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Kiel et Tanger/02/20

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XX

LE PLAN DELCASSÉ (suite). — LA DÉFENSE
RÉPUBLICAINE

M. Delcassé a-t-il craint de trop plaire au pays ? A-t-il craint de lui plaire jusqu’à déplaire à son parti ?

Ce parti se reconnaissait, il « se mirait » dans le ministre qui l’avait conduit à l’entente anglaise et à l’amitié italienne. Il l’approuvait de témoigner quelque froideur à l’absolutisme prussien. Mais il eût refusé d’aller plus loin dans cette direction, car, surtout en 1901, 1902, 1903, déterminer un courant d’opinion un peu vif contre la nation allemande et tendre à raviver le souvenir de nos défaites eût semblé pactiser avec le nationalisme grondant et vouloir rendre un essor dangereux au militarisme, alors que nulle guerre immédiate ne nous pressait.

Un gouvernement d’opinion ne peut jamais avoir d’attention réelle que pour ce qui le presse. Les amis de M. Delcassé se plaisaient donc à songer, comme lui, que toutes les difficultés pendantes se résoudraient en quelque vain passage d’écrits. À quoi bon déranger le peuple ? Pourquoi troubler la bonne fête anticléricale et anticatholique à laquelle le personnel gouvernemental se donnait ? L’esprit public est unitaire. Si l’on veut qu’il mange du prêtre, il ne faut pas lui mettre du Prussien sous la dent. Enfin était-il opportun d’interrompre le précieux courant d’idées qui faisait prévaloir l’idée d’humanité sur l’idée de patrie ? Les journaux officieux des ministres Combes, André, Delcassé, organisaient les fêtes publiques où les artistes des théâtres subventionnés déclamaient des poésies antipatriotes :

Déchirez ces drapeaux ! Une autre voix vous crie :
L’esclavage et la haine ont seuls une patrie.
      La fraternité n’en a pas.

Récemment, la nécessité a ramené ces radicaux à leur antique chauvinisme. Une même nécessité en avait détourné M. Delcassé aux dates marquées ci-dessus. Tous ses coreligionnaires politiques auraient déconseillé comme superflue et dangereuse une agitation patriotique capable de déclasser les partis et de les ramener à l’unité française qui fait leur épouvantail. On n’a point de raison de croire M. Delcassé supérieur à ses compagnons de fortune ; il devait partager leur façon de voir.

Les haines, les rancunes, les misères d’esprit du parti radical étaient si vivantes en lui qu’il ne s’était pas contenté de négliger l’appui de l’opinion française contre l’ennemi du dehors. Plus anciennement, il avait travaillé lui-même à diminuer dans les esprits et dans les choses la force militaire sur laquelle repose toute diplomatie. Il avait et souillé et laissé souiller cette épée française. qu’il feignait de brandir et de faire briller afin d’étonner le Prussien. Son rôle dans l’affaire Dreyfus est d’un criminel. Il ne faut pas dire que cette affaire est bien antérieure à la politique malheureuse de M. Delcassé, car le cabinet Combes l’a reprise en 1903, et M. Delcassé, ministre au moment de la première revision, l’était également au début de la seconde, à laquelle il ne s’est jamais opposé. On ne peut donc pas oublier qu’en 1899 ce fut « d’ordre de M. Delcassé », que le métèque Paléologue[1] comparut le 29 mars devant la Cour de cassation et accusa l’État-Major général de l’armée française d’avoir produit un faux devant cette Cour. Or, ce faux était la transcription d’une pièce parfaitement originale : la minute en fut retrouvée par le commandant Cuignet dans la serviette de l’agent de M. Delcassé… Cette manœuvre honteuse fut si complètement démasquée, qu’on n’a pas osé en laisser subsister la trace dans le recueil de l’Enquête de la Cour de Cassation édité par les dreyfusiens chez P.-V. Stock, bien que l’allégation eût été publiée par tous les journaux de Dreyfus, notamment par le Figaro.

Or, cette imputation d’un faux imaginaire était uniquement destinée à masquer un faux très réel, produit par M. Delcassé et par son mandataire[2] : faux dont le caractère a été démontré par le commandant Guignet. Dans l’intérêt de qui M. Delcassé avait-il usé de ce faux ? Dans l’intérêt de qui avait-il fait porter l’accusation calomnieuse ? Le traître juif Alfred Dreyfus ne ressemble pas au premier bandit venu. On ne peut pas l’avoir servi sans avoir secondé une cause évidente d’amoindrissement national. Dreyfus personnifie cette intrigue étrangère qui nous paralysait au dehors parce qu’elle nous décomposait au dedans. Cette intrigue a été nouée par l’ambassade italienne et tout d’abord dans l’intérêt immédiat de l’Angleterre. Mais en faisant de main de maître les affaires de Londres et de Rome, le comte Tornielli n’avait-il pas également servi le souverain au profit duquel Dreyfus avait trahi et qui était le plus ancien allié du roi d’Italie ? On en pensera ce que l’on voudra, mais pendant les heures décisives de l’affaire Dreyfus, M. Delcassé, que l’on donne pour le champion du monde contre l’Allemagne, avait veillé au bon renom des attachés militaires allemands.

Cette complaisance, qu’on peut nommer d’un mot, s’accorde mal avec les beaux rêves nationalistes[3], les projets de fière revanche et tous les autres bons sentiments que, depuis sa chute, on lui prête. Certains actes excluent certaines intentions. Les bons offices rendus par M. Delcassé au gouvernement de Schwartzkoppen et de Munster établissent qu’il n’était pas étouffé par le scrupule. Il faut plutôt se souvenir qu’il a multiplié les démarches amicales auprès de l’Allemagne toutes les fois que la suggestion anglaise l’y a porté. Il les a cessées et remplacées par des démarches d’un ton contraire quand la même pression réglée lui en fit un devoir. On peut dire, l’histoire contemporaine à la main, que M. Delcassé n’a jamais marché contre notre vainqueur de 1870, il a marché pour l’Angleterre. Il n’a menacé l’Allemagne que lorsque l’Angleterre y eut intérêt. Delcassé-Revanche est un mythe. Sa politique fut tournée contre Berlin par Londres ; elle ne s’y est jamais orientée d’elle-même.

Un seul ministre républicain se montra aussi bon Anglais que M. Delcassé : ce fut M. Waddington, excusé par le sang qui coulait dans ses veines ; mais tel est aussi, pourrait-on dire, le sang même de ce régime, né anglais et demeuré sujet anglais[4]. En fait, l’ancien ministre de M. Loubet avait été l’élève des disciples de M. Waddington et de ses pareils.

Les Chambres sentaient et pensaient là-dessus comme M. Delcassé.

Une fois qu’ils eurent obfenu de l’Angleterre promesse de sécurité et même de progrès pour leur empire colonial, possession du Parlement et de la Finance, plutôt que propriété du pays[5], nos radicaux, qui ne croyaient pas à l’Europe armée, ne purent pas admettre qu’une tension sérieuse pût jamais résulter de simples conversations de chancellerie, Pas plus qu’ils ne se souciaient du répertoire de Déroulède, ces hommes d’État ne s’étaient jamais, sinon par occasions et suggestions extérieures, souciés de l’hostilité de l’Angleterre à l’égard de l’Allemagne. Ils ne songeaient pas davantage à parer les menaces que notre intimité avec l’Angleterre enflait et grossissait du côté allemand. « Choses d’Europe », la défense républicaine n’a rien à y voir !

Tous les dangers courus par la suite doivent être expliqués de ce point de vue. Il est absurde de reprocher à M. Delcassé d’avoir abusé de son crédit sur la Chambre. Il faisait les affaires de son parti dans l’esprit de son parti, en les adaptant à la situation. Ses prédécesseurs n’avaient jamais fait autre chose. La politique extérieure n’a jamais été contrôlée par le Parlement de la République, qui a toujours laissé le ministre tranquille : jusqu’en 1895, comme on l’a vu, on ne contrôlait pas faute d’avoir quoi que ce fût à contrôler. L’indépendance des bureaux, le silence de la tribune, la discrétion hautaine observée par les dignitaires du quai d’Orsay, toutes ces survivances de la Monarchie fonctionnèrent à vide jusqu’au jour où M. Gabriel Hanotaux conçut l’idée, aussi généreuse que malheureuse, de les utiliser sans commencer par rétablir la Monarchie. Il les avait mises. au service d’une politique qui eût pu devenir utile à la France sous la condition chimérique de durer et de coordonner ses organes, mais qui nous engagea dans la plus funeste des voies, faute de cohésion et faute de durée. Le parti radical et M. Delcassé trouvaient cette machine en branle ; au lieu de l’arrêter purement et simplement, comme l’eût voulu la tradition du parti, ils l’ont utilisée pour la pompe et l’ostentation au dehors, pour des fins religieuses, électorales ou financières à l’intérieur, sans prendre garde aux réalités désastreuses qui s’annonçaient. L’Angleterre exigeante nous lançait, à toute vitesse, sur l’Allemagne inquiète. Ils servaient la première, ignoraient la seconde, et l’esprit de défense républicaine imposait de n’avoir aucune idée de l’extérieur.

Une fois de plus se vérifiait la loi du développement historique de ce régime où les meilleurs ne servent qu’à fournir aux pires des prétextes plus respectables, des moyens d’action plus puissants. Les bonnes intentions de la République conservatrice avaient fourni des armes contre la France aux républicains radicaux. Pendant les trois ou quatre dernières années de son sultanat, beaucoup d’écrivains patriotes réclamèrent la tête de M. Delcassé : que ne réclamaient-ils la destruction de la République ? Cela seul importait.


  1. Tel patron, tel client. De même qu’en 1904 M. Delcassé n’a rien su, rien vu des préparatifs japonais, ses fameuses intelligences à Londres ne lui ayant permis de rendre aucun service à notre alliée de Saint-Pétersbourg, de même en 1908 ce fut l’ancien mandataire de M. Delcassé devant la Cour de cassation, c’est le porteur et le défenseur du « faux Delcassé », c’est M. Maurice Paléologue, ministre de la République française à Sofia, qui n’a rien su des graves événements qui devaient aboutir à créer le royaume des Bulgares. Ce diplomate apparut incapable. Un journal juif a touché un mot des déboires orientaux de ce Parisien mâtiné de valaque ou de byzantin. Outre que personne n’est prophète dans son pays, il y a un dicton qui court : Dreyfusien, propre à rien, et la qualité de métèque y change peu de chose. — M. Paléologue, devenu en 1912 le lieutenant de M. Poincaré au quai d’Orsay, n’a pas brillé davantage dans le règlement des incidents franco-italiens en Méditerranée, ni dans les interventions balkaniques.
  2. Voir le Précis de l’Affaire Dreyfus par Henri Dutrait-Crozon.
  3. C’est après coup (après le coup que lui donna sa chute) que M. Delcassé se voulut faire peindre en libérateur de l’Alsace-Lorraine. Il a même donné la première touche au portrait. Drumont (Libre Parole du 31 janvier 1906) rapporte comme textuelles ces paroles que l’ancien ministre a dites à des représentants nationalistes :

    « J’oublie les attaques de la Libre Parole depuis dix ans, j’oublie tout ce qui a pu être dit contre moi, je ne me souviens que de ce que M. Drumont a écrit : « Depuis trente-cinq ans, Delcassé est le seul ministre des Affaires étrangères qui ait osé regarder l’Allemagne en face… » Je serai fier de montrer ces quelques lignes à mes enfants plus tard. » Ces belles paroles ne peuvent faire oublier comment M. Delcassé a fait défendre sa politique par ses journaux, ses amis, son parti.

    « Elle n’est pas dominée par l’idée de revanche. » — « Le but qu’il poursuivait n’était pas la revanche », répète M. Maurice Sarraut (un des hommes les plus influents du groupe Delcassé) dans l’Humanité au 22 octobre 1905. Et c’est la simple vérité.

  4. Voir appendice XII : « Le cri de Londres : Vive Delcassé. »
  5. M. Maurice Sarraut dit très incidemment que l’intervention marocaine répondait aux préoccupations actuelles de coloniaux avides d’affaires (Humanité du 22 août 1905).