La saoulerie américaine/02

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Traduction par Louis Postif.
L’Œuvre (p. 8-11).

CHAPITRE II

Ses divers aspects


Avant même de commencer, je voudrais m’attacher le lecteur en toute sympathie, et, puisque ce sentiment n’est que de la compréhension, je désire qu’on me connaisse assez bien, dès le début, pour comprendre le personnage et le sujet de ce livre.

Tout d’abord, sans avoir eu de prédisposition innée pour les spiritueux, je suis devenu un buveur invétéré. Je n’ai pas le cerveau épais et je ne me conduis point en pourceau. Je connais l’art de boire depuis A jusqu’à Z et, dans mes libations, j’ai toujours fait preuve de discernement. Je ne titube pas et je n’ai jamais eu besoin de personne pour me mettre au lit. En un mot, je possède un tempérament moyen et normal ; c’est pourquoi je bois selon une moyenne normale, quand l’occasion s’en présente ; et c’est précisément sur un tempérament de ce genre que je veux décrire les effets de la boisson. Je n’ai absolument rien à dire de ces buveurs excessifs que l’on appelle des dipsomanes, car je n’attache pas la moindre importance à leur manie exceptionnelle.

Il existe, généralement parlant, deux types d’ivrognes : celui que nous connaissons tous, stupide, sans imagination, dont le cerveau est rongé par de faibles lubies ; qui, les jambes hésitantes et très écartées, prodigue les embardées et s’étale fréquemment dans le ruisseau ; qui voit, au paroxysme de son extase, des souris bleues et des éléphants roses. C’est ce type-là qui provoque la verve des journaux amusants.

L’autre type d’ivrogne a de l’imagination et des visions. Cependant, lors même qu’il tient la plus joyeuse cuite, il marche droit et d’un pas naturel, sans jamais chanceler ni tomber, sachant exactement où il se trouve et ce qu’il fait. Ce n’est point son corps qui est ivre, mais son cerveau. Selon le cas, il pétillera d’esprit ou s’épanouira dans une bonne camaraderie. Peut-être entreverra-t-il des spectres et fantômes, mais intellectuels, d’ordre cosmique et logique, dont la vraie forme est celle des syllogismes. C’est alors qu’il met à nu les plus saines illusions de la vie et considère gravement le collier de fer de la nécessité rivé à son âme. L’heure est venue pour John Barleycorn. Il va mettre toute sa ruse à exercer son pouvoir.

L’ivrogne ordinaire roule facilement dans le ruisseau, mais quelle terrible épreuve pour l’autre de se tenir droit, bien assuré sur ses deux jambes, et de conclure que, dans l’univers entier, il n’existe pour lui qu’une seule liberté : celle d’avancer le jour de sa mort ! Pour un tel homme, cette heure est celle de la raison pure (dont nous reparlerons ailleurs), où il sait qu’il peut seulement connaître la loi des choses, jamais leur signification. Heure dangereuse, pendant laquelle ses pieds s’accrochent au sentier qui conduit au tombeau.

Tout est net à ses yeux. Toutes ces ascensions illusoires vers l’immortalité ne sont que les terreurs d’âmes en proie à l’idée de la mort, et trois fois maudites par leur don d’imagination. Elles ne possèdent pas l’instinct du trépas : il leur manque la volonté de mourir quand l’heure sonne pour elles. Elles se déjouent elles-mêmes en voulant tricher avec la mort pour gagner une avenir personnel, tout en abandonnant les autres animaux aux ténèbres du tombeau ou à l’ardeur dévorante du four crématoire. Mais notre homme, à ce moment où il juge froidement les choses, sait que ces âmes-là se leurrent et sont dupes d’elles-mêmes Le dénouement est le même pour tous. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, pas même cette babiole après laquelle soupirent les âmes faibles : l’immortalité.

Cet ivrogne, bien d’aplomb sur ses deux jambes, n’ignore rien. Il sait qu’il est composé de chair, de vin et de mousse, d’atomes solaires et de poussière terrestre, frêle mécanisme destiné à fonctionner pour un temps, plus ou moins raccommodé par des docteurs en théologie et des docteurs en médecine pour être, à la fin, jeté au dépotoir.

Naturellement, tout cela est une maladie de l’âme, une maladie de la vie. C’est l’amende que doit payer l’homme d’imagination pour son amitié avec John Barleycorn. Celle imposée à l’homme stupide est plus simple, plus commode. Il s’enivre jusqu’à tomber dans une sotte inconscience ; endormi sous l’effet d’une drogue, ses rêves, s’il en a, sont confus et inertes. Mais à l’être imaginatif John Barleycorn envoie les syllogismes spectraux et impitoyables de la raison pure. Il examine la vie et toutes ses futilités avec l’œil bilieux d’un philosophe allemand pessimiste. Il transperce toutes les illusions, il transpose toutes les valeurs. Le bien est le mauvais, l’existence est un trompe-l’œil et la vie est une farce. Des hauteurs de sa calme démence, il considère, avec la certitude d’un dieu, que toute la vie est un mal. Sous la lueur claire et froide de sa logique, épouse, enfante et amis révélent leurs déguisements et supercheries Il devine ce qui se passe en eux, et tout ce qu’il voit, c’est leur fragilité, leur mesquinerie, leur âme sordide et pitoyable. Ils ne peuvent désormais se jouer de lui. Ce sont de misérables petits égoïsmes, comme tous les autres nains humains, se trémoussant dans leur danse éphémère à travers la vie, dépourvus de liberté, simples marionnettes du hasard. Lui-même est comme eux, et il s’en rend compte mais avec une différence pourtant : il voit, il sait. Il connaît son unique liberté : il peut avancer Le jour de sa mort.

Tout cela ne convient guère à un homme créé pour vivre, aimer et être aimé. Cependant, le suicide, rapide ou lent, une fin soudaine ou une longue dégradation, tel est le prix que prélève John Barleycorn. Aucun de ses amis n’échappe à l’échéance de ce paiement équitable.