La philosophie du bon sens/III/VII

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§. VII.

de la Nécéssité de définir
les Noms dont on se sert,
d’eviter les Mots ambi-
gus, et les Façons-de-
parler embarassées.


Si le Nom, qui a été donné à une Choſe, eſt ambigu, & qu’il en ſignifie pluſieurs, il arrive ſouvent qu’en l’entendant prononcer, nous formons une Idée différente de celle qu’en a celui qui le prononce : & cette Diverſité de Sentimens empêche qu’on ne pénétre aiſément le Fait ou la Queſtion dont il s’agit. Cette Ambiguïté dans les Mots occaſionne encore un grand Nombre de Diſputes inutiles[1]. Ainſi, nous devons leur donner, ou leur fixer, une Signification ſimple, qui ne ſoit point équivoque, & qui explique nettement l’Idée à laquelle nous voulons les appliquer. Il eſt aiſé de faire comprendre clairement ſa Penſée, quand celui à qui on la communique, connoit la Force & la véritable Signification des Noms dont nous nous ſervons.

Cette Détermination préciſe eſt très utile dans les Livres, & dans les Discours de Science : car, ſouvent l’on ne peut avoir une Idée diſtincte d’une Choſe, qu’en emploïant beaucoup de Mots pour la définir. Mais, lorſqu’on a fait comprendre cette Choſe par tous ces Mots, on attache à un ſeul Mot l’Idée qu’on en a conçue, & ce Mot tient lieu de tous les autres.

Cependant, il faut uſer de quelque Précaution dans ce Choix & cette Dénomination de Mots, & ne point changer les Définitions déjà reçues & approuvées, quand on n’a pas ſujet d’y trouver à redire. Car, il eſt plus facile de faire entendre un Mot déjà connu & en uſage, pour marquer certaine Idée qu’on lui a appliquée, que lorſqu’on lui en attache une nouvelle. Les Hommes, aïant une fois fixé une Idée à un Mot, ne s’en défont pas facilement : cette ancienne Idée leur revient toujours, & fait oublier aiſément celle qu’on veut leur donner par la nouvelle Définition. Ainſi, il ne faut changer l’Etimologie des Noms, & ne chercher à les définir d’une nouvelle maniere, qu’autant qu’on trouve que leur prémiere Définition eſt vicieuſe, ou laiſſe quelque Ambiguïté, dont certaines Gens ſont charmées de profiter pour appuïer leurs Sentimens[2].

  1. « Pour ne dire point, que la plûpart des, Sophismes, qui trompent les Hommes, dépendent de là ; puisqu’il y a toujours quelque Mot pris en pluſieurs Sens. Il eſt aiſé de remarquer, que la plupart des Diſputes de l’Ecole ne viennent que de ce que celui-ci, d’un même Mot, ou d’une même Phraſe, ſe forme une certaine Idée, & celui-là un autre. » Bernier, Abrégé de la Philoſophie de Gaſſendi, Tom. I, pag. 39.
  2. L’abus eſt, que, ne ſe ſervant preſque jamais de Définitions de Noms pour en ôter l’Obscurité, & les fixer à des certaines Idées déſignées clairement, ils les laiſſent dans leur Confuſion ; d’où il arrive, que la plûpart des Diſputes ne ſont que des Diſputes de Mots : &, de plus, qu’ils ſe ſervent de ce qu’il y a de clair & de vrai dans les Idées confuſes, pour établir ce qu’elles ont de faux ; ce qui ſe reconnoîtroit facilement, ſi l’on avoit défini les Noms. » Art de penſer, pag. 74.

    Il faut particuliérement attribuer les Reproches de ces deux Citations aux Philoſophes de l’Ecole. Dès que la véritable Signification des Mots eſt parfaitement marquée les Philoſophies de Scot & de St. Thomas disparoiſſent. Ce ne ſont plus que des Chimeres ou des Fantômes, que la Vérité diſſipe. Perſonne n’a mieux dépeint le pernicieux Abus qu’on fait des Mots, que le fameux Locke. « Un troiſieme Abus », dit-il, « qu’on fait du Langage, c’eſt une Obſcurité affectée, ſoit en donnant à des Termes d’Uſage des Significations nouvelles & uſitées, ſoit en introduiſant des Termes nouveaux & ambigus, ſans définir ni les uns ni les autres, ou bien en les joignant enſemble d’une maniere qui confonde les Sens qu’ils ont ordinairement. Quoique la Philoſophie Péripatéticienne ſe ſoit rendue remarquable par ce Défaut, les autres Sectes n’en ont pourtant pas été tout-à-fait éxemtes. À peine y en a-t-il aucune, (telle eſt l’Imperfection des Connoiſſances Humaines !) qui n’ait été embaraſſée de quelques Difficultez, qu’on a été contraint de couvrir par l’Obſcurité des Termes, & en confondant la Signification des Mots ; afin que cette Obſcurité fut comme un Nuage devant les Yeux du Peuple, qui pût l’empêcher de découvrir les Endroits foibles de leur Hypotheſe … Il n’y a rien, qui ait plus contribué à mettre en vogue le dangereux Abus du Langage qui conſiſte à confondre les Significations des Termes, que la Logique, & les Sciences, telles qu’on les a maniées dans les Ecoles. Et l’Art de diſputer qui a été en ſi grande Admiration, a auſſi beaucoup augmenté les Imperfections naturelles du Langage, tandis qu’on l’a fait ſervir à embrouiller la Signification des Mots plûtôt qu’à découvrir la Nature & la Vérité des Choſes. » Locke, Eſſai Philoſophique ſur l’Entendement Humain, Livr. III, Chap. X, pag. 621.


    Il ſemble, que le Bon-Sens ait été près de ſix ou ſept cens Ans endormi, & comme plongé dans une Létargie, qui l’empêchoit d’agir, & de conduire & éclairer les Hommes. Comment a-t-on pû être occupé, pendant le Regne de la Philoſophie Scolaſtique, des Chimères dont elle eſt farcie, & croire ſavoir quelque choſe de très eſſenciel, en ſe repaiſſant de Puerilitez, de Jeux-de-Mots, enfin de Viſions ridicules, & ſans fondement ? St. Thomas, tout grand Saint qu’il étoit, au lieu d’achever de rendre la Logique ridicule par ſon Etre de Raiſon, n’eut-il pas mieux fait de ne point augmenter tous ces Subtilitez Scolaſtiques, dont il a fait le Sujet, où, ſi l’on veut, l’Objet de la Logique ? Ens Rationis eſt Objectum Logicæ. Eſt-il rien de ſi pitoïable, que d’établir un Rien, une Choſe imaginaire, pour le Sujet d’une Science, ou, ſi l’on aime mieux, d’une Diſcipline réelle ? Car, queſt-ce qu’un Etre par la ſeule Raiſon ou Diſcours Humain, qu’un Non Etre, une Fiction, ou une Chimere ?

    L’Envie de diſputer, & l’Abus des Mots, ont fourni d’éternelles Controverſes entre les Philoſophes Scolaſtiques. Ils penſoient la même Choſe ; & diſputoient, cependant. Par exemple, les Interpretes Grecs d’Ariſtote diſent que le Sujet de la Logique eſt la Demonſtration. Scot ſoutient que c’eſt le Syllogisme. Quelques Philoſopbes prétendent que c’eſt l’Argumentation. ils diſputent tous avec beaucoup de Vivacité, & ne différent de Sentiment que par l’Abus des Mots. Car, l’Argumentation ne contient-elle pas le Syllogiſme, qui, étant la plus pure Façon d’argumenter, entraîne néceſſairement & contient en ſoi la Démonſtration ? Et faire un Syllogiſme évident & concluant, n’eſt-ce pas argumenter & démontrer ?