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Kiel et Tanger/02/19

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (p. 147-156).

XIX

LE PLAN DELCASSÉ. — DE LA FAUTE
OU DU CRIME

La doctrine du Vieux Parti républicain et l’intrigue anglo-italienne s’accordaient naturellement dans la politique de M. Delcassé. Mais l’accord était maintenu et même stimulé par des forces financières dont il faut tenir compte.

Notre puissance nationale devenue le bien des spéculateurs et des gens d’affaires, il n’est plus possible à un cabinet de durer quelque temps sans former des entreprises coloniales nouvelles. Entreprises qui exigent que l’on s’entende avec l’Angleterre où que l’on dispute avec elle. Du moment qu’on avait cessé de fourbir des armes et que le camp de Boulogne était bien levé, le parti le plus simple était d’en finir tout de suite avec la dispute ; le plus pratique était de placer notre mouvement colonial sous le protectorat des maîtres de ia mer.

— Qu’il y eût entre l’Angleterre et nous de vieilles querelles (Égypte, Terre-Neuve), c’est possible, redisaient certains financiers coloniaux ; mais des conventions franches peuvent intervenir sur tous les points litigieux. On peut signer une manière de concordat. Les faits sont accomplis ; revêtons-les d’un acquiescement régulier, et tout aussitôt, nous recevrons en échange nos laissez-passer, nos licences pour d’autres efforts. Bismarck nous avait dit : « Prenez la Tunisie, prenez l’Indo-Chine. » Édouard VII peut nous dire : « Prenez le Maroc », le Maroc étant d’une nécessité immédiate pour laquelle tous nos syndicats sont debout et dont ils ne feront point grâce au gouvernement qu’ils soutiennent…

Tel fut le germe de ce qu’on peut appeler le plan Delcassé. Sans doute ce plan apparaît plus grave et plus ample quand on le considère dans les calculs d’un roi anglais qui nous veut pour son soldat sur le continent, ou dans les inquiétudes d’un empereur allemand qui, nous ayant souhaités pour seconds sur la mer, nous voit enfin passer au service de l’ennemi. Sans doute aussi, et plus encore que les volontés des rois étrangers, plus que l’insouciance et l’inattention de notre ministre, l’esprit de la situation, le génie des circonstances envisagées nous faisaient courir un risque sérieux. Ce plan nouveau, s’il ne prévoyait pas le conflit avec l’Allemagne, aurait pourtant dû le prévoir : l’Angleterre souhaite ce conflit et l’espère, elle l’escompte même avant l’exécution du programme naval qui doit mettre si haut l’outillage maritime allemand. Mais ces effets prévus ou imprévus du plan Delcassé y sont pleinement étrangers. En lui-même, tel qu’il se formula et se réalisa, ce plan est beaucoup plus simple. Il pose sur une idée nette : Nous ne pouvons plus coloniser contre l’Angleterre ni sans elle ; colonisons donc avec elle. Tout entier, il se déduit de cette idée-là.

Le ministre espérait des « pénétrations pacifiques » mais rapides qui enrichiraient un certain nombre de ses amis. Mais il ne croyait pas ni il ne voulait croire à l’échéance guerrière désirée par Édouard VII : il s’arrêtait à peine à l’idée qui aurait fait bondir d’espérance et de joie tout autre homme d’État français, celle d’une vraie guerre entre Londres et Berlin. C’est pour l’aisance du discours que l’on nomme le plan Delcassé « anti-allemand ». Tout au fond, M. Delcassé ne tenait pas compte de l’Allemagne. Il considérait que tous ses calculs pouvaient subsister en faisant abstraction de la plus puissante monarchie du continent. L’idée d’une intervention allemande dans le nouveau mariage anglo-français n’était pas au nombre des combinaisons qui eussent le bonheur de l’intéresser.

Plusieurs raisons de cet état d’esprit bizarre ont été avancées. Y eut-il une sorte de rivalité de métier entre l’empereur et M. Delcassé, le premier grand amateur de diplomatie et de paix, négociateur inlassable en mainte circonstance où n’importe lequel de ses aïeux eût tiré le glaive, le second plus novice mais d’autant plus enragé à ce noble jeu ? On va jusqu’à parler d’une querelle d’homme à homme[1], En fait, M. Théophile ₹Delcassé estima Guillaume II, comme le font certains esprits en France, agité et agitateur sans surface, capable de manifestations, de paroles et de gestes, mais ceci et cela sans suite ni portée[2].

À supposer qu’il eût vu juste, M. Delcassé se donna le tort de ne pas savoir retenir des marques, bien superflues, de ce sentiment. Il fut encore inférieur à sa fâche en ne s’inquiétant pas de savoir si nos forces militaires valaient les forces de cet empereur dédaigné. Plus il pouvait avoir raison dans son attitude, plus il devait se rendre capable de la soutenir aisément. En admettant que Guillaume II manquât de « sérieux », il fallait pouvoir l’attendre de pied ferme et opposer à ses démonstrations des démonstrations plus vigoureuses encore. M. Delcassé avait beau rejeter toute idée d’une offensive éventuelle de l’empereur. Il méritait tous les châtiments du seul fait qu’il négligeait de se garder contre le cas fortuit où l’hypothèse ainsi écartée se serait produite. Diplomatie, c’est précaution.

La précaution à prendre s’indiquait toute seule : il importait d’intéresser le patriotisme français. Celui qui l’oublia fit une faute incomparable. Quoi ! tous vos mouvements d’Europe et d’Afrique, toutes vos allées et venues entre Londres et Paris, entre Rome et Saint-Pétersbourg, ont pour effet, sinon pour but, « d’ennuyer », ou même « d’encercler » l’empereur d’Allemagne. Vous faites mine d’éloigner de lui son allié du midi. Vous vous faites accuser de l’avoir écarté lui-même de vos arrangements coloniaux, et, en somme, c’est un peu vrai. Il s’agit d’isoler l’Allemagne, assure-t-on, et dans l’intimité, vous ajoutez : de « rouler » Guillaume, de « rouler » Radolin. Vous faites entendre que vous ne craignez rien. Tout se passera en conversations, vous en êtes sûr. Vous nous affirmez que l’âme des chancelleries contemporaines, surtout allemandes, est le « bluff », — et vous ne sentez pas que vous aussi bluffez, pour parler votre langue, et que votre bluff obligera votre partenaire à des bluffs redoublés. C’est à quoi il vous faudra bien peut-être répondre. Mais comment ? Sinon en triplant le bluff à votre tour et en le renforçant de toutes les puissances morales capables de rendre votre bluff imposant ! Il se trouve que vous ne faites rien en secret. Vos sentiments sont avérés. D’abord, on en cause partout. Puis, vous y ajoutez toute la publicité concevable. Votre défi à l’empereur remplit la presse européenne, y compris la russe et la turque. Et voilà qu’une seule presse, une seule opinion, en est tenue absolument ignorante, et c’est la presse officieuse de votre pays, c’est notre presse nationale ! L’opinion française est censée gouverner, et vous ne faites rien pour l’avoir avec vous. Vous ne faites rien pour émouvoir le pays et pour l’associer à votre mouvement.

Cependant le concours tout au moins tacite de la nation était indispensable à une politique pareille. Quand vous auriez été décidé à ne jamais faire aucun appel effectif à de telles forces, il vous fallait, pour la montre et pour la parade en Europe, des hommes, de l’argent, de l’enthousiasme public. Il vous fallait un corps de sentiments et d’idées favorables sérieusement propagé dans notre pays. Or, vous n’avez jamais exprimé de velléité dans ce sens. Vous n’avez même pas demandé à vos collègues du Gouvernement d’interrompre, en raison de votre grande œuvre en Europe la propagande des doctrines et des sentiments contraires à votre effort. Vos collègues, vos chefs, les Waldeck et les Combes, les André et les Pelletan, servaient l’Internationale ou l’Étranger. Vos amis, vos soutiens dans le Parlement, prêchaient de désarmer et d’oublier l’Alsace : vous les avez laissés dire, vous avez servi l’Étranger et l’Internationale avec eux. Si vous l’aviez vraiment voulu, vous auriez réuni avec vous et contre eux les multitudes françaises. Vous n’avez jamais fait un geste ou un acte, ni même conçu une volonté dans ce sens. Quelle inertie ! Et quelle complaisance ! Et quel contraste avec votre boniment au dehors ! Si vous aviez eu, comme on l’a répété, la pensée de nous rendre l’Alsace, il faudrait avouer que vous en avez constamment rejeté d’abord toute apparence, ensuite tout moyen.

Il est vrai, votre main a touché un instant la balance de nos destins. S’il était une idée, un nom, un objectif politique qui eussent quelque chance de relever notre esprit public dissous par l’affaire Dreyfus, c’était certainement le nom, l’idée et l’objectif de la Revanche ; c’était le désir de repartir pour le Rhin et dans la direction des provinces perdues. En avez-vous jamais usé ? Vous avez négligé une œuvre qui restait possible, puisqu’elle fut tentée, lorsque tout fut perdu, par votre successeur, M. Rouvier coalisé avec les Berteaux et les Clemenceau. Certes, la belle spontanéité de la nation n’a point reparu, mais le gouvernement, par des moyens de gouvernement, en obtint sous nos yeux quelques simulacres ; et ces simulacres constituèrent une démonstration utile. Rien de tel tant que vous fûtes au quai d’Orsay. Rien de tel de 1898 à 1905. Ces manifestations vous auraient servi. Elles vous auraient aidé puissamment. S’il ne s’agissait que de feintes, pourquoi n’avoir pas fait signe à toute la France de feindre avec vous ? Elle eût compris à demi-mot. Les cachoteries de M. Hanotaux se concevaient par l’impopulaïité fatale de son projet. Votre mystère à vous ne comporte pas cette explication. Conforme à une pente longtemps suivie, à l’habitude, à la tradition, aux anciens sentiments, à des intérêts éternels, votre politique étrangère non seulement pouvait devenir populaire en France, mais elle était la seule qui possédât cette vertu. Et vous y avez renoncé !

À la rigueur, un ministre de monarchie, qui n’eût été ni un Cavour, ni un Bismarck, ni un Richelieu, se fût embarrassé d’une répugrance de protocole ; il lui aurait déplu d’associer « le peuple » à sa politique étrangère. Mais nos textes constitutionnels assuraient expressément M. Delcassé qu’il vivait sous une République démocratique et parlementaire. La plus stricte légalité du régime se trouvait, par miracle, en accord complet avec l’intérêt du patriotisme en sommeil et de la patrie en danger. Le ministère Hanotaux pouvait se prévaloir de la nécessité de faire le bien sans le dire : le ministère Delcassé ne pouvait réaliser un peu de ce bien qu’en le disant. Or, il s’est tu.

On a très bien vu les calamités de la méthode qu’il adopta. Du point de vue de notre intérêt national, on ne voit pas quel aurait été le point faible d’une méthode inverse, dont les avantages semblent éclatants et nombreux. Écartons toute idée de succès effectif. Dans le seul ordre immatériel de la pensée et de l’énergie nationales, les Parisiens d’abord, tous les Français ensuite, spécialement nos jeunes générations si éloignées du souvenir de la grande guerre, notre armée couverte d’insultes, les pays annexés qui s’éloignaient de nous, auraient recueilli le bénéfice moral des revendications reprises à ciel ouvert. Ces résultats moraux auraient du moins compensé le péril qui a été couru sans compensation et qui nous a valu des pertes si cruelles.


  1. M. Delcassé eut, assure-t-on, le tort, dans les couloirs des Chambres, d’exprimer trop librement son opinion sur la politique allemande et sur l’empereur lui-même. — Quand on apprit la démission de M. Delcassé, l’empereur, qui se trouvait à une manœuvre militaire à côté du général de Lacroix, envoyé en mission spéciale pour le mariage du Kronprinz, lui dit tout à coup : Il est parti… Il c’était M. Delcassé. » André Tardieu, La Conférence d’Algésiras.
  2. Les jugements les plus contradictoires ont été portés, en effet, sur l’empereur Guillaume II. L’historique en serait piquant. Depuis l’académicien Jules Simon (confit de béatitude au souvenir des questions dont Sa Majesté le pressait si curieusement sur le verbe français « godailler », qu’Elle avait employé par mégarde, et qu’il avait osé, en s’en excusant, relever), jusqu’à la belle dame amie de Picquart, qui, en 1898 ou 1899, alla, flanquée d’un lieutenant de cavalerie, demander à l’empereur si, oui ou non, Dreyfus lui avait livré nos secrets, il y aurait à signaler des entreprises d’admiration, de sympathie, d’enthousiasme absolument insoupçonnées du grand public. Je n’en dirai que ce trait : un écrivain, d’abord sous son nom de citoyen et de fonctionnaire français, puis, comme pris de pudeur, sous un pseudonyme, a très sérieusement, et presque sans y mettre aucune fantaisie, proposé Guillaume II pour roi ou empereur à l’acceptation, à l’acclamation de la France. L’offre n’a pas eu lieu dans une revue juive ni dans une publication anarchiste : elle s’est reproduite en deux périodiques, dont l’un très honorable, l’autre si droit, si honnête et si pur que le nom de vertueux lui conviendrait parfaitement. Notons que l’extrême niaiserie du langage ôtait de l’importance à cette insanité. Consultez là-dessus le Mercure de France de novembre 1904 et la Coopération des Idées d’avril 1905.

    En revanche, des esprits amers et perspicaces, comme Drumont, se sont toujours montrés extrêmement durs pour la personne de Guillaume II. Ils lui ont surtout reproché de parler beaucoup. Nous voudrions pouvoir admettre que l’action de l’empereur allemand ne suit pas sa parole. Mais l’impulsion donnée au commerce, à l’industrie et à la marine de l’Empire ne permet guère de le penser. Ce n’est pas seulement dans la construction de la flotte de guerre que l’on perçoit son impulsion et sa volonté. Comme le disait très bien M. Roger Lambelin dans la Gazeïte de France du 21 février 1907 : « Partout, en Allemagne, on perçoit une impulsion directrice ; des plans sont élaborés avec soin et poursuivis avec méthode pour l’outillage des chantiers, l’aménagement des ports, l’amélioration des voies fluviales. Le souverain s’intéresse avec passion à tout ce qui a trait à la prospérité nationale ; il sait que la marine marchande est l’auxiliaire indispensable de la marine de guerre. Au Parlement, on demande des crédits et non des instructions de détail. » Ce n’est là qu’un chapitre d’une activité et d’une vigilance qui s’étendent à bien des choses, à tout. — Il n’a pas fait la guerre ?… Mais à quoi la guerre eût-elle servi, je le demande, s’il suffit des moyens pacifiques pour imposer, maintenir et développer une situation magnifique ? La nation allemande est un produit fragile et cassant. Peut-être l’Empereur a-t-il fait preuve d’un talent supérieur en ne tirant jamais le sabre qu’à demi. Peut-être aussi a-t-il eu tort d’exposer aux risques de la rouille le seul instrument qui ai pu rassembler les matériaux disparates de cette œuvre artificielle, de ce paradoxe historique et géographique : les Allemagnes unifiées !

    En somme, il n’est guère qu’un élément du caractère de Guillaume sur lequel on puisse tomber facilement d’accord, c’est la passion avec laquelle on l’a toujours vu tirer parti, dans le sens d’une utilité immédiate et pratique, de tout ce qui brille et séduit dans sa personne. Éloquence, poésie, bonne grâce, sciences, beaux-arts, il faut que tout serve ! Quand le cygne eut suffisamment fait ses grâces, Lohengrin tordit le cou à l’oiseau divin, le pluma et le mit à rôtir pour son déjeuner. C’est ce que Drumont aime à appeler l’hérédité anglaise du neveu d’Édouard VII.