L’Encyclopédie/1re édition/VERTU
VERTU, (Ord. encyclop. Mor. Polit.) il est plus sûr de connoître la vertu par sentiment, que de s’égarer en raisonnemens sur sa nature ; s’il existoit un infortuné sur la terre, qu’elle n’eût jamais attendri, qui n’eût point éprouvé le doux plaisir de bien faire, tous nos discours à cet égard seroient aussi absurdes & inutiles, que si l’on détailloit à un aveugle les beautés d’un tableau, ou les charmes d’une perspective. Le sentiment ne se connoit que par le sentiment ; voulez-vous savoir ce que c’est que l’humanité ? fermez vos livres & voyez lez malheureux : lecteur, qui que tu sois, si tu as jamais goûté les attraits de la vertu, rentre un instant dans toi-même, sa définition est dans ton cœur.
Nous nous contenterons d’exposer ici quelques réflexions détachées, dans l’ordre où elles s’offriront à notre esprit, moins pour approfondir un sujet si intéressant, que pour en donner une légere idée.
Le mot de vertu est un mot abstrait, qui n’offre pas d’abord à ceux qui l’entendent, une idée également précise & déterminée ; il désigne en général tous les devoirs de l’homme, tout ce qui est du ressort de la morale ; un sens si vague laisse beaucoup d’arbitraire dans les jugemens ; aussi la plûpart envisagent-ils la vertu moins en elle-même, que par les préjugés & les sentimens qui les affectent ; ce qu’il y a de sûr c’est que les idées qu’on s’en forme dépendent beaucoup des progrès qu’on y a fait ; il est vrai qu’en général les hommes s’accorderoient assez sur ce qui mérite le nom de vice ou de vertu, si les bornes qui les séparent étoient toujours bien distinctes ; mais le contraire arrive souvent : de-là ces noms de fausses vertus, de vertus outrées, brillantes, ou solides ; l’un croit que la vertu exige tel sacrifice, l’autre ne le croit pas : Brutus, consul & pere, a-t-il dû condamner ses enfans rébelles à la patrie ? la question n’est pas encore unanimement décidée ; les devoirs de l’homme en société sont quelquefois assez compliqués & entremêlés les uns dans les autres, pour ne pas s’offrir aussitôt dans leur vrai jour ; les vertus mêmes s’arrêtent, se croisent, se modifient ; il faut saisir ce juste milieu en-deçà ou en-delà duquel elles cessent d’être, ou perdent plus ou moins de leur prix ; là, doit s’arrêter votre bienfaisance, ou la justice sera blessée ; quelquefois la clémence est vertu, d’autres fois elle est dangereuse : d’où l’on voit la nécessité des principes simples & généraux, qui nous guident & nous éclairent ; sur-tout il faut juger des actions par les motifs, si l’on veut les apprécier avec justesse ; plus l’intention est pure, plus la vertu est réelle. Eclairez donc votre esprit, écoutez votre raison, livrez-vous à votre conscience, à cet instinct moral si sûr & si fidelle, & vous distinguerez bientôt la vertu, car elle n’est qu’une grande idée, ou plutôt qu’un grand sentiment. Nos illusions à cet égard sont rarement involontaires, & l’ignorance de nos devoirs est le dernier des prétextes que nous puissions alléguer. Le cœur humain, je l’avoue, est en proie à tant de passions, notre esprit est si inconséquent, si mobile, que les notions les plus claires semblent quelquefois s’obscurcir ; mais il ne faut qu’un moment de calme pour les faire briller dans tout leur éclat ; quand les passions ont cessé de mugir, la conscience nous sait bien parler d’un ton à ne pas s’y méprendre ; le vulgaire à cet égard est souvent plus avancé que les philosophes, l’instinct moral est chez lui plus pur, moins altéré ; on s’en impose sur ses devoirs à force d’y réfléchir, l’esprit de système s’oppose à celui de vérité, & la raison se trouve accablée sous la multitude des raisonnemens. « Les mœurs & les propos des paysans, dit Montagne, je les trouve communément plus ordonnés, selon la prescription de la vraie philosophie, que ne sont ceux des philosophes. »
On n’ignore pas que le mot de vertu répondoit dans son origine, à celui de force & de courage ; en effet il ne convient qu’à des êtres qui, foibles par leur nature, se rendent forts par leur volonté ; se vaincre soi-même, asservir ses penchans à sa raison, voila l’exercice continuel de la vertu : nous disons que Dieu est bon & non pas vertueux, parce que la bonté est essentielle à sa nature, & qu’il est nécessairement & sans effort souverainement parfait. Au reste, il est inutile d’avertir que l’honnête homme & l’homme vertueux sont deux êtres fort différens ; le premier se trouve sans peine, celui-ci est un peu plus rare ; mais enfin qu’est-ce que la vertu ? en deux mots c’est l’observation constante des lois qui nous sont imposées, sous quelque rapport que l’homme se considere. Ainsi le mot générique de vertu comprend sous lui plusieurs especes, dans le détail desquelles il n’est pas de notre objet d’entrer. Voyez dans ce Diction, les divers articles qui s’y rapportent, & en particulier, droit naturel, morale, devoir. Observons seulement que quelque nombreuse que puisse être la classe de ces devoirs, ils découlent tous cependant du principe que nous venons d’établir ; la vertu est une, simple & inaltérable dans son essence, elle est la même dans tous les tems, tous les climats, tous les gouvernemens ; c’est la loi du Créateur qui donnée à tous les hommes, leur tient par-tout le même langage : ne cherchez donc pas dans les lois positives, ni dans les établissemens humains, ce qui constitue la vertu ; ces lois naissent, s’alterent, & se succédent comme ceux qui les ont faites ; mais la vertu ne connoit point ces variations, elle est immuable comme son Auteur. En vain nous oppose-t-on quelques peuples obscurs, dont les coutumes barbares & insensées semblent témoigner contre nous ; en vain le sceptique Montagne ramasse-t-il de toutes parts des exemples, des opinions étranges, pour insinuer que la conscience & la vertu semblent n’être que des préjugés qui varient selon les nations ; sans le réfuter en détail, nous dirons seulement que ces usages qu’il nous allegue, ont pu être bons dans leur origine, & s’être corrompus dans la suite ; que d’institutions nous paroissent absurdes, parce que nous en ignorons les motifs ? ce n’est pas sur des exposés souvent infideles, que des observateurs philosophes doivent fonder leur jugement. Le vol autorisé par les lois, avoit à Lacédémone son but & son utilité, & l’on en concluroit mal qu’il fût un crime chez les Spartiates ou qu’il ne l’est pas ailleurs : quoi qu’il en soit, il est certain que par tout l’homme désintéressé veut essentiellement le bien ; il peut s’égarer dans la voie qu’il choisit, mais sa raison est au-moins infaillible, en ce qu’il n’adopte jamais le mal comme mal, le vice comme vice, mais l’un & l’autre souvent comme revêtus des apparences du bien & de la vertu. Ces sauvages par exemple, qui tuent leurs malades, qui tranchent les jours de leurs peres lorsqu’ils sont infirmes & languissans, ne le font que par un principe d’humanité mal entendu, la pitié est dans leur intention & la cruauté dans leurs moyens. Quelle que soit la corruption de l’homme, il n’en est point d’assez affreux pour se dire intrépidément à lui-même : « je m’abandonne au crime, à l’inhumanité, comme à la perfection de ma nature ; il est beau d’aimer le vice & de haïr la vertu, il est plus noble d’être ingrat que reconnoissant ». Non, le vice en lui-même est odieux à tous les hommes ; il en coute encore au méchant le plus résolu pour consommer ses attentats, & s’il pouvoit obtenir les mêmes succès sans crime, ne doutons pas qu’il hésitât un instant. Je ne prétends point justifier les illusions, les fausses idées que les hommes se font sur la vertu ; mais je dis que malgré ces écarts, & des apparentes contradictions, il est des principes communs qui les réunissent tous ; que la vertu soit aimable & digne de récompense, que le vice soit odieux & digne de punition, c’est une vérité de sentiment à laquelle tout homme est nécessité de souscrire. On a beau nous opposer des philosophes, des peuples entiers rejettant presque tous les principes moraux, que prouveroit-on par-là, que l’abus ou la négligence de la raison, à moins qu’on ne nie ces principes parce qu’ils ne sont pas innés, ou tellement empreints dans notre esprit, qu’il soit impossible de les ignorer, de les envisager sous des aspects divers ? d’ailleurs ces peuples qui n’ont eu aucune idée de la vertu, tout aussi obscurs que peu nombreux, de l’aveu d’un auteur fort impartial (Bayle), les regles des mœurs se sont toujours conservées partout où l’on a fait usage de la raison : « y a-t-il quelque nation, disoit le plus éloquent des philosophes, où l’on n’aime pas la douceur, la bonté, la reconnoissance, où l’on ne voie pas avec indignation les orgueilleux, les malfaiteurs, les hommes ingrats ou inhumains ? » Empruntons encore un instant les expressions d’un auteur moderne, qu’il n’est pas besoin de nommer : « Jettez les yeux sur toutes les nations du monde, parcourez toutes les histoires, parmi tant de cultes inhumains & bisarres, parmi cette prodigieuse diversité de mœurs, de caracteres, vous trouverez par-tout les mêmes idées de justice & d’honnêteté, par-tout les mêmes notions du bien & du mal. Le paganisme enfanta des dieux abominables, qu’on eût puni ici-bas comme des scélérats, & qui n’offroient pour tableau du bonheur suprème, que des forfaits à commettre, & des passions à contenter ; mais le vice armé d’une autorité sacrée, descendoit en-vain du séjour éternel, l’instinct moral le repoussoit du cœur des humains. En célébrant les débauche de Jupiter, on admiroit la continence de Xénocrate ; la chaste Lucrèce adoroit l’impudique Vénus ; l’intrépide Romain sacrifioit à la Peur, il invoquoit le dieu qui mutila son pere, & mouroit sans murmure de la main du sien ; les plus méprisables divinités furent servies par les plus grands hommes ; la sainte voix de la Nature, plus forte que celle des dieux, se faisoit respecter sur la terre, & sembloit releguer dans les cieux le crime avec les coupables ».
Cependant si la vertu étoit si facile à connoître, d’où viennent, dit-on, ces difficultés en certains points de morale ? que de travaux pour fixer les limites qui séparent le juste & l’injuste, le vice & la vertu ! considerez la forme de cette justice qui nous gouverne, c’est un vrai témoignage de notre foiblesse, tant il y a de contradictions & d’erreurs. 1o. L’intérêt, les préjugés, les passions, jettent souvent d’épais nuages sur les vérités les plus claires ; mais voyez l’homme le plus injuste lorsqu’il s’agit de son intérêt ; avec quelle équité, quelle justesse il décide, s’il s’agit d’une affaire étrangere ! transportons-nous donc dans le vrai point de vue, pour discerner les objets ; recueillons-nous avec nous mêmes, ne confondons point l’œuvre de l’homme avec celle du Créateur, & nous verrons bien-tôt les nuages se dissiper, & la lumiere éclater du sein des tenebres. 2o. Toutes les subtilités des casuistes, leurs vaines distinctions, leurs fausses maximes, ne portent pas plus d’atteinte à la simplicité de la vertu, que tous les excès de l’idolatrie à la simplicité de l’Être éternel. 3o. Les difficultés qui se présentent dans la morale ou le droit naturel, ne regardent pas les principes généraux, ni même leurs conséquences prochaines, mais seulement certaines conséquences éloignées, & peu intéressantes en comparaison des autres ; des circonstances particulieres, la nature des gouvernemens, l’obscurité, les contradictions des lois positives, rendent souvent compliquées des questions claires en elles-mêmes ; ce qui démontre seulement que la foiblesse des hommes est toujours empreinte dans leurs ouvrages. Enfin la difficulté de résoudre quelques questions de morale, suffira-t-elle pour ébranler la certitude des principes & des conséquences les plus immédiates ? c’est mal raisonner contre des maximes évidentes, & sur-tout contre le sentiment, que d’entasser à grands frais des objections & des difficultés ; l’impuissance même de les resoudre ne prouveroit au fond que les bornes de notre intelligence. Que de faits démontrés en physique, contre lesquels on forme des difficultés insolubles !
On nous fait une objection plus grave ; c’est, disent-ils, uniquement parce que la vertu est avantageuse, qu’elle est si universellement admirée : eh ! cela seul ne prouveroit-il pas que nous sommes formés pour elle ? puisque l’auteur de notre être qui veut sans doute nous rendre heureux, a mis entre le bonheur & la vertu, une liaison si évidente & si intime, n’est-ce pas la plus forte preuve que celle-ci est dans la nature, qu’elle entre essentiellement dans notre constitution ? Mais quels que soient les avantages qui l’accompagnent, ce n’est pas cependant la seule cause de l’admiration qu’on a pour elle ; peut-on croire en effet, que tant de peuples dans tous les tems & dans tous les lieux, se soient accordés à lui rendre des hommages qu’elle mérite, par des motifs entierement intéressés, ensorte qu’ils se soient crus en droit de mal faire, dès qu’ils l’ont pû sans danger ? N’est-on pas plus fondé de dire, qu’indépendamment d’aucun avantage immédiat, il y a dans la vertu je ne sai quoi de grand, de digne de l’homme qui se fait d’autant mieux sentir, qu’on médite plus profondement ce sujet ? Le devoir & l’utile sont deux idées très-distinctes pour quiconque veut réfléchir, & le sentiment naturel suffit même à cet égard ; quand Themistocle eut annoncé à ses concitoyens que le projet qu’il avoit formé leur asserviroit dans un instant la Grece entiere, on sait l’ordre qui lui fut donné de le communiquer à Aristide, dont la sagesse & la vertu étoient reconnues ; celui-ci ayant déclaré au peuple, que le projet en question étoit véritablement utile, mais aussi extrèmement injuste, à l’instant les Athéniens, par la bouche desquels l’humanité s’expliquoit alors, défendirent à Themistocle d’aller plus loin ; tel est l’empire de la vertu, tout un peuple de concert rejette sans autre examen un avantage infini, par cela seul qu’il ne peut l’obtenir sans injustice. Qu’on ne dise donc pas que la vertu n’est aimable, qu’autant qu’elle concourt à nos intérêts présens, puisqu’il n’est que trop vrai qu’elle est souvent dans ce monde opposée à notre bien, & que tandis que le vice adroit fleurit & prospere, la simple vertu succombe & gémit ; & cependant en devient-elle alors moins aimable ? ne semble-t-il pas au contraire, que c’est dans les revers & les hazards qu’elle est plus belle, plus intéressante ? loin de rien perdre alors de sa gloire, jamais elle ne brille d’un plus pur éclat que dans la tempête & sous le nuage ; oh, qui peut résister à l’ascendant de la vertu malheureuse ? quel cœur farouche n’est pas attendri par les soupirs d’un homme de bien ? Le crime couronné fait-il tant d’impression sur nous ; oui, je t’adjure, homme sincere, dis dans l’intégrité de ton cœur, si tu ne vois pas avec plus d’enthousiasme & de vénération, Regulus retournant à Carthage, que Sylla proscrivant sa patrie ; Caton pleurant sur ses concitoyens, que César triomphant dans Rome ; Aristide priant les dieux pour les ingrats Athéniens, que le superbe Coriolan insensible aux gémissemens de ses compatriotes ? Dans la vénération que Socrate mourant m’inspire, quel intérêt puis-je prendre que l’intérêt même de la vertu ? Quel bien me revient-il à moi, de l’héroïsme de Caton ou de la bonté de Titus ? ou qu’ai-je à redouter des attentats d’un Catilina, de la barbarie d’un Neron ? cependant je déteste les uns, tandis que j’admire les autres, que je sens mon ame enflammée s’étendre, s’aggrandir, s’élever avec eux. Lecteur, j’en appelle à toi-même, aux sentimens que tu éprouves, lorsqu’ouvrant les fastes de l’histoire, tu vois passer devant toi les gens de bien & les méchans ; jamais as-tu envié l’apparent bonheur des coupables, ou plutôt leur triomphe n’excita-t-il pas ton indignation ? Dans les divers personnages que notre imagination nous fait revêtir, as-tu desiré un instant d’être Tibere dans toute sa gloire, & n’aurois-tu pas voulu mille fois expirer comme Germanicus, avec les regrets de tout l’Empire, plutôt que de régner comme son meurtrier sur-tout l’univers ? On va plus loin (l’esprit humain sait-il s’arrêter ?) « la vertu est, dit-on, purement arbitraire & conventionnelle, les lois civiles sont la seule regle du juste & de l’injuste, du bien & du mal ; les souverains, les législateurs sont les seuls juges à cet égard ; avant l’établissement des sociétés, toute action étoit indifférente de sa nature ». Rép. On voit que ce noir système de Hobbes & de ses sectateurs ne va pas à moins qu’à renverser tous les principes moraux sur lesquels cependant repose, comme sur une base inébranlable, tout l’édifice de la société ; mais n’est-il pas aussi absurde d’avancer, qu’il n’y a point de lois naturelles antérieures aux lois positives, que de prétendre que la vérité dépend du caprice des hommes, & non pas de l’essence même des êtres, qu’avant qu’on eût tracé de cercle, tous ses rayons n’étoient pas égaux ? Bien loin que la loi positive ait donné l’être à la vertu, elle n’est elle-même que l’application plus ou moins directe de la raison ou de la loi naturelle, aux diverses circonstances où l’homme se trouve dans la société : les devoirs du bon citoyen existoient donc avant qu’il y eût de cité, ils étoient en germe dans le cœur de l’homme, ils n’ont fait que se développer. La reconnoissance étoit une vertu avant qu’il y eût des bienfaiteurs, le sentiment sans aucune loi l’inspira d’abord à tout homme qui reçut des graces d’un autre ; transportons-nous chez les sauvages les plus près de l’état de nature & d’indépendance, que nul commerce, nulle société ne lie, supposons l’un d’entre eux qu’un autre vient arracher à une bête féroce prête à le dévorer ; dira-t-on que le premier soit insensible à ce bienfait, qu’il regarde son libérateur avec indifférence, qu’il puisse l’outrager sans remords ? qui l’oseroit affirmer seroit digne d’en donner l’exemple. Il est prouvé que la pitié est naturelle à l’homme, puisque les animaux mêmes semblent en donner des signes ; or ce sentiment seul est la source de presque toutes les vertus sociales, puisqu’il n’est autre chose qu’une identification de nous-mêmes avec nos semblables, & que la vertu consiste sur-tout à réprimer le bas intérêt & à se mettre à la place des autres.
Il est donc vrai que nous avons en nous-mêmes le principe de toute vertu, & que c’est d’après ce principe que les législateurs ont dû partir, s’ils ont voulu fonder un établissement durable. Quelle force en effet resteroit-il à leurs lois, si vous supposez que la conscience, le sentiment du juste & de l’injuste ne sont que de pieuses chimeres, qui n’ont d’efficace que par la volonté du souverain ? Voyez que d’absurdités il faut digérer dans vos suppositions ; il s’ensuivroit que les rois qui sont entr’eux en état de nature, & supérieurs aux lois civiles, ne pourroient commettre d’injustice, que les notions du juste & de l’injuste seroient dans un flux continuel comme les caprices des princes, & que l’état une fois dissous, ces notions seroient ensevelies sous ses ruines. La vertu n’existoit pas avant l’établissement des sociétés ; mais comment auroient-elles pu se former, se maintenir, si la sainte loi de la nature n’eût présidé, comme un heureux génie, à leur institution & à leur maintien, si la justice n’eût couvert l’état naissant de son ombre ? Par quel accord singulier presque toutes les lois civiles se fondent-elles sur cette justice, & tentent-elles à enchaîner les passions qui nous en écartent, si ces lois pour atteindre leur but, n’avoient pas dû encore une fois suivre ces principes naturels, qui, quoi qu’on en dise, existoient avant elles ?
« La force du souverain, dites-vous, la constitution du gouvernement, l’enchaînement des intérêts, voilà qui suffit pour unir les particuliers, & les faire heureusement concourir au bien général, &c ».
Pour réfuter ce sentiment, essayons en peu de mots de montrer l’insuffisance des lois pour le bonheur de la société, ou, ce qui est la même chose, de prouver que la vertu est également essentielle aux états & aux particuliers ; on nous pardonnera cette digression, si c’en est une ; elle n’est pas du-moins étrangere à notre sujet. Bien loin que les lois suffisent sans les mœurs & sans la vertu, c’est de celles-ci au contraire qu’elles tirent toute leur force & tout leur pouvoir. Un peuple qui a des mœurs, subsisteroit plutôt sans lois, qu’un peuple sans mœurs avec les lois les plus admirables ; la vertu supplée à tout ; mais rien ne peut la suppléer : ce n’est pas l’homme qu’il faut enchaîner, c’est sa volonté ; on ne fait bien que ce qu’on fait de bon cœur ; on n’obéit aux lois qu’autant qu’on les aime ; car l’obéissance forcée que leur rendent les mauvais citoyens, loin de suffire, selon vos principes, est le plus grand vice de l’état ; quand on n’est juste qu’avec les lois, on ne l’est pas même avec elles : voulez-vous donc leur assurer un empire aussi respectable que sûr, faites-les régner sur les cœurs, ou, ce qui est la même chose, rendez les particuliers vertueux. On peut dire avec Platon qu’un individu représente l’état, comme l’état chacun de ses membres ; or il seroit absurde de dire que ce qui fait la perfection & le bonheur de l’homme, fût inutile à l’état, puisque celui-ci n’est autre chose que la collection des citoyens, & qu’il est impossible qu’il y ait dans le tout un ordre & une harmonie qu’il n’y a pas dans les parties qui le composent. N’allez donc pas imaginer que les lois puissent avoir de force autrement que par la vertu de ceux qui leur sont soumis ; elles pourront bien retrancher des coupables, prévenir quelques crimes par la terreur des supplices, remédier avec violence à quelques maux présens ; elles pourront bien maintenir quelque tems la même forme & le même gouvernement ; une machine montée marche encore malgré le désordre & l’imperfection de ses ressorts ; mais cette existence précaire aura plus d’éclat que de solidité ; le vice intérieur percera par-tout ; les lois tonneroient en vain ; tout est perdu. Quid vanæ proficiunt leges sine moribus ? Quand une fois le bien public n’est plus celui des particuliers, quand il n’y a plus de patrie & de citoyens, mais seulement des hommes rassemblés qui ne cherchent mutuellement qu’à se nuire, lorsqu’il n’y a plus d’amour pour la modération, la tempérance, la simplicité, la frugalité, en un mot, lorsqu’il n’y a plus de vertu, alors les lois les plus sages sont impuissantes contre la corruption générale ; il ne leur reste qu’une force nulle & sans réaction ; elles sont violées par les uns, éludées par les autres ; vous les multipliez en vain ; leur multitude ne prouve que leur impuissance : c’est la masse qu’il faudroit purifier : ce sont les mœurs qu’il faudroit rétablir ; elles seules font aimer & respecter les lois : elles seules font concourir toutes les volontés particulieres au véritable bien de l’état : ce sont les mœurs des citoyens qui le remontent & le vivifient, en inspirant l’amour plus que la crainte des lois. C’est par les mœurs qu’Athènes, Rome, Lacédémone ont étonné l’univers, ces prodiges de vertu que nous admirons sans les sentir ; s’il est vrai que nous les admirions encore, ces prodiges étoient l’ouvrage des mœurs ; voyez aussi, je vous prie, quel zele, quel patriotisme enflammoit les particuliers ; chaque membre de la patrie la portoit dans son cœur ; voyez quelle vénération les sénateurs de Rome & ses simples citoyens inspiroient à l’ambassadeur d’Epire, avec quel empressement les autres peuples venoient rendre hommage à la vertu romaine, & se soumettre à ses lois. Ombres illustres des Camilles & des Fabricius, j’en appelle à votre témoignage ; dites-nous par quel art heureux vous rendîtes Rome maîtresse du monde & florissante pendant tant de siecles ; est-ce seulement par la terreur des lois ou la vertu de vos concitoyens ? Illustre Cincinnatus, revole triomphant vers tes foyers rustiques, sois l’exemple de ta patrie & l’effroi de ses ennemis ; laisse l’or aux Samnites, & garde pour toi la vertu. O Rome ! tant que tes dictateurs ne demanderont pour fruit de leurs peines que des instrumens d’agriculture, tu régneras sur tout l’univers. Je m’égare ; peut-être la tête tourne sur les hauteurs. Concluons que la vertu est également essentielle en politique & en morale, que le système dans lequel on fait dépendre des lois tous les sentimens du juste & de l’injuste, est le plus dangereux qu’on puisse admettre, puisqu’enfin, si vous ôtez le frein de la conscience & de la religion pour n’établir qu’un droit de force, vous sappez tous les états par leurs fondemens, vous donnez une libre entrée à tous les désordres, vous favorisez merveilleusement tous les moyens d’éluder les lois & d’être méchans, sans se compromettre avec elles ; or un état est bien près de sa ruine quand les particuliers qui le composent, ne craignent que la rigueur des lois.
Il s’offre encore à nous un problème moral à résoudre : les athées, demande-t-on, peuvent-ils avoir de la vertu, ou, ce qui est la même chose, la vertu peut-elle exister sans nul principe de religion ?
On a répondu à cette question par une autre : un chrétien peut-il être vicieux ? Mais nous devons quelque éclaircissement à ce sujet ; abrégeons.
J’observe d’abord que le nombre des véritables athées n’est pas si grand qu’on le croit ; tout l’univers, tout ce qui existe, dépose avec tant de force à cet égard, qu’il est incroyable qu’on puisse adopter un système réfléchi & soutenu d’athéisme, & regarder ses principes comme évidens & démontrés ; mais en admettant cette triste supposition, on demande si des Epicures, des Lucreces, des Vanini, des Spinosa peuvent être vertueux ; je réponds qu’à parler dans une rigueur métaphysique, des hommes pareils ne pourroient être que des méchans ; car, je vous prie, quel fondement assez solide restera-t-il à la vertu d’un homme qui méconnoit & viole les premiers de ses devoirs, la dépendance de son créateur, sa reconnoissance envers lui ? Comment sera-t-il docile à la voix de cette conscience, qu’il regarde comme un instinct trompeur, comme l’ouvrage des ouvrages, de l’éducation ; si quelque passion criminelle s’empare de son ame, quel contrepoids lui donnerons-nous, s’il croit pouvoir la satisfaire impunément & en secret ? Des considérations purement humaines le retiendront bien extérieurement dans l’ordre & la bienséance ; mais si ce motif lui manque, & qu’un intérêt pressant le porte au mal ; en vérité, s’il est conséquent, je ne vois pas ce qui peut l’arrêter.
Un athée pourra bien avoir certaines vertus relatives à son bien-être ; il sera tempérant, par exemple, il évitera les excès qui pourroient lui nuire ; il n’offensera point les autres par la crainte des réprésailles ; il aura l’extérieur des sentimens & des vertus qui nous font aimer & considerer dans la société ; il ne faut pour cela qu’un amour de soi-même bien entendu. Tels étoient, dit-on, Epicure & Spinosa, irréprochables dans leur conduite extérieure ; mais, encore une fois, dès que la vertu exigera des sacrifices & des sacrifices secrets, croit-on qu’il y ait peu d’athées qui succombassent ? Helas ! si l’homme le plus religieux, le plus pénétré de l’idée importante de l’Etre suprême, le mieux convaincu d’avoir pour témoin de ses actions son créateur, son juge ; si, dis-je, un tel homme résiste encore si souvent à de tels motifs, s’il se livre si facilement aux passions qui l’entraînent, voudroit-on nous persuader qu’un athée ne sera pas moins scrupuleux encore ? Je sai que les hommes trop accoutumés à penser d’une maniere, & à agir d’une autre, ne doivent point être jugés si rigoureusement sur les maximes qu’ils professent ; il se peut donc qu’il y en ait dont la croyance en Dieu soit fort suspecte, & qui cependant ne soient pas sans vertus ; j’accorde même que leur cœur soit sensible à l’humanité, à la bienfaisance, qu’ils aiment le bien public, & voudroient voir les hommes heureux ; que conclurons nous de-là ? c’est que leur cœur vaut mieux que leur esprit ; c’est que les principes naturels, plus puissans que leurs principes menteurs, les dominent à leur insu ; la conscience, le sentiment les presse, les fait agir en dépit d’eux, & les empêche d’aller jusqu’où les conduiroit leur ténébreux système.
Cette question assez simple en elle-même est devenue si délicate, si compliquée par les sophismes de Bayle & ses raisonnemens artificieux, qu’il faudroit pour l’approfondir passer les bornes qui nous sont prescrites. Voyez dans ce Dictionnaire le mot Athées, & l’ouvrage de Warburton sur l’union de la morale, de la religion, & de la politique dont voici en deux mots le précis.
Bayle affirme que les athées peuvent connoître la différence du bien & du mal moral, & agir en conséquence. Il y a trois principes de vertu, 1°. la conscience ; 2°. la différence spécifique des actions humaines que la raison nous fait connoître ; & 3°. la volonté de Dieu. C’est ce dernier principe qui donne aux préceptes moraux le caractere de devoir, d’obligation stricte & positive, d’où il résulte qu’un athée ne sauroit avoir une connoissance complette du bien & du mal moral, puisque cette connoissance est postérieure à celle d’un Dieu législateur, que la conscience & le raisonnement, deux principes dont on ne croit pas l’athée incapable, ne concluent rien cependant en faveur de Bayle, parce qu’ils ne suffisent pas pour déterminer efficacement un athée à la vertu, comme il importe essentiellement à la société. On peut connoître en effet la différence du bien & du mal moral, sans que cette connoissance influe d’une maniere obligatoire sur nos déterminations ; car l’idée d’obligation suppose nécessairement un être qui oblige, or quel sera cet être pour l’athée ?
La raison ; mais la raison n’est qu’un attribut de la personne obligée, & l’on ne peut contracter avec soi-même. La raison en général ; mais cette raison générale n’est qu’une idée abstraite & arbitraire, comment la consulter, où trouver le dépôt de ses oracles, elle n’a point d’existence réelle, & comment ce qui n’existe pas peut-il obliger ce qui existe ? L’idée de morale pour être complette renferme donc nécessairement les idées d’obligation, de loi, de législateur & de juge. Il est évident que la connoissance & le sentiment de la moralité des actions ne suffiroit pas, comme il importe, sur-tout pour porter la multitude à la vertu ; le sentiment moral est souvent trop foible, trop délicat ; tant de passions, de préjugés conspirent à l’énerver, à intercepter ses impressions, qu’il est facile de s’en imposer à cet égard ; la raison même ne suffit pas encore ; car on peut bien reconnoître que la vertu est le souverain bien, sans être porté à la pratiquer ; il faut qu’on s’en fasse une application personnelle, qu’on l’envisage comme partie essentielle de son bonheur ; & sur-tout si quelque intérêt actif & présent nous sollicite contr’elle, on voit de quelle importance est alors la croyance d’un Dieu législateur & juge, pour nous affermir contre les obstacles. Le desir de la gloire, de l’approbation des hommes retiendra, dites-vous, un athée ; mais n’est-il pas aussi facile, pour ne rien dire de plus, d’acquérir cette gloire & cette approbation par une hypocrisie bien ménagée & bien soutenue, que par une vertu solide & constante ? Le vice ingénieux & prudent n’auroit-il pas l’avantage sur une vertu qui doit marcher dans un chantier étroit, dont elle ne peut s’écarter sans cesser d’être ; un athée ainsi convaincu qu’il peut être estimé à moins de frais, content de ménager ses démarches extérieures, se livrera en secret à ses penchans favoris, il se dédommagera dans les ténebres de la contrainte qu’il s’impose en public, & ses vertus de théatre expireront dans la solitude.
Qu’on ne nous dise donc pas que les principes sont indifférens, pourvu qu’on se conduise bien, puisqu’il est manifeste que les mauvais principes entraînent tôt ou tard au mal ; on l’a déjà remarqué, les fausses maximes sont plus dangereuses que les mauvaises actions, parce qu’elles corrompent la raison même, & ne laissent point d’espoir de retour.
Les systèmes les plus odieux ne sont pas toujours les plus nuisibles, on se laisse plus aisément séduire, lorsque le mal est coloré par les apparences du bien ; s’il se montre tel qu’il est, il revolte, il indigne, & son remede est dans son atrocité même ; les méchans seroient moins dangereux, s’ils ne jettoient sur leur difformité un voile d’hypocrisie ; les mauvais principes se répandroient moins, s’ils ne s’offroient sous l’appas trompeur d’une excellence particuliere, d’une apparente sublimité. Il faut esperer que l’athéisme décidé n’aura pas beaucoup de prosélytes ; il est plus à craindre qu’on ne s’en laisse imposer par les brillantes, mais fausses idées que certains philosophes nous donnent sur la vertu, & qui ne tendent au fond qu’à un athéisme plus rafiné, plus spécieux : « la vertu, nous disent-ils, n’est autre chose que l’amour de l’ordre & du beau moral, que le desir constant de maintenir dans le système des êtres ce concert merveilleux, cette convenance, cette harmonie, qui en fait toute la beauté, elle est donc dans la nature bien ordonnée, c’est le vice qui en trouble les rapports, & cela seul doit décider notre choix ; car, sachez, ajoutent-ils, que tout motif d’intérêt, quel qu’il soit, dégrade & avilit la vertu ; il faut l’aimer, l’adorer généreusement & sans espoir ; des amans purs, désintéressés sont les seuls qu’elle avoûe, tous les autres sont indignes d’elle. »
Projicit ampullas & sesquipedalia verba.
Tout cela est & n’est pas. Nous avons déjà dit après mille autres, que la vertu par elle-même étoit digne de l’admiration & de l’amour de tout être qui pense, mais il faut nous expliquer ; nous n’avons point voulu la frustrer des récompenses qu’elle mérite, ni enlever aux hommes les autres motifs d’attachement pour elle ; craignons de donner dans les piéges d’une philosophie mensongere, d’abonder en notre sens, d’être plus sages qu’il ne faut. Ces maximes qu’on nous étale avec pompe sont d’autant plus dangereuses, qu’elles surprennent plus subtilement l’amour-propre, on s’applaudit en effet de n’aimer la vertu que pour elle ; on rougiroit d’avoir dans ses actions des motifs d’espoir ou de crainte, faire le bien dans ces principes, avoir Dieu remunérateur présent à son esprit, lorsqu’on exerce la bienfaisance & l’humanité, on trouve là je ne sai quoi d’intéressé, de peu délicat ; c’est ainsi qu’on embrasse le phantome abstrait qu’on se forge, c’est ainsi qu’on se dénature à force de se diviniser.
Je suppose d’abord, gratuitement peut-être, que des philosophes distingués, un Socrate, un Platon, par exemple, puissent par des méditations profondes s’élever à ces grands principes, & sur-tout y conformer leur vie, qu’ils ne soient animés que par le desir pur de s’ordonner le mieux possible, relativement à tous les êtres, & de conspirer pour leur part à cette harmonie morale dont ils sont enchantés ; j’applaudirai, si l’on veut, à ces nobles écarts, à ces généreux délires, & je ne désavoûrai point le disciple de Socrate, lorsqu’il s’écrie, que la vertu visible & personifiée exciteroit chez les hommes des transports d’amour & d’admiration ; mais tous les hommes ne sont pas des Socrates & des Platons, & cependant, il importe de les rendre tous vertueux ; or ce n’est pas sur des idées abstraites & métaphysiques qu’ils se gouvernent, tous ces beaux systèmes sont inconnus & inaccessibles à la plûpart, & s’il n’y avoit de gens de bien que ceux qu’ils ont produit, il y auroit assurément encore moins de vertu sur la terre. Il ne faut pas avoir fait une étude profonde du cœur humain pour savoir que l’espoir & la crainte sont les plus puissans de ses mobiles, les plus actifs, les plus universels de ses sentimens, ceux dans lesquels se résolvent tous les autres ; l’amour de soi-même, ou le desir du bonheur. L’aversion pour la peine est donc aussi essentielle à tout être raisonnable que l’étendue l’est à la matiere ; car, je vous prie, quel autre motif le feroit agir ? Par quel ressort seroit-il remué ? Comment s’intéresseroit pour les autres celui qui ne s’intéresseroit pas pour lui-même ?
Mais s’il est vrai que l’intérêt, pris dans un bon sens, doit être le principe de nos déterminations, l’idée d’un Dieu rémunérateur est donc absolument nécessaire pour donner une base à la vertu, & engager les hommes à la pratiquer. Retrancher cette idée, c’est se jetter, comme nous l’avons dit, dans une sorte d’athéisme, qui pour être moins direct, n’en est pas moins dangereux. Affirmer que Dieu, le plus juste & le plus saint de tous les êtres, est indifférent sur la conduite & sur le sort de ses créatures ; qu’il voit d’un œil égal le juste & le méchant, qu’est-ce autre chose que de l’anéantir, au moins par rapport à nous ; de rompre toutes nos relations avec lui ? c’est admettre le dieu d’Epicure, c’est n’en point admettre du tout.
Si la vertu & le bonheur étoient toujours inséparables ici bas, on auroit un prétexte plus spécieux pour nier la nécessité d’une autre économie, d’une compensation ultérieure, & le système que nous combattons offriroit moins d’absurdités ; mais le contraire n’est que trop prouvé. Combien de fois la vertu gémit dans l’opprobre & la souffrance ! que de combats à livrer ! que de sacrifices à faire ! que d’épreuves à soutenir, tandis que le vice adroit obtient les prix qui lui sont dûs, en se frayant un chemin plus large, en recherchant avant tout son avantage présent & particulier ! La conscience, dira-t-on, le bon témoignage de soi. Ne grossissons point les objets, dans des circonstances égales le juste est moins heureux, ou plus à plaindre que le méchant ; la conscience fait pencher alors la balance en sa faveur ; s’il est en proie à l’affliction, elle en tempere bien les amertumes. Mais enfin elle ne le rend point insensible, elle n’empêche point qu’il ne soit en effet malheureux ; elle ne suffit donc point pour le dédommager, il a droit de prétendre à quelque chose de plus, la vertu n’est point quitte envers lui ; on lutteroit en vain contre le sentinent, la douleur est toujours un mal, la coupe de l’ignominie est toujours amere, & les dogmes pompeux du portique, renouvellés en partie par quelques modernes, ne sont au fond que d’éclatantes absurdités. Cet homme est tyrannisé par une passion violente, son bonheur actuel en dépend ; vainement la raison combat, sa foible voix est étouffée par les éclats de la passion. Dans les principes que vous admettez, par quel frein plus puissant pouvez-vous la réprimer ? Oe malheureux tenté de sortir de sa misere par des moyens coupables, mais sûrs ; séduit, entrainé par des tentations délicates, sera-t-il bien retenu par la crainte de troubler je ne sai quel concert général, dont il n’a pas même l’idée ? Que d’occasions dans la société de faire son bonheur aux dépens des autres, de sacrifier ses devoirs à ses penchans, sans s’exposer à aucun danger, sans perdre même l’estime & la bienveillance de ses semblables, intéressés à cette indulgence par des raisons faciles à voir ! Dites-nous donc, philosophes, comment soutiendrez-vous l’homme dans les pas les plus glissans ? Hélas ! avons-nous trop de motifs pour être vertueux, que vous vouliez nous enlever les plus puissans & les plus doux ? Voyez d’ailleurs quelle est votre inconséquence, vous prétendez nous rendre insensibles à nos propres avantages, vous exigez que nous suivions la vertu sans nul retour sur nous-mêmes, sans nul espoir de récompense, & après nous avoir ainsi dépouillés de tout sentiment personnel, vous voulez nous intéresser dans nos actions au maintien d’un certain ordre moral, d’une harmonie universelle qui nous est assurément plus étrangere que nous-mêmes ? Car enfin les grands mots n’offrent pas toujours des idées justes & précises. Si la vertu est aimable, c’est sans doute parce qu’elle conspire à notre bonheur, à notre perfection qui en est inséparable ; sans cela, je ne conçois pas ce qui nous porteroit à l’aimer, à la cultiver. Que m’importe à moi cet ordre stérile ? que m’importe la vertu même, si l’un & l’autre ne font jamais rien à ma félicité ? L’amour de l’ordre au fond, n’est qu’un mot vuide de sens, s’il ne s’explique dans nos principes ; la vertu n’est qu’un vain nom, si tôt ou tard elle ne fait pas complétement notre bonheur : telle est la sanction des lois morales, elles ne sont rien sans cela. Pourquoi dites-vous que les méchans, les Nérons, les Caligula, sont les destructeurs de l’ordre ? ils le suivent à leur maniere. Si cette vie est le terme de nos espérances, toute la différence qu’il y a entre le juste & le méchant, c’est que le dernier, comme on l’a dit, ordonne le tout par rapport à lui ; tandis que l’autre s’ordonne relativement au tout. Mais quel mérite y a-t-il de n’aimer la vertu que pour le bien qu’on en espere ? Le mérite assez rare de reconnoitre ses vrais intérêts, de sacrifier sans regret tous les penchans qui leur seroient contraires, de remplir la carriere que le créateur nous a prescrite, d’immoler, s’il le faut, sa vie à ses devoirs. N’est-ce donc rien que de réaliser le juste imaginaire que Platon nous offre pour modele, & dont il montre la vertu couronnée dans une autre vie ? Faut-il donc pour être vertueux, exiger comme vous un sacrifice aussi contradictoire, que le seroit celui de tous ; nos avantages présens, de notre vie même, si nous n’étions enflammés par nul espoir de récompense ? Aussi les hommes de tous les tems & de tous les lieux, se sont-ils accordés à cet égard ; au milieu même des ténebres de l’idolatrie, nous voyons briller cette vérité que la raison plus que la politique, a fait admettre. Sois juste & tu seras heureux : ne te presse point d’accuser la vertu, de calomnier ton auteur ; tes travaux que tu croyois perdus, vont recevoir leur récompense ; tu crois mourir, & tu vas renaître : la vertu ne t’aura point menti.
Distinguez donc avec soin deux sortes d’intérêts, l’un bas & malentendu, que la raison réprouve & condamne ; l’autre noble & prudent, que la raison avoue & commande. Le premier toujours trop actif, est la source de tous nos écarts ; celui-ci ne peut être trop vif, il est la source de tout ce qu’il y a de beau, d’honnête & de glorieux. Ne craignez point de vous deshonorer en desirant avec exces votre bonheur ; mais sachez le voir où il est : c’est le sommaire de la vertu. Non, Dieu de mon cœur, je ne croirai point m’avilir en mettant ma confiance en toi ; dans mes efforts pour te plaire, je ne rougirai point d’ambitionner cette palme d’immortelle gloire que tu daignes nous proposer ; loin de me dégrader, un si noble intérêt m’enflamme & m’aggrandit à mes yeux ; mes sentimens, mes affections me semblent répondre à la sublimité de mes espérances ; mon enthousiasme pour la vertu n’en devient que plus véhément ; je m’honore, je m’applaudis des sacrifices que je fais pour elle, quoique certain qu’un jour elle saura m’en dédommager. O vertu, tu n’es plus un vain nom, tu dois faire essentiellement le bonheur de ceux qui t’aiment ; tout ce qu’il y a de félicité, de perfection & de gloire est compris dans ta nature, en toi se trouve la plénitude des êtres. Qu’importe si ton triomphe est retardé sur la terre, le tems n’est pas digne de toi ; l’éternité t’appartient comme à son auteur. C’est ainsi que j’embrasse le système le plus consolant, le plus vrai, le plus digne du créateur & de son ouvrage ; c’est ainsi que j’oserai m’avouer chrétien jusque dans ce siecle, & la folie de l’Evangile sera plus précieuse pour moi, que toute la sagesse humaine.
Après avoir pressé cette derniere observation qui nous a paru très-importante, rentrons encore un moment dans la généralité de notre sujet. 1°. C’est souvent dans l’obscurité que brillent les plus solides vertus, & l’innocence habite moins sous le dais que sous le chaume ; c’est dans ces réduits que vous méprisez, que des ames vulgaires exercent les devoirs les plus pénibles avec autant de simplicité que de grandeur ; c’est-là que vous trouverez avec étonnement les plus beaux modèles pour connoître la vertu ; il faut descendre plutôt que monter, mais nous avons la plûpart des yeux si imbécilles, que nous ne voyons l’héroïsme que sous la dorure.
2°. Nous l’avons déja dit, la vertu n’est qu’un grand sentiment qui doit remplir toute notre ame, dominer sur nos affections, sur nos mouvemens, sur notre être. On n’est pas digne du nom de vertueux pour posséder telle ou telle vertu facile que nous devons à la nature plus qu’à la raison, & qui d’ailleurs ne gêne point nos penchans secrets. Les vertus sont sœurs ; en rejetter une volontairement, c’est en effet les rejetter toutes, c’est prouver que notre amour pour elles est conditionnel & subordonné, que nous sommes trop lâches pour leur faire des sacrifices ; on peut dire que c’est précisément la vertu que nous négligeons qui eût fait toute notre gloire, qui nous eût le plus honoré à nos propres yeux, qui nous eût mérité ce titre de vertueux dont nous sommes indignes malgré l’exercice de toutes les autres vertus.
4°. Aspirez donc sans réserve à tout ce qui est honnête ; que vos progrès, s’il est possible, s’étendent en tout sens ; ne capitulez point avec la vertu ; suivez la nature dans ses ouvrages, ils sont tout entiers en proportion dans leur germe, elle ne fait que les développer ; vous de même n’oubliez rien pour mettre en vous l’heureux germe de la vertu, afin que votre existence n’en soit qu’un développement continuel.
4°. Au lieu de charger vos enfans de cette multitude de devoirs arbitraires & minucieux, de les fatiguer par vos triviales maximes, formez-les à la vertu ; ils seront toujours assez polis, s’ils sont humains ; assez nobles, s’ils sont vertueux ; assez riches, s’ils ont appris à modérer leurs desirs.
5°. Une vertu de parade qui ne jette que des éclats passagers, qui cherche le grand jour, les acclamations, qui ne brille un instant que pour éblouir & pour s’éteindre, n’est pas celle qu’il faut admirer. La véritable vertu se soutient avec dignité dans la vie la plus retirée, dans les plus simples détails, comme dans les postes les plus éminens ; elle ne dédaigne aucun devoir, aucune obligation quelque légere qu’elle puisse paroître ; elle remplit tout avec exactitude, rien n’est petit à ses yeux. On dit que les héros cessent de l’être pour ceux qui les environnent, s’ils étoient vraiement vertueux, ils seroient à l’abri de ce reproche.
6°. La vertu n’est qu’une heureuse habitude qu’il faut contracter, comme toute autre, par des actes réitérés. Le plaisir d’avoir bien fait augmente & fortifie en nous le desir de bien faire ; la vue de nos bonnes actions enflamme notre courage, elles sont autant d’engagemens contractés avec nous-mêmes, avec nos semblables, & c’est ici plus que jamais que se vérifie la maxime, il faut avancer sans cesse si l’on ne veut rétrograder.
7°. La vertu a ses hypocrites comme la religion, sachez vous en défier ; sur-tout soyez sincere avec vous-mêmes, indulgent pour les autres, & sévere pour vous. La plus belle des qualités est de connoître celles qui nous manquent ; on vous estimera souvent par ce qui doit faire en secret votre honte, tandis qu’on vous reprochera ce qui fait peut-être votre gloire. Sans mépriser l’approbation des hommes, ne vous mesurez point sur elle ; votre conscience est le seul juge compétent, c’est à son tribunal intérieur que vous devez être absous ou condamné.
8°. Ne troublez point dans vos vertus l’ordre moral qui doit y regner.
Le bien général est un point fixe dont il faut partir pour les apprécier avec justesse : on peut être bon soldat, bon prêtre & mauvais citoyen. Telles vertus particulieres concentrées dans un corps deviennent des crimes pour la patrie : les brigands pour être justes entr’eux en sont-ils moins des brigands ? Consultez donc avant tout la volonté générale, le plus grand bien de l’humanité ; plus vous en approcherez, plus votre vertu sera sublime, & réciproquement, &c.
O vous enfin, qui aspirez à bien faire, qui osez prétendre à la vertu, cultivez avec empressement ces hommes respectables qui marchent devant vous dans cette brillante carriere ; c’est à l’aspect des chef d’œuvres des Raphaëls & des Michel-Anges que les jeunes peintres s’enflamment & tressaillent d’admiration ; c’est de même en contemplant les modèles que l’histoire ou la société vous présente, que vous sentirez votre cœur s’attendrir & brûler du desir de les imiter.
Terminons cet article, trop long sans doute pour ce qu’il est, mais trop court pour ce qu’il devroit être. Voyez Vice. Article de M. Romilly le fils.
Ces observations sur la vérité nous ont été envoyées trop tard pour être placées sous ce mot : elles sont de M. le chevalier de Seguiran. Nous n’avons pas voulu qu’elles fussent perdues pour cet ouvrage, & nous les ajoutons ici après l’article vertu. Le vrai est le principe du bon ; le vrai & le bon produisent le beau. Vérité, bonté, beauté sont des idées qui s’associent merveilleusement. Vérité, ce mot si redoutable aux tyrans & si consolant pour les malheureux ; ce mot que l’ambition & le fanatisme ont écrit en caracteres de sang sur leurs étendards pour captiver la crédulité par l’enthousiasme, mérite par l’importance du sens qui lui est attaché, les plus profondes réflexions du philosophe.
Seule immobile dans l’immensité des siecles, la vérité se soutient par sa propre force ; les préjugés se succedent autour d’elles, & s’entre-détruisent comme les passions sociales qui leur ont donné l’être.
Le sage courageux qui les brave a également à redouter le mépris insultant de ces grands de convention qui ne doivent qu’à l’opinion la supériorité sur leurs semblables, & la vengeance sourde, mais horrible de ces tyrans des esprits, qui ne regnent qu’à la faveur des erreurs qu’ils accréditent. La noire jalousie ne laisse à Socrate mourant pour la vérité, que la gloire pure & désintéressée d’un bienfait sans reconnoissance.
La vérité s’offre à nos recherches sous un aspect différent dans les divers ordres de nos connoissances, mais toujours elle est caractérisée par les idées fondamentales d’existence & d’identité.
En métaphysique ce sont les attributs qui constituent un être quelconque ; en mathématique, c’est l’affirmation ou la négation d’identité entre deux quantités abstraites ; en physique, c’est l’existence des substances, des sensations, de la force & de la réaction ; dans l’ordre moral, c’est la loi qui dirige l’exercice de nos facultés naturelles. La vérité de caractere est le noble respect de soi, qui croiroit en se déguisant aux yeux d’autrui, perdre le droit précieux de s’estimer soi-même. Souveraine dans les arts comme dans les sciences, la fable même n’a droit de plaire que quand elle soumet sa marche aux lois de la vérité.
De la vérité métaphysique. Ne tirons point du profond oubli auquel ils sont justement condamnés, les mots barbares & vuides de sens qui étoient toute la métaphysique du péripatétisme moderne ; un génie créateur a dissipé ces ténèbres, & levé d’une main hardie le voile qui enveloppoit les premiers principes des choses : quelques étincelles avoient précédé cette masse de lumiere, mais Leibnits a poli les diamants bruts que les anciens avoient puisé dans le sein générateur de la nature. Un principe également simple & fécond lui a servi de fil ; rien ne peut exister sans raison suffisante. Ce trait de lumiere qui éclaire toutes les sciences, porte spécialement sa clarté sur l’objet que je traite.
Pour éclairer & convaincre, il faut suivre pas-à-pas la progression des idées, & sacrifier à la précision dans une matiere où le sens vague des mots laisse peu de prise à l’exactitude du raisonnement.
D’après les expériences métaphysiques de Loke sur les idées matrices auxquelles il a réduit nos connoissances par une exacte analyse, il faut supposer qu’elles doivent leur origine à nos sensations ; le desir de se rappeller tous les individus & l’embarras de la multiplicité force à les diviser en certaines classes par les différences & les ressemblances ; on sent qu’ici le premier pas seul à couté ; l’abstraction la plus simple est un effort plus étonnant de l’esprit humain que l’abstraction la plus compliquée. A force de composer, on est parvenu à l’idée de pure substance, & enfin à l’idée infiniment simple d’esseité. Arrivés à ce point, les philosophes ont construit à leur gré dans l’espace chimérique que le délire de la réflexion avoit créé ; ils ont oublié que l’abstraction étoit l’ouvrage de l’esprit, qu’il n’existoit dans la nature que des individus, que si un homme étoit moins dissemblable à un homme qu’un ours, il en étoit tout aussi distinct. Ils ont appellé leurs abstractions les essences des choses, ont caractérisé les essences par la possibilité, la possibilité par la compatibilité des attributs ; mais interrogés quelle compatibilité d’attributs l’esprit peut appercevoir dans l’idée infiniment simple & généralisée d’esséité ; ils se sont apperçus qu’ils n’avoient réussi qu’à éloigner la difficulté pour y retomber. Semblables au sophiste indien, qui pressé de dire sur quoi s’appuyoit la tortue immense qui portoit l’éléphant qui soutenoit la terre, répondit que c’étoit un mystere.
Revenons à la nature : tout composé suppose des composans, puisqu’il en est le résultat ; donc tout composé se résout en êtres simples. La conséquence la plus immédiate de la simplicité des substances, est la simplicité des essences ; outre que la décomposition à l’infini répugneroit également dans l’un & l’autre cas. Or les idées ou essences simples n’existent pas dans le néant, car le rien n’a point de propriétés ; elles ne sont pas non-plus une pure abstraction, puisqu’elles sont la vraie représentation des substances simples ; leur vérité métaphysique est donc la raison suffisante de leur esséité dans le sens que l’une n’est plus distincte de l’autre, par la raison sans replique que dans le dernier anneau de la chaîne, la cause & l’effet doivent nécessairement se confondre, & qu’à ce point l’être résulte de sa nature.
La noble simplicité de ce principe, sa suffisance à expliquer tous les problemes métaphysiques & physiques, doit convaincre tous les esprits. Malheur & mépris à la foiblesse d’ame qui fait rejetter un principe lumineux par l’opposition des conséquences aux opinions reçues. Faudra-t-il donc vieillir dans l’enfance des préjugés, ou plutôt dans l’épouvante des puissans qui les accréditent ? Etres pusillanimes, vous dégradez la noblesse indépendante de la raison pour vous faire des motifs de crédibilité de la crainte ou de l’espérance !
De la vérité mathématique. Newton à Londres, & Leibnits à Leipsick, calculoient l’infini géométrique, parvenoient aux mêmes résultats par une même méthode diversement presentée, s’éclairoient & ne se contredisoient point. Dans la même ville, l’altier courtisan, l’insolent millionaire, l’humble manœuvre rassemblés dans le réduit d’un philosophe, & interrogés sur le sens du mot décence, disputent & ne s’entendent pas. C’est que les géometres parlent tous une même langue ; mais les hommes, en traitant de la morale, ne prononcent que les mêmes sons ; leurs idées varient suivant le mode & le degré d’opposition de l’intérêt de chaque individu de l’intérêt général.
Le mathématicien suppose une quantité physique abstraite, la définit d’après la supposition, affirme la définition, & le défini réciproquement l’un de l’autre. Aussi ses spéculations ne seroient-elles qu’une science de mots, si réduit aux suppositions rigoureuses, l’à-peu-près n’existoit pas dans la nature. Mais de l’application des principes mathématiques, il résulte quelquefois dans la physique des approximations si voisines de la précision, que la difference est nulle pour l’expérience & l’utilité.
J’ai dit quelquefois ; car il faut distinguer les occasions où le géometre physicien peut calculer la quantité physique & l’effet de la force dominante, sans alliage des circonstances où ses spéculations sont subordonnées à la nature des substances, & aux inégalités qui résultent dans l’apperçu de l’effet général de l’action des causes immédiates. Après avoir calculé en méchanique l’effet de la pesanteur & la force de l’élasticité, le géometre attend pour fixer son résultat, que l’experience l’instruise de l’effet de la résistance des milieux, de la contraction & de la dilatation des métaux, des frottemens, &c. & souvent il a décidé à l’académie ce que l’artiste dément avec raison dans son attelier. Voyez les liqueurs dans de grands canaux se soumettre aux lois de l’équilibre, que la nature semble violer dans les tubes capillaires. C’est qu’ici l’inégalité des parois unies seulement en apparence devient plus efficace par le rapprochement : l’attraction latérale balance la force centrale : l’air s’échappe avec moins de facilité ; l’esprit humain humilié voit ses efforts échouer contre le jeu le plus léger de la nature ; il semble ne pouvoir braver la difficulté que dans l’éloignement.
Alors voyez par quelle longue série de conséquences il va appliquer ses principes avec certitude. Il mesure la distance des planetes, & dissipe les frayeurs qu’inspiroient à l’ignorance leurs périodiques interpositions ; il dirige la course, & prescrit la forme de ces bâtimens agités qui unissent les deux mondes pour le malheur de l’un & la corruption de l’autre ; il divise en portions égales la mesure commune de nos plaisirs & de nos peines. L’esprit dans des points aussi éloignés ou des circonstances aussi compliquées, auroit-il apperçu sans peine que le tout est plus grand que sa partie ou égal à toutes ses parties prises ensemble ? &c. Il faut donc soigneusement distinguer en mathématique la simplicité évidente de la vérité, de la difficulté de la méthode.
De la vérité physique. Les vérités physiques sont garanties par le sens intime, quand elles sont calculées d’après les impressions des objets extérieurs sur nos sens, ou d’après les effets immédiats de nos sensations. S’il s’éleve deux opinions opposées, la contradiction n’est que dans les mots, & naît de la diversité d’impression que le même objet fait sur deux organes différens.
Mais si trompant les intentions de la sage nature, qui ne nous avoit formés que pour jouir, nous voulons connoître : si non contens d’éprouver les effets, nous cherchons à approfondir les causes & à développer la nature des substances, tout devient conjecture & système ; le moyen cesse d’être proportionné à nos recherches. Inutiles théoriciens, osez vous en plaindre, après avoir marqué du sceau de l’évidence les connoissances de premier besoin que devoit la nature à la curiosité & au superflu.
La vérité physique se réduit donc à la réalité de nos sensations, à l’action & à la réaction des substances simples. Mais nos sensations sont-elles produites par les objets extérieurs, ou ceux-ci ne sont-ils que des phénomènes intellectuels, que l’ame réalise hors d’elle-même par une propension invincible ? Barclay a bravé l’opinion générale, & soutenu le dernier sentiment.
1°. Parce qu’il n’y a nulle conséquence forcée de nos sensations à l’existence des objets extérieurs, elles peuvent être produites en nous par l’opération de l’être suprème ; elles peuvent être aussi une suite de notre nature.
2°. Il est absurde de transporter à des êtres composés les modifications quelconques d’un être simple ; or toutes nos sensations sont des modifications successives de notre ame.
3°. La sensation de l’étendue devient contradictoire quand elle est réalisée hors de notre ame. On démontre pour & contre la divisibilité à l’infini des substances supposées étendues. N’est-il pas clair que la divisibilité à l’infini n’est conséquente qu’à l’idée abstraite de la sensation de l’étendue, & que les preuves de Leibnits ne portent que sur les substances réelles ?
4°. Les différences qu’on observe entre l’état de rêve & celui de reveil, ne détruisent point l’argument que tire Barclay de l’illusion des songes. Qu’il y ait plus ou moins d’ordre dans nos sensations, il n’est pas moins incontestable que pendant le sommeil l’ame les éprouve en l’absence des objets extérieurs. Ils n’en sont donc pas la cause. D’ailleurs à quel archétipe primitif pouvons-nous comparer les modifications de notre ame, pour juger de leur liaison ? le désordre apparent du rêve n’est-il pas relatif à l’ordre prétendu du reveil ? or celui-ci qui peut le garantir ?
Croyons donc avec Barclay, que nos sensations n’ont, ni ne peuvent avoit nulle sorte d’analogie représentative avec les objets extérieurs ; mais ne doutons pas que les substances simples douées de force, n’agissent & ne réagissent continuellement les unes sur les autres, & que cette action toute différente de nos sensations en est cependant la cause. Comment concevoir sans cela la liaison nécessaire qui forme la chaîne de tous les êtres, & d’où naît la belle harmonie de la nature.
J’ai insisté sur une question oiseuse, mais abstraite, par la seule nécessité de ne laisser aucun vuide. Que fait au bonheur des hommes l’existence ou la non-existence des corps ? La félicité ne résulte-t-elle pas de la maniere dont on est intérieurement affecté ? La puissance & la bonté du souverain de la nature seroit-elle moins démontrée par l’ordre de nos sensations que par celui qui régne dans les objets extérieurs ?
De la vérité morale. Ici tout devient intéressant. Le cœur d’un philosophe sensible s’ouvre au plaisir de démontrer aux humains que la félicité de tous par chacun est le seul & doux hommage qu’exige la nature, & que les préceptes de la vertu ne different pas des moyens d’être heureux.
Ceux qui pour expliquer la loi primitive, eurent recours aux relations essentielles, aux sentimens innés, cris intérieurs de la conscience, céderent au desir d’éblouir par l’impuissance d’éclairer. C’est dans la volonté de l’homme & dans sa constitution qu’il faut chercher le principe de ses devoirs. Les préceptes moraux sensibles à tous doivent porter avec eux-mêmes leur sanction, faire par leur propre force le bonheur qui les observe, & le malheur de qui les viole.
Je considere l’homme isolé au milieu des objets qui l’entourent. Il est averti d’en user par l’instinct du besoin ; il y est invité par l’attrait du plaisir. Mais dans la jouissance de ces biens, l’excès ou la privation sont également nuisibles ; placé entre la douleur & le plaisir, l’organe du sentiment prescrit à l’homme l’utile tempérance à laquelle il doit se soumettre.
Si comparant un homme à un homme, je parviens à un état de société quelconque, mes idées se généralisent ; la sphere de la loi primitive s’étend avec le desir & l’espoir d’une félicité plus grande ; je vois la nature prompte à se développer, toujours persuasive, quand elle présente à nos ames l’image séduisante du bonheur ; elle forme & resserre la chaîne qui lie ensemble tous les humains.
L’homme est attendri par le malheur de l’homme ; il se retrouve dans son semblable souffrant, & l’espoir d’un secours utile le rend lui-même secourable : semences précieuses de la sensibilité.
En violant les droits d’autrui, il autorise autrui à violer les siens ; la crainte salutaire qui le retient, est le germe de la justice.
Le pere revit dans ses enfans, & leur prodigue dans un âge tendre les secours dont il aura besoin, quand la vieillesse & les infirmités lui auront ravi la moitié de son être. Ainsi se resserrent les doux nœuds de la tendresse filiale & paternelle.
Abrégeons d’inutiles détails. Pratiquer toutes les vertus, ou choisir avec soin tous les moyens d’être solidement heureux, c’est la même chose. Telle est sans sophisme & sans obscurité la vraie loi de nature. Le bonheur qui en résulte pour qui l’observe, est la sanction de la loi, ou, en termes plus simples, le motif pressant de se soumettre. Par ces principes tout s’éclaircit, & la vérité morale devient susceptible d’un calcul exact & précis. J’en assigne les données, d’une part, dans le bien physique de l’être sensible, de l’autre, dans les relations que la nature a établies entre lui & les êtres qui l’entourent.
Mais le forcené s’avance : je ne puis être heureux que par le malheur de mon semblable : je veux jouir de sa femme, violer ses filles, piller ses greniers. Le philosophe : « mais tu autorise ton semblable à t’accabler des mêmes maux dont tu les menaces ». Le forcené : N’importe, je veux me satisfaire ; je ne puis être heureux qu’à ce prix ; n’as-tu pas dit que telle étoit la loi de nature ? Le philosophe : « Eh bien, acheve, & que ton sort justifie mes paroles ».
Le forcené sourit de fureur & de dédain, mais dans le cours de ses attentats, le citoyen outragé, ou le glaive des lois, vengent la nature, & le monstre n’est plus.
De la vérité dans les beaux arts. Avant qu’il existât des académies ou des arts poétiques, Homere, Apelle & Phidias instruits & guidés par la nature, avoient fait regner dans leurs productions deux sortes de vérités ; la premiere d’effet & de détail, qui donne l’existence & la vie à chaque partie ; la seconde d’entente générale & d’ensemble, qui donne à chaque personnage l’action & l’expression relatives au sujet choisi. Il ne suffit pas que dans le tableau ou la scene du sacrifice d’Iphigénie, mon œil voie une princesse, une reine, un guerrier, un grand-prêtre, des grouppes de soldats ; il faut que Chalcas, l’œil terrible & le poil hérissé, plein du dieu vengeur qui l’agite, tienne sous le coûteau sacré une victime innocente, qui, levant les yeux & les mains vers le ciel, craint de laisser échapper un murmure ; il faut que Clitemnestre pâle & défigurée, semble avoir perdu par la douleur la force d’arracher sa fille aux dieux barbares qui l’immolent ; il faut que l’artiste désespérant de peindre l’accablement d’Agamemnon, lui fasse couvrir son visage de ses mains ; il faut que chaque soldat, à sa maniere, paroisse gémir sur le sort d’Iphigénie, & accuser l’injustice des dieux. Après cette esquisse rapide, quelle ame froide & mal organisée oseroit, en voyant l’exemple, demander la raison du précepte ?
L’application s’en fait aisément en peinture & en sculpture ; en poésie, la magie de l’expression pittoresque, est la vérité de detail. La vérité de relation & d’ensemble consiste dans la correspondance des paroles, des sentimens & de l’action, avec le sujet. Phedre, en entrant sur la scene, ne dit point qu’une douleur sombre & cachée lui fait voir avec horreur tout ce qui l’entoure, mais elle exprime cette haine, suite nécessaire d’un sentiment profond & malheureux. Que ces vains ornemens, que ces voiles me pesent, &c. Partout dans le rôle sublime le sentiment se developpe, jamais il ne s’annonce.
Ce principe fondamental s’étend jusqu’aux plus légers détails. Voulez-vous rendre une chansonnette intéressante, choisissez un sujet ; faites disparoître l’auteur pour ne laisser voir que le personnage, sans quoi l’intérêt cesse avec l’illusion.
Chaque sous-division effleurée de cet article pourroit devenir le sujet d’un ouvrage intéressant. Resserré par d’étroites bornes, on n’a osé se livrer aux détails ; un champ vaste s’est ouvert, on a à peine tracé quelques lignes pour diriger la course des génies sublimes qui oseront le parcourir.
Vertus, anges du premier chœur de la troisieme hiérarchie. Voyez Ange & Hiérarchie.
On appelle ainsi ces anges à cause du pouvoir de faire des miracles, & de fortifier les anges inférieurs dans l’exercice de leurs fonctions, qui leur est attribue par les peres & les théologiens qui ont traité des anges.
Vertu, (Langue franç.) ce mot se prend souvent dans notre langue pour désigner la pudeur, la chasteté. Madame de Lambert écrivoit à sa fille : « Cette vertu ne regarde que vous ; il y a des femmes qui n’en connoissent point d’autre, & qui se persuadent qu’elle les acquitte de tous les devoirs de la société. Elles se croient en droit de manquer à tout le reste, & d’être impunément orgueilleuses & médisantes. Anne de Bretagne, princesse impérieuse & superbe, faisoit payer bien cher sa vertu à Louis XII. Ne faites point payer la vôtre ». (D. J.)
Vertu, (Critiq. sacrée.) ce mot a plusieurs sens. Il signifie la force & la valeur, Ps. xxx. 11. les miracles & les dons surnaturels, Matt. vij. 22. la sainteté qui nous rend agréables à Dieu & aux hommes, II. Pierre j. 5. Vertu se prend au figuré pour l’arche d’alliance, qui faisoit la force d’Israël, Ps. lxxvij. 61. pour la puissance céleste, Ps. cij. 21. pour de grands avantages ; ceux qui se sont nourris des biens, des vertus du siecle à venir, ne retomberont point dans leurs péchés, Heb. vj. 5. (D. J.)
Vertu, (Mythol.) le culte le plus judicieux des payens étoit celui qu’ils rendoient à la Vertu, la regardant comme la cause des bonnes & grandes actions qu’ils honoroient dans les hommes La Vertu en général étoit une divinité qui eut à Rome des temples & des autels. Scipion le destructeur de Numance, fut le premier qui consacra un temple à la Vertu ; mais c’étoit peut-être aussi à la Valeur, qui s’exprime en latin communément par le mot de virtus. Cependant il est certain que Marcellus fit bâtir deux temples, l’un proche de l’autre ; le premier à la Vertu (prise dans le sens que nous lui donnons en françois) ; & le second à l’Honneur : de maniere qu’il falloit passer par le temple de la Vertu pour aller à celui de l’Honneur. Cette noble idée fait l’éloge du grand homme qui l’a conçue & exécutée. Lucien dit, que la Fortune avoit tellement maltraité la Vertu, qu’elle n’osoit plus paroitre devant le trône de Jupiter : c’est une image ingénieuse des siecles de corruption. (D. J.)