Aller au contenu

Kiel et Tanger/02/17

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (p. 124-133).

XVII

LE POUVOIR DU ROI D’ANGLETERRE :
NOS COLONIES

Le pouvoir du roi d’Angleterre sur les affaires de la France s’est prodigieusement étendu au xixe siècle et dans les premières années du XXe ; il grandira encore, à moins d’un changement de régime chez nous.

Même indépendamment de son personnel et de sa politique, notre régime est déjà, quant à son essence, du choix de l’Angleterre. Elle nous a donné la démocratie et la République. C’est à la suite de la guerre d’Amérique, des victoires et des armements de Louis XVI, qui avaient fait perdre le commandement de la mer à l’Angleterre, que celle-ci fomenta la Révolution. C’est à la suite de l’expédition d’Alger qu’elle provoqua les journées de 1830. C’est après sa rupture avec Louis-Philippe qu’elle détermina les journées de février et l’établissement de la seconde République. Enfin, la troisième République naquit de la série des intrigues et des conflits européens que l’Angleterre avait subventionnés partout, notamment en Italie, depuis cinquante ans. La volonté de Bismarck n’intervint qu’à titre de cause seconde et de réalisateur immédiat.

Depuis, le cabinet Saint-James a trouvé une base d’opérations favorable à son influence dans notre système de discussion et de division constitutionnelles où l’intervention périodique de l’Étranger paraît une clause arrêtée et convenue d’avance. Mais les Anglais ont connu en France un autre bonheur, celui-ci composé en partie de nos propres mains comme pour leur donner de nouveaux moyens de nous gouverner. Ce fut la politique coloniale. Quand Bismarck nous jeta dans cette aventure, le gouvernement anglais ne fit guère qu’une opposition de grimace et d’humeur : car ces expéditions tapageuses donnaient à l’Angleterre une large prise sur nous, prise qui devenait d’autant plus importante et sérieuse que se multipliaient nos succès au-delà des mers. Il n’en pouvait être autrement en raison de la manière dont ces entreprises s’étaient conduites.

La vieille France a connu les revers maritimes et coloniaux. Il nous est arrivé de perdre à la fois l’Inde et l’Amérique. Pourtant les malheurs d’alors différèrent des erreurs d’aujourd’hui en ce que nos fautes de jadis, si nombreuses qu’elles aient été, montrent, dans leur ensemble, beaucoup moins d’imprévoyance et d’absurdité. Ce premier développement colonial avait été uni intimement à la naissance et aux progrès de notre marine ; marine et colonies déclinèrent en même temps, par suite de la même incurie passagère ; mais leurs décadences simultanées rendent du moins un témoignage du sens pratique et du bon sens des Français d’autrefois. Lorsque nos pères négligeaient leur marine, ils ne prétendaient pas s’intéresser à leurs colonies. Ils savaient qu’on ne traverse pas la mer à pied sec et que, si l’on part pour les îles, il faut posséder quelque moyen d’en revenir. La renaissance coloniale était subordonnée pour eux à la renaissance maritime : quand il voulut prendre sa revanèhe des traités de Paris, le successeur de Louis XV, qui n’était pourtant que Louis XVI, commença par construire de bons vaisseaux.

Là République aura changé tout cela. Elle s’est annexé les îles et les presqu’îles, elle a créé sur tous les rivages des dépôts, des stations, des forts et des bureaux. Les colonies anciennes, comme le Sénégal, se sont agrandies à perte de vue. La Tunisie s’est ajoutée à l’Algérie. Le groupe de la Réunion, de Nossi-Bé et de Mayotte, s’est accru de l’immensité de Madagascar. L’Afrique nous a vus renonter les fleuves, cerner les lacs, envahir les déserts et les marécages. Mais, quant aux moyens d’assurer les communications de toutes ces contrées avec la mère-patrie, seule capable d’y maintenir le drapeau, cette affaire primordiale, cette condition de toutes les autres n’a jamais occupé que secondairement nos hommes d’État. Le cas de M. Hanotaux et de ses collègues de 1895 n’est pas isolé. On s’est habitué à posséder des colonies sans disposer d’une marine !

De temps en temps, un publiciste où un ministre, un amiral ou un député, particulièrement doué du sens de l’évidence, faisait remarquer que, entre Diégo-Suarez et Marseille ou Dakar et Bordeaux, il y avait de l’eau ; cela étant, il n’était peut-être pas superflu d’avoir des bateaux garnis de canons pour la traversée. On convenait que notre matériel de mer n’a jamais eu le nombre suffisant ni la qualité convenable, car il correspondait aux nécessités de la défense métropolitaine et de quelques petites colonies de plaisance, comme nous en avons aux Antilles et dans l’Hindoustan. Un vaste empire voulait être défendu autrement. Le nôtre est un empire ouvert, démuni et sans résistance, richesse offerte aux cupidités du plus fort. Nos explorateurs et nos trafiquants nous auront fait exécuter dix fois le geste de prendre : personne n’a songé à nous organiser en vue de retenir. Nos actions d’Asie et d’Afrique, toutes déterminées par des affaires financières, demeurent donc naturellement exposées à finir comme de très mauvaises affaires.

Pour expliquer un tel procédé, l’inconscience de la République, son absence de mémoire et de prévision doit entrer en ligne de compte : aucun régime, si médiocre ou si nonchalant qu’on veuille le supposer, n’eût conçu ni même supporté, en les connaissant, ces incohérences. Il faudrait reculer les frontières de l’ineptie pour imaginer le gouvernement qui se dirait : « Partons coloniser sans nous assurer d’une flotte ! » Un petit État sûr de sa neutralité, la Belgique, ne l’a pas osé, et c’est le roi Léopold II appuyé sur l’adhésion de l’Europe entière qui a tenté le Congo à titre personnel ; la création d’une marine belge aura été l’idée fixe de ses derniers jours, elle est reprise et continuée par le jeune roi qui l’avait soutenue comme prince héritier. Ainsi les paradoxes les plus heureux tendent eux-mêmes à rentrer dans la loi. L’esprit humain est inhospitalier à certains contre sens. Il ne peut se donner pour but la possession paisible ou l’exploitation sûre d’un territoire et s’y interdire la condition immédiate de la sécurité, C’est pourquoi, dans notre politique coloniale, il n’y eut pas de négligence proprement dite, car il n’y eut pas conception. L’oubli de la marine fut un cas d’absence matérielle, de lacune physique dont personne ne peut être dit responsable. L’homme responsable de la faute n’existe pas. Nul ne le trouvera. La troisième République n’avait en son centre aucun organe capable de porter cette charge, ni intelligence, ni volonté, ni sens de la direction, rien d’humain. L’impulsion était partie de la Bourse de Paris ; une fois en marche, la machine administrative alla, courut, vola, roula vers le but indiqué, tant qu’elle trouva des chemins où rouler, mais à la mode des machines, sans rien penser et sans se soucier de rien. Les mots de « politique coloniale » ne conviennent donc pas à la succession des actes de diplomatie et de force qui nous a valu nos « possessions » lointaines. Ces accidents discontinus, entraînés les uns par les autres, nullement conduits les uns en vue des autres, ne sont point une politique[1].

Quand le Gouvernement de la Restauration préparait la conquête d’Alger, il ne pouvait pas distinguer toutes les suites à donner à cette affaire, mais il en avait envisagé les conditions et pesé les risques. Ceux qui citent, sous les formes les plus diverses, le bon mot du baron d’Haussez à l’ambassadeur d’Angleterre qui l’obsédait de réclamations : « Allez dire à votre maître que je m’en f… », n’observent pas assez la qualité du porte-parole de Charles X. Était-ce le ministre des Affaires étrangères, était-ce même le président du Conseil que le baron d’Haussez ? Point du tout, il était ministre de la Marine. La Monarchie française, qui, encore avec Charles X, donnait cette preuve de bon sens devant l’étranger, chargeait de sa réponse à la première des puissances maritimes celui des hommes du roi qui était responsable de sa fortune sur la mer ; c’était spécifier nettement qu’en partant pour Alger, on avait prévu l’essentiel. L’Angleterre ne comprit pas autre chose et resta au large.

Mais, sous la troisième République, l’Angleterre adopta pour tactique de s’en tenir aux représentations de forme, et, en fait, d’arrondir son domaine au fur et à mesure de l’extension du nôtre, en ayant soin de toujours tendre au contact des territoires et de développer sa sphère d’influence jusque sur nos propres sujets : ainsi s’emparait-elle de la totalité de l’Égypte et inondait-elle de sa propagande biblique, non seulement Madagascar, mais l’Algérie. En nous laissant agrandir, presque à notre souhait, nos propres territoires, elle se disait que ces acquisitions sans mesure resteraient plus où moins idéales tant qu’elle conservait le moyen de nous en séparer à volonté et de les fréquenter elle-même de près. La seule précaution qu’elle prit aux jours de partage et de délimitation fut de s’approprier les meilleures parts, les territoires d’un rapport immédiat, en nous laissant la charge de défricher, d’engraisser et de mettre en valeur les autres. « Le coq gaulois aime à gratter le sable », disait lord Salisbury. On se fiait à notre industrie, à notre génie et à notre goût pour faire jaillir du désert insalubre les fontaines et les jardins. La méthode avait l’avantage de nous obliger à dépenser notre argent et nos peines pour aménager le pays, instruire et encadrer les hommes. Ces importantes mises de fonds, incorporées à la contrée et à la race, ne seront pas perdues pour nos héritiers présomptifs. Éternel et classique exemple : ce que nous avons fait en Égypte et le parti qu’en tire l’Anglais.

Depuis vingt ans que s’y appliquent nos trésors, une partie des territoires coloniaux est renouvelée. Ils ont pris figure française. Le pire est devenu le meilleur par notre art. Nos soldats, nos missionnaires, nos administrateurs, nos colons mêmes, tant en Extrême-Orient que sur divers points de l’Afrique, ont amélioré l’ingrate matière et stimulé les populations. Tout cela a grandi et, sinon prospéré, du moins reçu un fort tour de charrue. Une grande richesse a été ajoutée, de main d’homme, d’homme blanc, noir ou jaune, sous la direction de la France, à l’état primitif du Tonkin, du Congo et de Madagascar. Le peuple de proie qui voudra nous les ravir ne perdra ni l’or, ni le fer, ni le sang qu’il y versera, car il y trouvera mieux qu’une terre vierge : un pays jeune et le vieux fruit des expériences et des entreprises de l’ancien monde. Ce qu’on nous laissait conquérir voilà vingt ans valait bien peu. Ce qu’on peut conquérir sur nous a déjà son prix, qui augmente de plus en plus.

Donc, par les colonies de la troisième République, la France s’est rendue merveilleusement vulnérable. On a bien soutenu que leur perte ne lui infligerait qu’un dommage moral. Faut-il compter pour rien l’évanouissement de ces vingt ans d’efforts militaires, administratifs et privés ?

Or, et surtout depuis qu’elle a le Japon pour doublure, il est au pouvoir de l’Angleterre de nous infliger ce malheur. Rien ne saurait l’en empêcher, notre défense coloniale n’existant pas. Les fameuses réorganisations maritimes dont les programmes se sont succédé n’ont jamais été qu’un mot. Et maintenant on n’ose même plus redire ce mot. Sous la Monarchie, on posait comme règle que la France devait tenir une marine « supérieure à toutes ensemble, celle de l’Anglais exceptée ». En 1878, le rapport Lamy disait encore qu’il n’y avait pas « de sécurité pour elle » si elle ne se rendait « capable de tenir tête à la coalition de deux « flottes », celles des puissances qui viennent immédiatement après nous. En 1905, la seule marine allemande était considérée comme équivalente à la nôtre. Elle nous a dépassés depuis ; comme on l’a vu déjà, deux autres puissances en ont fait autant ; le dernier rapport sur le budget de la marine ne nous propose plus que de tenir tête à l’Autriche et à l’Italie en Méditerranée, et l’on ne peut même plus affirmer intrépidement, comme en 1898, que nos équipages « sauraient mourir », car l’indiscipline est moins générale encore dans l’armée de terre qu’à bord de nos bâtiments.

J’ai vu des ivrognes tracer d’un doigt humide, sur une table de café, le rapide moyen d’en finir avec l’Angleterre. Notre corps d’armée tunisien longe le rivage de la Tripolitaine et prend l’Égypte à revers. Nos troupes d’Algérie traversent le Sahara, ramassent les postes du Soudan et du Sénégal, violent le Congo belge et, prenant au pas de course le continent noir dans sa longueur démesurée, tombent, sans coup férir, sur le cap de Bonne-Espérance. Enfin une armée russe, à travers le Thibet et l’Himalaya, vient fraterniser sur le Gange avec les garnisons françaises de l’Indo-Chine. Cela est d’une facilité lumineuse. Je n’oserais pas affirmer qu’au pavillon de Flore ou à la rue Royale on n’eût jamais formé quelque plan de campagne de cette force, quand on étendait nos colonies sans mesure. Comme c’est le seul plan concevable en dehors d’un effort maritime long et coûteux que personne n’a voulu commencer par le seul commencement naturel (par le roi), il faut bien avouer qu’on a beaucoup acquis sans prévoir qu’il faudrait monter la garde devant nos acquisitions : chaque progrès au-delà des mers n’aura donc eu pour résultat que de fournir de nouveaux gages à la maîtresse de la mer, des gages de plus en plus riches, de façon à nous mettre de plus en plus à sa merci.

Le pouvoir du roi d’Angleterre en pays de France s’étant accru à proportion de nos accroissements loin de France, ces territoires exotiques forment son gage matériel ; toute la politique anglaise se résumera donc quelque jour dans l’alternative qu’un enfant de sept ans comprendrait sans difficulté : — Vous ferez notre bon plaisir, ou nous prendrons votre empire colonial. Et on nous le prendra effectivement pour peu que nous tentions de faire les méchants ; mais il est très possible que nous soyons très sages et que nos colonies nous soient enlevées tout de même.

Naturellement on s’est appliqué à nous conduire d’abord au bout de l’extrême sagesse afin d’en avoir tout le fruit.

  1. Voir René Millet : Politique extérieure, 1898-1905.