Aller au contenu

Kiel et Tanger/01/04

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (p. 19-22).

IV

GRAVE ERREUR DE PRINCIPE : UN SYSTÈME APPARAÎT

Jusque-là, quelle qu’eût été, en réalité, la faiblesse des cabinets républicains devant la chancellerie allemande et quelque humiliante attitude de vassalité qu’ils eussent adoptée en fait, cette réalité, ce fait, ne s’étaient pas encore traduits dans un acte qui signifiât notre résignation tacite. Dans la teneur des explications données à demi-voix au pays, le pouvoir alléguait la pression d’une force majeure, douloureuse nécessité qui ne pouvait qu’aiguiser parmi nous le mâle et salubre désir du compte à régler. L’Alsace et la Lorraine subsistaient sur nos cartes avec üne frange de deuil. Non, personne ne renonçait.

Le Gouvernement disait quelquefois : « Voilà de fort beaux sentiments, mais n’y-a-t-il pas autre chose ? » Il n’osait jamais ajouter : « La religion de nos défaites ne compte plus », et nul Français n’aurait osé suggérer d’interrompre nos actes de constance et de fidélité. Exactement, la suggestion vint de la Russie. De quelque façon qu’on explique ce jeu russe à Berlin et sans y concevoir de duplicité, si l’on s’en tient au simple fait des froissements de l’Asie russe et de l’Inde anglaise qui obligeaient le cabinet de Pétersbourg à rechercher plus d’un appui européen, il est trop clair que, non contente de se faire l’amie intime de l’Allemagne, la Russie fit toujours effort pour nous placer en tiers dans cette amitié.

La suggestion russe n’est pas niable. La Russie nous a bien poussés dans les bras de l’Allemagne. C’est le 10 juin 1895 que le mot d’alliance russe fut prononcé pour la première fois d’une façon formelle par MM. Ribot et Hanotaux, et, le 18 juin suivant, les vaisseaux français rencontrèrent les vaisseaux russes avec les escadres allemandes dans les eaux de Kiel, à l’entrée d’un canal construit avec l’indemnité de guerre que paya notre France à l’Allemagne victorieuse. Tandis que le tzar nous menait, l’empereur d’Allemagne influençait le tzar. Bien que, en ce même 18 juin 1895, qui était le quatre-vingtième anniversaire de Waterloo, il eût fait hommage d’une couronne d’or au régiment anglais dont il est colonel, Guillaume caressait déjà le plan d’une fédération armée du continent européen contre la reine de la mer : il mit donc tout en œuvre pour y ranger la France, que « l’honnête courtier » russe lui amenait.

Notre ministre des Affaires étrangères, M. Hanotaux, ne refusa point de prêter l’oreille au tentateur. Les mots de plan et de système ne lui donnèrent point d’effroi. Il les salua comme les signes d’une chose belle, brillante, nécessaire, la conception d’un but par rapport auquel ordonner l’économie de son effort. Les résultats diplomatiques ne s’obtiennent pas sans système, il y faut des plans à longue portée, suivis avec étude, appliqués avec cœur. Les simples jeux d’aveugle fortune donnent peu. Comme pour récolter, on sème, pour obtenir, il faut prévoir et combiner.

Il eût été absurde de penser autrement.

Mais on fut plus absurde encore de ne pas sentir que, si la pensée était raisonnable, toute application de cette pensée, en quelque sens que ce fût, sortait aussi de la raison, parce que cela dépassait malheureusement la mesure de nos moyens. Les vieux républicains de 1878 avaient parfaitement compris dès leur accès aux responsabilités du pouvoir : après s’être bien consultés et, comme on dit, tâtés sur l’état de leurs forces, ils en avaient conclu qu’il ne s’agissait pas, pour eux, d’ordonner un mouvement quelconque vers un objet quelconque, éloigné ou prochain, mais de vivre le plus modestement possible en évitant même d’adhérer jamais aux propositions faites. — Pourtant, leur eût objecté M. Hanotaux, j’entends soutenir que nous sommes un gouvernement patriote. — Nous sommes une République est la forte parole qui l’eût rappelé au sentiment des réalités, au bon sens, s’il eût été placé sous un autre chef que M. Ribot. L’excès de zèle qu’il se permit voulait sortir du médiocre et nous jetait naturellement dans le pire.

Sans en venir encore à juger le système «  Paris-Pétersbourg-Berlin », auquel il se rangea, retenons ce point que M. Hanotaux fut le premier à suivre l’idée d’un système. Il nous propose un dessein, et, de ce chef, son successeur n’a fait que le continuer. Tout en repoussant le système qu’il trouvait en service, M. Delcassé conserva cette pensée maîtresse de construire de « grandes machines » en Europe. Bien qu’il intervertît les termes du plan Hanotaux, il en acceptait le point de départ, et cette acceptation réconcilie les deux personnages dans la responsabilité de la même erreur : qu’ils aient rêvé de soutenir l’Allemand contre l’Anglais ou l’Anglais contre l’Allemand, l’un et l’autre rêvaient tout haut.