L’Encyclopédie/1re édition/ANIMAL

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Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 1p. 468-474).

* ANIMAL, s. m. (Ordre encyclopédique. Entendement. Raison. Philosophie ou science. Science de la nature. Zoologie. Animal.) Qu’est-ce que l’animal ? Voilà une de ces questions dont on est d’autant plus embarrassé, qu’on a plus de philosophie & plus de connoissance de l’histoire naturelle. Si l’on parcourt toutes les propriétés connues de l’animal, on n’en trouvera aucune qui ne manque à quelqu’être auquel on est forcé de donner le nom d’animal, ou qui n’appartienne à un autre auquel on ne peut accorder ce nom. D’ailleurs, s’il est vrai, comme on n’en peut guere douter, que l’univers est une seule & unique machine, où tout est lié, & où les êtres s’élevent au-dessus ou s’abaissent au-dessous les uns des autres, par des degrés imperceptibles, en sorte qu’il n’y ait aucun vuide dans la chaîne, & que le ruban coloré du célèbre Pere Castel Jésuite, où de nuance en nuance on passe du blanc au noir sans s’en appercevoir, soit une image véritable des progrès de la nature ; il nous sera bien difficile de fixer les deux limites entre lesquelles l’animalité, s’il est permis de s’exprimer ainsi, commence & finit. Une définition de l’animal sera trop générale, ou ne sera pas assez étendue, embrassera des êtres qu’il faudroit peut-être exclurre, & en exclurra d’autres qu’elle devroit embrasser. Plus on examine la nature, plus on se convainc que pour s’exprimer exactement, il faudroit presqu’autant de dénominations différentes qu’il y a d’individus, & que c’est le besoin seul qui a inventé les noms généraux ; puisque ces noms généraux sont plus ou moins étendus, ont du sens, ou sont vuides de sens, selon qu’on fait plus ou moins de progrès dans l’étude de la nature. Cependant qu’est-ce que l’animal ? C’est, dit M. de Buffon, Hist. nat. gen. & part. la matiere vivante & organisée qui sent, agit, se meut, se nourrit & se reproduit. Conséquemment, le végétal est la matiere vivante & organisée, qui se nourrit & se reproduit ; mais qui ne sent, n’agit, ni ne se meut. Et le minéral, la matiere morte & brute qui ne sent, n’agit, ni se meut, ne se nourrit, ni ne se reproduit. D’où il s’ensuit encore que le sentiment est le principal degré différentiel de l’animal. Mais est-il bien constant qu’il n’y a point d’animaux, sans ce que nous appellons le sentiment ; ou plûtôt, si nous en croyons les Cartésiens, y a-t-il d’autres animaux que nous qui ayent du sentiment. Les bétes, disent-ils, en donnent les signes, mais l’homme seul a la chose. D’ailleurs, l’homme lui-même ne perd-t-il pas quelquefois le sentiment, sans cesser de vivre ou d’être un animal ? Alors le pouls bat, la circulation du sang s’exécute, toutes les fonctions animales se font ; mais l’homme ne sent ni lui-même, ni les autres êtres : qu’est-ce alors que l’homme ? Si dans cet état, il est toûjours un animal ; qui nous a dit qu’il n’y en a pas de cette espece sur le passage du végétal le plus parfait, à l’animal le plus stupide ? Qui nous a dit que ce passage n’étoit pas rempli d’étres plus ou moins léthargiques, plus ou moins profondément assoupis ; en sorte que la seule différence qu’il y auroit entre cette classe & la classe des autres animaux, tels que nous, est qu’ils dorment & que nous veillons ; que nous sommes des animaux qui sentent, & qu’ils sont des animaux qui ne sentent pas. Qu’est-ce donc que l’animal ?

Ecoutons M. de Buffon s’expliquer plus au long là-dessus. Le mot animal, dit-il, Hist. nat. tom. II. pag. 260. dans l’acception où nous le prenons ordinairement, représente une idée générale, formée des idées particulieres qu’on s’est faites de quelques animaux particuliers. Toutes les idées générales renferment des idées différentes, qui approchent ou different plus ou moins les unes des autres ; & par conséquent aucune idée générale ne peut être exacte ni précise. L’idée générale que nous nous sommes formée de l’animal sera, si vous voulez, prise principalement de l’idée particuliere du chien, du cheval, & d’autres bêtes qui nous paroissent avoir de l’intelligence & de la volonté, qui semblent se mouvoir & se déterminer suivant cette volonté ; qui sont composées de chair & de sang, qui cherchent & prennent leur nourriture, & qui ont des sens, des sexes, & la faculté de se reproduire. Nous joignons donc ensemble une grande quantité d’idées particulieres, lorsque nous nous formons l’idée générale que nous exprimons par le mot animal ; & l’on doit observer que dans le grand nombre de ces idées particulieres, il n’y en a pas une qui constitue l’essence de l’idée générale. Car il y a, de l’aveu de tout le monde, des animaux qui paroissent n’avoir aucune intelligence, aucune volonté, aucun mouvement progressif ; il y en a qui n’ont ni chair ni sang, & qui ne paroissent être qu’une glaire congelée. Il y en a qui ne peuvent chercher leur nourriture, & qui ne la reçoivent que de l’élément qu’ils habitent : enfin il y en a qui n’ont point de sens, pas même celui du toucher, au moins à un degré qui nous soit sensible : il y en a qui n’ont point de sexes, d’autres qui les ont tous deux ; & il ne reste de général à l’animal que ce qui lui est commun avec le végétal, c’est-à-dire, la faculté de se reproduire. C’est donc du tout ensemble qu’est composée l’idée générale ; & ce tout étant composé de parties différentes, il y a nécessairement entre ces parties des degrés & des nuances. Un insecte, dans ce sens, est quelque chose de moins animal qu’un chien ; une huître est encore moins animal qu’un insecte ; une ortie de mer, ou un polype d’eau douce, l’est encore moins qu’une huître ; & comme la nature va par nuances insensibles, nous devons trouver des animaux qui sont encore moins animaux qu’une ortie de mer ou un polype. Nos idées générales ne sont que des méthodes artificielles, que nous nous sommes formées pour rassembler une grande quantité d’objets dans le même point de vûe ; & elles ont, comme les méthodes artificielles, le défaut de ne pouvoir jamais tout comprendre : elles sont de même opposées à la marche de la nature, qui se fait uniformément, insensiblement & toûjours particulierement ; en sorte que c’est pour vouloir comprendre un trop grand nombre d’idées particulieres dans un seul mot, que nous n’avons plus une idée claire de ce que ce mot signifie ; parce que ce mot étant reçû, on s’imagine que ce mot est une ligne qu’on peut tirer entre les productions de la nature, que tout ce qui est au-dessus de cette ligne est en effet animal, & que tout ce qui est au-dessous ne peut être que végétal ; autre mot aussi général que le premier, qu’on employe de même, comme une ligne de séparation entre les corps organisés & les corps bruts. Mais ces lignes de séparation n’existent point dans la nature : il y a des êtres qui ne sont ni animaux, ni végétaux, ni minéraux, & qu’on tenteroit vainement de rapporter aux uns & aux autres. Par exemple, lorsque M. Trembley, cet auteur célebre de la découverte des animaux qui se multiplient par chacune de leurs parties détachées, coupées, ou séparées, observa pour la premiere fois le polype de la lentille d’eau, combien employa-t-il de tems pour reconnoître si ce polype étoit un animal ou une plante ! & combien n’eut-il pas sur cela de doutes & d’incertitudes ? C’est qu’en effet le polype de la lentille n’est peut-être ni l’un ni l’autre ; & que tout ce qu’on en peut dire, c’est qu’il approche un peu plus de l’animal que du végétal ; & comme on veut absolument que tout être vivant soit un animal ou une plante, on croiroit n’avoir pas bien connu un être organisé, si on ne le rapportoit pas à l’un ou l’autre de ces noms généraux, tandis qu’il doit y avoir, & qu’il y a en effet, une grande quantité d’êtres organisés qui ne sont ni l’un ni l’autre Les corps mouvans que l’on trouve dans les liqueurs seminales, dans la chair infusée des animaux, dans les graines & les autres parties infusées des plantes, sont de cette espece : on ne peut pas dire que ce soient des animaux ; on ne peut pas dire que ce soient des végétaux, & assûrément on dira encore moins que ce sont des minéraux.

On peut donc assûrer sans crainte de trop avancer, que la grande division des productions de la nature en animaux, végétaux, & minéraux, ne contient pas tous les êtres matériels : il existe, comme on vient de le voir, des corps organisés qui ne sont pas compris dans cette division. Nous avons dit que la marche de la nature se fait par des degrés nuancés, & souvent imperceptibles ; aussi passe-t-elle par des nuances insensibles de l’animal au végétal : mais du végétal au minéral le passage est brusque, & cette loi de n’y aller que par nuances paroît se démentir. Cela a fait soupçonner à M. de Buffon, qu’en examinant de près la nature, on viendroit à découvrir des êtres intermédiaires, des corps organisés qui sans avoir, par exemple, la puissance de se reproduire comme les animaux & les végétaux, auroient cependant une espece de vie & de mouvement : d’autres êtres qui, sans être des animaux ou des végétaux, pourroient bien entrer dans la constitution des uns & des autres ; & enfin d’autres êtres qui ne seroient que le premier assemblage des molécules organiques. Voyez Molécules organiques.

Mais sans nous arrêter davantage à la définition de l’animal, qui est, comme on voit, dès-à-présent fort imparfaite, & dont l’imperfection s’appercevra dans la suite des siecles beaucoup davantage, voyons quelles lumieres on peut tirer de la comparaison des animaux & des végétaux. Nous n’aurions presque pas besoin d’avertir qu’à l’exception de quelques réflexions mises en italique, que nous avons osé disperser dans la suite de cette article, il est tout entier de l’Histoire naturelle génér. & particuliere : le ton & les choses l’indiqueront assez.

Dans la foule d’objets que nous présente ce vaste globe, (dit M. de Buffon, pag. 1.) dans le nombre infini des différentes productions, dont sa surface est couverte & peuplée, les animaux tiennent le premier rang, tant par la conformité qu’ils ont avec nous, que par la supériorité que nous leur connoissons sur les êtres végétaux ou inanimés. Les animaux ont par leurs sens, par leur forme, par leur mouvement, beaucoup plus de rapports avec les choses qui les environnent que n’en ont les végétaux. Mais il ne faut point perdre de vûe que le nombre de ces rapports varie à l’infini, qu’il est moindre dans le polype que dans l’huître, dans l’huître moindre que dans le singe ; & les végétaux par leur développement, par leur figure, par leur accroissement & par leurs différentes parties, ont aussi un plus grand nombre de rapports avec les objets extérieurs, que n’en ont les minéraux ou les pierres, qui n’ont aucune sorte de vie ou de mouvement. Observez encore que rien n’empéche que ces rapports ne varient aussi, & que le nombre n’en soit plus ou moins grand ; en sorte qu’on peut dire qu’il y a des minéraux moins morts que d’autres. Cependant c’est par ce plus grand nombre de rapports que l’animal est réellement au-dessus du végétal, & le végétal au-dessus du minéral. Nous-mêmes, à ne considérer que la partie matérielle de nôtre être, nous ne sommes au-dessus des animaux que par quelques rapports de plus, tels que ceux que nous donnent la langue & la main, la langue surtout. Une langue suppose une suite de pensées, & c’est par cette raison que les animaux n’ont aucune langue. Quand même on voudroit leur accorder quelque chose de semblable à nos premieres appréhensions & à nos sensations grossieres & les plus machinales, il paroît certain qu’ils sont incapables de former cette association d’idées, qui seule peut produire la réflexion, dans laquelle cependant consiste l’essence de la pensée. C’est, parce qu’ils ne peuvent joindre ensemble aucune idée, qu’ils ne pensent ni ne parlent, c’est par la même raison qu’ils n’inventent & ne perfectionnent rien. S’ils étoient doüés de la puissance de réfléchir, même au plus petit degré, ils seroient capables de quelque espece de progrès ; ils acquerroient plus d’industrie ; les castors d’aujourd’hui bâtiroient avec plus d’art & de solidité que ne bâtissoient les premiers castors ; l’abeille perfectionneroit encore tous les jours la cellule qu’elle habite : car si on suppose que cette cellule est aussi parfaite qu’elle peut l’être, on donne à cet insecte plus d’esprit que nous n’en avons ; on lui accorde une intelligence supérieure à la nôtre, par laquelle il appercevroit tout d’un coup le dernier point de perfection auquel il doit porter son ouvrage, tandis que nous-mêmes nous ne voyons jamais clairement ce point, & qu’il nous faut beaucoup de réflexions, de tems & d’habitude pour perfectionner le moindre de nos arts. Mais d’où peut venir cette uniformité dans tous les ouvrages des animaux ? Pourquoi chaque espece ne fait-elle jamais que la même chose, de la même façon ? Pourquoi chaque individu ne la fait-il ni mieux ni plus mal qu’un autre individu ? Y a-t-il de plus forte preuve que leurs opérations ne sont que des résultats méchaniques & purement matériels ? Car s’ils avoient la moindre étincelle de la lumiere qui nous éclaire, on trouveroit au moins de la variété, si l’on ne voyoit pas de la perfection, dans leurs ouvrages ; chaque individu de la même espece feroit quelque chose d’un peu différent de ce qu’auroit fait un autre individu. Mais non, tous travaillent sur le même modele ; l’ordre de leurs actions est tracé dans l’espece entiere ; il n’appartient point à l’individu ; & si l’on vouloit attribuer une ame aux animaux, on seroit obligé à n’en faire qu’une pour chaque espece, à laquelle chaque individu participeroit également. Cette ame seroit donc nécessairement divisible, par conséquent elle seroit matérielle & fort différente de la nôtre. Car pourquoi mettons-nous au contraire tant de diversité & de variété dans nos productions & dans nos ouvrages ? Pourquoi l’imitation servile nous coûte-t-elle plus qu’un nouveau dessein ? C’est parce que notre ame est à nous, qu’elle est indépendante de celle d’un autre, & que nous n’avons rien de commun avec notre espece que la matiere de notre corps : mais quelque différence qu’il y ait entre nous & les animaux, on ne peut nier que nous ne leur tenions de fort près par les dernieres de nos facultés.

On peut donc dire que quoique les ouvrages du Créateur soient en eux-mêmes tous également parfaits, l’animal est, selon notre façon d’appercevoir, l’ouvrage le plus complet ; & que l’homme en est le chef-d’œuvre.

En effet, pour commencer par l’animal qui est ici notre objet principal, avant que de passer à l’homme, que de ressorts, que de forces, que de machines & de mouvemens sont renfermés dans cette petite partie de matiere qui compose le corps d’un animal ! Que de rapports, que d’harmonie, que de correspondance entre les parties ! Combien de combinaisons, d’arrangemens, de causes, d’effets, de principes, qui tous concourent au même but, & que nous ne connoissons que par des résultats si difficiles à comprendre, qu’ils n’ont cessé d’être des merveilles que par l’habitude que nous avons prise de n’y point réfléchir !

Cependant quelqu’admirable que cet ouvrage nous paroisse, ce n’est pas dans l’individu qu’est la plus grande merveille ; c’est dans la succession, dans le renouvellement & dans la durée des especes que la nature paroît tout-à-fait inconcevable, ou plûtôt, en remontant plus haut, dans l’ordre institué entre les parties du tout, par une sagesse infinie & par une main toute-puissante ; car cet ordre une fois institué, les effets quelque surprenans qu’ils soient, sont des suites nécessaires & simples des lois du mouvement. La machine est faite, & les heures se marquent sous l’œil de l’horloger. Mais entre les suites du méchanisme, il faut convenir que cette faculté de produire son semblable qui réside dans les animaux & dans les végétaux, cette espece d’unité toûjours subsistante & qui paroît éternelle ; cette vertu procréatrice qui s’exerce perpétuellement sans se détruire jamais, est pour nous, quand nous la considérons en elle-même, & sans aucun rapport à l’ordre institué par le Tout-puissant, un mystere dont il semble qu’il ne nous est pas permis de sonder la profondeur.

La matiere inanimée, cette pierre, cette argille qui est sous nos piés, a bien quelques propriétés : son existence seule en suppose un très-grand nombre ; & la matiere la moins organisée ne laisse pas que d’avoir, en vertu de son existence, une infinitê de rapports avec toutes les autres parties de l’univers. Nous ne dirons pas, avec quelques Philosophes, que la matiere sous quelque forme qu’elle soit, connoît son existence & ses facultés relatives : cette opinion tient à une question de métaphysique, qu’on peut voir discutée à l’article Ame. Il nous suffira de faire sentir que, n’ayant pas nous-mêmes la connoissance de tous les rapports que nous pouvons avoir avec tous les objets extérieurs, nous ne devons pas douter que la matiere inanimée n’ait infiniment moins de cette connoissance ; & que d’ailleurs nos sensations ne ressemblant en aucune façon aux objets qui les causent, nous devons conclurre par analogie, que la matiere inanimée n’a ni sentiment, ni sensation, ni conscience d’existence ; & que lui attribuer quelques-unes de ces facultés, ce seroit lui donner celle de penser, d’agir & de sentir, à peu près dans le même ordre & de la même façon que nous pensons, agissons & sentons, ce qui répugne autant à la raison qu’à la religion. Mais une considération qui s’accorde avec l’une & l’autre, & qui nous est suggérée par le spectacle de la nature dans les individus, c’est que l’état de cette faculté de penser, d’agir, de sentir, réside dans quelques hommes dans un degré éminent, dans un degré moins éminent en d’autres hommes, va en s’affoiblissant à mesure qu’on suit la chaîne des etres en descendant, & s’éteint apparemment dans quelque point de la chaîne très-éloigné : placé entre le regne animal & le regne végétal, point dont nous approcherons de plus en plus par les observations, mais qui nous échappera à jamais ; les expériences resteront toûjours en-deçà, & les systèmes iront toûjours au-delà ; l’expérience marchant pié à pié, & l’esprit de système allant toûjours par sauts & par bonds.

Nous dirons donc qu’étant formés de terre, & composés de poussiere, nous avons en effet avec la terre & la poussiere, des rapports communs qui nous lient à la matiere en général ; tels sont l’étendue, l’impénétrabilité, la pesanteur, &c. Mais comme nous n’appercevons pas ces rapports purement matériels ; comme ils ne font aucune impression au-dedans de nous-mêmes ; comme ils subsistent sans notre participation, & qu’après la mort ou avant la vie, ils existent & ne nous affectent point du tout, on ne peut pas dire qu’ils fassent partie de notre être : c’est donc l’organisation, la vie, l’ame, qui fait proprement notre existence. La matiere considérée sous ce point de vûe, en est moins le sujet que l’accessoire ; c’est une enveloppe étrangere dont l’union nous est inconnue & la présence nuisible ; & cet ordre de pensées qui constitue notre être, en est peut-être tout-à-fait indépendant. Il me semble que l’Historien de la nature accorde ici aux Métaphysiciens bien plus qu’ils n’oseroient lui demander. Quelle que soit la maniere dont nous penserons quand notre ame sera débarrassée de son enveloppe, & sortira de l’état de chrysalide ; il est constant que cette coque méprisable dans laquelle elle reste détenue pour un tems, influe prodigieusement sur l’ordre de pensées qui constitue son être ; & malgré les suites quelquefois très-fâcheuses de cette influence, elle n’en montre pas moins évidemment la sagesse de la providence, qui se sert de cet aiguillon pour nous rappeller sans cesse à la conservation de nous-mêmes & de notre espece.

Nous existons donc sans savoir comment, & nous pensons sans savoir pourquoi. Cette proposition me paroît évidente ; mais on peut observer, quant à la seconde partie, que l’ame est sujette à une sorte d’inertie, en conséquence de laquelle elle resteroit perpétuellement appliquée à la même pensée, peut être à la même idée, si elle n’en étoit tirée par quelque chose d’extérieur à elle qui l’avertit, sans toutefois prévaloir sur sa liberté. C’est par cette derniere faculté qu’elle s’arrête ou qu’elle passe légerement d’une contemplation à une autre. Lorsque l’exercice de cette faculté cesse, elle reste fixée sur la même contemplation ; & tel est peut-être l’état de celui qui s’endort, de celui même qui dort, & de celui qui médite très-profondément. S’il arrive à ce dernier de parcourir successivement différens objets, ce n’est point par un acte de sa volonté que cette succession s’exécute, c’est la liaison des objets mêmes qui l’entraîne ; & je ne connois rien d’aussi machinal que l’homme absorbé dans une méditation profonde, si ce n’est l’homme plongé dans un profond sommeil.

Mais quoi qu’il en soit de notre maniere d’être ou de sentir ; quoi qu’il en soit de la vérité ou de la fausseté, de l’apparence ou de la réalité de nos sensations, les résultats de ces mêmes sensations n’en sont pas moins certains par rapport à nous. Cet ordre d’idées, cette suite de pensées qui existe au-dedans de nous-mêmes, quoique fort différente des objets qui les causent, ne laissent pas d’être l’affection la plus réelle de notre individu, & de nous donner des relations avec les objets extérieurs, que nous pouvons regarder comme des rapports réels, puisqu’ils sont invariables, & toûjours les mêmes relativement à nous. Ainsi nous ne devons pas douter que les différences ou les ressemblances que nous appercevons entre les objets, ne soient des différences & des ressemblances certaines & réelles dans l’ordre de notre existence par rapport à ces mêmes objets. Nous pouvons donc nous donner le premier rang dans la nature. Nous devons ensuite donner la seconde place aux animaux ; la troisieme aux végétaux, & enfin la derniere aux minéraux. Car quoique nous ne distinguions pas bien nettement les qualités que nous avons en vertu de notre animalité seule, de celles que nous avons en vertu de la spiritualité de notre ame, ou plûtôt de la supériorité de notre entendement sur celui des bêtes, nous ne pouvons guere douter que les animaux étant doüé, comme nous des mêmes sens, possédant les mêmes principes de vie & de mouvement, & faisant une infinité d’actions semblables aux nôtres, ils n’ayent avec les objets extérieurs, des rapports du même ordre que les nôtres, & que par conséquent nous ne leur ressemblions à bien des égards. Nous, différons beaucoup des végétaux, cependant nous leur ressemblons plus qu’ils ne ressemblent aux minéraux ; & cela, parce qu’ils ont une espece de forme vivante, une organisation animée, semblable en quelque façon à la nôtre ; au lieu que les minéraux n’ont aucun organe.

Pour faire donc l’histoire de l’animal, il faut d’abord reconnoître avec exactitude l’ordre général des rapports qui lui sont propres, & distinguer ensuite les rapports qui lui sont communs avec les végétaux & les minéraux. L’animal n’a de commun avec le minéral que les qualités de la matiere prise généralement ; sa substance a les mêmes propriétés virtuelles ; elle est étendue, pesante, impénétrable, comme tout le reste de la matiere : mais son œconomie est toute différente. Le minéral n’est qu’une matiere brute, insensible, n’agissant que par la contrainte des lois de la méchanique, n’obéissant qu’à la force généralement répandue dans l’univers, sans organisation, sans puissance, dénuée de toutes facultés, même de celle de se reproduire ; substance informe, faite pour être foulée aux piés par les hommes & les animaux, laquelle malgré le nom de métal précieux, n’en est pas moins méprisée par le sage, & ne peut avoir qu’une valeur arbitraire, toûjours subordonnée à la volonté, & toûjours dépendante de la convention des hommes. L’animal réunit toutes les puissances de la nature ; les sources qui l’animent lui sont propres & particulieres ; il veut, il agit, il se détermine, il opere, il communique par ses sens avec les objets les plus éloignés ; son individu est un centre où tout se rapporte ; un point où l’univers entier se réfléchit ; un monde en racourci. Voilà les rapports qui lui sont propres : ceux qui lui sont communs avec les végétaux, sont les facultés de croître, de se développer, de se reproduire, de se multiplier. On conçoit bien que toutes ces vérités s’obscurcissent sur les limites des regnes, & qu’on auroit bien de la peine à les appercevoir distinctement sur le passage du minéral au végétal, & du végétal à l’animal. Il faut donc dans ce qui précede & ce qui suit, instituer la comparaison entre un animal, un végétal, & un minéral bien décidé, si l’on ne veut s’exposer à tourner à l’infini dans un labyrinthe dont on ne sortiroit jamais.

L’observateur est forcé de passer d’un individu à un autre : mais l’historien de la nature est contraint de l’embrasser par grandes masses ; & ces masses il les coupe dans les endroits de la chaîne où les nuances lui paroissent trancher le plus vivement ; & il se garde bien d’imaginer que ces divisions soient l’ouvrage de la nature.

La différence la plus apparente entre les animaux & les végétaux, paroît être cette faculté de se mouvoir & de changer de lieu dont les animaux sont doüés, & qui n’est pas donnée aux végétaux. Il est vrai que nous ne connoissons aucun végétal qui ait le mouvement progressif : mais nous voyons plusieurs especes d’animaux, comme les huîtres, les galle-insectes, &c. auxquelles ce mouvement paroît avoir été refusé. Cette différence n’est donc pas générale & nécessaire.

Une différence plus essentielle pourroit se tirer de la faculté de sentir, qu’on ne peut guere refuser aux animaux, & dont il semble que les végétaux soient privés. Mais ce mot sentir renferme un si grand nombre d’idées, qu’on ne doit pas le prononcer avant que d’en avoir fait l’analyse : car si par sentir nous entendons seulement faire une action de mouvement à l’occasion d’un choc ou d’une résistance, nous trouverons que la plante appellée sensitive, est capable de cette espece de sentiment comme les animaux. Si au contraire on veut que sentir signifie appercevoir & comparer des perceptions, nous ne sommes pas sûrs que les animaux ayent cette espece de sentiment ; & si nous accordons quelque chose de semblable aux chiens, aux éléphans, &c. dont les actions semblent avoir les mêmes causes que les nôtres, nous le refuserons à une infinité d’especes d’animaux, & surtout à ceux qui nous paroissent être immobiles & sans action. Si on vouloit que les huîtres, par exemple, eussent du sentiment comme les chiens, mais à un degré fort inférieur, pourquoi n’accorderoit-on pas aux végétaux ce même sentiment dans un degré encore au-dessous ? Cette différence entre les animaux & les végétaux n’est pas générale ; elle n’est pas même bien décidée. Mais n’y a-t-il que ces deux manieres de sentir, ou se mouvoir à l’occasion d’un choc ou d’une résistance, ou appercevoir & comparer des perceptions ? il me semble que ce qui s’appelle en moi sentiment de plaisir, de douleur, &c. sentiment de mon existence, &c. n’est ni mouvement, ni perception & comparaison de perceptions. Il me semble qu’il en est du sentiment pris dans ce troisieme sens comme de la pensée, qu’on ne peut comparer à rien, parce qu’elle ne ressemble à rien ; & qu’il pourroit bien y avoir quelque chose de ce sentiment dans les animaux.

Une troisieme différence pourroit être dans la maniere de se nourrir. Les animaux par le moyen de quelques organes extérieurs, saisissent les choses qui leur conviennent, vont chercher leur pâture, choisissent leurs alimens : les plantes au contraire paroissent être réduites à recevoir la nourriture que la terre veut bien leur fournir. Il semble que cette nourriture soit toûjours la même ; aucune diversité dans la maniere de se la procurer ; aucun choix dans l’espece ; l’humidité de la terre est leur seul aliment. Cependant si l’on fait attention à l’organisation & à l’action des racines & des feuilles, on reconnoîtra bientôt que ce sont-là les organes extérieurs dont les végétaux se servent pour pomper la nourriture : on verra que les racines se détournent d’un obstacle ou d’une veine de mauvais terrein pour aller chercher la bonne terre ; que mêmes ces racines se divisent, se multiplient, & vont jusqu’à changer de forme pour procurer de la nourriture à la plante. La différence entre les animaux & les végétaux, ne peut donc pas s’établir sur la maniere dont ils se nourrissent. Cela peut être, d’autant plus que cet air de spontanéité qui nous frappe dans les animaux qui se meuvent, soit quand ils cherchent leur proie ou dans d’autres occasions, & que nous ne voyons point dans les végétaux, est peut-être un préjugé, une illusion de nos sens trompés par la variété des mouvemens animaux ; mouvemens qui seroient cent fois encore plus variés qu’ils n’en seroient pas pour cela plus libres. Mais pourquoi, me demandera-t-on, ces mouvemens sont-ils si variés dans les animaux, & si uniformes dans les végétaux ? c’est, ce me semble, parce que les végétaux ne sont mûs que par la résistance ou le choc ; au lieu que les animaux ayant des yeux, des oreilles, & tous les organes de la sensation comme nous, & ces organes pouvant être affectés ensemble ou séparément, toute cette combinaison de résistance ou de choc, quand il n’y auroit que cela, & que l’animal seroit purement passif, doit l’agiter d’une infinité de diverses manieres ; ensorte que nous ne pouvons plus remarquer d’uniformité dans son action. De-là il arrive que nous disons que la pierre tombe nécessairement, & que le chien appellé vient librement ; que nous ne nous plaignons point d’une tuile qui nous casse un bras, & que nous nous emportons contre un chien qui nous mord la jambe, quoique toute la différence qu’il y ait peut-être entre la tuile & le chien, c’est que toutes les tuiles tombent de même, & qu’un chien ne se meut pas deux fois dans sa vie précisément de la même maniere. Nous n’avons d’autre idée de la nécessité, que celle qui nous vient de la permanence & de l’uniformité de l’évenement.

Cet examen nous conduit à reconnoître évidemment qu’il n’y a aucune différence absolument essentielle & générale entre les animaux & les végétaux : mais que la nature descend par degrés & par nuances imperceptibles, d’un animal qui nous paroît le plus parfait, à celui qui l’est le moins, & de celui-ci au végétal. Le polype d’eau douce sera, si l’on veut, le dernier des animaux, & la premiere des plantes.

Après avoir examiné les différences, si nous cherchons les ressemblances des animaux & des végétaux, nous en trouverons d’abord une qui est très générale & très-essentielle ; c’est la faculté commune à tous deux de se reproduire, faculté qui suppose plus d’analogie & de choses semblables, que nous ne pouvons l’imaginer, & qui doit nous faire croire que, pour la nature, les animaux & les végétaux sont des êtres à peu près de même ordre.

Une seconde ressemblance peut se tirer du développement de leurs parties, propriété qui leur est commune ; car les végétaux ont aussi-bien que les animaux, la faculté de croître ; & si la maniere dont ils se développent est différente, elle ne l’est pas totalement ni essentiellement, puisqu’il y a dans les animaux des parties très-considérables, comme les os, les cheveux, les ongles, les cornes, &c. dont le développement est une vraie végétation, & que dans les premiers tems de la formation le fœtus végete plûtôt qu’il ne vit.

Une troisieme ressemblance, c’est qu’il y a des animaux qui se reproduisent comme les plantes, & par les mêmes moyens ; la multiplication des pucerons, qui se fait sans accouplement, est semblable à celle des plantes par les graines ; & celle des polypes, qui se fait en les coupant, ressemble à la multiplication des arbres par boutures.

On peut donc assûrer, avec plus de fondement encore, que les animaux & les végétaux sont des êtres du même ordre, & que la nature semble avoir passé des uns aux autres par des nuances insensibles, puisqu’ils ont entre eux des ressemblances essentielles & générales, & qu’ils n’ont aucune différence qu’on puisse regarder comme telle.

Si nous comparons maintenant les animaux aux végétaux par d’autres faces, par exemple, par le nombre, par le lieu, par la grandeur, par la forme, &c. nous en tirerons de nouvelles inductions.

Le nombre des especes d’animaux est beaucoup plus grand que celui des especes de plantes ; car dans le seul genre des insectes, il y a peut-être un plus grand nombre d’especes, dont la plûpart échappent à nos yeux, qu’il n’y a d’especes de plantes visibles sur la surface de la terre. Les animaux même se ressemblent en général beaucoup moins que les plantes, & c’est cette ressemblance entre les plantes qui fait la difficulté de les reconnoître & de les ranger ; c’est-là ce qui a donné naissance aux méthodes de Botanique, auxquelles on a par cette raison beaucoup plus travaillé qu’à celles de la Zoologie, parce que les animaux ayant en effet entre eux des différences bien plus sensibles que n’en ont les plantes entre elles, ils sont plus aisés à reconnoître & à distinguer, plus faciles à nommer & à décrire.

D’ailleurs il y a encore un avantage pour reconnoître les especes d’animaux, & pour les distinguer les unes des autres ; c’est qu’on doit regarder comme la même espece celle qui, au moyen de la copulation, se perpétue & conserve la similitude de cette espece, & comme des especes différentes celles qui, par les mêmes moyens, ne peuvent rien produire ensemble ; desorte qu’un renard sera une espece différente d’un chien, si en effet, par la copulation d’un mâle & d’une femelle de ces deux especes, il ne résulte rien ; & quand même il résulteroit un animal mi-parti, une espece de mulet, comme ce mulet ne produiroit rien, cela suffiroit pour établir que le renard & le chien ne seroient pas de la même espece, puisque nous avons supposé que pour constituer une espece, il falloit une production continue, perpétuelle, invariable, semblable en un mot à celle des autres animaux. Dans les plantes, on n’a pas le même avantage ; car quoiqu’on ait prétendu y reconnoître des sexes, & qu’on ait établi des divisions de genres par les parties de la fécondation, comme cela n’est ni aussi certain, ni aussi apparent que dans les animaux, & que d’ailleurs la production des plantes se fait de plusieurs autres façons où les sexes n’ont aucune part, & où les parties de la fécondation ne sont pas nécessaires ; on n’a pû employer avec succès cette idée, & ce n’est que sur une analogie mal-entendue, qu’on a prétendu que cette méthode sexuelle devoit nous faire distinguer toutes les especes différentes de plantes.

Le nombre des especes d’animaux est donc plus grand que celui des especes de plantes : mais il n’en est pas de même du nombre d’individus dans chaque espece : comme dans les plantes le nombre d’individus est beaucoup plus grand dans le petit que dans le grand, l’espece des mouches est peut-être cent millions de fois plus nombreuse que celle de l’élephant ; de même, il y a en général beaucoup plus d’herbes que d’arbres, plus de chiendent que de chênes. Mais si l’on compare la quantité d’individus des animaux & des plantes, espece à espece, on verra que chaque espece de plante est plus abondante que chaque espece d’animal. Par exemple, les quadrupedes ne produisent qu’un petit nombre de petits, & dans des intervalles assez considérables. Les arbres au contraire produisent tous les ans une grande quantité d’arbres de leur espece.

M. de Buffon s’objecte lui-même que sa comparaison n’est pas exacte, & que pour la rendre telle, il faudroit pouvoir comparer la quantité de graine que produit un arbre, avec la quantité de germes que peut contenir la semence d’un animal ; & que peut-être on trouveroit alors que les animaux sont encore plus abondans en germes que les végétaux. Mais il répond que si l’on fait attention qu’il est possible en ramassant avec soin toutes les graines d’un arbre, par exemple d’un orme, & en les semant, d’avoir une centaine de milliers de petits ormes de la production d’une seule année, on avouera nécessairement que, quand on prendroit le même soin pour fournir à un cheval toutes les jumens qu’il pourroit saillir en un an, les résultats seroient fort différens dans la production de l’animal, & dans celle du végétal. Je n’examine donc pas (dit M. de Buffon) la quantité des germes ; premierement parce que dans les animaux nous ne la connoissons pas ; & en second lieu, parce que dans les végétaux il y a peut-être de même des germes seminaux, & que la graine n’est point un germe, mais une production aussi parfaite que l’est le fœtus d’un animal, à laquelle, comme à celui-ci, il ne manque qu’un plus grand développement.

M. de Buffon s’objecte encore la prodigieuse multiplication de certaines especes d’insectes, comme celle des abeilles dont chaque femelle produit trente à quarante mille mouches : mais il répond qu’il parle du général des animaux comparé au général des plantes, & que d’ailleurs cet exemple des abeilles, qui peut-être est celui de la plus grande multiplication que nous connoissions dans les animaux, ne fait pas une preuve ; car de trente ou quarante mille mouches que la mere abeille produit, il n’y en a qu’un très-petit nombre de femelles, quinze cens ou deux mille mâles, & tout le reste ne sont que des mulets ou plûtôt des mouches neutres, sans sexe, & incapables de produire.

Il faut avoüer que dans les insectes, les poissons, les coquillages, il y a des especes qui paroissent être extrèmement abondantes : les huîtres, les harengs, les puces, les hannetons, &c. sont peut-être en aussi grand nombre que les mousses & les autres plantes les plus communes : mais, à tout prendre, on remarquera aisément que la plus grande partie des especes d’animaux est moins abondante en individus que les especes de plantes ; & de plus on observera qu’en comparant la multiplication des especes de plantes entre elles, il n’y a pas des différences aussi grandes dans le nombre des individus, que dans les especes d’animaux, dont les uns engendrent un nombre prodigieux de petits, & d’autres n’en produisent qu’un très-petit nombre ; au lieu que dans les plantes le nombre des productions est toûjours fort grand dans toutes les especes.

Il paroît par tout ce qui précede, que les especes les plus viles, les plus abjectes, les plus petites à nos yeux, sont les plus abondantes en individus, tant dans les animaux que dans les plantes. A mesure que les especes d’animaux nous paroissent plus parfaites, nous les voyons réduites à un moindre nombre d’individus. Pourroit-on croire que de certaines formes de corps, comme celles des quadrupedes & des oiseaux, de certains organes pour la perfection du sentiment, coûteroient plus à la nature que la production du vivant & de l’organisé, qui nous paroît si difficile à concevoir ? Non, cela ne se peut croire. Pour satisfaire, s’il est possible, au phénomene proposé, il faut remonter jusqu’à l’ordre primitif des choses, & le supposer tel que la production des grands animaux eût été aussi abondante que celle des insectes. On voit au premier coup d’œil que cette espece monstrueuse eût bien-tôt englouti les autres, se fût dévorée elle-même, eût couvert seule la surface de la terre, & que bien-tôt il n’y eût eu sur le continent que des insectes, des oiseaux & des élephans ; & dans les eaux, que les baleines & les poissons qui, par leur petitesse, auroient échappé à la voracité des baleines ; ordre de choses qui certainement n’eût pas été comparable à celui qui existe. La Providence semble donc ici avoir fait les choses pour le mieux.

Mais passons maintenant, avec M. de Buffon, à la comparaison des animaux & des végétaux pour le lieu, la grandeur & la forme. La terre est le seul lieu où les végétaux puissent subsister : le plus grand nombre s’éleve au-dessus de la surface du terrein, & y est attaché par des racines qui le pénetrent à une petite profondeur. Quelques-uns, comme les truffes, sont entierement couverts de terre ; quelques-autres, en petit nombre, croissent sous les eaux : mais tous ont besoin pour exister, d’être placés à la surface de la terre. Les animaux au contraire sont plus généralement répandus ; les uns habitent la surface ; les autres l’intérieur de la terre : ceux-ci vivent au fond des mers ; ceux-là les parcourent à une hauteur médiocre. Il y en a dans l’air, dans l’intérieur des plantes ; dans le corps de l’homme & des autres animaux ; dans les liqueurs : on en trouve jusque dans les pierres, les dails. Voyez Dails.

Par l’usage du microscope, on prétend avoir découvert un grand nombre de nouvelles especes d’animaux fort différentes entre elles. Il peut paroître singulier qu’à peine on ait pû reconnoître une ou deux especes de plantes nouvelles par le secours de cet instrument. La petite mousse produite par la moisissure est peut-être la seule plante microscopique dont on ait parlé. On pourroit donc croire que la nature s’est refusée à produire de très-petites plantes ; tandis qu’elle s’est livrée avec profusion à faire naître des animalcules : mais on pourroit se tromper en adoptant cette opinion sans examen ; & l’erreur pourroit bien venir en effet de ce que les plantes se ressemblant beaucoup plus que les animaux, il est plus difficile de les reconnoître & d’en distinguer les especes ; ensorte que cette moisissure, que nous ne prenons que pour une mousse infiniment petite, pourroit être une espece de bois ou de jardin qui seroit peuplé d’un grand nombre de plantes très-différentes, mais dont les différences échappent à nos yeux.

Il est vrai qu’en comparant la grandeur des animaux & des plantes, elle paroîtra assez inégale ; car il y a beaucoup plus loin de la grosseur d’une baleine à celle d’un de ces prétendus animaux microscopiques, que du chêne le plus élevé à la mousse dont nous parlions tout-à-l’heure ; & quoique la grandeur ne soit qu’un attribut purement relatif, il est cependant utile de considérer les termes extrèmes où la nature semble s’être bornée. Le grand paroît être assez égal dans les animaux & dans les plantes ; une grosse baleine & un gros arbre sont d’un volume qui n’est pas fort inégal ; tandis qu’en petit on a crû voir des animaux dont un millier réunis n’égaleroient pas en volume la petite plante de la moisissure.

Au reste, la différence la plus générale & la plus sensible entre les animaux & les végétaux est celle de la forme : celle des animaux, quoique variée à l’infini, ne ressemble point à celle des plantes ; & quoique les polypes, qui se reproduisent comme les plantes, puissent être regardés comme faisant la nuance entre les animaux & les végétaux, non-seulement par la façon de se reproduire, mais encore par la forme extérieure ; on peut cependant dire que la figure de quelque animal que ce soit est assez différente de la forme extérieure d’une plante, pour qu’il soit difficile de s’y tromper. Les animaux peuvent à la vérité faire des ouvrages qui ressemblent à des plantes ou à des fleurs : mais jamais les plantes ne produiront rien de semblable à un animal ; ces insectes admirables qui produisent & travaillent le corail, n’auroient pas été méconnus & pris pour des fleurs si, par un préjugé mal-fondé, on n’eût pas regardé le corail comme une plante. Ainsi les erreurs où l’on pourroit tomber en comparant la forme des plantes à celle des animaux, ne porteront jamais que sur un petit nombre de sujets qui font la nuance entre les deux, & plus on fera d’observations, plus on se convaincra qu’entre les animaux & les végétaux, le créateur n’a pas mis de terme fixe ; que ces deux genres d’êtres organisés ont beaucoup plus de propriétés communes que de différences réelles ; que la production de l’animal ne coûte pas plus, & peut-être moins à la nature, que celle du végétal ; qu’en général la production des êtres organisés ne lui coûte rien ; & qu’enfin le vivant & l’animé, au lieu d’être un degré métaphysique des êtres, est une propriété physique de la matiere.

Après nous être tirés, à l’aide de la profonde métaphysique & des grandes idées de M. de Buffon, de la premiere partie d’un article très-important & très-difficile, nous allons passer a la seconde partie, que nous devons à M. d’Aubenton, son illustre collegue, dans l’ouvrage de l’Histoire naturelle générale & particuliere.

Les Animaux, dit M. d’Aubenton, tiennent la premiere place dans la division générale de l’Histoire naturelle. On a distribué tous les objets que cette science comprend en trois classes que l’on appelle regnes : le premier est le regne animal ; nous avons mis les animaux dans ce rang, parce qu’ils ont plus de rapport avec nous que les végétaux, qui sont renfermés dans le second regne ; & les minéraux en ayant encore moins, sont dans le troisieme. Dans plusieurs ouvrages d’Histoire naturelle, on trouve cependant le regne minéral le premier, & le regne animal le dernier. Les Auteurs ont crû devoir commencer par les objets les plus simples, qui sont les minéraux, & s’élever ensuite comme par degrés en parcourant le regne végétal, pour arriver aux objets les plus composés, qui sont les animaux.

Les Anciens ont divisé les animaux en deux classes ; la premiere comprend ceux qui ont du sang, & la seconde ceux qui n’ont point de sang. Cette méthode étoit connue du tems d’Aristote, & peut-être long-tems avant ce grand Philosophe ; & elle a été adoptée presque généralement jusqu’à présent. On a objecté contre cette division, que tous les animaux ont du sang, puisqu’ils ont tous une liqueur qui entretient la vie, en circulant dans tout le corps ; que l’essence du sang ne consiste pas dans sa couleur rouge, &c. ces objections ne prouvent rien contre la méthode dont il s’agit. Que tous les animaux ayent du sang, ou qu’il n’y en ait qu’une partie ; que le nom de sang convienne, ou non, à la liqueur qui circule dans le corps des autres, il suffit que cette liqueur ne soit pas rouge, pour qu’elle soit différente du sang des autres animaux, au moins par la couleur ; cette différence est donc un moyen de les distinguer les uns des autres, & fait un caractere pour chacune de ces classes : mais il y a une autre objection à laquelle on ne peut répondre. Parmi les animaux que l’on dit n’avoir point de sang, ou au moins n’avoir point de sang rouge, il s’en trouve qui ont du sang, & du sang bien rouge ; ce sont les vers de terre. Voilà un fait qui met la méthode en défaut : cependant elle peut encore être meilleure que bien d’autres.

La premiere classe, qui est celle des animaux qui ont du sang, est soûdivisée en deux autres, dont l’une comprend les animaux qui ont un poumon pour organe de la respiration, & l’autre, ceux qui n’ont que des oüies.

Le cœur des animaux qui ont un poumon a deux ventricules, ou n’a qu’un seul ventricule ; ceux dont le cœur a deux ventricules sont vivipares, voyez Vivipare ; ou Ovipares, voyez Ovipare. Les vivipares sont terrestres ou aquatiques ; les premiers sont les quadrupedes vivipares. Voyez Quadrupede. Les aquatiques sont les poissons cétacées. V. Poisson. Les ovipares dont le cœur a deux ventricules, sont les oiseaux.

Les animaux dont le cœur n’a qu’un ventricule, sont les quadrupedes ovipares & les serpens. Voyez Quadrupede, Serpent.

Les animaux qui ont des oüies, sont tous les poissons, à l’exception des cétacées. Voyez Poisson.

On distingue les animaux qui n’ont point de sang en grands & en petits.

Les grands sont divisés en trois sortes : 1o. les animaux mous qui ont une substance molle à l’extérieur, & une autre substance dure à l’intérieur, comme le polype, la seiche, le calemar. Voyez Polype, Seiche, Calemar. 2o. Les crustacées. V. Crustacée. 3o. Les testacées. Voyez Testacées.

Les petits animaux qui n’ont point de sang, sont les insectes. Voyez Insecte. Ray. Sinop. anim. quad.

On a fait d’autres distributions des animaux qui sont moins compliquées ; on les a divisés en quadrupedes, oiseaux, poissons, & insectes. Les serpens sont compris avec les quadrupedes, parce qu’on a crû qu’ils n’étoient pas fort différens des lésards, quoiqu’ils n’eussent point de piés. Une des principales objections que l’on ait faites contre cette méthode, est qu’on rapporte au même genre des vivipares & des ovipares.

On a aussi divisé les animaux en terrestres, aquatiques, & amphibies : mais on s’est récrié contre cette distribution, parce qu’on met des animaux vivipares dans des classes différentes, & qu’il se trouve des vivipares & des ovipares dans une même classe ; les insectes terrestres étant dans une classe, & les insectes d’eau dans une autre, &c.

On peut s’assûrer par un examen détaillé, qu’il y a quantité d’autres exceptions aux regles établies par ces méthodes : mais après ce que nous avons dit ci-devant, on ne doit pas s’attendre à avoir une méthode arbitraire qui soit parfaitement conforme à la nature ; ainsi il n’est question que de choisir celles qui sont le moins défectueuses, parce qu’elles le sont toutes plus ou moins. Voyez Methode.

Les animaux prennent de l’accroissement, ont de la vie, & sont doüés de sentiment : par cette définition M. Linnæus les distingue des végétaux qui croissent & vivent sans avoir de sentiment, & des minéraux qui croissent sans vie ni sentiment. Le même Auteur divise les animaux en six classes : la premiere comprend les quadrupedes ; la seconde, les oiseaux ; la troisieme, les amphibies ; la quatrieme, les poissons ; la cinquieme, les insectes ; & la sixieme, les vers. Syst. nat. Voyez Quadrupede, Oiseau, Amphibie, Insecte, Ver . (I)