elle était restée seule ; mais, grâce à cette distraction, le temps passa en médisant, en trônant et en caquetant.

On pouvait lire sept heures et demie au large cadran lorsque le vicomte passa devant l’église Saint-Eustache, emmenant la comtesse de Béarn chez sa sœur.

La conversation dans le carrosse exprima toutes les hésitations de la comtesse à profiter d’une aussi bonne fortune.

De la part du vicomte, c’était l’affectation d’une certaine dignité de protectorat et des admirations sans nombre sur le hasard singulier qui procurait à madame de Béarn la connaissance de madame du Barry.

De son côté, madame de Béarn ne tarissait point sur la politesse et l’affabilité du vice-chancelier.

Malgré ces mensonges réciproques, les chevaux n’en avançaient pas moins vite, et l’on arriva chez la comtesse à huit heures moins quelques minutes.

— Permettez, Madame, dit le vicomte laissant la vieille dame dans un salon d’attente, permettez que je prévienne madame du Barry de l’honneur qui l’attend.

— Oh ! monsieur, dit la comtesse, je ne souffrirai vraiment pas qu’on la dérange.

Jean s’approcha de Zamore qui avait guetté aux fenêtres du vestibule l’arrivée du vicomte et lui donna un ordre tout bas.

— Oh ! le charmant petit négrillon ! s’écria la comtesse. Est-ce à madame votre sœur ?

— Oui, madame ; c’est un de ses favoris, dit le vicomte.

— Je lui en fais mon compliment.

Presque au même moment, les deux battants du salon d’attente s’ouvrirent, et le valet de pied introduisit la comtesse de Béarn dans le grand salon, où madame du Barry donnait ses audiences.

Pendant que la plaideuse examinait en soupirant le luxe de cette délicieuse retraite, Jean du Barry était allé trouver sa sœur.

— Est-ce elle ? demanda la comtesse.

— En chair et en os.

— Elle ne se doute de rien ?

— De rien au monde.

— Et le Vice ?

— Partait. Tout conspire pour nous, chère amie.

— Ne restons pas plus longtemps ensemble alors, qu’elle ne se doute de rien.

— Vous avez raison, car elle m’a l’air d’une fine mouche. Où est Chon ?

— Mais vous le savez bien, à Versailles.

— Qu’elle ne se montre pas surtout.

— Je le lui ai bien recommandé.

— Allons, faites votre entrée, princesse.

Madame du Barry poussa la porte de son boudoir, et entra.

Toutes les cérémonies d’étiquette, déployées en pareil cas à l’époque où se passent les événements que nous racontons, furent scrupuleusement accomplies par ces deux actrices, préoccupées du désir de se plaire l’une à l’autre.

Ce fut madame du Barry qui, la première, prit la parole.

— J’ai déjà remercié mon frère, madame, dit-elle, lorsqu’il m’a procuré l’honneur de votre visite ; c’est vous que je remercie à présent d’avoir bien voulu penser à me la faire.

— Et moi, madame, répondit la plaideuse charmée, je ne sais quels termes employer pour vous exprimer toute ma reconnaissance du gracieux accueil que vous me faites.

— Madame, fit à son tour la comtesse avec une révérence respectueuse, c’est mon devoir envers une dame de votre qualité que de me mettre à sa disposition, si je pouvais lui être bonne à quelque chose.

Et les trois révérences accomplies de part et d’autre, la comtesse du Barry indiqua un fauteuil à madame de Béarn et en prit un pour elle-même.


XXXI

LE BREVET DE ZAMORE.


— Madame, dit la favorite à la comtesse, parlez, je vous écoute.

— Permettez, ma sœur, dit Jean demeuré debout, permettez que j’empêche madame d’avoir l’air de vous solliciter ; madame n’y pensait pas le moins du monde ; monsieur le chancelier l’a chargée d’une commission pour vous, voilà tout.

Madame de Béarn jeta un regard plein de reconnaissance sur Jean, et tendit à la comtesse le brevet signé par le vice-chancelier, lequel brevet érigeait Luciennes en château royal, et confiait à Zamore le titre de son gouverneur.

— C’est donc moi qui suis votre obligée, madame, dit la comtesse après avoir jeté un coup d’œil sur le brevet, et si j’étais assez heureuse pour trouver une occasion de vous être agréable à mon tour…

— Oh ! ce sera facile, madame, s’écria la plaideuse avec une vivacité qui enchanta les deux associés.

— Comment cela, madame ? dites, je vous prie.

— Puisque vous voulez bien me dire, madame, que mon nom ne vous est pas tout à fait inconnu…

— Comment donc, une Béarn !

— Eh bien ! vous avez peut-être entendu parler d’un procès qui laisse vagues les biens de ma maison.

— Disputés par messieurs de Saluces, je crois ?

— Hélas ! oui, madame.

— Oui, oui, je connais cette affaire, dit la comtesse. Sa Majesté en parlait l’autre soir chez moi à mon cousin, M. de Maupeou.

— Sa Majesté ! s’écria la plaideuse, Sa Majesté a parlé de mon procès ?

— Oui, madame.

— Et en quels termes ?

— Hélas ! pauvre comtesse ! s’écria à son tour madame du Barry en secouant la tête.

— Ah ! procès perdu, n’est-ce pas ? fit la vieille plaideuse avec angoisses.

— S’il faut vous dire la vérité, je le crains bien, madame.

— Sa Majesté l’a dit ?

— Sa Majesté, sans se prononcer, car elle est pleine de prudence et de délicatesse, Sa Majesté semblait regarder ces biens comme déjà acquis à la famille de Saluces.

— Oh ! mon Dieu, mon Dieu, madame, si Sa Majesté était au courant de l’affaire, si elle savait que c’est par cession, à la suite d’une obligation remboursée !… oui, madame, remboursée ; les deux cent mille francs ont été rendus. Je n’en ai pas les reçus certainement, mais j’en ai les preuves morales, et si je pouvais devant le parlement plaider moi-même, je démontrerais par déduction…

— Par déduction ? interrompit la comtesse qui ne comprenait absolument rien à ce que lui disait madame de Béarn, mais qui paraissait néanmoins donner la plus sérieuse attention à son plaidoyer.

— Oui, madame, par déduction.

— La preuve par déduction est admise, dit Jean.

— Ah ! le croyez-vous, monsieur le vicomte ? s’écria la vieille.

— Je le crois, répondit le vicomte avec une suprême gravité.

— Eh bien ! par déduction, je prouverais que cette obligation de deux cent mille livres, qui, avec les intérêts accumulés, forme aujourd’hui un capital de plus d’un million, je prouverais que cette obligation, en date de 1400, a dû être remboursée par Guy Gaston IV, comte de Béarn, à son lit de mort, en 1417, puisqu’on trouve de sa main, dans son testament : « Sur mon lit de mort, ne devant plus rien aux hommes, et prêt à paraître devant Dieu. »

— Eh bien ? dit la comtesse.

— Eh bien ! vous comprenez ; s’il ne devait plus rien aux hommes, c’est qu’il s’était acquitté avec les Saluces. Sans cela, il aurait dit : « Devant deux cent mille livres », au lieu de dire : « Ne devant rien. »

— Incontestablement il l’eût dit, interrompit Jean.

— Mais vous n’avez pas d’autre preuve ?

— Que la parole de Gaston IV, non, madame ; mais c’est celui que l’on appelait l’irréprochable.

— Tandis que vos adversaires ont l’obligation.

— Oui, je le sais bien, dit la vieille, et voilà justement ce qui embrouille le procès.

Elle aurait dû dire ce qui l’éclaircit ; mais madame de Béarn voyait les choses à son point de vue.

— Ainsi, votre conviction, à vous, madame, c’est que les Saluces sont remboursés ? dit Jean.

— Oui, monsieur le vicomte, dit madame de Béarn avec élan, c’est ma conviction.

— Eh mais ! reprit la comtesse en se tournant vers son frère d’un air pénétré, savez-vous, Jean, que cette déduction, comme dit madame de Béarn, change terriblement l’aspect des choses.

— Terriblement, oui, madame, reprit Jean.

— Terriblement pour mes adversaires, continua la comtesse ; les termes du testament de Gaston IV sont positifs : « Ne devant plus rien aux hommes. »

— Non seulement c’est clair, mais c’est logique, dit Jean. Il ne devait plus rien aux hommes ; donc il avait payé ce qu’il leur devait.

— Donc il avait payé, répéta à son tour madame du Barry.

— Ah ! madame, que n’êtes-vous mon juge ? s’écria la vieille comtesse.

— Autrefois, dit le vicomte Jean, dans un cas pareil, on n’eût pas eu recours aux tribunaux, et le jugement de Dieu eût vidé l’affaire. Quant à moi, j’ai une telle confiance dans la bonté de la cause, que je jure, si un pareil moyen était encore en usage, que je m’offrirais pour le champion de madame.

— Oh ! monsieur !

— C’est comme cela ; d’ailleurs je ne ferais que ce que fit mon aïeul du Barry-Moore, qui eut l’honneur de s’allier à la famille royale de Stuart, lorsqu’il combattit en champ clos pour la jeune et belle Édith de Scarborough, et qu’il fit avouer à son adversaire qu’il en avait menti par la gorge. Mais, malheureusement, continua le vicomte avec un soupir de dédain, nous ne vivons plus dans ces glorieux temps, et les gentilshommes, lorsqu’ils discutent leurs droits, doivent aujourd’hui soumettre la cause au jugement d’un tas de robins, qui ne comprennent rien à une phrase aussi claire que celle-ci : « Ne devant plus rien aux hommes. »

— Écoutez donc, cher frère, il y a trois cents ans passés que cette phrase a été écrite, hasarda madame du Barry, et il faut faire la part de ce qu’au palais on appelle, je crois, la prescription.

— N’importe, n’importe, dit Jean, je suis convaincu que si Sa Majesté entendait madame exposer son affaire, comme elle vient de le faire devant nous…

— Oh ! je la convaincrais, n’est-ce pas, monsieur ? j’en suis sûre.

— Et moi aussi.

— Oui, mais comment me faire entendre ?

— Il faudrait pour cela que vous me fissiez l’honneur de me venir voir un jour à Luciennes, et comme Sa Majesté me fait la grâce de m’y visiter assez souvent…

— Oui, sans doute, ma chère, mais tout cela dépend du hasard.

— Vicomte, dit la comtesse avec un charmant sourire, vous savez que je me fie assez au hasard. Je n’ai point à m’en plaindre.

— Et cependant le hasard peut faire que de huit jours, de quinze jours, de trois semaines, madame ne se rencontre pas avec Sa Majesté.

— C’est vrai.

— En attendant, son procès se juge lundi ou mardi.

— Mardi, monsieur.

— Et nous sommes à vendredi soir.

— Oh ! alors, dit madame du Barry d’un air désespéré, il ne faut plus compter là-dessus.

— Comment faire ? dit le vicomte paraissant rêver profondément, diable ! diable !

— Une audience à Versailles ? dit timidement madame de Béarn.

— Oh ! vous ne l’obtiendrez pas.

— Avec votre protection, madame.

— Oh ! ma protection n’y ferait rien. Sa Majesté a horreur des choses officielles, et dans ce moment-ci elle n’est préoccupée que d’une seule affaire.

— Celle des parlements ? demanda madame de Béarn.

— Non, celle de ma présentation.

— Ah ! fit la vieille plaideuse.

— Car vous savez, madame, que, malgré l’opposition de monsieur de Choiseul, malgré les intrigues de monsieur de Praslin, et malgré les avances de madame de Grammont, le roi a décidé que je serais présentée.

— Non, non, madame, je ne le savais pas, dit la plaideuse.

— Oh ! mon Dieu, oui, décidé, dit Jean.

— Et quand aura lieu cette présentation, madame ?

— Très prochainement.

— Voilà… le roi veut que la chose ait lieu avant l’arrivée de madame la dauphine, afin de pouvoir emmener ma sœur aux fêtes de Compiègne.

— Ah ! je comprends. Alors madame est en mesure d’être présentée ? fit timidement la comtesse.

— Mon Dieu, oui. Madame la baronne d’Aloigny… Connaissez-vous madame la baronne d’Aloigny ?

— Non, monsieur. Hélas ! je ne connais plus personne : il y a vingt ans que j’ai quitté la cour.

— Eh bien ! c’est madame la baronne d’Aloigny qui lui sert de marraine. Le roi la comble, cette chère baronne ; son mari est chambellan ; son fils passe aux gardes avec promesse de la première lieutenance ; sa baronnie est érigée en comté ; les bons de la cassette du roi sont permutés contre des actions de la ville, et le soir de la présentation elle recevra vingt mille écus comptant. Aussi elle presse, elle presse.

— Je comprends cela, dit la comtesse de Béarn avec un gracieux sourire.

— Ah ! j’y pense, s’écria Jean.

— À quoi ? demanda madame du Barry.

— Quel malheur ! ajouta-t-il en bondissant sur son fauteuil, quel malheur que je n’aie pas rencontré huit jours plutôt madame chez notre cousin le vice-chancelier.

— Eh bien ?

— Eh bien ! nous n’avions aucun engagement avec la baronne d’Aloigny à cette époque-là.

— Mon cher, dit madame du Barry, vous parlez comme un sphinx, et je ne vous comprends pas.

— Vous ne comprenez pas ?

— Non.

— Je parie que madame comprend.

— Pardon, monsieur, mais je cherche en vain.

— Il y a huit jours vous n’aviez pas de marraine ?

— Sans doute.

— Eh bien ! adame… je m’avance peut-être trop ?

— Non, monsieur, dites.

— Madame vous en eût servi ; et ce qu’il fait pour madame d’Aloigny, le roi l’eût fait pour madame.

La plaideuse ouvrait de grands yeux.

— Hélas ! dit-elle.

— Ah ! si vous saviez, continua Jean, quelle grâce Sa Majesté a mise à lui accorder toutes ces faveurs. Il n’a pas été besoin de les lui demander, il a été au-devant. Dès qu’on lui eut dit que la baronne d’Aloigny s’offrait pour être marraine de Jeanne : « À la bonne heure, a-t-il dit, je suis las de toutes ces drôlesses qui sont plus fières que moi, à ce qu’il paraît… Comtesse, vous me présenterez cette femme, n’est-ce pas ? A-t-elle un bon procès, un arriéré, une banqueroute ?… »

Les yeux de la comtesse se dilataient de plus en plus.

— Seulement, a ajouté le roi, une chose me fâche.

— Ah ! une chose fâchait Sa Majesté ?

— Oui, une seule. Une seule chose me fâche, c’est que pour présenter madame du Barry, j’eusse voulu un nom historique. Et en disant ces paroles, Sa Majesté regardait le portrait de Charles Ier par Van Dyck.

— Oui, je comprends, dit la vieille plaideuse. Sa Majesté disait cela à cause de cette alliance des du Barry-Moore avec les Stuarts dont vous parliez tout à l’heure.

— Justement.

— Le fait est, dit madame de Béarn avec une intonation impossible à rendre, le fait est que les d’Aloigny, je n’ai jamais entendu parler de cela.

— Bonne famille cependant, dit la comtesse, qui a fourni ses preuves ou à peu près.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria tout à coup Jean en se soulevant sur son fauteuil à la force du poignet.

— Eh bien ! qu’avez-vous ? fit madame du Barry, ayant toutes les peines du monde à s’empêcher de rire en face des contorsions de son beau-frère.

— Monsieur s’est piqué peut-être ? demanda la vieille plaideuse avec sollicitude.

— Non, dit Jean en se laissant doucement retomber, non, c’est une idée qui me vient.

— Quelle idée ! dit la comtesse en riant, elle vous a presque renversé.

— Elle doit être bien bonne ! fit madame de Béarn.

— Excellente !

— Dites-nous-la alors.

— Seulement elle n’a qu’un malheur.

— Lequel ?

— Elle est impossible à exécuter.

— Dites toujours.

— En vérité, j’ai peur de laisser des regrets à quelqu’un.

— N’importe, allez, vicomte, allez.

— Je pensais que si vous faisiez part à madame d’Aloigny de cette observation que faisait le roi en regardant le portrait de Charles Ier.

— Oh ! ce serait peu obligeant, vicomte.

— C’est vrai.

— Alors n’y pensons plus.

La plaideuse poussa un soupir.

— C’est fâcheux, continua le vicomte comme se parlant à lui-même, les choses allaient toutes seules ; madame, qui a un grand nom et qui est une femme d’esprit, s’offrait à la place de la baronne d’Aloigny. Elle gagnait son procès, M. de Béarn fils avait une lieutenance dans la maison, et comme madame a fait de grands frais pendant les différents voyages que ce procès l’a contrainte de faire à Paris, on lui donnait un dédommagement. Ah ! une pareille fortune ne se rencontre pas deux fois dans la vie.

— Hélas ! non, hélas ! non, ne put s’empêcher de dire madame de Béarn, étourdie par ce coup imprévu.

Le fait est que dans la position de la pauvre plaideuse, tout le monde eût dit comme elle, et, comme elle, fût resté écrasé dans le fond de son fauteuil.

— Là, vous voyez, mon frère, dit la comtesse avec un accent de profonde commisération, vous voyez que vous avez affligé madame. N’était-ce pas assez à moi que de lui prouver que je ne pouvais rien demander au roi avant ma présentation ?

— Oh ! si je pouvais faire reculer mon procès !

— De huit jours seulement, dit du Barry.

— Oui, de huit jours, dit madame de Béarn ; dans huit jours madame sera présentée.

— Oui, mais le roi sera à Compiègne dans huit jours ; le roi sera au milieu des fêtes ; la dauphine sera arrivée.

— C’est juste, c’est juste, dit Jean, mais…

— Quoi ?

— Attendez donc ; encore une idée.

— Laquelle, monsieur, laquelle ? dit la plaideuse.

— Il me semble… oui… non… Oui, oui, oui !

Madame de Béarn répétait avec anxiété les monosyllabes de Jean.

— Vous avez dit oui, monsieur le vicomte, fit-elle.

— Je crois que j’ai trouvé le joint.

— Dites.

— Écoutez ceci.

— Nous écoutons.

— Votre présentation est encore un secret, n’est-ce pas ?

— Sans doute, madame seule…

— Oh ! soyez tranquille ! s’écria la plaideuse.

— Votre présentation est donc un secret. On ignore que vous avez trouvé une marraine.

— Sans doute, le roi veut que la nouvelle éclate comme une bombe.

— Nous y sommes cette fois.

— Bien sûr, monsieur le vicomte ? demanda madame de Béarn.

— Nous y sommes, répéta Jean.

Les oreilles s’ouvrirent, les yeux se dilatèrent. Jean rapprocha son fauteuil des deux autres fauteuils.

— Madame, par conséquent, ignore comme les autres que vous allez être présentée, et que vous avez trouvé une marraine.

— Sans doute. Je l’ignorais si vous ne me l’eussiez pas dit.

— Vous êtes censée ne pas nous avoir vus ; donc vous ignorez tout. Vous demandez audience au roi.

— Mais madame la comtesse prétend que le roi me refusera.

— Vous demandez audience au roi, en lui offrant d’être la marraine de la comtesse. Vous comprenez. Vous ignorez qu’elle en a une. Vous demandez donc audience au roi, en vous offrant d’être la marraine de ma sœur. De la part d’une femme de votre rang, la chose touche Sa Majesté. Sa Majesté vous reçoit, vous remercie, vous demande ce qu’elle peut faire pour vous être agréable. Vous entamez l’affaire du procès, vous faites valoir vos déductions. Sa Majesté comprend, recommande l’affaire, et votre procès, que vous croyez perdu, se trouve gagné.

Madame du Barry fixait sur la comtesse des regards ardents. Celle-ci sentit probablement le piège.

— Oh ! moi, chétive créature, dit-elle vivement, comment voulez-vous que Sa Majesté…

— Il suffît, je crois, dans cette circonstance, d’avoir montré de la bonne volonté, dit Jean.

— S’il ne s’agit que de bonne volonté… dit la comtesse hésitant.

— L’idée n’est point mauvaise, reprit madame du Barry en souriant. Mais peut-être que, même pour gagner son procès, madame la comtesse répugne à de pareilles supercheries ?

— À de pareilles supercheries ! reprit Jean ; ah ! par exemple, et qui les saura, je vous le demande, ces supercheries ?

— Madame a raison, reprit la comtesse espérant se tirer d’affaire par ce biais, et je préférerais lui rendre un service réel, pour me concilier réellement son amitié.

— C’est, en vérité, on ne peut plus gracieux, dit madame du Barry avec une légère teinte d’ironie, qui n’échappa point à madame de Béarn.

— Eh bien ! j’ai encore un moyen, dit Jean.

— Un moyen ?

— Oui.

— De rendre ce service réel ?

— Ah çà ! vicomte, dit madame du Barry, vous devenez poète, prenez garde ! M. de Beaumarchais n’a pas dans l’imagination plus de ressources que vous.

La vieille comtesse attendait avec anxiété l’exposition de ce moyen.

— Raillerie à part, dit Jean. Voyons, petite sœur, vous êtes bien intime avec madame d’Aloigny, n’est-ce pas ?

— Si je le suis !… Vous le savez bien.

— Se formaliserait-elle de ne point vous présenter ?

— Dame ! c’est possible.

— Il est bien entendu que vous n’irez pas lui dire à brûle-pourpoint ce que le roi a dit, c’est-à-dire qu’elle était de bien petite noblesse pour une pareille charge. Mais vous êtes femme d’esprit, vous lui diriez autre chose.

— Eh bien ? demanda Jeanne.

— Eh bien ! elle céderait à madame cette occasion de vous rendre service et de faire fortune.

La vieille frissonna. Cette fois l’attaque était directe. II n’y avait pas de réponse évasive possible. Cependant elle en trouva une.

— Je ne voudrais pas désobliger cette dame, dit-elle, entre gens de qualité on se doit des égards.

Madame du Barry fit un mouvement de dépit que son frère calma d’un signe.

— Notez bien, madame, dit-il, que je ne vous propose rien. Vous avez un procès, cela arrive à tout le monde ; vous désirez le gagner, c’est tout naturel. Il paraît perdu, cela vous désespère ; je tombe au beau milieu de ce désespoir ; je me sens ému de sympathie pour vous ; je prends intérêt à cette affaire qui ne me regarde pas ; je cherche un moyen de la faire tourner à bien quand elle est déjà aux trois quarts tournée à mal. J’ai tort, n’en parlons plus.

Et Jean se leva.

— Oh ! monsieur, s’écria la vieille avec un serrement de cœur qui lui fit apercevoir les du Barry, jusqu’alors indifférents, ligués désormais eux-mêmes contre son procès ; oh ! monsieur, tout au contraire, je reconnais, j’admire votre bienveillance !

— Moi, vous comprenez, reprit Jean avec une indifférence parfaitement jouée, que ma sœur soit présentée par madame d’Aloigny, par madame de Polastron ou par madame de Béarn, peu m’importe.

— Mais sans doute, monsieur.

— Seulement, eh bien ! je l’avoue, j’étais furieux que les bienfaits du roi tombassent sur quelque mauvais cœur, qui, gagné par un intérêt sordide, aurait capitulé devant notre pouvoir, comprenant l’impossibilité de l’ébranler.

— Oh ! c’est ce qui arriverait probablement, dit madame du Barry.

— Tandis, continua Jean, tandis que madame, qu’on n’a pas sollicitée, que nous connaissons à peine, et qui s’offre de bonne grâce enfin, me paraît digne en tout point de profiter des avantages de la position.

La plaideuse allait peut-être réclamer contre cette bonne volonté dont lui faisait honneur le vicomte, mais madame du Barry ne lui en donna pas le temps.

— Le fait est, dit-elle, qu’un pareil procédé enchanterait le roi, et que le roi n’aurait rien à refuser à la personne qui l’aurait eu.

— Comment ! le roi n’aurait rien à refuser, dites-vous ?

— C’est-à-dire qu’il irait au-devant des désirs de cette personne. C’est-à-dire que de vos propres oreilles, vous l’entendriez dire au vice-chancelier : « Je veux que l’on soit agréable à madame de Béarn, entendez-vous, M. de Maupeou ? » Mais il paraît que madame la comtesse voit des difficultés à ce que cela soit ainsi. C’est bien. Seulement, ajouta le vicomte en s’inclinant, j’espère que madame me saura gré de mon bon vouloir.

— J’en suis pénétrée de reconnaissance, monsieur ! s’écria la vieille.

— Oh ! bien gratuitement, dit le galant vicomte.

— Mais… reprit la comtesse.

—Madame ?

— Mais, madame d’Aloigny ne cédera point son droit, dit la plaideuse.

— Alors nous revenons à ce que nous avons dit d’abord, madame ne s’en sera pas moins offerte, et Sa Majesté n’en sera pas moins reconnaissante.

— Mais en supposant que madame d’Aloigny acceptât, dit la comtesse qui cavait au pis pour voir clairement au fond des choses, on ne peut faire perdre à cette dame les avantages…

— La bonté du roi pour moi est inépuisable, madame, dit la favorite.

— Oh ! s’écria du Barry, quelle tuile sur la tête de ces Saluces que je ne puis pas souffrir.

— Si j’offrais mes services à madame, reprit la vieille plaideuse se décidant de plus en plus, entraînée qu’elle était à la fois par son intérêt et par la comédie que l’on jouait avec elle, je ne considérerais pas le gain de mon procès ; car enfin ce procès, que tout le monde regarde comme perdu aujourd’hui, sera difficilement gagné demain.

— Ah ! si le roi le voulait pourtant, répondit le vicomte, se hâtant de combattre cette hésitation nouvelle.

— Eh bien ! madame a raison, vicomte, dit la favorite, et je suis de son avis, moi.

— Vous dites ? fit le vicomte ouvrant des yeux énormes.

— Je dis qu’il serait honorable pour une femme du nom de madame, que le procès marchât comme il doit marcher. Seulement, nul ne peut entraver la volonté du roi, ni l’arrêter dans sa munificence. Et si le roi, ne voulant pas, surtout dans la situation où il est avec ses parlements, si le roi, ne voulant pas changer le cours de la justice, offrait à madame un dédommagement ?

— Honorable, se hâta de dire le vicomte. Oh ! oui, petite sœur, je suis de votre avis.

— Hélas ! fit péniblement la plaideuse, comment dédommager de la perte d’un procès qui enlève deux cent mille livres ?

— Mais d’abord, dit madame du Barry, par un don royal de cent mille livres, par exemple ?

Les deux associés regardèrent avidement leur victime.

— J’ai un fils, dit-elle.

— Tant mieux, c’est un serviteur de plus pour l’État, un nouveau dévouement acquis au roi.

— On ferait donc quelque chose pour mon fils, madame ; vous le croyez ?

— J’en réponds, moi, dit Jean, et le moins qu’il puisse espérer, c’est une lieutenance dans les gendarmes.

— Avez-vous encore d’autres parents ? demanda la favorite.

— Un neveu.

— Eh bien ! on inventerait quelque chose pour le neveu.

— Et nous vous chargerions de cela, vicomte, vous qui venez de nous prouver que vous étiez plein d’invention, dit en riant la favorite.

— Voyons, si Sa Majesté faisait pour vous toutes ces choses, madame, dit le vicomte, qui, suivant le précepte d’Horace, poussait au dénouement, trouveriez-vous le roi raisonnable ?

— Je le trouverais généreux au delà de toute expression, et j’offrirais toutes mes actions de grâces à madame, convaincue que c’est à elle que je dois tant de générosité.

— Ainsi donc, madame, demanda la favorite, vous voulez bien prendre au sérieux notre conversation ?

— Oui, madame, au plus grand sérieux, dit la vieille comtesse, toute pâle de l’engagement qu’elle prenait.

— Et vous permettez que je parle de vous à Sa Majesté ?

— Faites-moi cet honneur, répondit la plaideuse avec un soupir.

— Madame, la chose aura lieu, et pas plus tard que ce soir même, dit la favorite en levant le siège, et maintenant, j’ai conquis, je l’espère, votre amitié.

— La vôtre m’est si précieuse, répondit la vieille dame en commençant ses révérences, qu’en vérité je crois être sous l’empire d’un songe.

— Voyons, récapitulons, dit Jean, qui voulait donner à l’esprit de la comtesse toute la fixité dont l’esprit a besoin pour mener à fin les choses matérielles. Voyons, cent mille livres d’abord comme dédommagement des frais de procès, de voyages, d’honoraires d’avocats, etc., etc., etc.

— Oui, monsieur.

— Une lieutenance pour le jeune comte.

— Oh ! ce lui serait une ouverture de carrière magnifique.

— Et quelque chose pour un neveu, n’est-ce pas ?

— Quelque chose.

— On trouvera ce quelque chose ; je l’ai déjà dit, cela me regarde.

— Et quand aurai-je l’honneur de vous revoir, madame la comtesse ? demanda la vieille plaideuse.

— Demain matin, mon carrosse sera à votre porte, madame, pour vous mener à Luciennes, où sera le roi. Demain, à dix heures, j’aurai rempli ma promesse ; Sa Majesté sera prévenue, et vous n’attendrez point.

— Permettez que je vous accompagne, dit Jean, offrant son bras à la comtesse.

— Je ne le souffrirai point, monsieur, dit la vieille dame ; demeurez, je vous prie.

Jean insista.

— Jusqu’au haut de l’escalier, du moins.

— Puisque vous le voulez absolument…

Et elle prit le bras du vicomte.

— Zamore ! appela la comtesse.

Zamore accourut.

— Qu’on éclaire madame jusqu’au perron, et qu’on fasse avancer la voiture de mon frère.

Zamore partit comme un trait.

— En vérité, vous me comblez, dit madame de Béarn.

Et les deux femmes échangèrent une dernière révérence.

Arrivé au haut de l’escalier, le vicomte Jean quitta le bras de madame de Béarn, et revint vers sa sœur, tandis que la plaideuse descendait majestueusement le grand escalier.

Zamore marchait devant ; derrière Zamore suivaient deux valets de pied portant des flambeaux, puis venait madame de Béarn, dont un troisième laquais portait la queue, un peu courte.

Le frère et la sœur regardaient par une fenêtre, afin de suivre jusqu’à sa voiture cette précieuse marraine, cherchée avec tant de soin, et trouvée avec tant de difficulté.

Au moment où madame de Béarn arrivait au bas du perron, une chaise entrait dans la cour, et une jeune femme s’élançait par la portière.

— Ah ! maîtresse Chon ! s’écria Zamore en ouvrant démesurément ses grosses lèvres ; bonsoir, maîtresse Chon !

Madame de Béarn demeura un pied en l’air ; elle venait, dans la nouvelle arrivante, de reconnaître sa visiteuse, la fausse fille de maître Flageot.

Du Barry avait précipitamment ouvert sa fenêtre, et de cette fenêtre faisait des signes effrayants à sa sœur qui ne le voyait pas.

— Ce petit sot de Gilbert est-il ici ? demanda Chon aux laquais sans voir la comtesse.

— Non, madame, répondit l’un d’eux, on ne l’a point vu.

Ce fut alors qu’en levant les yeux elle aperçut les signaux de Jean.

Elle suivit la direction de sa main, qui était invinciblement étendue vers madame de Béarn.

Chon la reconnut, jeta un cri, baissa sa coiffe et s’engouffra dans le vestibule.

La vieille, sans paraître avoir rien remarqué, monta dans le carrosse et donna son adresse au cocher.


XXXII

LE ROI S’ENNUIE.


Le roi, qui était parti pour Marly, selon qu’il l’avait annoncé, donna l’ordre, vers trois heures de l’après-midi, qu’on le conduisît à Luciennes.

Il devait supposer que madame du Barry, au reçu de son petit billet, s’empresserait de quitter à son tour Versailles pour aller l’attendre dans la charmante habitation qu’elle venait de se faire bâtir, et que le roi avait déjà visitée deux ou trois fois sans y avoir cependant jamais passé la nuit, sous prétexte, comme il l’avait dit, que Luciennes n’était point château royal.

Aussi fut-il fort surpris, en arrivant, de trouver Zamore, très peu fier et très peu gouverneur, s’amusant à arracher les plumes de la perruche qui essayait de le mordre.

Les deux favoris étaient en rivalité, comme M. de Choiseul et madame du Barry.

Le roi s’installa dans le petit salon et renvoya sa suite. Il n’avait pas l’habitude de questionner les gens ni les valets, bien qu’il fût le plus curieux gentilhomme de son royaume ; mais Zamore n’était pas même un valet, c’était quelque chose qui prenait son rang entre le sapajou et la perruche.

Le roi questionna donc Zamore.

— Madame la comtesse est-elle au jardin ?

— Non, maître, dit Zamore.

— madame la comtesse est-elle au jardin ?

— Non, maître, dit Zamore.

Ce mot remplaçait le titre de Majesté dont madame du Barry, par un de ses caprices, avait dépouillé le roi à Luciennes.

— Elle est aux Carpes, alors ?

On avait creusé à grands frais un lac sur la montagne, on l’avait alimenté par les eaux de l’aqueduc, et l’on y avait transporté les plus belles carpes de Versailles.

— Non, maître, répondit encore Zamore.

— Où est-elle donc ?

— À Paris, maître.

— Comment, à Paris !… La comtesse n’est pas venue à Luciennes ?

— Non, maître, mais elle y a envoyé Zamore.

— Pourquoi faire ?

— Pour y attendre le roi.

— Ah ! ah ! fit Louis XV, on te commet le soin de me recevoir. C’est charmant, la société de Zamore. Merci, comtesse, merci.

Et le roi se leva un peu dépité.

— Oh ! non, dit le négrillon, le roi n’aura pas la société de Zamore.

— Et pourquoi ?

— Parce que Zamore s’en va.

— Et où vas-tu ?

— À Paris.

— Alors, je vais rester seul. De mieux en mieux. Mais que vas-tu faire à Paris ?

— Rejoindre maîtresse Barry et lui dire que le roi est à Luciennes !

— Ah ! ah ! la comtesse t’a chargé de me dire cela alors ?

— Oui, maître.

— Et elle n’a pas dit ce que je ferais en attendant ?

— Elle a dit que tu dormirais.

— Au fait, pensa le roi, c’est qu’elle ne va pas tarder, et qu’elle a quelque nouvelle surprise à me faire.

Puis tout haut :

— Pars donc vite, et ramène la comtesse… Mais, à propos, comment t’en vas-tu ?

— Sur le grand cheval blanc, avec la housse rouge.

— Et combien de temps faut-il au grand cheval blanc pour aller à Paris ?

— Je ne sais pas, dit le nègre, mais il va vite, vite, vite. Zamore aime à aller vite.

— Allons, c’est encore bien heureux que Zamore aime à aller vite.

Et il se mit à la fenêtre pour voir partir Zamore.

Un grand valet de pied le hissa sur le cheval, et, avec cette heureuse ignorance du danger qui appartient particulièrement à l’enfance, le négrillon partit au galop, accroupi sur sa gigantesque monture.

Le roi, demeuré seul, demanda au valet de pied s’il y avait quelque chose de nouveau à voir à Luciennes.

— Il y a, répondit le serviteur, M. Boucher, qui peint le grand cabinet de madame la comtesse.

— Ah ! Boucher… Ce pauvre bon Boucher, il est ici, dit le roi avec une espèce de satisfaction ; et où cela, dites-vous ?

Le valet revint, portant sur un plat de faïence du Japon un gros pain rond dans lequel était fiché un couteau long et tranchant.

— Au pavillon, dans le cabinet. Sa Majesté désire-t-elle que je la conduise près de M. Boucher ?

— Non, fit le roi, non ; décidément, j’aime mieux aller voir les carpes. Donne-moi mon couteau.

— Un couteau, sire ?

— Oui, et un gros pain ?

Le valet revint, portant sur un plat de faïence du Japon un gros pain rond dans lequel était fiché un long pain rond et tranchant.

Le roi fit signe au valet de l’accompagner et se dirigea, satisfait, vers l’étang.

C’était une tradition de famille que de donner à manger aux carpes. Le grand roi n’y manquait pas un seul jour.

Louis XV s’assit sur un banc de mousse d’où la vue était charmante.

Elle embrassait le petit lac d’abord, avec ses rives gazonnées, au delà, le village planté entre les deux collines, dont l’une, celle de l’ouest, s’élève à pic comme la roche moussue de Virgile, de sorte que les maisons couvertes de chaume qu’elle supporte semblent des jouets d’enfants emballés dans une boîte pleine de fougère.

Plus loin, les pignons de Saint-Germain, ses escaliers gigantesques, et les touffes infinies de sa terrasse ; plus loin encore, les coteaux bleus de Sannois et de Cormeilles, enfin un ciel teinté de rose et de gris, enfermant tout cela comme eût fait une magnifique coupole de cuivre.

Le temps était orageux, le feuillage tranchait en noir sur les prés d’un vert tendre ; l’eau, immobile et unie comme une vaste surface d’huile, se trouait parfois tout à coup quand, de ses profondeurs glauques, quelque poisson, pareil à un éclair d’argent, s’élançait pour saisir la mouche des étangs traînant ses longues pattes sur l’eau.

Alors de grands cercles tremblotants s’élargissaient à la surface du lac, et moiraient toute la nappe de cercles blancs mêlés de cercles noirs.

On voyait aussi sur les bords s’élever les museaux énormes des poissons silencieux qui, sûrs de n’avoir jamais à rencontrer ni l’hameçon ni la maille, venaient sucer les trèfles pendants et regarder de leurs gros yeux fixes, qui ne semblent pas voir, les petits lézards gris et les grenouilles vertes s’ébattant parmi les joncs.

Quand le roi, en homme qui sait comment on perd son temps, eut regardé le paysage par tous les coins, compté les maisons du village et les villages de la perspective, il prit le pain dans l’assiette déposée à côté de lui, et se mit à le couper par grosses bouchées.

Les carpes entendirent crier le fer sur la croûte, et, familiarisées avec ce bruit qui leur annonçait le dîner, elles vinrent autant et aussi près qu’il était possible se montrer à Sa Majesté, pour qu’il lui plût de leur octroyer le repas quotidien. Elles en faisaient autant pour le premier valet de pied, mais le roi crut naturellement qu’elles se mettaient en frais pour lui.

Il jeta l’un après l’autre les morceaux de pain qui, plongeant d’abord, puis revenant ensuite à la surface du lac, étaient disputés quelque temps, puis tout à coup s’émiettant, dissous par l’eau, disparaissaient en un instant.

C’était en effet un assez curieux et assez amusant spectacle, que celui de toutes ces croûtes poussées par des museaux invisibles, et s’agitant sur l’eau jusqu’au moment où elles s’engloutissaient pour toujours.

Au bout d’une demi-heure, Sa Majesté, qui avait eu la patience de couper cent morceaux de pain à peu près, avait la satisfaction de n’en plus voir surnager un seul.

Mais aussi alors le roi s’ennuya, et se rappela que M. Boucher pouvait lui offrir une distraction secondaire : cette distraction était moins piquante que celle des carpes, c’est vrai, mais, à la campagne, on prend ce que l’on trouve.

Louis XV se dirigea donc vers le pavillon. Boucher était déjà prévenu. Tout en peignant, ou plutôt tout en faisant semblant de peindre, il suivait le roi des yeux ; il le vit s’acheminer vers le pavillon, et, tout joyeux, rajusta son jabot, tira ses manchettes et monta sur son échelle, car on lui avait bien recommandé d’avoir l’air d’ignorer que le roi fût à Luciennes. Il entendit le parquet crier sous les pas du maître, et se mit à blaireauter un amour joufflu, dérobant une rose à une jeune bergère, vêtue d’un corset de satin bleu, et coiffée d’un chapeau de paille. La main lui tremblait, le cœur lui battait.

Louis XV s’arrêta sur le seuil.

— Ah ! monsieur Boucher, lui dit-il, comme vous sentez la thérébenthine !

Et il passa outre.

Le pauvre Boucher, si peu artiste que fût le roi, s’attendait à un autre compliment et faillit tomber de son échelle.

Il descendit et s’en alla les larmes aux yeux, sans gratter sa palette et sans laver ses pinceaux, ce qu’il ne manquait pas cependant de faire chaque soir.

Sa Majesté tira sa montre. Il était sept heures.

Louis XV rentra au château, lutina le singe, fit parler la perruche, et tira des étagères, les unes après les autres, toutes les chinoiseries qu’elles contenaient.

La nuit vint.

Sa Majesté n’aimait pas les appartements obscurs ; on alluma.

Mais elle n’aimait pas davantage la solitude.

— Mes chevaux dans un quart d’heure, dit le roi. Ma foi, ajouta-t-il, je lui donne encore un quart d’heure, pas une minute de plus.

Et Louis XV se coucha sur le sofa en face de la cheminée, se donnant pour tâche d’attendre que les quinze minutes, c’est-à-dire neuf cents secondes, fussent écoulées.

Au quatre centième battement du balancier de la pendule, laquelle représentait un éléphant bleu monté par une sultane rose, Sa Majesté dormait.

Comme on le pense, le laquais qui venait pour annoncer que la voiture était prête, le voyant dormir, se garda bien de l’éveiller. Il résulta de cette attention pour l’auguste sommeil, qu’en s’éveillant tout seul, le roi vit devant lui madame du Barry fort peu endormie, à ce qu’il paraissait du moins, et qui le regardait avec de grands yeux. Zamore, à l’angle de la porte, attendait le premier ordre.

— Ah ! vous voilà, comtesse, dit le roi en restant assis, mais en reprenant la position verticale.

— Mais oui, sire, me voilà, et depuis fort longtemps même, dit la comtesse.

— Oh ! c’est-à-dire depuis longtemps..,

— Dame ! depuis une heure au moins. Oh ! comme Votre Majesté dort.

— Ma foi, écoutez-donc, comtesse, vous n’étiez point là et je m’ennuyais fort ; puis je dors si mal la nuit. Savez-vous que j’allais partir ?

— Oui. j’ai vu les chevaux de Votre Majesté attelés.

Le roi regarda la pendule.

— Oh ! mais, dix heures et demie ! dit-il, j’ai dormi près de trois heures.

— Tout autant, sire ; dites qu’on ne dort pas bien à Luciennes.

— Ma foi si ! Mais que diable vois-je là ? s’écria le roi en apercevant Zamore.

— Vous voyez le gouverneur de Luciennes, sire.

— Pas encore, pas encore, dit le roi en riant. Comment ce drôle-là porte l’uniforme avant d’être nommé, il compte donc bien sur ma parole ?

— Sire, votre parole est sacrée et nous avons tout le droit de compter dessus. Mais Zamore a plus que votre parole, ou plutôt moins que votre parole, sire, il a son brevet.

— Comment ?

— Le vice-chancelier me l’a envoyé : le voici. Maintenant le serment est la seule formalité qui manque à son installation ; faites-le jurer vite et qu’il nous garde.

— Approchez, monsieur le gouverneur, dit le roi.

Zamore s’approcha ; il était vêtu d’un habit d’uniforme, à collet brodé, portait les épaulettes de capitaine, la culotte courte, les bas de soie et l’épée en broche. Il marchait raide et compassé, un énorme chapeau à trois cornes sous le bras.

— Saura-t-il jurer, seulement ? dit le roi.

— Oh ! que oui ; essayez, sire.

— Avancez à l’ordre, dit le roi regardant curieusement cette noire poupée.

— À genoux, dit la comtesse.

— Prêtez serment, ajouta Louis XV.

L’enfant posa une main sur son cœur, l’autre dans les mains du roi, et dit :

— Je jure foi et hommage à mon maître et à ma maîtresse ; je jure de défendre jusqu’à la mort le château dont on me confie la garde, et d’en manger jusqu’au dernier pot de confitures avant de me rendre si l’on m’attaquait.

Le roi se mit à rire, tant de la formule du serment que du sérieux avec lequel Zamore le prononçait.

— En revanche de ce serment, répliqua-t-il en reprenant la gravité convenable, je vous confère, monsieur le gouverneur, le droit souverain, droit de haute et basse justice, sur tous ceux qui habitent l’air, la terre, le feu et l’eau de ce palais.

— Merci, maître, dit Zamore en se relevant.

— Et maintenant, dit le roi, va promener ton bel habit aux cuisines, et laisse-nous tranquilles. Va.

Zamore sortit.

Comme Zamore sortait par une porte, Chon entrait par l’autre.

— Ah ! vous voilà, petite Chon. Bonjour, Chon.

Le roi l’attira sur ses genoux et l’embrassa.

— Voyons, ma petite Chon, continua-t-il, tu vas me dire la vérité, toi.

— Ah ! prenez garde, sire, dit Chon, vous tombez mal. La vérité ! je crois que ce serait la première fois de ma vie. Si vous voulez savoir la vérité, adressez-vous à Jeanne ; elle ne sait pas mentir, elle.

— Est-ce vrai, comtesse ?

— Sire, Chon a trop bonne opinion de moi. L’exemple m’a perdue, et depuis ce soir surtout, je suis décidée à mentir comme une vraie comtesse, si la vérité n’est pas bonne à dire.

— Ah ! dit le roi, il paraît que Chon a quelque chose à me cacher.

— Ma foi, non.

— Quelque petit duc, quelque petit marquis, quelque petit vicomte que l’on sera allé voir ?

— Je ne crois pas, répliqua la comtesse.

— Qu’en dit Chon ?

— Nous ne croyons pas, sire.

— Il faudra que je me fasse faire là-dessus un rapport de la police.

— De celle de M. de Sartines ou de la mienne ?

— De celle de M. de Sartines.

— Combien le paierez-vous ?

— S’il me dit des choses curieuses, je ne marchanderai pas.

— Alors donnez la préférence à ma police, et prenez mon rapport. Je vous servirai… royalement.

— Vous veus vendrez vous-même ?

— Pourquoi pas, si la somme vaut le secret.

— Eh bien ! soit ! Voyons le rapport. Mais surtout pas de mensonges.

— La France, vous m’insultez.

— Je veux dire, pas de détours.

— Eh bien ! sire, apprêtez les fonds, voici le rapport.

— J’y suis, dit le roi en faisant sonner quelques pièces d’or au fond de sa poche.

— D’abord, la comtesse, madame du Barry, a été vue à Paris vers deux heures de l’après-midi.

— Après, après ? je sais cela.

— Rue de Valois.

— Je ne dis pas non.

— Vers six heures, Zamore est venu l’y rejoindre.

— C’est encore possible ; mais qu’allait faire madame du Barry, rue de Valois ?

— Elle allait chez elle.

— Je comprends bien, mais pourquoi allait-elle chez elle ?

— Pour attendre sa marraine.

— Sa marraine ! dit le roi avec une grimace qu’il ne put dissimuler tout à fait ; elle va donc se faire baptiser ?

— Oui, sire, sur les grands fonts de Versailles.

— Ma foi, elle a tort ; le paganisme lui allait si bien.

— Que voulez-vous, sire ; vous savez le proverbe : « On veut avoir ce qu’on n’a pas. »

— De sorte que nous voulons avoir une marraine ?

— Et nous l’avons, sire.

Le roi tressaillit et haussa les épaules.

— J’aime beaucoup ce mouvement, sire ; il me prouve que Votre Majesté serait désespérée de voir la défaite des Grammont, des Guéménée et de toutes les bégueules de la cour.

— Plaît-il ?

— Sans doute, vous vous liguez avec tous ces gens-là ?

— Je me ligue ?… Comtesse, apprenez une chose, c’est que le roi ne se ligue qu’avec des rois.

— C’est vrai ; mais tous vos rois sont les amis de monsieur de Choiseul.

— Revenons à votre marraine, comtesse.

— J’aime mieux cela, sire.

— Vous êtes donc parvenue à en fabriquer une ?

— Je l’ai bien trouvée toute faite, et de bonne façon, encore, une comtesse de Béarn, famille de princes qui ont régné : rien que cela. Celle-là ne déshonorera pas l’alliée des alliées des Stuarts, j’espère.

— La comtesse de Béarn ! fit le roi avec surprise ; je n’en connais qu’une, qui doit habiter du côté de Verdun.

— C’est celle-là même ; elle a fait le voyage tout exprès.

— Elle vous donnera la main ?

— Les deux mains !

— Et quand cela ?

— Demain, à onze heures du matin, elle aura l’honneur d’être reçue en audience secrète par moi ; et en même temps, si la question n’est pas bien indiscrète, elle demandera au roi de fixer son jour, et vous le lui fixerez le plus rapproché possible, n’est-ce pas monsieur la France ?

Le roi se prit à rire, mais sans franchise.

— Sans doute, sans doute, dit-il en baisant la main de la comtesse.

Mais tout à coup :

— Demain à onze heures ! s’écria-t-il.

— Sans doute, à l’heure du déjeuner.

— Impossible, chère amie.

— Comment ! impossible ?

— Je ne déjeune pas ici, je m’en retourne ce soir.

— Qu’est-ce encore ? dit madame du Barry qui sentait le froid lui monter jusqu’au cœur. Vous partez, sire ?

— Il le faut bien, chère comtesse, j’ai donné rendez-vous à Sartines pour un travail très pressé.

— Comme vous voudrez, sire ; mais vous souperez au moins, je l’espère.

— Oh ! oui, je souperai peut-être… oui, j’ai assez faim ; je souperai.

— Fais servir, Chon, dit la comtesse à sa sœur en lui adressant un signe particulier, et qui avait sans doute rapport à une convention arrêtée d’avance.

Chon sortit.

Le roi avait vu le signe dans une glace, et quoiqu’il n’eût pas pu le comprendre, il devina un piège.

— Eh bien ! non, non, dit-il ; impossible même de souper… Il faut que je parte à l’instant même. J’ai les signatures ; c’est aujourd’hui samedi.

— Allons, soit ! je vais faire avancer les chevaux alors.

— Oui, chère belle.

— Chon !

Chon reparut.

— Les chevaux du roi, dit la comtesse.


— Bien, dit Chon avec un sourire.

Et elle sortit de nouveau.

Un instant après on entendit sa voix qui criait dans l’antichambre :

— Les chevaux du roi !


XXXIII

LE ROI S’AMUSE.


Le roi, charmé de son coup d’autorité qui punissait la comtesse de l’avoir fait attendre, en même temps qu’il le délivrait des ennuis de la présentation, marcha vers la porte du salon.

Chon rentrait.

— Eh bien ! voyez-vous mon service ?

— Non, sire, il n’y a personne à Votre Majesté dans les antichambres.

Le roi s’avança jusqu’à la porte à son tour.

— Mon service ! cria-t-il.

Personne ne répondit : on eût dit que le château muet n’avait pas même d’écho.

— Qui diable croirait, dit le roi en rentrant dans la chambre, que je suis le petit-fils de celui qui a dit : « J’ai failli attendre ! »

Et il alla vers la fenêtre qu’il ouvrit.

Mais l’esplanade était vide comme les antichambres : ni chevaux, ni piqueurs, ni gardes. La nuit seulement s’offrait aux yeux et à l’âme dans tout son calme et dans toute sa majesté, éclairée par une admirable lune qui montrait tremblante comme des vagues agitées la cime des arbres des bois de Chatou, et arrachait des millions de paillettes lumineuses à la Seine, serpent gigantesque et paresseux dont on pouvait suivre les replis depuis Bougival jusqu’à Maisons, c’est-à-dire pendant quatre ou cinq lieues de tours et de détours.

Puis, au milieu de tout cela, un rossignol improvisait un de ses chants merveilleux comme on n’en entend que pendant le mois de mai, comme si ses notes joyeuses ne pouvaient trouver une nature digne d’elles que pendant ces premières journées de printemps que l’on sent fuir à peine venues.

Toute cette harmonie fut perdue pour Louis XV, roi peu rêveur, peu poète, peu artiste, mais très matériel.

— Voyons, comtesse, dit-il avec dépit, commandez, je vous en supplie. Que diable ! il faut que cette plaisanterie ait une fin.

— Sire, répondit la comtesse, avec cette charmante bouderie qui lui réussissait presque toujours, ce n’est pas moi qui commande ici.

— En tout cas, ce n’est pas moi non plus, dit Louis XV, car voyez un peu comme on m’obéit.

— Ce n’est pas plus vous que moi, sire.

— Qui donc alors ? Est-ce vous, Chon ?

— Moi, dit la jeune femme assise de l’autre côté de la chambre sur un fauteuil où elle faisait pendant avec la comtesse, j’ai bien de la peine à obéir, ce n’est pas pour prendre celle de commander.

— Mais qui donc est le maître alors ?

— Dame ! sire, M. le gouverneur.

— M. de Zamore ?

— Oui.

— C’est juste ; qu’on sonne quelqu’un.

La comtesse, avec un geste d’adorable nonchalance, étendit le bras vers un cordon de soie terminé par un gland de perles, et sonna.

Un valet de pied à qui la leçon était, selon toute probabilité, faite d’avance, se trouvait dans l’antichambre et parut.

— Le gouverneur ! dit le roi.

— Le gouverneur, répondit respectueusement le valet, veille sur les jours précieux de Votre Majesté.

— Où est-il ?

— En ronde.

— En ronde ? répéta le roi.

— Avec quatre officiers, répondit le valet.

— Juste comme M. de Marlborough, s’écria la comtesse.

Le roi ne put réprimer un sourire.

— Oui, c’est drôle, dit-il ; mais cela n’empêche pas qu’on n’attelle.

— Sire, M. le gouverneur a fait fermer les écuries de peur qu’elles ne donnassent refuge à quelque malfaiteur.

— Mes piqueurs, où sont-ils ?

— Aux communs, sire.

— Que font-ils ?

— Ils dorment.

— Comment ! ils dorment ?

— Par ordre.

— Par ordre de qui ?

— Par ordre du gouverneur.

— Mais les portes ? dit le roi.

— Quelles portes, sire ?

— Les portes du château.

— Elles sont fermées.

— Très bien. Mais on peut s’en procurer les clés.

— Sire, les clés sont à la ceinture du gouverneur.

— Voilà un château bien tenu, dit le roi. Peste ! quel ordre !

Le valet de pied sortit, voyant que le roi ne lui adressait pas de nouvelles questions.

La comtesse, étendue sur un fauteuil, mordillait une belle rose près de laquelle ses lèvres semblaient de corail.

— Voyons, sire, lui dit-elle avec ce sourire languissant qui n’appartenait qu’à elle, j’ai pitié de Votre Majesté, prenez mon bras, et mettons-nous en quête. Chon, éclaire le chemin.

Chon sortit la première, faisant l’avant-garde, et prête à signaler les périls s’il s’en présentait.

Au détour du premier corridor, un parfum qui eût éveillé l’appétit du gourmet le plus délicat, commença de chatouiller les narines du roi.

— Ah ! ah ! dit-il en s’arrêtant, qu’est-ce donc que cette odeur, comtesse ?

— Dame ! sire, c’est celle du souper. Je croyais que le roi me faisait l’honneur de souper à Luciennes, et je m’étais arrangée en conséquence.

Louis XV respira deux ou trois fois le parfum gastronomique, tout en réfléchissant, à part lui, que son estomac lui donnait déjà, depuis quelque temps, signe d’existence ; qu’il lui faudrait, en faisant grand bruit, une demi-heure pour réveiller les piqueurs, un quart d’heure pour atteler les chevaux, dix minutes pour aller à Marly ; qu’à Marly, où il n’était pas attendu, il ne trouverait qu’un en-cas ; il respira encore le fumet séducteur, et conduisant la comtesse, il s’arrêta devant la porte de la salle à manger.

Deux couverts étaient mis sur une table splendidement éclairée et somptueusement servie.

— Peste ! dit Louis XV, vous avez un bon cuisinier, comtesse.

— Sire, c’était justement son coup d’essai aujourd’hui, et le pauvre diable avait fait merveilles pour mériter l’approbation de Votre Majesté. Il est capable de se couper la gorge, comme ce pauvre Vatel.

— Vraiment, vous croyez ? dit Louis XV.

— Il y avait surtout une omelette aux œufs de faisans, sire, sur laquelle il comptait…

— Une omelette aux œufs de faisans ! Justement je les adore, les omelettes aux œufs de faisans.

— Voyez quel malheur.

— Eh bien ! comtesse, ne faisons pas de chagrin à votre cuisinier, dit le roi en riant, et peut-être, tandis que nous souperons, maître Zamore rentrera-t-il de sa ronde.

— Ah ! sire, c’est une triomphante idée, dit la comtesse ne pouvant cacher sa satisfaction d’avoir gagné cette première manche. Venez, sire, venez.

— Mais qui nous servira ? dit le roi, cherchant inutilement un seul laquais.

— Ah ! sire, dit madame du Barry, votre café vous semble-t-il plus mauvais quand c’est moi qui vous le présente ?

— Non, comtesse, et je dirai même quand c’est vous qui le faites.

— Eh bien ! venez donc, sire.

— Deux couverts, seulement ! dit le roi. Et Chon, elle a donc soupe ?

— Sire, on n’aurait pas osé, sans un ordre exprès de Votre Majesté…

— Allons donc ! dit le roi, en prenant lui-même une assiette et un couvert sur une étagère. Viens, petite Chon, là, en face de nous.

— Oh ! sire…, dit Chon.

— Oh ! oui, fais la très humble et très obéissante sujette, hypocrite ! Mettez-vous là, comtesse, près de moi, de côté. Quel charmant profil vous avez !

— C’est d’aujourd’hui que vous remarquez cela, monsieur la France ?

— Que voulez-vous ! j’ai pris l’habitude de vous regarder en face, comtesse. Décidément, votre cuisinier est un grand cordon ; quelle bisque !

— J’ai donc eu raison de renvoyer l’autre ?

— Parfaitement raison.

— Alors, sire, suivez mon exemple, vous voyez qu’il n’y a qu’à y gagner.

— Je ne vous comprends pas.

— J’ai renvoyé mon Choiseul, renvoyez le vôtre.

— Pas de politique, comtesse ; donnez-moi de ce madère.

Le roi tendit son verre ; la comtesse prit une carafe à goulot étroit, et servit le roi.

La pression fit blanchir les doigts et rougir les ongles du gracieux échanson.

— Versez longtemps et doucement, comtesse, dit le roi.

— Pour ne pas troubler la liqueur, sire ?

— Non, pour me donner le temps de voir votre main.

— Ah ! décidément, sire, dit la comtesse en riant, Votre Majesté est en train de faire des découvertes.

— Ma foi ! oui, dit le roi, qui reprenait peu à peu sa belle humeur ; et je crois que je suis tout près de découvrir…

— Un monde ? demanda la comtesse.

— Non ! non, dit le roi ; un monde, c’est trop ambitieux, et j’ai déjà bien assez d’un royaume. Mais une île, un petit coin de terre, une montagne enchantée, un palais dont une belle dame de mes amies sera l’Armide, et dont toutes sortes de monstres défendront l’entrée quand il me plaira d’oublier.

— Sire, dit la comtesse en présentant une carafe de vin de Champagne glacé (invention tout à fait nouvelle à cette époque) au roi, voici justement une eau puisée au fleuve Léthé.

— Au fleuve Léthé, comtesse ! en ètes-vous sûre ?

— Oui, sire ; c’est le pauvre Jean qui l’a rapportée des enfers, où il vient de descendre aux trois quarts.

— Comtesse, dit le roi en levant son verre, à son heureuse résurrection ; mais pas de politique, je vous prie.

— Alors, je ne sais plus de quoi parler, sire ; et si Votre Majesté voulait raconter une histoire, elle qui raconte si bien…

— Non ; mais je vais vous dire des vers.

— Des vers ! s’écria madame du Barry.

— Oui, des vers… Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ?

— Votre Majesté les déteste !

— Parbleu ! sur cent mille qui se fabriquent, il y en a quatre-vingt-dix mille contre moi.

— Et ceux que Votre Majesté va me dire appartiennent aux dix mille qui ne peuvent lui faire trouver grâce pour les quatre-vingt-dix mille autres.

— Non, comtesse, ceux que je vais vous dire vous sont adressés.

— À moi ?

— À vous.

— Et par qui ?

— Par monsieur de Voltaire.

— Et il charge Votre Majesté…

— Pas du tout, il les adressait directement à Votre Altesse.

— Comment cela ?… sans lettre ?

— Au contraire, dans une lettre toute charmante.

— Ah ! je comprends : Votre Majesté a travaillé ce matin avec son directeur des postes.

— Justement.

— Lisez, sire, lisez les vers de monsieur de Voltaire.

Louis XV déplia un petit papier et lut :

Déesse des plaisirs, tendre mère des Grâces,
Pourquoi veux-tu mêler aux fêtes de Paphos
Les noirs soupçons, les honteuses disgrâces ?
Pourquoi médites-tu la perte d’un héros ?
Ulysse est cher à la patrie,
Il est l’appui d’Agamemnon ;
Sa politique active et son vaste génie,
Enchaînent la valeur de la fière Ilion.
Soumets les dieux à ton empire,
Vénus, sur tous les cœurs, règne par la beauté ;
Cueille, dans un riant délire,
Les roses de la volupté,
Mais à nos yeux daigne sourire,
Et rends le calme à Neptune agité.
Ulysse, ce mortel aux Troyens formidable,
Que-tu poursuis de ton courroux,
Pour la beauté n’est redoutable
Qu’en soupirant à ses genoux.

— Décidément, sire, dit la comtesse, plutôt piquée que reconnaissante du poétique envoi, décidément, M. de Voltaire veut se raccommoder avec vous.

— Oh ! quant à cela, c’est peine perdue, dit Louis XV ; c’est un brouillon qui mettrait tout à sac s’il rentrait à Paris. Qu’il aille chez son ami, mon cousin Frédéric II. C’est déjà bien assez que nous ayons M. Rousseau. Mais prenez-donc ces vers, comtesse, et méditez-les.

La comtesse prit le papier, le roula en forme d’allumette, et le déposa près de son assiette. Le roi la regardait faire.

— Sire, dit Chon, un peu de ce tokay.

— Il vient des caves mêmes de Sa Majesté l’empereur d’Autriche, dit la comtesse ; prenez de confiance, sire.

— Oh ! des caves de l’empereur, dit le roi ; il n’y a que moi qui en aie.

— Aussi me vient-il de votre sommelier, sire.

— Comment ! vous avez séduit ?…

— Non, j’ai ordonné.

— Bien répondu, comtesse. Le roi est un sot.

— Oh ! oui, mais M. la France…

— M. la France a au moins le bon esprit de vous aimer de tout son cœur, lui.

— Ah ! sire, pourquoi n’êtes-vous pas véritablement M. la France tout court ?

— Comtesse, pas de politique.

— Le roi prendra-t-il du café ? dit Chon.

— Certainement.

— Et Sa Majesté le brûlera comme d’habitude ? demanda la comtesse.

— Si la dame châtelaine ne s’y oppose pas.

La comtesse se leva.

— Que faites-vous ?

— Je vais vous servir, monseigneur.

— Allons, dit le roi en s’allongeant sur sa chaise comme un homme qui a parfaitement soupé et dont un bon repas a mis les humeurs en équilibre, allons, je vois que ce que j’ai de mieux à faire est de vous laisser faire, comtesse.

La comtesse apporta sur un réchaud d’argent une petite cafetière contenant le moka brûlant ; puis elle posa devant le roi une assiette supportant une tasse de vermeil et un petit carafon de Bohême ; puis près de l’assiette elle posa une petite allumette de papier.

Le roi, avec l’attention profonde qu’il donnait d’habitude à cette opération, calcula son sucre, mesura son café, et versant doucement son eau-de-vie pour que l’alcool surnageât, il prit le petit rouleau de papier qu’il alluma à la bougie, et avec lequel il communiqua la flamme à la liqueur brûlante.

Puis il le jeta dans le réchaud où il acheva de se consumer. Cinq minutes après, il savourait son café avec toute la volupté d’un gastronome achevé.

La comtesse le laissa faire, mais à la dernière goutte :

— Ah ! sire, s’écria-t-elle, vous avez allumé votre café avec les vers de monsieur de Voltaire, cela portera malheur aux Choiseul.

— Je me trompais, dit le roi en riant, vous n’êtes pas une fée, vous êtes un démon.

La comtesse se leva.

— Sire, dit-elle, Votre Majesté veut-elle voir si le gouverneur est rentré ?

— Ah ! Zamore ? Bah ! pourquoi faire ?

— Mais pour vous en aller à Marly, sire.

— C’est vrai, dit le roi en faisant un effort pour s’arracher au bien-être qu’il éprouvait. Allons voir, comtesse, allons voir.

Madame du Barry fit un signe à Chon, qui s’éclipsa.

Le roi reprit son investigation, mais, il faut le dire, avec un esprit bien différent de celui qui avait présidé au commencement de la recherche. Les philosophes ont dit que la façon sombre ou couleur de rose dont l’homme envisage les choses dépend presque toujours de l’état de leur estomac.

Or, comme les rois ont des estomacs d’hommes, moins bons généralement que ceux de leurs sujets, c’est vrai, mais communiquant leur bien-être ou leur mal-être au reste du corps exactement comme les autres, le roi paraissait d’aussi charmante humeur qu’il est possible à un roi de l’être.

Au bout de dix pas faits dans le corridor, un nouveau parfum vint par bouffées au-devant du roi.

Une porte donnant sur une charmante chambre tendue de satin bleu broché de fleurs naturelles venait de s’ouvrir, et découvrait, éclairée par une mystérieuse lumière, l’alcôve vers laquelle, depuis deux heures, avaient tendu les pas de l’enchanteresse.

— Eh bien ! sire, dit-elle, il paraît que Zamore n’a point reparu, que nous sommes toujours enfermés, et qu’à moins que nous ne nous sauvions du château par les fenêtres…

— Avec les draps du lit ? demanda le roi.

— Sire, dit la comtesse avec un admirable sourire, usons, n’abusons pas.

— Le roi ouvrit les bras en riant, et la comtesse laissa tomber la belle rose, qui s’effeuilla en roulant sur le tapis.


XXXIV

VOLTAIRE ET ROUSSEAU


Comme nous l’avons dit, la chambre à coucher de Luciennes était une merveille de construction et d’aménagement.

Située à l’orient, elle était fermée si hermétiquement par les volets dorés et les rideaux de satin que le jour n’y pénétrait jamais avant d’avoir, comme un courtisan, obtenu ses petites et grandes entrées.

L’été, des ventilateurs invisibles y secouaient un air tamisé, pareil à celui qu’aurait pu produire un millier d’éventails.

Il était dix heures lorsque le roi sortit de la chambre bleue.

Cette fois, les équipages du roi attendaient depuis neuf heures dans la grande cour.

Zamore, les bras croisés, donnait ou faisait semblant de donner des ordres.

Le roi mit le nez à la fenêtre et vit tous ces apprêts de départ.

— Qu’est-ce à dire, comtesse ? demanda-t-il ; ne déjeunons-nous pas ? on dirait que vous m’allez renvoyer à jeun.

— À Dieu ne plaise, sire ! répondit la comtesse ; mais j’ai cru que Votre Majesté avait rendez-vous à Marly avec M. de Sartines.

— Pardieu ! fit le roi, il me semble qu’on pourrait bien faire dire à Sartines de me venir trouver ici, c’est si près.

— Votre Majesté me fera l’honneur de croire, dit la comtesse en souriant, que ce n’est pas à elle que la première idée en est venue.

— Et puis, d’ailleurs, la matinée est trop belle pour qu’on travaille : déjeunons.

— Sire, il faudra pourtant bien me donner quelques signatures, à moi.

— Pour madame de Béarn ?

— Justement, et puis m’indiquer le jour.

— Quel jour ?

— Et l’heure.

— Quelle heure ?

— Le jour et l’heure de ma présentation.

— Ma foi, dit le roi, vous l’avez bien gagnée votre présentation, comtesse. Fixez le jour vous-même.

— Sire, le plus proche possible.

— Tout est donc prêt ?

— Oui.

— Vous avez appris à faire vos trois révérences ?

— Je le crois bien ; il y a un an que je m’y exerce.

— Vous avez votre robe ?

— Vingt-quatre heures suffisent pour la faire.

— Vous avez votre marraine ?

— Dans une heure elle sera ici.

— Eh bien ! comtesse, voyons, un traité.

— Lequel ?

— Vous ne me parlerez plus de cette affaire du vicomte Jean avec le baron de Taverney ?

— Nous sacrifions donc le pauvre vicomte ?

— Ma foi, oui !

— Eh bien ! sire, nous n’en parlerons plus… Le jour ?

— Après-demain.

— L’heure ?

— Dix heures du soir, comme de coutume.

— C’est dit, sire ?

— C’est dit.

— Parole royale ?

— Foi de gentilhomme.

— Touche là, la France.

Et madame du Barry tendit au roi sa jolie petite main, dans laquelle Louis XV laissa tomber la sienne.

Ce matin-là, tout Luciennes se ressentit de la gaieté du maître ; il avait cédé sur un point sur lequel depuis longtemps il était décidé à céder ; mais il avait gagné sur un autre. C’était donc tout bénéfice : il donnerait cent mille livres à Jean, à condition qu’il irait les perdre aux eaux des Pyrénées ou d’Auvergne, et cela passerait pour un exil aux yeux des Choiseul. Il y eut des louis d’or pour les pauvres, des gâteaux pour les carpes et des compliments pour les peintures de Boucher.

Quoiqu’elle eût parfaitement soupé la veille, Sa Majesté déjeuna de grand appétit.

Cependant, onze heures venaient de sonner. La comtesse, tout en servant le roi, lorgnait la pendule, trop lente à son gré.

Le roi lui-même avait pris la peine de dire que si madame de Béarn arrivait, on pouvait l’introduire dans la salle à manger.

Le café fut servi, goûté, bu, sans que madame de Béarn arrivât.

À onze heures un quart, on entendit retentir dans la cour le galop d’un cheval.

Madame du Barry se leva rapidement et regarda par la fenêtre. Un courrier de Jean du Barry sautait à bas d’un cheval ruisselant de sueur.

La comtesse frissonna ; mais, comme elle ne devait laisser rien voir de ses inquiétudes, afin de maintenir le roi dans ses bonnes dispositions, elle revint s’asseoir près de lui.

Un instant après, Chon entra, un billet dans sa main.

Il n’y avait pas à reculer, il fallait lire.

— Qu’est cela, grande Chon ? un billet doux ? dit le roi.

— Oh ! mon Dieu, oui, sire.

— Et de qui ?

— Du pauvre vicomte.

— Bien sûr ?

— Voyez plutôt.

Le roi reconnut l’écriture, et comme il pensa qu’il pouvait être question dans le billet de l’aventure de la Chaussée :

— Bon, bon, dit-il en l’écartant de la main, cela suffit.

La comtesse était sur des épines.

— Le billet est pour moi ? demanda-t-elle.

— Oui, comtesse.

— Le roi permet ?…

— Faites, pardieu ! Chon me dira Maître Corbeau pendant ce temps-là.

Et il attira Chon entre ses jambes en chantant de la voix la plus fausse de son royaume, comme disait Jean-Jacques :

J’ai perdu mon serviteur,
J’ai perdu tout mon bonheur.

La comtesse se retira dans l’embrasure d’une fenêtre et lut :

« N’attendez pas la vieille scélérate, elle prétend s’être brûlé le pied hier soir, et elle garde la chambre. Remerciez Chon de sa bonne arrivée d’hier, car c’est elle qui nous vaut cela ; la sorcière l’a reconnue, et voilà notre comédie tournée.

« C’est bien heureux que ce petit gueux de Gilbert, qui est la cause de tout cela, soit perdu. Je lui tordrais le cou. Mais si je le retrouve, qu’il soit tranquille, cela ne peut pas lui manquer.

« Je me résume. Venez vite à Paris, ou nous redevenons tout comme devant,

« Jean. »

— Qu’est-ce ? fit le roi, qui surprit la pâleur subite de la comtesse.

— Rien, sire ; un bulletin de la santé de mon beau-frère.

— Et il va de mieux en mieux, ce cher vicomte ?

— De mieux en mieux, dit la comtesse. Merci, sire. Mais voici une voiture qui entre dans la cour.

— Notre comtesse sans doute ?

— Non, sire, c’est M. de Sartines.

— Eh bien ! fit le roi, voyant que madame du Barry gagnait la porte.

— Eh bien ! sire, répondit la comtesse, je vous laisse avec lui, et je passe à ma toilette.

— Et madame de Béarn ?

— Quand elle arrivera, sire, j’aurai l’honneur de faire prévenir Votre Majesté, dit la comtesse en froissant le billet dans le fond de la poche de son peignoir.

— Vous m’abandonnez donc, comtesse ? dit le roi avec un soupir mélancolique. 

— Sire, c’est aujourd’hui dimanche ; les signatures, les signatures !…

Et elle vint tendre au roi ses joues fraîches, sur chacune desquelles il appliqua un gros baiser, après quoi elle sortit de l’appartement.

— Au diable les signatures, dit le roi, et ceux qui viennent les chercher ! Qui donc a inventé les ministres, les portefeuilles et le papier Tellière ?

Le roi avait à peine achevé cette malédiction, que le ministre et le portefeuille entraient par la porte opposée à celle qui avait donné sortie à la comtesse.

Le roi poussa un second soupir plus mélancolique encore que le premier.

— Ah ! vous voilà, Sartines, dit-il ; comme vous êtes exact !

La chose était dite avec un tel accent, qu’il était impossible de savoir si c’était un éloge ou un reproche.

M. de Sartines ouvrit le portefeuille et s’apprêta à en tirer le travail.

On entendit alors crier les roues d’une voiture sur le sable de l’avenue.

— Attendez, Sartines, dit le roi.

Et il courut à la croisée.

— Quoi ! dit-il, c’est la comtesse qui sort ?

— Elle-même, sire, dit le ministre.

— Mais elle n’attend donc pas madame la comtesse de Béarn ?

— Sire, je suis tenté de croire qu’elle s’est lassée de l’attendre et qu’elle va la chercher.

— Cependant, puisque la dame devait venir ce matin.

— Sire, je suis à peu près certain qu’elle ne viendra pas.

— Comment ! vous savez cela, Sartines ?

— Sire, il faut bien que je sache un peu tout, afin que Votre Majesté soit contente de moi.

— Qu’est-il donc arrivé ? dites-moi cela, Sartines.

— À la vieille comtesse, sire ?

— Oui.

— Ce qui arrive en toutes choses, sire ; des difficultés.

— Mais enfin viendra-t-elle, cette comtesse de Béarn ?

— Hum ! hum ! sire, c’était plus sûr hier soir que ce matin.

— Pauvre comtesse ! dit le roi ne pouvant s’empêcher de laisser briller dans ses yeux un rayon de joie.

— Ah ! sire, la quadruple alliance et le pacte de famille étaient bien peu de chose auprès de l’affaire de la présentation.

— Pauvre comtesse ! répéta le roi en secouant la tête, elle n’arrivera jamais à ses fins.

— Je le crains, sire ; à moins que Votre Majesté ne se fâche.

— Elle croyait être si sûre de son fait.

— Ce qu’il y a de pis pour elle, dit M. de Sartines, c’est que si elle n’est pas présentée avant l’arrivée de madame la dauphine, il est probable qu’elle ne le sera jamais.

— Plus que probable, Sartines, vous avez raison. On la dit fort sévère, fort dévote, fort prude, ma bru. Pauvre comtesse !

— Certainement, reprit M. de Sartines, ce sera un chagrin très grand pour madame du Barry de n’être point présentée ; mais aussi cela épargnera bien des soucis à Votre Majesté.

— Vous croyez, Sartines ?

— Mais sans doute ; il y aura de moins les envieux, les médisants, les chansonniers, les flatteurs, les gazettes. Si madame du Barry était présentée, sire, cela nous coûterait cent mille francs de police extraordinaire.

— En vérité ! Pauvre comtesse ! Elle le désire cependant bien.

— Alors, que Votre Majesté, ordonne, et les désirs de la comtesse s’accompliront.

— Que dites-vous là, Sartines ? s’écria le roi. En bonne foi, est-ce que je puis me mêler de tout cela ? Est-ce que je puis signer l’ordre d’être gracieux envers madame du Barry ? Est-ce vous, Sartines, vous, un homme d’esprit, qui me conseilleriez de faire un coup d’État pour satisfaire le caprice de la comtesse ?

— Oh ! non pas, sire. Je me contenterai de dire, comme Votre Majesté : « Pauvre comtesse ! »

— D’ailleurs, dit le roi, sa position n’est pas si désespérée. Vous voyez tout de la couleur de votre habit, vous, Sartines. Qui nous dit que madame de Béarn ne se ravisera point ? qui nous assure que madame la dauphine arrivera sitôt ? Nous avons quatre jours encore avant qu’elle touche Compiègne ; en quatre jours on fait bien des choses. Voyons, travaillerons-nous ce matin, Sartines ?

— Oh ! Votre Majesté, trois signatures seulement.

Et le lieutenant de police tira un premier papier du portefeuille.

— Oh ! oh ! fit le roi, une lettre de cachet.

— Oui, sire.

— Et contre qui ?

— Votre Majesté peut voir.

— Contre le sieur Rousseau. Qu’est-ce que ce Rousseau-là, Sartines, et qu’a-t-il fait ?

— Dame ! le Contrat social, sire.

— Ah ! ah ! c’est contre Jean-Jacques ? Vous voulez donc l’embastiller !

— Sire, il fait scandale.

— Que diable voulez-vous qu’il fasse ?

— D’ailleurs, je ne propose pas de l’embastiller.

— À quoi bon la lettre, alors ?

— Sire, pour avoir l’arme toute prête.

— Ce n’est pas que j’y tienne, au moins, à tous vos philosophes, dit le roi.

— Et Votre Majesté a bien raison de n’y pas tenir, fit Sartines.

— Mais on crierait, voyez-vous ; d’ailleurs, je croyais qu’on avait autorisé sa présence à Paris.

— Toléré, sire ; mais à la condition qu’il ne se montrerait pas.

— Et il se montre ?

— Il ne fait que cela.

— Dans son costume arménien ?

— Oh ! non, sire, nous lui avons fait signifier de le quitter.

— Et il a obéi ?

— Oui, mais en criant à la persécution.

— Et comment s’habille-t-il maintenant ?

— Mais comme tout le monde, sire.

— Alors le scandale n’est pas grand.

— Comment ! sire, un homme à qui l’on défend de se montrer ; devinez où il va tous les jours.

— Chez le maréchal de Luxembourg, chez monsieur d’Alembert, chez madame d’Épinay ?

— Au café de la Régence, sire ! Il y joue aux échecs chaque soir, par entêtement, car il perd toujours ; et chaque soir j’ai besoin d’une brigade pour surveiller le rassemblement qui se fait autour de la maison.

— Allons, dit le roi, les Parisiens sont encore plus bêtes que je ne le croyais. Laissez-les s’amuser à cela, Sartines, pendant ce temps-là ils ne crieront pas misère.

— Oui, sire ; mais s’il allait un beau jour s’aviser de faire des discours comme il en faisait à Londres !

— Oh ! alors, comme il y aurait délit, et délit public, vous n’auriez pas besoin d’une lettre de cachet, Sartines.

Le lieutenant de police vit que l’arrestation de Rousseau était une mesure dont le roi désirait délivrer la responsabilité royale, il n’insista donc point davantage.

— Maintenant, sire, dit M. de Sartines, il s’agit d’un autre philosophe.

— Encore, répondit le roi avec lassitude ; mais nous n’en finirons donc pas avec eux ?

— Hélas ! sire, ce sont eux qui n’en finissent pas avec nous.

— Et duquel s’agit-il ?

— De M. de Voltaire.

— Est-il rentré en France aussi, celui-là ?

— Non, sire, et mieux vaudrait-il peut-être qu’il y fût, nous le surveillerions au moins.

— Qu’a-t-il fait ?

— Ce n’est pas lui qui fait, ce sont ses partisans : il ne s’agit de rien moins que de lui élever une statue.

— Équestre ?

— Non, sire, et cependant c’est un fameux preneur de villes, je vous en réponds.

Louis XV haussa les épaules.

— Sire, je n’en ai pas vu de pareil depuis Poliorcète, continua M. de Sartines. Il a des intelligences partout ; les premiers de votre royaume se font contrebandiers pour introduire ses livres. J’en ai saisi l’autre jour huit caisses pleines ; deux étaient à l’adresse de monsieur de Choiseul.

— Il est très amusant.

— Sire, en attendant, remarquez que l’on fait pour lui ce qu’on fait pour les rois, on lui vote une statue.

— On ne vote pas de statues aux rois, Sartines, ils se les votent. Et qui est chargé de cette belle œuvre ?

— Le sculpteur Pigale. Il est parti pour Ferney afin d’exécuter le modèle. En attendant, les souscriptions pleuvent. Il y a déjà six mille écus, et remarquez, sire, que les gens de lettres seuls ont le droit de souscrire. Tous arrivent avec leur offrande. C’est une procession. M. Rousseau lui-même a apporté ses deux louis.

— Eh bien ! que voulez-vous que j’y fasse ? dit Louis XV. Je ne suis pas homme de lettres, cela ne me regarde point.

— Sire, je comptais avoir l’honneur de proposer à Votre Majesté de couper court à cette démonstration.

— Gardez-vous en bien, Sartines. Au lieu de lui voter une statue de bronze, ils la lui voteraient d’or. Laissez-les faire. Eh ! mon Dieu, il sera encore plus laid en bronze qu’en chair et en os.

— Alors Votre Majesté désire que la chose ait son cours ?

— Désire, entendons-nous, Sartines, désire n’est point le mot. Je voudrais pouvoir arrêter tout cela certainement ; mais que voulez-vous, c’est chose impossible. Le temps est passé où la royauté pouvait dire à l’esprit philosophique, comme Dieu à l’Océan : « Tu n’iras pas plus loin. » Crier sans résultat, frapper sans atteindre, serait montrer notre impuissance. Détournons les yeux, Sartines, et faisons semblant de ne pas voir.

M. de Sartines poussa un soupir.

— Sire, dit-il, si nous ne punissons pas les hommes, détruisons les œuvres, au moins. Voici une liste d’ouvrages auxquels il est urgent de faire leur procès ; car les uns attaquent le trône, les autres l’autel ; les uns sont une rébellion, les autres un sacrilège.

Louis XV prit la liste, et d’une voix languissante :

La Contagion sacrée, ou Histoire naturelle de la superstition ; Système de la nature, ou Lois du monde physique et moral ; Dieu et les Hommes, discours sur les miracles de Jésus-Christ ; Instructions du capucin de Raguse à frère Perduicloso partant pour la Terre Sainte…

Le roi n’était pas au quart de la liste, et cependant il laissa tomber le papier ; ses traits, ordinairement calmes, prirent une singulière expression de tristesse et de découragement.

Il demeura rêveur, absorbé, comme anéanti, pendant quelques instants.

— Ce serait un monde à soulever, Sartines, murmura-t-il ; que d’autres y essaient.

Sartines le regardait avec cette intelligence que Louis XV aimait tant à voir chez ses ministres, parce qu’elle lui épargnait un travail de pensée ou d’action.

— La tranquillité, n’est-ce pas, sire, la tranquillité, dit-il à son tour, voilà ce que le roi veut ?

Le roi secoua la tête de haut en bas.

— Eh ! mon Dieu ! oui, je ne leur demande pas autre chose à vos philosophes, à vos encyclopédistes, à vos thaumaturges, à vos illuminés, à vos poètes, à vos économistes, à vos folliculaires qui sortent on ne sait d’où, et qui grouillent, écrivent, croassent, calomnient, calculent, prêchent, crient. Qu’on les couronne, qu’on leur fonde des statues, qu’on leur bâtisse des temples, mais qu’on me laisse tranquille.

Sartines se leva, salua le roi, et sortit en murmurant :

— Heureusement qu’il y a sur nos monnaies : Domine, salvum fac regem [1].

Alors Louis XV, resté seul, prit une plume et écrivit au dauphin :

« Vous m’avez demandé d’activer l’arrivée de madame la dauphine : je veux vous faire ce plaisir.

« Je donne l’ordre de ne pas s’arrêter à Noyon ; en conséquence, mardi matin elle sera à Compiègne.

« Moi-même j’y serai à dix heures précises, c’est-à-dire un quart d’heure avant elle. »

— De cette façon, dit-il, je serai débarrassé de cette sotte affaire de la présentation, qui me tourmente plus que M. de Voltaire, que M. Rousseau, et que tous les philosophes venus et à venir. Ce sera une affaire alors entre la pauvre comtesse, le dauphin et la dauphine. Ma foi ! faisons dériver un peu les chagrins, les haines et les vengeances sur les esprits jeunes qui ont la force de lutter. Que les enfants apprennent à souffrir, cela forme la jeunesse.

Et, enchanté d’avoir tourné ainsi la difficulté, certain que nul ne pourrait lui reprocher d’avoir favorisé ou empêché la présentation qui occupait tout Paris, le roi remonta en voiture et partit pour Marly, où la cour l’attendait.


XXXV

MARRAINE ET FILLEULE.


La pauvre comtesse… conservons-lui l’épithète que le roi lui avait donnée, car elle la méritait certes bien en ce moment ; la pauvre comtesse, disons-nous, courait comme une âme en peine sur la route de Paris.

Chon, terrifiée comme elle de l’avant-dernier paragraphe de la lettre de Jean, cachait dans le boudoir de Luciennes sa douleur et son inquiétude, maudissant la fatale idée qu’elle avait eue de recueillir Gilbert sur le grand chemin.

Arrivée au pont d’Antin jeté sur l’égout qui aboutissait à la rivière et entourait Paris de la Seine à la Roquette, la comtesse trouva un carrosse qui l’attendait.

Dans ce carrosse était le vicomte Jean en compagnie d’un procureur, avec lequel il paraissait argumenter d’énergique façon.

Sitôt qu’il aperçut la comtesse, Jean laissa son procureur, sauta à terre en faisant signe au cocher de sa sœur d’arrêter court.

— Vite, comtesse, dit-il, vite, montez dans mon carrosse, et courez rue Saint-Germain-des-Prés.

— La vieille nous berne donc ? dit madame du Barry en changeant de voiture, tandis que le procureur, averti par un signe du vicomte, en faisait autant.

— Je le crois, comtesse, dit Jean, je le crois : c’est un prêté pour un rendu, ou plutôt un rendu pour un prêté.

— Mais que s’est-il donc passé ?

— En deux mots, voici. J’étais resté à Paris, moi, parce que je me défie toujours et que je n’ai pas tort, comme vous voyez. Neuf heures du soir venues, je me suis mis à rôder autour de l’hôtellerie du Coq chantant. Rien, pas de démarches, pas de visite, tout allait à merveille. Je crois, en conséquence, que je puis rentrer et dormir. Je rentre et je dors.

« Ce matin, au point du jour, je m’éveille, j’éveille Patrice, et je lui ordonne de se mettre en faction au coin de la borne. À neuf heures, notez bien, une heure plus tôt que l’heure dite, j’arrive avec le carrosse ; Patrice n’a rien vu d’inquiétant, je monte l’escalier assez rassuré.

« À la porte, une servante m’arrête et m’apprend que madame la comtesse ne pourra sortir de la journée et peut-être de huit jours.

« J’avoue que, préparé à une disgrâce quelconque, je ne m’attendais point à celle-là.

« — Comment ! elle ne sortira pas ! m’écriai-je, et qu’a-t-elle donc ?

« — Elle est malade.

« — Malade ? impossible ! Hier elle se portait à ravir.

« — Oui, monsieur. Mais madame a l’habitude de faire son chocolat, et ce matin, en le faisant bouillir, elle l’a répandu du fourneau sur son pied, et elle s’est brûlée. Aux cris qu’a poussés madame la comtesse, je suis accourue. Madame la comtesse a failli s’évanouir. Je l’ai portée sur son lit, et en ce moment je crois qu’elle dort.

« J’étais pâle comme votre dentelle, comtesse. Je m’écriai :

« — C’est un mensonge !

« — Non, cher monsieur du Barry, répondit une voix si aigre, qu’elle semblait percer les solives ; non, ce n’est pas un mensonge, et je souffre horriblement.

« Je m’élançai du côté d’où venait cette voix, je passai à travers une porte vitrée qui ne voulait pas s’ouvrir ; la vieille comtesse était réellement couchée.

« — Ah ! madame !… lui dis-je.

« Ce fut tout ce que je pus proférer de paroles. J’étais enragé : je l’eusse étranglée avec joie.

« — Tenez, me dit-elle en me montrant un méchant marabout gisant sur le carreau, voilà la cafetière qui a fait tout le mal.

« Je sautai sur la cafetière à pieds joints.

« Celle-là ne fera plus de chocolat, je vous en réponds.

« — Quel guignon ! continua la vieille de sa voix dolente, ce sera madame d’Aloigny qui présentera madame votre sœur. Que voulez-vous ? c’était écrit ! comme disent les Orientaux.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria la comtesse, vous me désespérez, Jean.

— Je ne désespère pas, moi, si vous vous présentez à elle : voilà pourquoi je vous ai fait appeler.

— Et pourquoi ne désespérez-vous pas ?

— Dame ! parce que vous pouvez ce que je ne puis pas, parce que vous êtes une femme, et que vous ferez lever l’appareil devant vous, et que, l’imposture prouvée, vous pourrez dire à madame de Béarn que jamais son fils ne sera qu’un hobereau, que jamais elle ne touchera un sou de l’héritage des Saluces, parce qu’enfin vous jouerez les imprécations de Camille avec beaucoup plus de vraisemblance que je ne jouerais les fureurs d’Oreste.

— Il plaisante, je crois ! s’écria la comtesse.

— Du bout des dents, croyez-moi.

— Où demeure-t-elle, notre sybille ?

— Vous le savez bien : Au Coq chantant, rue Saint-Germain-des-Prés, une grande maison noire, avec un coq énorme peint sur une plaque de tôle. Quand la tôle grince, le coq chante.

— J’aurai une scène affreuse !

— C’est mon avis. Mais mon avis aussi est qu’il faut la risquer ; voulez-vous que je vous escorte ?

— Gardez-vous-en bien, vous gâteriez tout.

— Voilà ce que m’a dit notre procureur, que j’ai consulté à cet endroit ; c’est pour votre gouverne : Battre une personne chez elle, c’est l’amende et la prison. La battre dehors…

— Ce n’est rien, dit la comtesse à Jean, vous savez cela mieux que personne.

Jean grimaça un mauvais sourire.

— Oh ! dit-il, les dettes qui se payent tard amassent des intérêts, et si jamais je retrouve mon homme…

— Ne parlons que de ma femme, vicomte.

— Je n’ai plus rien à vous en dire ; allez !

Et Jean se rangea pour laisser passer la voiture.

— Où m’attendez-vous ?

— Dans l’hôtellerie même ; je demanderai une bouteille de vin d’Espagne, et s’il vous faut main-forte, j’arriverai.

— Touche, cocher ! s’écria la comtesse.

— Rue Saint-Germain-des-Prés, au Coq chantant, ajouta le vicomte.

La voiture partit impétueusement dans les Champs-Élysées.

Un quart d’heure après, elle s’arrêtait près de la rue Abbatiale et du marché Sainte-Marguerite.

Là, madame du Barry mit pied à terre, car elle craignit que le roulement d’une voiture n’avertît la vieille rusée, aux aguets, sans doute, et que, se jetant derrière quelque rideau, elle n’aperçut la visiteuse assez à temps pour l’éviter.

En conséquence, seule avec son laquais qui marchait derrière elle, la comtesse gagna rapidement la rue Abbatiale, qui ne renfermait que trois maisons, dont l’hôtellerie sise au milieu.

Elle s’engouffra plutôt qu’elle n’entra dans le porche béant de l’auberge. Nul ne la vit entrer, mais au pied de l’escalier de bois, elle rencontra l’hôtesse.

— Madame de Béarn ? dit-elle.

— Madame de Béarn est bien malade, et ne peut recevoir.

— Malade ; justement, dit la comtesse, je viens demander de ses nouvelles.

Et, légère comme un oiseau, elle fut au haut de l’escalier en une seconde.

— Madame, madame ! cria l’hôtesse, on force votre porte !

— Qui donc ? demanda la vieille plaideuse du fond de sa chambre.

— Moi, fit la comtesse en se présentant soudain sur le seuil avec une physionomie parfaitement assortie à la circonstance, car elle souriait la politesse et grimaçait la condoléance.

— Madame la comtesse ici ! s’écria la plaideuse pâle d’effroi.

— Oui, chère madame, et qui vient vous témoigner toute la part qu’elle prend à votre malheur, dont j’ai été instruite à l’instant même. Racontez-moi donc l’accident, je vous prie.

— Mais je n’ose, madame, vous offrir de vous asseoir en ce taudis.

— Je sais que vous avez un château en Touraine et j’excuse l’hôtellerie.

La comtesse s’assit. Madame de Béarn comprit qu’elle s’installait.

— Vous paraissez beaucoup souffrir, madame ? demanda madame du Barry.

— Horriblement.

— À la jambe droite ? Oh ! Dieu ! mais comment avez-vous donc fait pour vous brûler à la jambe ?

— Rien de plus simple : je tenais la cafetière, le manche a glissé dans ma main, l’eau s’en est échappée bouillante, et mon pied en a reçu la valeur d’un verre.

— C’est épouvantable !

La vieille poussa un soupir.

— Oh ! oui, fit-elle, épouvantable. Mais que voulez-vous, les malheurs vont par troupes.

— Vous savez que le roi vous attendait ce matin ?

— Vous redoublez mon désespoir, madame.

— Sa Majesté n’est point contente, madame, d’avoir manqué à vous voir.

— J’ai mon excuse dans ma souffrance, et je compte bien présenter mes très humbles excuses à Sa Majesté.

— Je ne dis point cela pour vous causer le moindre chagrin, dit madame du Barry, qui voyait combien la vieille était gourmée ; je voulais seulement vous faire comprendre combien Sa Majesté tenait à cette démarche et en était reconnaissante.

— Vous voyez ma position, madame.

— Sans doute ; mais, voulez-vous que je vous dise une chose ?

— Dites ; je serai fort honorée de l’entendre.

— C’est que, selon toute probabilité, votre accident vient d’une grande émotion que vous avez ressentie.

— Oh ! je ne dis pas non, dit la plaideuse en faisant une révérence du buste seulement ; j’ai été fort émue de l’honneur que vous me fîtes en me recevant si gracieusement chez vous.

— Je crois qu’il y a eu encore autre chose.

— Autre chose ? ma foi, non, rien que je sache, madame.

— Oh ! si fait, une rencontre…

— Que j’aurais faite ?

— Oui, en sortant de chez moi.

— Je n’ai rencontré personne, madame. J’étais dans le carrosse de monsieur votre frère.

— Avant de monter dans le carrosse.

La plaideuse eut l’air de chercher.

— Pendant que vous descendiez les degrés du perron.

La plaideuse feignit une plus grande attention encore.

— Oui, dit madame du Barry avec un sourire mêlé d’impatience ; quelqu’un entrait dans la cour comme vous sortiez de la maison.

— J’ai du malheur, madame, je ne me souviens pas.

— Une femme… Ah ! vous y êtes maintenant.

— J’ai la vue si basse, qu’à deux pas de moi que vous êtes, madame, je ne distingue point. Ainsi, jugez.

— Allons, elle est forte, se dit tout bas la comtesse. Ne rusons pas, elle me battrait. Eh bien ! puisque vous n’avez pas vu cette dame, continua-t-elle tout haut, je veux vous dire qui elle est.

— Cette dame qui est entrée comme je sortais ?

— Précisément. C’était ma belle-sœur, mademoiselle du Barry.

—Ah ! très bien, madame, très bien. Mais comme je ne l’ai jamais vue…

— Si fait.

— Je l’ai vue ?

— Oui, et traitée même.

— Mademoiselle du Barry ?

— Oui, mademoiselle du Barry. Seulement, ce jour-là elle s’appelait mademoiselle Flageot.

— Ah ! s’écria la vieille plaideuse avec une aigreur qu’elle ne put dissimuler, ah ! cette fausse mademoiselle Flageot, qui m’est venue trouver et qui m’a fait voyager ainsi, c’était madame votre belle-sœur ?

— En personne, madame.

— Qui m’était envoyée ?

— Par moi.

— Pour me mystifier ?

— Non, pour vous servir en même temps que vous me serviriez.

La vieille femme fronça ses épais sourcils gris.

— Je crois, dit-elle, que cette visite ne me sera pas très profitable.

— Auriez-vous été mal reçue par M. de Maupeou, madame ?

— Eau bénite de cour.

— Il me semble que j’ai eu l’honneur de vous offrir quelque chose de moins insaisissable que de l’eau bénite.

— Madame, Dieu dispose quand l’homme propose.

— Voyons, madame, parlons sérieusement, dit la comtesse.

— Je vous écoute.

— Vous vous êtes brûlé le pied ?

— Vous le voyez.

— Gravement ?

— Affreusement.

— Ne pouvez-vous, malgré cette blessure, douloureuse sans doute, mais qui ne peut être dangereuse, ne pouvez-vous faire un effort, supporter la voiture jusqu’à Luciennes et vous tenir debout une seconde dans mon cabinet, devant Sa Majesté ?

— Impossible, madame ; à la seule idée de me lever, je me sens défaillir.

— Mais c’est donc une affreuse blessure que vous vous êtes faite ?

— Comme vous dites, affreuse.

— Et qui vous panse, qui vous conseille, qui vous soigne ?

— J’ai, comme toute femme qui a tenu maison, des recettes excellentes pour les brûlures, je m’applique un baume composé par moi.

— Peut-on, sans indiscrétion, voir ce spécifique ?

— Dans cette fiole, sur la table.

— Hypocrite ! pensa la comtesse, elle a poussé jusque-là la dissimulation ; elle est décidément très forte, mais voyons la fin.

— Madame, dit tout haut la comtesse, moi aussi j’ai une huile admirable pour ces sortes d’accidents ; mais l’application dépend beaucoup du genre de brûlure.

— Comment cela ?

— Il y a la rougeur simple, l’ampoule et l’écorchure. Je ne suis pas médecin, mais tout le monde s’est brûlé plus ou moins dans sa vie.

— Madame, c’est une écorchure, dit la comtesse.

— Oh ! mon Dieu ! que vous devez souffrir. Voulez-vous que je vous applique mon huile ?

— De grand cœur, madame. Vous l’avez donc apportée ?

— Non ; mais je l’enverrai…

— Merci, mille fois.

— Il convient seulement que je m’assure du degré de gravité.

La vieille se récria.

— Oh ! non, madame, dit-elle, je ne veux pas vous offrir un pareil spectacle.

— Bon, pensa madame du Barry, la voilà prise. Ne craignez point cela, madame, dit-elle, je suis familiarisée avec la vue des blessures.

— Oh ! madame, je connais trop les bienséances.

— Là où il s’agit de secourir notre prochain, oublions les bienséances, madame.

Et brusquement elle étendit la main vers la jambe que la comtesse tenait allongée sur un fauteuil.

La vieille poussa un effroyable cri d’angoisse, quoique madame du Barry l’eût à peine touchée.

— Oh ! bien joué ! murmura la comtesse, qui étudiait chaque crispation sur le visage décomposé de madame de Béarn.

— Je me meurs, dit la vieille. Ah ! quelle peur vous m’avez faite, madame !

Et, les joues pâles, les yeux mourants, elle se renversa comme si elle allait s’évanouir.

— Vous permettez, madame ? continua la favorite.

— Faites, madame, dit la vieille d’une voix éteinte.

Madame du Barry ne perdit point de temps ; elle détacha la première épingle des linges qui entouraient sa jambe, puis rapidement déroula la bandelette.

À sa grande surprise, la vieille se laissa faire.

— Elle attend que je sois à la compresse pour jeter les hauts cris ; mais, quand je devrais l’étouffer, je verrai sa jambe, murmura la favorite.

Et elle poursuivit.

Madame de Béarn gémissait, mais ne s’opposait à rien.

La compresse fut détachée et une véritable plaie s’offrit aux yeux de madame du Barry. Ce n’était pas de l’imitation, et là s’arrêtait la diplomatie de madame de Béarn. Livide et sanguinolente, la brûlure parlait éloquemment. Madame de Béarn pouvait avoir vu et reconnu Chon ; mais alors elle s’élevait à la hauteur de Porcie et de Mucius Scévola.

madame du Barry se tut et admira.

La vieille, revenue à elle, jouissait pleinement de sa victoire ; son œil fauve couvait la comtesse agenouillée à ses pieds.

Madame du Barry replaça la compresse avec cette délicate sollicitude des femmes dont la main est si légère aux blessés, rétablit sur le coussin la jambe de la malade, et s’asseyant auprès d’elle :

— Allons, madame, lui dit-elle, vous êtes encore plus forte que je ne le croyais, et je vous demande pardon de ne pas avoir, du premier coup, attaqué la question comme il convenait à une femme de votre valeur. Faites vos conditions.

Les yeux de la vieille étincelaient, mais ce ne fut qu’un éclair qui s’éteignit aussitôt.

— Formulez nettement votre désir, madame, dit-elle, et je verrai en quoi je puis vous être agréable.

— Je veux, dit la comtesse, être présentée à Versailles par vous, madame, dût-il m’en coûter une heure des horribles souffrances que vous avez subies ce matin.

Madame de Béarn écouta sans sourciller.

— Et puis ? dit-elle.

— C’est tout, madame ; maintenant à votre tour.

— Je voudrais, dit madame de Béarn, avec une fermeté qui prouva nettement à la comtesse qu’on traitait avec elle de puissance à puissance, je voudrais les deux cent mille livres de mon procès garanties.

— Mais si vous gagnez votre procès, cela fera quatre cent mille livres, ce me semble.

— Non, car je regarde comme à moi les deux cent mille livres que me disputent les Saluces. Les deux cent mille autres sont une bonne fortune à ajouter à l’honneur que j’ai eu de faire votre connaissance.

— Vous aurez ces deux cent mille livres, madame. Après ?

— J’ai un fils que j’aime tendrement, madame. L’épée a toujours été bien portée dans notre maison ; mais, nés pour commander, vous devez comprendre que nous faisons de médiocres soldats. Il me faut une compagnie sur-le-champ pour mon fils, avec un brevet de colonel pour l’année prochaine.

— Qui fera les frais du régiment, madame ?

— Le roi. Vous comprenez que si je dépense à ce régiment les deux cent mille livres de mon bénéfice, je serai aussi pauvre demain que je le suis aujourd’hui.

— De bon compte, cela fait six cent mille livres.

— Quatre cent mille, en supposant que le régiment en vaille deux cents ; ce qui est l’estimer bien haut.

— Soit ; vous serez satisfaite en ceci.

— J’ai encore à demander au roi la restitution de ma vigne de Touraine ; ce sont quatre bons arpents que les ingénieurs du roi m’ont pris, il y a onze ans, pour le canal.

— On vous l’a payée.

— Oui, mais à dire d’expert ; et je l’estimerai, moi, juste le double du prix qu’ils l’ont estimée.

— Bien ! on vous la payera une seconde fois. Est-ce tout ?

— Pardon. Je ne suis pas en argent, comme vous devez le penser. Je dois à maître Flageot quelque chose comme neuf mille livres.

— Neuf mille livres !

— Oh ! ceci est l’indispensable. Maître Flageot est d’excellent conseil.

— Oui, je le crois, dit la comtesse. Je paierai ces neuf mille livres sur mes propres deniers. J’espère que vous m’avez trouvée accommodante ?

— Oh ! vous êtes parfaite, madame ; mais je crois, de mon côté, vous avoir prouvé toute ma bonne volonté.

— Si vous saviez combien je regrette que vous vous soyez brûlée, dit madame du Barry en souriant.

— Je ne le regrette pas, madame, répondit la plaideuse, puisque, malgré cet accident, mon dévouement, je l’espère, me donnera la force de vous être utile, comme s’il n’était pas arrivé.

— Résumons, dit madame du Barry.

— Attendez.

— Vous avez oublié quelque chose ?

— Un détail.

— Dites.

— Je ne pouvais m’attendre à paraître devant notre grand roi. Hélas ! Versailles et ses splendeurs ont cessé depuis longtemps de m’être familières, de sorte que je n’ai pas de robe.

— J’avais prévu le cas, madame ; hier, après votre départ, votre habit de présentation a été commencé, et j’ai eu soin de le commander chez une autre tailleuse que la mienne pour ne pas l’encombrer. Demain, à midi, il sera achevé.

— Je n’ai pas de diamants.

— MM. Boëhmer et Bassange vous donneront demain, sur un mot de moi, une parure de deux cent dix mille livres, qu’ils vous reprendront après-demain pour deux cent mille livres. Ainsi votre indemnité se trouvera payée.

— Très bien, madame : je n’ai plus rien à désirer.

— Vous m’en voyez ravie.

— Mais le brevet de mon fils ?

— Sa Majesté vous le remettra elle-même.

— Mais la promesse des frais de levée du régiment ?

— Le brevet l’impliquera.

— Parfait. Il ne reste plus que la question des vignes.

— Vous estimiez ces quatre arpents, madame ?…

— Six mille livres l’arpent. C’étaient d’excellentes terres.

— Je vais vous souscrire une obligation de douze mille livres qui, avec les douze mille que vous avez déjà reçues, feront juste les vingt-quatre mille.

— Voici l’écritoire, madame, dit la comtesse, en montrant du doigt l’objet qu’elle nommait.

— Je vais avoir l’honneur de vous la passer, dit madame du Barry.

— À moi ?

— Oui.

— Pour quoi faire ?

— Pour que vous daigniez écrire à Sa Majesté la petite lettre que je vais avoir l’honneur de vous dicter. Donnant, donnant.

— C’est juste, dit madame de Béarn.

— Veuillez donc écrire, madame.

La vieille attira la table près de son fauteuil, apprêta son papier, prit la plume et attendit.

Madame du Barry dicta :

« Sire, le bonheur que je ressens de voir acceptée par Votre Majesté l’offre que j’ai faite d’être la marraine de ma chère amie, la comtesse du Barry… »

La vieille allongea les lèvres et fit cracher sa plume.

— Vous avez une mauvaise plume, comtesse, dit la favorite, il faut la changer.

— Inutile, madame, elle s’habituera.

— Vous croyez ?

— Oui.

Madame du Barry continua :

« …m’enhardit à solliciter Votre Majesté de me regarder d’un œil favorable, quand demain je me présenterai à Versailles, comme vous daignez le permettre. J’ose croire, sire, que Votre Majesté peut m’honorer d’un bon accueil, étant alliée d’une maison dont chaque chef a versé son sang pour le service des princes de votre auguste race. »

— Maintenant, signez s’il vous plaît.

Et la comtesse signa :

« Anastasie-Euphémie-Rodolphe,

Comtesse de Béarn. »

La vieille écrivait d’une main ferme ; les caractères, grands d’un demi-pouce, se couchaient sur le papier qu’ils saupoudrèrent d’une quantité aristocratique de fautes d’orthographe.

Lorsqu’elle eut signé, la vieille, tout en retenant d’une main la lettre qu’elle venait d’écrire, passa de l’autre main l’encre, le papier et la plume à madame du Barry, laquelle, d’une petite écriture droite et épineuse, souscrivit une obligation de vingt-une mille livres, douze mille pour indemniser de la perte des vignes, neuf mille pour payer les honoraires de maître Flageot.

Puis elle écrivit une petite lettre à MM. Boëhmer et Bassange, joailliers de la couronne, les priant de remettre au porteur la parure de diamants et d’émeraudes appelée Louise, parce qu’elle venait de la princesse tante du dauphin, laquelle l’avait vendue pour ses aumônes.

Cela fini, marraine et filleule échangèrent leur papier.

— Maintenant, dit madame du Barry, donnez-moi une preuve de bonne amitié, chère comtesse.

— De tout mon cœur, madame.

— Je suis sûre que si vous consentez à vous installer chez moi, Tronchin vous guérira en moins de trois jours. Venez-y donc ; en même temps, vous essaierez de mon huile qui est souveraine.

— Montez toujours en carrosse, madame, dit la prudente vieille ; j’ai quelques affaires à terminer ici avant de vous rejoindre.

— Vous me refusez ?

— Je vous déclare, au contraire, que j’accepte, madame ; mais pas pour le moment présent. Voici une heure qui sonne à l’Abbaye ; donnez-moi jusqu’à trois heures ; à cinq heures précises, je serai à Luciennes.

— Permettez-vous qu’à trois heures mon frère vienne vous prendre avec son carrosse ?

— Parfaitement.

— Maintenant, soignez-vous d’ici là.

— Ne craignez rien. Je suis gentilfemme, vous avez ma parole, et dussé-je en mourir, je vous ferai honneur demain à Versailles.

— Au revoir, ma chère marraine !

— Au revoir, mon adorable filleule !

Et elles se séparèrent ainsi, la vieille toujours couchée, une jambe sur ses coussins, une main sur ses papiers.

Madame du Barry, plus légère encore qu’à son arrivée, mais le cœur légèrement serré de n’avoir pas été la plus forte avec une vieille plaideuse, elle qui, à son plaisir, battait le roi de France.

En passant devant la grande salle, elle aperçut Jean qui, sans doute pour ne pas donner de soupçons sur sa présence prolongée, venait d’attaquer une seconde bouteille.

En apercevant sa belle-sœur, il bondit de sa chaise et courut à elle.

— Eh bien ? lui dit-il.

— Voici ce qu’a dit le maréchal de Saxe à Sa Majesté en lui montrant le champ de bataille de Fontenoy : « Sire, apprenez par ce spectacle combien une victoire est chère et douloureuse. »

— Nous sommes donc vainqueurs ? demanda Jean.

— Un autre mot. Mais celui-là nous vient de l’antiquité. « Encore une victoire comme celle-là, et nous sommes ruinés. »

— Nous avons la marraine ?

— Oui, seulement elle nous coûte près d’un million !

— Oh ! oh ! fit du Barry avec une effroyable grimace.

— Dame ! c’était à prendre ou à laisser !

— Mais c’est criant !

— C’est comme cela. Et ne vous rebroussez pas trop encore, car il se pourrait, si vous n’étiez pas bien sage, que nous n’eussions rien du tout ou que cela nous coûtât le double.

— Tudieu ! quelle femme !

— C’est une Romaine.

— C’est une Grecque.

— N’importe ! Grecque ou Romaine, tenez-vous prêt à la prendre à trois heures, et à me l’amener à Luciennes. Je ne serai tranquille que lorsque je la tiendrai sous clé.

— Je ne bouge pas d’ici, dit Jean.

— Et moi, je cours tout préparer, dit la comtesse.

Et, s’élançant dans son carrosse :

— À Luciennes ! cria-t-elle. Demain je dirai : à Marly.

— C’est égal, dit Jean en suivant de l’œil le carrosse, nous coûtons joliment cher à la France !… C’est flatteur pour les du Barry.


XXXVI

LA CINQUIÈME CONSPIRATION DU MARÉCHAL DE RICHELIEU.


Le roi était revenu tenir son Marly comme de coutume.

Moins esclave de l’étiquette que Louis XIV, qui cherchait dans les réunions de la cour des occasions d’essayer sa puissance, Louis XV cherchait dans chaque cercle des nouvelles dont il était avide et surtout cette variété de visage, distraction qu’il mettait au-dessus de toutes les autres, surtout quand ces visages étaient souriants.

Le soir même de l’entrevue que nous venons de rapporter, et deux heures après que madame de Béarn, selon sa promesse tenue fidèlement cette fois, était installée dans le cabinet de madame du Barry, le roi jouait dans le salon bleu.

Il avait à sa gauche la duchesse d’Ayen, à sa droite la princesse de Guéménée.

Sa Majesté paraissait fort préoccupée ; elle perdit huit cents louis par suite de cette préoccupation ; puis, disposé aux choses sérieuses par cette perte, — Louis XV, en digne descendant d’Henri IV, aimait fort à gagner, — le roi se leva à neuf heures pour aller causer dans l’embrasure d’une fenêtre avec M. de Malesherbes, fils de l’ex-chancelier, tandis que M. de Maupeou, causant avec M. de Choiseul dans l’embrasure d’une fenêtre en face, suivait d’un œil inquiet la conversation.

Cependant, depuis le départ du roi, un cercle s’était formé près de la cheminée. Mesdames Adélaïde, Sophie et Victoire, à leur retour d’une promenade aux jardins, s’étaient assises à cet endroit avec leurs dames d’honneur et leurs gentilshommes.

Et comme autour du roi, — certainement occupé d’affaires, car on connaissait l’austérité de M. de Malesherbes, — comme autour du roi, disons-nous, il y avait un cercle d’officiers de terre et de mer, de grands dignitaires, de seigneurs et de présidents, retenus par une respectueuse attente, la petite cour de la cheminée se suffisait à elle-même, et préludait à une conversation plus animée par quelques escarmouches que l’on pouvait ne regarder que comme affaire d’avant-garde.

Les principales femmes composant ce groupe étaient, outre les trois filles du roi, madame de Grammont, madame de Guéménée, madame de Choiseul, madame de Mirepoix et madame de Polastron.

Au moment où nous prenons ce groupe, madame Adélaïde racontait une histoire d’évêque mis en retraite au pénitencier du diocèse. L’histoire, que nous nous abstiendrons de répéter, était passablement scandaleuse, surtout pour une princesse royale, mais l’époque que nous essayons de décrire n’était pas, comme on le sait, précisément sous l’invocation de la déesse Vesta.

— Eh bien ! dit madame Victoire, cet évêque a pourtant siégé ici, parmi nous, il y a un mois à peine.

— On serait exposé à pire rencontre encore chez Sa Majesté, dit madame de Grammont, si ceux-là y venaient qui, n’y étant jamais venus, veulent y venir.

Tout le monde sentit, aux premières paroles de la duchesse, et surtout au ton avec lequel ces paroles étaient prononcées, de qui elle voulait parler et sur quel terrain allait manœuvrer la conversation.

— Heureusement que vouloir et pouvoir sont deux, n’est-ce pas, duchesse ? dit en se mêlant à la conversation un petit homme de soixante-quatorze ans, qui en paraissait cinquante à peine, tant sa taille était élégante, sa voix fraîche, sa jambe fine, ses yeux vifs, sa peau blanche et sa main belle.

— Ah ! voilà M. de Richelieu qui se jette aux échelles, comme à Mahon, et qui va prendre notre pauvre conversation par escalade, dit la duchesse. Nous sommes donc toujours un peu grenadier, mon cher duc ?

— Un peu ! Ah ! duchesse, vous me faites tort, dites beaucoup.

— Eh bien ! ne disais-je pas vrai, duc ?

— Quand cela ?

— Tout à l’heure.

— Et que disiez-vous ?

— Que les portes du roi ne se forcent pas…

— Comme des rideaux d’alcôve. Je suis de votre avis, duchesse, toujours de votre avis.

Le mot amena les éventails sur quelques visages, mais il eut du succès, quoique les détracteurs du temps passé prétendissent que l’esprit du duc avait vieilli.

La duchesse de Grammont rougit sous son rouge, car c’était à elle surtout que l’épigramme s’adressait.

— Mesdames, continua-t-elle, si monsieur le duc nous dit de pareilles choses, je ne continuerai pas mon histoire, et vous y perdrez beaucoup, je vous jure, à moins que vous ne demandiez au maréchal de vous en raconter une autre.

— Moi, dit le duc, vous interrompre quand vous allez probablement dire du mal de quelqu’un de mes amis, Dieu m’en préserve ! j’écoute de toutes les oreilles qui me restent.

On resserra le cercle autour de la duchesse.

Madame de Grammont lança un regard du côté de la fenêtre pour s’assurer que le roi était toujours là. Le roi y était toujours, mais, bien que causant avec M. de Malesherbes, il ne perdait pas de vue le groupe, et son regard se croisa avec celui de madame de Grammont.

La duchesse se sentit un peu intimidée de l’expression qu’elle avait cru lire dans les yeux du roi ; mais elle était lancée, elle ne voulut pas s’arrêter en chemin.

— Vous savez donc, continua madame de Grammont, s’adressant principalement aux trois princesses, qu’une dame, le nom n’y fait rien, n’est-ce pas ? désira dernièrement nous voir, nous les élus du Seigneur, trônant dans notre gloire, dont les rayons la font mourir de jalousie.

— Nous voir, où ? demanda le duc.

— Mais à Versailles, à Marly, à Fontainebleau.

— Bien, bien, bien.

— La pauvre créature n’avait jamais vu de nos grands cercles que le dîner du roi, où les badauds sont admis derrière les bannières à regarder manger Sa Majesté et ses convives, en défilant, bien entendu, sous la baguette de l’huissier de service.

Monsieur de Richelieu prit bruyamment du tabac dans une boîte de porcelaine de Sèvres.

— Mais pour nous voir à Versailles, à Marly, à Fontainebleau, il faut être présentée, dit le duc.

— Justement, la dame en question sollicita la présentation.

— Je parie qu’elle lui fut accordée, dit le duc, le roi est si bon !

— Malheureusement, pour être présentée il ne suffit pas de la permission du roi, il faut encore quelqu’un qui vous présente.

— Oui, dit madame de Guéménée, quelque chose comme une marraine, par exemple.

— Oui, mais tout le monde n’a pas une marraine, dit madame de Mirepoix, témoin la belle Bourbonnaise, qui en cherche une et qui n’en trouve pas.

Et elle se mit à fredonner :

La belle Bourbonnaise
Est fort mal à son aise.

— Ah ! maréchale, maréchale, dit le duc de Richelieu, laissez donc tout l’honneur de son récit à madame la duchesse.

— Voyons, voyons, duchesse, dit madame Victoire, voilà que vous nous avez fait venir l’eau à la bouche, et que vous nous laissez là en chemin.

— Pas du tout ; je tiens au contraire à raconter mon histoire jusqu’au bout. N’ayant pas de marraine, on en chercha une. « Cherchez, et vous trouverez », dit l’Évangile. On chercha si bien qu’on trouva ; mais quelle marraine, bon Dieu ! Une bonne femme de campagne toute naïve, toute candide. On la tira de son colombier, on la mijota, on la dorlota, on la para.

— C’est à faire frémir, dit madame de Guéménée.

— Mais tout à coup, voilà que quand la provinciale est bien mijotée, bien dorlotée, bien parée, elle tombe du haut en bas de son escalier…

— Et ? dit monsieur de Richelieu.

— La jambe se cassa.
Ah ! ah ! ah ! ah !

dit la duchesse, ajoutant un vers de circonstance aux deux vers de la maréchale de Mirepoix.

— De sorte, dit madame de Guéménée, que de présentation ?

— Pas l’ombre, ma chère.

— Ce que c’est que la Providence ! dit le maréchal en levant les deux mains au ciel.

— Pardon, dit madame Victoire ; mais je plains fort la pauvre provinciale, moi.

— Au contraire, madame, dit la duchesse, félicitez-la ; de deux maux elle a choisi le moindre.

La duchesse s’arrêta court : elle venait de rencontrer un second regard du roi.

— Mais de qui donc venez-vous de parler, duchesse ? reprit le maréchal faisant semblant de chercher quelle était la personne dont il pouvait être question.

— Ma foi, l’on ne m’a pas dit le nom.

— Quel malheur ! dit le maréchal.

— Mais j’ai deviné ; faites comme moi.

— Si les dames présentées étaient courageuses et fidèles aux principes d’honneur de la vieille noblesse de France, dit madame de Guéménée avec amertume, elles iraient toutes s’inscrire chez la provinciale qui a eu l’idée sublime de se casser la jambe.

— Ah ! ma foi oui, dit Richelieu, voilà une idée. Mais il faudrait savoir comment s’appelle cette excellente dame qui nous sauve d’un si grand danger ; car nous n’avons plus rien à craindre, n’est-ce pas, chère duchesse ?

— Oh ! plus rien, je vous en réponds ; elle est sur son lit, la jambe empaquetée et incapable de faire un seul pas.

— Mais, dit madame de Guéménée, si cette femme allait trouver une autre marraine ?… elle est fort remuante.

— Oh ! il n’y a rien à craindre ; cela ne se trouve pas comme cela, les marraines.

— Peste ! je le crois bien, dit le maréchal en grignotant une de ces pastilles merveilleuses auxquelles il devait, prétendait-on, son éternelle jeunesse.

En ce moment, le roi fit un mouvement pour se rapprocher. Chacun se tut.

Alors la voix du roi, si claire et si connue, retentit dans le salon :

— Adieu, mesdames ; bonsoir, messieurs.

Chacun se leva aussitôt, et il se fit un grand mouvement dans la galerie.

Le roi fit quelques pas vers la porte ; puis se retournant au moment de sortir :

— À propos, dit-il, il y aura demain présentation à Versailles.

Ces paroles tombèrent comme la foudre sur l’assemblée.

Le roi promena son regard sur le groupe de femmes qui pâlissaient en s’entre-regardant.

Puis il sortit sans rien ajouter.

Mais à peine eut-il franchi le seuil du salon avec le nombreux cortège de gentilshommes de son service et de sa suite, que l’explosion se fit parmi les princesses et les personnes demeurées après son départ.

— Une présentation ! balbutia la duchesse de Grammont devenue livide. Qu’a donc voulu dire Sa Majesté ?

— Eh ! duchesse, fit le maréchal avec un de ces sourires que ne lui pardonnaient pas ses meilleurs amis, est-ce que cette présentation serait la vôtre, par hasard ?

Mesdames se mordaient les lèvres avec dépit.

— Oh ! impossible ! répétait sourdement madame de Grammont.

— Écoutez-donc, duchesse, dit le maréchal, on remet si bien les jambes aujourd’hui.

M. de Choiseul s’approcha de sa sœur et lui pressa le bras en signe d’avertissement ; mais la comtesse était trop profondément blessée pour rien écouter.

— Ce serait une indignité ! s’écria-t-elle.

— Oui, une indignité ! répéta madame de Guéménée.

M. de Choiseul vit qu’il n’y avait rien à faire, il s’éloigna.

— Oh ! Mesdames, s’écria la duchesse, s’adressant aux trois filles du roi, nous n’avons plus de ressources qu’en vous. Vous, les premières dames du royaume, souffririez-vous que nous soyons exposées à trouver dans le seul asile inviolable des dames de qualité une société dont ne voudraient pas nos filles de chambre ?

Mais les princesses, au lieu de répondre, baissèrent tristement la tête.

— Mesdames, au nom du ciel ! répéta la duchesse.

— Le roi est le maître, dit Madame Adélaïde en soupirant.

— C’est assez juste, dit le duc de Richelieu.

— Mais alors toute la cour de France est compromise ! s’écria la duchesse. Ah ! messieurs, que vous avez peu de souci pour l’honneur de vos familles !

— Mesdames, dit M. de Choiseul en essayant de rire, comme ceci tourne à la conspiration, vous trouverez bon que je me retire, et qu’en me retirant j’emmène M. de Sartines. Venez-vous, duc ? continua M. de Choiseul en s’adressant au maréchal.

— Oh ! ma foi non ! dit le maréchal, j’adore les conspirations, moi ; je reste.

M. de Choiseul se déroba, emmenant M. de Sartines.

Les quelques hommes qui se trouvaient encore là suivirent leur exemple.

Il ne resta autour des princesses que madame de Grammont, madame de Guéménée, madame d’Ayen, madame de Mirepoix, madame de Polastron et huit ou dix des femmes qui avaient embrassé avec le plus d’ardeur la querelle de la présentation.

Monsieur de Richelieu était le seul homme.

Les dames le regardaient avec inquiétude, comme on eût fait d’un Troyen dans le camp des Grecs.

— Je représente ma fille, la comtesse d’Egmont ; allez, dit-il, allez.

— Mesdames, dit la duchesse de Grammont, il y a un moyen de protester contre l’infamie que l’on veut nous imposer, et, pour ma part, j’emploierai ce moyen.

— Quel est-il ? demandèrent en même temps toutes les femmes.

— On nous a dit, reprit madame de Grammont : « Le roi est le maître. »

— Et j’ai répondu : « C’est juste », dit le duc.

— Le roi est maître chez lui, c’est vrai ; mais chez nous, nous sommes maîtresses ; or, qui peut m’empêcher, ce soir, de dire à mon cocher : « À Chanteloup », au lieu de lui dire : « À Versailles » ?

— C’est vrai, dit M. de Richelieu ; mais quand vous aurez protesté, duchesse, qu’en résultera-t-il ?

— Il en résultera qu’on réfléchirait bien davantage encore, s’écria madame de Guéménée, si beaucoup vous imitaient, madame.

— Et pourquoi n’imiterions-nous pas toutes la duchesse ? dit la maréchale de Mirepoix.

— Oh ! Mesdames, dit alors la duchesse en s’adressant de nouveau aux filles du roi ; oh ! le bel exemple à donner à la cour, vous, filles de France !

— Le roi nous en voudrait-il ? dit Madame Sophie.

— Non, non ! que Vos Altesses en soient certaines ! s’écria la haineuse duchesse. Non ; lui qui a un sens exquis, un tact parfait, il vous en serait reconnaissant, au contraire. Le roi, croyez-moi, ne violente personne.

— Au contraire, dit le duc de Richelieu faisant, pour la deuxième ou troisième fois, allusion à une invasion que madame de Grammont avait faite, dit-on, un soir, dans la chambre du roi, c’est lui qu’on violente, c’est lui qu’on prend de force.

Il y eut en ce moment, à ces paroles, dans les rangs des dames, un mouvement pareil à celui qui s’opère dans une compagnie de grenadiers quand une bombe éclate.

Enfin, on se remit.

— Le roi n’a rien dit, c’est vrai, lorsque nous avons fermé notre porte à la comtesse, dit madame Victoire enhardie et échauffée par le bouillonnement de l’assemblée ; mais il se pourrait que, dans une occasion si solennelle…

— Oui, oui, sans doute, insista madame de Grammont, bien certainement cela pourrait être ainsi, si vous seules, Mesdames, lui faisiez défaut ; mais quand on verra que nous manquons toutes…

— Toutes ! s’écrièrent les femmes.

— Oui, toutes, répéta le vieux maréchal.

— Ainsi, vous êtes du complot ? demanda Madame Adélaïde.

— Certainement que j’en suis, et c’est pour cela que je demanderai la parole.

— Parlez, duc, parlez, dit madame de Grammont.

— Procédons méthodiquement, dit le duc ; ce n’est pas le tout que de crier : « toutes, toutes ! » Telle crie à tue-tête : « je ferai ceci ! » qui, le moment venu, fera justement le contraire ; or, comme je suis du complot, ainsi que je viens d’avoir l’honneur de vous le dire, je ne me soucie pas d’être abandonné, comme je le fus, chaque fois que je complotais sous le feu roi, ou sous la Régence.

— En vérité, duc, dit ironiquement la duchesse de Grammont, ne dirait-on pas que vous oubliez où vous êtes ? Dans le pays des Amazones, vous vous donnez des airs de chef !

— Madame, dit le duc, je vous prie de croire que j’aurais quelque droit à ce rang que vous me disputez ; vous haïssez madame du Barry ; bon ! voilà que j’ai dit le nom à présent, mais personne ne l’a entendu, n’est-ce pas ? vous haïssez plus madame du Barry que moi, mais je suis plus compromis que vous.

— Vous, compromis, duc ? demanda la maréchale de Mirepoix.

— Oui, compromis, et horriblement encore ; il y a huit jours que je n’ai été à Versailles ; c’est au point que, hier, la comtesse a fait passer au pavillon de Hanovre pour demander si j’étais malade, et vous savez ce que Rafté a répondu : que je me portais si bien, que je n’étais pas rentré depuis la veille. Mais j’abandonne mes droits, je n’ai pas d’ambition, je vous laisse le premier rang, et même, je vous y porte. Vous avec tout mis en branle, vous êtes le boute-feu, vous révolutionnez les consciences, à vous le bâton de commandement.

— Après Mesdames, dit respectueusement la duchesse.

— Oh ! laissez-nous le rôle passif, dit Madame Adélaïde. Nous allons voir notre sœur Louise à Saint-Denis ; elle nous retient, nous ne revenons pas, il n’y a rien à dire.

— Rien absolument, dit le duc, ou il faudrait avoir l’esprit bien mal fait.

— Moi, dit la duchesse, je fais mes foins à Chanteloup.

— Bravo ! s’écria le duc, à la bonne heure, voilà une raison.

— Moi, dit la princesse de Guéménée, j’ai un enfant malade, et je prends la robe de chambre pour soigner mon enfant.

— Moi, dit madame de Polastron, je me sens tout étourdie ce soir, et serais capable de faire une maladie dangereuse si Tronchin ne me saignait pas demain.

— Et moi, dit majestueusement la maréchale de Mirepoix, je ne vais pas à Versailles, parce que je n’y vais pas : voilà ma raison, le libre arbitre !

— Bien, bien, dit Richelieu, tout cela est plein de logique, mais il faut jurer.

— Comment ! il faut jurer ?

— Oui, l’on jure toujours dans les conjurations ; depuis la conspiration de Catilina jusqu’à celle de Cellamare, dont j’avais l’honneur de faire partie, on a toujours juré ; elles n’en ont pas mieux tourné, c’est vrai, mais respect à l’habitude. Jurons donc ! c’est très solennel, vous allez voir.

Il étendit la main au milieu du groupe de femmes, et dit majestueusement :

— Je le jure.

Toutes les femmes répétèrent le serment, à l’exception de Mesdames, qui s’étaient éclipsées.

— Maintenant c’est fini, dit le duc ; quand une fois on a fait serment dans les conjurations, on ne fait plus rien.

— Oh ! quelle fureur, quand elle se trouvera seule au salon, s’écria madame de Grammont.

— Hum ! le roi nous exilera bien un peu, dit Richelieu.

— Eh ! duc, s’écria madame de Guéménée, que deviendra la cour, si l’on nous exile ?

— N’attend-on pas Sa Majesté danoise ? que lui montrera-t-on ? N’attend-on pas Son Altesse la dauphine ? à qui la montrera-t-on ?

— Et puis, on n’exile pas toute une cour ; on choisit.

— Je sais bien que l’on choisit, dit Richelieu, et même je suis chanceux, moi, l’on me choisit toujours ; on m’a déjà choisi quatre fois, car, de bon compte, j’en suis à ma cinquième conspiration, mesdames.

— Bon ! ne croyez pas cela, duc, dit madame de Grammont ; ce sera moi que l’on sacrifiera.

— Ou M. de Choiseul, ajouta le maréchal ; prenez garde, duchesse !

— M. de Choiseul est comme moi : il subira une disgrâce, mais ne souffrira pas un affront.

— Ce ne sera ni vous, duc, ni vous, duchesse, ni M. de Choiseul, qu’on exilera, dit la maréchale de Mirepoix ; ce sera moi. Le roi ne pourra me pardonner d’être moins obligeante pour la comtesse que je ne l’étais pour la marquise.

— C’est vrai, dit le duc, vous, qu’on a toujours appelée la favorite de la favorite, pauvre maréchale ! on nous exilera ensemble !

— On nous exilera toutes, dit madame de Guéménée en se levant ; car j’espère bien que nulle de nous ne reviendra sur la détermination prise.

— Et sur la promesse jurée, dit le duc.

— Oh ! et puis, dit madame de Grammont, à tout hasard, je me mettrai en mesure, moi !

— Vous ? dit le duc.

— Oui. Pour être demain à Versailles à dix heures, il lui faut trois choses.

— Lesquelles ?

— Un coiffeur, une robe, un carrosse.

— Sans doute.

— Eh bien ?

— Eh bien ! elle ne sera pas à Versailles à dix heures ; le roi s’impatientera ; le roi congédiera, et la présentation sera remise aux calendes grecques, vu l’arrivée de madame la dauphine.

Un hourra d’applaudissements et de bravos accueillit ce nouvel épisode de la conjuration ; mais, tout en applaudissant plus haut que les autres, M. de Richelieu et madame de Mirepoix échangèrent un coup d’œil.

Les deux vieux courtisans s’étaient rencontrés dans l’intelligence d’une même pensée.

À onze heures, tous les conjurés s’envolaient sur la route de Versailles et de Saint-Germain, éclairés par une admirable lune.

Seulement, M. de Richelieu avait pris le cheval de son piqueur, et tandis que son carrosse, stores fermés, courait ostensiblement sur la route de Versailles, il gagnait Paris à fond de train par une route de traverse.


XXXVII

NI COIFFEUR, NI ROBE, NI CARROSSE.


Il eût été de mauvais goût que madame du Barry partît de son appartement de Versailles pour se rendre à la grande salle des présentations.

D’ailleurs, Versailles était bien pauvre de ressources dans un jour aussi solennel.

Enfin, mieux que tout cela, ce n’était point l’habitude. Les élus arrivaient avec un fracas d’ambassadeur, soit de leur hôtel de Versailles, soit de leur maison de Paris.

Madame du Barry choisit ce dernier point de départ.

Dès onze heures du matin, elle était arrivée rue de Valois avec madame de Béarn, qu’elle tenait sous ses verrous quand elle ne la tenait point sous son sourire, et dont on rafraîchissait à chaque instant la blessure avec tout ce que fournissaient de secrets la médecine et la chimie.

Depuis la veille, Jean du Barry, Chon et Dorée étaient à l’œuvre, et qui ne les avait pas vus à cette œuvre se fût fait difficilement une idée de l’influence de l’or et de la puissance du génie humain.

L’une s’assurait du coiffeur, l’autre harcelait les couturières ; Jean, qui avait le département des carrosses, se chargeait en outre de surveiller couturières et coiffeurs. La comtesse, occupée de fleurs, de diamants, de dentelles, nageait dans les écrins, et recevait d’heure en heure des courriers de Versailles, qui lui disaient que l’ordre avait été donné d’éclairer le salon de la reine, et que rien n’était changé.

Vers quatre heures, Jean du Barry rentra pâle, agité, mais joyeux.

— Eh bien ? demanda la comtesse.

— Eh bien ! tout sera prêt.

— Le coiffeur ? J’ai trouvé Dorée chez lui. Nous sommes convenus de nos faits. Je lui ai glissé dans la main un bon de cinquante louis. 11 dînera ici à six heures précises, nous pouvons donc être tranquilles de ce côté-là.

— La robe ?

— La robe sera merveilleuse. J’ai trouvé Chon qui la surveillait ; vingt-six ouvrières y cousent les perles, les rubans et les garnitures. On aura ainsi fait lé par lé ce travail prodigieux, qui eût coûté huit jours à d’autres qu’à nous.

— Comment, lé par lé ? fit la comtesse.

— Oui, petite sœur, il y a treize lés d’étoffe. Deux ouvrières pour chaque lé : l’une prend à gauche, l’autre prend à droite chaque lé qu’elles ornent d’applications et de pierreries ; de sorte qu’on n’assemblera qu’au dernier moment. C’est l’affaire de deux heures encore. À six heures du soir nous aurons la robe.

— Vous en êtes sûr, Jean ?

— J’ai fait hier le calcul des points avec mon ingénieur. Il y a dix mille points par lé ; cinq mille par chaque ouvrière. Dans cette épaisse étoffe, une femme ne peut pas coudre plus d’un point en cinq secondes ; c’est douze par minute, sept cent vingt par heure, sept mille deux cents en dix heures. Je laisse les deux mille deux cents pour les repos indispensables et les fausses piqûres, et nous avons encore quatre heures de bon.

— Et le carrosse ?

— Oh ! quant au carrosse, vous savez que j’en ai répondu ; le vernis sèche dans un grand magasin chauffé exprès à cinquante degrés. C’est un charmant vis-à-vis, près duquel, je vous en réponds, les carrosses envoyés au-devant de la dauphine sont bien peu de chose. Outre les armoiries qui forment le fond des quatre panneaux, avec le cri de guerre des du Barry : Boutés en avant ! sur les deux panneaux de côté, j’ai fait peindre, d’une part, deux colombes qui se caressent, et de l’autre un cœur percé d’une flèche. Le tout enrichi d’arcs, de carquois et de flambeaux. Il y a queue chez Francian pour le voir ; à huit heures précises il sera ici.

En ce moment Chon et Dorée rentrèrent. Elles venaient confirmer tout ce qu’avait dit Jean.

— Merci, mes braves lieutenants, dit la comtesse.

— Petite sœur, fit Jean, vous avez les yeux battus ; dormez une heure, cela vous remettra.

Dormir ! ah bien, oui ! Je dormirai cette nuit, et beaucoup n’en pourront pas dire autant.

Pendant que ces préparatifs se faisaient chez la comtesse, le bruit de la présentation courait par la ville. Tout désœuvré qu’il soit et tout indifférent qu’il paraisse, le peuple parisien est le plus nouvelliste de tous les peuples. Nul n’a mieux connu les personnages de la cour et leurs intrigues que le badaud du dix-huitième siècle, celui-là même qui n’était admis à aucune fête d’intérieur, qui ne voyait que les panneaux hiéroglyphiques des carrosses et les mystérieuses livrées des laquais coureurs de nuit. Il n’était point rare alors que tel ou tel seigneur de la cour fût connu de tout Paris ; c’était simple : au spectacle, aux promenades, la cour jouait le principal rôle. Et M. de Richelieu, sur son tabouret de la scène italienne, madame du Barry, dans son carrosse éclatant comme celui d’une reine, usaient autant devant le public qu’un comédien aimé ou qu’une actrice favorite de nos jours.

On s’intéresse bien plus aux visages que l’on connaît. Tout Paris connaissait madame du Barry, ardente à se montrer au théâtre, à la promenade, dans les magasins, comme les femmes riches, jeunes et belles. Puis, il la connaissait encore par ses portraits, par ses caricatures, par Zamore. L’histoire de la présentation occupait donc Paris presque autant qu’elle occupait la cour. Ce jour-là, il y eut encore rassemblement à la place du Palais-Royal, mais, nous en demandons bien pardon à la philosophie, ce n’était point pour voir M. Rousseau jouant aux échecs au café de la Régence, c’était pour voir la favorite dans son beau carrosse et dans sa belle robe, dont il avait été tant parlé. Le mot de Jean du Barry : « Nous coûtons cher à la France », était profond, et il était tout simple que la France, représentée par Paris, voulût jouir du spectacle qu’elle payait si cher.

Madame du Barry connaissait parfaitement son peuple, car le peuple français fut bien plus son peuple qu’il n’avait été celui de Marie Leckzinska. Elle savait qu’il aimait à être ébloui ; et comme elle était d’un bon caractère, elle travaillait à ce que le spectacle fût en proportion de la dépense.

Au lieu de se coucher comme le lui avait conseillé son beau-frère, elle prit de cinq à six heures un bain de lait ; puis enfin à six heures, elle se livra à ses femmes de chambre, en attendant l’arrivée du coiffeur.

Il n’y a pas d’érudition à faire à propos d’une époque si bien connue de nos jours qu’on pourrait presque la dire contemporaine, et que la plupart de nos lecteurs savent aussi bien que nous. Mais il ne sera pas déplacé d’expliquer, en ce moment surtout, ce qu’une coiffure de madame du Barry devait coûter de soins, de temps et d’art.

Qu’on se figure un édifice complet. Le prélude de ces châteaux que la cour du jeune roi Louis XVI se bâtissait tout crénelés sur la tête, comme si tout, à cette époque, eût dû être un présage ; comme si la mode frivole, écho des passions sociales qui creusaient la terre sous les pas de tout ce qui était ou de tout ce qui paraissait grand, avait décrété que les femmes de l’aristocratie avaient trop peu de temps à jouir de leurs titres pour ne pas les afficher sur leur front ; comme si, prédiction plus sinistre encore, mais non moins juste, elle leur eût annoncé qu’ayant peu de temps à garder leurs têtes, elles devaient les orner jusqu’à l’exagération et les élever le plus possible au-dessus des têtes vulgaires.

Pour natter ces beaux cheveux, les relever autour d’un coussin de soie, les enrouler sur des moules de baleine, les diaprer de pierreries, de perles, de fleurs, les saupoudrer de cette neige qui donnait aux yeux le brillant, au teint la fraîcheur ; pour rendre harmonieux, enfin, ces tons de chair, de nacre, de rubis, d’opale, de diamants, de fleurs omnicolores et multiformes, il fallait être non seulement un grand artiste, mais encore un homme patient.

Aussi, seuls de tous les corps de métiers, les perruquiers portaient l’épée comme les statuaires.

Voilà ce qui explique les cinquante louis donnés par Jean du Barry au coiffeur de la cour, et la crainte que le grand Lubin, le coiffeur de la cour à cette époque se nommait Lubin, et la crainte, disons-nous, que le grand Lubin ne fût moins exact ou moins adroit qu’on ne l’espérait.

Ces craintes ne furent bientôt que trop justifiées ; six heures sonnèrent, le coiffeur ne parut point, puis six heures et demie, puis sept heures moins un quart. Une seule chose rendait un peu d’espérance à tous ces cœurs haletants, c’est qu’un homme de la valeur de monsieur Lubin devait naturellement se faire attendre.

Mais sept heures sonnèrent ; le vicomte craignit que le dîner préparé pour le coiffeur ne refroidît, et que cet artiste ne fût pas satisfait. Il envoya donc chez lui un grison pour le prévenir que le potage était servi.

Le laquais revint un quart d’heure après.

Ceux qui ont attendu en pareille circonstance savent seuls ce qu’il y a de secondes dans un quart d’heure.

Le laquais avait parlé à madame Lubin elle-même, laquelle avait assuré que monsieur Lubin venait de sortir et que, s’il n’était déjà rendu à l’hôtel, on pouvait être assuré du moins qu’il était en route.

— Bon, dit du Barry, il aura trouvé quelque embarras de voiture. Attendons.

— D’ailleurs, il n’y a rien de compromis encore, dit la comtesse, je puis être coiffée à demi habillée, la présentation n’a lieu qu’à dix heures précises. Nous avons encore trois heures devant nous, et il ne nous en faut qu’une pour aller à Versailles. En attendant, Chon, montre-moi ma robe, cela me distraira. Eh bien ! où est donc Chon ? Chon ! ma robe, ma robe !

— La robe de Madame n’est pas encore arrivée, dit Dorée, et la sœur de madame la comtesse est partie, il y a dix minutes, pour l’aller quérir elle-même.

— Ah ! dit du Barry, j’entends un bruit de roues, c’est sans doute notre carrosse qu’on amène.

Le vicomte se trompait, c’était Chon qui rentrait dans son carrosse, attelé de deux chevaux ruisselants de sueur.

— Ma robe ! cria la comtesse, que Chon était encore dans le vestibule, ma robe !

— Est-ce qu’elle n’est pas arrivée ? demanda Chon tout effarée.

— Non.

— Oh ! bien, elle ne peut tarder, continua-t-elle en se rassurant, car la faiseuse, quand je suis montée chez elle, venait de partir en fiacre avec deux de ses ouvrières pour apporter et essayer la robe.

— En effet, dit Jean, elle demeure rue du Bac, et le fiacre a dû marcher moins vite que nos chevaux.

— Oui, oui, assurément, dit Chon, qui ne pouvait cependant se défendre d’une certaine inquiétude.

— Vicomte, dit madame du Barry, si vous envoyiez toujours chercher le carrosse, que nous n’attendions pas de ce côté-là, au moins ?

— Vous avez raison, Jeanne.

Et du Barry ouvrit la porte.

— Qu’on aille chercher le carrosse chez Francian, dit-il, et cela, avec les chevaux neufs, afin qu’ils se trouvent tout attelés.

Le cocher et les chevaux partirent.

Comme le bruit de leurs pas commençait à se perdre dans la direction de la rue Saint-Honoré, Zamore entra avec une lettre.

— Lettre pour maîtresse Barry, dit-il.

— Qui l’a apportée ?

— Un homme.

— Comment, un homme ! Quel homme ?

— Un homme à cheval.

— Et pourquoi te l’a-t-il remise à toi ?

— Parce que Zamore était à la porte. —

Mais lisez, comtesse, lisez, plutôt que de questionner, s’écria Jean. 

— Vous avez raison, vicomte.

— Pourvu que cette lettre ne contienne rien de fâcheux, murmura le vicomte.

— Eh ! non, dit la comtesse, quelque placet pour Sa Majesté.

— Le billet n’est pas plié en forme de placet.

— En vérité, vicomte, vous ne mourrez que de peur, dit la comtesse en souriant.

Et elle brisa le cachet.

Aux premières lignes, elle poussa un horrible cri, et tomba sur son fauteuil à demi expirante.

— Ni coiffeur, ni robe, ni carrosse ! dit-elle.

Chon s’élança vers la comtesse, Jean se précipita sur la lettre.

Elle était d’une écriture droite et menue : c’était évidemment une écriture de femme.

« Madame, disait la lettre, méfiez-vous : ce soir, vous n’aurez ni coiffeur, ni robe, ni carrosse.

« J’espère que cet avis vous parviendra en temps utile.

« Pour ne point forcer votre reconnaissance, je ne me nomme point. Devinez-moi si vous voulez connaître une sincère amie. »

— Ah ! voilà le dernier coup ! s’écria du Barry au désespoir. Sang bleu ! il faut que je tue quelqu’un. Pas de coiffeur ! Par la mort ! j’éventrerai ce bélître de Lubin. Mais c’est qu’en effet voilà sept heures et demie qui sonnent, et il n’arrive pas. Ah ! damnation ! malédiction !

Et du Barry, qui n’était pas présenté ce soir-là, s’en prit à ses cheveux, qu’il fourragea indignement.

— C’est la robe ! mon Dieu ! c’est la robe ! s’écria Chon. Un coiffeur, on en trouverait encore.

— Oh ! je vous en défie ! Quels coiffeurs trouverez-vous ? Des massacres ! Ah ! tonnerre ! ah ! carnage ! ah ! mille légions du diable !

La comtesse ne disait rien, mais elle poussait des soupirs qui eussent attendri les Choiseul eux-mêmes, s’ils eussent pu les entendre.

— Voyons, voyons, un peu de calme, dit Chon. Cherchons un coiffeur, retournons chez la faiseuse, pour savoir ce qu’est devenue la robe.

— Pas de coiffeur ! murmurait la comtesse mourante, pas de robe ! pas de carrosse !

— C’est vrai, pas de carrosse ! s’écria Jean ; il ne vient pas non plus, le carrosse, et cependant, il devrait être ici. Oh c’est un complot, comtesse. Est-ce que Sartines n’en fera pas arrêter les auteurs ? est-ce que Maupeou ne les fera pas pendre ? est-ce qu’on ne brûlera pas les complices en Grève ? Je veux faire rouer le coiffeur, tenailler la couturière, écorcher le carrossier.

Pendant ce temps, la comtesse était revenue à elle, mais c’était pour mieux sentir l’horreur de sa position.

— Oh ! pour cette fois, je suis perdue, murmurait-elle : les gens qui ont gagné Lubin sont assez riches pour avoir éloigné tous les bons coiffeurs de Paris. Il ne se trouvera plus que des ânes qui me hacheront les cheveux… Et ma robe ! pauvre robe !… Et mon carrosse tout neuf qui devait les faire toutes crever de jalousie !…

Du Barry ne répondait rien, il roulait des yeux terribles et s’allait heurter à tous les angles de la chambre, et à chaque fois qu’il rencontrait un meuble, il le brisait en morceaux, puis, si les morceaux lui paraissaient encore trop gros, il les brisait en plus petits.

Au milieu de cette scène de désolation, qui du boudoir s’était répandue dans les antichambres et des antichambres dans la cour, tandis que les laquais, ahuris par vingt ordres différents et contradictoires, allaient, venaient, couraient, se heurtaient, un jeune homme en habit vert-pomme et veste de satin, en culotte lilas et en bas de soie blancs, descendait d’un cabriolet, franchissait le seuil abandonné de la porte de la rue, traversait la cour, bondissant de pavé en pavé sur les orteils, montait l’escalier et venait frapper à la porte du cabinet de toilette.

Jean était en train de trépigner sur un cabaret de porcelaine de Sèvres que la basque de son habit avait accroché, tandis qu’il évitait la chute d’une grosse potiche japonaise, qu’il avait apostrophée d’un coup de poing.

On entendit doucement, discrètement, modestement frapper trois coups à la porte.

Il se fit un grand silence. Chacun était dans une telle attente, que personne n’osait demander qui était là.

— Pardon, dit une voix inconnue ; mais je désirerais parler à madame la comtesse du Barry.

— Mais, monsieur, on n’entre point comme cela, cria le suisse, qui avait couru après l’étranger pour l’empêcher de pénétrer plus avant.

— Un instant, un instant, dit du Barry, il ne peut pas nous arriver pis que ce qui nous arrive. Que lui voulez-vous, à la comtesse ?

Et Jean ouvrit la porte d’une main qui eût enfoncé les portes de Gaza.

L’étranger esquiva le choc par un bond en arrière, et, retombant à la troisième position :

— Monsieur, dit-il, je voulais offrir mes services à madame la comtesse du Barry, qui est, je crois, de cérémonie.

— Et quels services, monsieur ?

— Ceux de ma profession.

— Quelle est votre profession ?

— Je suis coiffeur.

Et l’étranger fit une seconde révérence.

— Ah ! s’écria Jean, en sautant ou cou du jeune homme. Ah ! vous êtes coiffeur. Entrez, mon ami, entrez !

— Venez, mon cher monsieur, venez, dit Chon, saisissant à bras le corps le jeune homme éperdu.

— Un coiffeur ! s’écria madame du Barry en levant les mains au ciel. Un coiffeur ! Mais c’est un ange. Êtes-vous envoyé par Lubin, monsieur ?

— Je ne suis envoyé par personne. J’ai lu dans une gazette que madame la comtesse était présentée ce soir, et je me suis dit : « Tiens, si par hasard madame la comtesse n’avait pas de coiffeur ! ce n’est pas probable, mais c’est possible », et je suis venu.

— Comment vous nommez-vous ? dit la comtesse un peu refroidie.

— Léonard, madame.

— Léonard ! vous n’êtes pas connu.

— Pas encore. Mais si madame accepte mes services, je le serai demain.

— Hum ! hum ! fit Jean, c’est qu’il y a coiffer et coiffer.

— Si madame se défie trop de moi, dit-il, je me retirerai.

— C’est que nous n’avons pas le temps d’essayer, dit Chon.

— Et pourquoi essayer ? s’écria le jeune homme dans un moment d’enthousiasme et après avoir fait le tour de madame du Barry. Je sais bien qu’il faut que madame attire tous les yeux par sa coiffure. Aussi, depuis que je contemple madame, ai-je inventé un tour qui fera, j’en suis certain, le plus merveilleux effet.

Et le jeune homme fit de la main un geste plein de confiance en lui-même, qui commença à ébranler la comtesse et à faire rentrer l’espoir dans le cœur de Chon et de Jean.

— Ah ! vraiment ! dit la comtesse émerveillée de l’aisance du jeune homme, qui prenait des poses de hanches comme aurait pu le faire le grand Lubin lui-même.

— Mais, avant tout, il faudrait que je visse la robe de madame pour harmoniser les ornements.

— Oh ! ma robe ! s’écria madame du Barry, rappelée à la terrible réalité, ma pauvre robe !

Jean se frappa le front.

— Ah ! c’est vrai ! dit-il. Monsieur, imaginez-vous un guet-apens odieux !… on l’a volée ! robe, couturière, tout ! Chon ! ma bonne Chon !

Et du Barry, las de s’arracher les cheveux, se mit à sangloter.

— Si tu retournais chez elle, Chon ? dit la comtesse.

— À quoi bon, dit Chon, puisqu’elle était partie pour venir ici.

— Hélas ! murmura la comtesse en se renversant sur son fauteuil, hélas ! À quoi me sert un coiffeur, si je n’ai pas de robe.

En ce moment, la cloche de la porte retentit. Le suisse, de peur qu’on ne s’introduisît encore, comme on venait de le faire, avait fermé tous les battants, et derrière tous les battants, poussé tous les verrous.

— On sonne, dit madame du Barry.

Chon s’élança aux fenêtres.

— Un carton ! s’écria-t-elle.

— Un carton ! répéta la comtesse. Entre-t-il ?

— Oui, non, si… on le remet au suisse.

— Courez, Jean, courez, au nom du ciel !

Jean se précipita par les montées, devança tous les laquais, arracha le carton des mains du suisse.

Chon le regardait à travers les vitres.

Il ouvrit le couvercle du carton, plongea la main dans ses profondeurs, et poussa un hurlement de joie.

Il renfermait une admirable robe de satin de Chine avec des fleurs découpées et toute une garniture de dentelles d’un prix immense.

— Une robe ! une robe ! cria Chon en battant des mains.

— Une robe ! répéta madame du Barry, prête à succomber à la joie, comme elle avait failli succomber à la douleur.

— Qui t’a remis cela, maroufle ? demanda Jean au suisse.

— Une femme, monsieur.

— Mais quelle femme ?

— Je ne la connais pas.

— Où est-elle ?

— Monsieur, elle a posé ce carton en travers de ma porte, m’a crié : « Pour madame la comtesse ! » est remontée dans le cabriolet qui l’avait amenée, et est repartie de toute la vitesse du cheval.

— Allons ! dit Jean, voilà une robe, c’est le principal.

— Mais montez donc, Jean ! cria Chon, ma sœur pâme d’impatience.

— Tenez, dit Jean, regardez, voyez, admirez, voilà ce que le ciel nous envoie.

— Mais elle ne m’ira point, elle ne pourra m’aller, elle n’a pas été faite pour moi. Mon Dieu ! mon Dieu ! quel malheur ! car enfin elle est bien jolie.

Chon prit rapidement une mesure.

— Même longueur, dit-elle, même largeur de taille.

— L’admirable étoffe ! dit du Barry.

— C’est fabuleux ! dit Chon.

— C’est effrayant ! dit la comtesse.

— Mais au contraire, dit Jean, cela prouve que si vous avez de grands ennemis, vous avez en même temps des amis bien dévoués.

— Ce ne peut être un ami, dit Chon, car comment eût-il été prévenu de ce qui se tramait contre nous ? Il faut que ce soit quelque sylphe, quelque lutin.

— Que ce soit le diable ! s’écria madame du Barry, peu m’importe, pourvu qu’il m’aide à combattre les Grammont ; il ne sera jamais aussi diable que ces gens-là !

— Et maintenant, dit Jean, j’y pense.

— Que pensez-vous ?

— Que vous pouvez livrer en toute confiance votre tête à monsieur.

— Qui vous donne cette assurance ?

— Pardieu ! il a été prévenu par le même ami qui nous a envoyé la robe.

— Moi ? fit Léonard avec une surprise naïve.

— Allons ! allons ! dit Jean, comédie que cette histoire de gazette, n’est-ce pas, mon cher monsieur ?

— C’est la vérité pure, monsieur le vicomte.

— Allons, avouez, dit la comtesse.

— Madame, voici la feuille dans ma poche ; je l’ai conservée pour faire des papillottes.

Le jeune homme tira en effet de la poche de sa veste une gazette dans laquelle était annoncée la présentation.

— Allons, allons, à l’œuvre ! dit Chon ; voilà huit heures qui sonnent.

— Oh ! nous avons tout le temps, dit le coiffeur ; il faut une heure à Madame pour aller ?

— Oui, si nous avions une voiture, dit la comtesse.

— Oh ! mordieu ! c’est vrai, dit Jean ; et cette canaille de Francian qui n’arrive pas !

— N’avons-nous pas été prévenus, dit la comtesse : ni coiffeur, ni robe, ni carrosse !

— Oh ! dit Chon épouvantée, nous manquerait-il aussi de parole ?

— Non, dit Jean, non, le voilà.

— Et le carrosse ? le carrosse ? dit la comtesse.

— Il sera resté à la porte, dit Jean. Le suisse va ouvrir ; il va ouvrir. Mais qu’a donc le carrossier ?

En effet, presque au même instant, maître Francian s’élança tout effaré dans le salon.

— Ah ! monsieur le vicomte, s’écria-t-il, le carrosse de madame était en route pour l’hôtel, quand, au détour de la rue Traversière, il a été arrêté par quatre hommes qui ont terrassé mon premier garçon qui vous l’amenait, et qui, mettant les chevaux au galop, ont disparu par la rue Saint-Nicaise.

— Quand je vous le disais, fit du Barry radieux sans se lever du fauteuil où il était assis en voyant entrer le carrossier, quand je vous le disais !…

— Mais c’est un attentat, cela ! cria Chon. Mais remuez-vous donc, mon frère.

— Me remuer, moi ; et pour quoi faire ?

— Mais pour nous trouver une voiture ; il n’y a ici que des chevaux éreintés et des carrosses sales. Jeanne ne peut aller à Versailles dans de pareilles brouettes.

— Bah ! dit du Barry, celui qui met un frein à la fureur des flots, qui donne la pâture aux oisillons, qui envoie un coiffeur comme monsieur, une robe comme celle-là, ne nous laissera pas en chemin faute d’un carrosse.

— Eh ! tenez, dit Chon, en voilà un qui roule.

— Et qui s’arrête même, reprit du Barry.

— Oui, mais il n’entre pas, dit la comtesse.

— Il n’entre pas ! c’est cela, dit Jean.

Puis sautant à la fenêtre, qu’il ouvrit :

— Courez, mordieu ! cria-t-il, courez ou vous arriverez trop tard. Alerte ! alerte ! que nous connaissions au moins notre bienfaiteur.

Les valets, les piqueurs, les grisons, se précipitèrent, mais il était déjà trop tard. Un carrosse doublé de satin blanc, et attelé de deux magnifiques chevaux bais, était devant la porte.

Mais de cocher, mais de laquais pas de traces, un simple commissionnaire maintenait les chevaux par le mors.

Le commissionnaire avait reçu six livres de celui qui les avait amenés et qui s’était enfui du côté de la cour des Fontaines.

On interrogea les panneaux ; mais une main rapide avait remplacé les armoiries par une rose.

Toute cette contre-partie de la mésaventure n’avait pas duré une heure.

Jean fit entrer le carrosse dans la cour, ferma la porte sur lui et prit la clé de la porte.

Puis il remonta dans le cabinet de toilette où le coiffeur s’apprêtait à donner à la comtesse les premières preuves de sa science.

— Monsieur ! s’écria-t-il en saisissant le bras de Léonard, si vous ne nous nommez pas notre génie protecteur, si vous ne le signalez pas à notre reconnaissance éternelle, je jure…

— Prenez garde, monsieur le vicomte, interrompit flegmatiquement le jeune homme, vous me faites l’honneur de me serrer le bras si fort que j’aurai la main tout engourdie quand il s’agira de coiffer madame la comtesse ; or, nous sommes pressés, voici huit heures et demie qui sonnent.

— Lâchez ! Jean, lâchez ! cria la comtesse.

Jean retomba dans un fauteuil.

— Miracle ! dit Chon, miracle ! la robe est d’une mesure parfaite… un pouce de trop long par devant, voilà tout ; mais dans dix minutes le défaut sera corrigé.

— Et le carrosse, comment est-il ?… présentable ? demanda la comtesse. 

— Du plus grand goût… je suis monté dedans, répondit Jean : il est garni de satin blanc, et parfumé d’essence de rose.

— Alors tout va bien ! cria madame du Barry en frappant ses petites mains l’une contre l’autre. Allez, monsieur Léonard, si vous réussissez, votre fortune est faite.

Léonard ne se le fit pas dire à deux fois ; il s’empara de la tête de madame du Barry, et, au premier coup de peigne, révéla un talent supérieur.

Rapidité, goût, précision, merveilleuse entente des rapports du moral avec le physique, il déploya tout dans l’accomplissement de cette importante fonction.

Au bout de trois quarts d’heure, madame du Barry sortit de ses mains plus séduisante que la déesse Aphrodite, car elle était beaucoup moins nue, et n’était pas moins belle.

Lorsqu’il eut donné le dernier tour à cet édifice splendide, lorsqu’il en eut éprouvé la solidité, lorsqu’il eut demandé de l’eau pour ses mains et humblement remercié Chon qui, dans sa joie, le servait comme un monarque, il voulut se retirer.

— Ah ! Monsieur, dit du Barry, vous saurez que je suis aussi entêté dans mes amours que dans mes haines. J’espère donc maintenant que vous voudrez bien me dire qui vous êtes.

— Vous le savez déjà, monsieur ; je suis un jeune homme qui débute et je m’appelle Léonard.

— Qui débute ! Sang bleu ! vous êtes passé maître, monsieur.

— Vous serez mon coiffeur, monsieur Léonard, dit la comtesse en se mirant dans une petite glace à main, et je vous paierai chaque coiffure de cérémonie cinquante louis. Chon, compte cent louis à monsieur pour la première, il y en aura cinquante de denier à Dieu.

— Je vous le disais bien, madame, que vous feriez ma réputation.

— Mais vous ne coifferez que moi.

— Alors gardez vos cent louis, madame, dit Léonard, je veux ma liberté ; c’est à elle que je dois d’avoir eu l’honneur de vous coiffer aujourd’hui. La liberté est le premier des biens de l’homme.

— Un coiffeur philosophe ! s’écria du Barry en levant les deux mains au ciel, où allons-nous, Seigneur mon Dieu ! où allons-nous ? Eh bien ! mon cher monsieur Léonard, je ne veux pas me brouiller avec vous, prenez vos cent louis, et gardez votre secret et votre liberté. En voiture, comtesse, en voiture.

Ces mots s’adressaient à madame de Béarn qui entrait raide et parée comme une châsse, et qu’on venait de tirer de son cabinet juste au moment de s’en servir.

— Allons, allons, dit Jean, qu’on prenne madame à quatre et qu’on la porte doucement au bas des degrés. Si elle pousse un seul soupir, je vous fais étriller.

Pendant que Jean surveillait cette délicate et importante manœuvre dans laquelle Chon le secondait en qualité de lieutenant, madame du Barry cherchait des yeux Léonard.

Léonard avait disparu.

— Mais par où donc est-il passé ? murmura madame du Barry, encore mal revenue de tous les étonnements successifs qu’elle venait d’éprouver.

— Par où il est passé ? Mais par le parquet ou par le plafond ; c’est par là que passent les génies. Maintenant, comtesse, prenez bien garde que votre coiffure ne devienne un pâté de grives, que votre robe ne se change en toile d’araignée, et que nous n’arrivions à Versailles dans un potiron traîne par deux rats !

Ce fut sur l’énonciation de cette dernière crainte que le vicomte Jean monta à son tour dans le carrosse où avaient déjà pris place madame la comtesse de Béarn et sa bienheureuse filleule.


XXXVIII

LA PRÉSENTATION.


Versailles, comme tout ce qui est grand, est et sera toujours beau.

Que la mousse ronge ses pierres abattues, que ses dieux de plomb, de bronze ou de marbre, gisent disloqués dans ses bassins sans eau, que ses grandes allées d’arbres taillés s’en aillent échevelées vers le ciel, il y aura toujours, fût-ce dans les ruines, un spectacle pompeux et saisissant pour le rêveur ou pour le poète qui, du grand balcon, regardera les horizons éternels après avoir regardé les splendeurs éphémères.

Mais c’était surtout dans sa vie et dans sa gloire que Versailles était splendide à voir. Quand un peuple sans armes, contenu par un peuple de soldats brillants, battait de ses flots les grilles dorées ; quand les carrosses de velours, de soie et de satin, aux fières armoiries, roulaient sur le pavé sonore, au galop de leurs chevaux fringants ; quand toutes les fenêtres, illuminées comme celles d’un palais enchanté, laissaient voir un monde resplendissant de diamants, de rubis, de saphirs, que le geste d’un seul homme courbait comme fait le vent d’épis d’or entremêlés de blanches marguerites, de coquelicots de pourpre et de bluets d’azur ; oui, Versailles était beau, surtout quand il lançait par toutes ses portes des courriers à toutes les puissances, et quand les rois, les princes, les seigneurs, les officiers, les savants du monde civilisé foulaient ses riches tapis et ses mosaïques précieuses.

Mais c’était surtout lorsqu’il se parait pour une grande cérémonie, quand les somptuosités du garde-meuble et les grandes illuminations doublaient la magie de ses richesses, que Versailles avait de quoi fournir aux esprits les plus froids une idée de tous les prodiges que peuvent enfanter l’imagination et la puissance humaine.

Telle était la cérémonie de réception d’un ambassadeur, telle aussi, pour les simples gentilshommes, la cérémonie de la présentation. Louis XIV, créateur de l’étiquette, qui renfermait chacun dans un espace infranchissable, avait voulu que l’initiation aux splendeurs de sa vie royale frappât les élus d’une telle vénération, que jamais ils ne considérassent le palais du roi que comme un temple dans lequel ils avaient le droit de venir adorer le Dieu couronné à une place plus ou moins près de l’autel.

Ainsi, Versailles, déjà dégénéré sans doute, mais resplendissant encore, avait ouvert toutes ses portes, allumé tous ses flambeaux, mis à jour toutes ses magnificences pour la présentation de madame du Barry. Le peuple des curieux, peuple affamé, peuple misérable, mais qui oubliait, chose étrange ! sa misère et sa faim à l’aspect de tant d’éblouissements, le peuple garnissait toute la place d’Armes et toute l’avenue de Paris. Le château lançait le feu par toutes ses fenêtres, et ses girandoles ressemblaient de loin à des astres nageant dans une poussière d’or.

Le roi sortit de ses appartements à dix heures précises. Il était paré plus que de coutume, c’est-à-dire que ses dentelles étaient plus riches, et que les boucles seules de ses jarretières et de ses souliers valaient un million.

Il avait été instruit par M. de Sartines de la conspiration tramée la veille entre les dames jalouses ; aussi son front était-il soucieux ; il tremblait de ne voir que des hommes dans la galerie.

Mais il fut bientôt rassuré quand, dans le salon de la reine, destiné spécialement aux présentations, il vit dans un nuage de dentelles et de poudre où fourmillaient les diamants, d’abord ses trois filles, puis la maréchale de Mirepoix, qui avait fait tant de bruit la veille ; enfin toutes les turbulentes qui avaient juré de rester chez elles, et qui se trouvaient là au premier rang.

M. le duc de Richelieu courait comme un général de l’une à l’autre, et leur disait :

— Ah ! je vous y prends, perfide !

Ou bien :

— Que j’étais certain de votre défection !

Ou bien encore :

— Que vous disais-je à propos des conjurations ?

— Mais vous-même, duc ? répondaient les dames.

— Moi, je représentais ma fille, je représentais la comtesse d’Egmont. Cherchez, Septimanie n’y est point ; elle seule a tenu bon avec madame de Grammont et madame de Guéménée ; aussi je suis sûr de mon affaire. Demain, j’entre dans mon cinquième exil ou ma quatrième Bastille. Décidément, je ne conspire plus.

Le roi parut. Il se fit un grand silence au milieu duquel on entendit sonner dix heures, l’heure solennelle. Sa Majesté était entourée d’une cour nombreuse. Il y avait près d’elle plus de cinquante gentilshommes, qui ne s’étaient point juré de venir à la présentation, et, pour cette raison probablement, étaient tous présents.

Le roi remarqua, tout d’abord, que madame de Grammont, madame de Guéménée et madame d’Egmont manquaient à cette splendide assemblée.

Il s’approcha de M. de Choiseul, qui affectait un grand calme, et qui, malgré ses efforts, n’arrivait qu’à une fausse indifférence.

— Je ne vois pas madame la duchesse de Grammont ici ? dit-il.

— Sire, répondit M. de Choiseul, ma sœur est malade, et m’a chargé d’offrir à Sa Majesté ses très humbles respects.

— Tant pis ! fit le roi.

Et il tourna le dos à M. de Choiseul.

En se retournant, il se trouva en face du prince de Guéménée.

— Et madame la princesse de Guéménée, dit-il, où est-elle donc ? Ne l’avez-vous pas amenée, prince ?

— Impossible, sire, la princesse est malade ; en allant la prendre chez elle, je l’ai trouvée au lit.

— Ah ! tant pis ! tant pis ! dit le roi. Ah ! voici le maréchal. Bonsoir duc.

— Sire…, fit le vieux courtisan en s’inclinant avec la souplesse d’un jeune homme.

— Vous n’êtes pas malade, vous, dit le roi assez haut pour que MM. de Choiseul et de Guéménée l’entendissent.

— Chaque fois, sire, répondit le duc de Richelieu, qu’il s’agit pour moi du bonheur de voir Votre Majesté, je me porte à merveille.

— Mais, dit le roi en regardant autour de lui, votre fille, madame d’Egmont, d’où vient donc qu’elle n’est pas ici ?

Le duc, voyant qu’on l’écoutait, prit un air de profonde tristesse :

— Hélas ! sire, ma pauvre fille est bien privée de ne pouvoir avoir l’honneur de mettre ses humbles hommages aux pieds de Votre Majesté, ce soir, surtout ; mais, malade, sire, malade…

— Tant pis ! dit le roi. Malade, madame d’Egmont, la plus belle santé de France ! Tant pis ! tant pis !

Et le roi quitta M. de Richelieu comme il avait quitté M. de Choiseul et M. de Guéménée.

Puis, il accomplit le tour de son salon, complimentant surtout madame de Mirepoix qui ne se sentait pas d’aise.

— Voilà le prix de la trahison, dit le maréchal à son oreille ; demain, vous serez comblée d’honneurs, tandis que nous !… je frémis d’y penser.

Et le duc poussa un soupir.

— Mais il me semble que vous-même n’avez pas mal trahi les Choiseul, puisque vous voici… Vous aviez juré…

— Pour ma fille, maréchale, pour ma pauvre Septimanie ! La voici disgraciée pour avoir été trop fidèle.

— À son père ! répliqua la maréchale.

Le duc fit semblant de ne pas entendre cette réponse, qui pouvait passer pour une épigramme.

— Mais, dit-il, ne vous semble-t-il pas, maréchale, que le roi est inquiet ?

— Dame ! il y a de quoi.

— Comment ?

— Dix heures un quart.

— Ah ! c’est vrai, et la comtesse ne vient pas. Tenez, maréchale, voulez-vous que je vous dise ?

— Dites.

— J’ai une crainte.

— Laquelle ?

— C’est qu’il ne soit arrivé quelque chose de fâcheux à cette pauvre comtesse. Vous devez savoir cela, vous ?

— Pourquoi, moi ?

— Sans doute, vous nagiez dans la conspiration jusqu’au cou.

— Eh bien ! répondit la maréchale, en confidence, duc, j’en ai peur comme vous.

— Notre amie la duchesse est un rude antagoniste qui blesse en fuyant, à la manière des Parthes ; or, elle a fui. Voyez comme M. de Choiseul est inquiet, malgré sa volonté de paraître tranquille ; tenez, il ne peut demeurer en place, il ne perd pas de vue le roi. Voyons, ils ont tramé quelque chose ? Avouez-moi cela.

— Je ne sais rien, duc, mais je suis de votre avis.

— Où cela les mènera-t-il ?

— À un retard, cher duc, et vous savez le proverbe : « A tout gagné qui gagne du temps. » Demain, un événement imprévu peut arriver, qui retarde indéfiniment cette présentation. La dauphine arrive peut-être demain à Compiègne, au lieu d’arriver dans quatre jours. On aura voulu gagner demain, peut-être.

— Maréchale, savez-vous que votre petit conte m’a tout l’air d’une réalité. Elle n’arrive pas, sang bleu !

— Et voilà le roi qui s’impatiente, regardez.

— C’est la troisième fois qu’il s’approche de la fenêtre.

— Le roi souffre réellement.

— Alors ce sera bien pis tout à l’heure.

— Comment cela ?

— Écoutez. Il est dix heures vingt minutes.

— Oui.

— Je puis vous dire cela maintenant.

— Eh bien ?

La maréchale regarda autour d’elle ; puis à voix basse :

— Eh bien ! elle ne viendra pas.

— Ah ! mon Dieu, maréchale ! mais ce sera un scandale abominable.

— Matière à procès, duc, à procès criminel… capital… car il y aura dans tout cela, je le sais de bon lieu, enlèvement, violence, lèse-majesté même si l’on veut. Les Choiseul ont joué le tout pour le tout.

— C’est bien imprudent à eux.

— Que voulez-vous, la passion les aveugle.

— Voilà l’avantage de ne pas être passionné, d’être comme nous, maréchale ; on y voit clair au moins.

— Tenez, voilà le roi qui s’approche encore une fois de la fenêtre.

En effet, Louis XV, assombri, anxieux, irrité, s’approcha de la croisée, et appuya ses mains à l’espagnolette ciselée et son front aux vitres fraîches.

Pendant ce temps, on entendait bruire, comme un cliquetis de feuillage avant la tempête, les conversations des courtisans. Tous les yeux allaient de la pendule au roi.

La pendule sonna la demie. Son timbre pur sembla pincer l’acier, et la vibration s’éteignit frémissante dans la vaste salle. M. de Maupeou s’approcha du roi.

— Beau temps, sire, dit-il timidement.

— Superbe, superbe… Comprenez-vous quelque chose à cela, M. de Maupeou ?

— À quoi, sire ?

— À ce retard… Pauvre comtesse.

— Il faut qu’elle soit malade, sire, dit le chancelier.

— Cela se conçoit que madame de Grammont soit malade, que madame de Guéménée soit malade, que madame d’Egmont soit malade aussi ; mais la comtesse malade, cela ne se conçoit pas !

— Sire, une forte émotion peut rendre malade, la joie de la comtesse était si grande !

— Ah ! c’est fini, dit Louis XV en secouant la tête, c’est fini ; maintenant, elle ne viendra plus.

Quoique le roi eût prononcé ces derniers mots à voix basse, il se faisait un silence tel, qu’ils furent entendus par presque tous les assistants.

Mais ils n’avaient pas encore eu le temps d’y répondre, même par la pensée, qu’un grand bruit de carrosses retentit sous la voûte.

Tous les fronts oscillèrent, tous les yeux s’interrogèrent mutuellement.

Le roi quitta la fenêtre et s’alla poster au milieu du salon pour voir l’enfilade de la galerie.

— J’ai bien peur que ce ne soit quelque fâcheuse nouvelle qui nous arrive, dit la maréchale à l’oreille du duc, qui dissimula un fin sourire.

Mais soudain la figure du roi s’épanouit, l’éclair jaillit de ses yeux.

— Madame la comtesse du Barry ! cria l’huissier au grand maître des cérémonies…

— Madame la comtesse de Béarn !

Ces deux noms firent bondir tous les cœurs sous des sensations bien opposées. Un flot de courtisans, invinciblement entraînés par la curiosité, s’avança vers le roi.

Madame de Mirepoix se trouva être la plus proche de Louis XV.

— Oh ! qu’elle est belle ! qu’elle est belle ! s’écria la maréchale en joignant les mains comme si elle était prête à entrer en adoration.

Le roi se retourna et sourit à la maréchale.

— Ce n’est pas une femme, dit le duc de Richelieu, c’est une fée.

Le roi envoya la fin de son sourire à l’adresse du vieux courtisan.

En effet, jamais la comtesse n’avait été si belle, jamais pareille suavité d’expression, jamais émotion mieux jouée, regard plus modeste, taille plus noble, démarche plus élégante, n’avaient excité l’admiration dans le salon de la reine, qui cependant, comme nous l’avons dit, était le salon des présentations.

Belle à charmer, riche sans faste, coiffée à ravir surtout, la comtesse s’avançait, tenue par la main de madame de Béarn, qui, malgré d’atroces souffrances, ne boitait pas, ne sourcillait pas, mais dont le rouge se détachait par atomes desséchés, tant la vie se retirait de son visage, tant chaque fibre tressaillait douloureusement en elle au moindre mouvement de sa jambe blessée.

Tout le monde arrêta les yeux sur le groupe étrange.

La vieille dame, décolletée comme au temps de sa jeunesse, avec sa coiffure d’un pied de haut, ses grands yeux caves et brillants comme ceux d’une orfraie, sa toilette magnifique et sa démarche de squelette, semblait l’image du temps passé donnant la main au temps présent.

Cette dignité sèche et froide guidant cette grâce voluptueuse et décente, frappa d’admiration et d’étonnement surtout la plupart des assistants.

Il sembla au roi, tant le contraste était vivant, que madame de Béarn lui amenait sa maîtresse plus jeune, plus fraîche, plus riante que jamais il ne l’avait vue.

Aussi, au moment où, suivant l’étiquette, la comtesse pliait le genou pour baiser la main du roi, Louis XV la saisit par le bras, et la releva d’un seul mot, qui fut la récompense de ce qu’elle avait souffert depuis quinze jours.

— À mes pieds, comtesse ! dit le roi. Vous riez !… C’est moi qui devrais et qui surtout voudrais être aux vôtres.

Puis le roi ouvrit les bras, comme c’était le cérémonial ; mais, au lieu de faire semblant d’embrasser, cette fois, il embrassa réellement.

— Vous avez là une bien belle filleule, madame, dit-il à madame de Béarn ; mais aussi elle a une noble marraine, que je suis on ne peut plus aise de revoir à ma cour.

La vieille dame s’inclina.

— Allez saluer mes filles, comtesse, dit tout bas le roi à madame du Barry, et montrez-leur que vous savez faire la révérence. J’espère que vous ne serez point mécontente de celle qu’elles vous rendront.

Les deux dames continuèrent leur marche au milieu d’un grand espace vide, qui se formait autour d’elles à mesure qu’elles avançaient, mais que les regards scintillants semblaient emplir de flammes brûlantes.

Les trois filles du roi, voyant madame du Barry s’approcher d’elles, se levèrent comme des ressorts et attendirent.

Louis XV veillait. Ses yeux fixés sur Mesdames, leur enjoignaient la plus favorable politesse.

Mesdames, un peu émues, rendirent la révérence à madame du Barry, laquelle s’inclina beaucoup plus bas que l’étiquette ne l’ordonnait, ce qui fut trouvé du meilleur goût, et toucha tellement les princesses, qu’elles l’embrassèrent comme avait fait le roi, et avec une cordialité dont le roi parut enchanté.

Dès lors, le succès de la comtesse devint un triomphe, et il fallut que les plus lents ou les moins adroits des courtisans attendissent une heure avant de faire parvenir leurs saluts à la reine de la fête.

Celle-ci, sans morgue, sans colère, sans récrimination, accueillit toutes les avances et sembla oublier toutes les trahisons. Et il n’y avait rien de joué dans cette bienveillance magnanime : son cœur débordait de joie et n’avait plus de place pour un seul sentiment haineux.

M. de Richelieu n’était pas pour rien le vainqueur de Mahon ; il savait manœuvrer. Tandis que les courtisans vulgaires se tenaient, pendant les révérences, à leur place et attendaient l’issue de la présentation pour encenser ou dénigrer l’idole, le maréchal avait été prendre position derrière le siège de la comtesse, et, pareil au guide de cavalerie qui va se planter à cent toises dans la plaine pour attendre le déploiement d’une file à son point juste de conversion, le duc attendait madame du Barry, et devait naturellement se trouver près d’elle sans être foulé. Madame de Mirepoix, de son côté, connaissant le bonheur que son ami avait toujours eu à la guerre, avait imité cette manœuvre, et avait insensiblement rapproché son tabouret de celui de la comtesse.

Les conversations s’établirent dans chaque groupe, et toute la personne de madame du Barry fut passée à l’étamine.

La comtesse, soutenue par l’amour du roi, par l’accueil gracieux de Mesdames et par l’appui de sa marraine, promenait un regard moins timide sur les hommes placés autour du roi, et, certaine de sa position, cherchait ses ennemies parmi les femmes. Un corps opaque interrompit la perspective.

— Ah ! monsieur le duc, dit-elle, il fallait que je vinsse ici pour vous rencontrer.

— Comment cela, madame ? demanda le duc.

— Oui, il y a quelque chose comme huit jours qu’on ne vous a vu, ni à Versailles, ni à Paris, ni à Luciennes.

— Je me préparais au plaisir de vous voir ici ce soir, répliqua le vieux courtisan.

— Vous le prévoyiez peut-être ?

— J’en suis certain.

— Voyez-vous ! En vérité, duc, quel homme vous faites ! avoir su cela et ne pas m’en avoir prévenue, moi, votre amie, moi qui n’en savais rien.

— Comment cela, madame ? dit le duc, vous ne saviez point que vous dussiez venir ici ?

— Non. J’étais à peu près comme Ésope quand un magistrat l’arrêta dans la rue : « Où allez-vous ? lui demanda-t-il. — Je n’en sais rien, répondit le fabuliste. — Ah ! vraiment, en ce cas, vous irez en prison. — Vous voyez bien que je ne savais pas où j’allais. » De même, duc, je pouvais croire aller à Versailles, mais je n’en étais pas assez sûre pour le dire. Voilà pourquoi vous m’eussiez rendu service en me venant voir… mais… vous viendrez à présent, n’est-ce pas ?

— Madame, dit Richelieu sans paraître ému le moins du monde de la raillerie, je ne comprends pas bien pourquoi vous n’étiez pas sûre de venir ici.

— Je vais vous le dire : parce que j’étais entourée de pièges.

Et elle regarda fixement le duc, qui soutint ce regard imperturbablement.

— De pièges ? ah ! bon Dieu ! que me dites-vous là, comtesse ?

— D’abord, on m’a volé mon coiffeur.

— Oh ! oh ! votre coiffeur.

— Oui.

— Que ne m’avez-vous fait dire cela ; je vous eusse envoyé, mais parlons bas, je vous prie, je vous eusse envoyé une perle, un trésor, que madame d’Egmont a déterré, un artiste bien supérieur à tous les perruquiers, à tous les coiffeurs royaux, mon petit Léonard.

— Léonard ! s’écria madame du Barry.

— Oui ; un petit jeune homme qui coiffe Septimanie et qu’elle cache à tous les yeux, comme Harpagon fait de sa cassette. Du reste, il ne faut pas vous plaindre, comtesse ; vous êtes coiffée à merveille et belle à ravir ; et, chose singulière, le dessin de ce tour ressemble au croquis que madame d’Egmont demanda hier à Boucher, et dont elle comptait se servir pour elle-même, si elle n’avait point été malade. Pauvre Septimanie !

La comtesse tressaillit et regarda le duc plus fixement encore ; mais le duc restait souriant et impénétrable.

— Mais pardon, comtesse, je vous ai interrompue ; vous parliez de pièges ?…

— Oui, après m’avoir volé mon coiffeur, on m’a soustrait ma robe, une robe charmante.

— Oh ! voilà qui est odieux : mais de fait, vous pouviez vous passer de celle qu’on vous a soustraite ; car je vous vois habillée d’une étoffe miraculeuse… c’est de la soie de Chine, n’est-ce pas, avec des fleurs appliquées ? Eh bien ! si vous vous fussiez adressée à moi dans votre embarras, comme il faut le faire à l’avenir, je vous eusse envoyé la robe que ma fille avait fait faire pour sa présentation, et qui était tellement pareille à celle-ci, que je jurerais que c’est la même.

Madame du Barry saisit les deux mains du duc, car elle commençait à comprendre quel était l’enchanteur qui l’avait tirée d’embarras.

— Savez-vous dans quelle voiture je suis venue, duc ? lui dit-elle.

— Non ; dans la vôtre, probablement.

— Duc, on m’avait enlevé ma voiture, comme ma robe, comme mon coiffeur.

— Mais c’était donc un guet-apens général ? Dans quelle voiture êtes-vous donc venue ?

— Dites-moi d’abord comment est la voiture de madame d’Egmont ?

— Ma foi, je crois que, dans la prévision de cette soirée, elle s’était commandé une voiture doublée de satin blanc. Mais on n’a pas eu le temps d’y peindre ses armes.

— Oui, n’est-ce pas, une rose est bien plus vite faite qu’un écusson. Les Richelieu et les d’Egmont ont des armes fort compliquées. Tenez, duc, vous êtes un homme adorable.

Et elle lui tendit ses deux mains, dont le vieux courtisan se fit un masque tiède et parfumé.

Tout à coup, au milieu des baisers dont il les couvrait, le duc sentit tressaillir les mains de madame du Barry.

— Qu’est-ce ? demanda-t-il en regardant autour de lui.

— Duc… dit la comtesse avec un regard égaré.

— Eh bien ?

— Quel est donc cet homme, là-bas, près de monsieur de Guéménée ?

— Cet habit d’officier prussien ?

— Oui.

— Cet homme brun, aux yeux noirs, à la figure expressive ? Comtesse, c’est quelque officier supérieur que Sa Majesté le roi de Prusse envoie ici sans doute pour faire honneur à votre présentation.

— Ne riez pas, duc, cet homme est déjà venu en France il y a trois ou quatre ans ; cet homme, que je n’avais pas pu retrouver, que j’ai cherché partout, je le connais.

— Vous faites erreur, comtesse ; c’est le comte de Fœnix, un étranger, arrivé d’hier ou d’avant-hier seulement.

— Voyez comme il me regarde, duc !

— Tout le monde vous regarde, madame ; vous êtes si belle !

— Il me salue, il me salue, voyez-vous ?

— Tout le monde vous saluera, si tous ne vous ont déjà saluée, comtesse.

Mais la comtesse, en proie à une émotion extraordinaire, n’écoutait point les galanteries du duc, et, les yeux rivés sur l’homme qui avait captivé son attention, elle quitta, comme malgré elle, son interlocuteur pour faire quelques pas vers l’inconnu.

Le roi, qui ne la perdait pas de vue, remarqua ce mouvement ; il crut qu’elle réclamait sa présence, et, comme il avait assez longtemps gardé les bienséances en se tenant éloigné d’elle, il s’approcha pour la féliciter.

Mais la préoccupation qui s’était emparée de la comtesse était trop forte, pour que son esprit se détournât vers un autre objet.

— Sire, dit-elle, quel est donc cet officier prussien qui tourne le dos à M. de Guéménée ?

— Et qui nous regarde en ce moment ? demanda Louis XV.

— Oui, répondit la comtesse.

— Cette forte figure, cette tête carrée, encadrée dans un collet d’or ?

— Oui, oui, justement.

— Un accrédité de mon cousin de Prusse… quelque philosophe comme lui. Je l’ai fait venir ce soir. Je voulais que la philosophie prussienne consacrât le triomphe de Cotillon III par ambassadeur.

— Mais son nom, sire ?

— Attendez… le roi chercha. Ah ! c’est cela : le comte de Fœnix.

— C’est lui ! murmura madame du Barry, c’est lui, j’en suis sûre !

Le roi attendit encore quelques secondes pour donner le temps à madame du Barry de lui faire de nouvelles questions ; mais voyant qu’elle gardait le silence :

— Mesdames, dit-il en élevant la voix, c’est demain que madame la dauphine arrive à Compiègne. S. A. R. sera reçue à midi précis : toutes les dames présentées seront du voyage, excepté pourtant celles qui sont malades ; car le voyage est fatigant, et madame la dauphine ne voudrait pas aggraver les indispositions.

Le roi prononça ces mots en regardant avec sévérité M. de Choiseul, M. de Guéménée et M. de Richelieu.

Il se fit autour du roi un silence de terreur. Le sens des paroles royales avait été bien compris : c’était la disgrâce.

— Sire, dit madame du Barry qui était restée aux côtés du roi, je vous demande grâce en faveur de madame la comtesse d’Egmont.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce qu’elle est la fille de M. le duc de Richelieu, et que M. de Richelieu est mon plus fidèle ami.

— Richelieu ?

— J’en suis certaine, sire.

— Je ferai ce que vous voudrez, comtesse, dit le roi.

Et s’approchant du maréchal qui n’avait pas perdu de vue un seul mouvement des lèvres de la comtesse, et qui avait, sinon entendu, du moins deviné ce qu’elle venait de dire :

— J’espère, mon cher duc, dit-il, que madame d’Egmont sera rétablie pour demain ?

— Certainement, sire. Elle le sera pour ce soir, si Votre Majesté le désire.

Et Richelieu salua le roi de façon à ce que son hommage s’adressât à la fois au respect et à la reconnaissance. Le roi se pencha à l’oreille de la comtesse et lui dit un mot tout bas.

— Sire, répondit celle-ci avec une révérence accompagnée d’un adorable sourire, je suis votre obéissante sujette.

Le roi salua tout le monde de la main et se retira chez lui.

À peine avait-il franchi le seuil du salon, que les yeux de la comtesse se reportèrent plus effrayés que jamais sur cet homme singulier, qui la préoccupait si vivement.

Cet homme s’inclina comme les autres sur le passage du roi ; mais, quoiqu’en saluant, son front conservait une singulière expression de hauteur et presque de menace. Puis, aussitôt que Louis XV eut disparu, se frayant un chemin à travers les groupes, il vint s’arrêter à deux pas de madame du Barry.

La comtesse, de son côté, attirée par une invincible curiosité, fit un pas. De sorte que l’inconnu, en s’inclinant, put lui dire tout bas et sans que personne autre l’entendît :

— Me reconnaissez-vous, madame ?

— Oui, monsieur, vous êtes mon prophète de la place Louis XV.

L’étranger leva alors sur elle son regard limpide et assuré.

— Eh bien ! vous ai-je menti, madame, lorsque je vous prédis que vous seriez reine de France ?

— Non, monsieur, votre prédiction est accomplie, ou presque accomplie du moins. Aussi, me voici prête à tenir de mon côté mon engagement. Parlez, monsieur, que désirez-vous ?

— Le lieu serait mal choisi, madame, et, d’ailleurs, le temps de vous faire ma demande n’est pas venu.

— À quelque moment que vienne cette demande, elle me trouvera prête à l’accomplir.

— Pourrai-je en tout temps, en tout lieu, à toute heure, pénétrer jusqu’à vous, madame ?

— Je vous le promets.

— Merci.

— Mais sous quel nom vous présenterez-vous ? est-ce sous celui du comte de Fœnix ?

— Non, ce sera sous celui de Joseph Balsamo.

— Joseph Balsamo…, répéta la comtesse, tandis que le mystérieux étranger se perdait au milieu des groupes. Joseph Balsamo ! C’est bien ! je ne l’oublierai pas.


XXXIX

COMPIÈGNE.


Le lendemain, Compiègne se réveilla ivre et transporté, ou, pour mieux dire, Compiègne ne se coucha point.

Dès la veille, l’avant-garde de la maison du roi avait disposé ses logements dans la ville, et tandis que les officiers prenaient connaissance des lieux, les notables, de concert avec l’intendant des menus, préparaient la ville au grand honneur qu’elle allait recevoir.

Des arcs de triomphe en verdure, des massifs de roses et de lilas, des inscriptions latines, françaises et allemandes, en vers et en prose, occupèrent l’édilité picarde jusqu’au jour.

Des jeunes filles vêtues de blanc, selon l’usage immémorial, les échevins vêtus de noir, les cordeliers vêtus de gris, le clergé paré de ses habits les plus riches, les soldats et les officiers de la garnison sous leurs uniformes neufs, furent placés à leurs postes, tous se tenant prêts à marcher aussitôt qu’on signalerait l’arrivée de la princesse.

Le dauphin, parti de la veille, était arrivé incognito vers les onze heures du soir avec ses deux frères. Il monta de grand matin à cheval, sans autre distinction que s’il eût été un simple particulier, et, suivi de M. le comte de Provence et de M. le comte d’Artois, âgés, l’un de quinze ans, l’autre de treize, il se mit à galoper dans la direction de Ribecourt, suivant la route par laquelle madame la dauphine devait venir.

Ce n’était point au jeune prince, il faut le dire, que cette idée galante était venue ; c’était à son gouverneur, M. de Lavauguyon, qui, mandé la veille par le roi, avait reçu de Louis XV l’injonction d’instruire son auguste élève de tous les devoirs que lui imposaient les vingt-quatre heures qui allaient s’écouler.

M. de Lavauguyon avait donc jugé à propos, pour soutenir en tout point l’honneur de la monarchie, de faire suivre au duc de Berry l’exemple traditionnel des rois de sa race, Henri IV, Louis XIII, Louis XIV et Louis XV, lesquels avaient voulu analyser par eux-mêmes, sans l’illusion de la parure, leur future épouse, moins préparée sur le grand chemin à soutenir l’examen d’un époux.

Emportés sur de rapides coureurs, ils firent trois ou quatre lieues en une demi-heure. Le dauphin était parti sérieux et ses deux frères riants. À huit heures et demie, ils étaient de retour en ville : le dauphin, sérieux comme lorsqu’il était parti, M. de Provence, presque maussade, M. le comte d’Artois seul plus gai qu’il n’était le matin.

C’est que M. le duc de Berry était inquiet, que le comte de Provence était envieux, que le comte d’Artois était enchanté d’une seule et même chose : c’était de trouver la dauphine si belle.

Le caractère grave, jaloux et insoucieux des trois princes était épandu sur la figure de chacun d’eux.

Dix heures sonnaient à l’hôtel de ville de Compiègne, quand le guetteur vit arborer sur le clocher du village de Claives le drapeau blanc qu’on devait déployer lorsque la dauphine serait en vue.

Il sonna aussitôt la cloche d’avis, signal auquel répondit un coup de canon tiré de la place du Château.

Au même instant, comme s’il n’eût attendu que cet avis, le roi entra en carrosse à huit chevaux à Compiègne, avec la double haie de sa maison militaire, suivi par la foule immense des voitures de sa cour.

Les gendarmes et les dragons ouvraient au galop cette foule partagée entre le désir de voir le roi et celui d’aller au-devant de la dauphine, car il y avait l’éclat d’un côté et l’intérêt de l’autre.

Cent carrosses à quatre chevaux, tenant presque l’espace d’une lieue, roulaient quatre cents femmes et autant de seigneurs de la plus haute noblesse de France. Ces cent carrosses étaient escortés de piqueurs, de heiduques, de coureurs et de pages. Les gentilshommes de la maison du roi étaient à cheval et formaient une armée étincelante qui brillait au milieu de la poussière soulevée par les pieds des chevaux, comme un flot de velours, d’or, de plumes et de soie.

On fit une halte d’un instant à Compiègne, puis on sortit de la ville au pas pour s’avancer jusqu’à la limite convenue, qui était une croix placée sur la route, à la hauteur du village de Magny.

Toute la jeunesse de France entourait le dauphin ; toute la vieille noblesse était près du roi.

De son côté, la dauphine, qui n’avait pas changé de carrosse, s’avança d’un pas calculé vers la limite convenue. Les deux troupes se joignirent enfin.

Tous les carrosses furent aussitôt vides. Des deux côtés, la foule des courtisans descendit ; deux seuls carrosses étaient encore pleins : l’un, celui du roi, et l’autre, celui de la dauphine.

La portière du carrosse de la dauphine s’ouvrit, et la jeune archiduchesse sauta légèrement à terre.

La princesse alors s’avança vers la portière du carrosse royal.

Louis XV, en apercevant sa bru, fit ouvrir la portière de son carrosse et descendit à son tour avec empressement.

Madame la dauphine avait si heureusement calculé sa marche, qu’au moment où le roi posait le pied à terre elle se jetait à ses genoux.

Le roi se baissa, releva la jeune princesse et l’embrassa tendrement, tout en la couvrant d’un regard sous lequel, malgré elle, elle se sentit rougir.

— M. le dauphin ! dit le roi en montrant à Marie-Antoinette le duc de Berry qui se tenait derrière elle sans qu’elle l’eût encore aperçu, du moins officiellement.

La dauphine fit une révérence gracieuse que lui rendit le dauphin en rougissant à son tour.

Puis après le dauphin vinrent ses deux frères, après les deux frères, les trois filles du roi.

Madame la dauphine trouva un mot gracieux pour chacun des deux princes, pour chacune des trois princesses.

À mesure que s’avançaient ces présentations, en attendant avec anxiété, madame du Barry était debout derrière les princesses. Serait-il question d’elle ? serait-elle oubliée ?

Après la présentation de Madame Sophie, la dernière des filles du roi, il y eut une pause d’un instant pendant laquelle toutes les respirations étaient haletantes.

Le roi semblait hésiter, la dauphine semblait attendre quelque incident nouveau, dont d’avance elle eût été prévenue.

Le roi jeta les yeux autour de lui, et voyant la comtesse à sa portée, il lui prit la main.

Tout le monde s’écarta aussitôt. Le roi se trouva au milieu d’un cercle avec la dauphine.

— Madame la comtesse du Barry, dit-il, ma meilleure amie !

La dauphine pâlit, mais le plus gracieux sourire se dessina sur ses lèvres blêmissantes.

— Votre Majesté est bien heureuse, dit-elle, d’avoir une amie si charmante, et je ne suis pas surprise de l’attachement qu’elle peut inspirer.

Tout le monde se regardait avec un étonnement qui tenait de la stupéfaction. Il était évident que la dauphine suivait les instructions de la cour d’Autriche, et répétait probablement les paroles dictées par Marie-Thérèse.

Aussi M. de Choiseul crut-il que sa présence était nécessaire. Il s’avança pour être présenté à son tour ; mais le roi fit un signe de tête, les tambours battirent, les trompettes sonnèrent, le canon tonna.

Le roi prit la main de la jeune princesse pour la conduire à son carrosse. Elle passa, conduite ainsi, devant M. de Choiseul. Le vit-elle ou ne le vit-elle point, c’est ce qu’il est impossible de dire ; mais, ce qu’il y eut de certain, c’est qu’elle ne fit ni de la main, ni de la tête, aucun signe qui ressemblât à un salut.

Au moment où la princesse entra dans le carrosse du roi, les cloches de la ville se firent entendre au-dessus de tout ce bruit solennel.

Madame du Barry remonta radieuse dans son carrosse.

Il y eut alors une halte d’une dizaine de minutes, pendant laquelle le roi remonta dans son carrosse, et lui fit reprendre le chemin de Compiègne.

Pendant ce temps, toutes les voix, comprimées par le respect ou l’émotion, éclatèrent en un bourdonnement général.

du Barry s’approcha de la portière du carrosse de sa sœur ; celle-ci le reçut le visage souriant : elle attendait toutes ses félicitations.

— Savez-vous, Jeanne, lui dit-il, en lui montrant du doigt un cavalier qui causait à l’un des carrosses de la suite de madame la dauphine, savez-vous quel est ce jeune homme ?

— Non, dit la comtesse ; mais, vous-même, savez-vous ce que la dauphine a répondu quand le roi m’a présentée à elle ?

— Il ne s’agit pas de cela. Ce jeune homme est M. Philippe de Taverney.

— Celui qui vous a donné le coup d’épée ?

— Justement. Et savez-vous quelle est cette admirable créature avec laquelle il cause ?

— Cette jeune fille si pâle et si majestueuse ?

— Oui, que le roi regarde en ce moment, et dont, selon toute probabilité, il demande le nom à madame la dauphine ?

— Eh bien ?

— Eh bien ! c’est sa sœur.

— Ah ! fit madame du Barry.

— Écoutez, Jeanne, je ne sais pourquoi, mais il me semble que vous devez autant vous défier de la sœur que moi du frère.

— Vous êtes fou.

— Je suis sage. En tout cas, j’aurai soin du petit garçon.

— Et moi j’aurai l’œil sur la petite fille.

— Chut ! dit Jean, voici notre ami le duc de Richelieu.

En effet, le duc s’approchait en secouant la tête.

— Qu’avez-vous donc, mon cher duc ? demanda la comtesse avec son plus charmant sourire : on dirait que vous êtes mécontent.

— Comtesse, dit le duc, ne vous semble-t-il pas que nous sommes tous bien graves, et je dirais presque bien tristes pour la circonstance si joyeuse dans laquelle nous nous trouvons ? Autrefois, je me le rappelle, nous allâmes au-devant d’une princesse aimable comme celle-ci, belle comme celle-ci ; c’était la mère de Monseigneur le dauphin ; nous étions tous plus gais. Est-ce parce que nous étions plus jeunes ?

— Non, dit une voix derrière le duc, mon cher maréchal, c’est que la royauté était moins vieille.

Tous ceux qui entendirent ce mot éprouvèrent comme un frissonnement. Le duc se retourna et vit un vieux gentilhomme au maintien élégant, qui lui posait, avec un sourire misanthropique, une main sur l’épaule.

— Dieu me damne ! s’écria le duc, c’est le baron de Taverney ; comtesse, ajouta-t-il, un de mes plus vieux amis, pour lequel je vous demande toute votre bienveillance ; le baron de Taverney-Maison-Rouge.

— C’est le père ! dirent à la fois Jean et la comtesse en se baissant tous deux pour saluer.

— En voiture, messieurs, en voiture ! cria en ce moment le major de la maison du roi commandant l’escorte.

Les deux vieux gentilshommes firent un salut à la comtesse et au vicomte, et s’acheminèrent tous deux vers la même voiture, heureux qu’ils étaient de se retrouver après une si longue absence.

— Eh bien ! dit le vicomte, voulez-vous que je vous dise, ma chère, le père ne me revient pas plus que les enfants.

— Quel malheur, dit la comtesse, que ce petit ours de Gilbert se soit sauvé, il nous aurait donné des renseignements sur tout cela, lui qui a été élevé dans la maison.

— Bah ! dit Jean, nous le retrouverons, maintenant que nous n’avons plus que cela à faire.

La conversation fut interrompue par le mouvement des voitures.

Le lendemain, après avoir passé la nuit à Compiègne, les deux cours, couchant d’un siècle, aurore de l’autre, s’acheminaient confondues vers Paris, gouffre béant qui devait les dévorer tous.


XL

LA PROTECTRICE ET LE PROTÉGÉ.


Il est temps de revenir à Gilbert, dont une exclamation imprudente de sa protectrice, mademoiselle Chon, nous a appris la fuite, et voilà tout.

Depuis qu’au village de la Chaussée il avait, dans les préliminaires du duel de Philippe de Taverney avec le vicomte du Barry, appris le nom de sa protectrice, notre philosophe avait été fort refroidi dans son admiration.

Souvent, à Taverney, alors que, caché au milieu d’un massif ou derrière une charmille, il suivait ardemment des yeux Andrée se promenant avec son père, souvent, disons-nous, il avait entendu le baron s’expliquer catégoriquement sur le compte de madame du Barry. La haine tout intéressée du vieux Taverney, dont nous connaissons les vices et les principes, avait trouvé une certaine sympathie dans le cœur de Gilbert. Cela venait de ce que mademoiselle Andrée ne contredisait en aucune façon le mal que le baron disait de madame du Barry ; car, il faut bien que nous le disions, le nom de madame du Barry était un nom fort méprisé en France. Enfin, ce qui avait rangé complétement Gilbert au parti du baron, c’est que plus d’une fois il avait entendu Nicole s’écrier : « Ah ! si j’étais madame du Barry ! »

Tout le temps que dura le voyage, Chon était trop occupée, et de choses trop sérieuses, pour faire attention au changement d’humeur que la connaissance de ses compagnons de voyage avait amené chez M. Gilbert. Elle arriva donc à Versailles, ne songeant qu’à faire tourner au plus grand bien du vicomte le coup d’épée de Philippe, qui ne pouvait tourner à son plus grand honneur.

Quant à Gilbert, à peine entré dans la capitale, sinon de la France, du moins de la monarchie française, il oublia toute mauvaise pensée pour se laisser aller à une franche admiration. Versailles, majestueux et froid, avec ses grands arbres, dont la plupart commençaient à sécher et à périr de vieillesse, pénétra Gilbert de ce sentiment de religieuse tristesse dont nul esprit bien organisé ne peut se défendre en présence des grands ouvrages élevés par la persévérance humaine, ou créés par la puissance de la nature.

Il résulta de cette impression, inusitée chez Gilbert et contre laquelle son orgueil inné se raidissait en vain, que pendant les premiers instants la surprise et l’admiration le rendirent silencieux et souple. Le sentiment de sa misère et de son infériorité l’écrasait. Il se trouvait bien pauvrement vêtu près de ces seigneurs chamarrés d’or et de cordons ; bien petit près des Suisses ; bien chancelant, quand avec ses gros souliers ferrés, il lui fallut marcher sur les parquets de mosaïque et sur les marbres poncés et cirés des galeries.

Alors il sentit que le secours de sa protectrice lui était indispensable pour faire de lui quelque chose. Il se rapprocha d’elle pour que les gardes vissent bien qu’il venait avec elle. Mais ce fut ce besoin même qu’il avait eu de Chon qu’avec la réflexion, qui lui revint bientôt, il ne put lui pardonner.

Nous savons déjà, car nous l’avons vu dans la première partie de cet ouvrage, que madame du Barry habitait à Versailles un bel appartement, autrefois habité par madame Adélaïde. L’or, le marbre, les parfums, les tapis, les dentelles enivrèrent d’abord Gilbert, nature sensuelle par instinct, esprit philosophique par volonté, et ce ne fut que lorsqu’il y était déjà depuis longtemps, qu’enivré d’abord par la réflexion de tant de merveilles qui avaient ébloui son intelligence, il s’aperçut enfin qu’il était dans une petite mansarde tendue de serge, qu’on lui avait servi un bouillon, un reste de gigot et un pot de crème, et que le valet, en les lui servant, lui avait dit d’un ton de maître :

— Restez ici !

Puis il s’était retiré.

Cependant un dernier coin de tableau — il est vrai que c’était le plus magnifique — tenait encore Gilbert sous le charme. On l’avait logé dans les combles, nous l’avons dit ; mais de la fenêtre de sa mansarde il voyait tout le parc émaillé de marbre ; il apercevait les eaux couvertes de cette croûte verdâtre qu’étendait sur elle l’abandon où on les avait laissées, et par delà les cimes des arbres, frémissantes comme les vagues de l’océan, les plaines diaprées et les horizons bleus des montagnes voisines. La seule chose à laquelle songea Gilbert en ce moment fut donc que, comme les premiers seigneurs de France, sans être ni un courtisan ni un laquais, sans aucune recommandation de naissance et sans aucune bassesse de caractère, il logeait à Versailles, c’est-à-dire dans le palais du roi.

Pendant que Gilbert faisait son petit repas, fort bon d’ailleurs s’il le comparait à ceux qu’il avait l’habitude de faire, et pour son dessert regardait par la fenêtre de sa mansarde, Chon pénétrait, on se le rappelle, près de sa sœur, lui glissait tout bas à l’oreille que sa commission près de madame de Béarn était remplie, et lui annonçait tout haut l’accident arrivé à son frère à l’auberge de la Chaussée, accident que, malgré le bruit qu’il avait fait à sa naissance, nous avons vu aller se perdre et mourir dans le gouffre où devaient se perdre tant d’autres choses plus importantes, l’indifférence du roi.

Gilbert était plongé dans une de ces rêveries qui lui étaient familières en face des choses qui passaient la mesure de son intelligence ou de sa volonté, lorsqu’on vint le prévenir que mademoiselle Chon l’invitait à descendre ; il prit son chapeau, le brossa, compara du coin de l’œil son habit râpé à l’habit neuf du laquais ; et, tout en se disant que l’habit de ce dernier était un habit de livrée, il n’en descendit pas moins, tout rougissant de honte de se trouver si peu en harmonie avec les hommes qu’il coudoyait et avec les choses qui passaient sous ses yeux.

Chon descendait en même temps que Gilbert dans la cour ; seulement elle descendait, elle, par le grand escalier, lui, par une espèce d’échelle de dégagement.

Une voiture attendait. C’était une espèce de phaéton bas, à quatre places, pareil à peu près à cette petite voiture historique dans laquelle le grand roi promenait à la fois madame de Montespan, madame de Fontanges, et même souvent la reine.

Chon y monta et s’installa sur la première banquette, avec un gros coffret et un petit chien. Les deux autres places étaient destinées à Gilbert et à une espèce d’intendant nommé M. Grange.

Gilbert s’empressa de prendre place derrière Chon pour maintenir son rang. L’intendant, sans faire difficulté, sans y songer même, prit place à son tour derrière le coffret et le chien.

Comme mademoiselle Chon, semblable pour l’esprit et le cœur à tout ce qui habitait Versailles, se sentait joyeuse de quitter le grand palais pour respirer l’air des bois et des prés, elle devint communicative, et à peine sortie de la ville, se tournant à demi :

— Eh bien ! dit-elle, comment trouvez-vous Versailles, monsieur le philosophe ?

— Fort beau, madame ; mais le quittons-nous déjà ?

— Oui, nous allons chez nous, cette fois.

— C’est-à-dire chez vous, madame, dit Gilbert du ton d’un ours qui s’humanise.

— C’est ce que je voulais dire. Je vous montrerai à ma sœur : tâchez de lui plaire ; c’est à quoi s’attachent en ce moment les plus grands seigneurs de France. À propos, monsieur Grange, vous ferez faire un habit complet à ce garçon.

Gdbert rougit jusqu’aux oreilles.

— Quel habit, madame ? demanda l’intendant ; la livrée ordinaire ?

Gilbert bondit sur sa banquette.

— La livrée ! s’écria-t-il en lançant à l’intendant un regard féroce.

— Non pas. Vous ferez faire… Je vous dirai cela ; j’ai une idée que je veux communiquer à ma sœur. Veillez seulement à ce que cet habit soit prêt en même temps que celui de Zamore.

— Bien, madame.

— Connaissez-vous Zamore ? demanda Chon à Gilbert, que tout ce dialogue rendait fort effaré.

— Non, madame, dit-il, je n’ai pas cet honneur.

— C’est un petit compagnon que vous aurez, et qui va être gouverneur du château de Luciennes. Faites-vous son ami ; c’est une bonne créature au fond que Zamore, malgré sa couleur.

Gilbert fut prêt à demander de quelle couleur était Zamore, mais il se rappela la morale que Chon lui avait faite à propos de la curiosité, et, de peur d’une seconde mercuriale, il se contint.

— Je tâcherai, se contenta-t-il de répondre avec un sourire plein de dignité.

On arriva à Luciennes. Le philosophe avait tout vu : la route fraîchement plantée, ces coteaux ombreux, le grand aqueduc, qui semble un ouvrage romain, les bois de châtaigniers à l’épais feuillage, puis, enfin, ce magnifique coup d’œil de plaines et de bois qui accompagnent dans leur fuite, vers Maisons, les deux rives de la Seine.

— C’est donc là, se dit Gilbert à lui-même, ce pavillon qui a coûté tant d’argent à la France, au dire de M. le baron de Taverney !

Des chiens joyeux, des domestiques empressés, accourant pour saluer Chon, interrompirent Gilbert au milieu de ses réflexions aristocratico-philosopbiques.

— Ma sœur est-elle donc arrivée ? demanda Chon.

— Non, madame, mais on l’attend.

— Qui cela ?

— Mais M. le chancelier, M. le lieutenant de police, M. le duc d’Aiguillon.

— Bien, courez vite m’ouvrir le cabinet de Chine, je veux être la première à voir ma sœur ; vous la préviendrez que je suis là, entendez-vous ? Ah ! Sylvie, continua Chon, s’adressant à une espèce de femme de chambre qui venait de s’emparer du coffret et du petit chien, donnez le coffret et Misapouf à M. Grange, et conduisez mon petit philosophe près de Zamore.

Mademoiselle Sylvie regarda autour d’elle, cherchant sans doute de quelle sorte d’animal Chon voulait parler ; mais ses regards et ceux de sa maîtresse s’étant arrêtés en même temps sur Gilbert, Chon fit signe que c’était du jeune homme qu’il était question.

— Venez, dit Sylvie.

Gilbert, de plus en plus étonné, suivit la femme de chambre, tandis que Chon, légère comme un oiseau, disparaissait par une des portes latérales du pavillon.

Sans le ton impératif avec lequel Chon lui avait parlé, Gilbert eût pris bien plutôt mademoiselle Sylvie pour une grande dame que pour une femme de chambre. En effet, elle ressemblait bien plus, pour le costume, à Andrée qu’à Nicole ; elle prit Gilbert par la main en lui adressant un gracieux sourire, car les paroles de mademoiselle Chon indiquaient à l’endroit du nouveau venu, sinon l’affection, du moins le caprice.

C’était, mademoiselle Sylvie, bien entendu, une grande et belle fille aux yeux bleu foncé, au teint blanc, légèrement taché de rousseur, aux magnifiques cheveux d’un blond ardent. Sa bouche fraîche et fine, ses dents blanches, son bras potelé, firent sur Gilbert une de ces impressions sensuelles auxquelles il était si accessible et qui lui rappela, par un doux frémissement, cette lune de miel dont avait parlé Nicole.

Les femmes s’aperçoivent toujours de ces choses-là ; mademoiselle Sylvie s’en aperçut donc, et souriant :

— Comment vous appelle-t-on, monsieur ? dit-elle.

— Gilbert, Mademoiselle, répondit notre jeune homme avec une voix assez douce.

— Eh bien ! monsieur Gilbert, venez faire connaissance avec le seigneur Zamore.

— Avec le gouverneur du château de Luciennes ?

— Avec le gouverneur.

Gilbert étira ses bras, brossa son habit avec une manche, et passa son mouchoir sur ses mains. Il était assez intimidé au fond de paraître devant un personnage si important, mais il se rappelait ces mots : « Zamore est une bonne créature », et ces mots le rassuraient.

Il était déjà ami d’une comtesse, ami d’un vicomte ; il allait être l’ami d’un gouverneur.

— Eh ! pensa-t-il, calomnierait-on la cour, qu’il est si facile d’y avoir des amis ? Ces gens-là sont hospitaliers et bons, j’imagine.

Sylvie ouvrit la porte d’une antichambre qui semblait bien plutôt un boudoir ; les panneaux en étaient d’écailles incrustées de cuivre doré. On eût dit l’atrium de Lucullus, si ce n’est que chez l’ancien Romain, les incrustations étaient d’or pur.

Là, sur une immense fauteuil, enfoui sous des coussins, se reposait, les jambes croisées, en grignotant des pastilles de chocolat, le seigneur Zamore, que nous connaissons, mais que Gilbert ne connaissait pas.

Aussi l’effet que lui produisit l’apparition du futur gouverneur de Luciennes se traduisait-elle d’une façon assez curieuse sur le visage du philosophe.

— Oh ! s’écria-t-il, en contemplant avec saisissement l’étrange figure, car c’était la première fois qu’il voyait un nègre, oh ! oh ! qu’est-ce que ceci ?

Quant à Zamore, il ne leva pas même la tête et continua de grignoter ses pralines en roulant des yeux blancs de plaisir.

— Ceci, répondit Sylvie, c’est M. Zamore.

— Lui ? fit Gilbert stupéfait.

— Sans doute, répliqua Sylvie, riant malgré elle de la tournure que prenait cette scène.

— Le gouverneur ? continua Gilbert ; ce magot, gouverneur du château de Luciennes ? Allons donc, Mademoiselle, vous vous moquez de moi.

À cette apostrophe, Zamore se redressa, montrant ses dents blanches.

— Moi gouverneur, dit-il, moi pas magot.

Gilbert promena de Zamore à Sylvie un regard inquiet qui devint courroucé, lorsqu’il vit la jeune femme éclater de rire malgré les efforts qu’elle faisait pour se contenir.

Quant à Zamore, grave et impassible comme un fétiche indien, il replongea sa griffe noire dans le sac de satin, et reprit ses grignotements.

En ce moment la porte s’ouvrit, et M. Grange entra suivi d’un tailleur.

— Voici, dit-il en désignant Gilbert, la personne pour qui sera l’habit ; prenez la mesure ainsi que je vous ai expliqué qu’elle devait être prise.

Gilbert tendit machinalement ses bras et ses épaules, tandis que Sylvie et M. Grange causaient au fond de la chambre, et que mademoiselle Sylvie riait de plus en plus à chaque mot que lui disait l’intendant.

— Ah ! ce sera charmant, dit mademoiselle Sylvie ; et aura-t-il le bonnet pointu, comme Sganarelle ?

Gilbert n’écouta même pas la réponse, il repoussa brusquement le tailleur, et ne voulut à aucun prix se prêter au reste de la cérémonie. Il ne connaissait pas Sganarelle, mais le nom, et surtout les rires de mademoiselle Sylvie lui indiquaient que ce devait être un personnage éminemment ridicule.

— C’est bon, dit l’intendant au tailleur, ne lui faites pas violence ; vous en savez assez, n’est-ce pas ?

— Certainement, répondit le tailleur ; l’ampleur ne nuit jamais à ces sortes d’habits. Je le tiendrai large.

Sur quoi, mademoiselle Sylvie, l’intendant et le tailleur partirent, en laissant Gilbert en tête-à-tête avec le négrillon, qui continuait de grignoter ses pralines et de rouler ses yeux blancs.

Que d’énigmes pour le pauvre provincial, que de craintes, que d’angoisses surtout pour le philosophe qui voyait ou croyait voir sa dignité d’homme plus clairement compromise encore à Luciennes qu’à Taverney !

Cependant il essaya de parler à Zamore ; il lui était venu à l’idée que c’était peut-être quelque prince indien, comme il en avait vu dans les romans de monsieur Crébillon fils.

Mais le prince indien, au lieu de lui répondre, s’en alla devant chaque glace mirer son magnifique costume, comme fait une fiancée de son habit de noces ; puis, se mettant à califourchon sur une chaise à roulettes, à laquelle il donna l’impulsion avec ses pieds, il fit une dizaine de fois le tour de l’antichambre avec une vélocité qui prouvait l’étude approfondie qu’il avait faite de cet ingénieux exercice.

Tout à coup, une sonnette retentit. Zamore quitta sa chaise, qu’il laissa à l’endroit où il la quittait, et s’élança par une des portes de l’antichambre dans la direction du bruit de cette sonnette.

Cette promptitude à obéir au timbre argentin acheva de convaincre Gilbert que Zamore n’était point un prince.

Gilbert eut un instant l’envie de sortir par la même porte que Zamore, mais en arrivant au bout du couloir qui donnait dans un salon, il aperçut tant de cordons bleus et tant de cordons rouges, le tout gardé par des laquais si effrontés, si insolents et si tapageurs, qu’il sentit un frisson courir par ses veines, et que, la sueur au front, il rentra dans son antichambre.

Une heure s’écoula ainsi ; Zamore ne revenait pas ; mademoiselle Sylvie était toujours absente ; Gilbert appelait de tous ses désirs un visage humain quelconque, fût-ce celui de l’affreux tailleur qui allait instrumenter la mystification inconnue dont il était menacé.

Au bout de cette heure, la porte par laquelle il était entré se rouvrit, et un laquais parut, qui lui dit :

— Venez !


XLI

LE MÉDECIN MALGRÉ LUI.


Gilbert se sentait désagréablement affecté d’avoir à obéir à un laquais, néanmoins, comme il s’agissait sans doute d’un changement dans son état, et qu’il lui semblait que tout changement lui devait être avantageux, il se hâta.

Mademoiselle Chon, libre enfin de toute négociation après avoir mis sa belle-sœur au courant de sa mission près de madame de Béarn, déjeunait fort à l’aise dans un beau déshabillé du matin, près d’une fenêtre à la hauteur de laquelle montaient les acacias et les marronniers du plus prochain quinconce.

Elle mangeait de fort bon appétit, et Gilbert remarqua que cet appétit était justifié par un salmis de faisans et par une galantine aux truffes.

Le philosophe Gilbert, introduit auprès de mademoiselle Chon, chercha des yeux sur le guéridon la place de son couvert : il s’attendait à une invitation.

Mais Chon ne lui offrit pas même un siège.

Elle se contenta de jeter un coup d’œil sur Gilbert ; puis ayant avalé un petit verre de vin couleur de topaze :

— Voyons, mon cher médecin, où en êtes-vous avec Zamore ? dit-elle.

— Où j’en suis ? demanda Gilbert.

— Sans doute, j’espère que vous avez fait connaissance ?

— Comment voulez-vous que je fasse connaissance avec une espèce d’animal qui ne parle pas, et qui, lorsqu’on lui parle, se contente de rouler les yeux et de montrer les dents.

— Vous m’effrayez, répondit Chon sans discontinuer son repas et sans que l’air de son visage correspondît aucunement à ses paroles ; vous êtes donc bien revêche en amitié ?

— L’amitié suppose l’égalité, mademoiselle.

— Belle maxime ! dit Chon. Alors vous ne vous êtes pas cru l’égal de Zamore ?

— C’est-à-dire, reprit Gilbert, que je n’ai pas cru qu’il fût le mien.

— En vérité, dit Chon, comme se parlant à elle-même, il est ravissant !

Puis se retournant vers Gilbert, dont elle remarqua l’air rogue :

— Vous disiez donc, cher docteur, ajouta-t-elle, que vous donnez difficilement votre cœur ?

— Très difficilement, madame.

— Alors, je me trompais, quand je me flattais d’être de vos amies, et des bonnes ?

— J’ai beaucoup de penchant pour vous personnellement, madame, dit Gilbert avec raideur. Mais…

— Ah ! grand merci pour cet effort ; vous me comblez ; et combien de temps faut-il, mon beau dédaigneux, pour qu’on obtienne vos bonnes grâces ?

— Beaucoup de temps, madame ; il y a même des gens qui, quelque chose qu’ils fassent, ne les obtiendront jamais.

— Ah ! cela m’explique comment, après être resté dix-huit ans dans la maison du baron de Taverney, vous l’avez quittée tout d’un coup. Les Taverney n’avaient pas eu la chance de se mettre dans vos bonnes grâces. C’est cela, n’est-ce pas ?

Gilbert rougit.

— Eh bien ! vous ne répondez pas ? continua Chon.

— Que voulez-vous que je vous réponde, madame, si ce n’est que toute amitié et toute confiance doivent se mériter.

— Peste ! il paraîtrait, en ce cas, que les hôtes de Taverney n’auraient mérité ni cette amitié, ni cette confiance ?

—Tous, non, madame.

— Et que vous avaient fait ceux qui ont eu le malheur de vous déplaire ?

— Je ne me plains point, madame, dit fièrement Gilbert.

— Allons, allons, dit Chon, je vois que moi aussi je suis exclue de la confiance de M. Gilbert. Ce n’est cependant pas l’envie de la conquérir qui me manque ; c’est l’ignorance où je suis des moyens que l’on doit employer.

Gilbert se pinça les lèvres.

— Bref, ces Taverney n’ont pas su vous contenter, ajouta Chon avec une curiosité dont Gilbert sentit la tendance. Dites-moi donc un peu ce que vous faisiez chez eux ?

Gilbert fut assez embarrassé, car il ne savait pas lui-même ce qu’il faisait à Taverney.

— Madame, dit-il, j’étais…, j’étais homme de confiance.

À ces mots, prononcés avec le flegme philosophique qui caractérisait Gilbert, Chon fut prise d’un tel accès de rire, qu’elle se renversa sur sa chaise en éclatant.

— Vous en doutez ? dit Gilbert en fronçant le sourcil.

— Dieu m’en garde ! Savez-vous, mon cher ami, que vous êtes féroce et que l’on ne peut vous rien dire. Je vous demandais quels gens étaient ces Taverney. Ce n’est point pour vous désobliger, mais bien plutôt pour vous servir en vous vengeant.

— Je ne me venge pas, ou je me venge moi-même, madame.

— Très bien, mais nous avons nous-mêmes un grief contre les Taverney ; puisque de votre côté vous en avez un et même peut-être plusieurs, nous sommes donc naturellement alliés.

— Vous vous trompez, madame, ma façon de me venger ne peut avoir aucun rapport avec la vôtre, car vous parlez des Taverney en général, et moi j’admets différentes nuances dans les divers sentiments que je leur porte.

— Et M. Philippe de Taverney, par exemple, est-il dans les nuances sombres ou dans les nuances tendres ?

— Je n’ai rien contre M. Philippe. M. Philippe ne m’a jamais fait ni bien ni mal. Je ne l’aime ni le déteste ; il m’est tout à fait indifférent.

— Alors vous ne déposeriez pas devant le roi ou devant M. de Choiseul contre M. Philippe de Taverney ?

— À quel propos ?

— À propos de son duel avec mon frère.

— Je dirais ce que je sais, madame, si j’étais appelé à déposer.

— Et que savez-vous ?

— La vérité.

— Voyons, qu’appelez-vous la vérité ? C’est un mot bien élastique.

— Jamais pour celui qui sait distinguer le bien du mal, le juste de l’injuste.

— Je comprends : le bien… c’est M. Philippe de Taverney ; le mal… c’est M. le vicomte du Barry.

— Oui, madame, à mon avis, et selon ma conscience, du moins.

— Voilà ce que j’ai recueilli en chemin ! dit Chon avec aigreur ; voilà comment me récompense celui qui me doit la vie.

— C’est-à-dire, madame, celui qui ne vous doit pas la mort.

— C’est la même chose.

— C’est bien différent, au contraire.

— Comment cela ?

— Je ne vous dois pas la vie ; vous avez empêché vos chevaux de me l’ôter, voilà tout, et encore ce n’est pas vous, c’est le postillon.

Chon regarda fixement le petit logicien qui marchandait si peu avec les termes.

— J’aurais attendu, dit-elle en adoucissant son sourire et sa voix, un peu plus de galanterie de la part d’un compagnon de voyage qui savait si bien, pendant la route, trouver mon bras sous un coussin et mon pied sur son genou.

Chon était si provocante avec cette douceur et cette familiarité, que Gilbert oublia Zamore, le tailleur et le déjeuner auquel on avait oublié de l’inviter.

— Allons ! allons, nous voilà redevenu gentil, dit Chon en prenant le menton de Gilbert dans sa main. Vous témoignerez contre Philippe de Taverney, n’est-ce pas ?

— Oh ! pour cela, non, fit Gilbert. Jamais !

— Pourquoi donc, entêté ?

— Parce que M. le vicomte Jean a eu tort.

— Et en quoi a-t-il eu tort, s’il vous plaît ?

— En insultant la dauphine. Tandis qu’au contraire, M. Philippe de Taverney…

— Eh bien ?

— Avait raison en la défendant.

— Ah ! nous tenons pour la dauphine, à ce qu’il paraît ?

— Non, je tiens pour la justice.

— Vous êtes un fou, Gilbert ! taisez-vous, qu’on ne vous entende point parler ainsi dans ce château.

— Alors dispensez-moi de répondre quand vous m’interrogerez.

— Changeons de conversation en ce cas.

Gilbert s’inclina en signe d’assentiment.

— Çà, petit garçon, demanda la jeune femme d’un ton de voix assez dur, que comptez-vous faire ici, si vous ne vous y rendez agréable ?

— Faut-il me rendre agréable en me parjurant ?

— Mais où donc allez-vous prendre tous ces grands mots-là ?

— Dans le droit que chaque homme a de rester fidèle à sa conscience.

— Bah ! dit Chon, quand on sert un maître, ce maître assume sur lui toute responsabilité.

— Je n’ai pas de maître, grommela Gilbert.

— Et au train dont vous y allez, petit niais, dit Chon en se levant comme une belle paresseuse, vous n’aurez jamais de maîtresse. Maintenant je répète ma question, répondez-y catégoriquement : Que comptez-vous faire chez nous ?

— Je croyais qu’il n’était pas besoin de se rendre agréable quand on pouvait se rendre utile.

— Et vous vous trompez : on ne rencontre que des gens utiles, et nous en sommes las.

— Alors je me retirerai.

— Vous vous retirerez ?

— Oui, sans doute, je n’ai point demandé à venir, n’est-ce pas ? Je suis donc libre.

— Libre ! s’écria Chon, qui commençait à se mettre en colère de cette résistance à laquelle elle n’était pas habituée. Oh ! que non !

La figure de Gilbert se contracta.

— Allons, allons, dit la jeune femme, qui vit au froncement de sourcils de son interlocuteur qu’il ne renonçait pas facilement à sa liberté. Allons, la paix !… Vous êtes un joli garçon très vertueux, et en cela vous serez très divertissant, ne fût-ce que par le contraste que vous ferez avec tout ce qui nous entoure. Seulement, gardez votre amour pour la vérité.

— Sans doute, je le garderai, dit Gilbert.

— Oui, mais nous entendons la chose de deux façons différentes. Je dis : gardez-le pour vous, et n’allez pas célébrer votre culte dans les corridors de Trianon ou dans les antichambres de Versailles.

— Hum ! fit Gilbert.

— Il n’y a pas de hum ! Vous n’êtes pas si savant, mon petit philosophe, que vous ne puissiez apprendre beaucoup de choses d’une femme ; et d’abord, premier axiome : On ne ment pas en se taisant ; retenez bien ceci.

— Mais si l’on m’interroge ?

— Qui cela ? Êtes-vous fou, mon ami ? Bon Dieu ! qui songe donc à vous au monde si ce n’est moi ? Vous n’avez pas encore d’école, ce me semble, monsieur le philosophe. L’espèce dont vous faites partie est encore rare. Il faut courir les grands chemins et battre les buissons pour trouver vos pareils. Vous demeurerez avec moi, et je ne vous donne pas quatre fois vingt-quatre heures pour que nous vous voyions transformé en courtisan parfait.

— J’en doute, répondit impérialement Gilbert.

Chon haussa les épaules.

Gilbert sourit.

— Mais brisons là, reprit Chon ; d’ailleurs, vous n’avez besoin que de plaire à trois personnes.

— Et ces trois personnes sont ?

— Le roi, ma sœur et moi.

— Que faut-il faire pour cela ?

— Vous avez vu Zamore ? demanda la jeune femme, évitant de répondre directement à la question.

— Ce nègre ? fit Gilbert, avec un profond mépris.

— Oui, ce nègre.

— Que puis-je avoir de commun avec lui ?

— Tâchez que ce soit la fortune, mon petit ami. Ce nègre a déjà deux mille livres de rente sur la cassette du roi. Il va être nommé gouverneur du château de Luciennes, et tel qui a ri de ses grosses lèvres et de sa couleur, lui fera la cour, l’appellera monsieur et même monseigneur.

— Ce ne sera pas moi, madame, fit Gilbert.

— Allons donc ! dit Chon, je croyais qu’un des premiers préceptes des philosophes était que tous les hommes étaient égaux ?

— C’est pour cela que je n’appellerai pas Zamore monseigneur.

Chon était battue par ses propres armes. Elle se mordit les lèvres à son tour.

— Ainsi, vous n’êtes pas ambitieux ? dit-elle.

— Si fait ! dit Gilbert les yeux étincelants, au contraire.

— Et votre ambition, si je me souviens bien, était d’être médecin ?

— Je regarde la mission de porter secours à ses semblables comme la plus belle qu’il y ait au monde.

— Eh bien ! votre rêve sera réalisé.

— Comment cela ?

— Vous serez médecin et médecin du roi même.

— Moi ! s’écria Gilbert, moi, qui n’ai pas les premières notions de l’art médical !… Vous riez, madame.

— Eh ! Zamore sait-il ce que c’est qu’une herse, qu’un mâchicoulis, qu’une contrescarpe ? Non, vraiment, il l’ignore et ne s’en inquiète pas. Ce qui n’empêche pas qu’il soit gouverneur du château de Luciennes, avec tous les privilèges attachés à ce titre.

— Ah ! oui, oui, je comprends, dit amèrement Gilbert, vous n’avez qu’un bouffon, ce n’est point assez. Le roi s’ennuie ; il lui en faut deux.

— Bien, s’écria Chon, le voilà qui reprend sa mine allongée. En vérité, vous vous rendez laid à faire plaisir, mon petit homme. Gardez toutes ces mines fantasques pour le moment où la perruque sera sur votre tête et le chapeau pointu sur la perruque ; alors, au lieu d’être laid, ce sera comique.

Gilbert fronça une seconde fois le sourcil.

— Voyons, dit Chon, vous pouvez bien accepter le poste de médecin du roi, quand M. le duc de Tresme sollicite le titre de sapajou de ma sœur ?

Gilbert ne répondit rien. Chon lui fit l’application du proverbe : « Qui ne dit rien, consent. »

— Pour preuve que vous commencez d’être en faveur, dit Chon, vous ne mangerez point aux offices.

— Ah ! merci, madame, répondit Gilbert.

— Non, j’ai déjà donné des ordres à cet effet.

— Et où mangerai-je ?

— Vous partagerez le couvert de Zamore.

— Moi ?

— Sans doute ; le gouverneur et le médecin du roi peuvent bien manger à la même table. Allez donc dîner avec lui si vous voulez.

— Je n’ai pas faim, répondit rudement Gilbert.

— Très bien, dit Chon avec tranquillité ; vous n’avez pas faim maintenant, mais vous aurez faim ce soir.

Gilbert secoua la tête.

— Si ce n’est ce soir, ce sera demain, après-demain. Ah ! vous vous adoucirez, monsieur le rebelle, et si vous nous donnez trop de mal, nous avons monsieur le correcteur des pages qui est à notre dévotion.

Gilbert frissonna et pâlit.

— Rendez-vous donc près du seigneur Zamore, dit Chon avec sévérité ; vous ne vous en trouverez pas mal ; la cuisine est bonne ; mais prenez garde d’être ingrat, car on vous apprendrait la reconnaissance.

Gilbert baissa la tête.

Il en était ainsi chaque fois qu’au lieu de répondre il venait de se résoudre à agir.

Le laquais qui avait amené Gilbert attendait sa sortie. Il le conduisit dans une petite salle à manger attenante à l’antichambre où il avait été introduit. Zamore était à table.

Gilbert alla s’asseoir près de lui, mais on ne put le forcer à manger.

Trois heures sonnèrent ; madame du Barry partit pour Paris. Chon, qui devait la rejoindre plus tard, donna ses instructions pour qu’on apprivoisât son ours. Force entremets sucrés s’il faisait bon visage ; force menaces, suivies d’une heure de cachot, s’il continuait de se rebeller.

À quatre heures, on apporta dans la chambre de Gilbert le costume complet du Médecin malgré lui : bonnet pointu, perruque, justaucorps noir, robe de même couleur. On y avait joint la collerette, la baguette et le gros livre.

Le laquais, porteur de toute cette défroque, lui montra l’un après l’autre chacun de ces objets, Gilbert ne témoigna aucune intention de résister.

M. Grange entra derrière le laquais, et lui apprit comment on devait mettre les différentes pièces du costume ; Gilbert écouta patiemment toute la démonstration de M. Grange.

— Je croyais, dit seulement Gilbert, que les médecins portaient autrefois une écritoire et un petit rouleau de papier.

— Ma foi ! il a raison, dit M. Grange ; cherchez-lui une longue écritoire, qu’il se pendra à la ceinture.

— Avec plume et papier, cria Gilbert. Je tiens à ce que le costume soit complet.

Le laquais s’élança pour exécuter l’ordre donné. Il était chargé en même temps de prévenir mademoiselle Chon de l’étonnante bonne volonté de Gilbert.

Mademoiselle Chon fut si ravie, qu’elle donna au messager une petite bourse contenant huit écus, et destinée à être attachée avec l’encrier à la ceinture de ce médecin modèle.

— Merci, dit Gilbert, à qui l’on apporta le tout. Maintenant veut-on me laisser seul, afin que je m’habille ?

— Alors, dépêchez-vous, dit M. Grange, afin que Mademoiselle puisse vous voir avant son départ pour Paris.

— Une demi-heure, dit Gilbert, je ne demande qu’une demi-heure.

— Trois quarts d’heure, s’il le faut, monsieur le docteur, dit l’intendant en fermant aussi soigneusement la porte de Gilbert que si c’eût été celle de sa caisse.

Gilbert s’approcha sur la pointe du pied de cette porte, écouta pour s’assurer que les pas s’éloignaient, puis il se glissa jusqu’à la fenêtre qui donnait sur des terrasses situées à dix-huit pieds au-dessous. Ces terrasses, couvertes d’un sable fin, étaient bordées de grands arbres dont les feuillages venaient ombrager les balcons.

Gilbert déchira sa longue robe en trois morceaux qu’il attacha bout à bout, déposa sur la table le chapeau, près du chapeau la bourse, et écrivit :

« Madame,

« Le premier des biens est la liberté. Le plus saint des devoirs de l’homme est de la conserver. Vous me violentez, je m’affranchis.

« Gilbert. »

Gilbert plia la lettre, la mit à l’adresse de mademoiselle Chon, attacha ses douze pieds de serge aux barreaux de la fenêtre, entre lesquels il glissa comme une couleuvre, sauta sur la terrasse, au risque de sa vie, quand il fut au bout de la corde, et alors, quoiqu’un peu étourdi du saut qu’il venait de faire, il courut aux arbres, se cramponna aux branches, glissa sous le feuillage comme un écureuil, arriva au sol, et à toutes jambes disparut dans la direction des bois de Ville-d’Avray.

Lorsqu’au bout d’une demi-heure on revint pour le chercher, il était déjà loin de toute atteinte.


XLII

LE VIEILLARD.


Gilbert n’avait pas voulu prendre les routes de peur d’être poursuivi ; il avait gagné, de bois en bois, une espèce de forêt dans laquelle il s’arrêta enfin. Il avait dû faire une lieue et demie à peu près en trois quarts d’heure.

Le fugitif regarda tout autour de lui : il était bien seul. Cette solitude le rassura. Il essaya de se rapprocher de la route qui devait, d’après son calcul, conduire à Paris.

Mais des chevaux qu’il aperçut sortant du village de Roquencourt, menés par des livrées orange, l’effrayèrent tellement, qu’il fut guéri de la tentation d’affronter les grandes routes et se rejeta dans les bois.

— Demeurons à l’ombre de ces châtaigniers, se dit Gilbert ; si l’on me cherche quelque part, ce sera sur le grand chemin. Ce soir, d’arbre en arbre, de carrefour en carrefour, je me faufilerai vers Paris. On dit que Paris est grand, je suis petit, on m’y perdra.

L’idée lui parut d’autant meilleure que le temps était beau, le bois ombreux, le sol moussu. Les rayons d’un soleil âpre et intermittent qui commençait à disparaître derrière les coteaux de Marly, avaient séché les herbes et tiré de la terre ces doux parfums printaniers qui participent à la fois de la fleur et de la plante.

On en était arrivé à cette heure de la journée où le silence tombe plus doux et plus profond du ciel qui commence à s’assombrir, à cette heure où les fleurs en se refermant cachent l’insecte endormi dans leur calice. Les mouches dorées et bourdonnantes regagnent le creux des chênes qui leur sert d’asile, les oiseaux passent muets dans le feuillage où l’on n’entend que le frôlement rapide de leurs ailes, et le seul chant qui retentisse encore est le sifflement accentué du merle, et le timide ramage du rouge-gorge.

Les bois étaient familiers à Gilbert ; il en connaissait les bruits et les silences. Aussi, sans réfléchir plus longtemps, sans se laisser aller à des craintes puériles, se jeta-t-il sur les bruyères parsemées çà et là des feuilles rouillées de l’hiver.

Bien plus, au lieu d’être inquiet, Gilbert ressentait une joie immense. Il aspirait à longs flots l’air libre et pur, il sentait que, cette fois encore, il avait triomphé, en homme stoïque, de tous les pièges tendus aux faiblesses humaines. Que lui importait-il de n’avoir ni pain, ni argent, ni asile ? N’avait-il pas sa chère liberté, ne disposait-il pas de lui pleinement et entièrement ?

Il s’étendit donc au pied d’un châtaignier gigantesque qui lui faisait un lit moelleux entre les bras de deux grosses racines moussues, et, tout en regardant le ciel qui lui souriait, il s’endormit.

Le chant des oiseaux le réveilla ; il était jour à peine. En se soulevant sur son coude brisé par le contact du bois dur, Gilbert vit le crépuscule bleuâtre estomper la triple issue d’un carrefour, tandis que çà et là, par les sentiers humides de rosée, passaient, l’oreille penchée, des lapins rapides, tandis que le daim curieux, qui piétinait sur ses fuseaux d’acier, s’arrêtait au milieu d’une allée pour regarder cet objet inconnu, couché sous un arbre, et qui lui conseillait de fuir au plus vite.

Une fois debout, Gilbert sentit qu’il avait faim ; il n’avait pas voulu, on se le rappelle, dîner la veille avec Zamore, de sorte que, depuis son déjeuner dans les mansardes de Versailles, il n’avait rien pris. En se retrouvant sous les arceaux d’une forêt, lui l’intrépide arpenteur des grands bois de la Lorraine et de la Champagne, il se crut encore sous les massifs de Taverney ou dans les taillis de Pierrefitte, réveillé par l’aurore après un affût nocturne entrepris pour Andrée.

Mais alors, il trouvait toujours près de lui quelque perdreau surpris au rappel, quelque faisan tué au branché, tandis que, cette fois, il ne voyait à sa portée que son chapeau, déjà fort maltraité par la route et achevé par l’humidité du matin.

Ce n’était donc pas un rêve qu’il avait fait, comme il l’avait cru d’abord en se réveillant. Versailles et Luciennes étaient une réalité depuis son entrée triomphale dans l’une jusqu’à sa sortie effarouchée de l’autre.

Puis, ce qui le ramena de plus en plus à la réalité, ce fut une faim de plus en plus croissante, et, par conséquent, de plus en plus aiguë.

Machinalement alors il chercha autour de lui ces mûres savoureuses, ces prunelles sauvages, ces croquantes racines de ses forêts, dont le goût, pour être plus âpre que celui de la rave, n’en est pas moins agréable aux bûcherons, qui vont le matin chercher, leurs outils sur l’épaule, le canton du défrichement.

Mais outre que ce n’était point la saison encore, Gilbert ne reconnut autour de lui que des frênes, des ormes, des châtaigniers, et ces éternelles glandées qui se plaisent dans les sables.

— Allons, allons, se dit Gilbert à lui-même, j’irai droit à Paris. Je puis en être encore à trois ou quatre lieues, à cinq tout au plus, c’est une route de deux heures. Qu’importe que l’on souffre deux heures de plus quand on est sûr de ne plus souffrir après ! À Paris, tout le monde a du pain ; et en voyant un jeune homme honnête et laborieux, le premier artisan que je rencontrerai ne me refusera point du pain pour du travail.

En un jour, à Paris, on trouvera le repas du lendemain ; que me faut-il de plus ? Rien, pourvu que chaque lendemain me grandisse, m’élève et me rapproche… du but que je veux atteindre.

Gilbert doubla le pas ; il voulait regagner la grande route, mais il avait perdu tout moyen de s’orienter. À Taverney et dans tous les bois environnants, il connaissait l’orient et l’occident ; chaque rayon de soleil lui était un indice d’heure et de chemin. La nuit, chaque étoile, tout inconnue qu’elle lui fût sous son nom de Vénus, de Saturne ou de Lucifer, lui était un guide. Mais dans ce monde nouveau, il ne connaissait pas plus les choses que les hommes, et il fallait trouver, au milieu des uns et des autres, son chemin, en tâtonnant au hasard.

— Heureusement, se dit Gilbert, j’ai vu des poteaux où les routes sont indiquées.

Et il s’avança jusqu’au carrefour, où il avait vu ces poteaux indicateurs.

Il y en avait trois en effet, l’un conduisait au Marais-Jaune, l’autre au Champ-de-l’Alouette, le troisième au Trou-Salé.

Gilbert était un peu moins avancé qu’auparavant ; il courut trois heures sans pouvoir sortir du bois, renvoyé du Rond-du-Roi au carrefour des Princes.

La sueur ruisselait de son front, vingt fois il avait mis bas son habit et sa veste pour escalader quelque châtaignier colossal ; mais arrivé à sa cime, il n’avait vu que Versailles tantôt à sa droite, Versailles tantôt à sa gauche, Versailles vers lequel il semblait qu’une fatalité le ramenât constamment.

À demi fou de rage, n’osant s’engager sur la grande route dans la conviction que Luciennes tout entier courait après lui, Gilbert, gardant toujours le centre des bois, finit par dépasser Viroflay, puis Chaville, puis Sèvres.

Cinq heures et demie sonnaient au château de Meudon quand il arriva au couvent des Capucins, situé entre la manufacture et Bellevue ; de là, montant sur une croix au risque de la briser et de se faire rouer, comme Sirven, par arrêt du parlement, il aperçut la Seine, le bourg et la fumée des premières maisons.

Mais à côté de la Seine, au milieu du bourg, devant le seuil de ces maisons, passait la grande route de Versailles, dont il avait tant d’intérêt à s’écarter.

Gilbert, un instant, n’eut plus ni fatigue ni faim. Il voyait au reste à l’horizon un grand amas de maisons perdues dans la vapeur matinale ; il jugea que c’était Paris, prit sa course de ce côté-là, et ne s’arrêta que lorsqu’il sentit l’haleine prête à lui manquer.

Il se trouvait au milieu du bois de Meudon, entre Fleury et le Plessis-Piquet.

— Allons, allons, dit-il en regardant autour de lui, pas de mauvaise honte. Je ne puis manquer de rencontrer quelque ouvrier matinal, de ceux qui s’en vont à leur travail un gros morceau de pain sous le bras. Je lui dirai : « Tous les hommes sont frères, et, par conséquent, doivent s’entraider. Vous avez là plus de pain qu’il ne vous en faut, non seulement pour votre déjeuner, mais même pour tout le jour, tandis que moi je meurs de faim. » Et alors, il me tendra la moitié de son pain.

La faim rendait Gilbert plus philosophe, et il continuait ses réflexions mentales.

— En effet, disait-il, tout n’est-il pas commun aux hommes sur la terre ? Dieu, cette source éternelle de toutes choses, a-t-il donné à celui-ci ou à celui-là l’air qui féconde le sol, ou le sol qui féconde les fruits ? Non ; seulement, plusieurs ont usurpé ; mais aux yeux du Seigneur comme aux yeux du philosophe, personne ne possède ; celui qui a, n’est que celui à qui Dieu a prêté.

Et Gilbert ne faisait que résumer avec une intelligence naturelle ces idées vagues et indécises à cette époque, et que les hommes sentaient flotter dnas l’air et passer au-dessus de leur tête, comme ces nuages poussés par un seul point et qui, en s’amoncelant, finissent par former une tempête.

— Quelques-uns reprenait Gilbert tout en suivant sa route, quelques-uns retiennent de force ce qui appartient à tous. Eh bien ! à ceux-là on peut arracher de force ce qu’ils n’ont que le droit de partager. Si mon frère qui a trop de pain pour lui me refuse une portion de son pain, eh bien ! Je… la prendrai de force, imitant en cela la loi animale, source de tout bon sens et de toute équité, puisqu’elle dérive de tout besoin naturel. À moins cependant que mon frère me dise : « Cette part que tu réclames est celle de ma femme et de mes enfants » ; ou bien : « Je suis le plus fort et je mangerai ce pain maglré toi. »

Gilbert était dans ces dispositions de loup à jeun, quand il arriva au milieu d’une clairière dont le centre était occupé par une mare aux eaux rousses, bordée de roseaux et de nymphéas.

Sur la pente herbeuse qui descendait jusqu’à l’eau rayée en tous sens par des insectes aux longues pattes, brillaient, comme un semis de turquoises, de nombreuses touffes de myosotis.

Le fond de ce tableau, c’est-à-dire l’anneau de la circonférence, était formé d’une haie de gros trembles ; des aunes remplissaient de leur branchage touffu les intervalles que la nature avait mis entre les troncs argentés de leurs dominateurs.

Six allées donnaient entrée dans cette espèce de carrefour ; deux semblaient monter jusqu’au soleil, qui dorait la cime des arbres lointains, tandis que les quatre autres, divergentes comme les rayons d’une étoile, s’enfonçaient dans les profondeurs bleuâtres de la forêt.

Cette espèce de salle de verdure semblait plus fraîche et plus fleurie qu’aucune autre place des bois.

Gilbert y était entré par une des allées sombres.

Le premier objet qu’il aperçut, lorsqu’après avoir embrassé d’un coup d’œil l’horizon lointain que nous venons de décrire, il ramena son regard autour de lui, fut, dans la pénombre d’un fossé profond, le tronc d’un arbre renversé sur lequel était assis un homme à perruque grise, d’une physionomie douce et fine, vêtu d’un habit de gros drap brun, de la culotte pareille, d’un gilet de piqué gris à côtes ; ses bas de coton gris enfermaient une jambe assez bien faite et nerveuse ; ses souliers à boucles, poudreux encore par place, avaient cependant été lavés au bout et à la pointe par la rosée du matin.

Près de cet homme, sur l’arbre renversé, était une boîte peinte en vert, toute grande ouverte et bourrée de plantes récemment cueillies. Il tenait entre ses jambes une canne de houx, dont la pomme arrondie reluisait dans l’ombre et qui se terminait par une petite bêche de deux pouces de large sur trois de long.

Gilbert embrassa d’un seul coup d’œil les différents détails que nous venons d’exposer ; mais ce qu’il aperçut tout d’abord, ce fut un morceau de pain, dont le vieillard cassait les bribes pour les manger, en partageant fraternellement avec les pinsons et les verdiers qui lorgnaient de loin la proie convoitée, s’abattant sur elle aussitôt qu’elle leur était livrée et s’envolant à tire-d’aile au fond de leur massif avec des pépiements joyeux.

Puis, de temps en temps, le vieillard, qui les suivait de son œil doux et vif à la fois, plongeait sa main dans un mouchoir à carreaux de couleur, en tirait une cerise, et la savourait entre deux bouchées de pain.

— Bon, voici mon affaire, dit Gilbert en écartant les branches et en faisant quatre pas vers le solitaire qui sortit enfin de sa rêverie.

Mais il ne fut pas au tiers du chemin que, voyant l’air doux et calme de cet homme, il s’arrêta et ôta son chapeau.

Le vieillard, de son côté, s’apercevant qu’il n’était plus seul, jeta un regard rapide sur son costume et sur sa lévite.


XLIII

LE BOTANISTE.


Gilbert prit sa résolution et s’approcha tout à fait. Mais il ouvrit d’abord la bouche et la referma sans avoir proféré une parole. Sa résolution chancelait ; il lui sembla qu’il demandait une aumône, et non qu’il réclamait un droit.

Le vieillard remarqua cette timidité ; elle parut le mettre à son aise lui-même.

— Vous voulez me parler, mon ami ? dit-il en souriant et en posant son pain sur l’arbre.

— Oui, monsieur, répondit Gilbert.

— Que désirez-vous ?

— Monsieur, je vois que vous jetez votre pain aux oiseaux, comme s’il n’était pas dit que Dieu les nourrit.

— Il les nourrit sans doute, jeune homme, répondit l’étranger ; mais la main des hommes est un des moyens qu’il emploie pour parvenir à ce but. Si c’est un reproche que vous m’adressez, vous avez tort, car jamais, dans un bois désert ou dans une rue peuplée, le pain que l’on jette n’est perdu. Là, les oiseaux l’emportent ; ici, les pauvres le ramassent.

— Eh bien ! monsieur, dit Gilbert, singulièrement ému de la voix pénétrante et douce du vieillard, bien que nous soyons ici dans un bois, je connais un homme qui disputerait votre pain aux petits oiseaux.

— Serait-ce vous, mon ami ? s’écria le vieillard, et par hasard auriez-vous faim ?

— Grand-faim, monsieur, je vous le jure, et si vous le permettez…

Le vieillard saisit aussitôt le pain avec une compassion empressée. Puis, réfléchissant tout à coup, il regarda Gilbert de son œil à la fois si vif et si profond.

Gilbert, en effet, ne ressemblait pas tellement à un affamé que la réflexion ne fût permise ; son habit était propre et cependant en quelques endroits maculé par le contact de la terre. Son linge était blanc, car à Versailles, la veille, il avait tiré une chemise de son paquet, et cependant, cette chemise était fripée par l’humidité ; il était donc visible que Gilbert avait passé la nuit dans le bois.

Il avait surtout, et avec tout cela, ces mains blanches et effilées qui dénotent l’homme des vagues rêveries plutôt que l’homme des travaux matériels.

Gilbert ne manquait point de tact, il comprit la défiance et l’hésitation de l’étranger à son égard, et se hâta d’aller au-devant des conjectures qu’il comprenait ne point devoir lui être favorables.

— On a faim, monsieur, toutes les fois que l’on n’a point mangé depuis douze heures, dit-il, et il y en a maintenant vingt-quatre que je n’ai rien pris.

La vérité des paroles du jeune homme se trahissait par l’émotion de sa physionomie, par le tremblement de sa voix, par la pâleur de son visage.

Le vieillard cessa donc d’hésiter ou plutôt de craindre. Il tendit à la fois son pain et le mouchoir dont il tirait ses cerises.

— Merci, monsieur, dit Gilbert en repoussant doucement le mouchoir, merci, rien que du pain, c’est assez.

Et il rompit en deux le morceau, dont il prit la moitié et rendit l’autre, puis il s’assit sur l’herbe à trois pas du vieillard, qui le regardait avec un étonnement croissant.

Le repas dura peu de temps. Il y avait peu de pain et Gilbert avait grand appétit. Le vieillard ne le troubla par aucune parole ; il continua son muet examen, mais furtivement, et en donnant, en apparence du moins, la plus grande attention aux plantes et aux fleurs de sa boîte, qui, se redressant comme pour respirer, relevaient leur tête odorante au niveau du couvercle de fer-blanc.

Cependant, voyant Gilbert s’approcher de la mare, il s’écria vivement :

— Ne buvez pas de cette eau, jeune homme ; elle est infectée par le détritus des plantes mortes l’an dernier, et par les œufs de grenouille qui nagent à sa superficie. Prenez plutôt quelques cerises, elle vous rafraîchiront aussi bien que de l’eau. Prenez, je vous y invite ; car vous n’êtes point, je le vois, un convive importun.

— C’est vrai, monsieur, l’importunité est tout l’opposé de ma nature, et je ne crains rien tant que d’être importun. Je viens de le prouver tout à l’heure encore à Versailles.

— Ah ! vous venez de Versailles ? dit l’étranger en regardant Gilbert.

— Oui, monsieur, répondit le jeune homme.

— C’est une ville riche ; il faut être bien pauvre ou bien fier pour y mourir de faim.

— Je suis l’un et l’autre, monsieur.

— Vous avez eu querelle avec votre maître ? demanda timidement l’étranger, qui poursuivait Gilbert de son regard interrogateur, tout en rangeant ses plantes dans sa boîte.

— Je n’ai pas de maître, monsieur.

— Mon ami, dit l’étranger en se couvrant la tête, voici une réponse trop ambitieuse.

— Elle est exacte, cependant.

— Non, jeune homme,car chacun a son maître ici-bas, et ce n’est pas entendre justement la fierté que de dire : « Je n’ai pas de maître. »

— Comment ?

— Eh ! mon Dieu, oui ! vieux ou jeunes, tous tant que nous sommes, nous subissons la loi d’un pouvoir dominateur. Les uns sont régis par les hommes, les autres par les principes, et les maîtres les plus sévères ne sont pas toujours ceux qui ordonnent ou frappent avec la voix ou la main humaine.

— Soit, dit Gilbert ; alors je suis régi par des principes, j’avoue cela. Les principes sont les seuls maîtres qu’un esprit pensant puisse avouer sans honte.

— Et quels sont vos principes, voyons ? Vous me paraissez bien jeune, mon ami, pour avoir des principes arrêtés ?

— Monsieur, je sais que les hommes sont égaux ; que chaque homme contracte, en naissant, une somme d’obligations relatives envers ses semblables. Je sais que Dieu a mis en moi une valeur quelconque, si minime qu’elle soit, et que, comme je reconnais la valeur des autres, j’ai le droit d’exiger des autres qu’ils reconnaissent la mienne, si toutefois je ne l’exagère point. Tant que je ne fais rien d’injuste et de déshonorant, j’ai donc droit à une portion d’estime, ne fût-ce que par ma qualité d’homme.

— Ah ! ah ! fit l’étranger, vous avez étudié ?

—Non, monsieur, malheureusement ; seulement j’ai lu le Discours sur l’inégalité des conditions et le Contrat Social. De ces deux livres viennent toutes les choses que je sais, et peut-être tous les rêves que je fais.

À ces mots du jeune homme, un feu éclatant brilla dans les yeux de l’étranger. Il fit un mouvement qui faillit briser une xéranthème aux brillantes folioles, rebelle à se ranger sous les parois concaves de sa boîte.

— Et tels sont les principes que vous professez ?

— Ce ne sont peut-être pas les vôtres, répondit le jeune homme ; mais ce sont ceux de Jean-Jacques Rousseau.

— Seulement, fit l’étranger avec une défiance trop prononcée pour qu’elle ne fût pas humiliante à l’amour-propre de Gilbert, seulement les avez-vous bien compris ?

— Mais, dit Gilbert, je comprends le français, je crois ; surtout quand il est pur et poétique…

— Vous voyez bien que non, dit en souriant le vieillard ; car si ce que je vous demande en ce moment n’est pas précisément poétique, c’est clair, au moins. Je voulais vous demander si vos études philosophiques vous avaient mis à portée de saisir le fond de cette économie du système de…

L’étranger s’arrêta presque rougissant.

— De Rousseau ? continua le jeune homme. Oh ! monsieur, je n’ai pas fait ma philosophie dans un collège, mais j’ai un instinct qui m’a révélé parmi tous les livres que j’ai lus l’excellence et l’utilité du Contrat social.

— Aride matière pour un jeune homme, monsieur ; sèche contemplation pour des rêveries de vingt ans ; fleur amère et peu odorante pour une imagination le printemps, dit le vieil étranger avec une douceur triste.

— Le malheur mûrit l’homme avant la saison, monsieur, dit Gilbert, et quant à la rêverie, si on la laissait aller à sa pente naturelle, bien souvent elle conduit au mal.

L’étranger ouvrit ses yeux à demi fermés par un recueillement qui lui était habituel dans ses moments de calme, et qui donnait un certain charme à sa physionomie.

— À qui faites-vous allusion ? demanda-t-il en rougissant.

— À personne, Monsieur, dit Gilbert.

— Si fait…

— Non, je vous assure.

— Vous me paraissez avoir étudié le philosophe de Genève. Faites-vous allusion à sa vie ?

— Je ne le connais pas, répondit candidement Gilbert.

— Vous ne le connaissez pas ? L’étranger poussa un soupir. Allez, jeune homme, c’est une malheureuse créature.

— Impossible. Jean-Jacques Rousseau malheureux ! Mais il n’aurait donc plus de justice, ni ici-bas, ni là-haut. Malheureux ! l’homme qui a consacré sa vie au bonheur de l’homme !

—Allons, allons ! je vois qu’en effet vous ne le connaissez pas ; mais, parlons de vous, mon ami, s’il vous plaît.

— J’aimerais mieux continuer de m’éclairer sur le sujet qui nous occupe, car de moi, qui ne suis rien, monsieur, que voulez-vous que je vous dise ?

— Et puis vous ne me connaissez point, et vous craignez d’être confiant avec un étranger.

— Oh ! monsieur, que puis-je craindre de qui que ce soit au monde et qui peut me faire plus malheureux que je ne suis ? Rappelez-vous de quelle façon je me suis présenté à vos yeux : seul, pauvre et affamé.

— Où alliez-vous ?

— J’allais à Paris. Vous êtes Parisien, monsieur ?

— Oui… c’est-à-dire non.

— Ah ! lequel des deux ? demanda Gilbert en souriant.

— J’aime peu à mentir, et je m’aperçois à chaque instant qu’il faut réfléchir avant de parler. Je suis Parisien, si l’on entend par Parisien l’homme qui habite Paris depuis longtemps et qui vit de la vie parisienne ; mais je ne suis pas né dans cette ville. Pourquoi cette question ?

— Elle se rattachait dans mon esprit à la conversation que nous venions d’avoir. Je voulais dire que si vous habitez Paris, vous avez dû voir M. Rousseau, dont nous parlions tout à l’heure.

— Je l’ai vu quelquefois, en effet.

— On le regarde quand il passe, n’est-ce pas ?

— Non, les enfants le suivent et, excités par leurs parents, lui jettent des pierres.

— Ah ! mon Dieu ! fit Gilbert avec une douloureuse stupéfaction ; tout au moins est-il riche ?

— Il se demande parfois, comme vous vous le demandiez ce matin : « Où déjeunerai-je ? »

— Mais, tout pauvre qu’il est, il est considéré, puissant, respecté ?

— Il ne sait pas, chaque soir, lorsqu’il s’endort, s’il ne se réveillera point le lendemain à la Bastille.

— Oh ! comme il doit haïr les hommes !

— Il ne les aime ni ne les hait, il en est dégoûté, voilà tout.

— Ne point haïr les gens qui nous maltraitent ! s’écria Gilbert, je ne comprends point cela.

— Rousseau a toujours été libre, monsieur ; Rousseau a toujours été assez fort pour ne s’appuyer que sur lui seul, et c’est la force et la liberté qui font les hommes doux et bons ; seuls l’esclavage et la faiblesse font les méchants.

— Voilà pourquoi j’ai voulu demeurer libre, monsieur, dit fièrement Gilbert ; je devinais ce que vous venez de m’expliquer.

— On est libre même en prison, mon ami, dit l’étranger ; demain Rousseau serait à la Bastille, ce qui arrivera un jour ou l’autre, qu’il écrirait ou penserait tout aussi librement que dans les montagnes de la Suisse. Je n’ai jamais cru, quant à moi, que la liberté de l’homme consistât à faire ce qu’il veut, mais bien qu’à ce qu’aucune puissance humaine ne lui fît faire ce qu’il ne veut pas.

— Rousseau a-t-il donc écrit ce que vous dites là, monsieur ?

— Je le crois, dit l’étranger.

— Ce n’est point dans le Contrat social ?

— Non, c’est dans une publication nouvelle, qu’on appelle les Rêveries du promeneur solitaire.

— Monsieur, dit Gilbert, je crois que nous nous rencontrerons sur un point.

— Sur lequel ?

— C’est que tous deux nous aimons et admirons Rousseau.

— Parlez pour vous, jeune homme, vous êtes dans l’âge des illusions.

— On peut se tromper sur les choses, mais non pas sur les hommes.

— Hélas ! vous le verrez plus tard, c’est sur les hommes surtout qu’on se trompe. Rousseau est peut-être un peu plus juste que les autres hommes ; mais, croyez-moi, il a ses défauts, et de fort grands.

Gilbert secoua la tête d’un air qui marquait peu de conviction ; mais, malgré cette invincible démonstration, l’étranger continua de le traiter avec la même faveur.

— Revenons à notre point de départ, fit l’étranger. Je disais que vous aviez quitté votre maître à Versailles.

— Et moi, dit Gilbert un peu radouci, moi qui vous ai répondu que je n’avais point de maître, j’aurais pu ajouter qu’il ne tenait qu’à moi d’en avoir un fort illustre, et que je venais de refuser une condition que beaucoup d’autres eussent enviée.

— Une condition ?

— Oui. Il s’agissait de servir à l’amusement de grands seigneurs désœuvrés ; mais j’ai pensé qu’étant jeune, pouvant étudier et faire mon chemin, je ne devais pas perdre ce temps précieux de la jeunesse et compromettre en ma personne la dignité de l’homme.

— C’est bien, dit gravement l’étranger ; mais pour faire votre chemin, avez-vous un plan arrêté ?

— Monsieur, j’ai l’ambition d’être médecin.

— Belle et noble carrière, dans laquelle on peut choisir entre la vraie science, modeste et martyre, et le charlatanisme effronté, doré, obèse. Si vous aimez la vérité, jeune homme, devenez médecin ; si vous aimez l’éclat, faites-vous médecin.

— Mais il faut beaucoup d’argent pour étudier, n’est-ce pas, monsieur ?

— Il en faut certainement ; mais beaucoup, c’est trop dire.

— Le fait est, reprit Gilbert, que Jean-Jacques Rousseau, qui sait tout, a étudié pour rien.

— Pour rien !… Oh ! jeune homme, dit le vieillard avec un triste sourire, vous appelez rien ce que Dieu a donné de plus précieux aux hommes : la candeur, la santé, le sommeil ; voilà ce qu’a coûté au philosophe genevois le peu qu’il est parvenu à apprendre.

— Le peu ! fit Gilbert presque indigné.

— Sans doute ; interrogez sur lui, et écoutez ce que l’on vous en dira.

— D’abord, c’est un grand musicien.

— Oh ! parce que le roi Louis XV a chanté avec passion : « J’ai perdu mon serviteur », cela ne veut pas dire que le Devin du village soit un bon opéra.

— C’est un grand botaniste. Voyez ses lettres dont je n’ai jamais pu me procurer que quelques pages dépareillées ; vous devez connaître cela, vous qui cueillez les plantes dans les bois.

— Oh ! l’on se croit botaniste et souvent l’on n’est…

— Achevez.

— On n’est qu’herboriste… et encore…

— Et qu’êtes-vous ?… Herboriste ou botaniste ?

— Oh ! herboriste bien humble et bien ignorant, en face de ces merveilles de Dieu qu’on appelle les plantes et les fleurs.

— Il sait le latin ?

— Fort mal.

— Cependant, j’ai lu dans une gazette qu’il avait traduit un auteur ancien nommé Tacite.

— Parce que, dans son orgueil — hélas ! tout homme est orgueilleux par moment, parce que dans son orgueil il a voulu tout entreprendre ; mais il le dit lui-même dans l’avertissement de son premier livre, du seul qu’il ait traduit, il entend assez mal le latin, et Tacite, qui est un rude jouteur, l’a bientôt eu lassé. Non, non, bon jeune homme, en dépit de votre admiration, il n’y a point d’homme universel, et presque toujours, croyez-moi, on perd en profondeur ce que l’on gagne en superficie. Il n’y a si petite rivière qui ne déborde sous un orage et qui n’ait l’air d’un lac. Mais essayez de lui faire porter bateau, et vous aurez bientôt touché le fond.

— Et, à votre avis, Rousseau est un de ces hommes superficiels ?

— Oui ; peut-être présente-t-il une superficie un peu plus étendue que celle des autres hommes, dit l’étranger, voilà tout.

— Bien des hommes seraient heureux, à mon avis, d’arriver à une superficie semblable.

— Parlez-vous pour moi ? demanda l’étranger avec une bonhomie qui désarma à l’instant même Gilbert.

— Ah ! Dieu m’en garde ! s’écria ce dernier ; il m’est trop doux de causer avec vous pour que je cherche à vous désobliger.

— Et en quoi ma conversation vous est-elle agréable, voyons, car je ne crois pas que vous veuillez me flatter pour un morceau de pain et quelques cerises ?

— Vous avez raison. Je ne flatterais pas pour l’empire du monde ; mais écoutez, vous êtes le premier qui m’avez parlé sans morgue, avec bonté, comme on parle à un jeune homme et non comme on parle à un enfant. Quoique nous ayons été en désaccord sur Rousseau, il y a derrière la mansuétude de votre esprit quelque chose d’élevé qui attire le mien. Il me semble, quand je cause avec vous, que je suis dans un riche salon dont les volets sont fermés, et dont, malgré l’obscurité, je devine la richesse. Il ne tiendrait qu’à vous de laisser glisser dans votre conversation un rayon de lumière et alors je serais ébloui.

— Mais vous-même, vous parlez avec une certaine recherche qui pourrait faire croire à une meilleure éducation que celle que vous avouez ?

— C’est la première fois, monsieur, et je m’étonne moi-même des termes dans lesquels je parle ; il y en a dont je connaissais à peine la signification, et dont je me sers pour les avoir entendu dire une fois. Je les avais rencontrés dans les livres que j’avais lus, mais je ne les avais pas compris.

— Vous avez beaucoup lu ?

— Trop ; mais je relirai.

Le vieillard regarda Gilbert avec étonnement.

— Oui, j’ai lu tout ce qui m’est tombé sous la main, ou plutôt, bons et mauvais livres, j’ai tout dévoré. Oh ! si j’avais eu quelqu’un pour me guider dans mes lectures, pour me dire ce que je devais oublier et ce dont je devais me souvenir !… Mais pardon, monsieur, j’oublie que si votre conversation m’est précieuse, il ne doit pas en être ainsi de la mienne : vous herborisiez, et je vous gêne, peut-être ?

Gilbert fit un mouvement pour se retirer, mais avec le vif désir d’être retenu. Le vieillard, dont les petits yeux gris étaient fixés sur lui, semblait lire jusqu’au fond de son cœur.

— Non pas, lui dit-il, ma boîte est presque pleine, et je n’ai plus besoin que de quelques mousses ; on m’a dit qu’il poussait de beaux capillaires dans ce canton.

— Attendez, attendez, dit Gilbert, je crois avoir vu ce que vous cherchez, tout à l’heure sur une roche.

— Loin d’ici ?

— Non, là, à cinquante pas à peine.

— Mais comment savez-vous que les plantes que vous avez vues sont des capillaires ?

— Je suis né dans les bois, monsieur ; puis, la fille de celui chez qui j’ai été élevé s’occupait aussi de botanique ; elle avait un herbier, et au-dessous de chaque plante, le nom de cette plante était écrit de sa main. J’ai souvent regardé ces plantes et cette écriture, et il me semble avoir vu des mousses que je ne connaissais, moi, que sous le nom de mousses de roches, désignées sous celui de capillaires.

— Et vous vous sentez du goût pour la botanique ?

— Ah ! monsieur, quand j’entendais dire par Nicole, Nicole était la femme de chambre de mademoiselle Andrée ; quand j’entendais dire que sa maîtresse cherchait inutilement quelques plantes dans les environs de Taverney, je demandais à Nicole de tâcher de savoir la forme de cette plante. Alors souvent, sans savoir que c’était moi qui avais fait cette demande, mademoiselle Andrée la dessinait en quatre coups de crayon. Nicole aussitôt prenait le dessin et me le donnait. Alors je courais par les champs, par les prés et par les bois, jusqu’à ce que j’eusse trouvé la plante en question. Puis, quand je l’avais trouvée, je l’enlevais avec une bêche, et la nuit je la transplantais au milieu de la pelouse ; de sorte qu’un beau matin, en se promenant, mademoiselle Andrée jetait un cri de joie, en disant : « Ah ! mon Dieu ! comme c’est étrange, cette plante que j’ai cherchée partout, la voilà. »

Le vieillard regarda Gilbert avec plus d’attention qu’il ne l’avait fait encore ; et si Gilbert, songeant à ce qu’il venait de dire, n’eût baissé les yeux en rougissant, il eût pu voir que cette attention était mêlée d’un intérêt plein de tendresse.

— Eh bien ! lui dit-il, continuez d’étudier la botanique, jeune homme ; la botanique vous conduira par le plus court chemin à la médecine. Dieu n’a rien fait d’inutile, croyez-moi, et chaque plante aura un jour sa signification au livre de la science. Apprenez d’abord à connaître les simples, ensuite vous apprendrez quelles sont leurs propriétés.

— Il y a des écoles à Paris, n’est-ce pas ?

— Et même des écoles gratuites ; l’école de chirurgie, par exemple, est un des bienfaits du règne présent.

— Je suivrai ses cours.

— Rien de plus facile ; car vos parents, je le présume, voyant vos dispositions, vous fourniront bien une pension alimentaire.

— Je n’ai pas de parents ; mais soyez tranquille, avec mon travail je me nourrirai.

— Certainement ; et puisque vous avez lu les ouvrages de Rousseau, vous avez dû voir que tout homme, fût-il le fils d’un prince, doit apprendre un métier manuel.

— Je n’ai pas lu l’Émile ; car je crois que c’est dans l’Émile que se trouve cette recommandation, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Mais j’ai entendu monsieur de Taverney qui se raillait de cette maxime et qui regrettait de n’avoir pas fait son fils menuisier.

— Et qu’en a-t-il fait ? demanda l’étranger.

— Un officier, dit Gilbert.

Le vieillard sourit.

— Oui, ils sont tous ainsi, ces nobles : au lieu d’apprendre à leurs enfants le métier qui fait vivre, ils leur apprennent le métier qui fait mourir. Aussi, vienne une révolution, à la suite de la révolution, l’exil ; ils seront obligés de mendier à l’étranger ou de vendre leur épée, ce qui est bien pis encore ; mais vous, qui n’êtes pas fils de noble, vous savez un état, je présume ?

— Monsieur, je vous l’ai dit, je ne sais rien ; d’ailleurs, je vous l’avouerai, j’ai une horreur invincible pour toute besogne imprimant au corps des mouvements rudes et brutaux.

— Ah ! dit le vieillard, vous êtes paresseux alors ?

— Oh ! non, je ne suis pas paresseux ; car, au lieu de me faire travailler à quelque œuvre de force, donnez-moi des livres, donnez-moi un cabinet à demi noir, et vous verrez si mes jours et mes nuits ne se consument pas dans le genre de travail que j’aurai choisi.

L’étranger regarda les mains douces et blanches du jeune homme.

— C’est une prédisposition, dit-il, un instinct. Ces sortes de répugnances aboutissent parfois à de bons résultats, mais il faut qu’elles soient bien dirigées. Enfin, continua-t-il, si vous n’avez pas été au collège, vous avez été du moins à l’école ?

Gilbert secoua la tête.

— Vous savez lire, écrire ?

— Ma mère, avant de mourir, avait eu le temps de m’apprendre à lire, pauvre mère ! car me voyant frêle de corps, elle disait toujours : « Ça ne fera jamais un bon ouvrier, il faut en faire un prêtre ou un savant. » Quand j’avais quelque répugnance à écouter ses leçons, elle me disait : « Apprends à lire, Gilbert, et tu ne fendras pas de bois, tu ne conduiras pas la charrue, tu ne tailleras pas de pierres » ; et j’apprenais. Malheureusement, je savais à peine lire lorsque ma mère mourut.

— Et qui vous apprit à écrire ?

— Moi-même.

— Vous-même ?

— Oui, avec un bâton que j’aiguisais et du sable que je faisais passer au tamis pour qu’il fût plus fin. Pendant deux ans, j’écrivis comme on imprime, copiant dans un livre, et ignorant qu’il y eût d’autres caractères que ceux que j’étais parvenu à imiter avec assez de bonheur. Enfin, un jour, il y a trois ans à peu près, mademoiselle Andrée était partie pour le couvent ; on n’en avait plus de nouvelles depuis quelques jours, quand le facteur me remit une lettre d’elle pour son père. Je vis alors qu’il existait d’autres caractères que les caractères imprimés. Monsieur de Taverney brisa le cachet et jeta l’enveloppe ; cette enveloppe, je la ramassai précieusement, et je l’emportai, puis la première fois que revint le facteur, je me fis lire l’adresse ; elle était conçue en ces termes : « À monsieur le baron de Taverney-Maison-Rouge, en son château, par Pierrefitte. »

« Sur chacune de ces lettres, je mis la lettre correspondante en caractères imprimés, et je vis que, sauf trois, toutes les lettres de l’alphabet étaient contenues dans ces deux lignes. Puis j’imitai les lettres tracées par mademoiselle Andrée. Au bout de huit jours, j’avais reproduit cette adresse dix mille fois peut-être, et je savais écrire. J’écris donc passablement et même plutôt bien que mal. Vous voyez, monsieur, que mes espérances ne sont pas exagérées, puisque je sais écrire, puisque j’ai lu tout ce qui m’est tombé sous la main, puisque j’ai essayé de réfléchir sur tout ce que j’ai lu. Pourquoi ne trouverais-je point un homme qui ait besoin de ma plume, un aveugle qui ait besoin de mes yeux, ou un muet qui ait besoin de ma langue ?

— Vous oubliez qu’alors vous auriez un maître, vous qui n’en voulez pas avoir. Un secrétaire ou un lecteur sont des domestiques de second ordre et pas autre chose.

— C’est vrai, murmura Gilbert en pâlissant ; mais n’importe, il faut que j’arrive. Je remuerai les pavés de Paris, je porterai de l’eau, s’il le faut, mais j’arriverai ou je mourrai en route, et alors mon but sera atteint de même.

— Allons, allons ! dit l’étranger, vous me paraissez être, en effet, plein de bonne volonté et de courage.

— Mais vous-même, voyons, dit Gilbert, vous-même, si bon pour moi, n’exercez-vous pas une profession quelconque ? Vous êtes vêtu comme un homme de finance.

Le vieillard sourit de son sourire doux et mélancolique.

— J’ai une profession, dit-il ; oui, c’est vrai, car tout homme doit en avoir une, mais elle est entièrement étrangère aux choses de finances. Un financier n’herboriserait point.

— Herborisez-vous par état ?

— Presque.

— Alors, vous êtes pauvre ?

— Oui.

— Ce sont les pauvres qui donnent, car la pauvreté les a rendus sages, et un bon conseil vaut mieux qu’un louis d’or. Donnez-moi donc un conseil.

— Je ferai mieux peut-être.

Gilbert sourit.

— Je m’en doutais, dit-il.

— Combien croyez-vous qu’il vous faille pour vivre ?

— Oh ! bien peu.

— Peut-être ne connaissez-vous point Paris ?

— C’est la première fois que je l’ai aperçu hier, des hauteurs de Luciennes.

— Alors, vous ignorez qu’il en coûte cher pour vivre dans la grande ville ?

— Combien à peu près ?… Établissez-moi une proportion.

— Volontiers. Tenez, par exemple, ce qui coûte un sou en province, coûte trois sous à Paris.

— Eh bien ! dit Gilbert, en supposant un abri quelconque où je puisse me reposer après avoir travaillé, il me faut pour la vie matérielle six sous par jour à peu près.

— Bien ! bien ! mon ami, s’écria l’étranger. Voilà comme j’aime l’homme. Venez avec moi à Paris, et je vous trouverai une profession indépendante, à l’aide de laquelle vous vivrez.

— Ah ! monsieur ! s’écria Gilbert ivre de joie.

Puis se reprenant :

— Il est bien entendu que je travaillerai réellement, et que ce n’est point une aumône que vous me faites.

— Non pas. Oh ! soyez tranquille, mon enfant. Je ne suis pas assez riche pour faire l’aumône, et pas assez fou surtout pour la faire au hasard.

— À la bonne heure, dit Gilbert, que cette boutade misanthropique mettait à l’aise au lieu de le blesser. Voilà un langage que j’aime. J’accepte votre offre, et je vous en remercie.

— C’est donc convenu que vous venez à Paris avec moi ?

— Oui, monsieur, si vous le voulez bien.

— Je le veux, puisque je vous l’offre.

— À quoi serai-je tenu envers vous ?

— À rien… qu’à travailler ; et encore, c’est vous qui réglerez votre travail ; vous aurez le droit d’être jeune, le droit d’être heureux, le droit d’être libre, et même le droit d’être oisif, quand vous aurez gagné vos loisirs, dit l’étranger en souriant comme malgré lui.

Puis levant les yeux au ciel :

— Ô jeunesse ! ô vigueur ! ô liberté ! ajouta-t-il avec un soupir.

Et à ces mots, une mélancolie d’une poésie inexprimable se répandit sur ses traits fins et purs.

Puis il se leva, s’appuyant sur son bâton.

— Et maintenant, dit-il plus gaiement, maintenant que vous avez une condition, vous plaît-il que nous remplissions une seconde boîte de plantes ? J’ai ici des feuilles de papier gris sur lesquelles nous classerons la première récolte. Mais, à propos, avez-vous encore faim ? Il me reste du pain.

— Gardons-le pour l’après-midi, s’il vous plaît, monsieur.

— Tout au moins, mangez les cerises, elles nous embarrasseraient.

— Comme cela je le veux bien ; mais permettez que je porte votre boîte ; vous marcherez plus à l’aise, et je crois, grâce à l’habitude, que mes jambes lasseraient les vôtres.

— Mais tenez, vous me portez bonheur ; je crois voir là-bas le picris hieracioïdes, que je cherche inutilement depuis le matin ; et, sous votre pied, prenez garde ! le cerastium aquaticum. Attendez ! attendez ! n’arrachez pas ! Oh ! vous n’êtes pas encore herboriste, mon jeune ami ; l’une est trop humide en ce moment pour être cueillie ; l’autre n’est point assez avancée. En repassant ce soir, à trois heures, nous arracherons le picris hieracioïdes, et quant au cerastium, nous le prendrons dans huit jours. D’ailleurs, je veux le montrer sur pied à un savant de mes amis, dont je compte solliciter pour vous la protection. Et maintenant, venez et conduisez-moi à cet endroit dont vous me parliez tout à l’heure, et où vous avez vu de beaux capillaires.

Gilbert marcha devant sa nouvelle connaissance ; le vieillard le suivit, et tous deux disparurent dans la forêt.


XLIV

MONSIEUR JACQUES.


Gilbert, enchanté de cette bonne fortune qui, dans ses moments désespérés, lui faisait toujours trouver un soutien, Gilbert, disons-nous, marchait devant, se retournant de temps en temps vers l’homme étrange qui venait de le rendre si souple et si docile avec si peu de mots.

Il le conduisit ainsi vers ses mousses, qui étaient en effet de magnifiques capillaires. Puis, lorsque le vieillard en eut fait une collection, ils se mirent en quête de plantes nouvelles.

Gilbert était beaucoup plus avancé en botanique qu’il ne le croyait lui-même. Né au milieu des bois, il connaissait comme des amies d’enfance toutes les plantes des bois : seulement, il les connaissait sous leurs noms vulgaires. À mesure qu’il les désignait ainsi, son compagnon les lui indiquait, lui, sous leur nom scientifique, que Gilbert, en retrouvant une plante de la même famille, essayait de répéter. Deux ou trois fois, il estropiait ce nom grec ou latin. Alors, l’étranger le lui décomposait, lui montrait les rapports du sujet avec ces mots décomposés, et Gilbert apprenait ainsi non seulement le nom de la plante, mais encore la signification du mot grec ou latin dont Pline, Linné ou de Jussieu avait baptisé cette plante.

De temps en temps il disait :

— Quel malheur, monsieur, que je ne puisse pas gagner mes six sous à faire ainsi de la botanique toute la journée avec vous ! Je vous jure que je ne me reposerais pas un seul instant ; et même il ne faudrait pas six sous : un morceau de pain comme celui que vous aviez ce matin suffirait à mon appétit de toute la journée. Je viens de boire à une source de l’eau aussi bonne qu’à Taverney, et la nuit dernière, au pied de l’arbre où j’ai couché, j’ai bien mieux dormi que je ne l’eusse fait sous le toit d’un bon château.

L’étranger souriait.

— Mon ami, disait-il, l’hiver viendra ; les plantes sécheront, la source sera glacée, le vent sifflera dans les arbres dépouillés, au lieu de cette douce brise qui agite si mollement les feuilles. Alors, il vous faudra un abri, des vêtements, du feu, et sur vos six sous par jour, vous n’auriez pu économiser une chambre, du bois et des habits.

Gilbert soupirait, cueillait de nouvelles plantes et faisait de nouvelles questions.

Ils coururent ainsi une bonne partie du jour dans les bois d’Aulnay, du Plessis-Piquet et de Clamart sous Meudon.

Gilbert, selon son habitude, s’était déjà mis avec son compagnon sur le pied de la familiarité. De son côté, le vieillard questionnait avec une admirable adresse ; cependant, Gilbert, défiant, circonspect, craintif, se révélait le moins possible.

À Châtillon, l’étranger acheta du pain et du lait dont il fit sans peine accepter la moitié à son compagnon ; puis tous deux prirent le chemin de Paris, afin que Gilbert, de jour encore, pût entrer dans la ville.

Le cœur du jeune homme battait à cette seule idée d’être à Paris, et il ne chercha point à cacher son émotion, lorsque, des hauteurs de Vanvres, il aperçut Sainte-Geneviève, les Invalides, Notre-Dame et cette mer immense de maisons dont les flots épars vont, comme une marée, battre les flancs de Montmartre, de Belleville et de Ménilmontant.

— Oh ! Paris, Paris ! murmura-t-il.

— Oui, Paris, un amas de maisons, un gouffre de maux, dit le vieillard. Sur chacune des pierres qu’il y a là-bas, vous verriez sourdre une larme ou rougir une goutte de sang, si les douleurs que ses murs renferment pouvaient apparaître au dehors.

Gilbert réprima son enthousiasme. D’ailleurs, son enthousiasme tomba bientôt de lui-même.

Ils entrèrent par la barrière d’Enfer. Le faubourg était sale et infect ; des malades qu’on portait à l’hôpital passaient sur des civières ; des enfants à demi nus jouaient dans la fange avec des chiens, des vaches et des porcs.

Le front de Gilbert se rembrunissait.

— Vous trouvez tout cela hideux, n’est-ce pas ? dit le vieillard. Eh bien ! ce spectacle, vous ne le verrez même plus tout à l’heure. C’est encore une richesse qu’un porc et qu’une vache ; c’est encore une joie qu’un enfant. Quant à la fange, vous la trouverez, elle, toujours et partout.

Gilbert n’était pas mal disposé à voir Paris sous un jour sombre ; il accepta donc le tableau tel que son compagnon le lui faisait.

Quant à ce dernier, prolixe d’abord dans sa déclamation, il était devenu peu à peu et à mesure qu’il avançait vers le centre de la ville, silencieux et muet. Il paraissait si soucieux, que Gilbert n’osa point lui demander quel était ce jardin qu’on apercevait à travers la grille, quel était ce pont sur lequel on passait la Seine. Ce jardin, c’était le Luxembourg ; ce pont, c’était le Pont-Neuf.

Cependant, comme on marchait toujours, et que l’étranger paraissait pousser la rêverie jusqu’à l’inquiétude, Gilbert se hasarda de dire :

— Logez-vous encore bien loin, monsieur ?

— Nous approchons, dit l’étranger, que cette question sembla rendre encore plus morose.

Ils côtoyèrent, rue du Four, le magnifique hôtel de Soissons, dont les bâtiments avaient vue et entrée principale sur cette rue, mais dont les jardins splendides s’étendaient sur celles de Grenelle et des Deux-Écus.

Gilbert passa devant une église qui lui parut fort belle. Il s’arrêta un instant à la regarder.

— Voilà un beau monument, dit-il.

— C’est Saint-Eustache, dit le vieillard.

Puis, levant la tête :

— Il est huit heures ! s’écria-t-il. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! venez vite, jeune homme, venez.

L’étranger allongea le pas, Gilbert le suivit.

— À propos, dit l’étranger après quelques instants d’un silence si froid qu’il commençait à inquiéter Gilbert, j’oubliais de vous dire que je suis marié.

— Ah ! fit Gilbert.

— Oui, et que ma femme, en véritable Parisienne, va sans doute gronder de ce que nous rentrons tard ; en outre, je dois vous le dire, elle se défie des étrangers.

— Vous plaît-il que je me retire, monsieur ? dit Gilbert, dont cette parole glaça tout à coup l’expansion.

— Non pas, non pas, mon ami ; je vous ai invité à venir chez moi, venez.

— Je vous suis, dit Gilbert.

— Là, à droite, par ici, nous y sommes.

Gilbert leva les yeux, et, aux derniers rayons du jour mourant, il lut, à l’angle de la place, au-dessus de la boutique d’un épicier, ces mots : « Rue Plastrière. »

L’étranger continua d’accélérer sa marche, car plus il se rapprochait de sa maison, plus redoublait cette agitation fébrile que nous avons signalée. Gilbert, qui ne voulait pas le perdre de vue, se heurtait à chaque seconde, soit aux passants, soit aux fardeaux des colporteurs, soit aux timons des voitures et aux brancards des charrettes.

Son conducteur semblait l’avoir oublié complétement : il trottait menu, visiblement absorbé dans une idée fâcheuse.

Enfin, il s’arrêta devant une porte d’allée dont la partie supérieure était grillée.

Un petit cordonnet sortait par un trou, le vieillard tira le cordonnet, la porte s’ouvrit.

Il se retourna alors, et voyant Gilbert indécis sur le seuil :

— Venez vite, dit-il.

Et il referma la porte sur eux.

Au bout de quelques pas faits dans l’obscurité, Gilbert heurta la première marche d’un escalier raide et noir. Le vieillard, habitué aux localités, avait déjà franchi une douzaine de degrés.

Gilbert le rejoignit, monta tant qu’il monta, s’arrêta quand il s’arrêta.

C’était sur un paillasson usé par le frottement, sur un palier percé de deux portes.

L’étranger tira un pied de biche suspendu à un cordon de rideaux, et une aigre sonnette retentit dans l’intérieur d’une chambre. Alors, le pas traînard d’un personnage en savates traîna sur le carreau et la porte s’ouvrit.

Une femme de cinquante à cinquante-cinq ans parut sur le seuil. Deux voix se mêlèrent soudain, l’une était celle de l’étranger, l’autre était celle de cette femme qui venait d’ouvrir la porte.

L’une de ces deux voix disait timidement :

— Est-ce qu’il est trop tard, bonne Thérèse ?

L’autre grommelait :

— Vous nous faites souper à une belle heure, Jacques !

— Allons, allons, nous allons réparer tout cela, répondit affectueusement l’étranger en fermant la porte et en prenant des mains de Gilbert la boîte de fer-blanc.

— Bon ! un commissionnaire ! s’écria la vieille ; il ne manquait plus que cela. Ainsi donc, voilà que vous ne pouvez plus porter vous-même tous vos embarras d’herbages. Un commissionnaire à M. Jacques ! Excusez ! M. Jacques devient grand seigneur.

— Allons, allons, répondit celui qu’on interpellait si rudement sous le nom de Jacques en rangeant patiemment ses plantes sur la cheminée ; allons, un peu de calme, Thérèse.

— Payez-le au moins et renvoyez-le, que nous n’ayons pas d’espion ici.

Gilbert devint pâle comme la mort et bondit vers la porte. Jacques l’arrêta.

— Monsieur, dit-il avec une certaine fermeté, n’est pas un commissionnaire et encore moins un espion. C’est un hôte que j’amène.

Les bras de la vieille retombèrent le long de ses hanches.

— Un hôte ! dit-elle, il ne nous manquait plus que cela !

— Voyons, Thérèse, reprit l’étranger d’une voix encore affectueuse, mais dans laquelle la nuance de la volonté se faisait sentir de plus en plus, allumez une chandelle. J’ai chaud et nous avons soif.

La vieille fit entendre un murmure qui, assez élevé d’abord, alla en décroissant.

Puis elle atteignit un briquet qu’elle battit au-dessus d’une boîte remplie d’amadou ; les étincelles jaillirent aussitôt et embrasèrent toute la boîte.

Pendant le temps qu’avait duré le dialogue, pendant les murmures et le silence qui les avait suivis, Gilbert était resté immobile, muet, et comme cloué à deux pas de cette porte qu’il commençait à regretter bien sincèrement d’avoir franchie.

Jacques s’aperçut de ce que souffrait le jeune homme.

— Avancez, monsieur Gilbert, je vous en prie, dit-il.

La vieille, pour voir celui à qui son mari parlait avec cette politesse affectée, détourna sa jaune et morose figure. Gilbert la vit aux premiers rayons de la maigre chandelle réveillée dans sa gaine de cuivre.

Cette figure ridée, couperosée et comme infiltrée en quelques endroits de fiel ; ce visage aux yeux plus vifs que vivants, plus lubriques que vifs ; cette plate douceur, répandue sur des traits vulgaires, douceur que démentaient si bien la voix et l’accueil de la vieille, inspirèrent du premier coup à Gilbert une violente antipathie.

De son côté, la vieille fut loin de trouver de son goût le visage pâle et fin, le silence circonspect et la raideur du jeune homme.

— Je crois bien que vous avez chaud et que vous devez avoir soif, messieurs, dit-elle. En effet, passer sa journée à l’ombre des bois, c’est si fatigant ; puis se baisser de temps en temps pour cueillir une herbe, voilà un travail ! Car monsieur herborise aussi, sans doute : c’est le métier de ceux qui n’en ont pas.

— Monsieur, répondit Jacques d’une voix de plus en plus ferme, est un bon et loyal jeune homme, qui m’a fait l’honneur de sa compagnie toute la journée et que ma bonne Thérèse, j’en suis sûr, va recevoir comme un ami.

— Il y a de quoi pour deux, grommela Thérèse, et non pour trois.

— Je suis sobre et lui aussi, dit Jacques.

— Oui, oui, c’est bon. Je connais cette sobriété-là. Je vous déclare qu’il n’y a pas assez de pain à la maison pour la nourrir, votre double sobriété, et que je ne descendrai pas trois étages pour en chercher. D’ailleurs, à l’heure qu’il est, le boulanger est fermé.

— Alors c’est moi qui descendrai, dit Jacques en fronçant le sourcil. Ouvrez-moi la porte, Thérèse.

— Mais…

— Je le veux !

— C’est bien ! c’est bien ! dit alors la vieille en grommelant, mais en cédant toutefois au ton absolu auquel son opposition avait graduellement conduit Jacques. Ne suis-je pas là pour faire tous vos caprices ?… Voyons, on fera assez de ce qu’il y aura. Venez souper.

— Asseyez-vous près de moi, dit Jacques à Gilbert en le conduisant près d’une petite table dressée dans la chambre voisine, et sur laquelle, à côté de deux couverts, deux serviettes roulées et attachées, l’une avec un cordon rouge, et l’autre avec un cordon blanc, indiquaient la place de chacun des maîtres du logis.

Cette chambre, exiguë et carrée, était tapissée d’un petit papier bleu pâle, à dessins blancs. Deux grandes cartes de géographie ornaient les murailles. Le reste de l’ameublement se composait de six chaises en bois de merisier, à siège de paille, de la table en question et d’un chiffonnier rempli de bas raccommodés.

Gilbert s’assit ; la vieille plaça devant lui une assiette et lui apporta un couvert usé par le service, puis elle ajouta à ces divers ustensiles un gobelet d’étain soigneusement poli.

— Vous ne descendez pas ? demanda Jacques à sa femme.

— C’est inutile, fit-elle d’un ton bourru qui indiquait la rancune qu’elle conservait à Jacques de la victoire remportée sur elle ; c’est inutile, j’ai retrouvé un demi-pain dans l’armoire. Cela nous fait une livre et demie à peu près, il faudra qu’on en fasse assez.

En disant ces mots, elle posa le potage sur la table. Jacques fut servi le premier, puis Gilbert ; la vieille mangea dans la soupière.

Tous trois avaient grand appétit. Gilbert, tout intimidé de la discussion d’économie domestique à laquelle il avait donné lieu, mettait au sien tous les freins imaginables. Cependant, il eut le premier mangé la soupe.

La vieille jeta sur son assiette prématurément vide un regard tout courroucé.

— Qui est venu aujourd’hui ? demanda Jacques pour changer les idées de Thérèse.

— Oh ! fit celle-ci, toute la terre, comme d’habitude. Vous aviez promis à madame de Boufflers ses quatre cahiers, à madame d’Escars ses deux airs, un quatuor avec accompagnement à madame de Penthièvre. Les unes sont venues elles-mêmes, les autres ont envoyé. Mais, quoi ! monsieur herborisait, et comme on ne peut pas s’amuser et travailler en même temps, ces dames se sont passées de leur musique.

Jacques ne dit pas un mot, au grand étonnement de Gilbert, qui s’attendait à le voir se fâcher. Mais comme il était seul en jeu cette fois, il ne sourcilla point.

À la soupe succéda un petit morceau de bœuf bouilli, servi sur un petit plat de faïence tout rayé par la pointe tranchante des couteaux.

Jacques servit Gilbert assez modestement, car il était sous l’œil de Thérèse, puis il prit un morceau à peu près pareil et passa le plat à la ménagère.

Celle-ci prit le pain et en donna un morceau à Gilbert.

Ce morceau était si exigu que Jacques en rougit ; il attendit que Thérèse eût achevé de le servir, lui, et de se servir elle-même ; puis, lui prenant le pain des mains :

— C’est vous qui taillerez votre pain vous-même, mon jeune ami, et taillez-le à votre faim, je vous prie : le pain ne doit être mesuré qu’à ceux qui le perdent.

Un moment après, parurent des haricots verts assaisonnés au beurre.

— Voyez comme ils sont verts, dit Jacques ; ce sont de nos conserves, on les mange excellents ici.

Et il passa le plat à Gilbert.

— Merci, monsieur, dit celui-ci, j’ai bien dîné, je n’ai plus faim.

— Monsieur n’est pas de votre avis sur mes conserves, dit aigrement Thérèse ; il aimerait mieux des haricots frais, sans doute, mais ce sont des primeurs au-dessus de notre bourse.

— Non, madame, dit Gilbert, je les trouve appétissants, au contraire, et je les aimerais fort, mais je ne mange jamais que d’un plat.

— Et vous buvez de l’eau ? dit Jacques en lui tendant la bouteille.

— Toujours, monsieur.

Jacques se versa un doigt de vin pur.

— Maintenant, ma femme, dit-il en reposant la bouteille sur la table, vous vous occuperez, je vous prie, de coucher ce jeune homme ; il doit être bien las.

Thérèse laissa échapper sa fourchette et fixa ses deux yeux effarés sur son mari.

— Coucher ! êtes-vous fou ? Vous amenez quelqu’un à coucher ! C’est donc dans votre lit que vous le coucherez ? Mais, en vérité, il perd la tête. Alors vous allez tenir pension désormais ? En ce cas, ne comptez plus sur moi ; cherchez une cuisinière et une servante ; c’est assez d’être la vôtre, sans devenir aussi celle des autres.

— Thérèse, répondit Jacques de son ton grave et ferme, Thérèse, je vous prie de m’écouter, chère amie : c’est pour une nuit seulement. Ce jeune homme n’a jamais mis le pied à Paris ; il y vient sous ma conduite. Je ne veux pas qu’il couche à l’auberge, je ne le veux pas, dût-il prendre mon lit, comme vous le dites.

Après cette seconde manifestation de sa volonté, le vieillard attendit.

Alors Thérèse, qui l’avait regardé avec attention, et qui, tandis qu’il parlait, paraissait étudier chaque muscle de son visage, sembla comprendre qu’il n’y avait pas de lutte possible en ce moment, et changea de tactique subitement.

Elle eût échoué en s’obstinant à combattre contre Gilbert ; elle se mit à combattre pour lui : il est vrai que c’était en alliée bien près de trahir.

— Au fait, dit-elle, puisque ce jeune monsieur vous a accompagné ici, c’est que vous le connaissez bien, et mieux vaut qu’il reste chez nous. Je ferai tant bien que mal un lit dans votre cabinet, près des liasses de papier.

— Non, non, dit Jacques vivement ; un cabinet n’est point un endroit où l’on couche. On peut mettre le feu à ces papiers.

— Beau malheur ! murmura Thérèse.

Puis tout haut.

— Dans l’antichambre, alors, devant le buffet.

— Non plus.

— Alors, je vois que malgré notre bonne volonté à tous deux ce sera impossible ; car, à moins que de prendre votre chambre ou la mienne…

— Il me semble, Thérèse, que vous ne cherchez pas bien.

— Moi ?

— Sans doute. N’avons-nous point la mansarde ?

— Le grenier, voulez-vous dire ?

— Non, ce n’est pas un grenier, c’est un cabinet un peu mansardé, mais sain, avec une vue sur des jardins magnifiques, ce qui est rare à Paris.

— Oh ! qu’importe, monsieur, dit Gilbert, fût-ce un grenier, je m’estimerai encore heureux, je vous jure.

— Pas du tout, pas du tout, dit Thérèse. Tiens, c’est là que j’étends mon linge.

— Ce jeune homme n’y dérangera rien, Thérèse. N’est-ce pas, mon ami, vous veillerez à ce qu’il n’arrive aucun accident au linge de cette bonne ménagère ? Nous sommes pauvres, et toute perte nous est lourde.

— Oh ! soyez tranquille, monsieur.

Jacques se leva et s’approcha de Thérèse.

— Je ne veux pas, voyez-vous, chère amie, que ce jeune homme se perde. Paris est un séjour pernicieux ; ici nous le surveillerons.

— C’est donc une éducation que vous faites. Il paiera donc pension, votre élève ?

— Non, mais je vous réponds qu’il ne vous coûtera rien. À partir de demain, il se nourrira lui-même. Quant au logement, comme la mansarde nous est à peu près inutile, faisons-lui cette charité.

— Comme tous les paresseux s’entendent ! murmura Thérèse en haussant les épaules.

— Monsieur, dit Gilbert, plus fatigué que son hôte lui-même de cette lutte qu’il livrait pied à pied, pour une hospitalité qui l’humiliait, je n’ai jamais gêné personne, et je ne commencerai certes point par vous, qui avez été si bon pour moi. Ainsi, permettez que je me retire. J’ai aperçu, du côté du pont que nous avons traversé, des arbres sous lesquels il y a des bancs. Je dormirai fort bien, je vous assure, couché sur un de ces bancs.

— Oui, dit Jacques, pour que le guet vous arrête comme un vagabond.

— Qu’il est, dit tout bas Thérèse en desservant.

— Venez, venez, jeune homme, dit Jacques, il y a là-haut, autant que je puis m’en souvenir, une bonne paillasse. Cela vaudra toujours mieux qu’un banc ; et puisque vous vous contenteriez d’un banc…

— Oh ! monsieur, je n’ai jamais couché que sur des paillasses, dit Gilbert.

Puis revenant sur cette vérité par un petit mensonge :

— La laine m’échauffe trop, continua-t-il.

Jacques sourit.

— La paille est en effet rafraîchissante, dit-il. Prenez sur la table un bout de chandelle et suivez-moi.

Thérèse ne regarda même plus du côté de Jacques. Elle poussa un soupir, elle était vaincue.

Gilbert se leva gravement et suivit son protecteur.

En traversant l’antichambre, Gilbert vit une fontaine.

— Monsieur, dit-il, l’eau est-elle chère, à Paris ?

— Non, mon ami ; mais fût-elle chère, l’eau et le pain sont deux choses que l’homme n’a pas le droit de refuser à l’homme qui les demande.

— Oh ! c’est qu’à Taverney l’eau ne coûtait rien, et le luxe du pauvre, c’est la propreté.

— Prenez, mon ami, prenez, dit Jacques en indiquant du doigt à Gilbert un grand pot de faïence, prenez.

Et il précéda le jeune homme en s’étonnant de trouver, dans un enfant de cet âge, toute la fermeté du peuple unie à tous les instincts de l’aristocratie.


XLV

LA MANSARDE DE M. JACQUES.


L’escalier déjà étroit et difficile, au bout de l’allée, à la place où Gilbert en avait heurté la première marche, devenait de plus en plus difficile et de plus en plus étroit, à partir du troisième étage qu’habitait Jacques. Celui-ci et son protégé arrivèrent donc péniblement à un vrai grenier. Cette fois, c’était Thérèse qui avait eu raison ; c’était bien un vrai grenier coupé en quatre compartiments dont trois étaient inhabités.

Il est vrai de dire que tous, même celui destiné à Gilbert, étaient inhabitables.

Le toit s’abaissait si rapidement à partir du comble, qu’il formait avec le plancher un angle aigu. Au milieu de cette pente, une lucarne, fermée d’un mauvais châssis sans vitres, donnait le jour et l’air : le jour chichement, l’air à profusion, surtout par les vents d’hiver.

Heureusement que l’on touchait à l’été, et cependant, malgré le doux voisinage de la chaude saison, la chandelle que tenait Jacques faillit s’éteindre lorsqu’ils pénétrèrent dans le grenier.

La paillasse dont avait fastueusement parlé Jacques gisait en effet à terre et s’offrait tout d’abord aux regards comme le meuble principal de la chambre. Çà et là des piles de vieux papiers imprimés, jaunis sur leurs tranches, s’élevaient au milieu d’un amas de livres rongés par les rats.

À deux cordes placées transversalement et à la première desquelles faillit s’étrangler Gilbert, crépitaient en dansant au vent de la nuit des sacs de papier renfermant des haricots séchés dans leurs gousses, des herbes aromatiques et des linges de ménage mêlés à de vieilles hardes de femmes.

— Ce n’est pas beau, dit Jacques ; mais le sommeil et l’obscurité rendent égaux aux plus somptueux palais les plus pauvres chaumières. Dormez comme on dort à votre âge, mon jeune ami, et rien ne vous empêchera de croire demain matin que vous avez dormi dans le Louvre. Mais surtout prenez bien garde au feu !

— Oui, monsieur, dit Gilbert un peu étourdi de tout ce qu’il venait de voir et d’entendre.

Jacques sortit en lui souriant, puis il revint.

— Demain nous causerons, dit-il. Je pense que vous ne répugnerez point à travailler, n’est-ce pas ?

— Vous savez, monsieur, répondit Gilbert, que travailler, au contraire, est tout mon désir.

— Voilà qui est bien.

Et Jacques fit de nouveau un pas vers la porte.

— Travail digne, bien entendu, répondit le pointilleux Gilbert.

— Je n’en connais pas d’autre, mon jeune ami. Ainsi donc, à demain.

— Bonsoir et merci, monsieur, dit Gilbert.

Jacques sortit, ferma la porte en dehors, et Gilbert resta seul dans son galetas.

D’abord émerveillé, puis pétrifié d’être à Paris, il se demanda si c’était bien Paris, cette ville où l’on voyait des chambres pareilles à la sienne.

Puis il réfléchit qu’au bout du compte M. Jacques lui faisait l’aumône ; et comme il avait vu faire l’aumône à Taverney, non seulement il ne s’étonna plus, mais l’étonnement commença de faire place à la reconnaissance.

Sa chandelle à la main, il parcourut, en prenant les précautions recommandées par Jacques, tous les coins du galetas, s’occupant peu des habits de Thérèse, dont il ne voulut pas même distraire une vieille robe pour se faire une couverture.

Il s’arrêta aux piles de papiers imprimés qui éveillaient au dernier point sa curiosité.

Elles étaient ficelées ; il n’y toucha point.

Le cou tendu, l’œil avide, il passa des liasses ficelées aux sacs de haricots.

Les sacs de haricots étaient faits d’un papier fort blanc, toujours imprimé, joint avec des épingles.

Dans un mouvement un peu brusque qu’il fit, Gilbert toucha la corde avec sa tête : un des sacs tomba.

Plus pâle, plus effaré que s’il eût forcé la serrure d’un coffre-fort, le jeune homme se hâta de ramasser les haricots épars sur le plancher et de les remettre dans le sac.

En se livrant à cette opération, il regarda machinalement le papier, machinalement encore ses yeux lurent quelques mots ; ces mots attirèrent son attention. Il repoussa les haricots, et s’asseyant sur sa paillasse il lut,car ces mots étaient si parfaitement en harmonie avec sa pensée et surtout avec son caractère, qu’ils semblaient écrits, non seulement pour lui, mais encore par lui.

Les voici :

« D’ailleurs, des couturières, des filles de chambre, de petites marchandes ne me tentaient guère ; il me fallait des demoiselles ; chacun a sa fantaisie, ç’a toujours été la mienne. Je ne pense pas comme Horace sur ce point-là. Ce n’est pourtant pas du tout la vanité de l’état et du rang qui m’attire, c’est un teint mieux conservé, de plus belles mains, une parure plus gracieuse, un air de délicatesse et de propreté sur toute la personne, plus de goût dans la manière de se mettre et de s’exprimer, une robe plus fine et mieux faite, une chaussure plus mignonne, des rubans, de la dentelle, des cheveux mieux ajustés. Je préférais toujours la moins jolie ayant tout cela. Je trouve moi-même cette préférence fort ridicule, mais mon cœur la donne malgré moi. » [2]

Gilbert tressaillit et la sueur lui monta au front ; il était impossible de mieux exprimer sa pensée, de mieux définir ses instincts, de mieux analyser son goût. Seulement, Andrée n’était pas la moins jolie ayant tout cela. Andrée avait tout cela et était la plus belle.

Gilbert continua donc avidement.

À la suite des lignes que nous avons citées, venait une charmante aventure d’un jeune homme avec deux jeunes filles ; l’histoire d’une cavalcade accompagnée de ces petits cris charmants qui rendent les femmes plus charmantes encore, parce qu’ils trahissent leur faiblesse ; d’un voyage en croupe derrière l’une d’elles, et d’un retour nocturne plus charmant et plus délicieux encore.

L’intérêt allait gagnant ; Gilbert avait déplié le sac et avait lu tout ce qu’il y avait d’imprimé sur le sac avec un certain battement de cœur ; il interrogea la pagination et se mit à chercher si les autres pages n’y faisaient pas suite. La pagination était interrompue, mais il retrouva sept ou huit sacs qui paraissaient se suivre. Il en ôta les épingles, vida les haricots sur le plancher, les assembla et lut.

Cette fois, c’était bien autre chose encore. Ces nouvelles pages contenaient les amours d’un jeune homme pauvre, inconnu, avec une grande dame. La grande dame était descendue jusqu’à lui, ou plutôt il était monté jusqu’à elle, et la grande dame l’avait accueilli comme s’il eut été son égal, et elle en avait fait son amant, l’initiant à tous les mystères du cœur, rêves de l’adolescence qui ont une si courte réalité, qu’arrivés de l’autre côté de la vie ils ne nous apparaissent plus que comme un de ces météores brillants, mais fugitifs, qui glissent au milieu d’un ciel étoilé de printemps.

Le jeune homme n’était nommé nulle part. La grande dame s’appelait madame de Warens, nom doux et charmant à prononcer.

Gilbert rêvait au bonheur de passer ainsi toute une nuit à lire, et le plaisir s’augmentait de cette sécurité qu’il avait une longue file de sacs à dépouiller les uns après les autres, quand tout à coup un léger pétillement se fit entendre ; la chandelle, échauffée par le récipient de cuivre, s’enfonça dans la graisse liquide ; une vapeur infecte monta dans le grenier, la mèche s’éteignit, et Gilbert se trouva dans l’obscurité.

Cet événement était arrivé si rapide qu’il n’y avait pas eu moyen d’y porter remède. Gilbert, interrompu au milieu de sa lecture, était près d’en pleurer de rage. Il laissa glisser la liasse de papiers sur les haricots amassés près de son lit, et se coucha sur sa paillasse, où, malgré son dépit, il s’endormit bientôt profondément.

Le jeune homme dormit comme on dort à dix-huit ans ; aussi ne se réveilla-t-il qu’au bruit du cadenas criard que Jacques avait placé la veille à la porte du grenier.

Le jour était grand ; Gilbert, en ouvrant les yeux, vit son hôte entrer doucement dans sa chambre.

Ses yeux se portèrent aussitôt sur les haricots épars et sur les sacs redevenus feuillets.

Les yeux de Jacques avaient déjà pris la même direction.

Gilbert sentit le rouge de la honte lui monter aux joues, et sans trop savoir ce qu’il disait :

— Bonjour, monsieur, murmura-t-il.

— Bonjour, mon ami, dit Jacques ; avez-vous bien dormi ?

— Oui, monsieur.

— Seriez-vous somnambule, par hasard ?

Gilbert ignorait ce qu’était un somnambule, mais il comprit que la question avait pour but de lui demander une explication sur ces haricots hors de leurs sacs, et sur ces sacs veufs de leurs haricots.

— Hélas ! monsieur, dit-il, je vois bien pourquoi vous me dites cela ; oui, c’est moi qui suis coupable du méfait, et je m’accuse humblement, mais je le crois réparable.

— Sans doute. Mais pourquoi donc votre chandelle est-elle usée jusqu’au bout ?

— J’ai veillé trop tard.

— Et pourquoi avez-vous veillé ? fit Jacques, soupçonneux.

— Pour lire.

Le regard de Jacques parcourut, plus défiant encore, le grenier encombré.

— Cette première feuille, dit Gilbert en montrant le premier sac qu’il avait décroché et lu, cette première feuille, sur laquelle j’ai jeté les yeux par hasard, m’a tellement intéressé… Mais vous, monsieur, qui savez tant de choses, vous devez savoir de quel livre elle vient ?

Jacques y jeta négligemment les yeux et dit :

— Je ne sais.

— C’est un roman sans doute, fit Gilbert, un bien beau roman.

— Un roman, croyez-vous ?

— Je le crois, car on y parle d’amour comme dans les romans, excepté qu’on en parle mieux.

— Cependant, reprit Jacques, comme je lis au bas de cette page le mot Confessions, je croyais…

— Vous croyiez ?

— Que ce pouvait être une histoire.

— Oh ! non, non ; l’homme qui parle ainsi ne parle pas de lui-même. Il y a trop de franchise dans ses aveux, trop d’impartialité dans son jugement.

— Et moi, je crois que vous vous trompez, dit vivement le vieillard. L’auteur, au contraire, a voulu donner cet exemple au monde, d’un homme se montrant à ses semblables tel que Dieu a fait l’homme.

— Connaissez-vous donc l’auteur ?

— L’auteur est Jean-Jacques Rousseau.

— Rousseau ! s’écria vivement le jeune homme.

— Oui. Il y a ici quelques feuilles de son dernier livre détachées, égarées.

— Ainsi ce jeune homme, pauvre, inconnu, obscur, mendiant presque par les grands chemins qu’il parcourait à pied, c’était Rousseau, c’est-à-dire l’homme qui devait un jour faire l’Émile et écrire le Contrat social ?

— C’était lui, ou plutôt non, dit le vieillard avec une expression de mélancolie difficile à rendre. Non, ce n’était pas lui : l’auteur du Contrat social et de l’Émile est l’homme désenchanté du monde, de la vie et de la gloire ; l’autre… l’autre Rousseau… celui de madame de Warens, c’est l’enfant entrant dans la vie par la même porte que l’aurore entre dans le monde ; c’est l’enfant avec ses joies, ses espérances. Il y a entre les deux Rousseau un abîme qui les empêchera de jamais se joindre.. trente ans de malheur !

Le vieillard secoua la tête, laissa tomber tristement ses bras, et parut se perdre dans une rêverie profonde.

Gilbert était demeuré comme ébloui.

— Ainsi donc, dit-il, cette aventure avec mademoiselle Galley et mademoiselle de Graffenried est donc vraie ? Cet amour ardent pour madame de Warens, il l’a donc éprouvé ? Cette possession de la femme qu’il aimait, possession qui l’attristait au lieu de le transporter au ciel comme il s’y attendait, ce n’est donc pas un ravissant mensonge ?

— Jeune homme, dit le vieillard, Rousseau n’a jamais menti. Rappelez-vous sa devise : Vitam impendere vero.

— Je la connaissais, dit Gilbert ; mais comme je ne sais pas le latin, je n’ai jamais pu la comprendre.

— Cela veut dire : « Donner sa vie pour la vérité. »

— Ainsi, continua Gilbert, cette chose est possible, qu’un homme parti d’où est parti Rousseau, soit aimé d’une belle dame, d’une grande dame ! Oh ! mon Dieu ! savez-vous que c’est à rendre fous d’espoir ceux qui, partis d’en bas comme lui, ont jeté les yeux au-dessus d’eux ?

— Vous aimez, dit Jacques, et vous voyez une analogie entre votre situation et celle de Rousseau ?

Gilbert rougit ; seulement il ne répondit point à la question.

— Mais toutes les femmes ne sont point comme madame de Warens, dit-il ; il y en a de fières, de dédaigneuses, d’inaccessibles, et celles-là, c’est une folie de les aimer.

— Cependant, jeune homme, dit le vieillard, de pareilles occasions ont été plus d’une fois offertes à Rousseau.

— Oh ! oui, s’écria Gilbert, mais il était Rousseau. Bien certainement, si je sentais en moi une étincelle du feu qui a brûlé son cœur en échauffant son génie…

— Eh bien ?

— Eh bien ! je me dirais qu’il n’y a pas de femme, si grande dame qu’elle soit par la naissance, qui puisse compter avec moi, tandis que, n’étant rien, n’ayant point la conviction de mon avenir, quand je regarde au-dessus de moi, je suis ébloui. Oh ! je voudrais pouvoir parler à Rousseau !

— Pour quoi faire ?

— Pour lui demander si, madame de Warens n’étant pas descendue à lui, il n’eût pas monté à elle ; pour lui dire : « Cette possession qui vous a attristé, si elle vous eût été refusée, ne l’eussiez-vous pas conquise, même… ? »

Le jeune homme s’arrêta.

— Même… ? répéta le vieillard.

— Même par un crime !

Jacques tressaillit.

— Ma femme doit être réveillée, dit-il, coupant court à l’entretien ; nous allons descendre. D’ailleurs, la journée d’un travailleur ne commence jamais assez tôt : venez, jeune homme, venez.

— C’est vrai, dit Gilbert ; pardon, monsieur ; mais il y a certaines conversations qui m’enivrent, certains livres qui m’exaltent, certaines pensées qui me rendent presque fou.

— Allons, allons, vous êtes amoureux, dit le vieillard.

Gilbert ne répondit rien, et se mit à ramasser les haricots et à reformer les sacs à l’aide des épingles ; Jacques le laissa faire.

— Vous n’avez pas été somptueusement logé, lui dit-il, mais au bout du compte vous avez ici le nécessaire, et si vous eussiez été plus matinal, il vous fût arrivé par cette fenêtre des émanations de verdure qui ont bien leur mérite au milieu des odeurs nauséabondes qui infectent la grande ville. Il y a là les jardins de la rue de La Jussienne, les tilleuls et les faux ébéniers y sont en fleurs, et les respirer le matin, n’est-ce pas, pour un pauvre captif, amasser du bonheur pour toute une journée ?

— J’aime tout cela vaguement, dit Gilbert, mais j’y suis trop accoutumé pour y faire grande attention.

— Dites qu’il n’y a pas assez longtemps que vous avez perdu la campagne pour la regretter encore. Mais vous avez fini ; allons travailler.

Et montrant le chemin à Gilbert, Jacques le fit sortir et ferma le cadenas derrière lui.

Cette fois, Jacques conduisit son compagnon droit à la pièce que Thérèse, la veille, avait désignée sous le nom de son cabinet.

Des papillons sous verre, des herbes et des minéraux encadrés dans des bordures de bois noir, des livres dans une bibliothèque de noyer, une table étroite et longue, couverte d’un petit tapis de laine verte et noire usée par le frottement, et sur laquelle des manuscrits étaient rangés en bon ordre, quatre chaises-fauteuils de merisier, foncés et couverts de crin noir, tel était l’ameublement du cabinet, le tout luisant, ciré, irréprochable d’ordre et de propreté, mais froid à l’œil et au cœur, tant le jour tamisé par des rideaux de siamoise était gris et faible, tant le luxe et même le bien-être semblait éloigné de cette cendre froide et de ce foyer noir.

Un petit clavecin de bois de rose porté par quatre pieds droits, et sur la cheminée un maigre cartel, signé : « Dolt, à l’Arsenal », rappelaient seuls, l’un par la vibration de ses fils d’acier éveillés par le passage des voitures dans la rue, l’autre par son balancier argentin, que quelque chose vivait dans cette espèce de tombeau.

Gilbert entra respectueusement dans le cabinet que nous venons de décrire ; il trouvait le mobilier presque somptueux, car c’était à peu près celui du château de Taverney ; le carreau ciré surtout lui imposait fort.

— Asseyez-vous, lui dit Jacques en lui montrant une seconde petite table placée dans l’embrasure d’une fenêtre, je vais vous dire quelle est l’occupation que je vous ai destinée.

Gilbert s’empressa d’obéir.

— Connaissez-vous ceci ? demanda le vieillard.

Et il montrait à Gilbert un papier rayé à intervalles égaux.

— Sans doute, répondit celui-ci ; c’est du papier de musique.

— Eh bien, lorsqu’une de ces feuilles a été noircie convenablement par moi, c’est-à-dire quand j’ai copié dessus autant de musique qu’elle peut en contenir, j’ai gagné dix sous ; c’est le prix que j’ai fixé moi-même. Croyez-vous que vous apprendrez à copier de la musique ?

— Oui, monsieur, je le crois.

— Mais est-ce que ce petit barbouillage de points noirs embrochés de raies uniques, doubles ou triples, ne vous tourbillonne pas devant les yeux ?

— C’est vrai, monsieur. Au premier coup d’œil je n’y comprends pas grand-chose ; cependant, en m’appliquant, je distinguerai les notes les unes des autres ; par exemple, voici un fa.

— Où cela ?

— Ici, embroché dans la ligne la plus élevée.

— Et cette autre entre les deux lignes basses ?

— C’est encore un fa.

— La note au-dessus de celle qui est à cheval sur la deuxième ligne ?

— C’est un sol.

— Mais vous savez lire la musique alors ?

— C’est-à-dire que je connais le nom des notes, mais je n’en connais point la valeur.

— Et savez-vous quand elles sont blanches, noires, croches, doubles-croches et triples-croches ?

— Oh ! oui, je sais cela.

— Et ces signes ?

— Ceci, c’est un soupir.

— Et ceci ?

— Un dièse.

— Et ceci ?

— Un bémol.

— Très bien ! Ah çà ! mais, avec votre ignorance, fit Jacques, dont l’œil commençait à se voiler de cette défiance qui lui paraissait habituelle ; avec votre ignorance, voilà que vous parlez musique comme vous parliez botanique, et que vous avez failli me parler amour.

— Oh ! monsieur, dit Gilbert rougissant, ne vous raillez pas de moi.

— Au contraire, mon enfant, vous m’étonnez, La musique est un art qui ne vient qu’après les autres études, et vous m’avez dit n’avoir reçu aucune éducation, vous m’avez dit n’avoir rien appris.

— C’est la vérité, monsieur.

— Ce n’est cependant pas vous qui avez imaginé tout seul que ce point noir sur la dernière ligne était un fa ?

— Monsieur, dit Gilbert baissant la tête et la voix, dans la maison que j’habitais, il y avait une… une jeune personne qui jouait du clavecin.

— Ah ! oui, celle qui faisait de la botanique ? fit Jacques.

— Justement, monsieur ; elle en jouait même fort bien.

— Vraiment ?

— Oui, et moi, j’adore la musique.

— Tout ceci n’est point une raison de connaître les notes.

— Monsieur, il y a dans Rousseau qu’incomplet est l’homme qui jouit de l’effet sans remonter à la cause.

— Oui ; mais il y a aussi, dit Jacques, que l’homme en se complétant par cette recherche, perd sa joie, sa naïveté et son instinct.

— Qu’importe, dit Gilbert, s’il trouve dans l’étude une jouissance égale à celles qu’il peut perdre.

Jacques surpris se retourna.

— Allons, dit-il, vous êtes non seulement botaniste et musicien, mais vous êtes encore logicien.

— Hélas ! monsieur, je ne suis malheureusement ni botaniste, ni musicien, ni logicien ; je sais distinguer une note d’une autre note, un signe d’un autre signe, voilà tout.

— Vous solfiez alors ?

— Moi ? pas le moins du monde.

— Eh bien ! n’importe, voulez-vous essayer de copier ? Voici du papier tout réglé, mais prenez garde de le gaspiller, il coûte fort cher. Et même, faites mieux, prenez du papier blanc, rayez-le et essayez sur celui-là.

— Oui, monsieur, je ferai comme vous me recommandez de faire ; mais permettez-moi de vous le dire, ce n’est point là un état pour toute ma vie ; car pour écrire de la musique que je ne comprends pas, mieux vaut me faire écrivain public.

— Jeune homme, jeune homme, vous parlez sans réfléchir, prenez garde.

— Moi ?

— Oui, vous. Est-ce la nuit que l’écrivain public exerce son métier et gagne sa vie ?

— Non, certes.

— Eh bien ! écoutez ce que je vais vous dire : un homme habile peut, en deux ou trois heures de nuit, copier cinq de ces pages et même six, lorsqu’à force d’exercice il a acquis une note grasse et facile, un trait pur et une habitude de lecture qui lui économise les rapports de l’œil au modèle. Six pages valent trois francs ; un homme vit avec cela ; vous ne direz pas le contraire, vous qui ne demandez que six sous. Donc, avec deux heures de travail de nuit, un homme peut suivre les cours de l’école de chirurgie, de l’école de médecine et de l’école de botanique.

— Ah ! s’écria Gilbert, ah ! je vous comprends, monsieur, et je vous remercie du plus profond de mon cœur.

Et il se jeta sur la feuille de papier blanc que lui présentait le vieillard.


XLVI

CE QU’ÉTAIT M. JACQUES.


Gilbert travaillait avec ardeur, et son papier se couvrait d’essais consciencieusement étudiés, lorsque le vieillard, après l’avoir regardé faire pendant quelque temps, se mit à son tour à l’autre table, et commença à corriger des feuilles imprimées, pareilles à l’enveloppe des haricots du grenier.

Trois heures s’écoulèrent ainsi, et le cartel venait de sonner neuf heures, lorsque Thérèse entra précipitamment.

Jacques leva la tête.

— Vite, vite ! dit la ménagère, passez dans la salle. Voici un prince qui nous arrive ! Mon Dieu ! quand donc cette procession d’altesses finira-t-elle ? Pourvu qu’il ne lui prenne pas fantaisie de déjeuner avec nous, comme a fait l’autre jour le duc de Chartres !

— Et quel est ce prince ? demanda Jacques à voix basse.

— Monseigneur le prince de Conti.

Gilbert, à ce nom, laissa tomber sur ses portées un sol que Bridoison, s’il fût né à cette époque, eût appelé un pâ…aaté bien plutôt qu’une note[3].

— Un prince ! une altesse ! fit-il tout bas.

Jacques sortit en souriant derrière Thérèse qui referma la porte. Alors Gilbert regarda autour de lui, et, se voyant seul, leva sa tête toute bouleversée.

— Mais où suis-je donc ici ? s’écria-t-il. Des princes, des altesses chez monsieur Jacques ! Monsieur le duc de Chartres, monseigneur le prince de Conti chez un copiste !

Il s’approcha de la porte pour écouter ; le cœur lui battait singulièrement.

Les premières salutations avaient déjà été échangées entre M. Jacques et le prince ; le prince parlait.

— J’eusse voulu vous emmener avec moi, disait-il.

— Pour quoi faire, mon prince ? demandait Jacques.

— Mais pour vous présenter à la dauphine. C’est une ère nouvelle pour la philosophie, mon cher philosophe.

— Mille grâces de votre bon vouloir, Monseigneur ; mais impossible de vous accompagner.

— Cependant, vous avez bien, il y a six ans, accompagné madame de Pompadour à Fontainebleau.

— J’étais de six ans plus jeune ; aujourd’hui, je suis cloué à mon fauteuil par mes infirmités.

— Et par votre misanthropie.

— Et quand cela serait, Monseigneur ? Ma foi, le monde n’est-il pas une chose bien curieuse, qu’il faille se déranger pour lui ?

— Eh bien ! voyons, je vous tiens quitte de Saint-Denis et du grand cérémonial, et je vous emmène à La Muette, où couchera après-demain soir Son Altesse Royale.

— Son Altesse Royale arrive donc après-demain à Saint-Denis ?

— Avec toute sa suite. Voyons, deux lieues sont bientôt faites et ne causent pas un grand dérangement. On dit la princesse excellente musicienne ; c’est une élève de Gluck.

Gilbert n’en entendit point davantage. À ces mots : « Après-demain, madame la dauphine arrive avec toute sa suite à Saint-Denis », il avait pensé à une chose, c’est que, le surlendemain, il allait se retrouver à deux lieues d’Andrée.

Celte idée l’éblouit comme si ses yeux eussent rencontré un miroir ardent.

Le plus fort des deux sentiments étouffa l’autre. L’amour suspendit la curiosité ; un instant il sembla à Gilbert qu’il n’y avait plus assez d’air pour sa poitrine dans ce petit cabinet ; il courut à la fenêtre dans l’intention de l’ouvrir : la fenêtre était cadenassée en dedans, sans doute pour qu’on ne pût jamais voir de l’appartement situé en face ce qui se passait dans le cabinet de M. Jacques.

Il retomba sur sa chaise.

— Oh ! je ne veux plus écouter aux portes, dit-il ; je ne veux plus pénétrer les secrets de ce petit bourgeois, mon protecteur, de ce copiste, qu’un prince appelle son ami et veut présenter à la future reine de France, à la fille des empereurs, à laquelle mademoiselle Andrée parlait presque à genoux.

« Et cependant, peut-être apprendrais-je quelque chose de mademoiselle Andrée en écoutant.

« Non, non, je ressemblerais à un laquais. La Brie aussi écoutait aux portes. »

Et il s’écarta courageusement de la cloison dont il s’était rapproché ; ses mains tremblaient, un nuage obscurcissait ses yeux.

Il éprouvait le besoin d’une distraction puissante, la copie l’eût trop peu occupé. Il saisit un livre sur le bureau de M. Jacques.

— Les Confessions, lut-il avec une surprise joyeuse, les Confessions, dont j’ai, avec tant d’intérêt, lu une centaine de pages.

« Édition ornée du portrait de l’auteur, continua-t-il.

— Oh ! et moi qui n’ai jamais vu de portrait de monsieur Rousseau ! s’écria-t-il. Oh ! voyons, voyons.

Et il retourna vivement la feuille de papier joseph qui cachait la gravure, aperçut le portrait et poussa un cri.

En ce moment la porte s’ouvrit ; Jacques rentrait.

Gilbert compara la figure de Jacques au portrait qu’il tenait à la main, et les bras étendus, tremblant de tout son corps, laissa tomber le volume en murmurant :

— Je suis chez Jean-Jacques Rousseau !

— Voyons comment vous avez copié votre musique, mon enfant, répondit en souriant Jean-Jacques, bien plus heureux au fond de cette ovation imprévue qu’il ne l’avait été des mille triomphes de sa glorieuse vie.

Et passant devant Gilbert frémissant, il s’approcha de la table et jeta les yeux sur le papier.

— La note n’est pas mauvaise, dit-il ; vous négligez les marges, ensuite vous ne joignez pas assez du même trait les notes qui vont ensemble. Attendez, il vous manque un soupir à cette mesure ; puis, tenez, voyez, vos barres de mesures ne sont pas droites. Faites aussi les blanches de deux demi-cercles. Peu importe qu’elles joignent exactement. La note toute ronde est disgracieuse, et la queue s’y soude mal. Oui, en effet, mon ami, vous êtes chez Jean-Jacques Rousseau.

— Oh ! pardon alors, monsieur, de toutes les sottises que j’ai dites ! s’écria Gilbert, joignant les mains et prêt à se prosterner.

— A-t-il donc fallu, dit Rousseau en haussant les épaules, a-t-il fallu qu’il vînt ici un prince pour que vous reconnaissiez le persécuté, le malheureux philosophe de Genève ? Pauvre enfant, heureux enfant qui ignore la persécution.

— Oh ! oui, je suis heureux, bien heureux, mais c’est de vous voir, c’est de vous connaître, c’est d’être près de vous.

— Merci, mon enfant, merci ; mais ce n’est pas le tout que d’être heureux, il faut travailler. Maintenant que vos essais sont faits, prenez ce rondeau et tâchez de le copier sur du vrai papier à musique, c’est court et peu difficile ; de la propreté surtout. Mais comment avez-vous reconnu ?…

Gilbert, le cœur gonflé, ramassa le volume des Confessions et montra le portrait à Jean-Jacques.

— Ah ! oui, je comprends, mon portrait brûlé en effigie sur la première page de l’Émile ; mais, qu’importe, la flamme éclaire, qu’elle vienne du soleil ou d’un auto-da-fé.

— Monsieur, monsieur, savez-vous que jamais je n’avais rêvé que cela, vivre auprès de vous ? savez-vous que mon ambition ne va pas plus loin que ce désir ?

— Vous ne vivrez pas auprès de moi, mon ami, dit Jean-Jacques, car je ne fais pas d’élèves. Quant à des hôtes, vous l’avez vu, je ne suis pas assez riche pour en recevoir et surtout pour en garder.

Gilbert frissonna, Jean-Jacques lui prit la main.

— Au reste, lui dit-il, ne vous désespérez pas. Depuis que je vous ai rencontré, je vous étudie, mon enfant ; il y a en vous beaucoup de mauvais, mais aussi beaucoup de bon ; luttez avec votre volonté contre vos instincts, défiez-vous de l’orgueil, ce ver rongeur de la philosophie, et copiez de la musique en attendant mieux.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit Gilbert, je suis tout étourdi de ce qui m’arrive.

— Il ne vous arrive cependant rien que de bien simple et de bien naturel, mon enfant ; il est vrai que ce sont les choses simples qui émeuvent le plus les cœurs profonds et les esprits intelligents. Vous fuyez, je ne sais d’où, je ne vous ai point demandé votre secret ; vous fuyez à travers les bois, dans ces bois vous rencontrez un homme qui herborise, cet homme a du pain, vous n’en avez pas, il partage avec vous son pain ; vous ne savez où vous retirer, cet homme vous offre un asile ; cet homme s’appelle Rousseau, voilà tout ; et cet homme vous dit :

« Le premier précepte de la philosophie est celui-ci :

« Homme, suffis-toi à toi-même.

« Or, mon ami, quand vous aurez copié votre rondeau, vous aurez gagné votre nourriture d’aujourd’hui. Copiez donc votre rondeau.

— Oh ! monsieur, que vous êtes bon !

— Quant au gîte, il est à vous par-dessus le marché ; seulement, pas de lecture nocturne, ou, si vous usez de la chandelle, que ce soit la vôtre, sinon, Thérèse gronderait. Avez-vous faim, maintenant ?

— Oh ! non, monsieur, dit Gilbert suffoqué.

— Il reste du souper d’hier de quoi déjeuner ce matin ; ne faites pas de façons ; ce repas est le dernier, sauf invitation, si nous restons bons amis, que vous ferez à ma table.

Gilbert commença un geste que Rousseau interrompit d’un signe de tête.

— Il y a, continua-t-il, rue Plâtrière, une petite cuisine pour les ouvriers ; vous y mangerez à bon compte, car je vous y recommanderai. En attendant, allons déjeuner.

Gilbert suivit Rousseau sans répondre. Pour la première fois de sa vie il était dompté ; il est vrai que c’était par un homme supérieur aux autres hommes.

Après les premières bouchées, il sortit de table et retourna travailler. Il disait vrai ; son estomac, trop contracté de la secousse qu’il avait reçue, ne pouvait recevoir aucune nourriture. De tout le jour, il ne leva point les yeux de son ouvrage, et vers huit heures du soir, après avoir déchiré trois feuilles, il était parvenu à copier lisiblement et proprement un rondeau de quatre pages.

— Je ne veux pas vous flatter, dit Rousseau, c’est encore mauvais, mais c’est lisible ; cela vaut dix sous, les voici.

Gilbert les prit en s’inclinant.

— Il y a du pain dans l’armoire, monsieur Gilbert, dit Thérèse, sur qui la discrétion, la douceur et l’application de Gilbert avaient produit un bon effet.

— Merci, madame, répondit Gilbert ; croyez que je n’oublierai point vos bontés.

— Tenez, dit Thérèse en lui tendant le pain.

Gilbert allait refuser ; mais il regarda Jean-Jacques, et comprit, par ce sourcil qui se fronçait déjà au-dessus de cet œil subtil et par cette bouche si fine qui commençait à se crisper, que son refus pourrait bien blesser son hôte.

— J’accepte, dit-il.

Puis il se retira dans sa petite chambre, tenant en main la pièce de six sous d’argent et les quatre sous de cuivre qu’il venait de recevoir de Jean-Jacques.

— Enfin, dit-il en entrant dans sa mansarde, je suis donc mon maître, c’est-à-dire, non, pas encore, puisque j’ai là le pain de la charité.

Et quoiqu’il eût faim, il déposa sur l’appui de sa lucarne son pain, auquel il ne toucha point.

Puis, pensant qu’il oublierait sa faim en dormant, il souffla sa chandelle et s’étendit sur sa paillasse.

Le lendemain — Gilbert avait fort peu dormi pendant toute cette nuit — le lendemain, le jour le trouva éveillé. Il se rappela ce que lui avait dit Rousseau des jardins sur lesquels donnait la fenêtre. Il se pencha hors de la lucarne, et vit en effet les arbres d’un beau jardin ; au delà de ces arbres s’élevait l’hôtel auquel appartenait ce jardin, et dont l’entrée donnait rue de La Jussienne.

Dans un coin du jardin, tout entouré de jeunes arbres et de fleurs, s’élevait un petit pavillon, aux contrevents fermés.

Gilbert pensa d’abord que ces contrevents étaient fermés à cause de l’heure, et que ceux qui habitaient ce pavillon n’étaient pas encore éveillés. Mais comme les arbres naissants avaient collé leur feuillage contre ces contrevents, Gilbert comprit bientôt que ce pavillon devait être inhabité depuis l’hiver, tout au moins.

Il en revint alors à admirer les beaux tilleuls qui lui cachaient le logement principal.

Deux ou trois fois la faim avait entraîné Gilbert à jeter les yeux sur le morceau de pain que, la veille, lui avait coupé Thérèse, mais toujours maître de lui, et tout en le convoitant, il n’y avait pas touché.

Cinq heures sonnèrent, alors il pensa que la porte de l’allée devait être ouverte ; et lavé, brossé et peigné, Gilbert, grâce aux soins de Jean-Jacques, avait, en remontant dans son grenier, trouvé les objets nécessaires à sa modeste toilette, et lavé, brossé, peigné, disons-nous, il prit son morceau de pain et descendit.

Rousseau, qui cette fois n’avait pas été le réveiller, Rousseau, qui par un excès de défiance peut-être, et pour mieux se rendre compte des habitudes de son hôte, n’avait point fermé sa porte la veille, Rousseau l’entendit descendre et le guetta.

Il vit Gilbert sortir son pain sous le bras.

Un pauvre s’approcha de lui, il vit Gilbert lui donner son pain, puis entrer chez un boulanger, qui venait d’ouvrir sa boutique, et acheter un autre morceau de pain.

— Il va aller chez le traiteur, pensa Rousseau, et ses pauvres dix sous y passeront.

Rousseau se trompait ; tout en marchant, Gilbert mangea une partie de son pain, puis s’arrêtant à la fontaine qui coulait au coin de la rue, il but, mangea le reste de son pain, but encore, se rinça la bouche, se lava les mains et revint.

— Ma foi, dit Rousseau, je crois que je suis plus heureux que Diogène, et que j’ai trouvé un homme.


Et, l’entendant remonter l’escalier, il s’empressa d’aller lui ouvrir la porte.

Le jour se passa tout entier dans un travail ininterrompu. Gilbert avait appliqué à ce monotone labeur de la copie son activité, sa pénétrante intelligence et son assiduité obstinée. Ce qu’il ne comprenait pas, il le devinait ; et sa main, esclave d’une volonté de fer, traçait les caractères sans hésitation, sans erreur. De sorte que, vers le soir, il en était arrivé à sept pages d’une copie sinon élégante, du moins irréprochable.

Rousseau regardait ce travail en juge et en philosophe à la fois. Comme juge, il critiqua la forme des notes, la finesse des déliés, les écartements des soupirs ou des points ; mais il convint qu’il y avait déjà un progrès notable sur la copie de la veille, et il donna vingt-cinq sous à Gilbert.

Comme philosophe, il admirait la force de la volonté humaine qui peut courber douze heures de suite, sous le travail, un jeune homme de dix-huit ans, au corps souple et élastique, au tempérament passionné, car Rousseau avait facilement reconnu l’ardente passion qui brûlait le cœur du jeune homme ; seulement, il ignorait si cette passion était l’ambition ou l’amour.

Gilbert pesa dans sa main l’argent qu’il venait de recevoir : c’était une pièce de vingt-quatre sous et un sou. Il mit le sou dans une poche de sa veste, probablement avec les autres sous qui lui restaient de la veille, et serrant avec une satisfaction ardente la pièce de vingt-quatre sous dans sa main droite, il dit :

— Monsieur, vous êtes mon maître, puisque c’est chez vous que j’ai trouvé de l’ouvrage ; vous me donnez même le logement gratis. Je pense donc que vous pourriez mal juger de moi, si j’agissais sans vous communiquer mes actions.

Rousseau le regarda de son œil effarouché.

— Quoi ! dit-il, que voulez-vous donc faire ? Avez-vous pour demain une intention autre que de travailler ?

— Monsieur, oui, pour demain, avec votre permission, je voudrais être libre.

— Pour quoi faire ? dit Rousseau, pour fainéantiser ?

— Monsieur, dit Gilbert, je voudrais aller à Saint-Denis.

— À Saint-Denis ?

— Oui ; madame la dauphine arrive demain à Saint-Denis.

— Ah ! c’est vrai ; demain il y a des fêtes à Saint-Denis pour la réception de madame la dauphine.

— C’est cela, dit Gilbert.

— Je vous aurai cru moins badaud, mon jeune ami, dit Rousseau, et vous m’avez fait d’abord l’effet de bien autrement mépriser les pompes du pouvoir absolu.

— Monsieur…

— Regardez-moi, moi que vous prétendez quelquefois prendre pour modèle. Hier, un prince royal est venu me solliciter d’aller à la cour, non pas comme vous irez, pauvre enfant, en vous hissant sur la pointe des pieds pour regarder, par-dessus l’épaule d’un garde-française, passer la voiture du roi, à laquelle on portera les armes comme on fait pour le Saint-Sacrement, mais pour paraître devant les princes, pour voir le sourire des princesses. Eh bien ! moi, obscur citoyen, j’ai refusé l’invitation de ces grands.

Gilbert approuva de la tête.

— Et pourquoi ai-je refusé cela ? continua Rousseau avec véhémence, parce que l’homme ne peut pas être double, parce que la main qui a écrit que la royauté était un abus, ne peut pas aller demander à un roi l’aumône d’une faveur ; parce que moi qui sait que toute fête enlève au peuple un peu de ce bien-être dont il lui reste à peine pour ne pas se révolter, je proteste par mon absence contre toutes ces fêtes.

— Monsieur, dit Gilbert, je vous prie de croire que j’ai compris ce qu’il y a de sublime dans votre philosophie.

— Sans doute ; cependant, puisque vous ne la pratiquez pas, permettez-moi de vous dire…

— Monsieur, dit Gilbert, je ne suis pas philosophe.

— Dites au moins ce que vous allez faire à Saint-Denis.

— Monsieur, je suis discret.

Le mot frappa Rousseau : il comprit qu’il y avait quelque mystère, et il regarda le jeune homme avec une espèce d’admiration que lui inspirait ce caractère.


— À la bonne heure, dit-il, vous avez un motif. J’aime mieux cela.

— Oui, monsieur, j’ai un motif, et qui ne ressemble en rien, je vous jure, à la curiosité que l’on a d’un spectacle.

— Tant mieux, ou peut-être tant pis, car votre regard est profond, jeune homme, et j’y cherche en vain la candeur et le calme de la jeunesse.

— Je vous ai dit, monsieur, répliqua tristement Gilbert, que j’avais été malheureux, et que, pour les malheureux, il n’y avait pas de jeunesse. Ainsi c’est convenu, vous me donnerez le jour de demain.

— Je vous le donne, mon ami.

— Merci, monsieur.

— Seulement, dit Rousseau, à l’heure où vous regarderez passer toutes les pompes du monde, je développerai un de mes herbiers et je passerai en revue toutes les magnificences de la nature.

— Monsieur, dit Gilbert, n’eussiez-vous point abandonné tous les herbiers de la terre, le jour où vous allâtes pour revoir mademoiselle Galley après lui avoir jeté un bouquet de cerises dans le sein ?

— Voilà qui est bien, dit Rousseau ; c’est vrai, vous êtes jeune. Allez à Saint-Denis, mon enfant.

Puis, lorsque Gilbert tout joyeux fut sorti refermant la porte derrière lui :

— Ce n’est pas de l’ambition, dit-il, c’est de l’amour !


XLVII

LA FEMME DU SORCIER.


Au moment où Gilbert, après sa journée si bien remplie, grignotait dans son grenier son pain trempé d’eau fraîche et humait de tous ses poumons l’air des jardins d’alentour, en ce moment, disons-nous, une femme vêtue avec une élégance un peu étrange, ensevelie sous un long voile, après avoir suivi au galop d’un superbe cheval arabe cette route de Saint-Denis, déserte encore, mais qui devait le lendemain s’encombrer de tant de monde, mettait pied à terre devant le couvent des Carmélites de Saint-Denis et heurtait de son doigt délicat au barreau du tour, tandis que son cheval, dont elle tenait la bride passée à son bras, piaffait et creusait le sable avec impatience.

Quelques bourgeois de la ville s’arrêtèrent par curiosité autour de l’inconnue. Ils étaient attirés à la fois, nous l’avons dit, d’abord par l’étrangeté de sa mine, ensuite par son insistance à heurter.

— Que désirez-vous, madame ? lui demanda l’un d’eux.

— Vous le voyez, monsieur, répondit l’étrangère avec un accent italien des plus prononcés, je désire entrer.

— Alors, vous vous adressez mal. Ce tour ne s’ouvre qu’une fois le jour aux pauvres, et l’heure à laquelle il s’ouvre est passée.

— Comment fait-on alors pour parler à la supérieure ? demanda celle qui heurtait.

— On frappe à la petite porte au bout du mur, ou bien on sonne à la grande porte.

Un autre s’approcha.

— Vous savez, madame, dit-il, que maintenant la supérieure est Son Altesse Royale madame Louise de France ?

— Je le sais, merci.

— Vertudieu ! le beau cheval ! s’écria un dragon de la reine regardant la monture de l’étrangère. Savez-vous que si ce cheval n’est pas hors d’âge, il vaut cinq cents louis, aussi vrai que le mien vaut cent pistoles.

Ces mots produisirent beaucoup d’effet sur la foule.

En ce moment un chanoine, qui tout au contraire du dragon regardait la cavalière sans s’inquiéter du cheval, se fraya un sentier jusqu’à elle, et, grâce à un secret connu de lui, ouvrit la porte du tour.

— Entrez, madame, dit-il, et tirez après vous votre cheval.

La femme, pressée d’échapper aux regards avides de cette foule, regards qui semblaient effroyablement lui peser, se hâta de suivre le conseil et disparut derrière la porte avec sa monture.

Une fois seule dans la vaste cour, l’étrangère secoua la bride de son cheval, lequel agita si brusquement tout son caparaçon et battit si vigoureusement le pavé de son fer, que la sœur tourière, qui avait quitté un instant son petit logement placé près de la porte, s’élança de l’intérieur du couvent.

— Que voulez-vous, madame ? s’écria-t-elle, et comment vous êtes-vous introduite ici ?

— C’est un bon chanoine qui m’a ouvert la porte, dit-elle ; quant à ce que je veux, je veux, si c’est possible, parler à la supérieure.

— Madame ne recevra pas ce soir.

— On m’avait dit cependant qu’il était du devoir des supérieures de couvent de recevoir celles de leurs sœurs du monde qui viennent leur demander secours, à toute heure du jour et de la nuit.

— C’est possible dans les circonstances ordinaires ; mais Son Altesse, arrivée d’avant-hier seulement, est à peine installée, et ce soir tient chapitre.

— Madame ! Madame ! reprit l’étrangère, j’arrive de bien loin, j’arrive de Rome. Je viens de faire soixante lieues à cheval, je suis à bout de mon courage.

— Que voulez-vous ! l’ordre de Madame est formel.

— Ma sœur, j’ai à révéler à votre abbesse des choses de la plus haute importance.

— Revenez demain.

— Impossible… je suis restée un jour à Paris, et déjà, pendant cette journée… d’ailleurs, je ne puis pas coucher à l’hôtellerie.

— Pourquoi cela ?

— Parce que je n’ai point d’argent.

La sœur tourière parcourut d’un œil stupéfait cette femme couverte de pierreries et maîtresse d’un beau cheval, qui prétendait n’avoir point d’argent pour payer son gîte d’une nuit.

— Oh ! ne faites point attention à mes paroles, non plus qu’à mes habits, dit la jeune femme ; non, ce n’est point la vérité exacte que j’ai dite en disant que je n’avais point d’argent, car dans toute hôtellerie on me ferait crédit sans doute. Non ! non ! ce que je viens chercher ici, ce n’est point un gîte, c’est un refuge.

— Madame, ce couvent n’est point le seul qu’il y ait à Saint-Denis, et chacun de ces couvents a son abbesse.

— Oui, oui, je le sais bien, mais ce n’est point à une abbesse vulgaire que je puis m’adresser, ma sœur.

— Je crois que vous vous tromperiez en insistant. Madame Louise de France ne s’occupe plus des choses de ce monde.

— Que vous importe ? annoncez-lui toujours que je veux lui parler.

— Il y a un chapitre, vous dis-je.

— Après le chapitre.

— Le chapitre commence à peine.

— J’entrerai dans l’église et j’attendrai en priant.

— Je suis désespérée, madame.

— Quoi ?

— Vous ne pouvez pas attendre.

— Je ne puis pas attendre ?

— Non.

— Oh ! je me trompais donc ! je ne suis donc pas dans la maison du bon Dieu ? s’écria l’étrangère avec une telle énergie dans le regard et dans la voix, que la sœur, n’osant prendre sur elle de résister plus longtemps, répliqua :

— S’il en est ainsi, je vais essayer.

— Oh ! dites bien à Son Altesse, ajouta l’étrangère, que j’arrive de Rome ; que je n’ai pris, à l’exception de deux haltes que j’ai faites, l’une à Mayence, l’autre à Strasbourg, que je n’ai pris en chemin que le temps nécessaire pour dormir, et que, depuis quatre jours surtout, je ne me suis reposée que pour retrouver la force de me tenir sur mon cheval, et pour donner à mon cheval la force de me porter.

— Je le dirai, ma sœur.

Et la religieuse s’éloigna.

Un instant après, une sœur converse parut.

La tourière marchait derrière elle.

— Eh bien ? demanda l’étrangère, provoquant la réponse tant elle était impatiente de l’entendre.

— Son Altesse Royale a dit, madame, répondit la sœur converse, que ce soir il était de toute impossibilité qu’elle vous donnât audience, mais que l’hospitalité ne vous en serait pas moins offerte au couvent, puisque vous pensiez avoir un si urgent besoin de trouver un asile. Vous pouvez donc entrer, ma sœur, et si vous venez d’accomplir cette longue course, si vous êtes aussi fatiguée que vous le dites, vous n’avez qu’à vous mettre au lit.

— Mais mon cheval ?

— On en aura soin, soyez tranquille, ma sœur.

— Il est doux comme un mouton. Il s’appelle Djérid et vient à ce nom quand on l’appelle. Je vous le recommande instamment, car c’est un merveilleux animal.

— Il sera traité comme le sont les propres chevaux du roi.

— Merci.

— Maintenant, conduisez madame à sa chambre, dit la sœur converse à la sœur tourière.

— Non, pas à ma chambre, à l’église. Je n’ai pas besoin de dormir, j’ai besoin de prier.

— La chapelle vous est ouverte, ma sœur, dit la religieuse en montrant du doigt une petite porte latérale donnant dans l’église.

— Et je verrai madame la supérieure ? demanda l’étrangère.

— Demain.

— Demain matin ?

— Oh ! demain matin, ce sera encore chose impossible.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que demain matin il y aura encore grande réception.

— Oh ! qui peut être reçu qui soit plus pressé ou plus malheureux que moi ?

— Madame la dauphine nous fait l’honneur de s’arrêter deux heures en passant demain. C’est une grande faveur pour notre couvent, une grande solennité pour nos pauvres sœurs ; de sorte que vous comprenez…

— Hélas !

— Madame l’abbesse désire que tout soit ici digne des hôtes royaux que nous recevons.

— Et en attendant, dit l’étrangère regardant avec un frisson visible autour d’elle, en attendant que je puisse voir l’auguste supérieure, je serai en sûreté ici ?

— Oui, ma sœur, sans doute. Notre maison est un asile même pour les coupables, à plus forte raison pour les…

— Fugitifs, dit l’étrangère ; bien. De sorte que personne n’entre ici, n’est-ce pas ?

— Sans ordre, non, personne.

— Oh ! et s’il obtenait cet ordre, mon Dieu, mon Dieu, dit l’étrangère, lui qui est si puissant, que sa puissance m’épouvante parfois.

— Qui, lui ? demanda la sœur.

— Personne, personne.

— Voilà une pauvre folle, murmura la religieuse.

— L’église, l’église ! répéta l’étrangère comme pour justifier l’opinion que l’on commençait à prendre d’elle.

— Venez, ma sœur, je vais vous y conduire.

— C’est qu’on me poursuit, voyez-vous ; vite, vite, l’église !

— Oh ! les murailles de Saint-Denis sont bonnes, fit la sœur converse avec un sourire compatissant, de sorte que, si vous m’en croyez, fatiguée comme vous l’êtes, vous vous en rapporterez à ce que je vous dis, et vous irez vous reposer dans un bon lit, au lieu de meurtrir vos genoux sur la dalle de la chapelle.

— Non, non, je veux prier : je veux prier afin que Dieu écarte de moi ceux qui me poursuivent, s’écria la jeune femme en disparaissant par la porte que lui avait indiquée la religieuse et en fermant la porte derrière elle.

La sœur, curieuse comme une religieuse, fit le tour par la grande porte, et, s’avançant doucement, elle vit au pied de l’autel la femme inconnue priant et sanglotant la face contre terre.


XLVIII

LES BOURGEOIS DE PARIS.


Le chapitre était assemblé en effet, comme l’avaient dit les religieuses à l’étrangère, afin d’aviser au moyen de faire à la fille des Césars une brillante réception.

Son Altesse Royale madame Louise inaugurait ainsi à Saint-Denis son commandement suprême.

Le trésor de la fabrique était un peu en baisse ; l’ancienne supérieure, en résignant ses pouvoirs, avait emporté la majeure partie des dentelles, qui lui appartenaient en propre, ainsi que les reliquaires et les ostensoirs, que prêtaient à leurs communautés ces abbesses tirées toutes des meilleures familles, en se vouant au service du Seigneur aux conditions les plus mondaines.

Madame Louise, en apprenant que la dauphine s’arrêterait à Saint-Denis, avait envoyé un exprès à Versailles, et la nuit même, un chariot était arrivé chargé de tapisseries, de dentelles et d’ornements.

Il y en avait pour six cent mille livres.

Aussi, quand la nouvelle se fut répandue des splendeurs royales de cette solennité, vit-on redoubler cette ardente, cette effrayante curiosité des Parisiens, qui, en petit tas, comme disait Mercier, peuvent bien faire rire, mais qui font toujours réfléchir et pleurer lorsqu’ils vont tous ensemble.

Aussi, dès l’aube, comme l’itinéraire de madame la dauphine avait été rendu public, on vit arriver, dix par dix, cent par cent, mille par mille, les Parisiens sortis de leurs tanières.

Les gardes-françaises, les suisses, les régiments cantonnés à Saint-Denis avaient pris les armes et se plaçaient en haie pour contenir les flots mouvants de cette marée, formant déjà ses terribles remous autour des porches de la basilique et se hissant aux sculptures des portails de la communauté. Il y avait des têtes partout, des enfants sur les auvents des portes, des hommes et des femmes aux fenêtres, enfin des milliers de curieux arrivés trop tard ou préférant, comme Gilbert, leur liberté aux exigences qu’impose toujours une place gardée ou conquise dans la foule ; des milliers de curieux, disons-nous, pareils à des fourmis actives, grimpaient contre les troncs et s’éparpillaient sur les branches des arbres qui, de Saint-Denis à La Muette, formaient la haie sur le passage de la dauphine.

La cour, encore riche et nombreuse d’équipages et de livrées, avait cependant diminué depuis Compiègne. À moins d’être un fort grand seigneur, on ne pouvait guère suivre le roi doublant et triplant les étapes ordinaires, grâce aux relais de chevaux qu’il avait placés sur la route.

Les petits étaient demeurés à Compiègne, ou avaient pris la poste pour revenir à Paris et laisser souffler leur attelage.

Mais après un jour de repos chez eux, maîtres et gens rentraient en campagne et couraient à Saint-Denis, autant pour voir la foule que pour revoir la dauphine, qu’ils avaient déjà vue.

Et puis, outre la cour, n’y avait-il pas à cette époque mille équipages : le parlement, les finances, le gros commerce, les femmes à la mode et l’Opéra ; n’y avait-il pas les chevaux et les carrosses de louage ; ainsi que les Carabas qui, vers Saint-Denis, roulaient entassés vingt-cinq Parisiens et Parisiennes s’étouffant au petit trot et arrivant à destination plus tard, bien certainement, qu’ils n’eussent fait à pied ?

On se fait donc facilement une idée de l’armée formidable qui se dirigea vers Saint-Denis, le matin du jour où les gazettes et les placards avaient annoncé que madame la dauphine y devait arriver, et qui alla s’entasser juste en face du couvent des Carmélites, et, quand il n’y eut plus moyen de trouver de place dans le rayon privilégié, s’étendant tout le long du chemin par lequel devaient arriver et partir madame la dauphine et sa suite.

Maintenant qu’on se figure dans cette foule, épouvantail du Parisien lui-même, qu’on se figure Gilbert, petit, seul, indécis, ignorant les localités, et si fier que jamais il n’eût voulu demander un renseignement : car, depuis qu’il était à Paris, il tenait à passer pour un Parisien pur, lui qui n’avait jamais vu plus de cent personnes assemblées !

D’abord, sur son chemin, les promeneurs apparurent clairsemés, puis ils commencèrent à multiplier à La Chapelle ; puis, enfin, en arrivant à Saint-Denis, ils semblaient sortir de dessous les pavés, et paraissaient aussi drus que des épis de blés dans un champ immense.

Gilbert depuis longtemps n’y voyait plus, perdu qu’il était dans la foule ; il allait sans savoir où, où la foule allait ; il eût fallu s’orienter cependant. Des enfants montaient sur un arbre, il n’osa pas ôter son habit pour faire comme eux, quoiqu’il en eût grande envie, mais il s’approcha du tronc. Des malheureux, privés comme lui de tout horizon, qui marchaient sur les pieds des autres et sur les pieds desquels on marchait, eurent l’heureuse idée d’interroger les ascensionnaires, et apprirent de l’un d’eux qu’il y avait un grand espace vide entre le couvent et les gardes.

Gilbert, encouragé par cette première question, demanda à son tour si l’on voyait les carrosses.

On ne les voyait pas encore ; seulement, on voyait sur la route, à un quart de lieue au delà de Saint-Denis, une grande poussière. C’était ce que voulait savoir Gilbert ; les carrosses n’étaient pas encore arrivés, il ne s’agissait plus que de savoir de quel côté précisément les carrosses arriveraient.

À Paris, quand on traverse toute une foule sans lier conversation avec quelqu’un, c’est qu’on est Anglais ou sourd et muet.

À peine se fût-il jeté en arrière pour se dégager de toute cette multitude, qu’il trouva, au revers d’un fossé, une famille de petits bourgeois qui déjeunaient.

Il y avait la fille, grande personne blonde, aux yeux bleus, modeste et timide.

Il y avait la mère, grosse, petite et rieuse femme, aux dents blanches, et au teint frais.

Il y avait le père enfoui dans un grand habit de bouracan qui ne sortait de l’armoire que tous les dimanches, qu’il avait tiré de l’armoire pour cette occasion solennelle, et dont il se préoccupait plus que de sa femme et de sa fille, certain qu’elles se tireraient toujours d’affaire.

Il y avait une tante, grande, maigre, sèche et quinteuse.

Il y avait une servante qui riait toujours.

Cette dernière avait apporté, dans un énorme panier, un déjeuner complet. Sous ce poids, la vigoureuse fille n’avait pas cessé de rire et de chanter, encouragée par son maître, qui la relayait au besoin. Alors, un serviteur était de la famille : il y avait une grande analogie entre lui et le chien de la maison : battu, quelquefois ; exclu, jamais.

Gilbert contempla du coin de l’œil cette scène, complétement nouvelle pour lui. Enfermé au château de Taverney depuis sa naissance, il savait ce que c’était que le seigneur et que la valetaille, mais il ignorait entièrement le bourgeois.

Il vit chez ces braves gens, dans l’usage matériel des besoins de la vie, l’emploi d’une philosophie qui, sans procéder de Platon ni de Socrate, participait un peu de Bias, in extenso.

On avait apporté avec soi le plus possible, et on en tirait le meilleur parti possible.

Le père découpait un de ces appétissants morceaux de veau rôti, si cher aux petits bourgeois de Paris. Le comestible, déjà dévoré par les yeux de tous, reposait doré, friand et onctueux dans le plat de terre vernissé où l’avait enseveli la veille, parmi des carottes, des oignons et des tranches de lard, la ménagère soucieuse du lendemain. Puis, la servante avait porté le plat chez le boulanger qui, tout en cuisant son pain, avait donné asile dans son four à vingt plats pareils, tous destinés à rôtir et à se dorer de compagnie à la chaleur posthume des fagots.

Gilbert choisit au pied d’un orme voisin une petite place dont il épousseta l’herbe souillée, avec son mouchoir à carreaux.

Il ôta son chapeau, posa son mouchoir sur cette herbe et s’assit.

Il ne donnait aucune attention à ses voisins ; ce que voyant ceux-ci, ils le remarquèrent tout naturellement.

— Voilà un jeune homme soigneux, dit la mère.

La jeune fille rougit.

La jeune fille rougissait foutes les fois qu’il était question d’un jeune homme devant elle. Ce qui faisait pâmer de satisfaction les auteurs de ses jours.

— Voilà un jeune homme soigneux, avait dit la mère.

En effet, chez la bourgeoise parisienne, la première observation portera toujours sur un défaut ou sur une qualité morale.

Le père se retourna.

— Et un joli garçon, dit-il.

La rougeur de la jeune fille augmenta.

— Il paraît bien fatigué, dit la servante ; il n’a pourtant rien porté.

— Paresseux, dit la tante.

— Monsieur, dit la mère, s’adressant à Gilbert avec cette familiarité d’interrogation qu’on ne trouve que chez les Parisiens ; est-ce que les carrosses du roi sont encore loin ?

Gilbert se retourna, et voyant que c’était à lui que l’on adressait la parole, il se leva et salua.

— Voilà un jeune homme poli, dit la mère.

La jeune fille devint pourpre.

— Mais je ne sais, madame, répondit Gilbert ; seulement, j’ai entendu dire que l’on voyait de la poussière à un quart de lieue à peu près.

— Approchez-vous, monsieur, dit le bourgeois, et si le cœur vous en dit…

Il lui montrait le déjeuner appétissant étendu sur l’herbe.

Gilbert s’approcha. Il était à jeun : l’odeur des mets lui paraissait séduisante ; mais il sentit ses vingt-cinq ou ses vingt-six sous dans sa poche, et songeant que pour le tiers de sa fortune il aurait un déjeuner presque aussi succulent que celui qui lui était offert, il ne voulut rien accepter de gens qu’il voyait pour la première fois.

— Merci, monsieur, dit-il ; grand merci, j’ai déjeuné.

— Allons, allons, dit la bourgeoise, je vois que vous êtes homme de précaution, monsieur, mais vous ne verrez rien de ce côté-ci.

— Mais vous, dit Gilbert en souriant, vous ne verrez donc rien non plus, puisque vous y êtes comme moi ?

— Oh ! nous, dit la bourgeoise, c’est autre chose, nous avons notre neveu qui est sergent dans les gardes-françaises.

La jeune fille devint violette.

— Il se tiendra ce matin devant le Paon bleu, c’est son poste.

— Et sans indiscrétion, demanda Gilbert, où est le Paon bleu ?

— Juste en face du couvent des Carmélites, reprit la mère ; il nous a promis de nous placer derrière son escouade ; nous aurons là son banc, et nous verrons à merveille descendre de carrosse.

Ce fut au tour de Gilbert à sentir le rouge lui monter au visage ; il n’osait se mettre à table avec ces braves gens, mais il mourait d’envie de les suivre.

Cependant, sa philosophie, ou plutôt cet orgueil dont Rousseau l’avait tant engagé de se défier, lui souffla tout bas :

— C’est bon pour des femmes d’avoir besoin de quelqu’un ; mais moi, un homme ! n’ai-je pas des bras et des épaules ?

— Tous ceux qui ne seront pas là, continua la mère, comme si elle eût deviné la pensée de Gilbert et qu’elle y répondît ; tous ceux qui ne seront pas là ne verront rien que les carrosses vides, et, ma foi ! les carrosses vides, on peut les voir quand on veut ; ce n’est point la peine de venir à Saint-Denis pour cela.

— Mais, madame, dit Gilbert, beaucoup de gens, ce me semble, auront la même idée que vous.

— Oui, mais tous n’auront pas un neveu aux gardes pour les faire passer.

— Ah ! c’est vrai, dit Gilbert.

Et en prononçant ce c’est vrai, sa figure exprima un désappointement que remarqua bien vite la perspicacité parisienne.

— Mais, dit le bourgeois, habile à deviner tout ce que désirait sa femme, monsieur peut bien venir avec nous, s’il lui plaît.

— Oh ! monsieur, dit Gilbert, je craindrais de vous gêner.

— Bah ! au contraire, dit la femme, vous nous aiderez à parvenir jusque-là. Nous n’avions qu’un homme pour nous soutenir, nous en aurons deux.

Aucun argument ne valait celui-là pour déterminer Gilbert. L’idée qu’il serait utile et paierait ainsi, par cette utilité, l’appui qu’on lui offrait, mettait sa conscience à couvert et lui ôtait d’avance tout scrupule.

Il accepta.

— Nous verrons un peu à qui il offrira son bras, dit la tante.

Ce secours tombait, pour Gilbert, bien véritablement du ciel. En effet, comment franchir cet insurmontable obstacle d’un rempart de trente mille personnes, toutes plus recommandables que lui par le rang, les richesses, la force, et surtout l’habitude de se placer dans ces fêtes, où chacun prend la place la plus large qu’il peut se faire.

C’eût été, au reste, pour notre philosophe, s’il eût été moins théoricien et plus pratique, une admirable étude dynamique de la société.

Le carrosse à quatre chevaux passait comme un boulet de canon dans la masse, et chacun se rangeait devant le coureur au chapeau à plumes, au justaucorps bariolé de couleurs vives et à la grosse canne, qui lui-même se faisait précéder parfois par deux chiens irrésistibles.

Le carrosse à deux chevaux donnait une espèce de mot de passe à l’oreille d’un garde, et venait prendre son rang dans le rond-point attenant au couvent.

Les cavaliers au pas, mais dominant la foule, arrivaient au but lentement, après mille chocs, mille heurts, mille murmures essuyés.

Enfin le piéton, foulé, refoulé, harcelé, flottant comme une vague poussée par des milliers de vagues, se haussant sur la pointe des pieds, soulevé par ses voisins, s’agitant comme Antée pour retrouver cette mère commune qu’on appelle la terre, cherchant son chemin pour sortir de la multitude, le trouvant et tirant après lui sa famille, composée presque toujours d’une troupe de femmes que le Parisien, seul entre tous les peuples, sait et ose conduire à tout, partout, toujours, et faire respecter sans rodomontades.

Par-dessus tout, ou plutôt par-dessus tous, l’homme de la lie du peuple, l’homme à la face barbue, à la tête coiffée d’un reste de bonnet, aux bras nus, à la culotte maintenue avec une corde ; infatigable, ardent, jouant des coudes, des épaules, des pieds, riant de son rire qui grince en riant, se frayait un chemin parmi les gens de pied aussi facilement que Gulliver dans les blés de Lilliput.

Gilbert, qui n’était ni grand seigneur à quatre chevaux, ni parlementaire en carrosse, ni militaire à cheval, ni Parisien, ni homme du peuple eût immanquablement été écrasé, meurtri, broyé dans cette foule. Mais une fois qu’il fut sous la protection du bourgeois, il se sentit fort. Il offrit résolument le bras à la mère de famille.

— L’impertinent ! dit la tante.

On se mit en marche. Le père était entre sa sœur et sa fille ; derrière venait la servante, le panier au bras.

— Messieurs, je vous prie, disait la bourgeoise avec son rire franc ; messieurs, de grâce ! messieurs, soyez assez bons…

Et l’on s’écartait, et on la laissait passer, elle et Gilbert, et dans leur sillage glissait tout le reste de la société.

Pas à pas, pied à pied, on conquit les cinq cents toises de terrain qui séparaient la place du déjeuner de la place du Couvent, et l’on parvint jusqu’à la haie de ces redoutables gardes-françaises dans lesquels le bourgeois et sa famille avaient mis tout leur espoir.

La jeune fille avait repris peu à peu ses couleurs naturelles.

Arrivé là, le bourgeois se haussa sur les épaules de Gilbert, et aperçut à vingt pas de lui le neveu de sa femme qui se tortillait la moustache.

Le bourgeois fit avec son chapeau des gestes si extravagants, que son neveu finit par l’apercevoir, vint à lui, et demanda un peu d’espace à ses camarades, qui dessoudèrent les rangs sur un point.

Aussitôt, par cette gerçure se glissèrent Gilbert et la bourgeoise, le bourgeois, sa sœur et sa fille, puis la servante, qui jeta bien dans la traversée quelques gros cris en se retournant avec des yeux féroces, mais à qui ses patrons ne songèrent pas même à demander la raison de ses cris.

Une fois la chaussée franchie, Gilbert comprit qu’il était arrivé. Il remercia le bourgeois ; le bourgeois le remercia. La mère essaya de le retenir : la tante l’invita à s’en aller, et l’on se sépara pour ne plus se revoir.

Dans l’endroit où se trouvait Gilbert, il n’y avait que des privilégiés ; il gagna donc facilement le tronc d’un gros tilleul, monta sur une pierre, se fit un appui de la première branche et attendit.

Une demi-heure environ après cette installation, le tambour roula, le canon retentit, et la cloche majestueuse de la cathédrale lança un premier bourdonnement dans les airs.


XLIX

LES CARROSSES DU ROI.


Un murmure criard dans le lointain, mais qui devint plus grave et plus ample en se rapprochant, fit dresser l’oreille à Gilbert, qui sentit tout son corps se hérisser sous un frisson aigu.

On criait : Vive le roi !

C’était encore l’usage alors.

Une nuée de chevaux hennissants, dorés, couverts de pourpre, s’élança sur la chaussée : c’étaient les mousquetaires, les gendarmes et les Suisses à cheval.

Puis un carrosse massif et magnifique apparut.

Gilbert aperçut un cordon bleu, une tête couverte et majestueuse. Il vit l’éclair froid et pénétrant du regard royal, devant lequel tous les fronts s’inclinaient et se découvraient.

Fasciné, immobile, enivré, pantelant, il oublia d’ôter son chapeau.

Un coup violent le tira de son extase ; son chapeau venait de rouler à terre.

Il fit un bond, ramassa son chapeau, releva la tête, et reconnut le neveu du bourgeois qui le regardait avec ce sourire narquois particulier aux militaires.

— Eh bien ! dit-il, on n’ôte donc pas son chapeau au roi ?

Gilbert pâlit, regarda son chapeau couvert de poussière et répondit :

— C’est la première fois que je vois le roi, monsieur, et j’ai oublié de le saluer, c’est vrai. Mais je ne savais pas…

— Vous ne saviez pas ! dit le soudard en fronçant le sourcil.

Gilbert craignit qu’on ne le chassât de cette place où il était si bien pour voir Andrée ; l’amour qui bouillonnait dans son cœur brisa son orgueil.

— Excusez-moi, dit-il, je suis de province.

— Et vous êtes venu faire votre éducation à Paris, mon petit bonhomme ?

— Oui, monsieur, répondit Gilbert dévorant sa rage.

— Eh bien, puisque vous êtes en train de vous instruire, dit le sergent en arrêtant la main de Gilbert qui s’apprêtait à remettre son chapeau sur sa tête, apprenez encore ceci : c’est qu’on salue madame la dauphine comme le roi, messeigneurs les princes comme madame la dauphine ; c’est qu’on salue, enfin, toutes les voitures où il y a des fleurs de lis. Connaissez-vous les fleurs de lis, mon petit, ou faut-il vous les faire connaître ?

— Inutile, monsieur, dit Gilbert ; je les connais.

— C’est bien heureux, grommela le sergent.

Les voitures royales passèrent.

La file se prolongeait ; Gilbert regardait avec des yeux tellement avides, qu’ils en semblaient hébétés. Successivement, en arrivant en face de la porte de l’abbaye, les voitures s’arrêtaient, les seigneurs de la suite en descendaient, opération qui, de cinq minutes en cinq minutes, occasionnait un mouvement de halte sur toute la ligne.

À l’une de ces haltes, Gilbert sentit comme un feu brûlant qui lui eût traversé le cœur. Il eut un éblouissement, pendant lequel toutes choses s’effacèrent à ses yeux, et un tremblement si violent s’empara de lui, qu’il fut forcé de se cramponner à sa branche pour ne pas tomber.

C’est qu’en face de lui, à dix pas au plus, dans l’une de ces voitures à fleurs de lis que le sergent lui avait recommandé de saluer, il venait d’apercevoir la resplendissante, la lumineuse figure d’Andrée, vêtue toute de blanc, comme un ange ou comme un fantôme.

Il poussa un faible cri, puis, triomphant de toutes ces émotions qui s’étaient emparées de lui à la fois, il commanda à son cœur de cesser de battre, à son regard de se fixer sur le soleil.

Et la puissance du jeune homme sur lui-même était si grande qu’il y réussit.

De son côté, Andrée qui voulait voir pourquoi les voitures avaient cessé de marcher, Andrée se pencha hors de la portière et, en étendant autour d’elle son beau regard d’azur, elle aperçut Gilbert et le reconnut.

Gilbert se doutait qu’en l’apercevant, Andrée allait s’étonner, se retourner et parler à son père, assis dans la voiture à ses côtés.

Il ne se trompait point, Andrée s’étonna, se retourna et appela sur Gilbert l’attention du baron de Taverney qui, orné de son grand cordon rouge, posait fort majestueusement dans le carrosse du roi.

— Gilbert ! s’écria le baron réveillé comme en sursaut ; Gilbert ici ! Et qui donc aura soin de Mahon là-bas ?

Gilbert entendit parfaitement ces paroles. Il se mit aussitôt à saluer avec un respect étudié Andrée et son père. Il lui fallut toutes ses forces pour accomplir ce salut.

— C’est pourtant vrai ! s’écria le baron en apercevant notre philosophe. C’est ce drôle-là en personne.

L’idée que Gilbert était à Paris se trouvait si loin de son esprit, qu’il n’avait pas voulu en croire d’abord les yeux de sa fille, et qu’il avait en ce moment encore toutes les peines du monde à en croire ses propres yeux.

Quant au visage d’Andrée, que Gilbert observait alors avec une attention soutenue, il n’exprimait qu’un calme parfait après un léger nuage d’étonnement.

Le baron, penché hors la portière, appela Gilbert du geste.

Gilbert voulut aller à lui, le sergent l’arrêta.

— Vous voyez bien que l’on m’appelle, dit-il.

— Où cela ?

— De cette voiture.

Les regards du sergent suivirent la direction indiquée par le doigt de Gilbert, et se fixèrent sur le carrosse de monsieur de Taverney.

— Permettez, sergent, dit le baron, je voudrais parler à ce garçon, deux mots seulement.

— Quatre, monsieur, quatre, dit le sergent ; vous avez du temps de reste ; on lit une harangue sous le porche ; vous en avez pour une bonne demi-heure. Passez, jeune homme.

— Venez çà, drôle, dit le baron à Gilbert qui affectait de marcher son pas ordinaire ; dites-moi par quel hasard, quand vous devriez être à Taverney, on vous trouve à Saint-Denis ?

Gilbert salua une seconde fois Andrée et le baron et répondit :

— Ce n’est point le hasard, monsieur, qui m’amène ici ; c’est l’acte de ma volonté.

— Comment ! de votre volonté, maroufle ! Auriez-vous une volonté par hasard ?

— Pourquoi pas ? Tout homme libre a le droit d’en avoir une.

— Tout homme libre ! Ah çà ! vous vous croyez donc libre, petit malheureux ?

— Oui, sans doute, puisque je n’ai enchaîné ma liberté à personne.

— Voilà, sur ma foi, un plaisant maraud ! s’écria monsieur de Taverney, interdit de l’aplomb avec lequel parlait Gilbert. Quoi ! vous à Paris, et comment venu, je vous prie… et avec quelles ressources, s’il vous plaît ?

— À pied, dit laconiquement Gilbert.

— À pied ! répéta Andrée avec une certaine expression de pitié.

— Et que viens-tu faire à Paris, je te le demande ? s’écria le baron.

— Mon éducation d’abord, ma fortune ensuite.

— Ton éducation ?

— J’en suis sûr.

— Ta fortune ?

— Je l’espère.

— Et que fais-tu en attendant ? Tu mendies ?

— Mendier ! fit Gilbert avec un superbe dédain.

— Tu voles, alors ?

— Monsieur, dit Gilbert avec un accent de fermeté fière et sauvage qui fixa un instant sur l’étrange jeune homme l’attention de mademoiselle de Taverney, est-ce que je vous ai jamais volé ?

— Que fais-tu alors avec tes mains de fainéant ?

— Ce que fait un homme de génie auquel je veux ressembler, ne fût-ce que par ma persévérance, répondit Gilbert. Je copie de la musique.

Andrée tourna la tête de son côté.

— Vous copiez de la musique ? dit-elle.

— Oui, mademoiselle.

— Vous la savez donc ? ajouta-t-elle dédaigneusement et du même ton qu’elle eût, dit : « Vous mentez. »

— Je connais mes notes, et c’est assez pour être copiste, répondit Gilbert.

— Et où diable les as-tu apprises tes notes, drôle ?

— Oui, fit en souriant Andrée.

— Monsieur le baron, j’aime profondément la musique, et comme tous les jours mademoiselle passait une heure ou deux à son clavecin, je me cachais pour écouter.

— Fainéant !

— J’ai d’abord retenu les airs, puis comme ces airs étaient écrits dans une méthode, j’ai peu à peu, et à force de travail, appris à lire dans cette méthode.

— Dans ma méthode ! fit Andrée au comble de l’indignation, vous osiez toucher à ma méthode ?

— Non, mademoiselle, jamais je ne me fusse permis cela, dit Gilbert ; mais elle restait ouverte sur votre clavecin, tantôt à une place, tantôt à une autre. Je n’y touchais pas ; j’essayais de lire, voilà tout : mes yeux ne pouvaient en salir les pages.

— Vous allez voir, dit le baron, que ce coquin-là va nous annoncer tout à l’heure qu’il joue du piano comme Haydn.

— J’en saurais jouer probablement, dit Gilbert, si j’avais osé poser mes doigts sur les touches.

Et Andrée, malgré elle, jeta un second regard sur ce visage animé par un sentiment dont rien ne peut donner l’idée, si ce n’est le fanatisme avide du martyre.

Mais le baron, qui n’avait point dans l’esprit la calme et intelligente lucidité de sa fille, avait senti s’allumer sa colère en songeant que ce jeune homme avait raison, et que l’on avait eu avec lui, en le laissant à Taverney en compagnie de Mahon, des torts d’inhumanité.

Or, on pardonne difficilement à un inférieur le tort dont il peut nous convaincre ; de sorte que s’échauffant à mesure que sa fille s’adoucissait :

— Ah ! brigandeau ! s’écria-t-il ; tu désertes, tu vagabondes ; et lorsqu’on demande compte de ta conduite, tu as recours à des balivernes comme celles que nous venons d’entendre ! Eh bien ! comme je ne veux pas que, par ma faute, le pavé du roi soit embarrassé de filous et de bohèmes…

Andrée fit un mouvement pour calmer son père ; elle sentait que l’exagération excluait la supériorité.

Mais le baron écarta la main protectrice de sa fille et continua :

— Je te recommanderai à M. de Sartines, et tu iras faire un tour à Bicêtre, mauvais garnement de philosophe !

Gilbert fit un pas de retraite, enfonça son chapeau, et pâle de colère :

— Monsieur le baron, dit-il, apprenez que depuis que je suis à Paris, j’ai trouvé des protecteurs qui lui font faire antichambre à votre M. de Sartines.

— Ah ! oui-dà ! s’écria le baron ; eh bien ! si tu échappes à Bicêtre, tu n’échapperas point aux étrivières. Andrée, Andrée ! appelez votre frère qui est là tout près.

Andrée se baissa vers Gilbert et lui dit impérieusement :

— Voyons, monsieur Gilbert, retirez-vous.

— Philippe ! Philippe ! cria le vieillard.

— Retirez-vous, dit Andrée au jeune homme, qui demeurait muet et immobile à sa place, comme dans une contemplation extatique.

Un cavalier, attiré par l’appel du baron, accourut à la portière du carrosse : c’était Philippe de Taverney, avec un uniforme de capitaine. Le jeune homme était tout à la fois joyeux et splendide :

— Tiens ! Gilbert ! dit-il avec bonhomie en reconnaissant le jeune homme ; Gilbert ici ! Bonjour, Gilbert… Que désirez-vous de moi, mon père ?

— Bonjour, monsieur Philippe, répondit le jeune homme

— Ce que je désire, s’écria le baron pâle de fureur, c’est que tu prennes la gaîne de ton épée et que tu en châties ce drôle-là ?

— Mais, qu’a-t-il fait ? demanda Philippe en regardant tour à tour et avec un étonnement croissant la fureur du baron et l’effrayante impassibilité de Gilbert.

— Il a fait, il a fait !… s’écria le baron ; frappe, Philippe, comme sur un chien.

Taverney se retourna vers sa sœur.

— Qu’a-t-il donc fait, Andrée, dites, vous aurait-il insultée ?

— Moi ! s’écria Gilbert.

— Non, rien, Philippe, répondit Andrée, non ; il n’a rien fait ; mon père s’égare. M. Gilbert n’est plus à notre service, il a donc parfaitement le droit d’être où il lui plaît d’aller. Mon père ne veut pas comprendre cela, et en le retrouvant ici il s’est mis en colère.

— C’est là tout ? demanda Philippe.

— Absolument, mon frère, et je ne comprends rien au courroux de M. de Taverney, surtout à un pareil propos et quand choses et gens ne méritent pas même un regard. Voyez, Philippe, si nous avançons.

Le baron se tut, dompté par la sérénité toute royale de sa fille.

Gilbert baissa la tête, écrasé par ce mépris. Il y eut un éclair qui passa à travers son cœur et qui ressemblait à celui de la haine. Il eût préféré un coup mortel de l’épée de Philippe, et même un coup sanglant de son fouet.

Il faillit s’évanouir.

Par bonheur, en ce moment, la harangue était achevée ; il en résulta que les carrosses reprirent leur mouvement.

Celui du baron s’éloigna peu à peu, d’autres le suivirent ; Andrée s’effaçait comme dans un rêve.

Gilbert demeura seul, prêt à pleurer, prêt à rugir, incapable, il le croyait du moins, de soutenir le poids de son malheur.

Alors une main se posa sur son épaule.

Il se retourna et vit Philippe qui, ayant mis pied à terre et donné son cheval à tenir à un soldat de son régiment, revenait tout souriant à lui.

— Voyons, qu’est-il donc arrivé, mon pauvre Gilbert, et pourquoi es-tu à Paris ?

Ce ton franc et cordial toucha le jeune homme.

— Eh ! monsieur, dit-il avec un soupir arraché à son stoïcisme farouche, qu’eussé-je fait à Taverney, je vous le demande ? J’y fusse mort de désespoir, d’ignorance et de faim !

Philippe tressaillit, car son esprit impartial était frappé, comme l’avait été Andrée, du douloureux abandon où l’on avait laissé le jeune homme.

— Et tu crois donc réussir à Paris, pauvre enfant, sans argent, sans protection, sans ressources ?

— Je le crois, monsieur ; l’homme qui veut travailler meurt rarement de faim, là où il y a d’autres hommes qui désirent ne rien faire.

Philippe tressaillit à cette réponse. Jamais il n’avait vu dans Gilbert qu’un familier sans importance.

— Manges-tu, au moins ? dit-il.

— Je gagne mon pain, monsieur Philippe, et il n’en faut pas davantage à celui qui ne s’est jamais fait qu’un reproche, c’est de manger celui qu’il ne gagnait pas.

— Tu ne dis pas cela, je l’espère, pour celui qu’on t’a donné à Taverney, mon enfant. Ton père et ta mère étaient de bons serviteurs du château, et toi-même te rendais facilement utile.

— Je ne faisais que mon devoir, monsieur.

— Écoute, Gilbert, continua le jeune homme ; tu sais que je t’ai toujours aimé ; je t’ai toujours vu autrement que les autres ; est-ce à tort, est-ce à raison ? l’avenir me l’apprendra. Ta sauvagerie m’a paru délicatesse ; ta rudesse, je l’appelle fierté.

— Ah ! monsieur le chevalier ! fit Gilbert respirant.

— Je te veux donc du bien, Gilbert.

— Merci, monsieur.

— J’étais jeune comme toi, malheureux comme toi dans ma position ; de là vient peut-être que je t’ai compris. La fortune un jour m’a souri ; eh bien ! laisse-moi t’aider, Gilbert, en attendant que la fortune te sourie à ton tour.

— Merci, merci, monsieur.

— Que veux-tu faire ? Voyons, tu es trop sauvage pour te mettre en condition.

Gilbert secoua la tête avec un méprisant sourire.

— Je veux étudier, dit-il.

— Mais, pour étudier, il faut des maîtres, et pour payer des maîtres, il faut de l’argent.

— J’en gagne, monsieur.

— Tu en gagnes ! dit Philippe en souriant, et combien gagnes-tu ? Voyons !

— Je gagne vingt-cinq sous par jour, et j’en puis gagner trente et même quarante.

— Mais c’est tout juste ce qu’il faut pour manger.

Gilbert sourit.

— Voyons, je m’y prends mal peut-être pour t’offrir mes services.

— Vos services à moi, monsieur Philippe ?

— Sans doute, mes services. Rougis-tu de les accepter ?

Gilbert ne répondit point.

— Les hommes sont ici-bas pour s’entraider, continua Maison-Rouge ; ne sont-ils pas frères ?

Gilbert releva la tête et attacha ses yeux si intelligents sur la noble figure du jeune homme.

— Ce langage t’étonne ? dit-il.

— Non, monsieur, dit Gilbert, c’est le langage de la philosophie ; seulement je n’ai pas l’habitude de l’entendre chez des gens de votre condition.

— Tu as raison, et cependant ce langage est celui de notre génération. Le dauphin lui-même partage ces principes. Voyons, ne fais pas le fier avec moi, continua Philippe, et ce que je t’aurai prêté, tu me le rendras plus tard. Qui sait si tu ne seras pas un jour un Colbert ou un Vauban ?

— Ou un Tronchin, dit Gilbert.

— Soit. Voici ma bourse, partageons.

— Merci, monsieur, dit l’indomptable jeune homme, touché, sans vouloir en convenir, de cette admirable expansion de Philippe ; merci, je n’ai besoin de rien ; seulement… seulement, je vous suis reconnaissant bien plus que si j’eusse accepté votre offre, soyez-en sûr.

Et là-dessus, saluant Philippe stupéfait, il regagna vivement la foule dans laquelle il se perdit.

Le jeune capitaine attendit plusieurs secondes, comme s’il ne pouvait en croire ni ses yeux, ni ses oreilles ; mais voyant que Gilbert ne reparaissait point, il remonta sur son cheval et regagna son poste.


L

LA POSSÉDÉE.


Tout le fracas de ces chars retentissants, tout le bruit de ces cloches chantant à pleines volées, tous ces roulements de tambours joyeux, toute cette majesté, reflet des majestés du monde perdu pour elle, glissèrent sur l’âme de Madame Louise, et vinrent expirer, comme le flot inutile, au pied des murs de sa cellule.

Quand le roi fut parti, après avoir inutilement essayé de rappeler en père et en souverain, c’est-à-dire par un sourire auquel succédèrent des prières qui ressemblaient à des ordres, sa fille au monde ; quand la dauphine, que frappa du premier coup d’œil cette grandeur d’âme véritable de son auguste tante, eut disparu avec son tourbillon de courtisans, la supérieure des Carmélites fit descendre les tentures, enlever les fleurs, détacher les dentelles.

De toute la communauté encore émue, elle seule ne sourcilla point quand les lourdes portes du couvent, un instant ouvertes sur le monde, roulèrent pesamment et se refermèrent avec bruit entre le monde et la solitude.

Puis elle fit venir la trésorière.

— Pendant ces deux jours de désordre, demanda-t-elle, les pauvres ont-ils reçu les aumônes accoutumées ?

— Oui, Madame.

— Les malades ont-ils été visités comme de coutume ?

— Oui, Madame.

— A-t-on congédié les soldats un peu rafraîchis ?

— Tous ont reçu le pain et le vin que Madame avait fait préparer.

— Ainsi rien n’est en souffrance dans la maison ?

— Rien, Madame.

Madame Louise s’approcha de la fenêtre et aspira doucement la fraîcheur embaumée qui monte du jardin sur l’aile humide des heures voisines de la nuit.

La trésorière attendait respectueusement que l’auguste abbesse donnât un ordre ou un congé.

Madame Louise, Dieu seul sait à quoi songeait la pauvre recluse royale en ce moment, madame Louise effeuillait des roses à haute tige qui montaient jusqu’à sa fenêtre, et des jasmins qui tapissaient les murailles de la cour.

Tout à coup, un violent coup de pied de cheval ébranla la porte des communs et fit tressaillir la supérieure.

— Qui donc est resté à Saint-Denis de tous les seigneurs de la cour ? demanda Madame Louise.

— Son Éminence le cardinal de Rohan, Madame.

— Les chevaux sont-ils donc ici ?

— Non, Madame, ils sont au chapitre de l’abbaye, où il passera la nuit.

— Qu’est-ce donc que ce bruit, alors ?

— Madame, c’est le bruit que fait le cheval de l’étrangère.

— Quelle étrangère ? demanda Madame Louise, cherchant à rappeler ses souvenirs.

— Cette Italienne qui est venue hier soir demander l’hospitalité à Son Altesse.

— Ah ! c’est vrai. Où est-elle ?

— Dans sa chambre ou à l’église.

— Qu’a-t-elle fait depuis hier ?

— Depuis hier, elle a refusé toute nourriture, excepté le pain, et toute la nuit elle a prié dans la chapelle.

— Quelque grande coupable, sans doute ! dit la supérieure, fronçant le sourcil.

— Je l’ignore, Madame, elle n’a parlé à personne.

— Quelle femme est-ce ?

— Belle et d’une physionomie douce et fière à la fois.

— Ce matin, pendant la cérémonie, où se tenait-elle ?

— Dans sa chambre, près de sa fenêtre, où je l’ai vue, abritée derrière ses rideaux, fixer sur chaque personne un regard plein d’anxiété, comme si dans chaque personne qui entrait elle eût craint un ennemi.

— Quelque femme de ce pauvre monde où j’ai vécu, où j’ai régné. Faites entrer.

La trésorière fit un pas pour se retirer.

— Ah ! sait-on son nom ? demanda la princesse.

— Lorenza Feliciani.

— Je ne connais personne de ce nom, dit madame Louise rêvant ; n’importe, introduisez cette femme.

La supérieure s’assit dans un fauteuil séculaire ; il était de bois de chêne, avait été sculpté sous Henri II, et avait servi aux neuf dernières abbesses des Carmélites.

C’était un tribunal redoutable, devant lequel avaient tremblé bien des pauvres novices, prises entre le spirituel et le temporel.

La trésorière entra un moment après, amenant l’étrangère au long voile que nous connaissons déjà.

Madame Louise avait l’œil perçant de la famille ; cet œil fut fixé sur Lorenza Feliciani, du moment où elle entra dans le cabinet : mais elle reconnut dans la jeune femme tant d’humilité, tant de grâce, tant de beauté sublime ; elle vit enfin tant d’innocence dans ses grands yeux noirs noyés de larmes encore récentes, que ses dispositions envers elle, d’hostiles qu’elles étaient d’abord, devinrent bienveillantes et fraternelles.

— Approchez, madame, dit la princesse, et parlez.

La jeune femme fit un pas en tremblant et voulut mettre un genou en terre.

La princesse la releva.

— N’est-ce pas vous, madame, dit-elle, qu’on appelle Lorenza Feliciani ?

— Oui, Madame.

— Et vous désirez me confier un secret ?

— Oh ! j’en meurs de désir.

— Mais pourquoi n’avez-vous pas recours au tribunal de la pénitence ? Je n’ai pouvoir que de consoler, moi ; un prêtre console et pardonne.

Madame Louise prononça ces derniers mots en hésitant.

— Je n’ai besoin que de consolation, Madame, répondit Lorenza, et d’ailleurs, c’est à une femme seulement que j’oserais dire ce que j’ai à vous raconter.

— C’est donc un récit bien étrange que celui que vous allez me faire.

— Oui, bien étrange. Mais écoutez-moi patiemment, Madame ; c’est à vous seule que je puis parler, je vous le répète, parce que vous êtes toute-puissante, et qu’il me faut presque le bras de Dieu pour me défendre.

— Vous défendre ! Mais on vous poursuit donc ? Mais on vous attaque donc ?

— Oh ! oui, Madame, oui, l’on me poursuit, s’écria l’étrangère avec un indicible effroi.

— Alors, Madame, réfléchissez à une chose, dit la princesse, c’est que cette maison est un couvent et non une forteresse, c’est que rien de ce qui agite les hommes n’y pénètre que pour s’éteindre ; c’est que rien de ce qui peut les servir contre les autres hommes ne s’y trouve ; ce n’est point ici la maison de la justice, de la force et de la répression, c’est tout simplement la maison de Dieu.

— Oh ! voilà, voilà ce que je cherche justement, dit Lorenza. Oui, c’est la maison de Dieu, car dans la maison de Dieu seulement je puis vivre en repos.

— Mais Dieu n’admet pas les vengeances ; comment voulezvous que nous vous vengions de votre ennemi ? Adressez-vous aux magistrats.

— Les magistrats ne peuvent rien, Madame, contre celui que je redoute.

— Qu’est-il donc ? fit la supérieure avec un secret et involontaire effroi.

Lorenza se rapprocha de la princesse sous l’empire d’une mystérieuse exaltation.

— Ce qu’il est, Madame, dit-elle, c’est, j’en suis certaine, un de ces démons qui font la guerre aux hommes, et que Satan, leur prince, a doués d’une puissance surhumaine.

— Que me dites-vous là ? fit la princesse en regardant cette femme pour bien s’assurer qu’elle n’était pas folle.

— Et moi, moi ! oh ! malheureuse que je suis ! s’écria Lorenza en tordant ses beaux bras, qui semblaient moulés sur ceux d’une statue antique ; moi, je me suis trouvée sur le chemin de cet homme ! et moi, moi, je suis…

— Achevez.

Lorenza se rapprocha encore de la princesse, puis, tout bas, et comme épouvantée elle-même de ce qu’elle allait dire :

— Moi, je suis possédée ! murmura-t-elle.

— Possédée ! s’écria la princesse ; voyons, madame, dites, êtes-vous dans votre bon sens ? et ne seriez-vous point… ?

—Folle, n’est-ce pas ? c’est ce que vous voulez dire. Non, je ne suis pas folle, mais je pourrai bien le devenir si vous m’abandonnez.

— Possédée ! répéta la princesse.

— Hélas ! hélas !

— Mais, permettez-moi de vous le dire, je vous vois en toutes choses semblable aux autres créatures les plus favorisées de Dieu ; vous paraissez riche, vous êtes belle, vous vous exprimez raisonnablement, votre visage ne porte aucune trace de cette terrible et mystérieuse maladie qu’on appelle la possession.

— Madame, c’est dans ma vie, c’est dans les aventures de cette vie que réside le secret sinistre que je voudrais me cacher à moi-même.

— Expliquez-vous, voyons. Suis-je donc la première à qui vous parlez de votre malheur ? Vos parents, vos amis ?

— Mes parents ! s’écria la jeune femme en croisant les mains avec douleur, pauvres parents ! les reverrai-je jamais ? Des amis, ajouta-t-elle avec amertume, hélas ! Madame, est-ce que j’ai des amis !

— Voyons, procédons par ordre, mon enfant, dit Madame Louise, essayant de tracer un chemin aux paroles de l’étrangère. Quels sont vos parents, et comment les avez-vous quittés ?

— Madame, je suis Romaine, et j’habitais Rome avec eux. Mon père est de vieille noblesse ; mais, comme tous les patriciens de Rome, il est pauvre. J’ai de plus ma mère et un frère aîné. En France, m’a-t-on dit, lorsqu’une famille aristocratique comme l’est la mienne a un fils et une fille, on sacrifie la dot de la fille pour acheter l’épée du fils. Chez nous, on sacrifie la fille pour pousser le fils dans les ordres. Or, je n’ai, moi, reçu aucune éducation, parce qu’il fallait faire l’éducation de mon frère qui étudie, comme disait naïvement ma mère, afin de devenir cardinal.

— Après ?

— Il en résulte, Madame, que mes parents s’imposèrent tous les sacrifices qu’il était en leur pouvoir de s’imposer pour aider mon frère, et que l’on résolut de me faire prendre le voile chez les carmélites de Subiaco.

— Et vous, que disiez-vous ?

— Rien, Madame. Dès ma jeunesse, on m’avait présenté cet avenir comme une nécessité. Je n’avais ni force ni volonté. On ne me consultait pas, d’ailleurs, on ordonnait, et je n’avais pas autre chose à faire que d’obéir.

— Cependant…

— Madame, nous n’avons, nous autres filles romaines, que désir et impuissance. Nous aimons le monde comme les damnés aiment le paradis, sans le connaître. D’ailleurs, j’étais entourée d’exemples qui m’eussent condamnée si l’idée m’était venue de résister, mais elle ne me vint pas. Toutes les amies que j’avais connues et qui, comme moi, avaient des frères, avaient payé leur dette à l’illustration de la famille. J’aurais été mal fondée à me plaindre ; on ne me demandait rien qui sortît des habitudes générales. Ma mère me caressa un peu plus seulement, quand le jour s’approcha pour moi de la quitter.

« Enfin, le jour où je devais commencer mon noviciat arriva ; mon père réunit cinq cents écus romains, destinés à payer ma dot au couvent, et nous partîmes pour Subiaco.

« Il y a huit à neuf lieues de Rome à Subiaco ; mais les chemins de la montagne sont si mauvais, que, cinq heures après notre départ, nous n’avions fait encore que trois lieues. Cependant, le voyage, tout fatigant qu’il était en réalité, me plaisait. Je lui souriais comme à mon dernier bonheur, et, tout le long du chemin, je disais tout bas adieu aux arbres, aux buissons, aux pierres, aux herbes desséchées même. Qui savait si là-bas, au couvent, il y avait de l’herbe, des pierres, des buissons et des arbres !

« Tout à coup, au milieu de mes rêves, et comme nous passions entre un petit bois et une masse de rochers crevassés, la voiture s’arrêta, j’entendis ma mère pousser un cri, mon père fit un mouvement pour saisir des pistolets. Mes yeux et mon esprit retombèrent du ciel sur la terre ; nous étions arrêtés par des bandits.

— Pauvre enfant ! dit madame Louise, qui prenait de plus en plus intérêt à ce récit.

— Eh bien ! vous le dirai-je, Madame, je ne fus pas fort effrayée, car ces hommes nous arrêtaient pour notre argent, et l’argent qu’ils allaient nous prendre était destiné à payer ma dot au couvent. S’il n’y avait plus de dot, mon entrée au couvent était retardée de tout le temps qu’il faudrait à mon père pour en trouver une autre, et je savais la peine et le temps que ces cinq cents écus avaient coûté à réunir.

« Mais quand, après ce premier butin partagé, au lieu de nous laisser continuer notre route, les bandits s’élancèrent sur moi, quand je vis les efforts de mon père pour me défendre, quand je vis les larmes de ma mère pour les supplier, je compris qu’un grand malheur, qu’un malheur inconnu me menaçait, et je me mis à crier miséricorde, par ce sentiment naturel qui vous porte à appeler au secours, car je savais bien que j’appelais inutilement, et que dans ce lieu sauvage personne ne m’entendrait.

« Aussi, sans s’inquiéter de mes cris, des larmes de ma mère, des efforts de mon père, les bandits me lièrent les mains derrière le dos, et me brûlant de leurs regards hideux que je compris alors, tant la terreur me faisait clairvoyante, ils se mirent, avec des dés qu’ils tirèrent de leur poche, à jouer sur le mouchoir de l’un d’eux.

« Ce qui m’effraya le plus, c’est qu’il n’y avait point d’enjeu sur l’ignoble tapis.

« Pendant tout le temps que les dés passèrent de main en main, je frissonnai ; car je compris que j’étais la chose qu’ils jouaient.

« Tout à coup, l’un d’eux, poussant un rugissement de triomphe, se leva, tandis que les autres blasphémaient en grinçant des dents, courut à moi, me saisit dans ses bras et posa ses lèvres sur les miennes.

« Le contact d’un fer rouge ne m’eût point fait pousser un cri plus déchirant.

« — Oh ! la mort ! la mort, mon Dieu ! m’écriai-je.

« Ma mère se roulait sur la terre, mon père s’évanouit.

« Je n’avais plus qu’un espoir. C’est que l’un ou l’autre des bandits qui avaient perdu me tuerait, dans un moment de rage, d’un coup du couteau qu’ils serraient dans leurs mains crispées.

« J’attendais le coup, je l’espérais, je l’invoquais.

« Tout à coup un homme à cheval parut dans le sentier.

« Il avait parlé bas à une des sentinelles, qui l’avait laissé passer en échangeant un signe avec lui.

« Cet homme, de taille moyenne, d’une physionomie imposante, d’un coup d’œil résolu, continua de s’avancer calme et tranquille au pas ordinaire de son cheval.

« Arrivé en face de moi, il s’arrêta.

« Le bandit, qui déjà m’avait prise dans ses bras et qui commençait à m’emmener, se retourna au premier coup de sifflet que cet homme donna dans le manche de son fouet.

« Le bandit me laissa glisser jusqu’à terre.

« — Viens ici, dit l’inconnu.

« Et, comme le bandit hésitait, l’inconnu forma un angle avec son bras, posa deux doigts écartés sur sa poitrine. Et comme si ce signe eut été l’ordre d’un maître tout-puissant, le bandit s’approcha de l’inconnu.

« Celui-ci se pencha à l’oreille du bandit, et tout bas prononça ce mot :

« — Mac.

« Il ne prononça que ce seul mot, j’en suis sûre, moi qui regardais comme on regarde le couteau qui va vous tuer ; moi qui écoutais comme on écoute quand la parole qu’on attend doit être la mort ou la vie.

« — Benac, répondit le brigand.

Puis, dompté comme un lion et rugissant comme lui, il revint à moi, détacha la corde qui me liait les poignets, et alla en faire autant à mon père et à ma mère.

« Alors, comme l’argent était déjà partagé, chacun vint à son tour déposer sa part sur une pierre. Pas un écu ne manqua aux cinq cents écus.

« Pendant ce temps, je me sentais revivre aux bras de mon père et de ma mère.

« — Maintenant, allez…, dit-il aux bandits.

« Les bandits obéirent et rentrèrent dans le bois jusqu’au dernier.

« — Lorenza Feliciani, dit alors l’étranger en me couvrant de son regard surhumain, continue ta route maintenant, tu es libre.

« Mon père et ma mère remercièrent l’étranger qui me connaissait, et que nous ne connaissions pas, nous. Puis ils remontèrent dans la voiture. Je les suivis comme à regret, car je ne sais quelle puissance étrange, irrésistible, m’attirait vers mon sauveur.

« Lui était resté immobile à la même place, comme pour continuer de nous protéger.

« Je l’avais regardé tant que j’avais pu le voir, et ce n’est que lorsque je l’eus perdu de vue tout à fait que l’oppression qui serrait ma poitrine disparut.

« Deux heures après, nous étions à Subiaco.

— Mais quel était donc cet homme extraordinaire ? demanda la princesse, émue de la simplicité de ce récit.

« — Daignez encore m’écouter, Madame, dit Lorenza. Hélas ! tout n’est pas fini !

« — J’écoute, dit Madame Louise.

« La jeune femme continua :

« Nous arrivâmes à Subiaco deux heures après cet événement.

« Pendant toute la route, nous n’avions fait que nous entretenir, mon père, ma mère et moi, de ce singulier sauveur qui nous était venu tout à coup, mystérieux et puissant, comme un envoyé du ciel.

« Mon père, moins crédule que moi, le soupçonnait chef d’une de ces bandes qui, bien que divisées en fragments autour de Rome, relèvent de la même autorité, et sont inspectées de temps en temps par le chef suprême, lequel, investi d’une autorité absolue, récompense, punit et partage.

« Mais moi, moi qui cependant ne pouvais lutter d’expérience avec mon père ; moi qui obéissais à mon instinct, qui subissais le pouvoir de ma reconnaissance, je ne croyais pas, je ne pouvais pas croire que cet homme fût un bandit.

« Aussi, dans mes prières de chaque soir à la Vierge, je consacrais une phrase destinée à appeler les grâces de la madone sur mon sauveur inconnu.

« Dès le même jour, j’entrai au couvent. La dot était retrouvée, rien n’empêchait qu’on ne m’y reçût. J’étais plus triste, mais aussi plus résignée que jamais. Italienne et superstitieuse, cette idée m’était venue que Dieu tenait à me posséder pure, entière et sans tache, puisqu’il m’avait délivrée de ces bandits, suscités sans doute par le démon pour souiller la couronne d’innocence que Dieu seul devait détacher de mon front. Aussi m’élançai-je avec toute l’ardeur de mon caractère dans les empressements de mes supérieurs et de mes parents. On me fit adresser une demande au souverain pontife à l’effet de me voir dispensée du noviciat. Je l’écrivis, je la signai. Elle avait été rédigée par mon père dans les termes d’un si ardent désir, que Sa Sainteté crut voir, dans cette demande, l’ardente aspiration d’une âme dégoûtée du monde vers la solitude. Elle accorda tout ce qu’on lui demandait, et le noviciat d’un an, de deux ans quelquefois pour les autres, fut, par faveur spéciale, fixé pour moi à un mois.

« On m’annonça cette nouvelle qui ne me causa ni douleur ni joie. On eût dit que j’étais déjà morte au monde, et que l’on opérait sur un cadavre auquel son ombre impassible survivait seule.

« Quinze jours on me tint renfermée, de crainte que l’esprit mondain ne me vînt saisir. Vers le matin de ce quinzième jour, je reçus l’ordre de descendre à la chapelle avec les autres sœurs.

« En Italie, les chapelles des couvents sont des églises publiques. Le pape ne croit pas sans doute qu’il soit permis à un prêtre de confisquer Dieu en quelque endroit qu’il se manifeste à ses adorateurs.

« J’entrai dans le chœur, et je pris ma stalle. Il y avait entre les toiles vertes qui fermaient les grilles de ce chœur, ou plutôt qui affectaient de les fermer, il y avait, dis-je, un espace assez grand pour que l’on distinguât la nef.

« Je vis par cet espace, donnant pour ainsi dire sur la terre, un homme demeuré seul debout au milieu de la foule prosternée. Cet homme me regardait, ou plutôt il me dévorait des yeux. Je sentis alors cet étrange mouvement de malaise que j’avais déjà éprouvé ; cet effet surhumain qui m’attirait, pour ainsi dire, hors de moi-même, comme à travers une feuille de papier, une planche, un plat même, j’avais vu mon frère attirer une aiguille avec un fer aimanté.

« Hélas ! vaincue, subjuguée, sans force contre cette attraction, je me penchai vers lui, je joignis lès mains comme on les joint devant Dieu, et des lèvres et du cœur à la fois, je lui dis :

« — Merci, merci !

« Mes sœurs me regardèrent avec surprise ; elles n’avaient rien compris à mon mouvement, rien compris à mes paroles ; elles suivirent la direction de mes mains, de mes yeux, de ma voix. Elles se haussèrent sur leurs stalles pour regarder à leur tour dans la nef. Je regardai aussi en tremblant. L’étranger avait disparu.

« Elles m’interrogèrent, mais je ne sus que rougir, pâlir et balbutier.

« Depuis ce moment, Madame, s’écria Lorenza avec désespoir, depuis ce moment, je suis au pouvoir du démon !

— Je ne vois rien de surnaturel en tout ceci cependant, ma sœur, répondit la princesse avec un sourire ; calmez-vous donc, et continuez.

« — Oh ! parce que vous ne pouvez pas sentir ce que j’éprouvai, moi.

— Qu’éprouvâtes-vous ?

— La possession tout entière : mon cœur, mon âme, ma raison, le démon possédait tout.

— Ma sœur, j’ai bien peur que ce démon ne fût l’amour, dit madame Louise.

— Oh ! l’amour ne m’eût point fait souffrir ainsi, l’amour n’eût point oppressé mon cœur, l’amour n’eût point secoué tout mon corps comme le vent d’orage fait d’un arbre, l’amour ne m’eût pas donné la mauvaise pensée qui me vint.

— Dites cette mauvaise pensée, mon enfant.

— J’aurais dû tout avouer à mon confesseur, n’est-ce pas, Madame ?

— Sans doute.

— Eh bien ! le démon qui me possédait me souffla tout bas, au contraire, de garder le secret. Pas une religieuse, peut-être, n’était entrée dans le cloître sans laisser dans le monde qu’elle abandonnait un souvenir d’amour. Beaucoup avaient un nom dans le cœur en invoquant le nom de Dieu. Le directeur était habitué à de pareilles confidences. Eh bien ! moi, si pieuse, si timide, si candidement innocente, moi, qui avant ce fatal voyage de Subiaco n’avais jamais échangé une seule parole avec un autre homme que mon frère, moi, qui depuis lors n’avais croisé que deux fois mon regard avec l’inconnu, je me figurai, Madame, qu’on m’attribuerait avec cet homme une de ces intrigues qu’avant de prendre le voile chacune de nos sœurs avaient eues avec leurs regrettés amants.

— Mauvaise pensée en effet, dit Madame Louise, mais c’est encore un démon bien innocent que celui qui n’inspire à la femme qu’il possède que de semblables pensées. Continuez.

— Le lendemain, on me demanda au parloir. Je descendis ; je trouvai une de mes voisines de la via Frattina, à Rome, jeune femme qui me regrettait beaucoup, parce que chaque soir nous causions et chantions ensemble.

« Derrière elle, auprès de la porte, un homme enveloppé d’un manteau l’attendait comme eût fait un valet. Cet homme ne se tourna point vers moi ; cependant, moi, je me tournai vers lui. Il ne me parla point, et cependant je le devinai ; c’était encore mon protecteur inconnu.

« Le même trouble que j’avais déjà éprouvé se répandit dans mon cœur. Je me sentis tout entière envahie par la puissance de cet homme. Sans les barreaux qui me retenaient captive, j’eusse bien certainement été à lui. Il y avait dans l’ombre de son manteau des rayonnements étranges qui m’éblouissaient. Il y avait dans son silence obstiné des bruits entendus de moi seule, et qui me parlaient une langue harmonieuse.

« Je pris sur moi-même toute la puissance que je pouvais avoir, et demandai à ma voisine de la via Frattina quel était cet homme qui l’accompagnait.

« Elle ne le connaissait point. Son mari devait venir avec elle ; mais, au moment de partir, il était rentré accompagné de cet homme, et lui avait dit :

« — Je ne puis te conduire à Subiaco, mais voici mon ami qui t’accompagnera.

« Elle n’en avait pas demandé davantage, tant elle avait envie de me revoir, et elle était venue dans la compagnie de l’inconnu.

« Ma voisine était une sainte femme ; elle vit dans un coin du parloir une madone qui avait la réputation d’être fort miraculeuse, elle ne voulut point sortir sans y avoir fait sa prière, elle alla s’agenouiller devant elle.

« Pendant ce temps, l’homme entra sans bruit, s’approcha lentement de moi, ouvrit son manteau et plongea ses regards dans les miens comme il eût fait de deux rayons ardents.

« J’attendais qu’il parlât ; ma poitrine se soulevait pour, ainsi dire, montant comme une vague au-devant de sa parole ; mais il se contenta d’étendre ses deux mains au-dessus de ma tête en les approchant de la grille qui nous séparait. Aussitôt, une extase inouïe s’empara de moi ; il me souriait. Je lui rendis son sourire tout en fermant les yeux comme écrasée sous une langueur infinie. Pendant ce temps, comme s’il n’avait pas désiré autre chose que de s’assurer de sa puissance sur moi, il disparut ; à mesure qu’il s’éloignait, je reprenais mes sens ; cependant j’étais encore sous l’empire de cet étrange hallucination, quand ma voisine de la via Frattina, ayant achevé sa prière, se releva, prit congé de moi, m’embrassa et sortit à son tour.

« En me déshabillant le soir, je trouvai sous ma guimpe un billet qui contenait seulement ces trois lignes :

« À Rome, celui qui aime une religieuse est puni de mort. Donnerez-vous la mort à qui vous devez la vie ? »

« De ce jour, Madame, la possession fut complète, car je mentis à Dieu, en ne lui avouant pas que je songeais à cet homme autant et plus qu’à lui.

Lorenza, effrayée elle-même de ce qu’elle venait de dire, s’arrêta pour interroger la physionomie si douce et si intelligente de la princesse.

— Tout cela n’est point de la possession, dit Madame Louise de France avec fermeté. C’est une malheureuse passion, je vous le répète, et je vous l’ai dit, les choses du monde ne doivent point entrer jusqu’ici, sinon à l’état de regrets.

— Des regrets, Madame ? s’écria Lorenza. Quoi ! vous me voyez en larmes, en prières, vous me voyez à genoux vous suppliant de me soustraire au pouvoir infernal de cet homme, et vous me demandez si j’ai des regrets ? Oh ! j’ai plus que des regrets, j’ai des remords.

— Cependant, jusqu’à cette heure…, dit madame Louise.

— Attendez, attendez jusqu’au bout, fit Lorenza, et alors ne me jugez pas trop sévèrement, je vous en supplie, Madame.

— L’indulgence et la douceur me sont recommandées, et je suis aux ordres de la souffrance.

— Merci ! oh ! merci ! vous êtes véritablement l’ange consolateur que j’étais venu chercher.

« Nous descendions à la chapelle trois jours par semaine ; à chacun de ces offices, l’inconnu assista. J’avais voulu résister ; j’avais dit que j’étais malade ; j’avais résolu que je ne descendrais point ! Faiblesse humaine ! quand venait l’heure, je descendais malgré moi, et comme si une force supérieure à ma volonté m’eût poussée ; alors, s’il n’était point arrivé, j’avais quelques instants de calme et de bien-être ; mais à mesure qu’il approchait, je le sentais venir. J’aurais pu dire : il est à cent pas, il est au seuil de la porte, il est dans l’église, et cela sans regarder de son côté ; puis, arrivé à sa place accoutumée, mes yeux fussent-ils fixés sur mon livre de prières pour l’invocation la plus sainte, mes yeux se détournaient pour s’arrêter sur lui.

« Alors, si longtemps que se prolongeât l’office, je ne pouvais plus lire ni prier. Toute ma pensée, toute ma volonté, toute mon âme, étaient dans mes regards, et tous mes regards étaient pour cet homme qui, je le sentais bien, me disputait à Dieu.

« D’abord, je n’avais pu le regarder sans crainte ; ensuite, je le désirai ; enfin je courus avec la pensée au-devant de lui. Et souvent, comme on voit dans un songe, il me semblait le voir la nuit dans la rue ou le sentir passer sous ma fenêtre.

« Cet état n’avait point échappé à mes compagnes. La supérieure en fut prévenue ; elle prévint ma mère. Trois jours avant celui où je devais prononcer mes vœux, je vis entrer dans ma cellule les trois seuls parents que j’eusse au monde : mon père, ma mère, mon frère.

« Ils venaient pour m’embrasser encore une fois, disaient-ils, mais je vis bien qu’ils avaient un autre but, car, restée seule avec moi, ma mère m’interrogea. Dans cette circonstance, il est facile de reconnaître l’influence du démon, car, au lieu de tout lui dire, comme j’eusse dû le faire, je niai tout obstinément.

« Le jour où je devais prendre le voile était venu au milieu d’une étrange lutte, désirant et redoutant l’heure qui me donnerait tout entière à Dieu, et sentant bien que si le démon avait quelque tentative suprême à faire sur moi, ce serait à cette heure solennelle qu’il l’essaierait.

— Et cet homme étrange ne vous avait pas écrit depuis la première lettre que vous trouvâtes dans votre guimpe ? demanda la princesse.

« — Jamais, Madame.

— À cette époque, vous ne lui aviez jamais parlé ?

— Jamais, sinon mentalement.

— Ni écrit ?

— Oh ! jamais.

— Continuez. Vous en étiez au jour où vous prîtes le voile.

— Ce jour-là, comme je le disais à Votre Altesse, je devais enfin voir finir mes tortures, car tout mêlé qu’il était d’une douceur étrange, c’était un supplice inimaginable pour une âme restée chrétienne que l’obsession d’une pensée, d’une forme toujours présente et imprévue, toujours railleuse par l’à-propos qu’elle mettait à m’apparaître juste dans mes moments de lutte contre elle et par son obstination à me dominer alors invinciblement. Aussi, il y avait des moments où j’appelais cette heure sainte de tous mes vœux. Quand je serai à Dieu, me disais-je, Dieu saura bien me défendre, comme il m’a défendue lors de l’attaque des bandits. J’oubliais que, lors de l’attaque des bandits, Dieu ne m’avait défendue que par l’entremise de cet homme.

« Cependant, l’heure de la cérémonie était venue. J’étais descendue à l’église, pâle, inquiète, mais cependant moins agitée que d’habitude ; mon père, ma mère, mon frère, cette voisine de la via Frattina qui m’était venue voir, tous nos autres amis étaient dans l’église, tous les habitants des villages voisins étaient accourus, car le bruit s’était répandu que j’étais belle, et une belle victime, dit-on, est plus agréable au Seigneur. L’office commença.

« Je le hâtais de tous mes vœux, de toutes mes prières, car il n’était pas dans l’église, et je me sentais, lui absent, assez maîtresse de mon libre arbitre. Déjà le prêtre se tournait vers moi, me montrant le Christ auquel j’allais me consacrer ; déjà j’étendais les bras vers ce seul et unique Sauveur donné à l’homme, quand le tremblement habituel qui m’annonçait son approche commença d’agiter mes membres, quand le coup qui comprimait ma poitrine m’indiqua qu’il venait de mettre le pied sur le seuil de l’église, quand enfin l’attraction irrésistible amena mes yeux du côté opposé à l’autel, quelques efforts qu’ils fissent pour rester fidèles au Christ.

« Mon persécuteur était debout près de la chaire et plus appliqué que jamais à me regarder.

« De ce moment, je lui appartenais ; plus d’office, plus de cérémonie, plus de prières.

« Je crois qu’on me questionna selon le rite, mais je ne répondis pas. Je me souviens que l’on me tira par le bras et que je vacillai comme une chose inanimée que l’on déplace de sa base. On me montra des ciseaux sur lesquels un rayon de soleil venait refléter son éclair terrible : l’éclair ne me fit pas sourciller. Un instant après, je sentis le froid du fer sur mon cou, le grincement de l’acier dans ma chevelure.

« En ce moment, il me sembla que toutes les forces me manquaient, que mon âme s’élançait de mon corps pour aller à lui, et je tombai étendue sur la dalle, non pas, chose étrange, comme une personne évanouie, mais comme une personne prise de sommeil. J’entendis un grand murmure, puis je devins sourde, muette, insensible. La cérémonie fut interrompue avec un épouvantable tumulte. »

La princesse joignit les mains avec compassion.

— N’est-ce pas, dit Lorenza, que c’est là un terrible événement, et dans lequel il est facile de reconnaître l’intervention de l’ennemi de Dieu et des hommes ?

— Prenez garde, dit la princesse avec un accent de tendre compassion, prenez garde, pauvre femme, je crois que vous avez trop de pente à attribuer au merveilleux ce qui n’est que l’effet d’une faiblesse naturelle. En voyant cet homme, vous vous êtes évanouie, et voilà tout ; il n’y a rien autre chose ; continuez.

— Oh ! Madame, Madame, ne me dites pas cela, s’écria Lorenza, ou du moins, attendez pour porter un jugement que vous ayez tout entendu. Rien de merveilleux ! continua-t-elle, mais alors, n’est-ce pas, je fusse revenue à moi, dix minutes, un quart d’heure, une heure après mon évanouissement ? Je me serais entretenue avec mes sœurs, j’aurais repris courage et foi parmi elles ?

— Sans doute, dit Madame Louise. Eh bien ! n’est-ce pas ainsi que la chose est arrivée ?

— Madame, dit Lorenza d’une voix sourde et accélérée, lorsque je revins à moi, il faisait nuit. Un mouvement rapide et saccadé me fatiguait depuis quelques minutes. Je soulevai ma tête, croyant être sous la voûte de la chapelle ou sous les rideaux de ma cellule. Je vis des rochers, des arbres, des nuages ; puis, au milieu de tout cela, je sentais une haleine tiède qui me caressait le visage. Je crus que la sœur infirmière me prodiguait ses soins, et je voulus la remercier… Madame, ma tête reposait sur la poitrine d’un homme, et cet homme était mon persécuteur. Je portai les yeux et les mains sur moi-même pour m’assurer si je vivais ou du moins si je veillais. Je poussai un cri. J’étais vêtue de blanc. J’avais sur le front une couronne de roses blanches, comme une fiancée ou comme une morte.

La princesse poussa un cri ; Lorenza laissa tomber sa tête dans ses deux mains.

— Le lendemain, continua en sanglotant Lorenza, le lendemain je vérifiai le temps qui s’était écoulé ; nous étions au mercredi. J’étais donc restée pendant trois jours sans connaissance ; pendant ces trois jours, j’ignore entièrement ce qui s’estpassé.


LI

LE COMTE DE FŒNIX.


Pendant longtemps un silence profond laissa les deux femmes, l’une à ses méditations douloureuses, l’autre à son étonnement facile à comprendre.

Enfin Madame Louise rompit la première le silence.

— Et vous n’avez rien fait pour faciliter cet enlèvement ? dit-elle.

— Rien, Madame.

— Et vous ignorez comment vous êtes sortie du couvent ?

— Je l’ignore.

— Cependant un couvent est bien fermé, bien gardé ; il y a des barreaux aux fenêtres, des murs presque infranchissables, une tourière qui ne quitte pas ses clés. Cela est ainsi, en Italie surtout, où les règles sont plus sévères encore qu’en France.

— Que vous dirai-je, Madame, quand moi-même depuis ce moment je m’abîme à creuser mes souvenirs sans y rien trouver ?

— Mais vous lui reprochâtes votre enlèvement ?

— Sans doute.

— Que vous répondit-il pour s’excuser ?

— Qu’il m’aimait.

— Que lui dites-vous ?

— Qu’il me faisait peur.

— Vous ne l’aimiez donc pas ?

— Oh ! non, non !

— En étiez-vous bien sûre ?

— Hélas ! Madame, c’était un sentiment étrange que j’éprouvais pour cet homme. Lui là, je ne suis plus moi, je suis lui ; ce qu’il veut, je le veux ; ce qu’il ordonne, je le fais ; mon âme n’ a plus de puissance, mon esprit plus de volonté : un regard me dompte et me fascine. Tantôt il semble pousser jusqu’au fond de mon cœur des pensées qui ne sont pas miennes, tantôt il semble attirer au dehors de moi des idées si bien cachées jusqu’alors à moi-même, que je ne les avais pas devinées. Oh ! vous voyez bien, Madame, qu’il y a magie.

— C’est étrange, au moins, si ce n’est pas surnaturel, dit la princesse. Mais après cet événement, comment viviez-vous avec cet homme ?

— Il me témoignait une vive tendresse, un sincère attachement.

— C’était un homme corrompu, peut-être ?

— Je ne le crois pas ; au contraire, il y a quelque chose de l’apôtre dans sa manière de parler.

— Allons, vous l’aimez, avouez-le.

— Non, non, Madame, dit la jeune femme avec une douloureuse volonté, non, je ne l’aime pas.

— Alors vous auriez dû fuir, vous auriez dû en appeler aux autorités, vous réclamer de vos parents.

— Madame, il me surveillait tellement que je ne pouvais fuir.

— Que n’écriviez-vous ?

— Nous nous arrêtions partout sur la route dans des maisons qui semblaient lui appartenir, où chacun lui obéissait. Plusieurs fois je demandai du papier, de l’encre et des plumes ; mais ceux à qui je m’adressais étaient renseignés par lui ; jamais aucun ne me répondit.

— Mais en route, comment, voyagiez-vous ?

— D’abord en chaise de poste ; mais à Milan nous trouvâmes non plus une chaise de poste, mais une espèce de maison roulante dans laquelle nous continuâmes notre chemin.

— Mais enfin il était obligé parfois de vous laisser seule ?

— Oui. Alors il s’approchait de moi ; il me disait : « Dormez. » Et je m’endormais, et ne me réveillais qu’à son retour.

Madame Louise secoua la tête d’un air d’incrédulité.

— Vous ne désiriez pas fuir bien énergiquement, dit-elle, sans quoi vous y fussiez parvenue.

— Hélas ! il me semble cependant que si, Madame… Mais aussi peut-être étais-je fascinée !

— Par ses paroles d’amour, par ses caresses ?

— Il me parlait rarement d’amour, Madame, et, à part un baiser sur le front le soir et un autre baiser au front le matin, je ne me rappelle point qu’il m’ait jamais fait d’autres caresses.

— Étrange, étrange, en vérité ! murmura la princesse.

Cependant, sous l’empire d’un soupçon, elle reprit :

— Voyons, répétez-moi que vous ne l’aimez pas.

— Je vous le répète, Madame.

— Redites-moi que nul lien terrestre ne vous attache à lui.

— Je vous le redis.

— Que s’il vous réclame, il n’aura aucun droit à faire valoir.

— Aucun !

— Mais enfin, continua la princesse, comment êtes-vous venue ici ? voyons, car je m’y perds.

— Madame, j’ai profité d’un violent orage qui nous surprit un peu au delà d’une ville qu’on appelle, je crois, Nancy. Il avait quitté sa place près de moi ; il était entré dans le second compartiment de sa voiture pour causer avec un vieillard qui habitait ce second compartiment ; je sautai sur son cheval et je m’enfuis.

— Et qui vous fit donner la préférence à la France, au lieu de retourner en Italie ?

— Je réfléchis que je ne pouvais retourner à Rome, puisque bien certainement on devait croire que j’avais agi de complicité avec cet homme ; j’y étais déshonorée, mes parents ne m’eussent point reçue.

« Je résolus donc de fuir à Paris et d’y vivre cachée, ou bien de gagner quelque autre capitale où je pusse me perdre à tous les regards et aux siens surtout.

« Quand j’arrivai à Paris, toute la ville était émue de votre retraite aux Carmélites, Madame ; chacun vantait votre piété, votre sollicitude pour les malheureux, votre compassion pour les affligés. Ce me fut un trait de lumière, Madame ; je fus frappée de cette conviction que vous seule étiez assez généreuse pour m’accueillir, assez puissante pour me défendre.

— Vous en appelez toujours à ma puissance, mon enfant ; il est donc bien puissant, lui ?

— Oh ! oui.

— Mais, qui est-il, voyons ? Par délicatesse, j’ai jusqu’à présent tardé à vous le demander ; cependant, si je dois vous défendre, faut-il encore que je sache contre qui.

— Oh ! Madame, voilà encore en quoi il m’est impossible de vous éclairer. J’ignore complétement qui il est et ce qu’il est : tout ce que je sais, c’est qu’un roi n’inspire pas plus de respect, un dieu plus d’adorations que n’en ont pour lui les gens auxquels il daigne se révéler.

— Mais son nom, comment s’appelle-t-il ?

— Madame, je l’ai entendu appeler de bien des noms différents. Cependant, deux seulement me sont restés dans la mémoire : l’un est celui que lui donne ce vieillard dont je vous ai déjà parlé, et qui fut notre compagnon de voyage depuis Milan jusqu’à l’heure où je l’ai quitté ; l’autre est celui qu’il se donnait lui-même.

— Quel était le nom dont l’appelait le vieillard ?

— Acharat… N’est-ce pas un nom antichrétien, dites, Madame ?…

— Et celui qu’il se donnait à lui-même ?

— Joseph Balsamo.

— Et lui ?

— Lui !… connaît tout le monde, devine tout le monde ; il est contemporain de tous les temps ; il vécut dans tous les âges ; il parle… oh ! mon Dieu ! pardonnez-lui de pareils blasphèmes ! d’Alexandre, de César, de Charlemagne, comme s’il les avait connus, et cependant je crois que tous ces hommes-là sont morts depuis bien longtemps ; mais encore de Caïphe, de Pilate, de Notre-Seigneur Jésus-Christ, enfin, comme s’il eût assisté à son martyre.

— C’est quelque charlatan alors, dit la princesse.

— Madame, je ne sais peut-être point parfaitement ce que veut dire en France le nom que vous venez de prononcer, mais ce que je sais, c’est que c’est un homme dangereux, terrible, devant lequel tout plie, tout tombe, tout s’écroule ; que l’on croit sans défense, et qui est armé ; que l’on croit seul, et qui fait sortir des hommes de terre. Et cela sans force, sans violence, avec un mot, un geste… en souriant.

— C’est bien, dit la princesse, quel que soit cet homme, rassurez-vous, mon enfant, vous serez protégée contre lui.

— Par vous, n’est-ce pas, Madame ?

— Oui, par moi, et cela tant que vous ne renoncerez pas vous-même à cette protection. Mais ne croyez plus, mais surtout ne cherchez plus à me faire croire aux surnaturelles visions que votre esprit malade a enfantées. Les murs de Saint-Denis, en tout cas, vous seront un rempart assuré contre le pouvoir infernal, et même, croyez-moi, contre un pouvoir bien plus à craindre, contre le pouvoir humain. Maintenant, Madame, que comptez-vous faire ?

— Avec ces bijoux qui m’appartiennent, Madame, je compte payer ma dot dans un couvent, dans celui-ci, si c’est possible.

Et Lorenza déposa sur une table de précieux bracelets, des bagues de prix, un diamant magnifique et de superbes boucles d’oreilles. Le tout pouvait valoir vingt mille écus.

— Ces bijoux sont à vous ? demanda la princesse.

— Ils sont à moi, Madame ; il me les a donnés, et je les rends à Dieu. Je ne désire qu’une chose.

— Laquelle, dites ?

— C’est que son cheval arabe Djérid, qui fut l’instrument de ma délivrance, lui soit rendu s’il le réclame.

— Mais vous, à aucun prix, n’est-ce pas, vous ne voulez retourner avec lui ?

— Moi, je ne lui appartiens pas.

— C’est vrai, vous l’avez dit. Ainsi, Madame, vous continuez à vouloir entrer à Saint-Denis et à continuer les pratiques de religion interrompues à Subiaco par l’étrange événement que vous m’avez raconté ?

— C’est mon vœu le plus cher, Madame, et je sollicite cette faveur à vos genoux.

— Eh bien ! soyez tranquille, mon enfant, dit la princesse, dès aujourd’hui vous vivrez parmi nous, et lorsque vous nous aurez montré combien vous tenez à obtenir cette faveur ; lorsque par votre exemplaire conduite, à laquelle je m’attends, vous l’aurez méritée, ce jour-là vous appartiendrez au Seigneur, et je vous réponds, que nul ne vous enlèvera de Saint-Denis, lorsque la supérieure veillera sur vous.

Lorenza se précipita aux pieds de sa protectrice, lui prodiguant les plus tendres, les plus sincères remerciements.

Mais tout à coup elle se releva sur un genou, écouta, pâlit, trembla.

— Oh ! mon Dieu ! dit-elle, mon Dieu ! mon Dieu !

— Quoi ? demanda Madame Louise.

— Tout mon corps tremble, ne le voyez-vous pas ? il vient ! il vient !

— Qui cela ?

— Lui ! lui qui a juré de me perdre.

— Cet homme ?

— Oui, cet homme. Ne voyez-vous pas comme mes mains tremblent ?

— En effet.

— Oh ! s’écria-t-elle, le coup au cœur ; il approche, il approche.

— Vous vous trompez.

— Non, non, Madame. Tenez, malgré moi, il m’attire, voyez ; retenez-moi, retenez-moi.

Madame Louise saisit la jeune femme par le bras.

— Mais remettez-vous, pauvre enfant, dit-elle ; fût-ce lui, mon Dieu, vous êtes ici en sûreté.

— Il approche ! il approche, vous dis-je ! s’écria Lorenza, terrifiée, anéantie, les yeux fixes, le bras étendu vers la porte de la chambre.

— Folie ! folie ! dit la princesse. Est-ce que l’on entre ainsi chez Madame Louise de France !… Il faudrait que cet homme fût porteur d’un ordre du roi.

— Oh ! Madame, je ne sais comment il est entré, s’écria Lorenza en se renversant en arrière, mais ce que je sais, ce dont je suis certaine, c’est qu’il monte l’escalier… c’est qu’il est à dix pas d’ici à peine… c’est que le voilà !

Tout à coup la porte s’ouvrit ; la princesse recula, épouvantée malgré elle de cette coïncidence bizarre.

Une sœur parut.

— Qui est là ? demanda Madame, et que voulez-vous ?

— Madame, répondit la sœur, un gentilhomme vient de se présenter au couvent, qui veut parler à Votre Altesse Royale.

— Son nom ?

— Monsieur le comte de Fœnix.

— Est-ce lui ? demanda la princesse à Lorenza, et connaissez-vous ce nom ?

— Je ne connais pas ce nom ; mais c’est lui, Madame, c’est lui.

— Que veut-il ? demanda la princesse à la religieuse.

— Chargé d’une mission près du roi de France par Sa Majesté le roi de Prusse, il voudrait, dit-il, avoir l’honneur d’entretenir un instant Votre Altesse Royale.

Madame Louise réfléchit un instant ; puis, se retournant vers Lorenza :

— Entrez dans ce cabinet, dit-elle.

Lorenza obéit.

— Et vous, ma sœur, continua la princesse, faites entrer ce gentilhomme.

La sœur s’inclina et sortit.

La princesse s’assura que la porte du cabinet était bien close, et revint à son fauteuil où elle s’assit, attendant, non sans une certaine émotion, l’événement qui allait s’accomplir.

Presque aussitôt la sœur reparut.

Derrière elle marchait cet homme que nous avons vu, le jour de la présentation, se faire annoncer chez le roi sous le nom du comte de Fœnix.

Il était revêtu du même costume, qui était un uniforme prussien, sévère dans sa coupe ; il portait la perruque militaire et le col noir ; ses grands yeux, si expressifs, s’abaissèrent en présence de Madame Louise, mais seulement pour donner au respect tout ce qu’un homme, si haut placé qu’il soit comme simple gentilhomme, doit de respect à une fille de France.

Mais les relevant aussitôt comme s’il eut craint d’être aussi d’une trop grande humilité :

— Madame, dit-il, je rends grâce à Votre Altesse Royale de la faveur qu’elle veut bien me faire. J’y comptais cependant, connaissant que Votre Altesse soutient généreusement tout ce qui est malheureux.

— En effet, monsieur, j’y essaie, dit la princesse avec dignité, car elle comptait terrasser après dix minutes d’entretien celui qui venait impunément réclamer la protection d’autrui après avoir abusé de ses propres forces.

Le comte s’inclina sans paraître avoir compris le double sens des paroles de la princesse.

— Que puis-je donc pour vous, monsieur ? continua Madame Louise, sur le même ton d’ironie.

— Tout, Madame.

— Parlez.

— Votre Altesse, que je ne fusse point, sans de graves motifs, venu importuner dans la retraite qu’elle s’est choisie, a donné, je le crois du moins, asile à une personne qui m’intéresse en tout point.

— Comment nommez-vous cette personne, monsieur ?

— Lorenza Feliciani.

— Et que vous est cette personne ? Est-ce votre alliée, votre parente, votre sœur ?

— C’est ma femme.

— Votre femme, dit la princesse en élevant la voix, afin d’être entendue du cabinet ; Lorenza Feliciani est la comtesse de Fœnix ?

— Lorenza Feliciani est la comtesse de Fœnix ; oui, Madame, répondit le comte avec le plus grand calme.

— Je n’ai point de comtesse de Fœnix aux Carmélites, monsieur, répliqua sèchement la princesse.

Mais le comte ne se regarda point comme battu et continua :

— Peut-être bien, Madame, Votre Altesse n’est-elle pas bien persuadée encore que Lorenza Feliciani et la comtesse de Fœnix sont une seule et même personne ?

— Non, je l’avoue, dit la princesse, et vous avez deviné juste, monsieur ; ma conviction n’est point entière sur ce point.

— Votre Altesse veut-elle donner l’ordre que Lorenza Feliciani soit amenée devant elle, et alors elle ne conservera plus aucun doute. Je demande à Son Altesse pardon d’insister ainsi ; mais je suis tendrement attaché à cette jeune femme, et elle-même regrette, je crois, d’être séparée de moi.

— Le croyez-vous ? — Oui, Madame, je le crois, si pauvre que soit mon mérite.

« Oh ! pensa la princesse, Lorenza avait dit vrai, et cet homme est effectivement un homme dangereux. »

Le comte gardait une contenance calme et se renfermait dans la plus stricte politesse de cour.

— Essayons de mentir, continua de penser Madame Louise. Monsieur, dit-elle, je n’ai point à vous remettre une femme qui n’est point ici. Je comprends que vous la cherchiez avec tant d’insistance, si vous l’aimez véritablement comme vous le dites ; mais, si vous voulez avoir quelque chance de la trouver, cherchez-là ailleurs, croyez-moi.

Le comte, en entrant, avait jeté un regard rapide sur tous les objets que renfermait la chambre de Madame Louise, et ses yeux s’étaient arrêtés un instant, rien qu’un instant, c’est vrai, mais ce seul regard avait suffi, sur la table placée dans un angle obscur de l’appartement, et c’était sur cette table que Lorenza avait placé ses bijoux, qu’elle avait offerts pour entrer aux Carmélites. Aux étincelles qu’ils jetaient dans l’ombre, le comte de Fœnix les avait reconnus.

— Si Votre Altesse Royale voulait bien rappeler ses souvenirs, insista le comte, et c’est une violence que je la prie de vouloir bien se faire, elle se rappellerait que Lorenza Feliciani était tout à l’heure dans cette chambre, et qu’elle a déposé sur cette table les bijoux qui y sont, et qu’après avoir eu l’honneur de conférer avec Votre Altesse, elle s’est retirée.

Le comte de Fœnix saisit au passage le regard que jetait la princesse du côté du cabinet.

— Elle s’est retirée dans ce cabinet, acheva-t-il.

La princesse rougit, le comte continua :

— De sorte que je n’attends que l’agrément de Son Altesse pour lui ordonner d’entrer, ce qu’elle fera à l’instant même, je n’en doute pas.

La princesse se rappela que Lorenza s’était enfermée en dedans et que par conséquent rien ne pouvait la forcer de sortir que l’impulsion de sa propre volonté.

— Mais, dit-elle, ne cherchant plus à dissimuler le dépit qu’elle éprouvait d’avoir menti inutilement devant cet homme à qui l’on ne pouvait rien cacher, si elle entre, que fera-t-elle ?

— Rien, Madame ; elle dira seulement à Votre Altesse qu’elle désire me suivre, étant ma femme.

Ce dernier mot rassura la princesse, car elle se rappelait les protestations de Lorenza.

— Votre femme, dit-elle, en êtes-vous bien sûr ?

Et l’indignation perçait sous ses paroles.

— On croirait, en vérité, que Votre Altesse ne me croit pas, dit poliment le comte. Ce n’est pas cependant une chose bien incroyable que le comte de Fœnix ait épousé Lorenza Feliciani, et que, l’ayant épousée, il redemande sa femme.

— Sa femme, encore ! s’écria Madame Louise avec impatience, vous osez dire que Lorenza Feliciani est votre femme ?

— Oui, Madame, répondit le comte avec un naturel parfait, j’ose le dire, car cela est.

— Marié, vous êtes marié ?

— Je suis marié.

— Avec Lorenza ?

— Avec Lorenza.

— Légitimement ?

— Sans doute, et si vous insistez, Madame, dans une dénégation qui me blesse…

— Eh bien, que ferez-vous ?

— Je mettrai sous vos yeux mon acte de mariage parfaitement en règle et signé du prêtre qui nous a unis.

La princesse tressaillit ; tant de calme brisait ses convictions.

Le comte ouvrit un portefeuille, et développa un papier plié en quatre.

— Voilà la preuve de la vérité de ce que j’avance, Madame, et du droit que j’ai de réclamer cette femme ; la signature fait foi… Votre Altesse veut-elle lire l’acte, et interroger la signature ?

— Une signature ! murmura la princesse avec un doute plus humiliant que ne l’avait été sa colère ; mais si cette signature… ?

— Cette signature est celle du curé de Saint-Jean de Strasbourg, bien connu de monsieur le prince Louis, cardinal de Rohan, et si Son Éminence était ici…

— Justement, M. le cardinal est ici, s’écria la princesse attachant sur le comte des regards enflammés. Son Éminence n’a pas quitté Saint-Denis, elle est dans ce moment-ci chez les chanoines de la cathédrale ; ainsi rien n’est plus aisé que cette vérification que vous nous proposez.

— C’est un grand bonheur pour moi, Madame, répondit le comte, en remettant flegmatiquement son acte dans son portefeuille, car par cette vérification, je l’espère, je verrai se dissiper tous les soupçons injustes que Votre Altesse a contre moi.

— Tant d’impudence me révolte en vérité, dit la princesse en agitant vivement sa sonnette. Ma sœur ! ma sœur !

La religieuse qui avait un instant auparavant introduit le comte de Fœnix accourut.

— Que l’on fasse monter à cheval mon piqueur, dit la princesse, et qu’on l’envoie porter ce billet à M. le cardinal de Rohan ; on le trouvera au chapitre de la cathédrale ; qu’il vienne ici sans retard, je l’attends.

Et tout en parlant, la princesse écrivit à la hâte deux mots qu’elle remit à la religieuse.

Puis elle ajouta tout bas :

— Que l’on place dans le corridor deux archers de la maréchaussée et que personne ne sorte sans mon congé ; allez !

Le comte avait suivi les différentes phases de cette résolution, bien arrêtée maintenant chez Madame Louise, de lutter avec lui jusqu’au bout ; et tandis que la princesse écrivait, décidée sans doute à lui disputer la victoire, il s’était approché du cabinet, et là, l’œil fixé sur la porte, les mains étendues et agitées d’un mouvement plus méthodique que nerveux, il avait prononcé quelques mots tout bas.

La princesse, en se retournant, le vit dans cette attitude.

— Que faites-vous là, monsieur ? dit-elle.

— Madame, dit le comte, j’adjure Lorenza Feliciani de venir ici, en personne, vous confirmer, par ses paroles et de sa pleine volonté, que je ne suis ni un imposteur, ni un faussaire, et cela sans préjudice de toutes les autres preuves qu’exigera Votre Altesse.

— Monsieur !

— Lorenza Feliciani, cria le comte, dominant tout, même la volonté de la princesse ; Lorenza Feliciani, sortez de ce cabinet, et venez ici, venez.

Mais la porte resta close.

— Venez, je le veux ! répéta le comte.

Alors la clé grinça dans la serrure, et la princesse, avec un indicible effroi, vit entrer la jeune femme, dont les yeux étaient fixés sur le comte, sans aucune expression de colère ni de haine.

— Que faites-vous donc, mon enfant, que faites-vous ? s’écria Madame Louise, et pourquoi revenir à cet homme que vous aviez fui ? Vous étiez en sûreté ici ; je vous l’avais dit.

— Et elle est en sûreté aussi dans ma maison, Madame, répondit le comte.

Puis se retournant vers la jeune femme.

— N’est-ce pas, Lorenza, dit-il, que vous êtes en sûreté chez moi ?

— Oui, répondit là jeune fille.

La princesse, au comble de l’étonnement, joignit les mains et se laissa retomber dans un fauteuil.

— Maintenant, Lorenza, dit le comte d’une voix douce, mais dans laquelle néanmoins l’accent du commandement se faisait sentir, maintenant on m’accuse de vous avoir fait violence. Dites, vous ai-je violentée en quelque chose que ce soit ?

— Jamais, répondit la jeune femme d’une voix claire et précise, mais sans accompagner cette dénégation d’aucun mouvement.

— Alors, s’écria la princesse, que signifie toute cette histoire d’enlèvement que vous m’avez faite ?

Lorenza demeura muette ; elle regardait le comte comme si la vie, et la parole qui en est l’expression, devaient lui venir de lui.

— Son Altesse désire sans doute savoir comment vous êtes sortie du couvent, Lorenza. Racontez tout ce qui s’est passé depuis le moment où vous vous êtes évanouie dans le chœur jusqu’à celui où vous vous êtes réveillée dans la chaise de poste.

Lorenza demeura silencieuse.

— Racontez la chose dans tous ses détails, continua le comte, sans rien omettre. Je le veux.

Lorenza ne put comprimer un frémissement.

— Je ne me rappelle point, dit-elle.

— Cherchez dans vos souvenirs, et vous vous rappellerez.

— Ah ! oui, oui, en effet, dit Lorenza avec le même accent monotone, je me souviens.

— Parlez !

— Lorsque je me fus évanouie, au moment même où les ciseaux touchaient mes cheveux, on m’emporta dans ma cellule et l’on me coucha sur mon lit. Jusqu’au soir, ma mère resta près de moi, et comme je demeurais toujours sans connaissance, on envoya chercher le chirurgien du village, lequel me tâta le pouls, passa un miroir devant mes lèvres, et, reconnaissant que mes artères étaient sans battements et ma bouche sans haleine, déclara que j’étais morte.

— Mais comment savez-vous tout cela ? demanda la princesse.

— Son Altesse désire connaître comment vous savez tout cela, répéta le comte.

— Chose étrange, dit Lorenza, je voyais et j’entendais ; seulement, je ne pouvais ouvrir les yeux, parler ni remuer ; j’étais comme en léthargie.

— En effet, dit la princesse, Tronchin m’a parlé parfois de personnes tombées en léthargie et qui avaient été enterrées vivantes.

— Continuez, Lorenza.

— Ma mère se désespérait et ne voulait point croire à ma mort ; elle déclara qu’elle passerait encore près de moi la nuit et la journée du lendemain.

« Elle le fit ainsi qu’elle l’avait dit, mais les trente-six heures pendant lesquelles elle me veilla s’écoulèrent sans que je fisse un mouvement, sans que je poussasse un soupir.

« Trois fois le prêtre était venu, et chaque fois il avait dit à ma mère que c’était se révolter contre Dieu que de vouloir retenir mon corps sur la terre, quand déjà il avait mon âme ; car il ne doutait pas, étant morte dans toutes les conditions du salut et au moment où j’allais prononcer les paroles qui scellaient mon éternelle alliance avec le Seigneur, il ne doutait pas, disait-il, que mon âme ne fût montée droit au ciel.

« Ma mère insista tant, qu’elle obtint de me veiller encore pendant toute la nuit du lundi au mardi.

« Le mardi matin j’étais toujours dans le même état d’insensibilité.

« Ma mère se retira vaincue. Les religieuses criaient au sacrilège. Les cierges étaient allumés dans la chapelle où je devais, selon l’habitude, être exposée un jour et une nuit.

« Ma mère une fois sortie, les ensevelisseuses entrèrent dans ma chambre ; comme je n’avais pas prononcé mes vœux, on me mit une robe blanche, on ceignit mon front d’une couronne de roses blanches, on plaça mes bras en croix sur ma poitrine, puis on demanda :

« — La bière !

« La bière fut apportée dans ma chambre ; un profond frissonnement courut par tout mon corps, car, je vous le répète, à travers mes paupières fermées, je voyais tout comme si mes yeux eussent été tout grands ouverts.

« On me prit et l’on me déposa dans le cercueil.

« Puis, le visage découvert, comme c’est l’habitude chez nous autres Italiennes, on me descendit dans la chapelle et l’on me plaça au milieu du chœur, avec des cierges allumés tout autour de moi et un bénitier à mes pieds.

« Toute la journée les paysans de Subiaco entrèrent dans la chapelle, prièrent pour moi et jetèrent de l’eau bénite sur mon corps.

« Le soir vint. Les visites cessèrent ; on ferma en dedans les portes de la chapelle, moins la petite porte, et la sœur infirmière resta seule près de moi.

« Cependant une pensée terrible m’agitait pendant mon sommeil ; c’était le lendemain que devait avoir lieu l’enterrement, et je sentais que j’allais être enterrée toute vive, si quelque puissance inconnue ne venait à mon secours.

« J’entendais les unes après les autres les heures : neuf heures sonnèrent, puis dix heures, puis onze heures.

« Chaque coup retentissait dans mon cœur ; car j’entendais, chose effrayante ! le glas de ma propre mort.

« Ce que je fis d’efforts pour vaincre ce sommeil glacé, pour rompre ces liens de fer qui m’attachaient au fond de mon cercueil, Dieu seul le sait ; mais il le vit, puisqu’il eut pitié de moi.

« Minuit sonna.

« Au premier coup, il me sembla que tout mon corps était secoué par un mouvement convulsif pareil à celui que j’avais l’habitude d’éprouver quand Acharat s’approchait de moi ; puis j’éprouvai une commotion au cœur ; puis je le vis apparaître à la porte de la chapelle.

« — Est-ce de l’effroi que vous éprouvâtes alors ? demanda le comte de Fœnix.

« — Non, non, ce fut du bonheur, ce fut de la joie, ce fut de l’extase, car je comprenais qu’il venait m’arracher à cette mort désespérée que je redoutais tant. Il marcha lentement vers mon cercueil, me regarda un instant avec un sourire plein de tristesse, puis il me dit :

« — Lève-toi et marche.

« Les liens qui retenaient mon corps étendu se rompirent aussitôt ; à cette voix puissante, je me levai, et je mis un pied hors de mon cercueil.

« — Es-tu heureuse de vivre ? me demanda-t-il.

« — Ah ! oui, répondis-je.

« — Eh bien, alors, suis-moi.

« L’infirmière, habituée au funèbre office qu’elle remplissait près de moi, après l’avoir rempli près de tant d’autres sœurs, dormait sur sa chaise. Je passai près d’elle sans l’éveiller, et je suivis celui qui, pour la seconde fois, m’arrachait à la mort.

« Nous arrivâmes dans la cour. Je revis ce ciel tout parsemé d’étoiles brillantes que je n’espérais plus revoir. Je sentis cet air frais de la nuit que les morts ne sentent plus, mais qui est si doux aux vivants.

« — Maintenant, me demanda-t-il, avant de quitter ce couvent, choisissez entre Dieu et moi. Voulez-vous être religieuse ? voulez-vous me suivre ?

« — Je veux vous suivre, répondis-je.

« — Alors, venez, dit-il une seconde fois.

« Nous arrivâmes à la porte du tour ; elle était fermée.

« — Où sont les clefs ? me demanda-t-il.

« — Dans les poches de la sœur tourière.

« — Et où sont ces poches ?

« — Sur une chaise près de son lit.

« — Entrez chez elle sans bruit, prenez les clefs, choisissez celle de la porte, et apportez-la-moi.

« J’obéis. La porte de la loge n’était point fermée en dedans. J’entrai. J’allai droit à la chaise. Je fouillai dans les poches ; je trouvai les clefs ; parmi le trousseau, je trouvai celle du tour et je l’apportai.

« Cinq minutes après, le tour s’ouvrait et nous étions dans la rue.

« Alors je pris son bras et nous courûmes vers l’extrémité du village de Subiaco. À cent pas de la dernière maison, une chaise de poste attendait toute attelée. Nous montâmes dedans, et elle partit au galop.

— Et aucune violence ne vous fut faite, aucune menace ne fut proférée ; vous suivîtes cet homme volontairement ?

Lorenza resta muette.

— Son Altesse Royale vous demande, Lorenza, si, par quelque menace ou quelque violence, je vous forçai de me suivre ?

— Non.

— Et pourquoi le suivîtes-vous ?

— Dites, pourquoi m’avez-vous suivi ?

— Parce que je vous aimais, dit Lorenza.

Le comte de Fœnix se retourna vers la princesse avec un sourire triomphant.


LII

SON ÉMINENCE LE CARDINAL DE ROHAN.


Ce qui se passait sous les yeux de la princesse était tellement extraordinaire, qu’elle se demandait, elle, l’esprit fort et tendre à la fois, si l’homme qu’elle avait devant les yeux n’était pas véritablement un magicien disposant des cœurs et des esprits à sa volonté.

Mais le comte de Fœnix ne voulut point s’en tenir là.

— Ce n’est pas tout, Madame, dit-il, et Votre Altesse n’a entendu de la bouche même de Lorenza qu’une partie de notre histoire ; elle pourrait donc conserver des doutes si, de sa bouche encore, elle n’entendait le reste.

Alors, se retournant vers la jeune femme :

— Vous souvient-il, chère Lorenza, dit-il, de la suite de notre voyage, et que nous avons visité ensemble Milan, le lac Majeur, l’Oberland, le Righi et le Rhin magnifique qui est le Tibre du nord ?

— Oui, dit la jeune femme, avec son même accent monotone, oui, Lorenza a vu tout cela.

— Entraînée par cet homme, n’est-ce pas, mon enfant ? Cédant à une force irrésistible dont vous ne vous rendiez pas compte vous-même ? demanda la princesse.

— Pourquoi croire cela, Madame, quand, loin de là, tout ce que Votre Altesse vient d’entendre lui prouve le contraire. Eh ! d’ailleurs, tenez, s’il vous faut une preuve plus palpable encore, un témoin matériel, voici une lettre de Lorenza elle-même. J’avais été obligé de la laisser, malgré moi, seule à Mayence ; eh bien ! elle me regrettait, elle me désirait, car, en mon absence, elle m’écrivait ce billet que Votre Altesse peut lire.

Le comte tira une lettre de son portefeuille et la remit à la princesse.

La princesse lut :

« Reviens, Acharat ; tout me manque quand tu me quittes. Mon Dieu ! quand donc serai-je à toi pour l’éternité ?

« Lorenza »

La princesse se leva, la flamme de la colère au front, et s’approcha de Lorenza le billet à la main.

Celle-ci la laissa s’approcher sans la voir, sans l’entendre : elle semblait ne voir et n’entendre que le comte.

— Je comprends, dit vivement celui-ci, qui paraissait décidé à se faire jusqu’au bout l’interprète de la jeune femme ; Votre Altesse doute et veut savoir si le billet est bien d’elle, soit ; Votre Altesse sera éclaircie par elle-même. Lorenza, répondez : qui a écrit ce billet ?

Il prit le billet, le mit dans la main de sa femme, qui appliqua aussitôt cette main sur son cœur.

— C’est Lorenza, dit-elle.

— Et Lorenza sait-elle ce qu’il y a dans cette lettre ?

— Sans doute.

— Eh bien ! dites à la princesse ce qu’il y a dans cette lettre, afin qu’elle ne croie pas que je la trompe quand je lui dis que vous m’aimez. Dites-le lui ; je le veux.

Lorenza parut faire un effort ; mais, sans déplier le billet, sans le porter à ses yeux, elle lut :

« Reviens, Acharat ; tout me manque quand tu me quittes. Mon Dieu ! quand donc serai-je à toi pour l’éternité ?

« Lorenza. »

— C’est à ne pas croire, dit la princesse, et je ne vous crois pas, car il y a dans tout ceci quelque chose d’inexplicable, de surnaturel.

— Ce fut cette lettre, continua le comte de Fœnix, comme s’il n’eut point entendu Madame Louise, ce fut cette lettre qui me détermina à presser notre union. J’aimais Lorenza autant qu’elle m’aimait. Notre position était fausse. D’ailleurs, dans cette vie aventureuse que je mène, un malheur pouvait arriver : je pouvais mourir, et si je mourais, je voulais que tous mes biens appartinssent à Lorenza : aussi en arrivant à Strasbourg nous nous mariâmes.

— Vous vous mariâtes ?

— Oui.

— Impossible !

— Pourquoi cela, Madame ? dit en souriant le comte, et qu’y avait-il d’impossible, je vous le demande, à ce que le comte de Fœnix épousât Lorenza Feliciani ?

— Mais elle m’a dit elle-même qu’elle n’était point votre femme.

Le comte, sans répondre à la princesse, se retourna vers Lorenza :

— Vous rappelez-vous quel jour nous nous mariâmes ? lui demanda-t-il.

— Oui, répondit-elle, ce fut le 3 de mai !

— Où cela ?

— À Strasbourg.

— Dans quelle église ?

— Dans la cathédrale même, à la chapelle Saint-Jean.

— Opposâtes-vous quelque résistance à cette union ?

— Non ; j’étais trop heureuse.

— C’est que, vois-tu, Lorenza, continua le comte, la princesse croit qu’on t’a fait violence. On lui a dit que tu me haïssais.

Et en disant ces paroles, le comte prit la main de Lorenza.

Le corps de la jeune femme frissonna tout entier de bonheur.

— Moi, dit-elle, te haïr ! Oh ! non ; je t’aime. Tu es bon, tu es généreux, tu es puissant !

— Et depuis que tu es ma femme, dis, Lorenza, ai-je jamais abusé de mes droits d’époux ?

— Non, tu m’as respectée comme ta fille, et je suis ton amie pure et sans tache.

Le comte se retourna vers la princesse, comme pour lui dire : « Vous entendez ? »

Saisie d’épouvante, Madame Louise avait reculé jusqu’aux pieds du Christ d’ivoire appliqué sur un fond de velours noir au jour du cabinet.

— Est-ce là tout ce que Votre Altesse désire savoir ? dit le comte en laissant retomber la main de Lorenza.

— Monsieur, monsieur, s’écria la princesse, ne m’approchez pas, ni elle non plus.

En ce moment, on entendit le bruit d’un carrosse qui s’arrêtait à la porte de l’abbaye.

— Ah ! s’écria la princesse, voilà le cardinal ; nous allons savoir enfin à quoi nous en tenir.

Le comte de Fœnix s’inclina, dit quelques mots à Lorenza, et attendit avec le calme d’un homme qui aurait le don de diriger les événements.

Un instant après la porte s’ouvrit, et l’on annonça Son Éminence M. le cardinal de Rohan.

La princesse, rassurée par la présence d’un tiers, vint reprendre sa place sur son fauteuil, en disant :

— Faites entrer.

Le cardinal entra. Mais il n’eut pas plus tôt salué la princesse, qu’apercevant Balsamo :

— Ah ! c’est vous, monsieur ! dit-il avec surprise.

— Vous connaissez monsieur ? demanda la princesse de plus en plus étonnée.

— Oui, dit le cardinal.

— Alors, s’écria Madame Louise, vous allez nous dire qui il est ?

— Rien de plus facile, dit le cardinal : monsieur est sorcier.

— Sorcier ! murmura la princesse.

— Pardon, Madame, dit le comte, Son Éminence s’expliquera tout à l’heure, et à la satisfaction de tout le monde, je l’espère.

— Est-ce que monsieur aurait fait aussi quelque prédiction à Son Altesse Royale, que je la vois bouleversée à ce point ? demanda M. de Rohan.

— L’acte de mariage ! l’acte, sur-le-champ ! s’écria la princesse.

Le cardinal regardait étonné, car il ignorait ce que pouvait signifier cette exclamation.

— Le voici, dit le comte en le présentant au cardinal.

— Qu’est cela ? demanda celui-ci.

— Monsieur, dit la princesse, il s’agit de savoir si cette signature est bonne et si cet acte est valide.

Le cardinal lut le papier que lui présentait la princesse.

— Cet acte est un acte de mariage parfaitement en forme, et cette signature est celle de M. Remy, curé de la chapelle Saint-Jean ; mais qu’importe à Votre Altesse ?

— Oh ! il m’importe beaucoup, monsieur ; ainsi la signature…

— Est bonne, mais rien ne me dit qu’elle n’ait pas été extorquée.

— Extorquée, n’est-ce pas ? c’est possible, s’écria la princesse.

— Et le consentement de Lorenza aussi, n’est-ce pas ? dit le comte avec une ironie qui s’adressait directement à la princesse.

— Mais par quels moyens, voyons, monsieur le cardinal, par quels moyens aurait-on pu extorquer cette signature ? Dites, le savez-vous ?

— Par ceux qui sont au pouvoir de monsieur, par des moyens magiques.

— Magiques ! Cardinal, est-ce bien vous ?…

— Monsieur est sorcier ; je l’ai dit et je ne m’en dédis pas.

— Votre Éminence veut plaisanter.

— Non pas, et la preuve c’est que, devant vous, je veux avoir avec monsieur une sérieuse explication.

— J’allais la demander à Votre Éminence, dit le comte.

— À merveille ; mais n’oubliez pas que c’est moi qui interroge, dit le cardinal avec hauteur.

— Et vous, dit le comte, n’oubliez pas qu’à toutes vos interrogations, je répondrai même devant Son Altesse, si vous y tenez. Mais vous n’y tiendrez pas, j’en suis certain.

Le cardinal sourit.

— Monsieur, dit-il, c’est un rôle difficile à jouer de notre temps que celui de sorcier. Je vous ai vu à l’œuvre ; vous y avez eu un grand succès ; mais tout le monde, je vous en préviens, n’aura pas la patience et surtout la générosité de madame la dauphine.

— De madame la dauphine ? s’écria la princesse.

— Oui, Madame, dit le comte, j’ai eu l’honneur d’être présenté à Son Altesse Royale.

— Et comment avez-vous reconnu cet honneur, monsieur ? dites, dites.

— Hélas ! reprit le comte, plus mal que je n’eusse voulu ; car je n’ai point de haine personnelle contre les hommes et surtout contre les femmes.

— Mais qu’a donc fait monsieur à mon auguste nièce ? dit Madame Louise.

— Madame, dit le comte, j’ai eu le malheur de lui dire la vérité qu’elle me demandait.

— Oui, la vérité, une vérité qui l’a fait évanouir.

— Est-ce ma faute, reprit le comte de cette voix puissante qui devait si bien tonner en certains moments, est-ce ma faute si cette vérité était si terrible qu’elle devait produire de semblables effets ? Est-ce moi qui ai cherché la princesse ? Est-ce moi qui ai demandé à lui être présenté ? Non, je l’évitais, au contraire ; on m’a amené près d’elle presque de force ; elle m’a interrogé en ordonnant.

— Mais qu’était-ce donc que cette vérité si terrible que vous lui avez dite, monsieur ? demanda la princesse.

— Cette vérité, Madame, répondit le comte, c’est le voile de l’avenir que j’ai déchiré.

— De l’avenir ?

— Oui, Madame, de cet avenir qui a paru si menaçant à Votre Altesse Royale, qu’elle a essayé de le fuir dans un cloître, de le combattre au pied des autels par ses prières et par ses larmes.

— Monsieur !

— Est-ce ma faute, Madame, si cet avenir, que vous avez pressenti comme sainte, m’a éte révélé à moi comme prophète, et si madame la dauphine, épouvantée de cet avenir qui la menace personnellement, s’est évanouie lorsqu’il lui a été révélé ?

— Vous l’entendez ? dit le cardinal.

— Hélas ! dit la princesse.

— Car son règne est condamné, s’écria le comte, comme le règne le plus fatal et le plus malheureux de toute la monarchie.

— Monsieur ! s’écria la princesse.

— Quant à vous, Madame, continua le comte, peut-être vos prières ont-elles obtenu grâce, mais vous ne verrez rien de tout cela, car vous serez dans les bras du Seigneur quand ces choses arriveront. Priez ! Madame, priez !

La princesse, dominée par cette voix prophétique qui répondait si bien aux terreurs de son âme, tomba à genoux aux pieds du crucifix et se mit effectivement à prier avec ferveur.

Alors le comte se tournant vers le cardinal, et le précédant dans l’embrasure d’une fenêtre :

— À nous deux, monsieur le cardinal ; que me vouliez-vous ?

Le cardinal alla rejoindre le comte.

Les personnages étaient disposés ainsi :

La princesse, au pied du crucifix, priait avec ferveur ; Lorenza, immobile, muette, les yeux ouverts et fixes comme s’ils ne voyaient pas, était debout au milieu de l’appartement. Les deux hommes se tenaient dans l’embrasure de la fenêtre, le comte appuyé sur l’espagnolette, le cardinal à moitié caché par le rideau.

— Que me voulez-vous ? répéta le comte. Parlez.

— Je veux savoir qui vous êtes.

— Vous le savez.

— Moi ?

— Sans doute. N’avez-vous pas dit que j’étais sorcier ?

— Très bien. Mais là-bas on vous nommait Joseph Balsamo ; ici l’on vous nomme le comte de Fœnix.

— Eh bien, que prouve cela ? Que j’ai changé de nom, voilà tout.

— Oui ; mais savez-vous que de pareils changements, de la part d’un homme comme vous, donneraient fort à penser à M. de Sartines ?

Le comte sourit.

— Oh ! monsieur, que voilà une petite guerre pour un Rohan ! Comment, Votre Éminence argumente sur des mots ! Verba et voces, dit le latin. N’a-t-on rien de pis à me reprocher ?

— Vous devenez railleur, je crois, dit le cardinal.

— Je ne le deviens pas, c’est mon caractère.

— Alors, je vais me donner une satisfaction.

— Laquelle ?

— Celle de vous faire baisser le ton.

— Faites, monsieur.

— Ce sera, j’en suis certain, faire ma cour à madame la dauphine.

— Ce qui ne sera pas du tout inutile dans les termes où vous êtes avec elle, dit flegmatiquement Balsamo.

— Et si je vous faisais arrêter, monsieur de l’horoscope, que diriez-vous ?

— Je dirais que vous avez grand tort, monsieur le cardinal.

— En vérité ! dit l’Éminence avec un mépris écrasant ; et qui donc trouverait cela ?

— Vous-même, monsieur le cardinal.

— Je vais donc en donner l’ordre de ce pas ; alors on saura quel est au juste ce baron Joseph Balsamo, comte de Fœnix, rejeton illustre d’un arbre généalogique, dont je n’ai vu la graine en aucun champ héraldique de l’Europe.

—Monsieur, dit Balsamo, que ne vous êtes-vous informé de moi à votre ami M. de Breteuil ?

— M. de Breteuil n’est pas mon ami.

— C’est-à-dire qu’il ne l’est plus, mais il l’a été et de vos meilleurs même ; car vous lui avez écrit certaine lettre…

— Quelle lettre ? demanda le cardinal en se rapprochant.

— Plus près, M. le cardinal, plus près ; je ne voudrais point parler haut de peur de vous compromettre.

Le cardinal se rapprocha encore.

— De quelle lettre voulez-vous parler ? dit-il.

— Oh ! vous le savez bien.

— Dites toujours.

— Eh bien, d’une lettre que vous écrivîtes de Vienne à Paris à l’effet de faire manquer le mariage du dauphin.

Le prélat laissa échapper un mouvement d’effroi.

— Cette lettre… ? balbutia-t-il.

— Je la sais par cœur.

— C’est une trahison de M. de Breteuil, alors ?

— Pourquoi cela ?

— Parce que, lorsque le mariage fut décidé, je la lui redemandai.

— Et il vous dit ?…

— Qu’elle était brûlée.

— C’est qu’il n’osa vous dire qu’elle était perdue.

— Perdue ?

— Oui… Or, une lettre perdue, vous comprenez, il se peut qu’on la retrouve.

— Si bien que cette lettre que j’ai écrite à M. de Breteuil ?…

— Oui.

— Qu’il m’a dit avoir brûlée ?…

— Oui.

— Et qu’il avait perdue ?

— Je l’ai retrouvée. Oh ! mon Dieu ! par hasard, en passant par la cour de marbre à Versailles.

— Et vous ne l’avez pas fait remettre à M. de Breteuil ?

— Je m’en serais bien gardé.

— Pourquoi cela ?

— Parce que, en ma qualité de sorcier, je savais que Votre Éminence, à qui je veux tant de bien, moi, me voulait mal de mort. Alors vous comprenez : un homme désarmé qui sait qu’en traversant un bois il va être attaqué, et qui trouve un pistolet tout chargé sur la lisière de ce bois…

— Eh bien ?

— Eh bien, cet homme est un sot, s’il se dessaisit de ce pistolet.

Le cardinal eut un éblouissement et s’appuya sur le bord de la fenêtre.

Mais, après un instant d’hésitation, dont le comte dévorait les variations sur son visage :

— Soit, dit-il. Mais il ne sera pas dit qu’un prince de ma maison aura plié devant la menace d’un charlatan. Cette lettre eût-elle été perdue, l’eussiez-vous trouvée, dût-elle être montrée à madame la dauphine elle-même ; cette lettre dût-elle me perdre comme homme politique, je soutiendrai mon rôle de sujet loyal, de fidèle ambassadeur. Je dirai ce qui est vrai, c’est-à-dire que je trouvais cette alliance nuisible aux intérêts de mon pays, et mon pays me défendra ou me plaindra.

— Et si quelqu’un, dit le comte, se trouve là, qui dise que l’ambassadeur, jeune, beau, galant, ne doutant de rien, vu son nom de Rohan et son titre de prince, ne disait point cela parce qu’il croyait l’alliance autrichienne nuisible aux intérêts de la France, mais parce que, gracieusement reçu d’abord par l’archiduchesse Marie-Antoinette, cet orgueilleux ambassadeur avait eu la vanité de voir dans cette affabilité quelque chose de plus que… de l’affabilité, que répondra le fidèle sujet, le loyal ambassadeur ?

— Il niera, monsieur, car de ce sentiment que vous prétendez avoir existé, il ne reste aucune preuve.

— Ah ! si fait, monsieur, vous vous trompez : il reste la froideur de madame la dauphine pour vous.

Le cardinal hésita.

— Tenez, mon prince, dit le comte, croyez-moi ; au lieu de nous brouiller, comme ce serait déjà fait si je n’avais plus de prudence que vous, restons bons amis.

— Bons amis ?

— Pourquoi pas ? Les bons amis sont ceux qui nous rendent des services.

— En ai-je jamais réclamé de vous ?

— C’est le tort que vous avez eu ; car depuis deux jours que vous êtes à Paris…

— Moi ?

— Oui, vous. Eh ! mon Dieu, pourquoi vouloir me cacher cela, à moi qui suis sorcier ? Vous avez quitté la princesse à Soissons, vous êtes venu en poste à Paris par Villers-Cotterets et Dammartin, c’est-à-dire par la route la plus courte, et vous êtes venu demander à vos bons amis de Paris des services qu’ils vous ont refusés. Après lesquels refus vous êtes reparti en poste pour Compiègne, et cela désespéré.

Le cardinal semblait anéanti.

— Et quel genre de services pouvais-je donc attendre de vous, demanda-t-il, si je m’étais adressé à vous ?

— Les services qu’on demande à un homme qui fait de l’or.

— Et que m’importe que vous fassiez de l’or ?

— Peste ! quand on a cinq cent mille francs à payer dans les quarante huit heures est-ce bien cinq cent mille francs, dites ?

— Oui, c’est bien cela.

— Vous demandez à quoi importe d’avoir un ami qui fait de l’or ? Cela importe que les cinq cent mille francs qu’on n’a pu trouver chez personne, on les trouvera chez lui.

— Et où cela ? demanda le cardinal.

— Rue Saint-Claude, au Marais.

— À quoi reconnaîtrai-je la maison ?

— À une tête de griffon en bronze qui sert de marteau à la porte.

— Quand pourrai-je m’y présenter ?

— Après-demain, monseigneur, vers six heures du soir, s’il vous plaît, et ensuite…

— Ensuite ?

— Toutes et quantes fois il vous fera plaisir d’y venir. Mais, tenez, notre conversation finit à temps, voici la princesse qui a terminé sa prière.

Le cardinal était vaincu ; il n’essaya point de résister plus longtemps, et s’approchant de la princesse :

— Madame, dit-il, je suis forcé d’avouer que M. le comte de Fœnix a parfaitement raison, que l’acte dont il est porteur est on ne peut plus valable et qu’enfin les explications qu’il m’a données m’ont complétement satisfait.

Le comte s’inclina.

— Qu’ordonne Votre Altesse Royale ? demanda-t-il.

— Un dernier mot à cette jeune femme.

Le comte s’inclina une seconde fois en signe d’assentiment.

— C’est de votre propre et entière volonté que vous voulez quitter le couvent de Saint-Denis où vous étiez venue me demander un refuge ?

— Son Altesse, reprit vivement Balsamo, demande si c’est de votre propre et entière volonté que vous voulez quitter le couvent de Saint-Denis où vous étiez venue demander un asile ? Répondez, Lorenza.

— Oui, dit la jeune femme, c’est de ma propre volonté.

— Et cela pour suivre votre mari, le comte de Fœnix ?

— Et cela pour me suivre ? répéta le comte.

— Oh ! oui, dit la jeune femme.

— En ce cas, dit la princesse, je ne vous retiens ni l’un ni l’autre, car ce serait faire violence aux sentiments. Mais s’il y a quelque chose dans tout ceci qui sorte de l’ordre naturel des choses, que la punition du Seigneur retombe sur celui qui, à son profit ou dans ses intérêts, aura troublé l’harmonie de la nature. Allez, monsieur le comte de Fœnix ; allez, Lorenza Feliciani, je ne vous retiens plus… Seulement, reprenez vos bijoux.

— Ils sont aux pauvres, Madame dit le comte de Fœnix ; et, distribuée par vos mains, l’aumône sera deux fois agréable à Dieu. Je ne redemande que mon cheval Djérid.

— Vous pouvez le réclamer en passant, monsieur. Allez !

Le comte s’inclina devant la princesse et présenta son bras à Lorenza, qui vint s’y appuyer et qui sortit avec lui sans prononcer une parole.

— Ah ! monsieur le cardinal, dit la princesse en secouant tristement la tête, il y a des choses incompréhensibles et fatales dans l’air que nous respirons.
DEUXIÈME VOLUME
  1. « Seigneur, protège le roi »
  2. « Les Confessions », Livre IV.
  3. « Le mariage de Figaro », acte III, scène XV.