La Famille Elliot/17

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Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus Bertrand (2p. 66-87).

CHAPITRE XVII.


Tandis que sir Walter et la belle Elisabeth faisaient une cour assidue à leurs illustres cousines de Laura-Place, Alice renouvelait une connaissance d’un autre genre.

On se rappelle qu’à la mort de sa mère on la mit en pension à Bath pour achever son éducation ; quoiqu’elle n’eût pas conservé un souvenir bien doux de ce temps-là, elle pensait souvent avec tendresse et reconnaissance à l’une de ses compagnes, qui se nommait alors miss Hamilton, et qui avait eu pour elle des bontés à cette triste époque de sa vie que le bon cœur d’Alice ne pouvait oublier. Quand elle vint dans ce pensionnat, elle avait quatorze ans ; une sensibilité active et très-développée par son excellente mère, qui l’aimait avec prédilection, lui fit sentir doublement le malheur de l’avoir perdue, et de se trouver au milieu d’étrangers avec une foule de jeunes filles heureuses et gaies, que sa tristesse fatiguait. Miss Hamilton, plus âgée qu’Alice de trois ans, prit à cette jeune affligée le plus tendre intérêt, la soutint, la consola. Ayant perdu aussi ses parens dans sa grande jeunesse, elle obtint de ses tuteurs, qui voulaient la retirer de la pension, de l’y laisser encore une année, qu’elle consacra en partie à adoucir les douleurs de sa jeune amie, à qui elle fut utile de plus d’une manière.

Cette année expirée, miss Hamilton partit, et bientôt après se maria avec un homme très-riche, à ce qu’on disait, nommé Smith : de ce moment leur correspondance avait cessé ; Alice ne savait plus ce qu’elle était devenue, mais ne l’avait pas oubliée. Le désir d’en apprendre des nouvelles la conduisit chez leur ancienne maîtresse, à qui d’ailleurs elle voulait faire une visite. Ce qu’elle apprit d’elle réveilla toute son amitié. Madame Smith était veuve, était pauvre, et, de plus, affligée d’une douleur rhumatismale qui s’était jetée sur les jambes et la rendait complètement impotente. Elle était venue chercher du soulagement aux eaux de Bath, et demeurait près des bains chauds. Madame Smith vivait très-chétivement, et n’avait pas même le moyen de payer une domestique, que sa situation lui aurait rendue si nécessaire : elle était donc, tant par son état de gêne que par sa maladie, privée de toute société.

« Elle aura souvent la mienne, s’écria miss Elliot, si elle y attache encore quelque prix ! » Leur ancienne maîtresse l’assura que ce serait une grande satisfaction pour la pauvre invalide.

Alice ne renvoya sa visite qu’au lendemain ; elle n’en parla point chez elle, où elle était bien sûre de n’exciter aucun intérêt, et se contenta de le dire à lady Russel, qui entra dans ses sentimens, l’approuva beaucoup, et la conduisit en voiture dans le quartier où logeait madame Smith : elle descendit au bout de la rue, préférant entrer chez son ancienne amie avec moins de fracas, pour ne pas lui faire faire une pénible comparaison. Cette entrevue fut touchante ; leur amitié se renouvela, et l’intérêt qu’elles prirent l’une à l’autre devint aussi vif qu’autrefois, passé les dix premières minutes qui furent données à la surprise et à l’émotion. Douze années s’étaient écoulées depuis leur séparation, et sans doute elles, ne se seraient pas reconnues si elles s’étaient rencontrées par hasard ; chacune d’elles présentait une personne toute différente de ce que l’autre aurait imaginé. La triste et silencieuse petite Alice était devenue une femme élégante, gracieuse ; n’ayant plus à vingt-sept ans la fraîcheur de seize, mais, en revanche, des grâces, de l’amabilité, de l’aisance, une figure régulière et pleine d’expression ; tandis que ces douze ans avaient transformé la charmante miss Hamilton, remarquable par sa belle taille, son agilité, son air de santé, en une pauvre veuve infirme, isolée, recevant comme une faveur la visite de son ancienne protégée. Mais tout ce qu’il y avait de pénible dans cette rencontre s’évanouit bientôt, et il ne resta que le charme du souvenir de leur liaison, de la reconnaissance de miss Elliot pour les bontés que miss Hamilton avait eues pour elle, et de celle de madame Smith pour la visite d’Alice. Celle-ci retrouva bientôt chez son ancienne amie tout ce qui l’avait attachée, du bon sens et de la raison sans pédanterie, cette grâce naturelle dans l’esprit et dans les manières, qui lui avait servi de modèle, et, de plus, une aimable gaîté, une sérénité à laquelle elle était loin de s’attendre. Ni la dissipation du grand monde, où elle avait vécu avec son mari ; ni les privations et sa retraite actuelles, ni la maladie, ni le chagrin, ne paraissaient avoir resserré son cœur ou abattu son esprit.

Dans une seconde visite, elle s’ouvrit davantage, et l’étonnement d’Alice augmenta ; elle pouvait à peine imaginer une situation plus déplorable que celle de madame Smith. Cette intéressante femme avait tendrement aimé son mari ; il était mort très-jeune encore. Elle avait été accoutumée au bien-être, au luxe même d’une grande fortune ; il lui restait à peine de quoi vivre. Elle n’avait point d’enfant, ce qui aurait pu l’attacher à la vie et lui rendre le bonheur. Cette veuve infortunée n’avait l’assistance d’aucun ami, et sa mauvaise santé l’empêchait de se procurer quelques distractions. Son chétif logement consistait dans une chambre donnant sur une rue extrêmement bruyante, et un cabinet obscur, dans lequel était son lit, dont elle ne pouvait sortir sans qu’on l’aidât, et elle n’avait d’autre servante que celle de son hôtesse, dont elle ne pouvait disposer que très-rarement ; aussi ne se levait-elle que pour être portée dans le bain par les gens destinés à cet office ; le reste du temps, elle restait absolument seule et dénuée de tout secours. Malgré cet état misérable, Alice eut la conviction que madame Smith n’avait que quelques momens de langueur et de tristesse, et des heures entières d’occupations et de jouissances. Comment cela pouvait-il être ? Elle observa, réfléchit ; et finit par être assurée que ce n’étaient pas seulement résignation et courage. La soumission peut produire la patience, la force d’âme peut surmonter le mal ; mais ici il y avait quelque chose de plus : la résignation ne lui coûtait aucun effort. Madame Smith avait cette élasticité dans l’esprit qui se prête à toutes les circonstances et sait en tirer parti ; cette disposition à voir tout du bon côté ; ce pouvoir de changer le mal en bien et de se créer des occupations qui lui faisaient oublier ses maux ; cette gaîté naturelle qui tient au caractère et ne s’altère jamais complètement, et qui est un précieux don du Ciel. Alice vit son amie comme un des exemples de la miséricorde divine, contrebalançant ainsi les cruelles épreuves auxquelles elle était appelée.

« Je me trouve heureuse à présent ; chère Alice ; disait-elle, en comparaison de ce que j’ai éprouvé ; il y a eu des momens où mon courage a été près de m’abandonner ; à peine puis-je parler de mes maux, quand je pense à l’état où j’étais en arrivant à Bath. Je vous aurais vraiment fait pitié ! Outre mon infirmité, j’avais pris froid en voyageant ; une forte fièvre, accompagnée d’une toux continuelle, me confina dans mon lit dès que j’eus pris possession de mon logement. Je souffrais horriblement au milieu d’étrangers, sans aucun secours, et ne pouvant faire seule aucun mouvement ; il devint absolument nécessaire d’avoir une garde-malade auprès de moi, et mes finances étaient réduites au point de ne pouvoir me permettre aucune dépense extraordinaire ; mais Dieu n’est-il pas toujours l’ami du malheureux ? Ne sait-il pas, quand il le veut, changer en bien ce que nous envisageons comme des maux ? Par un effet de sa grâce, j’étais tombée en de bonnes mains. Ma maladie excita la compassion de mon hôtesse, qui, sans cette circonstance, n’eût peut-être pas fait plus d’attention à moi qu’à ses autres locataires ; n’ayant pas le temps de me soigner elle-même, elle m’amena sa sœur, garde-malade de profession, toujours employée dans les meilleures maisons, et qui, par le plus heureux hasard, se trouva libre à ce moment. Non-seulement elle me soignait admirablement, mais elle devint pour moi une connaissance à-la-fois utile et agréable. Dès que je pus faire usage de mes mains, elle m’apprit à découper, ce qui fut pour moi une distraction, et me mit à même de faire ces pelotes, ces petits étuis pour les cartes, ces petits coffrets de toilette que vous voyez. Je suis devenue assez habile : cette occupation variée prévient l’ennui, me distrait de mes maux, et me donne les moyens de faire un peu de bien à une ou deux familles très-pauvres dans mon voisinage ! Madame Rooke, ma bonne garde, a beaucoup de connaissances ; dans les maisons où sa profession l’appelle, elle s’adresse à ceux qui peuvent acheter, pour leur offrir les produits de mon travail ; elle a l’adresse de choisir le bon moment, et réussit presque toujours. Quand on vient de sortir de quelque maladie, de quelque danger, le cœur et la bourse s’ouvrent plus facilement, et la bonne Rooke n’est presque jamais refusée. Je ne puis assez vous dire combien cette femme est intelligente et sensible, avec quelle finesse d’observation elle pénètre dans le cœur humain ; tout ce qu’elle dit est plein de bon sens et de vérité, et la rend supérieure à beaucoup de personnes qui ont reçu la meilleure éducation et ne voient rien de ce qui se passe, Appelez-la, si vous le voulez, une commère ; mais il n’en est pas moins vrai que, lorsque ma bonne Rooke a une heure à me donner, je suis sûre d’apprendre quelque chose d’intéressant et de profitable, qui fait passer le temps plus agréablement. Quoique je n’aille plus dans le monde, j’aime à savoir ce qui s’y passe, à être au courant des anecdotes du jour, des nouvelles modes, de l’arrivée, du départ des baigneurs ; ma bonne Rooke sait tout, me conte tout ; pour moi, qui vis si retirée, sa conversation est un vrai plaisir. »

Alice, heureuse du bonheur que s’était créé son amie, ne la chicana pas, quoiqu’il ne fût pas dans son genre ; d’ailleurs la situation de madame Smith excusait tout. « Je vous comprends très-bien, lui dit-elle ; les femmes de cette classe ont plus d’occasions que d’autres de voir et de saisir le dessous des cartes ; on n’a pas d’intérêt à se montrer avec elles autre que ce que l’on est ; et combien de variété de caractères et d’habitudes ne doit-elle pas remarquer ! Ce ne sont pas seulement les folies de l’espèce humaine qui se dévoilent à ses yeux : que de scènes intéressantes ! que de choses se passent devant une garde-malade ! que d’exemples de courage, de résignation, d’attachement ardent et désintéressé, d’abnégation de soi-même, de patience, d’héroïsme ; de sacrifices, de profonde douleur ou de joie touchante s’offrent à ses regards ! Une chambre de malade pourrait fournir des volumes.

— Oui, dit madame Smith, et c’est alors que j’aime à l’entendre ; mais, hélas ! le plus souvent ses récits peignent des sentimens contraires : ceux dont vous parlez sont malheureusement bien rares. L’espèce humaine peut, il est vrai, se montrer grande quand elle approche ou qu’elle prévoit le moment suprême ; mais, en général, c’est plus sa faiblesse que sa force que l’on trouve dans une chambre de malade ; l’égoïsme, l’impatience et le murmure s’y rencontrent plus souvent que la générosité et le courage : le désespoir, la joie, ne sont trop ordinairement que de l’indifférence ou de l’hypocrisie. Il y a si peu d’amitié réelle ici-bas, et tant de gens oublient de penser aux souffrances quand ils jouissent de la santé ; et ne se rappellent que trop tard qu’ils sont mortels ! »

Sa voix avait baissé et trahissait son émotion. Alice sentit douloureusement ce qui dictait ces tristes réflexions à sa pauvre amie ; son mari n’avait pas été pour elle ce qu’elle avait espéré ; et il était mort des suites de son inconduite, après avoir entraîné sa femme dans des sociétés frivoles et vicieuses, qui lui avaient donné cette mauvaise opinion du monde et des hommes. Mais elle se remit bientôt, et, bannissant ses tristes souvenirs, elle parla à miss Elliot avec plus de calme.

« Mon amie Rooke, dit-elle en souriant, n’a rien à présent de bien édifiant ni de bien intéressant à me conter ; elle n’a qu’une seule malade à soigner, une madame Wallis qui demeure, à Marlborough-Street, et qui vient d’accoucher : c’est une jeune et jolie femme à la mode, très-étourdie, très-dépensière, et dont la vie se compose de plaisirs et de conquêtes. Je prétends cependant en faire mon profit ; elle a beaucoup d’argent à jeter par les fenêtres, et je compte qu’elle achètera bien cher tout ce que j’ai à vendre. »

Les deux amies se séparèrent avec l’espoir de se retrouver, Alice y avait renouvelé bien des fois sa visite, avant que l’existence de madame Smith fût connue à Camben-Place ; enfin il devint nécessaire de parler d’elle. Sir Walter, Elisabeth et madame Clay revinrent un matin de Laura-Place avec une soudaine invitation de lady Dalrymple pour la soirée ; Alice y était désignée, mais elle venait de s’engager à passer cette même soirée à Westgate-Buildings, chez sa pauvre amie. Elle n’était pas fâchée d’avoir une excuse, elle était sûre que lady Dalrymple n’invitait ses parens Elliot, dont elle n’était pas aussi fière qu’ils l’étaient d’elle, que parce qu’elle était retenue chez elle par une légère incommodité, et préférait leur société à l’ennui d’être seule. Elle refusa donc très-positivement d’y aller, en disant qu’elle avait promis sa soirée à une ancienne amie de pension. Ses parens ne prenaient aucun intérêt à ce qui la regardait ni à ses relations ; mais cette fois un mouvement de curiosité engagea Elisabeth à faire quelques questions sur cette amie. Alice la nomma ; sa sœur fit un demi-sourire de dédain en haussant les épaules, et son père lui dit avec sévérité : « À Westgate-Buildings, le quartier du peuple ! Pourrais-je savoir comment miss Elliot se trouve en relation avec quelqu’un qui demeure là ? Cela me paraît fort étrange !

— Je viens de le dire à ma sœur ; c’est une ancienne amie de pension, miss Hamilton, actuellement madame Smith, veuve, et trop peu fortunée pour loger dans un autre quartier.

— Une mistriss Smith veuve ? Qui était son mari ? Elle avait sans doute fait une mésalliance, et c’était un des mille Smith qu’on rencontre partout, et dans toutes les classes ; et qu’est-ce qui vous attire chez elle ? Elle est pauvre et malade, dites-vous ? En vérité, miss Alice Elliot, vous avez des goûts bien extraordinaires ! Tout ce qui révolte les gens comme il faut, mauvais quartier, mauvaise maison, vulgaire compagnie, chambre meublée, le ciel sait comment et quel air on y respire ! voilà ce qui vous attire, ce que vous préférez à l’élégant salon de la vicomtesse Dalrymple ! Mais il me semble que votre vieille dame Smith peut bien attendre à demain ; elle n’est pas si près de sa fin qu’elle ne puisse espérer de vous voir un autre jour. Quel est son âge ? La cinquantaine, je suppose ?

— Non, mon père, répondit Alice ; elle n’a que trente et un ans. Si vous me le permettez, je tiendrai mon engagement : c’est la seule soirée que je puisse lui donner de quelque temps ; demain, elle commence les bains chauds, et vous savez que nous sommes engagés pour les autres jours de la semaine.

— Qu’est-ce que pense lady Russel de cette connaissance ? demanda Elisabeth.

— Elle n’y voit rien à blâmer, répliqua Alice, au contraire, elle l’approuve, et ordinairement c’est elle qui me conduit jusqu’à la porte de madame Smith.

— À Westgate on doit avoir été bien surpris d’entendre un carrosse sur le pavé ? observa sir Walter avec le ton du sarcasme. La veuve de sir Henri Russel n’a, il est vrai, pas de couronne à ses armes, ni rien qui les distingue ; mais c’est cependant un bel équipage, dans lequel on voit souvent miss Elliot, et à Westgate, à la porte d’une pauvre veuve de trente ou quarante ans, impotente comme si elle en avait quatre-vingts, cela est-il soutenable ? Une mistriss Smith être préférée par miss Alice Elliot à sa propre famille, de la première noblesse d’Angleterre et d’Irlande ! Smith, mistriss Smith, un nom si commun ! Elle doit être bien fière de recevoir chez elle miss Elliot ! »

Madame Clay, qui avait été présente à tout ce qui s’était passé, jugea à propos de quitter la chambre ; Alice aurait pu alors, sans craindre de la blesser, réclamer les mêmes droits que sa sœur pour le choix d’une amie plébéienne ; mais son respect pour son père, chez qui logeait madame Clay, la retint. Elle ne leur répliqua rien, et leur laissa le soin de se rappeler que madame Smith n’était pas la seule veuve à Bath, de trente à quarante ans, sans rang ni fortune, qui pût se flatter d’être l’amie de la fille d’un baronnet.

Elle alla chez sa pauvre malade, qu’elle rendit plus heureuse que ne l’auraient été lady Dalrymple et sa maussade fille. Le lendemain à déjeûner, Elisabeth ne cessa de vanter la délicieuse soirée qu’on avait passée chez sa cousine, la charmante vicomtesse et l’aimable miss Carteret : Alice avait été la seule absente de la famille. Milady avait eu l’attention de charger Elisabeth d’inviter en son nom lady Russel et M. Elliot : ce dernier avait rompu son engagement chez le colonel Wallis pour y venir ; lady Russel s’était aussi dégagée de ses invitations du soir, et tout le monde avait été dans l’enchantement de faire partie d’une si belle réunion.

Quelques heures après, Alice eut de lady Russel une relation un peu différente de cette soirée de famille : la vicomtesse, se disant malade, s’était donné des airs langoureux, et n’avait pas ouvert la bouche ; sa fille avait bâillé dans un coin, Elisabeth n’avait cessé de porter tour à tour ses regards sur sa chère cousine, et sur son cousin, qui causait d’Alice avec lady Russel ; ce sujet d’entretien avait fort intéressé la bonne dame. Sa jeune amie avait été regrettée, et louée par le motif de son absence. La bonté et la compassion d’Alice pour une amie pauvre et souffrante enchantèrent M. Elliot au plus haut degré ; il jugeait sa cousine comme la jeune femme la plus rare qu’il eût rencontrée : son caractère, ses manières, son esprit, sa figure même si jolie et si expressive, lui semblaient un modèle de perfection. Il se rencontrait très-bien avec lady Russel, lorsqu’ils discutaient ensemble sur les mérites d’Alice ; et celle-ci, à qui lady Russel rapportait fidèlement ces entretiens, ne pouvait être insensible à de tels éloges, donnés par un homme dont elle estimait le jugement et la sensibilité ; elle en éprouvait une sensation très-agréable, que son amie était charmée d’exciter.

Lady Russel avait la plus haute opinion de M. Elliot ; elle était convaincue qu’il pensait sérieusement à obtenir la main d’Alice, s’il parvenait à toucher son cœur ; elle pensait que rien n’était plus facile, et commençait à calculer le nombre de semaines qui lui restaient encore à porter le grand deuil, et à retrouver tous ses moyens de plaire. Elle n’osait dire à son élève la moitié de ce qu’elle pensait sur ce sujet ; mais elle ne pouvait s’empêcher de lui donner à entendre assez clairement qu’un attachement mutuel entre elle et son cousin était très-possible et très-désirable, vu leurs rapports de naissance, de caractère, d’opinion ; elle alla même jusqu’à lui dire un jour que le ciel les avait formés l’un pour l’autre. Alice ne répondit pas ; elle rougit, sourit, et secoua doucement la tête.

« Je n’aime pas à me mêler de mariage, lui dit lady Russel, étant trop convaincue de l’incertitude des calculs humains ; mais je crois que si M. Elliot pensait à vous, que vous fussiez disposée à écouter ses vœux, vous seriez très-heureux ensemble. Vous ne pourriez faire, ma chère Alice, un établissement plus convenable ; qu’en pensez-vous, mon enfant ?

— Je pense que M. Elliot est un homme fort agréable, j’ai de lui la meilleure opinion ; mais nous ne nous convenons pas. »

Lady Russel parut surprise, et garda quelques instans le silence ; puis, sans répondre directement, elle ajouta, comme si elle suivait le cours de ses pensées : « Oui, je l’avoue, je serais ravie de voir en vous la future propriétaire de Kellinch-Hall, la future lady Elliot ; de vous voir en perspective prendre la place que votre digne mère occupait, succéder à tous ses droits ; vous auriez, Alice, sa popularité, sa bienfaisance, toutes les vertus qui la faisaient adorer. Oui, ce serait pour moi un grand bonheur ! Vous êtes le vivant portrait de votre mère ; même physionomie, même caractère ; ah ! chère Alice, je croirais la retrouver entièrement en vous ! Vous porteriez son nom, vous habiteriez sa demeure, vous seriez chérie dans ces lieux où je m’étais fixée pour elle seule ; plus heureuse qu’elle, vous seriez la digne compagne d’un homme qui saurait vous apprécier. Ah ! mon Alice, si ce vœu de mon cœur était réalisé, je serais plus heureuse aussi que je ne l’ai jamais été. »

Alice fut obligée de se détourner, de se lever et d’aller à l’autre bout du salon, sous le prétexte de chercher quelque chose, pour cacher et surmonter l’émotion que ce tableau avait excitée en elle. Pendant quelques momens, son cœur et son imagination furent subjugués ; l’idée de devenir ce que sa mère avait été, de porter un nom si cher à son souvenir, d’habiter encore Kellinch-Hall, d’y passer sa vie entière, était un charme auquel elle ne pouvait d’abord résister. Lady Russel, qui la suivait des yeux, comprit ce qu’elle sentait, et n’ajouta pas un mot, préférant la laisser à ce sentiment, convaincue que lorsque M. Elliot parlerait pour lui-même il serait écouté. Alice était loin d’avoir cette conviction ; la même image, celle de M. Elliot parlant pour lui-même, se présenta à son esprit et détruisit à l’instant le prestige de bonheur qui s’était emparé de son imagination : le charme du titre de lady Elliot, celui de posséder Kellinch-Hall, s’évanouirent ; elle n’eut plus qu’une seule pensée, c’est qu’il lui serait impossible d’accepter la main de son cousin ; et ce n’était pas seulement parce qu’elle sentait encore l’impression de son premier amour, elle espérait bien triompher de ce sentiment, que la raison et bientôt le devoir allaient condamner ; mais son jugement, son opinion, étaient contre M. Elliot.

D’abord, elle ne le connaissait que depuis un mois, et ce n’était pas assez pour étudier le caractère de l’homme à qui on veut unir sa destinée. Il était agréable, il parlait bien, il professait de très-bonnes opinions, il paraissait sensible, il semblait avoir un jugement sain et éclairé, il avait de l’esprit naturel et de l’instruction ; sur tout cela elle lui rendait justice, et convenait que c’était plus qu’on ne peut attendre du commun des hommes ; mais ce n’était pas assez pour elle : elle voulait estimer et considérer son mari au-dessus de tous les hommes, et pour cela il fallait qu’elle fût sûre de la rectitude de ses principes en religion et en morale. Certainement il connaissait ce qui était bien ou mal ; on ne pouvait lui reprocher aucune transgression positive de ses devoirs ; mais était-elle sûre que sa conduite, bonne en apparence, ne fût pas calculée pour faciliter la réussite de quelque projet du moment ? Elle était au moins dans le doute à cet égard, et bien sûrement il n’avait pas toujours été ce qu’il paraissait être. Quelquefois il nommait par hasard ses amis de jeunesse, qu’Alice avait entendu citer comme des jeunes gens d’une conduite très-légère. Son mariage n’avait pas été heureux, à ce que disait le colonel Wallis ; mais était-ce sa faute ou celle de sa femme ? Dans l’un ou dans l’autre cas, elle ne trouvait pas qu’il parlât d’elle avec cette sensibilité qu’il affectait d’avoir pour d’autres sujets. Il l’avait épousée par inclination, elle l’avait passionnément aimé ; elle était belle, aimable ; elle était morte dans la fleur de son âge ; et même en lui supposant quelques torts, un tel événement devait laisser des traces plus profondes dans un cœur vraiment sensible.

Ses discours ni ses manières n’annonçaient pas un homme irréligieux ; mais elle pouvait juger qu’il était au moins indifférent. Il allait rarement à l’église, choisissait le dimanche pour ses courses, n’avait lu aucun des excellens ouvrages sur cette matière importante : quand on en parlait, il gardait un silence respectueux ; mais elle avait quelquefois remarqué un sourire de dédain qui ne lui plaisait pas.

M. Elliot était, sans contredit, raisonnable, discret, poli… ; mais il n’était pas ouvert ; il n’avait jamais d’élan involontaire d’enthousiasme, aucune flamme d’indignation ni de délice au récit du mal ou du bien : cela seul, aux yeux d’Alice, était une imperfection décidée. Elle prisait la franchise, cette ouverture de cœur, cette chaleur d’un premier mouvement, au-dessus de tout ; un caractère caché et constamment sur ses gardes n’avait aucun attrait pour elle : le feu et la vivacité de Wentworth étaient ce qui l’avait le plus captivée, et ce qu’elle aimait encore autant que dans sa jeunesse. Elle sentait qu’elle aurait plus de confiance dans la sincérité de quelqu’un qui parle souvent sans réfléchir, et à qui il échappe ce qu’il vaudrait mieux ne pas dire, que dans ceux dont la présence d’esprit n’est jamais en défaut, dont les discours sont toujours calculés. M. Elliot était aussi trop généralement aimable ; il plaisait également aux gens les plus opposés de caractère ; il était trop coulant et facile avec chacun. Il avait parlé à sa cousine Alice avec quelque confiance de madame Clay ; il paraissait avoir pénétré son but et la voir avec mépris, et cependant madame Clay était aussi enchantée de M. Elliot que les autres individus de la famille.

Lady Russel, qui prétendait être très-pénétrante, voyait plus ou moins que sa jeune amie. M. Elliot continua d’être un être parfait à ses yeux ; elle ne pouvait trouver un homme plus parfaitement à son gré que M. Elliot, et nourrir un plus doux espoir que celui de le voir, l’automne suivant, recevoir la main de sa chère Alice dans la chapelle de Kellinch-Hall.