La République (trad. Chambry)/Livre II

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La République, livres I-III
Traduction par Émile Chambry.
Les Belles Lettres (p. 94-176).

LIVRE II



357Glaucon reprend la thèse de Thrasymaque.

I  Après avoir dit ces mots, je croyais bien être quitte de parler ; mais ce n’était, paraît-il, qu’un prélude. Car Glaucon, qui est toujours très combattif envers et contre tous, le montra cette fois encore et n’approuva point la retraite de Thrasymaque, et prenant la parole : Socrate, dit-il, te suffit-il de paraître nous avoir persuadés, ou veux-tu bnous persuader réellement que la justice est de toute façon préférable à l’injustice ?

Bien réellement, dis-je, je voudrais vous persuader, si cela était en mon pouvoir.

Alors, dit-il, tu ne fais pas ce que tu veux. Dis-moi donc, n’y a-t-il pas, à ton avis, une sorte de bien que nous souhaiterions d’avoir, non pas en vue de ses suites, mais parce que nous l’aimons pour lui-même, comme la joie et tous les plaisirs inoffensifs[1] et qui n’ont pas pour l’avenir d’autre conséquence que le plaisir même de leur possesseur ?

Je crois, dis-je, qu’il y a une espèce de bien de cette nature.

cN’y a-t-il pas aussi un bien que nous aimons pour lui-même et pour ses suites, par exemple le bon sens, la vue, la santé ? car de tels biens nous sont chers à ce double titre.

Si, dis-je.

Ne vois-tu pas, reprit-il, une troisième espèce de bien, où l’on range la gymnastique, la cure d’une maladie, l’exercice de la médecine et des autres arts lucratifs ? Nous pouvons dire de ces biens qu’ils sont pénibles, mais utiles, et ce n’est pas pour eux-mêmes dque nous voulons les posséder, mais pour le salaire et les autres avantages qui viennent à leur suite.

Il y a bien en effet, dis-je, cette troisième espèce ; mais où veux tu en venir ?

Dans laquelle, demanda-t-il, ranges-tu la justice ?

358Je la range pour ma part, dis-je, dans la plus belle, celle du bien qu’il faut aimer pour lui-même et pour ses suites, si l’on veut être heureux.

Ce n’est pas, dit-il, l’avis du vulgaire qui la classe dans les biens pénibles, ceux qu’il faut cultiver en vue du salaire et de la bonne renommée et pour sauver sa réputation, mais qu’il faut fuir pour eux-mêmes, à cause de la peine qu’ils exigent.


II  Je sais, dis-je, que c’est l’opinion du vulgaire, et il y a beau temps que Thrasymaque reproche à la justice d’être pénible, et réserve ses éloges à l’injustice ; mais moi, à ce qu’il paraît, j’ai la cervelle rétive.

bEh bien donc, reprit-il, écoute-moi à mon tour[2] ; peut-être seras-tu de mon avis. Je crois que Thrasymaque s’est rendu trop tôt, fasciné par toi comme un serpent. Pour moi, je ne suis pas satisfait de la manière dont l’une et l’autre thèse ont été défendues. Je veux savoir la nature de la justice et de l’injustice, et les effets que l’une et l’autre produisent par elles-mêmes dans l’âme où elles résident, sans tenir aucun compte des salaires et des conséquences qu’elles peuvent avoir. Voici donc ce que je vais faire, si tu le trouves bon. Reprenant l’argumentation de Thrasymaque, je dirai d’abord ce qu’est la justice, cselon l’opinion commune, et d’où elle tire son origine. Je ferai voir ensuite que ceux qui la pratiquent le font à contre-cœur, parce qu’elle est nécessaire, et non parce qu’elle est un bien ; enfin qu’ils sont logiques quand ils en usent ainsi, parce que la condition de l’homme injuste est bien meilleure que celle du juste, si on les en croit. Pour moi, Socrate, je ne partage pas cette opinion, bien que je sois troublé, parce que j’ai les oreilles rebattues des discours de Thrasymaque et de mille autres, et que je n’ai encore entendu personne ddéfendre d’une manière satisfaisante le parti de la justice et la supériorité qu’elle a sur l’injustice. Je voudrais l’entendre louer en elle-même et pour elle-même, et c’est de toi surtout que j’attends cet éloge. C’est pourquoi je vais mettre tous mes efforts à louer le sort de l’homme injuste, après quoi je te montrerai de quelle façon je voudrais à mon tour t’entendre blâmer l’injustice et louer la justice. Mais vois si ma proposition te convient.

eElle me convient parfaitement, dis-je ; est-il un sujet sur lequel un homme sensé puisse aimer à s’entretenir plus souvent que sur celui-là ?

Tu parles d’or, répondit-il. Maintenant écoute ce que je me suis chargé d’exposer d’abord, c’est-à-dire quelle est la nature et l’origine de la justice.

On dit que, suivant la nature[3], commettre l’injustice est un bien, la subir, un mal, mais qu’il y a plus de mal à la subir que de bien à la commettre. Aussi quand les hommes se font et subissent mutuellement des injustices et qu’ils en ressentent le plaisir ou le dommage, ceux qui ne peuvent éviter l’un et obtenir l’autre, 359jugent qu’il est utile de s’entendre les uns avec les autres pour ne plus commettre ni subir l’injustice. De là prirent naissance les lois et les conventions des hommes entre eux, et les prescriptions de la loi furent appelées légalité et justice. Telle est l’origine et l’essence de la justice. Elle tient le milieu entre le plus grand bien, c’est-à-dire l’impunité dans l’injustice, et le plus grand mal, c’est-à-dire l’impuissance à se venger de l’injustice. Placée entre ces deux extrêmes, bla justice n’est pas aimée comme un bien, mais honorée à cause de l’impuissance où l’on est de commettre l’injustice. Car celui qui peut la commettre et qui est véritablement homme se garderait bien de faire une convention aux fins de supprimer l’injustice ou commise ou subie : ce serait folie de sa part. Voilà donc, Socrate, quelle est la nature de la justice, et l’origine qu’on lui donne.


L’anneau de Gygès
donné au juste
ferait de lui
un criminel

III  Pour prouver que l’on ne pratique la justice que malgré soi et par impuissance puissance de commettre l’injustice, nous ne saurions mieux faire qu’en imaginant le cas que voici. cDonnons à l’homme de bien et au méchant un égal pouvoir de faire ce qui leur plaira ; suivons-les ensuite et regardons où la passion va les conduire : nous surprendrons l’homme de bien s’engageant dans la même route que le méchant, entraîné par le désir d’avoir sans cesse davantage, désir que toute nature poursuit comme un bien, mais que la loi ramène de force au respect de l’égalité. Le meilleur moyen de leur donner le pouvoir dont je parle, c’est de leur prêter le privilège qu’eut autrefois, dit-on, Gygès, l’aïeul du Lydien[4]. dGygès était un berger au service du roi qui régnait alors en Lydie. À la suite d’un grand orage et d’un tremblement de terre, le sol s’était fendu, et une ouverture béante s’était formée à l’endroit où il paissait son troupeau. Étonné à cette vue, il descendit dans ce trou, et l’on raconte qu’entre autres merveilles il aperçut un cheval d’airain, creux, percé de petites portes, à travers lesquelles ayant passé la tête il vit dans l’intérieur un homme qui était mort, selon toute apparence, et dont la taille dépassait la taille humaine. eCe mort était nu ; il avait seulement un anneau d’or à la main. Gygès le prit et sortit. Or les bergers s’étant réunis à leur ordinaire pour faire au roi leur rapport mensuel sur l’état des troupeaux, Gygès vint à l’assemblée, portant au doigt son anneau. Ayant pris place parmi les bergers, il tourna par hasard le chaton de sa bague par devers lui en dedans de sa main, 360et aussitôt il devint invisible à ses voisins, et l’on parla de lui, comme s’il était parti, ce qui le remplit d’étonnement. En maniant de nouveau sa bague, il tourna le chaton en dehors et aussitôt il redevint visible. Frappé de ces effets, il refit l’expérience pour voir si l’anneau avait bien ce pouvoir, et il constata qu’en tournant le chaton à l’intérieur il devenait invisible ; à l’extérieur, visible. Sûr de son fait, bil se fit mettre au nombre des bergers qu’on députait au roi. Il se rendit au palais, séduisit la reine, et avec son aide attaqua et tua le roi, puis s’empara du trône. Supposons maintenant deux anneaux comme celui-là, mettons l’un au doigt du juste, l’autre au doigt de l’injuste ; selon toute apparence, nous ne trouverons aucun homme d’une trempe assez forte pour rester fidèle à la justice et résister à la tentation de s’emparer du bien d’autrui, alors qu’il pourrait impunément prendre au marché ce qu’il voudrait, entrer dans les maisons pour s’accoupler à qui lui plairait, ctuer les uns, briser les fers des autres, en un mot être maître de tout faire comme un dieu parmi les hommes. En cela, rien ne le distinguerait du méchant, et ils tendraient tous deux au même but, et l’on pourrait voir là une grande preuve qu’on n’est pas juste par choix, mais par contrainte, vu qu’on ne regarde pas la justice comme un bien individuel, puisque partout où l’on croit pouvoir être injuste, on ne s’en fait pas faute. Tous les hommes en effet dcroient que l’injustice leur est beaucoup plus avantageuse individuellement que la justice, et ils ont raison de le croire, si l’on s’en rapporte au partisan de la doctrine que j’expose. Si en effet un homme, devenu maître d’un tel pouvoir, ne consentait jamais à commettre une injustice et à toucher au bien d’autrui, il serait regardé par ceux qui seraient dans le secret comme le plus malheureux et le plus insensé des hommes. Ils n’en feraient pas moins en public l’éloge de sa vertu, mais à dessein de se tromper mutuellement dans la crainte d’éprouver eux-mêmes quelque injustice. Voilà ce que j’avais à dire sur ce point.


eL’homme
parfaitement
injuste, pourvu
qu’il paraisse juste,
sera heureux ;
l’homme
parfaitement juste,
malheureux.

IV  Quant au jugement à porter sur le sort des deux hommes en question, considérons-les séparément l’un et l’autre dans le plus haut degré de justice et d’injustice : c’est le seul moyen d’en bien juger. Comment faire cette séparation ? Voici. N’ôtons rien à l’injustice du méchant, rien à la justice de l’homme de bien et supposons-les parfaits chacun dans leur genre de vie. D’abord que le méchant fasse comme les artistes supérieurs. 361Un habile pilote, un grand médecin voit jusqu’où son art peut aller ; ce qui est possible, il l’entreprend ; ce qui ne l’est pas, il l’abandonne, et s’il lui échappe quelque bévue, il est capable de la réparer. De même l’homme injuste doit conduire adroitement ses entreprises injustes sans se laisser découvrir[5], s’il veut être supérieur dans l’injustice ; s’il se laisse prendre, il faut le tenir pour un piètre artiste ; car le chef-d’œuvre de l’injustice[6], c’est de paraître juste sans l’être. Donnons donc à l’injuste parfait l’injustice la plus parfaite, sans en rien retrancher ; qu’en commettant les plus grands crimes il se ménage la plus grande réputation de justice, bet, si parfois il fait un faux pas, qu’il soit capable de s’en relever, qu’il soit assez éloquent pour se disculper, si l’on dénonce un de ses crimes, qu’enfin il emporte par la violence ce qu’il ne peut obtenir autrement, en s’aidant soit de son courage et de sa force, soit des amis et des richesses qu’il s’est procurés. En face d’un tel scélérat plaçons en imagination le juste, homme simple et généreux, qui veut, comme dit Eschyle, non pas paraître, mais être homme de bien. Aussi ôtons-lui cette apparence ; car, s’il paraît juste, il recevra des honneurs cet des récompenses à ce titre, et dès lors on ne saura pas si c’est pour la justice ou pour les récompenses et les honneurs qu’il est juste. Dépouillons-le donc de tout, excepté de la justice, et, pour que le contraste soit parfait entre cet homme et l’autre, que sans être coupable de la moindre faute il passe pour le plus scélérat des hommes, afin que sa justice mise à l’épreuve se reconnaisse à la constance qu’il aura devant la mauvaise réputation et les suites qu’elle comporte ; dqu’il reste inébranlable jusqu’à la mort, toujours vertueux et paraissant toujours criminel, afin qu’arrivés tous deux au dernier terme, l’un de la justice, l’autre de l’injustice, on puisse juger lequel des deux est le plus heureux.


V  Dieux ! cher Glaucon, m’écriai-je, avec quelle vigueur tu brosses ces deux hommes, en les épurant comme on lisse une statue, pour les soumettre à notre jugement.

Je fais de mon mieux, dit-il. Maintenant que nous les connaissons, il n’y a plus, je pense, aucune difficulté à décrire la vie qui les attend l’un et l’autre. Je vais donc l’essayer, et, esi mon langage est choquant, dis-toi, Socrate, que ce n’est pas moi qui parle, mais ceux qui mettent l’injustice au-dessus de la justice. Ils vont nous dire qu’en réalité le juste, tel que je l’ai représenté, sera fouetté, torturé, emprisonné, 362qu’on lui brûlera les yeux, qu’enfin, après avoir souffert des maux de toute sorte, il sera empalé, et qu’il reconnaîtra qu’il faut vouloir, non pas être juste, mais le paraître. Ainsi le mot d’Eschyle aurait été mieux appliqué à l’injuste ; car, diront-ils, c’est lui qui s’attache à quelque chose de réel au lieu de régler sa vie sur l’apparence, et qui veut, non paraître injuste, mais l’être,

« moissonnant dans sa pensée le sillon profond, d’où germent les bnobles desseins[7].

Tout d’abord il commande dans sa cité grâce à sa réputation de justice ; ensuite il prend femme dans la maison qui lui plaît, il marie ses enfants à qui il veut, il forme des liaisons de plaisir ou d’affaires avec qui bon lui semble, et il tire avantage et profit de tout cela, parce qu’il n’a aucun scrupule d’être injuste. Entre-t-il en conflit avec quelqu’un, soit dans la vie privée, soit dans la vie publique, il a le dessus et gagne aux dépens de son antagoniste ; par ce moyen il s’enrichit, fait du bien à ses amis, du mal à ses ennemis, coffre aux dieux des sacrifices et des présents considérables et magnifiques, et se concilie, beaucoup mieux que le juste, les dieux et les hommes à qui il veut plaire, d’où l’on peut conclure avec vraisemblance qu’il est plus aimé des dieux que le juste. C’est ainsi qu’ils soutiennent, Socrate, que les dieux et les hommes ménagent à l’homme injuste un sort meilleur qu’à l’homme juste.


dD’un autre
point de vue,
Adimante démontre
qu’on ne loue
la justice que pour
les biens
qu’elle procure.

VI  Quand Glaucon eut fini de parler, je me disposais à lui faire une réponse ; mais son frère Adimante[8] prit la parole et dit : Tu ne crois pas, je pense, Socrate, que la question soit épuisée ?

Pourquoi non ? dis-je.

Le point essentiel, dit-il, n’a pas été traité.

Eh bien ! repris-je, tu connais le proverbe : que le frère vienne au secours de son frère. Donc, si ton frère est en défaut sur quelque point, viens à son aide. Il en a dit assez pourtant pour me mettre hors de combat et dans l’impuissance de défendre la justice.

eMauvaise excuse, dit-il ; il faut que tu écoutes aussi ce que j’ai à dire. Il est indispensable en effet que nous examinions aussi la thèse contraire à celle qu’il a soutenue, la thèse de ceux qui louent la justice et blâment l’injustice : c’est le moyen de rendre plus sensible ce que Glaucon me paraît avoir en vue. Les pères enseignent et recommandent à leurs enfants la pratique de la justice, et ainsi font tous ceux qui ont charge d'âmes ; mais 363ce n’est pas pour elle-même qu’ils louent la justice, c’est pour la considération qu’elle procure ; on veut, en paraissant juste, tirer de sa réputation des magistratures, des mariages et tous les avantages que Glaucon a énumérés tout à l’heure, et qui vont à l’homme juste en vertu de sa bonne renommée. Mais ces partisans de la justice portent plus loin encore les profits d’une bonne réputation ; ils mettent en ligne de compte l’approbation des dieux et ne tarissent pas sur les biens dont les dieux, disent-ils, comblent les hommes pieux. C’est l’opinion du bon Hésiode et d’Homère. b Le premier dit qu’en faveur des justes les dieux font

« que les chênes portent des glands à leur cime et des abeilles dans leur tronc »,

et il ajoute que

« pour eux les brebis sont chargées d’épaisses toisons[9] »,

et cent autres biens du même genre. Homère tient à peu près le même langage :

« (Ta gloire va jusqu’au ciel,) comme celle d’un roi irréprochable qui craint les dieux et soutient le bon droit ; cpour lui la terre noire porte du froment et de l’orge, les arbres sont chargés de fruits, les brebis ne cessent de mettre bas et la mer fournit des poissons[10]. »

Musée et son fils accordent aux justes au nom des dieux des biens plus magnifiques encore ; ils les mènent en imagination chez Hadès, les font asseoir à table, couronnés de fleurs, et apprêtant un banquet des saints, dils les font dès lors passer tout leur temps à s'enivrer, comme si la plus belle récompense de la vertu était une ivresse éternelle. D'autres étendent encore plus loin les récompenses accordées par les dieux ; selon eux, l'homme saint et fidèle à ses serments revit après sa mort dans les enfants de ses enfants et dans sa postérité. Voilà entre autres choses ce qu'ils disent à l'éloge de la vertu. Pour les hommes impies et injustes, au contraire, ils les plongent dans la boue chez Hadès et les condamnent à porter de l'eau dans un crible, eet pendant leur vie ils les vouent à l'infamie, et tous les châtiments que Glaucon a énumérés comme le partage des justes qui passent pour méchants, ils les appliquent aux méchants ; ils n’en ont pas inventé d’autres. Telle est leur manière de louer la justice et de blâmer l’injustice.


VII  Outre cette conception de la justice et de l’injustice, je vais t’en soumettre une autre, Socrate, que j’emprunte au peuple et aux poètes. 364On les entend tous célébrer tout d’une voix la beauté de la tempérance et de la justice ; mais ils se plaignent qu’elles soient difficiles et pénibles, tandis que l’intempérance et l’injustice sont agréables et d’accès facile, honnies seulement par l’opinion et la loi. À les entendre, l’injustice est généralement plus avantageuse que la justice, et ils sont tout disposés à regarder comme heureux et à honorer en public et en particulier les méchants qui sont riches ou puissants de quelque autre manière, et à mépriser bet traiter de haut les bons qui sont faibles et pauvres, tout en reconnaissant qu’ils sont meilleurs que les autres. Mais de tous ces propos les plus étranges sont ceux qu’ils tiennent sur les dieux et sur la vertu. Les dieux mêmes, disent-ils, ont souvent réservé aux hommes vertueux l’infortune et une vie misérable, tandis qu’aux méchants ils accordaient le sort contraire. De leur côté, des prêtres mendiants et des devins viennent à la porte des riches[11] et leur persuadent qu’ils ont obtenu des dieux, par des sacrifices et des incantations, cle pouvoir de réparer au moyen de jeux et de fêtes les crimes qu’un homme ou ses ancêtres ont pu commettre. Veut-on faire du mal à un ennemi, ils s’engagent pour une légère rétribution à nuire à l’homme de bien tout comme au méchant par des évocations et des liens magiques, car, à les entendre, ils persuadent les dieux de se mettre à leur service. Ils appuient toutes ces prétentions du témoignage des poètes. Certains accordent au vice l’avantage de la facilité.

On peut facilement, même en foule, arriver au vice, car la voie

dest unie, et il n’habite pas loin ; mais devant la vertu les dieux ont mis la sueur[12] »,

et une route longue et escarpée.

D’autres, pour montrer que les dieux sont influencés par les hommes, prennent Homère à témoin ; car Homère a dit, lui aussi :

« Les dieux eux-mêmes se laissent fléchir. Avec des sacrifices, des vœux flatteurs, edes libations et la graisse des victimes, les hommes les prient et les apaisent, quand ils ont transgressé la loi et commis quelque faute[13] ».

Ils produisent d’autre part une foule de livres de Musée et d’Orphée, fils de la Lune et des Muses, dit-on. Ils règlent leurs sacrifices sur l’autorité de ces livres et font accroire non seulement aux particuliers, mais encore aux États qu’on peut par des sacrifices et des jeux divertissants être absous et purifié de son crime, 365soit de son vivant, soit-même après sa mort. Ils appellent initiations ces cérémonies qui nous délivrent des maux de l’autre monde et qu’on ne peut négliger, sans s’attendre à de terribles supplices.


Les opinions
du vulgaire
et des poètes
sont des
encouragements
à l’injustice.

VIII  Tous ces discours, mon cher Socrate, ajouta-t-il, et mille autres semblables qu’on tient sur la vertu et sur le vice, et sur l’estime qu’en font les dieux et les hommes, quelle impression pensons-nous qu’ils produisent sur l’âme d’un jeune homme doué d’un beau naturel, qui, butinant, si je puis dire, sur les propos qu’il entend, est capable d’en raisonner et d’en conclure ce qu’un homme doit être et quelle route il doit suivre pour s’assurer la meilleure existence possible ? Il est vraisemblable qu’il se dira à lui-même avec Pindare :

« Gravirai-je la tour plus élevée par le chemin de la justice ou de la fourberie tortueuse, pour m’y retrancher et y passer ma vie[14] ? »

On me dit que, si je suis juste, sans le paraître en même temps, je n’en tirerai aucun avantage, mais des peines et des châtiments certains, tandis que si je sais allier l’injustice avec la réputation d’honnête homme, on m’assure d’un sort égal à celui des dieux. En conséquence, puisque l’apparence, comme le démontrent les sages, cest plus forte que la vérité et décide du bonheur, c’est de ce côté qu’il faut me tourner tout entier. Je tracerai donc tout autour de moi, comme une façade et un décor, une image de vertu, et je traînerai derrière moi le renard subtil et astucieux du très sage Archiloque[15]. Mais, dira-t-on, il est difficile au méchant de se cacher toujours. Je répondrai qu’il n’y a pas non plus de grandes entreprises sans difficultés, mais qu’après tout, pour être heureux, nous n’avons pas d’autre voie à suivre dque celle qui nous est tracée par ces discours. Pour cacher notre injustice, nous formerons des ligues et des cabales ; nous avons d’autre part des maîtres de persuasion pour nous donner la science de la tribune et du barreau. Forts de ces ressources, nous assouvirons nos convoitises tantôt par la persuasion, tantôt par la force, sans encourir aucune peine. Mais il est impossible, direz-vous, d’échapper aux yeux des dieux et de leur faire violence. Mais s’ils n’existent point[16] ou s’ils ne se mêlent pas des affaires d’ici-bas, à quoi bon nous mettre en peine de leur échapper ? Et s’ils existent et s’ils en prennent soin, nous n’avons idée eet connaissance de leur existence que par ouï dire et par les poètes qui ont fait leur généalogie. Or ces mêmes poètes nous apprennent aussi qu’on peut les fléchir et les gagner par des sacrifices, de flatteuses prières et des offrandes : il faut les croire sur les deux points, ou ne les croire sur aucun. S’il faut les croire, nous serons injustes et nous leur ferons des sacrifices sur les fruits de nos injustices. 366Il est vrai qu’étant justes, nous n’aurions aucune peine à craindre de leur part, mais nous renoncerions alors aux profits de l’injustice. Au contraire, étant injustes, nous aurons le profit, et par nos prières nous leur persuaderons de nous pardonner nos crimes et nos fautes et nous échapperons au châtiment. Mais, dira-t-on, chez Hadès nous subirons la peine des injustices commises en ce monde, nous ou les enfants de nos enfants. — Mais, mon ami, répondra un homme qui raisonne, les initiations peuvent beaucoup ici, ainsi que les dieux libérateurs, bs’il en faut croire les plus grands États et les fils des dieux, poètes et interprètes des pensées divines, qui nous attestent ces vérités.


Socrate
doit montrer
que la justice
est un bien
par elle-même
et l’injustice un mal
par elle-même.

IX  Dans ces conditions, quelle raison reste-t-il de s’attacher à la justice plutôt qu’à l’extrême injustice, puisque nous n’avons qu’à cacher celle-ci sous de beaux dehors trompeurs pour réussir à souhait auprès des dieux et auprès des hommes, et de notre vivant et après notre mort, ainsi que l’attestent et les hommes du commun et les hommes supérieurs ?

Après ce que nous avons dit, le moyen, Socrate, de consentir à révérer la justice, cquand on a quelque vigueur d’âme ou de corps, quelque supériorité de fortune ou de naissance, et de ne pas rire quand on l’entend louer ? On peut donc affirmer que si un homme est capable de démontrer que ce que nous avons dit est faux, et s’il sait de science certaine que la vertu est le plus grand des biens, il est très indulgent et sans colère à l’égard des gens injustes. Il sait qu’à l’exception de ceux à qui un instinct divin inspire l’aversion de l’injustice ou qui s’en abstiennent, parce que la science les éclaire, dil n’y a personne qui soit volontairement juste, et que, si l’on blâme l’injustice, c’est que la lâcheté, la vieillesse ou quelque autre infirmité empêche de la commettre. La preuve en est qu’entre les hommes qui sont dans ce cas, le premier qui reçoit le pouvoir d’être injuste est le premier à en user dans la mesure de ses moyens. Et tout cela n’a pas d’autre cause que celle même qui a provoqué, de la part de mon frère et de la mienne, la discussion que nous avons avec toi, Socrate, je veux dire, mon admirable ami, qu’entre vous tous equi vous dites les défenseurs de la justice, à commencer par les héros des anciens temps[17], dont les discours se sont conservés jusqu’à notre époque, personne encore n’a blâmé l’injustice ou loué la justice pour d’autres raisons que la réputation, les honneurs et les récompenses qui y sont attachés. Quant à ce qu’elles sont l’une et l’autre par elles-mêmes et par leur vertu propre dans l’âme où elles se trouvent, ignorées des dieux et des hommes, personne encore ni en vers ni en prose n’a suffisamment démontré que l’une est le plus grand des maux de l’âme, et l’autre, la justice, son plus grand bien. Car si dès le début vous nous parliez en ce sens 367et si vous nous persuadiez de cette vérité dès l’enfance, nous ne nous observerions pas les uns les autres pour empêcher l’injustice, mais chacun s’observerait soi-même dans la crainte qu’admettant l’injustice en son âme il ne cohabitât avec le plus grand des maux[18].

Voilà, Socrate, et ce n’est sans doute pas tout, ce que Thrasymaque ou quelque autre pourrait dire sur la justice ou l’injustice, confondant maladroitement, ce me semble, la nature de l’une et de l’autre. Pour moi, je ne veux pas te le cacher, bc’est pour t’entendre soutenir la thèse contraire que j’ai soutenu la mienne avec toute la force dont je suis capable. Ne te borne donc pas à nous montrer par ton argumentation que la justice est préférable à l’injustice ; montre-nous les effets que l’une et l’autre produisent par elles-mêmes dans l’âme et qui font que l’une est un bien et l’autre un mal. Fais abstraction de la réputation, comme Glaucon te l’a recommandé ; car si tu tiens compte dans les deux cas de la réputation vraie, et que tu y ajoutes la réputation fausse, nous dirons que tu ne loues point la justice, mais l’apparence de la justice, cque tu ne blâmes point l’injustice, mais l’apparence de l’injustice, que tu nous recommandes de cacher notre injustice, et qu’enfin tu conviens avec Thrasymaque que la justice est un bien étranger, utile au plus fort, qu’au contraire l’injustice est utile et avantageuse à elle-même, mais nuisible au plus faible. Puisque tu as reconnu que la justice appartient à la classe des biens supérieurs, ceux qui méritent d’être recherchés pour leurs conséquences et davantage encore pour eux-mêmes, dcomme la vue, l’ouïe, la raison, la santé et tous les autres biens qui ont une vertu naturelle, indépendante de l’opinion, loue donc dans la justice ce qu’elle a par elle-même d’avantageux à son possesseur, et blâme dans l’injustice ce qu’elle a de nuisible par elle-même ; quant aux salaires et à la réputation, laisse-les louer à d’autres. Pour moi, je pourrais peut-être supporter dans la bouche d’un autre ces éloges de la vertu et ces critiques de l’injustice qui n’envisagent que la réputation et le salaire de l’une et de l’autre ; mais je ne les supporterai pas de toi, esans un ordre exprès de ta part, puisque tu as consacré toute ta vie à l’examen de cette unique question. Ne te borne donc pas à nous montrer que la justice est préférable à l’injustice ; fais-nous voir par les effets que l’une et l’autre produit par elle-même dans son possesseur, soit qu’elle échappe, soit qu’elle n’échappe pas aux regards des dieux et des hommes, que l’une est un bien et l’autre un mal.


Socrate va chercher
la nature de la
justice dans un
cadre plus grand,
celui d’un État.

X  Certes j’ai toujours admiré le naturel de Glaucon et d’Adimante ; mais en cette circonstance 368je fus vraiment ravi de leurs discours, et je leur dis : Ô fils de cet homme-là[19], ce n’est pas sans raison que l’amant de Glaucon a commencé ainsi l’élégie où il célèbre vos prouesses à la bataille de Mégare :

« Enfants d’Ariston, divine race d’un illustre héros ».

Il me semble, mes amis, que cet éloge vous convient parfaitement ; il faut qu’il y ait en vous quelque chose de vraiment divin, puisque vous n’êtes pas convaincus que l’injustice vaut mieux que la justice, après avoir parlé sur ce sujet avec tant de force. bEt je crois que véritablement vous ne l’êtes pas. Je le conjecture d’après l’ensemble de votre conduite ; car, à n’en juger que d’après vos discours, je me méfierais de vous. Mais plus j’ai confiance en vous, plus je suis embarrassé pour prendre un parti. D’un côté je ne sais comment défendre la justice ; il me semble que la tâche dépasse mes forces, et la preuve, c’est que je pensais bien prouver à Thrasymaque que la justice vaut mieux que l’injustice et que vous n’êtes pas satisfaits de mes raisons. D’un autre côté il m’est impossible de trahir la cause de la justice ; car je crains que ce ne soit une impiété, lorsqu’on l’attaque en ma présence, de perdre courage et de ne pas me porter à son secours, ctant que j’aurai un souffle de vie et la force de parler. Le mieux sera donc de la défendre comme je pourrai.

Alors Glaucon et les autres me conjurèrent d’y employer toutes mes ressources et de ne pas laisser tomber la discussion, sans avoir essayé de découvrir la nature du juste et de l’injuste et la vérité sur les avantages de l’un et de l’autre. Alors une idée me vint à l’esprit et je leur dis : La recherche que nous entreprenons est très épineuse et demande, à mon avis, une vue pénétrante. Puisque cette pénétration dnous fait défaut, voici, dis-je, comment je crois qu’il faut mener notre enquête. Si l’on donnait à lire de loin à des gens qui ont la vue basse des lettres écrites en petits caractères, et que l’un d’eux s’avisât que les mêmes lettres se trouvent écrites ailleurs en caractères plus gros sur un tableau plus grand, ce leur serait, je présume, une belle chance de commencer par lire les grosses lettres et d’examiner ensuite les petites pour voir si ce sont les mêmes.

C’est très bien, répondit Adimante ; mais quel rapport vois-tu là, eSocrate, avec la question de la justice ?

Je vais te le dire, répliquai-je. Si nous admettons une justice pour l’individu, nous en admettons une aussi pour l’État tout entier ?

Certes, dit-il.

Or l’État est plus grand que l’individu ?

Il est plus grand.

Par conséquent il pourrait bien y avoir une justice plus grande dans le cadre plus grand, et par là plus facile à déchiffrer. 369Si donc vous y consentez, nous examinerons d’abord quelle est la nature de la justice dans les États ; ensuite nous l’étudierons dans l’individu, en tâchant de retrouver la ressemblance de la grande dans les traits de la petite[20].

C’est, à mon avis, fort bien dit, répondit-il.

Eh bien, repris-je, si nous considérions en imagination la formation d’un État, ne verrions-nous pas aussi la justice s’y former, ainsi que l’injustice ?

Il se pourrait, dit-il.

Cela fait, ne pourrions-nous espérer découvrir plus facilement ce que nous cherchons ?

bBeaucoup plus facilement.

Vous semble-il qu’il faille essayer de mener cette recherche à bonne fin ? Ce n’est pas une petite entreprise, à mon avis. Réfléchissez-y.

C’est tout réfléchi, dit Adimante ; fais comme tu viens de dire.


Principe
de la formation
de l’État.

XI  Or, selon moi, repris-je, l’État doit sa naissance à l’impuissance où l’individu se trouve de se suffire lui-même et au besoin qu’il éprouve de mille choses. Vois-tu quelque autre cause à l’origine de l’État ?

Aucune, dit-il.

cDès lors un homme prend un autre homme avec lui en vue de tel besoin, puis un autre en vue de tel autre besoin, et la multiplicité des besoins assemble dans la même résidence plusieurs hommes qui s’associent pour s’entr’aider : c’est à cette société que nous avons donné le nom d’État. Est-ce bien cela ?

Exactement.

Mais quand un homme donne et reçoit, il ne fait cet échange que parce qu’il y voit son intérêt ?

Sans doute.

Eh bien donc ! repris-je, jetons par la pensée les fondements d’un État ; ces fondements seront naturellement nos besoins[21].

Sans doute.

dMais le premier et le plus important de tous est la nourriture, d’où dépend la conservation de notre être et de notre vie.

Assurément.

Le deuxième est celui du logement, le troisième celui du vêtement et de ce qui s’y rapporte.

C’est bien cela.

Mais voyons, repris-je, comment l’État suffira-t-il à fournir tant de choses ? Ne faudra-t-il pas que l’un soit laboureur, un autre maçon, un autre tisserand ? Ajouterons-nous encore un cordonnier ou quelque autre artisan pour les besoins du corps ?

Certainement.

L’État est donc essentiellement composé de quatre ou cinq personnes ?

eCela est évident.

Mais quoi ? faut-il que chacune d’elles fasse le métier qui lui est propre pour toute la communauté, par exemple que le laboureur fournisse à lui seul les vivres pour quatre et mette quatre fois plus de temps et de peine à préparer le blé pour en faire part aux autres, ou bien que, sans s’inquiéter d’eux, il produise pour lui seul le quart seulement de ce blé dans un quart de son temps 370et consacre les trois autres quarts, l’un à se faire une maison, l’autre, un vêtement, l’autre, des chaussures, et qu’au lieu de se donner du mal pour la communauté, il fasse ses propres affaires lui-même pour lui seul ?

Adimante répondit : Peut-être, Socrate, le premier procédé serait-il plus commode.

Par Zeus, je n’en suis pas surpris, repris-je ; ta réponse me suggère en effet une réflexion, c’est que tout d’abord la nature n’a pas précisément donné à chacun de nous les mêmes dispositions, bmais qu’elle a différencié les caractères et fait l’un pour une chose, l’autre pour une autre. N’est-ce pas ton avis ?

Si.

Mais quoi ? lequel vaut le mieux de faire à soi seul plusieurs métiers, ou de n’en faire qu’un seul[22] ?

De n’en faire qu’un seul, dit-il.

Mais, si je ne me trompe, il est évident aussi que, si on laisse passer le temps de faire une chose, on la manque.

C’est évident en effet.

C’est que, je pense, l’ouvrage n’attend pas la commodité de l’ouvrier, et l’ouvrier ne doit pas quitter son ouvrage, comme si c’était cun simple passe-temps.

Il ne le doit pas.

Par suite on fait plus et mieux et plus aisément, lorsque chacun ne fait qu’une chose, celle à laquelle il est propre, dans le temps voulu, sans s’occuper des autres.

Très certainement.

Il faut donc, Adimante, plus de quatre citoyens pour satisfaire aux besoins dont nous venons de parler. Car le laboureur ne fera sans doute pas lui-même sa charrue, s’il veut qu’elle soit bien faite, dni son hoyau, ni ses autres outils agricoles ; le maçon non plus ne fera pas ses outils ; il lui en faut en effet beaucoup à lui aussi ; ni le tisserand non plus, ni le cordonnier.

C’est vrai.

Voilà donc des maçons, des forgerons et beaucoup d’ouvriers semblables qui, en s’associant à notre petit État, vont augmenter sa population.

Assurément.

Mais il ne serait pas encore bien grand, si nous y ajoutions des bouviers, des bergers et les autres espèces de pasteurs, pour fournir aux laboureurs edes bœufs de labour, pour mettre à la disposition des maçons, aussi bien que des laboureurs, des bêtes de somme pour les charrois, et procurer aux tisserands et aux cordonniers des peaux et des laines.

Ce ne serait plus, dit-il, un petit État, s’il réunissait tant de personnes.

Mais, repris-je, il serait presque impossible[23] de fonder la ville elle-même en un endroit où elle n’aurait besoin de rien importer.

C’est impossible en effet.

Elle aura donc besoin encore d’autres citoyens pour lui apporter des autres États ce qui lui manque.

Elle en aura besoin.

Mais si le commissionnaire s’en va les mains vides, sans rien apporter de ce qui fait besoin à ces peuples où il va chercher ce qui manque à ses propres concitoyens[24], il reviendra les mains vides, 371n’est-ce pas ton avis ?

Si.

Il faut donc que l’État produise chez lui non seulement de quoi suffire à ses besoins, mais encore des objets tels et en tel nombre que les réclament les pays d’où il importe les denrées qui lui manquent.

C’est en effet nécessaire.

Il faut donc augmenter dans notre État le nombre des laboureurs et des autres artisans.

Il le faut.

Il lui faut de plus des commissionnaires pour importer et exporter les diverses denrées ; or ceux-ci sont des commerçants, n’est-ce pas ?

Oui.

Nous aurons donc besoin de commerçants ?

Assurément.

Et si le commerce se fait par mer, il nous faudra encore beaucoup d’autres artisans, bj’entends ceux qui sont versés dans le métier de marins.

Il en faudra beaucoup.


Tableau de la vie
simple et saine d’un
État primitif.

XII  Mais dans l’intérieur même de la cité, comment les citoyens se feront ils part les uns aux autres des produits de leur travail respectif ? Car c’est précisément pour cela que nous avons fait une société et fondé un État.

Il est évident, dit-il, que ce sera par vente et par achat.

De là la nécessité d’un marché et d’une monnaie, signe de la valeur des objets échangés.

Assurément.

cMais si le laboureur ou quelque autre artisan, apportant au marché quelqu’un de ses produits, n’arrive pas au même moment que ceux qui ont besoin de lui acheter sa marchandise, laissera-t-il son travail ininterrompu pour rester assis au marché ?

Point du tout, dit-il ; il y a des gens qui, voyant cet inconvénient, se chargent du service d’intermédiaires. Dans les États bien réglés, ce sont ordinairement les gens les plus faibles de santé, incapables de tout autre travail. Leur rôle est de rester au marché, dd’acheter à prix d’argent à ceux qui désirent vendre et de vendre, à prix d’argent aussi, à ceux qui désirent acheter[25].

En conséquence de ce besoin, repris-je, il y aura donc des marchands dans notre État ? N’est-ce pas le nom que l’on donne à ceux qui sont établis au marché comme intermédiaires pour l’achat et la vente, tandis que nous appelons négociants ceux qui vont d’un pays à l’autre ?

C’est exact,

eIl y a encore, je crois, d’autres gens à employer, gens peu dignes par leur esprit d’être admis dans la communauté, mais qui par leur vigueur physique sont propres aux gros travaux. Ils vendent l’emploi de leur force, et, comme ils appellent salaire le prix de leur peine, on leur donne, je crois, le nom de salariés, n’est-ce pas ?

Oui.

Ils sont, ce me semble, comme un complément de la cité, ces salariés[26].

C’est mon avis.

Dès lors, Adimante, la cité n’a-t-elle pas pris assez d’accroissements pour être parfaite ?

Peut-être.

Alors où peut-on y trouver la justice et l’injustice ? et, parmi les choses que nous avons examinées, avec laquelle ont-elles pris naissance ?

372Pour moi, répondit-il, je ne le vois pas, Socrate, à moins que ce ne soit peut-être dans l’échange que les hommes font entre eux de ces choses mêmes.

Il est possible, dis-je, que tu aies raison ; examinons la question sans nous rebuter.

Considérons d’abord de quelle manière vont vivre les gens ainsi organisés. Ne vont-ils pas produire du blé, du vin, faire des habits, des chaussures, se bâtir des maisons ? Pendant l’été, ne travailleront-ils pas ordinairement à demi vêtus et sans chaussures, et pendant l’hiver vêtus et chaussés comme il convient ? bPour se nourrir ils fabriqueront sans doute soit avec de l’orge, soit avec du froment, de la farine qu’ils feront griller ou qu’ils pétriront ; ils en feront de beaux gâteaux et des pains[27] qu’on servira sur du chaume ou sur des feuilles bien propres ; couchés sur des lits de feuillage, jonchés de couleuvrée ou de myrte, ils se régaleront eux et leurs enfants, buvant du vin, la tête couronnée de fleurs, et chantant les louanges des dieux ; ils vivront ensemble joyeusement,

créglant sur leurs ressources le nombre de leurs enfants, dans la crainte de la pauvreté ou de la guerre.


Glaucon réclame les
raffinements de la
vie civilisée. Il faut
dès lors agrandir
l’État.

XIII  Alors Glaucon prenant la parole, dit : C’est avec du pain sec, ce me semble, que tu fais banqueter ces gens-là.

Tu dis vrai, répliquai-je ; j’avais oublié les mets ; mais il est évident qu’ils auront du sel, des olives, du fromage, des oignons et des légumes qui sont les mets des campagnards ; nous leur servirons même du dessert, à savoir des figues, des pois chiches et des fèves, et ils feront griller sur la braise ddes baies de myrte et des glands qu’ils croqueront en buvant modérément. En passant ainsi leur vie dans la paix et la santé, ils parviendront naturellement jusqu’à la vieillesse et ils transmettront la même vie à leurs descendants.

Il reprit : Si tu organisais, Socrate, un État de pourceaux[28], tu ne leur donnerais pas d’autre pâture que celle-là.

Que faut-il donc leur donner, Glaucon ? repris-je.

Ce qu’on leur donne d’habitude. Il faut, si l’on veut qu’ils soient à leur aise, les asseoir sur des lits et leur donner des tables pour prendre leurs repas, eet leur servir les ragoûts en usage aujourd’hui et du dessert.

Fort bien, dis-je, je comprends. Ce n’est plus simplement l’origine d’un État que nous étudions, mais celle d’un État qui vit dans les délices, et ce procédé peut n’être pas mauvais ; car l’étude d’un tel État nous fera peut-être apercevoir aussi bien par où la justice et l’injustice s’implantent à un moment donné dans les États. Toujours est-il que le véritable État, celui que j’ai décrit me paraît être un État sain ; mais si vous voulez que nous en considérions un autre, gonflé d’humeurs, rien ne nous en empêche. Certains en 373effet ne seront pas contents, je le crains, de ces dispositions ni de notre régime même ; ils y ajouteront des lits, des tables, des meubles de toute sorte, des ragoûts, des parfums, des essences à brûler, des courtisanes, des friandises, et chacune de ces superfluités sous toutes les formes possibles. On ne mettra plus simplement au rang des choses nécessaires celles dont j’ai parlé d’abord, les maisons, les vêtements, les chaussures ; on va désormais employer la peinture, et toutes les combinaisons de couleurs, et se procurer de l’or, de l’ivoire et toutes les matières précieuses, n’est-ce pas ?

bOui, dit-il.

En ce cas, agrandissons l’État ; car le premier, le sain, ne peut plus suffire ; il faut désormais l’amplifier et le remplir d’une multitude de gens dont la présence dans les cités n’aura plus d’autre objet que les besoins superflus, comme les chasseurs de toute espèce et la foule des imitateurs, soit ceux qui s’appliquent aux figures et aux couleurs, soit ceux qui cultivent la musique, c’est-à-dire les poètes et leur cortège de rhapsodes, d’acteurs, de danseurs, d’entrepreneurs de théâtre, et les fabricants d’articles de toute sorte et spécialement de toilette féminine. cIl faudra aussi accroître le nombre des serviteurs, ou bien ne crois-tu pas que nous aurons besoin de pédagogues, de nourrices, de gouvernantes, de femmes de chambre, de coiffeurs et aussi de cuisiniers et de bouchers ? Ajoutons-y encore des porchers[29]. Tout cela ne se trouvait pas dans notre premier État ; nous n’en avions pas besoin ; mais dans celui-ci ils nous sont indispensables. Il nous faudra encore des bestiaux de toute espèce pour ceux qui auront envie d’en manger ; n’est-ce pas vrai ?

C’est incontestable.

Mais avec ce régime les médecins nous seront bien plus dnécessaires qu’auparavant.

Beaucoup plus.


Il faut empiéter
le territoire des
voisins et entretenir
une armée de
métier.

XIV  Et le pays qui suffisait jusqu’ici à nourrir ses habitants deviendra trop petit et insuffisant. Qu’en penses-tu ?

C’est vrai, dit-il.

Dès lors ne serons-nous pas forcés d’empiéter sur le territoire de nos voisins, si nous voulons avoir assez de terre à pâturer et à cultiver ; et nos voisins de leur côté n’empiéteront-ils pas sur le nôtre, si, franchissant les bornes du nécessaire, ils s’abandonnent comme nous à el’insatiable désir de posséder ?

On sera bien forcé d’en venir là, Socrate, répondit-il.

Dès lors, Glaucon, nous ferons la guerre ? ou quel autre parti prendre ?

Il n’y en a pas d’autre, dit-il.

Si la guerre fait du bien ou du mal, repris-je, c’est une question qu’il n’est pas l’heure d’aborder ; bornons-nous à dire que nous avons découvert l’origine de la guerre dans cette passion qui est pour les États et les particuliers le plus funeste fléau chaque fois qu’il les frappe[30].

Ce n’est que trop vrai.

Dès lors, mon ami, il nous faut encore agrandir l’État, et non d’une accession légère, 374mais d’une armée entière qui puisse se mettre en campagne pour défendre les possessions de l’État et prendre celles de l’ennemi, comme je l’ai dit tout à l’heure, et qui livre bataille aux envahisseurs.

Mais quoi ? dit-il, les citoyens ne sont-ils pas capables de le faire eux-mêmes[31] ?

Non, repris-je, si le principe dont nous sommes tous convenus, toi comme les autres, reste vrai. Or nous sommes convenus, s’il t’en souvient, qu’il est impossible à un seul homme d’exercer comme il faut plusieurs métiers.

Tu as raison, répondit-il.

bEh bien ! repris-je, ne crois-tu pas que les luttes de la guerre relèvent d’un métier ?

Si, assurément, dit-il.

Faut-il donc donner plus d’attention au métier de cordonnier qu’à celui de guerrier ?

Pas du tout.

Or bien nous avons interdit au cordonnier d’entreprendre en même temps le métier de laboureur, de tisserand, de maçon ; nous l’avons réduit à celui de cordonnier, afin que la cordonnerie nous donne de beaux produits ; et à chacun des autres artisans nous avons de même attribué un métier unique, celui auquel il est propre et qu’il doit exercer pendant toute sa vie, cà l’exclusion de tout autre, s’il veut profiter de toutes les occasions favorables et se rendre parfait dans sa profession. S’il en est ainsi, n’est-il pas de la plus haute importance que le métier de la guerre soit pratiqué comme il faut ; ou ce métier est-il si facile qu’un laboureur, un cordonnier ou n’importe quel artisan puisse être en même temps un homme de guerre, alors qu’on ne peut devenir bon joueur au trictrac ou aux osselets, si on ne s’y applique pas dès l’enfance et si on ne joue qu’à ses moments perdus ? Suffit-il de prendre un bouclier dou toute autre armé ou instrument de guerre pour devenir le jour même un bon soldat dans la grosse infanterie ou dans tout autre corps de troupe, tandis qu’on aura beau prendre en main les instruments de tout autre art, on n’en deviendra pas pour cela artisan ni athlète, et l’instrument ne servira de rien, à qui n’aura pas acquis la connaissance de chaque art ni pratiqué les exercices nécessaires[32] ?

Autrement, dit-il, les instruments vaudraient bien cher.


Qualités requises
pour être gardien
de l’État.

XV  Ainsi, repris-je, plus le métier des gardiens[33] est important, eplus il exige de loisir que les autres, et plus aussi d’art et de soin.

C’est mon avis, dit-il.

Ne faut-il pas aussi pour l’exercer des dispositions naturelles appropriées ?

Sans doute.

C’est donc à nous, semble-t-il, à choisir, si nous en sommes capables, ceux qui par la nature et le genre de leurs aptitudes sont propres à garder l’État.

C’est à nous assurément.

Par Zeus, repris-je, nous nous chargeons là d’une besogne bien difficile ; cependant ne perdons pas courage ; faisons tout ce que nos forces nous permettront.

375Non, il ne faut pas perdre courage, dit-il.

Eh bien ! repris-je, vois-tu, pour le rôle de gardien, des différences entre le naturel d’un jeune chien de bonne race et celui d’un jeune garçon bien né ?

Que veux-tu dire par là ?

Que l’un et l’autre doit avoir de la sagacité pour découvrir l’ennemi, de la vitesse pour le poursuivre, aussitôt qu’il est découvert, et de la force pour livrer bataille, quand il est atteint.

Il a besoin en effet, dit-il, de toutes ces qualités.

Et de courage encore, pour bien combattre.

Sans contredit.

Mais un cheval, un chien ou un animal quelconque pourra-t-il être courageux, bs’il n’est d’humeur colère[34] ? N’as-tu pas remarqué que la colère est quelque chose d’indomptable et d’invincible et qu’une âme animée par elle est incapable de trembler et de céder ?

Je l’ai remarqué.

Ainsi tu vois quelles sont les qualités du corps qui conviennent au gardien.

Oui.

Et tu vois aussi que pour l’âme, c’est l’humeur irascible.

Oui aussi.

Mais alors, Glaucon, repris-je, ne seront-ils pas féroces entre eux et envers les autres citoyens, avec un pareil caractère ?

Par Zeus, répondit-il, ils auront de la peine à ne pas l’être.

cIl faut pourtant qu’ils soient doux envers les leurs tout en étant rudes aux ennemis, sans quoi ils n’attendront pas que d’autres les détruisent, ils les préviendront et se détruiront eux-mêmes.

C’est vrai, dit-il.

Alors, que faire ? dis-je. Où trouver un naturel à la fois doux et irascible ? la colère et la douceur se repoussent.

Cela est évident.

Et pourtant que l’une ou l’autre manque, il n’y a pas de bon gardien ; or il semble impossible de les réunir, d’où l’on peut conclure dqu’il est impossible de rencontrer un bon gardien.

J’en ai peur, dit-il.

J’eus un moment d’incertitude ; mais ayant repassé dans mon esprit ce que nous avions dit, je repris : C’est à juste titre, mon ami, que nous sommes embarrassés ; car nous nous sommes écartés de l’exemple que nous nous étions proposé.

Comment cela ?

Nous n’avons pas réfléchi qu’il existe en effet des naturels doués de ces qualités contraires, dont la réunion nous a paru impossible.

Où donc ?

Ils se voient en différents animaux, mais surtout dans celui que nous comparions à notre gardien. eTu sais sans doute que le naturel des chiens de bonne race est d’être aussi doux que possible pour les habitués de la maison et les gens qu’ils connaissent, et le contraire pour ceux qu’ils ne connaissent pas ?

Je le sais, assurément.

La chose, repris-je, est donc possible, et nous n’allons pas à l’encontre de la nature en cherchant un gardien de ce caractère.

Il ne le semble pas.


XVI  Ne te semble-t-il pas qu’il manque encore quelque chose à notre homme pour être un bon gardien ? c’est d’avoir, avec l’humeur colère, l’instinct philosophique[35].

376Comment ? dit-il : je ne conçois pas.

Cet instinct, repris-je, tu le remarqueras aussi chez le chien, et c’est une chose digne d’admiration dans un animal.

En quoi consiste cet instinct ?

C’est que le chien grogne à la vue d’un inconnu, bien qu’il n’en ait reçu aucun mal, tandis que, s’il voit un homme de sa connaissance, il le flatte, quoiqu’il n’en ait reçu aucun bien. Cela ne t’a jamais frappé ?

Je n’y ai pas fait beaucoup d’attention jusqu’ici, répondit-il ; mais il est clair que le chien se conduit comme tu dis.

Et il faut avouer qu’il manifeste par là un naturel heureux et bvraiment philosophe.

Comment ?

C’est que, repris-je, le seul moyen par lequel il distingue une figure amie ou ennemie, c’est qu’il connaît l’une et ne connaît pas l’autre. Or comment n’avoir pas le désir d’apprendre, quand c’est la connaissance et l’ignorance qui font discerner l’ami de l’étranger ?

Il n’en peut être autrement, répondit-il.

Eh bien ! repris-je, être avide d’apprendre et être philosophe, c’est la même chose[36].

C’est la même chose en effet, dit-il.

Admettons donc hardiment que l’homme aussi, pour être doux envers ses amis et connaissances, cdoit être naturellement philosophe et avide de savoir.

Admettons-le, dit-il.

Donc, philosophe, colère, prompt et fort, voilà ce que sera naturellement l’homme destiné à faire un excellent gardien de l’État.

Certainement, dit-il.


Éducation
des gardiens :
musique
et gymnastique.

Tel sera donc le caractère de notre gardien. Mais comment élever et instruire de tels hommes ? L’examen de cette question peut-il nous aider à découvrir ce dqui est l’objet de toutes nos recherches, je veux dire la manière dont la justice et l’injustice prennent naissance dans un État ? Il faut le savoir pour ne pas omettre un point important, pour ne pas non plus discuter à perte de vue.

Alors le frère de Glaucon prit la parole : Oui, je pense pour ma part que cet examen nous sera utile pour atteindre notre but.

Par Zeus ! fis-je alors, il ne faut pas, cher Adimante, renoncer à le faire, quelque long qu’il puisse être.

Non.

Eh bien ? allons, supposons que donnant carrière à notre imagination nous faisons un conte et que nous sommes de loisir, eet formons en esprit ces gardiens.

C’est ce qu’il faut faire.


Il faut rejeter
de l’éducation
les fables
qui défigurent
les dieux
et les héros.

XVII  Quelle éducation[37] leur donnerons-nous ? Il est difficile, n’est-ce pas ? d’en trouver une meilleure que celle qui s’est établie au cours des âges, je veux dire la gymnastique pour le corps et la musique pour l’âme.

Nous avons en effet l’une et l’autre.

Cette éducation ne commencera-t-elle pas par la musique plutôt que par la gymnastique ?

Cela va de soi.

Or la musique comporte des discours : l’admets-tu ou ne l’admets-tu pas ?

Je l’admets.

Mais n’y a-t-il pas deux espèces de discours, les vrais et les mensongers ?

Si.

377Les uns et les autres entreront dans notre enseignement, mais d’abord ceux qui sont mensongers.

Je ne saisis pas, dit-il, ce que tu veux dire.

Tu ne saisis pas, dis-je, qu’on commence l’éducation des enfants en leur contant des fables ? Or ces fables ne sont en somme que des mensonges, malgré les quelques vérités qui s’y mêlent. On se sert de ces fables pour l’instruction des enfants avant de les envoyer au gymnase.

C’est vrai.

Voilà pourquoi je disais qu’il faut entamer la musique avant la gymnastique.

C’est juste, dit-il.

Ne sais-tu pas qu’en toutes choses la grande affaire est le commencement, principalement pour tout être jeune et tendre, bparce que c’est à ce moment qu’on façonne et qu’on enfonce le mieux l’empreinte dont on veut marquer un individu ?

C’est bien certain.

En ce cas laisserons-nous à la légère les enfants prêter l’oreille à n’importe quelle fable imaginée par le premier venu et recevoir dans leur esprit des opinions le plus souvent contraires à celles qu’ils devront avoir, selon nous, quand ils seront grands ?

Nous ne le permettrons pas du tout.

Il faut donc commencer, semble-t-il, par veiller sur les faiseurs de fables, cet, s’ils en font de bonnes, les adopter, de mauvaises, les rejeter. Nous engagerons ensuite les nourrices et les mères à conter aux enfants celles que nous aurons adoptées et à leur façonner l’âme avec leurs fables beaucoup plus soigneusement que le corps avec leurs mains. Quant aux fables qu’elles racontent à présent, il faut en rejeter le plus grand nombre.

Lesquelles ? demanda-t-il.

Nous jugerons, répondis-je, des petites par les grandes ; car grandes et petites, il faut qu’elles soient faites sur le même modèle et produisent le même effet ; dn’est-ce pas ton avis ?

Si, dit-il ; mais je ne vois pas non plus quelles sont ces grandes fables dont tu parles.

Ce sont, répondis-je, celles des deux conteurs Hésiode et Homère[38], et des autres poètes ; car ce sont eux qui ont composé ces fables mensongères qu’on a racontées et qu’on raconte encore aux hommes.

Quelles sont donc ces fables, demanda-t-il, et qu’y blâmes-tu ?

Ce qu’il y faut blâmer d’abord et avant tout, répondis-je, c’est-à-dire de vilains mensonges.

eQue veux-tu dire ?

Qu’on représente en ces fictions les dieux et les héros d’une manière erronée, comme lorsqu’un peintre fait des portraits qui n’ont aucune ressemblance aux objets qu’il prétendait représenter.

On a raison en effet, dit-il, de blâmer ces errements ; mais comment et en quoi les poètes sont-ils répréhensibles ?

D’abord, répondis-je, c’est faire le plus grand des mensonges sur les êtres les plus augustes que de rapporter contre toute bienséance qu’Ouranos a commis les atrocités que lui prête Hésiode[39] 378et comment Kronos en a tiré vengeance. Quand même la conduite de Kronos et la manière dont il fut traité par son fils, seraient vraies, encore faudrait-il, à mon avis, éviter de les raconter à la légère, comme on le fait, à des êtres dépourvus de raison, à des enfants ; il vaut mieux les ensevelir dans le silence, ou, s’il est nécessaire d’en parler, le faire en secret devant le plus petit nombre possible d’auditeurs, après avoir immolé, non un porc, mais quelque grande et introuvable victime, afin qu’il y ait aussi peu d’initiés que possible.

bEn effet, dit-il, ces récits-là sont fâcheux.

Et ils ne sont pas à répéter, Adimante, dans notre État, et il ne faut pas dire à un jeune auditeur qu’en commettant les plus grands crimes et en ne reculant devant aucune cruauté pour châtier l’injustice d’un père, il ne fait rien d’extraordinaire, et qu’il ne fait que suivre l’exemple des premiers et des plus grands des dieux[40].

Non, par Zeus ! dit-il, je ne crois pas, moi non plus, que ce soient des choses bonnes à dire.

Il ne faut pas non plus, repris-je, il ne faut absolument pas dire cque les dieux font la guerre aux dieux, qu’ils se tendent des pièges et se battent entre eux, récits d’ailleurs mensongers, si nous voulons que les futurs gardiens de notre cité se croient déshonorés en se querellant à la légère. Il faut bien se garder de leur conter ou de leur représenter sur des peintures ou des tapisseries les combats des géants et les innombrables querelles de toute sorte qui ont armé les dieux et les héros contre leurs proches et leurs amis. Au contraire, si nous voulons leur persuader que jamais un citoyen n’a eu de haine pour un autre citoyen et qu’une telle haine est un crime[41], ce sont là les maximes que les vieillards des deux sexes doivent répéter aux enfants, det quand les enfants deviennent grands, les poètes aussi ne devront composer pour eux que des fables conformes à ces maximes. Mais de raconter qu’Héra a été chargée de chaînes par son fils, qu’Héphaistos a été précipité par son père pour avoir voulu défendre sa mère contre les coups de son époux, et que les dieux se sont livré tous les combats imaginés par Homère, voilà ce que nous n’admettrons pas dans notre république, qu’il y ait ou non allégorie dans ces fictions ; car un enfant n’est pas en état de discerner ece qui est allégorique de ce qui ne l’est pas, et les impressions qu’il reçoit à cet âge sont d’ordinaire ineffaçables et inébranlables. C’est pourquoi sans doute il importe extrêmement que les premières choses qu’il entend soient les fables les mieux imaginées pour le porter à la vertu.


Les fables doivent
représenter Dieu
tel qu’il est.

XVIII  Cela est sensé, dit-il. Mais si on voulait savoir encore ce que nous entendons par là et quelles sont ces fables, que dirions-nous ?

Je lui répondis : Adimante, nous ne sommes poètes, ni toi, ni moi, 379en ce moment, mais fondateurs d’État ; en cette qualité, il nous appartient de connaître les modèles suivant lesquels les poètes doivent composer leurs fables et leur défendre de s’en écarter ; mais ce n’est pas à nous d’en composer.

C’est juste, dit-il ; mais je voudrais savoir précisément quels sont ces modèles qu’il faut suivre pour parler des dieux.

Voici l’idée que je m’en fais, dis-je. Il faut toujours représenter Dieu tel qu’il est, quel que soit le genre de poésie, épique, lyrique ou tragique où on le mette en scène.

Il le faut, en effet.

bOr Dieu n’est-il pas essentiellement bon, et n’est-ce pas suivant cette idée qu’il en faut parler ?

Sans doute.

Mais rien de ce qui est bon n’est nuisible, n’est-ce pas ?

C’est mon avis.

Or ce qui n’est pas nuisible, ne nuit pas ?

En aucune manière.

Mais ce qui ne nuit pas fait-il du mal ?

Pas davantage.

Et ce qui ne fait aucun mal ne peut être non plus la cause d’un mal ?

Comment le pourrait-il ?

Mais quoi ! ce qui est bon n’est-il pas bienfaisant ?

Si.

Il est donc cause de ce qui se fait de bien ?

Oui.

À ce compte, ce qui est bon n’est pas la cause de tout ; il est la cause des biens, il n’est pas la cause des maux[42].

cC’est incontestable, dit-il.

Par conséquent, repris-je. Dieu, puisqu’il est bon, n’est pas non plus la cause de tout, comme on le dit communément ; il n’est cause que d’une petite partie des choses qui arrivent aux hommes, et il n’est pour rien dans la plus grande partie, car nos biens sont en fort petit nombre en comparaison de nos maux ; pour les biens, nul autre que lui n’en est l’auteur ; mais pour les maux, il faut en chercher la cause ailleurs qu’en Dieu.

Ton raisonnement, dit-il, me paraît très juste.

Dès lors, repris-je, il est impossible d’admettre, sur l’autorité d’Homère dou de tout autre poète, des erreurs au sujet des dieux aussi absurdes que celles-ci :

« Sur le seuil de Zeus sont placés deux tonneaux pleins,
l’un de sorts heureux, l’autre de sorts malheureux[43] » ;

et celui à qui Zeus donne un mélange des deux

« éprouve tantôt du bien, tantôt du mal » ;

mais celui qui ne reçoit que la seconde espèce de sort, sans aucun mélange,

« la faim dévorante le poursuit sur la terre divine » ;

e

et encore :

« Zeus est pour nous le distributeur des biens et des maux[44] ».


XIX  De même pour la violation des serments et de la trêve[45], si quelqu’un dit que Pandaros la commit à l’instigation d’Athéna et de Zeus, nous lui refuserons notre approbation, a tout comme à celui qui attribue 380à l’action de Zeus et de Thémis la querelle et le jugement des déesses[46]. Nous ne permettrons pas non plus de répéter en présence des jeunes gens les vers d’Eschyle où il est dit que

« Dieu implante le crime chez les humains,
Quand il veut ruiner complètement leur maison ».

Si quelqu’un représente les malheurs de Niobé, où se trouvent les iambes que je viens de citer, ou les malheurs des Pélopides ou ceux des Troyens ou quelque autre sujet semblable, nous ne le laisserons pas dire que ces malheurs sont l’œuvre de la Divinité, ou, s’il le dit, il doit en rendre raison à peu près comme nous cherchons à le faire en ce moment ; il doit dire que Dieu n’a rien fait en cela que de juste et de bon et que le châtiment ba tourné à l’avantage des coupables ; mais que les mortels punis aient été malheureux et que Dieu ait été l’auteur de leurs maux, c’est une chose que nous ne laisserons pas dire au poète. Si au contraire les poètes disent que les méchants, étant malheureux, avaient besoin d’être punis et que leur punition fut un bienfait des dieux[47], il faut leur en laisser la liberté. Mais si l’on dit que Dieu, qui est bon, est la cause du malheur de quelqu’un, nous nous opposerons de toutes nos forces à ce qu’un citoyen tienne ou écoute de tels propos dans un État cqui doit avoir de bonnes lois ; ni vieux, ni jeunes ne doivent se prêter à de tels récits, ni en vers, ni en prose, parce qu’il serait impie de les faire, parce qu’ils sont inutiles pour nous et contradictoires entre eux.

Je voterai cette loi avec toi, dit-il ; elle m’agrée.

Ce sera donc, repris-je, la première des lois relatives aux dieux et le premier des principes auxquels on devra conformer ses discours, si l’on parle, et ses fictions, si l’on est poète : que Dieu n’est pas la cause de tout, mais seulement du bien.

Cela suffit, dit-il.


Les métamorphoses
des dieux
sont un démenti
à leur perfection.
d

Passons à la deuxième loi. Crois-tu que Dieu soit un magicien, capable de nous tendre des pièges et d’apparaître sous des formes diverses, tantôt réellement présent et changeant son image en une foule de figures différentes, tantôt n’offrant de lui-même que des fantômes trompeurs et sans réalité ? N’est-ce pas plutôt un être simple, le moins capable de sortir de la forme qui lui est propre ?

Je ne puis ainsi te répondre au pied levé, dit-il.

Examinons la chose de ce biais. Si un être sort de sa forme, ne faut-il pas ou qu’il se transforme lui-même ou qu’il soit etransformé par un autre ?

Il le faut.

Mais les choses les mieux constituées ne sont-elles pas les moins sujettes à être transformées et changées par une cause étrangère ? Par exemple les corps les plus sains et les plus robustes ne sont-ils pas les moins affectés par la nourriture, la boisson, la fatigue, et les plantes les plus vigoureuses, par la chaleur du soleil, 381les vents et autres accidents semblables ?

Sans doute.

Et s’il s’agit de l'âme, n’est-ce pas la plus courageuse et la plus sensée qui est la moins troublée et altérée par les accidents extérieurs ?

Si.

Il faut admettre aussi pour la même raison que, parmi tous les objets composés, vases, édifices, vêtements, ceux qui ont été bien travaillés et sont en bon état sont ceux que le temps et les autres agents de destruction altèrent le moins.

C’est juste.

bDonc tout être parfait, qu’il tienne sa perfection de la nature, ou de l’art, ou de l’une et l’autre, est le moins exposé à un changement venu du dehors.

Il le semble.

Mais Dieu, avec tout ce qui tient à sa nature, est absolument parfait.

Sans doute.

Et par là le moins susceptible de recevoir plusieurs formes[48].

Le moins susceptible, assurément.


XX  Mais ne peut-il changer et se transformer lui-même ?

Évidemment si, répondit-il, s’il est vrai qu’il se transforme.

Mais se change-t-il en mieux et en plus beau, ou en pis et en plus laid ?

381Si vraiment il change, dit-il, c’est nécessairement en pis ; car nous n’avons garde de dire qu’il manque à Dieu aucun degré de beauté ou de vertu.

Rien de plus juste, dis-je ; mais, s’il en est ainsi, penses-tu, Adimante, qu’un être, quel qu’il soit, homme ou dieu, veuille prendre de lui même une forme inférieure sous quelque rapport que ce soit.

C’est impossible, dit-il.

Il est donc impossible même pour un dieu, repris-je, qu’il consente à changer, et chacun des dieux, étant le plus beau et le meilleur possible, garde toujours et invariablement, ce semble, la forme qui lui est propre.

Il me semble que cela est de toute nécessité, répondit-il.

dAlors, mon excellent ami, repris-je, qu’aucun poète ne s’avise de nous dire que

« les dieux, sous les traits de voyageurs étrangers, parcourent
les villes avec des déguisements de toute espèce[49] »,

qu’aucun ne débite ses mensonges sur Protée et Thétis[50], ni ne représente dans une tragédie ou tout autre poème Héra métamorphosée en prêtresse qui mendie

« pour les enfants bienfaisants du fleuve argien Inachos[51] »,

e

et qu’enfin on nous épargne cent autres mensonges du même genre. Que de leur côté les mères n’aillent pas, sur la foi des poètes, effrayer leurs jeunes enfants en leur contant mal à propos que des dieux circulent pendant la nuit, déguisés en étrangers sous mille formes diverses, et qu’ainsi elles évitent à la fois de blasphémer contre les dieux et de rendre leurs enfants plus peureux.

Qu’elles s’en gardent bien ! dit-il.

Mais, repris-je, peut-être que les dieux, incapables de changer de figure par eux-mêmes, peuvent du moins nous faire croire qu’ils se montrent sous ces formes diverses, par une sorte d’imposture et par des tours d’enchanteurs ?

Peut-être, dit-il.

382Mais quoi ! repris-je, un dieu voudrait-il mentir, en parole ou en action, en nous présentant un fantôme au lieu de lui-même ?

Je ne sais pas, dit-il.

Tu ne sais pas que le vrai mensonge, si l’on peut employer cette expression, est également détesté des dieux et des hommes ?

Que veux-tu dire ?

Je veux dire, repris-je, que personne ne consent à être trompé dans la partie maîtresse de son être et sur les choses les plus importantes, et qu’on ne craint rien tant que d’y loger le mensonge.

Je ne comprends pas encore, dit-il.

bTu crois sans doute que je dis quelque chose de transcendant. Non, je dis que ce qu’on supporte avec le plus de peine, c’est d’être et de rester trompé dans son âme sur la nature des choses, d’être dans l’ignorance et d’avoir et de garder le mensonge en son âme, et qu’il n’est en aucune matière plus détesté.

Il s’en faut de beaucoup, dit-il.

À proprement parler, repris-je, le vrai mensonge, pour reprendre mon expression de tout à l’heure, c’est l’ignorance[52] qui est dans l’âme de l’homme trompé ; car le mensonge exprimé dans les paroles n’est qu’une imitation de l’état de l’âme, une image qui se produit à la suite ; cce n’est pas un mensonge absolument pur[53], n’est-il pas vrai ?

Tout à fait vrai.


XXI  Ainsi donc le vrai mensonge est détesté non seulement des dieux, mais encore des hommes.

C’est mon avis.

Mais pour le mensonge en paroles, quand et à qui est-il assez utile pour n’être plus haïssable ? N’est-ce pas à l’égard des ennemis et de ceux que nous appelons amis, quand la fureur ou la démence les porterait à quelque mauvaise action ? Le mensonge ne devient-il pas alors utile comme un dremède propre à les en détourner ? Et encore dans la composition des fables[54], dont nous parlions tout à l’heure, quand, par suite de l’ignorance où nous sommes des faits authentiques du passé, nous conformons autant que possible le mensonge à la vérité, ne rendons-nous pas par là le mensonge utile ?

Si, dit-il, je le reconnais.

Mais pour laquelle de ces raisons le mensonge est-il utile à Dieu ? Est-ce l’ignorance du passé qui le déterminerait à une assimilation mensongère ?

Il serait ridicule de le prétendre, dit-il.

On ne saurait donc trouver en Dieu un poète menteur.

Il ne me semble pas.

eMais est-ce la crainte de ses ennemis qui le porterait au mensonge ?

Il s’en faut de beaucoup.

Alors est-ce la folie ou la fureur de ses amis ?

Mais les dieux n’ont point d’amis parmi les furieux et les insensés, répondit-il.

Il n’y a donc pas de raison pour que Dieu soit menteur.

Il n’y en a pas.

Par conséquent tout ce qui est démonique et divin est en opposition complète avec le mensonge.

Oui, complète, dit-il.

Dieu est donc absolument simple et vrai en actions et en paroles, il ne change pas de lui-même et il ne trompe les autres, ni par des fantômes, ni par des discours, ni par des signes envoyés de lui dans la veille ou dans les rêves.

383Je le crois, dit-il, moi aussi, à t’entendre parler.

Tu m’accordes donc, repris-je, que le second principe qui doit régler les discours ordinaires et les compositions poétiques relatives aux dieux, c’est qu’ils ne sont pas des enchanteurs qui changent de formes et qu’ils ne nous égarent point par des mensonges en paroles ou en actions.

Je te l’accorde.

Ainsi, tout en louant beaucoup de choses dans Homère, il y en a une que nous n’approuverons pas : c’est le songe envoyé par Zeus à Agamemnon[55]. Nous n’approuverons pas davantage le passage d’Eschyle où Thétis dit qu’Apollon bchantant à ses noces

« lui prédisait une heureuse fécondité, et des enfants destinés à une longue vie exempte de maladies. Après avoir annoncé que les dieux veilleraient avec amour sur toute ma destinée, il entonna le péan et releva mon courage. Et moi je m’imaginais que le mensonge n’avait point de place dans la divine bouche de Phébus, d’où jaillissent les oracles. Or ce dieu, qui chantait lui-même, qui était assis lui-même au banquet, qui m’avait lui-même prédit cet avenir, c’est lui-même qui a tué mon enfant[56]. »

cQuand un poète parlera ainsi des dieux, nous nous fâcherons et ne lui accorderons pas de chœur et nous ferons la même défense aux maîtres chargés d’instruire la jeunesse, si nous voulons que nos gardiens deviennent pieux et semblables aux dieux, autant que la faiblesse humaine le permet. Je donne, dit-il, une entière adhésion à ces règles et je suis prêt à les prendre pour lois.


  1. Ces plaisirs inoffensifs sont définis dans les Lois 667 E comme des plaisirs qui ne comportent aucune suite, ni bonne, ni mauvaise. Ils diffèrent des plaisirs purs analysés dans le Philèbe 53, qui peuvent avoir des conséquences, mais qui ne comportent pas de peine.
  2. Thrasymaque est désormais condamné au silence, il ne dira plus que quelques mots incidemment. C’est désormais Glaucon et Adimante qui vont être les interlocuteurs de Socrate. Platon met ses frères à l’honneur, en leur donnant, à côté de Socrate, les rôles les plus importants dans le plus beau de ses ouvrages.
  3. En reprenant la théorie de Thrasymaque, Glaucon y introduit la distinction entre la nature et la loi. L’injustice est la loi de la nature ; la justice est le résultat d’un contrat entre les hommes. Aristote, Politique Γ 1280b 10, attribue la même doctrine au sophiste
  4. Le texte des manuscrits est τῷ Γύγου τοῦ Λυδοῦ προγόνῳ à l’ancêtre de Gygès, le Lydien. Mais au livre X 612 B Platon dit Γύγου δακτύλιον ; l’anneau de Gygès, et non de l’ancêtre de Gygès, et les auteurs anciens qui ont parlé de cet anneau l’attribuent tous à Gygès lui-même, Cicéron, De Off. III 28, Lucien, Nav. 41 et Bis Acc. 21, Philostrate, Vita Apoll. 101. Aussi a-t-on corrigé en transposant l’article : Γύγῃ τῷ τοῦ Λυδοῦ προγόνῳ qu’on interprète : à Gygès, l’ancêtre du Lydien, c’est-à-dire du célèbre Lydien Crésus. Il est vrai que ni Hérodote, I 18-13, ni Nicolas de Damas Frag. Hist. Graec., III 382-6 éd. Müller, qui ont conté comment Gygès fonda la dynastie des Mermnades en Lydie en tuant le roi Candaule avec l’aide de la reine et en s’emparant de son trône, n’ont parlé de cet anneau merveilleux. Mais il se peut que ces historiens n’aient pas connu ou aient négligé la légende.
  5. C’est ainsi qu’à Sparte on punissait les enfants, non pour avoir volé, mais pour s’être laissé prendre. Cf. Lois, 845 B.
  6. Cicéron dit dans le De Officiis, I, 41 : « De toutes les injustices il n’y en a pas de plus énorme que celle des gens qui, au moment même où ils trompent les autres, s’arrangent pour paraître hommes de bien. »
  7. Platon chasse les poètes de sa République, mais il est nourri d’Homère, d’Hésiode, de Pindare et de Simonide, et des trois grands tragiques. Il leur emprunte force traits qu’il sertit dans son raisonnement comme des perles brillantes. C’est un de ses moyens favoris pour jeter de la variété et de l’agrément dans ses développements. Il a en particulier pour Eschyle la même vénération qu’Aristophane, et comme Aristophane, il perce volontiers Euripide de ses sarcasmes. Le présent passage est tiré des Sept contre Thèbes, V, 592-4, où il s’agit d’Amphiaraos « qui ne veut pas paraître, mais être bon, moissonnant, etc. »
  8. Platon a partagé entre les deux frères le préambule de la grande discussion qui va s’engager. L’un a développé la thèse de Thrasymaque et loué l’injustice ; l’autre va la confirmer en montrant que les hommes ne cultivent la justice que pour ses conséquences, et qu’on peut être injuste impunément.
  9. Hésiode, Travaux et Jours, 232-3.
  10. Homère, Odyssée, XIX, 109 sqq.
  11. Par cette expression demi proverbiale « viennent à la porte des riches » Platon stigmatise l’avarice des devins et prêtres mendiants. Il a exprimé son mépris pour la mantique en général dans l’Eutyphron ; son attaque ici vise particulièrement les Orphéotélestes ou frères orphiques. On peut voir dans Démosthènes Pro Cor., § 228 et suiv. les cérémonies qu’ils pratiquaient.
  12. Hésiode, Trav. et Jours, 287-9. Les mots « et une route longue et escarpée » rappellent ceux d’Hésiode 290-1 μακρὸς δὲ καὶ ὄρθιος οἶμος ἐς αὐτὴν καὶ τραχὺς : et la route qui mène à elle est longue, escarpée et rude. Les mots καὶ τραχὺς sont l’origine de la leçon de F καὶ τραχεῖαν.
  13. Homère, Iliade, IX, 497-501 : ces paroles sont adressées par Phénix à Achille, Au lieu de λιστοί, notre texte d’Homère porte στρεπτοί ; mais comme λιστοί est un mot qui ne se rencontre pas ailleurs, il faut croire que la recension suivie par Platon portait λιστοί.
  14. Pindare, Frag. 213.
  15. Archiloque semble avoir fait du renard le symbole de la ruse dans la littérature grecque. Nous avons de lui deux fragments de fables où figure le renard (86-88 et 89, éd. Bergk).
  16. On connaît le mot de Protagoras (Diogène Laërce, IX, 51) : « En ce qui concerne les dieux, je ne sais ni s’ils existent, ni s’ils n’existent pas. »
  17. Qui sont ces héros des anciens temps ? D’après Jowett et Campbell, Platon pense ici aux contes et maximes bien connues que les poètes et les logographes ont mis dans la bouche des anciens héros ; d’après Adam, ce sont Orphée, Musée et les autres enfants des dieux, poètes et prophètes, dont il est question 368 B θεῶν παῖδες, ποιηταὶ καὶ προφῆται τῶν θεῶν γενόμενοι.
  18. Cette thèse est développée dans le Gorgias 472 D-481 B.
  19. Cet homme-là, c’est Thrasymaque. Cette curieuse appellation signifie que Glaucon et Adimante sont les héritiers de la discussion abandonnée par Thrasymaque. De même dans le Philèbe 36 D, Philèbe ayant renoncé à discuter avec Socrate, Protarque, qui prend sa place, est appelé du même terme : fils de cet homme-là. Cette interprétation est celle de Stallbaum et d’Adam qui ajoute : « Cette image est en réalité un des anneaux par lesquels Platon relie entre elles les parties du dialogue. Comme Polémarque est l’héritier de Céphale (331 E), ainsi Glaucon et Adimante sont les héritiers de Thrasymaque. »
  20. Si l’on s’en tient à la définition de Simonide, qui est la vraie, à savoir que la justice consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû, le parallèle que Platon établit entre la justice dans l’État et la justice dans l’individu, s’évanouit, puisqu’il n’y a qu’une sorte de justice. Il est fondé, si l’on veut bien admettre avec Platon que la justice est la subordination des parties inférieures de l’homme à la partie supérieure, représentée dans l’État par les philosophes, dans l’individu par la raison.
  21. Platon fonde la société humaine sur le besoin que les hommes ont les uns des autres ; dans les Lois (676 A-680 E) il appuie davantage sur l’instinct social des hommes ; dans le Protagoras, les hommes s’unissent pour se défendre contre les bêtes fauves. Aristote, Polit., 1291a, 10-19, a critiqué Platon ; il prétend que c’est en vue de l’honnêteté (τὰ καλόν) que la société se forme, et non en vue des besoins matériels (τὰ ἀναγκαῖα).
  22. Ces vues si nettes sur la différence des aptitudes et sur la division du travail sont les fondements sur lesquels Platon établira les différentes classes de citoyens dans son État.
  23. Néanmoins Platon essaye dans les Lois d’assurer à l’État cet avantage (704 A-705 B).
  24. Platon envisage les échanges de peuple à peuple tels qu’ils durent se pratiquer à l’origine, c’est-à-dire par le troc des marchandises. L’argent, comme moyen d’échange, ne sera d’abord employé que sur le marché intérieur (371 C).
  25. Platon a très bien vu la nécessité du commerce ; mais il le remet aux mains des gens incapables de tout autre travail, « de ceux dont la perte serait un faible dommage pour l’État », comme il dit dans les Lois, 919 C. Il les méprise encore à un autre titre, parce que ce sont des hommes d’argent.
  26. On remarquera que Platon ne parle pas d’esclaves ; ces salariés en effet, qui vendent l’emploi de leurs forces, ne sont pas des esclaves.
  27. Les habitants de la « cité première » sont végétariens. Cependant Platon permettra aux soldats de manger de la viande. Cf. III, 404 B.
  28. On a voulu voir dans cette cité de porcs une allusion méprisante à l’État idéal d’Antisthène. Mais Platon est sérieux dans la description qu’il donne ici, et l’on sent qu’il peint avec complaisance cette première cité, fondation sur laquelle il construira sa cité idéale. Entre les deux se place la cité gonflée d’humeurs, copiée sur la cité athénienne.
  29. Auparavant on ne mangeait pas de viande, et l’on n’élevait pas de cochons ; car le cochon n’est bon qu'à manger.
  30. L’origine de la guerre est donc le désir d’accroître son territoire et sa richesse. Platon dit également dans le Phèdre, 66 C : « C’est pour acquérir des richesses que les guerres arrivent » et Aristote en dit autant Polit. À 8 1256b 23.
  31. Glaucon parle en Athénien, Platon en citoyen de Lacédémone où la guerre est un métier. Cf. Isocrate Archid., 81 : « Si nous sommes supérieurs aux Grecs, ce n’est point par la grandeur du territoire, ni par le chiffre de la population, c’est parce que nous avons fondé un État semblable à un camp, bien administré et prêt à obéir aux chefs. » Platon aussi juge la constitution de Sparte supérieure à celle d’Athènes : il laconise.
  32. Le Socrate historique insiste de même sur la nécessité d’une instruction spéciale et d’un entraînement particulier, pour réussir à la guerre. V. Xénophon, Mémor. III 1.
  33. C’est la première fois que Platon emploie ce terme de gardiens (φύλακες) au sens particulier qu’il a dans la République ; il comprend à la fois les soldats et les gouvernants. Quand il est nécessaire de distinguer entre les deux classes, les premiers sont appelés ἐπίκουροι, auxiliaires ou défenseurs (III, 414 B), les autres φύλακες παντελεῖς ou τέλεοι φύλακες, gardiens parfaits, ou plus communément ἄρχοντες, gouverneurs. C’est seulement au IIIe livre (412 B et sqq.) que Platon les distingue expressément, et aux livres VI et VII qu’il les caractérise et les peint.
  34. Le terme θυμοειδής que les Anglais traduisent assez bien par spirited, que j’ai traduit faute de mieux par d’humeur colère, qui serait peut-être mieux rendu par généreux au sens du xviie siècle, est employé ici pour la première fois dans la République. Le vrai Socrate l’avait appliqué aux chevaux fougueux (Xén., Mém., IV, 1, 3). Platon l’emploie comme adjectif correspondant à θυμός, comme ἐπιθυμητικό correspond à ἐπιθυμία. Cf. P. Meyer, ὁ θυμός apud Arist. Platonemque (1876) dont la conclusion (p. 65) est : « τὸν θυμὸν esse eam naturalem vim, qua ductus suam quisque propriam naturam explere studeat, quaque incitatus quaecumque hanc naturam ipsi propriam tollere vel laedere conentur, fugiat, quae contra perfectiorem reddere possint, adpetat. »
  35. On a voulu voir ici une allusion aux Cyniques. Cf. Schol. in Arist. éd. Brandis (Berlin, 1836) 23b 16 et sqq. : « La quatrième cause (pour laquelle on les a appelés Cyniques), c’est que le chien est un animal doué de discernement, qui distingue l’ami de l’étranger par la connaissance ou l’ignorance qu’il en a ; car celui qu’il reconnaît, il le regarde comme un ami, portât-il un bâton, celui qu’il ne connaît pas, comme un ennemi, lui présentât-il un appât. Pareillement les Cyniques regardaient comme amis ceux qu’ils jugeaient propres à la philosophie et ils leur faisaient bon accueil ; mais ceux qui y étaient impropres, ils les repoussaient en aboyant contre eux à la manière des chiens. »
  36. On peut noter que dans les livres II-IV, Platon emploie les mots « philosophe » et « philosophie » dans un sens plus moral qu’intellectuel. Il y voit une disposition naturelle ou acquise à chercher la vérité. Ce n’est que dans la dernière partie du livre V (478 B), où Platon entreprend de décrire la troisième forme de sa cité idéale, la κατάστασις τῶν ἀρχόντων, que l’aspect intellectuel du mot philosophie commence à prédominer sur le moral.
  37. Le programme d’éducation contenu dans les livres II et III vise à assainir la τρυφῶσα πόλις et à compléter la peinture de la deuxième cité idéale de Platon. Il faut se rappeler que le but de cette discipline préliminaire est de former le caractère plutôt que l’intelligence, et que tous les gardiens doivent passer par cette formation. L’éducation supérieure est réservée (livre VII) à ceux d’entre les gardiens qui sont destinés à gouverner l’État, et son but exprès est d’éduquer l’intellect plutôt que la volonté. Sur l’éducation dans Platon on lira avec profit Nettleship, Hellenica, pp. 67-180 et A. Drygas Schneidemühl, Platon’s Erziehungstheorie (1880).
  38. Ce sont ces deux poètes que Platon considère comme les auteurs responsables de la théologie grecque. Avant lui, Pythagore, Xénophane, Héraclite avaient élevé des protestations contre son immoralité. Platon l’attaque à son tour dans ce livre et le suivant, et il ouvre la voie aux violentes diatribes que les chrétiens feront contre les dieux du paganisme.
  39. Hésiode, Théogonie, 154-181.
  40. C’est par l’exemple de Zeus enchaînant son père qu’Eutyphron justifie sa conduite envers son père (Eutyphron V E-VI A). Platon est revenu sur le pernicieux effet de ces légendes dans les Lois, 886 C, 941 B. Cf. encore Isocrate, Bus. 38-43 et Lucien, Men. 3.
  41. Ce que Platon trouve de plus répréhensible dans les républiques de son temps, et en particulier dans celle d’Athènes, c’est la division entre les démocrates et les oligarques, entre les riches et les pauvres, division mortelle à la paix intérieure, fatale à l’indépendance de l’État. Ce qu’il veut avant tout, c’est que les citoyens, au lieu d'être ennemis les uns des autres, soient amis. Pour établir cette concorde, il inventera au besoin une théologie nouvelle, qu’il expose dans un mythe III, 414 ; car une sanction religieuse lui paraît indispensable.
  42. Avant Platon, Xénophane, Pindare et les poètes dramatiques avaient proclamé la bonté morale de la Divinité ; mais l’idée que Dieu, étant bon, ne peut être la cause du mal, est probablement due à Platon. Le vrai Socrate ne semble pas avoir mis en doute que Dieu est l’auteur du mal comme du bien. « Crois-tu, dit-il, que les dieux auraient mis dans l’esprit des hommes l’idée qu’ils sont capables de faire du bien et de faire du mal, s’ils n’en avaient pas le pouvoir ? » Xénophon, Mém. I, 4, 16.
  43. Δοιοὶ γάρ τε πίθοι κατακείαται ἐν Διὸς οὔδει
    Δώρων οἷα δίδωσι κακῶν, ἕτερος δὲ ἑάων
    (Iliade, XXIV, 527-9).

  44. Ces mots ne sont pas d’Homère, mais d’un poète inconnu.
  45. Sur la violation des serments, voir Iliade, IV, 69 sqq.
  46. On a rapporté la querelle et le jugement des déesses au combat des dieux, Iliade, XX, 1-74. Il s’agit en réalité de la querelle des trois déesses Héra, Athéna et Aphrodite et du jugement de Pâris. Les vers d’Eschyle qui suivent se rapportent au fragment 160.
  47. La punition est un bienfait parce qu’elle guérit et améliore le coupable. L’ignorance ou le vice est dans l’âme ce que la maladie est dans le corps, et le juge est le médecin de l’âme. Aussi le pécheur doit aller devant le juge, comme le malade va voir son médecin, et quand nos amis sont en faute, notre devoir est de les poursuivre en justice.
  48. Cette doctrine de l’immutabilité de Dieu avait déjà été enseignée par Xénophane et les Eléates ; mais en dehors des cercles philosophiques, on en trouve peu de traces avant Platon. Dieu immuable et simple doit être un modèle pour les citoyens de la cité idéale ; car le but de notre activité doit être de ressembler à Dieu dans la mesure du possible (ὁμοίωσις θεῷ κατὰ τὸ δυνατόν Théét. 176 B).
  49. Odyssée, XVII 485 sq.
  50. Sur Protée, voir Odys., IV, 456-8.

    Les transformations de Thétis, pour échapper au mariage avec Pelée, avaient été chantées par Pindare (Ném., IV 62 sqq.), par Sophocle (Fr. 548), peut-être par Hésiode dans son Epithalame pour Pélée et Thétis.

  51. Eschyle, Ξαντρίαι (Schol. d’Aristoph., Grenouilles 1344).
  52. Pour Platon, comme pour Socrate, le vice est ignorance, et il est involontaire. Cette doctrine reparaît plus bas III 413 A, IX 689 C. Cf. Soph. Fr. 663 ἡ δὲ μωρία μάλιστ’ ἀδελφὴ τῆς πονηρίας ἕφυ : la folie est la sœur naturelle de la méchanceté.
  53. Il n’est pas absolument pur, parce que celui qui parle connaît la vérité ; son mensonge est par là mêlé de vérité.
  54. Platon semble avoir admis qu’on peut à volonté arranger et contrefaire l’histoire ancienne et la mythologie. C’est ce qu’il a lui-même essayé de faire III 414 B sqq. dans ce qu’il appelle un conte phénicien.
  55. Iliade, II, 1-34.
  56. Ces vers sont peut-être tirés, comme Schneider le conjecture, de l’Ὅπλων κρίσις (jugement des armes) d’Eschyle, pièce où figurait Thétis (Schol. d’Aristoph. Ach. 883).