L’Encyclopédie/1re édition/HIPPOCRATISME

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Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 211-214).

HIPPOCRATISME, s. m. (Medecine.) c’est la philosophie d’Hippocrate appliquée à la science des Medecins, qui en fait le principal objet : c’est la doctrine hippocratique considérée par rapport aux moyens d’éloigner le terme de la vie humaine autant qu’elle en est susceptible ; de prévenir, de corriger les effets des accidens qui tendent à en abréger le cours ; de conserver, de rétablir la disposition naturelle de tout animal à ne cesser de vivre que par une cause qui ne soit point prématurée, c’est-à-dire sans maladie, morte senili. Voyez Vie, Mort, Medecine.

C’est parce que cette philosophie a été portée tout-à-coup par son divin auteur, à un point de perfection auquel la Medecine étoit bien éloignée d’avoir atteint avant lui, & qui, pour l’essentiel, n’a ensuite presque rien acquis de plus, que l’on a constamment, depuis plus de vingt siecles, regardé Hippocrate comme l’instituteur & presque absolument comme l’inventeur de cet art salutaire ; comme étant celui qui en a le premier recueilli, indiqué les principes enseignés par la nature même, & les a rédigés en corps de doctrine, en les déduisant des faits qu’une application infatigable & une expérience éclairée lui avoient appris à bien observer & à bien juger, soit en les comparant avec ceux qui lui avoient été transmis des plus célebres medecins qui l’avoient précédé, soit en confirmant les uns par les autres ceux qu’il avoit ramassés pendant le cours d’une longue vie qu’il avoit consacrée au service de l’humanité, pour la lui rendre à jamais utile par les monumens immortels qu’il lui a laissés de ses lumieres & de son zèle.

Ce célebre philosophe medecin, l’un des plus grands hommes qui aient paru dans le monde, naquit dans l’île de Coos, l’une des Cyclades, environ 460 ans avant J. C. la premiere année de l’olympiade lxxx. selon Soranus, 30 ans avant la guerre du Péloponnèse ; selon d’autres auteurs, tels qu’Eusebe, Hippocrate étoit plus ancien, & d’autres le font moins ancien. On prétend qu’il descendoit d’Esculape par Héraclide son pere, & d’Hercule du côté de Praxithée sa mere : il étoit par conséquent de la race des Asclépiades, nom que l’on donnoit aux descendans du dieu d’Epidaure, desquels il paroît qu’Hippocrate se glorifioit d’être le dix-huitieme.

Cet Esculape grec, qu’il ne faut pas confondre avec l’égyptien, est le même dont Celse & Galien disent qu’il fut le premier qui retira la Medecine des mains du vulgaire & la rendit clinique ; c’est-à-dire qu’il établit la coûtume de visiter les malades dans leurs lits : ce qui ne se pratiquoit point auparavant. On consultoit les Medecins au coin des rues, où ils se tenoient toute la journée à cet effet. La connoissance de la Medecine s’étant, pour ainsi dire, établie dans la famille des Asclépiades, & s’étant conservée pendant plusieurs siecles dans ses différentes branches, elle y passoit du pere au fils, & y étoit véritablement héréditaire.

Mais Hippocrate ne se borna pas à la tradition & aux observations qu’il avoit reçues de ses ancêtres ; il eut encore pour maître dans l’étude qu’il fit de bonne heure de la Medecine, Hérodicus qui est un de ceux auxquels on a attribué l’invention de la Medecine gymnastique. Voyez Gymnastique. Il fut aussi disciple de Gorgias frere d’Hérodicus, & selon quelques-uns il le fut encore de Démocrite, comme on le peut inférer du passage de Celse, lib. I. proem. mais s’il apprit quelque chose de ce dernier, il y a apparence que ce fut plûtôt par les entretiens qu’il eut avec lui lorsqu’il fut demandé par les Abdéritains pour traiter ce philosophe leur compatriote, que l’on croyoit en démence. On pourroit aussi penser qu’Hippocrate avoit suivi Héraclite, dont il adopta entre autres choses le principe sur le feu, qu’ils ont regardé l’un & l’autre comme étant l’élément de toute matiere, d’où tout vient, & par lequel tout s’est fait.

Les premiers Medecins s’étant bornés pendant plusieurs siecles, dans la pratique de leur art, à observer avec grande attention les différens phénomènes de la santé & de la maladie, & à les comparer entre eux, pour en tirer leur indication, sans se mettre en peine d’expliquer ce qui les produit ; ils s’appliquoient en même tems à chercher le régime le plus salutaire & les remedes les plus efficaces, sans entreprendre de rendre raison des effets qui s’ensuivoient ; ils pensoient que des observations exactes & des secours expérimentés étoient beaucoup plus utiles que tous les raisonnemens.

La famille des Asclépiades, qui, comme on vient de le dire, possédoit, pour ainsi dire, en propre l’art de guérir, n’avoit point eu d’abord d’autre maniere de pratiquer, jusqu’à ce que, même avant Pythagore, qui le premier a introduit la Philosophie dans la Medecine, environ quatre-vingts ans avant Hippocrate, les Medecins prirent goût pour le fanatisme & la superstition : pour se dispenser du soin pénible qu’exige l’observation, ils avoient volontiers recours aux charmes & aux amulettes ; superstition qui devint fort commune parmi les Pythagoriciens, qui ne laissoient pas d’ailleurs, à l’exemple de leur chef, de vouloir expliquer les causes des maladies & autres choses de ce genre. Mais il est vrai que ces philosophes pour la plûpart, se bornerent à la simple théorie de la Medecine, & ne firent pas beaucoup de mal. Mais un des plus fameux disciples de Pythagore, le célebre Empédocle, à qui le mont Æthna fit payer cher sa curiosité, se mêla de pratiquer : quelques autres de sa secte commençoient à suivre cet exemple, & leur pratique étoit accompagnée de toutes les mystérieuses chimeres de la philosophie de leur maître.

C’est au milieu des brouillards de cette fausse philosophie, qu’Hippocrate travailloit à acquérir des lumieres qui devoient le rendre le fondateur de la vraie Medecine : mais, ce qui est très-remarquable, ni ses raisonnemens, ni ses observations, ni ses remedes n’ont pas la moindre teinture de cette superstition philosophique qui régnoit de son tems : son bon sens la lui fit mépriser, & lui fit sentir la nécessité d’ôter l’exercice de l’art de guérir des mains de ceux qui n’étoient que philosophes ; à quoi il travailla de tout son pouvoir & avec succès : ce qui a fait dire qu’il avoit séparé la Medecine de la Philosophie, dont en effet il ne retint que ce qui pouvoit être d’une utilité réelle ; c’est-à-dire qu’il joignit avec sagesse le raisonnement à l’expérience, en prenant toûjours celle-ci pour principe ; ce qu’aucun médecin n’avoit fait avant lui. C’est pour cela qu’Hippocrate a été regardé assez généralement par les anciens comme le pere de la Medecine raisonnée, le chef des medecins dogmatiques ; ce dont conviennent aussi la plûpart des modernes, avec Boerrhaave, sans avoir égard au sentiment de M. de Haller. Cet auteur a pris à ce sujet occasion de s’expliquer d’une maniere peu favorable à notre respectable maître, dans la note 2 sur le §. xiij. du commentaire sur les institutions du célebre medecin de Leyde, qui cependant faisoit tant de cas des écrits d’Hippocrate, qu’il a écrit, ex professo, un discours à leur louange (de commendando studio Hippocratico inter opuscula) ; il le reconnoissoit, avec tout le monde, pour le véritable inventeur de l’art de guérir, à plus juste titre qu’Esculape, qui en a même été le dieu, seulement pour avoir jetté fort imparfaitement les fondemens d’une science qu’Hippocrate a presque édifiée en entier.

En effet il fut le premier qui découvrit le seul principe de l’économie animale, dont les phénomenes bien étudiés, bien observés, & les lois bien connues, puissent servir à diriger le medecin dans ses fonctions, & par conséquent le mettre dans le cas d’agir avec connoissance de cause. Le résultat des recherches d’Hippocrate, fut donc que ce principe général n’est autre chose que ce qu’il appelle la nature, c’est-à-dire la puissance qui se trouve dans tous les animaux, qui dirige tous les mouvemens des solides & des fluides nécessaires pour leur conservation ; il lui attribuoit des facultés comme ses servantes : c’est par ces facultés, selon lui, que tout est administré dans le corps des animaux. La maniere d’agir de la nature, ou son administration la plus sensible, par l’entremise des facultés, consiste, selon lui, d’un côté à attirer ce qui est bon ou ce qui convient à chaque partie, à le retenir, à le préparer ou le changer ; & de l’autre, à rejetter ce qui est superflu ou nuisible, après l’avoir séparé de ce qui est utile : c’est sur quoi roule presque toute la physiologie d’Hippocrate.

La nature, selon lui, est le vrai médecin qui guérit les maladies, comme elle est le vrai principe qui conserve la santé. La nature trouve elle-même les voies de la guérison, sans paroître les connoître, comme nous clignons les yeux & comme nous parlons, sans penser aux organes par le moyen desquels cela s’exécute : sans aucun précepte elle fait ce qu’elle doit faire. La nature peut suffire par-tout ; c’est elle qui constitue la medecine spontanée, le principe de la guérison des maladies, sans aucun secours de l’art ; c’est elle que le medecin doit consulter dans l’administration des remedes, pour ne faire que la seconder, que l’aider à opérer les changemens nécessaires, en écartant les obstacles qui s’y opposent, en favorisant les moyens de l’exécution. Sans elle, sans sa disposition à agir, tous les remedes ne peuvent être que nuisibles, ou tout au-moins inutiles. Voyez Economie animale, Nature (Econom. animale), Faculté, Santé, Effort (Physiol.), Maladies, Coction, Crise, Expectation, Remede

Persuadé du bon fondement de cette doctrine, Hippocrate s’appliqua principalement à examiner la marche de la nature dans le cours des maladies, comme il l’a prouvé par ses traités sur les maladies en général, lib. de morbis, & sur les affections, lib. de affectionibus : & il parvint non-seulement à connoître, d’après ce seul examen & sans être instruit d’ailleurs, les symptomes des maladies passées, présentes & futures, mais à les décrire de telle façon que les autres pussent les connoître comme lui : c’est ce qu’on voit sur-tout dans ses aphorismes, sect. vij. aphorismorum, & dans ses recueils de prognostics, de prédictions & d’observations sur les crises, lib. prognostic. prædict. prænotion. coac. lib. de judicationib. de dieb. judicator. Il acquit sur cela tant d’habileté, que depuis lui personne ne l’a égalé, & que l’on n’a fait que le copier dans la maniere de décrire, d’exposer les signes diagnostics & prognostics des maladies.

Les medecins ignorans & paresseux ont voulu faire regarder toutes ces observations, sur-tout par rapport aux prédictions, comme des connoissances de pure curiosité, qui ne présentent que des phénomenes particuliers aux malades d’Hippocrate, ou au moins au pays où il pratiquoit la Medecine, & par conséquent auxquels il est inutile de s’arrêter, n’ayant, disent-ils, jamais rien vu de semblable dans les différentes maladies qu’ils ont eu occasion de traiter : mais ont-ils su bien voir, bien suivre ces maladies ? se sont-ils donné les soins, l’attention nécessaire pour cela ? Ce qu’il y a de certain à cet égard, c’est que les medecins éclairés, prudens, appliqués, laborieux, ont toujours regardé ce qu’Hippocrate a donné sur les prognostics, comme les remarques les plus judicieuses & les plus utiles qui ayent jamais pu être faites à l’avantage de la medecine ; & ils les ont trouvé vraies dans des exemples sans nombre en différens climats, tant la nature est constante & uniforme dans ses opérations, & Hippocrate exact dans ses observations.

Ce grand génie ne s’en est pas tenu à exceller à cet égard ; il a été encore l’inventeur de cette importante partie de la Medecine que l’on appelle diététique, qui concerne l’administration des alimens & leur abstinence dans les maladies. Trib. lib. VI. de diætâ, libr. de alimento, de hermidorum usu, de salubri dioetâ, de victu acutorum. Il établit dans ces ouvrages sur ce sujet, que le régime est de si grande conséquence, soit en santé, soit en maladie, que, sans ce moyen, on ne peut pas se conserver ni se rétablir ; ensorte qu’il en fit son remede principal dans sa pratique, & même souvent ce fut le seul qu’il employa, sur-tout lorsque le malade est d’un bon tempérament & que ses forces le soutiennent : c’est pourquoi il fut aussi attentif au choix du régime, qu’à l’examen de la disposition du malade. Dans ce qu’il nous a laissé sur cet article, particulierement à l’égard des maladies aiguës, lib. cit. on reconnoît le grand maître & le medecin consommé.

L’Anatomie commençoit à être cultivée de son tems pour la spéculation ; il s’y adonna comme à une connoissance qu’il jugeoit utile & même nécessaire dans l’exercice de la Medecine : c’est ce qu’il enseigne dans plusieurs traités qui sont relatifs à cette partie. Lib. VI. de corde, de ossium naturâ, de venis, de humoribus, de geniturâ, de principiis & carnibus, de glandulis, de naturâ humanâ. Il paroît même dans plusieurs endroits de quelques autres de ses œuvres de alimento, de insomniis, de flatibus, selon l’interprétation qu’en ont donnée plusieurs auteurs modernes, entr’autres Drelincourt, qu’il avoit entrevu la découverte fameuse de la circulation du sang, qui n’a été manifestée qu’un grand nombre de siecles après lui.

Il fut très-habile dans l’exercice de la Chirurgie, dont il paroît avoir fait toutes les opérations, excepté celle de la lithotomie, avec un jugement peu inférieur & peut-être égal à celui de nos célebres chirurgiens modernes : on peut juger des connoissances qu’il a eues & de ce qu’il a pratiqué à cet égard, par ceux de ses ouvrages qui y ont rapport. Lib. VI. de articulis, de fracturis, de fistulis, de vulneribus capitis, de Chirurgiæ officinâ.) D’ailleurs il donne des marques passim dans presque tous ses écrits, lorsque l’occasion s’en présente, de l’excellence de son savoir & de sa capacité en ce genre.

A l’égard de la matiere médicale, on ajouta beaucoup de son tems à celle qui étoit en usage parmi les Cnidiens, branche de la famille des Asclépiades. Le nombre des medicamens s’accrut extrêmement, afin qu’il pût répondre à la variété des cas : cependant il paroît certain qu’Hippocrate, à en juger par ses écrits, ne fit jamais usage que de peu de remedes & des plus simples : la plus grande quantité & la plus grande variété de ceux qu’il employa, fut dans les maladies des femmes, de virginum morbis, de morbis mulierum, de sterilibus, où chacun sait que les indications changent beaucoup, sont souvent multipliées & très-difficiles à suivre. Nous ne voyons point que ce grand homme fasse mention d’aucun secret spécifique qui lui fût particulier : tous les moyens qu’il employoit dans les traitemens des maladies étoient manifestes & publics.

Il donna une attention particuliere à l’étude de la Physique, pour être en état de bien juger des effets que peuvent produire sur le corps humain les choses dites non-naturelles, par l’usage & l’abus qu’on en fait, voyez Hygienne. C’est par ce moyen qu’il avoit acquis tant de connoissances sur la nature des maladies, qu’il découvroit & prévoyoit même leurs causes, & qu’il employoit ou conseilloit en conséquence le traitement & le préservatif convenables avec un succès étonnant, d’après ses recherches, ses observations sur l’influence des différentes saisons de l’année, des différentes températures de l’air dans les divers climats, des qualités des vents dominans, des situations absolues & respectives des lieux d’habitation, de la différente nature des eaux, des alimens, &c. Lib. VI. de aëre, locis & aquis, lib. de alimento. Ainsi c’est d’après ses connoissances acquises en ce genre, qu’il étoit parvenu à pouvoir prédire les maladies qui devoient régner dans un pays, à en déterminer l’espece & à désigner les personnes d’un certain tempérament, qui pourroient en être atteintes plutôt que d’autres : c’est en conséquence qu’il avoit annoncé la peste qui se fit sentir du côté de l’Illyrie, & qui affligea toute la Grece, à l’occasion de laquelle il rendit les plus grands services à sa patrie, & en reçut en reconnoissance les mêmes honneurs qu’Hercule.

Il a été le premier qui a fait usage des Mathématiques pour l’explication des phénomenes de l’économie animale les plus difficiles à comprendre sans ce secours : il en a recommandé l’étude à son fils Thessalus (Epistola Hippocratis ad Thessalum filium), comme très-propre à faire connoître la proportion de forces, de mouvemens, qui constitue l’équilibre entre les solides & les fluides dans la santé, & du dérangement duquel résultent la plûpart des maladies : on trouve cette façon de penser de notre auteur établie dans différens endroits de ses ouvrages. Lib. VI. de flatib. de dietâ, de naturâ hominis, &c. Il semble avoir eu bonne opinion de l’Astronomie, & l’avoir regardée comme une science qui convenoit à un medecin.

A l’égard de la doctrine de l’attraction, elle ne lui étoit pas étrangere : il paroît l’avoir adoptée de la philosophie de Démocrite, & il la regardoit comme importante pour la connoissance de l’économie animale.

Pour ne rien oublier de ce qui a rapport à la Medecine, il n’a pas même négligé de s’occuper de la partie politique de l’exercice de cet art : il suffiroit de citer en preuve le serment qu’il exigeoit de ses disciples ; mais on trouve bien d’autres choses, à cet égard, dans ses différens écrits, lib. de medico, lib. de decenti ornatu medici, præceptiones ac epistolæ, qui sont très-bons & très-utiles à lire pour les sages conseils qu’ils contiennent ; car Hippocrate ne fait pas moins paroître de probité que de science dans tous ses ouvrages comme dans sa conduite. Une maladie contagieuse infesta la Perse ; le roi Artaxerxès fit offrir à Hippocrate tout ce qu’il desireroit, afin de l’attirer dans ses états pour remedier aux ravages qu’y causoit cette peste ; mais le medecin aussi desintéressé que bon patriote, fit réponse qu’il se garderoit bien d’aller donner du secours aux ennemis des Grecs.

Il mourut à 104 ans, 356 ans avant Jesus-Christ. Thessale & Dracon ses fils, Polybe son gendre, & Dexippe son principal disciple, lui succéderent dans l’exercice de la Medecine, & la pratiquerent avec réputation : mais comme dans le monde tout est sujet à révolution, & que les meilleures institutions sont ordinairement les moins durables, le nombre des medecins qui conserverent & qui soutinrent la méthode d’Hippocrate, diminua bientôt considérablement : celle des philosophes prévalut encore, parce qu’il étoit bien plus aisé de suivre leurs spéculations, que de se conformer à la pratique de ce grand maître : ce qui a presque toujours subsisté jusqu’à nous, & a été la véritable cause que l’art de guérir, proprement dit, n’a presque rien acquis après lui.

Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’eu égard à l’état où Hippocrate trouva la Medecine, & à celui où il nous l’a laissée, il ait été regardé comme le prince des medecins : mais il est surprenant qu’un plan aussi bon que celui qu’il nous a tracé ait été négligé, & pour ainsi dire abandonné. Certainement il nous avoit mis dans le chemin des progrès : & si jamais la Medecine parvient à être portée à toute la perfection dont elle est susceptible, ce ne sera qu’en suivant la méthode de son vrai législateur, qui consiste dans un sage raisonnement toujours fondé sur une observation exacte & judicieuse. Voyez Medecin, Medecine.

Il y a trois remarques principales à faire touchant les écrits de notre auteur ; la premiere, qui concerne l’estime que l’on a toujours eue pour eux ; la seconde, son langage & son style ; & la troisieme, la distinction que l’on doit faire de ses écrits légitimes d’avec ceux qui lui ont été attribués ou donnés sous son nom, sans être sortis de sa main.

Hippocrate a toujours passé pour être, en fait de Medecine, ce qu’Homere est parmi les Poëtes, & Ciceron entre les Orateurs. Galien veut que l’on regarde ce qu’Hippocrate a dit, comme la parole d’un dieu, magister dixit : cependant si quelqu’un avoit pû lui contester le premier rang, c’étoit sans doute Galien, ce célebre medecin, dont le savoir étoit prodigieux, voyez Galenisme. Celse faisoit tant de cas des écrits d’Hippocrate, qu’il n’a souvent fait que le traduire mot à mot : ses aphorismes, son livre des prognostics, & tout ce que l’on trouve dans ses ouvrages de l’histoire des maladies, ont toujours passé à juste titre pour des chef-d’œuvres : mais, outre tous les témoignages des anciens & des modernes à cet égard, une marque évidente de la considération que l’on a toujours eue pour les écrits d’Hippocrate, c’est qu’il n’y en a peut-être d’aucun auteur sur lesquels on ait fait autant de commentaires. Galien fait mention d’un grand nombre de medecins, qui y avoient travaillé avant lui, auxquels il faut bien joindre Galien lui-même, qui en a fait le sujet de la plûpart des volumes si nombreux qu’il nous a laissés : mais parmi les modernes en foule qui s’en sont aussi occupés, on doit sur-tout distinguer le célebre Foësius, que les medecins qui ont la rare ambition de mériter ce nom, ne sauroient trop consulter pour se bien pénétrer de l’esprit de leur maître, qu’il paroît avoir interprété plus parfaitement qu’aucun autre de ceux qui ont entrepris de le faire. On ne laisse pas cependant que de trouver des choses très-utiles & très-savantes dans les commentaires de Mercurial, de Prosper Martian, aussi bien que dans les explications particulieres qu’ont données de quelques-uns des ouvrages d’Hippocrate, Hollerius, Heurnius & Duret, parmi lesquels ce dernier mérite d’être singulierement distingué pour ses interprétations sur les prénotions de Coos.

A l’égard du style d’Hippocrate, c’est parce qu’il est fort concis, qu’on a peine à entendre ce qu’il veut dire en divers endroits ; ce que l’on doit aussi attribuer aux changemens assez considérables survenus dans la langue grecque, pendant l’espace de tems qui s’étoit écoulé entre cet auteur & ceux des ouvrages de ses glossateurs qui nous sont parvenus ; à quoi on doit ajouter les variations inévitables, suite de l’incorrection des copies multipliées. On peut consulter sur les mots obscurs les Dictionnaires interprétatifs qu’en ont donnés Erotien & Galien, que l’on trouve à la suite de plusieurs des commentaires sur Hippocrate, tels que ceux de Foësius & de Mercurial.

On ne rapportera pas ici tout ce que les critiques ont dit touchant la distinction des véritables écrits d’Hippocrate d’avec les faux ou les supposés : on remarquera seulement qu’il y en avoit plusieurs de suspects dès le tems d’Erotien & de Galien entre ceux dont ils rapportent les titres. Quelques-uns de ces ouvrages étoient déja attribués en ce tems-là aux fils d’Hippocrate, les autres à son gendre, ou à son petit-fils, ou à ses disciples, & même à quelques philosophes ses prédecesseurs ou ses contemporains. Pour s’éclaircir à fond sur ce sujet, on peut consulter avec satisfaction le jugement qu’en a porté Mercurial entr’autres auteurs qui en ont traité.

En général, on ne peut ici qu’indiquer les sources où il faut puiser pour apprendre à connoître l’Hippocratisme, & ce qui y a rapport : les bornes de cet ouvrage n’ont pas même permis de donner un abrégé de cette admirable doctrine, qui, pour qu’elle soit susceptible d’être bien saisie, ne doit point être exposée imparfaitement ; d’ailleurs la meilleure maniere d’étudier Hippocrate est de l’étudier lui-même dans ses œuvres, dont l’édition la plus estimée est celle de Foësius, en grec & en latin. On peut en trouver un précis, tant historique que dogmatique, qui passe pour être très-bien fait, dans l’histoire de la Medecine de le Clerc. L’auteur du discours sur l’état de la Medecine ancienne & moderne, que l’on a traduit de l’Anglois, en a aussi donné une idée assez exacte. On a beaucoup tiré de ces deux ouvrages pour la matiere de cet article.

Il doit paroître bien surprenant à ceux qui savent combien est fondé tout ce qui vient d’être dit sur l’excellence & la réputation de la doctrine d’Hippocrate, qu’il ne se trouve qu’un très-petit nombre d’auteurs qui ayent senti la nécessité, pour l’avancement de l’art, & qui se soient fait un devoir de marcher sur les traces du seul vrai maître que la nature avoue pour son interprete. Sydenham, Baglivi & Boerhaave sont presque les seuls, & sur-tout le premier (qui a été nommé par cette raison l’Hippocrate anglois), qui ayent paru véritablement convaincus de l’importance & de l’utilité de l’Hippocratisme dans la théorie & la pratique de la Medecine, & qui ayent agi en conséquence à l’égard d’une doctrine dont l’expérience & la raison n’ont jamais discontinué dans aucun tems, dans aucun lieu, de confirmer les principes & l’autorité, parce qu’elle n’est fondée que sur l’observation la plus exacte des faits constamment vérifiés pendant une longue suite de siecles.