L’Encyclopédie/1re édition/GUERRE

La bibliothèque libre.
◄  GUERPIR
GUESTE  ►

GUERRE, sub. f. (Art milit. & Hist.) différend entre des princes ou des états, qui se décide par la force ou par la voie des armes. C’est-là à-peu-près la définition de Grotius, qui dit que la guerre est l’état de ceux qui tachent de vuider leurs différends par la voie de la force.

Suivant Montecuculli, la guerre est une action d’armées qui se choquent en toute sorte de maniere, & dont la fin est la victoire. Cette définition n’est pas absolument exacte, parce que lorsqu’un état puissant en attaque un plus foible, le but de la guerre dans le dernier n’est pas tant de remporter la victoire sur l’aggresseur, que de s’opposer à ses desseins.

Quoi qu’il en soit, l’idée de la guerre est trop commune & ses effets trop connus, pour s’arrêter à l’expliquer plus particulierement. Comme les princes n’ont point de tribunal sur terre qui puisse juger de leurs différends & de leurs prétentions, c’est la guerre ou la force qui peut seule en décider, & qui en décide ordinairement.

Nous n’entrerons dans aucun détail sur les différentes circonstances qui rendent les guerres justes ou injustes. Nous renvoyons pour ce sujet au savant traité de Grotius, de jure belli ac pacis ; nous donnerons seulement une legere idée de la guerre offensive & de la guerre défensive. Elles peuvent se diviser chacune en guerre de campagne, & en guerre des siéges.

La guerre offensive est celle dans laquelle on se propose d’attaquer l’ennemi. Dans la défensive, on a pour principal objet de résister aux efforts de l’ennemi, & de l’empêcher de faire des conquêtes.

La guerre de campagne est celle qui se fait entre deux armées opposées. A l’égard de celle des siéges, elle consiste dans l’attaque & dans la défense des places.

Avant que d’entrer dans quelque détail sur ce sujet, observons d’abord que la guerre est un art qui a ses regles & ses principes, & par conséquent sa théorie & sa pratique. « Tous les Arts & tous les Métiers se perfectionnent par l’exercice. Si cette maxime a lieu dans les plus petites choses, à plus forte raison dans les plus importantes. Or qui doute que l’art de la guerre ne soit le plus grand de tous ? C’est par lui que la liberté se conserve, que les dignités se perpétuent, que les provinces & l’empire se maintiennent : c’est cet art auquel les Lacédémoniens autrefois, & ensuite les Romains, sacrifierent toutes les autres sciences. C’est l’art de ménager la vie des combattans & de remporter l’avantage » Vegece, traduction de M. de Sigrais.

L’étude d’un art si important doit, selon M. de Folard, faire la principale occupation des princes & des grands. Rien de plus brillant que la carriere d’un général qui fait servir sa science, son zele, & son courage au service du prince & de la patrie : « quel est l’art, dit cet auteur, qui égale un particulier à son souverain, qui le rend dépositaire de toute sa puissance, de toute la gloire, & de toute la fortune des états » ? La guerre seule a cet avantage : peut-il être un motif plus noble & plus intéressant pour chercher à s’y distinguer !

Les regles ou les principes de la guerre qui en forment la théorie, ne sont autre chose que le fruit des observations faites en differens tems pour faire combattre les hommes le plus avantageusement qu’il est possible. Thucidide remarque que la fameuse guerre du Peloponnese servit à augmenter l’expérience des Grecs dans l’art militaire ; parce que comme cette guerre fut souvent interrompue & recommencée, chacun s’appliquoit à rectifier les fautes qui avoient été remarquées dans les campagnes précédentes.

La premiere idée qu’on a dû avoir lorsqu’on a formé des hommes pour combattre, a sans doute été de les armer pour agir offensivement contre l’ennemi.

Les premieres armes furent d’abord sort simples ; c’étoit de gros bâtons, ou des especes de massues ou casse-têtes, ainsi qu’en ont encore aujourd’hui les Sauvages. On dut aussi se servir de pierres, qu’on jettoit de loin avec la main : mais on trouva bientôt l’invention de la fronde, pour les jetter de plus loin & avec plus de force. Il y a apparence qu’on songea ensuite à armer les bâtons d’un fer pointu ; qu’on trouva, bientôt après l’invention des épées ou des sabres ; & qu’à l’imitation des pierres qu’on lançoit avec la fronde, on imagina l’arc pour lancer également les fleches : car toutes ces armes sont de la plus haute antiquité.

Après avoir armé les combattans, il fut aisé de s’appercevoir qu’en les faisant agir en foule & sans ordre, ils ne pouvoient se servir de leurs armes, & qu’ils s’embarrasseroient réciproquement.

Pour remédier à cet inconvénient, on les forma sur des lignes droites, & l’on mit plusieurs de ces lignes les unes derriere les autres, pour en augmenter la force. Voyez Rangs & Files.

Après avoir armé les troupes & leur avoir donné l’arrangement précédent, il fallut leur apprendre à se servir de leurs armes, & à se mouvoir en ordre de tous les sens ; c’est-à-dire qu’il fallut leur apprendre l’exercice ou le maniement des armes, & les évolutions. Voyez Exercice & Evolution.

Les hommes en faisant usage de leurs armes contre l’ennemi, chercherent à se couvrir ou à se garentir de l’effet des siennes. Pour cet effet on imagina les armes défensives, telles que les casques, cuirasses, bouchers, &c. Voyez Armes défensives.

Les troupes étant armées ou exercées, il fallut les diviser en plusieurs corps, propres à agir & à se mouvoir facilement : de-là l’origine des compagnies, des cohortes, des régimens, des bataillons, &c.

On songea aussi à arranger ces différens corps entr’eux, comme les troupes le sont dans leurs corps particuliers, & l’on forma les ordres de bataille sur deux ou trois lignes de troupes. Voyez Ligne de Troupes & Ordre de Bataille.

On ne s’avisa vraissemblablement pas dans les premiers tems de faire combattre les hommes à cheval ; mais il fut aisé de s’appercevoir bien tôt du besoin de la cavalerie pour poursuivre l’ennemi, le disperser après sa défaite, & l’empêcher de se rallier.

Il y a apparence que la cavalerie fut d’abord destinée à cet effet, & qu’elle ne consistoit guere qu’en troupes legeres : mais on vit ensuite que cette cavalerie pourroit encore rendre d’autres services ; qu’elle étoit propre en plaine à combattre l’ennemi, & que d’ailleurs par la rapidité de ses mouvemens, elle pouvoit se transporter bien-tôt d’un lieu en un autre & se tirer du danger bien plus promptement que l’infanterie : on forma donc des corps de cavalerie plus ou moins nombreux, suivant la nature des peuples & des pays où l’on faisoit la guerre[1].

La cavalerie pouvant harceler l’infanterie en campagne, & essayer de la défaire sans craindre de se commettre par la facilité qu’elle a de se retirer, on imagina des armes de longueur pour la tenir en respect ; c’est-à-dire qu’on inventa les sarisses ou les piques, dont la longueur empêchoit le cheval du cavalier de tomber sur le fantassin : par-là l’infanterie put paroître en plaine devant la cavalerie, & la combattre même avec avantage ; mais la cavalerie fut toûjours jugée nécessaire dans les armées pour soûtenir & fortifier l’infanterie dans les lieux ouverts, donner des nouvelles de l’ennemi, le poursuivre après la défaite, &c.

Il est vraissemblable que les différentes choses dont on vient de parler, occuperent d’abord les nations guerrieres, & que la fortification doit aussi son origine aux premieres entreprises des puissances qui vouloient s’assujettir les autres. « D’abord, dit le comte de Pagan dans son traité de fortification, les campagnes étoient les plus agréables demeures ; l’assûrance des particuliers consistoit en l’innocence de tous, & les vertus & les vices n’admettoient point encore de différence parmi les hommes ; mais lorsque l’avarice & l’ambition donnerent lieu aux commandemens & aux conquêtes, la foiblesse cédant à la force, l’oppression suivit les vaincus ». Les moins puissans se réunirent ensemble dans le même lieu, pour être plus en état de se défendre : de-là l’origine des villes. On s’appliqua à les entourer d’une enceinte, capable d’en fermer l’entrée à l’ennemi. Cette enceinte fut d’abord de simples palissades, puis de murs entourés de fossés ; on y ajoûta ensuite des tours. Voyez Fortification.

A mesure que la fortification se perfectionnoit, l’ennemi inventoit différentes machines propres à en détruire les ouvrages : telles furent le bélier & les autres machines de guerre des anciens. Voy. Bélier, Baliste, Catapulte, &c.

Ces machines ont été en usage jusqu’à l’invention de la poudre, qui donna lieu d’imaginer le canon, le mortier, les arquebuses, les mousquets, les fusils, & nos autres armes à feu.

L’invention ou la découverte de la poudre à canon, qui a donné lieu de changer l’ancienne fortification, n’a pas introduit beaucoup de nouveautés dans les armes offensives du soldat. Le fusil répond assez exactement aux armes de jet des anciens ; mais les armes défensives ont été abandonnées insensiblement dans l’infanterie, à cause de la difficulté d’en avoir d’assez fortes pour résister à la violence du fusil. La cavalerie a seulement des plastrons ou des devants de cuirasse, & les officiers des cuirasses entieres, que les réglemens les obligent de porter. Voyez Armes défensives.

Dans les commencemens, où les armées s’éloignoient peu de leur demeure ordinaire, & où elles étoient peu de jours en campagne, les troupes pouvoient rester sans inconvéniens exposées aux injures de l’air. Mais lorsqu’on voulut leur faire tenir la campagne plus long-tems, on imagina de leur donner des tentes ou des especes de maisons de toile, que les soldats pouvoient porter avec eux. On forma alors des camps, & l’on fit camper les armées. Voyez Castramétation.

On pensa aussi alors à fortifier ces camps, pour les mettre à l’abri des surprises de l’ennemi, faire reposer les troupes plus tranquillement, & diminuer le grand nombre de gardes qu’il auroit fallu pour la sûreté du camp.

Toutes les différentes choses dont nous venons de parler, se sont insensiblement établies par l’usage parmi toutes nations policées. Celles qui y ont donné le plus d’attention & qui les ont portées au plus grand point de perfection, ont toûjours eu un avantage considérable sur celles qui les avoient plus négligées. Ce n’est pas le grand nombre qui décide des succès à la guerre, mais l’habileté des chefs, & la bonté des troupes disciplinées avec soin, & formées dans tous les exercices & les manœuvres militaires. De-là vient que les Grecs, auxquels on est particulierement redevable des progrès de l’art militaire, avoient trouvé le moyen avec de petites armées de vaincre les nombreuses armées des Perses. Rien de plus admirable que la fameuse retraite des dix mille de Xenophon. Ces grecs, quoiqu’en petit nombre au milieu de l’empire des Perses, ayant près de huit cents lieues à faire pour se retirer, ne pûrent être entamés par les forces d’Artaxerxès. Ils surmonterent par leur courage & par l’habileté de leurs chefs tous les obstacles qui s’opposoient à leur retour.

Quelqu’utiles que soient l’exercice & la discipline pour former de bonnes troupes, l’art de la guerre ne consiste pas uniquement dans cet objet. Ce n’est qu’un moyen de parvenir plus sûrement à réussir dans ses entreprises : ce qui appartient essentiellement à l’art de la guerre, & qui le caractérise, c’est l’art de savoir employer les troupes pour leur faire exécuter tout ce qui peut réduire l’ennemi plus promptement, & le forcer à faire la paix ; car la guerre est un état violent qui ne peut durer, & l’on ne doit la faire que pour se procurer la joüissance des douceurs & des avantages de la paix.

Il est facile avec de la bonne volonté, de l’application, & un peu de discernement, de se mettre au fait de toutes les regles ordinaires de la guerre, & de savoir les différentes manœuvres des troupes ; mais le génie de la guerre ne peut se donner ni s’acquérir par l’étude. Elle peut seulement le perfectionner. On peut appliquer à l’art de la guerre ce que l’Horace françois dit du jeu d’échets comparé à l’art de faire des vers.

Savoir la marche est chose très-unie,
Joüer le jeu, c’est le fruit du génie ;
Je dis le fruit du génie achevé,
Par longue étude & travail cultivé.

Savoir toutes les manœuvres de la guerre, tout ce qui concerne l’ordre, la disposition & l’arrangement des troupes, tout cela quoique très-utile en soi & absolument nécessaire au général, est chose très-unie. Mais faire la guerre avec succès, rompre les desseins de l’ennemi, trouver le moyen d’éluder sa supériorité, faire des entreprises continuellement sur lui sans qu’il puisse s’y opposer, c’est-là le véritable fruit du génie, & du génie achevé par longue étude & travail cultivé.

« Si un homme, dit M. le maréchal de Saxe, n’est pas né avec les talens de la guerre, & que ces talens ne soient perfectionnés, il ne sera jamais qu’un général médiocre : l’application rectifie les idées, mais elle ne donne jamais l’ame ; c’est l’ouvrage de la nature ».

Mais quelqu’avantage qu’on en ait reçû, si on ne cultive pas ses talens par l’étude & la méditation, il ne faut pas espérer, dit M. de Folard, que Dieu nous accorde la science de la guerre par infusion. « Cependant à voir, dit-il, le peu d’application que chacun apporte à s’y rendre capable, on croiroit assez qu’elle s’apprend en un jour, & que cette lumiere d’ordre, de ruse, d’artifice pour s’en bien démêler, de profondeur dans la conduite des guerres les plus difficiles, de prévoyance & de précaution qui nous éclaire, qui ne se perd ni ne s’éteint point dans les dangers les plus éminens, naît avec nous, & que nous sommes de ces génies extraordinaires que la providence se plait quelquefois à faire paroître dans le monde & de loin, pour sauver ou renverser les monarchies ».

On ne peut acquérir la science de la guerre que par l’étude & par la pratique. La pratique seule sans la théorie ne peut jamais donner que des connoissances fort bornées. Il faut qu’elle soit aidée & soûtenue par les lumieres de la théorie.

On a vû dans l’article Etude militaire, quelles sont les différentes connoissances qui servent de base au grand art de la guerre. Lorsqu’on est parvenu à se les rendre propres, il faut chercher dans les livres les regles & les principes de cet art important. « Ce n’est pas, dit M. de Folard sur ce sujet, dans la moyenne antiquité qu’il faut aller chercher nos maîtres ; c’est chez les Grecs & les Romains, lorsque ces peuples étoient dans leur force, & que leur discipline militaire, ou pour mieux dire, la science de la guerre qui renferme tout, avoit été portée au plus haut point de perfection où ces grands hommes avoient pû la porter. C’est sur-tout chez les Grecs qu’il faut les chercher. Ce sont eux qui d’une routine (car la guerre n’étoit autre chose d’abord) poserent des principes certains & assûrés. Il y eut alors des maitres & des professeurs pour l’enseigner, & l’expérience ne fut plus nécessaire pour former d’excellens officiers & des généraux d’armées ; elle ne servoit que pour les perfectionner, comme Thucydide, Xenophon, & Plutarque nous l’assûrent ». Préface du V. vol. du comment, sur Polybe.

Comme l’étude de la guerre demande du tems, du travail, & de l’application, il se trouve bien des gens, qui, pour en éluder les difficultés, prétendent que cette étude n’est point nécessaire, & que la pratique peut seule apprendre l’art de la guerre. « Mais s’il étoit vrai, dit le savant auteur que nous venons de citer, que la guerre ne roulât que sur l’expérience, un royaume, par exemple, comme la France, approcheroit de sa décadence selon le plus ou moins de tems qu’il se maintiendroit en paix, & dix ou douze années de repos ou d’inaction nous seroient plus ruineuses que quinze ou vingt années d’une guerre continuelle. Que l’on considere, dit toûjours cet auteur, quinze ou vingt ans de service sur la tête d’un vieux officier qui ne connoît que son expérience & sa routine, & qui se reposant vingt autres dans la paix, oublie ce qu’il a appris dans la guerre. Car qui peut disconvenir que l’expérience ne se perde & ne s’oublie par le défaut d’exercice ? Les officiers-généraux affoiblis par leur âge, ou abatardis par une longue paix, la noblesse amollie & devenue paresseuse sans aucun soin des armes, se livre à toutes sortes de débauches ; & les soldats à leur imitation, n’observent pas certaine discipline qui peut suppléer au défaut de la science de la guerre. Tous ceux qui tiennent pour l’expérience conviennent qu’il n’y a rien à faire, si elle n’est entée sur la prudence militaire : & cette prudence est-elle autre chose que la science qui nous fait voir les toutes qui sont capables de nous conduire où nous tendons ? Tel qui a donné bataille dans un pays de plaine, se trouve embarrassé dans un terrein inégal. Il l’est encore plus dans un pays fourré. Il en donnera cinquante toutes différentes les unes des autres, par les différentes situations des lieux qui ne se ressemblent jamais. Souvent les deux champs de bataille different l’un de l’autre : ce qui n’est pas un petit embarras entre deux généraux ; & soit qu’on attaque ou qu’on soit attaqué, il y a mille changemens, mille mouvemens à faire très-dangereux & très-délicats, soit dans le commencement ou dans les suites d’un combat, sans compter le fort ou le foible d’une armée sur l’autre, qui peut être mis en considération, c’est-à-dire le plus ou le moins de cavalerie ou d’infanterie, le bon ou le mauvais de l’une & de l’autre. Comment tirer de l’expérience ce que l’on n’a jamais vû ni pratiqué, & les autres choses qui n’en dépendent pas, &c. ». Nouv. découvert. sur la Guerre.

A toutes ces réflexions de M. de Folard, & à beaucoup d’autres sur la nécessité de la science militaire qu’on trouve en différens endroits de son commentaire sur Polybe, on peut ajoûter que s’il faut qu’un officier voye exécuter tout ce qu’il a besoin d’apprendre, il lui sera presqu’impossible de se rendre habile dans les différens mouvemens des armées. Car lorsqu’il est employé à la guerre, il ne voit que la manœuvre particuliere de la troupe à laquelle il est attaché, & non pas les mouvemens des autres troupes qui sont quelquefois tous différens. Mais supposant qu’il puisse observer quelque disposition particuliere dans les autres troupes, comment pourra-t-il en deviner la cause s’il ignore les principes qui peuvent servir à la dévoiler ? Il arrive de-là, comme l’expérience le démontre, que bien des officiers qui ont servi long-tems, & qui même se sont trouvés à de grands mouvemens de troupes, ignorent la science de ces mouvemens, & qu’ils ne pourroient ni les commander, ni les faire exécuter. L’expérience leur apprend seulement les petits détails de l’exercice & du service particulier, qu’on trouve partout, & qu’il est impossible d’ignorer, parce qu’on est chargé de le faire exécuter journellement ; mais cette partie de la police militaire, quoiqu’elle soit utile en elle-même & qu’elle fasse honneur à l’officier qui la fait observer avec le plus de soin, ne forme pas la science militaire ; elle n’en renferme tout-au-plus que les premiers rudimens.

L’étude de l’art de la guerre peut tenir lieu d’expérience, mais d’une expérience de tous les siecles. On peut appliquer à cette étude ce que Diodore de Sicile dit de l’histoire si utile à tous les hommes, & principalement à ceux qui veulent posséder la science de la guerre. « C’est un bonheur, dit cet auteur, de pouvoir se conduire & se redresser par les erreurs & par les chûtes des autres, & d’avoir pour guide dans les hasards de la vie & dans l’incertitude des succès, non une recherche tremblante de l’avenir, mais une connoissance certaine du passé. Si quelques années de plus font préférer dans les conseils les vieillards aux jeunes gens, quelle estime devons-nous faire de l’histoire qui nous apporte l’expérience de tant de siecles ? En effet elle supplée à l’âge qui manque aux jeunes gens, & elle étend de beaucoup l’âge même des vieillards ».

C’est ainsi que ceux qui ont étudié avec soin l’histoire des différentes guerres des nations, qui ont examiné, discuté tout ce qui s’y est observé dans la conduite des armées & des différentes entreprises militaires, peuvent acquérir par-là une expérience qui ne peut être comparée avec la pratique de quelques campagnes.

Comme peu de personnes sont en état de faire une étude aussi étendue de l’art de la guerre, il est à-propos d’indiquer les principaux ouvrages qui peuvent servir à donner les connoissances les plus nécessaires sur la théorie de cet art. Nous avons déjà vû que M. Folard veut qu’on consulte les Grecs & les Romains. C’est chez eux qu’il faut chercher les vrais principes de l’art militaire ; mais le nombre de leurs auteurs sur ce sujet n’est pas considérable.

« Il y en avoit autrefois une infinité, dit M. de Folard dans la préface que nous avons déjà citée, mais tout cela s’est perdu par les malheurs & la barbarie des tems. L’histoire nous a conservé les titres de quelques-uns de ces livres, & les noms de quelques auteurs qui avoient écrit de la guerre, entr’autres de Pyrrhus, roi des Epirotes ; car pour ce qui est des auteurs de la moyenne antiquité, c’est fort peu de chose. A peine ont-ils donné une idée de la guerre, tant ils sont abregés. Il ne nous en reste qu’un au-dessus des autres, qui est Vegece. Onosander & l’empereur Léon, tous deux Grecs, n’en approchent pas ; & tous les trois ne sont guere plus étendus que nos modernes, mais ils sont plus savans, bien que la science des armées fût presque tombée & même oubliée de leur tems ».

Les anciens ouvrages qu’on peut consulter le plus utilement sur l’art de la guerre, outre celui de Vegece, sont la Cyropédie, ou l’histoire de Cyrus par Xénophon : la retraite des dix mille, & l’histoire de Polybe, les commentaires de César, la tactique d’Elien, &c.

Parmi les modernes, on peut lire le parfait capitaine du duc de Rohan ; les mémoires de M. de Turenne, insérés à la suite de la vie de ce grand capitaine, par M. de Ramsai ; ceux de Montecuculli, de M. le marquis de Feuquieres ; les réflexions militaires de M. le marquis de Santa-Crux ; le commentaire sur Polybe par M. le chevalier Folard ; l’art de la guerre par M. le maréchal de Puysegur ; les rêveries ou mémoires sur la guerre par M. le maréchal de Saxe, &c.

La science de la guerre est si étendue qu’on ne doit pas être surpris du petit nombre de ceux qui y excellent. Ce n’est pas assez que les généraux sachent ranger les armées en bataille, les faire marcher, camper, & combattre ; il faut qu’ils sachent encore préserver leurs armées des maladies qui pourroient les ruiner ou les affoiblir. Il faut aussi savoir encourager le soldat pour le faire obéir volontairement, & supporter patiemment les fatigues extraordinaires auxquelles il peut être exposé. Il faut avoir soin que les vivres ne lui manquent point, & que la cavalerie n’éprouve aucune disette de fourrage. C’est à quoi l’on doit toûjours penser de bonne heure. C’est une épargne à contre-tems, dit Vegece, que de commencer à ménager les vivres lorsqu’ils manquent. Cet auteur observe que dans les expéditions difficiles, les anciens distribuoient les vivres par tête, sans avoir égard au grade ; mais on en tenoit compte ensuite à ceux à qui on les avoit ainsi diminués.

Outre ces différentes attentions, il y en a encore beaucoup d’autres, qu’on peut voir dans l’entretien de Cyrus & de Cambyse, rapporté dans le premier livre de la Cyropédie ; tout cela doit faire sentir combien la science de la guerre demande de travail & d’application. Cependant Polybe conseille encore à ceux qui aspirent au commandement des armées, d’étudier les Arts & les Sciences qui ont quelque rapport à l’art militaire. « Ajoûter, dit cet auteur, des connoissances inutiles au genre de vie que nous professons, uniquement pour faire montre & pour parler, c’est une curiosité que je ne saurois approuver ; mais je ne puis non plus goûter que dans les choses nécessaires on s’en tienne à l’usage & à la pratique, & je conseille fort de remonter plus haut. Il est absurde que ceux qui s’appliquent à la danse & aux instrumens souffrent qu’on les instruise de la cadence & de la Musique ; qu’ils s’exercent même à la lutte, parce que cet exercice passe pour contribuer à la perfection des deux autres ; & que des gens qui aspirent au commandement des armées, trouvent mauvais qu’on leur inspire quelque teinture des autres Arts & des autres Sciences. De simples artisans seront-ils donc plus appliqués & plus vifs à se surpasser les uns & les autres, que ceux qui se proposent de briller & de se signaler dans la plus belle & la plus haute des dignités ? Il n’y a personne de bon sens qui ne reconnoisse combien cela est peu raisonnable ». Hist. de Polybe, trad. de dom Vincent Thuillier, liv. IX. ch. jv.

Après avoir fait sentir la nécessité de l’étude de la guerre, entrons dans quelques détails sur ce qui en regarde l’exécution, ou les principales opérations.

La guerre ne doit s’entreprendre qu’après beaucoup de réflexions ; il faut avoir tout prévû & tout combiné, pour n’être pas surpris par les évenemens.

« Il y a deux sortes d’actions militaires, dit Polybe : les unes se font à découvert & par force, les autres par finesse & par occasion. Celles-ci sont en beaucoup plus grand nombre que les autres ; il ne faut que lire l’Histoire pour s’en convaincre. De celles qui se sont faites par occasion, on en trouve beaucoup plus qui ont été manquées que de celles qui ont eu un heureux succès. Il est aisé d’en juger par les évenemens : on conviendra encore que la plûpart des fautes arrivent par l’ignorance ou la négligence des chefs. Ce qui se fait à la guerre sans but & sans dessein, continue le même auteur, ne mérite pas le nom d’actions. Ce sont plûtôt des accidens & des hasards dont on ne peut tirer aucune conséquence, parce qu’elles ne sont fondées sur aucune raison solide ».

Avant de commencer la guerre, il est donc important d’avoir des vûes & des desseins, qu’on se propose de suivre autant que les circonstances pourront le permettre. C’est ce qu’on appelle, suivant M. de Folard, regler l’état de la guerre. Voyez Etat de la Guerre.

Lorsqu’on veut entreprendre une guerre, il faut commencer par des préparatifs de longue main, non-seulement pour avoir le nombre des troupes nécessaires, mais encore de l’argent pour fournir à sa dépense. Henri IV. ayant formé le dessein de porter la guerre en Allemagne, M. de Sully sut rallentir son ardeur jusqu’à ce que ce prince eût dans ses coffres de quoi la faire pendant plusieurs années. Il faut des magasins considérables de munitions de guerre & de bouche dans les lieux à portée de ceux que les armées doivent occuper. Dans toute expédition, dit Vegece, le point capital est d’avoir toûjours des vivres, & de ruiner l’ennemi en les lui coupant. Outre cette attention indispensable, il est important de prendre de bonne heure des arrangemens avec les puissances auxquelles on pourroit causer de la jalousie, pour n’en être point traversé dans ses opérations : c’est ce que fit Louis XIV. dans la guerre de 1672.

Ce prince avoit pris toutes les précautions que la prudence peut suggérer, pour n’être point distrait de la poursuite de son objet ; & si les évenemens heureux de cette guerre ne l’avoient pas excité à la continuer au-delà des bornes nécessaires pour humilier cette république, dont il avoit lieu de se plaindre, il seroit parvenu à son but sans obstacles de la part des puissances voisines.

Quelque nécessaires que soient les préparatifs dont on vient de parler, ils ne doivent pas faire toute l’application de celui qui veut commencer la guerre. « Il doit encore s’appliquer à connoître le génie de son ennemi & le caractere de ses généraux ; s’ils sont sages ou téméraires, hardis ou timides, s’ils combattent par principes ou au hasard ; avec quelles nations braves ou lâches ils ont eu affaire ; . . . . comment sont affectées ses troupes ; ce que pensent celles de l’ennemi ; lequel des deux partis a le plus de confiance, pressentiment qui éleve ou abaisse le cœur. . . . . Un général vigilant & sage doit peser dans son conseil ses forces & celles des ennemis, comme s’il avoit à juger civilement entre deux parties. S’il se trouve supérieur en plusieurs endroits, il en doit pas différer de profiter de son avantage ; mais s’il sent que l’ennemi soit plus fort que lui, il doit éviter une affaire générale, & s’en tenir aux ruses, aux surprises, & aux embuscades qui ont souvent fait triompher des troupes inférieures en force & en nombre sous de bons généraux ». Vegece, même traduction que ci-dessus.

Il faut connoître aussi les plus exactement qu’il est possible, le pays qui doit être le théatre de la guerre savoir les secours qu’on en pourra tirer pour la subsistance des troupes & pour les fourrages & les incommodités qui pourront en résulter pour l’ennemi. Enfin ce n’est pas assez d’assembler une armée, il faut savoir auparavant où elle agira, & comment elle le fera. Lorsqu’on est une fois entré en campagne, il ne doit plus être question de délibérer, mais d’entamer avec vivacité les opérations qu’on s’est proposé d’exécuter. M. de Folard dit quelque part sur ce sujet, « que les lents & les engourdis à la guerre auront aussi peu de part à la gloire de ce monde, que les tiedes à celle du ciel.

Il ne faut pas toûjours regler l’état de la guerre sur le nombre & la qualité des forces que l’on veut opposer à l’ennemi, qui sera peut-être plus fort. Il y a certains pays où le plus foible peut paroître & agir contre le plus fort, où la cavalerie est de moindre service que l’infanterie, qui souvent supplée à l’autre par sa valeur. L’habileté d’un général est toûjours plus avantageuse que la supériorité du nombre, & les avantages d’un pays. Un Turenne regle l’état de la guerre sur la grandeur de ses connoissances, de son courage, & de sa hardiesse. Un général qui ne lui ressemble en rien, malhabile, peu entreprenant, quelque supérieur qu’il soit, craint toûjours, & n’est jamais assez fort ». Comment. sur Polybe, par M. le chevalier Folard, tome V. page 347.

On doit toûjours commencer la guerre par quelque action d’éclat, & ne point se laisser prévenir par l’ennemi. « S’il incline à combattre, dit l’auteur que nous venons de citer, il faut aller au-devant plûtôt que de l’attendre : que s’il évite un engagement, il faut le pousser à quelque prix que ce soit ; car un siége est très-difficile lorsqu’on ne le fait pas ensuite d’une grande victoire ou d’un avantage considérable. Il faut observer toutes ces choses, lorsqu’on regle l’état de la guerre, & que l’on établit son plan avant de la commencer ; car lorsqu’on a médité à loisir sur ce qu’on est résolu de faire, & sur ce que l’ennemi peut raisonnablement opposer, on vient à bout de ses desseins ». Même ouvrage que ci-dessus, tome V. page 350.

Il seroit aisé d’ajoûter beaucoup d’autres réflexions sur cette matiere ; mais comme il ne s’agit point ici d’un traité sur la guerre, mais d’expliquer ce qu’elle a de plus général, nous donnerons seulement un précis de la guerre offensive & de la guerre défensive ; l’on dira aussi un mot de la guerre de secours.

De la guerre offensive. Dans la guerre offensive, comme on se propose d’attaquer l’ennemi, il faut être assez exactement informé de ses forces pour être assûré qu’on en aura de plus grandes, ou que l’on sera en état de faire des conquêtes avant qu’il ait le tems de rassembler son armée pour s’y opposer.

« Si le pays que l’on veut attaquer, dit M. de Feuquieres, est bordé de places fortes, il faut attaquer le quartier qui y donne une entrée libre, & qui porte avec plus de facilité vers la capitale, à qui il faut, autant qu’il est possible, au commencement de la guerre, faire voir l’armée, afin d’y jetter la terreur, & tâcher par-là d’obliger l’ennemi de dégarnir quelques-unes des places de la frontiere pour rassûrer le cœur du pays.

Il faut ensuite tomber sur les places dégarnies pour ouvrir davantage le pays attaqué, faire apporter dans ces places après leur prise, tous les dépôts qui étoient dans les vôtres, & faire ainsi la guerre avec plus de commodité.

Lorsqu’on aura pénétré le plus avant qu’on l’aura pû faire, il faut faire camper l’armée en lieu sain & commode pour les fourrages, & même en lieu avantageux par son assiette, afin de pouvoir de-là faire des détachemens considérables, pour réduire par la terreur des armes les extrémités du pays où l’on ne pourroit pas avec sûreté & commodité pour les vivres, se porter avec l’armée entiere ». Mém. de M. le marquis de Feuquieres, tome II. page 15 & suivantes.

C’est particulierement dans ces commencemens qu’il faut user de diligence pour l’exécution des différens projets qu’on a formés. On vit d’abord aux dépens de l’ennemi, on ruine le pays par où il peut s’assembler, & l’on jette la terreur parmi les troupes & les peuples. « Une bataille, dit l’auteur que nous venons de citer, donnée à-propos dans un commencement de guerre, en décide presque toûjours le succès : ainsi il ne faut point hésiter à la donner, si l’ennemi par quelque mouvement pour mettre ses troupes ensemble, se met à-portée de risquer un évenement ».

Quelque incertain que soit le succès des batailles, il paroît en effet que loin de les éviter au commencement d’une guerre, il faut chercher l’occasion d’en donner. « C’est un paradoxe, dit Montecuculli, que d’espérer de vaincre sans combattre. Le but de celui qui fait la guerre est de pouvoir combattre en campagne pour gagner une victoire ; & quiconque n’a pas dessein d’en venir là, est éloigné de la fin naturelle de la guerre. On a bien vû, continue ce grand capitaine, des armées foibles en défaire de fortes en campagne ; mais on n’a jamais vû une armée qui se renferme dans un camp fortifié pour éviter le combat, défaire celle qui l’attaque : c’est assez à l’aggresseur que de plusieurs attaques une seule lui réussisse pour le rendre victorieux ». Mém. de Montecuculli, liv. II chap. vj.

Le gain d’une bataille peut avoir les suites les plus heureuses, lorsque le général a toute la capacité nécessaire pour en profiter ; mais sa perte en a ordinairement de si fâcheuses, qu’on ne doit la risquer qu’avec beaucoup de circonspection. Montecuculli qui conseille d’en chercher l’occasion au commencement de la guerre, observe néanmoins « que dans une matiere si importante on ne peche pas deux fois ; & que quand le mal est arrivé, il ne sert de rien de se repentir & de rejetter sa faute sur celui-ci ou sur celui-là ; qu’il faut beaucoup de fermeté & de présence d’esprit pour pourvoir à tout, & ne pas préférer les murmures de la populace au salut public ; qu’il faut chercher à faire quelque coup d’importance sans tout risquer, parce qu’il n’y eut jamais de prudence à risquer beaucoup » pour gagner peu. Mém. de Montecuculli, liv. III. chap. jv.

M. le maréchal de Saxe n’étoit point pour les batailles, sur-tout, dit-il, au commencement d’une guerre. Il prétend, dans ses mémoires, qu’un habile général peut la faire toute sa vie sans s’y voir obligé : « Rien, dit cet illustre général, ne réduit tant l’ennemi que cette méthode (d’éviter les batailles), & n’avance plus les affaires. Il faut, ajoûte-t-il, donner de fréquens combats & fondre, pour ainsi dire, l’ennemi petit-à-petit ; aprés quoi il est obligé de se cacher ».

Cette méthode est sans doute plus sûre & plus prudente que la précédente ; mais outre qu’elle demande beaucoup de science & de génie dans le général, il faut observer que si en agissant de cette maniere on se commet moins, on réduit aussi l’ennemi moins promptement : la guerre est alors plus longue & moins décisive. On se ruine en détail sans rien faire de grand : c’est pourquoi cette conduite excellente dans la guerre défensive, ne l’est peut-être pas autant dans l’offensive. « S’imaginer faire des conquêtes sans combattre, c’est, dit Montecuculli, un projet chimérique. Les guerres des Romains qui étoient courtes & grosses, sont, dit-il, bonnes à imiter ; mais on ne les peut faire sans batailles ».

M. de Puysegur pensoit sur les batailles à-peu-près comme M. le maréchal de Saxe. Selon cet auteur, elles sont la ressource des généraux médiocres qui donnent tout au hasard ; au lieu que ceux qui sont savans dans la guerre, cherchent par préférence les actions où ils peuvent soûtenir les troupes par leur savoir & leur habileté. Voyez Bataille.

Il est certain que si l’on peut sans donner de batailles exécuter les différentes choses que l’on s’est proposé, il y auroit une imprudence inexcusable à vouloir en risquer l’évenement : mais il y a plusieurs circonstances où elles sont inévitables. Si par exemple l’ennemi que vous avez en tête attend des secours considérables qui lui donnent la supériorité sur vous ; si les affaires du prince exigent qu’il tire de forts détachemens de votre armée pour aller au secours d’un corps d’armée dans une province éloignée ; si les subsistances manquent & qu’il ne soit pas possible de s’en procurer sans chasser l’ennemi des lieux qu’il occupe : dans ces circonstances & dans beaucoup d’autres qui arrivent à la guerre, les batailles sont absolument nécessaires. M. de Turenne, qui savoit les éviter quand il le falloit, en a donné plusieurs dans des cas de cette espece ; & c’est par cette conduite qu’avec des armées inférieures, il a toûjours sû se conserver la supériorité sur l’ennemi.

Ce qu’il y a d’essentiel à observer dans les batailles, c’est de savoir se soûtenir & ne point se décourager pour avoir été poussé & même battu dans quelques endroits de sa ligne. « C’est être habile, je le veux, dit Polybe, que de faire ensorte après avoir bien commencé une action, que la fin ne démente pas le commencement : mais la gloire est bien plus grande lorsqu’après avoir eu du pire au premier choc, loin d’en être ébranlé & de perdre la tête, on refléchit sur les fautes que les bons succès font commettre à son ennemi, & qu’on les tourne à son avantage. Il est assez ordinaire de voir des gens à qui tout semble prospérer au commencement d’un combat, tourner le dos peu de tems après, & être vaincus ; & d’autres au contraire qui après des commencemens très-desavantageux, savent par leur bonne conduite changer la face des choses, & remporter la victoire lorsqu’on s’y attendoit le moins ». Hist. de Polybe, liv. XI. ch. iij.

Polybe en donne pour exemple la bataille de Mantinée, gagnée par Philopemen sur Machanidas, tyran de Sparte.

Au commencement de cette bataille l’armée de Philopemen fut poussée, & même mise en partie en déroute : mais ce grand capitaine ne s’épouvanta pas, & ne perdit pas l’espérance de faire changer la fortune ; il sut remédier au desordre de son armée, & trouver ensuite le moyen de remporter une victoire complete, dans laquelle il tua lui-même Machanidas.

Nous avons un exemple à-peu-près de même espece, rapporté dans les mémoires de M. de Turenne, à la bataille de Nordlingue.

Dans cette bataille, l’aîle droite de l’armée de France fut entierement mise en déroute, le centre battu, & l’aîle gauche un peu poussée. Malgré cela M. le Prince soûtint le combat ; M. de Turenne battit l’aîle droite des ennemis ; & la nuit venant incontinent, les deux aîles qui avoient battu ce qui étoit devant elles, demeurerent en bataille l’une devant l’autre. A une heure après minuit, l’armée ennemie commença à se retirer, &c.

Un des principaux avantages de la guerre offensive, c’est de faire subsister l’armée aux dépens de l’ennemi. Par cette raison, cette guerre peut être moins dispendieuse que la guerre défensive, où l’on est obligé de vivre sur son propre terrein.

« L’empereur Léopold Ignace se plaignant, dit M. de Santa-Crux, de ce qu’il ne savoit où prendre des fonds pour payer ses armées, Walstein son général lui répondit, que le remede qu’il y trouvoit étoit de lever une fois plus de troupes. L’empereur lui ayant repliqué comment il pourroit entretenir cent mille hommes, puisqu’il n’avoit pas le moyen d’en faire subsister cinquante mille ; Walstein le satisfit, en lui représentant que cinquante mille hommes tiroient leur subsistance du pays ami, & que cent mille le tiroient du pays ennemi ».

Le prince d’Orange, suivant ce proverbe allemand, il est toûjours bon d’attacher les chevaux aux arbres des ennemis, dit « que celui qui fait une guerre offensive peut, dans un malheur, avoir recours à son propre pays ; parce que n’ayant point souffert de la guerre, on y trouvera abondamment tout ce qui est nécessaire : au lieu que celui qui la soûtient sur ses états, ne sauroit en plusieurs jours faire les préparatifs convenables pour entrer dans le pays ennemi. Enfin en se tenant sur la défensive on ne peut que perdre, ou tout-au-plus conserver ce que l’on a, & en attaquant on peut gagner. » Réfl. mil. par M. le marquis de Santa-Crux, tome IV. ch. ij.

De la guerre défensive. La guerre défensive est beaucoup plus difficile & plus savante que la précédente. Elle demande plus d’adresse, plus de ressource dans l’esprit, & beaucoup plus d’attention dans la conduite.

« Dans la guerre offensive on compte pour rien ce qu’on manque de faire ; parce que les yeux attentifs à ce qui se fait, & remplis d’une action éclatante, ne se tournent point ailleurs, & n’envisagent point ce qu’on pouvoit faire. Dans la guerre défensive, la moindre faute est mortelle, & les disgraces sont encore exagérées par la crainte, qui est le vrai microscope des maux, & on les attribue toutes à un seul homme. On ne regarde que le mal qui arrive, & non ce qui pouvoit arriver de pis, si on ne l’avoit empêché ; ce qui en bonne partie devroit être compté pour un bien ». Mém. de Montecuculli, liv. III. ch. iij.

M. de Feuquieres observe qu’il est bien difficile de prescrire des maximes générales dans cette espece de guerre, parce qu’elle est toute, dit-il, dans la prudence & l’esprit de prévoyance de celui qui la conduit.

« On peut dire seulement qu’elle a été tout-à-fait imprévûe, ou qu’elle n’a pas été prévûe assez tôt, ou que la perte d’une bataille, ou de quelque place considérable, l’a rendue telle, quoiqu’elle eût eu un autre commencement.

Au premier cas, le peu de troupes qu’on a sur pié doit être ménagé ; l’infanterie jettée, selon la quantité des places qu’on a à garder, dans celle que l’on peut croire le plus indispensablement attaquée, abandonnant ainsi à l’ennemi celles qui dans la suite de la guerre pourroient être plus facilement conquises, ou qu’il pourra le plus difficilement conserver. La cavalerie doit être mise en campagne, mais en état d’avoir une retraite sûre ; elle doit incommoder les fourrages & les convois de l’ennemi, empêcher que ses partis ne s’écartent trop de son armée, & ne jettent trop facilement la terreur dans le dedans du pays.

Le plat pays ne doit point être ménagé. Il faut en retirer dans les meilleures places tout ce que l’on peut en ôter, & consumer même par le feu tous les grains & fourrages qu’on ne peut mettre en lieu sûr, afin de diminuer par-là la subsistance aisée de l’armée ennemie. Les bestiaux doivent être aussi renvoyés dans les lieux les plus éloignés de l’ennemi ; & autant qu’il se peut, couverts de grandes rivieres, où ils trouveront plus de sûreté & une subsistance plus aisée ». Mém. de M. le marquis de Feuquieres, tome II. pag. 2.

Quelque inconvénient qu’il paroisse y avoir à ruiner son pays, c’est pourtant dans des cas pressans une opération indispensable ; « car il vaut mieux, dit un grand capitaine, se conserver un pays ruiné, que de le conserver pour son ennemi… C’est une maxime, que nul bien public ne peut être sans quelque préjudice aux particuliers… aussi un prince ne se peut démêler d’une périlleuse entreprise, s’il veut complaire à tout… & les plus grandes & ordinaires fautes que nous faisons en matiere d’état & de guerre, proviennent de se laisser emporter à cette complaisance, dont le repentir nous vient quand on n’y peut plus remédier ». Parfait capitaine, par M. le duc de Rohan.

Lorsque la guerre n’a pas été absolument imprévûe, qu’on a dû s’y attendre par les dispositions de l’ennemi, par l’augmentation de ses troupes, les amas de vivres & de fourrages dans ses places frontieres ; alors on peut prendre des précautions pour lui résister. Pour cet effet on fait promptement de nouvelles levées de troupes ; on réunit ensemble dans les lieux les plus propres à fermer l’entrée du pays, celles qu’on a déjà sur pié ; & l’on forme des magasins de munitions de toute espece dans les lieux les moins exposés.

On cherche aussi à tirer du secours de ses alliés, soit par des diversions, ou par des corps de troupes. Enfin l’on doit s’appliquer à faire ensorte de n’être point surpris, à bien démêler les desseins de l’ennemi, & à employer tous les expédiens que la connoissance de la guerre & du pays peuvent suggérer pour lui résister.

Il arrive souvent qu’un prince qui fait la guerre à-la-fois de plusieurs côtés, n’est pas en état de la faire offensivement par-tout ; alors il prend le parti de la défensive du côté où il se croit le plus en sûreté ; mais cette défensive doit être conduite avec tant d’art & de prudence, que l’ennemi ne puisse s’en douter. « Le projet de cette espece de guerre, dit M. de Feuquieres, mérite autant de réflexions & de capacité, qu’aucune autre ; elle ne doit jamais se faire que du côté où l’on est sûr de réduire l’ennemi à passer une riviere difficile, ou un pays serré, coupé de défilés, & lorsqu’on a sur cette riviere une place forte bien munie, que l’on saura être un objet indispensable, par l’attaque de laquelle on pourra présumer qu’il perdra un tems assez considérable pour avoir celui de la secourir ou de le combattre ».

Quoique la guerre défensive soit plus difficile à soûtenir que l’offensive, M. le chevalier Folard prétend que les généraux les plus mal-habiles sont ceux qui la proposent ; au lieu que les plus consommés dans la science des armes cherchent à l’éviter : la raison en est sans doute, qu’il paroît plus aisé de s’opposer aux desseins de l’ennemi, que d’en former soi-même ; mais avec un peu d’attention on s’apperçoit bien-tôt que l’art de réduire un ennemi à l’absurde, & de deviner tous ses projets, demande plus de capacité & d’intelligence que pour l’attaquer à force ouverte, & le faire craindre pour son pays. Si l’ennemi peut pénétrer qu’on a dessein de se tenir sur la défensive à son égard, il doit devenir plus entreprenant. « Ajoûtez à cela, dit le savant commentateur de Polybe, qu’une défensive ruine l’état, si elle dure long-tems ; car outre qu’elle n’est jamais sans quelque perte, ou sans la ruine de notre frontiere que nos armées mangent, c’est que comme on craint également que l’ennemi coule sur toute sa ligne de communication, pour couper ou pénétrer la nôtre pour faire quelques conquêtes, on se voit obligé de munir extraordinairement toutes les places de cette frontiere, parce qu’elles se trouvent également menacées : & quel est le prince assez puissant, continue ce même auteur, pour fournir toutes ses forteresses de vivres & de munitions de guerre pour soûtenir un long siége » ?

Lorsque par les évenemens d’une guerre malheureuse on est dans le cas de craindre de se commettre avec l’ennemi, il faut éviter les actions générales en plaine, & chercher, comme le faisoit Fabius Maximus, à harceler l’ennemi, lui couper ses vivres & ses fourrages, s’appliquer à ruiner son armée en détail, en se tenant toûjours à-portée de profiter de ses fautes, en occupant des postes sûrs & avantageux, où sa supériorité ne soit point à craindre ; en un mot « fuir, comme le dit M. Folard, toute occasion de combattre où la supériorité du nombre peut beaucoup, & chercher celles où le pays militera pour nous : mais il n’appartient pas, dit-il, aux généraux médiocres de faire la guerre de cette sorte ; & lorsqu’un prince est assez heureux pour avoir des généraux du premier ordre à son service, il n’a garde de les brider. Contre ceux-ci, Dieu n’est pas toûjours pour les gros bataillons. M. de Turenne a fait voir mille fois que cette maxime étoit fausse, & elle l’est en effet a l’égard des grands capitaines & des officiers expérimentés. » Comm. sur Polybe, liv. V. chap. xij.

Lorsqu’on veut empêcher l’ennemi de pénétrer dans un pays fermé de montagnes & de défilés, il est bien difficile de s’assûrer de les garder tous également ; car comme l’ennemi peut donner de la jalousie de plusieurs côtés, il vous oblige par-là de partager vos forces ; ce qui fait qu’on ne se trouve pas en état de résister dans le lieu ou il fait ses plus grands efforts. Dans les cas de cette espece, & lorsqu’on est à-peu-près égal en force à l’ennemi, il faudroit s’attacher à le mettre lui-même sur la défensive ; c’est le moyen de déranger ses projets, & de l’occuper de la conservation de son pays. Si l’on peut réussir, on éloigne la guerre de ses frontieres ; mais si l’entreprise paroît trop difficile, il faut faire ensorte que l’ennemi ne trouve aucune subsistance dans les lieux ou il aura pénétré, qu’il s’y trouve gêne & à l’étroit par un bon corps d’armée qui occupe un camp sûr & avantageux, & qu’il ne lui permette pas de pouvoir aller en-avant. C’est un principe certain, que le partage des forces les diminue, & qu’en voulant se défendre de tous côtés, on se trouve trop foible partout : c’est pourquoi le parti le plus sûr dans les occasions où l’on craint pour plusieurs endroits à-la-fois, est de réunir ses forces ensemble, de maniere que s’il est nécessaire de combattre, on le fasse avec tout l’effort dont on est capable. C’est par cette raison qu’un général habile qui a des lignes d’une grande étendue à garder, trouve plus avantageux d’aller au-devant de l’ennemi, pour le combattre avec toutes ses forces, que de se voir forcé dans des retranchemens. Voyez Ligne.

De la guerre de secours. Un prince secourt ses voisins à cause des alliances ou des traités qu’il a faits avec eux ; il le fait aussi souvent pour les empêcher de succomber sous la puissance d’un prince ambitieux que la prudence demande qu’on arrête de bonne heure : car, comme le dit très-judicieusement le chevalier de Ville, on ne doit pas rester tranquille lorsque le feu est aux maisons voisines ; autrement on en sentira bien-tôt les effets.

Lorsqu’on donne du secours à un prince en vertu des traités, la justice & l’équité exigent qu’on lui tienne exactement tout ce qu’on lui a promis, soit pour lui fournir un certain nombre de troupes, soit pour attaquer soi-même l’ennemi de son allié, si l’on est à portée de le faire.

Si l’on donne des secours à un prince pour l’empêcher d’être opprimé par une puissance formidable qui veut envahir son pays, la prudence demande qu’avant de le faire, on prenne toutes les sûretés convenables pour que le prince attaqué ne fasse pas la paix à votre préjudice & sans votre participation.

Pour cet effet, on doit exiger quelques places de sûreté qui puissent garantir la fidélité du prince auquel on donne du secours.

« Que si, comme il arrive souvent, dit M. de Feuquieres, la jalousie que l’on aura sujet de prendre d’un prince inquiet & ambitieux, a formé les alliances dans lesquelles on est entré, & qu’on se trouve hors de portée de joindre ses troupes à celles de l’état attaqué, il faut en ce cas-là le secourir ou par argent qu’on lui fournira, ou par des diversions dans le pays de l’attaquant, qui le forcent à diviser ses armées, & qui l’empêchent de pousser ses conquêtes avec trop de rapidité ».

Lorsqu’un prince envoye un corps de troupes au secours d’un autre prince, « le général de ses troupes doit être sage & prévoyant, pour maintenir la discipline dans son corps, de maniere que le prince allié ne fasse point de plaintes contre lui, & prévoyant, pour que ses troupes ne tombent dans aucun besoin pour les subsistances, & qu’elles ne soient exposées au péril de la guerre qu’avec proportion de ses forces à celles du prince allié, & enfin pour qu’il ne se passe rien à son insû dans le cabinet du prince allié, qui puisse être préjudiciable à son maître ». Mémoires de M. de Feuquieres, tome II. pag. 32 & suiv.

De la guerre des siéges. Quoique nous ayons exposé fort brievement ce qui concerne les guerres précédentes, nous serons encore plus succints sur celle des siéges.

Nous observerons seulement qu’on ne doit entreprendre aucun siége que lorsqu’on a acquis quelque supériorité sur l’ennemi par le gain d’une bataille ou d’un combat, ou bien lorsqu’on est en état en se mettant de bonne heure en campagne, de finir le siége avant que l’ennemi ait eu le tems d’assembler une armée pour s’y opposer. Une armée qui fait un siége s’affoiblit toûjours beaucoup : par conséquent si elle est de pareille force que celle de l’ennemi, elle devient alors inférieure ; c’est pourquoi pour éviter tout inconvénient à cet égard, il ne faut se livrer à ces sortes d’entreprises, que lorsqu’on peut présumer que l’ennemi ne pourra empêcher de les terminer heureusement. Il y a des places dont la disposition du terrein des environs est si favorable pour une armée d’observation, qu’il est difficile à l’ennemi, lorsqu’on y est une fois établi, de vous y attaquer avec avantage. Mais comme ces situations ne sont pas ordinaires, les habiles généraux pensent qu’il faut être maitre de la campagne, pour faire un siége tranquillement.

On doit avoir pour objet principal à la guerre, celui de pousser son ennemi & de l’empêcher de paroître ; lorsqu’on y est parvenu, les siéges se font sans difficulté & sans inquiétude : à l’égard des différentes opérations du siége, voyez Attaque des Places, Investissement, Circonvallation, Défense, Siége, Tranchées, &c.

Avant de finir cet article, observons que les succès à la guerre dépendent non-seulement du général, mais encore des officiers généraux qui sont sous ses ordres, & de ceux qui sont chargés du détail des subsistances : si le général n’en est pas bien secondé, les projets les mieux pensés & les mieux entendus peuvent manquer dans l’exécution, sans qu’il y ait aucune faute de sa part : on veut cependant le rendre responsable de tout ; & ce qui est encore plus singulier, tout le monde veut s’ingérer de juger de sa conduite, & chacun s’en croit capable. Cette manie n’est pas nouvelle.

« Il y a des gens, disoit Paul-Émile, qui dans les cercles & les conversations, & même au milieu des repas, conduisent les armées, reglent les démarches du consul, & prescrivent toutes les opérations de la campagne : ils savent mieux que le général qui est sur les lieux, où il faut camper & de quel poste il faut se saisir, où il est à-propos d’établir des greniers & des magasins ; par où, soit par terre soit par mer, on peut faire venir des vivres ; quand il faut en venir aux mains avec l’ennemi, & quand il faut se tenir en repos : & non-seulement ils prescrivent ce qu’il y a de meilleur à faire ; mais pour peu qu’on s’écarte de leur plan, ils en font un crime au consul, & ils le citent à leur tribunal.

Sachez, Romains, que cette licence qu’on se donne à Rome apporte un grand obstacle au succès de vos armées & au bien public. Tous vos généraux n’ont pas la fermeté & la constance de Fabius, qui aima mieux voir son autorité insultée par la témérité d’une multitude indiscrette & imprudente, que de ruiner les affaires de la république en se piquant à contre-tems de bravoure pour faire cesser des bruits populaires.

Je suis bien éloigné de croire que les généraux n’ayent pas besoin de recevoir des avis ; je pense au contraire que quiconque veut seul tout conduire par ses seules lumieres & sans consulter, marque plus de présomption que de sagesse. Que peut-on donc exiger raisonnablement ? c’est que personne ne s’ingere de donner des avis à vos généraux, que ceux premierement qui sont habiles dans le métier de la guerre, & à qui l’expérience a appris ce que c’est que de commander ; & secondement ceux qui sont sur les lieux, qui connoissent l’ennemi, qui sont en état de juger des différentes conjonctures, & qui se trouvant embarqués comme dans un même vaisseau, partagent avec nous tous les dangers. Si donc quelqu’un se flatte de pouvoir m’aider de ses conseils dans la guerre dont vous m’avez chargé, qu’il ne refuse point de rendre ce service à la république, & qu’il vienne avec moi en Macédoine ; galere, chevaux, tentes, vivres, je le défrayerai de tout. Mais si l’on ne veut pas prendre cette peine, & qu’on préfere le doux loisir de la ville aux dangers & aux fatigues du camp, qu’on ne s’avise pas de vouloir tenir le gouvernail en demeurant tranquille dans le port : s’ils ont une si grande demangeaison de parler, la ville par elle-même leur fournit assez d’autres matieres ; celle-ci n’est point de leur compétence ».

L’abus dont se plaint Paul-Émile dans ce discours dicté par le bon sens & la raison, nous montre, dit M. Rollin, qui le rapporte dans son histoire romaine, que les hommes dans tous les tems sont toûjours les mêmes.

On se fait un plaisir secret & comme un mérite d’examiner, de critiquer, & de condamner la conduite des généraux, & l’on ne s’apperçoit pas qu’en cela on peche visiblement & contre le bon-sens & contre l’équité : contre le bon-sens ; car quoi de plus absurde & de plus ridicule que de voir des gens sans aucune connoissance de la guerre & sans aucune expérience, s’ériger en censeurs des plus habiles généraux, & prononcer d’un ton de maître sur leurs actions ? contre l’équité ; car les plus experts même n’en peuvent juger sainement s’ils ne sont sur les lieux ; la moindre circonstance du tems, du lieu, & de la disposition des troupes, des ordres même secrets qui ne sont pas connus, pouvant changer absolument les regles ordinaires. Mais il ne faut pas espérer qu’on se corrige de ce défaut, qui a sa source dans la curiosité & dans la vanité naturelle à l’homme ; & les généraux, à l’exemple de Paul-Émile, font sagement de mépriser ces bruits de ville, & ces rumeurs de gens oisifs sans occupation & souvent sans jugement. Hist. rom. tome VIII. pag. 115.

Outre les différentes guerres précédentes, il y en a une particuliere qui se fait avec peu de troupes par des détachemens ou des partis, à laquelle on donne le nom de petite guerre ; ceux qui commandent ces petits corps de troupes sont appellés partisans.

Ils servent à mettre le pays ennemi à contribution ; à épier, pour ainsi dire, toutes les démarches du général ennemi : pour cet effet, ils rodent continuellement autour de son camp, ils y font des prisonniers qui donnent souvent des lumieres sur ses desseins ; on s’instruit par ce moyen de tout ce que fait l’ennemi, des différentes troupes qu’il envoye à la guerre, & des fourrages qu’il ordonne. En un mot cette guerre est absolument nécessaire non-seulement pour incommoder & harceler l’ennemi dans toutes ses opérations, mais pour en informer le général ; ce qui le met en état de n’être point surpris. Rien ne contribue plus à la sûreté d’une armée que les partis, lorsqu’ils sont commandes par des officiers habiles & intelligens. Voyez Partis, Partisans, & l’article suivant.

Jusqu’ici nous n’avons parlé que de la guerre de terre : la guerre navale ou la guerre de mer demanderoit beaucoup plus de détails ; mais nous nous contenterons d’observer que cette guerre peut heureusement seconder celle de terre, dans les pays ou les royaumes à portée de la mer.

Les armées navales assûrent les côtes, elles peuvent dispenser d’employer un grand nombre de troupes pour les garder. « Je pense, dit M. de Santa-Crux sur ce sujet, qu’il faut que vos armées navales soient supérieures, ou n’en point avoir du-tout, à l’exception de quelques galeres qui servent toûjours soit pour garder les côtes contre les corsaires, soit pour les secours. Un prince puissant sur mer évite la dépense de beaucoup de troupes, il se rend sans opposition maître des îles des ennemis, en leur coupant par ses vaisseaux tous les secours de terre-ferme ; il ruine le commerce de ses ennemis, & rend libre celui de ses états, en faisant escorter par des vaisseaux de guerre ceux des marchands, qui payent au delà de l’escorte.

» Celui qui est supérieur sur mer fait avec les princes neutres tous les traités de Commerce aussi avantageux qu’il veut ; il tient dans le respect les pays les plus éloignés, qui pour n’avoir pas eu tous les égards convenables, ont lieu de craindre un débarquement ou un bombardement. Quand même les ennemis, pour garder leurs côtes, seroient forcés de faire la dépense d’entretenir beaucoup de troupes ; si la frontiere de mer est longue, ils ne sauroient vous empêcher de prendre terre, & de piller une partie de leur pays, ou de surprendre quelque place, parce que votre flotte qui menace un endroit, pourra au premier vent favorable, arriver infiniment plûtôt à un autre que ne sauroient faire les régimens ennemis qui avoient accouru à l’endroit où votre armée navale les appelloit d’abord ; & chacun comprend aisément qu’il est impossible que les ennemis ayent cent lieues de côtes de mer assez bien garnies & retranchées, sans qu’il soit nécessaire pour empêcher un débarquement, que les troupes d’un autre poste accourent pour soûtenir celles du poste où se fait la descente ».

Les forces navales sont en effet si importantes, qu’elles ne doivent jamais être négligées. « La mer, dit un grand ministre, est celui de tous les héritages sur lequel tous les souverains prétendent plus de part, & cependant c’est celui sur lequel les droits d’un chacun sont moins éclaircis : l’empire de cet élément ne fut jamais bien assûré à personne ; il a été sujet à divers changemens, selon l’inconstance de sa nature. Les vieux titres de cette domination sont la force & non la raison ; il faut être puissant pour prétendre à cet héritage. Jamais un grand état ne doit être dans le cas de recevoir une injure, sans pouvoir en prendre revanche » ; & l’on ne le peut à l’égard des puissances maritimes, que par les forces navales.

Dans l’établissement d’une puissance navale, il « faut éviter, dit M. le marquis de Santa-Crux, de risquer par le sort d’un combat votre marine naissante, & de tenir vos vaisseaux dans des ports où les ennemis pourroient les détruire.

» Il faut bien payer les naturels du pays qui fréquentent les côtes ennemies, & qui vous donnent des avis prompts & sûrs de l’armement & des voyages de leurs escadres ; assembler secretement vos vaisseaux pour attaquer une escadre des ennemis inférieure, & qui se seroit séparée des autres ; si les ennemis sont en mer avec une grosse armée navale, ne faire cette année dans la Marine, que la dépense absolument nécessaire pour bien entretenir dans des ports sûrs vos gros vaisseaux & quelques frégates sur mer, afin que votre nation ne cesse pas entierement de s’exercer dans la navigation, & qu’elle puisse traverser un peu le commerce des ennemis, qui est toûjours considérable à proportion de leurs armées navales ».

Cet auteur donne différens conseils qui peuvent contribuer à la sûreté des corsaires qui courent sur l’ennemi. « Il faut, dit-il, qu’ils ayent dans les ports marchands des correspondances avec divers patrons de felouques & d’autres legers bâtimens neutres, pour leur donner avis du tems que les bâtimens ennemis doivent sortir des ports sans escorte ; & si leurs navires gardes-côtes en sont sortis pour côtoyer, ou s’ils ont jetté l’ancre. Ces patrons doivent être d’une fidélité reconnue & de beaucoup de secret, pour pouvoir leur confier sur quelle côte ou sur quel cap ils rencontreront chacun de vos corsaires, depuis un tel tems jusqu’à tel autre : vos corsaires conviendront avec eux des signaux de reconnoissance, de peur qu’ils ne craignent d’en approcher ». Réflexions milit. de M. le marquis de Santa-Crux, tome IV. ch. x. (Q)

Guerre ; envoyer à la guerre, aller à la guerre, se dit d’un détachement dont le général de l’armée donne le commandement à un officier de confiance, pour investir une place, pour couvrir ou attaquer un convoi, pour reconnoître l’ennemi, entreprendre sur les quartiers, sur les gardes ou sur les postes avancés, enlever des ôtages, établir des contributions, & souvent pour marcher en-avant, reconnoître un camp & couvrir un fourrage ou quelque autre manœuvre de l’armée.

Les détachemens de guerre réguliers sont commandés à l’ordre, les officiers principaux y sont nommés ; l’état major de l’armée commande selon leur ancienneté, les brigadiers, les colonels, & les lieutenans-colonels ; les brigades qui doivent fournier les troupes sont nommées à l’ordre ; les majors de brigade commandent les capitaines à marcher, & prennent ce service par la tête, comme service d’honneur. Chaque troupe est de cinquante hommes ; quelquefois on met doubles officiers à chaque troupe ; les compagnies de grenadiers qui doivent y marcher sont nommées à l’ordre.

Ces détachemens s’assemblent à l’heure & au rendez-vous marqués sur l’ordre : le commandant après avoir reçû du général les instructions & son ordre, se met en marche pour sa destination ; il envoye des nouvelles au général à mesure qu’il découvre quelque chose d’intéressant ; il s’applique à bien exécuter la commission dont il est chargé, & avec l’intelligence & la capacité qu’on est en droit d’exiger d’un officier que le roi a déjà honoré d’un grade supérieur.

Quelquefois le général de l’armée commande des détachemens dont il veut dérober la connoissance aux transfuges & aux espions qui pourroient être dans son armée : on prend alors toutes les précautions nécessaires pour que rien ne transpire jusqu’au moment où l’on fait marcher les troupes que chaque major de brigade commande, & qu’il envoye avec un guide au rendez-vous général.

Le général n’est point assujetti à confier ces détachemens aux plus anciens officiers généraux ; il peut & doit même les donner à ceux qui méritent le plus sa confiance, & sur-tout à ceux dans lesquels il a reconnu du zele, de la prudence, & de l’activité, & qui ont prouvé leur desir de se rendre capables d’exécuter de pareilles commissions, en allant souvent en détachement même sans être commandés, pendant qu’ils ont servi dans des grades inférieurs.

On envoye souvent à la guerre de petits détachemens irréguliers depuis cinquante jusqu’à trois cents hommes ; quoique les objets qu’ils ont à remplir paroissent de moindre importance que ceux des détachemens réguliers, on verra par les détails suivans, quelle est leur utilité pour la guerre de campagne, & combien ils sont propres à développer le génie & à former des officiers utiles & distingués.

Anciennement on nommoit partis ces sortes de petits détachemens, & l’officier qui les commandoit partisan. Ces partis se donnoient alors le plus ordinairement à des officiers de fortune ; & quoiqu’il n’y ait aucune espece de service qui ne soit honorable, malheureusement il n’étoit pas d’usage pour des officiers d’un certain grade de demander à les commander. Aujourd’hui l’émulation & le véritable esprit de service ont changé ce système, qu’une vanité très-déplacée avoit seule établi. Les officiers les plus distingués d’un corps demandent ces petits détachemens avec ardeur ; & les jeunes officiers qui desirent apprendre leur métier & se former une réputation, viennent s’offrir avec empressement, & même comme simples volontaires, pour marcher sous les ordres d’un officier expérimenté.

Feu M. le maréchal de Saxe avoit souvent employé de petits détachemens de cette espece pendant sa savante campagne de Courtray ; sa position, le peu de troupes qu’il avoit, la nécessité plus pressante alors que jamais d’être bien averti, lui avoit fait choisir des officiers de réputation pour les commander. M. le comte d’Argenson saisit ce moment pour détruire à jamais un faux système, dont la nation eût pu rappeller le souvenir. Il obtint du Roi des pensions sur l’ordre de S. Louis & des grades, pour ceux qui s’étoient distingués.

Ces sortes de détachemens ne sont jamais commandés à l’ordre ; les officiers, les soldats même qui marchent, ne suivent point leur rang. Le commandant avertit en secret les officiers dont il a besoin : ce sont eux qui choisissent dans leurs régimens le nombre de soldats de confiance & de bonne volonté qu’ils sont convenus de mener avec eux : ces petites troupes se rendent séparément au rendez-vous marque ; elles ne portent avec elles que du pain, leurs munitions, & leurs armes. Pendant la derniere guerre, feu M. de Mæric & M. de Nyhel, lieutenant-colonel d’infanterie & major du régiment de Dillon, n’ont jamais souffert dans leur détachement rien qui pût en embarrasser la marche ou les exposer à être découverts. Ils marchoient à pié à la tête de leur troupe ; un seul cheval portoit les manteaux des officiers. Arrivés au rendez-vous, ils faisoient une inspection sévere, & renvoyoient au camp tous ceux qui n’étoient point en état de bien marcher & de combattre.

Rien n’est plus essentiel pour la tranquillité d’une armée, & pour avoir des nouvelles certaines de l’ennemi, que ces petits détachemens ; ne marchant presque jamais que la nuit, s’embusquant dans des postes avantageux, quelquefois ces petites troupes suffisent pour porter le desordre en des postes avancés, & faire retirer de gros détachemens qui se mettroient en marche. La méthode de M. de Mæric fut toûjours d’attaquer fort ou foible en colonne ou par pelotons, dès qu’il ne pouvoit être tourné, & que le fond & le nombre de la troupe ne pouvoit être reconnu.

Le commandant doit avoir soin d’examiner les routes par lesquelles il peut se retirer, & d’en faire prendre connoissance aux officiers qui commandent les divisions, afin que chacune puisse se retirer séparément, si la retraite en troupe est trop difficile ; il faut donc alors un rendez-vous & un mot de ralliement.

Il lui est important de savoir parler la langue du pays où il agit, & même celle de la nation contre laquelle on fait la guerre ; si cette partie lui manque, il doit choisir, en composant la troupe, des officiers propres à bien parler ces langues dans l’occasion. La connoissance du pays lui est absolument nécessaire ; il est bon même qu’il choisisse autant qu’il est possible pour son détachement quelques officiers ou soldats du pays où il agit.

Il faut sur-tout qu’il se mette en état de pouvoir rendre compte à son retour des chemins frayés, de ceux qu’on peut faire, des ruisseaux, des ravins, des marais, & en général de tout ce qui peut assûrer, faciliter, ou mettre obstacle à la marche d’une armée dans le pays qu’il aura parcouru.

Ces connoissances sont essentielles pour le général & le maréchal général des logis de l’armée ; & l’objet principal de l’officier détaché est de les mettre en état de diriger l’ordre de marche de l’armée, sur le détail qu’il leur fait de la nature du pays & des terreins.

Lorsque ses connoissances & son intelligence lui permettent même de reconnoître l’assiette d’un camp en-avant, son devoir est de l’examiner assez pour pouvoir juger ensuite si l’état présent de son terrein se rapporte exactement aux cartes du général ; s’il est en état d’en lever un plan figuré, le compte qu’il rendra sera d’autant plus utile & digne de loüange.

Il doit faire observer une sévere discipline & un grand silence ; il n’annoncera jamais ce qu’il doit faire qu’à quelque officier de confiance qui puisse le remplacer ; il doit rendre compte aux jeunes officiers des motifs qui l’ont fait agir dans tout ce qu’il a fait avec eux. Tout officier qui donne la marque d’estime à un commandant de détachement de marcher de bonne volonté sous ses ordres, mérite de lui l’instruction qu’il desire d’acquérir.

Ces petits détachemens que le soldat qui reste au camp sait être en-avant, sont aussi très-utiles pour empêcher la maraude & la desertion ; ils peuvent favoriser nos espions, intercepter ceux de l’ennemi ; en un mot cette espece de service est également utile aux opérations de la campagne, au service journalier de l’armée, à développer le génie, à faire naître les talens, & à former de bons officiers. Cet article est de M. le Comte de Tressan.

Guerre, (homme de) c’est celui qui se rend propre à exécuter avec force, adresse, exactitude & célérité, tous les actes propres à le faire combattre avec avantage.

Cette partie de l’éducation militaire fut toûjours en grand honneur chez les anciens, & le fut parmi nous jusqu’au milieu du dernier siecle. Elle a été depuis trop négligée. On commence à s’occuper plus sérieusement à la remettre en vigueur ; mais on éprouve ce qui doit arriver toûjours de la langueur où l’on a laissé tomber les arts utiles. Il faut vaincre aujourd’hui la mollesse, & détruire l’habitude & le préjugé.

Les exercices du corps si nécessaires à l’homme de guerre, étoient ordonnés chez les Grecs par des lois que les Ephores & les Archontes soûtinrent avec sévérité. Ces exercices étoient publics. Chaque ville avoit son gymnase où la jeunesse étoit obligée de se rendre aux heures prescrites. Le gymnastique chef de ces exercices étoit revêtu d’une grande autorité, & toûjours choisi par élection parmi les citoyens les plus expérimentés & les plus vertueux. Les jeux olympiques, Néméens, Isthmiens & les Pithiens, ne furent institués que pour juger des progrès que la jeunesse faisoit dans les exercices. On y décernoit des prix à ceux qui avoient remporté la victoire à la course, & dans les combats de la lutte, du ceste, & du pugilat. C’est ainsi que la Grece, trop foible contre la multitude d’ennemis qu’elle avoit souvent à combattre, multiplioit ses forces, & préparoit ses enfans à devenir également intrépides & redoutables dans les combats.

On en voit un exemple bien frappant dans l’action vraiment héroïque des trois cents Lacédémoniens qui défendirent le pas des Thermopyles ; le courage seul n’eût pu suffire à leur petit nombre pour soûtenir si long-tems les efforts redoublés d’une armée presque innombrable, s’ils n’eussent joint la plus grande force & l’adresse à leur dévouement entier à la défense de la patrie.

Le même art fut cultivé chez les Romains ; & leurs plus grands capitaines en donnerent l’exemple. Marcellus, Cesar & Antoine, traversoient couverts de leurs armes des fleuves à la nage ; ils marchoient à pié & tête nue à la tête des légions, depuis Rome jusqu’aux extrémités des Alpes, des Pyrénées, & du Caucase. Les dépouilles opimes offertes à Jupiter Ferétrien furent toûjours regardées comme l’action la plus héroïque ; mais bien-tôt le luxe & la mollesse s’introduisirent, lorsque la voix de Caton & son souvenir eurent perdu leurs droits dans la capitale du monde. Si le siecle d’Auguste vit les Arts le perfectionner, les Belles-Lettres l’éclairer, les mœurs se polir, il vit aussi dégénérer toutes les qualités qui avoient rendu les Romains les maîtres de toutes les autres nations.

Les exercices du corps se soûtinrent long-tems parmi les Scythes, les Gaulois, & les Germains ; mais il n’est point de nation où ils ayent été plus long-tems pratiqués que chez les François.

Avant l’invention des armes-à feu, la chevalerie françoise décidoit seule du gain d’une bataille ; & lorsque nous voyons dans les arsenaux les anciennes armes offensives & défensives dont elle se servoit, nous avons peine à concevoir comment il étoit possible d’en faire usage.

La nature cependant n’a point dégénéré. Les hommes sont les mêmes qu’ils étoient ; mais l’éducation est bien différente. On accoûtumoit alors les enfans à porter de certains poids qu’on augmentoit peu-à-peu ; on les exerçoit dès que leur force commençoit à se déployer ; leurs muscles s’endurcissoient en conservant la souplesse. C’est ainsi qu’on les formoit aux plus durs travaux. L’éducation & l’habitude font presque tout dans les hommes, & les enfans des plus grands seigneurs n’étoient point exempts de ces exercices violens ; souvent même un pere envoyoit son fils unique pour être élevé à l’exercice des armes & de la vertu chez un autre chevalier, de peur que son éducation ne fut pas suivie avec assez de rigidité dans la maison paternelle. On nommoit cette espece d’éducation nourriture ; & l’on disoit d’un brave chevalier, qu’il avoit reçu chez tel autre une bonne & loüable nourriture. Rien ne pouvoit dispenser de cette éducation militaire tous ceux qui prétendoient à l’honneur d’être armés chevaliers. Quelles actions héroïques de nos rois & de nos princes ne lisons-nous pas dans notre histoire !

Quoique l’usage des armes-à-feu ait changé le système de combattre dans presque toute l’Europe, les exercices propres à former l’homme de guerre se sont soûtenus jusqu’à la minorité du feu roi, mais alors les tournois & les combats de la barriere avec des armes pesantes dégénérerent en course de bague & de têtes & en carrousels. Les armes défensives furent changées en ornemens somptueux & en livrées galantes ; bien-tôt l’art de combattre de sa personne fut négligé ; la mollesse s’introduisit au point de craindre même de se servir de la seule arme défensive qui nous reste de l’ancienne chevalerie ; & la cuirasse devenant un poids trop incommode, on attacha l’idée d’une fine valeur à ne s’en plus servir.

Les ordonnances du Roi ont remédié à cet abus ; & la raison éclairée démontre à l’homme de guerre que lorsqu’il ne se tient pas en état de bien combattre de sa personne, il s’expose à devenir inutile à lui-même & à sa patrie en beaucoup d’occasions, & à donner l’exemple de la mollesse à ceux qui sont sous ses ordres.

La valeur est sans doute la vertu la plus essentielle à l’homme de guerre ; mais heureusement c’est la plus commune. Eh, que seroit-il, s’il ne la possédoit pas ?

Il n’est personne qui dans le fond de son cœur ne se rende justice à soi-même. L’homme de guerre doit se connoître, s’apprétier avec sévérité ; & lorsqu’il ne se sent pas les qualités qui lui sont nécessaires, il manque à la probité, il manque à sa patrie, à son roi, à lui même, s’il s’expose à donner un mauvais exemple, & s’il occupe une place qui pourroit être plus dignement remplie.

Le mérite de l’homme de guerre est presque toûjours jugé sainement par ses pareils ; il l’est encore avec plus de justice & de sévérité par le simple soldat.

On ne fait jamais plus qu’on ne doit à la guerre. C’est s’exposer à un deshonneur certain, que de négliger d’acquérir les connoissances nécessaires au nouveau grade qu’on est sur d’obtenir ; mais malheureusement rien n’est si commun.

Nous n’entrerons point ici dans les détails de la science immense de la guerre. Que pourrions-nous dire qui puisse égaler les écrits immortels des Vauban, des Feuquieres, & des Puységur ?

Au reste, on se feroit une idée très-fausse de l’homme de guerre, si l’on croyoit que tous ses véritables devoirs sont renfermés dans un art militaire qu’il ne lui est pas permis d’ignorer. Exposé sans cesse à la vûe des hommes, destiné par état à les commander, le véritable honneur doit lui faire sentir qu’une réputation intacte est la premiere de toutes les récompenses.

Nous nous renfermons ici dans les seuls devoirs respectifs des hommes. L’homme de guerre n’est dispensé d’en remplir aucun. Si par des circonstances toûjours douloureuses pour une belle ame il se trouve dans le cas de pouvoir se dire comme Abner,

Ministre rigoureux des vengeances des rois ;


qu’il reçoive, qu’il excite sans cesse dans son ame les sentimens de ce même Abner ; qu’il distingue le mal nécessaire que les circonstances l’obligent à faire, d’avec le mal inutile & les brigandages qu’il ne doit point tolérer ; qu’au milieu des spectacles cruels & des desordres qu’enfante la guerre, la pitié trouve toûjours un accès facile dans son cœur ; & que rien ne puisse jamais en bannir la justice, le desintéressement, & l’amour de l’humanité. Article de M. le Comte de Tressan.

Guerre, (Droit naturel & Politique.) c’est, comme on l’a dit plus haut, un différend entre des souverains, qu’on vuide par la voie des armes.

Nous avons hérité de nos premiers ayeux,
Dès l’enfance du monde ils se faisoient la guerre.


Elle a regné dans tous les siecles sur les plus legers fondemens ; on l’a toûjours vû desoler l’univers, épuiser les familles d’héritiers, remplir les états de veuves & d’orphelins ; malheurs déplorables, mais ordinaires ! De tout tems les hommes par ambition, par avarice, par jalousie, par méchanceté, sont venus à se dépouiller, se brûler, s’égorger les uns les autres. Pour le faire plus ingénieusement, ils ont inventé des regles & des principes qu’on appelle l’Art militaire, & ont attaché à la pratique de ces regles l’honneur, la noblesse, & la gloire.

Cependant cet honneur, cette noblesse, & cette gloire consistent seulement à la défense de sa religion, de sa patrie, de ses biens, & de sa personne, contre des tyrans & d’injustes aggresseurs. Il faut donc reconnoître que la guerre sera légitime ou illégitime, selon la cause qui la produira ; la guerre est légitime, si elle se fait pour des raisons évidemment justes ; elle est illégitime, si l’on la fait sans une raison juste & suffisante.

Les souverains sentant la force de cette vérité, ont grand soin de répandre des manifestes pour justifier la guerre qu’ils entreprennent, tandis qu’ils cachent soigneusement au public, ou qu’ils se cachent à eux-mêmes les vrais motifs qui les déterminent. Ainsi dans la guerre d’Alexandre contre Darius, les raisons justificatives qu’employoit ce conquérant, rouloient sur les injures que les Grecs avoient reçûes des Perses ; les vrais motifs de son entreprise étoient l’ambition de se signaler, soûtenue de tout l’espoir du succès. Il ne seroit que trop aisé d’apporter des exemples de guerres modernes entreprises de la même maniere, & par des vûes également odieuses ; mais nous n’approcherons point si près des tems où nos passions nous rendent moins équitables, & peut-être encore moins clairvoyans.

Dans une guerre parfaitement juste, il faut non-seulement que la raison justificative soit très-légitime, mais encore qu’elle se confonde avec le motif, c’est-à-dire que le souverain n’entreprenne la guerre que par la nécessité où il est de pourvoir à sa conservation. La vie des états est comme celle des hommes, dit très-bien l’auteur de l’esprit des lois ; ceux-ci ont droit de tuer dans le cas de la défense naturelle, ceux-là ont droit de faire la guerre pour leur propre conservation : dans le cas de la défense naturelle, j’ai droit de tuer, parce que ma vie est à moi, comme la vie de celui qui m’attaque est à lui ; de même un état fait la guerre justement, parce que sa conservation est juste, comme toute autre conservation.

Le droit de la guerre dérive donc de la nécessité & du juste rigide. Si ceux qui dirigent les consciences ou les conseils des princes ne se bornent pas là, tout est perdu ; car les principes arbitraires de gloire, de bienséance, d’aggrandissement, d’utilité, ne sont pas des droits, ce sont des horreurs ; si la réputation de la puissance d’un monarque peut augmenter les forces de son royaume, la réputation de sa justice les augmenteroit de même.

Mais toute guerre est injuste dans ses causes, 1°. lorsqu’on l’entreprend sans aucune raison justificative, ni motif d’utilité apparente, si tant est qu’il y ait des exemples de cette barbarie : 2°. lorsqu’on attaque les autres pour son propre intérêt, sans qu’ils nous ayent fait de tort réel, & ce sont-là de vrais brigandages : 3°. lorsqu’on a des motifs fondés sur des causes justificatives spécieuses, mais qui bien examinées sont réellement illégitimes : 4°. lorsqu’avec de bonnes raisons justificatives, on entreprend la guerre par des motifs qui n’ont aucun rapport avec le tort qu’on a reçu, comme pour acquérir une vaine gloire, se rendre redoutable, exercer ses troupes, étendre sa domination, &c. Ces deux dernieres sortes de guerre sont très-communes & très-iniques. Il faut dire la même chose de l’envie qu’auroit un peuple, de changer de demeure & de quitter une terre ingrate, pour s’établir à force ouverte dans un pays fertile ; il n’est pas moins injuste d’attenter par la voie des armes sur la liberté, les vies, & les domaines d’un autre peuple, par exemple des Américains, sous prétexte de leur idolatrie. Quiconque a l’usage de la raison, doit jouir de la liberté de choisir lui-même ce qu’il croit lui être le plus avantageux.

Concluons de ces principes que toute guerre juste doit se faire pour nous défendre contre les attaques de ceux qui en veulent à nos vies & à nos possessions ; ou pour contraindre les autres à nous rendre ce qu’ils nous doivent en vertu d’un droit parfait & incontestable qu’on a de l’exiger, ou pour obtenir la réparation du dommage qu’ils nous ont injustement causé : mais si la guerre est légitime pour les raisons qu’on vient d’alléguer, c’est encore à cette seule condition, que celui qui l’entreprend se propose de venir par ce moyen violent à une paix solide & durable.

Outre la distinction de la guerre, en celle qui est juste & celle qui est injuste, quelques auteurs politiques distinguent la guerre en guerre offensive & en défensive. Les guerres défensives sont celles que les souverains entreprennent pour se défendre contre d’autres souverains, qui se proposent de les conquérir ou de les détruire. Les guerres offensives sont celles que les souverains font pour forcer d’autres souverains à leur rendre ce qu’ils prétendent leur être dû, ou pour obtenir la réparation du dommage qu’ils estiment qu’on leur a causé très-injustement.

On peut admettre cette distinction, pourvû qu’on ne la confonde pas avec celle que nous avons établie, & qu’on ne pense pas que toute guerre défensive soit juste, & que toute guerre offensive soit injuste ; car il y a des guerres offensives qui sont justes, comme il y a des guerres défensives qui sont injustes. La guerre offensive est injuste, lorsqu’elle est entreprise sans une cause légitime, & alors la guerre défensive, qui dans d’autres occasions pourroit être injuste, devient très-juste. Il faut donc se contenter de dire, que le souverain qui prend le premier les armes, soit qu’il le fasse justement ou injustement, commence une guerre offensive, & que celui qui s’y oppose, soit qu’il ait ou qu’il n’ait pas tort de le faire, commence une guerre défensive. Ceux qui regardent le mot de guerre offensive comme un terme odieux, qui renferme toûjours quelque chose d’injuste, & qui considerent au-contraire la guerre défensive comme inséparable de l’équité, s’abusent sur cette matiere. Il en est des princes comme des particuliers en litige : le demandeur qui entame un procès a quelquefois tort, & quelquefois raison ; il en est de même du défendeur : on a tort de ne vouloir pas payer une somme justement dûe, comme on a raison de se défendre de payer ce qu’on ne doit pas.

Quelque juste sujet qu’on ait de faire la guerre offensive ou défensive, cependant puisqu’elle entraîne après elle inévitablement une infinité de maux, d’injustices, & de desastres, on ne doit se porter à cette extrémité terrible qu’après les plus mûres considérations. Plutarque dit là-dessus, que parmi les anciens Romains, lorsque les prêtres nommés feciaux avoient conclu que l’on pouvoit justement entreprendre la guerre, le sénat examinoit encore s’il seroit avantageux de s’y engager.

En effet, ce n’est pas assez que le sujet de la guerre soit juste en lui-même, il faut avant que d’en venir à la voie des armes, qu’il s’agisse de la chose de la plus grande importance, comme de sa propre conservation.

Il faut que l’on ait au-moins quelque apparence probable de réussir dans ses justes projets ; car ce seroit une témérité, une pure folie, que de s’exposer à une destruction totale, & se jetter dans les plus grands maux, pour ne pas en sacrifier de moindres.

Il faut enfin qu’il y ait une nécessité absolue de prendre les armes, c’est-à-dire qu’on ne puisse employer aucun autre moyen légitime pour obtenir ce qu’on a droit de demander, ou pour se mettre à couvert des maux dont on est menacé.

Je n’ai rien à ajoûter sur la justice des armes ; on la déguise avec tant d’art, que l’on a quelquefois bien de la peine à découvrir la vérité : de plus, chaque souverain porte ses prétentions si loin, que la raison parvient rarement à les modérer : mais quelles que soient leurs vûes & leurs démarches, toute guerre, dit Cicéron, qui ne se fait pas pour la défense, pour le salut de l’état, ou pour la foi donnée, n’est qu’une guerre illégitime.

Quant aux suites de la prise des armes, il est vrai qu’elles dépendent du tems, des lieux, des personnes, de mille événemens imprévûs, qui variant sans cesse, ne peuvent être déterminés. Mais il n’en est pas moins vrai, qu’aucun souverain ne devroit entreprendre de guerres, qu’après avoir reconnu dans sa conscience qu’elles sont justes, nécessaires au bien public, indispensables, & qu’en même tems il y a plus à espérer qu’a craindre dans l’événement auquel il s’expose.

Non-seulement ce sont-là des principes de prudence & de religion, mais les lois de la sociabilité & de l’amour de la paix ne permettent pas aux hommes de suivre d’autres maximes. C’est un devoir indispensable aux souverains de s’y conformer ; la justice du gouvernement les y oblige par une suite de la nature même, & du but de l’autorité qui leur est confiée ; ils sont obligés d’avoir un soin particulier des biens & de la vie de leurs sujets ; le sang du peuple ne veut être verse que pour sauver ce même peuple dans les besoins extrêmes ; malheureusement les conseils flateurs, les fausses idées de gloire, les vaines jalousies, l’avidité qui se couvre de vains prétextes, le faux honneur de prouver sa puissance, les alliances, les engagemens insensibles qu’on a contractés par les suggestions des courtisans & des ministres, entraînent presque toûjours les rois dans des guerres où ils hasardent tout sans nécessité, épuisent leurs provinces, & font autant de mal à leurs pays & à leurs sujets, qu’à leurs propres ennemis.

Suppose cependant, qu’une guerre ne soit entreprise qu’à l’extrémité pour un juste sujet, pour celui de sa conservation, il faut encore qu’en la faisant on reste dans les termes de la justice, & qu’on ne pousse pas les actes d’hostilité au delà de leurs bornes & de leurs besoins absolus. Grotius, en traitant cette matiere, établit trois regles, qui peuvent servir à faire comprendre en peu de mots quelle est l’étendue des droits de la guerre, & jusqu’où ils peuvent être portés légitimement.

La premiere regle, c’est que tout ce qui a une liaison moralement nécessaire avec le but d’une guerre juste, doit être permis, & rien davantage. En effet, il seroit inutile d’avoir droit de faire une chose, si l’on ne pouvoit se servir des moyens nécessaires pour en venir à bout ; mais il seroit fou de penser, que pour défendre ses droits on se crût tout loisible & tout légitime.

Seconde regle. Le droit qu’on a contre un ennemi, & que l’on poursuit par les armes, ne doit pas être considéré uniquement par rapport au sujet qui fait commencer la guerre, mais encore par rapport aux nouvelles choses qui surviennent durant le cours de la guerre, tout de même qu’en justice une partie acquiert souvent un nouveau droit pendant le cours du procès ; c’est-là le fondement du droit qu’on a d’agir contre ceux qui se joignent à notre ennemi, soit qu’ils dépendent de lui ou non.

Troisieme regle. Il y a bien des choses, qui, quoiqu’illicites d’ailleurs, deviennent permises & nécessaires dans la guerre, parce qu’elles en sont des suites inévitables, & qu’elles arrivent contre notre intention & sans un dessein formel ; ainsi, par exemple, pour avoir ce qui nous appartient, on a droit de prendre une chose qui vaut davantage, si l’on ne peut pas prendre précisément autant qu’il nous est dû, sous l’obligation néanmoins de rendre la valeur de l’excédent de la dette. On peut canonner un vaisseau plein de corsaires, quoique dans ce vaisseau il se trouve quelques hommes, quelques femmes, quelques enfans, ou autres personnes innocentes qui courent risque d’être enveloppés dans la ruine de ceux que l’on veut & que l’on peut faire périr avec justice.

Telle est l’étendue du droit que l’on a contre un ennemi en vertu de l’état de guerre : cet état anéantissant par lui-même l’état de société, quiconque se déclare notre ennemi les armes à la main, nous autorise à agir contre lui par des actes d’hostilité, de dégât, de destruction, & de mort.

Il est certain qu’on peut tuer innocemment un ennemi qui a ses armes à la main, je dis innocemment aux termes de la justice extérieure & qui passe pour telle chez toutes les nations, mais encore selon la justice intérieure, & les lois de la conscience. En effet, le but de la guerre demande nécessairement que l’on ait ce pouvoir ; autrement ce seroit en vain que l’on prendroit les armes pour sa conservation, & que les lois de la nature le permettroient. Par la même raison les lois de la guerre permettent d’endommager les biens de l’ennemi, & de les détruire, parce qu’il n’est point contraire à la nature de dépouiller de son bien une personne à qui l’on peut ôter la vie. Enfin, tous ces actes d’hostilité subsistent sans injustice, jusqu’à ce qu’on se soit mis à l’abri des dangers dont l’ennemi nous menaçoit, ou qu’on ait recouvré ce qu’il nous avoit injustement enlevé.

Mais quoique ces maximes soient vraies en vertu du droit rigoureux de la guerre, la loi de nature met néanmoins des bornes à ce droit ; elle veut que l’on considere, si tels ou tels actes d’hostilité contre un ennemi sont dignes de l’humanité ou même de la générosité ; ainsi tant qu’il est possible, & que notre défense & notre sureté pour l’avenir le permettent, il faut toûjours tempérer par ces sentimens si naturels & si justes les maux que l’on fait à un ennemi.

Pour ce qui est des voies mêmes que l’on emploie légitimement contre un ennemi, il est sûr que la terreur & la force ouverte dont on se sert, sont le caractere propre de la guerre : on peut encore mettre en œuvre l’adresse, la ruse, & l’artifice, pourvû qu’on le fasse sans perfidie ; mais on ne doit pas violer les engagemens qu’on a contractés, soit de bouche ou autrement.

Les lois militaires de l’Europe n’autorisent point à ôter la vie de propos délibéré aux prisonniers de guerre, ni à ceux qui demandent quartier, ni à ceux qui se rendent, moins encore aux vieillards, aux femmes, aux enfans, & en général à aucun de ceux qui ne sont ni d’un âge, ni d’une profession à porter les armes, & qui n’ont d’autre part à la guerre, que de se trouver dans le pays ou dans le parti ennemi.

A plus forte raison les droits de la guerre ne s’étendent pas jusqu’à autoriser les outrages à l’honneur des femmes ; car une telle conduite ne contribue point à notre défense, à notre sûreté, ni au maintien de nos droits ; elle ne peut servir qu’à satisfaire la brutalité du soldat effrené.

Il y a néanmoins mille autres licences infames, & mille sortes de rapines & d’horreurs qu’on souffre honteusement dans la guerre. Les lois, dit-on, doivent se taire parmi le bruit des armes ; je répons que s’il faut que les lois civiles, les lois des tribunaux particuliers de chaque état, qui n’ont lieu qu’en tems de paix, viennent à se taire, il n’en est pas de même des lois éternelles, qui sont faites pour tous les tems, pour tous les peuples, & qui sont écrites dans la nature : mais la guerre étouffe la voix de la nature, de la justice, de la religion, & de l’humanité. Elle n’enfante que des brigandages & des crimes ; avec elle marche l’effroi, la famine, & la desolation ; elle déchire l’ame des meres, des épouses, & des enfans ; elle ravage les campagnes, dépeuple les provinces, & réduit les villes en poudre. Elle épuise les états florissans au milieu des plus grands succès ; elle expose les vainqueurs aux tragiques revers de la fortune : elle déprave les mœurs de toutes les nations, & fait encore plus de misérables qu’elle n’en emporte. Voilà les fruits de la guerre. Les gazettes ne retentissent actuellement (1757), que des maux qu’elle cause sur terre & sur mer, dans l’ancien & le nouveau monde, à des peuples qui devroient resserrer les liens d’une bienveillance, qui n’est déjà que trop foible, & non pas les couper. (D. J.)

Guerre, (Jeu de la) c’est une maniere particuliere de joüer au billard plusieurs à-la-fois. Le nombre des personnes qui doivent joüer étant arrêté, chacun prend une bille marquée différemment, c’est-à-dire d’un point, de deux, & de plus, si l’on est davantage à joüer. Quand les billes sont tirées, chaque joüeur joue à son tour, & selon que le nombre des points qui sont sur la bille lui donne droit : il est défendu de se mettre devant la passe sans le consentement de tous les joüeurs. Celui qui joue une autre bille que la sienne perd la bille & le coup.

Qui touche les deux billes en joüant, perd sa bille & le coup ; il faut remettre l’autre à sa place.

Qui passe sur les billes, perd la bille & le coup ; & on doit mettre cette bille dans la belouse. Qui fait une bille & peut butter après, gagne toute la partie ; c’est pourquoi il est de l’adresse d’un joüeur de tirer à ces sortes de coups autant qu’il lui est possible. Qui butte dessous la passe, gagne tout, fût-on jusqu’à neuf joüeurs.

Les lois du jeu de la guerre veulent qu’on tire les billes à quatre doigts de la corde.

Il est défendu de sauver d’enjeu, à-moins qu’on ne se soit repassé.

Qui perd son rang à joüer, ne peut rentrer qu’à la seconde partie.

Ceux qui entrent nouvellement au jeu, ne sont point libres de tirer le premier coup sur les billes, en plaçant les leurs où bon leur semble. Il faut qu’ils tirent la passe à quatre doigts de la corde.

Il faut remarquer que lorsqu’on n’est que cinq, on doit faire une bille avant que de passer.

Si on n’est que trois ou quatre, il n’est pas permis de passer jusqu’aux deux derniers.

Si celui qui tire à quatre doigts fait passer une bille, elle est bien passée.

Qui touche une bille de la sienne & se noye, perd la partie ; il faut que la bille touchée reste alors où elle est roulée.

Si celui qui touche une bille en joüant la noye & la sienne aussi, il perd la partie, & on remet la bille touchée où elle étoit. Si du côté de la passe on fait passer une bille espérant la gagner, & qu’on ne la gagne pas, cette bille doit rester où elle est, supposé qu’il y eût encore quelqu’un à joüer ; mais s’il n’y avoit personne, on la remettroit à sa premiere place.

Quand un joüeur a une fois perdu, il ne peut rentrer au jeu que la partie ne soit entierement gagnée.

Les billes noyées appartiennent à celui qui butte, les deux derniers qui restent à joüer peuvent l’un & l’autre se sauver d’enjeu.

Si celui qui est passé ne le veut pas, il n’en sera rien. S’il y consent, il doit être préféré à celui qui n’est pas passé.

Celui qui par inadvertance joue devant son tour, ne perd que le coup & non pas la bille, c’est-à-dire qu’il y peut revenir à son rang. Qui tire à une bille la gagne ; & si en tirant le billard il touche une autre bille gagnée, elle est censée telle ; & la bille de celui qui a joüé le coup doit être mise dans la belouse.


  1. Il n’est pas question d’examiner ici si les anciens, au lieu de monter sur les chevaux pour combattre, les ont d’abord attelés à des chars. Nous renvoyons pour ce sujet à l’article Equitation. Il nous suffit que la cavalerie ait été de la plus haute antiquité dans les armées, & c’est surquoi les anciens auteurs ne laissent aucun doute.