La philosophie du bon sens/III/VI

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§. VI.

il faut prendre garde de
nous laisser tromper par
nos propre Sens, ou par
nos Passions, ou par
l’Autorité de ceux
qui nous font quel-
que Récit, ou quel-
que histoire.


Nous devons prendre garde aux Choſes qui nous ſont connues par nos Sens. Car, quoique l’Expérience, qui ſe fait par eux, ſoit la Regle ſouveraine & déciſive à laquelle nous devions recourrir lorſque nous doutons de quelque-choſe ; il faut néanmoins, avant de donner une ferme Croïance aux Idées qu’ils nous communiquent, s’être convaincu par la, Voïe de l’Examen, qu’elles ſont évidentes, & qu’on ne ſauroit raiſonnablement les contredire. Sans cette Précaution, on courroit riſque d’être ſouvent trompé ; on prendroit du Cuivre doré pour de l’Or ; & on aſſureroit, en voïant une tour quarrée de fort loin, qu’elle ſeroit ronde. Mais, lorſque nous appliquons le le Cuivre ſur la Pierre-de-Touche, nous éclairciſſons les prémieres Notions de nos Sens, par de ſecondes. En approchant de la Tour, nous en uſons de même, & nous découvrons ſa Quarrure.

Lorsque nous venons à errer, nous ne devons pas en accuſer directement nos Sens, qui ne nous trompent jamais, quand nous les mettons à même d’agir librement & efficacement[1]. Mais, nous devons nous en prendre à nous-même, qui jugeons précipitamment de quelque Choſe, qui ne nous eſt point aſſez connue, & ſur laquelle nos Sens n’ont point la Force d’agir entièrement[2]. Telle eſt la fauſſe Idée que nous concevons d’une Tour quarrée, que nous nous figurons devoir être ronde, en la regardant de fort loin : l’Eloignement affoibliſſant notre Vûe, & ne donnant à nos Sens que le Moïen d’agir foiblement, & pour ainſi dire à-demi.

Nous devons auſſi, ſi nous voulons rectifier autant qu’il eſt poſſible nos Idées, nous défier de nous-mêmes, c’eſt-à-dire de notre Tempéramment & de nos Paſſîons : ſans quoi nous courrons riſque de faire pluſieurs faux Jugemens, & de nous former des Idées ſelon nos Inclinations. Un Homme, qui ne boit point de Vin, & qui s’en eſt abſtenu dès ſa Naiſſance, a l’Idée du Vin comme deſagréable au Gout. On voit tous les Jours Nombre de Perſonnes, qui ont un Dégoût pour certaines Choſes, qui ſont indifférentes, ou même bonnes. Ces Idées ſont fauſſes ; & le Jugement, que notre Entendement : fait à leur Sujet, ſe trouve défectueux.

Nos Paſſions font auſſi les Sources d’un Nombre d’Idées que nous devons examiner avec plus d’Attention que les autres ; parce qu’aïant à nous défier de nous-même dans le Jugement que nous en faisons, nous devons craindre d’être notre propre Dupe. Les Amans changent en Beautez & en Perfections tous les Défauts de leurs Maitresses. Ceux, qui haïssent, condamnent comme des Vices les bonnes Qualitez & les Vertus de leurs Ennemis. Quand nous ne jugeons des Choses qu’à travers le Voile de nos Passions, nous sommes en Danger d’être séduits & trompez : nous étouffons la Vérité de nos Idées par notre Préoccupation. Si nous voulons avoir des Notions faines & justes, il faut que notre Entendement ait une pleine Liberté d’éxaminer & de choisir celles qui sont les plus véritables.

Ce seroit ici le Lieu de vous faire appercevoir combien l’on doit prendre garde à l’Autorité de ceux qui nous font la Description de certains Faits, & combien il faut peser & approfondir bien des Choses, avant de les recevoir pour véritables sur la simple Attestation de bien des Gens peu instruits, & sujets à se tromper[3]. Mais, vous aïant montré dès le commencement de ces Refléxions, la Nécessité de vous défier même de l’Autorité des Savans, je crois qu’il est peu nécessaire que j’entreprenne de vous prouver combien il est dangereux d’ajouter Foi aisément au Récit de ceux, qui, loin de pouvoir éclairer les autres, sont eux-mêmes dans l’Ignorance. Souffrez, pourtant, que je vous exhorte à vous défier principalement des Jansénistes & des Molinistes. Je ne connois que les Vendeurs d’Orviétan, qui soient plus capables qu’eux de remplir l’Entendement de Chimeres & d’Impostures. Tout Homme, nourri dans l’Esprit de Cabale, est pour jamais privé de la Vérité. Ses Idées ne font que le Ramas des Chimeres & des Visions de son Parti. Le Fanatisme des Convultionnaires, & le Cagotiſme ridicule des Seminariſtes de St. Sulpice, ſont des Preuves eſſentielles de la Vérité de ce Sentiment. Voïez, Madame, quel Jugement l’on peut faire d’une Troupe de Gens, qui s’imaginent honnorer les Saints, & ſervir Dieu, en portant des Courroies au lieu de Boucles à leurs Souliers, & en perſécutant cruellement quiconque ne penſe pas abſolument comme eux[4]. Je trouve qu’il eſt fort plaiſant, que les Moliniſtes ſe ſervent aujourd’hui contre les Janſéniſtes de leurs propres Armes. Ceux-ci traittoient autrefois les prémiers d’Hipocrites, & leur reprochoient leurs grands Chapeaux,& leurs Chemiſes ſans Manchettes. Aujourd’hui, ils ſe ſont appropriés toutes ces fortes de Mommeries, & veulent duper le Peuple par les mêmes Choſes qu’ils reprochoient à leurs. Adverſaires. Je ne doute pas même, que, ſi jamais les Janſéniſtes ceſſoient d’être fanatiques, on ne vît quelque Molinifte cabrioller ſur le Tombeau de quelque Saint de ſon Parti, & faire le ſecond Volume de l’Abbé Bécheran[5]. Dieu préſerve tout honnête Homme de l’Eſprit de Parti, & de la Fréquentation de ceux qui en ſont atteints. J’aime encore mieux vivre avec un Amant langoureux. Ce n’eſt pas que ce dernier ne foit une eſpece de Fanatique dans ſa Façon : mais, du moins, ſa Frénéſie a quelque-choſe de moins à charge, & de moins furieux. Cependant, Madame, les Idées, qu’on prend d’un Amant, ſont ordinairement ſujettes à caution, ſur-tout lorſqu’elles regardent l’Objet dont il eſt épris. Un Homme, dont le Cœur eſt vivement touché, déïfie ſa Maitreſſe. Fut-elle auſſi ſtupide qu’un Mathurin, il la croit auſſi ſpirituelle que la Comteſſe de la Suze : eut-elle moins de Sageſſe qu’un Cordelier, il la regarde comme une Veſtale : fut-elle auſſi craſſeuſe qu’un Capucin, il penſe qu’elle eſt plus propre qu’une Néréide : enfin, égalât-elle en Laideur Mégere & Thiſiphone, il la croiroit ſemblable à Vénus, & auſſi belle que vous.

  1. Qui niſi funt veri, Ratio quoque falſa ſit omnis.
    Lucrecius, Libr. IV, Verſ.487.
  2. « Lorsque nous appercevons quelque Choſe, nous ne ſommes point en Danger de nous méprendre, ſi nous n’en jugeons en aucune façon. Et quand même nous en jugerions, pourvu que nous ne donnions notre Conſentement, qu’à ce que nous connoiſſons clairement & diſtinctement devoir être compris en ce dont nous jugeons, nous ne ſaurions non plus faillir. Mais, ce qui fait que nous nous trompons ordinairement, c’eſt que nous jugeons bien ſouvent, encore que nous n’aïons pas une Connoiſſance bien exacte de ce dont nous jugeons. " Des Cartes, Principes de Philoſophie, pag. 25.
  3. « La Vérité, & le Mensonge, ont leurs Visages conformes : &, entre ceux, qui ont été abreuvez les premiers du commencement de quelque » que Etrangeté, on en voit plusieurs, qui, sentant, par les Oppositions qu’on leur fait lorsqu’ils sement leur Histoire, où loge la Difficulté de la Persuasion, vont calfeutrant cet Endroit de quelque Piéce fausse, ce Bastiment s’estoffant & se formant de Main en Main ; de maniere que le plus éloigné Témoin en est mieux instruit que le plus voisin, & le dernier informé mieux persuadé que le prémier : l’Erreur particulière aïant prémiérement fait l’Erreur publique ; &, à son tour après, l’Erreur publique faisant l’Erreur particuliere. » Montagne, Essais, Tom. I, Livr.III.
  4. Les Sulpiciens dont en vient de parler.
  5. Voïez les Lettres Juives, Lettre VII, pag. 50 & ſuiv.