La Petite Sœur de Trott/Texte entier

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LA PETITE SŒUR


DE


TROTT




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André LICHTENBERGER

LA PETITE SŒUR


de


TROTT



PARIS


librairie plon

PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS

8, rue garancière — 6e

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LA PETITE SŒUR

DE TROTT



I

PRÉSENTATION


Trott a une petite sœur.

Ce n’est pas trop tôt.

Un soir, on ne peut pas dire exactement quand, mais il y a déjà bien longtemps, un soir, à l’heure où il fait très bon, très doux, très chaud, au coin du feu près de la lampe allumée, à l’heure où l’on a des pensées tendres et où un peu d’angoisse descend avec la nuit qui tombe et les paquets d’ombre qui remplissent les coins de la chambre, un de ces soirs-là d’hiver naissant, maman a pris Trott sur ses genoux, l’a beaucoup embrassé et lui a dit :

— Trott, est-ce que tu serais content d’avoir un petit frère ?

Trott était en train de jouer avec la chaîne de montre de sa maman. Il a réfléchi un moment, et puis il a répondu :

— Non, merci. Si c’est pour me faire plaisir, j’aimerais mieux que vous m’achetiez une tortue vivante. Parce que, vous comprenez, il faudrait que je lui prête mes joujoux, et il les casserait ; alors ça m’ennuierait.

La mignonne maman de Trott s’est mise à rire. Elle a démontré à son petit garçon comme ce serait amusant d’avoir un petit frère, de jouer avec lui, de lui donner le bon exemple… Ah ! quant à ça, il faudra être sage pour deux… Trott soupire. C’est déjà bien difficile d’être sage pour un ; mais, pour deux, c’est tout à fait impossible. Trott l’explique à sa maman, qui rit encore plus fort. Le papa de Trott entre. Maman lui raconte les idées de son petit garçon ; le voilà qui rit aussi. C’est très drôle comme les grandes personnes rient quelquefois de choses qui sont excessivement sérieuses…

Papa interroge Trott :

— Aimes-tu mieux une petite sœur ?

Trott examine gravement toutes les faces du problème. Une petite sœur ? Ça serait peut-être plus amusant. Marie de Milly est très gentille. Elle lui a apporté hier un sucre d’orge presque entier. Oui, Trott aime mieux les petites filles. Et puis elles sont moins fortes que les petits garçons. Alors, si on se dispute… Maman et papa sont en train de causer, très absorbés. Comme une vrille, la voix perçante de Trott leur traverse le tympan :

— Eh bien ! papa, si ça t’est égal, j’aimerais mieux une petite sœur.

— Allons, tant mieux. N’oublie pas d’en demander une au bon Dieu tous les soirs.

Et Trott l’a demandée tous les soirs. Tous les soirs… enfin, pas tout à fait. Il y a des soirs, vous savez, où l’on a tellement sommeil qu’on ne sait pas trop ce qu’on dit. Alors, peut-être que ces soirs-là… Sans doute, on fait sa prière, seulement c’est un peu en dedans. Mais, tous les soirs où il ne s’est pas endormi trop vite, Trott a demandé au bon Dieu de lui envoyer une petite sœur. Et il lui a bien expliqué comment elle doit être. Il faut qu’elle soit très jolie et très sage, pas si grande que Trott, et qu’elle aime beaucoup la viande et pas du tout le dessert. Alors Trott lui donnera sa viande à lui et mangera son dessert à elle. Et puis il faudra qu’elle s’appelle Polycarpe. Polycarpe, ce nom tient au cœur de Trott ; on ne sait pourquoi. Maman a jeté les hauts cris. La petite sœur s’appellera Lucette. Quel vilain nom ! C’est un nom de chien ; Polycarpe est bien plus joli. Enfin, si elle est bien plus petite que Trott et n’aime pas du tout le dessert…

D’ailleurs, Trott a un peu oublié ces derniers jours qu’elle devait venir. Il s’est passé tant de choses qu’il est bien excusable. Maman était très fatiguée, et même un peu malade. Alors elle a dit à Trott qu’il irait faire un séjour avec Jane, sa bonne anglaise, chez Mme de Tréan, la vieille dame aveugle qui habite un chalet rouge sur la falaise. C’est bien aimable à Mme de Tréan d’inviter Trott. Mais il aurait mieux aimé rester près de sa petite maman qu’il n’a jamais quittée. Et elle aussi, elle le serrait si fort en l’embrassant qu’on aurait cru qu’elle ne voulait pas le laisser s’en aller. Mais il a bien fallu partir. Tout doit être prêt à l’avance pour Mlle Lucette (quel vilain nom !), et Trott ne reviendra que quand elle sera arrivée. C’est une vraie princesse, cette jeune personne. Il y a déjà sa nourrice qui est là, une énorme femme qui ne parle presque pas français et qui inspire à Trott un respect proportionné à ses dimensions. Le berceau aussi est tout dressé. Il n’y a qu’elle qui manque. Ce n’est pas poli aux enfants de faire attendre les grandes personnes.

Tous les jours Trott vient faire une visite à sa maman. Il l’embrasse vite et se dépêche de regarder dans tous les coins de la chambre pour voir si elle n’y est pas cachée. Toujours rien. Après sa visite, Trott retourne chez Mme de Tréan et pense à autre chose.

Mme de Tréan est très bonne. Trott l’aime beaucoup, quoiqu’il ait quelquefois un peu peur d’elle à cause de ses yeux qui ne voient pas. Tous les soirs il reste assis près d’elle, très longtemps, devant le feu qui pétille. Quelquefois il regarde des livres d’images pendant qu’elle tricote ; d’autres fois elle lui raconte des histoires, des histoires magnifiques. C’est elle qui sait les plus belles.

Un soir, Trott rentre songeur ; il est si plongé dans ses méditations que Mme de Tréan s’étonne et interroge. Qu’y a-t-il ? est-ce qu’il a fait une sottise ? ou peut-être a-t-il un peu mal au ventre ? Ce n’est pas cela. Trott prend la parole.

— Madame, je voudrais savoir d’où viennent les petits enfants. Jane dit qu’on les trouve sous les choux. J’ai vu une image où une cigogne en tenait un dans son bec. Et Bertrand, le jardinier, m’a raconté qu’on les achetait au marché comme des petits canards. Mais je sais que ce n’est pas vrai. Dites, madame, comment est-ce qu’ils viennent ?

Mme de Tréan répond doucement :

— C’est le bon Dieu qui les envoie la nuit sans faire de bruit et sans que personne les voie passer. Un ange vient les déposer dans le berceau qu’on leur a préparé. Et il faut beaucoup les aimer et les caresser, parce que, comme avant ils étaient au ciel, ils sont très tristes et pleurent beaucoup.

Trott songe. Comme il doit y en avoir au ciel des petits enfants qui attendent de naître ! ça doit en faire du bruit ! Alors, comme ça, les petits enfants connaissent le bon Dieu. Ils viennent de le voir. C’est drôle. Peut-être que la petite sœur… Mais Jane vient chercher Trott pour le coucher et le trouble dans ses pensées.

Ce matin Jane est très gaie en habillant Trott. Elle est si gaie qu’on ne la reconnaît presque pas.

— Quel drôle d’air vous avez aujourd’hui, Jane !

Jane rit et dit :

— Croyez-vous ?

— Jane, qu’est-ce qu’il y a ? Oh ! dites-moi…

— Il faut deviner.

— On a retrouvé ma toupie ? Le cheval noir s’est échappé ? Il a neigé du sucre candi comme au pays de Cocagne ?

— Mais non, monsieur Trott ; voyons, quelque chose qu’on attendait… Vous savez bien… dans le berceau…

— La petite sœur est arrivée !

Elle est là ; si Trott est sage, il la verra cet après-midi. Cette nouvelle enivre Trott. Enfin la voilà, cette petite sœur tant attendue ! Peut-être qu’il faudrait lui porter un joujou ? Non, pas le cheval à mécanique, elle pourrait l’abîmer. La poupée rose ? elle est bien laide. Le grand polichinelle est trop lourd. Bah ! il y a d’autres joujoux à la maison de maman.

La matinée s’est traînée bien lentement. Enfin la voici terminée. Trott a déjeuné ; il est habillé ; en route ! Trott gambade comme un cabri le long du chemin. Quand il est gai, il a besoin, comme ça, de rire avec ses jambes. Et aujourd’hui elles ont de vrais fous rires, les jambes de Trott. Elles l’emportent à droite, à gauche, par-ci par-là. Que cette Jane est lente ! Elle l’appelle et lui dit d’aller plus doucement. Trott s’en moque. Il a tort. Il tombe par terre de tout son long et s’écorche le genou. Jane le ramasse, le gronde, l’époussette et le prend par la main. Il est calmé.

— Dites donc, Jane, la petite sœur ne courra pas aussi vite que moi, hein ?

— Non, pas tout à fait aussi vite, monsieur Trott, vous pouvez être tranquille.

Pas tout à fait ? C’est juste ce qu’il faut. Alors, quand ils joueront à l’attrape, Trott pourra l’attraper, dès qu’il en aura envie ; et il ne se laissera prendre qu’au moment qui lui conviendra. C’est parfait. Seulement il ne faudra pas qu’elle grogne…

— Dites donc, Jane, elle sera bien sage, n’est-ce pas ? Sans ça je lui donnerai une tape…

— Tâchez vous-même d’être sage ! Faut-il avoir peu de cœur pour vouloir déjà la taper ! Pauvre chérubin !

Trott est offensé ! Cette Jane ne comprend rien de ce qu’on dit. Naturellement il ne va pas lui donner de tape tout de suite ; c’est sûr ; ce sera plus tard, dans longtemps, demain peut-être…

— Et tâchez de ne pas faire de bruit en entrant ! Votre maman est très fatiguée, et peut-être que bébé dormira.

C’est ennuyeux. Trott aurait des tas de choses à raconter à sa maman. Hier il a trouvé un très beau coquillage rose. Et puis il a tenu très longtemps la bride du cheval noir. Et puis, il faut bien le dire, il a fait un accroc à son pantalon ; pas le neuf, heureusement… Mais voilà déjà la porte du jardin. Trott la franchit posément. Il commence à avoir une espèce d’inquiétude vague. Après tout, il ne la connaît pas du tout, cette petite personne. Et quand Jane a tiré le cordon de sonnette, une envie baroque le saisit de prendre ses jambes à son cou… Quelle bêtise !… C’est Thérèse, la vieille cuisinière, qui ouvre la porte. Elle a reconnu la voix de Trott.

— Eh bien ! monsieur Trott, vous allez la voir, votre petite sœur ! Mais ne faites pas de bruit. Votre maman veut vous embrasser d’abord. Montez tout doucement.

Trott gravit l’escalier. Il est de plus en plus ému. Il y a dans la maison un grand silence qui vous serre la gorge. Il faut qu’il attende dans le corridor. Jane va voir s’il peut entrer chez sa maman. Trott attend longtemps. Il est tout à fait grave. Ce serait l’heure de goûter… Mais voilà papa…

— Papa !

— Chut. Viens près de ta maman. Elle est malade. Il faudra seulement lui dire bonjour, et puis tu t’en iras.

Ça n’est pas gai, tout cela. Papa n’a pas sa belle mine des jours où il est sanglé dans son grand uniforme d’officier de marine. Papa est tout ébouriffé. Il a les yeux rouges et est habillé tout de travers. Quel bouleversement pour cette petite personne ! Trott se sent mécontent…

La chambre de maman est presque noire. Ça sent comme chez le pharmacien. Maman est dans son lit, toute pâle, toute blanche. Elle a l’air si fatiguée… Pourtant un tout petit sourire effleure ses lèvres, quand Trott s’approche. Il se penche pour l’embrasser, très ahuri, et il murmure machinalement :

— Vous savez, maman, j’ai trouvé un beau coquill…

Mais papa le fait taire, l’embrasse et le remet dans le corridor entre les mains de Jane. Il se retrouve en plein jour, très désorienté. Maintenant il faut aller voir la petite sœur. Ah bien ! ça, c’est plus amusant. On va pouvoir un peu sauter et rire. Chut ! la petite sœur dort… Quelle paresseuse ! Trott aura vite fait de la réveiller…

— Si vous faites du bruit, monsieur Trott, on vous renverra tout de suite.

Trott promet d’être sage. Il suit le corridor sur la pointe des pieds. Jane frappe à une porte. L’énorme nourrice apparaît. Elle sourit en découvrant des dents de cannibale qui impressionnent Trott, et lui dit :

— Pépétôtô.

Trott s’arrête interdit. C’est peut-être une injure. Qu’est-ce qui va se passer ? Non ! la nourrice est Alsacienne. Ça veut dire que bébé fait dodo. Trott rassuré se glisse tout doucement. Il se dirige vers un grand berceau rose. Nounou en écarte les rideaux. Trott se penche, et il aperçoit…

Il aperçoit une espèce de pomme cuite toute rouge, toute ratatinée, avec çà et là des excroissances et des trous. Ça a vraiment l’air d’une figure toute petite sur laquelle on se serait assis et qui aurait très chaud. Il y a aussi de microscopiques petites mains de vieille, toutes rouges, toutes ridées. Ça a un aspect vieux, misérable, racorni… Trott est consterné.

— Chôlipépé ! dit la nourrice.

Trott lève la tête avec hésitation, puis il reporte ses yeux vers le bébé qui dort toujours. C’est ça, la petite sœur !

— Eh bien ! monsieur Trott, qu’est-ce que vous pensez de votre petite sœur ?

— Est-ce que vous ne croyez pas, Jane, qu’en la renvoyant tout de suite, le bon Dieu voudrait la changer pour une autre moins laide ?

Jane est indignée. Elle accable Trott de reproches vifs. Mais il ne l’entend pas. Il regarde toujours la petite poupée rouge. Qu’elle est vilaine ! Ah bien ! Lucette est un assez joli nom pour elle ; Polycarpe aurait été beaucoup trop beau. Tiens ! la voilà qui bouge ! C’est plus intéressant. Ça peut donc bouger, ces petites choses ! Et puis, on dirait… oui vraiment : les paupières se lèvent : on voit apparaître deux espèces de câpres tout ronds, sans blanc, vagues… Tiens ! la bouche se plisse. Il faut être poli. Trott, un peu intimidé, dit très bas :

— Bonjour, Lucette.

Elle ne répond pas. Ah si ! la voilà qui fait une grimace :

— Ouin-in-in-in…

Trott fait un pas en arrière. Eh bien ! elle a une jolie conversation ! Trott se sent la tête tout embrouillée. Quoi ! la petite sœur a cette voix-là ? On dirait la poupée de Marie de Milly, qui crie quand on lui presse le ventre ; seulement c’est plus laid et plus fort…

Le poupon braille de toutes ses forces avec une toute petite voix de polichinelle enrhumé. La nourrice l’a pris ; elle le bouchonne, le secoue ! Oh ! petit bon Dieu, pourquoi est-elle si laide ?

Elle agite ses mains comme si elle voulait s’arracher les yeux et le nez. Quatre cheveux lamentables errent sur un crâne nu qui ballotte à droite et à gauche… Et dire que personne ne s’étonne, qu’on trouve ça tout naturel ! Est-il possible que d’autres bébés soient comme ça ? Dire que c’est cette petite chose-là qui vient du Paradis !

Trott l’avait oublié. Il se sent un respect inattendu. Hier elle était avec les anges… avec le bon Dieu…

— Il faut rentrer, monsieur Trott. Dites adieu à la petite.

La petite sœur est très tranquille maintenant dans son moïse. Ses yeux regardent tout droit au plafond. La nourrice cause avec Jane. Il faut en profiter. Trott s’approche de la petite figure ; il l’embrasse, quoique ça le dégoûte un peu, et chuchote tout contre l’oreille minuscule fripée :

— Est-ce qu’il va bien, le bon Dieu ?

Pas de réponse.

— C’était joli au Paradis ?

Pas de réponse.

— Est-ce que c’est vrai que le bon Dieu a une grande barbe blanche ?

Pas de réponse. Si ! oh ! si ! voilà la bouche qui se plisse. Trott bat en retraite avec précipitation.

— Ouin-in-in-in…

— Voilà déjà que vous la faites crier, monsieur Trott. Allons, sauvons-nous bien vite…

Trot et Jane cheminent côte à côte.

— Eh bien ! avez-vous fait connaissance avec votre petite sœur ? Pauvre mignonne !

Trott dit :

— Je trouve qu’elle est trop laide.

Jane se récrie :

— C’est trop fort. Vous étiez joliment plus laid, vous, monsieur Trott !

Trott rougit. Il est très blessé. Il voudrait répondre. Jane n’était pas là quand il est né. Il y avait une autre bonne… Mais sa langue s’embrouille. Il se taira. C’est plus digne.

On est rentré. Trott est assis au coin du feu à côté de Mme de Tréan. Elle lui demande de sa voix douce :

— Eh bien ! Trott, avez-vous vu votre petite sœur ?

Trott répond froidement :

— Oui, madame.

Mme de Tréan est aveugle. Malgré ça, elle voit des masses de choses.

— Est-ce que vous n’êtes pas content qu’elle soit venue ?

Trott répond avec mollesse :

— Oh ! si, madame, je suis bien content.

— Voyons, mon chéri, on ne le dirait pas. Racontez-moi tout ce que vous pensez.

Trott lâche la bonde. Elle est laide. Elle a des yeux troubles. Elle se frotte la figure. Elle est trop rouge. Et puis elle n’est pas du tout gentille. Trott lui a demandé des choses du bon Dieu et du Paradis. Elle n’a rien voulu dire. Elle a fait : ouin-ouin. C’est très vilain.

Mme de Tréan sourit. Elle prend le petit homme sur ses genoux. Elle raconte. Elle explique. Tous les petits enfants sont comme ça… Est-ce possible ?

— Et puis, vous comprenez, Trott, les tout petits enfants ne savent pas parler. Alors ils ne peuvent rien dire des anges et du bon Dieu. Mais ils sont très tristes et pleurent parce qu’ils se souviennent des caresses des anges et de toutes les belles choses du ciel.

Trott a compris. Certes, ça doit être plus agréable d’être bercé par un ange que par cette vilaine grosse nounou. Et puis, ne pas pouvoir marcher et parler ! voilà qui doit être terrible ! Trott frémit rien que d’y songer. Les bons sentiments rentrent en son âme, et il dit à Mme de Tréan :

— Je tâcherai d’être bien gentil avec ma petite sœur pour qu’elle ne regrette pas trop les anges.


II

TRIBULATIONS


— Toc, toc.

— Qui est là ?

— Est-ce que je puis entrer pour dire bonjour à ma petite sœur ?

Mme Prudent — c’est la dame qui soigne maman depuis qu’elle est malade — entr’ouvre la porte :

— Revenez tout à l’heure, mon petit ami. Maintenant elle va prendre son bain. Allez en attendant dire bonjour à votre maman.

Trott s’achemine patiemment vers la porte de maman :

— Toc, toc.

La voix de papa demande ;

— Qui est là ?

— C’est moi, papa ; est-ce que je puis te dire bonjour et à maman aussi ?

— Tout à l’heure, mon bonhomme. Ta maman est occupée à sa toilette. Va au salon. Tu tiendras compagnie à Mme Ray qui est venue prendre des nouvelles de bébé et qui attend toute seule.

Trott pousse un soupir et rebrousse chemin. C’est ennuyeux d’aller comme ça frapper à toutes les portes et d’être mal reçu partout. Trott n’est pas habitué à trouver si peu d’égards. Heureusement Mme Ray est très gentille. Un peu moqueuse pourtant quelquefois. Mais elle a souvent des pastilles de chocolat ou des gâteaux. Alors on peut passer sur bien des choses. Trott ouvre la porte du salon. Mme Ray bondit et sautille à travers le salon, preste comme un petit oiseau. Et, avant que Trott ait dit un mot, elle interroge avec son petit accent américain :

— Est-ce que je puis aller voir le baby ?

Elle aurait bien pu dire bonjour à Trott. Trott dit sèchement :

— Non, madame. Mme Prudent ne veut pas qu’on aille dire bonjour à ma petite sœur.

— Oh ! qu’elles sont ennuyeuses, ces femmes ! Toutes les mêmes. Alors donnez-moi de ses nouvelles. Elle va bien ?

Trott répond d’un air gourmé :

Mme Prudent va très bien.

Mme Ray frappe la terre du pied.

— Mais non, petit bêta, c’est de bébé que je parle.

Trott dit, toujours plus digne :

— Elle va très bien, madame, je vous remercie.

— Allons, venez vous asseoir près de moi et faites-moi son portrait.

Il n’y a jusqu’ici pas l’ombre de pastille. Trott regarde le plafond d’un air perplexe. Il faudrait trouver moyen, par une allusion délicate…

— Elle est très drôle. Elle n’aime pas du tout le chocolat.

Et en même temps il coule un regard doucereux vers la poche de Mme Ray. Sans doute ce n’est pas très discret, et Trott se juge sévèrement. Mais il a si envie de chocolat ! Mme Ray ne comprend rien. Il y a des jours où les grandes personnes sont trop bêtes. Si Trott était si bête que ça quand on lui fait lire sa page, Miss le gronderait joliment. Mme Ray rit, de son drôle de rire très gai, qui est comme si on secouait très vite un tas de petites sonnettes, et elle dit :

— C’est extraordinaire. Ça lui viendra plus tard. Mais dites-moi à qui elle ressemble : à votre papa ou à votre maman ?

Trott rougit d’indignation. Est-ce que ce vilain petit paquet pourrait ressembler à sa maman qui est si jolie avec ses cheveux si blonds, ses yeux bleus comme le ciel du beau temps et ses joues blanches et roses comme si elles étaient en cire ? ou à papa qui a une si belle barbe brune et des galons d’or sur sa casquette ? Trott répond d’une voix dédaigneuse :

— Non, madame, elle ne leur ressemble pas du tout. Elle ressemble plutôt à ces choses rouges, vous savez, qu’on voit chez le monsieur qui vend des saucisses.

Mme Ray pousse un cri d’horreur :

— Et la voix du sang, Trott ?

Trott ne la connaît pas. La voix du sang, ça doit être terrible. Heureusement une autre voix crie :

— Vous pouvez amener Mme Ray chez bébé.

Cette mission rassérène Trott. Il pourrait mener Mme Ray n’importe où, puisqu’elle ne sait pas le chemin. Mais lui, il le sait, lui qui n’est qu’un petit garçon. Et il la conduit d’un air protecteur. Chemin faisant, il lui explique que bébé n’est pas encore très jolie ; qu’il ne faut pas que Mme Ray soit fâchée si elle ne lui dit pas bonjour, et mille autres choses encore. Voilà le seuil de la porte franchi. Trott passe très vite devant la nounou qui l’effraye toujours un peu et conduit Mme Ray près du berceau. Sans doute bébé est encore trop rouge ; mais, après tout, c’est rare d’être si rouge que ça. Il n’y a guère que Will, le cocher anglais de Mme Gordon, dont le nez brille encore plus. Et Trott fait l’article :

— Regardez, madame, comme elle est rouge.

Mais il demeure bouche bée, et la stupeur la plus complète se peint sur sa figure. Car voilà que bébé n’est plus rouge du tout. Elle est jaune, jaune comme un petit Chinois. C’est prodigieux. C’est toute une nouvelle connaissance à faire. Trott était habitué maintenant à cette petite machine rouge. Et voilà qu’elle n’est plus là. Il faut recommencer. Peut-être que c’est un autre bébé. Mais non : voilà cette même petite face grimaçante, ces mêmes petites mains, maigres comme des pattes d’oiseau, et ce même « ouin-ouin » qui sort comme un cri de guerre. Alors, qu’est-ce qui s’est passé ? On l’a fait peindre ? Mais non, on aurait pris une plus jolie couleur : bleu, par exemple. Alors, ça s’est fait tout seul ? Est-ce qu’elle va changer comme ça tous les jours ? Peut-être que demain elle sera verte ou violette ? Trott est inquiet. La naissance de cette petite sœur est vraiment un événement très compliqué. Il se passe à chaque instant des choses qui vous déconcertent tout à fait. Trott regarde tout autour de lui avec une sorte d’angoisse, appréhendant de voir apparaître derrière les meubles une foule de diablotins de toutes les couleurs.

— Elle a faim, cette petite. Est-ce que vous ne l’oubliez pas, nounou ?

Tiens ! on va lui donner à manger. Quoi donc ? du chocolat, du poulet, ou du millet comme aux canaris ? Trott regarde avec intérêt. Nounou s’approche de bébé. Où a-t-elle sa casserole, ou son assiette, et la cuiller, la fourchette ?… Nounou prend bébé, et la voilà qui fait des gestes singuliers. Trott est horriblement troublé. Il a un haut sentiment des convenances. Il se sent devenir très rouge. Non, vraiment, ce n’est pas possible ! Qu’est-ce qui va se passer ? Oh ! là ! là ! c’est trop. Trott ne peut pas assister à une chose pareille…

— Tiens, où est Trott ?

Trott est parti. Il est descendu au jardin, et, en attendant qu’on le ramène chez Mme de Tréan, il s’y promène en songeant avec stupeur à cette extraordinaire petite sœur que le bon Dieu lui a envoyée, qui crie toujours, qui passe par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, et qui a une manière si étonnante de prendre ses repas. Trott est en proie à une grande détresse. C’est un vaste inconnu qui s’est ouvert devant lui. Et jamais il ne s’est senti si petit que devant ce tout petit être. Quand on a peur, il faut prier le bon Dieu. Trott tire son mouchoir ; il essuie soigneusement un petit coin d’allée pour ne pas salir son pantalon neuf, il s’agenouille et il prie :

— Mon cher petit bon Dieu, faites que ma petite sœur ne change plus de couleur comme ça, et puis qu’elle soit moins laide et qu’elle ne crie pas tant ; et aussi… — non, c’est trop difficile d’expliquer au bon Dieu le cas de la nounou — et, je vous en prie, faites que je ne sois plus effrayé et qu’on m’aime très fort, et puis qu’il n’y ait plus de choses trop étonnantes. Amen.

Ayant fini sa prière, Trott se relève, essuie ses genoux et, un peu rasséréné, se rend à l’appel de Jane qui le cherche pour retourner chez Mme de Tréan.


III

UNE BOSSE


Ce n’est pas amusant du tout d’avoir une petite sœur, oh ! mais, pas du tout.

Voilà plusieurs jours que Trott est réinstallé à la maison. Eh bien ! tout va de travers, et rien n’est plus comme autrefois. Le plus ennuyeux de tout, c’est qu’il faut toujours marcher sur la pointe du pied, sans faire de bruit, sans courir, sans crier. Cette petite sœur dort du matin au soir. Maman n’est plus malade dans son lit. Mais elle est toujours étendue sur une chaise longue. On ne peut pas du tout s’amuser avec elle. Et elle est si fatiguée ! Trott avait une jolie chambre à lui, tout près de celle de maman. On l’en a expulsé ; on a mis dedans Lucette et sa grosse nounou. Quant à Trott, on l’a fourré à un autre étage, tout simplement, sans lui demander si ça lui convenait. Et, comme la nouvelle chambre est plus petite, on a laissé presque tous ses joujoux dans le placard de l’ancienne ; et justement, chaque fois qu’il en a envie, Lucette est en train de dormir. Alors, on ne peut pas les lui donner. Ce n’est pas drôle. Autrefois Trott était un grand personnage. Toute la maison tournait autour de lui. Chacun de ses faits et gestes était un événement. Thérèse, la cuisinière, lui donnait des friandises en cachette, et Bertrand, le jardinier, laissait son râteau pour venir lui montrer les nids d’oiseaux. Maintenant Thérèse ne songe qu’à faire des risettes à Lucette, et sitôt que la nounou paraît au jardin, Bertrand est derrière elle. De Trott on ne se soucie plus du tout. Il est pourtant plus gentil que ce petit paquet. La petite sœur n’est plus ni jaune, ni rouge, c’est vrai ; mais elle a toujours la même figure fripée, les mêmes gestes et les mêmes grimaces. Elle ne comprend pas ce qu’on lui dit. Et elle ne sait dire qu’une chose : « Ouin-in. » Quand elle ne dort pas ou qu’elle ne crie pas, elle tête. Elle gonfle ses joues, les vide, les regonfle, les revide. Elle ne songe qu’à ça. C’est une goulue. Et puis elle est très sale. On ne peut pas donner de détails. Elle est très sale, ça suffit. Tandis que Trott, lui, sait parler et courir, il fait la culbute, il dit des fables, et il porte des culottes qu’on n’est pas obligé de lui changer toutes les heures. Est-ce qu’il n’y a pas de quoi vous mettre de mauvaise humeur ?

Mais Trott n’est pas de mauvaise humeur seulement, il est quelque chose de plus. Quoi donc ? Oh ! il n’est pas jaloux de sa petite sœur. Il l’aime bien à sa manière et il a un trop bon cœur, maître Trott. Il voudrait qu’elle fût bien contente et n’a pas l’ombre d’un mauvais sentiment contre elle. Non, Trott n’est pas jaloux. Il est triste ; il est même très triste. Puisque maintenant on ne fait plus attention à lui, c’est que peut-être son papa et sa maman ne l’aiment plus. Maintenant qu’ils ont un enfant neuf, ils ne se soucient plus du vieux. Trott lui-même, dès qu’on lui a donné sa botte de cuirassiers en plomb, a tout à fait délaissé ses turcos, qui n’étaient plus très jolis. Pour les grandes personnes, c’est la même chose, évidemment. Oui, maintenant, on l’oublie tout à fait. Ainsi, l’autre soir, maman et papa discutaient s’il fallait ou non donner de l’eau de chaux à bébé. On a annoncé le dîner. Ils se sont levés et allaient passer dans la salle à manger, laissant Trott dans son coin. Par hasard papa s’est retourné et l’a aperçu : « Hé, nous allions t’oublier ! dépêche-toi. » Oublier ! c’est papa qui l’a dit. On oublie Trott. Deux ou trois larmes sont tombées dans son potage. On n’a rien vu. On discutait de nouveau sur l’eau de chaux.

Une grande peine a envahi le cœur de Trott. On ne l’aime plus du tout. Peut-être un tout petit peu encore, mais pas comme avant. Et quand on a été aimé tout plein, ça n’est pas assez. Trott a le cœur très lourd, un peu comme quand il a mangé trop de tarte aux pommes…

Et aujourd’hui tout est allé plus mal que jamais. Ce matin, Trott prenait sa leçon avec Miss ; et il était un peu grognon. Alors, quoiqu’il soit très poli d’habitude, il lui a dit un mot qui ne l’était pas tout à fait. Et papa, qui entrait, l’a entendu. Trott a été privé de dessert. Il y avait de la crème fouettée !

Après déjeuner, Trott était pressé de se dégourdir les jambes. Il s’est précipité hors de la salle à manger en lançant bien fort la porte derrière lui pour la fermer. La petite sœur s’est réveillée et a hurlé. Maman a dit : « Que ce Trott est insupportable ! »

Ce soir, en rentrant de la promenade, il faisait presque nuit. Alors, surtout quand on a un peu gros cœur, c’est très bon d’être caressé. Trott a voulu aller trouver sa maman, et s’asseoir, comme il fait d’habitude, sur son petit fauteuil, à côté de la chaise longue. Et voilà qu’à sa place il y avait Lucette dans son moïse. Et maman était si occupée à lui faire des mines qu’elle a à peine donné à Trott un petit baiser très leste. Alors Trott a eu très froid dans le cœur et est allé s’asseoir tout seul près de la fenêtre à regarder la nuit descendre lentement sur le jardin.

Puis papa est entré. Il s’est assis près de la petite, a dit à Trott : « Tiens, tu boudes, mon garçon ? » et s’est mis à bavarder avec maman par-dessus le poupon qui tenait son doigt. Et Trott s’est rencogné dans son coin, et sa mélancolie s’est faite plus noire. C’est sûr maintenant, tout à fait sûr, qu’on ne l’aime plus. Autrefois, quand il était méchant, on le grondait un peu, et puis c’était fini ; on l’embrassait plus fort, et c’était presque très bon d’avoir été grondé. Maintenant on le gronde plus sévèrement et on ne le caresse plus du tout. Que faire ? dire qu’autrefois on l’aimait tant, tant, tant ! Et quand il a été malade, c’est comme si on l’avait aimé plus encore. Est-ce que si Trott était malade maintenant, peut-être que…

C’est une idée. On a emporté bébé. Personne ne regarde. Papa et maman parlent à demi-voix. D’un bond Trott est debout sur sa chaise. Il appuie ses deux mains sur le dossier et se donne une bonne poussée. La chaise s’écroule avec un fracas épouvantable, et Trott roule sur le plancher au milieu de la chambre.

Maman pousse un cri perçant. Papa se précipite vers Trott, le relève et se dépêche de regarder son front. Mais maman veut l’avoir à elle ; elle s’empare de lui, le pose sur ses genoux, le dorlote, le caresse, l’appelle son cher petit maladroit. Trott pleure de joie et de douleur : car il a une belle bosse au front.

— Comment as-tu donc fait pour te jeter par terre, mon pauvre bonhomme ?

Trott ne peut pas répondre. Il pleure trop. Enfin, il articule entre deux sanglots :

— Je… je l’ai fait exprès.

Papa et maman se regardent avec stupeur. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Il ne faut jamais mentir. Quoique ce soit difficile, surtout quand on a tant de larmes à écouler, Trott explique. Il a voulu savoir si sa maman et son papa ne l’aimaient plus du tout. Il sait bien qu’on ne peut pas l’aimer, lui qui est vieux, comme sa petite sœur qui est neuve. Mais il croyait qu’on pouvait tout de même l’aimer encore un peu. Il voulait savoir. Alors, maintenant, il est bien content, bien content, quoique… Les cataractes redoublent de violence.

Maman passe un bras autour du cou de Trott et lui tamponne les yeux. Papa lui tient les mains dans les siennes. Ils sourient tous deux, mais avec un sourire particulier, encore plus tendre. Et une musique de paroles très douces vient caresser les oreilles et le cœur de Trott. Et il apprend une nouvelle étonnante. Il paraît qu’on l’aime tout autant qu’avant, et même tout autant que Lucette. Seulement Lucette est toute petite. Elle ne peut rien dire. Elle n’a pas de force. Alors il faut veiller sur elle. Tandis que Trott est un grand garçon. Mais on l’aime tout autant, bien sûr, tout autant. Papa soulève son petit garçon dans ses bras, lui plante un gros baiser sur chaque joue et interroge, le regardant bien en face :

— On est consolé maintenant, mon bonhomme ?

Et Trott répond, les yeux rouges encore et la bouche souriante :

— Oh oui ! mais, tout de même, je suis bien content que je me sois fait une grosse bosse.


IV

UNE BONNE IDÉE


Il fait un très beau temps de soleil. Comme maman est toujours un peu fatiguée, papa l’a emmenée faire une promenade en voiture. Trott et sa petite sœur sont installés au jardin avec Jane et la nounou. Trott joue par terre avec le gravier. On choisit des pierres noires et des blanches. On les fait passer dans une main et puis dans l’autre, en les faisant sauter comme ça. C’est un jeu très compliqué. On ne peut pas l’expliquer aux grandes personnes. La petite sœur est dans les bras de sa nounou qui la promène. De temps en temps elle la dépose dans une petite voiture de jardin et la berce doucement pour qu’elle se tienne tranquille.

À peine papa et maman partis, voilà la vieille Thérèse qui arrive. Elle tient un poulet qu’elle est en train de plumer. Elle a aussi apporté une râpe, des croûtons de pain et une boîte ronde en fer-blanc. C’est pour faire de la chapelure. Et Bertrand, qui était en train de ratisser, vient aussi se planter là, son râteau à la main. Il raconte une histoire très drôle, paraît-il. Tout le monde pousse des cris, il y a de gros rires. C’est une grande réunion qui jacasse. Trott se sent mécontent. Il n’aime pas beaucoup qu’on crie comme ça. Et maman non plus. Ça n’est pas convenable. Il a bien envie de dire quelque chose ; mais il réfléchit que c’est inutile : on l’enverra promener. Alors il se tait.

Il s’approche de sa petite sœur. Comment fait-elle pour dormir avec tout ce bruit ? Enfin, tant mieux ! alors elle ne crie pas. Dès qu’elle est éveillée, elle crie. Trott a beaucoup de pitié pour elle. Est-ce qu’elle a donc toujours mal ? On lui frotte le ventre, on lui tape sur le dos, on la secoue, on lui donne à téter, on la berce, on la promène. Souvent rien n’y fait. Qui sait ? peut-être qu’on se trompe. Peut-être qu’elle n’a pas mal. Peut-être qu’elle a des chagrins. Ça arrive aussi, ça. Trott se souvient tout à coup de ce que Mme de Tréan lui a raconté. Les petits enfants sont très tristes quand ils viennent sur la terre parce qu’ils ne voient plus les anges ni le bon Dieu.

C’est sûr qu’à la maison personne ne ressemble à un ange. Papa est très beau, mais c’est tout autre chose pourtant. Maman s’en rapprocherait plutôt, mais elle n’a pas d’ailes. Et quant à tout ce monde-là qui crie, il vaut mieux n’en pas parler : Jane a le nez et le menton trop pointus, et un peu de moustache ; nounou ressemble juste à un éléphant ; Thérèse est bien trop vieille ; Bertrand est sale et sent un peu mauvais. Et c’est tout. Il y a bien encore Trott. Mais Trott n’est pas un ange, il le sait bien. Hier encore, sa mère lui a dit qu’il était un petit diable. Pourtant, Mme Ray s’est écriée l’autre jour qu’il avait une figure de chérubin. Et un chérubin, c’est un petit ange. Positivement. Cette idée rend Trott grave. Il pense avec intensité.

Tout à coup Thérèse sent qu’on lui tire la jupe. Elle se retourne.

— Que voulez-vous, mon mignon ?

— Je voudrais, Thérèse, que vous me donniez des plumes du poulet, les grandes.

Thérèse en fait un paquet et les remet généreusement entre les mains de Trott. C’est bien dommage qu’elles ne soient pas blanches. Enfin !

— Je voudrais aussi avoir une ficelle.

Justement Bertrand en a une dans sa poche. C’est parfait. Trott s’assied par terre et se met à l’ouvrage. C’est excessivement difficile. Mais avec beaucoup de travail il arrivera…

Cependant Bertrand raconte à ces dames que tout à l’heure les voitures qui reviennent de la fête de Saint-Didier vont passer. Il y en a, des toilettes ! On verrait ça très bien de la grille. La voix de Jane tire Trott de son travail.

— Monsieur Trott, vous allez rester un moment avec votre petite sœur. Si elle crie, vous appellerez. Nous sommes au bout du jardin.

C’est bien. Jane ôte très vite son tablier pour que les gens qui vont passer croient peut-être qu’elle n’est pas une bonne, mais une institutrice. Et toute la bande se met en route. Bertrand fait l’aimable auprès de nounou qui se tortille.

Trott reste par terre absorbé. En voilà une finie. Et voilà l’autre. Elles ne sont pas tout à fait pareilles. Mais il ne faut pas être trop exigeant. On fait ce qu’on peut. Maintenant il s’agit de se les attacher sur le dos. Ce n’est pas une petite opération. Trott se démanche les vertèbres du cou à essayer de se lorgner les omoplates. C’est terrible : et dire que les petits oiseaux font ça si facilement ! Enfin, grâce à la ficelle, ça doit tenir. Quel dommage de ne pas savoir ! Pour sûr, c’est ressemblant. Le principal est fait. Maintenant il faudrait aussi une robe blanche. Le tablier de Jane est fait pour ça. Trott se l’attache soigneusement autour du cou. Il faut se dépêcher. Voilà la petite qui commence à se trémousser. Vite, vite, une couronne ! La boîte de fer-blanc ira très bien. Elle ne tient pas tout à fait ; mais en ne se remuant pas trop… Il faudrait aussi une harpe. Trott s’empare de la râpe ; en grattant dessus avec le couteau que Bertrand a oublié, ce sera merveilleux.

— Ouin-in-in !…

Non, non, ne crie pas ! attends un peu, petite sœur !… Elle ne le voit pas. Tout l’effet sera perdu. Trott pousse une chaise contre la voiture et grimpe dessus. Attention à la couronne ! Ça y est.

— Regarde-moi, Lucette !

Elle ne regarde pas. Elle donne des coups de pied, elle s’agite, elle va crier… Que faire ?

Ah ! oui, ils chantent en jouant de la harpe. Jouer de la harpe, ça va très bien, mais chanter ! Trott n’est pas très fort dans cette partie-là. Il a une voix horriblement fausse. On n’a pas pu lui apprendre de cantiques. Voyons, il y a pourtant une chanson très belle… La petite sœur l’aimerait sûrement. Les hommes chantent ça dans la rue quelquefois…, le soir…

— Le san-guimpure, abreuver lérisson…

Voilà, ça y est, ou à peu près. Avec des mouvements gracieux et déployant toute la force de ses poumons, Trott se met à chanter. Et tout à coup la petite sœur cesse de se trémousser. On dirait que ses yeux vagues se sont fixés et qu’elle regarde Trott avec sympathie. Il n’y a pas à dire, elle le regarde. Et qu’est-ce que c’est que cette grimace-là ? Quand elle va pleurer, elle n’ouvre pas la bouche comme cela. C’est qu’elle ne pleure pas… elle rit, ou du moins elle sourit d’un drôle de petit sourire, et elle agite sa main d’un air tout content. Trott est gonflé d’orgueil et de joie. Lui seul a trouvé ce qu’elle voulait. Et il reprend de plus belle :

— Le san-guimpure, abreuver lérisson !

Les voitures qui reviennent de la fête de Saint-Didier ont passé. Alors ces dames se souviennent de Trott et de Lucette, et, sous l’égide de Bertrand, les voilà qui reviennent. Et nounou qui marche en tête s’arrête et jette un cri :

— Chéssu !

Et toutes demeurent immobiles de stupeur, contemplent bouche bée Trott transformé en ange, les yeux au ciel, le visage séraphique, grattant sur la râpe avec le couteau, et hurlant d’une voix atrocement fausse une Marseillaise fantaisiste devant la petite sœur qui trépigne d’allégresse.


V

MADEMOISELLE LUCETTE


Quand on demande à Trott si sa petite sœur est bien gentille et s’il s’amuse beaucoup avec elle, il répond en hochant la tête d’un air capable et supérieur :

— Lucette est bien gentille, mais, vous comprenez, ce n’est pas amusant de jouer avec elle. Elle ne pense à rien du tout.

Et quand il dit cela, Trott, sans qu’il s’en doute, est d’une effroyable injustice. Car il n’y a pas de cerveau de métaphysicien abstrus ou de prestigieux calculateur qui travaille avec autant d’intensité que celui de Mlle Lucette. Et depuis le jour où elle a poussé son premier « ouin-in-in », c’est prodigieux la quantité de choses qui sont venues s’y entasser. Eh ! non, sans doute, on ne peut pas dire justement qu’elle pense ou qu’elle comprenne. Ce sont là des mots beaucoup trop grossiers à la fois et beaucoup trop ambitieux pour traduire les phénomènes très simples et extraordinairement délicats qui se passent en elle. C’est très difficile de les expliquer avec les mots lourds qu’on emploie pour des grandes personnes qui portent des chapeaux hauts de forme ou des robes de soie. « Papa » et « maman » sont pour Mlle Lucette des idées infiniment inaccessibles, autant que la gravitation universelle ou les théories des économistes. Et pourtant elle pense à sa manière. Mais il y a sur le monde qu’elle perçoit et sur sa pensée elle-même une espèce de brouillard assez dense et à peu près uniforme, où passent très vaguement des choses peu distinctes qui suggèrent des sensations variables, très confuses quant aux détails, très nettes parfois pour ce qui est de savoir si elles sont de plaisir ou de douleur : quand les choses du dehors frappent agréablement, Mlle Lucette approuve : gueu-gueu-gueu ; et quand c’est le contraire, on entend : ouin-in-in. Et il y a une foule de sensations qui ne sont ni agréables ni désagréables, à peine senties, et qu’elle subit en bavant d’un air distrait. Mais chaque jour le nombre des choses réellement perçues augmente prodigieusement, et le brouillard s’éclaire d’étonnantes percées lumineuses. Quelquefois, en nous réveillant, nous sentons que des songes très légers, très fugitifs, viennent de s’estomper en nous ; il y a dans notre âme un petit fond trouble, un trou où quelque chose a passé qui s’est évaporé. Cela a été trop peu pour émouvoir notre épaisse faculté de sentir et réveiller notre conscience alourdie. Et quand nous nous réveillons, cela s’enfuit et s’efface d’autant plus vite que nous nous efforçons davantage de le ressaisir. Ce sont des sensations de ce genre, très ténues, très nombreuses, infiniment variées, qui viennent frapper la faculté de sentir de Mlle Lucette. Elle ne les sent pas et ne s’en doute pas ; plus tard, jamais elle ne s’en souviendra ; mais elles s’empilent et s’accumulent tous les jours, et peu à peu elles forment comme une pyramide qui émerge du brouillard général. Et c’est pour cela que l’autre jour Mlle Lucette s’est mise à sourire en apercevant un rayon de soleil, elle qui jamais auparavant n’y avait prêté nulle attention. Il s’est fait ainsi en elle, depuis le jour lointain et pourtant si proche de sa naissance, toute une éducation, raffinée, compliquée et intensive. Il s’est formé comme des dépôts successifs dans la petite machine à sentir que les anges, après l’avoir posée dans son berceau, lui ont donnée, et ce qui s’y trouve maintenant, ce n’est pas encore une conscience, mais c’est quelque chose de très vivant, de très agissant et de très développé.

En ce moment Mlle Lucette est couchée dans son moïse entre sa nounou qui coud sur une chaise et sa maman qui brode, étendue sur sa chaise longue. Elle vient de s’éveiller d’un bon petit sommeil. Elle a les yeux au plafond. Elle tortille ses mains, s’empoigne successivement un doigt et puis un autre, bave avec générosité et pousse des sons de petit cochon d’Inde en belle humeur. Et si vous voulez recouvrir d’une gaze épaisse, embrumer, éloigner, arrondir, impréciser, les mots absurdement précis et techniques, les raisonnements ridiculement logiques et la forme infiniment trop mathématique que je vais leur prêter, je vais vous faire assister au défilé prodigieux des « pensées » qui tourbillonnent sous son crâne, hélas ! toujours déplumé. « Il y a de la lumière, ça vient, ça luit, ça caresse. C’est très amusant. Comme elle vient, la lumière ! Il faut la manger la lumière, c’est joli. Le noir, c’est laid. De ce côté, c’est la lumière. C’est très joli. C’est très gai. Il faut la manger. De ce côté, c’est le noir. Le noir, c’est laid. Ça fait mal. Hou ! hou ! Mais de ce côté c’est la lumière, gueu-gueu-gueu. Et là-bas le noir. » — Nounou, arrangez donc les coussins de cette petite. A force de se tortiller dans son moïse, elle a la tête plus bas que les pieds.

« La lumière, il faut la manger, la manger, ou au moins l’attraper. Ça ne remue pas comme on veut, toutes ces petites choses qui sont sans cesse à vous griffer le nez, à se fourrer dans vos yeux, ou à vous entrer dans la bouche. Il faudrait attraper… attraper. Ouin-in-in. »

— Doucement, bébé.

« Ça balance, c’est bon, c’est comme dodo. Les petits doigts roses sont amusants. Il faudrait les prendre. C’est difficile. Ils se sauvent toujours. Ah ! voilà… Ça ne va pas. Il faut griffer, griffer tout ce qu’on peut, très fort. Ça fait mal. Tant pis. Griffons. Bobo. Ouin-in-in… »

— Mais qu’elle est sotte, cette petite ! la voilà qui se griffe elle-même. Voulez-vous être sage, mademoiselle ?

« Tiens, la grande machine qui remue s’est approchée. Pas celle qu’on tète.

L’autre. Qu’est-ce qu’elle veut à s’approcher comme ça ? Ça fait noir, il faut crier. Non, c’est drôle, c’est très drôle. Elle chatouille. Il faut sauter, il faut faire des grimaces. C’est très amusant. Il y a un petit rond de lumière qui brille. Il faut l’attraper. Mais on ne peut pas. La grande chose est partie. Où est-elle ? Ce n’est pas la peine de se fâcher. Elle a laissé quelque chose entre les doigts. Mais on ne sait pas quoi. Heureusement il y a la lumière. Mais c’est ennuyeux, la lumière. On l’a assez vue. Et le noir aussi. On les a assez vus.

« Ah ! voilà quelque chose qui vient par les oreilles. Qu’est-ce que c’est ? Ça vient très fort par les oreilles. Il faut crier. Ah ! non, ce sont des machines qui remuent. Il y a celle qu’on tète et un tas d’autres qui grouillent. C’est très laid. Ça fait noir. Ce n’est pas amusant, la lumière ; mais c’est plus joli que tout ça. Et puis j’en ai assez. Ouin-in-in. »

— Prenez un peu la petite, nounou, qu’elle soit gentille…

— C’est tout le portrait de votre mari.

— C’est vrai, mais elle a absolument la bouche de votre pauvre mère.

« C’est bon d’être balancé. Oui, ça secoue, ça donne du vague à l’âme. C’est très agréable. On voit des tas de choses. Du noir, de la lumière, des espèces d’autres choses encore. C’est amusant. C’est aussi très compliqué. On en perd un peu la tête. Enfin ça fait passer le temps. Autant ça qu’autre chose. Aïe, aïe ! Voilà quelque chose qui vient. Ça vient par l’intérieur. Pas par les yeux, ni par les oreilles. Ça vient par dedans. Ça vient. Qu’est-ce qu’elles ont donc, toutes ces machines qui remuent ! Est-ce qu’elles n’ont pas bientôt fini de vous agacer les yeux et les oreilles ? On a bien autre chose à faire qu’à faire attention à elles. »

— Il n’y aura pas moyen d’avoir seulement une risette. Bébé, voyons, bébé !

« Mais laissez-moi donc tranquille ! Il y a là dedans quelque chose qui ne va pas. Positivement, ça gêne, ça gêne. Ça fait mal. Mais vous m’ennuyez, les grosses machines qui remuent. Ça fait mal. Il faut que ça sorte. Il le faut. C’est très difficile. Ça fait très mal. Ouin-in. Non, pas balancer. Il y a de la lumière, on le sait bien, c’est tout à fait indifférent. Ça fait mal là en bas, il faut que ça sorte, oui, il le faut. Colique. Colique. Allons donc ! Ça n’est pas très agréable, mais enfin c’est le seul moyen… Ça y est. Ouf ! »

— Nounou ! nounou ! venez vite. Oh ! la petite sale ! Dépêchez-vous de la changer.

« Ça pique. C’est insupportable. Il faut crier, crier de toutes ses forces. Ouin-in. Non, on ne se laissera pas attendrir. Non, on ne se laissera pas consoler. Ça pique trop. On ne se taira pas. Il ne faut pas se taire. C’est bien inutile qu’on vous fasse entrer un tas de choses par les yeux et par les oreilles. Ça ne sert à rien. Il n’y a pas besoin non plus de vous frotter la figure, ni de vous taper dans le dos, ni sur le ventre. Ça n’est pas ça. Ça fait mal. Vivre est mauvais. C’est abominable de vivre. Il faut rager. Il faut rager de toutes ses forces. Ça fait trop mal en dedans. Pas la même chose que tout à l’heure. C’est creux. Il faudrait remplir. C’est creux. Ça vous tire en dedans. Il faut remplir, remplir… Ouin. »

— Allons, nounou, votre poupon a besoin de vous. Elle est charmante, cette petite, tout à fait les yeux de votre beau-père…

« Mais donne, donne donc, dépêche-toi, hé la grosse machine à téter. Mais oui. C’est ça. Dépêche-toi. Mais dépêche-toi donc, ou je me fâche encore. Ça ne va pas assez vite, pas assez… Ah ! maintenant, c’est bon. C’est tout ce qu’il faut. C’est excellent. C’est le meilleur de tout. C’est tout. Elles peuvent gesticuler là-bas, les grandes machines, on s’en moque. Ça, c’est bon, c’est sûr. Ça remplit. Ça fait du bien. La vie est succulente… Qu’est-ce qu’il y a ? C’est parti. Ah ! mais il en faut encore. On n’est pas plein. C’est horrible. C’est une trahison. Il faut crier, oui, on s’étouffera, ça ne fait rien. Il faut hurler, hurler, et tâcher de tout déchirer, s’arracher le nez, et tout, et le reste… »

— Regardez cet appétit ! Qu’elle est méchante, cette petite ! Elle ne laisse pas seulement à sa nourrice le temps de changer de côté.

« Ah ! enfin ! c’est revenu. Ce n’est pas trop tôt. Il ne faudrait pas qu’on l’enlève encore. Il faut bien téter et puis dormir. Cher téter ! qu’il est gentil ! C’est meilleur que tout. Tout est bien vague. Téter, il n’y a que ça. Et puis dodo. Téter, dodo, c’est la même chose. Téter, dodo… dodo… »

Dodo.

— Remettez-la bien doucement dans son moïse, nounou.

Voilà qui est fait. Mlle Lucette dort à poings fermés. Avec de la chance, il y en a bien pour une heure.


VI

LES INCONSÉQUENCES
DE MADEMOISELLE LUCETTE


La petite sœur est un peu moins petite. Sa tête brinqueballe encore sur son cou ; quand par hasard on veut l’asseoir seule, elle s’écroule comme un pudding trop cuit. Elle a encore une expression très vague. Elle bave indéfiniment d’un air pensif, son poing dans sa bouche. Elle crie très souvent. Elle a presque toujours faim ou sommeil. Pourtant elle suit les lumières avec beaucoup d’attention. Elle compte ses doigts indéfiniment, et elle a l’air pleine de satisfaction en contemplant ses mains. Il y a des personnes qu’elle reconnaît tout à fait bien. Elle rit ou elle pleure avec un semblant de raison. Il est certain qu’il s’élabore en elle des raisonnements, des réflexions, des observations de toute sorte. Souvent elle paraît plongée dans des méditations insondables. C’est tout le dessin de son âme future qui est en train de s’esquisser. Mais ce dessin est très difficile à suivre. Il y a des endroits excessivement enchevêtrés et compliqués, et des lacunes énormes. Sur certains points, évidemment, Mlle Lucette s’est formé des idées tout à fait précises : téter est bon ; dodo est bon ; être balancé est bon. Chaque chose, d’ailleurs, doit être produite en son temps, et il ne faudrait pas qu’on voulût faire faire dodo au moment où il s’agit de téter. Mlle Lucette saurait immédiatement manifester son mécontentement. D’ailleurs, avec une faculté d’observation suffisante, on réussit assez facilement à se rendre compte de ses volontés en ces matières. Elles sont à peu près périodiques. Mais il est infiniment ardu de concevoir les raisons et l’enchaînement d’autres idées qui commencent à émerger du brouillard.

On lui a donné un hochet, une balle, des bêtes en caoutchouc, des poupées. Tout cela lui est complètement indifférent, ou, pour mieux dire, tout cela n’existe pas pour elle. Elle ne le perçoit en aucune manière. Cela fait partie de la masse neutre du monde extérieur. Par contre, certain chapeau de maman excite visiblement son admiration. Car elle ouvre une bouche énorme en l’apercevant ; et quand elle admire, c’est par la bouche. Devant une cuiller ou un rayon de soleil elle se distend la mâchoire comme quand nounou s’approche au moment du repas. Il est évident que le beau lui donne envie de manger, comme plus tard il lui inspirera le besoin impérieux et irrésistible de toucher. Mais on ignore quel critérium lui fait juger généralement Mme Ray digne d’être absorbée, tandis qu’invariablement la vue de Mme Thilorier lui fait serrer les lèvres d’un air hostile. D’ailleurs, elle a des changements très brusques dans ses dispositions. Il faut user de beaucoup de réserve à son égard et s’incliner immédiatement devant ses volontés. Les bonnes intentions ne lui suffisent pas chez autrui ; il faut qu’on devine les siennes, ce qui est infiniment compliqué, car elles varient selon des lois inconnues qui sans doute dépendent en grande partie des dispositions de son estomac, de son ventre et de toute sa personne physique.

Cette inégalité d’humeur n’est pas sans inspirer à Trott une certaine timidité vis-à-vis de sa petite sœur. Trott est un grand garçon. Il conçoit que la vie est une chose sérieuse, que les mêmes causes produisent les mêmes effets, qu’il y a des principes stables, que certaines choses sont invariablement bonnes ou mauvaises, vraies ou fausses, laides ou belles. Une boîte de soldats de plomb neufs est jolie ; Marie de Milly est jolie aussi ; et aussi le ciel tout bleu quand il fait beau temps. Toutes ces choses ne se ressemblent pas, mais toutes elles plaisent aujourd’hui comme hier. C’est toujours bon de manger une pastille de chocolat. Et on sait toujours, à peine Miss arrivée, qu’on va s’ennuyer. Ce sont des choses sûres, régulières, ordonnées. On ne verrait pas plutôt Miss faire une culbute que le soleil et la lune s’embrasser au milieu du ciel. Et les personnes comme les choses apparaissent à Trott sous un angle déterminé. Elles n’ont pas d’inégalités, de caprices. Elles seront demain ce qu’elles sont aujourd’hui ; et chacune a des qualités propres persistantes. Il est absolument avéré que papa est plus fort que tous les hommes ; que Miss est plus savante que personne ; que Thérèse est la meilleure cuisinière de la terre. Ce sont des choses invariables, sur lesquelles on peut se reposer et compter d’une manière absolue.

Il n’y a que la petite sœur qui échappe à ces habitudes d’ordre et de classification. Depuis le jour où tout à coup de rouge elle est devenue jaune, Trott a gardé à son égard une petite défiance. Et vraiment il semble qu’elle change d’âme comme elle a changé de peau. Tous les jours elle est autre. C’est quelque chose d’excessivement déroutant. Chaque matin Trott vient lui dire bonjour très correctement. Il ne reçoit pas deux fois de suite le même accueil. D’habitude elle ne cligne pas de l’œil et demeure dans une indifférence complète en le contemplant d’un air sérieux. D’autres fois, elle a l’air de regarder à travers sa tête à lui, Trot, quelque chose qui est beaucoup plus loin. Cela l’intimide horriblement, et malgré lui il se retourne pour voir ce qu’il peut bien y avoir là-bas. Il y a des jours où elle daigne rire. Alors Trott est très flatté. Il le témoigne en lui tapotant les joues et même en lui donnant un petit baiser. Pourtant il n’aime pas beaucoup ça. La petite sœur sent toujours un peu le bébé. Alors ça le dégoûte. Mais il y a des cas où il faut surmonter ses répugnances. Mais très souvent, à peine Trott apparaît, sa petite sœur se met a crier de toutes ses forces.

C’est précisément ce qui est arrivé aujourd’hui ; Trott n’avait pas encore tout à fait aperçu Mlle Lucette dans son berceau, que celle-ci était déjà rouge comme un homard, se tordait comme un ver et criait comme un aigle. Trott a été très blessé. Elle lui avait déjà fait cette mine hier. Elle aurait pu être plus polie aujourd’hui. Il essaye de la calmer par des paroles bienveillantes. Rien n’y fait. Et il entend nounou qui ricane tout en rangeant les affaires de bébé dans la commode. Alors son mécontentement redouble. Après tout, Trott est bien bon de se donner tant de mal. Ah ! tu ne veux pas être gentille quand on est aimable avec toi ! attends un peu ! Et Trott, retroussant son nez, plissant son front, gonflant ses joues et tirant la langue, se convulse toute la face dans une grimace abominable qui se termine par un clappement de lèvres peu gracieux.

Alors la petite sœur se met à gigoter des bras et des jambes en fendant sa bouche vide dans un sourire où se peint la joie la plus expressive…

Trott est déconcerté une fois de plus. Elle ne comprend donc rien du tout, cette petite ? À cette idée, Trott se sent un peu ému. Ça doit être bien ennuyeux pour elle, si elle ne comprend rien du tout. Si elle ne sent pas comme papa et maman et Trott et tout le monde l’aime, elle doit être bien triste. Et puisqu’elle ne comprend pas, elle doit avoir peur de tant de choses, et puisqu’elle ne sait pas parler, il doit y en avoir tant qu’elle ne peut pas expliquer ! Peut-être qu’elle croit qu’on veut lui faire du mal quand on essaye de la caresser. Peut-être qu’elle est effrayée quand on lui fait un sourire. Et peut-être qu’elle ne voit partout que des espèces de géants très forts, qui tout à coup pourraient l’écraser, la broyer, la réduire en miettes. Trott se sent tout attendri. Pauvre Lucette ! Si seulement elle arrivait à comprendre comme Trott a de bonnes intentions, comme il voudrait qu’elle n’ait pas de peine !…

Trott avance sa main vers la toute petite main qui lui agrippe un doigt. Tiens, elle ne veut pas le lâcher. C’est peut-être le commencement de l’alliance espérée et offerte. C’est tout à fait gentil. Il faut cimenter cela solennellement. Malgré la petite odeur, Trott se penche ; mais voilà que de l’autre main Lucette empoigne vigoureusement une bonne mèche de cheveux et se met à sonner de toutes ses forces comme si elle était pendue à un cordon de sonnette. Trott est un peu douillet. Il pousse un glapissement, se dégage et se relève au plus vite.

Tout le bon effet de sa douceur est perdu. Mlle Lucette fronce son front. Elle contemple un moment Trott d’un air indécis, et puis, lançant ses deux bras en l’air, pousse des hurlements d’écorchée. Pas de chance ! Trott se retire le cœur un peu gros. Il se promène au jardin, méditatif, et cuvant sa déconvenue. C’est long de digérer tant d’insuccès. Mais Trott n’a pas de fiel dans l’âme. Et quand sonne la cloche du déjeuner, il est rasséréné. Il n’y a qu’à avoir de la patience. Peut-être Lucette sera plus gentille demain, ou après-demain, ou plus tard. Elle est si petite !…


VII

L’ANGE NOIR


Il y a sur la maison quelque chose de lourd qui pèse. On dirait qu’un grand voile de tristesse s’est abattu, très épais, dont on ne sait pas comment se délivrer.

La petite sœur est malade.

L’autre soir elle a été très rouge. Elle riait trop. Elle jetait ses jambes en l’air. On ne savait pas comment la calmer. Maman disait : « Comme elle est gaie ! » Mais papa n’était pas très content. Dans la nuit elle s’est mise à tousser. Le matin le médecin est venu. Il l’a regardée, il l’a tapotée par devant et par derrière, en écoutant. Enfin il a dit qu’elle avait une grosse bronchite et qu’il fallait faire bien attention parce que sans cela — il hochait la tête comme un gros pigeon, et roulait ses yeux derrière son lorgnon, — sans cela, ça pourrait être très sérieux. Papa est devenu un peu pâle, maman s’est mise à pleurer comme une fontaine, et nounou, de saisissement, s’est assise dans la cuvette de bébé qui était sur une chaise derrière elle. Quant à Trott, il a été épouvanté. Quand on est très malade, on meurt quelquefois. Est-ce que Lucette va peut-être mourir ?

Pauvre petite Lucette ! elle a l’air si fatiguée ! Avant, dès qu’elle avait un œil ouvert, c’était un trépignement perpétuel, un fourmillement ininterrompu des bras et des jambes. On aurait dit qu’il y avait des tas de petits ressorts qui se tendaient et se détendaient sans cesse : il fallait que ça bouge, que ça saute, que ça grouille. Elle faisait des grimaces, poussait des petits cris, elle riait, elle pépiait comme un petit oiseau. On était fatigué pour elle de tout ce mouvement. Maintenant c’est changé. Elle ne crie plus, elle ne bouge plus, elle ne rit plus. Elle est très tranquille. Elle reste couchée toute droite, toute muette, toute pâle, avec de très petites joues ratatinées. De temps en temps il y a une toux sèche qui la secoue. Alors elle devient toute rouge. On voit que ça lui fait très mal. Elle se tord. Elle fait une moue comme si elle voulait pleurer. Mais elle ne pleure pas : c’est trop fatigant. On entend de drôles de bruits dans sa poitrine. Trott a beau lui faire des sourires et des signes d’amitié, elle ne le regarde pas. Presque tout le temps elle ferme à moitié les yeux d’un air las, et, quand elle soulève ses paupières, elle a l’air d’apercevoir devant elle, là-bas, des choses que les autres ne voient pas.

Que peut-elle regarder comme cela ? Malgré lui Trott suit la direction de ses yeux, comme s’il s’attendait à voir quelque chose de surprenant. Elle à qui tout est égal, que peut-elle regarder d’inconnu qui la fascine ? Et soudain une pensée froide serre le cœur de Trott. Qui sait si peut-être là-haut elle n’entrevoit pas les anges qui l’ont quittée depuis si peu de temps ? qui sait s’ils ne lui font pas des signes avec leurs ailes étendues ? Qui sait si à la fin, très fatiguée de vivre, elle ne va pas s’en retourner vers ce beau paradis, qu’elle regrette si souvent, où l’on n’a pas mal et où l’on ne pleure jamais ? Et, devant ce pauvre petit être exténué, Trott est pris d’une grande angoisse, sentant vaguement tout près des forces inconnues et irrésistibles aux volontés sans appel. Tout bas, penché vers la petite oreille, il murmure de tendres conseils d’être très patiente, de bien prendre ses médecines, et de ne pas faire tant de peine à maman qui serait si désolée, à papa qui est si bon et à Trott qui aurait trop de chagrin. Avant, quelquefois la petite sœur était un peu ennuyeuse. Elle criait quand on avait envie d’être tranquille. Il fallait que maman la prenne quand Trott aurait voulu grimper sur ses genoux. Elle dormait quand on aurait voulu faire du bruit. Mais maintenant Trott sent comme il l’aime au fond, tout au fond. Et si elle s’en allait, il ne pourrait pas se consoler, non, pas même avec Puss, son chat, ou avec Jip, son caniche noir. Une fois Trott a été malade, lui aussi. Comme il était mal à son aise ! Est-il possible que cette pauvre petite Lucette ait aussi mal que cela ! Pourquoi est-ce que le bon Dieu le permet ?

Pourquoi est-ce que le bon Dieu le permet ? Trott se répète cette question. Et, pour la première fois de sa vie, une espèce d’inquiétude vague, que peut-être il se rappellera plus tard, le remplit tout entier. Pourquoi permet-il cela, le bon Dieu qui est si bon et si puissant ? Pourquoi permet-il que sa maman ait tant de chagrin ? Peut-être qu’il n’a pas fait attention, qu’il est occupé d’autre chose… Mais non, il entend tout, il sait tout, M. le curé l’a encore dit l’autre jour. Il sait que Lucette est malade. Il le permet. Pourquoi ? Peut-être est-ce quelque chose que savent seulement les grandes personnes. Il faudrait demander. Mais pas moyen de s’adresser à papa ou à maman ; ils sont trop préoccupés ; Miss est Anglaise ; peut-être n’a-t-elle pas sur ce sujet des idées tout à fait exactes. Et Jane, et Thérèse, et nounou, et Bertrand, ne sont pas à la hauteur. Mme de Tréan saurait. Mais on ne peut pas aller chez elle…

La nuit a été très mauvaise. Par hasard, Trott s’est réveillé. Et il a entendu à l’étage au-dessous de lui cette terrible petite toux sèche. Il y avait aussi des bruits de pas de gens qui allaient et venaient. Sans doute la petite sœur avait très mal. Dans la lourdeur de la nuit, Trott sentait comme un poids qui l’écrasait. Au matin, quand il s’est levé, il a bien vu que tout allait de travers. Papa avait des plis sur le front ; on n’a pas vu maman. On n’a pas laissé Trott s’approcher de sa petite sœur. Alors, ç’a été un grand désarroi. Il semblait que quelque chose de nouveau était dans la maison, et que quelque chose d’autre n’y était plus. Et, sans qu’il sache pourquoi, Trott a pensé aux hommes noirs qu’on voit passer quelquefois et qui portent des boîtes noires… Il y en a de toutes petites…

M. le docteur est venu de bonne heure. Trott errait au jardin, très désempare, avec ce bête de Jip qui ne comprenait rien et voulait jouer. Le gros ventre de M. le docteur a passé très vite, porté sur ses petites jambes. Il a l’air très savant. M. le docteur, avec ses cheveux gris et son lorgnon. Lui qui soigne tant de gens très malades, sans doute il pourrait dire à Trott…

M. le docteur est sur le perron. Il serre la main à papa, lui dit quelques mots et descend dans l’allée.

Une voix aiguë le hèle :

— Monsieur le docteur !

Il lève la tête et aperçoit Trott qui lui barre le chemin.

— Est-ce que vous allez bien vite guérir ma petite sœur ?

— Je l’espère, mon ami, je l’espère bien.

— Dites-moi, s’il vous plaît, pourquoi le bon Dieu a permis que ma petite sœur soit malade ?

M. le docteur a l’air embarrassé. Il tousse. Il bafouille devant le regard droit de Trott.

— Tous les petits enfants sont quelquefois un peu malades. C’est nécessaire pour qu’ils se portent bien après.

Trott est peu satisfait de cette explication. Pourtant il ne peut pas insister. Enfin, si tous les petits enfants sont comme ça, c’est rassurant.

— Alors, n’est-ce pas, monsieur le doc

teur, elle ne va pas mourir, et l’ange ne la remportera pas ?

M. le docteur est très troublé. Il est papa. Il se souvient d’une petite fille qu’il a perdue. Enfin, il articule :

— Non, mon petit homme, nous la soignerons et l’entourerons si bien que l’ange ne nous l’enlèvera pas.

Trott est content de cette réponse. Et, le docteur parti, il la complète et la médite en son âme. Il faut bien « entourer » la petite sœur. Ça veut dire qu’il faut être tout le temps auprès d’elle, la tenir et la caresser. C’est pour ça que toute la journée papa et maman ne la quittent pas et qu’on est toujours auprès de son berceau : alors, si l’ange vient, il ne pourra pas la prendre. C’est très clair. Toute la journée, Trott agite ces pensées. « Et le soir, après qu’il a très bien prié le ton Dieu, elles viennent encore voltiger autour de lui, tandis qu’il s’endort. Son sommeil est agité. Des vols d’anges aux ailes noires s’enfuient les mains chargées… Et tout à coup, comme la nuit précédente, il se réveille au milieu du noir. D’abord, il ne sait pas où il est. Mais voici la petite toux qui le fait tressaillir. Alors il se rappelle, et une angoisse plus horrible l’étreint. Partout, tout semble muet. Il n’y a aucun pas qui aille et qui vienne. Qui sait ? peut-être que cette nuit tout le monde dort, peut-être qu’on n’entendra rien, et que tout doucement l’ange noir va passer…

Trott a peur de la nuit. Il a peur du froid. Il a peur d’être seul. Non, il ne peut rien faire, n’est-ce pas ? Il écoute de toutes ses forces. On entend des bruits ténus, vagues, sinistres. On entend le terrible silence noir qui dort sur la maison. Et puis tout à coup la petite toux reprend, et il semble qu’il y ait une espèce de grand soupir…

La porte de la chambre de Trott s’est ouverte. Un petit pas tout léger glisse à tâtons dans l’escalier. Plus doucement encore la porte de la chambre de Lucette s’entr’ouvre. La lueur pâle d’une veilleuse éclaire un petit fantôme blanc qui accourt. Ce n’est pas l’ange redouté. Le petit fantôme s’assied sans bruit sur une chaise à côté du berceau. Il se penche sur le petit être qui dort et saisit une des petites mains moites. Maintenant elle est « entourée ». L’ange ne pourra pas la prendre. Peu à peu la tête du petit fantôme s’incline, son cou fléchit. Et quand, aux premières lueurs du jour, maman sur sa chaise longue s’éveille brusquement de son lourd sommeil et s’approche, si heureuse que la nuit ait été meilleure, elle ne peut retenir un cri de surprise en apercevant, penché sur le berceau de la petite sœur qui dort d’un sommeil tout paisible, Trott en chemise de nuit, transi, endormi, tendre barrière que n’a pas osé franchir l’ange inconnu.


VIII

UN DOMPTEUR DOMPTÉ


La petite sœur est guérie. Elle est tout à fait guérie, et on dirait que ça lui a fait beaucoup de bien d’avoir été un peu malade. Elle est bien plus grande fille. Elle est plus gaie, elle est plus forte. Elle tient sa tête toute droite comme Trott en personne et peut regarder à droite et à gauche et rester ainsi toute seule sans aucun danger. Quand on lui présente quelque chose, elle le garde volontiers dans ses mains et même le tient très fort. Toutefois, la majorité des objets lui sont encore assez indifférents ; et l’opération qui consiste à les saisir volontairement est encore très malaisée. Il lui faut des tentatives répétées et laborieuses pour y arriver. Et quand elle tient quelque chose, elle ne fait guère que l’agiter sans y attacher d’idées très précises. Cependant elle a des préférences très nettes. Ainsi il est visible qu’elle a une grande prédilection pour un morceau de racine de guimauve : elle se le fourre volontiers jusqu’au fond du cou et le mâchonne avec persévérance d’un air absorbé. Elle est un peu moins souvent de mauvaise humeur. Mais elle a des instincts de plus en plus despotiques et, tel Napoléon Ier, n’admet pas que toutes ses volontés ne soient pas immédiatement prévenues ou réalisées. Or, souvent elles sont malaisées à discerner. Alors Mlle Lucette se renverse en arrière avec une expression sur laquelle on ne peut se tromper. Des éclats de voix perçants ne tardent pas à en expliquer le sens aux moins perspicaces. Mais il paraît que toutes ces démonstrations sont très légitimes. Avant, on disait qu’elle était trop petite. Maintenant il paraît qu’elle fait ses dents. Or, Trott doit en faire certainement, et de plus il en a perdu une l’autre jour, ce qui est fort désagréable ; et deux autres branlent. Eh bien ! on verrait un peu ce qui se passerait si l’idée le prenait d’envoyer des coups de pied à la figure de Jane pendant qu’elle l’habille ! Il est vrai que Trott est un très grand garçon, tandis que Lucette est une toute petite fille. C’est une raison péremptoire.

La situation respective de Trott et de l’humanité, particulièrement des différents membres de sa famille, s’est en effet beaucoup modifiée peu à peu depuis l’arrivée de Mlle Lucette. C’est que, maintenant, il n’est plus le seul petit enfant, et surtout il a cessé d’être le plus petit. De là sont nées des quantités de choses nouvelles.

Trott a toujours été un très bon petit garçon. Jamais on ne l’a trop gâté. Il ne se disputait jamais trop avec les autres enfants ; au contraire, il était doux et cédait assez volontiers, surtout aux petites filles, parce que ce sont des demoiselles, et aux très grands garçons, parce qu’on risque de recevoir d’eux une bonne taloche. Quant aux tout petits bébés, ils ne lui inspiraient pas grand intérêt. Mais à la maison il était bien avéré qu’il était le personnage principal. Sans doute papa et maman étaient gens de plus haute importance. Il n’empêche que Trott se rendait fort bien compte de la sienne ; il se rendait compte de la gravité de ses faits et gestes, voire de ses moindres paroles ; il n’était pas insensible aux compliments des visites devant qui on le faisait comparaître ; il se sentait vaguement une espèce de joujou très précieux qui était en même temps un phénomène unique. Et au fond il n’était pas sans soupçonner que l’univers avait été créé pour lui. Après tout, puisqu’il était le plus petit…

Mais maintenant il n’est plus le plus petit. Et, de ce fait, il dérive que l’orientation du monde est changée à ses yeux. Il y a dans la maison quelqu’un de beaucoup plus petit que lui, de bien plus fragile, de bien plus délicat. Et ce quelqu’un-là, ce n’est pas une petite bête, un chien, un chat, un oiseau, qu’on caresse un moment et puis dont on ne s’occupe plus. C’est un petit enfant qui grandit, auquel on ne cesse de songer, qui est déjà une petite personne. Tout le monde est préoccupé de lui, l’entoure, le soigne, veut le voir et le caresser. Et il a pris une très grande place dans la maison. Maintenant que Trott sait qu’on l’aime tout à fait comme on l’aimait autrefois, il n’est certainement pas jaloux, oh ! pas du tout, surtout depuis qu’il sent lui-même que sa petite sœur a une grande place dans son cœur. Mais pourtant, il pense encore quelquefois que c’est un peu ennuyeux de n’être plus aussi important qu’autrefois. Certainement ce n’était pas amusant qu’on surveille chacun de vos faits et gestes et que toutes les visites veuillent vous embrasser et vous triturer. Mais au fond cela avait bien quelque chose de flatteur. Autrefois, s’il éternuait ou avait un peu mal au ventre, c’était une consternation générale ; maintenant on lui dit : « Mouche-toi », ou : « Tu as trop mangé. » C’est comme ça.

Heureusement, il y a aussi des compensations, de grandes compensations. C’est que maintenant Trott se sent supérieur à quelqu’un, d’une supériorité incontestée, permanente, qui le gonfle d’un orgueil indéniable. Il y a quelqu’un qui est moins grand, moins fort, moins leste, moins vieux que lui. À côté de sa petite sœur, lui, qu’on appelle toujours : mon petit bonhomme, il est un colosse, un géant, quelque chose de superbe. Et, de la petitesse de Lucette, il se sent une grandeur prodigieuse. S’il le voulait, il pourrait comme ça l’écraser d’un geste, la porter comme un paquet, en faire ce qu’il voudrait. Sans doute, il n’y songe pas. Il ne voudrait pour rien au monde lui causer la moindre peine. Et quant à la porter, d’abord, quoiqu’il soit bien assez fort, on ne le lui permettrait pas, et lui-même aurait beaucoup trop peur de la casser. Mais enfin, s’il le voulait, il le pourrait ; et s’il ne le veut pas, c’est par un acte de sa bonté. Oui, Trott a la bonté de s’intéresser à ce petit être, de descendre de sa hauteur jusqu’à lui. Ah ! ça vous console bien d’être moins important d’une autre manière. L’autre jour, nounou promenait Lucette dans ses bras au jardin ; Trott est allé lui recommander d’un air entendu qu’elle fasse bien attention que bébé ne reprenne pas froid. Oui, Trott a senti qu’il était du devoir de sa sagesse supérieure de suppléer à celle qui manque à sa petite sœur. Il constate combien sa faiblesse à elle est faible à côté de sa force à lui. Quand il est assis à côté d’elle, il compare avec satisfaction ses grandes mains aux tout petits doigts roses, et il se sent saisi d’une pitié un peu dédaigneuse. C’est qu’il est un être supérieur. Et en voici la preuve : aujourd’hui maman vient de lui confier sa petite sœur à lui tout seul. Maman, bébé et lui étaient ensemble à la nursery, pendant que Jane et nounou étaient allées faire des commissions ensemble. Tout à coup Thérèse est venue dire qu’une demoiselle était là avec un chapeau pour maman. Maman a dit à Trott :

— Reste un moment auprès de ta petite sœur. J’en ai pour cinq minutes.

Et Trott, débordant de vanité, est resté seul avec Mlle Lucette.

Mlle Lucette est assise confortablement dans un panier, au milieu d’un tas d’oreillers. Elle regarde à droite et à gauche d’un air dominateur et ne semble pas souffrir de son infériorité. Trott la considère avec ironie. Qu’elle est peu de chose à côté de lui ! Il s’amuse sur le parquet à faire des jeux avec des morceaux de bois et des soldats. Il y a les Français et puis les Prussiens… Maman a joliment bien fait de lui confier sa petite sœur. C’est lui qui saura bien lui faire entendre raison. Il s’approche d’elle :

— Tu sais, si tu n’es pas sage, je te ferai panpan.

Ce n’est pas vrai. Trott ne commettrait jamais une action pareille. Mais il lui plaît de faire cette déclaration pour affirmer les droits de sa force. Il ne paraît pas qu’elle impressionne Mlle Lucette. Elle regarde Trott avec indifférence, secoue son hochet en l’air, et puis, passant sa main par-dessus le rebord du panier, le jette par terre.

Trott avec beaucoup de condescendance le ramasse et le lui rend.

— Ne le fais plus !

Et il rejoint les Français et les Prussiens qui se livrent une grande bataille. Un sourire gracieux erre sur les lèvres de Mlle Lucette. Elle contemple son hochet et l’agite avec frénésie. Mais tout à coup, pan ! le voilà de nouveau par terre. Trott est complaisant ; il se dérange encore une fois et derechef restitue l’objet à la jeune personne, qui immédiatement, d’un air aimable, le rejette par-dessus bord. Alors Trott se sent mécontent. Il le ramasse et dit avec sévérité :

— Si tu le jettes encore, tu ne l’auras plus…

Il n’a pas regagné ses armées qu’il entend un bruit de chute sur le parquet. Trott est tout à fait de mauvaise humeur. Non, il ne se dérangera plus. Et il contemple Mlle Lucette d’un air de défi. Mlle Lucette le contemple également. On dirait qu’elle rend sa mesure. Sans doute, le résultat de l’examen lui démontre que Trott n’est pas de taille à lutter avec elle et qu’elle aura facilement le dessus. Elle fronce les sourcils et pousse deux ou trois petits grognements, précurseurs sinistres…

Trott soupire et accourt. Si Lucette crie, maman va l’entendre et grondera Trott qui ne sait pas même amuser sa petite sœur. Une quatrième fois, il ramasse le hochet et l’offre, résigné. Mais il est probable que ce retard a offusqué Mlle Lucette. Elle ne daigne pas jeter un coup d’œil au hochet, et le lâche avec mépris quand Trott essaye de le lui insérer entre les doigts. Après tout, si elle n’en veut pas… Mais à peine Trott a fait un mouvement pour s’en aller, qu’une gamme de grognements nouveaux le ramène à son poste. Il se sent moins fier et contemple sa sœur avec inquiétude. Que peut-elle vouloir ? Ce serait bien plus amusant de jouer avec ses soldats que de négocier avec ce poupon. Mais il n’y a pas moyen. Au moindre geste de recul, Mlle Lucette se livre à des contorsions alarmantes ; et rien de ce qu’on lui offre ne la contente. Trott présente inutilement le chien en caoutchouc, la poupée, le bâton de guimauve lui-même. Mlle Lucette ne daigne pas seulement les honorer d’un coup d’œil. Mais quand Trott approche sa main avec un morceau de bois dedans, elle se saisit de cette main et se met à la tripoter de bonne grâce. Trott est peu satisfait. Elle est vraiment exigeante, cette jeune personne. Elle le tient comme un petit crampon. S’il s’en allait, elle crierait de toutes ses forces. Et Trott n’aime pas cela. C’est une musique trop désagréable. Et puis un grand garçon ne doit pas faire pleurer sa petite sœur. Jetant un regard de regret aux soldats français et aux Prussiens inactifs, Trott reste assis à côté du panier. Ça n’est pas agréable. Le plancher est très dur… Et pas moyen de mieux s’arranger. S’il bouge, ce sont des menaces… Trott se sent mal à l’aise et un peu humilié. Est-ce que ça va durer longtemps comme ça ? maman pourrait bien revenir…

Mlle Lucette palpe les doigts de Trott d’un air connaisseur ; elle lui égratigne la peau, lui pince les chairs et le griffe, sans paraître, du reste, lui en avoir la moindre reconnaissance. C’est tout à fait désagréable. Encore si elle avait l’air satisfaite ! Mais non, depuis un moment, ça n’a plus l’air de lui suffire. Elle voudrait autre chose. Elle tire très fort sur la main de Trott et commence de nouveau à froncer les sourcils d’un air napoléonien. Qu’est-ce qu’elle peut vouloir ? Trott se sent le jouet d’une force mystérieuse. Il n’y a pas à résister. Il suit le mouvement.

Ah ! non, par exemple, non, pas de ça. Elle est trop sale, la petite sœur. Savez-vous ce qu’elle veut ? Elle veut fourrer le doigt de Trott dans sa bouche pour le sucer. Non. D’abord, ce n’est pas convenable pour une jeune fille. On n’a jamais vu ça. Et puis, Troft, ça le dégoûte horriblement. Non, ça n’est pas possible. Et puisque c’est comme ça…

D’un geste ferme, Trott s’est dégagé. Une seconde, Mlle Lucette contemple avec ahurissement l’esclave rebelle. En lui-même, Trott s’applaudit. Voilà comment il faut s’y prendre. Il faut être énergique, très énerg… Aïe ! aïe ! Qu’est-ce qui arrive ? Brusquement, Mlle Lucette abaisse ses sourcils, ferme les yeux, devient très rouge, agite deux ou trois fois les mains, et, d’un vigoureux coup de rein, se rejette en arrière en poussant des clameurs affreuses : les bras et les jambes frétillent désespérément, et l’on voit une face apoplectique qui roule parmi les oreillers blancs, avec, au milieu, un grand four ouvert d’où s’échappent des sons inexprimables.

— Lucette ! Lucette !

Trott est éperdu. Il se confond en expressions câlines, il multiplie les gestes tendres, il offre sa main aux petits doigts crispés qui s’agitent. Rien n’y fait. Il est consterné. Où est son orgueil de créature supérieure ? Il se sent un être infime, dédaigné, proie pantelante à la merci d’une volonté d’essence supérieure. Comment apaiser les dieux irrités ? Une idée désespérée le traverse. Il fera comme ce monsieur romain qui s’est jeté lui-même dans un trou. Il s’offrira spontanément en victime propitiatoire… Et le voici qui, héroïquement, plonge son index dans la bouche ouverte… Cette capitulation pitoyable a désarmé l’ennemi. Le teint de Mlle Lucette se rafraîchit. Ses évolutions se calment. Elle joint les deux mains sur le doigt de Trott d’un air de concupiscence satisfaite et se met à sucer voluptueusement, en poussant de petits grondements expressifs, en bavant agréablement alentour et en roulant des yeux menaçants dès qu’elle soupçonne une velléité d’évasion.

Quant à Trott, le dégoût et l’humiliation se disputent son âme. Il se sent le doigt mouillé, léché, et collant, d’une manière qui lui répugne à un point extraordinaire. Et, d’autre part, il est écrasé de la défaite. Lui Trott, un grand garçon, a été ainsi bafoué et dompté par ce petit bout de femme ! Il en est réduit au rôle de suppléant du bâton de guimauve ou de nounou ! Il a des crampes dans tous les membres. Il a besoin de se moucher. Ça lui démange dans le dos. Et mille autres choses encore. Mais il est maté, abattu. Passivement, il sent des petits ruisseaux baveux couler sur sa main. Est-ce que ça s’en ira en se lavant, toutes ces horreurs-là ?…

Enfin, on entend un pas pressé dans le corridor. Maman se précipite :

— Eh bien ! il me semble que Lucette a été bien sage !…

Lucette voit sa maman. Elle lâche son prisonnier et pousse un gloussement de joie. Trott retire prestement sa main. On n’a pas vu son abjection. Il va vite aller se laver…

— Tu as très bien su la garder, mon petit Trott…

Maman est bien aimable. À part lui, Trott pense que c’est bien plutôt lui qui a été gardé par Lucette, et ce n’est pas sans une certaine crainte qu’avant de s’évader il jette un dernier regard à son vainqueur qui exécute une danse triomphale dans les bras de sa maman.

Les petits enfants sont beaucoup plus forts qu’on ne croit.


IX

PAUVRE JIP !


Miss vient de s’en aller. Quelle chance ! C’est extraordinaire comme elle reste longtemps. On n’imagine pas ce que ça peut durer, cette heure qu’elle passe en tête à tête avec Trott. C’est plus que tout le reste de la journée. On s’y ennuie tant, oh ! tant ! Avant qu’elle arrive, Trott se sent une espèce de malaise général très caractéristique. C’est, en un peu moins terrible, comme d’aller chez le dentiste ; ou, en beaucoup plus désagréable, comme de venir dire bonjour au salon à une dame qu’on ne connaît pas. Au moment où elle franchit la porte, Trott a un peu mal au ventre, et, au moment où elle commence à enlever son voile, il sent un accablement énorme s’affaisser graduellement sur lui. Pendant toute la première demi-heure de la leçon, tant que l’aiguille de la pendule descend, cet accablement s’étend, s’alourdit, l’emplit d’une torpeur croissante. Il a toutes les peines du monde à articuler sa fable ou à répondre aux questions de Miss. Quelquefois même il n’arrive pas à dire des choses qu’il sait très bien ; il s’ennuie trop. Mais à peine l’aiguille a franchi la demie et commence à remonter, que soudain les esprits de Trott s’allègent et s’exaltent. Et bientôt ils s’exaltent beaucoup trop, car voilà que Trott, malgré tous ses efforts, ne peut plus rester en place. C’est comme si des courants électriques passaient dans ses membres, des courants qui bientôt se transforment en décharges. Malgré lui ses bras remuent, il se tortille sur sa chaise, regarde par la fenêtre ; ses jambes s’allongent et piétinent sous la table ; hier, dans une détente trop brusque, il a même envoyé un vigoureux coup de pied dans les tibias de Miss ; ça a sonné comme quand on tape sur du bois. À la fin, il est dans une espèce de surexcitation nerveuse, d’exaspération générale, qui lui secoue tous les muscles ; sournoisement son œil ne quitte plus la cheminée, il répond tout de travers, ne regardant qu’une chose, l’aiguille qui monte, qui monte… Et quand arrive l’heure de la délivrance, quand Miss a fermé son cahier et se saisit de son ombrelle ou de son parapluie, le cœur de Trott déborde d’une allégresse surhumaine, telle celle des Israélites s’enfuyant d’Égypte. À peine Miss dehors, c’est une frénésie de gambades, de cabrioles, de cris, de rires. Il faut liquider tout l’ennui amassé.

D’habitude, Trott va s’amuser à ce moment avec sa petite sœur. Mais aujourd’hui elle n’est pas encore rentrée de la promenade. On ne sait pas où elle est allée. Trott ne peut pas sortir à sa rencontre. Alors maman lui dit :

— Va courir un peu au jardin. Ça te fera toujours prendre l’air.

Ça n’est pas très amusant, mais enfin, avant tout, il s’agit de remuer et de crier. Une bonne idée vient à Trott. Il va faire une partie avec Jip, son bon caniche noir. Où est donc ce brave Jip ?

Voilà plusieurs jours que Trott le voit à peine. Il n’y a pas à dire, c’est très absorbant d’avoir une petite sœur. Allons ! Jip, Jip !… Maman dit :

— Il doit être à la cuisine.

Trott s’y précipite ; et, sur une chaise de paille, il aperçoit un gros paquet noir pelotonné. C’est Jip.

— Jip !

Le paquet ne bouge pas. À un bout, un œil jaune brille ; à l’autre, le petit pompon qui sert de queue s’agite un peu.

— Jip, viens donc !

Jip se décide à lever la tête, regarde Trott, ouvre la gueule toute grande et baille. Puis il replace sa tête sur ses pattes, comme s’il voulait se rendormir.

Trott est offensé. Il saisit la chaise et la secoue de toutes ses forces. Il faudra bien qu’il descende.

La vieille Thérèse dit :

— Pauvre bête ! il se fait vieux, lui aussi.

Enfin Jip s’est décidé à dégringoler et à suivre Trott. Il semble d’ailleurs le faire par pure complaisance et sans y tenir autrement. Il marche à petits pas, en ayant l’air de les compter, sans remuer la queue et sans lever le nez. Qu’a-t-il donc, lui qui était toujours si exubérant autrefois ? Même dehors il est long à se dérider ; et pendant un bon moment il se contente de trotter à côté de Trott avec une contenance résignée. Qu’il est devenu grognon, ce pauvre Jip ! Enfin, à force de bonnes paroles et d’admonestations, il commence à se dégourdir. Et à la fin le voilà qui se met à galoper en aboyant à côté de Trott tout à fait comme autrefois. À la bonne heure ! ils font des courses folles à travers le jardin. Il y a surtout un jeu qui est très amusant. On renverse les chaises par terre et on saute en même temps par-dessus. Jip saute très bien, Trott un peu moins, mais ça va tout de même. C’est excessivement difficile, tout à fait comme au cirque. Quel dommage qu’il n’y ait pas de spectateurs !

Ah ! voilà la petite sœur qui rentre. Elle est assise dans la voiture que pousse nounou, toujours majestueuse.

— Bonjour, Lucette.

Son caractère s’amadoue chaque jour en ce moment. Elle honore Trott d’un sourire aimable et crache deux ou trois fois devant elle. C’est une faveur spéciale. Elle y joint un gloussement de haute bienveillance. Voilà un public tout trouvé. Peut-être que Lucette ne comprendra pas encore très bien la représentation, mais certainement nounou doit être grand amateur de steeple.

— Regarde, Lucette, regardez, nounou, comme c’est beau, ce que nous allons faire. Viens, Jip !

Jip n’est plus là. Où est-il ? Tiens, le voilà assis là-bas. Il tourne le dos à moitié et regarde par terre d’un air absorbé. On dirait qu’il a craint d’être indiscret.

— Jip !

Jip ne bouge pas : telle une borne.

C’est trop fort. Trott se précipite vers lui, lui donne deux bonnes tapes et l’amène près de la petite sœur eu le tirant par son collier. Il se laisse traîner passivement.

— Allons, Jip, maintenant cours avec moi et saute.

Trott s’élance. Jip, lui, se remet sur son derrière. On dirait que ses moustaches sont plus minces et son museau plus étiré. Au lieu de dresser ses oreilles comme il fait d’habitude quand il joue, il les laisse tomber toutes plates contre la tête. Il regarde Trott en face, de ses yeux d’or, se lèche les babines, et, sans bouger une patte, remue tout doucement la queue comme s’il voulait dire : « Je comprends très bien, mais ça m’est égal. »

Trott est indigné. Deux fois, trois fois il recommence sans plus de succès. C’est irritant. Trott fait la grosse voix. Jip baisse la tête d’un air soumis. Mais il n’en est pas plus obéissant.

— Tu ne vois donc pas, Jip, que c’est pour amuser la petite sœur !

Trott, qui est très fort, prend les deux pattes de devant de Jip dans ses mains et le force à se tenir debout à côté de la voiture de Lucette.

— Regarde la petite sœur, comme elle est gentille !

Lucette avance la main pour caresser Jip ou peut-être pour lui empoigner une touffe de poils…

On n’a pas le temps de voir. Jip fait un mouvement de tête brusque, pousse un très vilain grognement et s’enfuit à toutes jambes, le pompon de sa queue tout à fait baissé.

Trott est ahuri. Jip, le bon Jip, a grogné ! il a voulu mordre la petite sœur ; il boude et il n’est plus gentil du tout. Qu’est-ce qui se passe ? Nounou, psychologue, dit avec un gros rire :

— Il est chaloux.

Chaloux ! Jip est chaloux ! c’est-à-dire non, jaloux ! De qui ? de la petite sœur ! Est-ce possible ?

C’est peut-être vrai. Qu’il est vilain, et comme Trott va le fouetter !

Trott se met à sa recherche. Et tout en cherchant, il réfléchit à cette méchanceté de Jip. Et pendant qu’il réfléchit, peu à peu ses pensées se transforment… Après tout, autrefois Jip et Trott étaient presque inséparables ; tous les jours ils faisaient ensemble de bonnes parties. Depuis que la petite sœur est là, surtout depuis qu’elle devient plus gentille, ça n’est plus tout à fait comme cela. Trott ne s’est plus guère occupé de Jip ces derniers temps. Il l’a à peine vu. L’autre jour, il lui a même donné un coup avec sa baguette de cerceau, parce qu’il voulait jouer quand Trott était pressé de dire bonsoir à Lucette. Tout cela a fait de la peine à Jip, et il est jaloux. Il voit qu’on ne fait plus attention à lui. Il croit qu’on ne l’aime plus. Alors il est tout triste. Un petit souvenir gratte au cœur de Trott. Est-ce qu’autrefois, tout au commencement, il n’a pas été un peu comme ce pauvre Jip ? et, maintenant même, est-ce que quelquefois encore il n’a pas un tout petit sentiment de ce genre quand il voit donner à Lucette un de ses joujoux, ou qu’on l’embrasse, ou qu’on la caresse un peu trop longtemps ?

Trott rougit tout seul. Peut-être y a-t-il bien quelque chose comme ça. C’est désagréable évidemment d’être oublié ; surtout, ça vous fait beaucoup de peine. Et Trott a cru qu’on l’abandonnait lui-même, Trott qui est un petit garçon, qui sait combien ses parents l’aiment et qui est très intelligent. Jip n’est qu’une bête, une très bonne bête, et c’est vrai qu’on le traite comme si on l’oubliait tout à fait. Et pourtant c’est un si bon ami ! Une fois, quand Trott a été malade, il venait si souvent pleurer à la porte qu’on avait été obligé de l’attacher : et le jour où il a revu Trott, il a été comme fou de joie. Ça n’est pas Puss qui aurait été comme ça ; ça n’est pas lui non plus qui aurait du chagrin qu’on l’oublie. C’est un égoïste qui ne tient pas aux autres et qui se moque bien qu’on l’aime ou non, pourvu qu’il ait son lait et son coussin. Tandis que Jip a du cœur ; il est heureux qu’on l’aime, et il a de la peine quand on ne l’aime pas ; et il ne peut le dire à personne, et personne ne le console. Il ne sait que se réfugier mélancoliquement à la cuisine, chez Thérèse qui le bouscule quelquefois.

Trott est très ému. Il a cherché le pauvre Jip par tout le jardin sans le rencontrer. Peut-être est-il retourné chez Thérèse. Il faut que Trott le console… Mais Jip n’a même pas pu regagner la cuisine. La porte de la maison était fermée. Alors il s’est couché tout contre, attendant que quelqu’un vienne lui ouvrir. Et le voilà qui aperçoit Trott. Il se met à remuer faiblement la queue et à se tortiller avec embarras ; et quand Trott approche, il baisse la tête d’un air humble, comme s’il s’attendait à être fouetté. C’est qu’il a une conscience rigide, le pauvre Jip, la conscience d’un soldat fidèle, ou celle d’un chrétien irréprochable : il sait qu’il a la consigne de tout souffrir sans riposter. Et le remords d’avoir mal agi se joint à la tristesse pour l’accabler. Il fait tout noir dans sa pauvre âme simple.

Trott appelle :

— Jip ! mon bon Jip !

Il approche à petits pas douloureux et craintifs. Trott s’est assis sur le gazon. Jip se traîne languissamment jusqu’à lui et s’offre au châtiment mérité. Trott est attendri. Il a presque envie de pleurer en le voyant si repentant et si triste. Et, pour le consoler, il lui plante un gros baiser sur son museau noir qui brille.

Alors, comme le soleil perce brusquement un nuage, la douleur de Jip s’illumine et s’enfuit. Il se sent pardonné, et, pour prouver son soulagement, il veut lécher la figure de Trott à grands coups de langue. Trott se défend gentiment et le fait tenir tranquille. Il lui passe un bras autour du cou, et se met à lui expliquer très doucement les complications de la vie. Jip ne comprend pas tout ; peut-être même qu’il ne comprend presque rien. Mais, sûrement, il comprend que Trott l’aime et qu’on est réconcilié. C’est tout ce qu’il lui faut. On sonne le déjeuner. Trott et Jip font leur entrée côte à côte. En les voyant, papa s’écrie :

— Tiens ! ce brave Jip, tu as bien fait de le ramener. On ne le voyait plus du tout.

Et Jip remue la queue et vient saluer chacun avec un air de parent pauvre qui s’aperçoit tout à coup qu’on songe à lui et qui ne sait comment remercier, trop heureux pour garder la moindre rancune d’avoir été si longtemps oublié. En lui-même Trott pense qu’il a bon cœur, très bon cœur, et, se rappelant comme il a eu de la peine lui-même, il se baisse très vite pour donner à Jip une caresse encore plus tendre que celle de tous les autres.


X

QUELQUES PRODIGES


On pourrait croire que l’existence de Mlle Lucette s’écoule d’une manière extrêmement monotone. Tous les jours elle se réveille à peu près à la même heure le matin et elle s’endort à la même heure le soir. Ses repas et ses sommes se succèdent à des intervalles invariables. Elle se met en colère périodiquement et périodiquement a des accès de joie. D’autres fonctions plus intimes s’accomplissent avec la même ponctualité. Tout changement anormal dans ce programme est un mauvais symptôme et jette le trouble au sein de sa famille.

Il n’empêche, malgré toute cette régularité apparente, que l’existence de Mlle Lucette est une succession d’événements merveilleux et de phénomènes qui touchent au prodige. Trott ne remarque pas qu’il se passe tant de choses étonnantes. Mais sa maman, chaque fois qu’une dame vient la voir, ne tarit pas sur les faits et gestes de Mlle Lucette qui, paraît-il, sont des plus surprenants. L’autre jour, on aurait presque pu croire qu’elle allait dire papa ; une autre fois, positivement, elle a souri en regardant le portrait de sa grand’mère ; il y a quelque temps, elle a eu des mines impossibles toutes nouvelles ; il ne se passe pas de période de vingt-quatre heures où ne se produisent des faits analogues, pas tous aussi prodigieux évidemment, mais pourtant dignes du plus grand intérêt.

Trott est un peu humilié de ne pas se sentir à la hauteur de toutes ces merveilles. Il est certain que sa maman voit des choses qu’il ne soupçonne pas ; après tout, c’est bien naturel, puisqu’il n’est qu’un petit garçon. Dans tous les cas, il met la plus parfaite volonté à s’enthousiasmer. Quand il se produit un de ces grands phénomènes qui frappent même les plus incrédules, il sait faire sa partie dans le concert d’allégresse qui s’élève et tâche de rattraper par un excès d’admiration ses froideurs involontaires.

C’est presque tout de suite après sa naissance que Mlle Lucette a commencé à étonner le monde. Elle n’était pas depuis trois jours au monde qu’elle distinguait déjà parfaitement le jour de la nuit, la lumière du noir. Elle a ri vers l’âge de trois semaines. Elle a ri positivement. Son papa a prétendu qu’elle faisait tout simplement une grimace. C’est absolument faux. Elle faisait bien une grimace, si l’on veut, mais c’était une grimace de bonne humeur. Alors on peut très bien appeler cela rire. Et rire si jeune, c’est très remarquable.

Bientôt elle a reconnu maman, et nounou, et Trott, et papa. Elle avait des petits signes tout à fait intelligents. C’est extraordinaire. Puis elle a commencé à être méchante exprès. C’est adorable. Et à faire des petites mines. C’est trop délicieux. Il est survenu encore une innombrable quantité d’autres choses étonnantes. On aurait dit qu’on vivait au temps des miracles.

Quelquefois, il faut bien le dire, Trott ne trouvait pas tout cela extrêmement intéressant. Car, vraiment, il n’arrivait pas toujours à comprendre exactement ce qu’il fallait admirer. Depuis quelque temps, c’est beaucoup plus facile. Qui dira l’émotion, la fierté générale, le contentement intime qui s’épandit le jour où, désireuse d’apercevoir Trott qui jouait avec ses soldats, Mlle Lucette, qui était couchée dans son panier, empoigna vigoureusement des deux mains les bords de ce récipient et, d’un coup de rein, non sans que sa figure devînt écarlate, se trouva assise toute seule ? Nounou en eut les larmes aux yeux et se précipita au fond de la cuisine pour en ramener la vieille Thérèse, afin qu’elle fût témoin du prodige. Maman se mit à battre des mains et à embrasser sa fille avec frénésie. Papa sourit avec calme d’un air flatté, qui voulait être indifférent. Trott sauta en l’air à plusieurs reprises en criant de toutes ses forces. Et Jip, excité par ce vacarme, se mit à gambader par la chambre en aboyant comme un furieux… Tant et si bien que la jeune héroïne, épouvantée de toutes ces manifestations, se mit à rouler des yeux inquiets et finalement fondit en larmes désespérées… Mais on se la passait de main en main, on l’accablait de flagorneries… Et quelques instants après, lorsque à peine on l’avait recouchée dans son panier, soudain, par un effort identique, Mlle Lucette de nouveau se redressait… Alors c’était dans l’assistance des sourires satisfaits et extatiques de dévots dont les vœux sont exaucés… Ce n’était donc pas un hasard ; c’était une chose acquise et avérée : cette enfant savait maintenant s’asseoir seule !

Depuis ce temps, quoiqu’on ait peine à le croire, il y a eu des prodiges plus étonnants. Il y en a un entre autres qu’assurément personne ne pourrait deviner. Sans doute, il se manifeste en somme chez quelques autres enfants, peut-être même, à tout prendre, chez la totalité. Mais, pour les autres, cela n’a aucune importance, car ce n’est pas la même chose ; il n’y en a jamais eu, il n’y en aura jamais qui soient aussi…, qui aient autant de… Enfin, vous comprenez. Il n’y en a pas. Cette enfant exceptionnelle, après huit mois à peine d’existence terrestre, elle a… elle a percé une dent. Une dent qui était la première. Depuis quelques jours déjà, on attendait l’événement. Mlle Lucette était de très mauvaise humeur, elle changeait de couleur facilement, bavait à pleins seaux, ses gencives étaient gonflées, elle y frottait ses mains à chaque instant : autant d’indices précurseurs. Tous les matins, le cœur battant, maman passait l’inspection. L’autre jour déjà, il y avait un tout petit craquement, mais on n’osait encore rien dire. Tandis qu’aujourd’hui elle y est. Elle y est. Maman s’est précipitée comme une trombe dans le cabinet de papa pour lui apporter la nouvelle. Plus calme, papa a néanmoins montré une vive satisfaction, et, comme il arrive dans toutes les circonstances solennelles, toute la maison s’est réunie pour vérifier le prodige. On ne voit pas encore la dent certainement, mais on la sent quand on met le doigt…

Et c’est d’abord le doigt rose de maman qui s’introduit, et puis le grand doigt de papa, et puis le gros doigt de nounou, et puis le doigt maigre de Jane, et puis le doigt ridé de la vieille Thérèse. Sans doute, les convenances exigent que Trott offre aussi le sien. Il le présente. Mais maman lui dit :

— Non, mon chéri, c’est bien inutile. Et puis peut-être que tu n’as pas les mains très propres.

Trott se sent un peu froissé. Évidemment, si l’on veut, ses mains ne sont pas complètement immaculées, mais, enfin, elles ne sont pas beaucoup plus sales que d’autres… Qui sait si celles de Thérèse ou celles de nounou… Trott est poli, il se tait. Au fond, ça lui est tout à fait égal. Il ne tenait pas du tout à fourrer ses doigts dans la bouche de Lucette. Ça n’est pas si agréable. S’il l’offrait, c’est parce qu’il croyait que c’était l’usage. Il est visible, d’ailleurs, qu’elle commence à en avoir assez de déguster tous les doigts de la famille. Aussi, pour changer, on lui fait pénétrer une cuiller dans la bouche ; on la frappe doucement contre la gencive : il paraît que ça fait un petit bruit…

— Tu entends, Trott ?

Trott n’est pas sûr d’entendre très bien. Mais, puisque les autres entendent, il doit certainement entendre aussi, sans qu’il s’en aperçoive tout à fait. Après tout, puisque maman l’a dit, la dent est là. Les dames qui viennent lui faire une visite aujourd’hui n’ont pas, paraît-il, la même confiance que Trott. Chacune se dégante et tient à opérer elle-même la constatation du phénomène. En lui-même Trott plaint sa petite sœur et admire sa patience. Un sucre d’orge vaudrait beaucoup mieux. Ça doit être très ennuyeux à la longue. Enfin, chaque âge a ses épreuves…

Deux jours après, on a vu paraître une petite raie blanche sur la gencive supérieure. Alors Trott a annoncé avec fierté à Marie de Milly qu’il avait une petite sœur qui avait une dent, pas encore tout entière, mais déjà un bon morceau au moins. Et il s’est senti grandi d’être le frère d’une telle petite merveille. D’ailleurs, elle ne s’en est pas tenue là. Il en est bientôt venu une autre, et puis deux encore. Il paraît que ça va continuer. Qui sait si un jour elle n’en aura pas autant que Trott, qui commence à perdre les siennes ?

Sans doute, c’est infiniment remarquable que Mlle Lucette ait une dent. Mais, enfin, on s’y habitue en somme assez vite, et cela finit par ne plus vous amuser beaucoup. Il y a eu un autre prodige bien plus amusant : c’est que la petite sœur s’est mise à marcher à quatre pattes. Ça ne s’est pas fait non plus en un jour. Quand elle a su s’asseoir toute seule, elle à aussi su assez vite se retourner et se mettre sur le ventre. Les premiers jours, elle s’embrouillait un peu avec ses jambes, qui restaient toujours en dessous au lieu de glisser de côté. Mais, avec un peu d’exercice, elle est arrivée à les manœuvrer avec beaucoup d’aisance. Elle se mettait donc assez facilement sur le ventre et, dans cette position, éprouvait une véritable allégresse ; elle frétillait des bras et des jambes, se dressait sur ses mains et se laissait retomber, se livrait aux contorsions et aux discours les plus variés, se rendant, d’ailleurs, parfaitement compte de l’impression admirative qu’elle ne pouvait manquer d’éveiller. Mais là s’arrêtait son répertoire. Il ne fallait pas lui demander davantage. Les paroles les plus flatteuses et les instances les plus persuasives n’avaient d’autre effet que de lui faire multiplier les mêmes mouvements et « naviguer davantage sur la pointe de son ventre », comme dit papa. Elle n’arrivait pas à réaliser l’acte prodigieusement compliqué de coordonner les mouvements de ses bras et ceux de ses jambes, de manière à franchir un espace appréciable sur le parquet. Cela a duré ainsi pendant plusieurs jours ; et tout à coup, un beau matin, sans rime ni raison, après plusieurs tentatives inutiles et plusieurs chutes sur le ventre ou sur le nez, par on ne sait quel mystérieux phénomène, la voilà qui a démarré et qui a bien parcouru un mètre vingt-cinq centimètres avant de retomber sur le parquet. Cela est réellement prodigieux.

Il y a des gens malintentionnés ou malicieux qui affectent de ricaner à chaque progrès de Mlle Lucette. Par exemple, le capitaine de Martinet, un ami de papa, a l’air de se moquer dans sa barbiche à chacune de ces occasions. Cette conduite indigne vivement Trott. Dès l’instant que maman admire quelque chose, c’est que c’est admirable ; et alors le plus gros capitaine du monde n’a qu’à se taire et à admirer. Qu’est-ce qu’il va pouvoir dire, le capitaine de Martinet, quand il saura que Lucette a été toute seule depuis le fauteuil jusqu’à la table, elle qui, il y a quelques mois à peine, vivait dans le ciel où, naturellement, on ne peut pas apprendre à marcher (on enfoncerait dans les nuages), et qui, quand elle est descendue sur la terre, n’était encore qu’une si petite chose grouillante ?

Elle ne s’en est pas tenue là. Voilà quelque temps qu’en la soutenant sous les bras, on a commencé à essayer de lui apprendre à se dresser sur ses jambes comme une grande personne. Il paraît, c’est maman qui l’a dit, qu’un jour viendra où elle saura marcher et courir tout debout aussi bien que Trott en personne. Il parait même que cet événement sera réalisé avant que Trott ait de la moustache ou des pantalons longs. Il y a quelques jours, Mlle Lucette ne semblait pas avoir la moindre idée de ce qu’on attendait d’elle. Elle se contentait de se livrer aux gambades les plus incohérentes et de se lancer dans toutes les directions de la manière la plus fantaisiste, et la musculature de nounou n’était pas de trop pour la maintenir dans ses extravagances. Toutefois, peu à peu, elle a pris un goût très vif à cet exercice, et il semble que ses mouvements aient acquis un peu plus de régularité. On ne peut pas dire encore qu’elle fasse positivement des pas ; cela y ressemble pourtant un peu, et l’idée qu’un jour elle marchera apparaît comme moins invraisemblable. Elle sait rester debout, appuyée contre une chaise. Quelquefois on croirait qu’elle va se mettre en route. En son âme, Trott admet que de quadrupède elle deviendra bipède, peut-être prochainement.

Un autre grand événement se prépare. Papa et maman ont gravement délibéré sur l’alimentation de Mlle Lucette. Il paraît que l’heure approche où nounou sera appelée à d’autres fonctions. À déjeuner et à dîner, on ne parle plus que de lait stérilisé, de lait maternisé, de farine Nestlé, de bouillies variées, etc. On ne peut mettre trop de soin à choisir le produit alimentaire qui aura l’honneur d’entrer en compétition avec les fournitures de nounou. On est allé prendre l’avis de M. le docteur. Si on demandait celui de Trott, il conseillerait du chocolat ou bien de la tarte aux pommes. C’est ce qu’il y a de meilleur. Peut-être le chocolat vaudrait-il mieux, parce que pour manger la tarte aux pommes il faut beaucoup de dents, et peut-être que Mlle Lucette n’en a pas encore tout à fait assez. Mais on néglige de demander l’avis de Trott. Comme il est plus petit, il saurait pourtant mieux que papa et maman ce qu’aiment les enfants. Il faut dire que la pauvre Lucette ne doit pas être difficile. En son âme et conscience, Trott a toujours protesté contre son régime. Souvent elle n’avait pas faim, ou elle avait des petites coliques, ou elle était très grognon : Trott a toujours pensé que ce n’est pas étonnant que l’on soit mal disposé quand on a à chaque repas la même chose à manger, et quelle chose ! Ce n’est vraiment pas malheureux que la maman et le papa de Trott se décident enfin à donner autre chose à leur petite fille. Il vaut bien mieux prendre de bonne heure de bonnes habitudes, a dit papa l’autre jour. Eh bien, comme c’est sûr que la petite sœur ne pourra pas avoir ce menu-là pendant toute sa vie, on aurait bien mieux fait de lui donner tout de suite à manger quelque chose d’un peu meilleur. Chose curieuse, papa et maman ont attendu plus d’un an avant de se dire une chose que Trott s’était dite tout de suite. Si ce n’était pas eux, on croirait qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. Mais comme c’est eux, il est parfaitement sûr qu’ils ont tout à fait raison et que c’est Trott qui n’y entend rien, quelque singulier que cela puisse paraître.

Aujourd’hui est la date fixée pour cette grande innovation. Une assistance imposante est réunie. On prie nounou de se retirer. Elle jette un coup d’œil de rivale évincée à une casserole placée sur une lampe à esprit-de-vin et se retire d’un air offensé. Mlle Lucette semble ne pas se rendre compte de la gravité des circonstances. Elle piaffe avec ardeur sur les genoux de Jane et se livre à des démonstrations amicales à l’adresse de papa dont la présence a été requise. Il paraît qu’on craint d’avoir besoin de son autorité. En lui-même, Trott se permet d’en douter. Ça n’a pas l’air bien bon, cette bouillie claire, mais, à côté du breuvage d’autrefois, ça doit être exquis.

Les dernières dispositions sont prises. Très émue, maman s’avance, la casserole dans une main, une petite cuiller dans l’autre. Jane assied Mlle Lucette sur ses genoux, l’incline légèrement en arrière et lui place une petite serviette sous le menton. Elle se laisse faire sans hostilité préconçue. Pour sûr, elle est dans un de ses bons moments. Papa se place en vue, de manière à en imposer le cas échéant, et Trott est prié de se livrer aux exercices les plus divertissants qu’il puisse imaginer afin de captiver l’attention de sa petite sœur. Il se met donc à faire le clown. Cela consiste à branler la tête comme si elle allait tomber et à se contorsionner les bras et tout le corps. Il paraît qu’il n’y a rien au monde de plus comique.

Alors, avec décision, maman juge l’instant venu d’ouvrir le feu. La cuiller pleine dans la main, elle avance le bras. Les respirations s’arrêtent. L’instant est solennel. Il y a un silence religieux. Trott lui-même est impressionné de la gravité de l’acte qui s’accomplit, et il en oublie de faire ses grimaces. Soudain toutes les bouches se fendent et les poitrines se détendent. Ça a passé. Ça y est. Nounou est enfoncée. Parbleu ! Trott le savait bien. Il ne fallait pas être bien malin pour le deviner.

Pour deviner quoi ? on dirait que ça se gâte. Mlle Lucette commence à se trémousser d’une manière tout à fait inquiétante. Ah ! mais, c’est qu’il ne faut pas qu’elle se fâche… Maman et Jane exécutent un concert calmant…

— Ça devait être trop chaud.

Peut-être bien. Papa conseille d’un air entendu :

— Faites attention que la deuxième cuillerée soit à la bonne température.

Mlle Lucette, la bouche ouverte, est en train de considérer Jane qui lui raconte beaucoup d’histoires.

Subrepticement, d’un mouvement précis, maman lui déverse dans la gorge cette deuxième cuillerée…

Il paraît que ce n’est tout de même pas si bon que ça.

Mlle Lucette, prise en traître, a dû avaler pour ne pas étouffer. Mais il est visible que la moutarde lui monte au nez. Elle devient très rouge.

Ses bras s’agitent violemment. Ses lèvres se plissent, hostiles…

— Amuse-la, Trott.

Consciencieusement Trott exécute tout son répertoire. Il y va de tout son cœur et se convulse toute la figure. Mlle Lucette le contemple froidement, avec une expression de dédain qui signifie, à ne s’y point tromper : « Espèce de pitre, remue-toi si tu veux, je ne suis pas ta dupe. » Et quand maman essaye de profiter d’un instant qu’elle croit propice, Mlle Lucette, d’un rapide revers de main, envoie la troisième cuillerée de lait asperger Jane et papa.

Papa est très mécontent. Il fait la grosse voix. Intimidée quelques secondes, Mlle Lucette n’ose s’opposer complètement à une nouvelle tentative. Elle se laisse verser le lait dans la bouche. Mais elle ne l’avalera pas. Avec une patience inaltérable et un merveilleux sang-froid, elle commence à se gargariser.

Maman multiplie les supplications et papa les menaces sans le moindre résultat… Ah ! si, pourtant, la voilà qui ferme la bouche. Elle va se décider à avaler. Hélas ! deux ruisseaux de lait se mettent à dégouliner des deux coins de la bouche sur la bavette.

Maman est très patiente quelquefois, mais pas toujours. Elle commence à être tout à fait en colère, et se met à gronder très fort. Résolue à procéder par intimidation, elle enfonce encore une fois son instrument avec un admirable courage. Mais elle a trouvé à qui parler. D’un souffle énergique, Mlle Lucette disperse une bonne partie du liquide parmi l’assistance et se précipite le reste dans la trachée-artère. Alors c’est une scène affreuse. Des quintes de toux abominables là secouent tout entière ; sa figure tourne au violet ; et tout son corps se tord comme s’il était placé sur un fer rouge. En vain Jane s’efforce de la maintenir, maman lui tape dans le dos, et papa éperdu se livre à des exhortations dont le sens lui échappe complètement. Non contente de s’être étouffée avec son lait, elle s’étouffe de colère, elle s’étouffe de douleur. Ce sont de vrais râles qu’elle pousse. Tout le monde parle, crie, s’agite à la fois. C’est un brouhaha, un vacarme, un tohu-bohu indescriptible. Ahuri, réfugié dans un coin, Trott est muet de stupeur. Comment est-ce que tout cela va finir ?

Il faut beaucoup de temps et de caresses, des baisers tendres, des paroles mielleuses, toute une kyrielle d’aménités et de platitudes pour ramener Mlle Lucette à son état normal. Et, même quand on y est arrivé, il est visible qu’elle demeure aigrie. Maman, qui est vraiment très courageuse et ne doute de rien, veut replonger la cuiller fatale dans le lait. Mais, avant même qu’elle l’ait sortie de la tasse et approchée des lèvres de Mlle Lucette, celle-ci empoigne d’une main une oreille de Jane qu’elle secoue frénétiquement et se fourre l’autre main au fond du cou en poussant des cris d’agonie…

Papa est marin. Il sait que rien ne peut résister aux éléments déchaînés. Le sage doit laisser passer la bourrasque, quitte à se remettre à l’œuvre plus tard. Donc, d’une voix humiliée, il conseille la retraite. Mlle Lucette suit des yeux la tasse funeste jusqu’à ce qu’on l’ait enlevée de la chambre. Il est patent qu’une défiance absolue l’a envahie. Mais soudain voici que son œil s’illumine et qu’un gazouillis gracieux jaillit de ses lèvres…

Énorme, triomphante, sereine de sa puissance, nounou est apparue, et bébé se précipite vers elle, avide de puiser dans son sein l’oubli et la consolation.

Cependant papa et maman demeurent penauds et se taisent. Trott est outré de l’entêtement de la petite sœur et navré de son mauvais goût. Il paraît que c’est joliment difficile d’apprendre aux petits enfants à manger comme les grandes personnes. Trott pressent que peut-être demain ce sera la même chose, et après-demain aussi… La vie est une chose très compliquée.


XI

UNE PROMENADE


Aujourd’hui, Jane est indisposée. Alors Trott ira se promener tout seul, avec nounou et Mlle Lucette. C’est excessivement flatteur. Nounou pousse la voiture de Mlle Lucette et est très occupée d’elle. Elle ne fait donc aucune attention à Trott. Il pourrait, s’il lui plaisait, se livrer à toutes les fantaisies sans que personne puisse l’en empêcher : exécuter des culbutes au milieu de la rue, ou marcher dans les ruisseaux, ou cracher par terre. Il est tout à fait évident que Trott ne commettra aucune de ces actions. Mais, physiquement, il le pourrait. Cette idée seule est déjà une volupté. Il emmènera Jip qui, depuis la réconciliation, ne demande pas mieux. Alors ce sera un cortège tout à fait respectable. Trott aura l’air presque aussi imposant que ces gros domestiques anglais qui promènent un colley à côté d’une nurse qui pousse une petite voiture. Il n’y a pas à dire, ça fait plaisir. Trott se sent quelqu’un. Il va lui-même chercher toutes ses affaires, et s’en laisse affubler avec docilité. Il descend au jardin où la petite voiture de Mlle Lucette est toute prête, attendant son contenu. Jip voudrait jouer et courir. Mais Trott refuse gravement. Un jeune gentleman qui va se promener avec une charmante miss ne peut pas commencer par courir avec son chien quand il est déjà tout habillé. Jip ne s’en offusque pas. Il se livre à des rondes folles sur la pelouse devant la maison et soudain se précipite sur Puss qui se promenait d’un air nonchalant. Puss crache et s’élance d’un bond sur l’appui de la fenêtre, d’où il contemple son adversaire avec des yeux mi-clos et ironiques.

Enfin, on voit apparaître l’héroïne dans les bras de sa nounou. Elle est toute pomponnée, tout emmitouflée dans son manteau blanc. On lui a mis un voile parce qu’il y a beaucoup de vent. On ne peut pas distinguer au travers l’expression exacte de ses traits. Mais il semble que la bonne humeur en soit absente. Elle pousse de temps en temps des grognements qui ne présagent rien de bon. Pourtant, elle se laisse mettre dans sa voiture sans protester positivement. Maman, sur le seuil, recommande à nounou de se promener dans un endroit bien protégé du vent, pour que bébé ne s’enrhume pas.

Trott propose :

— Sur la promenade de Valade ?

Maman dit :

— Si tu veux.

Trott est content. La promenade de Valade est pour lui quelque chose d’imposant, quelque chose qui ressemble à un sanctuaire, où l’on ne va qu’avec une certaine solennité. C’est l’endroit où tout le beau monde se rencontre. C’est beaucoup plus intimidant que la plage. Peut-être que Marie de Milly sera là. Quelle chance ce serait ! Leur cortège doit vraiment avoir assez grand air : un joli poupon tout blanc dans une belle voiture poussée par une nounou colossale, beaucoup plus grande qu’un homme, sur le crâne de laquelle s’agite un énorme nœud alsacien, semblable à un papillon sur le point de s’envoler. À côté d’elle, on verra passer, une élégante badine à la main (c’est une baguette ébranchée par Bertrand), un jeune gentilhomme de la meilleure venue, escorté d’un superbe caniche noir. La vision de ce tableau emplit Trott de satisfaction. Certainement, il n’est pas vaniteux, et il n’aimerait pas du tout être en représentation tous les jours. Mais il y a des moments où, si modeste qu’on soit, le sentiment de votre importance n’est pas fait pour vous déplaire. Trott marche avec gravité, conscient de la solennité de son rôle.

Il ne semble pas que Mlle Lucette soit suffisamment pénétrée du sien. Il n’y a pas à dire : elle paraît s’être éveillée du mauvais côté. Trott lui adresse de temps en temps la parole sur un ton aimable. Il n’obtient rien que des petits grognements haineux. Elle semble concentrée dans une seule idée fixe qui est d’avaler le voile que l’on a placé sur sa figure. Elle tâche de le happer par le milieu, et puis, peu à peu, à force de le sucer, de se l’ingérer tout entier. Un rond mouillé qui grandit se dessine sur le voile aux alentours de la bouche. Trott essaye de la détourner de ce passetemps qu’il ne trouve pas du meilleur goût. Mais c’est sans succès. Il s’adresse à nounou, d’un air d’intelligence :

— Nounou, est-ce que vous ne pourriez pas empêcher Lucette de sucer comme ça son voile ?

Nounou arrête la voiture, extrait le voile de la bouche où il s’engouffre et l’étire. Pour témoigner son déplaisir, Mlle Lucette accentue ses grognements, et elle se jette brusquement de côté dans sa voiture, arrachant un cri de terreur à nounou qui croit déjà la voir étalée sur le trottoir. S’apercevant de ce succès, elle récidive à deux ou trois reprises ; mais elle voit qu’on n’y fait plus attention ; alors elle se tient coite, grognon et malveillante.

Cependant on est arrivé à la promenade de Valade. Il y a là, sous les arbres verts, tout un peuple de nounous enrubannées et de poupons roses et blancs. Il y a aussi, assises sur des chaises, ou se promenant dans les allées, un tas de belles dames avec des messieurs pommadés qui viennent s’incliner devant elles. C’est un endroit aristocratique où l’on ne circule qu’avec une tenue un peu gourmée, où il serait tout à fait malséant de se livrer à des jeux trop bruyants…

Mlle Lucette n’est pas impressionnée par la solennité du lieu. Elle continue de se pencher tantôt à droite, tantôt à gauche, d’essayer de se jeter en arrière, de grommeler… Trott est mécontent. Une tenue plus convenable serait tout à fait à désirer. Il essaye discrètement d’insinuer quelques bons conseils. Ils n’ont pas le moindre succès. Enfin nounou s’arrête près d’un banc. Elle extirpe Mlle Lucette de sa voiture et la met sur ses pieds en la soutenant sous les épaules. Certainement ça va la calmer. Et, de fait, pendant un moment cela va beaucoup mieux. Trott a même la satisfaction d’entendre une jolie petite dame dire à une autre : « Regardez donc cet amour de poupon ! » Et toutes deux parlent un moment en regardant Mlle Lucette. Ça, c’est très bien. Jip est venu s’asseoir à côté de Trott, la langue pendante. Trott se dit à part lui qu’ils doivent tous ensemble former un groupe fort intéressant. Il se sent fier. Quel dommage que Marie de Milly ne soit pas venue ! Il pourrait lui montrer son chien et sa petite sœur…

La petite sœur ne se montrerait peut-être pas sous un jour très favorable. Elle a les nerfs très excités, et s’impatiente contre nounou, qui ne veut pas la laisser s’accroupir par terre. C’est une succession de petits cris qui deviennent de plus en plus stridents. Sur une chaise en face, de l’autre côté de l’allée, un vieux monsieur qui lisait un journal lève le nez d’un air impatienté et puis s’en va s’asseoir plus loin. C’est humiliant. Mlle Lucette n’est pas humiliée. Elle envoie des coups de griffe de tous les côtés, et de temps en temps empoigne son voile des deux mains pour tâcher de l’arracher. Nounou a fort à faire pour la contenir. Son beau bonnet lui-même n’est pas épargné. Mlle Lucette en a attrapé une coque et l’a secouée si vigoureusement que le papillon s’incline d’un air affaibli. Elle a voulu aussi arracher à Jip une poignée de laine. Mais Jip s’est mis hors de portée, et, la gueule de travers, il la contemple d’un air goguenard ; évidemment, Mlle Lucette perçoit la goguenardise de ce regard… Cela l’irrite très violemment. Son teint devient plus animé. Elle piétine avec colère. Il y a lieu d’appréhender toutes sortes de choses.

À ce moment, une voix dit bonjour à Trott. C’est Marie de Milly. Elle n’arrive pas bien à propos. Cependant Trott fait bon visage. Il présente Jip. Il lui fait donner la patte. Mais Marie de Milly le connaît déjà. C’est la petite sœur qu’elle veut voir. Il semble que la petite sœur ne veut pas être vue. Quand Marie de Milly, qui est si jolie, s’approche, elle se rejette en arrière, derrière le cou de nounou. Trott est très fâché. Marie de Milly rit. Elle fait une nouvelle tentative. Mlle Lucette commence à crier pour tout de bon. Marie de Milly essaye encore. Cinq griffes roses lui effleurent le nez. Alors elle dit à Trott :

— Ta petite sœur n’est pas bien gentille.

Et elle s’éloigne. Trott la suit jusqu’à ce qu’elle ait rejoint sa bonne. Il essaye d’excuser Mlle Lucette. Marie de Milly daigne l’écouter et tâche d’avoir l’air convaincue, mais, en lui-même, Trott se doute bien qu’elle garde une fort mauvaise impression, et il en est affligé. Il lui dit adieu et, soudain, tressaille et se retourne brusquement.

Mlle Lucette a été remise sur ses pieds par nounou qui veut l’apaiser. Mais elle n’est pas de bonne humeur, loin de là. Elle crie des injures abominables aux passants qui, heureusement, ne s’en doutent pas… Cependant, elle s’arrête net dans ses vociférations. Qu’y a-t-il ? Sous le banc, il y a une pelure d’orange. On ne peut pas dire qu’elle soit immaculée. Mais, telle quelle, c’est une des plus belles œuvres de la création. Par une pantomime expressive, Mlle Lucette intime l’ordre à nounou de lui en faire hommage. Nounou répond d’un ton insinuant :

— Pê ! pê ! sale !

Mlle Lucette est patiente, au moins jusqu’à un certain point. Il est évident que son ordre n’a pas été compris. Elle le réitère donc de la manière la plus compréhensible. Nounou lui offre sa poupée. Mlle Lucette l’envoie promener d’un revers de main. Elle découvre la noirceur de l’âme de son esclave. Alors éclate la série de hurlements qui a fait tressaillir Trott.

Immobile, il contemple avec détresse le révoltant spectacle qui afflige sa vue. Mlle Lucette se débat avec des râles d’agonie, comme si on lui plongeait un fer rouge dans les entrailles. Quelques personnes s’arrêtent. Deux messieurs rient. Une dame murmure : « Encore une mauvaise femme qui martyrise un enfant. » Une bonne dit à une petite fille : « Regarde ce bébé, tu es aussi laide que lui quand tu es méchante. » D’autres propos peu flatteurs parviennent aux oreilles de Trott. Il est très décontenancé. Une envie le saisit de se sauver très vite tout seul. Personne ne saurait qu’il est le frère de cette petite peste. C’est impossible. On ne se promène pas tout seul ; et puis, ce serait très mal d’abandonner nounou dans le malheur.

Héroïque et résigné, Trott la rejoint. Il s’unit à elle pour s’efforcer d’adoucir Mlle Lucette. Peine perdue ! elle continue de s’égosiller. Pour comble de malheur, Jip, à la fin énervé, dresse soudain la tête et se met à hurler à la lune. Ça, c’est complet. Maintenant tout le monde s’arrête. Une espèce de cercle de curieux se forme. Un vieux monsieur rit si fort qu’il s’étouffe et devient violet. Trott est humilié jusqu’au fond de l’âme. Il se sent déshonoré. Il a envie de pleurer. Heureusement le calme de nounou le soutient. Elle sourit avec placidité. Elle a l’air de trouver tout cela fort naturel. Il n’y a pas à dire, c’est une nature d’élite. Ravigoté, Trott administre à Jip deux ou trois bonnes tapes qui lui détendent les nerfs ; Jip se tait. De son côté, nounou se décide à employer les grands moyens : elle retire une bouteille de lait du fond de la voiture. Cette vue commence par procurer un sursaut de rage à Mlle Lucette. Mais ce sont les dernières convulsions. Elle se résigne à boire son biberon, non sans s’arrêter de temps en temps pour grommeler. Le cercle des curieux se dissipe. Seule une petite pauvresse, le doigt vissé dans son nez, demeure immobile, rêveuse. Mais elle n’est pas digne de l’attention de Trott. Il se sent un peu remonté. Pourtant il a très envie de quitter ces lieux témoins du scandale. Aussi c’est avec un vrai soulagement qu’il entend nounou déclarer que décidément le vent est trop fort, et qu’il faut rentrer pour que Mlle Lucette ne risque pas de s’enrhumer.

On se hâte. Réintégrée dans sa voiture, Mlle Lucette semble un peu mieux disposée. Elle daigne oublier la pelure d’orange. Elle regarde autour d’elle d’un air sinon aimable, au moins indifférent. Mais on dirait qu’elle est absorbée dans ses pensées, qu’elle écoute des voix intérieures…

Pas de chance : voilà Mme Ray et une dame anglaise. Pourvu que nounou ait la bonne idée de passer bien vite sans qu’on la voie ! Mais non, Mme Ray et son amie et nounou et sa voiture s’arrêtent en même temps. Nounou est très fière d’exhiber son poupon. Les dames s’extasient et lui font des compliments. Mme Ray essaye d’attirer l’attention de Mlle Lucette. Pourvu que celle-ci n’aille pas de nouveau se fâcher ! On ne peut pas dire qu’elle semble en colère. Mais elle est très rouge et a l’air de ne pas même soupçonner la présence de Mme Ray en particulier, celle du monde extérieur en général. Elle semble absorbée par un travail intérieur ; ses regards vont en dedans… Trott est inquiet. Il vaudrait beaucoup mieux s’en aller. C’est déjà bien joli que Lucette n’ait pas crié. Qu’est-ce que nounou peut bien attendre ? Elle donne un tas de renseignements aux dames qui l’interrogent, sans se presser. Mlle Lucette devient de plus en plus rouge. Enfin Mme Ray se penche pour l’embrasser. Trott pousse un soupir de soulagement… prématuré. Au moment précis où Mme Ray se penche, on entend un petit bruit particulier… Mme Ray se relève très vite. Les couleurs de Mlle Lucette ont repris leur aspect normal…

Cheminant à petits pas, Trott dévore sa honte. C’en est trop pour une seule après-midi. Avec ça le vent le bouscule si fort qu’il est presque jeté par terre. Jip trottine tout de travers, le poil retourné. Le bonnet de nounou s’ébat dans les cabrioles les plus fantastiques. Tout cela s’harmonise avec les pensées de Trott. Ah ! c’est une jolie après-midi ! Son cœur est gonflé d’amertume. Ce n’est pas encore une femme du monde, Mlle Lucette. Il jette sur elle un regard furibond.

Mlle Lucette est maintenant tout à fait de bonne humeur. Elle regarde avec satisfaction les messieurs courir après leurs chapeaux, les arbres se secouer et les feuilles s’envoler en sarabandes effrénées. Elle approuve tout cela et sourit à Trott d’un air charmant. Trott lui fait de gros yeux. C’est inutile. Puisqu’il n’y a plus rien qui la gêne, pourquoi serait-elle de mauvaise humeur ? Elle redouble de grâces…

Il n’y a pas moyen d’être fâché contre elle. Elle est trop petite. Et puis, vraiment, elle est trop gentille. En franchissant le portail, Trott lui a pardonné. Pourtant, quand maman lui demande s’ils ont fait une bonne promenade, il répond d’un ton pénétré :

— Assez bonne, merci. Mais j’aimerais mieux, une autre fois, ne plus aller avec Lucette à la promenade de Valade. Elle est un peu petite, tu sais…


XII

MŒURS ET COUTUMES
DE MADEMOISELLE LUCETTE
À L’ÂGE D’UN AN


Mlle Lucette a pris de l’âge. Elle est devenue une personne considérable. Elle est sevrée et mange des bouillies. Elle exécute rapidement à quatre pattes des itinéraires variés sur le plancher. Elle chemine tout debout d’une allure moins assurée le long des meubles. Elle a huit dents. Elle profère des vocables nombreux et dont le sens est généralement obscur. Elle répète cependant avec volupté et indéfiniment certaines syllabes dont le son lui plaît particulièrement et auxquelles elle attache une signification précise. Elle a des volontés impétueuses, des habitudes réglées, des raisonnements simples et des passions fougueuses.

Trott et sa petite sœur sont en excellents termes. Elle manifeste par des gesticulations frénétiques la joie qu’elle éprouve à le voir s’approcher. Il se sent gonflé d’orgueil quand quelquefois sa maman déclare à une autre dame que Trott est le favori de Lucette. Ils se livrent ensemble à des jeux très primitifs et très compliqués, dont le puissant intérêt échapperait à des grandes personnes, mais qui les absorbent au plus haut point. Il suffit que Trott fasse un geste quelconque pour que Mlle Lucette l’imite. Aussi, comme maman l’a dit, il faut qu’il soit sage pour deux. C’est très difficile. Mais Trott s’y essaye avec bonne Volonté, et il n’échoue pas toujours. Il ne faut pas croire néanmoins que son influence sur Mlle Lucette soit stable et régulière. Chaque jour le sens des actes de cette jeune personne se précise, et ils apparaissent plus clairement comme les conséquences de volontés compréhensibles. Mais elle a encore des fantaisies, des engouements et des antipathies qui plongent tout le monde et Trott en particulier dans des étonnements ahuris. Elle a une manière exclusivement subjective de considérer l’univers qui est excessivement déconcertante, et, quelquefois, devant telle volonté par trop inconcevable, Trott se sent mal à l’aise et inquiet, comme jadis quand, tout de suite après sa naissance, elle changeait de couleur d’une manière si prodigieuse.

Qui expliquera, par exemple, pourquoi Mlle Lucette, quand elle est affamée et qu’on lui apporte sa bouillie, juge nécessaire avant de la consommer de se mettre dans une colère indicible et d’avaler de travers les deux ou troi premières cuillerées, de manière à se procurer une quinte de toux qui la rend écarlate et lui fait sortir les yeux de la tête ? après quoi elle engloutit le reste avec béatitude. Cette méthode est pratiquée plusieurs fois tous les jours avec une régularité invariable. Si quelque chose semble assuré chez Mlle Lucette, c’est une persistance tenace dans ses volontés. Cette disposition déraisonnable vexe Trott au plus haut point, mais ses plus vives exhortations demeurent sans effet. Il n’est pas plus heureux quand il essaye de persuader à Mlle Lucette de sucer raisonnablement les croûtes de pain qu’on lui offre ; elle préfère infiniment commencer par oindre tout le morceau de sa salive, après quoi elle le frotte soigneusement contre le parquet, puis se met à l’absorber avec satisfaction, non sans avoir au préalable engagé Trott à le partager malgré le dégoût que lui inspirent ces manœuvres.

Le sale exerce d’ailleurs sur Mlle Lucette une attraction spéciale. L’autre jour, maman l’a attrapée justement au moment où elle allait piquer une tête dans le seau de toilette découvert, fascinée par quelques débris de la chevelure de nounou qui y marinaient. Elle aime à se fourrer les mains dans la bouche jusqu’au poignet et, après les avoir ainsi humectées, à badigeonner soigneusement du produit obtenu tout ce qui l’entoure.

Mais surtout il paraît qu’il y a une jouissance exceptionnelle à dédaigner l’usage d’un certain instrument dont cependant l’utilité semble incontestable et à garder autour de soi des produits qui n’ont rien d’attrayant en général. Les rapports de Mlle Lucette et dudit instrument sont excessivement tendus et, hélas ! d’une régularité invariable. Sitôt qu’elle le voit apparaître, le pli d’une résolution bien arrêtée se dessine sur son visage, et l’on perçoit que rien, sinon l’impuissance de ses forces physiques, ne pourra la contraindre à céder. Elle commence par essayer d’intimider sa nounou au moyen de grognements redoutables, accompagnés de tentatives directes contre son nez et ses oreilles. Ensuite, ayant été, malgré ces premières défenses, vissée sur l’instrument, elle emploie toute son énergie à se balancer de droite à gauche dans cette position. Il arrive que le succès couronne ses efforts, et tout à coup elle s’abat avec fracas sur un côté. On la relève avec quelques admonestations sévères. Elle entrevoit des dangers en cas de récidive. Alors, résolue à tout plutôt qu’à faiblir, elle prend le parti de passer son temps de la manière la plus agréable. Elle entonne des chants de défi variés, et, toujours juchée sur l’instrument, elle se met à circuler à travers la chambre, au moyen de légers soubresauts, et arrive à des vitesses réellement stupéfiantes dans cette allure de cul-de-jatte perfectionné. Cela peut se prolonger pendant un quart d’heure, voire une demi-heure. En vain maman et nounou l’encouragent par les onomatopées les plus laxatives et par les promesses les plus douces ; en vain elles s’époumonnent à faire la grosse voix et à proférer les plus noires menaces. Mlle Lucette ne s’irrite pas. Elle ne s’emporte pas. Elle sait que l’avenir est aux volontés fermes. Elle contemple sa mère et sa nourrice d’un visage innocent et paisible. Parfois un sourire sympathique erre sur ses lèvres.

Le dénouement est variable. Il arrive, dans des cas rares, que ses forces physiques trahissent la fermeté de son cœur. Alors le mécontentement le plus expressif se peint sur ses traits tandis qu’on la reculotte ; et au milieu des baisers et des félicitations elle garde l’expression morne du général vaincu, réduit, malgré son courage, à capituler après une résistance héroïque. Mais généralement ce n’est pas elle qui capitule. De guerre lasse, à bout de souffle et de patience, maman et nounou lèvent le siège. Alors la joie du triomphe éclate sur la figure de Mlle Lucette ; elle se livre aux plus tendres démonstrations envers les vaincues, désireuse d’adoucir l’amertume de leur défaite, et celles-ci, attendries, murmurent : « Après tout, peut-être la pauvre petite n’avait-elle pas envie. » Parole téméraire ! Il y a, après quelques minutes, un instant de silence charmant. Que peut faire Lucette, pour qu’elle ne bouge pas ? Ce qu’elle a fait !… Grave comme après une de ces victoires qui terrifient jusqu’au vainqueur, elle écoute ses impressions intérieures, ou contemple sur le parquet le corps du délit d’un regard intéressé et non dénué d’orgueil…

Cette force de résistance emplit Trott d’une indignation qui n’est pas exempte d’un soupçon d’admiration malsaine. Sans doute, c’est très mal de résister comme ça à maman et à nounou. Mais c’est beau aussi, il n’y a pas à dire. Peut-être qu’elle viendrait à bout de Miss elle-même, qui est si coriace. Et, que la bataille ait été gagnée ou perdue, un certain respect s’esquisse en lui quand il se rend aux appels frénétiques de l’héroïne.

L’affection qu’elle porte à Trott est indéniable. Mais il n’empêche qu’elle garde vis-à-vis de lui cette indépendance de caractère et cette manière d’agir uniquement subjective qui sont parmi ses traits particuliers. Parfois Trott, tout en observant vis-à-vis d’elle tous les égards et toute la complaisance qu’un homme fait doit à une jeune fille, est tenté, à voir sa raison croissante, de la croire comme lui pénétrée des concessions mutuelles que nécessite la vie sociale et initiée à la logique invariable de la vie. Il est soudain ramené à la réalité par des actes variés d’une fantaisie déconcertante. Par exemple, il est sur le plancher à côté de bébé : il approche sa tête d’elle et puis l’éloigne brusquement. Elle avance ses mains pour le caresser et rit aux éclats quand il se sauve. Brusquement, sans raison apparente, il se sent saisi violemment par le nez, et dix griffes aiguës s’enfoncent dans sa chair ; ou une gifle bien appliquée vient claquer sur sa joue ; ou un doigt avide se dirige dans son orbite avec l’intention bien arrêtée d’en extraire l’œil qui y brille d’une manière tentante. Tous ces actes signifient que la personnalité de Trott est dénuée d’importance aux yeux de Mlle Lucette. Il n’est qu’un fragment du décor où elle se meut, un moyen de se procurer certaines jouissances ou certaines sensations. On le caresse quand on a envie de toucher quelque chose de doux, on le griffe quand on a besoin de faire ses ongles, on le bat quand il est commode de se détendre les muscles. Et si Trott s’éloigne ou se dérobe à ces entreprises peu agréables, les sourcils se froncent, et des sons inharmonieux s’échappent du gosier de la jeune personne, irritée de voir les choses de son domaine se dérober à leur destination naturelle.

Elle a d’autres instincts encore plus singuliers. Trott n’aime pas beaucoup ses habits du dimanche, dont la correction l’importune ; et, quoiqu’il ne veuille pas être sale, il est envers certains détails de sa toilette d’une indifférence quelquefois exagérée : ce n’est que dans des cas exceptionnels qu’il y attache de l’importance. Mlle Lucette a d’autres idées sur la mode et ses pompes. Quand elle vient de mettre une robe propre, une expression de sérénité et d’orgueil rayonne de son visage, et ses regards, à droite et à gauche, récoltent l’admiration. Quand elle trouve par terre quelque vieux ruban, quelque bout d’étoffe, quelque torchon oublié, elle se l’ajuste avec délices et imagine pour s’en parer des combinaisons variées. Enfin, quand elle s’aperçoit dans une glace, elle se livre à des pantomimes qui expriment visiblement la plus entière satisfaction, et elle s’envoie des baisers avec une grâce qu’elle n’eut jamais quand elle s’adressait à d’autres qu’à sa propre personne.

Si elle est satisfaite d’elle-même, elle ne montre pas la même indulgence vis-à-vis d’autrui. Et ici encore ses jugements sont empreints de la plus grande fantaisie. Il semble, autant que le caprice le plus éhonté peut avoir des règles, il semble que la bienveillance de Mlle Lucette vis-à-vis des étrangers soit en raison inverse de celle qu’ils veulent bien lui témoigner. En outre, le sens esthétique chez elle manque de raffinement à un point extraordinaire. Mme Mimer, qui est si jolie et qui adore les enfants, n’a jamais obtenu d’elle, en échange des discours les plus tendres, que des grognements haineux qui se transformaient en hurlements à la moindre tentative de contact immédiat. La majorité des amies de maman reçoivent le même accueil. Par contre, la vue de Mme Merluron, dégraisseuse, qui passe à la maison une fois par semaine, la plonge dans une frénésie de joie. Il est d’ailleurs avéré qu’elle a une préférence marquée pour les messieurs ; et elle la montre avec une absence de réserve qui va jusqu’à l’impudeur. Le général Daniquet, combattant de Coulmiers et vainqueur des Malgaches, a pu difficilement se défendre contre la familiarité de ses entreprises. Lorsque passe le facteur, ce sont de vrais spasmes d’allégresse, signe de la passion la plus dévergondée et, hélas ! la moins payée de retour. Heureusement Bertrand, le jardinier, daigne parfois répondre à ses feux plus ardents que fidèles. Il condescend à lui permettre de promener ses mains sur ses joues non rasées. Cette préférence humilie Trott, qui, tout en rendant justice aux qualités d’âme de Bertrand, ne peut méconnaître que son approche flatte assez peu plusieurs de nos sens, dont l’odorat en particulier.

Mais depuis deux jours Bertrand est détrôné. Et c’est un être jusqu’ici, en somme, assez indifférent à Mlle Lucette, qui a pris sa place. C’est papa. Leurs relations étaient amicales, mais empreintes d’une bonne camaraderie d’habitude, plutôt que d’une vraie passion. Maintenant tout est changé. Et voici par quel événement. L’autre matin, Mlle Lucette subissait le siège accoutumé. Retranchée dans ses positions, elle bravait l’effort inutile de maman et de nounou, auxquelles Trott et Jane étaient venus apporter l’appoint superflu de leurs exhortations. Peine perdue. Et soudain, consciente de sa Force, Mlle Lucette avait jugé opportun de prendre l’offensive et s’était mise à moduler une série de hurlements affreux accompagnés de trépignements inédits. Or il se trouvait que papa avait mal à la tête et était en train d’écrire, dans la chambre à côté, une lettre importante. Brusquement il était apparu, et d’un geste rapide, il s’était saisi de Mlle Lucette au milieu de l’assistance effarée ; et, accompagnant l’action de quelques expressions maritimes énergiques, il avait mis sa main en contact répété avec le séant de cette jeune personne.

Le succès de cet acte d’autorité avait été foudroyant. Je n’insiste pas sur la promptitude avec laquelle l’effet désiré avait été obtenu. Cela tenait du prodige : une capitulation honteuse et immédiate. Mais, qui plus est, dès ce moment, le cœur de Mlle Lucette s’ouvrit tout grand à l’amour filial. Et, dès lors, elle ne put plus apercevoir son papa sans lui offrir ses caresses les plus tendres et sans lui exprimer en même temps, par des gesticulations appropriées, qu’elle n’avait plus manqué aux devoirs dont la nécessité lui avait été si clairement signifiée.

Si Trott était philosophe, il aurait pu voir là une leçon importante à méditer et y puiser des préceptes sur la manière de plaire aux femmes. Mais l’âme de Trott est simple et droite. Il a plaint la victime en reconnaissant la justice du châtiment. Il a compris la naissance de l’amour filial en Lucette et a loué la bonté de son âme. Et il a puisé dans cette action une admiration nouvelle pour son papa, qui, par les moyens les plus simples, obtient les résultats les plus variés et les plus merveilleux.


XIII

UNE MATINÉE
(FRAGMENTS DRAMATIQUES)


Les événements qui suivent se déroulent à peu près tous les matins. Il n’est donc pas hors de propos de les rapporter avec quelque détail.

Tout dort. Pas un bruit de pas dans la maison. Les persiennes fermées et les rideaux tirés maintiennent le noir dans la chambre ; pas le noir complet, un noir transparent, atténué. Au haut des rideaux il y a un petit intervalle où filtre un rayon de jour.

Le ronflement égal de nounou se rythme par la chambre, et les petites poussières lumineuses dansent en mesure au plafond. Nounou rêve de vaches, de Bertrand et de lapin en sauce (ses trois passions). Mlle Lucette, de son côté, dort aussi…

Dort-elle ? On ne peut pas dire qu’elle ne dort pas, puisque ses paupières sont encore closes et qu’elle ne crie pas. Mais elle est bien près du réveil. Sa respiration est légère et capricieuse, elle a des tortillements significatifs et se frotte les poings sur les yeux. Ça ne va pas durer. Ses yeux s’ouvrent.

Mlle Lucette regarde le noir. C’est curieux de se réveiller dans le noir comme ça chaque matin. C’est curieux. Est-ce que c’est encore la nuit ? Non, on n’a plus sommeil. Et puis, voilà un petit rayon de jour qui pénètre. Bonjour, lumière. On peut causer. Causons. On jacasse doucement, à petits cris d’oiselet qui s’étire, encore trop frileux pour sortir de la tiédeur du nid. Un ronflement répond. Nounou continue de rêver. Bertrand est en train de traire une vache : il en sort la sauce du civet… Nounou ronfle…

Mlle Lucette prête l’oreille. Qu’est-ce que c’est que ce bruit ? Plusieurs idées se croisent en même temps dans son cerveau : J’ai faim, j’ai besoin de me remuer, je n’aime pas le noir. Nounou dort. Quelle honte ! Rassemblant ses forces, Mlle Lucette pousse deux ou trois cris stridents en lançant ses jambes en l’air.

Les rêves de nounou se brouillent. Bertrand veut faire avaler la vache à nounou ; le lapin en sauce pousse des cris affreux. Ce n’est pas le lapin, c’est Lucette. Machinalement, nounou secoue son lit en bâillant :

— Toto ! toto !

Ah ! tu crois ça !… Seul le sommeil de la mort pourrait résister aux vocalises de Mlle Lucette. Geignante, nounou se réveille tout à fait. Au village elle se levait à cinq heures. Il en est bientôt sept. C’est dur d’être réveillée de si bonne heure…

Assise dans son lit, Mlle Lucette triomphe, non sans continuer à stimuler du geste et de la voix son esclave qui vacille encore de lourd sommeil…

Les rites accoutumés s’accomplissent. On est gavé, chaussé, culotté. Il ne fait pas bien beau aujourd’hui. Trott prend sa leçon. Mlle Lucette restera au petit salon avec sa maman jusqu’à l’heure du bain. Il s’agit de se divertir et de se donner de l’exercice.

La nuit emmagasine dans les membres de Mlle Lucette une force malfaisante qui a besoin de se dépenser. Maman l’a souvent répété : sa fille est sans doute un ange, mais, s’il y a un moment où elle tienne du démon, c’est celui qui précède son bain, celui où elle est livrée aux seuls soins de sa maman, celui plutôt où sa maman est livrée à ses fantaisies.

Mlle Lucette subit à ce moment des impulsions déconcertantes, multiples et impétueuses.

Il faut commencer par courir sur le parquet, à droite et à gauche, aussi vite que possible, de-ci et de-là. Pan ! on tombe sur le nez. Ça fait mal. Il serait peut-être à propos de crier. Non, il y a là un joli petit débris. Il faut se dépêcher de l’avaler. Ça n’est peut-être pas très bon. Tant pis !

— Lucette, montre-moi tout de suite ce que tu as mis dans ta bouche.

Malgré une résistance opiniâtre, maman contraint Mlle Lucette à une exhibition humiliante. Elle la dépouille honteusement de son butin : un charmant fragment de vieux soulier.

On ne peut donc pas vous laisser tranquille ! Faut-il toujours être tracassée et persécutée ! Il n’y a qu’une seule chose à faire : aller donner à maman une bonne tape. C’est trop fort. À cette fin, Mlle Lucette recommence sa navigation sur le parquet. Mais, chemin faisant, elle rencontre un fauteuil. Un fauteuil où un livre est oublié. Avec quelques efforts, Mlle Lucette se met debout et s’en saisit. C’est défendu de toucher aux livres de papa. Mais on ne résiste pas à l’entraînement des passions. Ce livre est adorable. On l’ouvre, on le ferme, on le secoue. Voilà une page extirpée, et puis une autre ! Ça fait du bruit de déchirer du papier. Maman lève le nez.

— Lucette, que fais-tu ?

Mlle Lucette, le livre pressé sur son cœur, s’enfuit sur deux pattes. Mais, est-ce le trouble de sa conscience, la maladresse de ses muscles ou la traîtrise du tapis ? elle s’étale par terre de tout son long.

— Voyez-vous, mademoiselle la vilaine ! Eh bien, votre papa sera content !

Puisqu’on gronde, Mlle Lucette juge opportun de se mettre à geindre et de gémir : « Bobo, bobo. » La gronderie se transforme en consolation. C’est toujours ça de gagné.

— Là, maintenant va jouer avec ton petit ménage et laisse-moi finir ma lettre à tante Madeleine.

Mlle Lucette tapote pendant cinq minutes parmi ses assiettes, ses tasses et ses cuillers. Elle en exécute rapidement un semis à travers la chambre. De temps en temps il faut que maman se lève, car elle jette une partie des vaisselles sous les meubles, et c’est naturellement de celles-là qu’elle a besoin. À la dixième reprise maman déclare, énervée :

— Tu sais, si tu les jettes encore, je n’irai plus les chercher.

Mlle Lucette répond par un grognement de défi ; si une grande personne se raclait la gorge comme elle vient de faire pour produire ce grognement, elle aurait cinq minutes de quintes de toux abominables. Mlle Lucette pratique cet exercice gaillardement, et même elle récidive.

— Voulez-vous vous taire, mademoiselle !

Lucette regarde sa maman, se tait et astucieusement projette une théière sous le canapé. Puis elle se met à larmoyer avec une pantomime désespérée. Mais maman demeure immuable. On pourrait bien essayer de se fâcher tout à fait. Ce serait peut-être dangereux, et puis on n’en a pas très envie. Après avoir achevé de disperser ses ustensiles, Mlle Lucette se met en quête d’une distraction nouvelle. Elle essaye de se promener d’abord sur ses deux pieds et se jette par terre à plusieurs reprises, en partie pour forcer maman à se déranger. Puis, voyant qu’elle ne se dérange plus, elle se met à cheminer à quatre pattes. Cette allure a l’avantage de cirer le parquet et d’essuyer le tapis avec la robe fraîche qu’elle vient d’endosser. Elle en a d’autres. Sur l’étage inférieur d’un petit guéridon, Mlle Lucette aperçoit le panier à ouvrage de sa maman. Son cœur tressaille de félicité. Elle s’assied confortablement devant ledit panier : elle en extrait des paires de ciseaux, des rubans, des bouts d’étoffe, en répand des paquets d’aiguilles, des étuis d’épingles, des boîtes à boutons, dévide des pelotons de fil, des lacets, etc. Est-il possible que tant de trésors soient réunis en un seul lieu sur la terre !… Tout à coup maman, inquiète du silence et pressentant quelque cataclysme, se retourne. Elle pousse un cri d’horreur en apercevant Mlle Lucette environnée de sa mercerie. Le plancher a l’air d’un champ de bataille. Cette fois-ci c’est trop fort. Maman est vive. Elle administre deux petites tapes sur les mains de sa fille et la plante dans un coin.

— Allez, mademoiselle, en pénitence.

Mlle Lucette se répand en lamentations qui varient de la plainte gémissante au hurlement. La vie lui apparaît sous les couleurs les plus noires. On est toujours victime de l’injustice et de la brutalité. Il faudrait pouvoir griffer maman, déchirer sa robe, arracher ses cheveux. On lui adresse les injures les plus grossières, les menaces les plus affreuses ; mais le tout est incompréhensible. Tout est mauvais. Nounou est un peu plus gentille. Mais c’est aussi une peste. L’humanité est détestable, même Trott. Il n’y a que la mercerie qui mérite quelque intérêt, et l’on en est privé.

À la longue, Mlle Lucette s’ennuie de ronchonner et de demeurer dans son coin, et elle se remet mélancoliquement à errer à quatre pattes sur le parquet. Peut-être, avec de la chance, rencontrera-t-elle quelque chiffon oublié, un bout de bois, une substance quelconque à s’enfouir dans le gosier. Il n’y a rien. Alors, dégoûtée de cette allure, elle se met en devoir de se relever. Justement elle est à côté de la petite table. Pour se redresser elle empoigne des deux mains le tapis, qui pend, et, l’entraînant, elle retombe sur son séant avec des hurlements affreux, au milieu d’une avalanche de porcelaines, de vases, d’albums à photographies, de bibelots de toute sorte.

Arrachée à sa lettre, maman jette de nouveau un cri aigu et se précipite. Elle s’assure d’abord que sa fille n’a pas subi de lésion sérieuse et, rassurée, se met avec navrement à recueillir les miettes de ses objets fracassés, tout en adressant à Mlle Lucette des admonestations sévères. Mlle Lucette n’en prend pas grand souci ; consolée de ses bosses, elle suit avec intérêt les mouvements de sa maman et lui donne une foule de conseils peu intelligibles.

Enfin la porte s’ouvre. Maman pousse un « ouf ! » de soulagement. C’est nounou.

— Fiens, pépé, pour ton pain.

Mlle Lucette comprend fort bien ce langage. Aussi, pour faciliter la tâche à nounou, elle commence par se réfugier sous un fauteuil, puis sous la table, puis à se sauver aussi vite qu’elle peut. Elle est rattrapée par le fond de sa culotte, enlevée à bras-le-corps et emportée. C’est l’instant de faire une belle défense. Elle distribue donc vivement claques, coups de griffes, etc. Ce n’est pas qu’il lui déplaise de prendre son bain. Mais, au préalable, il est bon de se détendre les nerfs.

Pendant tout le temps que nounou la déshabille, elle se livre aux contorsions les plus invraisemblables, se déhanchant brusquement pour saisir les éponges, la boîte à poudre, les serviettes, etc. Mais ces tentatives sont infructueuses. Cependant elle réussit à renverser le flacon d’eau de Cologne et à fracasser le pot de vaseline. C’est toujours ça. Il faut noter que ces divers exercices ne sont en aucune manière un signe de mauvaise humeur et s’entremêlent agréablement de conversations affectueuses et de gazouillis bienveillants. Seulement, c’est l’usage. Aujourd’hui, cependant, Mlle Lucette inaugure un perfectionnement en essayant d’avaler le savon. Nounou a déjoué cette tentative. Ce n’est pas de chance. Enfin la voilà déshabillée ! Maman est sous les armes. Le bain est tout près. Alors Mlle Lucette, qui, jusque-là, s’y était obstinément refusée, juge opportun de manifester par des signes infaillibles qu’elle consentirait à remplir un certain office, et que, si on ne lui en donne pas l’occasion, la netteté de son bain pourra en souffrir. Avec un soupir d’énervement, maman la dépose bien enveloppée sur le siège ad hoc, et elle attend patiemment.

Mlle Lucette promène ses regards autour d’elle d’un air conquérant. Elle est consciente de sa force. Il n’y a rien qui presse. Elle est fière des résultats de son activité. Sans doute, elle se dit combien peu sont à côté d’elle toutes ces grandes masses humaines… Enfin, après qu’elle a bien pris son temps, elle se déclare satisfaite. Rapidement empoignée, elle est mise à l’eau.

Pour le principe, elle commence par pousser quelques cris aigus, quoique le contact de l’eau tiède lui soit fort agréable. Puis divers passe-temps se succèdent. Il est bon, pendant que maman sans défiance commence à vous débarbouiller, de donner deux ou trois grands coups de pied dans l’eau, de manière à l’asperger de liquide en même temps que toute la chambre. Dans un besoin de tendresse inopinée et déplacée, on tâche de lui frotter les mains sur la figure. Au moment où elle vous savonne le dos, on fait un brusque mouvement, de manière à envoyer le savon au fond de la baignoire. Les éponges sont d’un attrait incroyable. Celle qui sert pour la figure est charmante, mais malheureusement à peu près insaisissable. Maman passe si vite avec elle qu’on ne fait que l’entrevoir comme un météore adorable. Mais l’autre, celle « du bas », est plus accessible. Quelquefois on la laisse flotter dans le bain. Il est possible, à l’improviste, de se précipiter sur elle, de l’empoigner à deux mains et de humer quelques gorgées d’eau savonneuse. C’est exquis. Avec ce qu’on a pu en avaler auparavant, ça vous donne la force d’attendre la bouillie.

Le bain finit trop tôt, et la bouillie arrive trop lentement. L’intervalle, en effet, est rempli par les occupations les plus déplaisantes. C’est un des moments de la journée où Mlle Lucette maudit le plus profondément les conditions de la vie civilisée. La nature a muni la figure humaine d’un certain nombre d’orifices : narines, bouche, trous de l’oreille, qui sont des plus amusants pour y fourrer les doigts et d’autres menus objets. Par une fantaisie barbare, maman se croit tenue à ce moment de les nettoyer d’une manière approfondie. Il se peut qu’elle ait d’autres raisons : dans tous les cas, elle a celle du plus fort.

C’est une véritable lutte qui s’engage. Généralement elle a le dessus, mais la victoire lui est chèrement disputée. Mlle Lucette défend ses positions avec la dernière énergie, et il faut livrer une bataille en règle pour conquérir chaque orifice. Pieds, mains et voix se coalisent pour ce duel acharné. Enfin elle succombe. Mais maman remporte une victoire à la Pyrrhus. Elle est rendue, à bout de souffle.

Mlle Lucette est rose, sereine et rayonnante. Le nettoyage accompli, elle a encore des forces suffisantes pour compliquer son habillage. Elle se livre à des soubresauts pendant qu’on lace son corset, elle donne des coups de jarret tandis qu’on lui assujettit ses culottes ; lorsqu’il s’agit d’enfiler une manche, elle écarquille soigneusement tous ses doigts, de manière à rendre cette opération à peu près impossible si l’on ne veut rien lui briser… Mille autres inventions témoignent de son esprit inventif et de la richesse de ses forces physiques. La placidité puissante de nounou et l’énergie nerveuse de maman finissent pourtant par triompher de toutes les résistances. Mlle Lucette est habillée. Elle en est enchantée et se considère d’un air satisfait. Elle est fort contente que tout soit fini ; d’autant plus que tous ces travaux ont suscité en elle un besoin de nutrition et de sommeil.

Nounou va préparer la bouillie. Mlle Lucette utilise les minutes qui lui restent à se frotter la figure avec son linge sale et à tâcher de mettre la main sur quelques menus objets de toilette qui peuvent avoir été oubliés. L’autre jour, elle a réussi à envoyer mariner dans sa baignoire le peigne, la brosse et le savon. C’est un joli résultat.

Enfin nounou arrive avec sa casserole. L’absorption s’effectue comme de coutume.

— Maintenant, dodo, dit maman.

Mlle Lucette tombe de sommeil. Mais la tradition veut qu’elle résiste. Elle pousse donc deux ou trois grognements. Maman répète avec autorité :

— Dodo.

Mlle Lucette la toise encore une fois comme le lutteur mesure de l’œil son adversaire.

Elle voudrait bien reprendre l’offensive. Mais elle est dans un état d’infériorité manifeste. Un œil se ferme, puis l’autre. Elle esquisse encore une protestation. Maman l’étend, tire les rideaux. Elle dort.

Nounou se remet à parcourir lourdement la chambre pour la ranger. Ses pas puissants l’ébranlent sans réveiller Mlle Lucette. Et maman s’évade avec un sentiment de délivrance, avide de sa chaise longue et du repos bien gagné, et pensant avec volupté qu’il y aura trêve jusqu’à demain matin.


XIV

PAGES D’HISTOIRE


Il est souvent difficile de rendre sensibles avec précision les états d’âme de Mlle Lucette. Seules des dissertations copieuses avec commentaires abondants et notes justificatives pourraient expliquer congrûment les détails de telle de ses impressions, les mobiles de tel de ses actes, les subtilités de tel de ses raisonnements. Afin de compléter la connaissance que nous désirons donner de cette jeune personne, nous nous contenterons de transcrire ici en style bref les résultats de quelques observations et de fixer certains traits de mœurs dont nos lecteurs apprécieront le caractère exact et la portée. C’est ainsi que, se bornant à des réflexions personnelles succinctes, les chroniqueurs nous ont parfois transmis les sentences des sages, les hauts faits des conquérants et les souffrances des peuples ; choses trop simples et trop compliquées pour ne pas être noyées par l’érudition d’un scoliaste vulgaire.



Mlle Lucette ne définit pas encore d’une façon précise les êtres et les choses qui l’environnent. Cela est naturel, puisqu’elle ne parle pas. Mais si elle parlait et si elle employait des mots qu’actuellement elle ne soupçonne pas, voici, j’imagine, un extrait des définitions que l’on relèverait dans le carnet de ses pensées.

Allumettes. — On en trouve trop peu. Il y a un petit bout rouge ravissant. Voir Épingles.

Bertrand. — L’Amour. Cupido. Éros. Il est beau comme un morceau de sucre, beau comme un chiffon de soie. C’est l’idéal réalisé sur la terre, mais trop souvent insaisissable.

Certain objet (un). — On s’y assied régulièrement tous les matins et un certain nombre de fois dans la journée. C’est une chaise d’un caractère spécial. Inutile d’insister sur son importance physiologique. Au point de vue moral, éveille des idées diverses. Représente souvent une sommation désagréable. D’autres fois, rappelle le devoir vaillamment accompli.

Culotte. — Infiniment préférable au précédent pour le même service. Par une aberration incompréhensible, maman et nounou la détournent sans cesse de sa véritable destination. Il est dur de lutter contre des préjugés invétérés. Mais on lutte.

Dodo. — Excellent en somme. Mais on est en coquetterie réglée. Il est nécessaire de se défendre tant qu’on peut et de ne s’y abandonner que quand on est à bout de forces.

Épingles. — Un des plus charmants produits du plancher. Fréquent spécialement aux endroits ensemencés par nounou. Maman les manie très maladroitement en vous piquant les doigts. Mlle Lucette est plus adroite. Il est prudent de les dissimuler pour pouvoir les sucer à son aise. Mais c’est mal. D’où de grandes angoisses morales.

Jip. — Être déconcertant. Un peu supérieur à nounou et à maman. Moins docile. Aboie d’une manière redoutable et s’enfuit quelquefois quand on voudrait tirer sa laine.

Langue. — Ustensile infiniment utile. Sert de complément aux yeux et aux mains pour la connaissance du monde extérieur. Il est nécessaire de la promener préalablement sur toute chose pour en avoir une notion exacte. Il est sage de la faire manœuvrer subrepticement à cause de l’entêtement routinier de maman.

Mains. — Boîtes à gifles qui fonctionnent automatiquement presque sans qu’on le veuille, et qui distribuent généreusement leur contenu à droite et à gauche.

Maman. — Accessoire en somme très sympathique et très précieux. A besoin d’être tenu en bride, car devient volontiers exigeant et se fait des illusions sur son indépendance. Quelques ménagements lui sont dus. L’affection et la prudence les conseillent.

Nounou. — Être déchu. Ravalé des plus nobles fonctions nutritives aux soins hygiéniques les plus vulgaires. Être inférieur avec lequel on peut prendre toutes les libertés : telles que donner des claques, griffer, tirer les oreilles, arracher les cheveux, etc. Au fond, cela n’empêche pas une solide amitié.

Papa. — Synonyme de respect, chose redoutable. Il ne faut pas crier devant lui, quand on n’a pas d’autre raison qu’une petite démangeaison du gosier ou de la langue. Il est bon de lui donner quelques marques de bienveillance, même quand elles ne sont pas dictées par un besoin d’expansion réel. Il est prudent de tenir compte de ses injonctions quand elles sont formulées sur un certain mode.

Poêle. — Éveille des idées analogues. Vénération craintive. Ça brûle.

Puss. — Quelque chose de sacré. Intermédiaire entre les deux précédents. Il ne faut pas être familier avec lui. Après Lucette, c’est l’être le plus respectable de la création. Il est bon de le flatter. On peut lui faire de loin des signes d’adulation. Si l’on pouvait attraper sa queue et ses moustaches ! Mais c’est impossible.

Racahout. — Avec Bertrand, un des produits les plus parfaits du globe. Il faut danser en l’apercevant.

Table. — Objet charmant et perfide. Supporte les trésors les plus merveilleux. Mais on reçoit une chiquenaude quand on y touche. A des coins très durs. On s’en aperçoit quinze ou vingt fois par jour. Mais c’est inutile de les taper pour se venger quand on s’est cogné. S’en méfier. On oublie.

Trott. — Très intéressant. Il est fait pour vous amuser comme le lait pour être bu et le dodo pour y dormir. A l’air moins pataud que la majorité des êtres humains. Se montre quelquefois oublieux de ses devoirs et beaucoup trop indépendant.

Visites. — 1o Ces dames. De beaucoup la plus désagréable moitié du genre humain. Familières, envahissantes, criardes, dénuées de réserve, embrassantes. On est tout à coup empoigné et secoué par elles. Il est bon de les tenir à distance et de commencer à grogner à leur approche pour leur faire comprendre qu’on les tolère avec peine. Quelques exceptions. 2o Ces messieurs. De beaucoup la plus belle moitié du genre humain. Réservés, polis, parfois presque trop froids ; un peu timides. Il faut les mettre à leur aise. Une seule critique sérieuse : ont quelquefois une trop grosse voix et s’habillent trop souvent en noir. Mais il y en a dont c’est très amusant d’avoir peur.

Etc.



Il est difficile d’écrire l’histoire. Trois témoins d’un même événement vous en feront des récits tout différents. Si ces trois témoins sont nounou, Trott et Mlle Lucette, ces différences tiendront du prodige. Il n’est donc pas étonnant que parfois des conflits éclatent entre eux par suite d’un manque d’analogie dans la conception qu’ils se font de la vie et des choses.

Exemple.

1o Version de nounou. — Cet après-midi, les enfants jouaient bien tranquillement ensemble. Nounou en profitait pour écrire à sa mère. Elle lui exposait les souffrances de son cœur dans l’exil. Les cochons sont moins beaux qu’au pays. Mais les hommes sont plus bruns. Il est vrai que tout le monde parle français avec un drôle d’accent. On ne mange pas de choucroute. Nounou a maigri, elle ne pèse plus que cent quatre-vingt-deux livres. Les maîtres sont si tracassiers ! Il faut se laver les pieds tous les huit jours. C’est malsain. Le jardinier s’est épris d’elle. Mais elle n’oublie pas son Hans. Il ne pleut presque jamais. Il ne fait pas assez froid. Ensuite les femmes n’ont pas de bonnet… Nounou est arrêtée dans l’enchaînement de ses idées. Après quelques secondes d’hébétude, elle s’aperçoit que c’est parce que les enfants poussent des clameurs redoutables. Mlle Lucette, après avoir été bien sage pendant dix minutes, s’est fâchée parce que M. Trott n’est pas bien complaisant. Alors elle lui a jeté des morceaux de bois sur la tête. Sur quoi M. Trott lui a donné une grande tape sur la main. Alors elle a hurlé. Il y en a pour un moment à la consoler. Nounou soupire. Elle abandonne sa lettre.

2o Version de Trott. — Trott a été chargé d’une grande tâche. Mme Barbe-Bleue et ses deux frères, après la triste fin de M. Barbe-Bleue, ont prié Trott de leur construire un château neuf, l’ancien leur rappelant de trop lugubres souvenirs. Trott s’est senti honoré de cette confiance et s’est mis immédiatement à l’œuvre. Le voilà transformé en architecte du temps des fées ; les morceaux de bois de son jeu de construction sont les matériaux les plus rares et les plus précieux. Un palais étincelant commence à s’élever. Déjà les deux frères sont venus le féliciter et lui ont fait présent d’un superbe collier de pierreries, et, gracieusement, Mme Barbe-Bleue lui a tendu sa main à baiser. Trott se remet à l’œuvre avec une ardeur nouvelle. Mais voici qu’un génie inconnu survient sous les traits de Mlle Lucette. Il a les mains pleines de matériaux nouveaux qu’il apporte au bon architecte. L’architecte les reçoit avec reconnaissance. Le palais croît et s’embellit. Mais soudain le génie est pris d’une rage destructrice ; il est envoyé par feu Barbe-Bleue pour détruire l’œuvre de l’architecte féerique. Les larmes aux yeux, Mme Barbe-Bleue supplie Trott de défendre son palais. Trott promet ; plusieurs fois il écarte l’agresseur. Enfin, tout est prêt. Il n’y a plus que le toit à poser. Mme Barbe-Bleue et ses deux frères visitent la maison. Trott se met la tête contre le sol pour les recevoir. Au même instant, par une impulsion perfide dii mauvais génie, il reçoit sur la tête le palais tout entier, dont les débris ensevelissent Mme Barbe-Bleue et ses frères. Trott est navré, et il a une bosse. Il donne une bonne petite tape sur les mains de Mlle Lucette. Ça mérite bien ça.

3o Version de Mlle Lucette. — Les vices les plus abjects sont concentrés dans l’âme de Trott. C’est un perfide et un faux frère. Mlle Lucette lui avait ordonné de s’amuser avec elle. Elle aurait voulu trottiner par la chambre en s’accrochant à sa blouse. Puis, par égard pour lui, elle s’était résignée à accepter le jeu qu’il proposait. Il devait lui construire une grande tour avec ses bois de construction. Ensuite elle la jetterait par terre. C’est comme ça qu’on fait avec les dominos. Donc elle avait consenti à cela, et, très gentiment, elle venait lui apporter les matériaux nécessaires, sans même exiger de les mettre elle-même en place : excès de complaisance ! Au bout de quelque temps, la tour était bien assez haute. Alors Mlle Lucette a voulu la renverser. Pour jouer, Trott a fait semblant de s’y opposer. C’était une assez bonne idée. On pouvait courir et crier. Mais la meilleure plaisanterie se gâte à durer trop longtemps. Trott ne l’a pas compris. Mlle Lucette a jugé bon de le lui montrer. Donc, pendant qu’il était accroupi par terre, elle lui a précipité la tour sur la tête. Mlle Lucette était toute fière. On peut difficilement, n’est-il pas vrai ? imaginer une farce plus plaisante et de meilleur goût. Eh bien ! à peine relevé, Trott s’est jeté sur Mlle Lucette et lui a donné une tape. Pas bien forte, certainement, mais c’était une tape. Quelle atrocité ! quelle traîtrise ! Il n’y a qu’à hurler, hurler indéfiniment…



Au jardin. Bébé rose et bébé blanc. Les mamans causent et regardent. Bébé rose observe bébé blanc. Bébé blanc observe bébé rose. Bébé rose a la bouche ouverte, contemple bébé blanc avec défiance et, dans son angoisse, a laissé tomber sa pelle. Bébé blanc, assis confortablement par terre, examine bébé rose d’un air sévère, les sourcils froncés. L’examen est favorable. Bébé blanc sourit, puis fronce de nouveau les sourcils, grogne et sourit encore. Intimidé, bébé rose dit : « Maman, maman, » et cherche un refuge auprès d’elle. Alors bébé blanc se met en campagne et s’approche de bébé rose, qui murmure : « A peur, a peur. » Bébé blanc fait toutes sortes de mines aimables, relève ses jupes, se baisse comme pour faire une révérence, gazouille deux ou trois syllabes et, finalement, passe ses deux mains sur les joues de bébé rose terrorisé. Enfin, se dressant sur la pointe de ses pieds, bébé blanc pose ses lèvres sur les joues de bébé rose. Les mamans s’exclament et s’attendrissent. Bébé rose a l’air ahuri. Humiliée, sa maman l’exhorte, le sermonne et le met en confiance. Bébé rose s’enhardit, suit bébé blanc et imite chacun de ses gestes. Puis il veut l’embrasser aussi. Bébé blanc grogne d’un air féroce. Bébé rose s’arrête, réfléchit un instant et essaye de recommencer. Bébé blanc rit et se sauve. Bébé rose court après, en riant et en criant très haut, tout à fait gai et confiant. Bébé blanc se retourne, grogne de nouveau et lui décoche une gifle qui claque. Bébé rose est stupéfié. Un moment il demeure immobile, geignant et pensif, et puis il s’en retourne près de sa maman. Il reçoit un biscuit, qu’il se met à grignoter avec satisfaction. Bébé blanc s’approche et veut l’enlever à bébé rose. Bébé rose en cède de bon cœur la plus grande partie et se réserve seulement un tout petit morceau qu’il garde dans sa main. Bébé blanc regarde un instant le gros morceau conquis, le jette par terre et, brusquement, arrache à bébé rose la petite bribe qui lui restait. Bébé rose est deux fois gros comme bébé blanc ; il se laisse faire avec consternation. Au bout d’un instant, il se baisse pour ramasser le reste du biscuit. Bébé blanc fronce les sourcils et pousse un cri strident. Bébé rose recule. Bébé blanc sourit d’un air mutin, tout en émiettant le biscuit de bébé rose, qui ne le tente nullement. Bébé rose, le cœur gros, l’estomac creux, s’en retourne vers sa maman. Elle pense : « Qu’il est bêta ! » L’autre maman gronde bébé blanc en pensant : « Elle est adorable. » Bébé rose s’appelle Jacques ; ce sera un gros garçon. Bébé blanc s’appelle Lucette ; c’est presque une petite femme.



Puss dort pelotonné au soleil. Il dort voluptueusement. Des rêves affriolants se pressent sous ses paupières closes. Il voit étalés devant lui des monceaux de souris agonisantes, des brochettes de petits oiseaux, des poissons frits, du mou, des laitages. Il dort et, de sybaritisme, il ronronne en dormant. Il ne se doute pas de ce qui le menage.

Mlle Lucette guigne Puss d’un œil avide. C’est défendu de le toucher. Il fait « piquepique » quand on le touche. On le dit, mais est-ce vrai ? Un démon souffle le scepticisme dans l’oreille de Mlle Lucette. Il a l’air si doux, si soyeux ! Il a tant de jolis petits poils que ce serait si amusant de toucher, de caresser, de tirailler un tout petit peu ! C’est trop tentant. Nounou ne fait pas attention. C’est irrésistible.

Frémissante d’espoir, Mlle Lucette s’approche à petits pas furtifs. Puss fait dodo, il ne bouge pas. Comme il a l’air gentil ! On dirait qu’il rit avec sa bouche fendue. On a dû le calomnier. Il a de jolis petits poils raides près du nez. Il ne fait pas de mal du tout. On doit pouvoir en faire tout ce qu’on veut. On gardera pourtant tous les ménagements possibles avec lui. Mais ces petits poils sont trop drôles. Oh ! il faut absolument en toucher un, rien qu’un seul, un tout petit peu, pour voir comment c’est. Délicatement, de ses petits doigts pinçants, Mlle Lucette agrippe la moustache blanche… Les événements se succèdent si vite que la plume ne peut les décrire. Quelque chose crache, griffe, saute et s’enfuit… Ahurie, Mlle Lucette contemple sa main, où sont dessinées trois raies rouges… Le sang perle. Ça cuit. Alors elle éclate en sanglots.

Aux notions qu’elle avait sur le mal s’en ajoute une nouvelle. Elle connaissait celui qui vous vient de l’intérieur : quand on a mal comme ça, on est soigné et caressé ; elle connaissait celui qui vient de la stupidité des objets : il n’y a qu’à ne pas se jeter contre eux ; ils vous laissent tranquilles ; elle connaissait celui qu’on éprouve quand on reçoit une chiquenaude pour avoir fait une sottise : il est légitime et bienfaisant. Ça fait déjà bien du mal. Mais il y a en plus celui qui vient des êtres malfaisants qui vous font souffrir sans qu’on ait voulu les molester…

Mlle Lucette pleure sur son égratignure. Peut-être, très obscurément, et avec plus de motifs, hélas ! elle pleure d’avoir découvert la méchanceté.



Mlle Lucette regarde son livre d’images. Elle y trouve des sensations intenses, profondes, répétées, qui se transforment, s’augmentent et s’élargissent chaque jour. D’abord elle n’était frappée que de la succession et de la diversité des couleurs. C’était déjà une grande joie. Les pages retournées défilaient comme les morceaux de verre d’un kaléidoscope. Mlle Lucette se jouait, sa nounou lui jouait des symphonies colorées qui lui faisaient savourer la beauté. Peu à peu leur caractère s’est transformé. Outre l’apparence colorée en elle-même, Mlle Lucette a remarqué la surface colorée et ses dimensions. Il y avait des taches de couleur toutes petites et d’autres très grandes. On pouvait être délicatement charmé des premières et pris d’enthousiasme pour les autres. Ensuite, Mlle Lucette a été sensible aux formes. Il y en avait d’agréables à l’œil et d’autres devant lesquelles on fronçait le sourcil. La part du jugement personnel se faisait plus grande. Enfin, Mlle Lucette a saisi la signification symbolique de son livre d’images. Dans les symphonies colorées qui venaient frapper son œil, elle a compris que certains signes avaient une valeur interprétative : qu’on y trouvait le portrait d’un bébé, d’un cheval, d’une maison. Alors elle a été saisie d’une tendresse plus intime encore pour son livre d’images. Car il lui est apparu comme le livre de la connaissance humaine, comme celui qui renfermait tous les mystères de la science avec leurs explications. Peut-être a-t-il perdu en valeur proprement esthétique, mais son rôle utilitaire, éducateur et scientifique est devenu prépondérant. Mlle Lucette regarde son livre d’images avec toute la force de son intelligence, comme le mathématicien scrute son problème, comme le poète cisèle son sonnet. Elle voit devant elle tout l’inconnu qui diminue chaque jour, et sa soif de comprendre est sans limites. Aussi, dans ce travail, elle s’excite, devient rouge et, au bout d’un instant, rit trop, ou grogne, et divague. Maman, prudente, fait enlever le livre. Il faut éviter le surmenage intellectuel.



Mlle Lucette erre par le monde en quête d’aventures. Elle inspecte les meubles et les tapis. Elle en a assez de ses bêtes en caoutchouc et des choses vues. Elle a soif de l’inconnu, de l’inédit, peut-être du défendu. Et à mi-voix elle marmonne des espoirs confus et des vœux incompréhensibles. Tout à coup, ses yeux s’écarquillent. Là, par terre, s’étalent les ciseaux de maman ; les ciseaux interdits, fascinants, tentateurs, fruit défendu. Toison d’or fabuleuse !… Les ciseaux ! Maman lit et ne se doute de rien. En elle-même Mlle Lucette conclut un marché. Elle va toucher les ciseaux, ce qui est défendu, et puis tout à l’heure on lui donnera une pichenette. Elle y gagne. Mlle Lucette s’assied, touche, tripote, admire. Elle manie l’objet avec prudence, car elle sait que ça pique. C’est adorable. Elle s’amuse royalement. Peu à peu elle s’amuse moins. Deux sentiments désagréables l’oppressent : d’abord c’est monotone de se livrer si longtemps à la même occupation ; ensuite elle a mal agi et doit recevoir une chiquenaude ; or, cette chiquenaude se fait attendre. En vain elle fait des signaux à maman. Maman ne prête aucune attention à son méfait. Ça cesse d’être intéressant. Il faut qu’elle comprenne ce qui s’est passé. Lâchant les ciseaux, Mlle Lucette va trouver sa maman et s’efforce de lui expliquer. Peine perdue ! maman murmure distraitement : « C’est bien. Tiens-toi tranquille. Nounou va venir. » La détresse inonde l’âme de Mlle Lucette. D’abord elle a mal agi ; son embryon de conscience en souffre ; ensuite elle n’a pas reçu la chiquenaude qui est due, ce qui dérange ses idées de justice ; en même temps que le châtiment la chiquenaude est d’ailleurs l’absolution. Mlle Lucette se sent donc malheureuse et très coupable. Elle se lamente longuement, bourrelée de remords. Non seulement elle a péché, mais on lui a refusé la punition à laquelle elle avait droit. Il n’y a pas de danger qu’elle touche encore aux ciseaux.



Ahurie, la bouche à demi ouverte, mademoiselle Lucette contemple Trott. Trott en courant a glissé tout à l’heure. Il est tombé. Il s’est fait un grand bleu au front. Il voudrait bien ne pas pleurer. Mais souvent on ne fait pas ce qu’on veut. Accroupi dans un coin, il pleure et se lamente en s’essuyant les yeux, mal réconforté par les paroles indifférentes de nounou, qui ne se dérange pas. Ah ! si maman était là !

Mlle Lucette contemple Trott. Ça pleure donc aussi, les grandes personnes ? Est-ce que ça sent donc quelque chose, ça a une existence propre, ça a bobo en dehors de Mlle Lucette ? Cette idée plonge Mlle Lucette dans un abîme de méditations. Finalement elle lui paraît trop invraisemblable pour être adoptée. Il n’y a qu’elle qui ait le droit de pleurer et de crier. Quiconque, à part elle, pleure et crie, n’agit pas comme il doit, sort de son rôle, empiète sur son propre domaine à elle et joue une espèce de comédie irrévérencieuse. Si Trott pleure, c’est qu’il se moque d’elle et s’abandonne à un affreux égoïsme, ou veut abuser sa sensibilité. Elle n’est pas sa dupe. Trott mérite d’être rappelé aux convenances. Elle s’en charge.

Mlle Lucette s’approche de Trott, qui, à travers le brouillard de ses larmes, la voit venir et s’attendrit qu’elle veuille le consoler. Et de toute la force de son petit bras elle lui lance une bonne gifle qui claque.



Après déjeuner on jette sur le balcon les miettes de pain qui sont restées sur la nappe. Et bientôt, de tous les coins du jardin, les petits oiseaux s’élancent à tire d’aile, s’abattent sur le balcon, et, toc, toc, toc, on entend le claquement sec et dru de leurs petits becs durs qui picorent très vite sur la pierre.

Perchée sur les genoux de sa maman, Mlle Lucette les aperçoit et s’extasie. Deux secondes elle ne bouge pas et murmure à demi-voix des syllabes de tendresse. Il ne faut pas faire de bruit pour qu’ils ne s’en aillent pas. C’est difficile de contenir comme ça voix, bras et jambes. Mlle Lucette se tortille tant qu’il faut bien la laisser glisser à terre.

— Surtout n’approche pas !

Bien sûr, on n’approchera pas. À distance, Mlle Lucette trépigne sur place et hèle les petits oiseaux. Elle leur explique la pureté de ses intentions. Comme ils sont gentils ! Il faut absolument les voir de plus près, les toucher si l’on peut. Mlle Lucette n’y tient plus. Elle se précipite vers les carreaux et y cogne de toutes ses forces. Les petits oiseaux s’envolent épouvantés. Alors elle demeure surprise et consternée. Elle les appelle et les gronde. Ils ne reviennent pas. Ils sont partis. Hier, ç’a été la même chose. Ce sera la même demain. D’où Mlle Lucette concevrait-elle que les petits oiseaux puissent avoir peur d’elle ?



Mlle Lucette joue avec sa poupée. Jadis elle lui a arraché tous les cheveux sans exception et extirpé les deux yeux. Cela n’empêche pas les sentiments. Elle la berce tendrement dans ses bras, la tête en bas et les pieds contre son cœur. Elle lui murmure de doux conseils et des déclarations d’amour. Ses gestes brusques et vifs de petit pantin à ressort se font câlins et soigneux comme des caresses de petite mère…

Mais voilà maman qui rentre de faire des visites. Mlle Lucette plante là sa poupée et se précipite. Elle accable sa maman d’objurgations passionnées, saisit ses jupes, crie, rit, saute et danse, n’a pas de cesse que maman ne se soit assise et ne l’ait prise sur ses genoux. C’est une explosion d’allégresse, un flot débordant des sentiments les plus ardents et les plus câlins…

Tout à coup Mlle Lucette s’arrête et demeure immobile. Ses yeux se sont fixés sur un point. Aveugle et chauve, la poupée gît, lamentable, sur le nez. Mlle Lucette l’a aperçue. Et, après une seconde d’hésitation, la voilà qui dégringole des genoux de sa maman et se précipite. Elle relève sa poupée par un pied et lui gazouille mille consolations en embrassant indistinctement son dos, son ventre et ses joues décolorées. Et puis elle revient très vite chez sa maman et d’un geste de prière lui tend la loque presque informe. Il ne faut pas faire de jaloux. Petits et grands ont tant besoin de baisers, de tendresse et d’amour !


XV

LES HEURES MAUVAISES


Quand Trott se réveille le matin, d’habitude il ne se réveille pas tout à fait d’un seul coup. Il y a d’abord une espèce de petite léthargie très douce où l’on est délicieusement embrumé. Il semble qu’on voudrait y rester toujours, tant on s’y trouve bien. On l’apprécie doublement parce qu’on sent bien que ça ne va durer qu’un instant, et aussi parce que cette brume légère ne fait que doucement voiler un tas de choses agréables qui s’y estompent dans un lointain moelleux qui peu à peu se précise. On est déjà tout joyeux avant d’avoir les yeux ouverts. Il y aura le déjeuner ; — quelle bêtise fera Lucette aujourd’hui ? — il y a un joujou neuf ; — on aura un très bon dessert à midi ; — peut-être fera-t-on une promenade en voiture. C’est comme si peu à peu une série de phares étincelants venaient dissiper cette vapeur du matin : et tout à coup on se trouve plein d’une clarté si gaie où luisent tant de perspectives souriantes qu’il vous semble que jamais le jour ne suffira pour tout cela. Alors, réveillé pour de bon, on saute de son lit et on court à sa toilette, impatient de revivre.

Mais ce matin, quand Trott s’est réveillé, cela n’a pas été comme d’habitude. Avant qu’il ait eu les yeux ouverts, il s’est senti le cœur oppressé par quelque chose de lourd et de noir. Et il aurait voulu pouvoir se rendormir pour longtemps, peut-être pour toujours, afin de ne pas savoir… Trott ne connaît pas encore les réveils lugubres, et il a peur de toutes les choses tristes qu’il apercevra dès qu’il aura soulevé ses paupières… Mais il n’y a pas moyen de se rendormir. Trott se réveille. Il se réveille de plus en plus. Il faut bien ouvrir les yeux, regarder et se souvenir. Il y a un vilain jour gris qui s’harmonise avec ses pensées. Le vent précipite aux vitres de gros paquets de pluie. Il siffle lugubrement au loin et tout à coup hurle en rafale. Ce n’est pas gai. Mais Trott n’y ferait pas attention s’il n’y avait pas autre chose.

Depuis quelques jours on riait beaucoup moins à la maison. Maman, qui a toujours tant d’entrain, restait très longtemps silencieuse. Et papa, qui est toujours très bon, était plus tendre et vous regardait quelquefois avec des yeux comme s’il rêvait. Bien entendu, Trott n’avait pas remarqué tout cela. Mais il s’en est souvenu après ce que papa lui a dit hier.

On prenait le café après déjeuner. Trott, perché sur le genou de son papa, venait de sucer un canard. Il riait parce que papa faisait sauter son genou et essayait de le désarçonner ; mais il se cramponnait très fort, et son papa lui disait : « Tu t’accroches comme un petit singe. » Trott a été très fier, et il a fait des questions sur les singes. Papa lui a donné quelques renseignements très curieux. Alors Trott a déclaré qu’il aimerait beaucoup en avoir un ; sur quoi papa a répondu : « Je t’en rapporterai un à mon retour, si ta maman le permet. »

« À mon retour ! » Est-ce que papa va repartir ? Papa a tâché de plaisanter. Mais il n’avait pas l’air d’en avoir très envie.

— Mais oui, mon petit bonhomme, je vais être obligé de faire un petit voyage. Quand on est marin, il faut bien être quelquefois sur l’eau.

Trott n’a pas tout à fait compris d’abord. Papa s’en va quelquefois pour plusieurs jours, et puis il revient. On sait qu’il n’est pas bien loin et que, si l’on avait besoin de lui, il serait là tout de suite. On se sent protégé et rassuré quand même il n’est pas à la maison. Trott a cru d’abord que papa s’en allait pour un voyage comme ça. Mais il paraît que non. Les singes habitent dans un pays qui est très loin. Et papa va rester absent un temps si long qu’on ne peut presque pas l’imaginer : plus de temps qu’il ne s’en est écoulé depuis que Mlle Lucette est venue au monde. Et on dirait qu’elle a toujours été là.

Aussi, à mesure que l’après-midi s’avançait, Trott s’est senti de plus en plus triste et plus abattu. Est-ce bien possible ? Maintenant que maman sait qu’on a dit la chose à Trott, elle ne se cache plus autant ; elle laisse voir à son petit garçon qu’elle a les yeux tout drôles. Il a le cœur très meurtri. On dirait que la maison est pleine de quelque chose de noir.

Il n’y a que Mlle Lucette qui demeure d’une indifférence complète dans la tristesse générale. Elle trottine avec sérénité de droite et de gauche, gazouille des tas de choses compliquées aux morceaux de papier qu’elle se plaît à déchirer, va dire à chacun un petit mot d’amitié, danse toute seule avec des grâces pataudes de petit ourson et court quêter des compliments, négligente tout à fait des égards qui sont dus au chagrin. Il est certain que la séparation, quand même elle en concevrait l’instant prochain, l’affecte médiocrement. À quoi bon tant s’affliger que papa s’en aille, puisqu’il reste d’autres visages de connaissance ? Après son départ, quand on lui demandera de ses nouvelles, elle lèvera les bras avec un grand geste : « Pati ! » Il est parti. Et cela voudra dire : « C’est une chose réglée ; je n’y peux rien ; parlons d’autre chose. »

Quand elle est venue demander à Trott de jouer avec lui, Trott a essayé de lui expliquer le grand malheur qui était suspendu sur leurs têtes… Elle a écouté d’un air très attentif, a fait avec des mines de sympathie plusieurs observations peu compréhensibles, puis, visiblement ennuyée du sérieux de son interlocuteur, a exécuté une série de grimaces pour le dérider, a éclaté de rire, et finalement a été si drôle qu’au lieu de partager le chagrin de Trott, elle a fini par le lui faire oublier. Et c’est accroupi sur le parquet et surchargé des animaux en caoutchouc de Mlle Lucette, que tout à coup il s’est rappelé que son pauvre papa allait partir dans deux jours. Il a rougi de son manque de cœur, et un moment a été indigné contre Mlle Lucette, qui, non contente de se montrer elle-même d’une insensibilité révoltante, réussissait à pervertir le cœur d’autrui. Mais on ne peut pas lui en vouloir sérieusement. Elle est trop petite. Elle ne comprend pas. Elle ne comprend pas que dans deux jours la maison sera vide, puisque papa ne sera plus là ; puisqu’il voyagera là-bas, très loin, sur un bateau qui est très grand quand on le voit près du bord, mais qui aura l’air d’un oiseau fragile, d’un chiffon, d’un point, d’un rien, quand il sera seul au milieu de la grande mer murmurante.

Et le soir, avant qu’il s’endorme, Trott écoute la longue plainte du vent qui se lève et le bruissement confus de la mer qui gronde. Et il se sent oppressé par le vent, par la mer, par la nuit et par ses pensées de souffrance. Il se souvient des images sinistres qu’il a vues, où des hommes s’accrochent à des épaves et sont écrasés par des vagues monstrueuses. Il se rassure un peu en songeant que papa est si fort et si adroit qu’aucun mal ne peut l’atteindre. Mais l’angoisse est trop poignante ; le sommeil s’enfuit, et il reste éveillé très longtemps, voyant défiler des ombres qui font peur.

Tout à coup la porte de la chambre s’ouvre. Avant de se coucher, le papa et la maman de Trott viennent l’embrasser. Quelquefois, il se souvient, presque en rêve, il a vu deux têtes se pencher sur lui… Mais, ce soir, il est trop réveillé, il se dresse sur son lit, et maman pousse un petit cri effrayé en l’apercevant :

— Qu’as-tu, mon chéri ?

Papa croit comprendre. Il ne dit rien. Mais maman s’imagine que Trott est malade. Elle l’interroge. Trott ne veut pas répondre exactement. Ce sont des choses qu’on ne dit pas. Et puis maman aurait trop de peine. Enfin, il murmure tout bas :

— J’entendais trop la mer. Ça me faisait peur.

Alors maman voit les yeux rouges de son petit garçon. Elle regarde papa. Et tous, sans qu’ils se parlent, se comprennent. Tout à coup une terrible rafale hurle aux vitres, s’engouffre dans la cheminée et se termine en sanglot ; et après on entend, très net, le crissement sec et aigu des galets que la vague entraîne dans son ressac. Et Trott et sa maman fondent en larmes, tandis que papa sourit d’un air rassurant. Il se penche pour embrasser son petit garçon et murmure d’un ton de bonne humeur :

— Il fait un peu mauvais temps ce soir. Mais un bon marin et un bon bateau ne feraient pas seulement attention à cette bourrasque.

La porte s’est refermée derrière eux. Heureux de les avoir vus, le cœur dégonflé d’avoir pleuré, soulagé par ces tendres paroles, épuisé d’avoir veillé, Trott, malgré le vent et la mer, s’endort d’un lourd sommeil.

Mais ce matin le souci l’a repris. Il déjeune machinalement, sans appétit. Papa s’en va demain. Il n’écoute pas les discours expressifs de Mlle Lucette. Papa s’en va. Il regarde placidement arriver Miss. Papa s’en va. Il répète machinalement ses leçons. Papa s’en va. Quand Miss est partie, il n’a pas envie de courir et de sauter. Papa s’en va. Il va regarder par la fenêtre. Il fait encore mauvais temps, un peu moins, pourtant. De gros nuages se poursuivent dans le ciel comme des oiseaux lourds. Il y a quelques taches bleues. La pluie a cessé. Une espèce de rayon de soleil essaye de glisser. Ce serait amusant si on n’était pas triste.

Tout à coup papa entre.

— Veux-tu faire un tour de promenade avec moi avant déjeuner ? J’ai une ou deux commissions.

Malgré son chagrin, Trott est enchanté. C’est un honneur rare de sortir avec papa. En ce moment, il est plus inappréciable que jamais.

Coiffé de son béret et enfoui dans sa vareuse, Trott chemine à côté de son papa. Le ciel s’est bien dégagé, le soleil brille. Il va faire beau. Trott écoute son papa lui expliquer un tas de choses qui font du bien au cœur. Il paraît d’abord que deux ans à passer en mer passent beaucoup plus vite que deux ans à terre. Et puis, maintenant que Trott est plus grand et qu’il aura plus à travailler, les journées vont lui paraître bien moins longues. Trott serait volontiers sceptique, mais puisque papa le dit… Il ne faut pas croire non plus que la vie que va mener papa soit si terrible. Il y a les tempêtes, c’est vrai ; mais il n’y en a pas souvent ; et presque nulle part elles ne sont aussi fortes qu’ici. On s’en moque, on les laisse passer. Oui, mais les naufrages ? Les naufrages, ça n’arrive plus ; ça n’arrive qu’aux petits bateaux à voile, mais pas aux grands bateaux de guerre. C’est possible, mais quand on va en guerre, on risque d’attraper des coups, de mauvais coups… On ne fait presque jamais la guerre. Et puis papa n’a-t-il pas son sabre et son bateau de gros canons ?… On sera vainqueur. Tout ça, c’est vrai ; c’est vrai, sans doute… On voit des pays merveilleux avec des hommes de toutes les couleurs, des fruits exquis, des fleurs étonnantes, des oiseaux étincelants, des masses de bêtes de toute sorte… Est-ce que ça n’est pas bien beau, tout cela ?

Les nuages sont balayés. Le ciel est presque tout bleu. À peine s’il demeure à l’horizon une bande noire.

Trott enthousiasmé déclare :

— Quand je serai grand, je veux être marin.

Papa sourit. Il y a beaucoup de choses dans son sourire, des choses heureusement que Trott ne peut pas démêler. Des ombres épouvantables se dressent dans son souvenir… Ah ! non, Trott ne sera pas marin. Papa reprend la conversation. Tout le long de la promenade, à part quelques stations dans les magasins, il raconte à Trott des masses de choses intéressantes. Il écrira très souvent, papa. Par chaque courrier. Et quand il reviendra, il rapportera beaucoup de choses à Trott. Quoi ? Ah ! on ne peut pas dire encore. On verra. C’est une surprise. Il faudra que Trott lui écrive aussi ; pas encore de très longues lettres, puisqu’il n’est pas un bien grand écrivain, mais des petits mots pour dire si Lucette est bien sage et si Trott sait bien ses leçons.

Oui, Trott écrira. Quoique ça ne l’amuse pas beaucoup, il mettra quelques lignes dans chaque lettre que maman enverra. Mais tout ça, ça ne sera pas la même chose que de se voir tous les jours et de se parler. On ne peut pas dire grand’chose avec du papier.

Trott et son papa retournent vers la maison. La bande noire commence à monter dans le ciel. Le soleil commence à pâlir. Tout à l’heure il brillait, pendant que papa racontait ses histoires ; alors c’était facile de le croire ; maintenant c’est plus difficile. À un détour du chemin, la mer apparaît. Une mer mauvaise, avec des teintes brunes, violettes, presque noires, une mer qui se cabre çà et là en vagues blanches. Elle ne dit rien de bon ; et de nouveau, en la voyant, Trott se sent le cœur serré.

Papa continue. Il faudra que Trott soit bien gentil avec tout le monde et particulièrement avec sa maman. Car maintenant il sera le seul homme dans la maison. La dernière fois que papa est parti, Trott était encore un bébé ; il ne pouvait pas être bon à grand’chose. Mais maintenant il doit être le compagnon fidèle de sa maman. Et papa peut la lui recommander, et sa petite sœur aussi, comme il ferait à un ami, à un autre homme. N’est-ce pas, Trott ?

Il fait maintenant un ciel presque tout noir. Brusquement, le soleil s’est enfui et, brusquement, un grand coup de vent passe, secouant avec fureur les arbres, faisant battre les volets, un coup de vent qui aurait jeté Trott par terre s’il ne l’avait pas aplati contre un mur.

Quelques grosses gouttes de pluie commencent à tomber. L’âme de Trott est ressaisie d’angoisse, et quand papa répète sa question :

— N’est-ce pas, Trott, maintenant, je puis te parler comme à un homme ?

Trott, conscient de sa faiblesse, conscient du peu qu’il est devant les bourrasques du ciel et de la vie, Trott ne peut s’empêcher de murmurer :

— Oui, papa, mais, tu sais, je suis encore si petit ! Alors, j’aurais tant besoin que tu restes encore à la maison !

Papa serre plus fort la main de son petit compagnon. Il voit, comme si elle était étalée sous ses yeux, toute sa petite âme loyale, sincère et effrayée. Oui, c’est vrai que Trott est encore très petit, que Lucette l’est beaucoup plus encore, et que maman aussi, toute tendre et charmante qu’elle est, se trouve souvent bien désemparée dans les tourmentes de la vie. En lui-même papa soupire. Pourtant il faut partir. Voilà la grille du jardin franchie. Des torrents de pluie ruissellent. En attendant qu’on leur ouvre la porte de la maison, papa interroge encore une fois :

— Je sais, Trott, que tu es encore un tout petit homme. Mais promets-moi pourtant d’être un très brave petit homme.

Alors Trott promet d’une voix grave et pénétrée.


Toute la journée, dans la maison, ce sont des allées et venues. Tout le monde est affairé. Il y a des malles ouvertes çà et là. Toutes sortes de paquets d’aspect bizarre sont éparpillés. On voit passer les bonnes avec le linge de papa et avec ses habits. Lucette erre à l’aventure et vient regarder dans chaque malle d’un air connaisseur. Elle rit, elle bavarde, elle tombe, elle se relève, elle rit de nouveau. Jip aussi circule à pas pressés et va flairer dans les coins, comme s’il pressentait un changement prochain. Et ces deux membres de la famille, les plus modestes, sont probablement les plus utiles et les plus bienfaisants. Car ils forcent l’attention, ils obligent à rire, à se fâcher, à gronder, à secouer par instants la pensée qui plane comme une nuée lourde et qui s’affaisse davantage avec la chute du jour. Heureusement aussi, il faut se dépêcher de finir les paquets, de trouver quelques objets oubliés, de donner quelques ordres indispensables. Quoiqu’il soit toujours bien triste au fond, Trott se sent pourtant une certaine vanité quand on le charge d’une perquisition dans le dernier tiroir de la commode ou qu’on lui confie des instructions à transmettre à Thérèse ou à Jane…

Mais les heures s’écoulent, les heures qui ne reviendront pas. Les aiguilles de la pendule hâtent leur allure. Elles ne sont pas bien douces, ces heures. Pourtant on les regrettera bien des fois. Les malles s’achèvent. Il n’y aura plus demain qu’à les fermer. Tout l’ouvrage nécessaire est achevé. Le soleil s’est couché. La tempête se lève de nouveau, le vent crie ses menaces et la pluie crépite aux carreaux. Toute noire, la nuit, qui va être la dernière, est descendue.

On est réuni au coin du feu, la lampe allumée. Papa est assis dans un fauteuil. Maman est sur une chaise basse, tout à fait à côté de lui. Pas bien loin, Trott est accroupi, et Mlle Lucette se promène à petits pas à droite et à gauche. Elle cause amicalement au feu, fait des remontrances à la pluie qui bat aux fenêtres et examine tous les coins du plancher, avide d’y découvrir quelque épingle ou quelque bout d’allumette. De temps en temps, elle accourt et raconte une histoire inintelligible. Et Trott est toujours, malgré lui, un peu indigné de son manque de cœur.

Mais voici nounou qui vient l’emporter.

Les bonsoirs habituels se sont échangés avec les drôleries coutumières. Elle est partie. Alors, son babil disparu, le silence se fait plus douloureux dans la chambre. Papa, pensif, regarde le feu en essayant de raconter des choses peu intéressantes. Appuyée contre lui, maman lui murmure très bas des mots qu’on n’entend pas. Trott, immobile, pense que tout est bien triste, mais que papa et maman doivent avoir encore plus de chagrin, puisque ce sont des grandes personnes. Et il se reproche d’avoir porté un jugement téméraire sur Mlle Lucette. Elle qui était toute petite, elle savait un peu les distraire ; tandis que lui, qui est plus grand, il ne trouve rien pour les consoler. Maintenant qu’on se tait depuis si longtemps, c’est encore plus difficile de dire quelque chose. Il faudrait pourtant trouver une parole douce, qui ne soit pas indiscrète, qui puisse donner un peu d’espérance…

Silencieux, papa songe à ceux qu’il va laisser derrière lui, aux maladies possibles, aux inquiétudes, aux longs jours sans nouvelles, à toutes les choses obscures de l’avenir, au revoir trop lointain et toujours douteux. Silencieuse et plus torturée, maman pense aux accidents de la mer, aux tueries, aux maladies rongeuses et épuisantes, aux fièvres, aux pays mangeurs d’hommes, à toutes les horreurs possibles ; et tout se termine par la vision d’un monsieur en uniforme qui vient annoncer, avec beaucoup de ménagements, qu’un officier de plus ne reviendra pas du pays jaune. Et le vent qui hurle a l’air de ricaner : « Tu as raison. »

Une petite voix tinte tout proche :

— Heureusement, n’est-ce pas, que le bon Dieu est partout ?

Papa et maman se regardent avec une douleur moins amère, et ils se souviennent de Trott. Ils disent : « Oui, mon chéri, » et, de nouveau, ils peuvent échanger quelques paroles pâles, malgré la fuite vertigineuse des minutes qui s’envolent sans retour.


XVI

MAMAN, TROTT ET LUCETTE


Il y a un vide dans la maison.

Il y a des moments où l’on ne s’en aperçoit pas. Rien n’a l’air changé. Il semble que tout marche comme d’habitude. Trott s’amuse. Trott se promène. Trott a ses leçons comme toujours. Et, tout à coup, on ne sait pas pourquoi, voilà que quelque chose vient vous traverser comme une espèce de douleur sourde ou très aiguë. Ça fait très mal.

L’autre jour, Trott a été chez le dentiste. Il paraît qu’il y avait une vilaine paresseuse de dent qui aurait dû s’en aller depuis longtemps et qui s’obstinait à garder la place où la jolie dent neuve aurait dû s’installer. On l’a enlevée. Cela a été terrible. Mais ça n’a duré qu’un instant. Seulement, après, on se sentait la bouche toute drôle. Sans doute quelquefois on n’y faisait pas attention, on oubliait, et on s’amusait comme avant. Mais, d’habitude, il y avait une espèce de gêne douloureuse qui vous mettait tout à fait mal à votre aise, et tout à coup, si quelque chose venait à toucher la pauvre gencive endolorie, alors c’était une douleur lancinante qui vous donnait envie de crier et vous remplissait les yeux de larmes.

C’est tout à fait comme ça depuis que papa est parti. Et pourtant voilà déjà trois jours qu’il n’est plus là. Est-ce que ce sera la même chose pendant deux ans et plus ? Maman est allée l’accompagner jusqu’à Toulon. Elle est revenue hier.

Oh ! la pauvre maman de Trott ! Quelle figure elle avait quand elle est revenue ! Trott n’est pas très grand physionomiste : mais pourtant on voyait trop bien qu’elle n’avait envie que d’une seule chose, qui était de pleurer de toutes ses forces, de pleurer jusqu’à ce qu’elle s’endormît de fatigue et de chagrin. Trott avait tant de peine ! Il aurait tant voulu lui dire : « Pleure, ma pauvre petite maman, pleure tant que tu peux. Ne parle pas. Ça te fera du bien. » Mais on ne peut pas dire ces choses-là. Et maman ne voulait pas pleurer. Elle s’est occupée de beaucoup de choses, a parlé, a fait des rangements. Sans doute elle avait promis au papa de Trott d’avoir du courage. Elle a réglé le ménage, fait ses comptes, tout comme d’habitude. Elle a joué avec Mlle Lucette ; elle lui a appris un jeu nouveau qui l’amuse beaucoup : on cache sa balle dans une cachette pas très difficile, et il faut qu’elle la retrouve ; c’est, chaque fois, une explosion de joie. Elle a fait répéter sa fable à Trott, lui a permis de jouer avec ses beaux soldats neufs et a eu l’air et s’intéresser à ses jeux. Mais ce n’est pas ça que Trott aurait voulu. Il aurait aimé savoir comment son pauvre papa s’était embarqué, ce qui était arrivé au dernier moment, si peut-être il avait encore parlé de son petit garçon, qui sait ? s’il lui faisait dire encore quelque chose. Mais tout cela, naturellement, Trott n’ose pas en souffler mot. Peut-être que plus tard, en attendant un peu… Quand on s’est coupé, tant que ça saigne, il ne faut pas y toucher…

Mais, probablement, la maman de Trott a vu son petit garçon distrait au milieu de ses soldats de plomb ; elle a remarqué son air songeur et ses regards qui n’osaient pas interroger ; elle a compris ce qui se passait en lui, Aussi, le soir, après dîner, avant que Trott aille se coucher, quand ils étaient assis au coin du feu (comme l’autre soir, mais, hélas ! un de moins), elle dans un grand fauteuil et Trott dans sa petite chaise, elle a dit tout à coup :

— Mon petit Trott, viens ici.

Elle lui ouvrait les bras et lui faisait signe de grimper sur ses genoux comme quand il était tout petit. Alors Trott s’est précipité ; il s’est blotti en boule dans le doux nid qu’on lui offrait, et il s’est mis à écouter de toutes ses forces, devinant un peu ce qu’il allait entendre…

Et maman s’est mise à raconter. Elle racontait d’une voix toute basse, toute douce, pas triste, — non, vraiment, on ne pouvait pas dire, — mais drôle, un peu comme si elle répétait une leçon très difficile qu’elle ne savait pas encore tout à fait bien. De temps en temps, elle s’arrêtait pour déposer un baiser sur le front de son petit garçon ; un peu, peut-être aussi, parce que la voix lui manquait. Elle racontait le voyage jusqu’à Toulon, la sortie du train dans la gare bruyante, l’arrivée sur le quai, d’où l’on voyait tous les gros bateaux qui se balançaient. Elle décrivait le vaisseau de papa, avec ses deux énormes cheminées, et ses canons dans une sorte de tour.

— De gros canons ? interrogeait Trott.

De très gros canons. Et puis c’était le capitaine du vaisseau qu’elle avait vu, un beau monsieur, déjà un peu vieux, avec encore plus d’or que papa sur ses habits. Et puis elle avait visité la cabine de papa. Une toute, toute petite chambre, où il y avait à peine la place de se retourner.

— Et puis ? interrogeait Trott.

Et puis, c’était encore ceci et c’était cela. Elle avait parcouru tout le bateau. Il avait l’air très solide. Tout était luisant de propreté. Il y avait des quantités de marins avec des cols éclatants et des soldats. C’était une vraie ville.

— Et puis ?

Eh bien, — maman donnait à Trott deux ou trois baisers coup sur coup, — eh bien, après, n’est-ce pas ? il avait bien fallu se dire adieu. — Encore un baiser. — Papa avait raccompagné maman sur le pont jusqu’au petit escalier par où l’on descend. Il lui avait dit encore beaucoup de choses tendres pour ses petits enfants, entre autres de les embrasser très fort pour lui ; il y avait pour Trott un message particulier : qu’il se souvienne bien de sa promesse. Trott est tout ému. Quoi, papa a encore pu penser à lui au dernier moment ?…

— Et puis ?

Et puis, maman avait quitté le bateau ; papa n’avait pas pu la reconduire jusqu’à terre, parce qu’elle était restée à bord aussi longtemps que c’était permis et même un peu plus. Alors elle était descendue toute seule dans une petite barque qui l’attendait et qui, en quelques coups de rame, l’avait ramenée à terre, où était sa voiture. Avant d’y monter, elle s’était retournée encore une fois pour voir un mouchoir blanc qui s’agitait. Elle aurait voulu rester jusqu’à ce que le bateau fût parti. Mais papa l’avait défendu. Alors elle a sauté dans la voiture, et très vite, toute seule, elle est partie, elle a pris le train, et elle est venue retrouver ses petits enfants.

Maman se tait. Trott n’ose pas la regarder. Sans doute elle pleure, et elle ne doit pas aimer qu’on la voie pleurer. Trott demeure donc pensif à fixer le feu où serpentent des petites flammes jaunes et rouges. Et puis il se dit que si sa maman a trop de chagrin, c’est l’instant ou jamais d’essayer de la consoler, puisqu’il a promis d’être un brave petit homme. Alors il lève les yeux. Maman avait les paupières baissées ; on aurait dit qu’elle voyait en dedans des tas de choses qui passaient. Mais, dès qu’elle a senti le regard de son petit garçon, elle l’a regardé aussi et s’est mise à sourire. Oh ! le lamentable, le désolant sourire ! À le voir, Trott a eu une terrible envie de fondre en larmes.

Mais il doit être un brave petit homme. Il l’a promis. Alors il renfonce toute cette eau qui aurait voulu sortir, et il se contente d’embrasser sa maman en lui disant :

— Je serai bien content quand nous aurons la première lettre de papa.

Maman a laissé reposer sa voix pendant un petit moment, et puis elle dit :

— Peut-être que demain matin le bateau de ton papa passera en vue de la côte. Nous irons au premier dans ma chambre, et j’espère qu’avec la longue-vue nous l’apercevrons.

Cette perspective est d’une joie un peu triste. Ce sera bien loin, ce bateau. Pourtant Trott se réjouit un peu. C’est tout de même quelque chose, quelque chose d’inattendu. Ce sera comme un dernier adieu.

Trott va se coucher. Et toute la nuit il a des rêves agités et bizarres : de grands bateaux aux voiles blanches s’enfuient dans les lointains avec des vitesses fantastiques ; et l’on voit vaguement des hommes qui agitent leurs mouchoirs et disparaissent…

Au matin, à peine debout, Trott se précipite chez sa maman. Il dit très vite bonjour et interroge du regard… Il est encore trop tôt.

— Le bateau ne sera en vue qu’à dix ou onze heures. J’ai encore une ou deux lettres à écrire, elles sont très pressées. Je t’appellerai dès qu’il sera là. En attendant, puisque c’est jeudi, tu pourras aller t’amuser avec Lucette.

Trott aurait mieux aimé rester auprès de sa maman et guetter avec elle cet instant solennel où le bateau passera. Il a un petit soupçon, que peut-être ces lettres à écrire sont un prétexte pour le renvoyer. Mais il ne faut pas insister. Ça pourrait faire de la peine à maman. Avant tout, il s’agit d’être bien sage et de faire ce qu’on doit. Donc, il ira s’acquitter de la tâche qu’on vient de lui confier. Heureusement, ce n’est pas très difficile.

Mlle Lucette sait que sa personne est la raison d’être du tout ; toute la création n’a pour but que de subvenir à ses besoins et à ses caprices ; sans doute elle ne le conçoit pas nettement, mais l’idée qu’en dehors d’elle quelque chose pourrait avoir une existence propre lui semblerait monstrueuse si elle pouvait arriver à la concevoir. Elle supporte bien malaisément que, dans une chambre où elle se trouve, un quelconque des esclaves qui l’entourent se livre à une occupation qui ne lui soit pas directement profitable. Elle considère un acte de ce genre comme une usurpation manifeste, comme un empiétement sur ses droits propres, qui sont la règle première de toute action. Quand nounou essaye de coudre ou maman d’écrire dans le local qu’elle honore de sa présence, cela va très bien tant qu’elle ne remarque pas que leur attention n’est pas absorbée par sa propre personne. Mais, du moment où elle s’aperçoit que ces êtres secondaires osent aspirer à une activité subjective et étrangère à son utilité personnelle, elle se voue immédiatement à la tâche de leur démontrer l’inanité de leurs prétentions. Violences physiques, menaces, accès de rage, imprécations, sourires, gémissements, amabilités, elle n’épargne rien pour arriver à ses fins. Il est inutile d’ajouter qu’elle y arrive toujours, et que nounou domptée et maman exténuée, abandonnant bientôt la couture ou la lettre commencée, rendent les armes à leur vainqueur.

Mais, si Mlle Lucette supporte difficilement d’être négligée, il faut reconnaître que, du moment que l’on s’est dévoué à son service, elle s’accommode assez volontiers, à part les heures de caprices, des divertissements qu’on veut bien lui offrir. Elle n’est pas de ces blasés qui affectent d’avoir tout épuisé et qui dédaigneraient la lune si on la leur apportait sur un plateau, en disant : « Connu. J’ai déjà vu ça planté là-haut dans le ciel. »

Mlle Lucette porte un intérêt exubérant à une multitude de choses. La nature lui semble pleine des phénomènes les plus captivants. Elle possède au plus haut point le talent, si par là il faut entendre avec Tolstoï la faculté de voir toute chose sous un angle original, différent de celui du vulgaire. Un morceau de papier, offert d’une manière convenable, peut être pour elle une source de jouissances indicibles. Pourvu qu’on lui dise « Coucou » et « La voilà », elle ira bien se cacher une cinquantaine de fois derrière une chaise et puis reviendra se jeter dans les bras de son interlocuteur. Également, elle consentira, pourvu qu’on l’encourage de temps en temps, à frotter indéfiniment un meuble avec un chiffon comme elle a vu faire à nounou — beaucoup moins longuement. Le monde, les êtres et les choses sont pleins de ressources et d’amusements. Mais, pour les goûter, Mlle Lucette a besoin d’une approbation extérieure qui stimule son activité. Une aide même légère lui est suffisante. Mais elle est nécessaire.

Trott n’éprouve donc pas de difficulté à remplir sa tâche. Il y réussit même si bien que nounou peut se livrer paisiblement à de délicats travaux d’art sur un bas troué. Il commence par informer Mlle Lucette que tout à l’heure le bateau de papa va passer. Mlle Lucette court à la fenêtre, tape contre les carreaux et puis s’en retourne avec des pépiements d’allégresse ; elle répète plusieurs fois cette manœuvre sans se lasser. De son côté, Trott, assis sur le parquet, essaye avec un bout de crayon de dessiner le portrait dudit bateau. On ne peut pas dire que ce soit excessivement ressemblant. Les mâts sont un peu de travers, et il semble que le bateau lui-même ait une drôle de forme. Pourtant il y a certainement quelque chose. Peut-être que Trott pourra demander à sa maman de l’expédier par le prochain courrier à son papa. Cependant Mlle Lucette en a assez de courir à la fenêtre, et elle prétend s’emparer du crayon de Trott et de son papier. Trott est un peu humilié du peu de cas qu’elle fait de son œuvre. Mais, après tout, il se rend compte qu’elle laisse à désirer, et généreusement il lui en fait l’abandon. Mlle Lucette se met à gribouiller quelques secondes avec le crayon. Elle se dispose ensuite à l’avaler, mais Trott s’y oppose ; mécontente, elle essaye de se rattraper sur le papier ; Trott le confisque également. Elle va se fâcher… Mais non, Trott a fait du papier une grosse boule et la lui jette sur le nez. L’extrême originalité et la drôlerie incomparable de cette action la charment. Elle se baisse pour ramasser le papier et le lance en l’air. Puis Trott le reprend et le jette encore. Et ensuite c’est de nouveau son tour. On ne peut rien imaginer de plus amusant que ce jeu-là. Ce sont des petits cris et des éclats de rire sans fin. Nounou s’amuse un peu moins, car de temps en temps elle reçoit la boule sur le nez ou Lucette dans les jambes. Pourtant sa reprise avance…

Tout à coup, dans la chambre à côté, on entend la voix de maman. Elle appelle :

— Trott ! tu peux venir.

Trott tressaille comme s’il avait été pris en faute. Comment est-il possible, quand on a tant de chagrin au fond du cœur, qu’on puisse l’oublier comme ça, tout à fait, pendant si longtemps ?

Il se sent indigné contre lui-même. Laissant en place Mlle Lucette stupéfaite, il se précipite…

Maman est assise sur le fauteuil rose devant la fenêtre. Elle regarde à travers une longue-vue vers la grande mer qui s’étale. Elle dit :

— Vois-tu cette fumée, là-bas ?

Trott parcourt l’horizon. D’abord il ne voit rien. Un ciel bleu radieux rayonne sur une mer bleue pailletée. C’est bon que le temps soit si splendide. Ç’aurait été terrible si le bateau avait passé au milieu d’une tempête. Mais où est-il, ce bateau ? Il y a bien une voile blanche… Ce n’est pas cela…

Ah ! oui ! Trott distingue quelque chose là-bas, très loin. Il y a une toute petite colonne de fumée pâle qui monte à l’horizon et qui s’incline. À peine si on l’aperçoit. Dessous, sur la mer, c’est tout au plus si on devine un petit point noir. Comme c’est petit !

— Vous êtes bien sûre, maman, que c’est le bateau de papa ?

Maman est sûre. Avec sa longue-vue elle distingue la lourde stature du cuirassé. Elle reconnaît les mâts, les tourelles, les cheminées. Elle donne la longue-vue à Trott. Il essaye de regarder, mais il ne voit rien que des espèces de ronds brillants qui dansent. Il voudrait bien dire qu’il distingue quelque chose ; mais vraiment il ne peut pas. Il déclare :

— J’attendrai que le bateau soit plus près.

Hélas ! il paraît qu’il n’approchera plus beaucoup.

— Alors, maman, vous me direz tout ce que vous verrez.

Hélas ! maman ne verra guère plus que ce qu’elle a déjà vu, ce que Trott lui-même devine vaguement : une colonne de fumée au-dessus d’une petite tache noire où se dressent çà et là quelques brindilles. C’est tout. C’est bien peu. Trott savait qu’il ne pourrait pas voir grand’chose ; que, bien entendu, il n’apercevrait pas son papa ; que le bateau passerait beaucoup trop loin. Mais enfin il espérait pourtant que peut-être par hasard, qui sait ? il y aurait une surprise. Ça ne vous dit pas grand’chose, cette toute petite machine qu’on aperçoit tout là-bas. Il contemple élancoliquement le petit point qui tache à peine la mer immense, la petite fumée qui estompe à peine le ciel infini. On dirait que ça diminue déjà…

Maman dit d’une voix pâle :

— Il s’éloigne.

Ses yeux vissés à la lorgnette, penchée en avant, elle demeure immobile à lorgner désespérément. C’était encore quelque chose de l’absent, ce petit point noir de l’espace. Oh ne le voyait pas, c’est vrai. Mais on savait qu’il était là. On savait que lui aussi il regardait tant qu’il pouvait. Si la lunette était meilleure, on aurait pu l’apercevoir. Malgré la distance déjà si grande, c’était comme un dernier adieu qu’on pouvait lui jeter. Il n’était pas entièrement perdu sur l’infini des flots. Après, quand tout aura disparu, il sera tout entier dans l’inconnu, dans le lointain, dans l’angoissant, et l’on ne saura plus même sur quelle région des mers immenses les souvenirs tendres et désespérés doivent aller le chercher…

Trott ne voit plus la tache noire. Il ne voit plus que la petite colonne de fumée. Tout à l’heure elle disparaîtra derrière le promontoire de la falaise qui s’avance. Alors ce sera fini. Malgré sa lorgnette, maman elle-même non plus ne verra plus rien. Et Trott sent une grande angoisse l’étreindre. Car voici que disparaît tout à fait celui qui est la force de sa faiblesse, le port de refuge de ses terreurs enfantines, le rempart contre tous les dangers, contre toutes les craintes, contre toutes les menaces. Et il se sent si petit, beaucoup trop petit, devant tout l’inconnu redoutable de la vie qui l’oppresse ! Pourtant il a promis d’être un brave petit homme…

Maman laisse retomber la lorgnette. Il n’y a plus de fumée sur la mer. Au-dessus du promontoire de la falaise, il y a seulement une espèce de petit brouillard. C’est fini. Le dernier fil est brisé. Maman pose sa lorgnette sur la table. Elle se jette en arrière dans son fauteuil, et cette fois, malgré son courage, deux larmes roulent sur ses joues. Trott voudrait beaucoup la consoler, mais il ne peut pas ; il sent bien que, s’il essayait de dire quelque chose, lui-même éclaterait en sanglots. Il prend la main de sa maman et y dépose des petits baisers. Un lourd silence noir s’appesantit en face du ciel radieux et de la mer étincelante. Mais, de l’autre côté du fauteuil, une petite voix incertaine chevrote :

— Maman, maman…

Et l’on voit apparaître la tête de Mlle Lucette. Dans sa précipitation, Trott a laissé ouverte la porte qui réunit les deux chambres. Mlle Lucette s’en est aperçue au bout d’un moment, et, profitant de l’inattention de nounou, très doucement, sans bruit, sachant qu’elle faisait quelque chose de défendu, elle s’est glissée dans l’entre-bâillement et s’est avancée à pas furtifs, à la fois fière, honteuse et un peu inquiète de son expédition. Et, sans rien dire d’abord, elle s’est mise à regarder sa maman, qui ne la regardait pas…

Et qu’a-t-elle vu sur la figure désolée de sa pauvre maman ? Qu’a-t-elle vu ? Peut-être pas grand’chose ; peut-être rien du tout. Peut-être n’a-t-elle agi que par geste machinal de petit animal caressant qui veut être caressé. Mais peut-être aussi a-t-elle aperçu les larmes de sa maman et très obscurément éprouvé quelque chose de nouveau. Peut-être, pour la première fois, un petit coin entièrement fermé de son âme s’est ouvert ; peut-être a-t-elle vaguement perçu un tout petit effluve d’un sentiment très tendre et très doux, de celui qui rend tolérable la vie et qui allège parfois les désespoirs, de celui qui, sans que nous souffrions, nous fait plaindre les souffrances des êtres qui souffrent…

Mlle Lucette a regardé sa maman qui pleurait. Elle a levé ses deux petits bras en l’air d’un air très tendre en disant : « Maman, maman ; » et puis, avançant ses petites lèvres, elle a fait signe qu’elle voulait l’embrasser. C’était la première fois…

Maman la prend sur ses genoux, la serre contre son cœur et la couvre de baisers et de larmes. Elle avait tant besoin de caresses et de larmes ! Lucette a trouvé ce qu’il lui fallait. À ses pieds, Trott est assis, tendre et blotti contre elle… Et, meurtrie, brisée et désolée, maman sent tout de même la grande consolation qui vient des petits enfants. Ils consolent si doucement, les petits enfants ! C’est qu’en consolant ils ne plaignent point leurs propres douleurs ; ils ne connaissent pas la souffrance, la mort et les choses terribles ; c’est le cœur limpide, plein d’amour seulement et de pitié, qu’ils viennent trouver ceux qui ont besoin d’amour et de pitié. Leur tendresse est plus sereine et plus bienfaisante, sur laquelle ne se profilent pas les souvenirs noirs du passé et les noires prévisions de l’avenir. Et il n’y a rien de si doux que leurs baisers simples, seules choses terrestres peut-être où il n’y ait nulle tristesse, nulle crainte, nulle amertume et rien de la saveur de la mort.

Maman songe qu’elle ne sera pas seule pendant la grande séparation. Trott se dit qu’après tout papa est parti, mais qu’il reviendra ; et, si Lucette est si gentille, ce sera plus facile d’être un petit brave homme. Lucette contemple avec joie le ciel et la mer, leur gazouille des chansons et puis se rejette vers sa maman pour l’embrasser encore, toute fière de son invention.

À l’horizon, la dernière fumée s’est évanouie au-dessus de la falaise. Le petit groupe est maintenant tout seul en face de l’infini du ciel, de la mer et de la vie.


FIN


TABLE




I. — 
 7
II. — 
 29
III. — 
 39
IV. — 
 51
V. — 
 61
VII. — 
 87
VIII. — 
 101
IX. — 
 121
 137
XI. — 
 163
XIV. — 
 219
 251
 275




paris. — typ. plon-nourrit et cie, 8 rue garancière. — 21911.