La Retraite de Laguna/Texte entier

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LA
RETRAITE DE LAGUNA
ÉPISODE DE LA GUERRE DU PARAGUAY
PAR
A. D’ESCRAGNOLLE-TAUNAY
VICOMTE DE TAUNAY
Officier supérieur démissionnaire de l’armée brésilienne
ancien sénateur de l’Empire du Brésil, etc.

PRÉFACES DE MM. E. AIMÉ ET XAVIER RAYMOND

Troisième édition
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
10, rue Garancière
1891
Tous droits réservés


À SA MAJESTÉ L’EMPEREUR DU BRÉSIL

 Sire,

Votre Majesté a inauguré dans l’Amérique du Sud, à la prise d’Uruguayana, la guerre humanitaire, celle qui épargne et sauve les prisonniers, celle qui prend soin des blessés ennemis à l’égal des nationaux, celle qui, considérant l’effusion du sang humain comme une déplorable nécessité, n’impose aux peuples que les sacrifices indispensables pour le solide établissement de la paix.

Et c’est principalement à ce point de vue que j’ose me croire autorisé à placer sous l’auguste patronage impérial le simple récit de la retraite de Laguna, cette œuvre de constance et de discipline où les officiers de Votre Majesté, ayant à défendre au milieu d’obstacles de toute espèce les étendards et les canons qui leur avaient été confiés, n’ont cessé, autant qu’ils l’ont pu, de contenir le légitime ressentiment de braves soldats poussés à bout par les fureurs de l’ennemi, et de faire obstacle à la cruauté traditionnelle d’auxiliaires indiens qui ne respiraient que vengeance.

Ce reflet d’un grand acte d’initiative souveraine est le plus beau souvenir que nous puissions jamais invoquer entre compagnons d’armes ; j’ai l’honneur d’en offrir l’hommage à Votre Majesté.

De Votre Majesté Impériale
Le très humble et très obéissant serviteur et sujet,
Alfred d’Escragolle-Taunay. 

PRÉFACE
DE CETTE TROISIÈME ÉDITION


Une troisième édition, surtout pour un ouvrage sérieux comme celui-ci, est une preuve de succès qui vaut mieux que tous les éloges. La première édition avait été imprimée à Rio Janeiro en 1874, par ordre du gouvernement brésilien. Peu de personnes savent ici que notre langue est assez familière aux Brésiliens un peu lettrés, pour qu’un livre de cette importance ait été écrit en français. L’auteur, qui s’est fait un nom dans la littérature de son pays comme romancier et comme orateur, a conservé, par tradition de famille, une facilité remarquable pour manier la langue française. Se défiant, toutefois, de la correction de son style, il a voulu que son œuvre, avant la réimpression, fût revue par un de nos écrivains les plus habiles. Dans la préface de la seconde édition, publiée à Paris en 1879, M. Xavier Raymond nous assure qu’il n’a guère eu à modifier que la ponctuation, et que, du reste, « il n’a ni supprimé, ni ajouté une seule phrase ». On trouvera, nous en sommes convaincus, que, tout en gardant la gravité qui convient au sujet, l’auteur a su donner à son récit la couleur et la vie qui en font une œuvre vraiment littéraire.

M. Xavier Raymond s’étonne de la loyauté avec laquelle, au Brésil, le gouvernement a prêté son concours à cette narration franche et simple d’un grave échec. Nous avons éprouvé une impression toute différente : rien ne nous paraît plus propre à mettre en relief les grandes qualités des troupes brésiliennes, que les incidents de cette retraite. À notre avis, c’est dans les longues difficultés d’une retraite, bien mieux que dans l’élan d’une bataille, qu’on apprécie la fermeté du soldat, l’initiative, la résolution, le talent et l’énergie des chefs. Les généraux illustrés par de brillantes victoires sont innombrables : on compte aisément, à partir des temps les plus reculés, ceux qui ont su soutenir et sauver leurs troupes dans une déroute. Ce mot seul de « retraite » réveille dans toutes les mémoires le souvenir de l’œuvre immortelle de Xénophon ; mais peut-être bon nombre de nos lecteurs n’ont-ils gardé qu’un souvenir confus de ce merveilleux récit. Nous étions un peu dans ce cas, et, craignant d’être trompé par nos souvenirs classiques, si lointains, hélas ! nous avons voulu, avant d’exprimer notre première impression, relire posément cette fameuse Retraite des Dix-Mille. Maintenant, comparaison faite, c’est avec une entière assurance que, sous le double rapport de l’intérêt du récit et de l’héroïsme des troupes, nous déclarons la retraite de Laguna supérieure à celle qui fut conduite et racontée par Xénophon.

Ces dix mille Grecs, parfaitement équipés, toujours largement approvisionnés, n’ont trouvé devant eux que des peuplades incapables de supporter un choc, laissant d’ordinaire le passage libre, après un combat peu meurtrier, et abandonnant aux vainqueurs un butin qui les maintint dans l’aisance pendant toute leur marche militaire à travers l’Asie : les esclaves et les courtisanes même ne leur manquèrent jamais ; sauf quelques jours de gelée, ils n’eurent rien à souffrir de l’intempérie des saisons, et c’est pleins de vigueur, chargés de butin, qu’ils purent choisir la route pour rentrer dans leur patrie. Quel contraste avec la lutte héroïque de cette poignée de Brésiliens, la plupart novices dans les fatigues de la guerre, et aux prises avec toutes les difficultés de terrain, les pluies torrentielles, l’insuffisance des munitions, l’épuisement d’une longue famine, les ravages foudroyants du choléra et la poursuite acharnée d’un ennemi parfaitement équipé, attaquant de loin, le jour, la nuit, et n’hésitant pas à plonger cette troupe de braves dans un océan de feu, qui l’eût dévorée sans des prodiges d’énergie et la présence d’esprit de cet admirable Lopès, plus grand que bien des héros d’Homère !

On sait que pendant cinq ans (1864 à 1869) le Brésil soutint une lutte difficile avec la république du Paraguay. L’étendue immense de l’empire rendait la guerre très pénible : il fallait aller chercher à cinq cents lieues un ennemi retranché derrière ses marécages. Or, la sage modération du peuple brésilien, sous le paternel régime de S. M. Don Pedro, avait exonéré jusque-là le budget de la lourde charge d’une grande armée : il n’y avait en tout que 15 000 hommes prêts à entrer en campagne. Mais, comme tous les pays où le respect des coutumes et des traditions a conservé le vrai patriotisme, le Brésil sut se mettre promptement en état de tenir tête à ses ennemis. C’est parmi les petits corps d’armée improvisés que se trouve, en première ligne, celui dont la courte et héroïque campagne est racontée, dans ce volume que nous venons de lire avec l’attrait le plus vif. Les lieux où se passe la scène, et les ruses des combattants, rappellent les incidents les plus dramatiques des fameux romans de Fenimore Cooper ; mais combien ces véritables héros brésiliens ne sont-ils pas plus intéressants que les personnages imaginaires de l’auteur du Dernier des Mohicans !

Une petite troupe de trois mille hommes, qui ne devait être que l’avant-garde d’une armée destinée à attaquer le Paraguay au nord, se trouvait, par la longueur et la difficulté des marches, par la famine et les maladies paludéennes, réduite d’un tiers environ avant d’avoir pu atteindre la frontière. Son général était au nombre des morts. N’était-ce pas déjà une merveille de voir, dans de telles conditions, un corps d’armée conserver l’esprit de subordination et la confiance de continuer son mouvement en avant, quand la plupart des hommes encore debout étaient plus ou moins affaiblis par les fièvres et la privation d’une eau saine et d’une nourriture suffisante ? Pour comble de malheur, le brave chef envoyé pour prendre le commandement, poussé par le désir de venger son honneur militaire calomnié, prend la résolution de se jeter sur le territoire ennemi avec ces débris d’une avant-garde si cruellement décimée déjà, et n’ayant ni approvisionnements suffisants, ni espoir de se voir soutenue. Dans de pareilles circonstances, il y a quelque chose de plus admirable que la bravoure : c’est le sentiment de la discipline faisant accepter, par les officiers comme par les soldats, une décision qui mène évidemment aux plus affreux désastres. Ce profond sentiment du devoir et du respect de l’autorité se reflète dans les pages écrites par l’auteur, d’après les fragments de son journal. Officier du génie, initié à toutes les délibérations, chargé d’étudier les conditions de campement, de marche, d’approvisionnement, il put, mieux que tout autre, apprécier les fautes ; mais il en parle avec la plus grande réserve, et c’est toujours la note du respect et d’un dévouement affectueux pour ses supérieurs qui domine dans le récit des épreuves surhumaines imposées à ses dignes compagnons.

Nous renonçons à citer : nous ne saurions ni choisir, ni nous arrêter. Qu’il nous suffise de dire que la lecture de ce livre plaira à tout le monde : aux hommes sérieux, aux jeunes gens qui ont soif de nobles émotions, aux gens de guerre et même aux lecteurs de romans ; la plume de l’auteur peut rivaliser avec celle des écrivains qui se sont fait un nom dans ce genre léger ; en la consacrant, comme son épée, au service de son pays, il a écrit un livre qui fait honneur au Brésil, si peu connu parmi nous, et à cause de cela même, souvent mal apprécié. L’Empereur a donné une nouvelle preuve de sa sagesse et de son tact, en acceptant la dédicace de l’ouvrage, et en le faisant publier d’abord par l’Imprimerie nationale de Rio Janeiro. Nous ne craignons pas de prédire à la Retraite de Laguna un succès immense en France, et nous nous en réjouissons, parce qu’il pourra réveiller parmi nous ce patriotisme généreux, dont l’absence a fait la meilleure condition des faciles succès de la Prusse, dans la campagne de 1870. Si nos troupes avaient conservé cet inébranlable esprit de discipline que nous admirons dans les héros brésiliens ; si nos villages et nos villes, au lieu de se livrer au premier uhlan venu, pour sauver leurs richesses, avaient su, comme ce brave Lopès, sacrifier tout, leurs maisons, leurs familles et leur vie pour repousser l’envahisseur, notre histoire ne serait point souillée par des humiliations que nos pères n’avaient pas connues. Ah ! quelle grande et noble figure que celle de ce Lopès, simple comme les antiques patriarches, et riche comme eux en terres et en troupeaux innombrables ; ravitaillant la petite armée qu’il soutient par ses encouragements, et qu’il guide avec son intelligence de vieil Indien dans ces bois, ces marais et ces solitudes sans chemin ; sachant prévoir à temps ces vagues de feu qui vont cerner ses compagnons, et leur inspirer le moyen et la force de se protéger, par un travail rapide, contre le terrible incendie qui transforme tout à coup la plaine verdoyante en un vaste océan de flammes ! Quelle scène touchante que la rencontre de cet intrépide vieillard et de son digne fils aîné qui, échappé des mains des ennemis, accourt à lui, et, après avoir baisé respectueusement la main paternelle, s’incline pour recevoir la bénédiction que le patriarche, pâle d’émotion, mais silencieux, lui donne par signe, sans descendre de cheval ! Avec quelle fermeté chrétienne il supporte bientôt après la mort de ce fils chéri, et avec quelle sereine et sublime résignation il expire lui-même, au moment où il allait faire entrer dans ses anciens domaines la petite colonne épuisée par la fatigue, la faim et la maladie !

Par un effet merveilleux, que nous n’avions encore vu consigné nulle part, les oranges, qui abondaient dans la propriété de Lopès, arrêtent les ravages du choléra ; et les survivants de cette troupe de braves, reprenant quelque vigueur, mettent le comble à leurs prodiges d’audace et de bravoure en passant, suspendus à un câble, un cours d’eau profond. Ils réussissent, après des difficultés inouïes, à sauver, par la même voie, leurs canons que rien n’a pu leur faire abandonner à l’ennemi. En six semaines, sur seize cents soldats qui formaient l’effectif de la colonne à son entrée sur le territoire ennemi, neuf cents avaient succombé. Le corps des officiers avait éprouvé les pertes les plus cruelles, comme on le voit au courant du récit.

La Grèce eût élevé un monument pour immortaliser un si brillant fait d’armes ; il paraît qu’au Brésil on a jugé qu’il suffisait de l’enregistrer. Grâce au talent de celui auquel ce soin est échu, cela suffira en effet à la gloire de ses intrépides compagnons ; l’oubli n’est plus à craindre pour la mémoire de ces héros, et en particulier du noble vieillard Lopès. Un monument de bronze ou de granit ne rappellerait leur souvenir qu’à leurs compatriotes et aux rares voyageurs qui visitent le Brésil : le livre de M. d’Escragnolle-Taunay fera admirer par toute l’Europe les prodiges de la Retraite de Laguna.

Ernest Aimé. 

Paris, octobre 1890.

PRÉFACE
DE LA DEUXIÈME ÉDITION


Les Brésiliens sont, au titre le plus légitime, très fiers des victoires que leur flotte et leur armée ont remportées dans la plus grande guerre, on devrait dire l’unique grande guerre où elles aient été engagées depuis la création de l’Empire du Brésil. La lutte qui dura presque cinq ans (1864-1869), et mit en présence quatre des États les plus considérables de l’Amérique du Sud, s’est terminée en consacrant la supériorité très manifeste du Brésil sur ses alliés comme sur ses ennemis. C’était, il est vrai, parmi les quatre belligérants le plus puissant par la population et par les ressources de tout genre ; mais c’était aussi celui qui, par sa situation géographique, était le moins bien placé pour faire la guerre, et celui qui, à raison de sa nationalité et de son gouvernement, était vis-à-vis de tous dans la situation la plus délicate et la plus difficile. Quand on est d’origine portugaise, et, ce qui est plus encore peut-être, quand on est un empire constitutionnel très attaché à sa dynastie et à la forme de son gouvernement, ce n’est pas la chose la plus simple que d’aller à quelque cinq cents lieues de chez soi opérer, d’accord avec des républicains d’origine espagnole, contre un ennemi préparé depuis plusieurs années à la guerre, retranché dans des pays presque inabordables au milieu des marécages du Paraguay et du Parana, animé d’un dévouement absolu pour la cause du maréchal-dictateur, don Francisco Solano Lopez II. Néanmoins, lorsque l’issue de la lutte fut décidée par les victoires finales de M. le comte d’Eu, et tandis que les contingents des Républiques Orientale et Argentine étaient réduits au plus mince effectif, le Dictateur avait payé de sa ruine et de sa vie sa folle entreprise, le Paraguay était partout vaincu, le Brésil, au contraire, qui au début des hostilités ne comptait qu’environ 15 000 hommes de troupes pour garder tout son immense territoire, le Brésil, malgré les pertes énormes que les maladies avaient causées, comptait encore, sur les bords du Paraguay, une armée d’une quarantaine de mille hommes ; il était le véritable vainqueur.

En raisonnant selon le cours ordinaire des choses humaines, on est tenté de croire que de pareils succès ont dû développer singulièrement l’orgueil des Brésiliens. Il n’en paraît rien cependant, et l’on ne voit par aucun symptôme que l’ivresse du triomphe leur ait porté au cerveau. Leurs relations avec leurs voisins et avec tout le monde sont aujourd’hui ce qu’elles étaient auparavant, comme s’il leur suffisait d’avoir maintenu la liberté de navigation sur les fleuves (ce qui était l’objet principal de la lutte pour les parties engagées), comme s’ils ne songeaient plus qu’à améliorer leur situation intérieure et à parer aux conséquences de l’abolition de l’esclavage : résultat indirect, mais non le moins estimable de la guerre. On dirait presque qu’ayant appris par l’expérience ce que peuvent coûter de sacrifices d’hommes et d’argent les fumées de la gloire militaire, ils les estiment pour ce qu’elles valent relativement au bonheur des peuples.

Le livre dont nous publions aujourd’hui une édition nouvelle peut être invoqué comme un témoignage de la sincérité naïve de ces sentiments. Ce n’est pas un chant de triomphe, tant s’en faut ! La Retraite de Laguna, le titre est déjà bien modeste, c’est tout simplement la dramatique histoire d’une petite expédition qui, ayant mis deux ans à s’organiser, si l’on peut dire qu’elle fut jamais organisée, aboutit, après trente-cinq jours seulement de contact avec l’ennemi, à un échec d’autant plus douloureux pour de vaillants soldats, que si, pendant ces trente-cinq jours, ils sentirent en effet perpétuellement le contact de l’ennemi, ils eurent cependant peu d’occasions de l’approcher à distance de combat, ayant surtout à se défendre contre la famine, le choléra, l’incendie allumé autour d’eux dans les prairies, et contre les ruses infernales de sauvages qui font ressembler ce véridique récit aux romans jadis si célèbres de Fenimore Cooper : le Dernier des Mohicans, la Prairie, et tant d’autres qui les ont imités. Ici c’est de l’histoire, et de la plus émouvante, comme on l’apprendra à la lecture. Elle honore beaucoup ceux qui ont subi avec tant de fermeté ces cruelles épreuves, mais enfin c’est l’histoire d’un échec, et si nous pouvions raisonner du Brésil par nos habitudes de l’Europe, ne devrions-nous pas être quelque peu étonnés d’apprendre que le compte rendu de ce lugubre épisode a été publié d’abord par l’Imprimerie nationale de Rio Janeiro ? Ce n’est pas l’usage chez nous que les imprimeries impériale, royale ou nationale consacrent leurs presses à répandre des enseignements de ce genre. Cela se fait cependant au Brésil. Est-ce modestie et amour de la vérité ? Est-ce confiance dans les sentiments de respect sympathique que doivent inspirer les braves gens qui, n’appartenant pas pour la plupart à des corps de troupes réglés, ont cependant supporté avec une constance merveilleuse les plus lamentables souffrances ?

Chargé du soin de cette nouvelle édition, je n’ai usé qu’avec la plus extrême réserve des pouvoirs qui m’ont été confiés. Je n’ai ni supprimé ni ajouté une seule phrase, et ma part de collaboration à cette œuvre consiste presque exclusivement à avoir changé la numérotation des chapitres et modifié la ponctuation, pour donner au récit une allure qui fût plus conforme à nos habitudes européennes. Je savais dès le principe que je n’aurais pas beaucoup plus à faire, l’auteur, M. d’Escragnolle-Taunay, étant lui-même encore quelque peu des nôtres, petit-fils d’un Français qui, obligé de fuir devant la Révolution, se réfugia d’abord à Lisbonne et passa ensuite au Brésil avec le roi de Portugal Jean VI. Dans ces conditions, je croyais n’avoir que bien peu de droits, si même j’en avais aucun, à figurer personnellement dans cette publication, et je commençai par refuser lorsqu’on m’invita à y joindre ma signature ; je craignais d’avoir l’air de chercher à détourner pour mon profit quelque chose de l’honneur qui appartient si entièrement à de vaillants soldats, éprouvés par tant de nobles souffrances. Ce n’était pas cependant ainsi que de l’autre côté on appréciait les choses. On me représenta qu’en venant reparaître chez nous, on tenait vivement à ne pas se reproduire comme un oublié qui n’a plus de relations avec notre monde ; on me fit aussi valoir que la signature d’un Français d’Europe serait considérée de l’autre côté de l’Atlantique comme un témoignage d’intérêt national, adressé à un pays auquel nous rattachent tant d’aimables liens, et dont les sympathies nous ont toujours été fidèles dans toutes nos fortunes, dans la mauvaise comme dans la bonne. À la question posée en ces termes, il n’y avait plus, je crois, qu’une manière de répondre, c’était de céder, et voilà pourquoi, en reportant sur M. d’Escragnolle-Taunay et ses braves camarades tout l’honneur que ce livre leur méritera, je signe :


Xavier Raymond.


Paris, juin 1879.

PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE ÉDITION


Le sujet de cette publication est la série des épreuves que l’expédition brésilienne, en opération au sud de la province de Matto Grosso, a eu à subir dans sa retraite depuis Laguna, à trois lieues et demie[1] de la rivière Apa, frontière du Paraguay, jusqu’à la rivière Aquidauana[2], sur le territoire brésilien, en tout trente-neuf lieues parcourues en trente-cinq jours de douloureuse mémoire.

Je dois ce récit à tous mes frères de souffrance, aux morts plus encore qu’aux survivants.

Un vif intérêt s’est attaché dans tous les temps aux retraites, non seulement parce que c’est une opération de guerre difficile et dangereuse autant et plus qu’aucune autre, mais parce que ceux qui l’exécutent n’ayant plus ni enthousiasme ni espérances, livrés souvent au regret, au repentir d’une faute ou d’une suite de fautes, ont à tirer de leur esprit ainsi préoccupé les moyens de tenir tête à la fortune, qui les menace à tous moments de ses rigueurs. Il faut pour de telles extrémités le véritable homme de guerre ; là est son cachet : la constance inébranlable.

La retraite des Dix-Mille est dans toutes les mémoires ; elle a placé Xénophon au rang des premiers capitaines. Il y en a de non moins belles dans les temps modernes : celle d’Altenheim, par le maréchal de Lorge, après la mort de Turenne, son oncle, qui a fait dire au grand Condé qu’il la lui enviait ; celle de Prague, à laquelle le nom du comte de Belle-Isle doit son éclat ; celle de Plaffenhofen, par Moreau, tenue pour l’un des plus beaux faits d’armes accomplis depuis Turenne ; celle de Talavera, qui conduisit lord Wellington en triomphateur à Lisbonne ; celle qui honora le funeste retour de Moscou, et où le prince Eugène et le maréchal Ney rivalisèrent d’héroïsme ; celle de Constantine, par le maréchal Clausel, et d’autres moins célèbres, mais cependant sur lesquelles la diversité des périls et des misères appelle encore un regard de l’histoire.

Il nous reste à demander toute indulgence pour une narration qui ne prétend à aucun autre mérite qu’à celui même des faits racontés ; nous les tirons d’un journal tenu par nous en campagne. On ne manquera pas d’y trouver beaucoup d’incorrections, des longueurs, des répétitions : nous croyons pouvoir les y laisser ; ce sont des signes de la présence du vrai.


A. d’E.-T.


Rio Janeiro, octobre 1868.
TABLE DES MATIÈRES

Formation d’un corps d’armée destiné à agir par le Nord sur le Paraguay supérieur. — Distances et difficultés d’organisation. 
 1
Miranda. — Départ de la colonne. — De Miranda à Nioac. 
 8
Nioac. — Le colonel Carlos de Moraes Camisão. — Le guide José Francisco Lopès. 
 18
Marche en avant sur la frontière du Paraguay. — Conseil de guerre. 
 28
Reconnaissance. — Fausse alerte. — Retour de captifs échappés des mains de l’ennemi. — Le guide Lopès et son fils. — En avant ! 
 35
En marche. — Disposition de la colonne. — Vue de la frontière. 
 44
Passage de l’Apa. — Premier engagement. — Occupation de la Machorra. 
 53
Occupation de Bella Vista. — Les Paraguéens font le vide autour de la colonne. — Tentative pour entrer en pourparlers. — Elle échoue. — Les vivres deviennent rares. — Marche sur Laguna. 
 66
Ordre de marche et disposition du corps expéditionnaire. — Le marchand italien. — Le commandant Gonçalvès. — Surprise et enlèvement du camp paraguéen de Laguna. 
 79
Marche en arrière sur l’Apa-Mi. — Escarmouches et combats avec la cavalerie paraguéenne qui entoure de tous côtés le corps d’armée. 
 92
Fausse alerte. — Dernières illusions. — Le lieutenant Victor Baptiste. — Passage de l’Apa. — Rentrée sur le territoire brésilien. 
 105
Vigoureuse attaque de l’ennemi. — Elle est repoussée, mais le troupeau se disperse au bruit du combat. — Scènes du champ de bataille. — La négresse Anna. — Le blessé paraguéen. — Les vivres vont manquer. 
 118
Délibération sur la route à suivre. — Premier incendie dans la prairie. 
 130
La marche continue. — L’ennemi prend l’avance. — Nouveau sacrifice de bagages. — Les vivres manquent. — Incendies et orages de pluies dans la prairie. — Escarmouches incessantes. 
 141
Incertitude sur la route à suivre. — Nouvel incendie, nouvelle attaque des Paraguéens. — Elle est repoussée. — Dénuement de la colonne. — On retrouve la route. — Passage de la rivière des Croix. — La marche est reprise. — Nouveau passage de rivière. — La famine se fait sentir. — Les femmes qui suivent la colonne. 
 156
Lueur d’espérance aussitôt évanouie. — Le choléra. — L’ennemi reparaît. — Toujours l’incendie. — Le choléra redouble. — Une ressource, les choux palmistes. — Terrible passage d’un marais. — Le lieutenant dos Santos Soïza. — Bivouac ; on réussit à allumer des feux. 
 171
Arrivée sur les limites de la propriété du guide Lopès. — Passage du Prata. — L’ennemi suit toujours, mais poursuit mollement. — Ravages du choléra — Perplexités du colonel Camisão. — On abandonne les malades. — La séparation. — Le lieutenant-colonel Juvencio, le colonel Camisão sont pris à leur tour par la maladie. — Mort du fils de Lopès. — On continue à marcher. — Arrivée sur la ferme de Lopès ; il y meurt du choléra. — Son tombeau. 
 187
Arrivée sur les bords du Miranda. — L’ennemi se tient à distance pour éviter la contagion du choléra. — Le Miranda n’est d’abord pas guéable. — Quelques hommes le passent cependant à la nage et apportent la bonne nouvelle de l’existence d’un grand bois d’orangers couverts de fruits mûrs. — Les chasseurs reçoivent l’ordre de tenter le passage en corps. — Ils réussissent. — Mort du lieutenant-colonel Juvencio. — Mort du colonel Camisão. — Il est remplacé dans le commandement par J. T. Gonçalvès. — Un va-et-vient est établi sur la rivière. — Les oranges arrivent en abondance. — Leur effet bienfaisant sur les affamés et les cholériques. 
 204
La confiance renaît. — La discipline se rétablit. — Passage du Miranda. — Les canons. — Encore l’ennemi. — On lui prend quelques bœufs qui sont d’une grande ressource. — Marche forcée. — On fait sept lieues ! — Canindé. 
 219
Marche sur Nioac qui n’est plus qu’à deux lieues de distance. — L’ennemi rôde toujours autour de la colonne. — Le marchand italien Saraco. 
 231
Nioac. — Déception ; il a été pillé, incendié et presque entièrement détruit par les Paraguéens. — Infernale ruse de guerre. — L’ennemi disparaît définitivement — Rentrée paisible du corps d’armée. — Ordre du jour sur cette campagne de trente-cinq jours. 
 242
El semanario
 257
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.

LA RETRAITE DE LAGUNA



CHAPITRE PREMIER

Formation d’un corps d’armée destiné à agir par le Nord sur le Paraguay supérieur. — Distances et difficultés d’organisation.


Pour se faire une idée quelque peu juste des lieux où se sont passés, en 1867, les événements dont on va lire le récit, il faut se rappeler que vers la fin de l’année 1864, la République du Paraguay, l’État le plus central de l’Amérique du Sud, ayant attaqué et envahi simultanément l’Empire du Brésil et la République Argentine, se trouvait, deux ans après avoir pris l’initiative, réduite à son tour à défendre son territoire, envahi du côté du sud par les forces réunies des deux puissances alliées, auxquelles s’était joint un petit contingent de troupes fournies par la République de l’Uruguay.

Au sud, le grand fleuve Paraguay, un des affluents du Rio de la Plata, donnait plus de facilité pour arriver jusqu’à la forteresse de Humaïta, qui par sa position spéciale était devenue la clef de tout le pays et avait pris, dans cette guerre acharnée, l’importance de Sébastopol dans la campagne de Crimée.

Au nord, du côté de la province brésilienne de Matto Grosso, les opérations étaient infiniment plus difficiles, non seulement parce que des milliers de kilomètres la séparent du littoral de l’Atlantique, où se concentrent presque toutes les ressources de l’Empire du Brésil, mais aussi à cause des inondations du fleuve Paraguay, qui, traversant dans sa partie septentrionale des contrées planes et basses, sort chaque année de son lit et inonde des régions très étendues.

Le plan d’attaque le plus naturel consistait donc à remonter le Paraguay, du côté de la République Argentine, jusqu’au cœur de la République du Paraguay, et du côté du Brésil, à le descendre, en partant de Cuyaba, chef-lieu de la province de Matto Grosso, que les Paraguéens n’avaient pas occupé,

Cette combinaison de deux efforts simultanés aurait sans doute empêché la guerre de traîner en longueur pendant cinq années consécutives, mais la réalisation en était extraordinairement difficile, par suite des énormes distances qu’il y avait à parcourir : pour s’en faire une idée, il suffit de jeter les yeux sur la carte de l’Amérique du Sud, et sur l’intérieur en grande partie inhabité de l’Empire du Brésil.

Au moment où commence ce récit, l’attention générale des puissances alliées était donc exclusivement portée vers le sud, sur les opérations de guerre engagées autour de Curupaïty et de Humaïta. Quant au plan primitif, il était à peu près abandonné, ou du moins il ne devait plus servir qu’à faire subir les plus terribles épreuves à un petit corps d’armée presque perdu dans les vastes espaces déserts du Brésil.

En 1865, au commencement de la guerre que le président du Paraguay, Lopez, sans autre motif que son ambition personnelle, suscita dans l’Amérique du Sud, en se couvrant à peine du vain prétexte de maintenir l’équilibre international, le Brésil, obligé de défendre son honneur et ses droits, se disposa résolument à la lutte. Pour réagir contre l’ennemi, sur tous les points où il était possible de le faire, l’invasion du Paraguay par le nord s’offrit naturellement à l’esprit ; une expédition fut projetée de ce côté.

Malheureusement ce projet de diversion ne fut pas réalisé dans les proportions que réclamait son importance ; plus malheureusement encore les contingents accessoires sur lesquels on avait compté pour grossir le corps d’armée expéditionnaire pendant sa longue marche à travers les provinces de Saint-Paul et de Minas Geraes, firent défaut en grande partie, ou disparurent par l’effet d’une épidémie cruelle de petite vérole, et par les désertions qu’elle entraîna. Le progrès fut lent : les retards tenaient à bien des causes, et surtout à la difficulté des approvisionnements.

Ce fut seulement au mois de juillet (le départ de Rio Janeiro avait eu lieu en avril) que le corps expéditionnaire put s’organiser à Uberaba[3], sur le Parana supérieur, l’effectif total en étant porté à environ trois mille hommes par l’adjonction de quelques bataillons que le colonel José Antonio da Fonseca Galvão avait amenés d’Oïro Preto[4].

Cette force n’étant pas suffisante pour prendre l’offensive, le commandant en chef, Manoel Pedro Drago, la dirigea sur la capitale de la province de Matto Grosso, pour l’augmenter encore. Dans cette vue, il s’était avancé au nord-ouest jusqu’aux bords du rio Paranahyba, lorsque des dépêches ministérielles l’y atteignirent, portant l’ordre formel de marcher droit au district de Miranda, occupé alors par l’ennemi.

Cette injonction, au point où l’on était parvenu, avait pour conséquence forcée de nous obliger à redescendre vers la rivière de Cochim et à contourner ensuite la chaîne générale de Maracajou par sa base occidentale, qui est chaque année envahie par les eaux du grand fleuve Paraguay. L’expédition était condamnée à traverser une région très étendue et infectée par les fièvres paludéennes.

Elle parvint au Cochim[5] le 20 décembre, sous la conduite du colonel Galvão, nouvellement investi du commandement en chef, et qui fut promu un peu plus tard au grade de général.

Le campement du Cochim, dénué de toute valeur stratégique, avait du moins une altitude qui garantissait la salubrité ; mais bientôt la crue des eaux l’ayant cerné et isolé, la troupe y fut soumise aux privations les plus cruelles, jusqu’à la famine.

Après de longues hésitations, il fallut enfin se hasarder à travers les marais pestilentiels situés au pied des montagnes ; la colonne s’y trouva d’abord en proie aux fièvres, et l’une des premières victimes fut son malheureux chef lui-même, qu’elle perdit sur les bords du rio Negro ; elle se traîna péniblement ensuite jusqu’à la bourgade de Miranda[6].

Là, une épidémie climatérique d’une nouvelle espèce, la paralysie réflexe[7], se mit à l’œuvre pour la décimer encore.

Deux ans presque entiers s’étaient écoulés depuis le départ de Rio Janeiro. Nous avions décrit lentement un immense circuit de deux mille cent douze kilomètres ; un tiers de nos hommes avait péri.


CHAPITRE II

Miranda. — Départ de la colonne. — De Miranda à Nioac.


Ce fut le 1er janvier 1867 que le colonel Carlos de Moraes Camisão, nommé par la présidence de Matto Grosso, prit le commandement des infortunés soldats qu’un sentiment profond de la discipline avait pu seul retenir jusque-là sous les drapeaux.

La localité de Miranda est presque inhabitable, bordée qu’elle est, dans une étendue considérable, de bas-fonds que la moindre pluie inonde en un instant, même dans la bonne saison, et que les rayons ardents du soleil dessèchent aussi rapidement. Elle est privée de bonne eau, celle de la rivière Miranda étant toujours agitée et bourbeuse ; la disposition du terrain n’offrait d’ailleurs aucune des conditions militaires auxquelles on aurait pu, à la rigueur, sacrifier les considérations de l’hygiène. En effet, le long d’un cours d’eau praticable pour les grandes barques, s’étend une rive uniformément basse, à laquelle des chemins ouverts ôtent toute sûreté.

La commission du génie s’était souvent et énergiquement prononcée contre un plus long séjour dans ce foyer d’infection, et le chef de la junte médicale l’avait déjà signalé deux fois, dans ses rapports, comme la ruine de l’expédition, son personnel diminuant sans cesse par la mort[8], ou par le renvoi forcé des malades.

Miranda, quand nos gens s’y établirent, était en ruine. Les Paraguéens y avaient mis le feu à leur départ : une partie des constructions avait été brûlée, mais on y pouvait aussi reconnaître les signes non équivoques d’une décadence antérieure à l’incendie, et qui avait succédé à une première époque de développement et de prospérité. La population avait dû y être jadis assez considérable. Des demeures commodes restaient encore debout, et, sur l’emplacement d’une vieille redoute, une caserne autrefois bien construite, mais alors très endommagée par le feu, fermait une place d’où partaient deux rues allant aboutir à la façade de l’église paroissiale, et bordées toutes deux de maisons bâties à peu de distance les unes des autres.

De l’église il ne restait que les murs latéraux, le squelette de la tour, son coq en fer-blanc et une croix sculptée au sommet du fronton. Elle avait été construite par les soins d’un vertueux missionnaire italien, Frère Marianno de Bagnaïa, qui non seulement y avait employé le produit des aumônes recueillies par lui-même dans tout le pays avec un labeur et un zèle infatigables, mais encore y avait en partie consacré les modestes honoraires de la cure. Les tristes restes de cette église saccagée par les Paraguéens, qui lui prirent jusqu’à ses cloches, avaient été quelque temps auparavant témoins d’une scène qui nous semble mériter ici quelque place.

Le 22 février 1865, le Père Marianno, quittant les bords du rio Salobra où il s’était réfugié à l’approche de l’invasion, était revenu de lui-même se livrer aux Paraguéens pour faire appel à leur pitié en faveur de sa malheureuse paroisse. Son premier soin, en arrivant au bourg, avait été de courir à sa cathédrale, la plus vive de ses sollicitudes. Un spectacle désolant l’y attendait : les autels renversés, les saintes images dépouillées de leurs ornements, tous les signes de la profanation. À cette vue, il fut saisi d’un tel sentiment d’indignation et désespoir, qu’il n’y put résister, et prononça aussitôt d’une voix retentissante, en présence du chef paraguéen et de ses hommes, un anathème solennel contre les auteurs de ces attentats. Tous l’écoutaient, baissant la tête, comme si cette voix sévère eût été celle de quelqu’un des Pères qui avaient autrefois catéchisé leurs ancêtres, et le commandant prit à tâche de convaincre le missionnaire que les Mbaias (les Indiens) étaient les seuls coupables.

Le saint homme, fondant en larmes, passait d’un autel à l’autre, comme pour reconnaître les outrages faits à chacun des objets de sa vénération ; ce ne fut qu’après une constatation minutieuse de toutes les indignités commises, qu’il se résigna enfin à célébrer le saint sacrifice de la messe, lorsqu’il en eut rendu l’accomplissement possible.

Le séjour que le corps d’armée fit à Miranda fut de cent treize jours, du 17 septembre 1866 au 11 janvier suivant. Le 28 décembre, l’un des commandants envoyés de la capitale de la province, attaqué lui-même de l’épidémie, s’était retiré, et, le 31 du même mois, le colonel Carlos de Moraes Camisão se présenta à Miranda, où, le lendemain, 1er janvier 1867, il se fit reconnaître comme chef, ainsi qu’il a été dit plus haut.

Il dépêcha immédiatement vers Nioac deux membres de la commission du génie, Caton Rocho et d’Escragnolle-Taunay, pour aller examiner les passages et la localité, y préparer le campement et prendre quelques dispositions relatives à la réception des malades et à l’emmagasinage des munitions de guerre et de bouche.

Le 10, il publia l’ordre de départ.

Une nouvelle organisation était donnée au corps d’armée. Antérieurement il avait été divisé en deux brigades, composées chacune de trois corps ; mais l’une et l’autre étaient tellement réduites que les manœuvres, basées sur un nombre déterminé d’hommes, étaient devenues presque impossibles. Par la fusion du tout en une brigade unique de seize cents hommes, l’état-major fut débarrassé, non sans profit pour le trésor public, d’un personnel exagéré. Cette mesure, depuis longtemps jugée utile, fut généralement approuvée.

Le 11, la troupe se mit en mouvement, et pour la première fois les pièces d’artillerie montée, tirées par des bœufs, accompagnaient la marche de l’infanterie.

Les différents corps sortirent du bourg de Miranda complètement habillés, armés et pourvus de munitions, libres, ils le sentaient, des épreuves auxquelles ils avaient été soumis, et fiers du sentiment de discipline qui les leur avait fait traverser, tout en se rompant de plus en plus au maniement des armes. Ce que ces hommes demandaient, c’était un climat sain, qui achevât de rétablir leurs forces et les mît en état d’agir ; ils allaient trouver ce secours à Nioac[9].

La route était large, côtoyant de magnifiques bouquets de bois, où dominaient les umbus embaumant l’air au loin du parfum de leurs fleurs épanouies, les piquis chargés de fruits, et les inépuisables mangabiers[10].

Les accidents du sol sont très beaux. Les ruisseaux et les petites rivières, coulant à pleins bords, offraient partout une eau excellente. Les regards n’avaient plus à se poser sur les tristes perspectives des marais ; au contraire, ils se délectaient à contempler de verdoyantes prairies, des plans qui présentaient les plus poétiques contrastes sous les ombrages d’une coloration puissante.

La route, jusqu’à Lauiâd, porte directement à l’est. À partir de ce point, la direction est sud-sud-est. Le panorama qui se déroule alors, tout à coup, est vraiment grandiose. Aux pieds du spectateur, une vaste plaine tout enrichie de magnifiques détails ; au delà, les grandes bordures des bois qui accompagnent les sinuosités des belles eaux de l’Aquidauana ; dans le lointain, la longue chaîne de Maracajou avec ses pics dénudés qui reflètent les splendeurs du soleil, et font une couronne à toute cette prodigieuse masse azurée par la distance.

Ce point a été nommé avec raison par les Guaycourous : Belle Campagne (Lauiâd).

Le sentiment de l’admiration semble être l’apanage des peuples civilisés ; la manifestation, extérieure du moins, en est bien rare chez l’homme primitif. Cependant les grands traits d’une scène majestueuse de la nature ont pu une fois pénétrer l’enveloppe matérielle du sauvage et unir à l’auteur de l’œuvre le rude spectateur émerveillé. Le premier Guaycourou qui porta les yeux sur cette zone enchantée ne put retenir une exclamation de surprise ; de sa voix gutturale et profonde, il jeta le mot Lauiâd, qui y demeure fixé pour toujours.

À quatre lieues de Lauiâd se trouve la Forquilha, où le Nioac se réunit au Miranda.

Tous ces lieux sont d’une beauté sans égale.

Une hauteur, entre autres, d’où l’on domine les rives boisées du Ouacogo, du Nioac et du Miranda, enlaçant la plaine dans leurs courbes convergentes, offre un aspect qui dépasse encore, s’il est possible, celui de Lauiâd, et si suave, si brillante est la lumière qui revêt tout le pays, qu’involontairement l’imagination vient prêter sa magie à cet ensemble irrésistible des charmes de la terre et du ciel. Les fraîches eaux du Nioac, encaissées entre des bords élevés, couverts de taquaroussous[11], coulent sur un lit presque continu de grès rouge disposé en grandes dalles, et, dans plusieurs endroits, le travail du courant sur la pierre est si remarquable, qu’il semble se recommander à l’attention et à l’étude du géologue. — Mais qui, savant ou artiste, ne trouverait pas d’amples moissons à faire dans ces merveilleuses campagnes ?

Dans l’étendue des dix lieues qui séparent la Forquilha de Nioac, les terrains ont un niveau inférieur à ceux qui précèdent Lauiâd, non toutefois jusqu’à pouvoir en aucun temps être envahis par les inondations ; ils sont, au contraire, secs et couverts de cailloutage, comme d’un macadam naturel. Dans les taillis, les piquis sont communs : il y a aussi un grand arbre qui se couvre de baies sucrées et agréables, qu’on appelle fruits de cerf. Les palissandres (jacarandas) n’y sont pas rares non plus.

La marche sur Nioac s’exécuta avec beaucoup d’ordre et de régularité ; quelques-uns des malades étaient portés dans des hamacs, d’autres sur des cacolets pareils à ceux dont se sert l’armée française d’Algérie, et qui furent inventés par Larrey, en Égypte. Cet excellent moyen de transport nous fut d’un grand secours. Il adoucit même les derniers moments du capitaine Lomba, du 21e bataillon, qui mourut en arrivant, sacrifice suprême au mauvais sort de notre longue station à Miranda.

La bénigne influence du plateau que nous avions atteint fit entièrement disparaître l’épidémie. Les individus affectés se rétablirent promptement ; nous ne revîmes plus ces terribles engourdissements, signes précurseurs du mal qui avait fait tant de victimes.


CHAPITRE III

Nioac. — Le colonel Carlos de Moraes Camisão. — Le guide José Francisco Lopès.


Le village de Nioac avait été abandonné par l’ennemi le 2 août 1866 ; des traces d’incendie s’y montraient partout. Deux maisons et une petite église d’apparence pittoresque avaient été seules épargnées. La disposition générale du lieu plaît au premier coup d’œil : d’un côté, le bourg et un gros ruisseau nommé Oroumbeva ; de l’autre, la rivière Nioac, dont les eaux se réunissent à quatre cents brasses en arrière de l’église, laissant libre autour d’elle, à droite et à gauche, un espace double. Une colline peu élevée lui fait face, à petite distance.

Nous y arrivâmes le 24 janvier 1867, à onze heures du matin. On campa en ordre de bataille, la droite appuyée à la rive droite du Nioac, la gauche au bois de l’Oroumbeva. Les sections administratives demeurèrent à l’arrière-garde, sur l’emplacement du bourg. L’hôpital fut installé dans les deux petites maisons restées intactes et dans un grand hangar que l’on se hâta de construire.

Le vaisseau de l’église, d’où l’on avait retiré ce qui pouvait encore exister des symboles du culte, servit de dépôt aux cartouches et à toutes les munitions.

De tous côtés se dressèrent des huttes de paille, des gourbis, comme on dit en Algérie, et en peu de temps officiers et soldats s’y trouvèrent aussi bien établis que l’admettaient les circonstances ; bien-être inconnu depuis plusieurs mois, renouvellement d’existence, sentiment de plénitude de vie qui nous exaltait et se tournait chez nous tous en passion de se distinguer, d’appeler par quelque fait éclatant l’attention du pays sur une expédition trop longtemps inactive : l’espoir et l’allégresse régnaient dans le camp. Il y avait toutefois un péril dans cet enthousiasme ; et ceux qui connaissaient le chef se demandaient avec une secrète inquiétude quelles étaient ses vues, quelle serait la mesure de son initiative.

Il avait au cœur quelque souvenir qu’il ne pouvait en chasser. Lors de l’abandon de la forteresse de Corumba[12] par le colonel d’Oliveira, commandant d’armes de la province, bien qu’étranger lui-même à la pensée première de cette retraite précipitée, le colonel Carlos Camisão avait figuré dans ce triste épisode en qualité de commandant du second bataillon d’artillerie, et avait été, par suite, soupçonné de quelque solidarité dans cet acte de faiblesse. La malveillance s’était emparée contre lui de ces cruelles rumeurs. On avait fait courir à cette époque un sonnet imprimé qui stigmatisait cruellement la conduite des défenseurs du Matto Grosso, et parmi d’autres noms il y avait lu le sien.

La douleur de cet affront subsistait ; son point d’honneur militaire était profondément blessé. C’était avec passion qu’il avait accepté l’offre du commandement de l’expédition ; il y voyait un moyen de se réhabiliter dans l’estime publique, et dès ce moment il conçut le projet, non de se tenir sur la défensive, comme l’eût voulu la raison, vu la pauvreté des ressources dont il pouvait disposer, mais de porter la guerre sur le territoire ennemi, quelles qu’en dussent être les conséquences !

Cette idée le dominait chaque jour plus exclusivement. Sous l’influence d’un ressentiment légitime, elle passa à l’état de parti pris ; malgré l’indécision native de son caractère, des hasards malheureux le poussaient à de nouvelles infortunes.

Il existait aux archives du corps une dépêche du ministre de la guerre recommandant de marcher sur l’Apa, aussitôt que les conjonctures pourraient s’y prêter.

Il y vit, non pas ce qui s’y trouvait, une indication facultative, mais un ordre d’aller en avant, formel et péremptoire. On avait beau lui faire des observations à ce sujet ; aveuglé par sa susceptibilité maladive, il prenait mal ce qu’on lui objectait de moins contestable.

Un mot fâcheux qui avait été dit sur son compte, et qui venait de lui être imprudemment répété, contribuait encore à le rendre inflexible et sourd à tout ce qui paraissait le détourner de son projet d’invasion. Ce n’était pas qu’il n’en sentît les difficultés ; mais il voyait nos soldats pleins d’enthousiasme et déjà aguerris ; il se flattait de faire avec eux de grandes choses, il les rompait aux manœuvres par de fréquents exercices ; il leur faisait livrer sous son commandement des simulacres de combat où l’artillerie jouait son rôle bruyant, et de cette agitation de tous résultait un entrain qu’il partageait lui-même ; quelquefois aussi, cependant, il s’apercevait bien qu’il n’avait sous la main qu’une avant-garde d’armée d’opération ; il était obligé de le reconnaître. Ses doutes se reproduisaient alors, et quand arrivait le jour fixé par lui-même pour le départ, il trouvait toujours quelque motif d’ajournement, dût-il invoquer les raisons qu’il avait rejetées la veille. Tantôt il représentait, dans une dépêche au ministre, qu’il ne pouvait rien entreprendre sans cavalerie ; tantôt il prétendait qu’il pouvait s’en passer : combats douloureux entre l’autorité de sa raison calme et les aspirations de son orgueil offensé.

Son attitude, d’ailleurs, était toujours digne et ferme ; dans toutes les questions administratives, elle était marquée surtout au coin d’une noble intégrité. Il ne souffrait point d’atteinte à sa position de chef, et il savait la maintenir d’autant mieux qu’il y mettait de l’aisance et de l’aménité.

Âgé de quarante-sept ans, petit de taille, d’apparence robuste, avec des traits réguliers, le teint brun foncé, les yeux noirs et vifs, il avait le front large, un beau crâne complètement dénudé, ce qui lui valut de la part des Paraguéens un surnom railleur.

Toujours sérieux et préoccupé, on le voyait seul, ou en conférence avec un vieux pionnier explorateur du pays qui nous servait de guide, José Francisco Lopès.

Celui-ci mérite qu’on le présente au lecteur, avant de le montrer à l’œuvre. Ceux de nous qui se rappelaient les romans de Fenimore Cooper ne pouvaient, en présence du sertanéjo brésilien, l’homme des solitudes, s’empêcher de penser à la grande et simple figure d’Œil de Faucon dans la Prairie.

Il avait eu, dès son enfance, le goût des courses lointaines ; on disait aussi qu’un acte de violence de sa première jeunesse lui en avait fait pendant quelque temps une nécessité ; l’âge ensuite avait développé toutes ses aptitudes. D’une sobriété presque absolue, il voyageait des jours entiers sans boire, portant sur la croupe de sa monture un petit sac de farine de manioc attaché à l’arrière d’une peau molle qui garnissait le dessus de sa selle ; une hache pour abattre les palmites ne quittait jamais sa main.

Il était né dans le village de Piumby dans la province de Minas Geraes, et de là, au gré de ses aventures, il s’était porté sur tous les points du sol qui s’étend du cours du Parana à celui du Paraguay. Il connaissait à fond les plaines qui confinent à la rivière Apa, limite entre l’Empire et le Paraguay ; il avait reconnu bien des localités vierges jusque-là du pas de l’homme, même sauvage ; il en avait baptisé quelques-unes (Pedra de Cal, entre autres) ; au nom du Brésil il avait pris possession, lui seul, d’une immense forêt au milieu de laquelle il avait planté une croix grossièrement équarrie sur les lieux et portant l’inscription ébauchée de sa main : « P. II » (Pierre second) : pièce de bois imposante, perdue au fond des déserts ; l’initiative du pionnier avait créé des domaines au souverain.

Dans un voyage entrepris pour étudier la navigation de la rivière Doïrados[13], il s’était fait à la plante du pied une grave blessure, dont il ne guérit jamais complètement. Un jour, comme nous regardions cette plaie à demi cicatrisée, mais toujours saignante, il nous dit : « Le gouvernement m’avait promis, pour me dédommager, une récompense de trois cent mille reis, qu’il ne m’a jamais payée : je l’en tiens quitte. C’était une décoration qui m’était due : je l’ai ici, je ne veux plus rien. »

Il avait résidé pendant sept ans avec sa famille dans le Paraguay ; mais, à l’époque de l’invasion, il était de retour sur le sol brésilien, habitant sur le bord de la rivière Miranda une propriété à lui qu’il appelait le Jardin, fertilisée par son travail et par celui des grands enfants qu’il avait déjà. Lui et sa femme, D. Senhorinha, y exerçaient, à l’égard de quiconque recourait à eux, une généreuse hospitalité.

Quand les Paraguéens firent irruption sur le territoire brésilien en 1865, il avait réussi à leur échapper, mais seul de sa personne : sa famille entière était tombée au pouvoir des ennemis qui l’avaient transportée au bourg paraguéen de Horcheta, à sept lieues de leur ville de la Conception ; le cœur du vieillard était resté avec les siens.

Pour toutes ces raisons le colonel Camisão trouva en lui un adepte passionné. Dès qu’en lui faisant connaître ses projets, il eut ouvert à J. F. Lopès la chance d’aller, comme guide de l’expédition, se réunir à sa famille et venger ses injures, le sertanéjo brésilien accepta avec ardeur et aussi avec un parfait sentiment des convenances. Aussi, n’oubliant jamais la modestie de la position qu’il s’était faite à lui-même, disait-il souvent : « Je ne sais rien, je suis un paysan ; vous autres qui avez étudié dans les livres, vous devez tout savoir. »

Son orgueil se confinait sur un seul point : la connaissance du terrain, ambition légitime après tout, car elle fut notre salut. « Je défie, s’écriait-il, tous les ingénieurs avec leurs aiguilles (boussoles) et leurs plans. Dans les plaines de Pedra de Cal et de Margarida je suis roi. Les sauvages Cadiuéos seuls et moi, nous connaissons tout cela. »

Le départ de Nioac se trouva résolu, bien que nous eussions déjà à lutter contre de grandes difficultés, surtout pour notre approvisionnement de bétail.

L’ordre fut communiqué aux troupes, mais sans qu’on sût bien où on allait, la plupart pensant qu’il s’agissait seulement de quelque pointe à faire sur un poste ennemi. On n’emportait que le matériel indispensable pour un mois d’absence. Les femmes des soldats, à l’exception de deux ou trois, restèrent au camp.


CHAPITRE IV

Marche en avant sur la frontière du Paraguay. — Conseil de guerre.


La colonne s’ébranla le 25 février 1867, et alla camper à une lieue du bourg, sur le bord de la rivière Nioac. Aussitôt que nous le pûmes, nous allâmes rendre visite au commandant. Sa tente était installée sur un monticule pierreux, à demi abritée par des palmiers qui rendaient le lieu agréable. Il était agité : le bétail manquait déjà pour le repas du soir.

Le 26, nous étions au Canindé ; le 27, au Desbarrancado[14].

L’expédition s’arrêta deux jours en ce lieu, le 28 février et le 1er mars. Le 2, elle marcha jusqu’au Rio Feio, cours d’eau voisin où elle passa la journée du 3, à cause du mauvais temps.

Le 3 mars, Francisco Lopès revint de sa propriété du Jardin, nous amenant à peu près deux cent cinquante têtes de bétail, et augmentant naturellement ainsi notre confiance déjà grande en lui et en sa parole.

Le 4, à une heure de l’après-midi, nous occupâmes le lieu qui avait été la colonie de Miranda[15]. Il y restait à peine quelques vestiges de constructions incendiées.

Le colonel Camisão fit tout d’abord explorer les points qui se reliaient à notre position. Il ordonna dans toutes les directions des percées à travers les bois, faisant occuper les routes de l’Apa et de la colonie par des piquets, en même temps que les accès de front et d’arrière-garde par de gros postes.

Ce qu’il aurait fallu, c’eût été courir aux fortifications paraguéennes et les enlever. Dans la première confusion de cette surprise, le Nord de la République aurait pu être ruiné avant que le gouvernement de l’Assomption fût informé de notre marche ; mais il en arriva tout autrement : l’ennemi eut le temps d’apprendre la direction et la portée de l’entreprise.

Cependant la famine était toujours imminente. Un second troupeau de deux cents têtes que Lopès avait encore amené de ses terres tirait à sa fin ; aucun nouvel envoi n’était annoncé et la commission des vivres avait fait savoir, par un exposé daté de Nioac, qu’elle était hors d’état de pourvoir désormais à l’approvisionnement de bétail.

Dans cette extrémité, les incertitudes du colonel se manifestèrent avec plus de fréquence ; il laissa même pressentir la nécessité à laquelle il pourrait se trouver réduit de rétrograder jusqu’à Nioac et d’abandonner provisoirement ses projets d’offensive. Il affectait de faire observer que l’idée n’en avait jamais été favorablement accueillie.

Il voulut, en tout cas, mettre sa responsabilité à couvert, au moyen d’un document officiel qu’il pût produire devant le gouvernement comme devant l’opinion publique, et, en conséquence, le 23 mars, il adressa une dépêche au président de la commission du génie, lui enjoignant d’en convoquer les membres, pour délibérer sur la possibilité d’un mouvement offensif et sur les moyens de l’exécuter.

Le soir du même jour, par un contraste dont l’impression restera toujours dans notre mémoire, ce fut à la lumière du soleil couchant, qui remplissait l’espace de paix et de joie, que se tint ce conseil gros de tant de malheurs, solennel au début, mais dont l’animation consciencieuse finit par des violences.

Trois des membres de la commission s’efforcèrent à plusieurs reprises de peindre la position du corps d’armée telle qu’elle était dans la réalité : l’insuffisance des vivres, le défaut absolu de moyens de transport, pas de cavalerie, peu de munitions, pas de renforts ni de secours à espérer pour une poignée d’hommes en pays ennemi ; de là l’éventualité infailliblement prochaine d’une retraite à exécuter sans données étudiées d’avance et dans des conditions où la tentative ne pouvait aboutir qu’à un désastre, avec la déplorable conséquence d’appeler de nouveau sur le territoire brésilien l’occupation paraguéenne accompagnée de toutes ses horreurs.

La raison n’était que trop du côté de ceux qui pensaient ainsi ; mais deux de leurs collègues, prenant la question à un point de vue différent et leurs arguments dans une sphère plus élevée, prétendaient que le corps d’armée avait sa mission qu’il devait accomplir à tout prix ; que sa marche par le nord du territoire paraguéen était absolument indispensable dans le plan d’ensemble de la guerre ; que la colonne était sans doute trop faible et qu’elle pouvait y succomber, mais utilement et avec gloire ; que du moins on dirait qu’elle était composée de généreux enfants du Brésil.

Nous étions tous jeunes : de telles pensées, de tels sentiments invoqués à propos d’avis en sens contraire, amenèrent des échanges de paroles hautaines, et enfin des personnalités.

Le lieutenant-colonel Juvencio, chef de la commission du génie, s’était tenu jusque-là dans le silence, sans pouvoir néanmoins maîtriser tout à fait l’émotion qu’il avait ressentie de temps à autre. De son vote, qui était prépondérant, allait dépendre l’issue du débat ; il résuma son avis, en le plaçant exceptionnellement sur le terrain de la pratique. « Le corps ne pouvait aller en avant sans vivres : il n’y avait plus de bestiaux pour le nourrir. »

À cet instant même, survint un de ces incidents qui se jettent dans les combinaisons des choses humaines pour en déterminer le cours.

Un troupeau de bœufs que l’infatigable Lopès, sur les instances de notre commandant, était allé rassembler dans les prairies de sa ferme du Jardin et qu’il poussait vers le camp, y entrait non sans tumulte, les mugissements des bêtes répondant aux clameurs des peones et des bouviers.

Tout, dès lors, fut décidé, comme autrefois à Rome on vit des expéditions militaires suspendues ou précipitées selon les gémissements des victimes ou le cri des poulets sacrés.

Le président du conseil se leva, et se tournant vers le secrétaire chargé de dresser le procès-verbal de la séance, l’auteur même de cette relation, il le chargea de communiquer au commandant que la commission était unanime à reconnaître la possibilité de la marche en avant sur la frontière ennemie, et s’empressait d’offrir pour l’exécuter tout le concours de son bon vouloir.

Ensuite, il s’écria en homme qui se dévoue : « Je laisserai une veuve et six orphelins ; ils auront l’héritage d’un nom honoré. »

Ainsi fut clos ce conseil, sur lequel était fixée l’attention de tous les officiers, et dont le résultat surprit tout le monde, mais personne autant que le commandant lui-même, car il se trouvait entraîné par l’obstacle qu’il avait cru mettre entre lui et les dangers de son premier projet. Le sentiment de sa dignité personnelle, puissant dès qu’il s’éveillait chez lui, le préserva pourtant de donner d’autres témoignages de son impression que quelques signes inopinés et involontaires ; il s’appliqua désormais à bien faire ce qu’il était fatalement devenu impossible de ne pas entreprendre.


CHAPITRE V

Reconnaissance. — Fausse alerte. — Retour de captifs échappés des mains de l’ennemi. — Le guide Lopès et son fils. — En avant !


Le bataillon no 21 reçut immédiatement l’ordre d’escorter les ingénieurs dans une exploration des localités attenantes à la colonie ; et en effet, le 25, le lieutenant-colonel Juvencio, avec deux de ses adjudants, s’avança jusqu’à un point appelé Retiro, qui avait été évacué tout récemment par un poste paraguéen d’une centaine d’hommes. La reconnaissance faite, notre commission rentra au camp le même soir : les fantassins qui nous accompagnaient avaient eu à franchir plus de cinquante-deux kilomètres, avec leurs capotes, leurs armes et soixante cartouches dans la giberne ; nous avons pu souvent constater que les marches les plus longues ne peuvent abattre l’énergie du soldat brésilien.

Les jours suivants se passèrent pour nous dans l’inaction et dans ce grave repos de la pensée qui est de la prudence à la veille des entreprises hasardeuses. On se doit à soi-même de ne pas se troubler par l’appréhension de malheurs qui peut-être ne se réaliseront pas, et de ne pas se livrer non plus à une confiance dans l’avenir, qui ajouterait à la catastrophe toute la rigueur de l’imprévu.

Avril. — Le mois marqué pour nos épreuves avait commencé. Notre service des vivres n’était nullement assuré, et cependant une sorte d’abondance semblait régner dans le camp. Une perpétuelle affluence de chariots y apportait, avec toutes sortes d’étoffes, d’autres objets de luxe que ces lieux déserts n’avaient certainement jamais vus ; aussi les femmes des soldats, attirées par ce mouvement commercial, descendaient-elles de Nioac, par groupes de plus en plus nombreux. La réputation de salubrité de la colonie de Miranda contribuait pour sa part à ce concours de monde : c’était là en effet que, longtemps avant l’invasion étrangère, le pays environnant envoyait ses convalescents et ses valétudinaires. La rivière y roule des eaux cristallines que les infiltrations saumâtres des marais inférieurs n’ont pas encore altérées.

L’état sanitaire des soldats ne laissait rien à désirer : aussi les exercices journaliers de tous les bataillons avaient-ils recommencé ; nos musiques, rompant enfin leur long silence, égayaient les esprits. Celle surtout des volontaires de Minas, qui avait été organisée avec soin, jouait des symphonies dont la nouveauté, pour les échos du lieu, ajoutait un charme de plus au plaisir de les y entendre.

Le bataillon no 17 reçut bientôt l’ordre d’aller, au delà du point où s’était déjà porté le bataillon no 21, faire une reconnaissance sous la direction du guide Francisco Lopès, et en compagnie d’un groupe d’Indiens Térénas et Guaycourous qui s’étaient présentés au colonel il y avait quelque temps.

Le départ eut lieu le 10 avril, enseignes déployées et musique en tête, spectacle toujours imposant aux approches des combats. Le corps avait été mis, par les soins du commandant, sur un pied de discipline qui l’aurait fait remarquer partout.

La journée du lendemain nous réservait des émotions très diverses et presque contradictoires : des espérances de rencontrer l’ennemi qui devaient n’être pas satisfaites, et l’imprévu de scènes de famille des plus touchantes.

Une femme arrivant de Nioac vint nous annoncer qu’elle avait rencontré, sur le bord d’un cours d’eau voisin, une troupe de cavaliers, parlant entre eux l’espagnol, et qu’après lui avoir adressé quelques questions, ils l’avaient laissée passer tranquillement.

L’éveil est donné sur toute la ligne et à l’arrière-garde ; mais bientôt nous avons l’agréable surprise de voir revenir notre détachement amenant dix cavaliers : c’étaient des fugitifs du Paraguay, c’étaient des Brésiliens, des frères ! Ils appartenaient à des familles aimées et bien connues de propriétaires des environs de Nioac : les Barbosa, les Ferreira, les Lopès ; ils échappaient à un ennemi impitoyable.

La nouvelle de leur apparition circule avec la rapidité de l’éclair dans tout le camp et jusqu’à Nioac même. Hommes et femmes accourent pour les voir avec une espèce d’enivrement, et la plupart tout en larmes. Des compatriotes ! Entourés, enlevés, ils se trouvent tout à coup en présence du commandant qui les interroge.

Ils disent qu’ayant été emmenés prisonniers sur le territoire paraguéen, eux et leurs familles, quand l’ennemi s’était retiré, ils y avaient été répartis en plusieurs lieux différents, principalement à Villa Horcheta, distante de sept lieues de la Conception. On leur avait distribué des terres à cultiver, mais à la charge d’abandonner aux percepteurs un cinquième de leurs produits. Ils n’avaient pas été trop inquiétés jusque-là, mais ils avaient su récemment que le gouvernement du dictateur Lopez, manquant de monde pour l’armée, avait projeté de recruter tous les étrangers et même les prisonniers. Ayant eu en même temps la nouvelle de l’approche d’un corps brésilien, ils avaient tout bravé pour rejoindre leurs compatriotes, plutôt que d’être exposés au risque d’avoir à les combattre ; leurs familles elles-mêmes les avaient encouragés dans ce dessein.

Le 25 mars, le jour même de nos premières reconnaissances en avant de la colonie, ils s’étaient emparés de bons chevaux paraguéens, et, sachant bien le sort qui les attendait s’ils se laissaient reprendre, ils s’étaient hasardés, cheminant par des détours, la nuit, et de bois en bois, dans la direction de la frontière ; y étant parvenus, ils avaient traversé l’Apa heureusement, puis, laissant à droite la route de la colonie et s’élevant au nord vers la ferme du Jardin, ils en redescendaient pour se réunir à nous.

Le colonel prit alors à part, dans sa baraque, l’un d’entre eux, qui n’était autre que le fils du guide Lopès. C’était un jeune homme de bonne mine qui paraissait tenir de son père pour l’intelligence et la réserve. L’entretien porta naturellement sur les renseignements que lui et son beau-frère Barbosa pouvaient donner relativement à la situation du Paraguay, à sa force appréciable, à ses moyens de résistance, et particulièrement à la frontière voisine. Les réfugiés répondirent que les fortifications sur l’Apa se composaient de simples palissades de bois commun, gardées par une centaine d’hommes à Bella Vista, sous le commandement du major Martino Urbiéta. Les autres forts étaient encore en pires conditions de défense ; mais le gouvernement paraguéen, sur les avis qui lui avaient été donnés, s’était engagé à pourvoir tout prochainement et à envoyer des renforts, enjoignant, jusqu’à leur arrivée, de se retirer devant l’attaque, en détruisant tout ce qu’on ne pourrait emporter. Ils ajoutèrent que le découragement était général dans l’intérieur du pays, et qu’on y croyait de moins en moins à une heureuse issue de la guerre. Cependant la résolution de se défendre jusqu’à la dernière extrémité n’en était pas affaiblie ; le respect pour le président, — el Supremo, — dont on ne prononçait le nom qu’en se découvrant, était toujours le même.

Aussitôt que ces nouvelles se furent répandues dans le camp, il n’y eut plus qu’un cri : « Marchons sur l’Apa ! » L’enthousiasme était au comble, et les plus prudents se laissèrent entraîner par l’excitation passionnée des groupes qui se formaient de tous côtés.

En ce moment on annonça le retour du bataillon no 17, qui avait accompagné le vieux Lopès. Assister à la première entrevue du père et du fils aîné qu’il retrouvait, c’était le désir de tout le monde.

Notre guide avait appris la grande nouvelle en passant par les avant-postes. Il arrivait pâle, les yeux humides, vers son fils qui, l’attendait respectueusement, tête nue. Le père ne descendit pas de cheval, tendit sa main droite tremblante, que le fils baisa ; puis le vieux guide donna par signe sa bénédiction, et passa sans avoir dit un seul mot.

C’était une scène patriarcale, et le cœur de l’homme étant toujours sensible aux grandes choses, nous nous regardions d’un air étonné et comme nous demandant les uns aux autres si ce n’est pas faiblesse à des soldats de ne pas pouvoir toujours retenir leurs larmes.

Quelle émotion ne devait pas ressentir le vieillard en revoyant son fils échappé aux mains de l’ennemi ! Quelle douleur aussi de songer que les autres membres de la famille restés en captivité avaient perdu leur plus vaillant défenseur !

Quand nous lui en parlâmes, il aspira une longue prise de tabac et nous dit : « C’est Dieu qui fait tout. Dieu l’a voulu ! J’ai été heureux autrefois, j’ai eu une maison, une famille. Aujourd’hui je couche à la pluie, je suis seul, je mange ce que me donne la charité. »

« Mais nous allons trouver des maisons à Bella Vista, lui répondîmes-nous ; vous avez auprès de vous votre fils et votre gendre. Vous mangez avec des amis, et c’est vous qui leur donnez la chair de vos troupeaux. » Il secoua la tête avec un sourire mélancolique : « Ce ne sera plus jamais ma ferme du Jardin. »

Cependant le colonel, après s’être entendu avec Barbosa sur les moyens de tirer encore du bétail des prairies de son beau-père, ordonna la marche en avant.


CHAPITRE VI

En marche. — Disposition de la colonne. — Vue de la frontière.


Le colonel Camisão, affermi dans sa première résolution, ne put cependant mettre la main à l’œuvre sans laisser percer quelques-unes de ses anciennes hésitations. Le départ avait été d’abord fixé par lui-même au 13 avril ; il le remit au lendemain, bien que dès le point du jour tout fût prêt, et le corps d’armée en ordre de marche. Ce fut même assez tard dans la journée qu’il fit connaître sa détermination nouvelle, entrant à cet égard dans des explications qui ne purent qu’étonner, et donnèrent lieu à des interprétations malignes, principalement au sujet des étapes qu’il avait ordonnées. Il les avait, en effet, disposées de telle sorte que la colonne arrivât à Bella Vista, ou aux environs, c’est-à-dire à la frontière, le samedi de l’Alleluia ou le dimanche de Pâques, pour que la fête fût célébrée sur ce point. « Ainsi, disaient les critiques, les coups de canon d’ouverture de la campagne seront ceux mêmes dont la cérémonie religieuse est ordinairement accompagnée ; l’initiative de la campagne sera couverte par la fête ! »

Le 13 avril fut donc encore un jour perdu : les heures de la matinée se consumèrent en préliminaires de voyage tout à fait oiseux et qui semblaient n’avoir d’autre objet que d’occuper les soldats. Ceux-ci, au reste, s’y prêtaient avec beaucoup de bonne humeur. L’hymne national s’était déjà fait entendre ; une explosion d’enthousiasme l’avait accueilli. Plusieurs aides de camp allèrent alors, chacun de son côté, lire un ordre du jour qui faisait appel au patriotisme des corps et leur recommandait la confiance en leurs chefs. D’énergiques acclamations retentirent encore après cette publication et furent plusieurs fois répétées : l’animation était à son comble. Cependant la nuit tombait, elle se passa sans qu’on eût bougé ; et on vit le commandant, soucieux comme toujours, se promener dans l’ombre, devant sa baraque, plus longtemps même et plus tard qu’il n’en avait l’habitude.

Le lendemain, le défilé eut lieu devant lui, et il s’anima peu à peu. L’avant-garde toutefois devait déjà lui donner à réfléchir, car elle était composée des hommes de notre cavalerie démontés. Il a été dit plus haut que nous n’avions plus de chevaux : ils avaient tous été enlevés, dans le district de Miranda, par une épizootie du genre de la paralysie réflexe qui nous avait si cruellement éprouvés nous-mêmes. C’était à peine si le service ordinaire du camp avait conservé quelques mulets. L’élément de guerre le plus nécessaire dans ces contrées, la cavalerie, nous manquait ; tous les yeux en étaient frappés.

Nos chasseurs toutefois, dans la différence de tenue à laquelle il leur avait fallu se faire, ne perdaient rien de leur aspect martial. Après eux, venait le 21e bataillon de ligne, précédant une batterie de deux pièces rayées, ensuite le bataillon no 20, puis une batterie égale à la première, que suivait le bataillon des volontaires de la Patrie, no 17 ; enfin les bagages, les marchands avec leur monde et leur matériel, les femmes de soldats en assez grand nombre. Notre troupeau de bœufs occupait le flanc gauche avec les charrois des munitions de guerre et de bouche : masse confuse, qui était couverte par une forte arrière-garde.

La rivière de Miranda était devant nous, et les soldats la passèrent, les uns en élevant au-dessus de l’eau leurs armes, leurs ceinturons, leurs gibernes, les autres sur un pont volant que les ingénieurs achevaient de construire, ayant eu pour auxiliaire dans ce travail pressant un sous-lieutenant d’artillerie, Nobre de Gusmão, jeune officier plein d’intelligence et qui montra dans cette occasion le zèle qui le distingua toujours par la suite. Plus de deux heures furent employées au passage ; pendant ce temps, le colonel Camisão et son état-major avaient lu les nouvelles que la malle de Matto Grosso venait d’apporter. Aucune communication ni officielle ni particulière, relative à l’invasion du Paraguay par le sud, n’était parvenue au commandant, ni rien qui s’y rapportât d’une manière positive. C’étaient cependant des renseignements qui auraient été pour nous du plus haut intérêt, et même indispensables au moment où nous nous hasardions dans une opération dangereuse, sans avoir un but bien précis.

À deux heures de l’après-midi, la marche fut reprise, mais la lenteur en était extrême ; le pas des bœufs qui tiraient l’artillerie réglait le nôtre, et encore de temps en temps tout s’arrêtait, parce que le colonel lui-même, allant et venant avec son état-major de l’avant à l’arrière-garde, se mettait à examiner les environs à la longue-vue, d’un air tantôt distrait, tantôt très attentif. Nous en étions surpris, car si jamais campagnes furent sans mystères, c’étaient bien celles que nous traversions. Elles étaient complètement dénudées, l’herbe même avait péri : on l’avait incendiée partout, de sorte que les tirailleurs, distribués au moment du départ le long de notre colonne pour l’éclairer, nous avaient ralliés tous, dispensés d’un service qui n’avait plus d’objet.

On gagna vers la tombée de la nuit un grand morne.

Le 16, la marche recommença dans le même ordre ; seulement les différents corps devaient alterner d’un jour à l’autre, en tête et au centre, comme à l’arrière-garde.

Nous suivions une route formée de deux sentiers parallèles espacés entre eux par trois ou quatre palmes de gazon, s’étendant à perte de vue dans des plaines toutes découvertes. Quelque buisson, quelque arbuste à peine, s’y montraient à longs intervalles ; l’horizon seul avait des bouquets de bois. Les deux sentiers étaient très battus, et il était visible que tout récemment des cavaliers y avaient passé et repassé en troupes nombreuses.

De cette voie partaient, de place en place, d’autres empreintes de pieds de chevaux dirigées vers les accidents du sol qui permettaient de voir au loin ; il n’y avait plus lieu de douter que l’ennemi avait l’œil sur notre marche, et que nous étions observés.

Nous allâmes camper près du morne du Retiro, dont nous occupâmes le versant d’où s’échappe, à sa base, un gros ruisseau du même nom. La nature est admirable dans ce lieu : l’eau est bordée de palmiers et coule entre des rives légèrement sinueuses, revêtues d’un gazon court et fin, de la plus belle nuance vert d’émeraude.

Non loin de là avait résidé autrefois cette même D. Senhorinha, dont nous avons plus haut vanté l’hospitalité. Elle était alors mariée en premières noces à un Lopès (Jean-Gabriel), frère de notre vaillant guide José Francisco, et qui mourut en 1849. Sa veuve, restée seule avec des enfants dans un pays de frontière où il n’y a nulle protection pour les faibles, avait été déjà une fois saisie et emmenée par une troupe de Paraguéens. Réclamée quelque temps après par la légation brésilienne à l’Assomption, et rendue à la liberté en 1850, elle avait, selon la coutume assez générale du pays, contracté un second mariage avec son beau-frère, notre guide lui-même, qui l’avait établie à sa ferme du Jardin, et enfin, lors de l’invasion paraguéenne de 1865, elle avait été prise de nouveau et encore emmenée.

Nous quittâmes le Retiro le 17 mai au matin, et, deux lieues plus loin, nous rencontrâmes une bâtisse en forme de hangar ou de hutte qui venait évidemment d’être évacuée par une ronde ennemie. À côté s’élevait un de ces mâts-vigies nommés par les Paraguéens mangrulhos, gros pieux, ou assemblage de pièces informes de bois, au sommet desquelles ils se hissent pour découvrir au loin les lieux environnants. Nos Indiens Guaycourous s’étaient avancés jusque-là, antérieurement, dans une reconnaissance faite par le lieutenant-colonel Enéas Galvão ; cette fois nos alliés sauvages firent un feu de joie du mât et de la hutte.

En ce moment, le colonel fut averti que nos convois s’étaient embourbés à la sortie du Retiro ; il décida aussitôt que, sans interrompre le mouvement, on irait les attendre à quelque distance en avant, ce qui fut fait, et l’on établit le camp au point même où avait existé la ferme de Jean-Gabriel. Un fort parti d’avant-garde fut placé en observation sur une éminence qui dominait la campagne.

C’était un capitaine de la garde nationale de Rio Grande qui commandait ce détachement, Delfino Rodriguez Pereira, plus connu sous le nom de son père Pisaflores, homme énergique, à la bravoure duquel tout le monde rendait hommage. On le voyait alors regarder fixement du côté de l’ouest ; tout à coup un cri partit de plusieurs côtés à la fois : « La frontière ! » De la hauteur où était le poste, on avait en effet la vue des bois sombres de l’Apa, limite des deux pays.

Ce fut un moment solennel, une émotion dont personne ne put se défendre, officiers et soldats. L’aspect de la frontière que nous allions chercher nous frappa tous comme par surprise. Et elle était réellement nouvelle pour tous. Quelques-uns pouvaient l’avoir déjà vue, mais uniquement avec les yeux du chasseur ou du coureur de prairies pour qui tout sol est indifférent ; la plupart n’en avaient entendu parler que vaguement, et maintenant elle était là devant nous, comme point de rencontre des deux nations armées, comme le champ des combats.


CHAPITRE VII

Passage de l’Apa. — Premier engagement. — Occupation de la Machorra.


Nos charrois attardés avaient rejoint le camp le 17 ; et le 18, à neuf heures du matin, la garde avancée avait été relevée. Le plus grand calme régnait dans les lignes, lorsque, tout à coup, vers onze heures, le cri d’alarme : « Cavalerie ennemie » se fit entendre. Nos bataillons prennent les armes ; le commandant envoie les ingénieurs aux avant-postes, l’adjudant général à l’arrière-garde, l’adjoint du quartier général aux différents corps, pour s’assurer de leur état et de ce qui peut leur manquer. Lui-même se porte en avant, suivi du bataillon de volontaires, avec les bouches à feu du major Cantuaria et du lieutenant Marquès da Cruz, le même qui plus tard fut tué en combattant dans les lignes d’Humaïta. Il passa devant nous, l’épée nue, ne voulant, disait-il, la remettre au fourreau qu’après qu’elle aurait fait connaissance avec les Paraguéens.

Les ennemis étaient alors à petite distance de nous, près du bois de lisière d’un gros ruisseau ; ils avançaient sensiblement, s’étendant en tirailleurs, courant de côté et d’autre sous les ordres d’un officier qu’on distinguait parmi eux et qui tout à coup leur commanda la retraite ; nous les perdîmes de vue.

Après une attente assez prolongée, le commandant ordonna le retour au camp.

Le matin du 19, on quitta le campement. Le colonel détacha le 21e bataillon pour former l’avant-garde, avec recommandation de ne jamais perdre de vue le gros du corps d’armée, tout en gagnant du terrain. Le reste suivait en détachements rapprochés qui devaient se soutenir au besoin ; mais l’animation des soldats répondant à celle des officiers, les corps se portaient en avant sans tenir grand compte de cet ordre, et se trouvaient parfois, entre eux, à des distances plus grandes que la prudence ne l’eut conseillé.

L’avant-garde, au passage du Taquaroussou dont le pont venait d’être détruit par les Paraguéens, fit une décharge sur eux, mais presque hors de portée. Un de leurs cavaliers fut blessé, on le vit tomber ; un de ses compagnons le prit en croupe, tandis qu’un troisième laçait le cheval libre qui s’enfuyait ; à cette vue, à cette première scène de guerre, nos hommes allaient se jeter à l’eau pour suivre l’ennemi, quand un coup de clairon du quartier général les arrêta ; toute la colonne se trouva bientôt groupée derrière eux. En même temps, les ingénieurs rétablissaient le pont : une heure y suffit. Le passage s’effectua, et la marche reprit sur l’autre rive.

Gravissant de petits plateaux qui séparent les dépressions parallèles dont la plaine est sillonnée, nous avançâmes jusqu’au pied d’une colline qui domine tout le pays d’alentour. Notre avant-garde avait trouvé cette position occupée par un gros poste de cavaliers ; elle s’arrêta, tous nos corps détachés en firent autant l’un après l’autre. Les Paraguéens nous examinaient, rien ne s’interposait entre eux et nous ; ils pouvaient nous compter. Ce nous fut un grand désavantage. Jusque-là ils avaient pensé, d’après ce que nous disaient nos réfugiés, que la colonne brésilienne se composait au moins de six mille hommes, et notre commandant s’était efforcé, selon la règle de la guerre, d’entretenir cette erreur. L’illusion avait fait son temps : elle s’évanouit au premier coup d’œil jeté sur nous.

Cela aurait dû être une raison de plus pour attaquer à l’instant, mais le commandant nous tint immobiles.

Nous n’en sûmes la cause que plus tard ; elle venait de son caractère même : nous étions au vendredi saint, et l’initiative d’une action sanglante le jour de la mort du Sauveur répugnait à un cœur religieux comme celui de notre chef, esclave de tous les nobles sentiments et se les exagérant jusqu’à la contradiction, inquiet et comme troublé par le pressentiment d’une fin prochaine.

Son hésitation dura assez longtemps pour que le détachement paraguéen, ne craignant plus d’être attaqué, et plein de mépris peut-être pour notre petite troupe jetée sans chevaux dans de grandes plaines à fondrières où tout piéton est un objet de risée, s’avisa de nous témoigner insolemment par ses allures le dédain que lui inspirait l’infériorité de nos ressources militaires, et de nous faire voir par d’éclatantes démonstrations qu’il regardait comme inutile de prendre aucunes précautions contre nous. Tous les hommes mirent pied à terre, les uns s’asseyant à l’ombre des macaoubiers, les autres faisant paître tranquillement leurs chevaux. La négligence affectée de leur attitude nous faisait bondir d’indignation. Heureusement enfin notre chef en fut frappé lui-même, et se décida. Il n’y avait contre eux qu’un moyen rapide d’action, il fut employé. Marquès da Cruz fit avancer sa pièce ; un premier obus fut lancé aux acclamations de nos soldats. Il alla frapper le pied d’un haut palmier qui abritait bon nombre de cavaliers, et, après un ricochet, il fit explosion en l’air.

Ce fut du moins un plaisir pour nous de voir l’effet qui s’ensuivit : la surprise, l’alarme, la confusion ; les uns couraient après leurs montures, que la détonation avait dispersées ; les autres se jetaient à cheval, et, sans rien attendre, gagnaient la plaine à toute bride. Peu de minutes s’étaient écoulées, que le poste entier avait disparu. Un second projectile fut envoyé, puis ensuite un troisième qui porta à plus d’une demi-lieue, et fit connaître à l’ennemi la puissance de notre artillerie. Le parti tout entier prit la fuite et ne reparut que devant la ferme de la Machorra, à la frontière.

Arrivés ce soir-là au bord d’un gros ruisseau que les Espagnols appellent Sombrero, nous allâmes camper dans le triangle qu’il forme à son confluent avec l’Apa. Nous admirions cette belle rivière, limite des deux pays, et dont l’aspect, avec son bois épais, nous avait si vivement émus quand nous l’avions d’abord aperçue de loin. Un grand avenir lui est réservé après la guerre.

L’Apa sort par trois sources, bientôt réunies, de la chaîne des monts Doïrados, un peu au-dessous de la colonie militaire de ce nom, à douze lieues est-sud-est de celle de la Miranda, coule d’abord à l’ouest, dix degrés nord, jusqu’au fort de Bella Vista, qui est sous le 22e parallèle, et de là, tournant à l’ouest, dix degrés sud, va, par un cours légèrement sinueux, baigner Sainte-Marguerite, Rinconada et autres points fortifiés, jusqu’au Paraguay, dans le lit duquel ses eaux se perdent.

Le colonel, en arrivant, demanda qu’on lui donnât de l’eau, de cette eau même de l’Apa, et, soit que de vagues réminiscences historiques à propos de cours d’eau fameux s’éveillassent dans sa mémoire, soit que, après tant d’agitation de son esprit, il éprouvât une sorte d’excitation fébrile : « Voyons, dit-il en souriant, à quelle heure nous goûtons de l’eau de cette rivière. » Il regarda sa montre, but, et ajouta d’un ton d’enjouement : « Je désire que cet incident soit consigné dans l’histoire de l’expédition, si on l’écrit quelque jour. » Il parut tenir à ce qu’on lui en fît la promesse ; c’est l’auteur même de ce récit qui s’y engagea au nom de tous, et qui s’en acquitte aujourd’hui avec une religieuse exactitude ; car la mort, dont notre chef était si proche, sait, par sa nature énigmatique même, tout ennoblir, tout absoudre et tout consacrer.

L’Apa en cet endroit est rapide, mais les grandes dalles dont il a son fond comme pavé, invitent à entrer dans ses belles eaux : c’est ce que firent un grand nombre de soldats ; plusieurs passaient sur l’autre rive, disant qu’ils allaient, de leur personne, conquérir le Paraguay.

À la nuit, nous vîmes deux officiers brésiliens qui venaient, à l’heure du péril, se réunir à nous et partager notre fortune. Ils étaient accourus à grandes journées de Camapoan. Ils avaient devancé leur escorte et traversé seuls, non sans danger d’une méprise, nos lignes de sentinelles avancées. Ce fut le lendemain seulement que leurs soldats arrivèrent au camp, avec un voyageur du nom de Joachim Auguste, homme de courage, mais qui n’était amené parmi nous que par des intérêts personnels.

Le jour suivant, 20, le corps d’armée se mit en mouvement à neuf heures du matin, et, après avoir traversé le Sombrero, s’avança sur la rive droite de l’Apa, le bataillon de volontaires formant l’avant-garde. Il nous en coûta beaucoup de temps pour faire une seule lieue ; il arrivait à tout moment quelque mésaventure aux chariots qui portaient nos munitions, dont nous ne pouvions nous séparer, proches comme nous l’étions de l’ennemi, touchant même, selon l’opinion des réfugiés, à la première station paraguéenne, c’est-à-dire au fort et à la ferme de la Machorra, située sur le territoire brésilien, une lieue un quart en avant du fort de Bella Vista, qui est construit en face sur la rive paraguéenne.

Nous pensions à tout moment rencontrer de la résistance. Cependant notre bataillon d’avant-garde marchait toujours, sans s’apercevoir ou sans tenir compte de la distance que les haltes continuelles des autres corps mettaient entre eux et lui. Les clairons avaient beau sonner : il se trouvait déjà trop loin pour les entendre. Le laisser s’isoler de la sorte n’était pas prudent ; il fallait nécessairement envoyer un exprès pour le rappeler. Le lieutenant-colonel Juvencio s’y offrit, et partit à l’instant même avec ses deux aides de camp et Gabriel Francisco, le gendre du guide, qui voulut se joindre à nous. Heureusement nous avions d’assez bonnes montures, étant de celles qui avaient résisté à l’épizootie ; elles nous tirèrent d’un bas-fond dangereux que, pour faire plus de diligence, nous n’avions pas eu le soin de tourner. Bientôt nous y perdîmes de vue le corps d’armée que nous quittions, et nous n’apercevions pas encore devant nous nos gens déjà engagés, à ce qu’il semblait, car nous commencions à entendre des décharges et des coups isolés de tirailleurs. Nous voyions bien parfois flotter dans l’air le drapeau brésilien, mais des buissons élevés nous le cachaient souvent, et il semblait d’ailleurs ne pas avancer. En peu d’instants, la rapidité de notre course nous en eut rapprochés ; ce voisinage nous électrisant, nous lançâmes nos chevaux dans un gros ruisseau qui barrait le passage, le José Carlos, et nous nous trouvâmes enfin réunis aux nôtres qui combattaient dans un enclos, à l’entrée de la Machorra.

Une ligne assez étendue de Paraguéens faisait face à l’attaque, tandis qu’une foule de leurs compagnons s’acharnaient, avec une sorte de fureur, à détruire la ferme et mettaient le feu à tout ce qui pouvait brûler.

Notre commandant d’avant-garde était à examiner un pont qu’il fallait passer pour déborder l’ennemi ; c’est là que le lieutenant-colonel Juvencio lui communiqua l’ordre qu’il apportait de faire halte ; mais les circonstances ne permettaient plus de s’y conformer. Les deux officiers tombèrent d’accord sur la nécessité d’occuper la ferme à tout prix.

Aussitôt notre ligne de tirailleurs se porta à la course sur le front opposé, par le pont même, tous rivalisant d’ardeur.

Les Paraguéens se replièrent alors, mais en faisant bonne contenance.

Ils avaient sans doute l’ordre de ne pas livrer de combat, mais seulement de rassembler et de pousser devant eux les chevaux et les bœufs qu’on ne voulait pas nous laisser, et qui devaient être en nombre considérable, ainsi que nous pûmes en juger par la poussière que leur marche souleva peu après.

L’enceinte fut occupée ; le lieutenant-colonel Enéas y reforma sur-le-champ son bataillon, et l’y retint dans une série de positions qui lui valut plus tard, avec l’approbation du colonel, les compliments de tout le monde ; les nôtres ne lui avaient pas manqué dès l’abord. Tous applaudirent à l’esprit de discipline que montraient ses hommes et à l’empressement avec lequel, au premier ordre, ils s’étaient mis à débarrasser la cour des objets qui l’encombraient, sans en rien détourner, non plus que de tout ce qui était dans l’intérieur des cases.

Sur ces entrefaites, le commandant apparut lui-même ; ne voyant revenir aucun de ceux qu’il avait dépêchés vers son avant-garde, il était parti en toute hâte pour s’assurer de ce qui se passait. L’accueil enthousiaste qui lui fut fait, en ce moment, et les acclamations des soldats lui causèrent un plaisir dont l’expression, malgré sa réserve habituelle, fut visible pour tout le monde.

Les auxiliaires indiens, Guaycourous et Térénas, ne furent pas les derniers à se présenter pour prendre part au butin : ils avaient, au contraire, montré peu d’empressement pour la lutte, à ce point que, dans notre course, en les dépassant, nous leur avions crié : « Avançons donc, braves camarades ! » Maintenant leur indolence avait fait place à une ardeur de pillage sans bornes. Ils s’étaient déjà répandus jusque dans les plantations de manioc et de cannes, et ils en rapportèrent en un instant des charges sous lesquelles ils pliaient, mais sans ralentir leur marche.

Il y avait encore un reste de crépuscule quand le gros du corps arriva ; ce fut le moment de la cohue et du désordre : tant d’objets étaient exposés à la vue, entassés pêle-mêle sans maître et voués à la destruction ! Chacun prit sa part ; et les moins favorisés furent enfin ceux qui se trouvaient avoir le plus de droits au butin, l’ayant conquis sous le feu de l’ennemi et gardé comme propriété publique jusqu’au moment de la dilapidation générale. Ce sac d’ailleurs était légitime, et on n’aurait pu sans injustice en refuser la joie aux soldats, qui l’avaient acheté et payé d’avance par des mois de privations et de famine. Des huit ou dix maisons de la Machorra, deux étaient déjà réduites en cendres par le feu que les Paraguéens eux-mêmes y avaient mis ; les autres furent préservées par les soldats brésiliens ; quelques pièces de charpente, quelques poteaux embrasés servirent à cuire les patates, le manioc et les volailles de l’ennemi. La Machorra, surnommée ferme du président Lopez, n’était en réalité qu’un terrain usurpé, cultivé par ses ordres au delà de sa frontière. Le travail des envahisseurs, fructueux comme il l’avait été, ne faisait qu’ajouter au festin la satisfaction d’un sentiment de revendication nationale ; le colonel l’autorisait par un air de gaieté qu’on ne lui avait pas encore vu.


CHAPITRE VIII

Occupation de Bella Vista. — Les Paraguéens font le vide autour de la colonne. — Tentative pour entrer en pourparlers. — Elle échoue. — Les vivres deviennent rares. — Marche sur Laguna.


Le jour suivant, 21 avril, à huit heures du matin, les clairons du quartier général sonnèrent la marche : ce n’était pour rien moins que pour franchir la frontière, entrer sur le territoire paraguéen, et aller attaquer le fort de Bella Vista, qui est de ce côté la clef de tout le pays. La portée de l’opération était sentie par tout le monde avec un redoublement d’animation. Chacun avait revêtu son plus brillant uniforme, et à nos anciens drapeaux, qu’aucun fait éclatant n’avait consacrés, on en avait substitué de nouveaux, dont les vives couleurs se détachaient sur le beau ciel des campagnes paraguéennes.

En quittant la Machorra, l’ordre compact avait été adopté. Des deux côtés de la colonne, et pour assurer son mouvement, les tirailleurs qui la flanquaient abattaient les hautes herbes ; car la nature du pays avait changé. Ce n’était plus le gazon court et frais des prairies que nous venions de traverser. Le terrain était couvert de cette dangereuse graminée, croissant à hauteur d’homme, qu’on appelle macéga, à tige dure et à côtes coupantes, qui rend la marche si pénible en beaucoup de parties du Paraguay.

Nous allâmes passer l’Apa en face de Bella Vista. Le bataillon d’infanterie de Goyaz no 20 formait l’avant-garde sous les ordres du capitaine Ferreira de Païva ; mais, en avant même de ses tirailleurs, commandés par un jeune et brave officier nommé Miro, et destiné lui aussi à une mort prochaine, on voyait se hâter le vieux Lopès monté sur un beau cheval bai, de ceux que son fils et nos autres réfugiés avaient enlevés aux Paraguéens. Il était au comble de la joie, l’œil comme celui d’un oiseau de proie, fixé sur Bella Vista qu’on commençait à apercevoir. Tout à coup, au moment où nous venions de le rejoindre, son front s’assombrit : « La perdrix, nous dit-il, s’envole de son nid, et elle ne veut pas même nous laisser ses œufs. » Il montrait en même temps une légère fumée qui s’élevait dans l’air : « Ce sont, ajouta-t-il, les maisons de Bella Vista auxquelles on a mis le feu. »

La nouvelle en fut portée au colonel, qui, averti encore par un signal de l’adjudant Porfirio, du bataillon de tête, fit accélérer la marche. On prit le pas de course, la ligne des tirailleurs du 20e se précipitant vers la rivière ; mais avant eux s’y était déjà jeté le petit groupe au milieu duquel était le guide. À notre grand étonnement, les ennemis ne faisaient pas mine de nous disputer le passage ; ils s’éloignaient de la rivière, comme ils s’étaient éloignés de la Machorra, et allaient s’arrêter à une assez grande distance dans la campagne, immobiles sur leurs chevaux.

Nous avions donc l’heureuse chance de franchir les premiers la frontière, de toucher la rive gauche de l’Apa, de sentir sous nos pieds le sol paraguéen.

La rivière passée, nous ne mîmes qu’un instant à gravir une éminence qui se trouvait devant nous, et qui nous donna la vue toute proche de la forteresse et du bourg : ils étaient en flammes. Des Paraguéens erraient encore à pied dans l’intérieur et dans le voisinage, attardés par le regret de la proie qu’ils nous abandonnaient et par la rage qui les poussait à tout ruiner. D’autres à cheval, en plus grand nombre, se retiraient sans ordre.

Notre guide Lopès se mit à les braver par des coups de sifflet et par des apostrophes de mépris dont il était difficile de ne pas rire. Ils auraient pu revenir contre nous, et ces robustes cavaliers, sur leurs puissantes montures, avec leurs sabres pesants, auraient eu bon marché de notre petit nombre, montés et armés à demi comme nous l’étions ; mais nous n’y pensions guère, et Lopès encore moins que nous. Cet intrépide vieillard nous avait presque toujours précédés dans notre course au grand galop, quelques efforts que nous eussions pu faire ; il redoublait à chaque moment de vitesse, pensant à sa femme, deux fois prise et emmenée captive au Paraguay, à tous les siens, à ses amis, aux compagnons de sa vie, prisonniers avec elle ; mille souvenirs d’atrocités anciennes et récentes allumaient en lui une violente soif de vengeance.

Une fois le passage effectué par le corps d’armée, le fort, qui consistait seulement en une solide palissade de bois, fut occupé ainsi que la bourgade par un gros détachement ; et la ligne de tirailleurs du 20e bataillon, reformée sur notre gauche, se mit en mouvement pour aller attaquer les Paraguéens qui avaient fait halte. On vit alors qu’ils avaient arboré quelque chose de blanc, mais nous ne tardâmes pas à nous apercevoir qu’ils s’éloignaient lentement, et que leur dessein était sans doute de nous attirer vers quelques bois, où ils nous auraient fait payer notre excès de confiance en leur loyauté. Nous sûmes depuis que tel était en effet leur dessein ; ils croyaient avoir besoin de faire quelques victimes pour colorer une retraite trop précipitée et qui ne pouvait manquer d’attirer sur eux la colère de leurs chefs, quelques ordres qu’ils eussent reçus d’ailleurs.

Ainsi se passa la journée du 21 avril ; les deux suivantes furent données au repos et au conseil. Le corps d’armée avait tout entier passé la frontière et était allé camper au sud de la forteresse, y appuyant son aile droite, avec sa gauche au bois de la rivière. Il y avait dans le camp abondance de vivres frais. Nous en avions le plus grand besoin, et notre monde put jouir ainsi des derniers bons moments que la fortune nous laissait. Notre chef semblait plus serein que de coutume ; il montrait de la confiance. Il commença à qualifier la colonne expéditionnaire du titre de : Forces en opération dans le nord du Paraguay ; et toutes ses dépêches, comme à son exemple toutes nos lettres à destination de Matto Grosso, de Goyaz et de Rio Janeiro (confiées à Loureiro, qui prit alors congé de nous), portaient sur l’enveloppe : Pour l’empire du Brésil.

Cependant, du haut du morne de Bella Vista, on voyait pendant le jour des cavaliers ennemis en sentinelle au pied d’un grand palmier, de ceux qu’on nomme boritys ; la nuit, il y en avait qui s’avançaient encore plus près du camp. Cette surveillance continuelle nous gênait d’autant plus qu’elle avait aussi pour objet de soustraire les troupeaux des prairies à nos entreprises, chaque fois que nos avant-postes paraissaient vouloir s’en rapprocher, et nos inquiétudes à ce sujet devenaient à chaque instant plus vives. Les réfugiés avaient exagéré la facilité du ravitaillement dans ces pâturages : rien de pareil ne s’offrait à nous ; même deux jours après notre établissement à Bella Vista, le colonel, ayant fait faire une battue que couvrit le 21e bataillon et qui s’étendit à plus d’une lieue, n’en obtint aucun résultat. Tout le monde demeura convaincu qu’il n’y avait rien à espérer pour le moment de tentatives de ce genre. Les Paraguéens avaient, il est vrai, disparu sur le passage de nos hommes, mais ils étaient revenus dès le lendemain occuper leur poste au pied du palmier.

Leur présence y était presque insultante. Nous aurions pu nous en délivrer en leur envoyant quelques obus, mais une autre pensée vint se jeter à la traverse et faire diversion dans l’esprit du commandant : ne pouvait-il pas y avoir chez eux quelque désir d’entrer en pourparlers ?

Dans cette supposition, il fit partir, sous l’escorte du 17e bataillon, un officier parlementaire porteur d’une proclamation écrite en espagnol, en portugais et en français, et qui fut laissée attachée à un drapeau blanc, qu’on planta en terre à une lieue et demie du camp.

Elle était ainsi conçue :

« Aux Paraguéens :

« L’expédition brésilienne vous interpelle comme amis. Son but n’est pas de porter la dévastation, la misère et les larmes sur votre territoire. L’invasion du nord, comme celle du sud de votre République, n’a d’autres vues que de réagir contre une injuste agression de nationalité. Il sera bon qu’un de vos officiers vienne s’entendre avec nous. Il pourra se retirer dès qu’il le voudra : la simple manifestation de son désir y suffira. Le commandant de l’expédition jure sur son honneur, sur la sainte religion que les deux peuples professent, qu’il y a toute sûreté pour l’homme de cœur qui aura cette confiance en nous. Nous avons tiré des coups de canon comme ennemis, maintenant nous voulons communiquer comme pouvant devenir amis. Présentez-vous le drapeau blanc à la main, et vous serez reçus avec tous les égards que les nations civilisées se doivent les unes aux autres, même étant en guerre. »

La réponse, qui fut trouvée le lendemain, était tracée sur un papier fixé à une baguette et de la teneur qui suit :

« Au commandant de l’expédition brésilienne :

« Les officiers des troupes paraguéennes sont toujours prêts pour toutes les communications qu’on peut avoir à leur faire ; mais dans l’état de guerre ouverte tel qu’il existe entre l’Empire et la République, c’est l’épée à la main seulement que nous pouvons traiter avec vous. Vos coups de canon ne nous atteignent pas, et quand l’ordre viendra d’en avoir raison, il y a au Paraguay du terrain de reste pour les manœuvres des armées républicaines. »

L’écriture était d’une main sûre et facile, le sceau de la République y était apposé : un bonnet phrygien au-dessus d’un lion passant.

Les formes employées dans cette réponse attestaient un certain degré de culture d’esprit et de bonne éducation, mais l’insulte vint aussi. Le commandant reçut une feuille de cuir sur laquelle étaient gravés des vers plus grossiers encore que naïfs, et qui disaient :


Avance, crâne dénudé ;
Infortuné le général qui vient
Lui-même chercher son tombeau.

On y avait ajouté :

« Les Brésiliens croient être à la Conception pour les fêtes. Les nôtres les y attendent avec des baïonnettes et du plomb. »

C’étaient des rodomontades sans portée, et qui n’avaient rien de sérieux ; mais ce qui l’était au plus haut point, tous le voyaient, c’était l’impossibilité de nous ravitailler. Le 21e bataillon, envoyé encore le 27 mars pour rassembler et ramener du bétail, n’y avait pas réussi, et, tout en ayant eu le bonheur de ne perdre personne dans quelques escarmouches de cavalerie, il rapportait la triste certitude que le pays était à notre égard dans des dispositions toutes négatives et hostiles.

Le commandant prit en conséquence la résolution de se tenir momentanément à Bella Vista, et, dans un ordre expédié par le voyageur Joachim Auguste, qui nous quittait, il prescrivit qu’on lui envoyât à Nioac des munitions, des approvisionnements, les effets des soldats et les archives du corps d’armée. Il avait averti les officiers qu’ils devaient, de leur côté, faire venir pour un séjour de quelque durée ce qui leur était nécessaire.

Mais le manque de bétail rendait déjà le poste même de Bella Vista intenable ; il commençait à y avoir insuffisance dans les distributions de vivres. Il fallait sans plus tarder prendre un parti : ou marcher en avant avec l’espoir de battre l’ennemi, qui ne pouvait être très nombreux devant nous, la guerre au sud de la République ayant dû y appeler la majeure partie de ses forces (et alors, après une action heureuse, nos détachements auraient plus de prise sur les troupeaux errants dans la campagne) ; ou bien rétrograder vers des districts de la frontière moins dépourvus de ressources. Cette alternative, cette option à faire, enleva tout repos à notre commandant : ses agitations d’esprit devinrent visiblement violentes. Il se mit de nouveau à se figurer la calomnie à l’œuvre contre lui dans toute la province de Matto Grosso, et surtout dans la capitale. Se parlant à lui-même avec des exclamations qu’il cherchait inutilement à étouffer : « On me déchire partout, disait-il, on fait sonner bien haut que nous n’avons pas encore eu de rencontre sérieuse avec l’ennemi, et l’on présage que nous n’en aurons jamais. »

Dans ce trouble d’esprit, et à défaut de données certaines pour le choix d’un parti, les réfugiés, consultés indirectement, commencèrent, avec plus d’avantage qu’ils ne l’avaient fait jusque-là, à parler d’une ferme nommée Laguna, à quatre lieues environ de Bella Vista, faisant partie des domaines du président de la République et consacrée à l’élève des bestiaux. On y trouverait, disaient-ils, de grands troupeaux, on y aurait une position sûre et une forte base d’opérations. Puis, comme cette suggestion paraissait ne pas déplaire au colonel, plusieurs officiers qui l’entouraient et qu’il semblait consulter, se laissèrent entraîner. « Pourquoi, s’écriaient-ils, n’irions-nous pas jusqu’à la Conception, comme on nous en jette le défi ? Sommes-nous venus si loin pour reculer ? Pourvu que l’on puisse compter sur un quart de ration, il n’y a pas un seul de nos hommes qui hésite un moment à suivre ses chefs, et qui ne désire tenter avec eux la fortune du Brésil. »

À la tête des plus ardents, on voyait le capitaine Pereira do Lago, officier entreprenant non moins que positif et peu flexible. Doué d’un courage qui s’exalte aisément et ne retombe jamais du niveau où il est une fois monté, il eut certainement la plus grande part dans nos témérités ; mais aussi, par la suite, il sut toujours, dans les journées les plus difficiles de notre retraite, faire face à toutes les nécessités du moment, par son activité, par sa puissance d’invention et la perspicacité de son coup d’œil ; grandes qualités que relèvent encore sa douceur, sa simplicité et la facilité de son caractère.


CHAPITRE IX

Ordre de marche et disposition du corps expéditionnaire. — Le marchand italien. — Le commandant Gonçalvès. — Surprise et enlèvement du camp paraguéen de Laguna.


Le colonel Camisão venait de décider que nous marcherions sur Laguna. Nous levâmes le camp le 30 avril, pour aller faire halte sur les bords de l’Apa-Mi, cours d’eau qui passe à une lieue du fort de Bella Vista. Les soldats semblaient se ressentir de l’insuffisance des distributions : la marche était silencieuse et empreinte d’une sorte de tristesse. Pour l’animer, il fut ordonné que les clairons de tous les corps joueraient tour à tour, et les hommes y prirent plaisir ; c’était comme une provocation, un défi adressé aux Paraguéens qu’on voyait toujours suivre de loin la colonne.

Nos différents corps s’avançaient en quatre divisions distinctes, formées dans la prévision des attaques de cavalerie que nous devions en effet attendre. Dans une réunion des commandants, antérieure à notre occupation de Bella Vista, le colonel avait fait adopter un ordre de marche approprié au caractère du pays et de la guerre. Il avait en même temps proposé deux dispositions de défensive pour deux hypothèses, suivant que la plaine serait, ou nue, ou parsemée de bouquets d’arbres : combinaisons d’une grande simplicité qui, à l’épreuve, nous rendirent par la suite de grands services, en prévenant toute confusion au commencement des combats. S’il est vrai que les charges de la cavalerie ennemie furent en général molles et promptement abandonnées, il y a aussi lieu de penser qu’elles n’avaient pas seulement pour but de juger de notre résistance, mais qu’un premier moment d’hésitation aurait toujours pu être décisif et amener notre ruine absolue.

Pour le cas donc où il se trouverait à portée quelque taillis, quelque groupe d’arbrisseaux ou quelque cours d’eau, l’ordre était de converger vers cet appui naturel, d’y adosser les chariots de munitions et de blessés avec les bagages, et d’en couvrir le front par une courbe formée des quatre divisions de la colonne, alternées avec chacune de nos quatre pièces d’artillerie.

En rase campagne et sans abri, ces corps, toujours alternés avec nos canons, devaient s’établir en carré autour de notre matériel ; en tout cas, il devait être donné avis aux commandants, par des aides de camp ou des exprès, de la formation adoptée selon les circonstances.

1er mai. — Après une nuit paisible, la marche fut reprise et continuée sans incident jusqu’à la ferme de Laguna, la localité désignée par nos réfugiés du Paraguay. Il n’y restait en ce moment qu’une seule hutte de paille, que l’ennemi, en se retirant, avait négligé de brûler. À notre arrivée, nous vîmes un de nos soldats se diriger vers nous, tenant à la main un papier qu’il avait trouvé fixé avec une épine sur le tronc d’un macaoubier : c’était une variante de la première menace en vers adressée au commandant : « Malheureux est le général qui vient ici chercher son tombeau, car le lion du Paraguay rugira, fier et sanguinaire, contre tout envahisseur. »

Ce plateau, qui domine une vaste étendue de pays, invitait le colonel à y camper ; mais cette fois encore les réfugiés firent prévaloir leur avis, qui consistait à se porter sans retard jusqu’au centre même de l’établissement où le bétail pouvait plus aisément être rabattu et cerné. En conséquence, la continuation de la marche fut résolue, et on alla, mais sans qu’il en résultât rien de ce qu’on s’était promis, camper à une demi-lieue de là, sur un terrain de marne nitreux, en triangle entre deux ruisseaux qui se réunissent avant de se jeter dans l’Apa-Mi, et où les troupeaux, à cause de la qualité saline du sol, viennent en général se concentrer dans la saison des grandes pluies ; le lieu est nommé hivernage de Laguna.

Le premier coup d’œil nous montra que là, autant qu’ailleurs, l’ennemi nous disputait surtout les vivres ; en plaçant nos avant-postes, nous pûmes discerner à quelque distance un campement ennemi qui tenait rassemblés de grands troupeaux de bœufs et de chevaux qu’on commençait à interner, tandis que l’avant-garde surveillait nos mouvements. Que pouvions-nous faire sans cavalerie ?

Cependant les journées du 2 et du 3 furent employées à diverses tentatives qui avaient pour but de nous procurer du bétail ou du moins de surprendre quelques sentinelles dont on pût tirer un renseignement sur l’état intérieur du pays : nous n’y réussîmes pas. Quant au grand troupeau que nous avions remarqué, il avait disparu. Nous fîmes bien encore quelques pointes à la recherche de bêtes isolées dans les pâturages ; ce faible recours nous manqua aussi. Seul le 21e bataillon, le jour de notre arrivée, avait eu le bonheur de s’emparer d’une cinquantaine de têtes, malgré les cavaliers ennemis qui ne s’épargnèrent point pour les lui enlever. Nulle autre battue dans le pays n’amena de capture, quoique tous les corps y fussent envoyés les uns après les autres.

Ce que nous gagnâmes à ce service pénible, ce fut que l’avantage restant toujours à nos soldats dans les engagements partiels qui s’ensuivirent, leur éducation militaire sous le feu se compléta sans de trop grands sacrifices ; ils eurent bientôt pris confiance en eux-mêmes et dans leurs chefs.

Le 4, nous vîmes arriver au camp un marchand italien, Michaël-Archangelo Saraco, qui était venu de Nioac sur nos traces avec deux chariots de provisions, ressource insuffisante pour nous. Il avait passé l’Apa et franchi les trois lieues et demie qui nous séparaient, accompagné d’un seul camarade qui l’aidait à conduire ses voitures. Une extrême terreur ne l’avait pas quitté pendant tout le trajet ; mais sa nature de comédien l’avait soutenu. Par une fantaisie calculée pour entretenir son courage, il s’était entouré, nous disait-il, de bataillons imaginaires auxquels il donnait de temps en temps des ordres à haute voix figurant au loin des manœuvres ; et il racontait, entre autres scènes de ce genre, qu’au passage de l’Apa-Mi, à dix heures du soir, par une nuit obscure, il avait commandé, de toute la force de ses poumons, de croiser la baïonnette à la vue d’un bouquet de bois qui avait éveillé ses craintes.

Au milieu de sa joie d’être arrivé et de ses émotions de toute sorte, il n’oublia pourtant point la nouvelle sûre, nous disait-il, de l’approche d’une longue suite de convois qu’il ne faisait que précéder, et qui roulaient sur la route de Nioac à l’Apa, malgré tous les dangers d’une ligne de près de trente lieues à parcourir en pays complètement découvert.

Cette diversion comique peut être excusée, au moment d’aborder des scènes désormais toutes douloureuses. La même soirée devait nous donner une cause sérieuse d’inquiétude ; on reconnut l’absence d’un soldat du bataillon des volontaires. Ce misérable, vicieux par nature et à demi frappé d’idiotisme, ayant volé un de ses camarades, s’était dérobé au châtiment par la désertion, et il y avait lieu de craindre que le commandant paraguéen n’eût par lui des informations malheureusement trop exactes sur notre manque de vivres et sur la nécessité où déjà nous nous trouvions de battre en retraite.

En effet, le colonel avait eu à donner des ordres conformes à cette nécessité. On ne sait s’il se la dissimulait réellement à lui-même, comme il tentait de le faire aux yeux des autres, en qualifiant le mouvement rétrograde de contremarche sur la frontière de l’Apa, pour y occuper solidement une forte position, avant de s’avancer davantage dans le pays ; mais personne n’y fut trompé : c’était une retraite.

Il voulut au moins la couvrir par un fait d’armes qui eût de l’éclat ; car il tenait à montrer aux ennemis du pays, comme aux siens propres, que, si nous revenions sur nos pas, ce n’était point que nous y fussions forcés par la supériorité de nos adversaires. Assuré des excellentes dispositions de ses hommes, il résolut d’enlever le camp paraguéen, et désigna pour l’exécution de ce coup de main le 21e bataillon de ligne et le corps démonté des chasseurs. La matinée du 5 était fixée pour l’action ; mais elle n’eut lieu qu’un peu plus tard.

La cause du délai fut que, dans cette soirée même, à neuf heures, un horrible ouragan se déchaîna sur la campagne. Des torrents de pluie eurent bientôt transformé le sol en marécage bourbeux. Ces phénomènes terribles ne sont pas rares au Paraguay, mais nous n’avions encore rien vu de pareil. Les éclairs qui se croisaient sans cesse, la foudre qui tombait de tous côtés, le vent furieux qui emportait tentes et baraques, formaient un chaos à l’horreur duquel se mêlaient de temps à autre les coups de fusil de nos sentinelles contre des ennemis diaboliques qui ne cessaient alors même de nous harceler : nuit interminable où tout était pour nous image de destruction. À la merci de toutes les colères de la nature, sans abris ni refuges, les soldats presque nus, ruisselants d’eau, plongés jusqu’à la ceinture dans des courants d’une vitesse à les emporter, étaient préoccupés encore de soustraire à l’humidité leurs cartouches ; le matin nous trouva dans cette position.

Dès le surlendemain pourtant, avant les premières lueurs du jour, et malgré le renouvellement de la tourmente dans cette même nuit, les deux corps désignés se mirent en mouvement.

Le commandant du 21e bataillon était un major de commission nommé José Thomas Gonçalvès, homme déterminé et entreprenant, populaire, d’ailleurs, et par son mérite et par la faveur qui s’attache facilement à une physionomie ouverte et sympathique. C’est lui que l’on reverra à la tête de notre expédition, après la mort du colonel Camisão, et qui la conduira au terme désiré. Le commandant du corps de chasseurs, un capitaine du nom de Pedro José Rufino, avait une grande renommée de bravoure et d’activité. Si quelque chose était à craindre, c’était l’excès de leur ardeur à tous deux, car il aurait pu compromettre l’entreprise et perdre ainsi le corps d’armée tout entier ; ce fut au contraire la réunion de ces qualités qui facilita le succès d’une combinaison à laquelle le commandant attachait avec raison tant de prix.

On ignorait à quelle force ils allaient avoir affaire. Le Paraguay fournit encore moins d’espions que de guides, et nous n’avions pu faire de reconnaissances, les chevaux nous manquant. Nous n’avions rien vu ni entendu, bruit, poussière ou fumée, qui pût nous faire présumer que l’ennemi eût reçu des renforts ; mais nous connaissions son habileté à couvrir des mouvements considérables de troupes ; aussi le colonel donna-t-il l’ordre que les officiers commandant la colonne d’attaque n’entrassent pas en action avant que le corps des volontaires fût à portée de les soutenir. À l’heure marquée, il détacha ce corps avec une des pièces de notre parc dans la direction du camp ennemi.

Néanmoins, après avoir pris de longs détours et traversé près d’une lieue de marais, le détachement du commandant Gonçalvès était arrivé sur la position des Paraguéens, de nuit encore, une heure avant le lever du soleil et dans le plus grand silence. Il put reconnaître que la batterie ennemie avait été placée pour défendre le passage du fossé. José Thomas Gonçalvès, qui dans la position à lui assignée devait, dès le lever du soleil, essuyer le feu de cette artillerie, comprit qu’il n’y avait pas un moment à perdre et fit courir sur les canons à la baïonnette, initiative qui fut favorisée par la négligence de l’ennemi. En effet, de toute la cavalerie accumulée derrière le retranchement, il ne se trouvait pas un seul poste à l’extérieur pour couvrir les pièces.

Notre infanterie, lancée au pas de course, arriva sur les canons sans laisser à leurs attelages le temps de nous les enlever des mains. L’entrée du camp, mal défendue contre l’impétuosité de cette surprise, fut forcée en un instant, le capitaine José Rufino avec ses chasseurs s’étant mis de la partie. Tous pénétrèrent comme un torrent dans l’enceinte, poussant et renversant tout ce qui se trouvait devant eux, dans un espace étroit où officiers et soldats, hommes et chevaux, ne faisaient que se gêner les uns les autres et cherchaient moins à se défendre qu’à gagner l’issue du camp sur la campagne. Tout ce qui ne fut pas tué ou blessé se déroba par la fuite.

Ces bonnes nouvelles, apportées par un exprès, nous trouvèrent au sommet d’un tertre qui domine la plaine et vers lequel s’était porté le commandant avec son état-major pour être en mesure de faire donner tout son monde, s’il le fallait. À travers les rayons d’un magnifique lever de soleil, nous apercevions au-dessous de nous nos soldats courant dans la campagne vers le lieu du combat, et plus loin, les Indiens Térénas et Guaycourous qui, après s’être comportés en braves auxiliaires dans la lutte, emportaient maintenant sur leurs épaules les dépouilles des chevaux qu’ils avaient pris aux Paraguéens.

Les commandants ayant laissé un peu respirer leurs soldats, ne recevant pas, d’ailleurs, l’ordre d’occuper la position, et voyant de plus que le colonel, informé de leur succès, ne quittait pas pour marcher vers eux la hauteur où il s’était tenu, pensèrent qu’il ne leur restait plus qu’à évacuer le poste qu’ils venaient d’enlever. Ils commençaient leur mouvement pour nous rallier, lorsque les Paraguéens, rapides comme des Cosaques, ramenèrent à fond de train leur artillerie, soutenue alors par un parti nombreux de cavalerie ; ils ouvrirent le feu sur nous jusqu’à ce que, de notre côté, toute notre batterie, mise en ligne à temps et pointée par nos officiers, eût réduit la leur au silence après quelques décharges.

Le petit nombre des hommes que nous eûmes à regretter, les pertes considérables des Paraguéens, leur infériorité en ligne devant nous, démontrée par le fait même, avaient rétabli le calme dans l’âme du colonel, et rendu son esprit à une appréciation plus juste des circonstances et des choses : « Ces sauvages, disait-il, qui ont massacré tant de monde et ravagé tout le pays quand il était sans défense, ne diront plus que nous les craignons ; ils savent qu’on peut leur faire expier chez eux tout le mal qu’ils nous ont fait. Nous allons attendre à la frontière quelque chance de ravitaillement, et jouir d’un moment de repos que l’on ne pourra me reprocher. »


CHAPITRE X

Marche en arrière sur l’Apa-Mi. — Escarmouches et combats avec la cavalerie paraguéenne qui entoure de tous côtés le corps d’armée.


Nous allions malgré tout commencer notre retraite. L’ennemi savait que les mouvements de notre colonne, en quelque sens qu’ils se fissent, avaient d’autres motifs que notre croyance à sa supériorité militaire. Le combat qui nous avait rendus maîtres de son camp avait abattu sa présomption, et en même temps la confiance de nos hommes en eux-mêmes s’était élevée à la hauteur des épreuves que nous réservait l’avenir, comme de celles que nous avions déjà subies.

Il ne fallait rien moins que l’avantage remporté sur les Paraguéens pour faire accepter sans murmure aux soldats la réalité de notre situation, et les empêcher de réfléchir sur l’imprévoyance qui nous y avait conduits. Il était facile sans doute de trouver une cause pour le manque de vivres, les rapports des réfugiés avaient pu, avec quelque apparence, nous faire illusion sur les ressources du pays, mais l’insuffisance des munitions, dès l’entrée en campagne, était en tout cas un grief sans justification possible, tout devant être d’avance soumis au calcul par ceux qui ont l’autorité, même l’enthousiasme, aussi bien que la passion de la gloire et l’amour du pays.

Quand le soleil se leva le lendemain 8 (c’était un jour des plus sereins), nous étions déjà en ordre de marche, les mules chargées, les bœufs de trait sous le joug, et ce qui nous restait de bétail appuyé au flanc de nos bataillons, de manière à suivre tous les mouvements de la colonne.

À sept heures du matin, le corps de chasseurs démontés, qui faisait son jour d’avant-garde, ouvrit la marche, ayant à sa suite les bagages et les charrois, qui ne furent pas de peu d’embarras au passage d’un ruisseau grossi par les pluies des jours précédents. Une de nos pièces, étant tombée dans l’eau, n’en put être retirée qu’avec une grande dépense de temps et de travail. À cette occasion, les saillies d’anxiété impatiente du colonel Camisão menacèrent de se reproduire, mais il parvint à les modérer ; et depuis lors, on ne vit plus trace de ses anciennes agitations, rien qu’une sollicitude toujours en éveil pour le salut commun.

Nous avancions en bon ordre, quand tout à coup une vive fusillade se fit entendre : c’était notre avant-garde qui, en longeant un bouquet de bois, avait été attaquée par un parti d’infanterie en embuscade. Quelques balles étant venues tomber par-dessus les rangs, dans un groupe de femmes qui marchaient tranquillement à côté des soldats, il s’y était fait une telle explosion de clameurs que nous ne savions ce qui arrivait. Cet effroyable tumulte dura peu ; nos hommes, se jetant résolument sur l’ennemi, le délogèrent et allèrent le poussant jusqu’à la première pente du plateau où était la ferme de Laguna. Sur ce point cependant, les Paraguéens se reformèrent, y tinrent quelque temps, se rapprochèrent ensuite pas à pas de leurs chevaux, et enfin, tandis que les uns, déjà en selle, s’éloignaient à toute bride, d’autres faisaient mine de résister pour couvrir leurs camarades fuyant à pied en pleine déroute. À la suite de tout ce désordre apparent, par lequel ils cherchaient à nous écarter le plus possible les uns des autres, on les vit peu à peu s’arrêter plus fréquemment, en plus grand nombre, au fur et à mesure que les renforts leur venaient, en même temps que notre corps de chasseurs lancé à leur poursuite s’isolait de plus en plus du gros de notre corps : la fusillade prit alors une intensité nouvelle.

Le capitaine José Rufino, qui, à la tête du corps de chasseurs, avait passé l’eau après les bagages et se trouvait le plus rapproché de l’avant-garde, quoique à une assez grande distance encore, reconnut presque aussitôt l’état des choses. Après avoir expédié un officier pour demander du secours, il donna l’ordre d’aller en avant et se lança lui-même, sans considérer qui le suivait, droit au plus fort du combat. Il arriva au moment où les Paraguéens, après toutes leurs évolutions de cavalerie simulant des fuites, puis reprenant du terrain, firent enfin tous ensemble volte-face et chargèrent avec furie notre détachement. Nos soldats furent d’abord surpris et quelque peu troublés, mais bientôt, à la voix de Rufino, ils se formèrent en carrés autour de leurs officiers, comme le commandement venait d’en être donné, et, de ces groupes, en dehors desquels il n’y avait qu’à périr misérablement sous le sabre ou sous la lance, partaient des décharges accompagnées de bruyantes acclamations. Enfin, serrant les rangs, ils reprirent leur mouvement en avant, au milieu de ce tourbillon d’hommes et de chevaux, pour s’appuyer sur les bouquets de bois qu’on voyait çà et là dans la campagne : lutte acharnée où il y eut de part et d’autre beaucoup de tués et de blessés.

Le commandant en second du corps des chasseurs, Antonio d’Acunha, ne dut la vie qu’au dévouement d’un de ses hommes. Il se produisit sur un autre point un épisode qui a été souvent raconté depuis. Le capitaine Costa Pereira semblait être devenu dans les rangs l’objet particulier des attaques d’un puissant cavalier ; il voulut en avoir raison et, se faisant faire place, se jeta hors du carré, animé d’un tel entrain, que son adversaire intimidé tourna bride, aux applaudissements des nôtres.

Cependant le renfort qu’avait fait demander José Rufino était arrivé au pas de course, précisément quand les cartouches allaient manquer. La première compagnie qui entra en ligne amenait un canon, et l’un de ses obus alla éclater au plus épais des groupes d’attaque. Cette arme, introduite à l’improviste dans l’action, produisit son effet ordinaire ; elle répandit à l’instant le désordre dans tout le détachement déjà ébranlé par l’apparition du secours, et toute la cavalerie paraguéenne disparut, laissant un second campement ennemi en notre pouvoir ; il nous en coûta quatorze morts et beaucoup de blessés.

Nous ne pouvons oublier parmi ces derniers un jeune soldat, Laurindo José Ferreira, qui, cerné par quatre ennemis et n’ayant que son fusil pour se défendre, haché de coups de sabre, la main gauche entamée, le bras droit entaillé profondément en plusieurs endroits et l’épaule presque détachée par un coup de lance, ne s’abandonna pas un instant. Ce ne fut que longtemps après qu’il guérit de tant de blessures : sa fermeté à l’ambulance ne fut pas moindre que la bravoure qu’il avait déployée devant l’ennemi.

Le personnel de notre service médical avait été très éprouvé par les fièvres paludéennes de Miranda ; plusieurs de ses membres nous avaient quittés, et d’ailleurs nos caisses de chirurgie et de pharmacie s’étaient toutes ou perdues ou détériorées dans les accidents du voyage.

Nos blessés purent cependant recevoir encore tous les secours dont ils avaient besoin, grâce aux efforts d’ingénieuse humanité dont ils furent l’objet. Le commandant veillait toujours sur ce service, et nous avions eu le bonheur d’y conserver deux habiles praticiens, les docteurs Quintana et Gesteira. Ce dernier appartenait aux corps engagés dans le combat du 6 ; il y avait fait, sous les balles, ses preuves de dévouement et de sang-froid, en véritable disciple du grand Larrey.

Les cadavres paraguéens qui n’avaient point été entraînés avec le lasso par leurs compatriotes furent trouvés tous mutilés d’une manière hideuse. Le colonel fit aux Indiens de violents reproches au sujet de ces profanations, même avec menace de peine capitale, s’ils ne respectaient pas désormais les morts ; telles furent son indignation et la crainte qu’il inspira aux sauvages, que nous fûmes délivrés d’un pareil spectacle pour toute la fin de la campagne, quand lui-même il n’existait plus.

Prêchant d’exemple, il fit inhumer sans exception tous les corps trouvés sur le champ de bataille, avec le soin de scrupuleuse piété qui était dans sa nature ; deux heures furent consacrées à ce triste office qui confia à la terre ennemie nos malheureux compatriotes.

Quelle émotion à les voir ainsi disparaître, et que ne ressentit pas l’un de nos officiers qui tint à placer lui-même dans la fosse son jeune frère Bueno, volontaire de Saint-Paul !

Aussitôt ce devoir accompli, nous nous remîmes en route, cette fois selon l’ordre de marche adopté récemment. On avait donné une pièce d’artillerie au corps des chasseurs, formant encore l’avant-garde ; le bataillon no 17 des volontaires de Minas composait l’arrière-garde, ayant également un canon ; au milieu, les bataillons nos 20 et 21, chacun avec une pièce, escortaient à droite et à gauche le bagage flanqué par deux files de chariots attelés de bœufs. L’ensemble de cette masse mouvante figurait un grand carré qui, sur chaque face, en avait un plus petit devant lui : disposition judicieuse pour nous protéger contre les charges de cavalerie, les quatre fronts pouvant être balayés par les feux croisés de notre infanterie ; pour plus de sûreté enfin, des lignes de tirailleurs circulaient autour du corps d’armée.

Dès cette première journée, on vit ce que cette formation avait d’avantageux, car la cavalerie ennemie était partout autour de nous, en tête, sur les flancs, en queue, tantôt à distance, tantôt presque à nous toucher. Nos soldats, toujours marchant, l’écartaient par des décharges fréquentes et d’autant plus sûres dans leur effet, que les Paraguéens s’approchaient davantage. Quelques-unes de leurs balles passaient aussi dans nos rangs, mais sans grand effet par l’incertitude du tir au galop ; les boulets cependant vinrent à leur tour.

Nous traversions alors le fond bourbeux d’une plaine toute sillonnée d’étroits plateaux qui se font suite parallèlement les uns aux autres, et une pièce de 3 des Paraguéens, successivement placée sur ces points, faisait feu contre nous ; mais, soit que la fortune en cela du moins nous favorisât, soit inexpérience des artilleurs ennemis, leurs projectiles allaient s’enfouir dans la boue qui nous environnait, ou bien les moins inoffensifs tombaient au milieu de notre bétail, avec plus de tumulte encore que de dommage. Nos soldats, sur qui la première impression avait été assez vive, se contentèrent bientôt d’en rire, et les femmes elles-mêmes y trouvèrent un sujet de plaisanterie, comparant ces boulets, qui faisaient rejaillir l’eau en éclaboussures, aux oranges de cire pleines d’eau de senteur qui servent aux jeux du vieux carnaval brésilien. D’ailleurs, nous avions nous-mêmes réponse à la parole du bronze ; c’était une expression de la langue imagée du vieux Lopès, et qu’il n’avait pas empruntée, comme on aurait pu le croire, au vocabulaire de l’Afrique française où elle figure souvent aussi.

Ce jour-là encore notre artillerie ne démentit pas sa supériorité. Nos pièces La Hitte rayées de 4 étaient bien installées, parfaitement solides, et la manœuvre en était faite avec la plus grande régularité par nos hommes, qui y avaient été exercés dès le Tabôco, et dont quelques-uns étaient de bons pointeurs. Il faut ajouter que nos officiers de l’arme, aussi habiles que braves, rivalisaient d’adresse entre eux. João Thomas de Cantuaria, Marquès da Cruz, Napoléon Freire et Nobre de Gusmão s’employaient à la manœuvre avec la plus cordiale émulation. Nos soldats s’amusaient de cette lutte et s’animaient d’une ardeur nouvelle à chacun des coups qu’ils pouvaient attribuer à leur pointeur favori.

Nous allâmes ainsi toute la journée, cheminant à grand bruit, au milieu des acclamations des nôtres, des cris perçants et féroces de l’ennemi, des mugissements du bétail, des explosions de la poudre, du désordre des hommes et des choses, dans un chaos de fumée et de poussière. Le soleil déclinait quand nous aperçûmes distinctement le morne de Marguerite, le même que nous avions observé déjà d’un autre point, au fort de Bella Vista : signe de reconnaissance qui brilla cette fois à nos yeux comme un rayon d’espoir. Nous avions fait deux lieues et demie sous un feu continuel et harassant, quoique peu meurtrier.

Le bois du bord de l’Apa-Mi avait été marqué pour notre campement du soir ; nous y touchions, mais la batterie attelée des Paraguéens nous avait depuis longtemps dépassés par la gauche et se trouvait postée en tête de notre avant-garde ; les boulets enfilaient la rive où nous allions être acculés, car le pont qui s’y trouvait auparavant venait d’être détruit.

Il était temps que nos quatre pièces, péniblement traînées au haut de l’éminence opposée à celle que l’ennemi occupait, commençassent à jouer à leur tour ; elles ne tardèrent pas à faire taire le feu des Paraguéens : leur pièce de 3 fut démontée.

Cet engagement, qui termina la journée, ne dura pas moins d’une heure. Notre perte n’y fut pas considérable : un homme tué et quelques blessés ; nous pouvions donc regarder comme un avantage les preuves que nous donna de sa fermeté notre bataillon no 20, qui était de service auprès de la batterie. Le feu paraguéen semblait cette fois mieux dirigé qu’auparavant ; mais nos hommes ne bougèrent pas. Ce n’étaient pourtant que des recrues valétudinaires venues de Goyaz, commandées, il est vrai, par un vaillant officier du corps d’armée, le capitaine Ferreira Païva. Nous pûmes voir ce que nous devions espérer du courage et de l’abnégation de tous pour le reste de la retraite.

Pendant ce temps, les membres de la commission du génie rétablissaient le pont : leur travail se fit rapidement ; le commandant, sous les yeux de qui il était exécuté, les en complimenta et fut le premier à passer. Tout le reste de la colonne suivit sans aucun obstacle, et vint camper sur la rive droite de l’Apa-Mi ; mais déjà des piquets de cavalerie paraguéenne, qui avaient traversé la rivière plus bas que nous, se tenaient en observation devant notre front.

La nuit était tombée, nuit profondément obscure. Nous étions tous épuisés de fatigue, les yeux éblouis et l’esprit frappé de tant d’impressions diverses dont les images finissaient par se confondre. Personne ne dressa une tente ni une baraque. Nous dormions par groupes formés presque au hasard, trois, quatre ou plus, serrés les uns contre les autres, couverts en commun par des capotes, des ponchos, des manteaux, de tout ce qui s’était rencontré, chacun le fusil, le revolver ou le sabre sous la main, le chapeau rabattu sur les yeux pour se protéger contre une rosée si abondante que tout en était inondé.


CHAPITRE XI

Fausse alerte. — Dernières illusions. — Le lieutenant Victor Baptiste. — Passage de l’Apa. — Rentrée sur le territoire brésilien.


Quelques heures plus tard, vers le milieu de la nuit, un fracas horrible se fit entendre, dominé par un seul cri : « Cavalerie paraguéenne ! » Les gardes avancées firent feu.

Le camp était devenu le théâtre d’un bouleversement général : des coups de fusil entr’ouvraient les ténèbres, y faisant voir des formes fantastiques, soit d’hommes le revolver ou le sabre à la main, soit d’animaux, ceux-ci plus dangereux encore, cherchant partout une issue dans leur excitation furieuse, tandis que leurs gardiens, à bout d’efforts pour les contenir, remplissaient l’air d’imprécations.

Une folle terreur avait saisi le bétail dans son campement. Du moment que la cause de la panique fut avérée, on se mit à en rire, l’hilarité devenant de proche en proche universelle : la vie de guerre est pleine des contrastes les plus inattendus.

La fraîcheur extrême des nuits d’hiver, dans l’Amérique du Sud, même entre les tropiques, nous obligea bientôt à regagner nos gîtes improvisés, où le besoin du sommeil reprit tous ses droits pendant les heures qui s’écoulèrent encore jusqu’au lever du soleil.

Aux premières lueurs du jour, nous nous remîmes en marche, exposés au feu des pièces de l’ennemi, mais ne nous arrêtant pas pour leur répondre : nos tirailleurs poussaient vivement ce qu’ils trouvaient devant eux, et ne perdaient pas leurs coups. Quelques cavaliers ennemis étaient tombés dès le commencement de la fusillade, et leurs corps restaient étendus, abandonnés sur la route, leurs compagnons n’ayant pas eu le temps de les relever et de les entraîner à la course. L’un de ces cadavres ayant été reconnu pour celui d’un transfuge brésilien qui s’était évadé de Nioac longtemps avant la guerre, les restes de ce misérable ne purent être soustraits, malgré tous les efforts des officiers, à la fureur des soldats, qui, les uns après les autres, à mesure qu’ils passaient, le frappaient du sabre ou de la baïonnette.

Nous cheminions vers les ruines de Bella Vista ; devant nous s’ouvrait une large vallée presque plane, ayant à droite une rangée de monticules en pente douce. L’ennemi aurait pu profiter contre nous de cette disposition du terrain, mais nous fûmes à temps pour nous en prévaloir nous-mêmes en occupant la première de ces hauteurs ; de là notre feu tint les Paraguéens à distance, tandis que nous faisions route, et que nos pièces allaient occuper successivement les points qui pouvaient le mieux nous couvrir. Cette manœuvre, par la précision avec laquelle on la répéta plusieurs fois, nous conduisit sains et saufs jusqu’à une dernière hauteur qui est à cheval sur l’Apa et sur la position de Bella Vista ; nous nous y établîmes dans cette même matinée du 9.

Là encore nous occupions la frontière du Paraguay, mais nous sentions un poignant regret d’avoir à la quitter ; nous l’avions traversée si récemment avec la croyance que nous faisions une diversion importante, sinon même indispensable pour la cause de la patrie ! Nous étions comme frappés de honte de voir nos espérances de gloire sitôt dissipées ; notre proie nous échappait, et nous ne voulions pas encore nous avouer qu’il y eût nécessité absolue à nous en dessaisir. Faudra-t-il toujours dans nos rêves voir ce magnifique pays ouvert devant nous sous un si beau ciel, et d’où nous nous serons retirés au moment où nous venions d’y faire connaître la supériorité de nos armes ? Les munitions nous manquent, il est vrai ; mais n’en pouvons-nous recevoir d’un moment à l’autre ? N’en a-t-on pas demandé depuis longtemps à Nioac ? S’il en arrivait, disait un officier à ses camarades, le colonel, qui n’a encore pu se décider à prononcer le mot de retraite, aurait bientôt ordonné le retour offensif contre l’ennemi. Nous nous égarions dans ces vaines pensées, sans y attacher d’autre importance.

Un homme cependant recueillait avidement ces conversations, c’était notre malheureux guide. Soucieux, sombre et sans avoir adressé un seul mot à personne depuis que nous rétrogradions, il était absorbé dans la contemplation des souffrances de sa famille, réduite en captivité, exposée à être torturée, l’étant peut-être, sa femme, ses enfants, ses parents, ses amis.

La marche en avant lui avait semblé être un engagement, qui, une fois pris sous l’invocation du patriotisme et de l’humanité, était définitif, dût-il nous coûter la vie à tous ! Maintenant qu’on parlait de pénétrer de nouveau dans le Paraguay, il était devenu tout enthousiasme et tout expansion ; du commandant, qui se renfermait dans le silence, il allait aux officiers, et de ceux-ci aux soldats, affirmant qu’il se chargeait de ravitailler le corps d’armée. Qu’on voulût bien s’en fier à son expérience, et il nous conduirait, par une voie à lui seul connue, en lieu sûr où nous l’attendrions. On se trompait si l’on croyait qu’il eût absolument épuisé sa ferme. Il avait encore ses réserves, il sacrifierait tout… Il avait déjà tout sacrifié. Nous admirions sa grande âme ; mais ses illusions étaient évidentes, et ses exagérations, se détruisant d’elles-mêmes, contribuaient à nous ouvrir les yeux sur la vérité.

S’il eût pu nous rester quelques doutes, notre impuissance absolue de rien tenter nous aurait été démontrée par les nouvelles que nous apporta alors un de nos officiers, Victor Baptiste, qui venait de la colonie de Miranda se réunir à nous, avec une escorte de douze soldats. Il n’avait point rencontré les Paraguéens ; mais quant à l’objet de notre préoccupation principale, ou pour mieux dire unique, il nous apprit qu’aucun envoi de munitions n’était parti de Nioac. Un bon nombre de chariots de commerce, chargés de marchandises, étaient, il est vrai, parvenus jusqu’à la Machorra ; il y en avait quelques-uns arrêtés encore à nous attendre, mais les autres, le plus grand nombre, avaient, à la nouvelle de nos engagements avec l’ennemi, rebroussé chemin, croyant qu’on ne devait jamais nous revoir.

La Machorra, comme nous l’avons dit, est située à dix kilomètres de Bella Vista sur le territoire brésilien, et nous pouvions supposer que les ennemis, principalement occupés de nous et de ce que nous étions encore capables de faire, ne se seraient pas encore portés jusque-là. Suspendre notre marche pour retarder la leur, rester en deçà de l’Apa, et faire cependant reprendre le plus tôt possible la route de Nioac aux marchands, telles furent, à ce qu’on peut juger, les idées du colonel. Il s’en laissa dominer jusqu’à la passion : il tenait à déshonneur de voir saisir un si riche butin par les ennemis qui, nous précédant toujours, le joindraient avant nous, et ne manqueraient pas de faire de cette proie un trophée. En conséquence, il donna l’ordre aux différents corps de ne lever le camp que le 11, c’est-à-dire le surlendemain.

Vainement, plusieurs officiers se hâtèrent d’aller lui représenter que pour l’exécution d’une retraite déjà compromise par la famine qui nous menaçait, il y avait urgence à traverser l’Apa avant que les ennemis eussent réussi à nous le rendre infranchissable, à moins de sacrifices de toute sorte, mais surtout d’un retard qui nous perdrait infailliblement. Il ne discutait plus ; il se renferma dans cette seule allégation, que la dignité du corps d’armée était intéressée à montrer que la retraite avait lieu sans précipitation comme sans crainte.

Il lui restait à faire porter à la Machorra l’ordre pour nos marchands de regagner Nioac, et c’est là surtout qu’apparut sa funeste obstination dans un parti pris. Ayant fait rappeler le lieutenant Victor Baptiste, le porteur des nouvelles, il lui demanda quel serait le meilleur moyen de se mettre en communication avec le convoi, et qui pourrait y être envoyé ; puis comme ce vaillant officier n’hésita pas à se proposer lui-même, il en accepta l’offre, sans rien entendre des observations qui lui furent faites sur les inconvénients de hasarder ainsi un homme d’un certain rang, d’un pareil dévouement, et dont la perte pouvait porter le découragement dans le corps d’armée. Il fut inébranlable, ayant pour unique réponse à tout que le fils de Lopès servirait de guide, en prenant des sentiers qu’il connaissait et qui étaient impraticables à la cavalerie.

Son ordre fut exécuté. Deux de nos réfugiés du Paraguay, les frères Hippolyte et Manoel Ferreira, entraînés par la confiance que leur inspirait le fils de Lopès, se joignirent au lieutenant Victor. Ils partirent tous les quatre, nous laissant dans l’anxiété la plus vive.

Une demi-heure s’était à peine écoulée, que nous entendîmes distinctement au loin des coups de fusil. Nous tressaillîmes : nos yeux restaient fixés sur le point où les absents avaient cessé d’être en vue. À la fin, nous vîmes le fils de Lopès sortir seul du bois de la rivière, accourant vers nous demi-nu, tout couvert de sang. Lorsqu’il eut repris haleine, il raconta ce qui s’était passé : les Paraguéens les avaient cernés ; le lieutenant Victor Baptiste et les deux frères Ferreira avaient été massacrés, lui-même n’avait pu échapper que grâce à un fourré d’épines où il s’était jeté, et d’où il avait réussi par miracle à gagner la rivière.

Ce fatal événement consterna tout le monde ; que ne dut pas éprouver le malheureux colonel, du caractère dont il était, si accessible aux angoisses du repentir et du remords ! Il maîtrisa cependant son émotion, ne dit pas un mot, et bientôt on l’entendit ordonner aux ingénieurs de construire un pont sur l’Apa pour le passage des troupes.

Tout ce qu’on put faire, le matériel et les outils manquant, ce fut une passerelle bien vacillante et bien peu sûre ; mais, par chance, la hauteur des eaux avait diminué sensiblement, et la rivière était praticable à gué.

Le passage de la colonne commença à six heures, la matinée suivante ; il fut lent et difficile. Les soldats traversaient l’eau en élevant armes et bagages au-dessus de leurs têtes, tout en luttant contre la rapidité du courant. Les malades, les officiers, les musiciens, les femmes se servirent de la passerelle. Si le sort eût voulu que les ennemis eussent songé à porter leur artillerie sur un plateau qui nous commandait, ou simplement à répandre des tirailleurs autour de nous, ils nous auraient fait payer cher, à la sortie, l’invasion de leur territoire. Par bonheur, ils avaient adopté une autre combinaison ; ils s’étaient séparés en deux groupes, dont l’un nous attendait en tête, tandis que l’autre se tenait prêt à tomber sur notre arrière-garde au moment où il verrait la rivière entre elle et le corps d’armée. Ce plan ne leur réussit pas, retenus qu’ils furent à distance respectueuse par le feu rapide et habilement dirigé de celle de nos pièces qui, du plateau où était établi notre campement, balayait tous les alentours.

Après les bataillons du centre et leurs canons, on fit passer le bétail sous la direction de dix ou douze hommes commandés par le capitaine de la garde nationale Silva Albuquerque. Notre avant-garde, avec les pièces qui avaient couvert le passage, traversa l’eau à son tour, sous la protection d’une batterie qui venait d’être placée en face de la rive paraguéenne.

À neuf heures et demie, quand nous nous trouvâmes tous sur le territoire brésilien, notre pont improvisé fut coupé par quelques hommes qu’avait gardés à cet effet le lieutenant Caton, et le corps d’armée se remit en marche, longeant la rive que le fort de Bella Vista, laissé derrière nous en ruine, avait autrefois tenue sous son feu.

Le bataillon de volontaires du lieutenant-colonel Enéas Galvão prit la tête, et le 21e d’infanterie, commandé par le major José Thomas Gonçalvès, alla former l’arrière-garde, ayant entre eux les corps du centre, à droite le 20e, commandé par le capitaine Ferreira Païva, et à gauche le corps des chasseurs, sous les ordres du capitaine José Rufino. Toute cette force couvrait deux lignes de chariots au milieu desquels se trouvaient les mules portant nos restes d’approvisionnements et de munitions avec quelques bagages d’officiers ; puis marchait le groupe des femmes, des malades et des convalescents ; enfin venait le bétail. Nos derniers attelages de bœufs traînaient les pièces, celle de Marquès da Cruz à l’angle de droite ; de Nobre de Gusmão à l’angle de gauche ; de Cantuaria à l’extrême droite de l’arrière-garde, et de Napoléon Freire à l’extrême gauche.

Le commandant, avec une partie de son état-major, était en arrière du 20e bataillon et en dehors des lignes, surveillant tout et envoyant à tous moments et sur tous les points ses officiers et ses aides de camp pour régulariser le mouvement. Deux fois le chef des volontaires, à l’avant-garde, fut averti que par excès d’ardeur ses tirailleurs s’isolaient trop de la colonne, au grand danger commun, ainsi que l’événement ne tarda pas à le montrer.

Nous avancions, et nos yeux prenaient congé de Bella Vista, dernier adieu et pour toujours. Beaucoup de ceux qui étaient alors avec nous n’existent plus aujourd’hui, et ce que les survivants peuvent désirer, c’est de n’être jamais ramenés sur ce théâtre de tant de misère. Un bout de muraille blanche, unique débris encore debout de ce qui avait été la forteresse de cette frontière, cessait déjà d’être visible : on n’apercevait plus que les sommités du bois de l’Apa.

La plaine était de tous côtés découverte et accessible au regard, excepté sur un point à quelque distance devant nous, et que nos éclaireurs n’avaient pas reconnu ; une sorte d’escarpement y masquait ce qui se trouva être une profonde dépression du sol situé au bas d’une pente douce qui se relevait vers la Machorra, dont nous suivions le chemin. Le soleil montait toujours ; il était onze heures.


CHAPITRE XII

Vigoureuse attaque de l’ennemi. — Elle est repoussée, mais le troupeau se disperse au bruit du combat. — Scènes du champ de bataille. — La négresse Anna. — Le blessé paraguéen. — Les vivres vont manquer.


Tout à coup, du fond de l’escarpement que contournait la route, sortit un corps d’infanterie paraguéenne qui se jeta sur notre ligne de tirailleurs, la traversa, et se porta sur le bataillon no 17 à quelques cents pas de distance. Pendant que celui-ci se préparait à recevoir l’attaque, nos tirailleurs, revenus de la surprise qui avait permis à l’ennemi de pénétrer dans nos lignes, s’étaient retournés et le chargeaient déjà par derrière, lorsque des groupes nombreux de cavaliers apparurent, lancés au galop, renversant et sabrant tout ce qu’ils rencontraient.

Ce fut une mêlée terrible, où partout on combattait homme à homme, et telle que notre bataillon de volontaires de Minas hésita d’abord à faire feu, la décharge devant porter à la fois sur amis et ennemis : elle se fit pourtant et joncha le terrain de morts et de blessés, obligeant du moins les Paraguéens à reculer et à fuir, mais seulement pour se reformer à quelque distance.

Nous devions nous attendre à une attaque générale. Tous les corps se disposèrent en carrés ; les canons, placés aux angles, commencèrent un feu vif et bien nourri, dont les projectiles portaient dans le ravin où le gros de l’ennemi était logé.

Une nouvelle panique de notre bétail, plus grave dans ses résultats cette fois que la première, vint alors compromettre notre situation, pour ce moment et pour tout le reste de la retraite. Le troupeau, effrayé par le bruit de la canonnade (c’était la plus forte qu’il eût entendue), fut pris d’un vertige de terreur ; et les animaux, s’ouvrant passage à travers gardiens et soldats, se précipitèrent contre les rangs, surtout à l’arrière-garde, plus rapprochée de leur parc. Ils y produisirent au premier abord un désordre qui fut remarqué par le commandant ennemi et lui suggéra sans doute l’idée de la manœuvre qui s’exécuta sur-le-champ.

Toute sa cavalerie, partagée en deux colonnes profondes, s’élança, venant raser les faces latérales de nos carrés, convergeant sur notre arrière-garde pour l’écraser. Cette manœuvre aurait pu entraîner notre perte ; mais elle échoua grâce surtout à notre infanterie, qui, placée comme elle l’était, eut l’ennemi durant quelques minutes sous ses feux croisés et lui fit tomber beaucoup de monde. Ces trouées amortirent l’élan de ses masses, que d’ailleurs les blessés et les morts encombraient.

L’arme blanche ne l’épargna pas plus que les balles et la mitraille. On vit des cavaliers s’enferrer sur nos baïonnettes et y périr achevés par le sabre. Le 21e bataillon se distingua dans cette lutte acharnée, qui donna le temps à notre arrière-garde de se consolider contre le choc qui la menaçait.

La violence n’en fut pas telle qu’on l’avait attendu ; car les ennemis ayant imaginé qu’ils nous trouveraient à demi ébranlés, mais sentant au contraire notre cohésion à la vigueur de la résistance, se laissèrent dévier de leur attaque, et finirent par borner leur effort à envelopper nos animaux, qui couraient effarouchés dans la campagne. Les cerner, les dominer, les pousser en avant fut pour ces péons, les premiers du monde, l’affaire d’un instant ; puis tout disparut : la plaine était libre, le combat avait cessé[16].

Les premiers moments furent donnés au plaisir de la victoire, et les acclamations qui partirent spontanément de toute notre ligne étouffaient le bruit des trompettes et des fanfares.

Toutefois, à cette scène d’enthousiasme et de joie, en succéda une autre de désolation. Le terrain était couvert des mourants et des blessés de l’ennemi : plusieurs de nos soldats, enivrés par la poudre et le feu, voulaient en finir avec eux ; nos officiers, saisis d’horreur, s’efforçaient en vain de leur arracher ces victimes des mains, en leur reprochant l’indignité d’une pareille boucherie. Heureusement que nos Indiens étaient demeurés sous l’impression des menaces du colonel pour les mutilations qu’ils avaient fait subir à des cadavres ; ils s’abstinrent de toucher à aucune forme humaine, animée ou inanimée. Ils n’en furent que plus impitoyables pour les chevaux, dont ils n’épargnèrent pas un seul, qu’il fût étendu par terre et donnant encore quelques derniers signes de vie, ou blessé légèrement, s’étant remis à paître tout harnaché. On voyait d’ailleurs, comme inévitable accompagnement de ces déplorables scènes, le pillage effréné auquel se livraient les petits marchands et les suivants de l’armée ; les femmes aussi en prenaient leur part. Les corps étaient déshabillés, fouillés, et les dépouilles sanglantes passaient de main en main comme des marchandises, souvent disputées avec violence.

Les cadavres paraguéens, objet des premières spoliations, restèrent ainsi tout dénudés, étendus au soleil. Nous en remarquâmes un, celui d’un jeune homme de formes athlétiques, dont la tête avait été traversée par une balle d’une tempe à l’autre : les yeux s’étaient tuméfiés dans leurs orbites, et après tout le sang qui avait déjà coulé en abondance, il s’épanchait encore de dessous le front de grosses gouttes qui ressemblaient à des larmes : saisissant emblème du passage exterminateur de la guerre sur sa vaillante nation sacrifiée par un chef impie.

Quelles idées lugubres n’éveille pas un champ de bataille, et surtout dans ces immenses solitudes où le génie du mal lui-même semble avoir appelé et réuni péniblement quelques milliers d’hommes pour s’entre-tuer, comme si la terre leur manquait pour y vivre en paix des fruits de leur travail !

Les ennemis laissaient sur le terrain plus d’une centaine de morts, au nombre desquels on trouva un capitaine et un autre officier dont le grade, faute d’insignes, ne put être reconnu. Il est rare qu’on voie un aussi grand nombre de cadavres paraguéens sur le lieu d’un combat : les survivants en enlèvent autant qu’ils le peuvent, et même quelques-uns d’entre eux ont le soin de s’attacher par le milieu du corps à l’un des bouts du lasso qu’ils portent toujours avec eux, et d’en fixer solidement l’autre extrémité à l’arçon de la selle, afin que s’ils tombent morts ou gravement blessés, leur cheval, suivant les autres au retour, les ramène chez eux, fût-ce en lambeaux ; précaution farouche, mais qui a sa grandeur.

Nous eûmes de notre côté beaucoup de tués, tous du bataillon d’avant-garde ou des tirailleurs qui le précédaient ; le lieutenant Palestrina, qui commandait ceux-ci, avait eu la poitrine traversée d’un coup de lance dont il mourut quelques jours après.

Le lieutenant Raymundo Monteiro fut relevé pendant l’action, baigné dans son sang ; on l’emporta en litière. En passant devant la compagnie qu’il commandait, il lui cria de venger sa mort. Il avait reçu huit coups de lance, dont le premier le renversa ; il eut encore à souffrir, plus que de tout le reste, du piétinement des chevaux ; il guérit cependant, et nous eûmes le plaisir de voir rétabli assez promptement ce vaillant fils de la province de Minas.

Un grand nombre de blessés brésiliens avaient été rapportés de divers points ; ils furent placés à l’ambulance provisoire où nos médecins les établirent dans les chars à bœufs, à l’étroit, il est vrai, et accumulés, mais recevant tous les secours que les circonstances permettaient encore de leur donner.

Une femme de soldat, négresse nommée Anna, avait devancé les soins de l’administration militaire dans cette œuvre charitable. Placée pendant l’action au milieu du carré du 17e, elle s’était empressée auprès de tous les blessés qu’on apportait, prenant ou arrachant de ses vêtements ce qui manquait pour les pansements et les ligatures : conduite d’autant plus remarquée et admirée, que celle de la plupart de ses compagnes fut plus misérable. Elles s’étaient presque toutes cachées sous les chariots, où elles se disputaient la place avec un horrible tumulte.

Le seul blessé ennemi qu’on releva vivant avait une jambe fracturée. Le colonel voulut le voir, et, pour l’interroger, fit appeler le fils de Lopès qui parlait l’espagnol paraguéen. Ses souffrances semblaient vives : il demanda de l’eau et but avidement, mais l’ombre dont nous le couvrîmes en l’environnant parut lui faire encore plus de plaisir. Il répondit sur quelques questions qui lui furent adressées, que le commandant de la force à laquelle nous avions affaire s’appelait Martin Urbiéta, celui même dont il a déjà été question ; que le corps de cavalerie qu’on avait envoyé contre nous était de huit cents hommes, et qu’il en arriverait prochainement un autre. Aux renseignements qu’on lui demanda sur l’artillerie, il dit n’avoir rien à répondre et ne rien savoir ; mais de lui-même, il nous donna des nouvelles de la guerre du Sud. Le fils du guide lui ayant demandé si Curupaïty avait été pris, il répondit par un seul mot : « Non. » — Et Humaïta ? — « Jamais ! » — Ainsi la guerre n’est pas à sa fin ? — Après une pause pendant laquelle cette question fut répétée, le jeune homme répliqua, comme sortant d’un rêve, et avec le ton d’emphase propre à la langue de son pays : « La terrible guerre est assoupie ! » Il délirait ; on le porta à l’un des chariots de l’ambulance.

La suite de cet incident (ce dont nous avons évité de nous procurer la triste certitude) fut, selon le bruit qui courut, que le malheureux, placé dans une voiture déjà encombrée et où il vint augmenter la gêne d’autres blessés ou de mourants qui ne rêvaient que haine et vengeance, finit par être étranglé. Il est certain que peu d’heures après, pendant la marche, il fut jeté mort sur la route.

Les corps de nos Brésiliens furent tous enterrés dans des fosses qu’on fit creuser par les Indiens. Pour les Paraguéens, on en laissa cette fois la tâche à leurs compatriotes, que nous savions ne devoir pas tarder à revenir sur les lieux, après notre départ. Le colonel, avec ses sentiments d’homme profondément religieux, eut un regret sincère de cet abandon ; mais le nombre des cadavres était trop grand, le jour s’avançait, et la chaleur devenait accablante ; on reprit la marche.

Tel fut le combat du 11 mai, le plus important de la retraite[17]. Déjà l’affaire du 6 avait appris aux Paraguéens ce que notre monde valait ; celle-ci en confirma l’effet dans leur esprit : l’impression s’en fit sentir par l’hésitation et la mollesse qui caractérisèrent plus qu’auparavant leurs entreprises. Il nous fut aussi démontré que, outre la pratique de la guerre, il leur manquait l’inspiration tactique, celle qui sait apprécier les faits à l’instant même où ils se produisent, et deviner les obstacles pour en triompher. Leur attaque d’infanterie avait eu pour objet de mettre le désordre dans notre avant-garde, de manière à la livrer dans la première surprise à leur cavalerie. Ce plan déjoué, ils auraient dû comprendre que leur unique chance de succès était dans des charges de cavalerie des plus impétueuses et soutenues par des renforts successifs. Un peu plus d’habitude de la guerre leur aurait fait reconnaître, d’ailleurs, que notre disposition générale était excellente, qu’il fallait, pour en avoir raison, combiner l’emploi de l’artillerie, puisqu’ils en avaient, avec l’action de la cavalerie. Sous ce double effort, il nous aurait été impossible d’abord de défendre notre bagage et les munitions qui s’y trouvaient, ensuite de maintenir nos carrés, qui auraient offert trop de prise aux boulets ; nos rangs, éclaircis et affaiblis par leur développement même, n’auraient pas résisté à leur cavalerie, puissante comme elle l’est, avec les sabres pesants dont elle est armée.

Quoi qu’il en soit, l’avantage nous était resté, et encore avec cet excellent résultat, que le colonel avait grandi dans l’opinion des soldats par le sang-froid dont il avait fait preuve. Mais malheureusement ce n’était pas tout ; nous avions perdu nos bestiaux. Qu’allions-nous faire désormais sans vivres ? Le commandant fit appeler plusieurs officiers, les uns après les autres, puis s’entretint longuement avec le vieux Lopès, qui en même temps qu’il était intrépide et, on peut le dire, terrible dans l’action, une fois qu’il y était engagé, se montrait plus que personne, dans la délibération, l’homme aux bons conseils et aux expédients inattendus. Il n’y avait de moyen de salut à espérer que de ce côté.


CHAPITRE XIII

Délibération sur la route à suivre. — Premier incendie dans la prairie.


La route que nous avions devant nous se dirigeait à l’est, et après six lieues dans cette direction, elle tournait au nord jusqu’à la colonie de Miranda, dont nous étions encore séparés par une distance de quatorze lieues, auxquelles il en fallait ajouter dix autres pour atteindre Nioac. Là seulement, à vingt-quatre lieues de la frontière, nous pouvions espérer nous refaire de bétail ; et quinze jours au moins nous étaient nécessaires pour franchir cette distance, au train dont nous avions marché sur l’Apa.

L’ennemi connaissait bien cette route et s’y trouvait déjà en avant de nous ; son entrée à Nioac devait précéder de beaucoup la nôtre, et nous y faire peut-être trouver notre perte au bout de tous nos efforts.

Cette voie, logiquement, était donc impraticable. On se rappela alors qu’à l’époque où il s’agissait de l’invasion du territoire paraguéen et de la meilleure direction à suivre pour y arriver, Lopès avait proposé, comme préférable à tout autre, le passage par sa ferme du Jardin, située à trois journées sud-ouest de Nioac, ayant franchi lui-même, disait-il, très facilement cette distance en deux jours et demi ; on n’aurait plus eu, de là jusqu’à la frontière de l’Apa, que six journées de marche à travers la plaine. Quant à ce dernier trajet qui, selon son dire lors de notre première délibération sur ce sujet, devait nous porter inopinément en face du fort de Bella Vista, il avait insisté sur la nécessité d’une reconnaissance que nous aurions faite rapidement, deux ou trois avec lui, montés sur de bons chevaux. Mais il fut impossible alors d’obtenir qu’on examinât sérieusement cette proposition ; on l’avait traitée de vision dont rien n’avait d’existence que dans l’imagination du guide. S’il y a un passage, disait-on, les Paraguéens, grands coureurs de bois, et qui sont toujours à rôder, en auraient certainement connaissance. À quoi Lopès avait toujours répondu : « Ce serait seulement dans le cas où mon fils le leur aurait enseigné ; car il n’y a que Dieu, moi et lui qui puissions aller de ma ferme à l’Apa, à travers champs. » On avait ri, et il n’en avait plus été question.

Au point où nous en étions, le colonel, informé du passage des Paraguéens sur la rive nord de la rivière, et même d’un campement qu’ils y avaient déjà établi, fut le premier à reparler au vieux guide de la route par sa ferme. Celui-ci répondit assez froidement qu’il avait, dans le temps, sans doute indiqué ce chemin, mais qu’il avait aussi conseillé alors de faire auparavant explorer les localités, ce qui ne lui avait pas été accordé, et qu’il était trop tard maintenant.

Cependant, après quelques moments de silence, il ajouta, ayant satisfait son ressentiment, que, tout bien considéré, il ne voyait pas d’impossibilité à une tentative dans ce sens ; que les grandes herbes nous gêneraient sans doute beaucoup, mais qu’il supposait toujours qu’en moins d’une semaine nous pouvions arriver à sa ferme, où nous nous reposerions et nous rétablirions avec ses oranges. Ce fruit était, dans son opinion, d’une valeur inestimable pour la santé, et chaque fois qu’il était allé au Jardin pour notre ravitaillement, il nous en avait rapporté de grands sacs, ses arbres en étant alors chargés et devant l’être encore.

Personnellement, nous avions fait autrefois partie de la minorité qui opinait pour l’itinéraire proposé par Lopès, comme ayant l’avantage de nous permettre d’aborder par une voie plus facile le territoire paraguéen. Ce qui eût été alors le meilleur parti pour prendre l’offensive, l’était non moins pour la retraite ; il n’y avait pas à hésiter.

La plupart des officiers se prononcèrent aussi pour cette route sous la direction du guide, lequel affirma de nouveau et donna sa parole qu’en cinq ou six jours nous serions au Jardin, et qu’ensuite il ne nous en faudrait plus que deux ou trois pour atteindre Nioac, où nous pouvions encore devancer l’arrivée de l’ennemi. Ce plan fut adopté par le commandant.

Dernier beau jour pour José Francisco Lopès ! L’opinion de la troupe était tout en sa faveur, ainsi que celle des officiers et du chef. Il était investi par la confiance de tous, et avec une sorte de solennité, d’une autorité presque sans limites : la nécessité publique et la loi suprême du salut en faisaient parmi nous comme un dictateur.

Il y avait tout avantage à prendre la route du Jardin : d’abord la possibilité pour nos convois d’échapper à l’ennemi qui semblait nous poursuivre dans une autre direction. Il s’agissait non seulement des marchands qui s’étaient arrêtés à la Machorra en nous y attendant, mais aussi de ceux qui, dans la supposition que notre colonne était coupée ou déjà perdue, rétrogradaient péniblement sur Nioac. Nous avions, de plus, la chance de quelque ravitaillement dans des districts déserts où il y a toujours des animaux errants, même loin des fermes. En troisième lieu, nous devions tenir compte des avantages que présentait pour nous la disposition d’un terrain accidenté, couvert en partie de bois et de taillis qui neutraliseraient les armes dont a le plus à souffrir une troupe en retraite : la cavalerie, par l’inégalité du terrain et le boisement ; l’artillerie, parce que la nôtre, avec l’avance que nous prenions, aurait toujours la faculté d’occuper avant l’ennemi toute position de quelque valeur stratégique. Nous allions tout d’abord éviter une plaine d’une demi-lieue, où l’eau des dernières pluies couvrait encore le sol, et n’y laissait qu’un très étroit passage où nous aurions été tenus pendant bien des heures sous le feu de l’ennemi. Enfin, par cette voie de la ferme de Lopès, il n’y avait qu’une grande rivière à traverser le Miranda, tandis que par la route ordinaire, outre celle-là, nous aurions eu à passer nombre de cours d’eau, dont trois au moins d’un volume considérable : le Desbarrancado, le Saint-Antonio et le Feio, qui grossissent démesurément par les plus petites pluies.

On pouvait dire, il est vrai, qu’un fâcheux effet de notre déviation de la route ordinaire serait de persuader aux Paraguéens que nous cherchions à leur échapper par la fuite, et d’amoindrir ainsi l’opinion que leur avaient donnée de nous les derniers combats ; mais ce désavantage apparent ne faisait, au contraire, que seconder pour le moment le désir que nous avions de sauver nos convois de la poursuite de l’ennemi en l’appelant sur nous. Il ne nous inspirait pas de crainte. Ce qui certainement devait nous faire réfléchir, c’était l’idée de nous engager dans des localités non explorées à l’avance, pleines peut-être d’obstacles inattendus, au milieu de ces hautes tiges de la macéga qui empêchent de voir à la distance de quelques pas, qu’il faut couper sans cesse devant soi, et qui, lorsqu’elles sont sèches, ainsi qu’elles l’étaient alors, exigent un service pénible et dangereux. Néanmoins, toute considération de périls et de difficultés secondaires était sans valeur devant la nécessité : tous l’avaient compris, une seule voie de salut nous restait encore ouverte.

À une heure de l’après-midi, nous nous mîmes en marche, les officiers au centre de leurs bataillons. Le commandant, avec une partie de son état-major, se trouvait dans le carré du 20e. En y entrant, il avait dit de bonne humeur au capitaine Païva : « Je viens me mettre parmi vous ; nous ne nous défendrons pas moins bien que tous les autres. »

On avait à peine fait ainsi un quart de lieue, que le feu des Paraguéens commença du haut d’une éminence qui dominait le théâtre du combat de la matinée ; il prenait nos carrés à découvert, et nous obligea à une évolution en colonnes. Cette manœuvre, d’ailleurs, nous réussit. Elle aurait dû cependant faire comprendre à l’ennemi l’avantage d’employer contre nous, en succession constante, son artillerie pour battre nos carrés, et sa cavalerie pour nous sabrer dès que nous formerions nos colonnes. Heureusement rien de ce qu’il voyait ne lui ouvrit les yeux, et nous nous tirâmes de ce mauvais pas sans éprouver aucun dommage réel. Notre guide, qui marchait à l’avant-garde, par simple instinct militaire et sans qu’il eût reçu aucune communication, mit à profit la connaissance qu’il avait du terrain, nous faisant quitter brusquement la route de la Machorra en appuyant sur la gauche, et par une contremarche subite, nous portant au pied d’une éminence où il nous était facile d’établir une batterie s’il en était besoin ; c’était la sécurité. D’ailleurs, aussitôt que Lopès n’y vit plus d’inconvénient, il nous remit dans la direction du nord, par une montée assez douce.

L’ennemi nous parut alors être en doute sur ce qu’il lui convenait de faire. Sa perplexité était visible par le grand nombre de cavaliers qui couraient de côté et d’autre dans la plaine. Des groupes se dirigeaient sur la batterie ennemie où il était évident que le commandant paraguéen devait se trouver. Les pièces semblaient suivre notre mouvement à mesure que nous nous élevions sur le terrain en pente où nous faisait marcher Lopès. Ce fut au reste la dernière fois qu’elles se montrèrent : nous ne les revîmes plus, soit qu’elles craignissent de se hasarder dans des parages inconnus et qui pouvaient se prêter à des embuscades, soit qu’elles eussent épuisé les munitions. On les fit partir, probablement sous l’escorte d’un corps de cavaliers qui prit la direction de la Machorra ; nous fûmes depuis lors moins harcelés, même par la cavalerie.

Notre marche continuait sans autres obstacles que les grandes herbes qui nous entouraient, qu’il fallait à tout prix abattre, et sur lesquelles la marche était des plus pénibles, leurs arêtes blessant les pieds des hommes ; elles nous réservaient cependant encore des épreuves bien plus cruelles et qui n’allaient pas tarder à se produire.

On en vit sortir, à quelque distance, de légères spirales de fumée.

Lopès reconnut le premier l’incendie : il l’attendait ; rien chez lui ne fit voir la surprise. Immobile pendant quelque temps, il interrogea l’horizon, puis rompant le silence par une de ces apostrophes habituelles aux hommes de la nature qui voient une lutte à soutenir, il porta le défi aux flammes qui commençaient à s’élever : « Eh bien ! dit-il, nous nous battrons ! Toutefois ce sera pour un peu plus tard, ajouta-t-il en se tournant vers nous ; je vais d’abord tromper les Paraguéens en portant droit vers Miranda ; je me rabattrai ensuite sur ma ferme. »

Nous allâmes camper ce soir-là près d’une des sources du José Carlos. Nous comptions pouvoir nous y désaltérer à loisir après une journée des plus pénibles dans une atmosphère brûlante ; mais nous n’y trouvâmes qu’une eau trouble et détestable, et comme, de plus, nous arrivions tard à ce triste gîte, le soleil déjà couché, nous n’eûmes rien à donner, ni eau ni herbe, à nos bœufs exténués de fatigue et dont le regard implorait notre pitié. Ils n’avaient pour se reposer qu’un sol poudreux dont le gazon était sec et brûlé par le soleil. Nous dûmes nous contenter nous-mêmes d’un cinquième de notre ration habituelle ; pour mieux dire, la nourriture manqua. Au lieu de vingt-deux bœufs qu’on avait jusque-là abattus chaque jour, on en tua seulement quatre, choisis parmi les plus misérables de nos attelages. C’était la famine à son début ; une mesure que prit alors le commandant servit encore à l’avancer. Une de ses principales préoccupations étant de conserver le plus de moyens possibles de transport pour les blessés, il lui vint à l’esprit de faire débarrasser pour eux quelques chariots des objets d’approvisionnement qui s’y trouvaient : la farine, le riz, les légumes secs, furent donc répartis entre les soldats. Chacun devait porter ainsi ses vivres pour quelques jours ; mais comme chez la plupart la fatigue et la faim l’emportaient sur la prévoyance, presque tout ce qu’on venait de distribuer fut consommé à l’instant même.

Là commencent nos grandes épreuves ; de là datent des souffrances qui, s’aggravant les unes par les autres, ne tardèrent pas à nous faire croire que nous étions tous réservés à une prochaine et terrible catastrophe.


CHAPITRE XIV

La marche continue. — L’ennemi prend l’avance. — Nouveau sacrifice de bagages. — Les vivres manquent. — Incendies et orages de pluies dans la prairie. — Escarmouches incessantes.


Le 12 mai, au point du jour, on leva le camp, et la marche recommença, comme la veille, à travers les hautes tiges de la macéga. Nous eûmes à faire de longs détours pour aller franchir le José Carlos, en évitant quelques-uns des profonds marécages d’où sortent ses eaux. Nous gagnions pourtant vers le nord. Lopès nous promettait que nous pourrions, le soir même, bivouaquer dans une gorge profonde où nous n’aurions rien à craindre des Paraguéens. On les voyait à distance chercher passage de leur côté, mais n’ayant pas l’air de connaître aussi bien que nous le terrain sur lequel ils nous suivaient.

L’espérance d’un bon campement nous soutint tout le jour ; notre guide montrait une confiance entière, nous faisait remarquer les feux que les Paraguéens avaient allumés en plusieurs endroits, et cherchait à nous démontrer qu’ils ne réussiraient pas de cette fois à nous couper le passage. Grâce à lui, nous conservions notre avance sur eux ; mais nous étions sur le point de la perdre.

Au moment où le soleil descendant à l’horizon rendait la marche moins pénible, le commandant de l’artillerie fit prévenir le colonel que les bêtes attelées aux pièces étaient à bout de forces, quelques-unes même déjà couchées par terre. Ni elles ni le petit reste de troupeau que nous conservions encore n’avaient eu rien à boire ni à manger depuis le soir du 10 ; il était de toute nécessité de s’arrêter.

On s’arrêta ; il n’y avait pas d’autre parti à prendre. Le corps d’armée fut établi sur un petit tertre en partie boisé, et à l’extrémité duquel il y avait une source ; mais à peine y étions-nous installés que les bouffées du vent du sud, qui se mit à souffler assez vivement, commencèrent à nous apporter de loin la chaleur des feux qui s’avançaient derrière nous dans la plaine. Lopès, cependant, avait déjà mis à l’œuvre tout le monde qu’il avait sous la main, ordonnant de couper en toute hâte les herbes qui nous entouraient, et, à peine abattues, les faisant transporter le plus loin possible, veillant lui-même à ce qu’elles fussent vigoureusement foulées sous les pieds des hommes, recouvertes de terre et comprimées, ce qui ne pouvait se faire sans beaucoup de souffrances et de grands efforts des travailleurs. Il y allait cependant pour tous de la vie, et les ordres du guide n’étaient que l’expression de la plus rigoureuse nécessité. Lopès, la grande figure pour nous dans cette scène d’incendie des grandes herbes, donnant des ordres partout, se prodiguant, se profilant en silhouette sur les flammes ou disparaissant dans leurs vides, n’était point un personnage de théâtre : nous étions perdus sans lui.

Il ne fallait pas moins que toutes les précautions prises, pour nous empêcher d’être étouffés par la fumée ; puis, quand le feu fut tout à fait sur nous, quand les feuilles et les tiges entassées sur les bords de notre aire dénudée finirent, malgré tout, par s’enflammer à leur tour, il en sortit d’immenses langues de feu qui nous effleuraient, tantôt s’élançant vers le ciel, tantôt rabattues par des courants d’air variables et rapides qui les poussaient en sifflant avec fureur par-dessus nos têtes : plusieurs hommes en reçurent de profondes brûlures ; un tomba mort asphyxié.

Enfin cet ennemi, épuisé par sa propre violence et ne trouvant plus d’aliments près de nous, commença à s’éloigner, continuant sa route vers le nord.

Quand nos hommes, exténués et mourant de soif après cette lutte ajoutée à la fatigue de la marche, coururent à la source voisine de la halte, ils trouvèrent que les Paraguéens s’y étaient déjà embusqués, et il ne fallut pas moins que deux compagnies pour les déloger. Nous vîmes, aux dernières lueurs du jour, ce détachement, qui s’était rallié à quelque distance, rejoindre le gros des escadrons ennemis qui défilaient en bon ordre, enseignes déployées, au son des fanfares, évidemment pour nous narguer, et selon toute apparence s’empressaient d’aller occuper le vallon même où Lopès avait d’abord voulu camper. Quelques boulets, que nous leur envoyâmes, soulagèrent l’animosité de notre monde exaspéré par leur lâche et cruelle tentative pour nous brûler vifs. Ce fut une véritable satisfaction de voir que nos projectiles accéléraient la marche de ces odieux adversaires.

Toutefois l’épreuve que nous venions de subir dans cette prairie, convertie en fournaise, était de celles qui exercent sur l’homme une action physique irrésistible. L’énorme élévation de température subitement produite suffirait seule à expliquer l’accablement dans lequel on tomba et l’affaissement moral qui en fut la suite.

Nous ne savions d’ailleurs comment il serait possible d’avancer. Les attelages de nos canons étaient rendus, et, plus encore que les mules, les bœufs incapables de faire un pas. Pourtant il y avait plus que de l’urgence à ne pas perdre un instant pour reprendre notre marche. Entre une infinité d’autres raisons, il ne fallait pas laisser le temps à l’ennemi, qui nous précédait maintenant, de fortifier quelque point devant nous, et d’y rendre le passage impossible. On sait combien les Paraguéens ont d’aptitude à remuer la terre, à creuser des fossés, à élever des redoutes : ils en tiennent la tradition de leurs instituteurs, les Pères de la Compagnie de Jésus, qui cultivaient tous les arts, surtout l’architecture et le génie militaire.

Cet immense danger de notre position inspira au commandant la résolution immédiate de diminuer encore le bagage, pour renforcer les attelages des caissons et des pièces. Il s’en expliqua avec les officiers que cette mesure regardait seuls, et qui se rendirent sans observations. Se réduisant à ce qu’ils avaient sur le corps, ils mirent le feu à quelques pauvres et dernières superfluités, quelques malles, quelques baraques. Depuis le combat du 8, les soldats n’avaient rien à porter non plus qu’à perdre : ils avaient jeté jusqu’à leurs capotes, qui les gênaient dans la poursuite de l’ennemi. Les mulets, libres de leurs charges, furent destinés au transport des cartouches.

Nous nous trouvâmes ce soir-là, pour surcroît d’infortune, sous le coup d’une pluie torrentielle, d’un véritable déluge qui nous étonna, bien que nous en eussions déjà subi un terrible, et qu’il nous en eût été annoncé d’autres dès le matin par une accumulation d’immenses nuages bronzés, constamment sillonnés par la foudre, au milieu des roulements continuels du tonnerre. Les soldats se tinrent pendant toute la nuit debout, appuyés sur leurs fusils qu’ils avaient fichés en terre par la baïonnette ; cette veille n’est pas moins péniblement marquée dans nos souvenirs que celle du 5, parmi tant d’autres haltes désastreuses. Il faut avoir assisté, l’âme déjà chargée de tristesse, à ces effroyables crises de la nature, pour avoir un juste sentiment de leur influence sur l’organisme humain. Nous n’avions nulle ressource. Il ne se trouvait pas dans tout le camp une goutte de liqueur forte pour entretenir la chaleur interne qui nous abandonnait ; le feu, notre dernier espoir, ne pouvait être allumé sous la tempête.

Ce fut dans cet état de défaillance universelle que vint nous frapper encore la confirmation de tout ce qu’avait déclaré le blessé paraguéen : Curupaïty et Humaïta tenaient toujours, et la guerre était loin de son terme. Nous l’apprîmes par un numéro du Semanario, journal hebdomadaire de l’Assomption, qui venait d’être trouvé sur un ennemi tué dans une escarmouche. Le bruit s’en était répandu avec la rapidité de propagation qu’ont les mauvaises nouvelles, éteignant les dernières étincelles de confiance et de courage : il fut impossible de marcher le 13.

Le lendemain 14, la pluie tombait encore au point du jour, mais un peu modérée, lorsque nous quittâmes ce campement inhospitalier pour entrer dans un taillis que notre guide, avec une grande sagacité, jugea à propos de nous faire prendre. Nous y marchâmes pendant plus de deux heures, et non sans beaucoup de difficultés ; mais nous évitions ainsi le défilé que les Paraguéens occupaient, et où ils s’attendaient sans doute à nous anéantir.

Lopès se montra avec raison fier du succès de ce détour. Quelqu’un lui ayant demandé quel rhumb il suivait, il se mit à rire de bon cœur : « Le rhumb, dit-il, est dans ma tète. » S’il voyait consulter la boussole, il déclarait que la grosse aiguille n’était bonne qu’à faire de jolis dessins pour amuser les promeneurs. On lui fit cependant reconnaître qu’il avait quitté la direction nord et qu’il s’attardait en conséquence : « Oui, pour un moment, répliqua-t-il, nous nous sommes détournés vers la campagne de Pedra de Cal que j’ai découverte, et qu’en 1864 le général Leverger, mon ami, aurait visitée avec moi, sans la guerre. »

À midi, nous nous trouvâmes en face d’un fourré de petite taquara, à travers lequel il fallut nous ouvrir une voie avec la hache et la faux, ce qui nous prit beaucoup de temps, à cause de la dureté et de l’élasticité de cette espèce de bambou, et à cause aussi de la mauvaise qualité du fer de nos instruments. À deux heures, nous étions encore à l’ouvrage. Notre guide surtout ne pouvait maîtriser son impatience ; il faisait lui-même, de temps à autre, des pointes dans le taillis, incliné sur le cou de sa monture, pour chercher à entrevoir quelque percée vers la plaine ouverte ; mais, n’y réussissant pas, on le voyait revenir mécontent, agité, les vêtements déchirés.

Nous en sortîmes enfin à trois heures ; et à cinq, la colonne tout entière, ayant franchi cette barrière résistante, continua sa marche, le jour déclinant déjà, vers un tertre situé à un grand quart de lieue encore, et au bas duquel de jolis bouquets de bois indiquaient le voisinage d’une source. Il s’y trouvait déjà un gros détachement paraguéen qui se disposait à camper. Les cavaliers avaient mis pied à terre, en gardant leurs rangs toutefois. Deux obus de nos pièces d’avant-garde suffirent pour qu’ils s’empressassent de nous céder la place, et nous nous y établîmes tranquillement. Nos animaux y eurent un assez bon pâturage et toute l’eau dont ils avaient besoin.

Là encore nous tirâmes des attelages de nos charrois les bœufs les plus fatigués pour notre consommation. C’était, vu l’insuffisance et la mauvaise qualité, une distribution de vivres presque dérisoire.

Le 15, au point du jour, nous étions dans une plaine où l’incendie aurait été à craindre à un autre moment de la journée. Elle était couverte de macégas, mais Lopès avait répondu que ces herbes, imbibées de la rosée de la nuit, ne pouvaient prendre feu qu’après avoir été quelque temps exposées aux rayons du soleil. À partir de ce jour, nous prîmes soin de mettre toujours notre monde en mouvement de très bonne heure et de presser le plus possible la première marche.

Le terrain que nous avions à traverser offrait, sur une vaste étendue, une succession dé petits monticules que coupaient, avec une sorte de régularité, de longues flaques d’eau, de celles qui donnent naissance à plusieurs affluents de l’Apa. Le passage avait été rendu difficile par la pluie torrentielle du 13, et tantôt notre artillerie, tantôt quelques chariots, s’y trouvaient embourbés.

Nous étions dans une difficulté de ce genre, au moment de traverser un de ces étroits marais, lorsque des détachements de l’ennemi vinrent en bon nombre faire, non pas une charge, mais une sorte de reconnaissance assez prolongée pour nous donner lieu de croire à une intention d’engagement sérieux de leur part. Bientôt cependant ils se formèrent en colonne et se retirèrent, ce qui nous surprit, d’autant plus qu’il était venu derrière eux toute une nuée de tirailleurs qui, disposés par petits groupes, semblaient avoir en vue d’éclaircir nos rangs pour faciliter la besogne à leur cavalerie, dont il se montrait d’autres détachements prêts à entrer en action. Nous ne pouvions attaquer l’infanterie dans ces circonstances, et nous eûmes à subir son feu. Heureusement le tir fut mauvais, précipité, incertain, tel au reste qu’il nous avait toujours paru être chez les Paraguéens. Ils emploient de trop fortes cartouches qui donnent lieu à un grand recul : on dirait qu’ils songent plutôt à faire du bruit avec leurs armes qu’à en assurer l’effet. La vérité est surtout qu’ils manquent d’apprentissage suffisant et de pratique.

Ils nous firent cette fois encore assez peu de mal : leurs balles passaient par-dessus nos têtes, et nous n’eûmes que deux hommes hors de combat. Nous ajustions beaucoup mieux et nous mîmes plusieurs fois parmi eux le désordre. On les vit alors user d’une manœuvre nouvelle, se coucher sur le revers des inégalités de terrain qui étaient à leur portée, et de là faire feu sur nous, une ou deux têtes se montrant sur les crêtes des petits tertres, puis se dérobant à la vue après quelques coups tirés au hasard. Nous ne répondîmes presque pas à ce feu.

Il y avait pourtant un peu plus loin, sur un plateau assez étendu, un groupe de cavaliers qui faisaient caracoler leurs chevaux, poussant des hourras en l’honneur du Paraguay et du maréchal Lopez ; s’avançant à portée de notre artillerie, celle-ci tira sur eux, et ils firent lentement retraite. L’un d’eux, laissé en observation, immobile sur son cheval, semblait nous braver. Notre major d’artillerie Cantuaria lui envoya un obus si bien pointé que, tombant aux pieds du cheval, il le couvrit de terre avec son cavalier, puis ricochant sur un bois voisin, où il y avait du monde, il y fit explosion avec assez d’effet pour que nous y pussions remarquer du mouvement. Le factionnaire eut de la peine à maintenir son cheval sur place, mais il ne bougea pas et, par suite, nous fit perdre l’envie de continuer à tirer sur lui.

Le colonel, jugeant que cette démonstration avait seulement pour but de nous retarder, fit passer le marais au bataillon no 20, et ensuite à toute la colonne ; mais, dès que nous eûmes repris notre marche, surgirent de tous les points de la prairie des flammes qui prirent, en se rejoignant, des proportions effrayantes.

Lopès, qui n’avait pu cacher, durant notre longue escarmouche, une préoccupation que nous ne lui avions encore jamais vue, reprit alors toute sa force de résolution. Il appuya sur-le-champ la colonne à deux taillis qui nous préservèrent pour le moment des flammes latérales, puis il fit dépouiller d’herbes un espace plus grand que la première fois et où nous eûmes moins à souffrir de l’approche du feu, mais où la fumée fut beaucoup plus terrible : elle était en proportion de l’étendue immense de la plaine. Ce genre d’incendie a un caractère particulier, et dont ne saurait donner l’idée même une ville entière qui serait dévorée par le feu. Plus grande est la distance d’où elles viennent, poussées par le vent qui domine, et plus les flammes forment à tous les obstacles qu’elles rencontrent des contre-courants répandus dans toutes les directions, animés eux-mêmes d’une sorte de fureur impitoyable. Du combat qu’ils se livrent dans l’air, il sort des éclats déchirants, des ardeurs et des splendeurs qui aveuglent et brûlent la peau du visage.

L’un des taillis qui nous flanquaient était composé en grande partie de l’espèce de bambous nommés tabôcas, dont la tige est creuse entre les nœuds. Le feu y produisait des détonations semblables à celles du canon : nous commencions à croire que l’artillerie des Paraguéens rentrait en ligne ; mais le vieux Lopès ne fit qu’en rire : « On voit bien, dit-il, que vous êtes nouveaux dans le pays. »

Quelque temps après, le vent s’étant calmé, et l’atmosphère un peu refroidie, nous voulûmes continuer notre marche ; mais le soleil, réverbéré par le terrain brûlant et calciné, fit de cette marche, pendant le peu de temps qu’on put y persister, une épreuve qui arrachait des gémissements involontaires aux plus robustes : les yeux ne pouvaient se tenir ouverts sur le terrain incandescent que nous traversions.


CHAPITRE XV

Incertitude sur la route à suivre. — Nouvel incendie, nouvelle attaque des Paraguéens. — Elle est repoussée. — Dénuement de la colonne. — On retrouve la route. — Passage de la rivière des Croix. — La marche est reprise. — Nouveau passage de rivière. — La famine se fait sentir. — Les femmes qui suivent la colonne.


Notre guide, aussi triste et pensif que nous l’avions vu avant l’incendie, précédait la colonne et parfois se laissait entraîner loin devant nous, sans faire attention au danger qu’il pouvait courir, car les tourbillons de vapeur et de cendres qui s’élevaient capricieusement dans la prairie, et dont nous étions souvent enveloppés, ne nous empêchaient pas de voir des cavaliers paraguéens qui faisaient mine de s’approcher de nous.

Le colonel, frappé aussi de l’air d’inquiétude de Lopès, et lui ayant demandé tout à coup si nous étions dans la bonne voie, si nous allions à son gré, n’obtint qu’une réponse évasive, qui pouvait nous faire croire que lui, le guide, en avait perdu l’assurance, bien qu’il hésitât à en convenir. Ceux qui ont longtemps pris part à la vie des forêts sont, plus que les autres hommes, dominés par l’amour-propre ; ils tiennent ce sentiment des sauvages eux-mêmes, chez qui l’on en peut voir la puissance par leur inébranlable fermeté dans les tourments les plus cruels qu’il plaît à un ennemi vainqueur de leur faire souffrir.

Nous allâmes de la sorte, bien qu’excédés de fatigue, à peu près deux lieues encore. Le fils de Lopès était venu nous dire en confidence qu’il croyait que nous avions à reconnaître un gros cours d’eau portant le nom de rivière des Croix. On lui fit observer qu’il semblait dire que nous marchions à l’aventure ; sa réponse instantanée fut qu’il ignorait en effet où nous allions, qu’il avait malheureusement la conscience d’une erreur, mais n’osait le dire à son père. C’eût été lui faire entendre qu’il ne savait plus s’orienter dans la campagne, et le respect pour le père, pour le chef de la famille, pour celui qui l’avait si souvent conduit dans ses migrations à travers les solitudes, obligeait le jeune homme à garder le silence. Ce trait de la vie primitive ne pouvait pas ne pas être remarqué : il nous jeta dans un grand péril.

Lorsque le vieillard eut connaissance de nos doutes sur sa capacité de direction, il en ressentit une peine amère et qu’il ne put cacher : « Si ce n’eût été le trouble de ce retard, murmurait-il, le chemin nous guidait de lui-même : dans la recherche sur le terrain, il ne faut jamais s’arrêter. »

Il ne permit pas qu’on suivît l’indication donnée par son fils : c’eût été à ses yeux une infraction aux lois de la nature, au droit patriarcal. Le soir, qui heureusement était proche, nous interdit de poursuivre plus longtemps encore une marche évidemment incertaine.

Au reste, à peine campés, nous trouvâmes que la journée n’était pas finie pour nous, et qu’une grande épreuve nous attendait encore. Les longues flaques d’eau dont nous avons dit que cette plaine est coupée, avaient empêché la macéga de brûler autrement que par parcelles ; il en restait debout des surfaces considérables, principalement autour du point où nous étions arrivés. Le feu, qui venait d’être mis, nous aveuglait déjà et s’approchait, mais précédé cette fois par les Paraguéens eux-mêmes. Ils avaient pensé qu’une attaque vigoureuse ferait obstacle à la manœuvre par laquelle nous nous étions jusqu’alors défendus contre le feu. Leur infanterie avait filé le long d’un marais auquel s’appuyait notre bataillon no 21. Ayant à dos la fumée qui nous donnait en pleine figure avec le vent qui régnait, ils se jetèrent sur le flanc de notre avant-garde. Si elle eût faibli dans la première surprise et cédé, probablement nous aurions été tous dévorés par les flammes ; mais, loin de reculer, elle rejeta les ennemis par un effort désespéré, une partie dans les marais, une autre sur leur terrible auxiliaire, le feu, qui accourait rapidement. Leurs pertes durent être grandes ; du moins le capitaine Pisaflores vit par les trouées du vent, dans ce chaos de vapeurs et de flammes, des cavaliers entraînant à la course des cadavres et des blessés. Quant à notre avant-garde, elle se replia, après nous avoir donné par son dévouement le temps de couper l’herbe et de la transporter à distance ; mais alors, au milieu de nous, ces hommes exténués que nous pouvions appeler nos sauveurs, tombant de lassitude et de détresse, le visage brûlé, la gorge desséchée et ardente, demeurèrent longtemps étendus, sans voix et sans mouvement. Trois d’entre eux ne se relevèrent pas, et plusieurs autres restèrent pour toujours souffrants et valétudinaires.

Les Paraguéens, s’étant ralliés après l’incendie, occupaient une colline d’où ils nous dominaient, et le repos, qui nous était si nécessaire, n’était pas possible avant qu’on se fût débarrassé d’eux.

Notre artillerie les contraignit à aller chercher l’abri du versant opposé.

La nuit était venue ; il faisait un clair de lune magnifique, dont le calme contrastait avec les lueurs sinistres de quelques restes d’incendie errants dans la campagne. Lorsque nos clairons donnèrent enfin le signal du repos, ceux des Paraguéens en firent autant au loin, comme un écho moqueur. Tout nous semblait insulter à nos maux : la faim était parmi nous avec toutes ses tortures ; le triste prélude en est une défaillance qui anéantit courage et volonté. Nous manquions de tout, le dénuement était complet : à peine étions-nous vêtus, officiers et soldats ; mais la privation de chaussures était, par l’habitude, beaucoup moins sensible à ceux-ci qu’aux premiers, dont les pieds étaient tout gonflés et saignants.

Cette nuit-là, un vent du nord nous glaça, exposés que nous fûmes en même temps à une de ces rosées qui nous avaient déjà tant fait souffrir, alors que nous pouvions nous en défendre sous quelques tissus de laine.

Tous furent sur pied de bonne heure comme à l’ordinaire ; mais notre guide, continuant à se montrer irrésolu, appelait son fils à des colloques fréquents ; paraissant même vouloir abandonner dans la marche la direction de l’est, il insinuait qu’il ne l’avait suivie jusqu’alors que pour contourner un marais. Enfin, tout d’un coup, il prit au nord-est. Les Paraguéens, selon ce que nous pûmes conjecturer, furent déconcertés par cette déviation subite. Plusieurs d’entre eux gravirent au galop la colline où leur commandant devait se trouver.

Nous ne tardâmes pas, du reste, à savoir que nous étions enfin rentrés dans la véritable route : à un quart de lieue plus loin, nous arrivions sur la rive gauche d’un gros cours d’eau qui n’était autre que la rivière des Croix, où nous serions parvenus la veille si ce n’eût été l’excès de déférence du fils et l’orgueil du père.

Il fallut s’arrêter, car, bien que la rivière fût guéable, les bords étaient trop escarpés pour que les chariots pussent passer, à moins d’un travail préalable et qui devait nous prendre du temps. Les corps de l’avant-garde et du centre rompirent donc les rangs, et laissant l’arrière-garde en ligne, commencèrent à pratiquer des rampes dans les berges. Le bataillon des volontaires mit beaucoup de vigueur à ce travail si important (pressés comme nous l’étions par les ennemis), et l’un de ses officiers, José Maria Borgès, que les soldats aimaient pour sa verve enjouée dans les moments les plus critiques, mérita bien du corps d’armée en cette occasion ; nous aimons à lui rendre ce témoignage.

Ce fut grâce à lui et à ses hommes que le passage devint praticable vers deux heures de l’après-midi. Nous avions été tenus là très dangereusement en échec sous les yeux des Paraguéens qui auraient pu, pendant cette halte forcée, nous attaquer avec grand avantage. Heureusement, et contre toute prévision, ils se tinrent immobiles en ordre de marche, prêts à nous suivre, pendant que quelques-uns d’entre eux cherchaient un gué plus haut, et d’autres plus bas, pour aller mettre à notre approche le feu dans la plaine. Ils sont très habiles, comme nous ne le savions déjà que trop, dans cette manœuvre, qui chez eux constitue même un art, avec ses règles basées sur la connaissance des vents et des localités, art diabolique d’ailleurs quand il est employé comme arme de guerre.

Nous les provoquions cependant, et de temps en temps quelqu’un de nos obus allait tomber au milieu d’eux. Il est difficile de comprendre pourquoi ils s’étaient défaits de l’artillerie avec laquelle ils auraient pu répondre à la nôtre, ce qu’ils ne faisaient plus que par des cris et des huées.

Nous avions gagné pourtant l’autre bord de la rivière, et là, à peine arrivés, nous eûmes à prendre nos dispositions contre l’incendie qui nous y avait précédés et s’avançait déjà sur nous. Notre gauche s’appuya au bois de bordure de la rivière, où heureusement les arbres étaient d’une nature moins combustible que les grandes herbes de la plaine ; à notre aile droite, qui avait fait halte aussi, on coupa et l’on foula les herbes sous la terre, avec plus de temps cette fois, plus de soin, plus d’ordre qu’on ne l’avait encore fait. L’incendie arriva, et nous enveloppa, comme toujours, d’horribles tourbillons de fumée ; mais les flammes ne nous offensèrent pas autant que les autres fois ; nous avions d’ailleurs à notre disposition le cours d’eau, où nous allions, couverts de sueur, de poussière et de cendres, boire et nous rafraîchir. Les flammes éteintes, nos pièces nettoyèrent la plaine des Paraguéens qui s’y montraient encore, et tenant toujours le bois à notre gauche, nous pûmes avancer un peu pour prendre une meilleure position.

Le jour suivant, c’était le 17, le temps était nébuleux et froid ; le vent soufflant par violentes rafales, la marche devint très pénible : nous avions souvent à côtoyer les herbes en feu qui nous forçaient de temps en temps à nous arrêter pour déblayer le terrain. Nous cherchions aussi à gagner quelques taillis au travers desquels nous passions non sans obstacles, car il s’y rencontrait des souches et des bois morts encore debout que la hache avait peine à entamer ; en même temps, nous étions toujours pressés par la cavalerie paraguéenne, en tête, sur les flancs et à l’arrière-garde.

Le commandant était à bout de patience ; il accusait le guide, rejetant sur lui la responsabilité de tous les retards ; mais comme ses reproches étaient écoutés dans un silence respectueux, il finissait par se calmer : sa bonté naturelle reprenait le dessus, et, du ton conciliant de l’homme qui souffre un malheur partagé : « Ne nous fâchons pas, disait-il ; nous expions nos fautes. »

Tout ce jour-là, nous ne cessâmes d’errer à l’aventure : Lopès avait perdu toute initiative aussi bien que toute connaissance du terrain. Sans dire un mot, son fils laissait percer une inquiétude croissante. La fatigue des bœufs qui traînaient notre artillerie devint telle qu’ils se refusèrent à aller plus loin, se couchant par terre. Nous fîmes forcément halte au milieu d’un petit bois où nous ne trouvâmes qu’une eau insuffisante et mauvaise.

Les Paraguéens ne manquèrent pas de venir le soir camper à peu de distance de nous, et le bataillon no 21, qui formait encore notre avant-garde, eut dès ce moment à soutenir contre eux un feu de tirailleurs. Leurs chiens (ils sont toujours accompagnés d’une multitude de ces animaux) hurlèrent horriblement toute la nuit, les nôtres ne pouvant qu’à peine leur répondre, misérable reste de meute péniblement disputé à la faim des soldats.

Le 18, une pluie abondante commença avec le jour, et ayant percé sur-le-champ nos minces vêtements, nous disposa tristement pour une marche qui fut encore plus lente que toutes celles des précédentes journées. L’eau ne tombait pas toujours avec la même force, mais il y avait, de temps à autre, des averses qui eurent bientôt détrempé le terrain, de sorte que les chariots étaient pris et retenus à chaque instant dans les ornières qu’ils ouvraient. C’était un spectacle digne de pitié que le groupe des infortunés malades qu’il fallait poser à terre sous la pluie battante et au milieu des ruisseaux rapides qu’elle formait.

Nous eûmes bientôt à traverser un marécage d’une grande étendue, et, pendant notre longue marche, les Paraguéens, qui avaient occupé avant nous toutes les hauteurs environnantes, ne cessèrent de tirer, mais sans produire grand effet. Leurs charges de peloton elles-mêmes ne nous causaient pas plus de dommage que les bruyantes clameurs et les hourras dont elles étaient accompagnées. Des moqueries sur nos misères parvinrent quelquefois à nos oreilles. « Prenez donc notre bétail, et rassasiez-vous. » Quelques balles ajustées par des hommes avides de vengeance eurent raison de ces ironies.

Il arrivait à peu près tous les jours que le soleil, faible le matin après des nuits glacées, se montrait ensuite d’une ardeur suffocante : variation perpétuelle qui achevait de ruiner les santés. Ce jour-là encore des nuages épais, s’amoncelant à l’ouest, donnèrent de bonne heure un nouveau déluge et convertirent en torrent furieux un ruisseau, gros par lui-même, que Lopès n’avait pas signalé et qui nous obligea à une troisième halte aussi cruelle que les précédentes. Nous mourrions de froid, étant à jeun, et n’eûmes du feu qu’à grand’peine, vers minuit, à force d’accumuler du bois vert qui se consumait presque sans flamme.

Un rebutant spectacle nous révéla en ce lieu ce que la faim avait d’affreux pour nos soldats. On allait abattre un bœuf surmené, presque mourant : un cercle s’était déjà formé autour du malheureux animal, chacun attendant avec anxiété le jet du sang, les uns pour le recevoir dans quelque vase et l’emporter, les autres pour le boire à l’instant même, et, le moment venu, tous s’élancèrent, les plus éloignés à l’envi des plus proches. Il en était ainsi tous les jours. Le boucher avait à peine le temps de dépecer l’animal, et il fallait en quelque sorte leur en arracher des mains les quartiers, pour les porter au lieu de la distribution. Les restes, les entrailles, le cuir même, tout était mis en pièces, déchiré sur place et bientôt dévoré, moitié rôti ou bouilli : odieux repas d’où quelque épidémie ne pouvait manquer de naître.

Dans la matinée du 19, le major Borgès jeta sur le gros ruisseau devenu une rivière étroite, mais profonde, une sorte de pont précipitamment installé, qui ne montra pas à l’épreuve une solidité suffisante, étant l’œuvre de travailleurs affaiblis par la faim encore plus que dépourvus d’outils ; on jugea devoir le consolider par un énorme tronc d’aroueïra[18] que l’on trouva non loin de là. Alors seulement l’artillerie put être transférée sans accident. Un seul chariot la suivait : nous avions brûlé les autres dans la nuit pour entretenir les feux qui nous garantissaient d’un engourdissement complet, et celui-là n’avait été épargné que comme pouvant servir au passage de nos blessés d’un bord de la rivière à l’autre.

La rive où nous abordions était inondée, et les malheureux invalides y furent encore plusieurs fois trempés dans l’eau et repris à bras avant d’être placés dans des litières ou sur des cacolets. Les femmes qui nous suivaient, comptées en tête du pont au nombre de soixante et onze, étaient à pied, excepté deux montées sur des mulets ; elles étaient presque toutes chargées d’enfants à la mamelle ou en bas âge. L’une d’elles passait pour s’être conduite en héroïne ; on se la montrait. Un Paraguéen s’étant acharné contre elle pour lui arracher l’enfant qu’elle portait, elle avait ramassé d’un bond un sabre abandonné à terre et tué du coup l’assaillant. Une autre, plus malheureuse, avait vu son enfant nouveau-né déchiré en deux par un ennemi, qui l’avait saisi, dans ses bras, par les jambes. Elles portaient toutes, d’ailleurs, sur leurs personnes, les stigmates de la souffrance et de la plus extrême misère. Quelques-unes étaient encore chargées d’objets provenant du pillage, de manteaux, de ponchos, de lourds sabres paraguéens, de baïonnettes et de revolvers.

La nuit était tombée ; nous n’étions encore qu’en face de notre campement de la veille ; mais c’était beaucoup d’avoir passé la rivière.


CHAPITRE XVI

Lueur d’espérance, aussitôt évanouie. — Le choléra. — L’ennemi reparaît — Toujours l’incendie. — Le choléra redouble. — Une ressource, les choux palmistes. — Terrible passage d’un marais. — Le lieutenant dos Santos Soïza. — Bivouac ; on réussit à allumer des feux.


Lopès, qu’on avait vu quelque temps troublé jusqu’à douter de lui-même, venait enfin de se reconnaître et de s’orienter. Le mystère des localités s’était dissipé tout à coup pour lui à la vue d’une hauteur à distance ; il nous la montra, et nous donna l’assurance que nous serions le surlendemain à sa ferme : « On y a, dit-il, la vue du morne que vous apercevez. »

Cette nouvelle ranima les plus faibles et les plus découragés. Arrivés à la ferme du Jardin le 21, nous pourrions, vers le 25, faire notre entrée à Nioac avant les Paraguéens et préserver le bourg d’un nouveau pillage par cette marche exécutée en onze jours au lieu de quinze.

Nous avions ainsi tout proche de nous le terme de nos misères, lorsqu’une autre nouvelle, plus terrible que tout le reste, vint aggraver notre situation au delà de nos prévisions les plus tristes : le bruit circula tout à coup dans le camp que nous avions parmi nous le choléra.

Les docteurs Quintana et Gesteira en avaient révélé l’apparition au commandant, il y avait quelque temps déjà ; et, depuis, un Indien Téréna, reçu à l’infirmerie de Bella Vista, était mort dans l’espace d’un jour. On avait voulu croire d’abord que c’était seulement un cas sporadique, et le fait avait été tenu secret, car on ne pouvait rien, tout manquant pour les précautions à prendre. Quelques feux, les plus grands possibles, avaient été allumés à chaque halte ; les soldats avaient supposé que c’était seulement un moyen de purifier l’air des marécages ; le silence était en réalité le meilleur préservatif contre la propagation du mal. Mais, le 18, le voile du mystère se déchira : trois hommes furent atteints de l’épidémie avec les symptômes les plus graves, et dès lors nos deux médecins, qui avaient assisté à la première invasion du choléra à Rio Janeiro, jugèrent qu’il était de leur devoir de ne plus dissimuler la vérité.

Il avait fallu pourtant nous remettre en route ; mais quelques soldats, en marchant, furent pris subitement de malaises et de défaillances qui jetèrent le trouble et la confusion dans les rangs ; on n’avançait plus. Les trois hommes attaqués précédemment succombèrent. En peu de temps, le chariot qui nous restait et un fourgon de munitions qu’on lui adjoignit furent surchargés de malades dont, les gémissements hâtaient partout l’éclosion de l’épidémie.

Cette journée cruelle eut une soirée et une nuit telles qu’on pouvait les attendre. Le 20 au matin, le temps, pluvieux d’abord, s’éclaircit, et le soleil devint bientôt brûlant : les animaux avançaient d’autant moins, les hommes ne faisaient plus que se traîner, la mort sous les yeux et dans le cœur.

Les Paraguéens avaient rétabli le pont et passé. Ils étaient déjà devant nous ; dès que la chaleur du jour eut dissipé la rosée et séché les herbes, ils y mirent le feu avec un tel succès que sans un bois de pindahybas, heureusement pourvu d’eau, la colonne se serait trouvée prise dans l’incendie. Lopès n’eut que le temps de nous établir sous cet abri ; le colonel donna l’ordre d’y camper. Attaqués dans cette position même, nous la défendions comme on défend un dernier refuge. Le tir de nos pièces obligea enfin l’ennemi à la retraite.

Autour de nous, tout était fumée, ténèbres et vapeurs brûlantes : un de nos soldats tomba mort suffoqué. Un autre, qui, les yeux aveuglés par un tourbillon, s’était mêlé aux Paraguéens, se tira d’entre eux et revint vers nous, sans avoir été reconnu, grâce à l’obscurité.

Le choléra fit ce jour-là neuf victimes ; vingt cas nouveaux furent signalés ; le chef des Térénas, Francisco das Chagas, porté par ses hommes, arriva mourant dans un hamac. Ces malheureux sauvages en étaient au dernier degré de la terreur, mais ils ne pouvaient plus se séparer de la colonne, toute la plaine étant occupée par un ennemi qui ne manquait pas, lorsqu’il les prenait, de les faire mourir dans les plus horribles supplices.

À quelle cause devions-nous attribuer cette invasion du choléra, ou, pour mieux dire, à quelle cause ne pouvions-nous pas l’attribuer ? Soit la viande corrompue dont nous étions obligés de nous soutenir, soit la faim soufferte quand le dégoût l’emportait sur le besoin, soit encore l’ardeur insupportable des incendies qui nous brûlaient le sang, ou l’empoisonnement par toutes les substances végétales qu’on dévorait : jeunes tiges, fruits verts et putréfiés, ou surtout, enfin, l’insalubrité de l’air que viciait l’eau stagnante des étangs et des marais qui couvrent le pays.

Quelques-uns supposaient que le mal pouvait avoir été apporté par les ennemis eux-mêmes. Les Paraguéens ont pu en souffrir sans doute, bien que n’ayant jamais été soumis aux mêmes privations que nous, car ils reçurent des renforts de leur armée du Sud, qui était décimée par le fléau. Une raison qui pouvait nous faire croire que le choléra sévissait aussi dans leurs lignes, c’était, vers la fin, la mollesse de leurs attaques, quoiqu’elles fussent toujours fréquentes. Néanmoins le numéro du Semanario de l’Assomption, qui est annexé à notre récit, ne fait, comme on le verra, nulle mention de la présence de l’épidémie parmi eux.

Il tomba le soir une pluie abondante qui aggrava toutes nos souffrances. Les cholériques, entassés auprès de la petite tente des médecins, en plein air et sans abri, reçurent sur leurs corps glacés les averses qui se succédaient par intervalles. Ces malheureux faisaient mal à voir, en proie qu’ils étaient à une extrême agitation, déchirant les haillons dont on cherchait à les couvrir, se roulant les uns sur les autres, tordus par les crampes, poussant des vociférations, des hurlements qui se confondaient en un seul cri articulé : De l’eau !

Les médecins étaient à bout de ressources ; les infirmiers, d’abord zélés et actifs, s’étaient découragés devant le nombre croissant des malades, et, malgré l’ordre qui avait prohibé comme fatal l’usage de l’eau, ils en donnaient pour satisfaire un moment au moins les moribonds ; là se bornaient leurs soins.

On ne s’en mit pas moins en marche le matin du 21. Le chariot et le fourgon, qui portaient plus du double de leur charge ordinaire, laissaient de tous côtés pendre des bras, des jambes, des têtes qui appartenaient déjà à la mort. Les caissons, les affûts de l’artillerie n’étaient pas moins encombrés de malheureux nouvellement atteints et déjà expirants.

Mais, dès que les hautes herbes eurent perdu leur humidité, l’odieux moyen de guerre des Paraguéens fut encore mis en usage contre nous, et, à environ un quart de lieue de notre dernière halte, l’incendie, poussé par un vent assez vif, parut un moment ne pouvoir manquer de nous envelopper sur le lieu même où nous nous étions arrêtés, et où le zèle de Lopès eût été inutile. Un revirement de la brise détourna seul cet ouragan de feu. Nous reprîmes notre lugubre défilé ; mais nous n’avions pas fait encore une demi-lieue que les attelages de l’artillerie s’affaissèrent, les animaux n’ayant pas eu à boire depuis le campement du 19.

Nous étions heureusement sur un terrain dont l’herbe avait échappé au feu du matin, probablement par l’effet du courant d’air qui nous avait sauvés. C’était un plateau étendu se relevant tout à coup d’un bas-fond où coule un petit ruisseau. Un autre plateau un peu plus élevé, et tourné vers le sud, se liait à une campagne immense, celle même que Lopès, dans une première incursion, avait nommée « Champ des Croix », et au fond de laquelle était notre point de repère, le morne de Marguerite. Le profil de ce pic a quelque chose de remarquable dans son élégante régularité ; nous l’avions aperçu déjà une fois de Bella Vista ; nous le saluâmes maintenant comme un vieil ami.

Si telle fut notre impression, celle de Lopès devait être bien plus vive encore : il se voyait justifié à ses propres yeux, après des doutes cruels. La joie lui rendit toute la vivacité de sa première jeunesse. Un nouvel incendie se déclarait en ce moment dans la plaine ; nous l’y vîmes courir, une torche à la main, pour le combattre, disait-il, à armes égales ; et il y réussit, en passant à travers les cavaliers paraguéens répandus dans toute la campagne, et qui furent au moment de le prendre.

Il était de nouveau en pleine possession de lui-même, libre de toute la responsabilité qui pesait sur lui ; et, quand on lui faisait observer combien il était nécessaire qu’il se ménageât, il répondait que personne ne pouvait aller contre Dieu, qu’il fallait s’en rapporter de tout à Dieu, qui lui disait que nous touchions au terme de nos épreuves. « D’ailleurs, ajoutait-il, sachons mourir ; les survivants diront ce que nous avons fait. »

La marche du 22 ne put dépasser trois quarts de lieue, car nous dépendions entièrement des attelages de nos canons, et la veille encore le bétail n’avait presque pas eu à boire, le mince filet d’eau de la source auprès de laquelle nous avions bivouaqué suffisant à peine à la consommation des hommes.

Nous fîmes une halte forcée près d’un marécage dont l’herbe était assez belle pour rendre quelque vigueur à nos animaux, et nous y demeurâmes appuyés à un bois, qui heureusement s’étendait jusqu’à une petite rivière nommée Prata, le premier affluent sud du Miranda, ainsi que nous l’apprîmes de Lopès. Nous touchions donc à ce cours d’eau, l’objet de tant de vœux.

Une fois rendus à ce point, le colonel ne vit plus d’obstacle à faire savoir à Nioac notre approche, et avec la nôtre celle de l’ennemi. La communication était libre par le bois de la Prata, qui se perd dans celui de Miranda, de manière à ôter tout risque au passage. Il choisit pour cette commission deux hommes de bonne volonté, faits à la vie des bois, chasseurs et ayant la pratique de ces localités.

Le billet dont ils furent chargés était adressé au colonel honoraire qui commandait le dépôt, et rédigé en français, pour échapper du moins aux chances les plus prochaines de divulgation. Il portait en substance que la colonne s’était mise en retraite, qu’elle arriverait probablement à Nioac avant l’ennemi, mais qu’il convenait, en tout cas, de faire transporter ailleurs et remiser le plus tôt possible en lieu sûr les munitions, les vivres, les archives et quelques effets appartenant aux officiers ; qu’il fallait surtout que toute la troupe dont on pouvait disposer allât, sous les ordres du capitaine Martinho, s’embusquer dans le bois, et y arrêter les Paraguéens, s’ils paraissaient.

Ces messagers arrivèrent le 24 à la colonie de Miranda ; ils y rencontrèrent les marchands qui avaient rétrogradé avec leur lenteur accoutumée, ayant trouvé, grossis encore par les pluies, les grands cours d’eau que la route par la ferme du Jardin nous avait fait éviter. Nos courriers, laissant ce convoi derrière eux, parvinrent à Nioac le 27, avec les dépêches du commandant, et divulguèrent ce qu’ils avaient vu de leurs yeux dans notre campement, ainsi que tous les mauvais bruits dont les marchands n’avaient pas manqué de se faire l’écho sur la route.

Nous avançâmes le 25 de près d’une lieue et demie, effort considérable, car nos soldats valides étaient presque tous employés à porter les litières des malades, et de ces porteurs, plusieurs, subitement frappés, devenaient une surcharge au lieu d’une aide.

Les soubresauts perpétuels des agonisants rendaient horriblement pénible cette corvée, à tel point que les hommes excédés se mettaient eux-mêmes tout à coup, comme à l’envi des cholériques, à pousser des cris sauvages d’impatience, avec menace de tout jeter et abandonner. Un petit nombre de hamacs occupés par des officiers avaient seuls un air de triste décence : nous nous rappelons y avoir vu le beau visage résigné du sous-lieutenant Guerra, jeune homme exemplaire, fils unique d’une veuve qui ne devait plus le revoir.

Ce jour-là l’incendie vint encore, précédé d’une attaque de tirailleurs ; ils furent repoussés par quelques-uns des nôtres, et le feu aussi passa ; mais l’autre ennemi, le choléra, l’ennemi occulte, redoubla les coups dont il nous frappait : il ne faisait grâce à personne. Une famille tout entière disparut le même jour : père, mère et enfant succombèrent en quelques heures, foudroyés ensemble. Un enfant à la mamelle périt d’inanition, ayant passé des bras de la mère mourante à son mari, et de celui-ci à des camarades sans nourriture eux-mêmes.

On apprit aussi que deux de nos hommes étaient devenus fous. Ainsi s’expliquaient les cris perçants qui avaient joint leurs notes aiguës à tous les bruits qui nous affligeaient d’habitude, plaintes, fureurs et désespoir. Un autre mal commença : la désertion ; vingt-quatre soldats de la ligne de défense du camp disparurent. Ils n’avaient pourtant rien à attendre que la mort par la faim ou par les mains de l’ennemi. À dater de ce jour il n’y eut plus, dans le bois, de fourré où quelque fugitif ne se cachât. Nos Indiens Guaycourous nous quittèrent, la crainte du sort qui les attendait, s’ils étaient pris par les Paraguéens, ne suffisant plus à les retenir.

Tels étaient les incidents qui se produisaient parmi nous. Bien que les officiers fussent décimés eux-mêmes, l’esprit général du corps se maintenait calme, cependant : on se cherchait, on se réunissait, on échangeait des paroles de bienveillance et de bon conseil. Cette égalité d’âme n’avait rien que de naturel chez des hommes particulièrement doués, comme José Thomas Gonçalvès, Pisaflores et Marquès da Cruz, ou exceptionnellement forts comme Lago, Caton et José Rufino ; cependant la même attitude d’impassibilité se faisait remarquer aussi chez d’autres, moins énergiquement constitués : elle prenait chez le lieutenant-colonel Juvencio une teinte de mélancolie au souvenir de sa famille. Quant au commandant, il s’était renfermé dans sa dignité et dans le sentiment du devoir ; l’heure approchait où il allait le montrer par les preuves les plus éclatantes.

Le matin du 24, une pluie torrentielle et continue ne tarda pas à transformer en une mare bourbeuse le sol d’argile sur lequel nous étions campés. Un vent violent et vif poussait sur nous des avalanches d’eau. Pisaflores, le brave Rio Grandense, n’en sortit pas moins à la tête de cent hommes pour aller, à un quart de lieue sur le bord de la Prata, ouvrir un sentier dans un endroit indiqué par Lopès. Cet ouvrage, qui fut rapidement exécuté, fournit aux travailleurs l’occasion de découvrir dans les bois des choux palmistes à profusion : ressource inattendue qui, le sol étant aussi plus sec, détermina le commandant à faire halte. La marche ne put cependant recommencer avant cinq heures du soir ; et ce que fut ce déplacement ne peut être exprimé que par le mot de désolation. Les Paraguéens, tout près en observation, nous assaillaient de huées et de coups de fusil, que nous rendions de notre mieux ; mais le plus pénible, ce fut, en traversant une grande mare, le bain glacé où nous plongions jusqu’à la ceinture. On n’y garda plus de rangs : on ne se voyait même pas. À une obscurité épaisse qui était survenue, la nuit succéda sans intervalle, une de ces nuits qui sont destinées aux désastres et aux crimes : plus d’un malade fut noyé par ses porteurs.

À huit heures, le gros de la colonne avait passé et pris son bivouac ; à dix, l’arrière-garde vint occuper son poste. Jusque bien avant dans la nuit, il arriva des traînards, des conducteurs de chariots qui s’étaient fourvoyés, même des cholériques qui avaient pu se remettre sur pied, après avoir été précipités des litières.

Il se produisit pourtant une scène sur laquelle l’esprit aime à se reposer. Parmi les litières où étaient couchés les soldats, il y en eut une que la chute de l’un des porteurs allait noyer dans le marais, les trois autres se prêtant peut-être à ce hasard qui les délivrait de leur fardeau, quand un quatrième appui, l’épaule d’un officier, se présenta pour sauver le malheureux qui allait périr. Le sous-lieutenant Climaco dos Santos Soïza, l’auteur de cet acte charitable, en fut récompensé par les sympathies de tous.

Nous étions établis sur un terrain moins fangeux, mais nous y fûmes assez longtemps sans que l’on pût faire prendre le feu aux branches ruisselantes de pluie qu’on apportait : heureusement c’était du bois résineux. De quelles joies furent saluées les premières flammes ! Une place à ces foyers devenait un objet de convoitise ; presque tous finirent pourtant par s’y caser, sains et malades, pêle-mêle : deux cholériques même y moururent. On écarta les cadavres ; c’étaient des successions à prendre, des places à la chaleur. Bientôt arrivèrent des choux palmistes, que les plus agiles de nos hommes, quand ils s’étaient sentis un peu réchauffés, avaient couru demander aux travailleurs du capitaine Pisaflores. L’aliment fut promptement cuit dans des lits de braise, au milieu des cendres, et chacun, plus ou moins, en eut sa part : l’habitude hospitalière de la table brésilienne ne s’est jamais démentie, ni là, ni ailleurs, dans les plus terribles extrémités.


CHAPITRE XVII

Arrivée sur les limites de la propriété du guide Lopès. — Passage du Prata. — L’ennemi suit toujours, mais poursuit mollement. — Ravages du choléra. — Perplexités du colonel Camisão. — On abandonne les malades. — La séparation. — Le lieutenant-colonel Juvencio, le colonel Camisão sont pris à leur tour par la maladie. — Mort du fils de Lopès. — On continue à marcher. — Arrivée sur la ferme de Lopès ; il y meurt du choléra. — Son tombeau.


Le sentier qu’achevait d’ouvrir le capitaine Pisaflores avait déjà donné passage à notre guide, qui, se voyant enfin sur la limite des terres dépendant de sa propriété, de cette ferme qu’il aimait tant et dont il parlait si souvent, n’avait pu résister au désir d’y mettre le pied le plus tôt possible ; il s’y était porté avec son fils et les réfugiés du Paraguay. La largeur de l’abatis était suffisante pour le passage des hommes, mais non pas encore pour celui des caissons et des pièces ; il y avait aussi à améliorer les rampes bourbeuses du cours d’eau, ce qui demandait du temps, vu l’état de faiblesse où nous mettaient la maladie et la faim.

Ce ne fut qu’à dix heures de cette matinée du 25 que nous commençâmes à nous mettre en mouvement pour gagner la rive droite du Prata, où nous avions occupé une hauteur qui domine tous les environs. Le transport devait être d’une lenteur extrême ; comment en aurait-il été autrement ? Le nombre des litières auxquelles il fallait faire passer l’eau était de quatre-vingt-six, employant chacune huit hommes qui se relayaient : tous d’ailleurs de mauvais vouloir et rebutés, les plus récalcitrants montrant leurs pieds écorchés et saignants. Les officiers, l’épée à la main, exigeaient l’accomplissement de ce devoir, d’autant plus pénible qu’on ne pouvait en espérer aucun bon résultat ; tous les malades étant à peu près condamnés d’avance, on sacrifiait ainsi pour des moribonds ce qui restait de force et d’avenir dans le corps d’armée. Nous avions perdu bien au delà de cent hommes depuis l’invasion du mal, et il venait d’en être enterré encore une vingtaine avec le lieutenant Guerra, dans le campement que nous quittions.

À deux heures de l’après-midi, et à force de travail, tout se trouvait sur la rive droite, notre dernier chariot ayant été brûlé et ses bœufs tués pour être mangés. Pendant toute la soirée, les cas d’épidémie se multiplièrent au point qu’il devenait impossible de concevoir comment on ferait pour avancer. Un essai de dispositions nouvelles pour les litières, fait par ordre du commandant, porta jusqu’au désespoir le mécontentement des soldats, qui n’y voyaient qu’un surcroît de charge et de fatigue. On put même pressentir parmi eux la naissance d’une idée de sauve-qui-peut général : « En nous jetant tous dans le bois, disaient-ils, quelques-uns arriveront à Nioac, et du moins nous ne serons plus les esclaves d’agonisants, la plupart forcenés. »

Cependant les ennemis étaient venus occuper notre dernier campement ; ils envoyèrent contre nous une nuée de tirailleurs, qui ne se montra que pour se dissiper devant deux de nos compagnies. Alors, comme nous étions hors d’état de songer à les poursuivre, ils employèrent leurs loisirs à fouiller notre dernier lieu de stationnement dans tous ses recoins. Ils remarquèrent les tertres fraîchement remués, et ouvrant des fosses, ils en tirèrent les cadavres pour les dépouiller, pour s’emparer de quelques misérables haillons qu’ils se disputaient ensuite violemment entre eux ; plusieurs même s’empressèrent de s’en revêtir. La longue-vue nous permettait d’apercevoir clairement ce révoltant spectacle, qui nous tenait stupéfaits comme un incroyable mirage ; mais un de nos obus lancé par la pièce Napoléon Freire, pointée sur eux pendant qu’ils étaient en grand nombre au milieu des sépultures, alla précisément éclater sur leurs têtes, en tua quelques-uns, en précipita d’autres dans les fosses, dispersa le reste, et délivra le lieu de leur présence. Cette juste représaille répandit quelque animation dans le camp, jusqu’au coucher du soleil de ce triste jour.

À la nuit, nous fûmes appelés par le colonel Camisão. Il avait eu plusieurs conférences avec les commandants des corps, il paraissait profondément affecté, parla pourtant sans irritation de la fatalité qui s’était attachée aux mouvements de la colonne, et répéta plusieurs fois, ce qu’il sentait sincèrement dans l’âme, que la mort pour un chef était préférable au spectacle qu’il avait sous les yeux depuis quelque temps. Il se plaignit en termes modérés, sans l’amertume qu’il y avait mise précédemment, du choix de la route qu’on lui avait fait prendre.

« Et Nioac ? s’écriait-il. Et nos malades ? Je voudrais être à la place d’un de ceux qui en ont fini !… » Nous sentions bien qu’il avait encore quelque chose à nous dire ; mais nous nous retirâmes sans qu’il s’en fût ouvert.

Une seconde fois, à dix heures du soir, on vint de sa part nous appeler sur le cuir que nous partagions avec le lieutenant-colonel Juvencio ; nous y allâmes ensemble. Le commandant était en consultation avec le major Borgès et le capitaine Lago, discutant les moyens de transporter les nouveaux malades, il était question de les placer dans des moitiés de cuirs relevées par les bords en forme de cacolets établis sut des mules, celles mêmes qui portaient nos cartouches. C’était inexécutable, ne fût-ce qu’en raison du poids qu’on aurait fait ainsi retomber sur les soldats, déjà excédés. Il soutint pourtant cette idée avec insistance contre l’avis de tous ; nous nous séparâmes encore sans connaître le fond de sa pensée.

Enfin, vers le milieu de la nuit, il convoqua de nouveau les commandants et les médecins. Il venait de prendre une suprême résolution qu’il avait débattue en lui-même pendant les jours précédents comme dernier recours, et dont l’idée sans doute était présente à tous les esprits comme au sien, sans que personne cependant osât l’exprimer.

Après avoir exposé en peu de mots l’état des choses, l’urgence d’une marche en avant sans laquelle tout le monde était perdu, l’impossibilité maintenant bien constatée, reconnue par tous, de porter plus loin les malades, il déclara aux commandants que, sous sa propre responsabilité, et selon la rigueur de ce qu’il regardait comme un devoir pour lui, les cholériques, à l’exception des convalescents, allaient être abandonnés à cette halte même !

Aucune voix ne s’éleva contre cette résolution dont il prenait généreusement toute la responsabilité ; un long silence accueillit l’ordre et le consacra.

Les médecins furent pourtant invités par le colonel à présenter les observations que pouvait leur inspirer le devoir de leur profession.

Le docteur Gesteira, après quelque réflexion, dit qu’il ne pouvait se permettre ni approbation ni improbation ; que son serment de médecin, d’une part, et de l’autre sa conscience de fonctionnaire public attaché à l’expédition lui paraissant dans le cas actuel être en contradiction absolue, il ne pouvait que garder le silence.

Le commandant alors, comme hors de lui, ordonna qu’où allât immédiatement, aux flambeaux, ouvrir une clairière dans le bois voisin pour y transporter et y laisser les cholériques. Ordre terrible à donner, terrible à exécuter, mais qui pourtant, il faut bien le dire, ne souleva nul dissentiment, nulle censure ! Les soldats se mirent aussitôt à l’œuvre, comme s’ils eussent obéi à une consigne ordinaire, et ensuite (tant le sens moral avait disparu sous la nécessité présente !) ils placèrent dans le bois, avec la spontanéité de l’égoïsme, tous ces condamnés innocents, les malheureux cholériques, souvent des compagnons de longue date, parfois des amis éprouvés par des dangers communs.

Et, ce qui peut sembler non moins étrange, les cholériques eux-mêmes, au premier moment, sans qu’il fût nécessaire de recourir à aucun subterfuge, acceptèrent avec résignation ce dernier coup du sort. Les douleurs de cette horrible maladie contribuaient probablement à l’indifférence des patients, peut-être aussi l’idée du repos succédant aux tortures des cahots de la marche, mais surtout ce détachement facile de la vie qui est propre aux Brésiliens et qui en fait si vite d’excellents soldats ; tous ne demandaient qu’une faveur, qu’on leur laissât de l’eau.

Sous tant d’impressions funestes, nous nous étions groupés autour de la tente du lieutenant-colonel Juvencio ; ses gémissements appelèrent sur lui l’attention de tous : le mal venait de le saisir lui-même. Il était déjà méconnaissable, la voix toute changée et sinistre. Courir à la baraque des docteurs fut notre premier mouvement, et nous en revenions, quand une détonation se fit entendre tout près de nous, suivie de plusieurs coups de feu des sentinelles ennemies. C’était le soldat de planton du quartier général qui s’était suicidé : d’affreuses crampes s’étaient subitement emparées de lui ; il venait de s’en délivrer.

Tous ces bruits s’étaient faits sans que le lieutenant-colonel désirât en savoir la cause, ou même qu’il parût en avoir le sentiment. Son agitation avait pris peu à peu le caractère d’une hallucination frénétique ; nous-mêmes, veillant auprès de lui, rompus de fatigue, épuisés par tant de secousses, nous ne pouvions combattre un écrasant sommeil tout rempli d’images d’abandon et de massacres.

La translation des victimes avait duré toute la nuit, jusqu’aux premières lueurs du jour. C’est à ce moment d’agonie des infortunés qu’on abandonnait, que le vieux guide Lopès, revenu la veille de son excursion sur ses terres, et qui nous avait déjà appris que son fils était malade, vint nous annoncer sa mort. Il avait la voix tremblante, mais son attitude était calme. « Mon fils est mort, dit-il ensuite au colonel, et je désire porter son corps sur mes terres au premier lieu où j’aurai l’idée de le déposer : c’est une petite faveur que je sollicite pour lui et pour moi ; sa vie, comme la mienne, appartenait à l’expédition. Dieu, qui est le maître, l’a sauvé plusieurs fois de la main des hommes pour le prendre lui-même aujourd’hui. »

Tout s’assombrissait à tout moment autour de nous. Rien n’était plus digne d’inspirer la sympathie et la pitié que l’aspect du colonel, depuis l’ordre qu’il avait donné et qui s’accomplissait pendant que nous commencions à marcher. Regrets, remords, trouble d’esprit dans l’appréciation des motifs qui l’avaient fait agir et qu’il semblait débattre encore dans son cœur, lorsque déjà ses ordres étaient passés dans le domaine des faits accomplis : il avait la pâleur d’un spectre, s’arrêtant malgré lui pour écouter.

Quelque silencieux et mornes qu’eussent été les préparatifs, ce ne fut pas sans des cris, sans des bruits nouveaux pour l’oreille et dont la cause étonnait l’esprit, que le moment de la séparation arriva : il nous fut insupportable à tous. Nous laissions à l’ennemi plus de cent trente cholériques sous la protection d’un simple appel à sa générosité, par ces mots tracés en grosses lettres sur un écriteau fixé à un tronc d’arbre : « Grâce pour les cholériques ! »

Peu de temps après notre départ, et déjà hors de portée de la vue, un bruit de vive fusillade vint nous frapper tous au cœur ; et quelles clameurs sans nom n’entendîmes-nous pas ! nous n’osions pas nous regarder les uns les autres.

D’après ce que nous raconta par la suite un des pauvres abandonnés, sauvé par un miracle, plusieurs malades (il ne savait pas bien s’il y avait eu ou non un massacre général) s’étaient relevés convulsivement, et, rassemblant toutes leurs forces, s’étaient mis à courir après nous : aucun n’avait pu nous atteindre, soit faiblesse physique, soit cruauté de l’ennemi ; notre colonne avait pourtant alors ralenti sa marche d’elle-même, instinctivement, comme pour attendre.

Déjà nos caissons étaient surchargés de nouveaux malades mêlés aux convalescents ; le corps d’armée, en proie au plus sombre désespoir, avait, malgré sa lassitude, une fois en pleine marche, franchi peut-être deux lieues. La nécessité du repos l’arrêta sur le bord d’un gros ruisseau qui traverse les dépendances de la ferme du Jardin.

Le fils de Lopès, porté jusque-là sur un affût de canon et escorté de ses anciens compagnons de captivité au Paraguay, fut enterré sur la rive droite. Le père, qui s’était tenu à quelque distance de la fosse pendant qu’on la creusait, répondit, quand on vint lui dire que le sol était trop humide et même noyé d’eau : « Qu’importe à présent ! rendez à la terre ce qui lui appartient. »

Il revint peu après se mettre à côté de nous, pâle et comme brisé de fatigue, se dominant toutefois. Sous nos yeux s’étendait son immense propriété, dont il nous fit remarquer divers points, consacrés pour lui par les souvenirs de la vie tranquille qu’il y avait menée jadis. Là, au loin, ses vaches allaient boire l’eau d’un sol nitreux. D’un autre côté les animaux, dont une partie étaient à moitié sauvages, trouvaient un herbage des meilleurs, qui les retenait ou les rappelait bientôt. D’autres aspects éveillaient pour lui l’image de quelque scène patriarcale : il était d’une expansion fébrile qu’il ne pouvait réprimer.

Quand nous le quittâmes, justement inquiets, nous avions hâte de rejoindre le lieutenant-colonel Juvencio ; nous trouvâmes qu’il n’y avait plus rien à espérer de lui, comme nous ne le craignions que trop ; et, allant en rendre compte au commandant, ce fut avec une sorte d’épouvante que nous le vîmes lui-même attaqué à son tour. Couché à la renverse dans l’herbe, le chapeau sur le visage, dès qu’il se releva et se découvrit pour nous parler, nous comprîmes qu’il était perdu sans ressource : le sceau du choléra était sur lui. Il avait pourtant un calme que la situation rendait admirable. « Et moi aussi, dit-il, je meurs : il n’en pouvait pas être autrement ; mais j’ai sauvé l’expédition, vous le savez ; vous le direz. »

Quand la marche fut reprise, il n’essaya même pas de monter à cheval ; on le porta sur un caisson où il fut établi à côté du lieutenant Sylvio, déjà agonisant : deux cadavres, l’un près de l’autre. L’impassibilité du colonel était complète ; ses mains étaient croisées sur la poitrine, son chapeau rabattu sur les yeux, pour se soustraire aux rayons du soleil éblouissant qui illuminait cette triste scène. Juvencio se plaignant de son côté de cette clarté trop vive, nous courûmes au milieu de notre monde chercher un parasol que nous apercevions ouvert : nous ne pûmes retenir un cri de douleur en reconnaissant sous cet abri l’un des plus aimables jeunes gens du corps d’armée, le sous-lieutenant Miro, qui expirait dans des souffrances horribles. Nous l’avions vu le matin dispos et vaillant ; posé à présent sur son cheval, il ne se soutenait qu’à peine entre les bras d’un compatriote, d’un ami, le capitaine Deslandes, qui allait bientôt le confier à la terre.

Le point de la halte avait été déterminé : c’était au milieu de l’enclos de Lopès ; la mission du vieux guide tirait à la fin de son entier accomplissement, et ce devoir semblait être le dernier lien qui l’attachât à la vie. Il nous avait dit, quelques heures auparavant : « Regardez ce champ de verdure sombre ; c’est mon réduit, je n’y parviendrai pas. Vous autres, sous peu, vous serez à Nioac. »

Affaibli, courbé en deux, il allait la tête penchée sur l’arçon de sa selle. Tout à coup les étriers lui échappèrent, il roula par terre, en proie au choléra. Ayant été placé sur un affût, il s’y ranima quelque peu ; et de là, il dirigeait encore la marche. Comme son beau-fils Gabriel voulait couper par un taillis : « Tournez-le, dit-il d’une voix éteinte, il est trop embarrassé de broussailles. »

À la tombée de la nuit, nous nous trouvâmes en vue de la colline au pied de laquelle est le réduit, l’ancien lieu de rassemblement des troupeaux de la ferme, que Lopès nous avait montré de loin. Le soleil déclinait ; de grands rayons orangés partaient de son disque au fond de l’horizon et rehaussaient la plus admirable perspective, si belle que notre souvenir nous la représente encore. Ces splendeurs éternelles de la nature rendaient plus poignant encore pour nous le sentiment de notre ruine prochaine, et cette contemplation nous absorbait, quand un escadron paraguéen arriva au galop avec l’intention de couper quelque part notre ligne flottante et interrompue ; mais la halte qui se fit partout, comme d’elle-même, nous préserva de cette attaque.

Nous campions sur la place même, ayant franchi quatre lieues d’une marche harassante, privés comme nous l’avions été de nourriture et de sommeil : la nécessité nous portait ; nous entrâmes dans les enclos du réduit.

Le colonel Camisão, le lieutenant-colonel Juvencio et notre guide Lopès furent installés dans un hangar en ruine auprès duquel on alluma de grands feux pour tâcher de rétablir chez eux la chaleur. Des limons et quelques oranges qu’on leur apporta calmèrent un peu leur soif. Le docteur Gesteira voulut encore essayer d’un médicament pour le colonel : « Docteur, dit-il, allez aux soldats, ne vous fatiguez pas inutilement pour moi ; je suis un homme mort. » Son calme ne l’abandonna pas un moment. Il laissait à peine entendre quelques gémissements sourds dans des souffrances dont l’excès faisait crier et bondir ses compagnons de douleur.

La nuit se passa pour tout le monde dans une agitation extrême. Les plaintes répondaient aux plaintes ; aux tortures de la maladie s’ajoutaient les défaillances de la faim.

Dans la matinée du 27, les ennemis s’approchèrent encore de nous, faisant mine de nous disputer le passage du ruisseau auquel le réduit donne son nom ; mais ils se continrent devant l’attitude du bataillon de volontaires no 19, formant notre arrière-garde, et notre marche commença comme celle de la veille. Le colonel Camisão, déjà sans voix, était porté sur un affût, Lopès sur un autre, le colonel Juvencio en hamac, ainsi que plusieurs autres officiers et sous-officiers. Il en était mort trois à la halte.

À une demi-lieue du réduit, nous atteignîmes enfin le bord de la rivière de Miranda, mais trop abattus et trop souffrants pour éprouver la joie que nous nous étions promise. Sur la rive opposée, on voyait la maison du guide, le toit hospitalier où le voyageur trouvait autrefois bon accueil et abondance de toutes choses. Au moment d’y arriver, le noble vieillard rendit l’âme, insensible à la vue de tout ce qu’il avait aimé.

Il fut enterré au milieu de notre campement. Chez lui, ses amis placèrent une croix de bois sur sa tombe.


CHAPITRE XVIII

Arrivée sur les bords du Miranda. — L’ennemi se tient à distance pour éviter la contagion du choléra. — Le Miranda n’est d’abord pas guéable. — Quelques hommes le passent cependant à la nage et apportent la bonne nouvelle de l’existence d’un grand bois d’orangers couverts de fruits mûrs. — Les chasseurs reçoivent l’ordre de tenter le passage en corps. — Ils réussissent. — Mort du lieutenant-colonel Juvencio. — Mort du colonel Camisão. — Il est remplacé dans le commandement par J. T. Gonçalvès. — Un va-et-vient est établi sur la rivière. — Les oranges arrivent en abondance. — Leur effet bienfaisant sur les affamés et les cholériques.


Notre situation était désormais sans issue. Les Paraguéens, en observation autour de nous, semblaient, comme l’a dit le Semanario de l’Assomption ci-joint, jouir sans risque, en repos, du spectacle de notre anéantissement par la famine et par la maladie. Nous avions, en effet, devant nous une grande rivière débordée qui nous coupait toute voie de salut.

La saison d’avril à septembre n’est pas celle des pluies ; mais, comme si tout se fût ligué contre nous, les averses, depuis le 13 mai, avaient été telles que le Miranda s’était gonflé d’une manière effrayante, sifflant et écumant sur les racines dénudées des arbres de la rive, et ne permettant pas d’espérer qu’on y pût découvrir un gué avant plusieurs jours : c’était cependant pour la colonne le seul moyen de passer. Nous ne pouvions songer à établir un pont, lorsque nous avions à peine assez d’hommes valides pour le service des gardes : hommes cependant bien capables encore d’ardeur et d’énergie dans un combat, mais non d’un travail manuel continu, tel que l’exige une construction importante. Nous étions donc, sous les yeux des Paraguéens, selon une expression de ces dompteurs de bestiaux, comme un troupeau parqué, destiné à la boucherie.

Néanmoins, en dépit de l’aspect menaçant de la rivière, quelques hardis nageurs, poussés par la faim, se jetèrent à l’eau et, contre toute attente, après beaucoup d’efforts, atteignirent l’autre rive ; ils n’y trouvèrent pas trace d’ennemis. Ce qu’ils découvrirent, ce fut la tranquille demeure de notre vaillant guide, entourée d’une belle plantation d’orangers, réalisation aussi agréable que complète des promesses du vieillard et de tous ses récits des magnificences de son verger.

Bientôt l’un des premiers explorateurs de ce lieu de promission, et qui, songeant à ses compagnons de misères, eut l’audace et le mérite de repasser l’eau sans retard, vint, par un récit animé de tout ce que nous avions devant nous, enflammer ceux qui avaient conservé quelque vigueur d’initiative. L’absence déjà trop sensible du chef laissant chacun à peu près libre, on se porta confusément au bord de l’eau pour tenter le passage. Beaucoup l’essayèrent : les plus faibles ou les plus malheureux, trahis par leurs forces, disparurent dans le courant ; d’autres, en plus grand nombre, revinrent à la rive d’où ils étaient partis, et, contemplant de là les heureux occupants du bord opposé, en conçurent une sorte de désespoir, qui faillit porter le coup suprême au faible reste de discipline survivant à tant de désastres.

Le commandant, sur le cuir même où il était étendu, presque à l’agonie, donnait encore des ordres ; les uns, il est vrai, incohérents et inexécutables, mais les autres lucides et pratiques. Il ordonna que le corps des chasseurs démontés, le seul que n’eût pas encore atteint un principe de désorganisation, passât la rivière le plus tôt possible, et, allant garnir l’autre bord, empêchât que le verger ne fût mis au pillage, jusqu’à ce que lui-même pût s’y rendre, avait-il dit, et procéder à une juste distribution de ce qui s’y trouvait.

D’après cette détermination prudente, le capitaine José Rufino eut à faire passer ses hommes en masse. Il pensa d’abord à la construction d’un radeau ; mais les matériaux, et encore plus les ouvriers, manquaient. L’impatience le prit : il pouvait compter sur tout son monde fait à ses habitudes d’austère discipline, et qui ne savait que lui obéir ; il les vit lutter d’empressement à faciliter le passage de leurs officiers. Lui-même fut le premier à se placer dans un cuir relevé et attaché par les quatre pointes en forme de sac (ce qu’on nomme une pelote dans le pays), et qu’un nageur tire par une corde qu’il tient entre les dents. Il prit de la sorte la tête de toute cette masse d’hommes tumultueuse.

Nous ne les quittions pas des yeux. Quand ils furent au centre du courant, on les entendait encore, dans le bruit des eaux, s’encourager les uns les autres. Il y eut, à ce qu’il sembla alors, un moment de lutte et d’hésitation qui nous fit frissonner pour eux ; mais ils reparurent bientôt, gagnant vers l’autre bord, quoique avec une forte dérive. Nous les vîmes enfin sains et saufs aborder à la ferme : c’était une consolation et un espoir.

Le choléra cependant, loin de diminuer, sévissait avec une violence nouvelle. Le nombre des hommes attaqués allait croissant, et nous avions à craindre que, quand la rivière aurait baissé de manière à être guéable, il ne nous restât d’autre parti à prendre que d’abandonner un second groupe de moribonds à la merci d’un ennemi impitoyable : la seule supposition d’une pareille nécessité nous causait l’angoisse d’un mauvais rêve. Le corps d’artillerie tout entier achevait de se fondre. Après les plus faibles, qui avaient succombé les premiers, maintenant, au contraire, le tour des plus robustes était venu : ils étaient enlevés, comme pour en finir avec l’arme qui nous avait sauvés. Rien pourtant de ce qui pouvait les mettre dans les conditions les plus avantageuses, pour éviter ou pour combattre le mal, n’avait été négligé par leurs chefs. Le lieutenant Nobre de Gusmão donnait constamment l’exemple du dévouement pour les malades ; et les soldats avaient pris, à le voir faire, l’habitude des soins mutuels, ignorés dans les autres corps.

Tel était l’état de plus en plus déplorable où nous trouva le 28. Nous allions de temps en temps examiner le niveau de l’eau pour voir si elle baissait, puisque c’était là notre unique voie de salut. Nous n’avions rien à manger, et à peine pouvait-on se procurer à prix d’or quelques oranges que les nageurs les plus intrépides apportaient à longs intervalles. Ce furent, au reste, les seuls adoucissements auxquels ne parurent pas insensibles le colonel Camisão et le lieutenant-colonel Juvencio, dans la soif de leur agonie, que l’eau ne faisait qu’irriter.

L’attroupement au bord de la rivière était de plus en plus considérable depuis le passage du corps des chasseurs : tous leurs mouvements sur l’autre rive étaient suivis des yeux et commentés, et, de temps en temps, quelqu’un se jetait à la nage, ou se risquait dans un cuir pour tâcher d’aller les rejoindre, malgré les ordres déjà donnés. La mort de plusieurs hommes, qui se noyèrent encore, avait déjà montré la nécessité de maintenir plus vigoureusement cette défense ; mais ni menaces, ni représentations ne furent capables de retenir un capitaine du bataillon no 20, qui se mit tout babillé dans un cuir poussé par deux nageurs : il croyait pouvoir compter sur eux, mais, au milieu de la rivière, les forces leur ayant manqué, ils l’abandonnèrent au courant. On lui vit faire de longs efforts pour se maintenir à la surface, puis couler enfin, et peu à peu disparaître, avec des cris de désespoir auxquels, à défaut de secours, se mêlaient ceux de la multitude assemblée sur le point d’où il était parti.

Peu après, un nageur qui arrivait du bord opposé dit avoir failli périr par la force du courant qui était comme irrésistible au centre, nous faisant perdre ainsi l’espérance que nous avait donnée un abaissement subit de la rivière. On en revint à croire qu’il n’y aurait point avant longtemps de gué praticable, et l’abattement des soldats n’eut plus de bornes.

Mais l’alarme était vaine ; car c’est une condition commune à tous les cours d’eau, après qu’ils ont été ralentis dans les débordements par leur expansion même, de reprendre quand ils rentrent dans leur lit une vélocité plus grande, mais seulement passagère, qui diminue progressivement, s’il n’y a point de renouvellement de pluie, jusqu’au moment où les eaux reviennent à leur régime habituel.

En attendant, et par une autre cause que l’affluence des hommes vers le bord de l’eau, notre camp devenait désert. Les malades, en cherchant le frais, avaient franchi quelques brasses d’un marais qui environnait notre stationnement, et ils étaient allés plus loin se ranger d’eux-mêmes dans un bois assez touffu, des deux côtés d’une route ouverte, qui était celle de Miranda. Leurs amis et leurs parents les y avaient suivis, et tous s’y installaient comme à demeure. Plusieurs soldats s’étaient déjà enfoncés dans le taillis à la recherche de quelque gibier, et y faisaient entendre à distance des coups de feu. On supposa d’abord que c’était l’ennemi, car on ne savait pas ce qu’il était devenu. Il avait disparu, soit pour chercher un passage qui lui permit de nous précéder sur l’autre rive, soit pour se préserver des atteintes de l’épidémie que nous traînions avec nous.

Ce même jour 28, quelques femmes moururent, plus délaissées encore que les autres malades, plus dénuées de tout secours et, à cause de leur faiblesse naturelle, plus marquées du sceau de la dernière misère.

L’autorité parmi nous n’existait presque plus ; elle avait toujours été, dès les commencements, assez incertaine entre les mains du colonel Camisão, tant qu’il y avait eu à prendre l’initiative d’une décision ou à faire un choix entre plusieurs avis et des alternatives diverses ; elle y était devenue, il est vrai, plus ferme quand il ne nous resta que des revers à supporter ; elle s’était même, vers la fin, élevée jusqu’à l’héroïsme, lorsque, par une abnégation dont l’effort à coup sûr lui a coûté la vie, le commandant abandonna nos malades pour le salut du corps d’armée ; mais depuis que le choléra l’avait frappé, tout allait au hasard : on sentait qu’un nouveau chef était indispensable.

Il fut évident le 29 que le colonel finissait. La souffrance avait plusieurs fois dominé cette dignité dont il avait eu tant de souci : « Puisqu’on dit que l’eau est mortelle, s’écriait-il, donnez-m’en, que je meure ! » Il tomba dans un état de torpeur et de somnolence ; son corps se couvrit de taches violacées. À sept heures et demie, il fit un effort suprême, il se leva du cuir où il était couché, s’appuya sur le capitaine Lago et lui demanda où était la colonne, répéta encore qu’il l’avait sauvée ; ensuite, tournant ses yeux déjà vitreux vers son soldat : « Salvador, dit-il d’une voix de commandement, donne-moi mon épée et mon revolver, » Il chercha à boucler son ceinturon, et en ce moment même il se laissa aller à terre, en murmurant : « Faites suivre les forces ; moi, je vais me reposer. » Il rendait l’âme.

À quelques pas de là, dans une baraque ouverte à tous les vents, était le lieutenant-colonel Juvencio. Il avait recouvré un peu de voix et sortait de l’horrible torture des crampes ; mais il se plaignait d’une forte douleur au foie ; le lieutenant Caton, que nous aidions de notre mieux, lui faisait constamment des applications nouvelles, sans le soulager. Nos noms étaient toujours sur ses lèvres pour nous recommander sa famille. À midi, il se calma, tomba dans une léthargie entrecoupée de soubresauts, et expira à trois heures, après avoir remis dans nos mains, pour sa femme et ses enfants, une bourse de cuir contenant les quelques économies de sa campagne.

Le colonel fut enterré avec son uniforme et ses insignes dans une fosse qu’on avait ouverte sous un grand arbre au milieu du bois ; dans une autre fosse toute voisine, à sa droite, le corps du lieutenant-colonel Juvencio fut placé par ses camarades du génie et par quelques officiers du corps d’artillerie. Nous aurons toujours présente à la mémoire cette lugubre cérémonie qu’assombrissait encore l’obscurité du bois et de la nuit. Il était près de sept heures quand nous en revînmes. Nos malheureux chefs reposent sur la rive gauche du Miranda, à quelque distance de l’entrée du bois et à la hauteur où est, sur la rive droite, la ferme du Jardin. Si leurs tombeaux n’ont pas été profanés, on peut espérer qu’un jour une croix en matière durable, avec inscription, indiquera, pour en garder le souvenir, le lieu qui a reçu ces nobles victimes du devoir.

Cependant des mesures sagement combinées avaient suivi de près la mort du commandant de l’expédition. Il ne fallait pas qu’une compétition qui se serait élevée tînt longtemps l’autorité incertaine. La question des postes de commission avait été, il est vrai, préjugée par deux dépêches du ministre de la guerre datées de l’année antérieure. Le gouvernement y déclarait n’avoir point approuvé que le lieutenant-colonel de commission Enéas Galvão, qui n’était que lieutenant dans le cadre de l’armée, se trouvât avoir sous ses ordres, en qualité de commandant temporaire d’une brigade, des officiers plus anciens que lui, et même des capitaines. Le grade effectif dans la ligne était donc évidemment une condition de préférence, et le plus ancien capitaine de tout le corps d’armée était José Thomas Gonçalvès, d’ailleurs major de commission ; il paraissait ainsi être le seul qui dût, aux termes des instructions ministérielles, remplacer le lieutenant-colonel Juvencio, suppléant naturel du commandant en chef, mais qui déjà lui-même n’était plus.

Pour prévenir toute dissidence dans l’élection, les lieutenants Napoléon et Marquès se rendirent, à la prière de tous, auprès du lieutenant-colonel de commission Enéas et l’amenèrent à sentir la convenance dans la crise actuelle, et pour en écarter toutes lenteurs, d’alléguer une indisposition qui le forçait à céder provisoirement le commandement de son bataillon. La bonne grâce avec laquelle il sacrifia des prétentions au moins spécieuses qui auraient pu créer un embarras, lui valut la reconnaissance bien méritée de tous ses compagnons d’armes.

À midi, le conseil des commandants se réunit. Le major José Thomas Gonçalvès, sans aucun préambule pour établir son droit, et de ce ton de confiance qui subjugue, de cet air de supériorité admise auquel se prêtait sa physionomie animée et intelligente, annonça la mort du colonel Camisão, et celle du lieutenant-colonel Juvencio, son suppléant désigné ; d’où résultait pour lui, José Thomas Gonçalvès, l’obligation de prendre le commandement au titre de capitaine présent le plus ancien dans le grade : il n’y fut rien objecté. L’état de maladie du lieutenant-colonel de commission Enéas fut ensuite déclaré, aussi bien que la remise du commandement de son corps à son second, le major de commission José Maria Borgès.

Cette succession au pouvoir, réglée par la raison et le droit, et habilement soustraite au jeu des passions qui pouvaient s’éveiller, eut sa sanction complète dans l’approbation de tout le corps d’armée.

La rivière pourtant avait baissé et offrait déjà un gué continu, bien que très difficile encore à cause de la rapidité des eaux. Le nouveau commandant eut l’idée d’assurer la communication d’un bord à l’autre au moyen d’un câble fortement attaché aux arbres des deux rives. Du moment que ce va-et-vient fut établi, les oranges nous arrivèrent en grandes quantités. Leur abondance eut ce premier effet heureux de détendre les estomacs vides depuis trop longtemps : elles étaient parfois dévorées, parenchyme et tout, dans l’ardeur de faim et de soif qui nous consumait. Leur maturité, leur douceur portaient, d’ailleurs, à l’abus ; mais le principe médicinal qui réside dans l’essence de leur écorce n’en agit que plus efficacement : l’épidémie diminua, cessa presque. Faut-il n’y voir qu’une coïncidence ? Cette amélioration de l’état général nous avait d’ailleurs été prédite par Lopès ; et il est certain que l’on vit des cholériques, dont la plupart guérirent, passer de longues heures à consommer des quantités d’oranges dont ils laissaient à peine quelques débris.

Ce jour-là encore, nous vîmes arriver au campement, presque nu et semblable à un cadavre, l’un des malheureux abandonnés du 26, lequel, ayant trouvé dans l’excès même de la terreur un reste de force vitale qui le sauva, était venu la nuit, se traînant sur nos traces par les fourrés les plus épais. Il n’avait pourtant pas toujours réussi à éviter les Paraguéens ; mais eux, voyant l’état dans lequel l’avait mis le mal, se contentaient, pour se divertir, de l’accabler de coups ; et, comme il leur disait de ne pas le tuer : « Nous ne tuons pas les cadavres, lui répondaient-ils ; celui que nous voulons, c’est ton commandant. » Et ils jetaient le malheureux par terre à coups de bois de lance. L’homme fut ainsi rendu à notre expédition, après des souffrances auxquelles peu de constitutions humaines auraient pu résister.


CHAPITRE XIX

La confiance renaît. — La discipline se rétablit. — Passage du Miranda. — Les canons. — Encore l’ennemi. On lui prend quelques bœufs qui sont d’une grande ressource. — Marche forcée. — On fait sept lieues ! — Canindé.


À peine investi du commandement, le major José Thomas Gonçalvès publia un ordre du jour, où, faisant appel au courage et aux sentiments d’honneur de chacun pour conjurer le péril de tous, il signalait, comme unique moyen de salut, une marche rapide sur Nioac, à tout risque et à tout prix. Le ton animé de cette proclamation donna une secousse d’excitation morale, utile pour relever encore un état sanitaire qui s’améliorait, et faire succéder à l’abattement des esprits les heureuses habitudes d’ardeur du nouveau chef. Les clairons, recommençant à donner les signaux d’ordre aux heures marquées, sonnèrent la retraite. Il y avait plusieurs jours qu’on ne les entendait plus, et qu’un seul cor du quartier général indiquait tristement la succession des heures. Mais ce qui causa surtout une vive et agréable surprise, ce fut, de l’autre côté de la rivière, le son des trompettes de notre corps de chasseurs qui se mirent à nous répondre. La règle militaire veillait donc encore sur nous ; l’isolement avait cessé : la distribution de nos forces semblait les avoir doublées, et le prestige de la discipline rétablissait partout la confiance.

Un changement de chef éveille toujours l’attention générale et la saisit puissamment, dans l’attente dune première manifestation sensible. Ce que l’ordre du jour du nouveau commandant n’avait pas dit, ses actes le dirent : il était devenu la personnification de l’ordre, il en était l’organe, et il en fit sentir la force à quelques récalcitrants qui osèrent tenter de lui désobéir. La répression fut prompte : ce qui est pour les multitudes le signe de la légitimité du pouvoir.

Nous étions au 30 ; l’ordre du passage de la rivière avait été donné, et tout marqué d’avance. Le va-et-vient déjà établi fut régularisé. Des hommes qui avaient passé isolément, sans autorisation, furent rappelés de l’autre bord, et réintégrés dans les corps auxquels ils appartenaient, après une sévère admonestation pour une faute qui, en guerre et devant l’ennemi, devient facilement un crime contre la sûreté générale. Un sergent, qui avait manqué à son devoir dans cette occasion, fut dégradé sur place.

Cet acte de fermeté suffit à réparer l’atteinte que les quatre jours de maladie du commandant avaient pu porter à la discipline. Le colonel Camisão lui-même avait toujours mis beaucoup de prix à la maintenir ; mais il n’avait pas, comme son successeur, notre nouveau chef, l’art de rendre le devoir facile et agréable par des manières communicatives, et, quoiqu’il fût estimé et respecté par la troupe, qui voyait en lui un militaire loyal, vigilant, dévoué aux intérêts de la justice et de l’humanité, son humeur concentrée lui donnant, surtout vers la fin, un air de souffrance habituelle, avait fini par faire penser qu’en effet le malheur était sur lui, ce qu’il semblait craindre lui-même. Rien n’est plus funeste au crédit de l’autorité : que ce soit notre dernier jugement sur une si douloureuse existence !

Quand commença, au signal convenu, le passage qui avait été ordonné, comme nous l’avons dit, ce ne fut pas un spectacle sans intérêt qui s’offrit aux yeux : on avait d’abord vérifié, avec de bons nageurs, la force de résistance du câble sous des poids assez considérables. Maintenant des hommes, en nombre toujours croissant, mais calculé, s’y suspendaient, et relayaient leurs mains, tandis que leurs corps, tenus complètement couchés par la vitesse de l’eau à sa surface, avançaient de secousse en secousse, et finissaient, non sans peine ni péril, par atteindre la rive opposée ; c’est ainsi que passa le bataillon no 20 tout entier. Après lui, on vit des cholériques eux-mêmes tenter cette épreuve, et non seulement y réussir, mais en sortir déjà plus forts, et quelques-uns presque complètement guéris.

Il y en eut qui se noyèrent ; au commencement, on avait cherché, par de bonnes paroles, à leur persuader d’attendre ; mais ayant été témoins de l’abandon des malades qui avait eu lieu si récemment, la prévision d’un sort pareil ne sortait pas de leur pensée. Aucune considération ne pouvait leur faire accepter de rester en arrière.

Il aurait fallu employer la force pour les retenir ; il n’était que prudent et juste de leur laisser courir un hasard dont ils réclamaient le danger comme une grâce.

Cependant les armes et les cartouches avaient été transportées dans des cuirs, avec quelques malades presque agonisants, auxquels cette faveur n’avait pu être refusée dans l’état d’agitation convulsive où les mettait la rapidité de nos préparatifs, et surtout le départ de ceux des autres cholériques qui avaient eu assez de force pour passer par le câble.

Le commandant, trouvant qu’il avait assez de monde de l’autre côté de la rivière, résolut de faire passer le lendemain nos quatre pièces d’artillerie. Elles étaient devenues pour nous l’objet de vives inquiétudes au milieu de toutes nos calamités. Les laisser comme trophées à l’ennemi n’était pas admissible. Le colonel Camisão même avait tenu autrefois conseil à ce sujet, et il existait un procès-verbal autorisant le commandant, si la nécessité s’en présentait, à les faire disparaître dans le lit de quelque cours d’eau, à la plus grande profondeur possible, de manière qu’on pût toujours venir les reprendre plus tard, si le sentiment national s’en préoccupait. Mais nous connaissions les Paraguéens ; quelles précautions auraient pu leur dérober ce dépôt ? Ils savaient trop ce que ces armes leur avaient coûté, pour qu’il fût probable qu’elles échappassent aux recherches qu’ils n’auraient pas manqué de faire.

Quoi qu’il en fût, ce sacrifice ne nous était pas encore imposé ; c’était surtout pour sauver les canons que le major José Thomas Gonçalvès avait eu l’idée de l’installation du câble, et il en avait vu l’heureux essai avec un sentiment de légitime enthousiasme. Le 31, on se mit à l’œuvre avec un entrain des plus vifs : tout le monde s’empressait de prêter la main, ceux-ci pour amener sur la berge une première pièce, ceux-là pour multiplier les nœuds d’amarrage autour des troncs d’arbres de la rive et les consolider ; les autres pour fixer les poulies qui devaient faciliter le transport. Le canon enfin s’ébranla, et quand, tiré de manière à filer le long du câble par plusieurs attelages de bœufs manœuvrant sur l’autre rive, il parut se mouvoir régulièrement, d’immenses acclamations se répondirent d’un bord à l’autre et l’accompagnèrent jusqu’à ce qu’on l’eût vu sortir de l’eau. Au milieu du courant, il avait pesé sur le cordage jusqu’à faire craindre sa complète disparition.

La seconde pièce fut moins heureuse ; elle échappa de l’une des boucles qui l’assujettissaient, arracha toutes les autres, et tomba au fond de l’eau. Il s’en fallut sans doute de peu que le câble ne se rompît ; résistant à cette tension extrême et dégagé tout à coup du poids qui le surchargeait, il fouetta l’air avec d’énormes jets d’écume, mais en laissant la pièce au fond de l’eau. Par bonheur, cet accident, qui fut accompagné d’une grande agitation sur l’une et l’autre rive, ne compromit aucune existence.

Un soldat dont le nom mérite d’être conservé, Damasio, s’offrit sur-le-champ pour plonger au point de l’immersion, et ayant réussi à reconnaître le fond, il parvint, après être remonté deux ou trois fois pour respirer, à passer autour du canon une corde dont il s’était muni et qui servit à le ramener. Cette leçon, mise à profit pour les soins à prendre dans l’amarrage des autres pièces, hâta le reste de l’opération, et permit de compléter le passage ce soir-là et dans la matinée du lendemain.

Le 1er juin, dans l’après-midi, nous étions tous enfin réunis autour de la maison de Lopès, dans son verger dépouillé par nous de ses fruits, et bientôt, sans avoir pris autrement ni repos ni nourriture, nous étions déjà en marche, quand l’ennemi, qui avait passé sur la rive droite, lança ses tirailleurs contre notre arrière-garde. Le brave Pisaflores la commandait, et il eut bientôt, avec sa vigueur accoutumée, repoussé cette nouvelle attaque ; le seul inconvénient qui en résulta fut de nous faire faire halte, et de nous retenir jusqu’à la tombée de la nuit, qui vient de bonne heure en cette saison. Quoiqu’il n’y eût pas eu de contre-ordre, et que la marche eût été seulement interrompue, ce ne fut pas sans une sorte d’étonnement qu’on entendit les clairons, la retraite étant sonnée comme à l’ordinaire, donner le signal du départ immédiat ; l’impression fut d’autant plus vive et pénible que l’obscurité devenait plus profonde et qu’une tempête s’annonçait plus prochaine et plus violente. Chacun cependant pensa aussitôt à l’urgente nécessité de franchir, quoi qu’il en pût coûter, l’espace qui nous séparait du bourg de Nioac, dont le moindre délai de notre part pouvait amener la destruction totale.

Nous reprîmes la marche, ayant à notre tête le capitaine José Rufino, qui connaissait bien le chemin. La nuit, quelque sombre et orageuse qu’elle fût, ne nous dérobait pas la trace de la route qui s’ouvrait devant nous, large et plane. Le pas était précipité. Il ne nous restait que peu de malades, en ayant perdu plusieurs en même temps que le sous-lieutenant Moniz, les jours précédents ; cependant les soldats qui se relayaient pour porter les litières commençaient à murmurer et menaçaient de se débarrasser de leur charge.

Ce principe d’insubordination, qui n’allait pas à moins qu’à tout perdre, n’eut pas le temps de se développer. Le commandant, averti à propos, vint à toute bride sur les mutins, le sabre haut, et les trouva demandant grâce.

Dès ce moment, le silence fut observé dans la colonne comme l’ordre en avait été donné. Tout à coup, au milieu de la route, un poste de Paraguéens auxquels les sifflements du vent et les roulements du tonnerre avaient dérobé tout soupçon de notre approche, se trouva devant nous, sans que leurs chiens, par des aboiements, ou leurs bestiaux, par des mugissements, eussent jeté l’alarme dans leur abri. Notre commandant, qui marchait en tête de la colonne, fit faire halte et donna l’ordre de se préparer pour tomber à la baïonnette sur le campement des ennemis.

Mais ils se retiraient déjà en toute hâte, nous laissant le passage libre : ils ne se donnèrent même pas le temps de rassembler tout le troupeau qu’ils menaient avec eux ; il s’en échappa quelques animaux que nous prîmes, et qui furent pour nous d’une valeur inestimable : c’était la vie même. Malgré le besoin qui nous pressait d’aller en avant, il ne fut pas possible de refuser aux soldats le temps nécessaire pour dépecer nos prises et en manger une partie, qu’ils prirent à peine le temps de présenter au feu.

Ils emportèrent le reste pour les besoins futurs, et, traversant le poste abandonné, ils se chargèrent encore de rations qui s’y trouvaient, même de cuirs que la disette des jours précédents leur faisait considérer comme une dernière et précieuse ressource contre l’inanition.

Remis en route, la pluie nous accompagna encore, sans que notre marche en fût ralentie, quoique de temps à autre on fût forcé de s’arrêter, pour attendre l’artillerie. Elle s’attardait dans les plus mauvais pas, et avec elle le bataillon d’arrière-garde chargé de l’escorter ; il en résultait souvent, dans la marche, une perturbation d’autant plus grande que les ordres n’étaient communiqués le long de la colonne qu’au moyen de cris aigus sujets à des interprétations diverses. Nous avançâmes pourtant de la sorte jusqu’à quatre heures du matin ; mais le signal de halte ayant été donné, tous rendus de fatigue, succombant au besoin du sommeil, nous nous laissâmes tomber à terre, dormant déjà, coulés dans nos ponchos ruisselants d’eau comme le gazon qui nous servait de couche.

Deux heures après, à six heures, nous étions debout, et grâce à ce que nous avions pris d’aliments, nous sentant plus de force, nous continuâmes, sous un ciel serein et dans un air tempéré, notre interminable course vers Nioac, apercevant partout sur le chemin où les Paraguéens nous précédaient, en se retirant devant nous, l’empreinte des pieds de leurs chevaux.

Depuis notre dernière halte, nous traversions des taillis épais où nos soldats, n’ayant plus à craindre les attaques de la cavalerie, marchaient avec assurance plus écartés les uns des autres ; nous savions ne devoir retrouver la plaine découverte qu’à partir de Canindé. Ce fut à deux heures de l’après-midi que nous aperçûmes le bois qui porte ce nom, comme la rivière qui le traverse, et nous y arrivâmes à trois heures, ayant franchi une distance de sept lieues : sujet d’étonnement pour tout le monde dans l’état de faiblesse où nous étions.

Au passage de l’eau, on trouva le cadavre d’un conducteur de chariots, nommé Apollinaire, que les Paraguéens venaient de tuer. Il était du convoi de ces marchands qui s’étaient arrêtés à la Machorra, en attendant des nouvelles, et qui, au bruit de nos combats du 8 et du 9 mai, après lesquels on nous tenait pour perdus, n’avaient plus songé qu’à retourner sur leurs pas. Il leur avait fallu vingt jours pour regagner Canindé, où ils rencontrèrent des éleveurs de bétail qui devaient nous y faire la remise d’un troupeau ; mais avant notre arrivée, les uns et les autres étaient tombés aux mains de l’ennemi.


CHAPITRE XX

Marche sur Nioac qui n’est plus qu’à deux lieues de distance. — L’ennemi rôde toujours autour de la colonne. — Le marchand italien Saraco.


À la vue du cadavre étendu sur la rive du Canindé, nous ne pûmes guère conserver de doute sur la perte du convoi tout entier, sur la mort des marchands et le pillage des approvisionnements qu’ils apportaient, sans compter tous les objets dont ils se proposaient de trafiquer pour leur compte particulier. Ce qu’il aurait fallu, c’eût été d’arriver au Canindé deux jours plus tôt : nous aurions rejoint et protégé ces voyageurs désarmés, qui réglaient leur marche sur la nôtre, et dont une grande partie de notre ravitaillement avait toujours dépendu ; enfin et surtout, nous aurions préservé de son triste sort la bourgade de Nioac, qui évidemment allait être détruite de fond en comble : tout cela aurait bien valu un peu de diligence, si nous en eussions été capables.

L’observation qui en fut faite avec malignité, et formulée en accusation, comme il ne manque pas d’arriver dans la mauvaise fortune, éleva sur le lieu même, entre les officiers, une discussion assez vive, mais d’où il ne fut pas difficile de faire sortir une justification complète des mouvements de l’expédition, depuis qu’on y avait eu connaissance de l’arrivée de ce malheureux convoi à la Machorra.

Pour ne parler que des derniers jours, y avait-il eu possibilité d’une marche plus rapide, et ne savait-on pas surabondamment la fatigue excessive qu’elle venait de nous coûter ? N’était-ce pas à l’obligation de sauver nos canons qu’avaient été consacrés les deux jours qui s’étaient écoulés entre la mort du colonel Camisão et notre départ de la ferme du Jardin ?

À vouloir remonter plus haut et jusqu’au moment où fut préféré le chemin de traverse qu’avait proposé Lopès, il fallait se rappeler que dans ce choix, on avait considéré, entre autres avantages, l’intérêt même des marchands, qui était qu’on détournât d’eux l’ennemi en l’attirant sur nous, tandis que si nous fussions allés, par la route battue, les rejoindre et les protéger comme on l’aurait pu croire, il était plus que probable que nous aurions succombé tous, nous et eux, sans exception. Le choléra, les saisissant avec nous, ne nous aurait pas plus épargnés que dans la direction adoptée alors, soit que nous en portassions nous-mêmes le germe, soit que les Paraguéens nous l’eussent communiqué ; quant aux attaques perpétuelles dont ils nous avaient harcelés, nous y aurions bien autrement donné prise, ayant à traverser l’un après l’autre tant de cours d’eau : le Feio, le San Antonio, le Desbarrancado, où nous aurions été plus embarrassés par le convoi qu’en mesure de le défendre.

Si quelque faute avait été commise, ce n’était qu’aux marchands eux-mêmes qu’il fallait l’attribuer, lorsqu’à leur passage par la colonie de Miranda, ils refusèrent de se rendre aux conseils de Vieira Rezende, l’un des leurs, qu’on a déjà vu figurer à la prise de Bella Vista. Celui-ci, lieutenant de la garde nationale de Goyaz, leur avait proposé de diriger la marche du convoi sur la ferme du Jardin, distante de cinq lieues seulement de la colonie, de s’y embusquer dans le bois de la rivière, en attendant notre colonne qui ne pouvait manquer d’y arriver, sa marche vers le nord étant indiquée à l’horizon par la fumée des incendies qui se renouvelaient devant elle, sans réussir à l’arrêter. À supposer même un cas extrême, les vingt-deux chariots de marchandises auraient formé un excellent rempart contre le choc tout au plus passager d’une pointe de cavalerie, puisque, d’ailleurs, nous ne pouvions d’aucune manière tarder à venir les dégager. Vieira Rezende avait inutilement tenté de faire valoir une considération qu’on aurait crue décisive pour eux, la chance de vendre leurs marchandises avec de beaux bénéfices, au moment où nous allions sortir affamés de ces plaines ravagées par le feu. Rien n’avait pu les persuader. Le côté militaire de ce projet, trop conforme suivant eux aux goûts aventureux de celui qui le mettait en avant, effraya des gens dont l’inquiétude s’augmentait de tous les bruits de catastrophe que nos déserteurs répandaient partout. Ils tinrent à continuer leur marche sur Nioac par le Canindé. Les Paraguéens les atteignirent et les dispersèrent à la première décharge ; puis, les chariots étant pillés, ils s’attachèrent à en rejoindre les maîtres attardés, comme beaucoup l’étaient, par les objets les plus précieux de leurs charges, qu’ils n’avaient pu se résoudre à abandonner. Ils furent poursuivis impitoyablement, tandis qu’un peu de résolution les aurait mis sous notre sauvegarde. Quand nous arrivâmes au Canindé, il n’y existait plus que des débris de toute sorte, des restes de pillage semés de côté et d’autre le long de la route, quelques tas rebutants de farine et de riz amalgamés par la pluie battante, au milieu des flaques d’eau du sol.

On n’aurait certainement pas imaginé que ces affreux monceaux de comestibles, à peine reconnaissables, eussent pu être l’objet d’une collision sérieuse, presque d’une émeute ; mais tel est l’empire de l’organisme souffrant, tel était le cri de ces estomacs depuis si longtemps privés de nourriture, que des soldats se mirent à s’en repaître avec l’avidité de bêtes féroces qui dévorent une proie. Tous voulurent y courir : les rangs furent rompus dans un tumulte inexprimable, au milieu d’un mélange assourdissant de plaintes, de menaces, de vociférations et de rires idiots, à la vue d’une curée où chacun prétendait se rassasier. Les officiers, qui voulurent d’abord interposer leur autorité, la voyaient méconnue, quand l’un d’eux, le lieutenant Bemfica, injurié par ces furieux, en saisit un au corps, le terrassa et le tint couché sous son revolver.

La surprise produite par cet acte de vigueur commença d’abord par contenir la foule ; puis, ce premier moment passé, elle entra dans un état d’apaisement général, après un cri qui se fit entendre tout à coup : « L’ennemi ! » Soit que l’ennemi eût été en effet aperçu, soit que ce fût un expédient employé par une inspiration heureuse pour faire diversion, l’odieuse pâture fut oubliée.

Ce désordre n’eut pas d’autre suite ; le commandant voulut l’ignorer comme tenant à l’excès de nos misères, et poussant un peu plus loin cette marche à laquelle nos forces physiques ne pouvaient plus suffire, il ordonna bientôt qu’on fît halte et qu’on s’occupât du campement.

Les dispositions en furent prises par le nouvel adjudant du quartier-maître, le lieutenant Caton, nommé pour remplacer le lieutenant-colonel Juvencio. Le capitaine Lago avait été appelé à l’emploi d’assistant de l’adjudant général ; le lieutenant d’Escragnolle-Taunay, à celui de secrétaire militaire auprès du commandant ; le lieutenant Barboza représentait seul désormais, dans les fonctions du génie, la commission de cette arme, qui venait d’être dissoute.

Deux lieues à peine nous séparaient alors de Nioac, et le commandant, pour y donner avis de notre approche, fit faire une décharge de nos quatre canons à la fois, accompagnée d’un feu de file de tous les bataillons.

Nos hommes, dans cette occasion, reconnurent le peu d’ensemble de leur tir, en raison de tout ce que les armes avaient souffert des dernières pluies ; ils s’employèrent aussitôt d’eux-mêmes à les remettre en bon état, à les essayer une et plusieurs fois, à se porter le défi de tirer le mieux et le plus vite : lutte improvisée qui dissipa tout vestige de torpeur et qui, aux dernières lueurs du jour, finit par prendre un air de fête : l’espoir d’un lendemain meilleur est toujours prêt à renaître dans le cœur des hommes.

Une autre phase d’existence, en effet, se faisait alors pressentir, la vie se réveillait, et notre horrible passé de la veille, le choléra, la famine, la mort sous toutes ses faces ne nous apparaissaient déjà plus que comme les hallucinations d’un mauvais sommeil. Ce n’était pas, cependant, que de tristes pensées ne revinssent, après les réalités que nous avions vues, nous assaillir encore : nous nous comptions ; combien manquaient ! Les clairons sonnaient, on aimait à les entendre ; mais les musiques de nos bataillons, qu’étaient-elles devenues ? Compagnes des premières épreuves de l’expédition dans les marécages du Miranda, encore brillantes lors de notre incursion sur le sol paraguéen, elles n’avaient pas tardé à être décimées par le feu de l’ennemi. Bientôt après, la nécessité y avait fait recruter des soldats, à mesure que nos rangs s’éclaircissaient. Le choléra était venu achever l’œuvre de destruction, enlevant quatorze musiciens, de ceux qui avaient appartenu au bataillon de volontaires de Minas.

Le jour suivant, nous parcourûmes rapidement la distance jusqu’à Nioac, observant avec exactitude l’ordre adopté pour traverser les plaines, et l’ennemi, qui suivait notre arrière-garde, n’osa tenter aucune attaque ; il fut au contraire très empressé de battre en retraite toutes les fois qu’il lui arrivait de se trouver à notre portée. Nous longions la rive gauche du Nioac ; quelques bœufs d’attelage, que les conducteurs de chariots du convoi marchand avaient abandonnés dans leur fuite, et qui paissaient quand nous les aperçûmes, étant devenus l’objet d’une poursuite de quelques cavaliers paraguéens, une compagnie de notre 21e fut dépêchée contre eux avec une pièce de canon : ils tournèrent bride aussitôt, d’un mouvement si précipité, qu’il excita les rires en même temps que les huées de notre monde.

Le gué était bon et fut traversé sans retard. Nous trouvâmes sur la rive droite les traces encore fraîches du passage d’un corps nombreux de cavalerie, et une grande quantité de papiers déchirés, de livres, de registres d’administration salis et lacérés, qui provenaient évidemment du pillage de quelque chariot brésilien, pris sur ce point par les ennemis et détruit ou emmené par eux.

La présence de l’adversaire nous était révélée aussi par quelques fumées à l’horizon ; et d’après la connaissance que nous avait donnée de toutes ces localités le séjour que nous y avions fait précédemment, nous supposâmes que les Paraguéens venaient de mettre le feu à une espèce de village, aux toits de paille, que nous avions construit jadis. Cette vue nous fit hâter le pas, et nous reconnûmes à première vue que nous ne nous étions pas trompés.

À trois heures de l’après-midi, nous étions au milieu de ces ruines en flammes qui avaient été nos demeures, et un dernier regard y fut jeté, non sans tristesse : le soldat et le voyageur s’intéressent toujours aux lieux où ils ont posé leur tête.

Un incident d’opera buffa vint à propos nous distraire de cette impression mélancolique : ce fut la réapparition de cet Italien qui nous avait déjà donné la comédie au camp de Laguna. On l’avait dit, mais à tort, tué avec d’autres marchands qui avaient, pour ainsi dire, déserté nos rangs dès qu’ils eurent passé la rivière de Miranda. Il s’était habilement séparé d’eux, avait erré de Canindé à Nioac, sans idée du point vers lequel il devait tendre, allant de buisson en buisson, tremblant de frayeur, n’en trouvant pas un qui lui parût tout à fait mériter sa confiance. Il finit pourtant par faire un choix, et avec tant de bonheur, que, ce jour-là même, il put, de son asile, voir s’avancer notre colonne. Sa joie était si vive qu’elle faillit être dangereuse pour lui. Son costume étrange et la précipitation de ses mouvements le firent prendre pour un Paraguéen. Nos hommes d’avant-garde tirèrent sur lui. Il se laissa tomber comme mort dans les broussailles. Après un temps d’immobilité prudente, il commença à élever doucement dans l’air, au bout d’une gaulette, son cache-nez, puis, voyant qu’il n’attirait pas les balles, un bras d’abord, ensuite la tête, et enfin sa personne tout entière, qui n’était autre que celle de notre ami et familier Saraco.

Les soldats, le reconnaissant aussitôt, l’accablèrent d’embrassades, de compliments et de questions. Il était dans un ravissement inexprimable de se voir sorti des périls où il avait cru laisser sa vie, et dont il s’estimait quitte à bon marché, au prix de ses hardes et de tant de moments de frayeur.

Quant à l’ennemi, nous ne devions plus le revoir qu’une fois ; mais nous avions à subir encore un effet de sa perfide et cruelle animosité.


CHAPITRE XXI

Nioac. — Déception ; il a été pillé, incendié et presque entièrement détruit par les Paraguéens. — Infernale ruse de guerre. — L’ennemi disparaît définitivement. — Rentrée paisible du corps d’armée. — Ordre du jour sur cette campagne de trente-cinq jours.


L’officier chargé de la défense de Nioac, pendant la durée de notre incursion sur le territoire paraguéen, s’était absenté de ce bourg le 1er juin, sans qu’on y eût connaissance de l’approche des ennemis, agissant ainsi contre l’ordre formel du 22 mai, qui enjoignait de défendre à tout prix un point qui était notre base d’opération.

Les vivres étaient loin de lui manquer : le chef du dépôt en avait laissé en abondance. Peut-on supposer que ses hommes, séduits par le voisinage de la rivière et des taillis, se soient échappés l’un après l’autre jusqu’à lui faire entièrement défaut ? Mais tous les officiers de notre corps d’armée attesteront l’esprit de discipline de nos soldats sous leurs chefs, et, dans le cas même d’un sauve-qui-peut général, n’aurait-il pas dû se tenir en observation dans le voisinage, où tant d’accidents d’un terrain boisé pouvaient lui servir d’abri, et y attendre notre arrivée ? Il aurait ainsi écarté de lui la responsabilité non seulement d’une perte énorme de matériel, mais du nouveau sacrifice de victimes humaines que nous a coûté un abandon si funeste. La résolution lui a manqué ; il a disparu, laissant attaché à son nom le souvenir d’une désertion devant l’ennemi.

Cette infidélité fut d’autant plus sensible et d’autant plus remarquée, que les autres dispositions du colonel Camisão, dans la même dépêche, avaient été observées avec plus d’exactitude. Les provisions de guerre et de bouche, les archives, l’argent de la caisse militaire, nous attendaient aux Morros, où le colonel Lima è Silva les avait fait transporter, pendant que lui-même s’étant arrêté, selon l’esprit de ses instructions, à mi-chemin, sur les bords de l’Aquidauana, veillait à faire évacuer d’avance tout ce qui pouvait nous précéder, malades, femmes, enfants, soldats isolés ou invalides ; il avait soin d’ordonner d’ailleurs aux conducteurs des chariots qui servaient à ces divers transports, de revenir sans délai, aussitôt qu’ils seraient libres, et retenait auprès de lui la plupart des voitures chargées de vivres, dont il faisait un dépôt mobile en vue de notre arrivée prochaine.

Nioac, ainsi abandonné, était devenu la proie des Paraguéens : ils avaient tout saccagé, tout brûlé, excepté l’église, qu’ils épargnèrent, non par suite d’un sentiment religieux, mais, au contraire, pour la faire servir à un piège infernal. Leur infanterie, à notre approche, s’était d’abord retirée et retranchée dans le cimetière ; elle avait ensuite passé, par le bois, vers un gué de l’Oroumbeva qui avait été reconnu par leur cavalerie.

Sans souci du côté de l’ennemi, nous allâmes en toute hâte où il pouvait encore y avoir quelque chose à sauver. Cette jolie bourgade, désertée, prise et dévastée pour la deuxième fois depuis la guerre, n’était plus qu’un monceau de débris fumants. Le grand hangar qui, antérieurement, nous avait servi de magasin pour nos vivres, et que nous trouvâmes encore debout sur ses poteaux tout en flammes, montrait des rangées de sacs que nos gens, sans doute, n’avaient pas eu le temps d’emporter, et qui étaient déjà la proie de l’incendie. Le riz et la farine carbonisés au dehors ; le sel, cette matière si rare et si précieuse dans l’intérieur du pays, se noircissait et fondait sous nos yeux : nos soldats ne s’épargnèrent pas à en sauver ce qu’ils purent.

Une grande quantité de cadavres étaient étendus ça et là, tous de Brésiliens. Il fut constaté même que plusieurs d’entre ces malheureux avaient servi dans nos rangs ; ayant déserté au plus fort de nos misères, et mourant de faim dans les bois, ils s’étaient hâtés, au risque même d’être reconnus, de venir prendre part au pillage. L’un d’eux, pieds et poings liés, avait été saigné comme un porc ; un autre gisait criblé de blessures, et une vieille femme, jetée auprès d’eux, la gorge ouverte et les deux seins coupés, nageait dans son sang.

Presque toute la colonne alla s’établir pour la nuit, derrière l’église, sur la grande plate-forme que nous avons décrite, et où, échelonnés avec nos canons dans les angles, pour plus de sûreté contre l’ennemi, nous étions appuyés au bois de la rivière. Là, nous eûmes enfin un peu de vrai repos. Double et triple ration fut donnée : les circonstances le permettaient ; le commandant était heureux de contenter le soldat autant qu’il était possible. C’était la première fois, depuis bien longtemps, que nous pouvions compter sur un lendemain. Il ne nous restait plus, pour nous mettre en dehors de toute éventualité, qu’à faire quinze lieues par un excellent chemin de Nioac à l’Aquidauana où nous étions attendus ; nous avions une surabondance de vivres pour cette marche.

La nuit fut calme, comme tout annonçait qu’elle devait l’être. Dès que le jour parut, une dernière visite fut faite aux ruines du bourg par nos soldats, qui finirent d’enlever tout ce qui avait échappé aux Paraguéens. Par cette succession de rapines, disparut en quelques mois de ces contrées nouvelles le peu qu’un commerce naissant y avait introduit de machines et d’outils, et tout ce que le travail avait pu y amasser de produits et d’épargne.

Lors de notre dernier séjour à Nioac, nous avions déposé dans l’église beaucoup d’effets de toutes sortes, d’instruments de nos corps de musique, de munitions de guerre, etc., etc… Il paraît que les Paraguéens trouvèrent un reste encore considérable de ces approvisionnements, le temps n’ayant pas suffi pour tout retirer. Il y existait une grosse réserve de cartouches ; et ce fut peut-être ce qui leur donna la première idée de l’horrible machination dont ils se firent un jeu. Après avoir enlevé ce qui était le plus à leur convenance, ils laissèrent le reste sans le détruire, pour nous amener et nous retenir le plus longtemps possible autour d’un amoncellement d’objets sous lesquels ils placèrent un baril de poudre avec traînées.

Nous ne pouvions avoir aucun soupçon de ce guet-apens, et en vue des cartouches que nous avions à transporter, nous prîmes les précautions d’usage contre la possibilité d’une explosion. Pendant que notre monde travaillait dans l’église, des sentinelles veillaient à ce qu’aucun feu ne fut allumé alentour.

Il fallut qu’un malheureux soldat rencontrât par terre un briquet dans l’édifice, et que l’inconcevable fantaisie lui prît de s’en servir ; aussitôt, une étincelle tomba sur quelques grains de la poudre dont le pavé de la nef avait été semé, et il se serait produit une conflagration instantanée sans l’humidité du sous-sol, très grande alors, ou si les traînées eussent été continues ; mais elles ne l’étaient pas. Pour mieux nous tromper, les Paraguéens n’avaient répandu la poudre que sobrement et inégalement, avec le soin minutieux et les habiles calculs du sauvage qui prépare ses méfaits. On ne vit d’abord briller que de petites flammes, et çà et là s’élever successivement de légères spirales de fumée. Des soldats se précipitaient pour arrêter le feu au moment où il gagnait déjà ; mais les officiers présents, jugeant mieux le péril, ordonnèrent d’évacuer l’église à l’instant. À ce commandement, on courut en foule aux portes ; l’accumulation même y gênant la sortie, l’explosion eut lieu avant que tout le monde se trouvât dehors. Peu s’en fallut que tout l’édifice ne sautât, les parois furent ébranlées : mais l’ensemble résista ; autrement tous ceux des nôtres qui se trouvaient là eussent péri infailliblement, écrasés sous les décombres.

Le fracas et la secousse furent terribles à entendre et à sentir jusque sur le point éloigné où nous étions avec le commandant. Un grand cri accompagna l’explosion, un silence la suivit ; puis des clameurs horribles, et encore un silence. Le clairon sonna ; on crut que c’était l’ennemi, les corps se formèrent.

Déjà nous étions accourus vers l’église : on en voyait sortir, au milieu de torrents de fumée, des formes méconnaissables, des fantômes noircis et rougis par le feu ; les uns flambant avec leurs habits, les autres complètement nus et dont la peau traînait en lambeaux, poussant des hurlements ; quelques autres encore tourbillonnant sur eux-mêmes comme des forcenés, et se tordant déjà dans les angoisses de l’agonie. Un soldat nègre avait perdu tout l’épiderme du visage enlevé comme un masque : son corps était une plaie saignante. Un sergent, dont les chairs étaient également mises partout à nu, demandait comme une grâce qu’on l’achevât d’une balle ou d’un coup de sabre. Une quinzaine de ces infortunés périrent sur la place même.

Tous ceux pour qui l’art pouvait quelque chose, soit pour diminuer leurs souffrances, soit pour les sauver, devinrent l’objet des soins de nos médecins et de notre préoccupation à tous. La pitié pour eux était mêlée d’indignation contre les auteurs de cette cruelle catastrophe, et il n’y eut ensuite, parmi les victimes qu’on put dérober à la mort, aucune guérison qui ne fût saluée par tous comme un bonheur commun.

Tel fut l’adieu des Paraguéens, le dernier effet de leur rage contre nous. Sans nous quitter, ils se gardèrent de se laisser voir autrement que hors de portée.

Cependant, le 5, avant que la nuit fût bien dissipée, nous partîmes du malheureux et beau Nioac, anéanti enfin avec son église. Nous suivions la route de l’Aquidauana et marchions attristés sous l’impression du funeste événement de la veille. Nous en ajoutions l’angoisse encore présente, à toutes les vicissitudes par lesquelles nous avions passé. C’était beaucoup pourtant ; c’était un triomphe d’être encore debout, et d’avoir eu raison d’un ennemi si perfidement acharné à notre ruine.

L’Oroumbeva fut aisément franchi. Nous rencontrâmes sur sa rive droite des débris de chariots que les Paraguéens venaient de brûler, beaucoup de vivres et d’objets d’approvisionnement répandus et tout mêlés de terre, tels que les bords du Canindé nous en avaient déjà présenté, des cahiers mis en pièces, des feuilles abandonnées au vent, des notes, dont l’auteur de ce récit reconnut quelques-unes pour être de son écriture, et qu’il retrouvait toutes dépareillées et désormais inutiles.

À quelque distance de ce cours d’eau nous attendait, à ce qu’on peut présumer, une nouvelle embûche, mais dont l’effet fut loin d’être tragique. Deux pipes, de celles où l’on garde l’eau-de-vie de canne, occupaient le milieu de la route. Le capitaine José Rufino, se rappelant l’explosion de l’église et se défiant de quelque nouveau stratagème de la part d’un ennemi qu’aucun scrupule ne semblait pouvoir arrêter, se fit faire place et, se précipitant sur les tonneaux, les défonça avec la poignée de son sabre. À la vue de la liqueur dont les flots se répandaient, quelques soldats, ne pouvant se contenir, s’agenouillaient ou se couchaient sur la terre pour en disputer leur part : spectacle accueilli par des éclats de rire qui se prolongèrent sur toute la ligne.

L’incident n’eut pas d’autre suite ; nous continuâmes paisiblement notre route jusqu’au ruisseau de Formiga, auprès duquel nous campâmes, encore enrichis, dans notre abondance nouvelle, par la rencontre d’un bon nombre de bœufs, tous en excellent état.

Le 6, nous prîmes au nord-nord-est, suivant un grand chemin auquel de nombreuses touffes de taquaroussous donnent son nom, et qui est tracé à travers des bois taillis très favorables aux surprises, mais où rien ne nous inquiéta dans notre marche. La poursuite des Paraguéens, si elle n’avait pas cessé entièrement, devenait de plus en plus molle et inoffensive, à mesure que nous pénétrions dans des localités qu’ils connaissaient moins et qui nous étaient familières.

Nous fîmes halte ce jour-là auprès d’un charmant ruisseau du nom de Areias. Le lendemain 7, nous avions presque franchi les quatre lieues qu’il y a de ce point à la rivière Taquaroussou ; nous l’atteignîmes le 8, et la hauteur de ses eaux ne nous permettant pas de la traverser, nous campâmes sur ses bords.

Soirée mémorable pour nous ! car ce fut là que les Paraguéens, qui avaient été revus à quelque distance, se décidèrent à disparaître enfin. Nous reçûmes avis de leur retraite, par eux-mêmes, et par une fanfare prolongée de leurs clairons qui donna le signal, mais qui nous sembla plus flatteuse pour nous que pour eux ; nos trompettes, d’ailleurs, ne se firent pas faute de s’associer à ces accents avec un éclat dont retentirent longtemps ces solitudes. Nous sûmes, quelques jours plus tard, qu’ils s’étaient portés vers Nioac, et qu’ayant rassemblé tous leurs détachements, ils avaient regagné par l’Apa le territoire de leur République.

Pour nous, approvisionnés de plus belle par un troupeau de bœufs envoyé des bords de l’Aquidauana, sur une dépêche de notre chef, au colonel Lima è Silva, nous passâmes le Taquaroussou le 9, et, le 10, nous traversâmes, deux lieues plus loin, une rivière nommée les Deux-Cours-d’Eau. Nous arrivâmes le 11[19] au port de Canuto, sur la rive gauche de l’Aquidauana.

Ce fut la dernière étape de notre pénible retraite. Là se termina le douloureux itinéraire qui, en expiation de notre témérité, nous avait fait passer par autant de misères que l’homme en peut subir sans y succomber. Là nous dépouillâmes enfin les misérables haillons qui nous couvraient, nous délivrant en même temps de la plus affreuse vermine et de ces insectes des pâturages qui pénètrent dans la peau et y produisent des ulcères cuisants. La rivière nous offrait de magnifiques bains pour nos ablutions : on peut nommer tous ces lieux la contrée aux belles eaux.

Un ordre du jour de notre vaillant chef, José Thomas Gonçalvès, parut le 12 juin, résumant en peu de mots les événements de cette terrible campagne de trente-cinq jours :

« Votre retraite a eu lieu en bon ordre dans les circonstances les plus difficiles : sans cavalerie, contre un ennemi audacieux qui en avait une formidable ; dans des plaines où l’incendie des hautes herbes, perpétuellement allumé, menaçait de vous dévorer et vous disputait l’air respirable ; exténués par la faim, décimés par le choléra qui enlevait en deux jours votre commandant, son adjoint et vos deux guides : tous ces maux, tous ces désastres, vous les avez supportés au milieu d’un renversement de saisons sans exemple, sous des pluies torrentielles, dans des tourmentes, au travers d’immenses inondations, et dans un tel désordre de la nature qu’elle semblait se déclarer elle-même contre vous. Soldats, soyez honorés dans votre constance qui a conservé à l’Empire nos canons et nos étendards ! »


FIN.


ANNEXE



Nous devons à l’amitié de notre infortuné compagnon d’armes Marquès da Cruz ce numéro du journal paraguéen El Semanario de l’Assomption, trouvé par lui, à Curupaïty, en mai 1868, peu de temps avant sa mort, et qui est pour nous, comme témoignage contradictoire, d’une très grande valeur. Ce miroir, fidèle quant à la suite des faits autant que mensonger dans leur appréciation, fait bien voir l’exactitude de notre récit et la nature terrible des périls où s’est trouvée la colonne brésilienne.

ASUNCION.
SABADO 13 DE JULIO DE 1867.
NUMERO 690.

EL SEMANARIO
DE
AVISOS É CONOCIMIENTOS UTILES

Año XV.
Quarta época.

la invasion del norte.


La presente guerra es un tejido de gloriosas coronas que formará el mas precioso monumento nacional, en los anales de su historia. Donde quiera que los hermosos colores de la República flamean ante el trapo de los conquistadores, el triunfo es el séquito que lleva como el simbolo de la justicia y de los buenos principios.

Cuando la ofensa inferida á la nacion nos obligó á la guerra que llegó ser el único desagravio que podia aleanzar nuestro honor ofendido, nos dirijimos à Matto Grosso, donde los imperiales habian acumulado formidables elementos de guerra. Que sucedió entonces ? Coimbra fué el único punto que ha hecho frente á nuestras armas por dos dias, para que pudiera revelarse allí por la primera vez el témple del soldado paraguayo, que iba á luchar por la libertad americana, y la cobardia del enemigo que huyó entonces, como huye constantemente á la sola vista de nuestros guerreros.

Despejado aquel terreno, nuestras armas corrian hácia el E. y S. donde el enemigo no osó hacernos frente como en Matto Grosso. El tricolor nacional dominó entonces de Corumbá á Goya, de Miranda á Uruguayana.

La traicion de Estigarribia fué uno de aquellos accidentes dolorosos de la guerra ; pero allí mismo el enemigo cargó todo el baldon de aquel acto, por que no teniendo la résolution de vencer con las armas, tuvo el cinismo de comerciar con las intrigas y el oro.

No es necesario recordar las glorias que hemos recojido en nuestro territorio, pues esos recuerdos palpitantes son los que levantan nuestra frente con orgullo, los que agitan nuestro corazon de entusiasmo, y nos prestan la fé en el favorable resultado final de la lucha.

El enemigo agoviado bajo el peso de las derrotas, y de toda la clase de calamidades, vejeta tristemente en el lugar que le hemos designado, perdiendo toda esperanza de avanzar con ventaja por esta parte en protection de sus fines.

Pero no por eso esos infames han depuesto sus pretensiones, y por do quiera buscan los medios de echarnos al cuello la coyunta del esclavo.

Creyendo que nuestra atencion y nuestras fuerzas estaban concentradas en Paso Pucú, pensaron dar un golpe estratéjico atacándonos por el Norte, allá donde nuestras lejiones habian hecho ya sentir á los cobardes negros del império el poder de los que enarbolan la bandera tricolor de la República.

Mas de tres mil hombres de las tres armas se precipitaron sobre nuestro territorio con la consigna de apoderarse de la Villa de Conception, y establecer la finea divisoria entre el império y el Paraguay por el Ypané, y el Jejuy quizá. El coronel Francisco Antonio Dacosta Camisão[20] era el Gefe de la columna que venia á ejecutar las ordenes imperiales ; acompañábale un gran tren, y considerable número de mugeres, con que decia venir à repoblar Conception, y todos sus movimientos, y aparatos estaban esplicando que se encaminaba á cosa hecha, y que nadie le disputaria la posesion de las nuevas tierras que venia á ocupar en nombre de su soberano.

Mas, los cálculos militares y políticos concebidos en el Gabinete del imperio, y de que se prometia resultados de grandes consecuencias, fueron desbaratados del modo mas cumplido y ignominioso en el campo de la accion por la alta prévision y acertadas disposiciones del mariscal Lopez y el valor marcial de los intrépides soldados que vigilan aquella frontera.

No hemos tenido aun una campaña tan corta, fácil y tan gloriosa como la que acaban de hacer nuestros bravos en el Norte, aniquilando, con una série de triunfos, la columna conquistadora que ha llevado el estupendo castigo que merecia su audaz atentado.

Los pormenores de esta campaña es la apologia de la disciplina, y valor paraguayos, y la completa nulidad, y cobardia del enemigo en la guerra ; es una pájina importante y gloriosa en la historia de la presente lucha, y explica el robusto apoyo que el hecho del Norte presta á la Victoria final sobre el enemigo.

Vamos á esponer brevemente á nuestros lectores.

El enemigo con cuatro batallones de infanteria, un regimiento de caballeria, cuatro piezas de cañon, y muchos indios Mbayás, sus aliados, todo en número como se ha dicho de mas de tres mil hombres, invadieron nuestro territorio, y pasaron el Apa en el paso de Bellavista el 28 de abril. Nuestra fuerza al mando del mayor Urbieta se hacia perseguir del enemigo con el objecto de concentrarlo todo lo posible, para hacer mas certero el golpe que le preparaba. Camisão avanzó hasta el arroyo primero siete leguas del Apa ; pero la mañana del siete de mayo, su descubierta llegó á divisar el regimiento N. 21 de caballeria, que al mando del decidido mayor ciudadano Blaz Montiel habia llegado en proteccion el dia anterior. La descubierta fué sacudida por algunos tiros de cañon y fusileria, y volvió á incorporarse á la columna.

Sin mas precedente que esto, el enemigo se detuvo, y yá al dia siguiente se disponia a emprender la fuga, volviendo sobre sus pasos.

Estaba claro, ellos venian á posesionarse tranquilamente de nuestras poblaciones, no contaban con ninguna oposicion, porque creian indefensas nuestras fronteras, y por eso la vista de nuestros bizarros defensores les bastó, para emprender el camino del cobarde.

Mas, para entonces, el denodado capitan ciudadano Crecencio Medina con un escuadron del regimiento N. 3, y una mitad de la compañia de cazadores del batallon N. 18, al mando del teniente Soilo Almada se habia adelantado, y se encontraba en el camino que debia llevar el enemigo. Era el dia ocho de mayo ; este marchaba en columnas compactas formando cuadro, dentro del cual llevaba su abasto, petrechos y demas bagajes. El capitan Medina ocultó su infanteria, y él con su escuadron se colocó de manera á caer sobre la columna á la primera descarga de la infanteria. Era un acto atrevido de especial arrojo, pero que podia traer consecuencias muy favorables, como realmente sucedió.

El enemigo emprendia su fuga descuidado, y muy lejos de pensar que nuestras fuerzas se encontrasen yá a su paso, así fué que la descarga de la infanteria hecha á boca de jarro, y la inmediata arremetida de la caballería le sorprendió completamente, y la lanza y la bayoneta se empaparon en la sangre de los invasores, que se pusieron en dispersion, cubriendo el campo con sus cadáveres. Como dos batallones de una de las alas tuvo lugar de reunirse, y formar cuadro, el alferez Alejos Torres con una guerrilla cargó el cuadro que encontró todavia descubierto un costado por donde entró y lo dispersó completamente. Se calcula al enemigo una pérdida de 200 hombres en esta accion, mientras de nuestra parte no alcanzó á 16. El castigo fué terrible, y las proezas de nuestros bravos son dignas de toda ponderacion, pues ha vencido allí á un enemigo infinitamente superior en núméro y elementos. Esta prueba de intrepidez ha hecho temblar el enemigo, pensando en un ataque general de nuestras fuerzas, y así fué que no pensó un momento en hacer la mas leve oposicion, sino en huir con la mayor presteza, pues desde entonces comenzó yá por quemar sus bagajes pesados.

El 10 de mayo se encontraba otra vez repasando el Apa por el mismo paso que, encontrando á nado tuvo que hacer una puente para su passage ; pero el activo y denodado capitan Medina que habia engrosado sus fuerzas con el regimento N. 21 y una compañia de infanteria de Conception, al mando del teniente Zarate y alferez Roa, se encontraba otra vez yá en su camino : mientras que el resto de las fuerzas guardaban sus espaldas.

El enemigo marchaba en el mismo órden, y buscaba el lugar llamado Machorra, cuando de repente cayó sobre él, con el impetu de la carga que sabe dar nuestra caballeria, la fuerza que llevaba á su cabeza el capitan Medina. La infanteria enemiga no tuvo tiempo de hacer sino una descarga, cuando nuestra cabelleria habia euvuelto el cuadro, y hacia la mas grande carniceria á sable y lanza : el enemigo que no pude resistir en el arroyo primero fué incapaz de hacerlo aquí acometido por mas fuerzas, y así se dispersaron sus soldados como ovejas acosadas por los lobos.

El objeto de esta carga era dar un otro golpe al enemigo y quitarle el resto del ganado que le quedaba, para desnudarlo de todo recurso. Esto fué llenado satisfactoriamente, por que despues de la gran mortandad, nuestros soldados le arrebataron cerca de 300 reses, cargueras y bueyes y mulas, y no le quedaron sino los bueyes que estaban uncidos á sus carros.

Esta jornada fué espléndida para nuestras armas y muy gloriosa para los bravos soldados que en ella recogieron la palma del triunfo.

La caballeria se ha portado brillantemente y la infanteria con el denuedo que le es proprio. Han habido interesantes episodios del heróico valor de nuestros soldados, que la premura de la narracion nos hace desistir de de consignar aquí. Sin embargo no podemos dejar de hacer especial mérito de la bravura del soldado de caballeria Leonardo Ayala, del regimiento N. 21 vecino de San Ignacio, que en el ímpetu de la carga se dirijió resueltamente sobre un cañon para tomarlo y ya habia conseguido enlasarlo, cuando cayó gloriosamente en su empeño ; pero deja su nombre á la posteridad, y su ejemplo á sus compañeros de armas.

Sigamos ahora los pasos del desecalabrado ejército, asi como hicieron nuestros valientes para completar su desastre.

Aliviaron mas sus bagajes quemándolos, y continuaron su camino tomando la direccion de Nioac ; pero yá bajo la guardia de nuestra caballeria que á vanguardia, retaguardia, y costados les cerraban, quitándoles todo recurso y esperanza de salvacion.

Arrebatádoles sus provisiones de boca no les quedaba sino los bueyes de sus carros : aceleraron su fuga ; pero nuestros soldados cuando querian detenerlos prendian fuego á los pajonales que se encontraban en su camino.

Cada dia que pasaba, la mortandad se aumentaba en sus filas dejando 16, 20 y 30 muertos en los lugares que acampaban ; registrábase al principio en casi todos los cadáveres las huellas del sable de los dias ocho y diez, pero bien pronto acosados del hambre fueron victimas de él.

Nuestra caballeria, retirando todo recurso y cerrándoles siempre por todas partes, hacia acrecentar en ellos el padecimiento del hambre, y tuvo que recurrir á las tunas, á la raiz y corazon de los árboles, y hasta comieron perros para alimento.

Y para el colmo del desastre, Dios habia reservado á esos infames para espiar su crimen un castigo aun mayor. El cólera, esa terrible peste que habia asomado hasta poblaciones de los aliados, y arruinado el ejército enemigo del S., apareció entre ellos con todos sus horrores, haciendo el mas espantoso estrago.

Espiacion justa que la providencia ha descargado sobre la cabeza de los infames que han venido á querer esclavizar á un pais cristiano y libre !

Al principio enterraban sus cadáveres ; pero despues ya no pudieron hacerlo por su mucho numero, abandonaban sus muertos, entre los que se encontraron muchos oficiales y mugeres.

La mortandad fué acrecentando de dia en dia en sus filas, sin embargo marchaba constantemente, siempre conducido por nuestra caballeria que formaba un círculo de hierro á su derredor.

El enemigo que en todo su vigor y fuerza habia sido impotente para competir con nuestros soldados, enfermo y débil no tuvo la resolucion de hacer la mas minima tentativa de ataque. Siguió su destino, vencido, y resignado á la merced de nuestras armas.

Nuestros soldados clamaban por llevar sobre aquellos restos un ataque, seguros de encontrar una victoria barata : sus gefes no les permitieron ; no era necesario, iba á derramarse inútilmente la sangre, y cuando se puede vencer al enemigo sin ella, es mas glorioso, y mas conforme con la humanidad que siempre hemos tenido en cuanto es compatible con la guerra.

El resto de la columna seguia adelante, dejando gran número de desertores y cadáveres. Llegó sobre las orillas del Mbotetey que encontró á nado, y tuvo que permanecer allí cinco dias. Aquí fué donde la epidemia hizo en sus filas los estragos mas grandes, y aquí fué tambien donde el gefe de la espedicion Camisão murió, siguiéndole en el sepulcro su segundo, el teniente-coronel Galvão[21]. El mayor José Tomas quedó entonces á la cabeza de las fuerzas que pasaron el Mbotetey, y siguieron el rumbo de las cordilleras. Allí quedaron cientos de cadáveres, y hasta moribundos, armamentos de todas clases, carros, etc. Cada dia se aumentaba entre ellos el hambre y la peste ; pero marchaban adelante. Nuestra caballeria los pastoreaba dia y noche.

Entraron nuestros soldados en Nioac, que estaba completamente evacuado, y sacaron de allí gran número de fusiles, fardamento, pólvora y provisiones de boca.

Pasaron adelante, y siempre moleslando al enemigo, lo llevaron hasta tirarlos, el dia cuatro de junio, otro lado del Aquidaban[22]. Estaba reducida entonces la columna enemiga á menos de quinientos hombres ; pero eran cadáveres ambulantes, reducidos al estado mas calamitoso y desesperante.

Nunca un ejército habia sufrido desastre tan terrible, y espiacion mas justa. Sus padecimientos han sido inmensos, su camino está trazado por sus cadáveres. Hasta 800 victimas se han contado muertos solamente de la peste.

Dios ha auxiliado nuestras armas, para confundir á los osados que quieren esterminarnos.

El ejército quiere esterminar nuestra patria, el ejército enemigo del Norte ha sido desecho. Se le han tomado 38 carretas con provisiones y municiones, armas y ropas en cantidad, ganados y mulas.

El regimiento N. 21 que siempre se ha distinguido por el impetu en sus cargas, ha sobresalido blandiendo esta vez sus armas sobre la cabeza de los invasores del Norte, y digno es de notarse que siendo uno de los regimientos que mas ha peleado es el que menos ha sufrido. Esto advierte, que la impetuosidad de la carga sobre el enemigo es una inmensa ventaja, que deben no olvidar nuestros valientes del ejército. Pero al recomendar el regimiento N. 21, debemos colocar en la misma escala al regimiento N. 3, la infanteria de Concepcion, la compañia de cazadores del batallon N. 12, que son los que mas han trabajado en esta laboriosa campaña.

El ejército que venia á apoderarse de nuestras problaciones, esclavizar nuestras familias, y trazar su línea divisoria, despedazando nuestro pais, ha sucumbido á la aparicion de la falanje Paraguaya del Norte. Ella puede decir, como Cesar : Llegué, vi, vencí.

El desastre de ese ejército repercuitrá como un golpe terrible sobre el ambicioso Emperador, que vé desecha una de sus mas grandes esperanzas, y le llevará una conviccion mas de que sus esclavos jamás conquistarán la tierra de los libres.

Estamos pues de felicitaciones por el importante suceso que acaba de alcanzar el esfuerzo de nuestro brazo : es una venganza terrible que debe horrorizar al invasor y echar por tierra su espiritu abatido.

Felicitamos ardientemente á la patria por la nueva gloria, y al Gefe Supremo de la República, cuya prevision y tino guerrero han arrancado del enemigo tan valioso laurél.

Felicitamos á la denodada columna del Norte, castigo y terror del cobarde invasor (sic).

FIN DE L’ANNEXE.
  1. La lieue brésilienne a 6 600 mètres.
  2. Affluent du rio Miranda. (Voir la carte.)
  3. À 594 kilomètres du littoral de l’Atlantique.
  4. Capitale de la province de Minas Geraes.
  5. 18° 33′ 68″ lat. S. — 32° 37′ 18″ long. de l’île de Fer. (Astronomes portugais.)
  6. 396 kilomètres au sud du Cochim. Ces deux localités appartiennent à la province de Matto Grosso, et se trouvent à environ 1 522 kilomètres du littoral.
  7. Ce mal, de nature paludéenne, est connu au Brésil sous le nom de béribéri.
  8. Le béribéri continuait à faire dans nos rangs de nombreuses victimes, l’endroit étant encore sujet à l’influence des grands marais que les troupes venaient de franchir entre Cochim et Miranda.
  9. 210 kilomètres au sud-est de Miranda (21° 19′ 9″ lat. S. — 52° 37′ O. Greenwich, selon M. le Verger, baron de Melgaço.)
  10. Arbuste de la famille des apocynées, dont le fruit a un goût de pomme. Hancornia speciosa en est le nom scientifique donné par le botaniste Gomès.
  11. Graminées géantes très rapprochées des bambous.
  12. Corumba avait été pris et saccagé à la fin de décembre 1864 par les Paraguéens. « C’était la principale ville de commerce de la province de Matto Grosso, et l’ennemi y fit un butin très considérable. Les habitants s’étaient enfuis dans les bois du voisinage ; mais Barrios les y fit rechercher. Leurs maisons ayant été mises à sac, quelques-uns des objets dérobés, et des plus beaux, furent envoyés en cadeau à Lopez, qui ne dédaigna pas de les accepter. Les femmes furent maltraitées, et Barrios se distingua dans cette occasion entre tous les autres. Un riche Brésilien et sa fille furent conduits sur son navire, et lorsque le père refusa de laisser sa fille seule avec le chef paraguéen, il fut emmené de vive force et la malheureuse enfant gardée à bord. Barrios fit mettre à la question tous ceux qui lui étaient tombés entre les mains, et lorsqu’ils ne voulaient ou ne pouvaient lui donner les renseignements qu’il demandait, il ordonnait de les battre ; quelques-uns furent tués à coups de lance comme espions. »
    The war in Paraguay, par G. Thompson, 1 volume in-12. Londres, 1869. — M. Thompson, jeune ingénieur au service de Lopez, s’était jeté dans la guerre avec la croyance qu’il allait défendre le faible contre l’oppresseur. L’expérience des faits dont il a été le témoin l’a fait revenir de sa généreuse illusion.
  13. Affluent du Parana.
  14. Le corps d’armée se dirigeait sur la frontière du pays ennemi, le Paraguay.
  15. À quatre-vingts kilomètres S. S. O. de Nioac. Ne pas confondre avec le village de Miranda, qui est à deux cent dix kilomètres au N. O. de Nioac.
  16. Les Paraguéens y perdirent cent quatre-vingt-quatre hommes. C’est le nombre indiqué sur une grande croix qui y fut érigée par ordre du commandant Urbiéta.
  17. Il y eut plus de deux cent trente hommes tués. L’affaire avait été engagée entre deux colonnes, dont le total montait tout au plus à trois mille hommes.
  18. Arbre de la famille des térébinthacées.
  19. Au jour de l’invasion du territoire paraguéen, c’est-à-dire en avril 1867, l’effectif de la colonne était de 1 680 soldats ; le 11 juin, elle était réduite à 700 hommes de combat. Nous avions donc perdu 980 soldats par le choléra et par le feu. En outre, il était mort une grande quantité d’Indiens, de femmes et d’hommes ou marchands ou garçons de service qui avaient accompagné le mouvement agressif de la colonne.
  20. comme on le voit, le nom du colonel Camisão est altéré dans ce rapport. Il s’appelait Carlos de Moraes Camisão.
  21. Comme on l’a vu, ce n’est pas le lieutenant Galvão qui y est mort, mais bien le second commandant lieutenant-colonel Juvencio.
  22. Aquidauaña