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Lady Fauvette (Recueil)/Texte entier

La bibliothèque libre.
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 1-372).
Couverture de couleur jaune.
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LADY FAUVETTE

NOUVELLE ÉDITION

SUIVI DE

HISTOIRE D’UN MÉNAGE
OUVRAGE DU MÊME AUTEUR
PUBLIÉ DANS LA BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
à 3 fr. 50 le volume.
MAISON FLAMANDE 
 1 vol.

En préparation :

TRIBUN (Mœurs bruxelloises).


Paris. Imp. Ve P. LAROUSSE et Co, rue Montparnasse, 19.
MARGUERITE VAN DE WIELE

LADY
FAUVETTE

NOUVELLE ÉDITION


SUIVIE DE


HISTOIRE D’UN MÉNAGE

PARIS
G. CHARPENTIER ET Cie, ÉDITEURS
13, RUE DE GRENELLE, 13


1884
Tous droits réservés



LADY FAUVETTE



I

C’était une gaie, rieuse et heureuse jeune fille que miss Alice Beaumont ; quelques mauvaises langues auraient bien voulu vous faire croire qu’elle était un peu trop moqueuse, et même que ses parents l’avaient fort mal élevée ; mais vous n’en auriez pas cru un mot, si vous aviez pu la voir seulement une fois.

Peut-être (en mettant les choses au pire) auriez-vous dit, comme moi, que miss Alice, avec ses grands yeux noirs, ses boucles blondes et sa petite bouche dédaigneuse, avait la jolie tête de l’enfant gâtée, la plus gâtée des Trois-Royaumes.

Hélas ! oui, Alice était bien gâtée. Je dis hélas !… Au fait, était-ce bien réellement un mal ? — Je n’en jurerais pas… Telle qu’elle était, l’enfant était charmante. Certainement elle n’avait l’air ni d’une momie, ni d’une poupée. Oh ! elle ne réalisait pas absolument l’idéal de ce qu’on est convenu d’appeler une jeune personne accomplie ; — loin de là ! Miss Théodosia Crach, sa grand’tante, assurait même que ses allures d’enfant terrible avaient quelque chose de choquant.

Disons franchement que la nièce de miss Dosia eût pu être un peu plus réservée et s’occuper moins de sport et de paris…, ne fût-ce que pour épargner à sa respectable parente les grandes dépenses d’imagination et d’éloquence que cette digne demoiselle se croyait obligée de faire, en l’honneur de la religion, et dans l’intérêt de ce joli petit diablotin que le révérend Élias Smith appelait « une jeune athée. »

Disons aussi qu’elle eût pu rire un peu moins…, quoique ce fût une chose charmante que son petit rire frais et argentin qui montrait deux rangées de perles si mignonnes, si gracieuses, si transparentes, que c’était plaisir à voir.

Oh ! les petites dents de miss Beaumont !…

Croirait-on que ses amies disaient tout bas qu’elle ne riait tant que pour les montrer ? Fi ! les méchantes petites dents ! Pourquoi étaient-elles si jolies, si jolies, que les bonnes amies d’Alice souhaitaient volontiers qu’elle les mît en poche quand il lui prenait envie de rire ?

— Ses dents en poche !

Certes l’enfant n’y songeait pas ; elle aussi les trouvait jolies ; du reste, eût-elle été modeste comme la plus humble des violettes, qu’elle eût nié l’évidence et calomnié dame Nature en doutant que cette aimable personne eût fait preuve de goût en logeant les plus adorables perles du monde dans le plus ravissant petit écrin qu’on pût rêver.

Était-ce l’écrin qui faisait valoir les perles ou les perles qui rehaussaient l’écrin ?

Quoi qu’il en soit, perles et écrin s’entendaient à merveille et faisaient un assemblage charmant.

Ce qu’il y a de certain aussi, c’est qu’en dépit de miss Théodosia, du révérend Élias et même des bonnes amies déjà nommées, Alice était à croquer quand elle riait, et Dieu sait si cela lui arrivait souvent !… Juste ciel ! la pauvre tante Dosia en avait les oreilles brisées, perforées, abîmées, détruites.

Quelle malédiction qu’une enfant qui riait toujours !

Heureusement, le temple n’était pas loin et le révérend Élias n’épargnait ni les homélies ni les sermons. Le saint homme remplissait ses saintes fonctions en conscience ; miss Théodosia Crach n’avait pas lieu de se plaindre.

Quelle consolation pour une âme détachée des biens de ce monde, que de pouvoir entendre cinq services par jour ! Quelle diversion à cette gaieté d’enfant, bruyante, jeune, insouciante, mélodieuse, qui faisait songer, quand on entrait dans la maison, à une volière pleine d’oiseaux chanteurs ! Quelle heureuse diversion à ce rire cristallin et mordant, si antipathique à miss Crach, qu’un chapitre de l’Apocalypse, un sermon sur le Nouveau Testament, une quête au profit d’une œuvre civilisatrice quelconque, pour l’envoi de missionnaires aux îles Philippines ou la conversion définitive des habitants de Cyreschata !

Tout cela remplissait le cœur de miss Crach d’un saint enthousiasme ; si seulement cette petite folle d’Alice avait voulu l’accompagner un peu plus souvent à l’église, bien certainement la vieille demoiselle, faisant ce sacrifice à la religion, se serait déclarée satisfaite et aurait oublié le martyre de ses oreilles.

— Je vous assure, Alice, la religion est une belle et grande chose, vraiment édifiante ; il ne faut pas vivre ainsi dans l’hérésie, disait souvent miss Dosia, cherchant vainement, à défaut de Patagons, de Cafres ou de Xérolibyens, à convertir tout simplement sa nièce qui, sous ce rapport, se montrait aussi obstinée que n’importe quel sauvage idolâtre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Maintenant que je vous ai dit qu’Alice était la jeune fille la plus gaie, la plus rieuse qu’on pût rêver, vous serez bien étonné si, entr’ouvrant avec moi la porte de sa chambre, nous trouvons ma petite amie tout en larmes.

— Tout en larmes !…

— Mon Dieu ! oui, et la veille de Noël encore !

— Pourquoi ? me direz-vous.

— Ah ! voilà !…

— Pourquoi les jeunes filles pleurent-elles ?

C’était donc la veille de Noël : une belle soirée, un beau ciel tout brillant d’étoiles ; de la neige plein les rues, des trottoirs bien glissants… Partout une bonne odeur d’oie aux marrons et de pudding au rhum ; partout des bambins aux joues rouges tapant des pieds, battant l’une contre l’autre leurs mains engourdies, perdues sous d’énormes gants de drap trop longs ; partout des gens heureux, affairés, pressés, chargés de paquets, se bousculant, se poussant, se souhaitant joyeux Noël, bonnes vacances, heureuse année…, mille choses aimables ! Une vraie soirée de Noël bien froide, bien sèche, bien claire, bruyante, gaie, pleine d’éclats de rire sonores montant vers le ciel en fusées éclatantes ! une soirée à faire rire miss Théodosia Crach elle-même, et pourtant Alice pleurait…

Je vous vois sourire…

— Vrai, je vous comprends bien sûr, vous croyez que le génie de Noël a oublié le soulier de notre amie. Fi ! arrivez-vous des Antipodes ?

D’abord, Alice n’est plus une enfant, je vous prie de le croire ; elle a dix-sept ans et les fait sonner bien haut.

Et puis, regardez là ; voyez-vous cet écrin de velours bleu entr’ouvert ? Voyez-vous le bracelet qui brille dans la demi-obscurité de la chambre ? Voyez-vous l’énorme bouquet de roses blanches dans le vase, sur la table ?… Tout cela n’a-t-il pas un bon petit air de fête, un petit air jeune de candeur virginale…, un joli petit air d’enfant gâtée, de jeune fille heureuse ?

Le génie de Noël oublier Alice Beaumont ! Peut-on avoir de pareilles idées ?

Tout riait dans la petite chambre : le feu flambait gaiement et dorait tantôt les rideaux du lit, tantôt le bouquet, tantôt l’écrin, puis notre jolie petite amie, plus jolie cent fois ce soir-là que de coutume ; il faut vous dire aussi qu’elle était en toilette de bal, une adorable toilette toute blanche, toute vaporeuse, qu’on eût dit faite et garnie par quelque fée gracieuse, idéale…, une de ces fées qui gâtent les jeunes filles, une de ces bonnes fées légères, invisibles, impalpables qui ont un char en feuilles de roses traîné par des papillons d’or, avec des guides en fils de la Vierge, des roues en flocons de neige et des harnais en plumes de cygne… Pouvait-on pleurer le soir où l’on essayait une pareille robe, quand on s’appelait Alice Beaumont, qu’on était jolie, que la robe allait bien et qu’on aimait le bal à la folie ?

Cependant, l’enfant avait bien du chagrin… Elle était là, toute seule dans sa chambre, accoudée à la cheminée, un pied sur les chenets, sa mignonne tête espiègle, toute triste, se reflétant dans la glace, avec sa jolie moue désespérée et ses capricieuses boucles blondes frisées, emmêlées, les folles comme si elles avaient voulu cacher les grosses larmes qui roulaient une à une le long des joues… Car vraiment Alice pleurait bien fort et poussait de gros soupirs à fendre l’âme ; puis elle jetait tristement un regard dans la glace, allant de la jolie robe blanche à la petite figure rose si bouleversée, du cadeau de Noël dans l’écrin entr’ouvert, aux fleurs sur la table, et disait tout bas, comme malgré elle :

— Oh ! quel malheur… un si beau bal ! Et dire que tout le monde dansera…, sans moi !

Pauvre Alice ! Comme elle disait sans moi, les larmes redoublèrent, puis encore un petit coup d’œil vers la glace… Dieu me pardonne ! les larmes s’arrêtèrent pour faire place à un sourire fin, conquérant, moqueur qui en disait beaucoup !

— Tout le monde, c’est-à-dire… Oh ! non, pas tout le monde !

Là-dessus un grand éclat de rire qui montra toutes les perles dans leur monture de corail rose. Oh ! elles riaient franchement, gaiement, un vrai rire des grands jours…, un gentil petit rire de Noël à enchanter tous les génies présents, passés et à venir.

— C’est dommage cependant, continua la jeune fille ; enfin, il n’y faut plus penser…, je ne danserai pas demain. Voilà.

Et, lentement, bien lentement, elle dégrafa sa robe de bal, une si jolie robe ! avec une traîne, une traîne interminable qui lui donnait un petit air… ravissant, je vous jure.

Après bien des hésitations, Alise ôta sa robe de bal et la jeta sur le lit, puis elle prit au hasard un peignoir dans un coin, le passa vivement, à la diable, donna un coup de peigne à ses cheveux blonds, choisit une rose dans le vase et quitta sa chambre.

II

— Que faisiez-vous donc toute seule, ma mignonne ? Tante Dosia vous a demandée vainement à tous les échos avant de se décider à aller aux offices sans vous. Pourquoi n’avoir pas répondu, Alice ? ajouta M. Beaumont.

— Eh ! mon Dieu, je n’ai pas la moindre envie d’aller aux offices, moi !… Il m’ennuie, le révérend Smith !

— Quelle folle enfant volontaire que miss Beaumont ! ne trouvez-vous pas, Minny ?

— Non, ne dites pas cela, père ; ne vous moquez pas de moi, j’ai bien du chagrin. Pourquoi ne pas vouloir nous conduire à ce bal demain ?

Alice s’assit sur les genoux de son père, et, lui jetant les bras autour du cou, elle lui donna deux gros baisers sonores.

— Dites, monsieur, pourquoi ? Savez-vous que c’est fort mal cela :

Accepter l’invitation des Birns pour le jour de Noël, donner à sa fille une robe de bal si jolie, si jolie, que c’est un vrai bijou, et puis, un beau matin, lui dire tranquillement : « Nous n’irons pas au bal, » sans autre explication. Fi l’horreur ! N’avez-vous pas honte de faire ce gros chagrin à votre petite Minny ? Si nous n’allons pas au bal demain, c’est qu’il y a une raison, une raison sérieuse qui s’y oppose ; oh ! je ne suis pas si petite fille que vous croyez ; et je veux la connaître cette raison.

Disant cela, miss Alice, s’échappant des bras de son père, tapa du pied, fronça les sourcils et prit un petit air dominateur qui lui allait à ravir.

— Alice, mon ange, ne prenez pas cette mine-là. Non, je vous en prie ; vous me feriez faire mille sottises ! Je serais capable de vous conduire à ce bal, et ce serait une grande folie.

— Voyez-vous cela ? monsieur daignerait… Mais je ne veux plus y aller, moi ! j’en ai assez de votre bal. Croyez-vous que si j’en avais envie je n’irais pas, et vous aussi ? Oh ! ne secouez pas la tête, maître tyran, je sais ce que je dis et, tenez, il aurait suffi pour cela que vous voyiez votre petite Alice dans cette robe blanche… et qu’elle vous dit simplement : « Père, je veux aller au bal demain. »

— Sérieusement, fillette, cela te fait-il tant de peine ? Tu sais, je ne désire qu’une chose c’est que ma chérie soit la petite fille la plus heureuse de la terre. Ainsi, dis, ordonne, commande, je ferai comme tu voudras, pourvu que je voie encore et toujours ton joli sourire d’enfant heureux. Oh ! ris de moi, tu as raison, c’est de la folie. Bien des gens riraient aussi, si on leur disait que le même Edward Beaumont, de la Cité, si impérieux et si grave là-bas, adore tout simplement sa fille ici et la gâte follement. Mais elle est si gentille, ma fauvette, si aimée, ma fille ! Oh ! ma fille. Quoi qu’il arrive, Alice, — personne ne connaît l’avenir et tout peut arriver, — un jour viendra peut-être où vous aurez le droit de me blâmer, oui, enfant, de me trouver bien coupable…

Le banquier s’arrêta sur ces mots, ainsi que quelqu’un qui est envahi tout à coup par une pensée chagrine, puis, contemplant Alice, et, d’un air d’attendrissement :

— Oh ! dites-moi que vous aimerez toujours votre père, continua-t-il, dites-moi que vous ne le jugerez pas trop sévèrement, que vous ne lui en voudrez pas trop, mon ange, de vous avoir tant gâtée… Car vous êtes bien gâtée, Minny, trop peut-être !

— Trop gâtée qui s’est jamais plaint de cet excès-là… On n’est jamais trop gâtée.

— Dieu veuille, Alice, que nous n’ayons jamais à regretter de vous avoir fait la vie trop facile, trop douce ; de vous avoir tant aimée, mignonne !… Dieu veuille que nous puissions vous gâter encore longtemps, et que vous ne sachiez jamais ce que c’est que d’avoir eu une existence trop heureuse…

— Ah çà mais, qu’est-ce que cela veut dire ? Voilà que vous me faites des sermons d’une gravité !… dignes du docteur Smith ou de ma tante Dosia.

— Cela veut dire, enfant, que si je ne vous conduis pas à ce bal demain, c’est qu’il y a un obstacle sérieux ; sans cela, jamais je n’aurais pu me résoudre à vous faire ce chagrin.

— Et s’il vous plaît, quel est ce motif grave, cette raison majeure devant laquelle tout s’incline ? Je veux savoir, moi, dit Alice, en se croisant les bras.

— Une raison… désagréable que votre petite tête folle ne pourrait comprendre.

— Votre petite tête folle ! Encore un peu il me dirait, allez jouer, baby… Oh ! mais je ne suis plus une enfant, moi ; tous ces airs mystérieux me rendent curieuse. C’est aussi par trop fort. Hier, on me dit : Alice, il faudra renoncer à votre promenade à cheval, je ne puis vous accompagner.

Il faisait très beau. Fly avait une envie de sortir ! il piaffait d’impatience dans l’écurie. Eh bien, nous ne sommes pas sortis.

L’autre jour, c’était une robe qu’on trouvait trop voyante…, trop excentrique…, que sais-je ?… Je ne l’ai pas mise. Cependant, me direz-vous pourquoi je ne porterais pas telle robe qui me plaît, sous prétexte qu’on la verrait trop ? Eh ! une jolie chose est toujours bonne à voir, me semble-t-il. Enfin !… Aujourd’hui on me dit encore : Pas de bal demain, ne pleurez pas, il y en aura d’autres !… Et quand je demande pourquoi tout cela, on me répond : Affaire… Affaire ! cela ne suffit pas, je veux savoir quelle affaire. Ah ! mais j’y suis, vous vous serez brouillé avec Birns à propos de politique…

— Non, ma chérie, vous n’y êtes pas ; il n’est question ni de Birns, ni de politique ; au reste je vous en prie, ne cherchez pas ; les affaires sérieuses ne regardent pas les petites filles. Voyons, Alice, ne soyez pas fâchée ; embrassez-moi et parlons, si vous voulez bien, ma mignonne, de choses autrement intéressantes pour vous… Devinez qui m’a demandé votre main aujourd’hui ?

— Mais, ce doit être… Alice semble réfléchir un instant, ce doit être Willy Middleton ; je n’en veux pas, pour rien au monde… Oh, quel être stupide, ridicule ! s’écria-t-elle vivement en faisant la moue la plus dédaigneuse que vous puissiez imaginer.

— Il ne faut pas toujours faire l’insurgée comme cela et dire « non » de parti pris, sans réfléchir… Du reste, vous êtes bien difficile ; Middleton est un fort joli garçon.

— Ah oui, parlez-m’en ! Connaissez-vous rien de bête comme un joli garçon ?

Il est délicieux, celui-là, avec ses yeux faïence, ses favoris réguliers, sa bouche en cœur, son petit air content de lui et ses gants jaunes ! oh ! je l’exècre. Un garçon qui veut absolument parler français parce que c’est la mode, et qui ne trouve à vous dire durant toute une soirée que : « Il fait chaaud, mademoiselle ; aoh ! il fait fort chaaud… » Et cela avec le plus pur accent anglais que j’aie entendu ! Il rendrait des points à miss Clarke qui, dans le temps me faisait réciter les fables de La Fontaine d’un air sentimental. Tenez, je parie qu’il ne pourrait distinguer un cheval de course d’un trotteur, ni un setter d’un retriever. Un sot personnage qui croit avoir du chic parce qu’il se fait habiller chez Toodle, qu’il va à Covent-Garden, qu’il patine… assez convenablement, qu’il porte des nœuds de cravate pas trop mal faits et qu’il affiche une passion exagérée pour miss Alice Beaumont, une petite fille originale et… riche. Je l’ai en horreur ; je préférerais un mari laid, laid à faire peur, à ce joli garçon prétentieux qui parle comme un maître de danse et s’habille comme un mannequin.

— Ouf ! ma chérie, vous allez bien !… je plains vos adorateurs !

— Franchement, moi aussi ; mais ils sont tous si ridicules ! En connaissez-vous un seul à peu près passable ? Voyons, continua Alice en comptant sur ses doigts, il y a Henry Shandon, un enfant ; lord Linsbury… oh celui-là, par exemple, il m’enchante : sentimental, poétique, il voyage constamment dans le pays du Tendre, un amoureux réussi ; Darley, il grasseye ; Fairly, il chante faux, et puis il s’appelle Horace ; James Milton, fi ! il est roux, c’est absurde. Eh bien, voilà la collection ; qu’en dites-vous ?

— Vous oubliez sir George Grenville, Minny.

— Oui.

En disant oui, notre petite amie rougit bien fort, je suis obligée de l’avouer, et parut tout à coup s’intéresser vivement au dessin de la nappe grise et à la symétrie des tasses à thé sur la table ; puis, se dirigeant vers la fenêtre et tirant le rideau, elle dit, de son petit air ennuyé, en jetant un regard dans la rue :

— Mais, enfin, cette tante Dosia a-t-elle juré de nous faire mourir de faim en l’attendant ?

La rue était toute sombre, malgré les réverbères qui brillaient de distance en distance et les maisons étincelantes de gaz qui se détachaient comme de hautes colonnes lumineuses sur un fond noir… Neuf heures sonnèrent gravement bin, bam, boum ! à une église voisine. Alice laissa retomber le rideau. À ce moment, on entendit s’ouvrir la lourde porte de l’hôtel Beaumont, tandis qu’une voix disait dans l’escalier : « Monsieur et mademoiselle sont dans la salle à manger, miss Crach.

— Bien, bien, Katy, pas de courants d’air, s’il vous plaît ! Quel terrible temps !

La longue et raide stature de miss Théodosia Crach se dessina majestueuse dans l’embrasure de la porte.

— Quel temps quel temps !

— Un vrai temps de Noël, tante Dosia ; il devait faire bien agréable à l’église.

— On est toujours bien et confortablement dans la maison de Dieu, Alice.

— Ce n’est pas mon avis, surtout quand il gèle.

— L’entendez-vous, Edward ? s’écria miss Crach, dénouant brusquement les brides de son chapeau. Oh ! les jeunes filles d’aujourd’hui ! Ne pas aller à l’église, la veille de Noël !

— Cela est horrible, formidable, exorbitant, extraordinaire, invraisemblable…, tout ce que vous voudrez, tante Dosia, nous en reparlerons demain, si vous voulez bien ; mais, pour le moment, mettons-nous à table, je meurs de faim, répondit Alice sans attacher d’autre importance aux regards furibonds de sa tante.

Vous ferai-je le portrait de miss Théodosia Crach ? En deux mots, c’était une vieille fille, une vraie vieille fille grande, maigre, sèche, raide… ; des mouvements d’automate, des robes de quakeresse ou de méthodiste, — ce qu’elle était du reste, — de grandes dents blanches, de longues mains osseuses ; des petits yeux bruns perçants qui brillaient derrière les verres bleus de ses lunettes ; des cheveux gris abondants, massés en coques régulières sur le front ; au reste, d’une propreté minutieuse, toujours tirée à quatre épingles ; pesant ses paroles, comptant ses pas ; un ton grave, sonore et doctoral, qu’elle tenait du révérend Smith, son prophète. En somme, un marbre.

Sa vue seule vous glaçait.

Cette femme avait-elle jamais été jeune ? Ces lèvres minces et pâles avaient-elle jamais souri ? Cette figure impassible s’était-elle jamais animée ? Aimait-elle quelque chose sur la terre ? Avait-elle jamais aimé quelqu’un en ce monde ?…

Raide et guindée dans sa robe noire, son tablier de soie vert changeant, à grandes poches, étalant ses plis symétriques « que nulle puissance humaine n’aurait pu effacer, » disait Alice. Du 1er janvier au 31 décembre, telle était miss Crach.

Une vieille fille.

— Ridicule ?

— Non, pas absolument ; je dirai même que sa loyauté exagérée, ses idées d’honneur et d’honnêteté poussées à l’excès, sa façon de parler nette et précise, allant droit au but, avaient quelque chose de franc et de vrai qu’on ne pouvait s’empêcher d’admirer.

Certainement la tante Dosia était incapable d’un de ces bons élans du cœur, spontanés et tout d’enthousiasme, qui déconcertent une existence, mais jamais rien de déloyal n’aurait pu germer dans son âme honnête.

Il y avait deux choses hors de toute discussion pour elle la religion et le point d’honneur.

Autant qu’elle en était capable, miss Théodosia aimait son neveu ; elle était fière de sa réputation d’homme intègre, de banquier respectable et consciencieux.

Depuis la mort de Mme Beaumont, elle avait établi ses quartiers à l’hôtel de Hanover-Square ; elle s’occupait du ménage, donnait ses ordres, était maîtresse absolue, régnait sans conteste, réglait tout dans la maison, et Dieu sait que c’était une maison bien réglée !

Tout en blâmant la façon — déplorable selon elle — dont Beaumont élevait Alice, rarement il lui arrivait d’en faire tout haut la réflexion, mais elle n’en pensait pas moins. Miss Crach avait des idées autrement arrêtées, autrement sévères, autrement pointilleuses, sur l’éducation des jeunes filles ! Alice ne s’en souciait guère… Que lui importait tel ou tel système, telle ou telle théorie ? Elle était heureuse, le but était atteint. Elle riait. chantait, faisait à sa guise…, était la « Fauvette, » le radieux et gai petit oiseau de la maison : une enfant gâtée, certes ! une jeune fille originale, « excentrique » même, charmante à coup sûr.

III

Le lendemain, le soleil se leva de bonne heure. C’était un pâle soleil d’hiver, tout frileux ; cependant il secoua son manteau de neige et regarda gaiement avec un aimable sourire plein de condescendance cette grande ville en fête qui s’éveillait… Il daigna réchauffer un peu les vieux arbres de Green-Park, qui se dressaient comme autant de squelettes en rang de bataille le long des allées… Il passa dans Honover-Square et jeta un rayon aux primevères à peine fleuries… Il se glissa furtivement, à petits pas, dans le jardin de l’hôtel Beaumont, se promena tout autour des parterres et alla réveiller une petite rose du Bengale oubliée depuis bien longtemps dans la neige.

— 25 décembre, Noël ! lui dit-il tout bas…

Puis il s’enfuit et on ne le vit plus de la journée. Au même moment, le génie de Noël passé céda gracieusement la place au génie de Noël présent. Un petit génie encore tout novice, qui traînait des brassées de houx vert derrière lui et saluait d’un air gauche en criant :

— Noël ! Noël !

Il entra dans la chambre d’Alice, jeta une grosse bûche dans le foyer, qui se mit à flamber d’un air tout à fait réjouissant, et disparut comme une ombre sans qu’on pût savoir s’il était remonté par la cheminée, s’il était parti tout simplement par la porte, ou s’il s’était envolé par la fenêtre…

Noël !

— La bûche de Noël étincelait toute rouge dans le foyer…

— Noël ? Mon Dieu ! oui, c’est Noël, aujourd’hui.

Alice sauta à bas de son lit, ouvrit sa fenêtre qui donnait sur les jardins et s’écria gaiement, en battant des mains :

— Vive Noël ! Quel beau temps, il gèle… hurrah ! je sors en traîneau.

Elle referma la fenêtre, avec un petit frisson qui prouvait que, si le temps était beau, il était froid aussi, et qu’il gelait ferme. Puis elle sonna sa femme de chambre, et aussitôt que celle-ci parut :

— Mary ! qu’on attelle Brillant et Norah au traîneau ; je sors.

— Mademoiselle…, si tôt ! un pareil jour !

— Oui, oui, je sors ! allez.

— Mais ! que dira miss Dosia ?…

Alice eut un mouvement d’indécision ; elle haussa imperceptiblement les épaules de ce petit air mutin et boudeur particulier aux enfants révoltés…

— Bah ! tant pis, murmura-t-elle, où est miss Crach ?

— À l’église.

— Encore !

— C’est aujourd’hui Noël, miss Alice, dit la servante d’un air digne.

— Eh oui, je sais… Enfin, je sors, continua la jeune fille en fronçant ses sourcils bruns ; dites à William qu’il attelle.

— Oui, miss.

La porte se referma sur Mary, tandis qu’Alice murmurait, de son ton bref, absolu :

— Elle dira tout ce qu’elle voudra ; il fait beau, il fait froid, je sors.

Elle s’habilla en hâte et arriva dans la cour au moment où on attachait les derniers grelots des poneys ; puis elle sauta gaiement dans le traîneau, qui partit comme une flèche.

— Hue ! Norah, hop, hop !…

Le fringant attelage glissait dans la neige ; les poneys secouaient leurs grelots et Alice riait follement :

— Comme c’est gai, disait-elle, comme c’est bon ! En avant ! mes chéris…

Et les chevaux s’envolaient, rasant la neige, franchissant les obstacles, la tête haute, humant avec bonheur cet air frais et pur, frappant de leurs sabots les chemins tout brillants de verglas…

— Plus vite ! plus vite ! criait la jeune fille.

Il faisait très froid, un vrai froid de Noël ; un froid sec et gris, avec un petit brouillard insaisissable, glacial, qui enveloppait les objets d’un voile opaque.

Le traîneau courait toujours plus vite, plus vite ; on eût dit une course fantastique, quelque chose d’échevelé et de fou, le char d’une fée qui s’envolait !

Les harnais rouges, les chevaux blancs, les longs cheveux blonds d’Alice formaient un ensemble vague perdu dans le brouillard…

À onze heures, le traîneau traversait Pall-Mall, et les passants s’extasiaient sur la beauté des chevaux.

— C’est charmant comme attelage, disait-on.

— La jeune fille est bien jolie ! Comment sort-elle ainsi toute seule un jour de Noël ?

— Oh ! elle est très excentrique et vise à l’original…

— La connaissez-vous ?

— C’est miss Beaumont, la fille du banquier.

— Cela est très riche ?

— Comme Baring.

— Alors elle a le droit d’être excentrique.

Miss Alice Beaumont rentra chez elle gaie comme un pinson ; elle alla droit au cabinet de son père et s’arrêta sur le seuil…

— Ma chérie, laissez-nous, dit le banquier.

— Hein ! s’écria-t-elle, en ouvrant de grands yeux.

— Ces messieurs sont venus pour affaires, Alice, et, du doigt, Beaumont montrait deux gentlemen à l’air grave assis de chaque côté de la cheminée.

— Encore affaires ! murmura la jeune fille en refermant la porte. Quel air étrange ils avaient, ces deux hommes !…

Et elle remonta lentement à sa chambre.

IV

C’est dans Cornhill, au n° 17, qu’étaient installés les bureaux de la maison Beaumont-Barcley & Co., Old London & Hull Bank, une maison respectable, honorablement connue sur la place de Londres et à l’étranger, autant pour sa loyauté proverbiale que par l’étendue considérable de ses affaires.

Le 30 décembre, l’agitation était grande dans les bureaux de Old London & Hull Bank ; les garçons de recette allaient et venaient, chargés de sacs d’argent.

— Fin de mois, fin d’année, jour d’échéance !

Ces mots vibraient, confondus, étouffés par le son argentin que produit l’empilage des guinées et des shillings :

— « Lessman-Eynen & Son, Liverpool : 10, 000 l. à recevoir ; Richard Lowell : 60 l. 4 sh. 6 pence… à payer Lafontaine aîné, Paris : 400, 000 fr. ; Lorenzo, Madrid : deux traites, autant,… etc., etc… »

Puis le bruit des guichets qui s’ouvraient et se refermaient. La foule glissant pressée, affairée sous les longues galeries encombrées ; les boursiers parlant entre eux du prix de l’or français, des sociétés fondées, des actions de chemins de fer, du taux de la dernière émission, de la faillite Wilkinson. — Colossale, mon cher ! — X… se retire… Fortune faite.

— Fin d’année ! Fin d’année !

Les commis aux écritures, couchés sur leurs livres de comptes, derrière le grillage impénétrable qui sépare le personnel du public, calculaient, appelaient poste par poste, toutes les opérations de l’année, tandis que le chef comptable, tout seul dans son bureau particulier, terminait le bilan. Un bilan compliqué !

Maître Zachary Crupp ne se le dissimulait pas.

C’était pourtant un comptable émérite, que maître Zachary Crupp, et qui se laissait difficilement intimider par ces terribles colonnes de 3, de 5, de 8 et de 9 hétérogènes qui voltigeaient comme autant de lutins, grimaçants et moqueurs, sur son grand livre. Maître Zachary Crupp s’inquiétait bien de cela, vraiment ! L’honnête caissier, vieilli et oublié dans la comptabilité de la maison Beaumont, s’effrayait bien d’une rangée de chiffres !

— 8 et 3, 11, et 2, 13, et 5, 18 et 7, 25 et 5, 30. Je pose zéro et je retiens 3. C’est cela.

Là-dessus M. Zachary Crupp poussa un soupir de soulagement, essuya ses lunettes, souleva légèrement sa perruque (M. Z. Crupp portait perruque, c’était une de ses faiblesses), trempa sa plume dans l’encre, posa un zéro majestueux et répéta entre ses dents :

— « … tiens 3. Nous disions donc, 107+30… »

— Diable ! 137, 000 livres, voilà qui est fort !

Maître Zachary souleva bien haut sa perruque, d’un mouvement désordonné qui ne lui était pas habituel.

— « Cent trente-sept mille livres, il y a cent trente-sept mille livres. Considérable ! considérable ! » et prenant sur son pupitre une plume toute neuve, il écrivit lentement, comme à regret : « Wilkinson James. Manchester… Doit : 137, 000 livres. » Puis, secouant la tête plusieurs fois de suite : — Trop…, beaucoup trop. Crédit exagéré, dangereux !… »

La porte du petit bureau s’ouvrit sans bruit, et M. Beaumont entra.

— Wilkinson de Manchester a suspendu ses payements, Crupp ; de combien sommes-nous à découvert ?

La foudre, tombant aux pieds de maître Zachary Crupp, ne l’aurait certainement pas plus abasourdi que l’entrée de son patron et cette demande inattendue. Le petit caissier devint pâle et se mit à trembler comme un enfant pris en faute.

— Wilkinson… James Wilkinson de Manchester ! a suspendu ! balbutia-t-il.

Puis, ouvrant des yeux effarés et regardant son grand livre ouvert devant lui :

— Cent trente-sept mille livres. Il nous doit cent trente-sept mille livres.

— Vous dites cent trente-sept mille livres, Crupp ?

— Oui, « monsieur Ned. »

Zachary appelait ainsi M. Beaumont du temps où celui-ci portait encore des pantalons courts, et où Old London & Hull Bank avait pour raison sociale : James Beaumont & Co. C’était une habitude chez le vieux caissier, et il se serait fait hacher en morceaux, plutôt que d’appeler son patron autrement que « M. Ned. »

— C’est considérable, Crupp. Considérable ! Les traites sont en circulation. Combien avez-vous en caisse ?

Sept cent cinquante mille livres, monsieur Ned ; mais il y a plusieurs effets à payer…

— Combien à peu près ?

— Sept cent mille livres à peu près, répondit timidement le bonhomme, sans oser regarder son patron.

— Les traites Wilkinson nous reviendront protestées dans trois jours… Cent trente-sept mille livres !… Je les aurai, Crupp ; ne vous en préoccupez pas.

— Réellement ?…

Zachary tira son foulard de l’Inde et s’essuya le front de l’air de soulagement d’un homme qu’on aurait retiré à temps d’un précipice profond.

— Vous n’avez plus besoin de moi, Zachary ? Rien à signer, rien à relire ? je pars, Alice m’attend en bas dans la voiture.

— Vous croyez, père ! Oh mais non…, elle est ici ; tournez la tête, s’il vous plaît. Elle en avait assez de la voiture, de la neige qui tombe et de la boue qui s’amasse dans Cornhill ; quel affreux quartier !

Et en effet elle était là, la petite folle, illuminant le bureau de maître Zachary d’un rayon de sa brillante jeunesse, de son heureuse insouciance… Elle était là, gracieuse et jolie comme une princesse des légendes russes, frileuse dans ses fourrures de renard bleu, son petit feutre posé crânement sur le côté, ses admirables cheveux blonds, poudrés de quelques flocons de neige, tombant simplement sur sa pelisse et encadrant amoureusement sa petite tête fine et originale, pétillante d’esprit.

Elle avait voulu jouer une niche à son père, et elle l’avait faite. Voilà.

Elle avait traversé les bureaux d’un bout à l’autre toute seule.

— Bonjour, Zachary, vous allez bien, mon vieux ? Quelles nouvelles de Jim ? Jim était un petit chien de race qu’Alice avait donné au caissier.

— Jim se porte parfaitement, miss…

— Oh ! les grands livres ! qu’est-ce que vous écrivez donc là dedans ? Tiens, Wilkinson, à Manchester. Je connais ce nom. Doit cent trente-sept mille livres, rien que ça !… Voilà une jolie somme, au moins… Qui pourrait croire qu’un homme à qui l’on payera demain cent trente-sept mille livres refuse à sa fille une parure de perles qui bien certainement n’en coûte pas deux cents, sous prétexte que c’est trop cher. Oh ! fi ! qu’en dites-vous, Zachary ?

— Cependant, miss, deux cents livres de perles c’est beaucoup, beaucoup.

— Venez-vous ? Minny ; il est cinq heures.

— J’arrive. Bonsoir, mon vieux Crupp, embrassez Jim pour moi… Adieu, adieu…

Et le gai petit oiseau s’envola, laissant le vieux caissier encore tout ébloui de cette gracieuse vision apparue et dissipée comme un rêve. Pendant un instant, on entendit des éclats de rire mélodieux égayant les longues galeries de la maison de banque…, puis un bruit de roues dans la rue.

La neige continua à tomber, le petit bureau reprit son air maussade et son odeur de vieux papiers…, et Zachary murmura entre ses vieilles dents, tout en replaçant sa perruque en équilibre sur sa tête chauve :

— Deux cents livres de perles !… pauvre ange !

V

— Alice, je vous en prie, restez en place ; jamais, non, jamais je ne pourrai parvenir à faire votre portrait si vous changez ainsi constamment de pose, de physionomie et d’attitude.

— Mais aussi, dites-moi, Richard, qui vous a donné la merveilleuse pensée d’immortaliser mes traits et votre talent ! C’est bien, très bien, l’intention est bonne, je sais, et si vous ne parvenez à faire de mon image qu’une petite chose informe et sans valeur, ce ne sera certes pas votre faute. Vous feriez volontiers un chef-d’œuvre, je sais cela, mais ce n’est pas si facile, non vraiment.

— Que vous êtes méchante, Minny ; vous savez que j’ai le malheur de vous aimer et de trouver que vous êtes la plus jolie chose que Dieu ait créée…, l’idéal de tous mes rêves, la poésie de mes pensées…, tout pour moi, qui vous aime, oh ! qui vous aime trop, Minny.

— Je crois réellement que c’est une déclaration. en règle qu’il me fait…, la poésie de ses pensées ! Enfant ! Pour un écolier d’Eton, voilà qui est précoce, s’écria miss Beaumont en effeuillant un camélia rose dont elle lança vivement les pétales au nez de son cousin. « L’idéal de ses rêves ! » Oh ne prenez pas ce ton sentimental avec moi, Richard ; vous me rappelez le petit Linsbury et vous savez que je ne puis le souffrir… Pourtant il a vingt ans…, tandis que vous… seize à peine. C’est trop drôle. Oh ! laissez-moi rire. Vous êtes un fou, un vrai petit fou, mon cher Dick. Qui m’aurait dit que vous aussi seriez tombé dans ce travers… ridicule ?

— Alice, Alice, taisez-vous ; mon Dieu, est-ce ma faute à moi si je vous aime ?

— Mais il est vraiment très amusant, ce garçon ; ses doux yeux bleus et ses joues roses me font penser à une petite fille habillée en page. Venez ici, que j’arrange vos cheveux, là. Regardez-moi. Vous êtes joli comme un cœur, Chérubin. Reprenez votre palette maintenant et soyons sérieux… J’espère que me voilà immobile ; qu’en dites-vous ? Le petit Richard Barcley poussa un profond soupir, leva au ciel ses grands yeux mélancoliques, ramassa ses pinceaux, donna un coup d’œil à la miniature commencée et murmura en enlevant une feuille de camélia tombée dans ses cheveux blonds :

— Vous êtes bien heureuse, Alice, de n’aimer personne.

C’était un tableau charmant à voir, que ces deux enfants parlant d’amour dans le jardin d’hiver de l’hôtel Beaumont, au milieu des plantes exotiques, des lianes grimpantes, des palmiers gigantesques et des orangers blancs de fleurs…

Les petits bengalis volaient gaiement d’un bout à l’autre de leur cage dorée, tapissée de glycines.

La fontaine lançait bien haut ses gerbes de perles étincelantes ; un pâle rayon de soleil entrait timidement par la grande vénitienne encadrée de volubilis…

On se serait cru à mille lieues de Londres ; cette nature exubérante, cette végétation merveilleuse, l’atmosphère tiède et lourde chargée de parfums vagues, suaves, pénétrants, faisaient rêver à quelque cité d’Orient, fille chérie du soleil, paresseuse et ignorée sous ses fleurs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Richard ne soufflait mot ; l’enfant était froissé, il boudait. Alice, assise sur un pliant, continuait à effeuiller machinalement fleur par fleur tout un massif de camélias. Pourquoi ? Qui eût pu le dire ? Qui eût pu dire à quoi elle songeait ?

Certes, la serre splendide, les fleurs parfumées, les petits bengalis étincelants comme des bijoux ailés, et même ce pauvre Richard Barcley, étaient bien loin de sa pensée.

Quelle vision aimée faisait sourire ses jolies lèvres et creusait cette adorable fossette dans ses joues roses ? Quel rêve merveilleux, quel pays enchanté, quel songe entrevoyaient ses grands yeux noirs ? Qui eût pu le dire ?

Oh ! elle était bien heureuse de n’aimer personne, bien heureuse !

— Lord Linsbury demande à saluer mademoiselle, dit un domestique en entr’ouvrant la porte de la serre.

Cette simple phrase réveilla brusquement Alice ; elle tourna la tête et bâilla d’un air souverainement ennuyé en disant :

— Lord Linsbury ? je n’y suis pas.

— Pardon, mais je ne savais pas… J’ai dit que mademoiselle était à l’hôtel…

— Je n’y suis pas…, sortie avec miss Crach…, tout ce que vous voudrez.

— C’est que lord Linsbury a vu miss Crach, qui lui a dit que mademoiselle était dans la serre avec M. Barcley.

— Quel ennui ! Enfin…, qu’il entre !

Il entra.

Un grand jeune homme pâle à l’air niais ; bottes vernies, pantalon gris perle, redingote bleue, rose à la boutonnière, monocle dans l’œil, stick à la main…, une gravure de mode. Milord Linsbury était jeune, très jeune, ce qui faisait son désespoir ; très naïf, un garçon tout neuf, quoiqu’il fût émancipé et orphelin depuis deux ans, et que son ambition eût toujours été de paraître un gentleman d’un certain âge, rassis et désenchanté, pour qui la vie était une vieille connaissance qui lui confiait. tous ses secrets ; mais hélas ! il avait vingt ans, rougissait comme une pensionnaire et était si ridiculement timide que jamais, jamais il n’avait pu parvenir à faire une déclaration en règle à personne. Dieu sait cependant qu’il avait eu de grandes passions !

— Charmé de voir que…, miss Beaumont se porte bien. Je craignais…, ne l’ayant pas vue dernièrement au bal de mistress Birns…, qu’elle ne fût indisposée…, oui…, indisposée…

C’est en rougissant jusqu’à la racine des cheveux que lord Linsbury parvint à dire ces quelques mots ; c’est en rougissant plus encore qu’il offrit à Alice un superbe bouquet de roses rouges.

— « Venant de Nice, miss Beaumont, venant de Nice… »

— Mon Dieu, vous tombez mal, milord ; voilà des fleurs que j’exècre ; vrai, je ne puis les souffrir. Demandez à Richard. Oh ! j’ai une antipathie décidée pour le rouge… À propos, dites-moi, vous avez été à ce bal, chez mistress Birns. Comment cela s’est-il passé ?

— Un fort joli bal, miss Alice…, mais qui n’a eu aucun charme pour moi… Vous savez la malheureuse passion qui trouble mon existence… Hélas ! rien au monde ne peut me plaire, quand…

— Que pensez-vous du talent de Richard, sir Arthur ? interrompit Alice, coupant court à l’éloquence sentimentale de son adorateur.

— Parfait, oh ! mais parfait ; cette miniature est charmante, très réussie, affirma milord Linsbury en fixant son monocle sous l’arcade sourcilière de son œil pâle.

Il était terriblement embarrassé, ce pauvre Linsbury ; il eût bien voulu dire que le modèle était au moins aussi réussi que le portrait… Il eût voulu dire cela d’une façon remarquable, avec esprit, mais c’était difficile ! Il craignait tant cette petite voix moqueuse, ces grands éclats de rire perlés ; il avait si grand’peur d’être ridicule ! et il l’était si souvent ! Et puis, réellement, son bouquet avait eu un si triste sort ; elle détestait le rouge, et c’était justement sur des roses rouges que son choix malheureux était tombé… Comment ne pas deviner qu’elle haïssait cette couleur aussi ? Lui avait-il jamais vu un ruban, un chapeau, un nœud rouge ? Jamais, et même dans cette serre pleine de plantes rares, où abondaient les camélias roses, les glycines violettes, les églantines blanches…, pas une fleur rouge. Pauvre amoureux, c’était morfondant !

— Y avait-il beaucoup de monde chez Birns, jeudi dernier, lord Linsbury ? demanda Alice d’un air indifférent.

— Beaucoup, oui vraiment, miss Alice. Entre autres, M. William Middleton, qui fut, comme nous tous, bien désappointé de ne pas vous voir ; lord John Harris, qui vous demandait à tous les échos ; miss Diana Smitson, qui dansa souvent avec lord Grenville, ce qu’on remarqua, lord Grenville dansant peu généralement.

…… Que Dieu lui pardonne ! il ne vit pas l’éclair de douleur qui traversa une seconde les grands yeux profonds d’Alice, ni la pâleur qui envahit soudain ses joues veloutées ; il ne vit pas le sourire triste de sa jolie bouche enfantine ; il ne vit pas sa petite main crispée broyant à la fois trois des roses rouges de son bouquet… Non. Il ne remarqua pas que ce fut d’un ton de voix tout changé qu’elle dit :

— Ah ! vraiment… Miss Diana Smitson est bien jolie, bien jolie.

Il ne vit pas non plus le mouvement singulier de ses rieuses dents blanches mordant ses lèvres pâlies, ni le geste fier et dédaigneux dont elle rejeta ses boucles blondes, en ajoutant :

— Et elle danse dans la perfection.

— Miss Diana Smitson est incontestablement une fort belle personne ; le vieux comte Price fit la remarque qu’un mariage serait en tous points convenable entre elle et Grenville. Grenville est riche, miss Diana aura une fort jolie dot, ce serait un couple charmant. Enfin, on en parla beaucoup chez Birns, ce fut l’événement de la soirée. Ces demoiselles plaisantèrent Grenville sur sa subite passion pour la danse… Grenville rit franchement avec elles et miss Smitson rougit beaucoup.

Lord Arthur Linsbury se tut. Il était bien content de son éloquence ; réellement il n’était pas habitué à ce qu’Alice l’écoutât si longtemps sans l’interrompre… Quelle victoire ! Il se redressa fièrement, ahuri, étonné lui-même de ce succès.

— Ne trouvez-vous pas, miss Alice, que ce serait tout à fait convenable ?

— Tout à fait, tout à fait.

…… Il ne vit pas les deux larmes brillantes qui tremblaient au bord de ses longs cils baissés ; il ne les vit pas glisser lentement sur ses joues et tomber une à une sur sa robe bleue, y laissant deux petites taches humides, à moitié cachées dans les plis du corsage.

Il n’entendit pas une voix moqueuse, partie on ne sait d’où, disant : « Imbécile. »

Il n’entendit pas le petit éclat de rire sec et mordant, le plus étrange petit éclat de rire qui sortit jamais des lèvres roses d’une jeune fille heureuse, bien heureuse de n’aimer personne.

VI

Le salon intime de l’hôtel Beaumont était une jolie pièce en rotonde donnant sur Hanover-Square, meublée avec un goût sévère et sombre. Les tentures étaient en soie de Chine grenat, et le meuble en ébène travaillé.

Quelques splendides tableaux de maîtres, des objets d’art en masse ; dans chaque angle, des potiches immenses, des chinoiseries à profusion.

Des corbeilles de fleurs, le piano ouvert, un gant oublié sur un meuble, un ouvrage commencé, un livre perdu entre les plantes de la jardinière, une rose effeuillée sur le tapis, des morceaux de musique sur la cheminée, tout un adorable fouillis ; mille choses, mille riens, un petit air gai se glissant malgré tout sous les lourdes tentures foncées…, la glace qui gardait comme la silhouette insaisissable, confuse, de la gracieuse image qui s’y était mirée, tout disait que la fée rieuse qui habitait ce séjour était une femme jeune et jolie. L’influence des êtres animés sur les choses extérieures est incontestable.

Le soir où, invisibles comme Gygès, nous entrons dans le salon de l’hôtel Beaumont, un grand feu de bois flambait dans la cheminée ; le lustre répandait la lumière étincelante de toutes ses bougies allumées et éclairait un portrait d’enfant, délicieux et naïf : un bébé comme tous les bébés d’ailleurs, mais plus despote peut-être, avec un air de fierté souveraine très caractéristique qui étonnait. Là, raide et droit dans son cadre, exquis…, tout empreint de la candeur joyeuse du premier âge ; ses boucles d’or ondulant sur ses jolies épaules à fossettes, un grand sourire errant vague et doux sur ses mignonnes lèvres d’ange étonné, rayonnant de lumière et d’innocence, cet enfant semblait dominer.

La tante Dosia, assise à droite et majestueuse dans son fauteuil à haut dossier, travaillait activement à une tapisserie fantastique, où des oiseaux gigantesques vivaient en paix avec des fleurs microscopiques, où des paons énormes faisaient la roue à côté de maisonnettes lilliputiennes, où des papillons diaprés se perdaient dans d’immenses nuages vaporeux.

La tapisserie de miss Théodosia Crach était une œuvre remarquable…, étonnante parfois, qui laissait le champ libre à l’imagination tout en lui découvrant de vagues horizons impénétrables qui faisaient rêver à un pays étrange, à une flore singulière, à une faune monstrueuse… La tapisserie de miss Crach était tout un poème, toute une zoologie, toute une botanique qu’elle étudiait depuis longtemps.

Alice, le coude sur la table, une main appuyée sur un recueil de ballades allemandes, lisait haut.

La tante et la nièce étaient au mieux depuis trois jours. Alice avait accompagné miss Crach à l’office, et celle-ci ne désespérait pas de faire quelque jour une protestante convaincue de cette petite fille frivole et évaporée. La vérité est que l’enfant n’était plus aussi gaie, loin de là ! Son sourire avait quelque chose de contraint ; sa voix, ordinairement. pleine et harmonieuse, tremblait par moments, et cependant vous eussiez pu voir difficilement une jeune fille plus adorablement charmante que notre petite amie faisant face à sa grand’tante. Était-ce l’effet du contraste ? Peut-être.

Alice avait, ce soir-là, une simple robe de cachemire blanc uni ; ses cheveux, relevés bien haut sous un peigne d’écaille, laissaient tomber par-ci par-là une boucle d’or pâle sur son front pur. Elle lisait d’un ton grave et doux une de ces monotones légendes du vieux Rhin :

« … On entendit un faible soupir, puis le bruit d’un corps bien léger tombant dans l’eau, qui se rida un instant et reprit son doux murmure.

» Pauvre Lina, tu n’étais pas faite pour la terre ! »

— Voilà qui devient terriblement lugubre, tante Dosia ! Cette Lina était décidément un peu folle, je crois ; car enfin, puisque Hermann l’aimait !…

Miss Crach posa son ouvrage et, abandonnant avec regret un superbe ara, — d’une espèce exotique peu connue, — elle lui piqua son aiguille dans la tête, ôta son dé d’argent et dit de sa voix brève et sonore, en scandant ses paroles :

— Ne parlez donc pas toujours sans réfléchir, Alice ; cela me peine de vous entendre porter ainsi des jugements à la légère comme une enfant. Certes, Lina offensa Dieu en se donnant la mort ; nulle créature n’a le droit d’attenter à ses jours ; le Créateur seul est maître de notre existence et peut en trancher le cours quand bon lui semble. Le suicide est un crime. D’autre part, je l’admets, pour la moralité du récit, il vaut infiniment mieux qu’un mariage entre Lina et Hermann n’ait pas eu lieu. Je ne puis souffrir ces histoires où des princes épousent des bergères ; pur roman que tout cela. L’auteur aurait pu faire une fin moins tragique ; cela n’empêche qu’en principe une jeune fille pauvre ne doit pas épouser un homme riche.

— Mais, tante, puisqu’ils s’aimaient…

— Que voilà bien les jeunes filles ! puisqu’ils s’aimaient ! Raison de plus… L’amour ne dure pas toujours…, enfant ! Le mariage n’est ni une spéculation ni une affaire ; méprisables ceux qui le considèrent comme tel. Le mariage est une chose belle et grande, une association dont Dieu seul fixe le bail, mais, croyez-moi, dans une des premières conditions de bonheur est l’égalité des positions. L’on ne se doit rien l’un à l’autre, l’on ne se reproche rien !… Il est triste de devoir avouer que l’argent entre pour une si grande part dans le bonheur de la vie humaine !… Enfin, les choses sont ainsi, Alice ; ni vous ni moi ne les changerons. La jeune fille pauvre qui épouse une homme riche fait, croyez-vous, un brillant mariage ? Non ; elle fait un marché souvent, une sottise à coup sûr, qu’elle déplorera tôt ou tard.

Miss Théodosia se tut, reprit son ara, couleur du temps, et tous les animaux fantastiques de son arche de Noé miraculeuse.

La vieille demoiselle venait de développer là sa thèse favorite : Égalité de fortune chez les deux conjoints ; et cela, avec tout le despotisme de ses convictions. L’homme qui épousait une femme pour son argent faisait une bassesse ; la femme pauvre qui s’unissait à un homme riche faisait un marché, simplement. Après cela, les gens absolument pauvres ne devaient pas se marier, sous aucun prétexte ; c’était une folie. Cette théorie très absolue ne manquait ni de justesse ni de raison, à la vérité ; et si elle eût accepté l’exception-chose que miss Crach n’admettait pas — c’eût été là certainement la règle du bon sens et de la logique.

Alice jeta loin d’elle le livre de ballades.

— Vraiment, j’en ai assez de ces interminables histoires mélancoliques, dit-elle après un assez long silence durant lequel on eût été bien embarrassé de démêler si elle réfléchissait à ce que miss Crach venait de dire ou si sa petite tête d’enfant léger et insouciant s’était occupée tout simplement de ces mille frivolités qui étaient ses grandes préoccupations ; et, se mettant au piano, elle joua quelques mesures d’une marche turque, une horrible marche turque, sonore, bruyante, saccadée.

— C’est affreux, affreux, affreux !… Elle ferma brusquement le piano en disant : « Il est sourd ! »

— Alice ! s’écria miss Théodosia d’un ton mécontent ; qu’avez-vous donc ce soir ?

— Rien ! oh rien, tante.

— Étrange, cependant…, étrange ! murmura la vieille fille en secouant la tête ; elle a un air tout à fait singulier, ce soir… Savez-vous quel est votre malheur ? vous êtes trop gâtée, mon enfant, trop aimée, trop heureuse !

— Ne dites pas cela, tante !

D’un adorable mouvement enfantin, Alice prit dans ses bras la grosse tête de son terre-neuve qui se chauffait devant le feu.

— N’est-ce pas, César que Minny n’est pas trop aimée ? lui dit-elle tout bas, tandis qu’une larme tombait entre les longs poils noirs du chien. Pauvre Minny, pauvre Minny ! Oh ! ne bâillez pas comme cela, César ! Fi ! le vilain paresseux !… Aussi, ce n’est qu’un chien, murmura-t-elle d’un air découragé, en embrassant sa bonne tête soyeuse ; elle soupira et reprit sa place à côté de miss Crach.

— Diana ! oh Diana ! Sa petite tête enfantine s’appuya pensive sur sa main, ses yeux se perdirent dans le vague ; son pied battit doucement la mesure d’une valse imaginaire puis vivement, comme dans un rêve, elle dit : — Non ! en souriant de son joli sourire heureux, du même gai sourire qui relevait si gentiment les lèvres roses du bébé dans son cadre. Oh ! miss Alice Beaumont avait été créée pour être heureuse, toujours heureuse ; elle ne pouvait pleurer ni souffrir longtemps. L’enfant avait besoin de bonheur comme les fleurs de soleil, comme les papillons de roses, comme les oiseaux d’espace… Et puis, il lui faisait une si jolie auréole, ce bonheur ; il donnait à toute sa personne un air indéfinissable de fierté dédaigneuse qui lui allait si bien ! Il parait sa radieuse jeunesse en lui faisant entrevoir l’avenir comme un rêve éblouissant sous un voile rose, où se cachaient les quatre-vingt mille livres de sa dot.

VII

Les lunettes tombèrent tout doucement sur le livre ouvert ; les mains se croisèrent sur la poitrine : le bonnet grec glissa ; les yeux gris se fermèrent…

L’horloge sonna neuf heures. Puis on entendit un ronflement sonore, prolongé, qui accompagna bien, pendant une seconde, la dernière vibration de la vieille horloge qui avait dit : neuf heures ! Oh ! toutes les fées du logis, tous les lutins familiers, tous les génies du foyer peuvent venir avec leur cortège de songes, de visions et de rêves… ; le bonhomme dort bien.

La bouilloire chante follement, le vent gémit dans la cheminée, la lampe brûle sur la table, les cendres tombent toutes rouges du grand poêle et dorent par moment la superbe perruque de maître Zachary Crupp d’un rayon de flamme. Jim et lady Belly se disputent fraternellement un coin du feu ; lady Betty, sournoisement et en chatte rusée, n’avance une patte qu’à coup sûr et gagne du terrain, tandis que Jim, donnant franchement de sa grosse tête de lourdaud, perd pied à chaque escarmouche. La neige, au dehors, fouette les vitres du parloir, si confortable, si bien chauffé, où l’on respire le bien-être, sinon l’élégance.

… Tic tac, tic tac !

L’horloge sonna la demie ; maître Zachary poussa un profond soupir et se réveilla en sursaut.

— Ai-je rêvé ? Il se frotta les yeux, se retourna dans son fauteuil ; puis il se leva bravement, tisonna son feu…

— « Lady Betty, lady Betty ! cela n’est pas de bonne guerre…, vous prenez la place de Jim ! » Maître Zachary bâilla… Oh ! mais, ai-je rêvé ? ou avons-nous réellement perdu 105, 000 livres avec Bucker & Ron, 137, 000 dans la faillite Wilkinson, 150, 000 avec Smith Brothers… C’est effrayant : 392, 000 livres en une année !… Je ne sais comment Old London & Hull Bank se relèvera de pertes aussi colossales ! 137, 000 livres à payer demain pour les traites Wilkinson ; où M. Ned ira-t-il chercher tout cet argent ?

Maître Zachary Crupp était dans un état d’agitation difficile à décrire ; il fit voltiger sa perruque de droite à gauche et de gauche à droite, tira plusieurs fois de suite son foulard rouge des profondeurs de la poche de son habit orange.

— Trois cent quatre-vingt-douze mille livres de pertes !… Jamais, depuis quarante ans que je suis caissier chez Beaumont, jamais je n’ai dressé aussi pitoyable bilan !

Maître Zachary poussa loin de lui son fauteuil de cuir, où il venait de passer de si doux instants ; il ramassa ses lunettes, se moucha bruyamment, fit quelques tours dans son petit parloir et reprit ses calculs. Au bout de cinq minutes, on eût pu l’entendre s’écrier avec épouvante :

— Mais c’est à la ruine que nous marchons ! Est-il possible ? Beaumont-Barcley & Co., une maison d’or !

Dieu me pardonne ! la perruque de M. Crupp fit de telles évolutions sur sa tête vénérable, que le toupet se dirigea vers la nuque, en même temps que les longues mèches s’installaient sur le front. Je vous dirai que la tête de maître Zachary ne manquait pas d’un certain cachet original ainsi, un grand air tragique. Il s’assit devant ses livres.

— Que faire ?

M. Ned aura les 137, 000 livres, il l’a dit ; mais le reste, le reste… Miss Crach est intéressée pour 120, 000 livres ; lorsqu’elle saura…, et elle saura ; les turques baissent, baissent !

Un mot terrible écorcha les lèvres du vieux caissier, l’épouvantail des négociants grands et petits :

— Faillite Il sortit tout rauque de son gosier desséché

— Faillite !…

Son dévouement à la maison Beaumont, tout son amour-propre de caissier se révoltaient à cette pensée Old London & Hull Bank en faillite ?

— Et l’enfant ? s’écria-t-il tout à coup.

L’enfant ! Deux larmes brillantes sillonnèrent les joues parcheminées du bonhomme.

Elles glissèrent lentement dans les rides profondes.

Auriez-vous ri de la figure grotesque de M. Zachary Crupp, de sa perruque à l’envers, de son énorme foulard de l’Inde, de son habit orange ?… Auriez-vous pu en rire ?

Auriez-vous ri de son mouvement sublime quand, répétant encore :

— « Et l’enfant…, » il ouvrit son secrétaire, en tira une liasse d’actions et de valeurs diverses et murmura en souriant de son bon vieux sourire naïf :

— L’enfant ?… Je suis là !

VII
(SUITE)

Alice ! Avez-vous votre éventail, votre bouquet, le flacon d’opale, votre mouchoir de valenciennes ? Attachez solidement ce collier… Il est vraiment ridicule que votre père ait eu la faiblesse de vous acheter ces perles pure extravagance ! deux cents livres de perles ! Edward devient fou.

— Elles sont si jolies, tante !

— Jolies…, tant que vous voudrez ; de mon temps, on ne jetait pas ainsi deux cents livres pour un caprice.

Alice fit la moue, haussa les épaules et se regarda en souriant dans la psyché…

— Ces églantines sont d’une finesse !… Avez-vous remarqué ces églantines, tante ?

— Oui, oui, j’ai vu. Vous vous êtes assez regardée dans la glace maintenant. Tout est bien. Avez-vous votre carnet de bal ? Oh ! la petite tête envolée ! Tenez-vous droite ! C’est cela. Faites bien attention, lorsque vous danserez la valse en trois temps : glissez, ne sautez pas ; c’est fort disgracieux.

— Minny, mon ange, êtes-vous enfin visible ? Que voilà une toilette interminable !

M. Beaumont entra dans la chambre d’Alice. Oh le regard d’admiration de ce père idolâtre !

— Vous êtes une merveille, une vraie petite merveille, fillette ! Dites-moi, tante, cela n’eût-il pas été un crime de priver l’enfant de ce bal ?

— Personne n’a jamais eu, que je sache, l’intention d’empêcher Alice d’aller au bal.

Miss Théodosia Crach se pinça les lèvres d’un air qui n’avait rien de particulièrement aimable.

— Mais, voyez donc, continua le père en baissant la voix, peut-on rêver quelque chose de plus idéalement joli ?

— Vous êtes fou, mon neveu…, faire de pareilles réflexions devant elle ! Vous voulez la rendre insupportable. Allons ! partez ; il est neuf heures, la voiture attend…

La pendule d’albâtre sonna gaiement les neuf coups, en même temps que l’horloge du parloir, là-bas dans le Strand, chez maître Crupp.

— Ne vous chiffonnez pas, Alice, continua miss Théodosia.

Comme le père et la fille descendaient en riant l’escalier de marbre, miss Crach rentra dans la grande salle à manger déserte et secoua la tête en disant :

— Elle est charmante.

Charmante ! Oh ! elle l’était dans toute l’acception jolie qu’on attache à ce mot. Le suisse lui-même en fit la remarque, quand, attachant le dernier bouton de son long gant blanc, elle sauta, rieuse, dans la voiture et cria au valet de pied :

— À l’ambassade de Russie ! de sa petite voix vive et perlée.

— James ! notre demoiselle fut-elle jamais plus jolie que ce soir ?

— Vous avez parfaitement raison, monsieur Wood, jamais je ne la vis plus brillante. (James, le valet de pied, avait des expressions choisies.)

Et, quelques instants plus tard, quand elle entra au bras de son père dans les salons de l’ambassade russe, quand elle entra avec cet air de reine qu’elle savait si bien prendre, la tête haute, son bouquet de roses blanches à la main, ses cheveux blonds faisant comme un diadème d’or à son front d’enfant, la longue traîne de sa robe de tulle glissant toute blanche et vaporeuse entre cette multitude. d’habits noirs, de toilettes voyantes, d’uniformes de toutes les couleurs… Qui donc était plus charmante ?

Une voix dit :

— C’est un rêve !

— Comme Alice est jolie ce soir ! Vraiment ! Nelly, je ne connais personne qui entre mieux dans un salon que cette petite fille ; elle a une façon de marcher, de sourire, de saluer toute particulière.

— Mais, pour Dieu ! mesdemoiselles, regardez donc ses perles… Oh ! ses perles ! Est-ce là, je vous le demande, une parure de jeune fille ? Il y en a au moins pour deux cents livres.

Ces demoiselles, après examen, déclarèrent que la somme énoncée n’avait rien d’absolument exagéré.

— Lui connaissiez-vous ce collier, Diana ?

Cette demande s’adressait à une grande jeune fille brune fort belle qui, s’inquiétant très peu de répondre à miss Ellen Midley, se détacha du groupe et, allant à Alice, lui dit en l’embrassant :

— Méchante ! il y a une éternité qu’on ne vous a vue… Si vous saviez combien de gens ont pleuré votre absence, au grand bal de Noël, chez Birns ; combien de gens ont dansé avec moi, simplement pour me parler de miss Beaumont, — ajouta-t-elle en souriant finement. Ne vous fâchez pas, Alice, je vous dirai qui tout bas ; et elle lui murmura un nom à l’oreille, un nom qui fit rougir l’enfant comme une rose en mai, tandis qu’elle mettait, d’un petit geste mutin, son éventail sur les lèvres de miss Smitson, en disant :

— Diana ! oh ! Diana ! si vous saviez ; j’ai été folle ; embrassez-moi, ma chérie.

— Ne voyez-vous pas lord Grenville qui vous salue, Minny ?

Oh ! si, elle l’avait vu, bien avant que son amie lui en fit la remarque.

Lord George Grenville paraissait avoir de vingt-cinq à vingt-huit ans. Sans être beau, dans le sens absolu du mot, il avait des traits une tête fine et expressive, le nez droit, le front large, les cheveux et les yeux noirs. Ce n’était pas du tout un joli garçon. Il était fort bien et avait très grand air.

On lui reconnaissait une intelligence supérieure, qu’il mettait au service d’une puissance, d’une science et d’un art, la politique.

La politique était sa seule passion. Il s’occupait de politique, non pas en homme riche, désœuvré, pour tuer le temps, mais par goût et avec enthousiasme. Au reste, il avait beaucoup d’ambition, et ne s’en cachait pas ; les vieux diplomates secouaient la tête d’un air entendu, en augurant que « ce garçon percerait. » Pour lui, il n’en doutait pas. Il voulait arriver et était de ceux qui veulent bien. Il n’y avait que deux ans qu’il était secrétaire d’ambassade, et déjà, on parlait de l’envoyer à Berlin pour je ne sais plus quelle mission diplomatique des plus délicates, qui demandait un homme intelligent, capable, et sur lequel on pût compter.

Envoyé extraordinaire à trente ans ! On chuchotait bien un peu, on trouvait cela fort ; mais la décision partait de haut, et Grenville n’était pas le premier venu, ses compétiteurs même le reconnaissaient.

Brave jusqu’à la témérité, fier jusqu’à l’insolence, orgueilleux comme un Anglais, très entier dans ses opinions et fort riche, il avait des envieux, des admirateurs, beaucoup d’ennemis.

Ses amis l’adoraient et le portaient aux nues ; c’était, du reste, un grand caractère, incapable d’une action mesquine on citait de lui quelques beaux traits accomplis sans bruit, sans éclat, avec simplicité et noblesse.

Lord Grenville parlait peu, quoiqu’il parlât bien et eût l’éloquence facile, entraînante, un esprit charmant et beaucoup d’instruction.

Il n’aimait pas le monde ; aussi s’étonnait-on qu’il suivit asidûment les bals et les fêtes depuis quelque temps. Pas une soirée fashionable, pas un raout d’ambassade, pas un concert où il ne fût ; jusqu’alors, il avait eu le mariage en profonde horreur, et toutes les tentatives faites pour le décider à changer d’avis avaient échoué misérablement ; tous les essais, tous les moyens mis en action par cette catégorie de dames respectables qui ont des filles à marier, avaient été sans résultat aucun ; sir George Grenville ne voulait pas se marier. Aimait-il Alice Beaumont ? Quelques personnes l’assuraient. Certes, à voir la façon dont il la regardait, dont il l’entourait de soins et d’attentions au bal, dont il prenait chaudement sa défense quand on s’avisait de lui trouver un défaut, un seul… Certes, la chose ne paraissait pas absolument dénuée de fondement, et cependant, si quelqu’un lui eût dit : « Vous aimez miss Beaumont, » ce quelqu’un-là l’aurait singulièrement étonné. Lord George Grenville ne se rendait pas bien compte du sentiment qu’il éprouvait pour Alice. Il la trouvait jolie, oh ! adorablement jolie. Pour lui, elle réalisait l’idéal de la jeune fille (en admettant qu’il se fût jamais représenté cet idéal). Rien ne le faisait rire, lui l’homme grave, comme ses caprices parfois étranges et les reparties vives et spirituelles qu’elle faisait si bien, de son ton moqueur, avec son adorable petit accent pincé.

Que lui importait qu’elle fût ou non excentrique et évaporée, qu’elle dépensât quatre-vingts livres pour une toilette de bal ou une guinée pour quelques violettes blanches d’hiver, quand personne n’en avait qu’elle se promenât au Park toute seule avec son groom et son poney, ou qu’elle pariât aux courses, ni plus ni moins que tant de sportsmen qui s’y ruinaient de sang-froid !

Oh ! elle était elle-même, elle ne ressemblait à personne qu’à elle-même. Grenville l’admirait comme la plus jolie chose qu’il eût vue, sans toutefois avoir jamais songé qu’un mariage fût possible entre elle et lui ; cette idée ne lui était pas venue. Du reste, il considérait Alice comme une enfant, une vraie enfant gaie, fantasque et capricieuse. L’orchestre joua le prélude d’une valse ; Grenville et Alice se lancèrent dans le tourbillon.

Qui expliquera comment, lorsque chacun faisait cette remarque :

« Que sir George Grenville et miss Beaumont dansaient à ravir, qu’ils formaient un couple charmant, qu’ils étaient faits l’un pour l’autre, que miss Beaumont serait bien certainement la plus jolie mariée qu’on pût voir, etc., » et mille choses de ce genre, non moins sensées…

Qui dira comment il se fit qu’ils n’entendirent rien de tout cela ?

Qui expliquera comment il put se faire qu’à un moment donné, Alice ne vit plus personne dans cette immense salle de bal pleine de monde, personne que George Grenville ?… Cependant, à ce moment-là, il lui sembla que les lustres brillaient d’un éclat plus intense, tandis qu’une délicieuse musique, affaiblie et voilée, arrivait jusqu’à ses oreilles ; le parfum des fleurs était plus pénétrant… ; tout étincela autour d’elle ; ce fut comme un grand éblouissement qui dura à peine une seconde, une seconde pendant laquelle Alice oublia qu’il y eût un monde réel, et Grenville, une ambassade.

Ils dansèrent longtemps et ne s’arrêtèrent qu’avec le dernier accord de l’orchestre… Puis ils firent encore un ou deux tours de promenade dans les splendides salons de l’ambassade, parlant théâtre, courses, littérature, fleurs, tout ce qui constitue cette conversation frivole du bal, ces mille riens qu’on se dit entre une valse et un quadrille.

Grenville parla de ses voyages, de son séjour en Italie, de Naples, d’où il arrivait.

— Aimez-vous Berlin ? demanda-t-il.

— Non, répondit Alice avec sa naïve franchise d’enfant gâtée. J’y ai passé deux mois l’hiver dernier, et je me suis bien juré de n’y plus retourner jamais.

Et comme il riait de ce ton absolu de la jeune fille :

— Je n’aime que Londres, ajouta-t-elle ; il me semble que je serais malheureuse partout ailleurs.

À ce moment, une rose blanche se détacha du corsage d’Alice et alla tomber près d’un groupe de jeunes gens. Tous se précipitèrent ; un d’eux la ramassa.

— Ne la donnerez-vous pas comme prix au vainqueur, miss ? dit-il en la tendant à Alice.

— Ce serait un prix trop élevé pour une action si simple, monsieur Middleton, répondit Grenville.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comment cela s’était-il fait ?

On ne le sut jamais au juste, quoique la fée Primevère ait raconté mainte et mainte jolie histoire sur cet événement ; ce qu’il y a de certain, c’est que le lendemain du bal de l’ambassade (ce lendemain était un dimanche, la fée Primevère l’assura), vers midi, et comme la neige envahissait les rues de Londres, lord George Grenville, tout seul dans son salon d’homme grave, sourit d’un indéfinissable sourire en contemplant une petite rose blanche flétrie qu’il tenait à la main et murmura :

— « Quelle folie ! »

Nous ne voudrions pas affirmer une chose, en réalité fort vague et discutable, malgré les attestations de cette bavarde fée Primevère : enfin, autant qu’il nous est permis d’avancer un fait… mystérieux, nous vous dirons, et ceci sous toutes réserves, que la rose blanche que lord Grenville regardait si amoureusement ressemblait beaucoup, beaucoup à la fleur mal attachée qui parait la veille le corsage de miss Beaumont.

Deux jours plus tard, George Grenville dînait à Berlin chez le ministre des affaires étrangères.

VIII

Comment la maison Beaumont put-elle tenir six mois encore ? Par quel miracle d’équilibre ce grand édifice croulant, miné, en ruine, resta-t-il debout pendant six mois, majestueux et fier, se drapant dans cette vieille honorabilité qui était sa seule force maintenant, sans qu’une pierre se détachât, sans que rien fit pressentir un écroulement prochain, toujours orgueilleux et raide, de la base au sommet” ?

Comment Old London & Hull Bank put-elle se maintenir si longtemps sans que personne se doutât de la situation réelle, sans que la plus petite lueur jaillit pour éclairer l’avenir ? Maître Zachary n’y comprenait rien ; la maison Beaumont était toujours la maison Beaumont, riche, honorée, honorable ; l’argent y affluait ; jamais un mot n’avait effleuré son crédit et on lui accordait tout ce qu’elle demandait ; sa Signature valait de l’or.

À l’approche des échéances, Me Zachary avait des migraines horribles, des transes effroyables ; à peine osait-il envoyer ses bordereaux à la Banque d’Angleterre.

— Oh ! cette fois-ci, cette fois-ci, c’est la fin… elle refusera. La petite cage de verre qui était le bureau particulier de Me Crupp voyait des scènes terribles alors ; le pauvre vieux souffrait mille morts. Le jour voulu, l’argent arrivait ; Me Zachary poussait un immense soupir de soulagement.

— Allons, on ne se doute encore de rien, il y a de la sorcellerie là-dessous !… Le mois prochain, une échéance colossale, plus de cinq cent mille livres, la bombe éclatera !

Par moments, il lui prenait des vertiges, des éblouissements ; mille idées folles lui traversaient l’esprit.

Comment cela était-il possible ?

Old London & Hull Bank devait des sommes énormes ; sa succursale de Bombay ne tenait que par miracle, et le comptoir établi à Hull s’était lancé dans des spéculations si hasardées qu’on attendait la déconfiture de jour en jour. La maison de Londres soutenait tout cela…

D’où venait l’argent ?

Me Zachary en arrivait à douter de son patron ; il se creusait la tête.

— Ma foi, le diable s’en mêle, disait-il en désespoir de cause ; je ne trouve rien, c’est fabuleux !

Et il entrevoyait des choses formidables, tout un tripotage de papiers, des traites en l’air, des signatures de complaisance, l’impossible !

— Pouah ! s’écriait-il alors…, de pareilles saletés ! je deviens fou, ma pauvre tête se perd… Old London & Hull Bank ! jamais… ; et puis…, ça ne tiendrait pas quinze jours. Non, la maison est honnête, elle restera honnête jusqu’à la fin. Si elle a du crédit, c’est qu’on a confiance.

Mon Dieu ! mon Dieu ! d’où vient l’argent ?

M. Ned vend peut-être ses propriétés… Impossible, cela se saurait…

Et les choses marchaient comme par le passé…

Toujours le même encombrement, la même foule, le même grand mouvement d’affaires dans les bureaux de Cornhill ; toujours le même petit bruit réjouissant, argentin, gai et fou dans l’air ; toujours des armées d’employés bien nourris, bien payés, allant et venant derrière leur grillage.

M. Ed. Beaumont venait au bureau le matin, causait avec Zachary pendant dix minutes en fumant son cigare, signait les chèques, vérifiait la comptabilité, recevait les saluts respectueux de tout le personnel.

À deux heures, on le voyait à la Bourse, où chacun admirait son sang-froid, sa prudence, sa science des affaires.

— C’est un fin renard, disait-on ; il n’y a pas de danger qu’il se laisse jamais mettre dedans.

Plus tard, il promenait sa fille ; ils passaient leurs soirées à Covent-Garden, au théâtre de Sa Majesté, ou au bal, comme toujours. Le règne de miss Beaumont durait encore. Elle était très à la mode.

Aux premières courses du printemps, elle inaugura une toilette bleu électrique ravissante, qui fit sensation ; on en parla beaucoup.

Le « Fashion Magazine » fit de cette toilette une analyse des plus intéressantes qui se terminait par ces mots :

« Miss A Beau, a eu mardi un succès fou ; elle était adorablement mise, du reste. Voilà la nouvelle nuance bleu électrique lancée ; c’est pour le moment haute nouveauté et tout à fait grand genre… » Et quelques lignes plus loin, en post-scriptum « Ce chef-d’œuvre de robe sortait des ateliers de Mme H. Whiteley-Win, 14, Regent street. C’est affaire à Mme H. Whiteley-Win d’habiller les fées. »

— Un succès fou ! Eh oui.

Miss Alice Beaumont était la reine du jour. De mémoire de mondaine, on n’avait vu un succès aussi fou.

On parlait de ses attelages, de ses petits poneys blancs, jolis, jolis ! de sa grâce, de son élégance et puis…, si riche !

— Elle a un chic épatant, disaient les dandies ; quel cachet ! Quatre-vingt mille livres de dot et des espérances… Bigre ! c’est joli !

Le 10 mai, jour anniversaire de cette petite fée aimée, il y eut une telle avalanche de fleurs à l’hôtel de Hanover-Square, qu’on ne savait littéralement plus où les mettre. La maison embaumait ; on eût dit un gigantesque parterre. Miss Dosia haussait les épaules ; sa vieille figure glaciale faisait ombre dans ce tableau ; elle jetait je ne sais quel air sombre et triste sur cette fête, qui fut éblouissante, extravagante, follement superbe. Beaumont y dépensa plus de vingt mille francs. Il y eut un feu de Bengale, une fancy-fair au profit d’un hospice d’enfants assistés, qui y gagna quatre mille francs ; une tombola, un bal, que sais-je… ?

Et toujours un succès fou… une cour d’adorateurs qui se pâmaient d’admiration et, s’entortillant dans des discours à perte de vue, juraient sur l’honneur que jamais on n’avait vu rien d’aussi joli que cette petite fille si riche !

Vous dirai-je que, ce même 10 mai, il arriva de Berlin une gerbe de fleurs blanches qui eut près de miss Beaumont tout le succès de la journée ?

À deux heures du matin, la fête était finie ; le père et la fille se retrouvèrent enfin seuls.

— Quelle journée, dit Alice en s’éventant gaiement ; quelle bonne journée ! j’ai été bien heureuse aujourd’hui, père. Maintenant encore un an…

Il passa comme un éclair de sombre désespoir, de douleur immense dans les yeux du banquier… Cela dura à peine la centième partie d’une seconde ; il prit les deux petites mains blanches de sa fille :

— Dites-moi encore une fois que vous avez été heureuse aujourd’hui, Minny ! c’est mon seul bonheur à moi, ma seule récompense.

… Et ma seule excuse, ajouta-t-il en soupirant, tandis que le petit bruit des talons de l’enfant résonnait dans l’escalier.

— Oh ! quelle journée ! quelle vie ! et que faire ? Que faire ? Voilà la grande question, l’impossible contre lequel on se butte un jour quand tout a été fait. Que faire ? Rien.

Le banquier quitta le salon et entra dans son bureau particulier ; là, plus de fleurs, plus d’illuminations ; la fête n’avait pas franchi le seuil de cette chambre. Tout y était dans l’ordre accoutumé : les grands cartonniers, la bibliothèque, les vieilles tapisseries à personnages, un groupe en marbre qui se détachait sinistre dans l’ombre, les immenses colonnes de stuc gris de chaque côté de la porte. Le même air froid et grave, comme toujours.

Beaumont alluma le gaz, ferma toutes les portes à double tour et, se laissant tomber dans un fauteuil, il répéta encore :

— Que faire ?…

Cela peut durer six mois, continua-t-il, dans six mois tout sera fini ; il faudra rembourser Nathan ou… laisser vendre ! Cinq millions ! Où trouver cinq millions ? Mon Dieu ! mon Dieu ! je souffre… Ces derniers mots se perdirent dans un long sanglot.

La crise fut effrayante ; elle dura dix minutes à peine, dix minutes pendant lesquelles cet homme au désespoir donna enfin un libre cours à sa douleur. Il entrevit toute l’horreur de sa situation ; d’un coup d’œil il sonda la profondeur de cet abîme qui s’ouvrait béant devant lui, et où il glisserait fatalement, entraînant dans sa chute sa fortune, son repos et jusqu’à son honneur.

Que faire ? que faire ? Et toujours la même voix qui répondait :

Rien !

Oh ! l’orgueil ! l’orgueil qui l’avait conduit là les yeux bandés ; l’orgueil ! qui avait été son seul guide, son seul juge, son seul maître ; cet orgueil, qui l’avait soutenu jusqu’alors, où était-il ?

— Alice ! mon pauvre ange, pardon ! murmurait-il en joignant les mains.

Puis le calme revint. Le masque froid, impénétrable de tous les jours se replaça sur cette physionomie tout à l’heure horriblement décomposée ; une ombre de sourire se dessina sur ses lèvres, et Beaumont murmura un — peut-être !… qui était toute une pensée.

Était-ce l’orgueil qui reprit possession de ce grand caractère énergique ? Était-ce l’orgueil qui chassa la douleur et fit luire comme un vague espoir, une lueur fugitive, insaisissable, un rayon dans l’ombre ?…

Beaumont se redressa de toute sa hauteur, il fit quelques pas de long en large dans son bureau, puis se rassit et, de sa grande écriture ferme, pleine, lisible, il écrivit Bilan…, et se mit en devoir d’établir ce qu’on appelle un compte par doit et avoir. Ce compte se soldait, des deux côtés, par des sommes fabuleuses.

Il écrivit longtemps ; le jour jetait sa grande lueur blanche éblouissante quand il releva la tête ; de longs rayons partaient des fenêtres comme autant de flèches dorées qui venaient mourir dans les papiers épars autour de lui ; le bilan était fait.

La maison Beaumont pouvait réaliser six cent mille livres ; elle en devait huit cent mille. Le déficit était donc de deux cent mille livres.

— La situation est la même que l’année dernière, murmura le banquier, avec cette différence que les propriétés qui étaient réalisables sont vendues à réméré, et que le capital qu’elles représentaient se trouve en portefeuille. Toujours un passif de cinq millions.

Le lendemain, le bruit courait que la maison Beaumont-Barcley & Co. faisait vendre d’immenses forêts de bouleaux qu’elle possédait en Suède ; ce fut un petit bruit tout petit, tout petit, insaisissable comme un feu follet ; on ne savait ni qui l’avait répandu, ni comment il se glissa partout en quelques heures, ni quelle importance il fallait lui accorder ; cependant il stupéfia les imbéciles et éveilla la curiosité des malins. Pourquoi Beaumont vendait-il des bois en plein rapport, alors que le bouleau était en baisse ? Le petit bruit marchait, marchait toujours ; on le poussait, on l’écoutait, on le répétait…

— Qui On ?

— Ah ! voilà… On, ce n’est personne, c’est tout le monde…

Ce grand petit événement défraya les conversations dans un certain milieu pendant trois jours, puis il céda la place à une autre nouvelle beaucoup plus importante :

« La maison Melchior-David & Co. suspendait ses payements, un passif de trois cent mille livres.

Devant cette catastrophe, le petit bruit s’évanouit, les bouleaux disparurent et On n’en parla plus.

IX

L’hiver était revenu. L’hiver éblouissant comme une féerie, gai comme un sourire, séduisant comme un mirage. Les bals et les fêtes se succédaient pour Alice, qui était bien toujours la même enfant rieuse pour laquelle le luxe était un besoin, le succès une habitude, le chagrin… un mot !

Elle était si bien lancée dans le tourbillon des plaisirs, que l’enlever à ce monde qui la choyait comme une reine eût été une cruauté. Beaumont le savait ; aussi, malgré les pertes colossales qu’il avait subies, malgré le déclin rapide de sa maison de banque que chaque jour rapprochait d’une catastrophe, malgré la certitude qu’il avait que la chute était inévitable, ou peut-être justement parce qu’il avait cette certitude, laissait-il la jeune fille boire à longs traits tout ce bonheur qui avait été sa vie, son lot, sa part jusqu’alors. Voir l’enfant souffrir, c’eût été une douleur de plus ajoutée à toutes celles qu’il endurait déjà ; il aimait tant ce sourire, cette petite voix, gaie et moqueuse, cette adorable insouciance, qu’il supportait volontiers toute une nuit le martyre d’un bal, pour voir sa fille heureuse encore quelques heures de plus.

— Mais après ? se disait-il quelquefois, et un doute affreux lui traversait l’esprit.

Après ?…

Le crime était peut-être de la laisser heureuse si longtemps. N’était-il pas bien coupable de l’habituer à cette vie de dissipation, à ce luxe fou, irréfléchi qui, fatalement, devrait cesser dans quelques mois, pour faire place à… quoi, mon Dieu ?

— Qu’avez-vous, père ? disait Alice tout à coup.

— Rien.

— Bien vrai ?

— Bien vrai.

Un éclat de rire partait comme une fusée, le piano résonnait en gais accords vibrants et joyeux. Pouvait-il troubler ce bonheur par une révélation terrible ? Pouvait-il montrer la réalité quand le rêve était si beau ? Après… Après, il sera bien temps !

Et puis, comme tous les malheureux, il espérait encore, il espérait toujours, sans s’en rendre bien compte… ; il croyait à un bouleversement, un cataclysme, à l’impossible par moments. Pourquoi pas ? Il arrive tant de choses… La ruine était bien arrivée, elle, subitement, tout à coup, sans crier gare… Pourquoi ?…

Pouvait-il faire partager à sa fille cette vie terrible ?… Pouvait-il dire à l’enfant rieuse, que ce seul mot affaire épouvantait :

— Je dois cinq millions à mes créanciers ; j’ai fait une vente à réméré remboursable dans un mois. Nathan est l’acquéreur ?

Eh ! qu’aurait compris miss Beaumont à tout cela ?… Des créanciers, une vente à réméré, Nathan ! Autant lui parler hébreu… Nathan ! Nathan !… D’abord, qu’était-ce que cela ?

Nathan ! c’était un nom fameux, illustre entre les plus illustres. Moïse Nathan ! c’était quelqu’un, une célébrité, un nom, une force !

Avait-il remporté une victoire, conquis une province, trouvé les sources du Nil, la direction des ballons ou la quadrature du cercle ?

Mieux que cela, il avait gagné des millions.

Comment il les avait gagnés, par quels moyens il était arrivé à une fortune si considérable, cela, c’était un peu un mystère pour tout le monde ; on parlait de spéculations, d’usure de toute espèce, de trafics peu honnêtes que sa qualité de juif allemand n’était pas faite pour démentir.

La veille de Noël, un coupé de maître s’arrêta à midi sonnant devant la porte de M. Moïse Nathan, 18, Coventry street, Haymarket. Un homme très pâle en descendit.

— M. Moïse Nathan, s’il vous plaît ? demanda-t-il au domestique qui vint ouvrir.

— J’y suis, j’y suis. Harry ! faites monter.

La petite voix vieillotte et cassée qui venait de prononcer ces paroles continua, en haussant d’un demi-ton, tandis qu’une vieille petite tête dévastée, surmontée d’un fez de drap rouge, se montrait au haut de l’escalier :

— Ce cher Beaumont ! Accompagnez monsieur, Harry.

Harry accompagna « monsieur » jusqu’au premier étage et l’introduisit dans une chambre, véritable fouillis, encombrée, surchargée d’objets étranges, de curiosités de toutes sortes et qui ressemblait plutôt à un musée qu’à toute autre chose ; là, devant une table, où l’on remarquait du pain, un morceau de saumon fumé, une bouteille d’ale, une tabatière et différents corps hétérogènes, siégeait un vieux petit personnage à l’air vif et empressé, le propriétaire de le tête au fez rouge et de la voix vieillotte, Mathusalem en personne, mais Mathusalem bien vivant, solide sur ses jambes grêles et avec deux petits yeux noirs pétillants de malice.

— Je finissais de déjeuner, Beaumont…, comme vous voyez… M’apportez-vous de bonnes nouvelles, cher ?

— De bonnes nouvelles ? Eh ! cela dépend… Bonnes pour vous, évidemment oui, mais bien mauvaises pour moi, Nathan.

— Pas possible ! Les petits yeux perçants de M. Moïse Nathan étincelèrent sous ses lunettes. Une aussi misérable somme !…

— Je ne l’ai pas.

— Alors, alors, quel est le but de votre visite ? demanda le vieillard d’un air méfiant.

Il y eut un silence. Beaumont se recueillit une seconde, il semblait très préoccupé, des gouttes de sueur perlaient sur son front ; enfin, d’un mouvement brusque rejetant ses cheveux en arrière :

— Je n’ai pas cet argent, Nathan. Tout vous appartient donc à partir du 1er janvier prochain. C’est le dernier délai, n’est-ce pas ? Vous ne pouvez pas me donner deux mois ? dans deux mois peut-être pourrais-je vous rembourser.

— Non, impossible. Je voudrais vous obliger, je vous jure que je voudrais vous obliger… ; mais les affaires sont les affaires et nous avons fait une affaire, rien de plus. Je vous ai donné cinq millions sur vos propriétés…, c’est-à-dire que vous m’avez fait une vente avec faculté de réméré à un an. Il y a acte, contrat devant notaire ; c’est parfaitement légal. Vous ne pouvez payer à l’échéance, je reste seul et légitime acquéreur des immeubles. Il n’y a rien à dire. Que diable ! vous n’êtes plus un enfant, vous saviez à quoi vous vous engagiez… Où aurait été pour moi le bénéfice de l’opération ? je vous le demande… Oh ! je sais, c’est beau les grands sentiments… Mais écoutez-moi, Beaumont. Savez-vous où cela conduit ? où vous en êtes, voilà. Si j’avais fait du sentiment…

— Assez… Tout ce que vous dites est parfaitement sensé ; vous avez fait une affaire…, tout est à vous, bien à vous. J’aurais mauvaise grâce à ne pas le reconnaître… Maintenant, dites-moi, comptez-vous faire vendre ?

Beaumont dit cela d’un ton si calme que le petit vieux le regarda avec stupéfaction.

— Faire vendre…, oui, aux enchères.

— Ne mettez les affiches que le 12, voulez-vous ?

— Volontiers.

Beaumont se dirigea vers la porte, descendit lentement les escaliers et remonta en voiture après avoir dit à son valet de pied :

— Au bureau, et vite.

Il était toujours aussi calme, toujours aussi froid ; on eût dit qu’il venait de discuter simplement les intérêts d’un tiers. Jamais on n’aurait pu croire qu’il était lui-même en cause. Par moments il s’essuyait le front et disait tout bas :

— Mon Dieu ! »

La voiture s’arrêta dans Cornhill ; il neigeait… Beaumont alla droit au bureau du comptable :

— Monsieur Ned, s’écria le bonhomme en le voyant entrer, vous savez ?…

— Quoi ?

Zachary Crupp montra du doigt une large enveloppe décachetée, sur laquelle on lisait en lettres noires Cabinet du directeur de la Banque d’Angleterre.

— Elle refuse ! sanglota le bonhomme… Que faire ?

— Rien.

— Rien ?… monsieur !

— Il n’y a rien à faire, mon vieux Crupp…, rien. Il faut suspendre.

— Old London & Hull Bank… suspendre ! Si… si on vendait les propriétés, monsieur Ned ? il y aurait peut-être encore moyen de…

— Elles sont vendues depuis un an.

X

— Savez-vous la grande nouvelle, Clapham ?

— De quoi voulez-vous parler, Monckbury ?

— Mais…, de la catastrophe… Enfin, je ne sais trop comment vous dire cela… C’est si délicat…, si inattendu ! Au fait, ce n’est peut-être qu’un faux bruit. Pour ma part, je n’en parle que par ouï-dire. La vérité est que, tout en n’attachant qu’une médiocre importance à tous ces commérages, tous ces cancans de bourse plus ou moins effrayants, la vérité est que je ne nie pas absolument la chose. Au fait, mon cher, je ne sais si vous pensez comme moi, mais ma conviction intime est qu’il n’y a jamais de fumée sans feu.

L’honorable Jack Monckbury tira sa tabatière d’argent et offrit une prise à son ami Clapham.

— Merci, je n’en prends jamais. Mais, dites-moi donc, Monckbury, vous m’avez fort intrigué ; vous parlez par énigme, mon cher ; entre nous, de quoi est-il question ?

— Franchement, Clapham, tout bien considéré, je préférerais n’en pas parler ; c’est vraiment si grave ! Du reste, les affaires… Tenez, je viens de chez mon agent de change : figurez-vous qu’il y a un mois j’achète de l’emprunt turc, tout le monde en voulait alors… ; depuis, il baisse, il baisse ; j’en ai pour vingt mille livres… Les affaires deviennent impossibles. Aussi, je vous avouerai que si je n’avais pas trois filles à marier, ce qui est une lourde tâche, croyez-moi, j’abandonnerais la spéculation et la banque. On perd plus d’argent qu’on n’en gagne par le temps qui court. Je dirais adieu aux affaires et je partirais tout simplement pour le Yorkshire, un bon pays, où j’ai une petite résidence assez confortable, une bicoque habitable en somme, quoi qu’en disent Jane et Polly… Et là, entre mes choux et mes salades, je mettrais à profit mes connaissances en jardinage et je jouerais au gentilhomme campagnard… Au diable les affaires, j’en ai par-dessus la tête !

Dans la chaleur de son monologue, M. Monckbury appuya sa large main sur l’épaule de Clapham, étonné, qui le regardait en faisant cette réflexion que l’éloquent courtier réalisait assez bien l’idéal d’un cokney campagnard du Yorkshire.

L’honorable Monckbury continua :

— Ainsi, tenez, ce pauvre Beaumont, voilà ce qu’il aurait dû faire. Si l’on pouvait tout prévoir ! Que diable, mon cher, il était riche, immensément riche…, une seule fille, et encore un petit bijou facile à placer. Mais voilà, il aurait dû s’arrêter à temps. Voyez-vous, on va, on va toujours, les affaires vous entraînent ; on perd ce qu’on a ; on devrait cesser alors, on ne peut pas ; on risque ce qu’on n’a pas. On se crée ainsi une vie impossible, espérant se rattraper… Pendant ce temps-là, l’abîme se creuse et l’on s’en rapproche chaque jour davantage, si bien que, lorsqu’on veut s’arrêter, il est trop tard. Au revoir, Clapham, je vous quitte, il faut que je conduise ces demoiselles au concert tout à l’heure. Mes amitiés chez vous.

— Un mot encore, Monckbury ; cette grande nouvelle, ce cataclysme, est-ce de Beaumont qu’il s’agit ?

— Mille diables, je ne vous l’ai pas fait dire… Oui vraiment, c’est de Beaumont qu’il s’agit. Au fait, je ne sais pas pourquoi j’en ferais tant mystère. À l’heure qu’il est, c’est le secret de polichinelle. Il faut que vous arriviez justement de Dublin pour n’en être pas informé. C’est le sujet de toutes les conversations ; depuis hier on ne parle que de cela. La chose est si considérable ! Et puis, c’est si brusque ! Samedi encore, il conduisait sa fille au bal de lady Haslington, où elle eut un succès étourdissant…, car, tout étrange que cela paraisse, Beaumont était reçu partout ; on assure que dernièrement il refusa bel et bien un prince qui voulait devenir son gendre. Avouez que c’est fort, Clapham !

— Ma foi, mon cher, cela ne m’étonne qu’à moitié. Miss Beaumont est merveilleusement jolie, et puis, si colossalement riche !…

— Arrêtez !… on vous prendrait pour un Hottentot. Si colossalement riche ! Parlez au passé, ou ne parlez pas de la fortune des Beaumont. Oh ! s’ils ont péché par orgueil, ceux-là, ils sont punis par où ils ont péché.

— Mais enfin, dites-moi, qu’est-il arrivé ?

— Il est arrivé que Beaumont vend son hôtel de Hanover-Square et son château d’Essex ; qu’il avait cédé à Nathan, il y a un an déjà, et avec faculté de réméré, son palais de Florence, sa villa de Brighton, une maison de plaisance qu’il possédait là-bas près du lac de Côme, un bijou, paraît-il, sans compter divers terrains à bâtir… En somme, pour cinq millions. Ce filou de Nathan a fait là une jolie opération ! Beaumont est incapable de profiter de cette faculté de réméré, il n’a pas l’argent ; Nathan reste donc acquéreur. Vous vous rappelez la faillite Wilkinson ? Beaumont y a perdu cent trente-sept mille livres ; il est pris pour quatre-vingt-deux mille livres avec Melkior & David ; il avait monté tout récemment je ne sais quelle affaire de tramways en Hongrie, ça croule, un vrai désastre ! La Banque d’Angleterre refuse son papier… ; impossible de faire face à l’échéance du 31, après-demain… ; ajoutez à cela ses succursales qui lui mangent de l’argent depuis longtemps ! Vous voyez d’ici la situation… La fortune lui tourne le dos carrément, et l’on craint…, enfin…, c’est désagréable à dire…, on craint la faillite !…

Monckbury s’arrêta pour juger de l’effet produit par ce mot gros d’épouvantes… Clapham était atterré. Monckbury continua :

— Vous comprenez, ceci de bouche à oreille. C’est l’événement du jour, mais personne n’est absolument fixé… Je tiens ces détails du jeune Middleton, un habitué de la maison. Le fait positif, Clapham, c’est que tous ceux qui ont de l’argent déposé chez Beaumont-Barcley & Co. s’empressent de le retirer, et que, si vous êtes dans ce dernier cas, vous ferez bien de les imiter ; la prudence, voyez-vous, n’a jamais nui à personne.

— Ce que vous me dites là, Monckbury, m’étonne au suprême degré. C’est à n’y pas croire !… Old London & Hull Bank, mais cela faisait des affaires d’or !… Je sais de bonne part qu’un jour Beaumont acheta comptant, remarquez bien, comptant, dans Glascow street, un terrain immense, de quoi faire dix-huit maisons et qu’il le paya argent sur table, deux millions trois cent quarante mille francs. C’était une affaire superbe ; mais je vous le demande, quel est le banquier qui peut ainsi retirer du jour au lendemain neuf cent mille livres de ses affaires, sans qu’il y paraisse ?

— Je vous répète encore, Clapham, que, pour ce qui est de la vente de ses immeubles et de cette opération colossale, si désastreuse pour lui, qu’il aurait faite avec Nathan, ce sont des on dit, des suppositions purement gratuites ; personne n’en sait rien officiellement… ; mais, quant aux pertes considérables qu’il vient d’essuyer, quant à la baisse énorme des valeurs qu’il avait en portefeuille et à la débâcle des tramways de Hongrie où il était principal actionnaire, quant au refus qu’on a fait de son papier à la Banque d’Angleterre, cela, ce sont des faits positifs et palpables… Qu’il s’en relèvera, c’est possible, quoique, vous savez, mon cher, des carreaux comme ceux-là, une fois cassés…, et on dit la situation très tendue. Du reste, où diable voulez-vous qu’il escompte maintenant ? Vous aurez beau dire, la chose est si soudaine, si inattendue ! Ce n’est pas quelques mille livres qui peuvent ruiner Beaumont, croyez-moi…

— Quelques mille livres !…

— Et puis, il est riche ; sa femme lui a certainement laissé une belle fortune ; et la dot de sa fille, quatre-vingt mille livres ! et sa tante qui a, dit-on, un fort joli pécule…

— Oui, miss Crach est intéressée pour une somme assez ronde, je crois ; mais bonnement, supposez-vous par hasard qu’elle va la lui laisser ? Vous êtes naïf, mon très cher, permettez-moi de vous le dire ; vous connaissez peu l’humaine nature et particulièrement les vieilles filles, si vous pouvez penser sérieusement à une chose aussi improbable, aussi absolument impossible ! Si Beaumont ne compte que sur sa tante pour sortir d’embarras, on peut jurer bravement que Old London & Hull Bank est perdue, irrévocablement perdue.

Ayant dit, l’honorable Jack Monckbury regarda l’heure à sa montre, boutonna sa redingote, tendit la main à Clapham et se disposa à quitter la Bourse.

— Vous voit-on ce soir au club, Monckbury ?

— Ce soir…, eh ! non, impossible ; je suis de corvée, je conduis Jane et Polly au bal.

XI

Ce même jour, Alice revint toute gaie de la promenade. Elle rentra en riant et conduisit elle-même son cheval à l’écurie ; quand elle l’eut vu confortablement couché dans sa stalle, elle l’embrassa.

— Demain, nous nous lèverons de bonne heure, chéri ; et il s’agira de ne pas être paresseux, car nous irons bien loin, bien loin…, voulez-vous ? Oh vous êtes un câlin, un joli petit câlin, mais bien gâté aussi ; adieu, Fly.

Elle ferma la porte de l’écurie et, relevant l’immense traîne de son amazone, rentra dans la maison. Elle monta vivement l’escalier tout en chantant un air d’opéra dont elle battait la mesure avec sa cravache ; arrivée au premier étage, elle ouvrit une des portes, jeta un coup d’œil circulaire dans la salle à manger et dit d’un air étonné :

— Personne !… tiens, où sont-ils donc ?

Elle posa sa cravache sur la table, ôta ses gants de daim, puis, machinalement, sans réfléchir, elle se mit au piano, joua un prélude et de sa voix douce et pure chanta en s’accompagnant l’adorable romance de Stéphano dans Roméo et Juliette :

Gardez bien, la belle,
Qui vivra verra,
Votre tourterelle
Vous échappera…

Il était quatre heures ; la nuit tombait ; toute une partie de la chambre disparaissait déjà dans l’ombre grise qui dessinait de grandes formes vagues sur les murs ; seule, la place où se trouvait le piano d’Alice, entre deux fenêtres, était encore éclairée par un mince rayon de soleil couchant, un pâle soleil d’hiver qui filtrait sous les lourdes tentures et riait par moments dans les cheveux blonds de la jeune fille et sur le drap vert de son amazone.

Il y avait dix minutes à peu près qu’Alice était rentrée et qu’elle chantait, quand une des doubles portes s’ouvrit sans bruit, et M. Ed. Beaumont entra. Il marcha lentement jusqu’au piano ; là il s’arrêta, enveloppant la jeune fille d’un ineffable. regard d’amour.

Blanche tourterelle,
Qui vivra verra…

La jolie voix s’élevait toujours tendre et mélodieuse, les petits doigts volaient légèrement sur les touches… Le père poussa un soupir navrant en disant :

— Pauvre ange !

Enfin il s’approcha tout à fait, et mettant un long baiser sur le front de la jeune fille :

— Oh ! ne chantez pas, enfant, je vous en prie, murmura-t-il d’un ton oppressé.

Alice se retourna sur le tabouret de piano, regarda son père de ses grands yeux noirs étonnés et s’écria en riant :

— Ne pas chanter ! pourquoi ?

M. Beaumont mit vivement sa main devant la bouche de la jeune fille :

— Ne riez pas, mon amour.

Pour le coup, l’enfant se leva toute droite, tira d’un mouvement brusque les doubles rideaux de la fenêtre, puis emmenant Beaumont dans le rayon de jour qui tomba ainsi d’aplomb sur la figure bouleversée du banquier :

— Que vous êtes pâle ! s’écria-t-elle en lui prenant les mains, père, êtes-vous malade ?

— Non, c’est pis que cela, Minny…

— Pis que cela !

Alice regarda son père bien en face, puis sa nature rieuse reprenant le dessus :

— Miss Théodosia Crach part donc définitivement en mission pour Hiatululu ? Que voulez-vous ? c’était sa vocation. Oh ! mais il ne faut pas prendre cela au tragique, père, ajouta-t-elle, voyant que ses plaisanteries ne parvenaient pas à dérider Beaumont. Riez, allons, riez, je le veux, dit-elle en tapant du pied.

— Ma chérie, ce que j’ai à vous dire n’est pas gai… Mon Dieu, c’est terrible, Alice…, oh ! terrible… Écoutez-moi, mignonne : Dans huit jours, nous devons avoir quitté cette maison…

— Tiens, quelle drôle d’idée ! Quitter Londres, en plein hiver !… Enfin, puisque vous y tenez, nous irons nous établir à White Cottage.

C’est original à faire insérer dans le Times :

« M. et Miss Beaumont passent l’hiver à la campagne. »

— Nous n’irons pas en Essex, Alice !

— Pas en Essex, voilà qui est fort ! Auriez-vous l’intention de me conduire à Plymouth ? Quant à cela, je vous déclare que je n’y vais pas, à aucun prix. Passe encore pour la campagne ; du reste, j’aime White Cottage ; mais les bains de mer…, merci ! Je grelotte rien que d’y penser.

     Gardez bien, la belle…

La romance revenait malgré elle sur ses lèvres.

— Nous n’irons pas à Plymouth non plus, Minny.

— Ah çà ! Mais, décidément, où irons-nous, s’il vous plaît ?

Elle s’assit sur le divan, à côté de son père.

— Pourquoi voulez-vous quitter Londres ?

— Ma pauvre enfant, ma pauvre enfant ! disait le banquier en se cachant le visage dans les mains.

— Mais qu’avez-vous donc ? s’écria la jeune fille en sentant deux larmes brûlantes tomber sur son front, tandis que Beaumont la tenait embrassée ; dites-moi, père, vous me faites peur ! Mon Dieu, que vous est-il arrivé ?…

Et elle essayait de sourire en disant :

— C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ? Vous n’avez pas l’intention de quitter l’hôtel ? Je l’aime, moi, j’y tiens. Voyons, père, parlez-moi, oh ! parlez-moi ! Le banquier releva la tête : il était d’une pâleur effrayante ; ses cheveux noirs, rejetés en arrière, laissaient à découvert son grand front plus blanc que l’ivoire.

La jeune fille poussa un cri…

— Oh ! mais, qu’y a-t-il ?

— Écoutez-moi, Alice, et… pardonnez-moi en souvenir des dix-huit années de bonheur que vous avez passées ! Car vous avez été heureuse, oh ! bien heureuse, n’est-ce pas ? Souvenez-vous toujours de ce beau rêve !…

Il sourit tristement.

— Ce n’est plus qu’un rêve, ma fille chérie ! Nous sommes ruinés…

Il dit cela d’un ton calme et grave en regardant Alice.

— Ruinés !

Votre tourterelle vous échappera ! La romance continuait à chanter en elle.

Ruinés, ruinés, ruinés !… Toujours le même air : Vous é-chap-pera !

Oh ! c’était fini, bien fini cette fois ; la tourterelle s’était échappée…, elle s’envolait !… Ruinés !

Alice Beaumont ruinée !

L’enfant se jeta dans les bras de son père, et, souriant de son radieux sourire, fier et dominateur, de son sourire d’héritière :

— Ruinés ! N’est-ce que cela ? Bah ! Embrassez-moi, père, je vous reste et je vous aime !

Pas une larme, par un soupir, pas un regret ; elle alla vers la jardinière, cueillit une rose et dit en l’effeuillant lentement, d’un geste machinal :

— Ne vous faites pas de chagrin pour moi !

— Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir, Alice, ce que c’est que la ruine, la ruine complète. Nous quittons notre maison, ma fille, parce qu’elle est vendue, comprenez-vous ? Vendue !… Plus rien ici ne nous appartient ; de même j’ai vendu White Cottage, la villa de Plymouth, notre chalet de Brighton…, tous les tableaux, toutes les chinoiseries, les anciennes porcelaines et les émaux, la bibliothèque, tout… Oh ! c’est terrible à entendre, terrible à dire surtout…, affreux pour vous ! Mais vous m’approuverez, n’est-ce pas, quand vous saurez que, sans ces sacrifices, votre père était banqueroutier. Banqueroutier ! Le déshonneur, la honte, pires mille fois que la ruine. Votre dot était de quatre-vingt mille livres, mon pauvre ange ; j’en dispose ; je dois à miss Crach cent vingt mille livres, je ne veux pas qu’elle les perde ; du reste, le bruit court déjà qu’elle les a reprises…

— Qui dit que j’ai réclamé cet argent ?

Miss Théodosia Crach se dressa droite et raide devant le banquier :

— Edward, avant tout, que le nom de votre père soit sans tache ! je n’ai que faire de ces trois millions, je ne les veux pas, gardez-les…, payez !

Il ne sera pas dit plus longtemps que miss Théodosia Crach a fait une petitesse en sa vie… Vous retirer cet argent, quand à peine vous pouvez offrir cinquante pour cent à vos créanciers ! Jamais !… Il est des choses qu’on ne fait pas !… Maintenant je vous dis adieu, mon neveu, et à vous aussi, Alice. Il ne me convient pas de rester plus longtemps dans une maison où la honte est entrée.

Alice devint affreusement pâle.

— Honte ! vous avez dit honte, tante…, reprenez votre argent, il vous appartient ; mais ne nous insultez pas ! Nous vendons tout ; que parlez-vous de honte ici ? La tête haute, mon père, la douleur ennoblit.

— Il n’y a rien de déshonorant dans cette ruine, madame, ajouta-t-elle en toisant la rigide vieille fille, qui se dirigeait froide et majestueuse vers la porte.

Alice n’était plus la rieuse enfant qui, une heure auparavant, chantait gaiement en montant l’escalier…

Ce n’était plus la jeune fille insouciante et frivole qui dépensait deux cents livres pour un collier de perles, pariait des sommes folles, faisait fi des convenances, riait de tout et jetait l’argent sans penser ! Oh ! une heure l’avait bien changée ! L’enfant capricieuse et fantasque était devenue femme en une heure. Pas un moment de faiblesse, pas une larme… ; elle comprenait ! la lumière s’était faite tout à coup dans son esprit ; une grande lueur éclatante qui éblouissait, montrant la situation telle qu’elle était et laissant le rêve dans l’ombre… Était-ce possible, mon Dieu ?

Elle se tenait droite et fière dans son amazone, comme si elle eût voulu défier la pitié.

La ruine !… qu’est-ce que cela ?

L’argent ! Eh ! que lui importait l’argent ? Qu’elle eût quatre-vingt mille livres en dot ou rien…, bah !

Les domestiques entrèrent avec des lampes ; cinq heures sonnaient, l’heure du dîner.

Le père et la fille se regardèrent… On dinait donc ? Eh oui ! Vous avez beau avoir du chagrin, souffrir…, le temps passe, les heures s’envolent en hâte et les choses suivent leur cours ordinaire, tout naturellement.

— Je vais me déshabiller, père, dit Alice, je ne puis dîner en amazone.

Elle l’embrassa tendrement et lui dit tout bas :

— Courage !

Elle entra dans sa chambre, sa petite chambre toute blanche, toute fraîche, toute gaie, où elle avait été si heureuse, où tout riait : les vases pleins de fleurs, le lit si coquet, caché sous les rideaux de soie blanche, la lampe d’opale, répandant sa douce lumière rose dans ce gai réduit virginal ; la pendule d’albâtre, qui avait sonné tant d’heures joyeuses ; devant le feu allumé, les deux petites mules de satin bleu, toutes mignonnes et gracieuses, qui avaient l’air de vouloir danser ; sur la bibliothèque, une adorable tête de Madone, d’après Murillo ; puis, faisant face à la porte, un grand portrait de femme, Mme Ellen Beaumont, morte à vingt-deux ans ; Alice l’avait à peine connue. L’enfant entra.

— Qu’elle est jolie, ma chambre, murmura-t-elle ; ma chambre…, mon Dieu non, plus ma chambre !

Elle s’assit dans la bergère, près du feu, et sembla réfléchir, en regardant fixement les évolutions de la flamme bleuâtre, qui voltigeait en pétillant au-dessus des charbons tout rouges.

— Qui m’eût dit qu’un jour viendrait où ce ne serait plus ma chambre ?… Oh mère ! mère !

Elle joignit les mains en contemplant le portrait.

XII

C’était, à tout prendre, une honnête et affable personne, que mistress Pricilla Squill (veuve Fisch, veuve Puch et veuve Sharp), une bonne et excellente dame, quoiqu’elle eût eu trois maris et que le dernier, le respectable M. Kit Sharp, eût fait sa fortune, et une fortune assez considérable, dans le bois de réglisse, la farine de lin, le savon de Marseille et la mélasse ; un commerce qui n’a rien de déshonorant en lui-même et qui rapporte de beaux bénéfices ; M. Sharp l’avait bien prouvé. Il faut dire aussi que défunt M. Sharp était un malin, et surtout que la partie était peu exploitée à l’époque où il commença ; aujourd’hui les choses ont changé, et l’on gagne à peine de quoi boire un verre de porter le dimanche, avec ce diable de bois de réglisse. Les successeurs de M. Sharp vous le diront. Quoi qu’il en soit, le rusé droguiste, un malin, avait adroitement manœuvré ; il fit de belles affaires, et à sa mort, qui arriva, hélas ! le 26 janvier 18…, à la suite d’un rhume négligé (ses successeurs prétendirent que, s’il eût pris à temps du « sirop pectoral de Harker, » et cela, il n’eût pas fallu le prendre bien loin, attendu que la boutique en était encombrée à tel point que, lors de la reprise, on dut céder cet article en solde et à vil prix, on n’eût pas eu à déplorer ce triste événement), il laissa à son épouse consolable une très jolie fortune qui ne devait rien à personne.

Mme Pricilla pleura son époux un laps de temps convenable. C’était une veuve experte en matière de convenances et de veuvage. Elle porta un deuil rigoureusement décent et regretta du fond du cœur que le pauvre cher n’eût pas pris à temps du sirop de Harker, jusqu’au jour fortuné où, un jeune clerc de notaire lui ayant plu en même temps que les millions du pauvre cher plaisaient à ce gentleman, elle convola avec confiance en quatrièmes noces.

Le jeune clerc n’était pas riche…

Le notariat n’avait rien d’absolument séduisant à ses yeux ; aussi accepta-t-il volontiers les quarante-cinq ans de la veuve Fisch, Puch, Sharp et ses rentes. La théorie de M. Squill était que, si l’argent ne fait pas le bonheur, il y contribue pour une part suffisante. Il abandonna donc le notariat, et comme il n’était pas tout à fait dépourvu d’intelligence et connaissait particulièrement l’article du Code civil qui dit que : « La femme doit obéissance à son mari, » il prit les rênes du ménage et gouverna Mme Squill qui, il faut bien l’avouer, se laissa faire de la meilleure grâce du monde.

M. Squill était ambitieux ; sa toquade avait toujours été de devenir un homme fashionable. À cet effet, aussitôt qu’il se vit à la tête des huit mille livres de rente du défunt M. Kit, il acheta un hôtel somptueux près de Park Lane, joua à la Bourse, monta à cheval, fit courir à Newmarket, se créa des relations, reçut du monde. On parla de ses tableaux, de ses objets d’art, de la livrée de ses gens, livrée olive tendre du meilleur goût.

Ses soirées devinrent fort courues, quoique la veuve Fisch, Puch, Sharp y fit une assez piètre figure et parlât un peu plus que de raison des trois défunts, dont elle portait les portraits-médaillons comme breloques à sa chaîne de montre.

L’important, la chose incontestable, c’est que M. Squill était riche ; or, le monde demande rarement d’où vient la fortune ; pourvu qu’elle soit là palpable et visible, qu’importe qu’elle ait été gagnée dans les opérations de banque ou le bois de réglisse, les denrées alimentaires ou la finance ?… Qu’importe même qu’elle n’ait pas été gagnée du tout par celui qui la dépense, pourvu qu’il la dépense bien et largement ? Sous ce rapport, M. Squill ne laissait rien à désirer ; il jetait l’argent sans compter, follement, en inutilités, en caprices, en mille fantaisies ruineuses, que bien souvent il n’achetait que par ostentation ; malgré tout, l’ancien clerc de notaire n’avait pu se débarrasser entièrement des défauts et des petits ridicules du parvenu, grand seigneur de hasard, millionnaire d’occasion.

Quoi qu’il en soit, il recevait bien et voyait beaucoup de monde ; sa maison était agréable, les appartements luxueux, le service bien fait, le vin bon ; on y jouait gros jeu, on y perdait des sommes folles ; quant à l’étiquette, c’était un vain mot chez Squill, chacun y faisait à sa guise ; on y jouait, on y fumait ; tout Londres allait chez Squill.

Aussi l’échelle sociale y était-elle représentée par bien des échelons peu habitués à se trouver si rapprochés. On y voyait de nobles étrangers décorés de toutes espèces d’ordres plus ou moins authentiques, des journalistes, des fils de famille, des artistes, des gentlemen du high-life, des Crésus du négoce. Tout ce monde considérait le salon de M. Squill un peu comme le local d’une société privée, particulièrement confortable et où l’on était fort à l’aise ; on s’y donnait rendez-vous et l’on y passait la soirée comme au club.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était dix heures du soir. Les salons de M. Squill commençaient à se remplir ; des groupes de jeunes gens allaient et venaient ; dans les antichambres, quelques habitués d’un âge respectable jouaient gravement au whist.

M. Squill faisait les honneurs de sa galerie de tableaux à un directeur de la Compagnie des Indes, original d’une modestie extravagante, dont l’ambition se bornait à faire admettre que le palais splendide qu’il habitait dans Pall Mall était une vulgaire bicoque d’une simplicité primitive. On eût dit que ce nabab richissime cherchait à se faire pardonner ses millions.

Deux journalistes parlaient politique et se battaient à coups d’esprit ; un tout jeune homme racontait une histoire très drôle et très leste qui faisait beaucoup rire l’auditoire, tandis que les domestiques en livrée olive glissaient, « en valets de bonne maison, » doucement, mystérieusement entre les groupes, offrant des glaces, du sherry, du champagne, des grogs.

Un gentleman en gants gris perle se félicitait bien haut d’avoir laissé sa jeune femme seule au théâtre, sous prétexte d’une affaire grave. — La bonne défaite ! Mais, vous savez, c’est une corvée d’entendre les cinq actes d’Hamlet, une rude corvée.

Et ce mari modèle, après avoir présenté ses hommages à la reine du lieu, allumait philosophiquement un cigare et pariait vingt livres contre trentre-cinq dans un partie de billard.

— Middleton ! Middleton ! arrivez donc, on vous réclame ici. Figurez-vous, mon bon, que Grenger me soutient que Ruby a quelques chances d’arriver premier aux prochaines courses ; Ruby contre Éclair ! Pas la moindre, pas la moindre, n’est-il pas vrai ?

M. William Middleton était de cet avis Ruby n’avait pas la plus petite chance.

— Dites-nous donc, Middleton, où en sont les choses chez Beaumont ?

— Eh ! mon cher, elles en sont, comment dirai-je… ? elles en sont au dernier acte de la tragédie ; la vente a lieu dans huit jours. Squill me disait précisément qu’il serait heureux d’acquérir le superbe Zurbaran, vous savez, qui se trouve dans le salon du rez-de-chaussée entre les deux fenêtres. C’est une toile splendide, Beaumont s’y connaissait.

— Avez-vous vu Beaumont depuis les derniers événements ?

— Non ; il ne reçoit pas.

— C’est pénible, vraiment pénible, dit un vieux gentleman au front chauve, en secouant la tête d’un air tout à fait pénétré. Quels sont ses projets ?

— On ne sait pas. Pour le moment, il s’occupe de la liquidation, puis il compte voyager, s’établir à l’étranger peut-être.

— C’est pénible, répéta encore le vieux gentleman, qui n’entrevoyait pas de plus affreux malheur que de devoir quitter l’Angleterre, si ce n’est pourtant d’être privé de sa partie de whist. Sa fille est charmante, continua-t-il, charmante, quoique bien gâtée ; on la dit très coquette…

— Et même un peu envolée, reprit finement un jeune bel esprit. Elle eut, à ma connaissance, plus de six gouvernantes, tant françaises que russes et allemandes, en une année ; et cependant Dieu sait que Beaumont les choisissait patientes ! Là-dessus, l’éloquent personnage partit d’un petit éclat de rire impertinent. Oh ! elle est jolie, vraiment jolie, je ne le conteste pas, et tout à fait originale, mais bien mal élevée et… diablement légère.

— Légère répéta le vieux gentleman ; Middleton, avez-vous entendu ? Légère et ruinée ! C’est pénible ! pénible, Middleton ; que deviendra-t-elle ?

— Ce qu’elle deviendra ?

— L’ex-amoureux de miss Beaumont eut un étrange sourire équivoque :

— C’est facile à prévoir !

M. William Middleton avait à peine achevé sa phrase et son sourire qu’un gant lui fouettait le visage, tandis qu’une voix indignée répétait aussi ces quatre mots :

— « Ce qu’elle deviendra ? »

— Est-ce de miss Alice Beaumont que ce misérable parle en ces termes ? Ce qu’elle deviendra ? Ce qu’elle a toujours été une jeune fille pure et adorable, quel que soit le chiffre de sa dot…, ou l’épouse honorée d’un honnête homme.

En disant cela, la voix de George Grenville, de méprisante et indignée qu’elle était, devint douce et émue.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il ne l’aimait pas.

Eût-il effeuillé l’une après l’autre toutes les marguerites de la terre, que toutes auraient été du même avis. Il ne l’aimait pas du tout.

Certes, après l’éclat qu’il venait de faire, les jolies petites fleurs, qui sont des personnes réfléchies, ne pouvaient dire et penser qu’une chose :

Il ne l’aimait pas !

Car, le tort qu’il lui avait fait en prenant ainsi sa défense devant tous, ce tort-là était irréparable. La réputation d’une jeune fille est une chose fragile qu’un mot fane et que l’éclat brise ; les jolies petites fleurs le savent bien. Aussi les eût-il effeuillées toutes, que toutes auraient répété en chœur :

Il ne l’aimait pas.

Et cependant, cependant, il y avait une rose blanche, une pauvre rose blanche flétrie qui était d’un avis opposé et qui lui disait tout bas…

Faut-il vous répéter ce qu’elle lui disait si bas, si bas, qu’il avait peine à l’entendre ?

XIII

Le duel eut lieu le lendemain de bonne heure. Grenville blessa Middleton au bras, et les témoins déclarèrent l’honneur satisfait.

On en parla beaucoup.

Sir George Grenville avait provoqué M. William Middleton ; miss Alice Beaumont était en cause. C’était plus qu’il n’en fallait pour éveiller la curiosité des oisifs, toujours aux écoutes, qui s’ennuient et parlent pour passer le temps.

Le monde se montra alors ce qu’il est réellement petit, cruel et lâche.

On, le même on bavard, malin quelquefois, méchant toujours ; on, ce personnage inattaquable, ce petit rien puissant qui est chacun et tous ; on parla de ce duel ; on dit mille folies, mille horreurs, mille sottises. On, qui s’était trompé deux fois, en assurant d’abord que Beaumont était en fuite, ensuite qu’il s’était suicidé, trouva autre chose ; pour se punir d’avoir menti, on attaqua miss Beaumont. On fit cela tout doucement, en sourdine, avec finesse, sans avoir l’air d’y toucher ; ce fut le on malin. On parla tout bas, dit peu de chose, eut l’air de penser beaucoup. On insinua des infamies d’un petit ton candide… On manœuvra très bien, il réussit pleinement.

— Miss Beaumont, vous savez, la fille de Beaumont le banquier, dont la ruine fit tant de bruit il y a quelque temps…

Les dames respectables, avec ou sans filles à marier, prenaient un petit air scandalisé tout à fait de circonstance ; on en parlait derrière l’éventail, on poussait de grandes exclamations :

— Si jeune ! une enfant !

Et dire qu’on avait choyé, adulé, admiré et envié cette petite personne alors qu’on la croyait si riche ! Oh ! fi, on ne pourrait de la vie se pardonner pareille erreur… Ces dames en étaient au désespoir.

— Quand je pense que j’ai laissé Mary et Louisa lui parler et même lui faire vis-à-vis dans un quadrille au dernier bal de lady Haslington ! C’est affreux, affreux !… La société devient horriblement mêlée partout… Ne trouvez-vous pas, chère ? Cependant qui eût pu croire, qui eût pu s’imaginer ?

Chère trouvait qu’on ne pouvait vraiment ni croire ni imaginer rien de semblable.

Une dame fit remarquer qu’elle avait toujours prédit ce qui arrivait : miss Alice Beaumont était une jeune personne excessivement légère.

… Pas une voix pour prendre sa défense ; personne pour dire qu’elle était une enfant, une pauvre enfant bien éprouvée, celle dont on déchirait ainsi la réputation… ; personne pour dire à ces mères impitoyables que l’héroïne de cette triste histoire était une enfant sans mère dont le grand crime, en réalité, était d’être jolie et ruinée !… Non… On jetait sur sa blanche robe de jeune fille tant de boue, que l’eût-on lavée après et le temps fût-il passé dessus pour en effacer dans l’oubli jusqu’à la moindre trace, que jamais, jamais elle n’eût repris sa blancheur éclatante.

Oh ! si on savait ce qu’il éclabousse de choses pures, ce qu’il brise de choses saintes ; si on savait ce qu’il tue et le mal qu’un mot peut faire, on se tairait-il ?…

Non. On est inconscient. On parle pour parler.

En deux jours, miss Alice Beaumont, ruinée, perdit tout son prestige : l’auréole tomba, les fleurs se flétrirent, le luxe s’envolait ; miss Alice Beaumont était tout simplement une jeune fille légère et pauvre !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Grenville est fou, disait-on. Le temps de la chevalerie est passé ; on ne se bat plus pour de semblables futilités ; c’est absurde ! Du reste, à quel titre, je vous le demande ?…

Oh ! combien on l’eût cru plus fou encore, si on l’avait vu, le lendemain de ce duel, sonnant à la porte de l’hôtel Beaumont, qui était encore l’hôtel Beaumont pour deux jours, et demandant à être introduit dans cette maison désolée où si peu de personnes avaient demandé pareille faveur depuis quelque temps ; si on l’eût vu monter le grand escalier lentement, tristement et si pâle, si pâle et si ému, que personne n’eût reconnu en lui ce fin diplomate, ce rusé politique glacial et raide, impénétrable comme un acte officiel, cet ambitieux qui voulait arriver !… Son ambition était loin ce jour-là…, bien loin, puisqu’il songeait à faire ce qu’elle eût appelé certainement un pas de clerc.

Le domestique frappa à la porte du salon :

— Je n’y suis pas, répondit une petite voix bien connue.

Grenville ouvrit lui-même la porte, disant qu’il prenait la chose sous sa responsabilité… Il s’arrêta sur le seuil : c’était toujours cette même chambre sombre et gaie pourtant, illuminée par un grand rayon de soleil ; c’était bien cette même petite fée aux yeux noirs qui s’écria d’un ton demi-fâché en le voyant entrer :

— James, je vous avais dit que je n’y étais pas, sans s’inquiéter de ce que cette affirmation avait de contradictoire avec sa présence.

— Veuillez excuser, miss Alice, la liberté que j’ai prise en entrant ainsi malgré votre défense, mais j’avais un si grand désir de vous voir…

— Je vous croyais en Allemagne…

— J’ai quitté Berlin lundi ; on parle de m’envoyer en Sardaigne dans quinze jours ; suis-je donc si coupable ?…

— Je ne veux voir personne, dit-elle, ni vous ni d’autres.

— Si je vous priais, miss Alice ; si je vous suppliais de me recevoir aujourd’hui, me renverriez-vous ?… Vraiment me renverriez-vous ?

L’ambition de lord George Grenville eût bien ri si elle eût vu le sourire qui accompagna ces derniers mots.

Miss Alice Beaumont prit son petit air le plus ennuyé en répondant :

— Mon Dieu…, eh bien, non !… Asseyez-vous, milord.

Le vieux domestique s’en alla, et ils se trouvèrent seuls.

Elle n’avait pas changé : c’étaient toujours les mêmes adorables cheveux blonds, c’étaient toujours la même bouche dédaigneuse, les mêmes petites perles transparentes, mais le rire s’était envolé et les jolies fossettes se montraient maintenant bien rarement… Lady Fauvette avait souffert, cela se voyait… Grenville la regardait, cherchant ce sourire d’enfant qui lui allait si bien autrefois et qui ne reparaissait plus.

Il ne l’aimait pas, oh ! non, il ne l’aimait pas !

Qu’en pensa la petite rose blanche tandis qu’il la regardait ainsi ? Qu’en pensa-t-elle lorsque, jetant un regard autour de cette chambre, il se dit que c’était bien certainement la dernière fois qu’il y voyait celle qui en avait été si longtemps la fée rieuse, la reine absolue ?

Je ne sais quel monde de pensées envahit soudain l’esprit de Grenville et chassa bien loin l’ambition et l’orgueil qui frappaient à la porte, lui soufflant quantité de sages conseils… Je ne sais quel sentiment plus grand, plus noble que l’ambition s’empara de lui et le transfigura au point de lui enlever tout cachet diplomatique.

Hurrah pour la petite rose blanche ! Elle avait raison !… Il lui dit qu’il l’aimait.

Ce fut un sourire divin de naïf triomphe, d’amour immense qui se replaça en maître sur les lèvres de miss Beaumont.

Il l’aimait ! Les anges durent applaudir à ce sourire si candide, si simplement heureux qui fut, du reste, comme un grand éclair insaisissable, éblouissant et si court ! Il s’évanouit aussitôt… Ce fut un rayon vague et fugitif ; il eut tout le brillant de l’éclair et il en eut la durée. Pourquoi ?

Il l’aimait !…

— Nous partirons, nous quitterons Londres et l’Angleterre ; nous irons bien loin, bien loin, en Italie… Je renonce à tout, j’abandonne tout ; je ne veux plus adorer que vous au monde, Alice… Parlez-moi, oh ! parlez-moi… Voulez-vous m’aimer un peu et me rendre bien heureux en devenant ma femme ? Dites, le voulez-vous ?

Sa femme !

Pourquoi la théorie de miss Crach lui revint-elle à la mémoire :

« Une jeune fille pauvre ne doit pas épouser un homme riche ?… » Pourquoi retira-t-elle vivement sa main qu’il serrait entre les siennes et murmura-t-elle en baissant la tête :

— Sa femme, jamais !

— Jamais !… Cependant, j’avais cru… pouvoir… espérer…

— Rien.

Elle dit cela de son ton sec et fier en regardant Grenville.

— Mon Dieu, mon Dieu, jamais !

— Non jamais.

Deux larmes glissèrent lentement sur ses joues, tandis qu’elle répétait :

— Jamais, jamais !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le grand rayon de soleil avait fui depuis longtemps…, la nuit était venue et le salon n’était plus éclairé que par le feu, un gai feu de bois qui pétillait follement dans l’âtre. Autant qu’on en pouvait juger, il n’y avait personne dans la chambre, car seul le tic tac de la pendule en rompait le profond silence.

Le vent siffle dans la cheminée, de grandes ombres fantastiques se glissent entre les sombres rideaux de soie ; l’obscurité devient de plus en plus épaisse. Une étoile brille, encore une, encore une, le ciel en est couvert ; les heures passent ; le feu jette sa dernière étincelle et s’éteint tout à fait.

Depuis combien de temps le rayon de soleil a-t-il quitté la chambre ?

Depuis combien de temps la première étoile s’est-elle montrée là-haut ?

Combien d’heures la pendule a-t-elle sonnées dans la chambre solitaire ?…

On entend un sanglot étouffé ; la lune brille dans tout son éclat et éclaire une gracieuse tête de jeune fille aux longs cheveux épars…

Un nuage passe, l’astre argenté disparaît… Plus une étoile… Il fait sombre, triste et froid… La vision s’est évanouie, tout redevient silence ; le vent gémit plus fort et les grandes ombres fantastiques semblent ricaner tout bas derrière les tentures.

XIV

Il pleuvait à verse.

La pluie tombait fine et serrée, inondant les rues, Soulevant les pavés ; la boue s’amassait partout. Il y en avait des tas sur les trottoirs, il y en avait des montagnes dans les immenses tombereaux des balayeurs, des éclaboussures sur la caisse brillante des coupés de maître, sur la façade des maisons, contre la vitrine des rôtisseurs où s’étalaient des poulets dorés et toute espèce de victuailles appétissantes… De la boue sur les bottes des passants, sur les jupons blancs des passantes, partout, partout de la fange et de la boue !

Sous un large parapluie bleu, un vieux bonhomme trottait, parlant tout seul. Était-ce un acteur répétant son rôle, un poète cherchant une rime, ou peut-être un membre du Parlement repassant une dernière fois quelque grand discours à effet ?

Certes, non. Quel membre du Parlement se respecterait assez peu pour sortir à pied un jour de pluie, et sous un parapluie bleu encore ! avec un habit râpé aux larges poches, d’où s’échappait un éclatant foulard de l’Inde d’une si mince valeur qu’il n’avait encore tenté aucun pick-pocket… Non, c’était tout simplement un pauvre vieux bonhomme se préparant à faire avec délicatesse une belle action.

— La chose n’est pas facile, pas facile du tout… Comment aborder la question ? La terrible épreuve, hum ! que nous traversons…, oui que nous traversons. Jim, mon ami, du calme ! (Cette dernière apostrophe s’adressait à un jeune chien noir très crotté, dont les gambades prenaient un caractère absolument ridicule, étant donné le temps affreux qu’il faisait.) La maison se relèvera, il n’y a pas de doute ; soixante-deux pour cent, c’est très acceptable, très honorable même. Et dire que sans Wilkinson !… Cette Banque d’Angleterre vous a des prétentions !… La maison se relèvera, c’est indiscutable, et alors…, oh alors ! Old London & Hull Bank. Juste ciel !…

Tout en monologuant ainsi, le respectable gentleman et son parapluie, l’un portant l’autre, étaient arrivés à une taverne de second ordre, taverne enfumée s’il en fut, où ils disparurent, toujours l’un portant l’autre et suivis du petit chien crotté.

Il y a cent à parier contre un que le vieux bon-homme n’était pas fumeur, car, dès son arrivée dans la salle commune, il fut pris d’une toux effrayante.

Il s’assit dans un coin, devant une table graisseuse et murmura tout en humant une prise :

— Zachary, tiens ferme, hum ! tiens ferme, bigre…, du calme, de la tenue !… Puis, à voix haute :

— Hé là, deux verres de sherry, j’attends quelqu’un.

Il prenait des airs de matamore, ce bon petit vieux inoffensif et doux ; il se carrait sur ses jambes, enfonçait son chapeau, relevait ses lunettes…

— Dites que Old London, etc., ne se relèvera pas…, dites-le maintenant…, voyons, osez. C’est que Me Zachary Crupp était solide, vous savez, diable ! et il attendait quelqu’un.

Était-ce pour le pourfendre, Seigneur ?…

Il n’attendit pas longtemps, car la porte s’étant ouverte encore une fois, un grand diable de valet de pied en livrée olive vint s’installer à côté de lui.

— Comment va monsieur Crupp ?… Bien ?… j’en suis charmé.

— Mon cher James, à votre santé !… La terrible épreuve que nous tra… Mille pardons, ce n’est pas cela, faites comme si cette phrase n’avait pas été prononcée, mon ami, je fais erreur… Mon but, en vous donnant rendez-vous ici, était de vous demander un petit renseignement, sans grande importance, du reste. Par le temps de crise… Je m’oublie encore, considérez cette dernière remarque comme non avenue, je vous prie ; enfin, je désirais connaître…, quoique sachant parfaitement que vous avez quitté le service de M. Ned depuis hier, pour entrer chez un M. Hill, Muil…

— Squill, rectifia James.

— Squill, parfaitement, un singulier nom, j’ose le dire… Pour entrer chez un M. Squill, éminemment respectable, j’en jurerais ; quoique sachant tout cela et comprenant du reste que dans les circonstances particulièrement déplo… James, mon cher, je n’ai rien dit, la langue m’a fourché, n’y attachez aucune importance. Mon intention était donc de vous demander l’adresse de, de… (Me Crupp prit un air terriblement mystérieux) de miss Théodosia Crach…

Il n’y a rien là qui doive vous étonner, mon cher, rien absolument, et j’espère que vous ferez votre possible pour ne manifester aucun étonnement à ce sujet.

— Aussi vrai que la tour de Saint-Paul est plus élevée que celle de Saint-Jacques, je vous jure, monsieur Crupp, que cette demande n’a rien de particulièrement étonnant pour moi ! Aussi vrai que j’aimais la chère mignonne autant qu’un pauvre vieux serviteur qui l’avait vue naître et grandir pouvait l’aimer, quoiqu’elle fût parfois bien hautaine, même avec lui ! Aussi vrai que, si elle ne m’avait pas forcé à quitter la maison, j’y serais encore aujourd’hui, oui, monsieur, je les aurais servis pour rien s’ils l’avaient voulu ; mais ce sont des gens fiers, qui ne veulent rien pour rien ; aussi vrai que mon nouveau maître ne m’a pris que par genre et parce que je venais de chez Beaumont, je vous jure, monsieur, que cette demande n’a rien qui m’étonne et que je suis en mesure d’y répondre… Miss Dosia, depuis le jour où elle a quitté la maison, habite hors ville, je le sais, pour l’y avoir conduite moi-même, 14, Victoria street, Norwood, un cottage entre cour et jardin. Maintenant, monsieur, si vous avez d’autres questions à me faire, ne vous gênez pas, je suis disposé à ne m’en étonner aucunement, quelles qu’elles puissent être.

Non, Me Crupp ne désirait rien savoir de plus ; il remerciait bien James et croyait ne pas devoir lui recommander la discrétion. Dans les circonstances, vous savez !…

— Dans quelque circonstance que ce soit, monsieur, vous trouverez en moi le mutisme du poisson uni au silence de la tombe. Figurez-vous, monsieur Crupp, oui, essayez de vous figurer que cette conversation est tombée dans un puits d’où elle ne sortira jamais.

M. Crupp eut bien quelques difficultés à se figurer cet événement ; enfin, il se le figura quand même, remercia encore une fois James, lui serra la main, puis, ouvrant son parapluie bleu, il se dirigea vers Victoria street, Norwood.

Plus il approchait du terme de son expédition, plus M. Zachary Crupp se rendait compte de la difficulté qu’il aurait de mener à bien une entreprise aussi délicate.

Il trottinait toujours, malgré la pluie qui tombait à torrents, malgré la boue, malgré le vent ; il eût été à travers les quatre éléments déchaînés, s’il l’avait fallu ! il eût surmonté tous les obstacles, il s’exhortait au calme par des hum ! et des hem ! énergiques :

— Zachary, tiens ferme, bigre ! c’est que c’est une maîtresse femme…

Et de fait, le vieux comptable en savait quelque chose ; il avait été à même d’en juger, du temps où il enseignait à miss Crach la manière américaine et la partie double pour ses livres de ménage.

Tout en pensant à cette époque déjà bien éloignée, bien éloignée dans les souvenirs du bonhomme, il revoyait cette jolie chambre si gaie de l’hôtel Beaumont, une grande table encombrée de livres, une lampe à abat-jour, des rideaux grenat…, une vieille femme, maigre et sèche, avec des lunettes bleues…, puis, en pleine lumière, rayonnante de gaieté, une petite fille blonde, sur une chaise haute…, un grand chien noir, une poupée cassée, à laquelle il manquait toujours les pieds ou la tête ; M. Zachary se rappelait bien tout cela ; il revoyait l’enfant comme elle était alors, volontaire et espiègle, parlant un anglais de fantaisie, qu’il aimait tant ! jouant à cache-cache derrière les meubles, tapant du pied, disant je veux ! d’un ton de général en chef avec sa petite voix naïve, et lui tirant doucement, doucement sa perruque par derrière, puis riant si fort qu’il s’oubliait à la regarder, tandis que la perruque glissait sur ses épaules, et que miss Crach, posant sa plume, disait de son air grave, en relevant ses lunettes :

— Assez, je vous en prie, Alice !

L’enfant, oh l’enfant !… |

Il fallait voir Me Crupp hâter le pas et doubler les caps et les détroits innombrables qui émaillaient les rues. N’aurait-il pas été au bout du monde, pour l’enfant ?

Enfin, il arriva dans Victoria street, enfin il s’arrêta au n° 14. Un maison de pierre, une cour carrée, une grille, un air propre et glacial.

C’était bien cela.

Il sonna, se demandant avec anxiété ce qu’il ferait de Jim, ce qu’il pourrait faire pour l’empêcher d’entrer. Pas un instant l’idée ne lui serait venue de laisser pénétrer un chien aussi crotté chez miss Crach.

Un grand valet, vêtu de noir, vint ouvrir.

— Je vous en prie, mon cher, fermez vite, s’écria M. Zachary Crupp en se précipitant à l’intérieur… Jim, mon ami, du calme ! Miss Crach est-elle à la maison ?

— Oui, monsieur. Qui dois-je annoncer, s’il vous plaît ?

Le vieux caissier donna gravement sa carte — lui aussi était grave à ses heures — et on l’introduisit dans un grand parloir si nu, si vide et si triste qu’on l’eût dit inhabité depuis bien longtemps. Au reste, tout y brillait de propreté, mais une de ces propretés raides, froides, lugubres, qui glacent. M. Crupp fut épouvanté en voyant la masse d’eau noirâtre qui découlait de son parapluie. Dans sa précipitation, il l’avait jeté au hasard dans un coin, oubliant que le parloir de miss Théodosia Crach n’était pas fait pour cela. Ce fut une faute grave.

On comprenait la vieille fille bigote et pointilleuse, on se la représentait, rien qu’en entrant dans cette chambre : le parquet ciré, les meubles en chêne, les rideaux bien tirés devant les fenêtres, je ne sais quelle odeur vague de camphre et de lavande passée dans l’air ; je ne sais quel air revêche de simplicité affectée dans l’ameublement, de raideur disgracieuse dans les tentures, de minutie, d’ordre insupportable, de régularité fatigante dans les détails ; la fameuse tapisserie sur son métier, une corbeille pleine de vêtements d’étoffes sombres, pour les hospices, un grand Christ en croix, copie de Rubens ; une Bible imposante dans son étui de chagrin noir, tout cela avait un cachet si terriblement sombre et froid, que M. Zachary sentit comme de petits frissons qui lui tombaient sur les épaules…

C’était toujours bien cela. Voilà le cadre, le vrai cadre qui convenait à la gravité de miss Crach. Et, lorsqu’elle entra, le tableau fut complet.

Elle entra de son pas mesuré, fronça les sourcils en apercevant le parapluie bleu dégouttant d’eau dans son coin, et, toisant M. Crupp, elle lui demanda d’un ton peu hospitalier ce qui lui valait l’honneur de sa visite.

M. Zachary sentit les petits frissons lui glisser de plus en plus froids dans le dos.

— Dix degrés sous zéro, murmura-t-il ; Zachary, tiens ferme !

Miss Crach offrit gravement une chaise au bonhomme.

Miss Théodosia était vraiment bien, bien aimable… M. Crupp en était confus.

— Ma visite n’avait d’autre but, madame, étant donné les temps d’épreuves que nous traversons, oui, les temps d’épreuves, je dis bien ; mon intention était donc de vous prier…, de bien vouloir…

M. Crupp soulève sa perruque d’un air embarrassé et jette un regard en dessous à la vieille demoiselle ; vraiment, l’art de Périclès et de Mirabeau n’est pas du tout dans les moyens du respectable gentleman, et nous devons bien avouer, à sa honte, qu’il faiblit visiblement. S’il ne s’était agi que d’un problème d’arithmétique, d’une règle de trois ou d’intérêt composé !

Miss Dosia est toujours impassible, les mains croisées sur son tablier à reflets, les yeux fixes sous ses lunettes, ses coques de cheveux gris lisses et régulières. Elle a l’air de dire :

— J’attends.

M. Crupp comprend cela parfaitement… Il admire beaucoup miss Théodosia et pense que si, par aventure extraordinaire, la foudre tombait à ses pieds, cela ne lui donnerait pas la moindre émotion, et qu’elle resterait tout aussi raide, tout aussi droite (si admirablement droite que M. Crupp la compare mentalement à quelque long manche à balai), tout aussi compassée dans son fauteuil. Comment M. Crupp va-t-il penser à la foudre maintenant ? Comment peut-il s’écarter ainsi de son sujet ? Il n’en sait rien lui-même et serait aussi en peine d’expliquer ce phénomène que le froid glacial qui l’envahit des pieds à la tête, paralysant toutes ses facultés… Après un assez long silence, il se décide, à défaut d’autres moyens, et sans plus de précautions oratoires, à prendre définitivement le taureau par les cornes ; il continue donc, en parlant très vite et d’un air déterminé :

— Sachant tout l’intérêt que vous portez à M. Neddy et à sa fille…

Miss Crach fronce les sourcils.

— Enfin, madame, pour aller droit au but et parler sans détours, j’espérais que vous voudriez bien vous charger…, M. Zachary plonge dans une de ses poches et en retire un sac de toile grise assez rebondi, de leur faire parvenir ceci, comme une ancienne dette, un recouvrement oublié, une restitution…, que sais-je ? moi.

M. Crupp ne se dissimule pas la gravité de la situation, et, arrivé à cette partie importante de son discours, il s’arrête encore, autant pour se concerter avec lui-même sur la marche à suivre que pour reprendre haleine et défaire le bouton de son col qui le serre. Inutile de vous dire qu’il est très agité ; il se trémousse sur sa chaise, fait sauter sa perruque, s’éponge le front avec son foulard, tout cela, par mouvements saccadés et de façon fort répréhensible. Miss Crach en est visiblement choquée et le contemple d’un air peu encourageant, à travers ses lunettes bleues.

— Il y a là vingt-cinq mille francs, continue le bonhomme, sans se douter de l’effet qu’il produit ; c’est peu, hélas ! bien peu ! mais j’ai pensé…, non, d’autres ont pensé qu’une fois tout vendu (M. Zachary tousse légèrement), et la liquidation terminée, il ne leur restera rien, rien, madame, et ceci vaut toujours mieux que rien. L’enfant n’a plus de dot, n’est-ce pas terrible à penser ? C’était, il y a un mois, une des plus riches héritières de la Grande-Bretagne ; aujourd’hui, plus rien.

— Qu’elle travaille, dirent les lèvres fines de miss Crach, sans qu’un muscle de son visage ait changé, sans que sa physionomie ait pris une expression quelconque, autre que son calme sévère et froid.

— Qu’elle travaille ! Elle ! Par exemple, voilà une idée qui n’était pas venue à Me Crupp… Elle, l’enfant, travailler !… Pauvre chère mignonne !…

— D’autres l’ont fait, d’autres le font.

— Non, s’écria-t-il brusquement ; non, elle ne le fera pas. Miss Alice Beaumont travailler !

Et ces mots assemblés résonnaient d’une façon si choquante aux oreilles du bonhomme, que sa physionomie en prenait une expression tout à fait remarquable de colère et d’émotion.

— Voici donc une somme de vingt-cinq mille francs, reprit-il en changeant de ton ; vous vous chargerez de la leur faire tenir…, n’est-ce pas, vous le ferez ? Présentée par vous, cette offre, qui est une restitution, oui, madame, rien que cela, cette offre prend un caractère tout à fait acceptable ; du reste les personnes intéressées ne peuvent raisonnablement se mettre en cause, ce serait absurde ! Là-dessus, Me Zachary, n’ayant plus rien à dire et bien certain d’avoir gagné là une victoire, ramassa son chapeau qu’il avait placé sous sa chaise, ébaucha un salut respectueux et se disposa à lever la séance. Miss Crach le retint d’un geste plein de dignité :

— Un mot encore, Zachary ; cet argent est le vôtre ?

M. Crupp, pris au dépourvu, bredouilla quelque chose d’inintelligible en tortillant son chapeau d’un air embarrassé…, puis, jetant brusquement sous le bras cette partie intéressante de son habillement :

— Non, miss, non, ce n’est pas le mien, répondit-il.

— Du reste, la chose importe peu ; là n’est pas la question. Ce sont vos affaires, non les miennes… Si peu les miennes, que mon intention n’est nullement de m’en mêler, et que…, quant à mon intervention, — miss Crach appuya fortement sur le pronom possessif, — il n’y faut pas compter, Crupp… M. et miss Beaumont ne me sont plus rien, et je désire n’avoir rien de commun avec eux.

Impossible de rendre le ton sec avec lequel miss Crach prononça ces derniers mots.

— Rien !

M. Zachary n’en revenait pas.

— Rien ! Cependant, miss…

— Pas un mot de plus à ce sujet, je vous prie…

Miss Crach se leva, prouvant ainsi de façon péremptoire que l’incident était clos et qu’elle était décidée à borner là la conversation.

C’était une maîtresse femme ; M. Zachary la connaissait bien… ; il savait que personne, personne au monde ne la ferait revenir sur sa décision. Il reprit donc son sac de toile grise, poussa un profond soupir de découragement, salua la vieille fille et quitta le parloir.

— Quelle femme ! quelle femme ! murmurait-il en regagnant la rue, quel roc !

XV

À vendre :

Grand et bel hôtel.

Mobilier splendide garnissant ledit hôtel et comprenant :

Quatre salons de réception, un fumoir, bois de chêne et Gobelins.

Une salle à manger, ébène et argent.

Plusieurs chambres à coucher, dont une de jeune fille Faille blanche et bois de rose…

Riche galerie de tableaux anciens et modernes.

Collection de chinoiseries et objets d’art, etc.

Pour le catalogue, s’adresser au concierge ; et là, une main gigantesque qui indiquait la marche à suivre pour arriver à ce personnage important.

Telles étaient les affiches dont les portes et les murs de l’hôtel Beaumont étaient émaillés, 80 centimètres de haut sur 50 de large, des lettres d’un pouce, incomparables, et des énumérations à l’infini :

À vendre, à vendre, à vendre…

À vendre : Une serre, collection de camélias, orangers, lauriers, azalées, bégonias, glycines, palmiers.

Collection de bengalis, oiseaux de paradis, colibris, tourterelles…, etc.

À vendre : Chevaux de selle, un poney d’Irlande, deux arabes tout blancs…

Alors des boudoirs, des parloirs, des chambres de travail.

Et l’on visitait tout cela…, on comparait, on examinait… Voilà une distraction comme une autre ; on tâtait les étoffes :

— Ceci était bon, solide…

On estimait irait-on bien jusqu’à quarante livres pour ce piano d’ébène ? Et aussitôt, quelqu’un essayait un air d’opérette en vogue et s’arrêtait en disant « L’instrument est bon. »

On se proposait d’assister à la vente publique, ce serait très curieux, et l’on faisait de grandes croix au crayon rouge dans les marges du catalogue…

À vendre, à vendre, à vendre !

À vendre : Élégant mobilier garnissant une chambre de jeune fille…

Que pensait le génie de cette pauvre chambre « faille blanche et bois de rose, » comme disait le prospectus ?…

Que pensait le brillant soleil qui y entrait ce jour-là, comme tous les matins ?…

Que pensaient tous les êtres mystérieux, qui voltigeaient invisibles et désolés dans cette triste chambre, que pensaient-ils de cette profanation ?

Que pensaient-ils des pieds lourds et boueux qui laissaient de larges empreintes de clous dans les roses du tapis ? et des grandes affiches jaunes et des affreux numéros collés sur chaque chose ?

À vendre, à vendre, à vendre…

Le pauvre petit grillon gémissait dans la cheminée ; la madone, sur la bibliothèque, levait vers le ciel ses grands yeux de marbre d’un air navré… La pendule ne marchait plus, et les anges du plafond se cachaient le visage dans les mains ; ils pleuraient ! Ils pleuraient le bonheur envolé, la fée disparue, tant de beaux jours qui avaient fui et qui ne reviendraient plus…

La dernière rose mourait dans son jardin de porcelaine, quand une des portières de soie blanche fut soulevée lentement et livra passage à celle dont le rire avait si longtemps égayé, animé cette fraîche retraite et qui y pénétrait ce jour-là pour la dernière fois.

Elle y entra d’un pas ferme, sourit tristement à la glace qui reflétait cette gracieuse tête de jeune fille, un peu pâlie, un peu amincie, plus grave, avec une teinte de mélancolie, que, certes, miss Beaumont n’avait jamais eue jusque-là ; mais toujours fière, hautaine ; ironique et dédaigneuse par moments. Elle s’arrêta sur le seuil, enveloppant l’ensemble d’un regard indéfinissable, marcha lentement jusqu’à l’armoire à glace, regarda sans voir les piles de linge qui y étaient amoncelées, et rejetant brusquement tout un carton de dentelles blanches qui s’éparpillèrent çà et là sur le tapis, elle en retira une poupée cassée, fanée, qui rappelait l’enfant, l’enfant bruyante, le petit brise-tout qui embrassait tant ses babies qu’il leur enlevait toutes leurs couleurs :

— Dolly, Dolly, auriez-vous jamais cru que cela fût possible, ma vieille chérie ?

Et miss Beaumont eut un sourire que ses adorateurs ne lui connaissaient certes pas et que on ne connaissait pas non plus… Si on l’eût vue sourire ainsi, on se fût tu bien certainement…

Pauvre lady Fauvette !

Tous les souvenirs insignifiants, toutes les grandes joies naïves de sa vie d’enfant lui revenaient en foule à la mémoire…

Une poupée neuve, ce n’est rien ; un peu de cire, des yeux d’émail, des cheveux de lin, rien, une marchandise en vente, voilà ; mais une vieille poupée abîmée, pâlie, fanée, qui a servi, qui a joué, une vieille poupée, c’est un être…, quelque chose, cela vit… ; la poupée, c’est l’enfant tout entière ; on juge l’enfant par sa poupée comme, plus tard, la jeune fille par sa chambre, et bien souvent on se fait une idée de ce que sera cette chambre par le plus ou moins de soin de la petite fille pour ses poupées.

Dolly, cette vieille Dolly avec ses cheveux blonds ébouriffés, ses joues blanches, ses grands yeux fixes et je ne sais quel air gai, fin, hardi, avait été la première et la dernière, la poupée chérie, la favorite, vingt fois abandonnée et vingt fois reprise, toujours aimée. Elle avait eu le premier sourire, elle avait séché la première larme, elle était l’enfant, la Dolly par excellence. Neuve, c’était un miracle de poupée ; vieille, elle parlait du passé… Et qui dira ce qu’il y a de poésie dans une vieille poupée ? Qui dira tout ce qu’elle répète de petits riens touchants, d’adorables conversations naïves, de mots bégayés, de choses incomprises ? Qui dira ce qu’elle rappelle ! et tout ce que racontent ces yeux clairs, immobiles dans leur orbite de cire rose ?…

Une grosse larme brillait au bord des cils bruns de la jeune fille, quand elle remit Dolly dans son armoire.

— Tant de fleurs fanées !

Elle alla vers la fenêtre et, prenant la dernière rose flétrie dont les pétales tombaient un à un sur le tapis :

— Bah ! elles ont bien fait de mourir, dit-elle de son même petit ton sec d’autrefois, — un passé qui datait de huit jours. Qu’elles se fanent toutes, qu’elles meurent toutes ; on ne les emportera pas au moins. Oh ! j’ai bien du chagrin, murmura-t-elle avec un soupir navrant… Plus rien, plus rien !…

Et malgré toute sa fermeté, ses petites mains se tordaient et ses yeux se remplissaient de larmes… C’était une scène affreuse et déchirante dans sa simplicité. Ces grandes affiches jaunes avaient quelque chose de sinistre, et ces mots constamment répétés : À vendre, à vendre…, un air d’ironie cruelle qui navrait.

La veille, riche héritière ; le lendemain, plus rien. Voilà la vie ; place à d’autres !

Oh ! si le rêve avait été brillant, le réveil était terrible ! d’autant plus terrible pour cette enfant aimée d’une fée capricieuse qui l’avait comblée de tous ses dons pendant dix-sept ans et qui les lui retirait brusquement, sans transition… Aussi combien souffrait ce petit cœur si fier, si gai hier, paré de toutes ses illusions, gâté par le bonheur, si éprouvé aujourd’hui !… Le voile se déchirait, montrant enfin la réalité ; les illusions s’envolaient une à une, à tire-d’aile. Combien elles étaient pénibles, les pensées de cette pauvre enfant jetant un dernier regard d’adieu à ce qui avait été sa chambre : un riant petit nid chaste et blanc, sacré pour tous jusqu’alors, et dont on énumérait maintenant les moindres détails sur des affiches d’un pied de haut, et des réclames que le monde lisait :

Chambre de jeune fille Faille blanche et bois de rose… »

Oh ! ils pouvaient pleurer, les anges ! se cacher les yeux pour ne pas voir cette profanation et se boucher les oreilles pour ne pas entendre ces voix sonores, résonnant, froides et indifférentes, dans cette maison désolée.

C’était d’un triste à faire pleurer, et le regard d’Alice, quand elle quitta pour toujours cette chambre calme, où sa rieuse enfance s’était écoulée insouciante et folle comme un rêve tout rose, ce regard et cet adieu étaient bien tristes aussi.

Elle s’arrêta sur le seuil. Le soleil, un beau soleil de midi, tout doré, brilla une seconde dans ses cheveux blonds, puis la porte se referma lentement avec un long soupir de regret et d’adieu pour l’enfant bien-aimée qui l’avait ouverte et fermée tant de fois.

… Que la bénédiction de Dieu l’accompagne dans cette nouvelle vie sombre et triste qui va commencer pour elle, et qu’il fasse luire un autre jour de soleil, gai et resplendissant, un jour de paix et de bonheur pour compenser les larmes de celui-là.

Que Dieu la conduise dans ce nouveau chemin inconnu, où son pied se heurtera à bien des cailloux, sa main à bien des épines et son cœur à bien des déceptions…

Qu’il la conduise et l’éclaire !

La porte se referma sur Alice, qui se trouva toute seule dans le couloir.

C’était fini ; elle ne reverrait plus jamais toutes ces choses gracieuses au milieu desquelles elle avait vécu jusqu’alors…, tous ces petits trésors rassemblés à grand’peine, à grand frais souvent et qui formaient un ensemble adorable ; tous ces riens que sa présence animait, auxquels sa jeunesse rieuse et folle donnait une vie, un air indéfinissable de gaieté chaste, angélique, naïve et qui étaient si bien elle-même, sa vie, son moi ! ces mille choses insignifiantes, sans nom, qui prenaient une physionomie mélancolique ou gaie, suivant l’impression du moment ; qui riaient de son rire, pleuraient avec elle, respiraient son parfum, aimaient ses fleurs préférées…, parlaient de ses goûts, de ses caprices ; tous ces confidents dévoués, auxquels elle tenait comme à de vieux amis et qui l’avaient consolée, aimée, comprise… ; auxquels souvent, d’un regard, elle avait dit bien des choses qu’elle ne s’avouait pas à elle-même. Non, elle ne reverrait plus jamais ces êtres inanimés qui sont cependant, qui existent, qui ont l’air d’avoir une âme et de penser souvent, qui avaient été lady Fauvette autant qu’elle-même, et qu’on vendrait aux enchères le lendemain ; qui seraient dispersés, dépareillés, qu’on enlèverait de là pour les conduire où ? Dieu sait !… qui étaient moins à elle maintenant qu’aux inconnus qui venaient les regarder ; elle n’avait plus de chambre, plus de maison, plus rien !… Et cependant elle releva la tête fièrement, tandis qu’elle descendait le grand escalier, et prit son air le plus hautain en traversant la foule des curieux qui encombraient le vestibule et les antichambres ; elle sourit même en tâchant de calmer son chien qui aboyait furieusement après ces personnages inconnus qui parcouraient l’hôtel en tous sens, comme en pays conquis.

— Paix ! César ; taisez-vous, lui dit-elle en le flattant de la main. Vous n’avez plus rien à dire ici.

C’était un caractère, un caractère élevé et grand, que cette enfant de dix-huit ans. Elle ne voulait de la pitié de personne !

— C’est miss Beaumont, disait-on en la regardant. Oui, ce doit être elle. Quelle morgue, quelle insouciance !

Et en effet, son air indifférent, sublime pour qui savait ce qu’il y avait de larmes, de douleur intense, de désespoirs cachés sous ce masque impénétrable et froid, plus dédaigneux que jamais, devait paraître étrange à ceux qui ne la connaissaient pas et ignoraient ce que son cœur, son orgueil et sa fierté souffraient ! Elle traversa la serre, où quantité d’amateurs s’extasiaient devant les superbes collections de camélias et de tubéreuses, puis, ouvrant une des grandes portes-fenêtres encadrées de lianes, se trouva dans le bureau de M. Ed. Beaumont ; toujours la même chambre sombre et silencieuse, où le bruit n’arrivait qu’affaibli, presque perdu sous les lourdes tentures des Gobelins, où le soleil, qui y pénétrait à peine du reste, produisait de si singuliers effets de lumière et d’ombre, qu’on croyait, par moments, voir se profiler quantité de figures étranges, insaisissables sur les murs et derrière les tableaux… Dans cette chambre énorme, d’un luxe simple et grandiose, riche de curiosités artistiques, de merveilles introuvables, deux hommes écrivaient devant le bureau-ministre encombré de papiers.

Tous deux tournaient le dos à la porte ; aussi ils ne virent pas Alice qui entrait doucement et s’arrêta quelque temps à les regarder ; enfin, s’approchant à petits pas :

— Père ! c’est moi, murmura-t-elle en embrassant Beaumont occupé à écrire fiévreusement.

L’ancien banquier était bien changé. Ses yeux noirs qui brillaient d’un éclat fébrile, ses joues hâves et pâles, ses cheveux grisonnant sur les tempes disaient les longues et affreuses souffrances qu’il avait endurées avant de s’avouer vaincu, les nuits terribles qu’il avait passées et tout ce qu’il souffrait encore, ce père qui adorait sa fille et qui l’avait ruinée. Il leva la tête, et toute sa physionomie s’éclaira quand il aperçut Alice.

— Pourquoi n’êtes-vous pas restée chez les Barcley, comme ils vous en avaient priée, ma Fauvette ? Pourquoi être venue ici aujourd’hui, quand vous pouviez si bien vous épargner ce chagrin ?

— Et vous, père ? demanda-t-elle en souriant.

— Moi ? oh ! moi, c’est autre chose, enfant ; il le fallait bien. Tenez, voilà Zachary, à qui j’avais donné rendez-vous pour différentes affaires… ; et du doigt il montrait le personnage muet qui semblait profondément enfoncé dans ses calculs.

Alice alla vers le bonhomme et, lui tendant les deux mains :

— Bonjour, mon vieux Crupp.

— Toujours la même ! murmura le digne Zachary en la contemplant…

Il fut pris subitement d’une quinte de toux on ne peut plus désagréable.

— Comment… hum ! hum !… vous portez-vous, miss Alice ?

— Bien, oh ! bien, je vous remercie.

— Je suis heureux… hum ! hum !… autant qu’on peut l’être après des événements aussi… Ne faites pas attention, miss, je me trompe. Enfin, la vérité est que je suis réellement satisfait d’avoir à vous annoncer… une bonne nouvelle.

— Une bonne nouvelle !

Elle sourit d’un air incrédule, en répétant :

Une bonne nouvelle, dans un pareil moment !

Maître Zachary atteignit, par gradations à peu près insensibles, la nuance cramoisie d’un homard cuit à point.

— Oui, miss.

— Que dites-vous là, Crupp ? demanda Beaumont, quittant pour un instant ses grands livres.

— Je dis, monsieur Ned…, je dis… Vraiment, la question est si délicate, si difficile à aborder ! Enfin, quelqu’un, une personne…, qui devait depuis longtemps une somme…, minime à la maison Beaumont…, mille livres, miss Alice, pas un penny de plus. Cette personne, se trouvant aujourd’hui en position de rembourser sa dette, vous prie de bien vouloir accepter les mille livres en question, plus les intérêts à cinq pour cent pendant dix ans, ce qui fait une somme totale de…

— Le nom de cette personne, Zachary ?

— Son nom, monsieur ?

Le bonhomme tressaillit violemment.

— Son nom ? Elle n’a pas de…, ou du moins désire garder l’anonyme.

— Et moi je veux savoir ce nom.

Le vieux caissier regarda son patron d’un air effaré, et, entre nous, j’ai idée qu’il eût mis n’importe qui à sa place, dans son paletot orange, avec grand plaisir.

— Je vous assure, monsieur Ned, je vous jure…

— Oh ! ne jurez pas, je vous en prie, Zachary, ne jurez pas ! dit Alice en lui prenant les mains. Regardez-moi bien en face, là…, ne parlez pas ! Voulez-vous que je vous dise le nom du débiteur inconnu ?

Maître Crupp fit vivement un geste de dénégation énergique.

— C’est, c’est…

— Non, miss, non, mille fois non !

— C’est vous, mon fidèle ami.

— Moi ?

Il aurait fallu voir l’air de stupéfaction avec lequel le bonhomme accueillit cette réponse et ses regards indignés. Eût-il été accusé de vol ou d’assassinat qu’il ne s’en serait pas défendu avec plus de chaleur.

— Moi !

— Et vous avez pu croire, Crupp, que nous consentirions à ce que vous vous dépouilliez ainsi pour nous ? Oh ! c’est mal, c’est mal !

— Mais, monsieur, quand je vous répète…

— Non, ne me dites plus rien.

— Eh bien ! je parlerai cependant. Ce sera la première et la dernière fois que je vous aurai désobéi depuis votre enfance, monsieur Ned ; mais enfin je veux parler, je veux dire une bonne fois ce que j’ai sur le cœur. Personne ne m’en empêchera. Sommes-nous dans un pays libre, monsieur ? oui ou non, sommes-nous dans un pays libre ?

Miss Alice, ma chère mignonne, quand j’avais quinze ans et que j’étais un pauvre petit malheureux sans pain, sans abri, M. James Beaumont, votre grand-père, me prit à son service sans recommandations d’aucune sorte et suivant en cela l’impulsion de son bon cœur. Je n’étais bon à rien alors ; je le servis fidèlement…, oui, j’ose le dire et je suis fier de le dire, je le servis trente ans et je le servis fidèlement !… À sa mort, M. Edward Beaumont me continua cette confiance dont je sus me rendre digne. Dites-lui, monsieur Ned, dites-lui que vous n’eûtes pas à regretter, pendant les derniers dix ans qui viennent de s’écouler, d’avoir honoré Zachary Crupp de votre confiance, et que ce fut toute sa vie un honnête et fidèle serviteur de la maison !… Dites-lui que, pendant quarante ans qu’il fut le caissier de Old London & Hull Bank, il a rempli honorablement les devoirs de sa charge !

L’honnête Zachary s’arrêta un instant, comme suffoqué par l’idée de ce qu’il avait encore à dire ; puis, faisant un effort, il reprit :

— Vous savez que j’ai vécu jusqu’à présent comme un vieux hibou de célibataire inutile et égoïste, dont le seul rayon de soleil était votre sourire, mademoiselle ; vous savez que j’étais avare et sobre et que je dépensais bien peu, quoique gagnant beaucoup…, beaucoup trop, je l’ai toujours dit à votre père, deux cent vingt livres. Je ne valais pas autant ; on eût trouvé cent comptables pour un à moitié prix ; il n’a jamais voulu comprendre cela. J’ai mis tous les ans une petite somme de côté, me disant : « Quand l’enfant sera grande et qu’elle se mariera, je veux lui faire un cadeau de noce, mais un cadeau de noce superbe, qui me fasse honneur et dont je sois fier… » Il s’est trouvé que la tirelire était mieux garnie que je ne pensais ; tant mieux. Cet argent n’est pas à moi ; on me l’a donné alors que je ne le méritais pas ; on a continué à me le donner alors que je ne le méritais plus… Je n’en veux pas, je n’en ai que faire ; il appartient à la maison Beaumont, que Dieu bénisse ! qu’il retourne à la maison Beaumont… Il me brûlerait les doigts…

Je suis seul au monde, je n’ai ni famille ni enfants ; personne ne m’aime et je n’aime personne, personne que M. Ned et vous, miss Alice.

Maître Zachary fit une pause, toussa une bonne fois, de façon à se rendre la voix claire pour longtemps, et, regardant la jeune fille d’un air de doux attendrissement :

— Rendez-moi bien heureux en acceptant cette petite somme, miss Alice. Oh ! je vous en prie, ne me refusez pas !… Ne faites pas ce chagrin à votre vieux Zachary, qui si souvent vous a fait sauter sur ses genoux quand vous étiez un bébé ! Ne lui faites pas ce chagrin, il vous aimait tant, tant !

Le pauvre vieux n’en dit pas davantage ; il pleurait à chaudes larmes, tenant d’une main sa tabatière, brandissant de l’autre le fameux sac de toile grise qu’il tendait à Alice.

— Prenez-le, mignonne aimée ; prenez-le, je vous en prie.

— Pour rien au monde, Crupp. C’est me connaître bien peu que de m’offrir pareil sacrifice, avec l’espoir que j’accepterais. Moi, moi, vous dépouiller ainsi ! Le jour où je ferai cela, vous pourrez dire que je suis bien changée.

— Dès son enfance, elle montra du caractère, murmurait le bonhomme, tendant toujours son sac.

— Non, non, reprenez votre argent ; il est à vous, bien à vous… Méprisable et vil serait celui qui en accepterait seulement un demi-penny. Vous êtes un bon cœur dévoué, Crupp. Elle lui prit la main et la serra dans les siennes :

— Un généreux et fidèle ami, et Dieu sait qu’ils sont rares !

— Oh ! mon enfant ! mon enfant ! sanglotait le vieillard en baisant les petites mains qu’on lui abandonnait sans résistance…

— Ne me refusez pas…, pauvre ange…, si jolie…, si fière et rien, rien… Que vont-ils faire, mon Dieu ! Prenez, voyons… la moitié… Voulez-vous ?

— Plus un mot à ce sujet, ou nous nous fâcherions.

— Monsieur Ned !…

Elle a raison, Crupp, toujours raison ; du reste, franchement, nous n’avons que faire de cet argent, et tant que miss Beaumont aura son père j’espère qu’elle ne manquera de rien, ajouta fièrement le banquier en embrassant sa fille ; pour moi, tous les trésors de la terre, tous les diamants de Golconde et tout l’or du Pérou ne valent pas une des boucles de cette petite tête-là.

XVI

Il était dix heures du matin ; un jeune groom en culotte courte ouvrit doucement la porte de la chambre à coucher où lord Linsbury reposait.

— Monsieur ! dit-il en s’approchant du lit.

Pas de réponse ; lord Linsbury dormait à poings fermés.

— Monsieur ! continua le jeune garçon en haussant la voix, il est dix heures !… Dix heures, milord, dix heures !…

Ce dernier « dix heures » s’éleva à un diapason si formidable, qu’on eût pu le prendre tout aussi bien pour un roulement de canon que pour la voix un peu forcée d’un jeune homme si petit, et qui, du reste, n’avait fait aucune étude préalable dans ce genre de vocalises.

— Hein ! qu’est-ce que c’est ? Mille diables, Bob, le feu est-il à la maison ?… Qu’y a-t-il ?… Pourquoi faites-vous ce tapage infernal ? Trouvez-vous par hasard que votre maître dort trop depuis un mois ? Dites, monsieur, le trouvez-vous ? Croyez-vous que l’affreuse déception qu’il vient d’éprouver ne suffit pas amplement à mettre un homme de cœur hors de ses gonds, à le réduire à un état misérable ?… à l’empêcher de dormir, monsieur, à lui donner des nuits blanches particulièrement désagréables et tout à fait pernicieuses pour la santé d’un gentleman sensible et bon, qui est tout âme, tout cœur, tout sentiment ?…

Lord Linsbury poussa un profond soupir accompagné de bâillements prolongés, et regardant son groom d’un air douloureusement langoureux, bien fait pour inspirer la pitié :

— Oh ! mon garçon, dit-il, la vie est une vallée de larmes…, passez-moi mes chaussettes, une triste et désolante comédie, un affreux martyre, Bob, pour ceux qui, comme votre maître, ont le cœur tendre ; ma robe de chambre, s’il vous plaît, là, dans l’armoire à glace, petit maladroit. Comme je l’aimais ! comme je l’aimais ! Personne au monde. ne saura avec quelle passion !

Lord Linsbury se laissa tomber dans un fauteuil d’un air languissant.

— J’en mourrai !

Puis, changeant de ton :

— Je vous ferai remarquer, petit nigaud, que j’attends toujours ma robe de chambre…, et que je n’ai pas, non vraiment, que je n’ai pas chaud du tout.

— Voilà, milord !

Le petit groom se mit en devoir de vêtir son maître, tout en regardant ce dernier d’un air moqueur.

— Milord n’est pas malade ?

— Malade… de cœur, mon ami.

Lord Linsbury avait à peine endossé sa robe de chambre que la porte, s’entr’ouvrant, livra passage à un individu très élégant et connaissant à fond les belles manières, qui fut annoncé comme « le coiffeur de milord. »

Le coiffeur de milord entra d’un pas grave, ainsi qu’un homme qui connaît sa valeur, tandis que le groom s’éclipsait, après s’être, au préalable, enquis de ce que monsieur désirait pour son déjeuner :

— Un blanc de volaille, des côtelettes, deux perdreaux ?

— Ne me parlez pas de ces détails essentiellement prosaïques, Bob. Malgré tous mes efforts, je ne parviendrai donc à faire de vous qu’un petit valet mal dressé et absolument dénué de distinction ? C’est un de mes grands chagrins ! Je n’ai guère d’appétit, ajouta Arthur Linsbury, vous me donnerez du thé…, du thé et des confitures…

Il n’avait pas fini que le petit groom, faisant un profond salut, s’envolait vers l’office, afin d’y commander le déjeuner peu substantiel de son maître. Milord Linsbury, de Linsbury Park (Sommersetshire), marcha à pas lents jusqu’à sa table de toilette et abandonna sa tête intéressante aux soins très appréciés de M. Tarquin Pickering. Avant de commencer l’opération délicate qu’on appelle la coiffure d’un gentleman, cet artiste distingué demanda si milord dînait en ville ou à son club, s’il se promenait à cheval jusqu’au Park, ou s’il comptait faire des visites ; en somme, quel genre de coiffure milord désirait.

— Le genre ! le genre a une importance considérable, et telle raie qui conviendrait parfaitement pour un pique-nique de garçons serait fort déplacée à un dîner prié.

Milord n’ignorait aucune de ces particularités et s’en rapportait entièrement au bon goût de M. Pickering. Il ne dinait ni en ville ni à son club ; probablement ne dînerait-il pas du tout… ; quant aux visites…-lord Linsbury eut un pâle sourire — il n’y fallait pas songer. Lord Linsbury était affecté d’un spleen affreux, occasionné par des peines de cœur d’une nature essentiellement éthérée et qui le réduisait à un état de mélancolie voisin du désespoir, dont rien, rien ne pourrait le distraire.

— Tels sont les tourments que j’endure, Pickering, depuis un mois, jour et nuit. Coiffez-moi donc simplement, sans prétention, et ainsi qu’il convient à un homme dont le cœur et l’âme sont en deuil.

— Je vois ce qu’il faut à milord ; dans sa situation d’esprit, on ne peut raisonnablement lui faire que ce que nous appelons, en coiffure, une tête à la Werther.

Le mélancolique Arthur s’enfonça dans son fauteuil, ferma les yeux à demi et abandonna sa chevelure aux rares capacités et aux mains habiles de M. Tarquin Pickering.

— Linsbury, Linsbury, êtes-vous fou, très cher ?

— Ah ! c’est vous, Halifax !

— Eh oui, c’est moi. Pourquoi vous faites-vous mettre des papillotes ? Dites-moi, nous ne sommes pas en carnaval, que je sache ; il faut que vous ayez perdu le sens commun…

Là-dessus, M. John Halifax partit d’un immense éclat de rire, qui scandalisa M. Pickering au point de lui faire abandonner pour un instant ses fers à friser.

— Est-ce vous, Tarquin, qui avez conseillé à milord cette diable de sotte coiffure qui le fait ressembler à un amoureux de la reine Beth ?

— Oui, monsieur, c’est moi, répondit d’un air digne le coiffeur à la mode.

— Eh bien, je ne vous en fais pas mon compliment ; ainsi, voilà à quoi vous passez votre temps, Arthur, vous vous faites coiffer, pomponner, bichonner, ni plus ni moins que le toutou favori de miss Arabella Lhort, du théâtre de Drury-Lane ? Voilà pourquoi on ne vous voit plus nulle part ; vous vivez en chartre privée depuis quinze jours, laissant les gens raisonnables faire toute espèce de commentaires impossibles sur votre disparition mystérieuse. Figurez-vous que le bruit courait que vous vous étiez fait enlever par une jeune et belle inconnue qui vous adorait.

Lord Arthur prit un petit air fat :

— Hélas, combien on se trompait, mon pauvre Halifax ! je suis malade…, oh ! bien malade ; j’ai le moral attaqué !…

La douleur de M. Linsbury fit tout à coup explosion :

— Vous ne pouvez vous faire aucune idée, John, de ce que je souffre, c’est affreux…, j’en mourrai ! Pickering, le flacon de sels, s’il vous plaît.

— Voilà un animal qui devient absolument ridicule ! murmurait Halifax en contemplant son ami ; assez de singeries, mon garçon !… Voilà qui est bien. Que diable, vous vous donnez des airs de petite-maîtresse à mourir de rire ! Monsieur a des faiblesses, des vapeurs, il se sert de vinaigre aromatique et se fait coiffer à la Werther ; délicieux ! Allons, secouez-vous une bonne fois, Arthur, et venez chez Schult avec moi.

— Chez Schult, monsieur ! vous n’y pensez pas ?…

Et cette pauvre victime d’une passion malheureuse, jetant à Halifax un regard indigné, replongea son nez aristocratique dans l’élégant flacon de sels, éternua bruyamment comme un homme qui reprend un peu possession de lui-même et, s’adressant à son coiffeur :

— Continuez, Tarquin. Chez Schult !… Aïe, faites donc attention, vous m’arrachez les cheveux !… Chez Schult…, aujourd’hui ! Hélas, vous ignorez sans doute, John, qu’il y a un mois jour pour jour que je la vis pour la dernière fois ! Elle m’apparut alors comme un sylphe, une vision, un rêve !… Et depuis, que d’événements !… je n’y survivrai pas ! Tuez-moi, mon pauvre ami ; vous ferez une bonne œuvre, une action généreuse en tranchant à jamais le fil des jours misérables de votre triste Arthur.

— Ta, ta, ta… Trêve à tout ce galimatias d’absurdités sentimentales !… C’est on ne peut plus bourgeois. Soyez un gentleman, que diable !

— Monsieur, vous insultez à ma douleur, à mon désespoir… ; je l’aimais, monsieur !

— Eh oui, vous l’aimiez !… nous l’aimions tous : Fairy, le petit Henry Shandon, Darley, Milton, votre ami Grenville et… moi-même. C’était une demoiselle diablement aimée. Par exemple, je parle au passé… ; aujourd’hui, c’est fini. Ils ont tous fait plus ou moins de folies, depuis lord Fullerton, qui conservait précieusement un de ses cheveux dans sa boutonnière, jusqu’à George Grenville, qui acheta dernièrement son cheval favori un prix fou… On dit qu’il lui a fait faire une stalle particulière, qu’il le soigne et le bouchonne lui-même ; c’est fort possible. Jusqu’à moi, qui vous parle, j’eus pour cette petite personne une passion… insensée ; entre nous, je songeai même un instant à la demander en mariage. Ma foi ! je me félicite de ne l’avoir pas fait ; une dot de 80, 000 livres, ou rien, savez-vous que cela change singulièrement la face des choses ?… Non, on ne se meurt plus pour miss Beaumont, la mode en est passée avec les roses blanches et les perles qu’elle affectionnait. On aime maintenant miss Rosa Doney et les chiens havanais. Une passion pour miss Rosa ! c’est de très bon ton ; on l’adore, voyez-vous ! Trois gentlemen ont voulu se noyer pour ses beaux yeux en un seul jour ; elle a un succès fou ! Si vous voulez me laisser faire, nous irons déjeuner chez Schult ensemble…

— Non, non, jamais, Halifax.

— Laissez-moi continuer, cela ne vous engage à rien nous déjeunerons chez Schult, et de là j’irai vous présenter à miss Rosa Doney. Qui sait ? Vous êtes capable d’en devenir éperdument amoureux à première vue. Pour être un parfait gentleman, il faut suivre la mode et n’adorer que les étoiles qui brillent… Aimer sans espoir est non seulement bête, mais essentiellement vulgaire. Or, le règne de miss Beaumont est passé, miss Doney lui succède, il faut prendre feu pour les charmes de miss Doney et devenir fanatique des chiens havanais, comme on était fanatique des roses et des bengalis il y a un mois. Maintenant, on offre aux demoiselles des corbeilles de petits bichons comme on offrait des gerbes de fleurs, alors que votre idole était considérée comme la jeune personne la plus riche et la plus charmante des temps modernes. Conduire un caniche en laisse, c’est le suprême du genre ! Allons, dites adieu aux airs penchés, donnez un bon coup de peigne à vos boucles à la Werther, et venez rendre hommage à la beauté du jour ; c’est une personne romanesque, vous lui plairez.

Lord Arthur Linsbury sembla réfléchir profondément pendant quelques secondes ; enfin, dénouant brusquement les cordons de son peignoir de toile blanche :

— Au fait, dit-il, pourquoi ne me coiffez-vous pas à la mode, Tarquin ?

— M. Tarquin Pickering avait remis son élégant pardessus et s’apprêtait à quitter la chambre.

— Milord m’avait dit qu’il ne sortait pas et désirait une coiffure qui s’accordât avec ses sentiments ; j’ai suivi ses ordres.

— Et vous m’avez fait une coiffure antique, ridicule, absurde !…

Le célèbre artiste n’en entendit pas davantage, il fit un salut gracieux et sortit majestueusement.

— Au diable l’imbécile ! s’écria Halifax ; dépêchez-vous, Arthur.

— Vous avez raison, mon cher, faites-moi le plaisir de sonner mon groom.

Halifax sonna. Bob parut.

— Allez m’acheter un bichon havanais, mon garçon, et vivement… Je ne déjeunerai pas ici, qu’on selle Lightning, je sors… Allons, dépêchez.

Une heure plus tard, milord Linsbury promenait ses airs penchés et son petit chien dans les allées de Green-Park, et, le soir même, miss Rosa Doney comptait un adorateur… et un chien havanais de plus.

XVII

Il n’y avait plus rien dans la grande maison désolée, plus rien que les murs nus, de la poussière, des araignées et de longues traînées de paille que le vent soulevait en gémissant, dans le vestibule et les grands escaliers.

Dans le jardin, plus un oiseau ; dans les serres, plus une fleur ; dans les chambres, plus un meuble… On avait tout emporté.

Le concierge, seul être vivant qui animât cette solitude, ferma à double tour la porte de la rue, et le bruit du pêne entrant dans sa gâche se répercuta en longs échos lugubres vingt fois répétés dans les chambres vides.

Qui eût reconnu l’hôtel Beaumont, naguère si rayonnant de gaieté, dans cette sombre demeure pleurant son abandon ?…

Qui eût reconnu cette jolie chambre blanche où le soleil entrait le matin en riant, tandis que les roses de la jardinière s’éveillaient à peine et que les oiseaux, du dehors, criaient :

— Paresseuses ! Paresseuses !

Oh ! on eût cherché vainement le soleil, ce jour-là, et les roses indolentes qui dormaient si tard le matin, et la fée rieuse dont la voix argentine résonnait dès l’aube, fraîche et pure comme un chant de fauvette… On eût cherché vainement aussi le grand génie aux ailes blanches qui, la veille encore, semblait protéger et défendre cette douce retraite, nid chaste et blanc, qu’un pauvre petit oiseau blessé avait quitté pour toujours.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le vent faisait un bruit effroyable ; il grondait sonore et monotone en s’engouffrant dans ces grandes cheminées désertes où aucun feu ne brillait ; il brisait les carreaux, faisait claquer les portes, soulevait bien haut les brins de paille oubliés dans les coins et secouait furieusement les affiches jaunes qui disaient, par l’intermédiaire de grandes lettres majuscules, que cette triste habitation était un splendide hôtel à vendre.

On avait fait de grandes additions sur les murs ; quelqu’un s’était même amusé à dessiner au fusain la charge très ressemblante d’un personnage officiel, peu sympathique et assez ordinaire du reste, qu’un hasard avait créé membre du Parlement…

Dans la serre, où la vente s’était faite, on voyait des empreintes de pieds grands et petits, allant en tous sens dans la poussière ; des feuilles desséchées qui roulaient avec un petit bruit sec, suivant l’impulsion du vent ; des pots à fleurs vides, renversés, inutiles, où de grandes araignées tissaient leur toile ; partout l’abandon, la décadence et la ruine ; la poussière couvrait tout et s’amassait en tas dans les coins.

Il n’y avait plus rien dans la grande maison désolée, plus rien qui rappelât l’enfant heureuse dont la jeunesse s’était écoulée insouciante et folle entre ses murs…

Le soleil avait lui longtemps, puis un grand orage ; le bonheur avait fui avec le soleil, et de gros nuages noirs cachaient à jamais le ciel bleu.

XVIII

M. et miss Beaumont étaient partis pour Saint-Pétersbourg. Un personnage influent et haut placé avait donné à l’ex-banquier des lettres de recommandation pour différentes maisons de cette ville, où il espérait trouver un emploi quelconque.

La liquidation terminée, les immeubles vendus, les valeurs réalisées et les 120, 000 livres de miss Crach ajoutées à ce total, la répartition aux créanciers avait été de soixante-deux pour cent, un dividende très acceptable par ce temps de crise commerciale, d’affaires nulles et de catastrophes financières… Aussi n’y avait-il pas eu de faillite ; Beaumont s’était retiré de là d’autant plus honorable qu’il était complètement ruiné, ce qui n’est pas toujours le cas des banquiers qui tombent.

À part une somme d’argent insignifiante qui appartenait en propre à miss Beaumont, d’un petit héritage qu’elle avait fait, et dont les intérêts accumulés depuis six ans, ajoutés au capital, donnaient à peine cent cinquante livres de rente, il ne leur restait rien de toute cette splendeur princière, de tout ce luxe au milieu duquel ils avaient vécu jusqu’alors.

M. et miss Beaumont arrivèrent à Saint-Pétersbourg au commencement de février ; c’était encore l’hiver ; or, l’hiver est une saison séduisante, dans les grandes villes russes. Alice fut éblouie par l’aspect grandiose des maisons de pierre, des rues blanches de neige ; la Néva était prise et on y patinait. Cette multitude de traîneaux, ce luxe, ce bruit, ce mouvement lui firent oublier un peu Londres qu’elle aimait tant.

Ils louèrent une jolie maison dans la rue Galunaïa ; on choisit une bonne, une gouvernante allemande pour Alice, puis Beaumont s’occupa de cette fameuse place de directeur dont lui avait parlé lord H…

Il fallait bien songer à l’avenir. C’était dur, pour un homme habitué à être son maître, à ne relever de personne, de devoir ainsi, sous le haut patronage d’un grand nom, solliciter un emploi dans cette ville inconnue, où des milliers d’individus arrivaient tous les jours dans le même but et s’en retournaient trop souvent sans l’avoir atteint. Enfin il le fallait ; il fallait trouver moyen de donner à Alice, sinon le superflu, du moins le nécessaire, et le nécessaire pour miss Beaumont n’était pas si peu de chose, élevée comme elle l’avait été. Elle, la pauvre enfant ! il ne fallait pas songer à lui faire faire quoi que ce fût ; les quelques métiers accessibles aux femmes étaient absolument impossibles pour elle, à son âge et avec son caractère… Lady Fauvette institutrice, demoiselle de compagnie ou professeur de musique ! Elle n’y pensa pas un instant… Lady Fauvette courant le cachet, par tous les temps, ses pauvres petits pieds dans la boue ! Lady Fauvette enseignant l’histoire ou la géographie, elle que la seule idée d’un travail sérieux, d’une étude ou d’une tâche imposée épouvantait !… Cette enfant hautaine, dédaigneuse, habituée à faire ses volontés et même ses caprices les plus excentriques… Lady Fauvette avec ses mouvements d’impératrice, son caractère absolu, indépendant et fier, ses idées fantasques… Lady Fauvette sous la domination de quelqu’un !

Cette idée-là ne pouvait venir à personne, et à Beaumont moins qu’à tout autre. Non, si quelqu’un devait travailler, c’était lui, le père…, et il ne faillirait pas à ce devoir ; au reste, l’ex-banquier avait repris toute sa force, toute son énergie ; depuis son départ de Londres, on eût dit qu’il se sentait plus léger de cœur et d’esprit, moins découragé. C’était une nouvelle vie qui allait commencer pour lui, et, après les angoisses horribles qu’il venait de traverser, après les moments d’incertitude affreuse, d’appréhension, de terreurs vagues, d’inquiétude, de désespoir qui avaient troublé son existence si heureuse, si brillante à la surface, terrible en réalité…, après la vie agitée, énervante qu’il avait subie pendant un an, tout changement qui amenait un calme relatif devait lui paraître acceptable.

Maintenant, c’était bien fini ; il était ruiné, pauvre, sans aucun espoir de revenir jamais à la position qu’il avait perdue et avec cette seule perspective d’être bientôt le subordonné de quelqu’un ; mais du moins, il était tranquille. Son esprit toujours tendu pouvait enfin se reposer ; il n’avait plus à s’inquiéter de ces échéances colossales, auxquelles il ne pouvait faire honneur qu’en vendant ses propriétés à un prix dérisoire ; l’idée de cette signature toujours à la veille d’être protestée ne troublerait plus ses nuits… ; tous ces grands intérêts qui s’agitaient autour de lui, cette responsabilité !… Et puis, toujours ce gouffre béant qui l’attirait, qui l’appelait, qui le fascinait et au fond duquel il lisait en lettres noires : Faillite !… ce mot terrible qu’il retrouvait partout, qu’il épelait vaguement sur le parquet ciré des salles de bal où les petits pieds de sa fille se posaient tout sautillants et moqueurs, ces jolis pieds mignons chaussés de satin blanc ; il semblait à Beaumont qu’ils allaient effacer une bonne fois les lettres fatidiques qui l’épouvantaient… La jeune fille avait passé, et le mot fatal s’étalait encore une fois, insolent, terrible, aux yeux du banquier ; rentré chez lui, il le suivait jusque dans sa chambre à coucher ; un vrai cauchemar ; le jour, Beaumont le retrouvait dans les tentures de son bureau, où le soleil semblait écrire lentement en lettres de feu :

Faillite !

Il se fût enfui au bout du monde pour échapper à cette obsession ; il eût vécu de la vie des galériens pour changer de vie. C’était horrible.

Tandis que là, à Pétersbourg, dans sa petite maison paisible, il se sentait renaître ; là, il était calme, et le calme, après cette agitation fébrile des derniers jours, le calme, c’était presque le bonheur. Là, dans cette ville immense, où personne ne le connaissait, il ne craignait ni le dédain des uns ni la pitié des autres ; là, il était bien certain de ne rencontrer aucun de ces hommes qui se détournaient pour ne pas le saluer… ; il rentrait dans la vie ordinaire ; il n’était ni à plaindre ni à blâmer. Il pouvait marcher la tête haute et, pourvu qu’il travaillât, se créer une aisance relative.

Une semaine après son arrivée à Pétersbourg, un matin, il embrassa sa fille, prit les lettres de lord H… et se dirigea vers la perspective Newsky ; un des bureaux de banque de la maison Tchourof cherchait un gérant, lui avait-on dit.

Les lettres de lord H… lui ouvrirent toutes les portes, et toujours, grâce à ce haut patronage, il fut accepté d’emblée.

La nouvelle vie allait donc commencer pour lui, la vie monotone, fastidieuse, toujours la même, due subordonné : partir le matin pour les bureaux, rentrer le soir, ne voir sa fille qu’une fois par jour et la laisser toujours seule avec cette vieille Allemande, bonne et douce créature, à la vérité, mais si nulle !

Dame Gründen avait bien la meilleure figure sereine qu’on pût souhaiter ; c’était une bonne et large physionomie sympathique, toute ronde, toute franche, simple et naïve, avec de grands yeux bleu pâle, un teint vermeil et de doux cheveux argent doré qui reposaient la vue.

Dame Gründen avait dû être une blonde fraîche dans sa jeunesse. Ses mains, blanches, potelées, tricotaient toujours. Le tricot était sa distraction, son passe-temps. Elle tricotait pour se donner une contenance ; elle tricotait en causant et bien souvent s’endormait en tricotant… Elle serait restée des heures à tricoter dans un fauteuil avec le même sourire béat sur ses vieilles lèvres. Pensait-elle ? Je ne crois pas.

Dame Gründen portait invariablement des bonnets rose tendre, qui allaient à ravir avec son teint frais.

Dame Gründen avait un excellent naturel, des manières douces, un air affable.

En somme, dame Gründen était l’idéal de la gouvernante. Elle ne parlait ni trop ni trop peu, n’était pas gênante, ce qui est énorme, faisait bien tout ce qu’elle entreprenait, avait un talent remarquable pour les crèmes fouettées, les beignets aux pommes, les confitures panachées et toute espèce de sucreries très fines, qu’elle exécutait dans la perfection et dont elle était, du reste, friande au possible, il faut bien l’avouer.

Cette vieille Allemande bonasse était le calme et l’ordre en personne ; elle avait un cœur d’or, une patience angélique, et, malgré toutes ces qualités, qui en faisaient une femme de charge accomplie, dame Gründen n’était pas bien amusante vraiment ; sa conversation n’avait rien de particulièrement attachant pour une jeune fille, et, entre nous, Beaumont n’avait pas tout à fait tort en la disant bien nulle.

Pauvre lady Fauvette ! le changement fut grand, terrible ! Elle avait des accès de spleen affreux.

Cette neige qui tombait toujours, toujours, sans interruption…, ces petites chambres mesquines auxquelles elle ne s’habituait pas…

Plus de piano, plus de chevaux, plus de luxe…

Elle souffrait et s’ennuyait de tout son cœur… Rien à faire, rien, rien ; de longues soirées qui n’en finissaient pas…, de longues journées seule à penser, et quelles pensées ! une vie sans but, inutile, désœuvrée ; l’enfant ne savait rien faire ; des ouvrages de main, elle n’en connaissait aucun, et, lorsque dame Gründen voulait lui en apprendre, elle essayait bien pendant quelques minutes, mais c’était si difficile !

Dame Gründen, l’excellente femme, s’était prise d’affection à première vue pour Alice. Le caractère fantasque de la jeune fille, ses manières un peu brusques et excentriques, son ignorance de tout ce qu’une femme sait l’étonnaient bien quelquefois ; elle ouvrait de grands yeux, en disant :

— Quelle singulière enfant !

Mais son bon vieux cœur aimant se sentait attiré vers miss Beaumont.

Ah ! dame Gründen comprenait bien ce que souffrait cette pauvre petite âme froissée qui ne se plaignait jamais ; elle aurait voulu pour tout au monde consoler Alice, la distraire, ramener le rire sur ces lèvres roses qui riaient si bien autrefois ; mais, malgré toute sa bonne volonté, elle n’arrivait à aucun résultat.

La jeune fille devenait chaque jour plus ennuyée, plus irritable, sa santé s’altérait…

Ces coups terribles et réitérés qui avaient fondu brusquement sur elle, tant de grandes douleurs inattendues avaient brisé ce cœur d’enfant, dont les gros chagrins, jusqu’alors, s’étaient bornés à la privation d’un bal, la mort d’un oiseau ou la perte d’un pari. Sans s’en rendre compte, sans se l’avouer à elle-même, elle regrettait sa maison, sa chambre, son cheval, ses fleurs, toute sa vie d’autrefois brillante et fêtée, cette vie d’enfant gâté que tout le monde flatte, adule et envie…

Elle avait besoin de bonheur ; sa beauté, fine, aristocratique, réclamait le luxe, voulait le succès.

Le changement avait été trop soudain ; elle s’étonnait qu’on pût être ainsi subitement transporté d’un monde dans un autre et en souffrait affreusement sans rien dire. Ses grands yeux profonds semblaient plus grands encore ; ses joues amincies devenaient d’une pâleur transparente qui faisait mal ; ses lèvres se décoloraient…

— Vous vous rendrez malade, mon enfant, disait la vieille Allemande ; il faut sortir, voir du monde, vous distraire.

— Vous croyez ? Eh bien, sortons.

Et elles sortaient ; mais à peine dans la rue, l’enfant en avait assez : il fallait rentrer bien vite… Cela lui semblait si drôle de sortir à pied !

Dans la maison, elle s’ennuyait à faire pitié…, ne parlant pas, maussade, indifférente à tout…, allant d’une fenêtre à l’autre, regardant les voitures, les traîneaux, les passants, la bousculade : Ils rient, ceux-là, disait-elle d’un accent étrange.

Et laissant retomber brusquement le rideau :

— Oh ! que je m’ennuie, Gründen, cette neige, toujours cette neige !

Alors dame Gründen, usant des grands moyens, cherchait dans ses vieux souvenirs, lui racontait comme à un bébé quelque vieille histoire enfantine ou lui lisait un passage de Goethe, « bien tendre, » de sa douce voix germanique, monotone et calme comme une berceuse.

Quelquefois Alice s’endormait paisiblement sur un fauteuil ; mais, le plus souvent, elle interrompait brusquement la vieille femme en s’écriant :

— Taisez-vous, taisez-vous…, c’est affreux ! et elle éclatait en sanglots.

Dame Gründen ne se fâchait jamais, c’était la patience incarnée ; elle faisait l’impossible pour calmer son élève et ne se plaignait pas. Du reste, l’enfant, qui, au fond, avait toujours son même bon petit cœur, lui passait bien vite les bras autour du cou et disait, de son air câlin en embrassant la vieille dame :

— Écoutez, Gründen, il ne faut pas m’en vouloir ; je vous aime bien, vous savez, mais j’ai le spleen… Je voudrais que nous fussions au printemps ; cet hiver me pèse, cette neige m’ennuie ! ce froid me tue !

Trois mois se passèrent ; et il arriva enfin, ce printemps !

Il revint tout gai, avec son brillant cortège d’oiseaux, de fleurs, de rayons de soleil, de parfums vagues…

Tout le monde quittait Pétersbourg pour la campagne, et, en quelques semaines, la grande ville devint calme, paisible et tranquille comme toutes les grandes villes d’Europe au printemps.

Alice sourit au premier rayon de soleil ; elle battit des mains quand elle découvrit la première violette sous les feuilles, dans leur petit jardin.

— Que c’est bon, le printemps ! s’écria-t-elle en embrassant son père qui s’en alla, ce jour-là, à son bureau, heureux comme un roi heureux.

Alice avait ri !

Il hâta sa besogne et rentra de bonne heure, avec un gros bouquet de lilas blancs.

— Où est lady Fauvette ? demanda-t-il gaiement en entrant dans le petit parloir.

Lady Fauvette était au lit ; elle s’était trouvée mal dans le jardin… Peut-être avait-elle pris froid…, et puis, le grand air vif !… Enfin, dame Gründen l’avait trouvée si pâle, si affaiblie que, par mesure de précaution, elle l’avait fait coucher.

Le père se sentit défaillir ; il laissa tomber sa gerbe de fleurs et ne fit qu’un bond jusqu’à la chambre où Alice dormait, blanche et calme comme un lis, ses boucles blondes éparses sur l’oreiller.

— Il faut un médecin ! s’écria Beaumont, et il courut en chercher un.

Quand le médecin arriva, la jeune fille dormait toujours ; il lui tâta le pouls, secoua la tête gravement en disant : « C’est étrange ! » ordonna une potion réconfortante, prit sa canne et promit de revenir le lendemain.

Le lendemain Alice, qui se sentait mieux, s’était levée ; le docteur assura que son médicament avait eu un merveilleux effet.

— Du reste, dit-il à Beaumont, il ne faut pas s’effrayer outre mesure ; c’est un peu d’anémie, une grande faiblesse ; il faudrait des distractions, du changement ; l’été la remettra tout à fait.

XIX

En effet, l’été se passa sans qu’Alice se plaignît.

Dame Gründen remarquait bien que ses yeux profonds, d’une fixité étrange par moments, brillaient comme deux grands diamants noirs, tout au fond des orbites.

— Ce n’est pas naturel, cela, disait la bonne femme, que ce regard clair, froid, ironique, indéfinissable épouvantait… Ses yeux me brûlent.

Et puis les joues se creusaient et prenaient cette teinte de cire, diaphane, presque transparente des poitrinaires à la première période ; mais la jeune fille ne souffrait pas et toussait à peine.

— Ce n’est rien, disait-elle, un rhume.

— Alice ! ma mignonne, vous êtes bien pâle, disait souvent son père, qui se rappelait l’enfant d’autrefois, si gaie, si bruyante, si rose… et la trouvait bien changée !

— Vous ne souffrez pas, ma chérie ?

Alice répondait invariablement : Non.

À la fin de l’automne, quand il n’y eut plus ni fleurs ni feuilles dans le jardin, et que la neige commença à tomber par myriades de petites plumes blanches impalpables, le rhume reprit plus fort que jamais, avec de longues quintes de toux qui lui déchiraient la poitrine ; l’enfant se sentit si faible qu’elle en fut elle-même effrayée :

— Gründen ! dit-elle un matin, je crois que je vais mourir… Je suis bien malade, n’est-ce pas ?

Gründen essaya de rire pour la rassurer :

— Malade, allons donc ! Peut-on parler ainsi ! Malade, avec ces joues roses, ces yeux brillants !…

La jeune fille secoua la tête et s’écria tout à coup, brusquement :

— Oh ! mais je ne veux pas mourir, moi… Pauvre père !

Beaumont était au désespoir. Un de ces désespoirs muets qui navrent. N’avait-il pas déjà assez souffert dans son honneur, dans son orgueil, cet orgueil indomptable auquel il imposait silence, et qui se taisait ; dans sa fierté, qui se contentait d’une place de gérant et ne murmurait pas ?… Fallait-il qu’il souffrit encore dans son amour ?

Fallait-il que sa fille adorée, idolâtrée, mourût avant lui ?

Fallait-il donc que le seul être pour lequel il continuait cette lutte ingrate et difficile de l’homme contre les événements s’envolât si tôt et le laissât abandonné et seul en ce monde ?

— Qui niera la fatalité ? murmurait-il quelquefois en repassant une à une dans sa mémoire toutes les douleurs qui l’avaient accablé depuis deux ans.

Il avait des accès de découragement à faire pitié.

Il voyait bien que l’enfant s’en allait, et comme tous ceux qui, souffrant beaucoup, se rattachent quand même à un espoir chimérique, à une lueur vague, un rien qu’un mot brisera et dont ils sentent eux-mêmes le peu de fondement, il n’osait consulter le docteur, crainte de cette voix froide, indifférente qui, de par la science, avec de grands mots sonores et une logique implacable, viendrait sanctionner toutes ses appréhensions et détruire ainsi ce peu d’espoir auquel il se rattachait.

À quoi bon ?

Ces joues pâles, ces grands yeux brillants, cette voix aimée qui changeait lui faisaient peur.

Une nuit qu’il ne pouvait dormir, il s’était levé doucement et avait été sur la pointe du pied jusqu’à la chambre de sa fille ; il avait été épouvanté de sa pâleur, de la respiration sifflante, toute rauque et oppressée qui s’échappait de la poitrine…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-il en s’enfuyant, la sauver !

À partir de ce moment, il n’eut plus que cette seule pensée : La sauver ! Mais que faire ? Comment, par quel moyen la sauver ?

Le docteur avait dit que l’hiver était nuisible à Alice, et l’hiver arrivait à grands pas. Il lui fallait la chaleur, le soleil, le printemps ! Le printemps avait fui… Il s’agissait de le rattraper, coûte que coûte.

Beaumont prit une grande résolution ; il dit adieu à la Russie et résolut d’emmener sa fille à Nice. Il y perdait sa place… ; qu’importe ! Avant tout, il voulait garder son enfant.

La maladie suivait toujours sa marche progressive, terrible, effrayante, que rien n’arrête ! On l’attribuait à l’hiver rigoureux de Saint-Pétersbourg, au changement soudain qui, d’une des riches héritières de la Grande-Bretagne, avait fait tout simplement la fille d’un obscur employé aux appointements de dix-huit cents roubles ; en somme, à toute espèce de raisons qui y étaient bien pour quelque chose, certainement ; mais personne ne savait ce que souffrait la pauvre petite âme froissée qui habitait cette jolie enveloppe frêle et décolorée, qui s’étiolait tout doucement faute d’amour, comme les fleurs s’étiolent faute d’air !

Personne ne savait que miss Alice Beaumont, un joli rêve blond et rose, une jeune fille évaporée, mourait lentement de chagrin, mourait parce que le sacrifice qu’elle s’était imposé était trop lourd pour ses forces, parce que la vie de tout le monde, « avec plus d’épines que de roses, plus de jours sombres que de rayons de soleil, » ne pouvait être sa vie.

Personne n’avait entendu la voix cruelle et insinuante qui murmurait à son oreille :

« Si réellement il t’avait aimée comme il le disait, ne serait-il pas ici, près de toi ?… Il savait où tu allais ; pourquoi ne t’a-t-il pas suivie ? »

Non, personne n’entendait cette voix moqueuse qui la torturait jour et nuit.

XX

— Gründen, réveillez-vous, nous sommes arrivés. La vieille dame se frotta les yeux, regarda autour d’elle d’un air quelque peu hébété ; puis, ramassant un poème de Schiller tombé à ses pieds et comptant lentement sur les doigts :

— Un, deux, trois… ; la valise, le parapluie, les plaids et le petit paquet gris…

Les voyageurs descendirent du train et se firent conduire Hôtel des Îles-Britanniques, un des meilleurs de Nice. Beaumont ne s’inquiétait ni de l’argent qu’il dépensait, ni de celui qu’il ne gagnait pas ; il voulait sauver sa fille ; après, on aviserait.

Il voulait l’entourer de tout le luxe, de tout le confort, de tout l’amour imaginable ; il voulait la rendre si heureuse, la gâter si bien que, pour quelques jours, elle pût se croire revenue au temps où ses moindres désirs étaient des ordres pour tous ceux qui l’entouraient, où sa vie était un conte de fée, quelque chose de brillant, de gai, capricieux, riant, une fête continuelle, le rêve de toutes les jeunes filles…

— Que de fleurs ! s’écria Alice en ouvrant sa fenêtre, le lendemain de leur arrivée.

Des fleurs ! elle en remplit sa chambre, elle en fit des guirlandes, des bouquets ; elle voulait des fleurs en masse. Elle s’enivrait de fleurs… ; elle leur parlait, elle leur souriait :

— Que vous êtes belles, mes chéries !

Dame Gründen haussait doucement les épaules et disait de son air naïf :

— Que vous êtes enfant, Alice !

Pauvre petite fauvette, elle retrouvait enfin son printemps !

Huit jours se passèrent, huit jours pendant lesquels Alice sembla reprendre un peu.

Beaumont remerciait Dieu de lui avoir rendu son enfant.

— Dites-moi que vous vous sentez mieux, ma chérie, lui répétait-il à tout moment.

— Oh ! parfaitement bien.

Et elle embrassait tendrement ce pauvre père qui se faisait tant d’illusions.

Ces premiers huit jours passés, l’ennui revint menaçant. Dame Gründen ne savait plus que faire. La jeune fille avait des quintes de toux affreuses, des crises épouvantables ; elle souffrait…, l’ennui la brisait.

— Ça la tue, disait la vieille Allemande.

Cet hiver-là, la petite colonie anglaise de Nice avait à sa tête une très grande dame, la duchesse de Newport, que son nom et son intelligence supérieure mettaient au-dessus des autres, que son caractère, sa noblesse et son âge faisaient respecter et qui était, du reste, une charmante vieille femme ; on l’aimait beaucoup ; elle était l’oracle, la reine de ce monde hautain, brillant et superficiel qui, généralement, n’aime pas les supériorités.

Beaumont et Alice étaient à Nice depuis quelque temps déjà quand lady Newport rencontra la jeune fille sur la plage ; elle lui fit un de ces saluts adorables dont seule elle avait le secret, et, tendant les mains à miss Beaumont :

— Ma chérie, dit-elle, combien je suis heureuse de vous voir ! Lady Fauvette m’a bien manqué l’hiver dernier, croyez-le.

Et elle embrassait l’enfant, qui se sentait tout heureuse d’être ainsi gâtée.

— Vous toussez, Alice… Qu’est-ce là ? Il faut vous soigner, petite.

— Oh ! ce n’est rien, un rhume…

La vieille dame regarda Alice ; elle contempla ces joues amaigries, à peine teintées de rose pâle aux pommettes ; ces grands yeux sombres qui semblaient brûler sous leurs paupières, et elle serra tendrement dans ses bras cette gracieuse petite fleur pâle, tandis que deux larmes qu’elle s’efforçait de retenir roulaient le long de ses joues.

— Je vous effraye, n’est-ce pas ? demanda la jeune fille en souriant.

— Non, vraiment… Vous avez un peu pâli… Je vois ce que c’est ; vous vous ennuyez, n’est-ce pas ? Voilà le grand mot…

— Je m’ennuie ! oh ! oui, oui…

— Eh bien ! il faut vous distraire, enfant ; il faut rire, danser, être jeune… À votre âge, s’ennuyer ! chère petite… Je reçois le mercredi ; venez me voir, voulez-vous ?

Il y eut dans le salon de Mme de Newport, déjà rempli d’une foule brillante et bruyante, un silence glacial, à peine rompu de seconde en seconde par le petit bruit des éventails qui s’agitaient fébrilement. Les conversations s’arrêtèrent ; on eût dit que les mots gelaient sur les lèvres, et tous les yeux se tournèrent à la fois vers la porte, le mercredi où un grand valet habillé de rouge, chargé d’introduire, annonça :

— M. et miss Beaumont.

La duchesse marcha de son pas lent et grave jusqu’aux deux arrivants et, prenant Alice par la main, la conduisit elle-même vers un groupe de jeunes filles en disant gaiement :

— Voilà notre lady Fauvette enfin revenue ; gâtez-la bien, mesdemoiselles ; aimez-la tant qu’elle ne puisse plus s’envoler.

Un long frémissement parcourut tout ce monde qui ne savait pas au juste s’il se déciderait à être franchement hostile, froidement sévère, ou tout simplement aimable. Ce fut comme une bataille qui se livrait dans ce salon ; il y eut un échange silencieux de regards indécis. Que ferait-on ?

Mme de Newport accueillait le banquier et sa fille ; elle était allée à la rencontre d’Alice, elle s’était levée, ce qu’elle ne faisait pour personne ; son fils, lord Charles Newport, duc et pair d’Angleterre, causait familièrement avec Beaumont… Au fait… Beaumont n’était ni un voleur, ni un malhonnête homme ; il était ruiné, pauvre… Après tout, ce n’était pas là un crime bien grand… ; on pouvait pardonner à cela. Il y eut un revirement soudain ; décidément, on serait bon prince.

Quelques mains se tendirent vers le banquier ; quelques femmes sourirent tristement en contemplant la jolie tête émaciée, toute blanche dans ses cheveux d’or… Quelques larmes perlèrent dans ces yeux tout à l’heure durs et hautains, qui maintenant s’arrêtaient avec intérêt sur cette pauvre fleur mourante.

— Mon Dieu ! qu’elle est changée, disait-on.

Et tous ces gens, habitués à voir dans miss Beaumont une petite chose adorable et gracieuse, un être à part, qu’on aimait, qu’on choyait, dont on subissait le charme, l’entourèrent bientôt ; ce fut un grand mouvement spontané. En un rien de temps lady Fauvette avait reconquis tout son prestige ; on l’entourait. Elle se sentit revivre. Oh ! c’était bien là son élément… Elle avait tant besoin de luxe, de bonheur, de succès ! Cette atmosphère chaude et parfumée, enivrante, lui montait à la tête ; toutes ces fleurs, toutes ces lumières, ce bourdonnement vague… ; l’orchestre qu’on ne voyait pas, jouant lentement des valses à la mode, combien de fois elle avait rêvé tout cela ! Combien de fois cela lui avait manqué, durant ce long hiver glacial et monotone où elle s’ennuyait tant !

Là, on parlait sa langue au moins ; là, elle redevenait elle-même : lady Fauvette !

Il avait fallu à Beaumont bien de la fermeté, bien de l’abnégation et tout son amour paternel, pour qu’il se décidât à conduire Alice chez la duchesse de Newport. Mais que faire pour chasser cet ennui qui la tuait ? Que faire pour la sauver ? Et que n’aurait-il pas tenté pour voir sa fille sourire un instant !

Il fut héroïque…, car il savait, il prévoyait combien la partie serait rude à jouer. Reparaître un jour, lui pauvre, ruiné, vaincu, dans ce monde où, bien loin de lui offrir un soutien, on l’avait pour ainsi dire banni et rejeté… ; revoir tous ces hommes qui avaient détourné la tête lorsqu’ils le rencontraient ; reparaître là fier, la tête haute, le sourire aux lèvres, « prêt à tout oublier pourvu qu’on oubliât, » sans savoir au juste quel accueil on lui ferait, c’était une audacieuse entreprise, et il y avait cent chances contre une pour qu’elle tournât à son désavantage.

Aussi, à son entrée, ce silence hostile et glacial, gros d’orages, ne l’étonna pas du tout.

— Je m’y attendais bien, murmura-t-il…

Et il prit une contenance presque humble, alors que tout son orgueil se révoltait.

— Oh, mon enfant, mon enfant ! disait-il tout bas, comme on murmure une prière.

Quand il vit Alice entourée, fêtée, adulée comme autrefois, ses yeux se mouillèrent, et il remercia Dieu qui permettait ce miracle.

— D’un mot ils auraient pu la tuer, dit-il à la duchesse de Newport, avec un regard de gratitude vraie et sincère pour cette noble femme qui avait peut-être compris le seul moyen de sauver Alice ; car Beaumont, en voyant sa fille toute gaie et rayonnante, causant, riant…, presque heureuse enfin, se prenait à espérer une guérison possible.

Donc encore une fois, M. et miss Beaumont parurent dans le monde ; ils étaient partout, ils couraient les bals et les fêtes ; Alice n’en avait jamais assez ; incontestablement elle semblait renaître, on eût dit que la maladie faisait halte ; la duchesse de Newport était triomphante :

— Oh ! je la sauverai ! disait-elle.

Parfois Beaumont croyait entendre une voix lointaine, cruelle et décevante, répondre :

— Trop tard.

Alors il lui prenait des vertiges, des terreurs folles… ; il doutait de l’infaillibilité du remède, il doutait que la guérison fût possible, et puis, à toutes ces préoccupations, à toutes ces craintes de chaque minute, à ce désespoir mêlé d’appréhensions terribles et d’espérances vagues venaient se joindre d’autres préoccupations moins graves, mais troublantes, énervantes, réelles et palpables : il dépensait des sommes énormes en toilettes, en robes de bal et de soirée, en toutes ces choses sans nom, ruineuses et futiles qui faisaient de miss Beaumont lady Fauvette, et de lady Fauvette une petite fée adorable.

Un jour, Beaumont épouvanté se trouva au bout de son petit trésor ; que faire ?

Une seule chose était faisable, une seule lueur se montrait à l’horizon :

Il écrivit à maître Zachary Crupp :

« Alice est mourante, mon pauvre vieux ; j’essaye de la sauver ; il faut de l’argent ; envoyez-moi dix mille francs. »

La réponse ne se fit pas attendre ; elle arriva sous la forme d’une lettre chargée ; les dix mille francs étaient là, et quatre pages émues, désolées, si pleines d’amour et de dévouement, avec tant de douleur dans leurs lignes tremblées, sous leurs mots simples et touchants presque effacés par les larmes, qu’à elles seules, ces quatre pages valaient bien des trésors.

« Faites l’impossible, monsieur Ned, tentez tout, mais sauvez l’enfant ! » écrivait le vieillard, oubliant que c’était au père qu’il disait cela ; « qu’elle soit heureuse ; gâtez-la bien… Pauvre chère mignonne ! »

Oh ! la sauver ! La sauver, lui…, lui seul, sans le secours de personne…

Par moments, Beaumont se prenait à être jaloux de ce monde qu’elle paraissait aimer plus que lui, qui l’accaparait si bien qu’ils n’étaient plus jamais seuls.

— Vous vous fatiguez trop, mon ange, disait-il alors à la jeune fille, qui répondait en souriant de ce même étrange sourire qui avait navré la duchesse de Newport :

— Non…, cela m’amuse, cela m’étourdit…, c’est bon de danser… ; oh ! je m’amuse !

Et elle disait : « Je m’amuse » sur un si singulier ton, avec un petit rire sec, froid, discordant, qui avait quelque chose de si âpre que Beaumont en était épouvanté.

— Mon Dieu, mon Dieu, mais qu’a-t-elle ? se demandait-il.

Un jour, après y avoir pensé longtemps, après avoir tourné et retourné ce problème sous toutes ses faces, une grande lueur se fit dans son esprit, et il crut avoir trouvé.

— Alice, mon cher amour, dites-moi la vérité : qui voulez-vous qui vous console, si ce n’est votre père ? Et il attira l’enfant sur ses genoux ; qui voulez-vous qui vous aide, qui vous gâte ?… Voyons, Minny, ne me cachez rien… ; vous aimez quelqu’un !…

La jeune fille pâlit ; elle eut un tressaillement nerveux, un frisson, ce fut tout…, un éclair, elle se redressa de toute sa hauteur ; ses grands yeux fixes eurent un regard d’une fierté superbe ; puis, d’un ton ferme, brusque, presque dur :

— Non ! s’écria-t-elle.

Le soir, M. et miss Beaumont étaient invités chez une dame française qui donnait un grand bal. Alice toussait affreusement… ; elle avait pris encore un rhume ; dame Gründen la suppliait de rester :

— Ne sortez pas ce soir, mademoiselle, croyez-moi, vous pouvez prendre froid…

— Bah ! qu’importe.

— Ne parlez pas ainsi, enfant, s’écria Beaumont en lui mettant sa main devant la bouche. Vous n’êtes pas bien, je ne veux pas que vous vous exposiez…

— Hein ! Vous ne voulez pas ?

— Oh ! Alice ! dit Beaumont d’un ton de reproche.

La jeune fille eut alors un de ces adorables mouvements enfantins qui la rendaient si charmante ; elle se jeta dans les bras de son père, et d’un ton câlin :

— Vous ne m’en voulez pas ? Dites-moi que vous ne m’en voulez pas… Mon Dieu, père, vous savez bien que je vous aime…, que je vous adore, ajouta-t-elle en l’embrassant. Mais écoutez, je veux aller chez Mme de Ligny. Toute une longue soirée ici, à ne rien faire, cela m’épouvante !

Beaumont la conduisit donc à ce bal.

— C’est bien imprudent, murmura la vieille Allemande quand elle se trouva seule dans leur petit salon. Sortir décolletée ! Elle tousse, elle tousse que cela fait mal à entendre… ; elle crache le sang. Pauvre petite, elle s’imagine que personne ne le sait… ; pour moi, je la crois bien loin… ; avec cela, toujours jolie comme un rêve… Le père a l’air de ne rien voir ; on dirait qu’il ne se rend pas bien compte… Passer toutes les nuits à danser ! Si cela a du bon sens ! Voilà ce qui la tue !

Dame Gründen prit son tricot, s’assit dans un grand fauteuil à oreillettes et continua mentalement ses réflexions, jusqu’au moment où, le silence et la chaleur aidant Morphée qui poussait la porte, l’excellente femme s’endormit d’un calme et bon sommeil.

Elle fut réveillée en sursaut par un bruit confus de voix qui s’efforçaient de parler bas, et de pas pressés qu’on essayait de rendre légers.

— Par ici, par ici, ouvrez la porte.

— Il n’y a pas de lumière…

— Je vous remercie, messieurs, nous voilà arrivés.

Dame Gründen prêta l’oreille… ; c’était Beaumont qui parlait ; elle ouvrit la porte en tremblant ; la pauvre vieille dame avait je ne sais quel pressentiment d’un malheur ; enfin Beaumont entra, portant quelque chose de blanc qu’elle ne distingua pas bien dans la demi-obscurité de l’antichambre.

— Mon Dieu qu’y a-t-il ?

— Alice s’est trouvée mal… Voilà plus de vingt minutes qu’elle est évanouie… ; on a tout essayé, rien n’y a fait, elle reste immobile, insensible… ; oh ! c’est affreux, affreux !

Tout en donnant ces explications sommaires d’une voix brisée qui faisait mal à entendre, Beaumont déposait lentement la jeune fille sur son lit.

— Par pitié, dites-moi que vous n’avez pas perdu tout espoir, docteur ! disait-il d’un ton de voix suppliant en s’adressant au vieux gentleman à l’air grave, qui seul l’avait suivi dans la chambre à coucher.

— Tant qu’il y a vie, il y a espoir ; mais…

Le docteur eut un hochement de tête significatif, bien peu encourageant.

Après deux mortelles heures d’essais infructueux, d’angoisse horrible, Alice ouvrit enfin les yeux et reconnut son père.

C’est un miracle, murmura le docteur en prenant son chapeau. Qu’elle ne parle pas, qu’elle ne se lève sous aucun prétexte !… Repos absolu, silence complet, un grand calme, et… à la grâce de Dieu !

— Elle est bien mal, dit-il à dame Gründen, qui l’accompagnait jusqu’à la porte. Aussi, comment diable conduit-on au bal cette jeune fille qui meurt de la poitrine, qu’un souffle de vent peut enlever, qu’un rien tuera ?… C’est de la folie !

— Je le disais tout à l’heure, avant qu’elle parte.

— Oh ! du reste…, vous savez, miss Beaumont est affectée d’une de ces maladies qui ne pardonnent pas. Il a pu y avoir un mieux factice, un arrêt du mal, la dernière lueur de la lampe qui s’éteint… La vie s’en va…, la science ne peut plus rien !

En effet, à partir de ce jour, Alice déclina visiblement… La vie s’en allait tout doucement, petit à petit ; on eût dit que le sang ne circulait plus sous ces joues hâves, d’un blanc mat… Seuls, les yeux ne changeaient pas toujours brillants, profonds, expressifs et hautains ; seuls ils semblaient vivre, seuls ils animaient cette petite tête pâle, déjà glacée par l’approche de la mort.

Beaumont comprit que tout espoir serait vain, toute guérison impossible ; il ne fut plus question de bal ni de soirée, la jeune fille se soutenait à peine.

Elle aimait la mer calme et grande, où le ciel bleu se mire coquettement ; elle aimait les dunes avec les genêts jaunes tout en haut, les grandes forêts s’étendant à perte de vue ; les villas somptueuses et parées, enfouies sous leurs guirlandes de roses…

Elle restait là des heures à écouter ce que la mer raconte de sa voix monotone, grandiose, toujours la même !

Comme on mourrait bien ici ! dit-elle un jour.

XXI

On jouait à Monaco, on y jouait ce que les habitués appellent un jeu d’enfer.

Les piles de pièces d’or s’entassaient avec un son métallique sur le tapis vert ; les bank-notes roulaient froissées, chiffonnées ; elles passaient de main en main.

— Le jeu est fait ! Rien ne va plus !…

Puis un silence… La roulette tournait une seconde, la voix du chef de partie s’élevait, vibrante :

— Rouge, impair et passe !

Un soupir de soulagement, une imprécation, et toujours le son métallique !

— Je perds six mille francs.

— J’en gagne quatre mille.

Au dehors, la nature, majestueuse et calme, riait de tout ce bruit pour si peu de chose.

Les grands palmiers relevaient fièrement leur tête superbe d’un air de dédain ; les fleurs, doucement bercées par la brise, fermaient craintivement leurs corolles ; la cime des hautes montagnes se perdait dans le ciel bleu ; les orangers laissaient tomber une à une leurs fleurs blanches, qui faisaient comme une bordure de neige éclatante et parfumée sur la route ; dans le lointain, vers Nice, la Corniche étageait ses villas fleuries, toutes riantes et parfumées avec leurs lauriers-roses, leurs cobæas multicolores, leurs grands lilas de Perse, et les oiseaux, cachés sous les feuilles, chantaient gaiement leur hymne au soleil !

Les fenêtres de la salle de jeu étaient ouvertes, et l’on entendait le bruit rauque de la mer, qui mêlait son grand murmure monotone à ce bruit d’or, de voix, de cris et de rires.

— Grenville, vous perdez vingt mille francs.

— Bien, oh ! bien.

Vous les perdez, mon cher.

— Je sais.

— Quel singulier garçon vous faites ! Voilà une heure que vous ne cessez de perdre des sommes folles, et cela vous laisse aussi indifférent !… Ma parole d’honneur, vous êtes un vrai Anglais, un beau joueur, Grenville ! Seulement, il ne faut pas que vous vous ruiniez complètement…, ce serait dommage… Savez-vous comment va la jolie Anglaise qui s’est trouvée mal, l’autre soir, chez Mme de Ligny ? J’ai remis ma carte à son hôtel, dimanche matin, et l’on m’a dit qu’elle ne se levait pas encore… Depuis, j’ignore absolument l’état de sa santé.

— Que me parlez-vous de jolie Anglaise ? Je n’en ai vu aucune ici… De Mme de Ligny ? Je n’étais pas à son dernier bal…

— Oh ! alors, vous ne connaissez pas cette jeune fille ?

— Non, je ne sais pas de qui vous voulez parler.

— Tant pis pour vous ! elle est adorable… Ma foi, je crois que j’en deviens amoureux. C’est un rêve, un vrai petit rêve idéal ! Grenville, elle a les plus jolis cheveux blonds que j’aie vus !…

— Quel enthousiasme !

— Je vous dis qu’elle est charmante, quoique phtisique au dernier degré ; c’est navrant. Le père fait peine à voir. Il a l’air désespéré. Je parierais qu’il y a quelque petit roman bien triste derrière tout cela… On dit qu’ils ne sont pas trop riches… Le père est un ancien banquier ruiné, dont la chute fit beaucoup de bruit à Londres il y a deux ans bientôt.

— Savez-vous son nom ?

— Oui, attendez… Il s’appelle… Beaumont.

— Beaumont !

Grenville n’en entendit pas davantage.

— Eh ! arrêtez donc. Qu’est-ce qui vous prend ? Il devient fou, ma parole !

Une heure plus tard, sir George Grenville arrivait à Nice. Il alla droit à l’Hôtel des Îles-Britanniques et demanda M. Beaumont.

— N° 12, au second, donnant sur la terrasse, répondit laconiquement le concierge.

Grenville monta vivement l’escalier et ne s’arrêta qu’au second, n° 12. Son cœur battait à rompre sa poitrine…

Elle était là…, là, tout près de lui ; une porte à ouvrir, et il la reverrait ! Pauvre lady Fauvette ! elle était là, dans cette chambre d’hôtel, malade, mourante peut-être !… Cette pensée le faisait frémir ; il tremblait. Oh ! pourquoi n’avait-elle pas voulu l’aimer autrefois ? Pourquoi avait-elle refusé de devenir sa femme ? Pourquoi avait-elle dit : « Jamais…, jamais ! » Il entendait encore cette voix aimée répétant de son ton sec : Jamais ! et lui brisant le cœur de sang-froid, sans s’en douter. Il l’aimait tant ! Il l’aurait rendue si heureuse ! Et maintenant, à quel titre se présentait-il ?

Qu’était sir George Grenville pour miss Beaumont ? Rien, moins que rien, un indifférent.

— La revoir ! murmurait-il, ne fût-ce qu’un instant !

Enfin, avec un grand battement de cœur, il frappa… Cette porte lui donnait des vertiges ; elle l’attirait irrésistiblement… Une voix, de l’intérieur, dit :

— Entrez !

La porte s’ouvrit, et il se trouva devant Beaumont.

Un pâle sourire éclaira la physionomie du banquier.

— Vous, milord ?…

Grenville entra ; il se sentait gêné, embarrassé devant cet homme qu’il avait connu si riche et qu’il n’avait pas revu depuis sa ruine. Il eut comme un remords.

Tout le monde avait abandonné l’ex-banquier après la catastrophe, et lui, lui qui honorait ce grand caractère honnête et loyal, lui qui aimait miss Beaumont, il avait fait comme tout le monde !

Pour la première fois depuis deux ans, il regrettait de n’avoir pas insisté auprès d’Alice, de n’avoir pas fait sa demande au père…

Elle avait dit jamais !

Je ne sais quelle lueur traversa l’esprit de Grenville… ; une lueur qui lui fit presque entrevoir la vérité.

— Impossible ! se disait-il à lui-même…

Et cependant la lueur grandissait, grandissait, éclairant bien des choses sous un jour nouveau…

— Oh ! si cela était pourtant !

Mais alors il avait été petit et lâche ; il avait agi sottement, misérablement…, sans songer à tout ce qu’il y avait de puériles théories, de conventions acceptées, de préjugés mesquins…, sans réfléchir à tout ce qui séparait miss Beaumont ruinée de miss Beaumont millionnaire… Et il était parti subitement, follement. On lui offrait une ambassade en Sardaigne, et il avait accepté ce voyage avec joie, heureux de quitter l’Angleterre, croyant chasser cet amour inutile et vain, sans espoir…, oublier !

Quelle vie il avait mené depuis ! Plus ambitieux que jamais, travaillant jour et nuit, fébrilement, pour travailler, croyant s’étourdir… ; arrivant à tout, sans y penser. Ambassadeur à trente ans ! Il avait soif de succès ; il voulait être quelqu’un. Seule cette ambition le soutenait, le sauvait de lui-même. On l’enviait, on le jalousait. Oh ! si on avait su…, si on avait su que cet homme si haut placé, pour lequel on faisait presque des passe-droits ; que ce diplomate froid et hautain, qui paraissait n’aimer qu’une chose, la diplomatie ; que cet ambitieux, à qui tout réussissait, n’avait qu’une seule vraie ambition, un seul rêve…, et que ce rêve ne se réaliserait jamais !

Grenville dit tout cela à Beaumont. Il dit qu’il aimait Alice ; il parla de sa vie brisée, de son roman interrompu. Il parla du bal de l’ambassade russe, de ses illusions, de ses rêves de son amour, de son désespoir.

— J’aurais dû vous informer de tout cela il y a deux ans, dit-il… ; mais j’étais fou, je perdais la tête… Mon Dieu, je souffrais tant !

Et il pleurait en disant cela ; de grosses larmes roulaient sur ses joues pâlies, il serrait les mains de Beaumont.

— Je vous en supplie, murmurait-il d’une voix basse et oppressée, laissez-moi la revoir…, la revoir une seconde ! Je l’aime, comprenez-vous, je l’aime ! Voilà deux ans que je refoule cet amour au fond de mon cœur, deux ans que j’essaye d’oublier, deux ans qu’il me torture ! Oh ! laissez-moi la revoir…

— Elle est… mourante !…

Beaumont se laissa tomber dans un fauteuil et se cacha la figure dans les mains :

— Oh ! s’il est vrai que vous l’aimiez tant, vous êtes venu bien tard !…

— Mourante ! Elle, Alice ! ajouta-t-il. Par pitié…, ne dites pas cela… Nous la sauverons…

Beaumont l’entraîna ; il ouvrit lentement une des portes de communication. Tous les deux se trouvèrent dans une petite chambre froide et nue, vraie chambre d’hôtel du reste, où Alice dormait, couchée sur une chaise longue.

Grenville ne put réprimer un cri de douleur en voyant cette figure pâle, idéalisée, toute blanche dans ses longues boucles dénouées qui lui faisaient comme une auréole…

Était-ce bien là Alice Beaumont, la fée rieuse qu’il avait connue ?

Il s’avança jusqu’auprès de la jeune fille et, s’agenouillant, il se prit à sangloter tout bas.

Le père, à l’autre bout de la chambre, contemplait ce tableau. Il ne pleurait pas ; ses yeux, secs et fixes, avaient une expression navrante de douleur ; on voyait qu’il n’espérait plus rien.

Dans la maison d’à côté, on jouait du piano, une valse de Strauss, bruyante et folle on dansait sans doute… Tout un monde de souvenirs envahit Grenville ; il se rappela le bal de l’ambassade russe… ; il revit Alice dans cette robe de tulle vaporeuse, qui lui allait si bien ; il revit les petites églantines qui s’étageaient perdues dans les volants ; il revit son bouquet de roses, le collier de perles qu’elle portait ce soir-là… ; il la revit, elle, fêtée, heureuse, aimée !… Il se rappela la valse, la dernière valse qu’il eût dansée avec elle ; c’était la même…, la même valse de Strauss que ces inconnus dansaient là-bas, et dont on entendait les accords jusque dans cette chambre de malade, où elle était venue, rieuse et insouciante, rappeler à Grenville tant de choses, tant de riens oubliés, tant d’espérances déçues…, toute une histoire de bonheur envolé !

Alice fit un mouvement.

— Père, murmura-t-elle.

— Je suis là, mon enfant.

— Je viens de faire un singulier rêve…

Elle se souleva légèrement, rejetant ses cheveux en arrière de son même petit mouvement brusque, enfantin :

— Ces cheveux m’ennuient !… C’est étrange, j’ai rêvé que je dansais…

Elle sourit faiblement.

— Danser !…

Puis tournant la tête, elle aperçut Grenville.

— Lui, lui ! s’écria-t-elle tout à coup, en ouvrant des yeux démesurés.

Le jeune homme s’approcha.

— Lui qui vous aime…, lui qui vous supplie, Alice, de ne pas le désespérer une seconde fois…

— Bien tard ! bien tard ! dit-elle tout bas, comme se parlant à elle-même.

— Alice, vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir ce que j’ai souffert là-bas, à Cagliari, si loin de vous… Par pitié, dites-moi si je puis encore espérer que vous m’aimerez un peu ?… Oh ! dites-le-moi, je vous en supplie !…

Elle l’interrompit ; elle dit très bas, âprement :

Il demande si je l’aime, mon Dieu ! j’en meurs !

Puis tendant ses deux mains à Grenville :

— Enfant ! ajouta-t-elle.

Il y eut un silence ; elle avait abandonné ses mains à Grenville et elle le regardait dans les yeux ; elle reprit bientôt avec enjouement, d’un ton léger : — Oh ! je savais qu’il serait venu… ; j’ai eu bien du chagrin, mais c’est fini… Vous ne me quitterez plus, n’est-ce pas ? Vous resterez auprès de moi…, toujours… George, écoute : je t’aime ! — Je peux bien lui dire cela maintenant, ajouta-t-elle, en souriant de son joli sourire enfantin… George, tu sais, je suis bien malade… C’est drôle, je meurs d’un bal… Il ne faut pas pleurer ; j’exècre un homme qui pleure.

Elle dit cela de sa petite voix moqueuse et décidée que Grenville aimait tant ; ce fut comme un écho lointain, affaibli, de ce ton fin et pincé de l’enfant terrible d’autrefois.

— Je vous attendais, murmura-t-elle, je ne voulais pas mourir sans vous avoir revu.

— Mourir !… Ne parlez pas de mourir, mon amour. Je ne veux pas que tu meures, il en embrassant follement les pauvres petites mains blanches.

« Trop tard, trop tard ! » répétait une voix mystérieuse derrière les rideaux.

XXII

Il était sept heures du soir. Les fenêtres ouvertes laissaient pénétrer dans la chambre d’Alice un air tiède et doux, chargé de vagues parfums. Le soleil disparaissait tout rouge dans la mer ; au loin, les montagnes s’étageaient grandioses et sombres, jusque dans les nuages.

— Que c’est beau ! dit Alice, en montrant à son fiancé le splendide tableau qui se déroulait devant eux.

— Bien beau, ma chérie… Dans huit jours, quand mon petit lutin aimé sera guéri…

Alice l’interrompit brusquement :

— Ne parlez pas de demain… Écoutez, George. — Elle lui prit les deux mains. — Regardez-moi bien… Là ! vous savez si mon père m’aime, n’est-ce pas ?… Vous savez s’il sera désespéré, quand… enfin… quand je n’y serai plus ; eh bien ! promettez-moi, George, jurez-moi que vous l’aimerez, que vous le consolerez…, que vous serez pour lui comme un fils, un bon fils… Pensez qu’il n’avait que moi !

— Pourquoi toujours parler de mourir, mon enfant adorée ? À votre âge !… ajouta-t-il en essayant de sourire.

La jeune fille soupira :

— George, dites-moi que vous aimerez mon père.

Grenville sanglotait. Il promit, il jura tout ce qu’elle voulut… ; il promit d’être fort, de rester là jusqu’au bout, et de veiller sur Beaumont…

— Pensez qu’il sera seul au monde ! lui dit tout bas la jeune fille.

Il n’en pouvait plus ; il s’écria :

— Mais, vous me navrez… Pourquoi me faire tant souffrir ? Je vous aime, je vous sauverai ! Nous serons heureux, bien heureux, mon ange !

… La voix mystérieuse disait toujours :

« Trop tard, trop tard ! »

. . . . . . . . . . . . . . .

Le soleil était couché ; les oiseaux dormaient depuis longtemps. La mer, calme et unie comme un lac, roulait doucement ses grandes ondes bleues… Dans le lointain, une voix jeune chantait une vieille romance plaintive, qui arrivait en longues bouffées mélancoliques jusqu’aux oreilles d’Alice.

Une veilleuse éclairait faiblement la chambre de la jeune fille ; une chambre toute blanche, qu’on avait parée autant que possible ; un bouquet de fleurs riait sur la table, de longs rideaux de mousseline encadraient les fenêtres. Quelle baguette de fée avait donné à cet ensemble le même air chaste et gai, le même reflet de candeur paisible, d’insouciance rieuse qu’avait la chambre faille blanche et bois de rose de l’ancien hôtel Beaumont ?

Dame Gründen tricotait dans un coin ; sa vieille figure sereine, à moitié endormie, se dessinait sur le mur en une grande ombre active ; les longues brides de son bonnet rose volaient de droite à gauche sur ses épaules, et ses infatigables aiguilles à tricoter se choquaient régulièrement avec un petit bruit sec.

Dix heures sonnèrent. Le chien, couché au pied du lit, poussa un long gémissement.

— Paix, César, dit Beaumont, en le caressant, Minny dort.

L’animal se tut et reprit sa place ; mais il dressait les oreilles par moments et ébauchait un hurlement sourd, comme un bon chien qui entend l’ennemi.

Oh ! il savait bien, lui… Il entendait la visiteuse qui frappait à la porte, une visiteuse impitoyable qui ne s’en irait pas seule.

Il la voyait, défiant verrous et obstacles, entrer toute sombre et dure dans cette chambre silencieuse… Il entendait son pas léger, sa voix lugubre ; il sentait déjà, tout près de lui, son souffle glacé. Elle disait : « Viens !… » Et il ne voulait pas qu’elle entrât ; il voulait lui barrer le passage, défendre l’enfant !

Elle entra cependant…

Le chien alors poussa un grand cri.

— Taisez-vous ! fit Beaumont d’une voix impérieuse.

Alice se souleva sur ses oreillers :

— George, murmurèrent les lèvres pâlies.

Le jeune homme s’approcha du lit.

— George, je t’aime…

La jolie tête pâle retomba lentement sur l’oreiller…

Les grands yeux de velours se fermèrent à jamais… La visiteuse s’envola, emportant une petite âme toute blanche et pure… Un rêve idéal, une jeune fille évaporée.

Pauvre lady Fauvette !

FIN DE LADY FAUVETTE.

HISTOIRE
D’UN MÉNAGE



I

VIEILLE CHANSON

« Soyez heureux ! »

Tels étaient les derniers mots qu’ils avaient entendus.

Un colis qu’on hissait sur la voiture… ; un refrain de chansonnette avec accompagnement de piano qui descendait, hardi et scandé, de la salle du banquet, par les fenêtres entr’ouvertes où de lourdes tentures en velours couleur d’ocre se gonflaient, comme les voiles d’un navire sous les rafales du vent… ; deux mains tendues, en signe d’adieu, et qu’ils avaient secouées cordialement, sans trop savoir à qui elles appartenaient… ; la robe blanche à guirlandes de bruyères d’une des demoiselles d’honneur soudain entrevue et bientôt masquée par le battant de la grande porte cochère… Le rire très polisson et très insupportable du petit Waldeim qui croyait avoir fait beaucoup d’esprit quand il avait montré toutes ses dents, fort belles, du reste… Un bouquet de violettes jeté vivement par la portière et qui était tombé vis-à-vis d’eux, sur la banquette, sans que ni l’un ni l’autre y fit attention. Le coup de fouet victorieux du cocher qui gagnait son siège ; un brusque mouvement des roues, la sonnerie aiguë des grelots de cuivre… et les chevaux qui partaient bravement, au galop !

Une intime et exquise impression de calme. Des rangées de grands hôtels sombres qui fuyaient avec une rapidité invraisemblable… çà et là, des personnages lilliputiens, grotesques et menus, errant dans une atmosphère neigeuse et qu’on eût dits enfarinés ; de vagues horizons blancs étoilés de masses grises qui passaient, dans le vent, bizarres, informes, très droites, et qui faisaient penser à de fantastiques cortèges d’ombres chinoises se déroulant sur un mur crépi à la chaux… des armées d’arbres aux branches maigres frangées de minces cristaux à pendeloques délicates, — comme si l’on eût mis des lustres en verre filé tout au long de l’avenue Louise, le son perdu d’un orgue de Barbarie qui égrenait, du fond de quelque cabaret de faubourg, la mélodie démodée et plaintive d’une vieille romance de Méhul, lentement, note à note ; puis, par instant, une lueur qui trouait l’obscurité, comme un gros œil curieux armé de lunettes et clignotant.

La neige était gaie ce soir-là ; elle avait l’air de rire silencieusement, et elle glissait vive, légère, si fine et si nombreuse que c’était à croire que le bon Dieu effeuillait toutes les pâquerettes de son royaume pour en faire une parure à la terre. On gagnait Vleurgat ; les chevaux s’envolaient, au galop, avec un doux petit tapage de harnais entrechoqués et de sabots battant les chemins durcis ; les glaces des portières, froncées et opaques, semblaient étamées par le grésil qui y traçait, comme au burin, des figures confuses, extravagantes.

La nuit tombait, enveloppant d’ombre cette blancheur ouatée, moelleuse à la vue, et la campagne se faisait muette. Le tohu-bohu, le mouvement vertigineux de Bruxelles que la voiture venait de quitter s’éteignit ; à peine si l’on distinguait encore une sorte de murmure, de brouhaha monotone, d’écho assourdi arrivant des boulevards extérieurs, par bouffées ; tout s’immobilisait dans un assoupissement serein et profond.

Ils étaient eux deux, tout seuls, mariés du matin.

Lui, singulièrement ému à l’idée que le joli être frêle qu’il avait là, à ses côtés, était à lui désormais ; un peu gauche, embarrassé devant ce premier tête-à-tête si impatiemment attendu devant le premier mot qu’il allait dire et qu’il craignait de dire mal.

Elle, recueillie, très grave… les yeux fixes et semblant suivre, par un coin de la glace que le verglas n’avait pas atteint, quelque féerie attirante, bien loin, à travers les brumes du dehors ; sa main dégantée broyait machinalement les violettes du bouquet jeté dans la voiture au départ. Elle s’oubliait à songer. Les années radieuses de sa vie de jeune fille défilaient une à une devant elle, souriantes et paisibles, toutes pleines de puérilités, avec de gros chagrins vite venus, vite évanouis, et des volées d’éclats de rire. Elle quittait cette vie pour une autre. Que serait l’autre ?

Des minutes passèrent.

Sous la capote de velours fuchsia sa blonde tête d’enfant mutin se détachait, pensive, et ses yeux interrogeaient obstinément ce tout petit, tout petit espace libre, comme si elle eût été bien certaine de trouver là, dans le noir, la réponse à cette question qu’elle se posait : — Vivre ensemble, toujours !… Et l’avenir est là, béant, insondable ! « Mais que sera-t-il, enfin, cet avenir ? »

Ses paupières se relevèrent lentement ; son pur regard s’arrêta sur l’homme dont elle portait le nom depuis le matin, et un sourire effleura ses lèvres.

« Soyez heureux ! »

Cette phrase résonnait encore à son oreille, tendre, remplie de promesses, passant, joyeuse comme une fanfare, dans le tumulte bruyant de cette journée de fête. Que de gens qui leur avaient fait le même souhait !

« Soyez heureux ! Soyez heureux ! »

Elle l’entendait maintenant dans le tintement des grelots, dans les soupirs du vent qui chassait la neige à la façon d’un balais, dans le petit bruit sec de l’attelage rasant le sol. Il semblait que la nature entière, cette morne et pâle nature de février, chantât un hymne en leur honneur où revenaient constamment ces mêmes mots.

Et rassurée, elle avait foi… Elle entrevoyait l’avenir rayonnant, sans un nuage.

Ils seraient heureux, certes !

Eh ! — Qui sait ?…

Bien d’autres avaient ébauché le même rêve au seuil de la vie et bien d’autres avaient dû l’abandonner forcément pour pouvoir avancer, tant le passage est difficile, tant est étroite la route que l’homme traverse avec ses illusions ; le plus souvent il n’y a place que pour lui seul et elles s’envolent à la première halte, effarées, inquiètes, comme des oiseaux devant le danger.

Ce qu’ils se dirent ?… je ne sais pas. Les chevaux allaient toujours plus vite, plus vite ; la neige continuait à tomber et le paysage se perdait, uniformément blanc, dans les fuites du lointain et de l’ombre.

II

UN NUAGE… DE FUMÉE !

Cette année-là, le printemps eut des sourires caressants, d’une grâce tendre, qu’on eût dits faits exprès pour eux.

L’herbe poussait drue et haute dans les prairies ; un couple d’hirondelles vint établir son nid sous le toit de leur grenier dès avril… Le ciel était rose ; l’Ourthe égrenait des perles dans son lit de schiste et des coins de rochers s’y miraient, très graves ; les sapins sentaient bon.

Ils faisaient de grandes promenades, tous les deux, dans les montagnes, sans rencontrer un être humain. C’était délicieux ; on ne pouvait rêver une solitude plus complète. Ils avaient des joies d’enfants pour un caillou glissant et faisant ricochet dans la rivière ; pour les clairs échos des gorges qui redisaient après eux : « Je t’aime ! » d’une voix profonde, avec des modulations lentes, presque solennelles ; pour un oiseau apeuré qui s’envolait en les frôlant ; pour ces grands insectes, hauts sur leurs pattes, qui marchent dans les bruyères majestueusement, et que leur approche mettait en déroute. Une fois, ils découvrirent un coquelicot, le premier de la saison, tout seul, perdu au bord d’un champ. Ce fut un triomphe. Ils se regardaient, charmés, en extase :

— Qui le cueillerait ?

On hésita longtemps ; c’était considérable. Puis, comme Monsieur, ayant coupé la fleur la lui attachait au chapeau, Madame éclata de rire, en disant :

— Sommes-nous bêtes !

Ce fut l’affaire d’un instant : le coquelicot s’effeuilla.

Ils eurent un gros chagrin.

Ces puérilités exquises, ces riens murmurés tout bas dans le grand silence, ces courses folles à travers la campagne emplissaient leur vie depuis trois mois.

Ils s’adoraient.

— Trois mois ?… Eh ! oui, tant que cela… Toute une éternité !

Monsieur avait emporté sa petite femme en Ardennes bien peu de temps après les noces, et ils habitaient là, dans un étroit château bâti sur un pan de rocher d’où l’on découvrait l’Ourthe, les collines noires de mousse, la vallée et les longues prairies humides piquées de jacinthes et de renoncules. Leur vie était comme un bon rêve ; ils ne se quittaient pas. Madame tenait en conscience son rôle de maîtresse de maison, elle s’occupait de tout, même du ménage on faisait des repas invraisemblables durant lesquels on avait l’air de jouer à la dinette… Monsieur trouvait cela parfait.

Ils ne voyaient personne.

Un vieux garde-chasse et sa fille, qui habitaient à deux pas, une cassine au bord de l’eau, les servaient tant bien que mal. On n’avait pas d’exigences ; le tête-à-tête était si bon… et puis, à la campagne !

La maison avait des douceurs de nid ; quelque chose de gai, d’aimable, de séduisant passait dans son silence ; un air de félicité discrète gagnait les choses. Jamais séjour ne fut mieux fait pour abriter une lune de miel.

Les profondes fenêtres en ogive, toutes chargées de clématites et de lilas perse, avaient enthousiasmé Madame aussitôt ; l’escalier de chêne, avec ses longs couloirs pleins d’ombre et sa rampe en fer forgé représentant des chimères et des monstres qui grimpaient les uns par-dessus les autres, en un entrelacement désordonné, pêle-mêle excentrique de jambes velues et de gueules menaçantes, lui causa une terreur indicible, qu’elle ne voulut pas s’avouer à elle-même.

Au reste, le petit salon Louis XVI, or et blanc, lui plut tout à fait ; la serre, construite à son intention, acheva de l’éblouir, et elle déclara qu’elle serait la femme la plus heureuse de l’univers dans ce triste manoir effrité, dans ce pays perdu où le printemps mit bientôt des senteurs tièdes, je ne sais quoi d’épanoui, de suave et de jeune… comme un grand sourire d’enfant qui se réveille ; où le soleil des premiers jours de mai faisait éclater les bourgeons dans leur capsule vert tendre et fleurir les églantines au long des haies, tandis qu’on entendait sourdre la sève au fond de l’herbe, qu’il neigeait partout des pétales de seringat et que les violettes levaient la tête curieusement sous les feuilles.

Et, en effet, Madame était heureuse ; heureuse comme une enfant volontaire et fantasque que le ménage amusait à la façon d’un joujou neuf et qui daignait aimer bien son mari dont elle était adorée à genoux.

— Sais-tu, Georges, que nous devenons un vieux, vieux ménage ? Il y a trois mois que nous sommes mariés, fit-elle remarquer, le matin de cet anniversaire.

— Vieux, vieux, vieux !… Tu m’aimes toujours, au moins ?

Je ne jurerais pas qu’il y eût un baiser après cela ; cependant, j’ai de forts bonnes raisons pour le penser.

Madame continua, sur un ton d’ironie très fine :

— Trois mois que vous n’avez plus fumé, monsieur mon maître ! Car tu ne fumes plus, n’est-ce pas, Georges ? Plus jamais… même quand je ne suis pas là ?

— Enfant !… Mais non, je ne fume plus. Tu sais bien, puisque je te l’ai juré.

— Pauvre cher ami. Alors, c’est fini, bien vrai ?… Tu as renoncé à cette passion-là ? Aussi, c’était vilain, sérieusement. Fumer !… Pouah ! j’abhorre ça.

— Tu es un ange.

La veille de son mariage, Madame s’était contentée de dire :

« Tu sais, Georges, j’abhorre ça ! Et puis, ça sent mauvais. »

Et Monsieur, idolâtre de ce petit démon d’ange, avait juré qu’il ne fumerait plus jamais, jamais !

Aussi Madame était-elle extrêmement glorieuse de l’empire qu’elle exerçait sur son mari, un grand garçon réfléchi et froid que l’amour avait transformé. Aussi, pendant qu’elle lui demandait « si c’était bien vrai qu’il ne fumait plus… » elle se répondait à elle-même, d’avance, « qu’il n’oserait point ! »

Et le ciel était toujours rose, et l’Ourthe était toujours bleue ; et on s’adorait toujours, profondément, absolument, quoiqu’on fût un vieux, vieux ménage de trois mois, et qu’on n’eût pas autre chose à faire.

Un jour, je ne sais quel souffle mauvais passa sur le pays : les sapins frissonnèrent des pieds aux cimes, la rivière se fâcha soudain et se mit à rouler des flots sombres, d’un air menaçant. Le soleil disparut ; les roches s’allongeaient, découpées en géants formidables sur le ciel couleur de suie. Un frémissement de tempête courut par la vallée et les hautes herbes se couchèrent lentement, craintives ; les feuilles, à peine sorties de leurs bourgeons, s’envolaient en tourbillonnant, déchiquetées, hachées, semblables à de minces fils de soie de nuance indécise, que l’air portait.

Les deux hirondelles du toit ne chantaient plus. Un morne silence tomba… tout s’inclinait comme stupéfié. Brusquement, un éclair raya le ciel, le petit château fut secoué sur sa base de schiste et le tonnerre gronda. Alors, ce fut terrible on eût dit que la nature entière tremblait et suppliait ; des blocs de pierre dégringolaient en cascades sinistres, un mélèze fut déraciné, et le paysage s’engloutissait sous les trombes de sable fin passant avec un rauque sifflement de révolte. Puis, le ciel blanchit, se crispa, sembla rouler des gazes molles qui ondulaient, glissant l’une sur l’autre ; un immense déchirement se produisit et une pluie lourde, pressée, bruyante, mêlée de grêlons se jeta du haut des nues.

Il faisait sombre ; le tonnerre grondait toujours, se rapprochant. Madame, assise dans son salon, près de la fenêtre, poussa un petit cri effaré et appela :

— Georges !

Personne ne répondit.

— Tiens, où donc est Georges ? reprit-elle, au bout d’une seconde.

Et, se levant vivement :

— Oh ! mais… j’ai peur, moi ! — Georges ! Georges !

Elle promena, autour de la chambre que les ténèbres envahissaient, un regard perdu. Monsieur n’était pas là.

— C’est mal de me laisser ainsi toute seule, par un pareil temps ! murmura Madame d’une voix apitoyée.

La foudre retentit au loin. Elle se boucha les oreilles.

Une vague inquiétude s’emparait d’elle ; sa pauvre petite âme se sentait toute déconcertée, tout étourdie par ce brusque orage éclatant au beau milieu d’un jour serein.

— Où es-tu donc, Georges ? répétait-elle avec impatience. Et elle se dirigea vers la porte.

Au moment d’en tourner le bouton, elle s’arrêta, hésitante.

« Oh ! l’horrible couloir sombre qu’il lui fallait traverser, la rampe fantastique qui grimaçait… Et par ce temps affreux, avec ces longs éclairs flamboyants !… »

— Non, je n’oserai jamais ! fit-elle.

Et elle ajouta, dans sa candeur d’enfant ignorante de la vie :

— Que je suis malheureuse !

Elle se rapprocha de la fenêtre, s’y accouda machinalement, sans penser ; elle trouvait je ne sais quel apaisement à voir les gouttes d’eau s’allonger et descendre en s’aplatissant sur les vitres.

Tout à coup, elle eut une exclamation de surprise, en même temps que son visage se rassérénait :

— Enfin ! le voilà, s’écria-t-elle. Et elle se disposa à ouvrir la fenêtre. Mais presque aussitôt, elle recula, pâlit ; ses deux mains arrêtées à l’espagnolette s’y crispèrent :

— Que va-t-il faire là-bas ?… murmura-t-elle.

La voix de Madame avait pris une expression âpre, presque dure, tandis que ces mots lui tombaient des lèvres, un à un, vibrants.

Et elle regardait par cette fenêtre, avidement, sans pouvoir en détacher les yeux.

Elle venait de reconnaître Monsieur qui traversait la grande allée du jardin, sans chapeau, sous la pluie, pour entrer dans le pavillon du bord de l’eau, au seuil duquel la fille du garde-chasse l’attendait.

Cette fille était belle, d’une beauté plantureuse et rustique, à la manière d’une grande Hébé de village insouciante et bonne enfant… Monsieur allait beaucoup au petit pavillon depuis quelque temps.

Les premières fois, Madame avait plaisanté doucement. Monsieur s’était contenté de sourire : il alléguait certaines conférences très urgentes avec son garde, à propos de la prochaine saison de la chasse… Et tout s’était borné là.

Ce qui n’empêchait pas Madame de se sentir vexée et comme mécontente d’être servie par cette superbe créature.

— Elle est trop belle pour une paysanne ! disait-elle quelquefois.

Ce voisinage lui déplaisait.

Madame n’était pas absolument jalouse, non… Seulement, elle eût bien voulu que cette fille fût plutôt laide et que Monsieur n’allât pas aussi souvent chez son garde-chasse.

Ce jour-là, Madame, déjà mal disposée, rendue nerveuse par toute l’électricité qui était dans l’air, voyant son mari passer sous ses fenêtres, sans même lever les yeux, rapidement, ainsi que quelqu’un qui se hâte ou qui se cache, et traverser le jardin malgré l’averse, se sentit mordue par je ne sais quelle pensée amère ; sa jalousie prenait un corps, s’accentuait, s’arrêtait à un fait palpable : Monsieur affrontait la pluie pour se rendre « là-bas ! »

Elle s’appuya au dossier d’une chaise : elle défaillait ; ce qu’elle venait de voir lui brûlait les yeux.

— Mon Dieu, mon Dieu ! soupirait-elle lentement, d’un air égaré.

C’était comme un douloureux effondrement, une certitude brusque : — Il aimait donc cette fille ? C’était vrai !

Oui, c’était vrai ; Madame en était convaincue, en eût juré. Au reste, qu’allait-il faire là chaque jour ? Elle s’éloigna de la fenêtre et, sans réfléchir davantage, très vite, automatiquement, elle traversa le petit salon or et blanc, ouvrit la porte et se trouva dans le couloir. Les personnages monstrueux de la rampe ne l’effrayaient plus ; elle n’y pensait pas.

— Trompée ! trompée ! se redisait-elle, tandis que la fièvre lui battait aux poignets.

Alors, c’était comme cela on jurait à une jeune fille de l’aimer toujours, de n’aimer qu’elle, de lui vouer sa vie… Et, après trois mois, on jetait au vent toutes ces belles protestations, on faisait fi de la dignité du mariage, de ses devoirs, de ses serments… pour reprendre sa liberté de célibataire, sans plus de remords.

Oh ! mais chez elle, chez elle !… Sous son toit… Et sa servante !… — Non, c’était odieux !

On ne se doute point de ce que peut élaborer de fou et d’extrême, en dix minutes, une tête de femme impressionnable et qui se croit offensée. Maintenant l’idée du divorce se présentait à l’esprit de Madame comme une délivrance ; elle pensait à son mari avec un sentiment de mépris ; elle ne voulait plus avoir rien de commun avec cet homme. Vivre dans l’air qu’il respirait était déjà trop.

— Le misérable ! Il serait donc venu à elle tranquillement, une heure après, si elle ne l’avait pas démasqué, il aurait posé ses lèvres sur son front… Il lui aurait dit encore qu’il l’aimait, et elle, elle l’aurait cru. Infamie !

Elle était si vraiment malheureuse à présent qu’elle oubliait d’en faire la remarque. Et elle courait sous la pluie, ses pauvres petits pieds dans la boue, songeant au jour de leur mariage, à leur départ furtif, le soir, par un soir de neige… à leur arrivée là, une semaine après, dans ce joli château mystérieux qui leur souriait, à leurs chères promenades dans les bois, eux deux…

— Rêve, rêve que tout cela !… C’était si bon de s’aimer, pourtant ! Bah ! il n’y fallait plus penser ; tout se brisait, tout s’écroulait… Il n’y avait au monde que mensonge et trahison.

— Alors, ils divorceraient ?

— Eh bien… oui.

Et ce oui tombait, triste comme une larme sur le marbre froid d’un sépulcre.

Hélas ! si jeunes… Après trois mois. Quel désenchantement !

Mais elle l’aimait, ce Georges, elle l’aimait…

C’était fini ; elle ne voulait plus.

Et la pluie redoublait, fine et serrée ; les branches de lilas s’affaissaient, écrasées par l’averse ; l’Ourthe avait des mugissements graves de cataracte, les roches ruisselaient, lavées, toutes luisantes, avec des gouttes d’eau qui s’arrêtaient aux pics…

Le soleil ne brillerait donc plus jamais ?

Il sembla à Madame qu’une voix méchante répondait :

— Non, plus jamais.

Elle était arrivée au petit pavillon ; devant la porte elle s’arrêta. Et, soudain, son cœur cessa de battre ; il lui sembla que sa grande colère s’apaisait.

Qu’allait-elle faire ?… Que dirait-elle si… si elle s’était trompée ?… Pourquoi était-elle venue là ?

— Pour les surprendre.

Certes… elle voulait le confondre, lui montrer qu’elle n’était pas sa dupe ; qu’elle savait. Et à cette idée de lui dire « qu’elle savait » tout son être sincère et droit, toute sa délicate nature de brave petite femme aimante se révolta. Combien c’était dur, pourtant, ce rôle d’espion !

Elle était tout contre une fenêtre ; elle se haussa sur la pointe des pieds et regarda. D’abord elle ne distingua rien. Tout était très confus. Par un effort de volonté elle obligea ses yeux à voir derrière les vitres, à pénétrer les êtres au logis.

C’était la cuisine, une cuisine confortable, très propre, de paysans. Des ustensiles de cuivre brillaient dans l’ombre ; le feu jetait des étincelles, par instants… Vis-à-vis de la cheminée, contre le mur, il y avait une grande horloge, dont le balancier allait de droite à gauche, régulièrement.

Tout cela avait l’air calme, honnête.

La surexcitation de Madame était à son comble ; elle se sentait près de défaillir.

Et comme elle regardait, elle eut un brusque mouvement de recul ; un petit sourire indéchiffrable, consterné et ravi tout à la fois, glissa sur ses lèvres ; sans plus hésiter, elle se précipita vers l’entrée de la maisonnette : elle venait de découvrir son mari fumant tranquillement au coin du feu.

Tout s’expliquait.

Monsieur, ne pouvant fumer dans les appartements de sa femme « qui abhorrait ça », venait là, lorsque la tentation était trop forte, et fumait en cachette.

— Oh ! Georges, Georges… j’ai eu bien peur ! s’écria Madame, en se jetant dans les bras de son mari.

Il souriait.

— Mais, quoi, petite femme ?… qu’y a-t-il ?… Pourquoi viens-tu ainsi, par un pareil temps ? Que s’est-il passé ?

Une grande confusion serrait Madame à la gorge. Elle n’en laissa rien paraître ; elle reprit :

— Non, tiens, vois-tu… c’est mal de fumer quand tu m’avais juré que plus jamais, plus jamais…

Pris en flagrant délit, Monsieur ne songea pas à discuter.

— J’ai eu tort, je l’avoue… Pardon ! fit-il.

Et il serra sa petite femme contre son cœur, tandis qu’elle sanglotait :

— C’est affreux, j’ai bien souffert… Je te cherchais… pense donc !… Voilà le premier nuage…

Il était à cent lieues de tous les soupçons qui avaient brouillé la cervelle de Madame ; il ne comprit pas, crut qu’elle faisait allusion à son grand crime de fumeur et, jetant son cigare au feu, il dit :

— Oh ! un nuage de fumée !

III

LES CERISES

Le cerisier était énorme, perché au bord d’une roche, avec l’Ourthe en dessous de lui et l’immensité du ciel s’étendant au-dessus de sa tête. Ainsi placé, ce cerisier avait tout ce qu’il faut pour se bien porter et produire beaucoup.

En mai, il fut superbe tout épanoui, et d’un rose !… Ses grosses branches penchaient sous le poids des fleurs, et il prenait, en se mirant dans la rivière, du haut de sa montagne, je ne sais quel air stupéfait de potiche ventrue dans laquelle on aurait mis un bouquet de bal et qui se serait sentie gauche, un peu embarrassée de cette coquette parure.

Puis, les pétales étaient tombés, emportés par le vent les uns glissant dans l’eau, les autres s’enroulant aux branches amoureusement, leur faisant comme une collerette de tulle rose qui passa bientôt, se dessécha, tandis que les premiers bourgeons éclataient.

Alors, quand toutes les fleurs eurent passé et que les petits calices, pas plus gros que des pois chiches, commencèrent à se dessiner, serrés deux par deux au long des rameaux, Madame voyant tout ce fruit déjà noué, sentant bon la sève, battit des mains :

« Eh bien ! on en aurait, des cerises ! »

Elle les couperait elle-même, toute seule ; elle prétendait que personne ne touchât à ce qu’elle appelait d’avance sa récolte.

Et, chaque matin, elle allait voir si la récolte faisait des progrès.

« Les cerises seraient hâtives, certainement ; on les mangerait dans les premiers jours de juin… La bonne chose que de goûter les produits de son jardin !… De beaux fruits qu’on aurait vu mûrir !… Les pauvres gens restés en ville ne connaissaient pas cette volupté-là. — Ah ! justement : les plaisirs de la campagne ! »

En juin, la récolte sensiblement diminuée commençait à prendre couleur, d’un côté seulement ; vers la mi-juillet il y eut une bourrasque, un formidable coup de vent qui allégea encore le vieil arbre d’une partie de sa charge.

Maintenant, les branches étaient très feuillues et les fruits semblaient vouloir se cacher dans la verdure. On en apercevait fort peu.

Au reste, l’erreur avait été reconnue : c’était la cerise royale ; cette espèce ne donnait qu’à l’arrière-saison. Et, tout bien considéré, on trouva cela préférable : « Puisqu’on en aurait encore lorsqu’elles seraient finies partout ! »

En août, cependant, Madame jugea que le temps était venu de songer à la cueillette. Elle s’arma de ses ciseaux à broder ; Monsieur, très amusé, prit la corbeille à ouvrage, et ils allèrent au cerisier.

Quand on fut dessous, Madame découvrit tout de suite une superbe cerise, grosse comme une pomme d’api, rosée et vernie, se balançant, très haut, dans les feuilles.

Tu vois, tu vois, s’écria-t-elle, il y en a tout plein, j’en suis sûre ; voici la première, les autres se cachent, mais nous les trouverons !

Monsieur regarda longuement :

Oui, il devait y avoir énormément de fruit, là. »

L’enthousiasme de Madame montait, montait…

D’un bond, elle fut dans l’arbre ; deux fortes branches, en retour de chaque côté du tronc, formaient un siège assez commode ; elle s’y installa.

Et c’était charmant de voir ce grand flot de mousseline se tassant dans le feuillage, avec la gaze blanche du chapeau de campagne qui ondulait sous une gloire de soleil.

Les roses étaient en fleurs, dans le jardin, et des nuées d’abeilles couleur d’or dansaient autour ; loin, à travers les arbres, on distinguait le petit château noyé de lumière, les volets clos, comme endormi sous la grosse chaleur du jour, et du haut en bas des roches, dans la mousse brûlée, les premières framboises faisaient des taches sanglantes.

Le vieux cerisier n’eut jamais l’air plus balourd, plus piteux.

Madame fourrageait dans les feuilles, impitoyablement, avec une impatience fébrile ; tout à coup, elle leva les yeux en l’air… Puis, son visage, assez désappointé, passa entre les deux branches :

— Georges, viens un peu.

Dans tout cet arbre énorme on ne trouva… qu’une seule cerise !

Malgré cela, ce fut très glorieusement que les ciseaux se mirent à couper la queue flexible de ce spécimen unique ; ce fut avec des respects inouïs que Madame en essuya la poussière du coin de son mouchoir : « Pensez donc un fruit pareil, une cerise royale, et la seule, la seule ! »

Monsieur voulait que sa femme la mangeât bien vite, mais Madame ne l’entendit pas ainsi on partagerait.

Elle sauta lestement à terre. Monsieur eut un sourire :

— Partager une cerise !

— Eh ! oui.

Pour prouver que c’était très possible, elle la mit entre ses lèvres et, la tête renversée, d’un geste joli, avec une petite voix drôle, un peu gênée par l’obstacle :

— Goûte… veux-tu ?

Il goûta.

IV

CHEZ SOI

Un petit salon discret, avec de lourdes tentures en velours d’un étrange bleu, d’un de ces antiques bleus changeants qui font penser à un coin de ciel d’Italie tombé dans le vert glauque d’une mer septentrionale ; des meubles bas, moelleux, coquets, très aimables dans leur désordre fou ; des empilages de coussins de toutes sortes et de toutes formes, épars sur un tapis persan… ; et puis, un fouillis de bibelots sans nom, de japoneries d’une laideur adorable. Tombant du plafond, et accrochée par des chaînes fines, une lampe d’argent, très baissée, répand sa lueur mince dont les rayons vont se briser aux frises sculptées des hauts lambris ; un tricot de laine rose, aux aiguilles d’ivoire, pend négligemment au bord d’une console : il y a beaucoup de mailles lâchées et le peloton a roulé par terre. Dans la cheminée, un feu doux, pétillant, rieur… le premier feu !

Et il bavarde, ce feu, et il flambe, et il en raconte, des histoires ! Et il jette de grandes étincelles qui enveloppent toute la chambre de je ne sais quel éblouissement !

Au dehors, une froide pluie craquante et maussade secoue les dernières feuilles des platanes du boulevard, et les longues gouttes, en glissant lentement sur le lierre qui couvre la maison, font un bruit triste, comme des larmes lourdes qui tomberaient continuellement.

Le jardin est bien fini par les vitraux du salon on entrevoit confusément les lianes maigres d’une clématite grimpée très haut, le long d’un lattis, et où une seule grappe de fleurs, sans la moindre verdure, pend désespérément, noyée d’eau et tout effeuillée ; les catalpas de l’entrée, dépouillés depuis longtemps, ont l’air, avec leurs troncs rabougris et leurs branches gourmandes, d’autant de vieilles carcasses de martyrs mis en croix et écorchés. La pelouse seule et les buis qui l’entourent sont restés très verts.

C’est un de ces étroits hôtels du boulevard du Régent, vous savez bien ?… avec un jardin anglais net, régulier, symétrique, à une seule allée circulaire semée de cailloutis blanc ; il y a là, toujours, des parterres de codéüs nuancés qui, de loin, font l’effet d’étoffes smyrniotes jetées sur la faille verte des gazons. Les écuries sont derrière ; les communs, à gauche. L’hôtel est en pierres bleues et bien caché par le double rideau des arbres du boulevard et de la grille dorée du jardin.

Il y en a comme cela, un grand nombre, de l’Observatoire à l’avenue de la Toison-d’Or. On dirait qu’ils exercent une sorte de fascination sur les passants ; au vrai, ils sont le rêve et l’espoir de bien des êtres. Et souvent, on voit des couples d’amoureux arrêtés là, devant les grilles, les yeux levés sur les larges fenêtres enserrées de glycines, et s’écriant :

— Hein ! comme c’est compris cela… Comme on doit se trouver bien là dedans !

Ces petits hôtels ont je ne sais quoi d’attirant, de calme, de fermé, de mystérieusement confortable ; il y passe comme un parfum tendre d’amour et de jeunesse. On doit s’y aimer bien.

Tout l’été ils sont déserts, morts sous leurs volets de bois, mais aussitôt octobre, les caisses des grands lauriers reprennent leur place sur le perron, on ratisse les parterres, on met des fleurs partout ; les portes s’ouvrent, une chanson vole dans le silence égayé… une silhouette féminine passe, vague et rapide, avec un frou-frou de jupes qui traînent.

Puis, soudain, des éclaboussures flamboyantes scintillent aux glaces des hautes fenêtres. C’est le premier feu de la saison.

La bonne chose que ce premier feu !… Si vous saviez comme on se sent « chez soi », à l’aise, chaudement dans ce petit salon bien clos, si délicieusement paisible sous sa demi-obscurité !

Monsieur, assis dans un fauteuil, au coin de la vaste cheminée flamande, tient Madame dans ses bras ; Madame rit et babille : le feu l’amuse extraordinairement et les flammes, en poudrant d’or ses cheveux pâles, en courant tantôt sur ses joues, tantôt sur son menton ou son oreille, donnent à toute sa physionomie chiffonnée et mièvre un éclat particulier, un peu fou, un joli brillant de petite chose éphémère, on ne sait quelle grâce mignarde, quelle fragilité de joujou luxueux et coquet. Monsieur, lui, semble pensif, recueilli ; il sourit il est heureux, mais autrement.

Et, l’idée que ces deux êtres, essentiellement dissemblables, sont unis pour vivre ensemble toujours, paraît excessive, tout à fait invraisemblable.

Monsieur est ému : c’est le premier feu qu’ils font chez eux, dans leur maison ; c’est la première fois qu’ils se tiennent là, enlacés, tout près, tout près, à écouter ce que les grosses bûches racontent, en éclatant sous la chaleur… Demain, on rentre au Palais, on reprend le train-train normal, les vieilles préoccupations d’habitude. Fini, le bon temps des vacances, des vagabondages effrénés dans la campagne, de toutes les ineffables et enivrantes puérilités de la lune de miel, de toutes leurs bonnes bêtises d’amoureux campés… Maintenant, c’est le ménage, l’installation définitive ; et cette soirée passée en tête à tête, au coin du premier feu d’automne, en est comme la consécration.

Sera-t-on heureux sous les plafonds clairs du petit hôtel ?

Le feu dit oui, très haut, d’une façon péremptoire, dans des dégringolades joyeuses de pétillements brefs : « Oui, oui, oui ! »

Et les épaisses tentures d’un bleu troublant disent oui, elles aussi ; et les amours joufflus des lambris, un doigt malicieusement posé sur les lèvres, sans se prononcer trop ouvertement, semblent, eux aussi, pencher pour l’affirmative… Et tout le petit salon couleur d’aurore et de soleil, assoupi sous les baisers de la flamme et la lumière tendre de la lampe, dans son atmosphère douillette, a bien une sournoise attitude de temple du bonheur.

— Sais-tu, Georges ?… Tu devrais me faire un plaisir… Tu plaides demain, n’est-ce pas ?

— Oui, mignonne :

— Eh bien, tu devrais me conduire au Palais avec toi, me mettre dans un bon petit coin où je sois à l’aise je voudrais t’entendre.

Monsieur s’étonne :

« Quelle singulière fantaisie prend Madame tout à coup aller au Palais… Une femme !… Et sa femme ! Non, non, ça ne s’est jamais vu on ne va pas au civil ; passe encore aux assises, les jours de causes célèbres, quand X. ou W. en sont et qu’ils lâcheront toute leur éloquence pour quelque coquin aux névroses spéciales… Mais au civil ! En vérité, non ; ça serait très inconvenant. »

Madame a une grande déception :

« Elle se faisait une fête de cela. »

— Tu comprends : je te vois travailler, je sais que tu prépares ta plaidoirie, je sais que tu seras très beau à l’audience… Et moi, je ne t’entendrai pas !

« C’est aussi par trop fort, une pauvre petite femme à qui son mari ne dit jamais rien ! »

Elle sait très bien, cependant, qu’il s’agit d’une demande en divorce, que Monsieur plaidera pour la femme… Et cela l’intéresse.

N’y a-t-il pas là quelque chose d’inouï : porter le nom d’un des avocats les plus célèbres du barreau et n’avoir jamais, jamais mis le pied au Palais ?

Monsieur est désolé, mais ceci n’est pas possible.

Et il baise délicatement les petits cheveux follets qui frissonnent tout en haut de la nuque rose de Madame.

Alors, elle, se rejette, la tête sur l’épaule de son mari et, très câline, d’une voix basse, suppliante, pleine de caresses :

— Je voudrais tant te voir en robe et en toque !

Monsieur rit franchement :

« Là, vrai, s’il s’attendait à cela ! »

Madame se mord les lèvres, un peu piquée :

— Donc, tu ne veux pas, dis, c’est bien résolu ?

Monsieur rit toujours :

— La drôle de petite femme !

« Et c’est superbe, cette plaidoirie ; les stagiaires en sont dans l’émerveillement. Berthollet, que Madame est allé trouver le matin, à l’étude, lui en a lu des extraits ; il y a d’admirables périodes, d’une violence !… »

Et vous voulez, messieurs, que cette épouse, que cette mère, unie à un tel être, à un misérable qui, sans considération de la sainteté du mariage, sans souci de la foi jurée et de ce respect dû à la femme, respect dont les anciens Romains…

« Oh ! Madame a tout retenu : elle sait cela sur le bout des ongles il y est beaucoup question des anciens Romains. »

Et elle continue :

— … Si l’épouse a des devoirs vis-à-vis de l’époux, l’époux, à son tour…

Là, Madame s’interrompt subitement :

— Sais-tu ?… Tu n’es pas gentil, tout de même : tu manques à tes devoirs, tu manques à ce respect de la femme, respect dont les anciens Romains

Et, sur un geste impatienté de Monsieur :

— C’est toi qui l’as dit. Respect dont les anciens Romains…

— Voyons, mon enfant, je ne l’ai pas dit tant que cela !

— Par exemple ! — Où est ton projet de plaidoyer ?

— Mais, dans mon bureau, naturellement.

— Va donc le chercher, que je puisse te convaincre.

Monsieur s’enfonce plus profondément dans le grand fauteuil.

« Non, non, non. Il n’ira pas. »

Madame est mécontente, décidément.

— Ces hommes sont toujours ainsi ; ils veulent avoir raison quand même. Eh ! c’est bien facile : du moment où il s’agit de fournir des preuves, ils se dérobent.

Et, s’échappant des bras de Monsieur, elle se lève toute droite :

— Ça n’est pas de bonne guerre ; non, sérieusement.

Monsieur, lui, essaye de reprendre sa femme :

— Allons, viens ; on était si bien là !

Mais Madame ne veut pas ; c’est fini.

« Elle n’est plus une enfant, aussi, pour qu’on ait toujours l’air de rire quand elle parle de choses sérieuses. Qu’y a-t-il de si étonnant à ce qu’elle désire savoir ce que Monsieur dira le lendemain, à l’audience ?… Elle est sa compagne, sa petite femme bien aimante et bien dévouée, n’est-ce pas ? Pourquoi ne serait-elle pas un peu son ami, son collègue, son conseiller, au besoin ? — Oui, oui : son conseiller. Cela est-il vraiment si comique qu’il faille en rire ? Le mariage ne gagnerait-il pas à être une sorte d’association indissoluble dont les deux parties n’aient rien de caché l’une pour l’autre, dont toutes les joies, toutes les douleurs, toutes les espérances, tous les travaux, même, soient mis en commun ? N’avait-elle pas le droit de s’occuper des affaires de Monsieur ? Ses succès ne lui tenaient-ils pas au cœur autant qu’à lui-même ?… Au lieu de cela, on la traitait en bébé, comme si elle eût eu quatre ans, toujours. »

Et Madame, assise sur une chaise basse, à l’autre bout de la chambre, mordillait le coin de son mouchoir fébrilement. « Oh ! c’était mal ; et elle souffrait de cela. »

Alors, très attendri devant cet excès de dignité, craignant beaucoup les larmes, qu’il sentait venir sous le petit tremblement de la voix, Monsieur eut un soupir résigné. Il alla dans son bureau et il prit tout son dossier.

Il consentait à lire sa plaidoirie, mais il fallait que Madame revint se mettre sur ses genoux, au coin du feu.

À cette déclaration, Madame eut une moue divine :

« Ah ! on ne daignait se rendre que sous condition ! Eh bien, elle aussi, elle en posait, des conditions : elle exigeait la robe et la toque ; ces choses étaient dans l’armoire de l’étude, elle le savait : on les avait portées là pour les remettre en état, pendant les vacances… Donc, ni si, ni mais ; il n’y avait pas de faux-fuyants possibles : elle avait vu, de ses yeux vu, toute la toilette le matin même. Elle voulait que l’illusion fût complète et, qu’après cela elle pût se dire, les jours où elle saurait son mari au Palais : « Voilà comment il est. »

Monsieur ne riait plus.

« Non, Madame poussait trop loin l’enfantillage. Pourquoi cette insistance ? C’était grotesque, cet accoutrement ; ces messieurs de la Cour faisaient même une pétition pour qu’on le supprimât et que les avocats pussent plaider en tenue de ville, simplement. Ils étaient risibles, tous, là dedans. »

— Tu comprends bien, mon amour, cette coutume de mettre en robe les gens de loi est d’un autre âge ; à notre époque de telles anomalies paraissent bien surannées, absurdes, puérilement conventionnelles c’est laid et inutile… Nous avons l’air gauches, au Palais, honteux de cet uniforme qu’on devrait laisser définitivement à l’opérette. Je ne veux pas que toi, toi surtout, tu me voies ainsi.

Et Monsieur, parlant posément, de ce ton raisonnable qu’on emploie pour convaincre les enfants, serrait contre lui les menottes de ce « grand bêta » de petite femme.

Elle, elle tenait à la robe, et à la toque aussi, et au rabat ; elle n’y trouvait rien de drôle, au contraire, et elle eût regretté qu’on les abandonnât… Cela devait donner un certain air pas banal à ces messieurs du barreau ; cela les distinguait du vulgaire. L’éternel habit noir, voilà ce qui était bête comme tout et qui noyait, sous le même aspect morne et étriqué, peu gracieux d’ailleurs, et les épiciers qui sont de noce, et les garçons de table et les coiffeurs, et les recors, et les dentistes, et les hommes du monde entier à quelque classe de la société qu’ils appartiennent !

— La robe, au moins, parlez-moi de cela ! C’est cossu, ça drape ! Les grandes manches sans coude doivent accompagner très bien les gestes amples d’un orateur.

Madame s’exaltait et, pour lui prouver que c’était à tort, Monsieur alla chercher ses habits d’audience.

Il ne prétendait pas les mettre… Oh ! il s’y refusait de la manière la plus formelle ; il voulait seulement que Madame se rendit compte.

D’un coup d’œil, Madame eut tout jugé. — C’était très bien.

Elle articula cette déclaration d’un air grave, sans rire le moins du monde et, prestement, elle glissait la robe sur les épaules de son mari, lui passait les manches larges, repoussait les pans, donnait aux plis un jet souple, enlevait, du bout des doigts, un grain de poussière demeuré entre les mille fronces des pièces plates ; quand elle en fut au premier bouton du rabat, ses lèvres, en s’élevant imperceptiblement, effleurèrent les moustaches de monsieur. À partir de ce moment il ne protesta plus ; il laissa faire. Et il tournait avec obstination le dos aux glaces, dans une appréhension terrible de s’apercevoir et de se trouver ridicule.

Alors, Madame lui mit son plaidoyer dans la main et, tandis qu’il secouait la tête, comme pour jurer qu’il ne lirait pas, que cette gaminerie avait assez duré, elle lui dit si gracieusement, d’un air si pénétré et si sérieux : « Je t’en prie ! Crois-tu donc que je ne puisse pas saisir et apprécier ? » que, dès lors, on eût pu prévoir qu’il céderait.

Au fait, c’était une adorable petite nature féminine que celle-là… très intelligente, très bien douée ; oui, mais si légère ! Bah ! c’était aisé à dire on ne l’entretenait que de choses frivoles. Il fallait voir, aussi… l’éprouver. Que ce serait bon, cependant, de lui confier tout et ses désespérances d’homme qui, par métier, fouille la vie dans ses dessous les plus navrants, et ses admirations, ses élans passionnés d’artiste ; de la prendre pour collaborateur, pour juge… et de travailler ainsi, en lui demandant son aide, en la mettant, comme elle l’avait dit si bien, de moitié dans ses études et dans ses luttes ! Qui mieux qu’elle pouvait le comprendre ?

Il l’installa dans leur grand fauteuil, au coin du feu ; lui plaça un tabouret sous les pieds et, se posant devant elle, recueilli et comme inspiré, bizarrement ému à l’idée qu’il allait parler pour elle, pour elle toute seule, il commença.

La scène se présentait bien différemment maintenant, à ses yeux ; ce n’était plus un jeu futile, une représentation plaisante et sans conséquence. Il se sentait tout remué ; le côté sérieux de leur vie de gens mariés se montrait enfin là, par ce soir heureux, sous la lumière tourbillonnante de leur foyer. Oui, le mariage était une association, une sainte et charmante association de deux êtres visant au même but, ayant les mêmes intérêts, se complétant l’un par l’autre. D’abord il avait désespéré que sa petite femme comprît cela… et voilà qu’il sentait, tout à coup, dans une sorte d’intime confiance qui le pénétrait, dans l’orgueil subit de son « moi », dans les battements de son cœur comblé, je ne sais quoi de profond et d’attendri qui le rassurait. Oh ! comme elle était bien la fée de ses rêves, la femme idéale, celle qui s’élèvera pour atteindre au niveau de l’époux et s’initier à son labeur, celle qui l’accompagnera, qui le suivra partout, quelque ardue que soit la route… qui mettra son beau sourire, la grâce de son angélique esprit et de ses illusions tissées d’azur et d’or, fût-ce même au milieu de cette glaçante routine des affaires.

Il lui eût baisé les pieds.

Et il fut éloquent, imprimant à sa voix l’émotion vivante du moment, ce sentiment de plénitude qui était en lui, la vibration de son âme ; il fut pathétique et grand. On eût dit que cette exquise atmosphère de son chez soi, que la présence de ce petit oiseau frêle et bavard qu’il aimait, auquel il avait voué sa vie, que tout l’enlevait et plaidait avec lui pour celle qu’il avait promis de défendre le lendemain pauvre femme trompée, révoltée devant la trahison et qui demandait la rupture de tous les liens, au nom de son amour outragé.

Et les énormes manches flottaient, très amples, autour de ses gestes sobres, et le petit rabat mal attaché tournait, tournait sans cesse… et, par-dessus le noir dur de la robe et le blanc lisse de la batiste, sa belle tête mâle et fière se détachait lumineuse, pleine de passion. Et il ne fut pas ridicule. L’enthousiasme mettait son auréole, sa foi ardente et convaincue sur ce qu’il disait.

Madame ne l’interrompit pas ; aux premières phrases, elle avait pâli, murmurant seulement, comme si elle se fût pariée à elle-même :

— Ce Georges ! il m’impressionne ; il me fait froid.

Et, lentement, lentement, la jolie tête s’était enfoncée dans les coussins du fauteuil, lentement les grands cils avaient battu les joues… Alors, les mains s’étaient étendues, très fines, très pures, rosées délicatement par le feu, au long des valenciennes du peignoir…

Quand Monsieur, interdit de ce silence obstiné, s’approcha d’elle, Madame dormait.

V

LE PETIT BONNET ROSE DU PROFESSEUR

Cher petit professeur, comme on allait l’aimer !

Et Monsieur sentait de grosses larmes lui rouler le long des joues, tandis qu’il tenait gauchement entre ses bras, cet espoir de grand homme.

Alors, ce serait un savant, cela ?

— Oui, Madame l’avait dit : il serait professeur, un docte et grave professeur… Professeur, comme Fénelon, comme Leibniz, comme Condorcet ! Il aurait toutes les vertus requises, Madame l’avait dit bien longtemps avant qu’il fût là. Il serait sérieux, réfléchi et savant !

Elle avait des idées très démocratiques.

Au reste, les professeurs arrivaient à tout ; la science était appréciée enfin ! — Avocat comme son père ? Jamais !… Un métier tuant, abominable, qui ne vous laisse pas un instant de repos, qui ne vous donne sûrement que des ennemis. Il fallait qu’un homme, quelque fortune qu’il eût, se créât une occupation… Eh bien ! professeur. C’était là un état d’importance, une sorte de sacerdoce, quelque chose de respectable et de saint comme la prêtrise ou le doctorat, avec moins d’abnégation, moins de danger cependant, et plus de gloire.

Oh ! se dire que c’est à soi cette ébauche d’être, ce petit rien du tout vagissant et rougeaud qui se trémousse, qui donne des bras et des jambes pour bien prouver qu’il est viable… Penser que c’est votre enfant à vous, votre fils !

Il semblait à Monsieur qu’une folie douce lui envahît le cerveau, il sentait tout son corps s’affaisser, toute son énergie qui s’abandonnait dans un délire attendri, une émotion exquise et troublante.

Alors, il pensa au petit bonnet rose auquel Madame travaillait depuis des mois… Le moment était venu, tout de même !

Si souvent, ils l’avaient essayé sur le poing, ce bonnet, simulant de leurs doigts serrés, les mouvements engourdis de la toute petite enfance ! Si souvent, ils s’étaient écriés :

— Hein, si on l’avait là pour un instant, cette tête, qu’on puisse prendre la mesure bien exactement !

Elle était là. On allait mesurer… et son premier bonnet devait être ce bonnet-là. Monsieur attachait à cela je ne sais quel naïf prestige.

Il rendit le professeur à la tante Berthe, très affairée et pleine de sollicitude, qui craignait beaucoup qu’on ne lui cassât son neveu et ne le lui avait accordé, d’ailleurs, que pour un moment.

Il entra dans le salon de Madame et il se mit à chercher le petit bonnet rose. Il ouvrit les chiffonnières, les boîtes à ouvrage, plongea tout au fond des grandes corbeilles… vainement.

Enfin, dans le demi-jour, sous la clarté blanche de ce matin de mars neigeux et triste, il découvrit quelque chose de rose, de bizarre et d’inachevé coiffant un grotesque magot japonais qui grimaçait sur une étagère, entre un fouillis d’objets exotiques horribles.

Pauvre petit bonnet rose, étais-tu bien fait pour cela ?

Il sembla à Monsieur que toute cette neige qui tourbillonnait au dehors, légère, floconnante et glacée lui tombait sur le cœur.

« Oh ! son premier bonnet ! »

Et lorsque la tante Berthe, à qui il présentait ce travail informe — d’où pendait encore une aiguille d’ivoire et qui, pour tout dire, ne ressemblait à rien, pas plus à un bonnet qu’à autre chose — lorsque la tante Berthe assura qu’on ne peut pas couvrir de laine la tête des nouveau-nés, debout devant la layette luxueuse, couverte de dentelles, avec des faveurs tendres, des flots de rubans partout, devant cet étalage de joli linge ouvragé et coquet, venu de chez la faiseuse à la mode, il eut un regret véritable de ce que Madame eût ainsi profané le premier bonnet du professeur.

VI

BROUILLÉS

Ils étaient au plus mal.

Monsieur avait grondé doucement, à propos d’une note de couturière qui lui était tombée entre les mains par hasard. Une fois la fin décembre, les fournisseurs envoient leurs relevés ; c’est assez maladroit, mais, que voulez-vous ?…

Il y avait surtout une certaine robe de satin paille, avec une petite tunique en bourre à grosses scabieuses brochées en relief… un bijou, une œuvre d’art que cette toilette qu’on venait d’apporter et qui avait beaucoup plu à Monsieur dans le premier moment, — sa petite femme y était ravissante d’ailleurs, — mais qui lui plaisait moins maintenant que, le relevé de l’artiste sous les yeux, il constatait que ce chef-d’œuvre lui coûtait 3, 000 francs.

Il n’avait pu s’empêcher de faire quelques réflexions.

« C’était ruineux ! Madame ne comptait donc pas ?… 3, 000 francs pour une robe qu’on mettrait deux fois ! Quelle fortune pourrait subvenir à de semblables dépenses !… Eh ! 3, 000 francs ! Combien de gens vivaient toute une année, et très convenablement, avec ce revenu-là ! — Non, sans reproches, c’était trop ; il fallait pouvoir se modérer. Où irait-on avec un pareil système ? »

Madame avait fait remarquer, non sans raison, que Monsieur tenait beaucoup à ce que sa femme fût bien mise : « On ne pouvait pas se montrer dans le monde vêtue comme une carmélite ! »

Monsieur avait dit alors que, puisque le monde coûtait si cher, il préférait qu’on n’allât plus dans le monde.

Ce à quoi Madame avait répondu qu’à vingt-deux ans elle ne consentirait pas plus, et sous aucun prétexte, à s’enfermer toute seule chez elle pour y vivre en recluse qu’à se couvrir de bure… Sérieusement, le sacrifice ne la tentait point ; elle ne se sentait pas de vocation pour ce genre de renoncement, pas la moindre !

Et elle avait avancé les lèvres, en une petite moue diabolique, pour ajouter que « bien des gens seraient en droit de trouver bizarre une telle éclipse après trois années de mariage. »

Monsieur s’était senti piqué par je ne sais quel serpent mauvais à ces derniers mots. Il s’était levé et, d’un ton rogue, dogmatique, de l’air, toujours fâcheux, d’un jaloux qui prend la mouche, avait déclaré que ce qu’il avait dit précédemment était l’expression exacte de ses volontés et qu’il désirait qu’on en tint note.

Ah ! bien, oui, des volontés !

Madame ne prétendait pas qu’on lui imposât des volontés… des désirs, passe encore, mais des volontés, jamais !

« Elle n’était plus d’âge à se laisser intimider par les mines de Croquemitaine dont Monsieur la favorisait ; non, oh ! non… » Et son pied qui frappait le parquet avec violence disait cela éloquemment. « Quand bien même Monsieur continuerait ainsi à prêcher (ce qui n’était guère intéressant, il fallait qu’il le sût), elle n’en ferait qu’à sa guise. »

Puis, d’un mouvement de défi, Madame s’était regardée dans la glace, comme pour la prendre à témoin qu’un aussi joli visage ne pouvait rester dans l’ombre… qu’il y aurait cruauté à priver tous les yeux du plaisir de le contempler. Et, tandis que Monsieur, blessé au vif par ce titre de Croquemitaine, qu’il trouvait grotesque et particulièrement offensant, achevait son exorde d’une voix de plus en plus aigre, le considérant avec une candeur tranquille, elle s’était bouché les oreilles.

On avait déjeuné après cela silencieusement, en tête à tête. Madame n’avait pas dit une parole : elle boudait ; Monsieur n’avait rien mangé. Le repas n’avait pas pris un quart d’heure. Au bout de ce temps, Madame s’était levée de table ; elle avait fait venir sa cuisinière et, après un long conciliabule avec celle-ci, avait résolu que le menu du dîner se composerait d’une purée crécy, — Monsieur abhorrait les carottes, — d’un plat de croquettes au macaroni ; Madame recommanda qu’elles fussent bien dorées : « Il y avait une éternité qu’on n’en faisait plus, et c’était bon, cela. » Monsieur se mordit les lèvres : l’odeur seule des fritures lui causait des haut-le-cœur.

— Comme poisson, on aurait… Tiens, quel poisson pourrait-on bien donner ?

Madame prit un petit air réfléchi, profond ; elle méditait une vengeance.

— De l’esturgeon ? conseilla la bonne. — Monsieur l’aime.

Madame leva les bras au ciel :

« De l’esturgeon ! Mais il était d’un prix inabordable… À quoi pensait cette fille ? De l’esturgeon lorsqu’il gelait ! Où irait-on à se passer ainsi ses caprices ? Il fallait de l’économie… » Et Madame, lançant un regard en dessous à sa victime, avait déclaré qu’on se contenterait tout modestement d’un éclefin en sauce blanche.

Monsieur demeura impassible ; le coup était rude cependant il haïssait l’éclefin.

Comme rôtis, on aurait un râble de lièvre et du veau ; comme entrée, Madame se décida pour des côtelettes de mouton aux tomates.

Monsieur poussa un soupir ; il était gourmet et venait de reconnaître qu’il lui faudrait se passer de dîner ce jour-là, attendu que tout ce qu’on lui servirait lui était antipathique au dernier point.

À la vérité, rien ne l’obligeait à manger chez lui ; il pouvait parfaitement aller au premier restaurant venu et se faire donner ce qui lui plairait… Oui, mais c’était se mettre dans son tort ; c’était fuir devant l’ennemi, c’était briser les vitres… et Monsieur ne voulait pas briser les vitres. Il se résignerait au macaroni, à l’éclefin, même aux tomates. Il mangerait de tout, mais il prétendait ne rien perdre de son autorité.

« Quant au dessert, continuait Madame de sa voix railleuse, on s’en passerait dorénavant ; il n’en fallait pas. C’était du superflu et tout superflu était rayé de son programme. Elle voulait une réforme complète ! — Donc, plus de dessert, si ce n’était une crème, pour M. Paul. »

Et Madame, congédiant son cordon bleu, s’était mise à fredonner insolemment cette bouffonnerie des Pirates, de Giroflé-Girofla. Monsieur décachetait son courrier. Elle avait sonné sa femme de chambre ; elle avait quitté la salle à manger, disant, sans s’adresser à personne, qu’elle allait chez sa mère.

Et Madame s’était habillée, très simplement, en robe noire, avec sa grande pelisse de loutre et certain chapeau gros vert, à passe large, qui mettait son minois frais et malicieux au fond d’une ombre sournoise, l’enveloppant de cette grâce vague, mystérieuse, aimable, des roses du Bengale perdues dans leur feuillage sombre.

Elle était si charmante ainsi que Monsieur, qui la regardait par la fenêtre de son bureau, n’avait pu s’empêcher de sourire en la voyant traverser le boulevard, élégante, l’air aisé, paisible, ses moindres mouvements empreints de cette grâce infuse qui révèle la femme du monde, où qu’elle soit, aux gens même les moins habiles ; et très modeste : les pointes de ses petites bottes souples passant sous sa jupe de cachemire, sa voilette noire, à pois, bien tendue sur le chapeau et découvrant la lèvre inférieure et le menton… « L’adorable charmeuse que ce petit lutin-là ! »

Elle marchait vite, à pas menus, avec une sorte de braverie hautaine, sans regarder derrière elle, en femme qui devine un rideau levé tout près.

Le valet de chambre de Monsieur était tout de suite descendu à l’office, pour dire :

« Qu’il y avait eu une scène ! »

La camériste de Madame avait pris parti pour sa maîtresse ; elle s’était fâchée toute rouge et avait déclaré carrément :

« Que Monsieur était un ladre ! »

Madame était allée chez sa mère ; Monsieur travaillait dans son cabinet, et le bébé se promenait au Parc, avec sa bonne.

On était à la veille de Noël ; vers trois heures, Madame, qui avait raconté ses peines à sa mère, sans trouver en celle-ci l’approbation ni l’appui sur lesquels elle comptait, s’était rappelée tout à coup que le petit mettrait son soulier dans la cheminée, le soir ; et elle s’était dirigée du côté de la rue de la Madeleine ; elle était entrée au Père Étrenne.

Il fallait un polichinelle ; l’enfant en rêvait.

« Un grand polichinelle ! »

Comme Madame en choisissait un, superbe, à bosses bleues et roses, la porte du magasin s’ouvrit et Monsieur entra. Madame détourna la tête d’un air indifférent, comme si elle n’eût pas vu Monsieur ; et elle fit sauter gaiement le pantin, en s’écriant :

— C’est bien cela ; Paul sera content !

Elle paya son emplette, adressa son plus gracieux salut à la demoiselle de comptoir, s’attarda quelques minutes encore devant les étalages, achetant un cerceau, une balle élastique, des bagatelles, tout en jetant, de temps à autre, un ironique coup d’œil à son mari qui, à dire vrai, se trouvait assez embarrassé de son personnage ; puis elle se disposa à quitter le magasin.

Monsieur la suivit longtemps des yeux, avec un regard de détresse qui eût attendri le cœur le moins sensible. Elle ne tourna pas la tête ; elle continua à avancer vivement, de son pas léger, glissant à travers la foule, bien plutôt comme une divinité qui effleure des nuages que comme une mortelle qui se fraye un chemin sur l’asphalte boueux et gras d’un trottoir très encombré.

Dire l’ennui de Monsieur serait chose impossible. Lui aussi entrait au Père Étrenne, avec l’idée bien arrêtée d’acheter un polichinelle à son fils… Fallait-il justement que Madame en prît un ?

Le petit voulait un polichinelle. Là s’arrêtait toute la science de Monsieur… Que faire, à présent ? Peut-être l’idée du cerceau et de la balle élastique lui serait-elle bien venue, à lui aussi ; c’était si simple ! — Il y eût pensé ; il en était certain : « Oui ; à défaut de polichinelle, le choix de Monsieur se fût arrêté au cerceau et à la balle élastique… »

Hélas ! Madame avait acheté ces objets que, sous aucun prétexte, Noël ne pouvait avoir la niaiserie d’offrir en double !

Jamais stratégiste ou mathématicien devant un problème compliqué ne fut plus déconcerté que Monsieur, là, dans cette foire aux joujoux, entre le polichinelle qui lui faisait la nique et la demoiselle de comptoir qui lui souriait, la bouche en cœur, ne se lassant pas de demander :

— Quel article il fallait servir à Monsieur ?

— Mon Dieu, mademoiselle, dit-il, en désespoir de cause, vous allez m’être d’un grand secours, certainement : il me faut un joujou…

— Quel genre de joujou, Monsieur ?

— Voilà justement la difficulté, je ne sais trop…

— Est-ce pour une petite fille ?

Monsieur se redressa :

— C’est pour mon fils.

— Ah ! bien un fusil ?

Monsieur secoua la tête ; cette idée de Bébé armé en guerre le stupéfiait.

— Il est trop petit, dit-il, en souriant.

— Quel âge a donc monsieur votre fils ?

« Monsieur le fils avait deux ans ! »

— Ah ! parfait, parfait… J’ai l’affaire de monsieur : la dame qui sort d’ici vient d’acheter un polichinelle pour un petit garçon de deux ans ; il paraît que l’enfant n’a pas d’autre désir un polichinelle… Nous en possédons un choix bien remarquable et, si Monsieur veut se donner la peine de voir…

Ah ! l’enfant n’avait pas d’autre désir ! C’était vraiment bien nouveau pour lui, cela !

Monsieur toisa, d’un air de dédain, le pauvre pitre aux vêtements mi-partie roses et bleus, étendu sur le comptoir et tout prêt à être emballé.

— Non, fit-il, d’un ton bref, mon fils a un goût tout différent : il ne les aime pas.

La marchande avança les lèvres ; elle réfléchissait. Que donner à un garçon de deux ans qui n’aime pas les polichinelles ? — « Monsieur le fils était décidément bien difficile ! et monsieur, le père, bien lent à faire son choix. La veille de Noël, on se dépêche un peu plus que cela !

— Si chaque acheteur devait hésiter ainsi, que deviendrions-nous ? songeait-elle.

Et, devant son magasin plein de chalands, elle se hâtait, faisant tout son possible pour expédier Monsieur.

— Un cerceau ?

— Non.

— Une balle élastique ?

Monsieur secoua la tête négativement.

— Faut-il que les gens soient bêtes ! se disait-il ; ma petite femme, qui n’est pas dans la partie, a trouvé tout de suite, elle !

Il était furieux.

La demoiselle, de plus en plus pressée, tournait la tête de droite à gauche, citant à mesure les divers objets qui lui passaient devant les yeux :

— Un cheval à bascule ?

— L’enfant en a.

— Une toupie ?

— Non.

— Un théâtre ?

— Pas encore.

— Ah ! j’y suis… voilà, voilà !… Un jeu de patience !

La jeune personne avait complètement oublié l’âge du petit.

Je ne sais quel conseil saugrenu la lassitude de ces énumérations poussa soudain à Monsieur ; il dit :

— Eh bien ! oui ; va pour un jeu de patience !

Il fallait bien acheter quelque chose, à la fin ! Monsieur était résigné.

La demoiselle faisait l’article :

— C’est cela… Combien je suis heureuse d’avoir trouvé ce qu’il faut au jeune homme ! Voilà : très instructif… les cinq parties du monde, un véritable atlas !

Et elle étalait les patiences.

Monsieur était navré, mais calme. Le plus à plaindre dans tout cela c’était son héritier. Cher petit fanfan ! Les cinq parties du monde !… De la patience et de la géographie, à vingt mois ! Eh ! bien, c’est lui qui allait rire… Pauvre Bébé ! Et… pauvres patiences !

Décidément, choisir des hochets n’était pas l’affaire des papas ; ils n’y entendaient rien !

Et, à toutes les exclamations de la marchande, Monsieur approuvait silencieusement, très surpris lui-même, étant venu avec la ferme intention d’acheter un pantin, de s’en aller avec un jeu de patience.

Il entendait déjà les sarcasmes de Madame, qui ne l’épargnait guère, ordinairement :

« Sont-ils lourds, les hommes ! Acheter des cartes géographiques à un bébé ! »

Il fit envelopper la boîte, qui était énorme, et il s’en alla tristement avec son cadeau sous le bras. Il évitait de donner son adresse : cela eût prêté aux commentaires ; Madame s’était fait envoyer ses emplettes, et il n’était pas utile qu’on sût que le ménage s’était rencontré là sans s’adresser la parole.

Oh ! ce jeu de patience ; il le souhaitait au diable !

En vérité, avait-on jamais rien imaginé de plus absurde que ce divertissement ? Reproduire exactement une image à l’aide d’une multitude de petits bois découpés s’emboîtant les uns dans les autres… un travail de bénédictin !

Et il voyait déjà les grands yeux surpris que ferait l’enfant à ce jeu d’un nouveau genre ; il voyait ses menottes roses courant dans le tas de patiences, les dispersant, les jetant au loin, tout d’un coup, avec son bon rire d’innocent qui ne sait pas.

La drôle d’imagination que ce jeu de patience offert à ce petit enfant !

— Bah ! pensait-il, pour se consoler et en manière d’excuse, mon fils s’en amusera plus tard. Il ne faut pas toujours acheter des futilités, aussi !

Plus tard… Dans dix ans !

C’était un triste raisonnement, il n’y avait pas à dire.

— Que portez-vous là ? demanda à Monsieur un de ses amis qui le croisait devant le passage Saint-Hubert.

— La Noël de mon garçon.

— Vous le gâtez… le paquet est de taille !

— Un jeu de patience, les cinq parties du monde…

— Ah ! bien ! Voilà un cadeau utile, au moins… Mais, il est tout petit, tout petit, votre fils ?

— Vingt mois.

— Diable ! Vous vous y prenez à temps pour lui inculquer de solides principes. Si le gamin n’est pas pétri de sciences géographiques un jour, ça m’étonnera fort. Quelle idée vous a pris ?

Et l’ami continua son chemin, en riant.

Monsieur allait chez Ritte ; des bonbons, au moins, cela se mange à tout âge, pourvu qu’on ait des dents… et, grâce à Dieu, sous ce rapport, son Paul n’avait rien à envier à personne. On ne pouvait pas rêver de petites dents plus mignonnes, plus blanches, plus gourmandes que les siennes, pointues et acérées comme celles d’un jeune chat… et régulières, et transparentes !… Et qui croquaient glorieusement les dragées, sans remords ! C’était plaisir à entendre.

Aussi, il en aurait, des bonbons ! Et il en croquerait, le cher petit ! Monsieur était décidé à en acheter des tas, des montagnes, à en remplir la cheminée. — Quant à cela, Noël ferait bien les choses !

Et Monsieur s’accrochait à cette idée d’une avalanche de bonbons éblouissant l’enfant, comme l’homme qui se noie s’accroche aux brins d’herbe de la rive.

Beaucoup de sucreries, une averse faisant grand tapage !

C’était gentil, cela, c’était naïf, c’était « bébé » autant que le pantin de Madame !

Au moment où il entrait chez le confiseur, Madame en sortait… satisfaite, toujours souriante, les mains cachées frileusement dans un manchon imperceptible, ses cheveux clairs, à larges ondulations, encadrant amoureusement son fin profil d’un dessin noyé, très pur, de mondaine coquette.

— Pardon, monsieur, lui dit-elle, comme il s’effaçait pour la laisser passer.

Il s’inclina gauchement.

Monsieur… Elle l’avait appelé monsieur !

Qu’elle était forte, tout de même, cette méchante petite femme-là ! Le jouait-elle assez consciencieusement, son rôle !

Lui, il se trouvait tout bête, tout renversé.

Elle passa, indifférente, sans le regarder, comme s’il eût été pour elle le premier étranger venu, un monsieur quelconque ; très digne d’ailleurs, très princesse, avec quelque chose de résolu, de victorieux dans la démarche, de railleur et d’impitoyable dans le pli des lèvres qui semblaient dire :

« Cela t’apprendra ! »

Et toute la grande colère du mari se fondait, disparaissait, s’évaporant au loin, bien loin, comme dans un brouillard. Il se sentait déjà lassé par cette bouderie de quelques heures. Non, décidément, ça n’était pas gai.

Madame avançait toujours, s’éloignant.

— La jolie personne ! s’écria un acheteur, en la suivant des yeux, par les glaces de la boutique.

Elle gagnait le trottoir d’en face.

Monsieur se retourna vivement, l’œil ardent, les sourcils froncés, furieux, hors de lui… Il se calma aussitôt rien à faire, hélas !… C’eût été burlesque.

Et il étouffa un cri de rage.

Croyez-vous que ce soit vexant d’entendre faire une semblable réflexion, tout haut, devant soi, et de ne pas pouvoir dire :

« C’est ma femme, cette jolie femme ! »

De la voir traverser la rue toute seule, en butte aux admirations exclamatives du plus imbécile galantin qui la croiserait, et d’être retenu par on ne sait quel sentiment de fausse dignité qui vous empêche de courir après elle et de lui crier, en passant son bras sous le vôtre :

— Allons, viens, nous deux ; j’ai été mauvais, bourru, misérable !… Pardonne !

Monsieur souffrait la torture.

« N’oubliez pas les marrons glacés, » avait insisté Madame avant de quitter le magasin.

— Allons, s’était-il dit, c’est bon à savoir : elle a acheté des fruits glacés ; il n’en faut pas. Et il choisit un sac de pralines.

Il y avait bien sur le comptoir le même sac de satin cerise rempli et tout préparé, avec une petite note volante, sur laquelle étaient inscrites la commande entière et une adresse… mais, Monsieur était, certes, à mille lieues de supposer que c’était pour sa femme, justement.

Il fit une râfle de dragées, de bonbons fondants, fourrés, grillés, confits, acceptant des boîtes de toutes tailles et de toutes formes… Il aurait pris la boutique entière sans marchander ; ces friandises jolies et roses, aux mines tendres, l’exaltaient. Pour le coup, il avait réussi : l’enfant serait joyeux. Eh ! ne serait-ce pas jouer de malheur que de ne rien trouver qui lui plût, dans le tas ?

— Où faut-il envoyer, lui demandait-on.

— Chez moi.

Il donna son adresse :

— Boulevard du Régent…

Tant pis ; il ne pouvait pas se promener chargé comme l’âne de saint Nicolas, non plus. C’était déjà trop qu’il eût cet énorme jeu de patience. On ferait telles réflexions qu’on voudrait bien, chez Ritte ; il s’en moquait.

La marchande le pria de redire son numéro et « si c’était bien boulevard du Régent ? » Puis, elle regarda ses demoiselles, assez étonnée.

— Oui, boulevard du Régent.

Monsieur était sur des charbons.

Les demoiselles avaient baissé les yeux, d’un air discret, tandis qu’un vague sourire voltigeait sur leurs lèvres pincées.

Et la marchande, tout en ficelant les boîtes moirées, à faveur multicolores, répétait de sa voix fade :

— Si monsieur nous laissait le paquet qu’il a déjà et qui doit l’embarrasser ? Ce serait bien simple le garçon porterait tout en même temps.

Elle avait raison, cette dame ; Monsieur lui confia le malencontreux jeu de patience, paya sa commande et quitta le magasin.

— Oh ! les femmes, les femmes, quelles infernales cervelles ! songeait-il.

Se trouver deux fois face à face, sans s’être donné le mot ; et lui, le mari, le maître ! arriver toujours trop tard, après… C’était humiliant.

Infernales… oh ! certes : elle avait un infernal esprit, cette petite femme de vingt ans ! — De quel air impertinent de pitié dédaigneuse elle avait jeté les yeux sur ses pauvres patiences géographiques ? Et ce n’était rien encore, cela : elle ignorait absolument ce que recélait le papier d’emballage bien tendu et dissimulant la sotte emplette de Monsieur. Que serait-ce lorsqu’elle connaîtrait la vérité, et que c’était là le hochet qu’on offrait à son pauvre mignon ?

Monsieur se sentait vaguement ridicule.

En passant par les Galeries du Roi, il entra chez sa bouquetière, il y commanda des roses.

Ils étaient invités tous les deux à un réveillon, et, bien certainement, Madame, dans sa dignité, se refuserait d’y paraître… Monsieur la connaissait bien !

L’absence de fleurs et l’ennui d’en faire chercher en hâte serait un prétexte tout trouvé ; Monsieur réduisait cette défaite à rien en en commandant lui-même.

— Pas mal joué ! se disait-il, en rentrant à son hôtel.

Il était tout glorieux d’avoir pensé à cela.

Il monta à la salle à manger. Madame y était déjà, assise au coin du feu, les pieds sur les chenets, très à l’aise, une petite attitude dégagée : chez elle !

Elle brodait.

Monsieur déploya un journal et prit place, vis-à-vis de sa femme, à l’autre coin du feu. Elle ne leva pas la tête de dessus son ouvrage.

À peine Monsieur était-il installé que la bonne entra avec les jouets du Père Étrenne.

Madame se leva, eut un sourire pour le polichinelle, le tapota, d’un geste doux, lui fit exécuter une révérence ; puis elle emporta les paquets et les enferma dans sa chambre.

Comme elle rentrait à la salle à manger, on apportait les commandes de chez Ritte.

Madame étala sur la table, l’un après l’autre, les divers articles deux sacs de satin cerise identiques, des fruits glacés, des cornets, des boîtes de toutes couleurs et de toutes tailles, des massepains, des dragées, des sucres d’orge dans des capsules d’argent… et enfin, le jeu de patience.

Elle considéra longuement ce dernier objet, le tourna et le retourna entre ses menottes ; puis, gravement, d’un ton surpris :

Ceci n’est pas pour moi, dit-elle à sa servante, en lui remettant les patiences et toute la formidable emplette que Monsieur avait faite chez Ritte, il y a maldonne.

Monsieur se leva, rouge et assez penaud :

— C’est moi qui ai acheté cela, fit-il.

— Ah ! bien ; Julie, laissez.

Madame n’en dit pas davantage ; elle grignota une aveline et emporta ses achats chez elle, tandis que ceux de Monsieur demeuraient pitoyablement échoués sur un meuble.

On entendit soudain la voix de l’enfant, au dehors ; il rentrait. Monsieur sauta précipitamment sur ses cadeaux ; il suivit sa femme dans la chambre à coucher :

— Paul est là, expliqua-t-il, serrez donc ceci ; il ne faut pas qu’il voie.

— C’est juste.

Madame souriait finement. Elle jeta un malicieux regard sur l’énorme boîte de patience.

Le dîner se passa comme le déjeuner, silencieusement Monsieur de plus en plus gauche ; Madame, très digne, indifférente.

L’éclefin, le macaroni, le veau, les tomates et les côtelettes à la Soubise passèrent, sans que Monsieur risquât une observation ; seulement son visage s’allongeait, s’allongeait, prenait une expression de détresse… Il mangea de tout.

Madame eut l’air de ne rien voir.

Monsieur poussa un soupir.

Elle fit comme si elle n’avait pas entendu.

Au moment de desservir, on apporta Bébé. Il promena quelque temps sur la table et entre les plats ses petons chaussés de peau blanche, allant de l’un à l’autre, vif comme un oiseau, souriant avec des mines exquises, sans parvenir à égayer Monsieur ou à lasser Madame.

Quand sept heures sonnèrent, celle-ci lui dit :

— Embrassez papa, mon amour.

Il embrassa papa.

Et, le prenant dans ses bras de l’air sérieux et entendu d’une vieille matrone expérimentée, elle emporta son fils.

La bonne petite mère de famille, cependant !

Monsieur enrageait.

Madame jouait décidément à la femme profondément offensée. Par quel stratagème arriverait-il à lui parler de cette fête où il voulait la conduire ? Fallait-il aussi que cela tombât justement ce jour-là !…

Et Monsieur, fort perplexe, tortillait sa moustache fébrilement, cherchant une inspiration.

Comment n’avait-il pas réfléchi à cela, lui, le matin, avant de se lancer tête baissée, dans cette scène absurde ? Maintenant que dire, que tenter ? Il s’était mis dans son tort, ah ! incontestablement, oui ; il avait été brutal, grossier, maladroit. Sa petite femme dépensait beaucoup d’argent, certes. Pouvait-il en être autrement, avec le train qu’ils menaient ? Elle était une des reines de la mode, on parlait de ses toilettes, de ses diamants, de son goût incomparable, de sa grâce sans pareille ; partout où elle posait le pied, un murmure d’admiration l’accueillait. Cela n’était-il pas flatteur pour un mari ? — Non… eh ! bien, non… Là était la vérité il déplaisait à Monsieur de voir Madame si fort admirée.

Il avait paru avare ; il n’était que jaloux. — Jaloux ?… Ah ! fi, le vilain défaut !

C’était injuste et laid, un jaloux. Raisonnablement, pouvait-on, parce que Monsieur était jaloux, exiger de Madame qu’elle se vêtît de mousseline et s’enfermât chez elle, pour y vivre de privations ? — Non, cela eût été de la tyrannie, du despotisme. Monsieur le comprenait de reste.

Il baissa la tête, extrêmement confus.

Eh ! ils étaient riches, après tout ; qu’importaient les quelques milliers de francs que Madame dépensait annuellement pour sa toilette ? — Misère que cela !

En vérité, il avait joué un personnage odieux, le matin. Il s’en repentait. On n’est pas plus ridiculement mesquin. Allons, la jalousie était une mauvaise conseillère ; il avait eu tort, tort, cent fois tort ! Madame était la plus pure des épouses ; Monsieur le savait bien. Comment s’était-il ainsi laissé piquer par ce vil serpent hargneux et mauvais ?

Lui, il haïssait le monde, c’était une vieille rancune ; fort bien fallait-il pour cela en priver Madame ? Et, celle-ci y paraissant, pouvait-elle se dispenser de faire de la toilette ?

Impossible. Dès lors, pouvait-elle ne pas dépenser d’argent ?… Comment donc, mais tout cela était banal à force de logique.

Y avait-il, au monde, quelqu’un à qui la parure seyait mieux qu’à elle ? Non, personne. Et c’était un crime de lui avoir reproché quoi que ce fût. Eh bien ! il lui ferait un intérieur agréable, si ces sortes de remontrances devaient se renouveler souvent ! — Pauvre petite femme, va ! Tout cela n’avait que trop duré…

C’était effrayant, de penser que leur maison si riante et si paisible pourrait devenir ainsi, du soir au lendemain, un séjour maussade, plein de dissensions et d’aigreurs.

Et Monsieur, s’encourageant à l’action, monta bravement jusqu’à la chambre du bébé.

Celui-ci dormait. Madame, assise auprès du berceau, travaillait à sa broderie. Dans la cheminée, le profil anguleux et grotesque du polichinelle se dessinait confusément, entre la balle, le cerceau et l’un des sacs cerise. Au fond, on apercevait la bottine de l’enfant retournée et toute petite. La lampe éclairait ces choses de sa pâle et douce lumière voilée. C’était un adorable tableau d’intérieur ; Monsieur se sentit laid, déplacé, ridicule au milieu de cette grâce ; son pas résonnait, lourd et effaré, dans la silencieuse sérénité qui régnait là. Il fut au moment de se mettre à genoux devant sa femme.

Était-elle assez bien ce qu’elle devait être, ainsi, veillant son fils ! Quelle bouche profane avait jamais articulé un grief à l’adresse de tant de perfection ?

Monsieur s’inclina, comme au seuil d’un temple.

— Lucy, pensez-vous à vous habiller pour ce bal ? demanda-t-il à voix basse, presque timidement.

— Quel bal ?

— Mais, le bal des Reiberg ; vous savez bien. Nous avons formellement promis d’y aller.

— Le monde coûte trop cher ; j’y renonce.

— Lucy, c’est de l’enfantillage… tu as accepté cette invitation… va t’habiller.

— Non, non ; je n’irai pas.

— Sérieusement, j’y tiens, je t’assure ; nous passerons là une charmante soirée.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr.

Il lui retira l’ouvrage qu’elle avait aux mains et, l’attirant vers une causeuse, il l’embrassa dans les cheveux, très doucement ; il murmurait :

— Allons, ma femme, assez bouder ; fais-toi belle puisque je t’en prie et viens chez Reiberg.

Madame secoua la tête :

— Non, dit-elle d’une voix ferme.

Au fond, elle en mourait d’envie.

— Mais, Lucy, ce n’est pas raisonnable.

— Au contraire c’est très raisonnable.

— Voyons, mon enfant, sois gentille.

Madame fit une pause, puis avec un geste mignon des épaules :

— D’abord, je n’ai rien à mettre…

Monsieur ne put retenir une exclamation stupéfaite :

— Rien à mettre !

Les yeux de Madame faisaient « non » catégoriquement.

— Et cette robe superbe, brochée, brodée, lamée qu’on t’a portée ce matin même ?

— Ah ! je croyais que vous la trouviez trop élégante…

— Très élégante, oui ; pas trop.

Il ajouta tendrement :

— Peut-il y avoir quelque chose de trop élégant pour ma petite femme ?

— Et puis, il n’y a pas de fleurs ici.

— J’en ai commandé, on les portera.

Monsieur était rayonnant.

— Quelles fleurs ?

— Des roses.

Madame fit la moue, une toute innocente petite moue :

— J’aurais préféré des tubéreuses.

— Veux-tu que j’aille t’en chercher ?

— Tu es trop bon.

Elle jeta machinalement les yeux sur la fabuleuse boîte de patiences que Monsieur venait de monter :

— Qu’est-ce que tu as acheté là, pour le petit ?

— Un jeu de patience, les cinq parties du monde… Ça sera très instructif.

— Mon pauvre petit enfant !

Madame regardait son mari bien en face, comme elle eût regardé un animal rare et particulièrement étrange. Puis, riant gaiement, de son fin petit rire perlé :

— C’est fou ! s’écria-t-elle. Un jeu de patience, les cinq parties du monde… à Paul !

Monsieur l’aurait embrassée pour cet éclat de rire.

— Et cela ! ajouta-t-elle, en désignant la masse de bonbons, rien que cela ? Ah ! Dieu, que les hommes sont maladroits !

— C’est tout fini, n’est-ce pas ? disait Monsieur, en serrant sa petite femme dans ses bras.

La physionomie de Madame devint plus austère, plus impénétrable que celle d’un des grands juges de la Sainte-Inquisition et, tandis que les lèvres de Monsieur se posaient à la dérobée sur ses tempes, elle lui fit demander pardon et promettre de ne plus jamais recommencer.

— Je le jure ! s’écria Monsieur.

— Alors, sincèrement, tu tiens à aller à ce bal ?

— Comment donc !

Elle plia son ouvrage lentement, comme quelqu’un qui se résigne, donna un baiser à l’enfant et, marchant sur la pointe des pieds, parlant bas, un doigt sur la bouche :

— C’est bien ; j’irai.

— Grande toilette, n’est-ce pas ?

Madame eut un imperceptible sourire ; elle triomphait, remportant la victoire avec les honneurs de la guerre.

Deux heures plus tard, quand Monsieur la vit tout habillée, sentant bon les fleurs, la longue traîne de ses jupes glissant sur les tapis avec un frissonnement doux :

— Oh ! que ma femme est jolie ! lui dit-il tout bas à l’oreille… Un chef-d’œuvre, décidément, cette robe !

— Oui, mais 3, 000 francs ! remarqua Madame, d’un air soucieux.

— Bah !… que veux-tu ?

Il rendait les armes et faisait amende honorable.

VII

LE CAVALIER DE CES DAMES

Il lui sembla que ses dossiers montaient, montaient jusqu’à l’atteindre, jusqu’à l’étouffer sous leurs masses compactes de papiers noircis ; il se voyait débordé par ce flot envahissant… Comme mis en dehors du reste du monde, là, dans son grand bureau boisé d’ébène qui prenait je ne sais quel caractère d’austérité solennelle sous ses tentures de peluche rouge sombre, avec ses imposants vieux meubles, carrés et rébarbatifs derrière leurs ferrures de cuivre, et ses bibliothèques fermées où des multitudes de bouquins poussiéreux s’endormaient.

Le tapis, très épais, assourdissait les pas ; le haut plafond drapé de gobelins étranglait le son au passage et ne le rendait plus.

Il était là, seul, oh ! bien seul… courbé sous sa lampe, oublié dans cet infernal vertige des affaires, dans ce grave silence de l’étude. Qui eût osé troubler sa méditation ?

Il travaillait fiévreusement les feuillets s’entassaient, s’éparpillaient autour de lui, au hasard, l’étreignant toujours, l’écrasant de leur poids formidable.

Pour secouer cette impression il se leva, tout d’un coup ; il se mit à marcher de long en large par la chambre.

C’était bien étrange qu’on eût ainsi des heures de fatigue que rien n’expliquait !

Il souffrit de cette solitude où on le laissait, de ce mort silence des choses, autour de lui. Et, sous le rayon blanc de sa lampe, aux crépitements maussades de son feu de bois, l’énorme appartement lui parut triste, lugubre… si vide, avec ses rangées de sièges inoccupés et son horloge qui disait : « Tic tac, tic tac ! » très haut, d’une façon nette et résonnante, comme voulant prétendre que, bien réellement, à part elle seule, tout était mort sous ces plafonds fermés.

— Mon ami, je ne te dérange pas ?… Entrez donc, vous autres. Nous partons. M. d’Alliane veut bien se charger de nous deux Reiberg est comme toi, plongé dans ses paperasses. Au vrai, je ne sais trop ce que nous deviendrions, Adelide et moi, pauvres épouses délaissées pour le dieu Chicaneau, sans M. d’Alliane !

Un flot de tulle rose, le scintillement irisé des diamants, une odeur tendre de violettes et de jacinthes, un frou-frou soyeux, caressant, rieur, ce joli bruit des grandes traînes ondulant sur les tapis, — deux silhouettes féminines se dessinant élégantes et sveltes dans l’embrasure de la porte ; et, plus loin, derrière, la tache allongée d’un habit noir, l’échancrure large d’un gilet de drap fin sur un plastron aveuglant, une tête frisée, très jeune, souriante, l’œil clignotant sous un monocle, une main gantée de gris perle tenant le gibus serré contre la poitrine, correctement.

Et, tout le buste incliné dans une attitude à la fois aimable et respectueuse :

— Cher maître, vous nous donnez Madame, à ma sœur et à moi, pour ce soir ?

« Leur donner Madame ? » — Ah ! mais, non, non ! Il ne leur donnait pas Madame.

Le mot fit beaucoup rire.

Le flot de tulle rose était entré tout à fait, maintenant on boutonnait les longs gants souples, on attachait les porte-bonheur autour des poignets, par-dessus ; et on bavardait, bavardait…

« Ça serait très gai, ce raout, il y aurait X…, le petit secrétaire d’ambassade, et Jules M***, le peintre, et les demoiselles B… toujours excentriques… Était-ce dommage que Monsieur fût si ours ! — On se serait en allé ensemble, comme cela… »

Et Madame, gentiment, passait son bras nu sous celui de Monsieur ; et, tandis que l’antique glace à biseau les reflétait tous les deux, en pied elle, radieuse, pimpante, si jeune sous ses bandeaux dorés, sa tête exquise ressortant folâtre et naïve de ce flou vaporeux, couleur d’aurore, avec l’éblouissement de ses belles épaules découvertes, la grâce de son sourire, l’éclat de ses longs yeux bleus ; lui, très pâle, les cheveux hors des tempes, la grande redingote indiquant sa taille trop mince et déjà légèrement voûtée, les lèvres incolores, l’œil atone, les traits lassés, détendus : — sa physionomie des jours d’audience, il fut pris soudain d’un désir fou de ne plus la lâcher, de la suivre et de s’en aller « comme ça, avec elle. »

Alors toute la mer de paperasses gronda, avançant, en grandes vagues murmurantes :

— Non ; il ne pouvait pas quitter. Il lui fallait en finir, vaincre l’envahissement de cette terrible marée.

Il lui mit sa pelisse, lentement, comme à regret, avec des douceurs maternelles. Elle riait ; il retint ce mot qui lui montait aux lèvres :

— Reste !

Il ne le dit pas.

Le flot rose quitta le vaste bureau, dans un bruissement d’étoffes frôlées et de voix claires continuant une conversation :

— Oh ! moi, le cavalier des dames, toujours ! Trop heureux qu’elles consentent à m’accepter.

— Ce d’Alliane, la crème des bons jeunes gens, le modèle des frères !… la Providence des pauvres petites femmes qui ont des maris noyés dans la chicane ! Pouah ! pouah ! un vilain métier, cela ! Comme on allait monter en voiture, lui, le mari, il posa furtivement ses lèvres sur le front de Madame et, très vite, dans un élan :

— Je t’adore.

Il s’enfuit ; il remonta dans son bureau où un peu du parfum tiède était resté, un peu du charme de cette gracieuse vision, l’écho de son rire et de son insouciance.

— Quelle enfant ! fit-il, en se rasseyant dans son fauteuil.

Elle était une enfant… C’était une enfant qu’il avait épousée une petite femme, enfant.

Cependant, il y avait quelqu’un qui insinuait bien autre chose… — Bah ! la tante Berthe, n’est-ce pas ? Elle était si vipère, si envieuse des gens heureux ! Ce mot, qu’elle disait, n’existait qu’au fond de sa méchante cervelle et ne pouvait nullement s’appliquer à Madame… Non, non, non.

Et, tandis que Monsieur, qui feuilletait un gros in-quarto, secouait la tête, se répondant : — Non, à lui-même, le perfide tic tac de l’horloge eut bien l’air de dire : « Eh ! on ne sait pas. »

Je crois qu’elle ne se hasarda plus jamais à recommencer, cette mauvaise langue d’horloge. Monsieur s’était levé tout d’une pièce, comme frappé de je ne sais quelle affreuse pensée, et il se tenait là, droit devant elle, menaçant, les traits crispés, le visage blanc, des gouttes de sueur perlant à son front.

Si, il savait. Il savait, lui ; et c’était faux, tout cela… Ceux qui disaient le contraire en avaient menti !

Cette tante Berthe… quel mal elle lui avait fait !

Il retomba dans son fauteuil, anéanti, brisé, se sentant impuissant à chasser la cruelle hallucination qui le hantait.

« Mon cher garçon, prends bien garde à ta femme, surveille-la ; ou, retiens ceci : elle te fera voir des choses auxquelles tu ne t’attends pas. »

C’était cela, ces paroles venimeuses. Il les avait retenues exactement, et jusqu’à l’intonation, jusqu’aux gestes qui les accompagnaient.

Pour son malheur il les avait trop bien retenues.

Surveiller sa femme, lui !

Voyez-vous ce mari qui n’aurait pas confiance, qui douterait… Et de quoi, d’abord ? — Un soupçon, ça s’appuie sur quelque chose, au moins.

Là était l’erreur, justement ; le soupçon ne s’appuie sur rien de solide, il s’empare tout à coup d’une imagination, despotiquement ; et puis, c’est très vague, très indécis, on dirait d’une demi-clarté traînant dans l’air, à peine perceptible.

Du jour où il lui arriverait de soupçonner il ne surveillerait pas, non, il n’épierait pas sa femme : c’était odieux cela. Il en finirait tout de suite. Il la tuerait.

À quoi allait-il donc penser là ? — Il se battait contre des moulins à vent, son esprit courait la poste, faisait un chemin de tous les diables sans une apparence de raison. Il ne soupçonnait point.

Alors, pourquoi cette tête pouponne et bellâtre, pommadée, rasée, éternellement souriante du petit d’Alliane revenait-elle obstinément s’encadrer là, devant lui, dans la porte, au beau milieu des battants d’ébène ?

Pourquoi sautillait-elle si sottement à travers ses liasses de dossiers, pourquoi avait-elle cette expression de fatuité énervante, je ne sais quoi de glorieux, de satisfait dans sa manière d’aller et de venir, dans la fébrile gaucherie de ses mouvements désordonnés ?…

« Le cavalier de ces dames, toujours ! »

Était-ce un homme, cela ?

En même temps que cette phrase de galanterie banale lui revenait brusquement aux oreilles, tout le personnage du petit d’Alliane se reconstituait aux yeux de Monsieur. Il lui apparaissait en entier, du haut en bas, avec l’illusion parfaite et l’exactitude de dessin d’une image reflétée dans un miroir.

Il haussa les épaules :

« Pouvait-on se torturer l’âme pour un pareil oiseau ! »

Il eut un grand éclat de rire ; il comprit qu’il avait été absurde. Et, quand l’horloge recommença ses cancans, il se boucha les oreilles…

Il avait bien autre chose à faire, bon Dieu ! que de s’arrêter aux commérages grognons dont l’assommaient tous ces gens-là !

À l’aube, le flot montant de papiers noircis se trouvait endigué.

VIII

MADAME EST SORTIE

Madame est sortie de très bonne heure ; elle a prévenu qu’elle ne rentrerait pas pour le déjeuner.

— A-t-elle dit où elle allait ?

Non, rien ; Madame n’a pas dit cela.

Monsieur fronce les sourcils légèrement, en déployant sa serviette.

Lui, qui se sentait si joyeux d’avoir quitté le Palais très tôt, ce matin-là !… si enchanté à cette perspective de déjeuner chez lui, bien gentiment, au coin du feu, avec sa petite femme ! — Ah ! mais, elle ne pouvait pas prévoir qu’il reviendrait, aussi ; c’était tellement peu dans ses habitudes !… Enfin, voilà une partie manquée, ils referont cela une autre fois.

Il a une déception ; le bouquet de lilas blanc, qu’il apportait pour fêter ce petit repas en tête à tête, prend une mine triste et penchée dans le vase où la femme de chambre vient de le mettre. « Ces filles n’ont, en vérité, aucun goût pour rien. Dire que Madame aurait arrangé ces fleurs si coquettement, elle ! »

Monsieur a froid ; il gronde, prétend que la cheminée fume et jette lui-même une grande bûche dans le foyer. Il mange du bout des dents. Bébé, qui pleure et qui n’a pas faim, est mis dans le coin, sans espoir de recours en grâce.

Monsieur se demande comment il passera son après-midi. Il a expédié toute la besogne, prévenu Berthollet qu’il n’y était pour personne et qu’on eût à congédier les plaideurs rigoureusement… Il comptait se mettre aux ordres de Madame, la promener, faire ce qu’elle voudrait. C’est bien le moins qu’on se donne quelques heures de congé, de temps en temps !

Maintenant, tous ces beaux projets s’en vont à vau-l’eau, et la journée, cette bonne journée d’indépendance et de farniente, qu’il voulait consacrer au ménage, à l’intimité, à la causette, lui apparaît longue et vide, sans but. — Que fera-t-il tout seul ?

Si, encore, Madame rentrait avant le soir… c’est bien invraisemblable… Cependant, on ne sait pas !

Monsieur s’approche de la fenêtre, lève le rideau et regarde.

Le boulevard s’étend, gris et sec, par ce clair froid de décembre, avec un petit soleil mince arrêté au-dessus des arbres et des luisants de verglas, par place, sur la terre dure. D’instant en instant, un cavalier, une amazone suivie de son groom, passent, rapides, au grand galop, dans la hâte de gens qui se sentent en retard et que leur déjeuner attend. Puis au delà, vers l’avenue des Arts, c’est le fanion bleu qui flotte au-dessus de la plate-forme des tramways, ou un groupe de bêtes montant vers l’abattoir, lentement, conduite par quelque vieux boer, la visière de loutre rabattue sur les sourcils, le fouet serré dans les mains gantées de peau de mouton, la blouse bleue à plis lui faisant comme une bosse dans le dos… et criant, secouant ses sabots garnis de foin, faisant de grands gestes, battant l’air de ses bras, pour se réchauffer. Alors, une vigilante se traînant au long des trottoirs, éreintée, horrible sous la blanche lumière de midi, prenant je ne sais quel air humble et dégradé, quelle pauvre tournure de chose finie dans le luxe de ces quartiers neufs.

Et Monsieur s’intéressait surtout à ces voitures, ses yeux s’y attachaient obstinément ; on eût dit qu’il voulait les fouiller, leur demander ce qui se cachait derrière leurs odieux rideaux baissés, ce qu’elles promenaient comme cela, par les rues, à l’heure où tout le monde est chez soi.

Quelle naïveté de croire que Madame allait passer là !… Puisqu’elle avait prévenu qu’elle ne rentrerait que tard…

Pourtant, il y comptait, il s’y attendait presque ; chaque fois qu’une femme jeune, de silhouette élégante, vêtue d’étoffes sombres, se profilait au loin, il avait un battement de cœur, il se disait durant une seconde, jusqu’à ce que la promeneuse s’étant rapprochée il eût reconnu son erreur.

— La voilà !

Et, tout près de lui, tandis qu’il s’absorbait ainsi, une petite voix d’enfant se plaignait, gémissait doucement.

— Bébé, qu’as-tu donc ? dit-il enfin, en se retournant.

Bébé était malade ; il pleurait, portant constamment la main à son front.

Monsieur prit l’enfant dans ses bras. Il l’avait oublié complètement. Pauvre chéri !

Il savait maintenant à quoi il emploierait sa journée il gâterait son fils, il l’amuserait, il le rendrait très heureux.

Mais le petit ne voulait pas ; il secouait la tête, maussade, grognon, répétant :

— Non, non ; j’ai mal !

Ses pauvres yeux bleus, gros de larmes, se levaient sur ceux de son père, d’un air triste ; ses petites jambes ne le portaient plus ; tout son délicat visage paraissait las, endolori, comme une fleur sur laquelle un orage a passé.

On le coucha.

Monsieur, très inquiet, s’installa près du petit lit, tenant dans les siennes la main moite de son fils ; une pensée amère lui pinçait le cœur. Où donc s’attardait celle qui eût dû être là, celle dont les caresses eussent dû endormir la souffrance de ce doux être négligé d’eux deux ?

Les mères ont un sixième sens qui devine et prévient le chagrin des enfants ; qui, souvent, fait qu’à force de tendresses elles parviennent à conjurer les atteintes du mal avant qu’il n’éclate… Elle n’avait donc rien vu, rien pressenti, cette mère-là, le matin, quand, insouciante, elle avait quitté la maison, en disant qu’elle ne rentrerait que tard ?

Et un immense désenchantement glaçait l’amour du mari. Était-ce bien là l’épouse rêvée, celle qu’il avait cru entrevoir en elle, un moment, dans les tous commencements de leur union ?

Eh ! le monde la perdait… On l’avait peut-être mariée trop jeune, aussi ; qui sait ?… avec son caractère, ses ingénuités, ses espiègleries d’enfant…

Enfant ? — Non ; pis que cela. Elle était une poupée, une folle petite poupée hurluberlue et puérile.

Des heures passèrent.

Monsieur s’était rapproché d’une fenêtre ; encore une fois, il regardait dans la rue. Le soir venait ; on allumait les réverbères ; les grosses lanternes rouges et vertes des tramways se succédaient, sans interruption : il en compta huit. Madame n’était pas rentrée.

— Où reste-t-elle, mais où peut-elle rester ? se demandait-il, avec une impatience croissante.

On sonna. Il fut aux écoutes ; ce n’était pas encore Madame. Monsieur consulta sa montre ; elle marquait six heures moins vingt.

Alors, il essaya de se raisonner :

Voyons, Madame ignorait que son Paul fût malade… Comment l’eût-elle su ! — Elle faisait des emplettes, ou bien, elle était en visite : l’heure du dîner n’était pas sonnée encore. On l’avait retenue, elle ne trouvait pas de voiture, les tramways étaient complets, tous… Maintenant, ce serait l’affaire de quelques minutes ; elle allait rentrer. »

Pourtant, il avait beau lui chercher des excuses ; au fond, tout au fond de lui, sa conscience grondait, quelque chose lui disait que Madame avait tort, qu’elle sacrifiait trop ses devoirs à ses plaisirs ; qu’elle était trop au monde et pas assez au foyer.

Les roues de toutes sortes qui couraient au dehors, sur l’asphalte gelé, faisaient un bruit monotone et continu ; une clarté bleuâtre, opaline filtrait doucement à travers la veilleuse en porcelaine, au-dessus de laquelle une petite théière chauffait ; et le peignoir de cachemire marron jeté négligemment au milieu des dentelles du lit de Madame, dans une attitude abandonnée et lâche, parlait de son départ hâté, de sa brusque sortie matinale.

Monsieur était revenu s’asseoir près de son petit garçon. Il enfonça sa tête dans les oreillers du berceau et, serrant l’enfant contre lui, il pleura.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il ne sut jamais bien exactement combien de minutes il était resté ainsi. Tout à coup, il lui sembla sortir d’un effroyable cauchemar, peuplé de fantômes perfides et hargneux ; il vit Madame droite, immobile devant lui. Elle rentrait.

Il remarqua vaguement qu’elle était très pâle derrière sa voilette noire et qu’elle tenait sous son bras un paquet de hardes pailletées, étincelantes, de nuances vives une petite culotte en velours gris perle frangée d’or, des jupes roses, des flots d’une étoffe nuageuse, transparente et légère qu’il prit pour l’ébauche d’un voile d’almée… toute une défroque de carnaval.

Elle dit :

— Mon enfant !

Et, dans ce seul mot il y avait tant d’angoisse, je ne sais quelle virilité farouche qui durcissait les intonations, tant d’amour vrai, ardent, éperdu, qu’il bondit, remué au plus profond de son être, prêt à s’humilier devant cette mère qu’il lui semblait n’avoir jamais connue auparavant et qui se révélait à lui là, toute froide, blanche dans la demi-lumière, affolée, terrible, comme menaçant le danger.

Sans défaire son chapeau elle était tombée dans un fauteuil, — le même qu’il venait de quitter, lui ; — le voile d’almée et la culotte gris perle gisaient sur le tapis. Elle avait l’enfant sur ses genoux et, d’un ton câlin, plein de ces caresses murmurées dont on endort les tout petits, elle disait, les lèvres collées à son front, la voix frémissante :

— Penser que j’étais là-bas, chez Régnard, à combiner des costumes pour cette fancy-fair, moi !… Mais, je n’irai pas, va ! Oh ! non… je ne te quitterai plus jamais, jamais ! — Tout, vois-tu, je renoncerais à tout au monde pourvu que tu me restes, toi ! Les mamans ont tort de vous abandonner, ne fût-ce qu’une seconde, vous autres ; elles ont tort de s’amuser à mille bêtises misérables, en dehors de vous… Vous êtes seuls bons, seuls charmants, seuls adorables… Mais, tant que vous leur restez, il y a remède.

Monsieur eut un grand sourire confiant ; ces paroles lui charmaient l’oreille, douces et mélodieuses comme une musique.

« Oui… oh ! oui, certes : tant que dans une femme la mère demeurait, rien n’était perdu. Il y avait remède ! »

IX

LE TOUR DU BOIS

Ils s’étaient rencontrés devant la pelouse des Anglais, dans la grande allée semée de sable rouge.

Le jeune feuillage des arbres dégouttait de rosée, une rosée fine, scintillant aux premiers rayons du soleil.

Il avait fait faire volte-face à son cheval ; il s’était rapproché de celui de Madame.

— Tiens !… vous, d’Alliane !

— Chère madame… si tôt ?

— Vous faites le tour ?

— Oui… Et vous ?

— Moi ? Je me promène ; il y a une éternité que je n’ai plus pris l’air… Un temps délicieux, du reste… Ça sent bon toutes sortes de choses. Le printemps est bien hâtif, cette année.

— Oh ! certainement.

Et ils s’étaient trouvés, alors, l’un à côté de l’autre, avançant au pas, lentement.

Madame expliquait qu’une envie irrésistible l’avait poussée à sortir, ce matin-là… et qu’elle s’en était allée, comme cela, toute seule, avec son cheval Ali, sans but, sans projet préconçu, sans savoir au juste où elle s’arrêterait.

Elle ajouta :

— D’abord, j’allais droit devant moi, à l’aventure ; je montais les boulevards, machinalement, par habitude… puis, j’ai pris l’Avenue, j’ai laissé faire Ali. Il m’a conduite au Rond-Point. Le bois était là, en face de moi, et si frais, si grand, si vide, si joli dans le brouillard, sous sa toilette d’avril… Ma foi ! je n’ai pas résisté. C’est une escapade, une véritable escapade.

D’Alliane, galamment, remercia le hasard qui avait permis que Madame ne résistât point ; il se félicita de l’avoir rencontrée.

De grands garçons, en jersey bleu marine, jouaient au lawn-tennis dans l’herbe. Cela les fit rire :

« Une drôle d’idée, tout de même, de se mouiller les pieds, comme ça, dès huit heures du matin ! — Le moyen d’attraper des fluxions de poitrine, sûrement ! »

D’Alliane déclara que cela lui était parfaitement égal pour ces messieurs, que, s’ils risquaient de s’enrhumer, c’est que cela les amusait ; qu’au surplus, ils avaient l’âge de savoir se conduire…

Et il demanda, tout de suite, sur un ton de vif intérêt :

— À propos, le petit… sa scarlatine… c’est fini, bien fini, n’est-ce pas ?

— Ah ! mon ami, si ce n’était pas bien fini croyez-vous que je serais ici ?

« Oui, grâce à Dieu, c’était fini. L’enfant avait été très, très mal… Ce qu’il avait souffert, Madame seule le savait ! — Aussi, il était changé, son Paul ! Et maigre, et grandi ! Ses yeux bleus paraissaient énormes maintenant, dans sa pauvre petite figure toute blanche ; on lui avait coupé les cheveux… »

— Tenez, d’Alliane, vous ne le reconnaîtriez plus : c’est à pleurer.

Et, à l’idée de son enfant qui avait tant souffert, de ces longues heures douloureuses qu’elle avait passées là, abîmée dans un fauteuil, auprès du berceau, avec ces mains enfiévrées constamment dans les siennes, un frisson secouait Madame, ses joues pâlissaient, ses yeux se remplissaient de larmes.

— Savez-vous bien qu’il aurait pu en mourir ? fit-elle d’une voix basse, altérée, comme si rien que cet affreux mot « mourir » devait évoquer à lui seul le fantôme et l’horreur de la mort.

D’Alliane ne disait rien ; il ne trouvait pas « la formule. » Eh ! puisque tout danger était passé, cependant… C’était bien extraordinaire, ce chagrin rétrospectif !

Et il considérait Madame, très surpris ; elle lui paraissait autre, toute différente de l’exquise et folâtre petite femme qu’il avait connue trois mois plus tôt et pour laquelle il s’était senti, vraiment, un fort caprice on lui avait changé son idéal ; ça n’était plus cela, plus du tout !

Froidement, il fit observer que la fièvre scarlatine était une de ces maladies que tous les enfants doivent subir, plus ou moins, et que, puisqu’il n’y avait pas apparence d’une rechute…

Il sentit qu’il venait de prononcer là un mot malheureux, et il eût donné tout au monde pour le reprendre lorsqu’il vit la charmante petite tête de Madame, — rendue cent fois plus charmante encore par le chapeau d’homme et la coiffure haute qu’elle portait ce matin-là — s’incliner mélancoliquement sur son épaule, tandis que ses doigts lâchaient les brides, au hasard, et qu’elle murmurait, tout oppressée :

— On ne sait jamais ; voilà, justement. Voyez-vous, s’il allait venir une rechute !…

Il était bon, au fond, sous ses affectations sceptiques de dandysme effréné ; il comprit qu’elle souffrait, il devina son angoisse ; il voulut la consoler absolument et réparer sa sottise. Il prit un ton de docteur, un ton d’homme très au fait et qui sait ; il dit :

— Allons donc ! Si la rechute avait dû venir elle se serait produite immédiatement. Ce n’est pas après neuf semaines, après la convalescence… Il mange, n’est-ce pas ?

— Oui ; un œuf à la coque, des bouillons très légers, un blanc de poulet…

— Eh bien ! alors, dites-vous qu’il est guéri, complètement hors d’affaire, et ne vous mettez pas martel en tête. Il n’y aura pas de rechute.

Elle le regarda, presque convaincue :

— Vous croyez ?

— Je vous le certifie.

Elle sourit.

Le soleil s’était levé tout à fait, un de ces soleils suaves et blancs des aurores printanières, un soleil gai, tiède et doux, aux limpidités de cristal ; ils passaient tout contre un frêne dont les branches tombantes les frôlèrent… Un parfum léger d’aubépine montait de la terre humide et les petites feuilles toutes jeunes des marronniers et des hêtres se découpaient, en fines dentelles d’un vert tendre, sur le ciel éblouissant.

Ils se serrèrent la main ; ils dirent, tous les deux à la fois :

— Comme il fait beau !

Et le rire, son adorable rire de petite fille, éclairait encore une fois le visage rose de Madame lorsqu’elle ajouta :

— Vous êtes un bon garçon, vous, monsieur d’Alliane !

Il déguisa en moue ravie la grimace qui lui montait aux lèvres : « Un bon garçon… » ma foi ! c’était peu.

Il abandonna ses airs doctes ; il fut très aimable et il essaya de reprendre le ton de vague flirtage de l’hiver.

Mais elle était bien changée, décidément ; elle le laissa aller, très calme, indifférente, la pensée ailleurs, n’ayant d’attention que pour le paysage, la majesté superbe des grands arbres, la douceur du gazon, la transparence surprenante des eaux du lac qui reflétaient consciencieusement les moindres touffes d’ajoncs du bord ; l’air « possible », le caractère de vérité sauvage des roches artificielles déjà toutes couvertes d’une végétation folle de cilènes et de genêts épanouis. Elle jeta un cri émerveillé pour une blanche stellaire poussée toute seule, au fond d’un ravin, entre deux monticules assez escarpés, comme une étoile d’argent tombée des nuages.

Elle dit :

— Voyez donc, monsieur d’Alliane, la jolie fleur !

Et force fut bien au « cavalier de ces dames d’interrompre ses phrases sentimentales. Il glissa à bas de sa monture, il alla cueillir cette fleur que Madame trouvait jolie. Il courait dans la mousse pleine de rosée, sans souci des ronces qui lui déchiraient la figure, ses pieds buttant contre les grosses racines ; il sauta les fossés avec la braverie d’un collégien qui fait l’école buissonnière : deux fois il faillit tomber, et il entendit, tressaillant de rage impuissante, Madame qui lui jetait, de son ton mordant :

— Laissez donc, vous ne l’aurez pas ; c’est trop loin, la pente est trop raide. Nous en trouverons d’autres, allez… Vous êtes bien gentil, d’Alliane ; savez-vous que je ne me le pardonnerais jamais si vous deviez vous casser le cou… pour une fleur ! Ça serait poétique… certes ; mais pas drôle !

« Non, non, que Madame se rassurât ; il ne se casserait rien du tout. Et il l’aurait, cette fleurette ! »

Quand il la lui apporta enfin, il était en nage ; elle le remercia. Il était déjà remonté en selle. La petite stellaire étoilait maintenant le corsage de drap gros bleu de Madame.

Elle la trouvait jolie, avec sa corolle fine comme une gaze, jolie et sentant bon l’odeur des bois.

Ils arrivaient près de la lisière, à la plaine des Écureuils, tout au bout, devant la pointe du lac. Ils ralentirent encore leur allure.

— Ici, on respire, fit Madame.

Elle ajouta aussitôt :

— Hein ! comme c’est désert ; comme on est seuls ! À se croire au bout du monde, à cent lieues d’une ville !

Elle eut un geste large, une expression enchantée ; elle ôta son chapeau brusquement, et elle voulut profiter de l’isolement où ils étaient pour remettre en ordre sa coiffure que le mouvement du cheval et le poids du chapeau avaient dérangée.

« Oh ! que c’était bon, que c’était bon, la campagne… Qu’est-ce qui valait cela ? — Voilà qu’on était là comme perdus, libres sous le grand ciel ouvert… »

Un rayon de soleil virginal et limpide courait dans les flots dénoués de ses cheveux ; les brises matinales avaient avivé son teint, fardant imperceptiblement sa peau jeune, au grain délicat, souple comme un pétale d’églantine et légèrement duvetée près de l’oreille ; la jupe de son amazone écourtée, toute plate sur les côtés et le devant, très froncée par derrière, s’étalait en plis lourds sur la croupe de son cheval blanc, un arabe à la crinière soyeuse ; et, seul, le bout pointu de sa botte de maroquin dépassait, sorti de l’étrier et immobile. Elle se tenait droite, bien en selle, le buste cambré et la tête haute, s’oubliant à emplir ses yeux de tout ce vert, de tout cet azur, de tout cet or qui étaient au ciel et dans les bois. Elle avait laissé son chapeau à d’Alliane ; elle torsait les mèches blondes de sa chevelure d’un tour de main, très lestement, tenant entre ses dents les longues épingles d’écaille qu’elle lâchait une à une, les piquant à mesure, d’un air paisible, sans l’ombre de coquetterie.

Il vit dans cette familiarité je ne sais quelle complaisance provocante, une sorte d’encouragement tacite ; il se rapprocha d’elle, tout près, tout près, et, penché de côté sur sa selle, il noua ses bras autour de la taille de Madame, en lui disant, d’une voix tendre et basse, d’une éloquence passionnée :

— Quels admirables cheveux vous avez !

Elle éclata de rire, un rire brillant et impitoyable, un terrible rire glacé qui lui fit sentir sa méprise ; et elle riposta, d’un ton de persiflage indicible, plus offensant qu’une injure ou un soufflet.

— Ah ! mon pauvre ami, vous êtes d’une fadeur !… si vous saviez !

Il fit contre mauvaise fortune bon cœur et il se plaisanta lui-même, murmurant, d’un air confus :

— Que voulez-vous, c’est bête, un homme !

Elle avait remis son chapeau ; elle reprenait la grande allée circulaire, ayant trois pas d’avance sur lui ; elle hocha les épaules ironiquement :

« Oh ! oui, oui… bien bête ! »

Elle trouvait décidément d’Alliane fort ridicule : joli… certes trop joli, trop correct, l’air d’un jockey greffé sur un garçon coiffeur, quelque chose de vulgaire, de médiocre et de chétif. Un gentleman cependant, un « vrai », le plus parfait fashionable du club des Vrais… Un monsieur à bonnes fortunes. — Seigneur ! était-il bien possible qu’il lui eût plu un instant, l’hiver ?… Mais il était tout simplement banal, de la plus absolue nullité.

Ils étaient encore une fois l’un à côté de l’autre, les deux chevaux marchant de la même allure mesurée et contenue ; on retournait. Ils parlèrent à bâtons rompus de tout.

D’Alliane dit ce qu’avait été cette foire de charité organisée par les dames de la cour et la fine fleur du Quartier-Léopold au palais des Académies, deux mois auparavant, et où elle n’avait pas pu paraître. « C’était extraordinairement drôle cette kermesse à grandes toilettes fantaisistes, les marchandes ayant chacune le costume du pays d’où s’importaient leurs articles. »

Et il railla doucement ces messieurs de la docte assemblée qui consentaient, de la meilleure grâce du monde, à céder une de leurs salles pour ce jeu puéril de jolies femmes, tandis qu’il savait, par exemple, certaine société savante très sérieuse à qui on la refusait impitoyablement depuis des années…

— Après cela, quand c’est pour les pauvres ! fit-il, en manière de conclusion, avec un plissement des lèvres, une manière de rouler les yeux toute pleine de sous-entendus.

« Et elle, allait-elle continuer à vivre comme cela, pour elle toute seule, sans qu’on la vît nulle part… à présent que son fils était rétabli… et tout à fait un homme, sapristi, puisqu’il avait quatre ans !… »

Madame répondit que le monde l’ennuyait… « Et puis, franchement la saison était finie. »

-Envolé, mort, l’hiver ! s’écria-t-elle gaiement, en montrant, du bout de sa cravache, les renoncules et les pâquerettes qui émaillaient l’émeraude des talus, le chaud rayon de soleil qui dansait devant eux, dans l’allée, et la verdure frêle des branches au-dessus de leurs têtes.

Il lui demanda ce qu’elle comptait faire l’été ; où elle passerait les vacances.

« Oh ! elle ne savait point. On irait probablement au château, dans les Ardennes… mais plus tard, à la fin d’août… »

Elle s’interrompit, eut un instant d’hésitation et, toute rouge, les yeux brillants, d’un air discret, comme en confidence :

— Georges pose sa candidature, vous savez ?

Il sembla à d’Alliane qu’elle était vraiment bien glorieuse de cela ; il ne put retenir un petit mouvement de dépit :

— En voilà un qui a la vocation du martyre ! fit-il, avec une sorte de bienveillance apitoyée, ce sacré Georges ! comme s’il n’avait pas déjà assez de ses affaires à lui, je vous le demande !

Puis, très galant, le regard doux :

— Est-il possible qu’on s’occupe de tant de choses irritantes et absorbantes quand on a le bonheur d’avoir la femme qu’il a ! Moi, à votre place, je serais jalouse, jalouse du barreau qui est toute sa vie, jalouse de la politique qui le tient, qui le tient bien, allez !

Elle eut l’air de n’avoir entendu que la péroraison de son discours et, très digne, un peu piquée :

— Moi ?… Mais c’est moi qui le pousse dans la politique, c’est moi qui le veux à la Chambre !

Le regard de d’Alliane s’arrêta aux mains menues, au visage si jeune, à tout le corps fin et délicat de cette jolie créature qui venait de parler avec je ne sais quelle subite ardeur, quelle fougue d’ambition têtue et hautaine ; il vit que la mince cravache à pommeau de nacre, élégante comme un joujou de prix, tremblait au bout des doigts gantés, que les chevilles serraient les flancs du cheval, nerveusement, et que le pied, dans sa botte vernie, secouait l’étrier d’argent.

Il songea que la femme était un être aux caprices brusques, inexplicables et multiples ; une combinaison tout à fait ingénieuse de sentiments généreux et d’idées très étroites… ayant exquis tout ce qui venait du cœur et mauvais tout ce qui venait de la tête… Bref, une complexe, une piquante énigme à laquelle il ne comprenait rien.

« Avait-on jamais vu chose pareille ? Voilà que celle-ci se remettait à aimer son mari, — une nature d’élite, une belle et profonde intelligence, un homme vraiment à part, vraiment supérieur et qui l’adorait, non pas parce qu’il était supérieur et intelligent, ni parce qu’il était amoureux d’elle, mais uniquement parce qu’il allait flatter sa vanité, une vanité très mesquine et très aléatoire, à l’aide d’un grelot que, trop souvent, l’habileté seule donnait. »

Madame parlait maintenant avec une grande expansion, comme prise du besoin de confier à quelqu’un tous les espoirs qui étaient en elle ; et elle dit :

« Que Georges réussirait, oh ! certainement !… Il avait toutes les chances, on voterait pour lui en masse… Son compétiteur, au contraire, n’était point sympathique ; il y avait même dans sa vie une très laide histoire que Jules X…, l’ami de Georges, irait rechercher. Ce grand brave cœur de Georges répugnait à ces moyens-là ; il ne voulait pas, trouvait de telles armes misérables et indignes… »

— Mais, vous savez, fit-elle, c’est de bonne guerre, tout de même… et, quand on veut vaincre… Du reste, nous sommes bien tranquilles ; nous aurons une majorité écrasante !

Elle ne dit pas un mot des solides qualités morales de son mari, de son admirable talent d’orateur. « Est-ce qu’on s’arrête à ces détails… Eh ! quand on veut vaincre ! »

On eût juré que, dans son ignorance des choses dont elle parlait, elle pressentait bien cependant que ce n’est jamais par ce qu’on a de meilleur qu’on vainc « quand on veut vaincre ! »

Ils rentraient en ville ; ils se dirent au revoir.

Elle lui abandonna sa main qu’il serra très longuement dans les siennes. Cette fois, elle ne se révolta point.

Mais il comprit bien qu’il ne devait pas tirer gloire de cela et qu’elle se souciait de lui à peu près comme de la pauvre fleur des bois qu’il lui avait donnée et dont elle broyait la tige machinalement, sans réfléchir.

X

AUX BAINS DE MER

— Aussi, cette idée d’aller s’enterrer à Heyst !… Moi, je ne vous ai jamais comprise, ma chère Lucy. Comment, vous avez eu une fin d’hiver vraiment triste, avec ce bébé malade… un mois de janvier d’une monotonie ! Pas une fête, pas un bal, n’allant nulle part et ne recevant personne, vous sacrifiant positivement… et puis, après cela, pour vous distraire, vous ne trouvez rien de mieux que de vous établir ici bourgeoisement, avec le ménage, l’enfant, les bonnes, — qui trouvent le séjour maussade et qui rechignent. — Ne me dites pas non : j’en jurerais. Je connais ça, vous pensez !

Madame eut un petit sourire piteux :

— « Oui, vraiment, elles rechignaient. »

— Là, je vous le disais bien… Vous devez avoir tout plein d’agréments ici un pauvre petit kursaal ridicule où, seules, les fillettes peuvent danser ; pas de cercle, pas de société fréquentable votre modiste ou votre lingère jouant au croquet là-haut, sur la digue ; de loin en loin, un nom connu, un artiste, quelque célébrité qui cherche la solitude et ne veut voir personne. Bref, la plage la plus impossible, la plus lugubre qui se puisse imaginer. Moi, j’y mourrais ! — Tenez, hier, au Skating… vous savez, le Skating, c’est une fureur, à Ostende ; tout le monde skate, je disais justement à mon frère que vous étiez une enfant, une vraie enfant de vous être laissé conduire ici. On peut bien aimer son mari, lui sacrifier ses goûts, négliger le monde parce qu’il est très ours, lui, et que le monde lui déplaît, mais, de là à se résigner, à votre âge, à la vie qu’il vous fait mener… Eh bien ! non, c’est se montrer par trop docile.

— Mais, ma chère Adeline, on est très bien ici, je vous assure ; l’enfant s’amuse, voyez-le jouer là, les pieds nus dans le sable… il devient superbe. Georges se délasse… vous savez bien, la saison a été écrasante pour lui : ses affaires du palais d’abord et, aussi, sa candidature, les speechs dans les meetings, la lutte contre tous ces endiablés d’électeurs qui entrent dans l’intimité de votre vie, avec un sans-gêne ! Qui vous lancent de ces questions saugrenues, de ces remarques invraisemblables et consternantes : Monsieur, vous vous êtes marié à l’église ! Il y a un christ d’ivoire pendu au mur dans votre cabinet, je l’ai vu. Vous faites dire une messe, chaque année, pour l’âme de votre grand-oncle… et les attaques des petits journaux auxquelles il faut parer, la propagande… l’étalage et l’exhibition de soi-même !… Un métier écoœurant, vous ne vous figurez pas ! Aussi, après son élection, il n’en pouvait plus, il était à faire peur. Dans ces circonstances, Ostende ne lui valait rien. Ici, c’est supportable, en somme… Vous n’êtes pas difficile.

— Mais, la villa est jolie, avouez-le ; il y a des fleurs partout ; les roses grimpent très bien au long des colonnades de la véranda, les eucalyptus sont admirables, mêlés aux grands feuillages des palmiers et à la verdure souple des fougères cela fait un ensemble de végétations qu’on dirait exotiques, bien vivaces ; pour moi, le meilleur attrait de l’immeuble, du reste. Nous avons tout le ménage, comme vous disiez. On nous fait les plats que nous aimons et à l’heure qui nous plaît, — notre heure d’habitude, ce qui a son importance, aussi, et ce que vous ne pourriez exiger de votre hôtelier. — Si le séjour n’est pas d’une gaieté folle, et cela, je vous l’accorde, on y vit bien ; mon mari se remet, Paul est resplendissant… Et puis, nous avons ma mère, à qui le tumulte d’une ville d’eau très courue aurait déplu, certainement… Ma foi, nous sommes seuls, en famille, dans notre coin… et très heureux. C’est quelque chose, ça !

Madame avait parlé vite, tout d’une haleine, énumérant avec complaisance les charmes de son intérieur ; elle ajouta, l’air indifférent, comme quelqu’un à qui tout ce qui n’est pas sa vie et son ménage importe peu :

— Et à Ostende, on danse, on skate, on s’amuse ?

— Prodigieusement.

— C’est-à-dire… autant qu’il est possible de s’amuser là où vous n’êtes pas ! fit gracieusement d’Alliane qui s’était rapproché de ces dames.

— Oui, ma chère, ça a l’air d’un compliment banal, ce que mon frère dit là ; au fond, c’est très exact : vous nous manquez. Donc, comme je vous l’expliquais, hier, au Ring, nous avons élaboré ce projet venir vous enlever à votre tyran et vous mener à Ostende pour finir la saison. Une idée à moi, ça ! — Alors, ce matin, dès le premier chant du coq : en chemin de fer, jusqu’à Blankenberghe, où nous avons déjeuné ; et puis, à cheval le long de la plage, et en route vers Heyst ! — D’Alliane me suivait comme mon ombre, vous pensez bien !… Nous arrivons ; chez vous, on nous dit que « Madame est à la mer, avec le petit, dans sa tente, pas loin… » On nous indique votre tente, très reconnaissable de là-haut ; et nous voici. Maintenant, c’est bien convenu, c’est parié : mon frère tient la gageure ; nous vous emmenons.

Madame eut un brusque éclat de rire.

— C’est insensé ! s’écria-t-elle.

— Bien possible ; mais c’est comme cela.

D’Alliance appuyait :

— Chère madame, voulez-vous donc qu’Adeline perde son pari ?

Il était trois heures de l’après-dînée : l’heure de la plage ; les enfants couraient en sabots, emplissant de coquillages leurs minuscules seaux de fer-blanc ; de grandes jeunes filles jouaient au cricket sur le sable, et les vagues glauques, écumeuses, venaient lécher les roues des cabines rangées devant la mer pour le bain du soir. Des barques de pêche, aux voiles fendues comme des ailes d’hirondelles, se balançaient sur le bord, les filets traînant dans l’eau, l’ancre amarrée dans la terre caillouteuse ; à l’horizon, le ciel semblait comme un morceau de gaze bleu rayé d’or, ourlant la mer couleur d’algue.

Un calme envahissant tombait ; et, dans la vive lumière, c’est à peine si les banderoles tricolores, plantées au sommet des édifices de sable que les petits garçons avaient construits, remuaient sous la caresse du vent… Derrière, les dunes s’étageaient, très hautes, brûlées de soleil, arides, sans verdure.

Bien peu de monde, d’ailleurs, sur cette admirable plage aux lontains infinis : deux prêtres qui lisaient leur bréviaire ; une vieille dame infirme, les jambes étendues dans le sable chaud ; des institutrices allemandes armées de cartons à dessiner ; des femmes de pêcheurs, en jaquette rouge, allant et venant, détachant les moules sur le revers des brise-lames ; puis des enfants, des nuées d’enfants très simples, à moitié nus dans des blouses de toile plissées, courtes, sans taille, sans manches, sans ceinture, sans rien de ce qui entrave les jeux ou retient les grands élans, leurs cheveux s’échappant du chapeau Greenaway en paille commune, d’envergure excessive, et les pieds à l’aise dans des sabots de bois noir ; très jolis avec cela, très « anglais », l’air de ridicules petites charges d’anges, le corps dans des sacs et la tête dans des paniers.

L’Océan grondait toujours, toujours… les vagues déferlant l’une sur l’autre, comme autant de monstres fantastiques qui s’entre-dévoraient, qui s’engloutissaient éternellement pour renaître et s’engloutir éternellement, dans un bruit sourd et formidable de lutte homérique.

Et, bien que le décor fût grandiose, Madame, tout à coup, trouvait à cette plage de station balnéaire modeste et paisible, je ne sais quelle physionomie intolérablement vulgaire.

D’Alliane était venu s’asseoir sous la tente, à côté d’elle ; il s’intéressait à la tapisserie de Madame, une merveilleuse bande de fauteuil au demi-point.

— Dites-moi, ma chère Adeline, ce n’est jamais à Ostende, n’est-ce pas, qu’on aurait le temps de broder autant que cela, en trois semaines ? fit celle-ci d’un ton triomphant, en montrant son ouvrage.

— Ah ! non, par exemple ; mais, entre nous, trouvez-vous cela si distrayant ? — Moi, j’avoue que je ne pense au canevas et à l’aiguille que les jours où je n’ai rien de mieux à faire, les jours de grand spleen…

Madame ne répondit pas ; très rapidement l’idée lui passait par l’esprit que, depuis qu’elle était à Heyst, toutes ses journées pouvaient s’appeler des journées de grand spleen.

— Non, on ne travaille guère, à Ostende, continua l’amie ; on fait mieux cinq toilettes par jour… et des toilettes !… un peu soignées !… il y en a d’étourdissantes…

— Ah ! vraiment ? Contez-moi donc ça !

Madame abandonnait son métier, plantait l’aiguille au beau milieu de la libellule dont elle était en train de combiner les nuances et, tendant le cou, extrêmement curieuse :

— Voyons, qu’est-ce qu’on porte ?

— Oh ! des choses hardies, d’une extravagance !… Des soies brochées, à grands fleurages, des lamés d’or et d’argent… et les paniers qui reviennent !… Très excentriques, les paniers, beaucoup de chic, pourvu que la femme soit élégante… Tout dépend de la femme. Par là-dessus, les cols mousquetaire en guipure de Venise, pour la promenade, et les chapeaux chargés de petits oiseaux des îles. Le soir, des gazes, le satin turc, de la dentelle, en nuages, sur les jupes de crêpe de Chine ; des foulards chiffonnés avec, ici et là, un volant de chantilly, une berthe en alençon : la toilette « négligée » bien ville d’eau. Au Skating, ce sont les costumes complets, en cachemire de l’Inde héliotrope ou sang de bœuf, col officier très montant, redingote doublée de soie claire, et… le dernier genre, un feutre mou à aigrette, légèrement incliné sur l’oreille : l’air crâne.

Madame écoutait, très attentive, buvant les paroles de son amie : comme quelqu’un qui entend parler sa langue maternelle tout à coup, après des années d’exil.

— Alors… mais alors, je dois vous faire un drôle d’effet, moi. Franchement, je suis bien paquet, n’est-ce pas, dans ma robe de batiste ? interrogea-t-elle, avec une consternation sincère.

Et Adeline, sans sourciller :

— Absolument.

Ils rirent, tous les trois, de la façon nette dont le mot avait été articulé.

— En vérité, ma mignonne, reprit bientôt l’amie d’un ton posé, votre mari vous perd ; il n’y a que lui pour permettre à l’exquise créature que vous êtes de se fagoter comme vous voilà !

Un vague dépit mordait Madame au cœur et, en même temps, une soif de justice, un besoin de rétablir les faits, d’innocenter son mari :

« Était-il réellement si coupable, ce Georges ?… Non, mon Dieu, non ! Il n’y avait pas d’homme plus facile, moins tatillon, moins disposé à imposer ses préférences à quiconque. Et, au lieu de cela, elle le savait si bien à elle, toujours prêt à prévenir ses moindres caprices que, certainement, il lui aurait suffi de dire qu’elle désirait aller finir sa saison à Ostende pour qu’il y consentît sans discussion… — Mais il ne fallait pas du tout songer à cela. C’était absurde. »

Elle plia sa tapisserie, rappela son petit garçon et, se levant :

— Voyons, venez donc dire bonjour à Georges.

Une mince brise humide gonflait les pans de la tente ; la marée montait, une odeur de bruyères mortes et de varech pénétrait l’air rafraîchi, et les mouettes volaient, d’un vol large, autour des mâtures brisées, des grosses voiles blanches de toutes les pauvres barques qui étaient à l’ancre ; une sérénité majestueuse s’étendait maintenant sur le ciel et l’eau. Le petit, tout rose dans sa robe décolletée, jambes nues, ses grands yeux bleus luisant dans son fin visage mordu par le hâle, saluait d’un air grave, donnant ses joues à baiser.

Elle le trouva beau, beau et vigoureux ainsi, sous le ciel, entre l’immensité du sable et l’immensité de l’Océan ; et elle sut gré à cette puissante nature de le lui avoir rendu tel qu’elle le voyait là. Elle ne trouva plus la plage si bourgeoise, elle ne pensa plus même à cette tapisserie qui avançait, avançait « parce que tous ses jours étaient des jours de spleen » ; elle dit, la voix émue :

— Un boer de Heyst-sur-Mer, mon garçon, vous voyez !

Et elle embrassa à pleines lèvres ces bonnes joues couleur d’ambre qui s’offraient à elle.

Le soir, au moment du départ, Adeline insistait encore, répétant :

— Alors, vous ne venez pas, c’est bien arrêté ?

— Tout à fait. Mais, vous, restez donc ici une quinzaine…

— Vous n’y pensez pas, ma chère : je périrais. C’est que c’est effrayant ce trou-là pour les gens qui n’y sont pas faits !

Encore une fois, Madame eut une tentation, la tentation folle de prendre un chapeau, n’importe lequel, le premier venu qui lui tomberait sous la main, et de dire à son mari, simplement :

— Tu sais, je vais à Ostende avec Adeline !

L’enfant était couché ; Monsieur achevait une partie de trictrac avec d’Alliane, dans le salon ; ces dames prenaient l’air sur la véranda. Tout s’endormait ; à peine, de distance en distance, la lueur d’un réverbère coupait la grosse nuit noire du dehors… Un lourd silence que rompait seul le petit bruissement d’ailes des insectes qui venaient se cogner le nez contre le moustiquaire et, très loin, le son étouffé d’un piano d’hôtel jouant un quadrille.

Adeline serrait Madame dans ses bras.

— Laissez-vous faire, allez ! Je vous le jure, c’est pernicieux pour les jolies femmes, cet endroit-ci.

Elle ajouta, lui parlant à l’oreille :

— Voyons… Vous en mourez d’envie.

Madame fut héroïque ; elle dit : « Non. » Un non sec, péremptoire. Elle ne voulait pas.

Et, quand son amie, avec une voix insinuante qui appelait les confidences, lui demanda :

— Ça n’est pas toujours gai, dites, la politique ? Soyez franche…

Elle, qui pensait que, véritablement, ça n’était pas gai du tout et qu’elle en était bien revenue, sentant là comme une imperceptible, une perfide raillerie, elle répondit bravement :

— Où avez-vous la tête, ma chère ? Vous savez bien que cela peut le mener à tout, à tout !

Et elle acheva sa villégiature à Heyst-sur-Mer ; elle n’alla pas à Ostende.

XI

UNE ÉTAPE


La seconde semaine d’octobre.

Sept heures du matin !

Madame sauta à bas de son lit lestement ; et, tout de suite, elle se mit à sa toilette. Elle ne sonna point sa femme de chambre, en rien de temps elle fut coiffée.

Et, tout en nouant ses jupons, laçant ses bottines, ôtant son peignoir pour passer une robe d’étoffe sombre, elle songeait.

« C’était aujourd’hui… déjà !… Pauvre petit camarade, aujourd’hui qu’on le menait dans cette caverne. Eh ! il avait huit ans, que voulez-vous ! Il fallait bien qu’on s’occupât d’en faire un homme, aussi !… Les mamans, ça ne sait pas ; c’est trop faible, ça aime trop, c’est égoïste… »

Elle, elle aurait voulu son Paul pour elle seule… longtemps, longtemps baby… en petit costume de marin, culottes bouffantes et jersey collant, à grands revers brodés d’ancres de soie blanche ; les cheveux à l’anglaise, en souples anneaux flottant sur les épaules… Et puis, pas de pension, cavernes ! » pas de mathématiques, pas de rien du tout qui pût lui donner des maux de tête, qui pût fatiguer sa cervelle d’oiseau…

Cependant, puisqu’il devait être professeur et qu’elle l’avait toujours dit, puisqu’elle le voulait très savant… Comment allier cela ? Car, enfin, à moins qu’il n’eût la science infuse, l’intuition, la connaissance des choses sans avoir appris quoi que ce fût…

Voilà, justement : Madame comprenait bien que ça n’avait pas de bon sens, qu’elle se faisait illusion, qu’elle s’appliquait à ne pas voir la réalité en face, et qu’on ne peut pas garder les enfants, comme cela, éternellement autour de soi, dans ses jupes !

Mais on souffrait tant pour s’en séparer !

Après cela, ce n’était pas aux antipodes, non plus, cette pension qu’ils avaient choisie entre cent autres et qui était admirablement orientée, derrière la forêt de Soignes, entre Boitsfort et Uccle, sur une hauteur, ayant l’air de partout. Et, bien souvent, le matin, à l’heure de sa promenade à cheval, Madame laisserait là le Bois et irait embrasser son gros chéri. Il fallait se faire une raison, se dire que la vie a des nécessités cruelles, pour chacun les mêmes, du reste ; que les parents sont là pour songer à l’avenir des petits et qu’il ne suffit pas de les avoir mis au monde, qu’il faut encore les diriger dans ce monde, afin qu’il les blesse le moins possible plus tard.

Madame agrafait sa ceinture, une ceinture de cuir fauve, sur le corsage de sa robe très simple, en vigogne de nuance éteinte.

Et elle eut un geste lent, un soupir résigné ; elle murmura :

— C’est juste ; puisqu’il a huit ans.

Ce matin-là on déjeuna bien gentiment en famille, tous les trois, — le papa, la maman et le petit garçon — dans la chambre de Madame, devant le balcon ouvert. On mangea très peu ; Madame, cependant, avait commandé toutes sortes de bonnes choses pour « monsieur Paul », les friandises qu’il aimait : des couques au beurre et du cacao ; un plat de crêpes.

Et elle était très affairée, nerveuse, remuante ; elle allait du père à l’enfant, tendant le sucrier, emplissant les tasses avec insistance :

— Allons, encore un peu ; voyons, dites,… ce n’est pas bon ?

Si, si, tout était très bon… mais que voulez-vous ? Rien à faire : ça ne passait pas ! »

Le petit se montrait brave ; héroïquement, il avala une bouchée. Il répétait :

— Mais, toi, maman, toi, tu ne manges pas !

Madame bredouilla quelque chose qui voulait dire qu’elle mangeait énormément, au contraire… Elle regardait son Paul ; il lui semblait tout drôle dans l’uniforme gris de la pension, avec les pantalons disgracieux, de vastes pantalons trop amples, tombant sur les pieds, et qui ne laissaient rien deviner du ferme et droit petit corps d’enfant qui était dessous.

Elle trouvait à ce costume je ne sais quoi qui sentait la prison, l’asile, l’hôpital, une odeur chagrine de misère et d’ennui ; et lorsque ses yeux s’arrêtèrent à la tête rasée du petit, elle ne put retenir une exclamation, un brusque mouvement de colère :

— Ses chers beaux cheveux !

« Vraiment, les directeurs de ces établissements avaient des exigences exorbitantes, d’une puérilité ! Je vous demande un peu, qu’est-ce que cela aurait bien pu lui faire, à celui-là, qu’on laissât ses grands cheveux au pauvre amour ! »

Monsieur voulut apaiser ce violent désespoir :

« Voyons, voyons, Paul n’était plus un bébé à présent, que diable ! On ne pouvait pas toujours l’affubler comme une fillette… C’était très bien cette coiffure-là, ça lui donnait l’air plus gamin, plus mâle… D’ailleurs, pourquoi s’insurger : puisque c’était le règlement. »

Et, prenant son « gamin » dans ses bras, le père, l’embrassant longuement, ajouta, la voix gaie et le cœur gros, les yeux tout brouillés de larmes :

— N’est-ce pas que tu seras un homme, un vrai ? Dis-moi ça, Paul.

La petite figure douce et mièvre, au grand front candide, se releva très vite, une lueur d’enthousiasme passa dans les yeux purs, couleur de pervenche ; l’enfant répondit, d’un air crane :

— Oui, papa.

Le papa, au coin de la table, rassemblait ses papiers dans sa serviette de cuir noir ; c’était la rentrée aussi, au Palais ! Une vraie malechance… Lui, qui eût voulu conduire son fils à la pension, l’installer lui-même, parler encore une fois au maître. Ah ! les affaires, toujours les affaires, l’envolement et le vertige des affaires… Quelle chaîne !

Huit heures et demie.

Madame met son chapeau ; elle n’a pas versé une larme, mais ses yeux secs, cernés, tout rouges, ses pommettes luisantes, comme délicatement frottées de carmin, la hâte fébrile de ses moindres gestes disent si elle se contient.

« On conduira Monsieur, en calèche, jusqu’à la hauteur de la rue de Namur, par les boulevards : ainsi, on sera plus longtemps ensemble, tous les trois ; et il fait si beau, si beau ! »

La malle est fermée ; le petit a sa casquette, ses gros gants de futaine, le parapluie d’ordonnance et les caoutchoucs. Madame efface les plis de sa veste, refait son nœud de cravate.

Là… Il va dire au revoir à sa bonne ; il donne un morceau de sucre aux jolis bengalis qui gazouillent dans leur cage dorée ; il embrasse la chambre de Madame d’un long regard d’amour, comme s’il voulait l’emporter toute dans ses yeux.

On part. La voiture attend.

On descend le grand escalier couvert de moquette rouge, lentement, pas à pas. Personne ne dit mot. La maison paraît endormie dans une paix solennelle.

Madame a la prescience que quelque chose de très grave est en train de s’accomplir. C’est une nouvelle étape dans sa vie : son enfant ne lui appartient plus comme autrefois, — elle a un sourire amer, en remarquant que cet autrefois date de la veille. Elle songe que le départ du petit va faire un vide affreux autour d’elle, et son cœur éclate à l’idée de ce que sera le lendemain, de ce que seront tous les lendemains qui vont suivre.

Monsieur est allé en avant ; il est déjà dans le vestibule. De là, il voit la mince et toute frêle silhouette de son fils qui se profile, longeant la rampe de l’escalier : « Il est bien petit, bien petit, tout de même, bien moutard quoi qu’il en dise, sous ce hideux uniforme trop étoffé ! »

Une tentation lâche étreint maintenant le père : prendre l’enfant dans ses bras, l’emporter, le sauver de la pension, de l’uniforme, du règlement, de l’abondance… le garder pour eux et lui mettre sa toupie dans les doigts, en lui disant :

— Joue, petit… joue, va ! Je t’en supplie…

« Eh ! bien, non il ne fera pas cela. C’est la Rentrée ; il veut que son fils marche, qu’il arrive ! »

Alors, sa montre aux mains, la voix brève, presque dure, comme s’il rendait le pauvre innocent responsable de cet éclair de faiblesse qu’il a eu :

— En avant, hein ! Il est le quart.

Et, tandis que la porte va se refermer sur eux, tandis que Madame, assise dans le fond de la voiture, ayant l’enfant sur ses genoux, lui dit tendrement à l’oreille :

— Aime-nous bien ; pense à la maison !

Lui, il ajoute :

— Travaille. Sois tout ce que tu voudras, ou, plutôt, tout ce que tu pourras… mais, sois quelqu’un !

Au long des boulevards, la voiture roule mollement ; le soleil, un soleil cuivré d’automne, court sur les façades des maisons. Il y a tout plein de feuilles tombées, en tas, sous les arbres et cela sent bon, une petite odeur moisie pénétrante et humide, qui fait penser à un bouquet de violettes mortes.

Monsieur a un hochement de tête désapprobateur parce que Paul s’amuse à voir bondir les gros marrons sauvages dans la terre noire, lourdement, comme autant de balles que des petits garçons jetteraient de loin.

— C’est vrai ; tu vois, maman, comme ça saute ? dit le futur grand homme. Et Madame, prestement, en réponse à un coup d’œil furibond de son mari :

— Voulez-vous bien le laisser enfant le plus longtemps possible, vous !

Monsieur baisse la tête ; ce vous le déconcerte. Madame a froncé les sourcils : — Quand donc Monsieur les aura-t-il laissés, enfin ! Quand sera-t-il à sa rue de Namur, cet insupportable grognon… qu’elle puisse avoir son chéri bien tout à elle, là… à s’enivrer de lui, à le serrer contre sa poitrine, de toutes ses forces… pour tant de mortels jours qui vont suivre et où ce bonheur lui manquera !

Les hommes, est-ce que ça sait ? Est-ce que ça ressent ? Est-ce que ça souffre comme une mère ?

Mais, que de bonnes câlineries tout à l’heure, quand Monsieur n’y sera plus, que d’ineffables bêtises, à eux deux !… Comme elle va le gâter ?

Le pâtissier, d’abord ; il faut bien qu’il mange quelque chose avant d’entrer dans cette « caverne »… et il adore les pâtés chauds. Puis, le confiseur : elle lui remplira ses grandes poches de pralines ; Monsieur défend les bonbons, mais qu’importe ! — Il est par trop sévère, aussi !

Et elle a une vraie surprise lorsque, la voiture arrêtée, elle entend son mari, déjà dans la rue et qui s’éloigne, s’écrier, d’une voix qui n’est pas sa voix d’habitude, et avec un éclat de rire qui s’éteint dans une brusque toux oppressée :

— Mon cher petit garçon !

C’est fini : la porte de « cette caverne » s’est refermée sur l’enfant ; Madame rentre ; Monsieur est à ses affaires.

La maison est vide, effroyablement vide. Il n’est plus besoin de se contraindre ; personne ne viendra.

Et jetée sur une causeuse, la tête dans ses mains, la pauvre femme sanglote, elle crie ; les larmes ruissellent à travers ses doigts. Il lui semble qu’on lui a volé son Paul, qu’il est mort, qu’elle ne le verra plus jamais.

Une étape dans sa vie ; oh ! oui : une dure étape.

Hélas ! les années s’envolent ; les enfants ne sont pas toujours enfants.

Elle pense que c’est bien près d’elle, cependant le jour de la naissance de son fils, son baptême, son premier sourire, sa première dent, son premier mot, son premier pas ! Elle a eu tout cela… et elle se plaint ! Autant d’étapes, encore ; autant de suprêmes joies. Mais les joies ne vont pas sans douleur. Maintenant, ce sont les bobos du petit, ses jours de maladie qui lui reviennent, un à un, à la mémoire. Quelles heures d’angoisse elle a passées dans cette même chambre, « leur chambre, » à veiller les sommeils de cette enfance, à écouter battre le cœur de son Paul, à compter les pulsations de son poignet, à poser des compresses ou des sinapismes, à apaiser les maux de toutes sortes !… Car elle a été une bonne mère, n’est-ce pas ? Elle l’a bien aimé et bien soigné son enfant. Tout cela pour qu’il lui échappe, pour qu’on le lui prenne si vite !

Elle souffre affreusement ; la séparation fait plus de mal encore qu’elle ne l’aurait cru. C’est comme un arrachement brutal de tout ce qu’il y a d’aimant et de bon dans son être, comme si le petit avait emporté un morceau de son cœur.

Et, avec une volupté âpre, elle ouvre ses armoires, elle en sort les affaires du gamin, ces vieilles choses d’enfance qu’il ne remettra plus jamais : les petits costumes du temps des manches courtes et des épaules nues, les larges ceintures de couleurs vives, des tabliers brodés…

« Il faudrait pourtant bien faire un triage de tout cela et en donner une partie. Il y a trop, positivement… et, puisque Paul n’a ni frère ni sœur… »

Dans le parfum d’iris et de réséda qui vient des tiroirs, de tous ces jolis vêtements enrubannés et coquets, de toutes ces piles de petit linge jauni, nouées de faveurs roses, mises là de côté depuis longtemps, s’élève comme le souvenir et la grâce d’un passé charmant, évocation de l’époque où on promenait au Parc et sur les boulevards, dans une voiture à courtines chargées de dentelles, l’enfant tout petit, tout petit !

Oh ! oui, les années s’envolent. — Que d’événements déjà, depuis cela ! Voilà que Paul est entré en pension, en attendant qu’on l’envoie suivre les cours d’une université d’Allemagne, plus tard… Monsieur, lui, qui s’est jeté dans la politique à corps perdu, poussé au ministère par ses amis de la Chambre, est certainement en passe d’arriver à tout. — Madame a trente ans…

— Trente ans !

Elle se répète ce mot deux fois.

Penser qu’il fut un temps où il lui semblait qu’elle n’aurait jamais cet âge ; que c’était très vieux, trente ans.

Et regardant plus loin dans sa mémoire, jusqu’à ses années de pension, à elle, jusqu’à sa vie de jeune fille, elle se dit que le présent ne vaut pas ce radieux passé-là.

Elle a bien du chagrin ; l’hôtel lui paraît désespérément triste, d’un silence funèbre.

« Aussi, Monsieur n’est pas gentil, tout de même : comme s’il n’aurait pas dû s’arranger pour être là à l’attendre, pour lui éviter l’impression pénible du retour dans cette maison désertée ! Cependant, l’heure du Palais est passée… il ne plaide plus… Mais, en vérité, il s’occupe de bien autre chose que de la douleur que peut avoir Madame ou de la fièvre qui lui fait battre les artères et bouillonner le sang ! Sa famille et son foyer sont à mille lieues de l’esprit de Monsieur ! — N’a-t-elle pas lu, l’autre semaine, dans un journal, qu’on faisait opposition au Gouvernement, que les Chambres ne voteraient pas l’emprunt proposé, qu’on allait renverser les ministres et que son mari était de ceux dont on mettait le nom en avant pour la formation d’un nouveau cabinet ?

Voilà ! Monsieur court, à la suite de son ambition qui marche devant lui et qu’il veut rattraper : les Chambres rouvrent dans un mois ; il prépare son coup d’audace.

Qu’importe tout cela à Madame ?

Pourtant, au fond, vaguement, son amour-propre de jolie femme est blessé de cette violente passion que Monsieur a pour la politique, de tout le temps qu’elle lui vole ; son mari la délaisse, il la néglige ; il élabore quelque aride discours sur de fastidieuses questions d’économie sociale et demeure bien indifférent à tout le reste.

Le temps a changé ; une petite pluie, fine comme un brouillard, saute aux vitres des hautes fenêtres. Il fait sombre ; les bruits du dehors se brisent dans le bruit du vent. Madame n’a rien mangé depuis le matin ; elle se sent très faible, anéantie, les nerfs morts. Son grand désespoir, peu à peu, s’est transformé en attendrissement doux, en sourde et molle souffrance ; et elle s’apitoie sur elle-même, elle se plaint. Elle voudrait avoir près d’elle son mari, sa mère, quelqu’un qui l’aime bien et dont elle soit sûre. Son pauvre cteur brisé a besoin de se poser sur un cœur ami.

Alors, comme elle se voit seule, livrée à toutes ses pensées noires, sans une voix pour faire écho à sa plainte, elle pleure, elle pleure…

Et, quand on vient lui dire que M. d’Alliane est là qui demande à la voir, son premier mouvement est un mouvement de joie :

— D’Alliane ? Ah ! c’est gentil ça. Où est-il ? Dites-lui que je viens. — Ou, non ; qu’il monte : je le recevrai là, à côté, dans mon salon, en intime. Prévenez-le que je suis souffrante.

— Moi, le cavalier des dames, toujours !

Il est entré dans le petit salon, fermé et capitonné comme un nid, avec d’admirables palmiers, dans des caisses de chine bleu, aux quatre coins, et une loge vénitienne, pleine de camélias en fleurs, continuant les fenêtres sur le jardin ; il répète son éternelle phrase niaise qui est comme une devise banale, en exergue sur du papier à lettre très commun et que tout le monde peut avoir : « Le cavalier des dames, toujours ! »

Il est en costume de visite pantalon réséda, redingote bleue, gilet à boutons d’or, — le dernier pschutt, — un gardénia à la boutonnière, beaucoup de bijoux, des gants en peau de chien ; et elle le trouve charmant, elle l’accueille en sauveur, lui serre les mains.

— Ce cher ami !… Vous avez deviné, vous, au moins ! (et ce « vous, au moins ! » est comme un reproche sanglant adressé à d’autres qu’elle ne nomme pas.) Vous êtes bon. Aussi, je vous aime bien, allez, d’Alliane !

Une larme roule encore sur les joues brûlantes de Madame. D’Alliane se rapproche tout à fait ; elle s’est assise sur un fauteuil, il a pris un petit pouf bas ; il est à ses pieds. Il semble très pénétré, très ému de son chagrin, laissant tomber seulement un ou deux mots de consolation, des choses « senties » et, sans qu’elle s’en soit défendue, il a pris le mouchoir de batiste dans la poche du peignoir de Madame, il lui essuie les yeux légèrement, avec des précautions infinies.

« Là, là ; elle est une enfant, une grande enfant nerveuse, trop impressionnable, qu’on a eu tort de laisser toute seule. »

— Toute seule ? Oh ! oui, toute seule ; c’est mal cela, à Georges. Lui qui sait quelle triste journée, aujourd’hui !… Lui qui sait que je n’avais rien au monde, moi, que cet enfant ! Ma mère est en Suisse, je n’ai pas d’amies, et puis, du reste, les amies !…

Les larmes redoublent. Madame se trouve décidément abandonnée, sacrifiée, perdue dans ce vaste univers, comme orpheline et veuve de toutes ses affections… Et d’Alliane a beau lui répéter qu’il lui est dévoué jusqu’à la mort, qu’il sera un frère pour elle ; certes, un frère bien aimant et bien soumis :

— Voulez-vous, dites ?

Alors, tandis que les derniers sanglots gonflent encore ce pauvre cœur bouleversé, le visage de Madame se rassérène ; elle rit, d’un rire doux, condescendant, amusée à cette étrange proposition un frère comme d’Alliane !

Elle dit oui ; elle veut bien… Ça sera très drôle. Depuis bientôt quatre ans que d’Alliane fait la cour à Madame, il n’avait jamais entrevu ce stratagème. Il rougit de plaisir et de gloire. — « Sapristi, est-on bête souvent de passer à côté de l’occasion sans s’en douter ! »

Il lui baise les cheveux tendrement, serre ses petites mains tremblantes dans les siennes, rattache le ruban de sa pantoufle dont le nœud est làché. Elle laisse faire, remarque à peine que tout cela est assez peu fraternel et examine d’Alliane, du haut de ses larges yeux mouillés, avec une expression affable de mélancolie vague, en train de s’évaporer. Une idée brusque lui traverse l’esprit tout à coup c’est l’heure où son Paul goûte, à la pension ; alors, elle se dit que si le petit eût été là, auprès d’elle, elle sait bien quelqu’un qui n’y serait pas ; méchamment, une grosse phrase de rébus la poursuit : les enfants sont la sauvegarde des mères ; elle veut absolument chasser cette obsession et s’efforce de penser à certain chapeau de peluche rose qu’elle a vu chez sa modiste, la veille, et qui est bien original, bien original !…

D’Alliane ne sait pas trop s’il doit être reconnaissant de ce qui lui arrive plutôt à l’âme qu’à l’esprit de cette petite femme qui, — il n’en démordra pas — est, comme toutes les femmes : « Un composé ingénieux et bizarre, un être complexe qui a exquis tout ce qui vient du cœur et mauvais tout ce qui vient de la tête. »

Ce qu’il sait bien, c’est qu’il est amoureux follement et que la politique a du bon quelquefois.

XII

UN BAL BLANC

Je ne sais quelles imaginations de choses douces, aimables, poétiques et blanches avaient saisi Madame cet hiver-là. Et, tout à la fin de la saison, pendant la mi-carême, alors qu’on s’attendait à une soirée travestie, elle lança ses invitations pour un bal blanc elle n’acceptait que les jeunes filles ; on danserait chez elle, comme au pensionnat, sans qu’il y eût de cavalier.

Après cela, Madame, qui s’ennuyait prodigieusement, qui jugeait le monde, ses réceptions, ses cancans et ses plaisirs bien toujours les mêmes, « d’une monotonie misérable ! » s’était prise d’un bel enthousiasme pour son projet.

Elle avait révolutionné sa maison, empli son orangerie de grands lilas blancs épanouis, d’azalées aux corolles de soie, de géraniums blancs, de camélias blancs, de violettes blanches et de jacinthes blanches, avec des touffes d’œillets blancs et de verveines dans les angles, des jasmins, des clématites, des volubilis qui grimpaient, s’enroulant aux frises en fer forgé, s’accrochant aux traverses du vitrage, mettant ici et là une petite fleur en étoile, comme perdue dans la verdure. Au ras du sol, elle disposa des corbeilles de reines-marguerites, de muguets, de narcisses et d’héliotropes blancs. De grosses lanternes chinoises, en taffetas blanc plissé, furent suspendues de distance en distance, et elles jetaient une clarté douce, voilée et mystérieuse sur cette masse de fleurs aux blancs multiples.

Madame voulut les tentures et les portières en velours de Gênes blanc recouvert d’une étamine très souple.

Elle-même se choisit une toilette d’une candeur idyllique, toute de cachemire blanc relevée d’anémones.

Et, le soir de cette fête, lorsque, les portes ouvertes, on put enfin contempler la salle de bal si suavement éblouissante sous sa parure immaculée, avec toutes ces jeunes filles vêtues de mousseline, de gaze, de tulle, de crêpe blancs, et qui valsaient sous les guirlandes de fleurs, aux sons d’un orchestre caché, tandis qu’une neige de pétales blancs leur glissaient dans les cheveux, ce fut comme une vision idéale, une brusque et heureuse échappée sur un coin de rêve, une ronde de séraphins au paradis.

Madame ne put dissimuler sa satisfaction : « c’était merveilleux, c’était divin ! »

Il y avait là une cinquantaine de jeunes filles, cinquante têtes rieuses et fraîches, aux yeux ingénus…, la plus âgée n’ayant pas vingt ans et la plus jeune, Mile Jeanne Reiberg, à peine douze. Les flots d’étoffes vaporeuses s’envolaient, tout blancs, dans la lumière indécise, sans un habit d’homme, sans rien qui rompît l’uniformité, le blanc sur blanc qu’elle avait voulu.

Et on s’amusait. Toutes ces fillettes retrouvaient là quelque chose de l’agitation douce, le rayonnement d’innocence d’un jour de première communion ou de distribution des prix ; les petites se haussaient, prenant leur bal très au sérieux, et les grandes, qui faisaient le cavalier, se laissant aller à toute l’enfance qui était encore en elles, sautaient passionnément, avec l’abandon et l’entrain de pensionnaires qui aiment la danse pour la danse, sans s’inquiéter de leurs toilettes qui se chiffonnaient ou de leurs coiffures défaites, « puisqu’on était entre petites filles ! » Vraiment charmantes et naturelles par cela même, vraiment naïves et jeunes.

Madame triomphait ; elle s’écria :

— Ce qui rend les demoiselles insupportables et ridicules au bal, guindées, gourmées et niaises, c’est justement tous ces jolis cœurs, qui tourbillonnent autour d’elles et à qui il est entendu qu’elles doivent plaire !

À ce moment-là, elle enveloppait les jolis cœurs en masse dans un incommensurable mépris.

On se grisa de limonade et de sirop de groseille. On parla gentiment, sans contrainte, d’un tas de choses ineffablement puériles, les enfants étant très à l’aise, sentant la fête donnée pour elles et en leur honneur, les mamans rajeunies par l’atmosphère spéciale du lieu, le gazouillis de toutes ces voix pures qui babillaient, le parfum fade des fleurs d’hiver qui agonisaient, qui s’étouffaient sous les bouffées tièdes du gaz électrique.

Peu à peu, une sérénité profonde, un recueillement délicieux s’emparaient de Madame : les jeunes filles organisaient un cotillon ; on passait, dans de larges corbeilles d’argent, les accessoires tout pomponnés de faveurs blanches. Au plafond, les grappes de jasmins et de clématites continuaient à s’effeuiller ; on avait lâché les embrasses des lourds rideaux en velours de Gênes sur lesquels l’étamine blanche retombait, légère et molle comme un nuage ; l’orchestre jouait une marche au rythme lent. Et cela lui produisit l’effet magique, l’impression de charme vague et insurmontable d’une apothéose de grand opéra vue à travers un transparent.

Toutes ces blancheurs errantes la ramenaient à des pensées enfantines et candides, souvenir d’avrils en fleurs, de chapelles parées pour les offices du mois de Marie ; messes de mariage en des temples tout tendus de blanc… jonchées de pâquerettes pour une procession. Elle se sentait devenir très bonne, les yeux pleins de larmes, et, cependant, ayant au cœur une plénitude, un ravissement intime et exquis.

Elle s’était assise, retirée toute seule dans son jardin d’hiver, auprès de la vasque de marbre rose dans laquelle un jet d’eau retombait en pluie fine, avec un petit bruit cristallin, aigu et triste. Elle regardait ces fillettes, tournant joyeusement sous la pâlissante lueur des lanternes qui les enveloppait, qui leur mettait comme une auréole ou un nimbe autour du visage… et elle les aimait toutes ; elle eût voulu les embrasser pour ces trois bonnes heures qu’elles lui donnaient.

Mais ces impressions-là sont fugitives. Tout à coup, Madame entendit une porte s’ouvrir, un nom qui courait de bouche en bouche ; elle se retourna, et sa physionomie n’avait plus son expression de contentement extatique, de douceur charmée ; elle fronça les sourcils durement, elle dit, avec une impertinence extrême :

— Ah ! monsieur d’Alliane… en voilà une idée ! Pour l’amour du ciel, qui donc vous a prié de venir ici ?

Il s’inclinait, les joues en feu, très gêné, expliquant « qu’il était minuit bientôt, que sa sœur lui avait fait promettre de venir les prendre, elle et la petite. »

Et, tandis qu’Adeline, ayant rappelé sa fille, se levait en étouffant un éclat de rire, Madame ajouta, la voix grondante, comme quelqu’un qu’on vient d’offenser grièvement :

— Vous ne saurez jamais, vous, comme vous m’avez bien gâté ma soirée, avec votre sot habit noir qui fait tache au beau milieu de mon bal blanc… D’ailleurs, puisque j’avais dit que je ne voulais pas voir d’hommes ici, aujourd’hui, pas un seul… puisque j’avais proscrit les cavaliers !

XIII

AUTRE VIEILLE CHANSON

Madame a couru les boutiques toute la matinée ; elle voulait assortir à un coupon qu’elle a, six mètres de bruxelles, point à l’aiguille, indispensables à l’achèvement d’une garniture de jupon.

Monsieur, dont c’était le jour d’audiences officielles, n’a pas pu l’attendre : il a déjeuné seul et est redescendu tout de suite à son cabinet.

Plus tard, Madame s’est promenée en traîneau.

Il est cinq heures. Elle rentre, frileuse dans ses fourrures de loutre, le teint mordu par l’air piquant du Bois, deux ou trois flocons de neige encore épars sur le col de sa pelisse, les yeux gais.

Elle a monté le grand escalier du ministère ; elle est chez elle. Lentement, elle se dégante, elle dénoue les brides de sa capote de velours vert myrte… et elle se tient droite, debout devant sa psyché, elle se sourit avec complaisance : elle trouve décidément charmante l’image que reflète la glace.

Elle aura ses six mètres de bruxelles : c’est promis, c’est juré… Un bien joli costume que ça va faire ! Le jupon en satin turc rose-thé, à grande traîne formée de mille volants de dentelle très rapprochés ; le corsage montant dans le dos, échancré devant sur une gorgerette en point à l’aiguille presque transparent ; et puis des graminées, une masse de graminées jetées au hasard, partout, en bottes, en touffes, en piqués, en guirlandes. « Strictement modeste, d’ailleurs, ce petit décolletage de pensionnaire et cette parure d’herbes folles… Bien tout à fait ce qu’il faut à la femme d’un ministre libéral pour son premier bal de cour ! »

Par là-dessus, madame mettra ses émeraudes.

Elle se voit déjà dans sa toilette rose thé à grande traîne, avec ce fouillis d’herbes sauvages, légères, fines comme un brouillard, courant toutes frémissantes dans les ruchés de dentelle. Cela sera jeune, discret, resplendissant et neuf…

« Oh ! tout à fait inédit, les graminées… Jamais personne n’avait songé à cela avant elle… Ajoutez que les émeraudes corrigeront ce que cette fantaisie champêtre pourrait avoir de par trop simple…

— Et, avec le fabuleux aunage de bruxelles, qui aidera à taxer exactement la valeur de l’ensemble !…

Madame a une petite moue satisfaite :

« Pourvu, cependant, qu’on ne lui fasse pas faux bond, qu’on lui livre bien ses six mètres de dentelle à l’heure dite ! >>

De la journée entière Monsieur n’a quitté son cabinet que, tout juste, le temps de déjeuner en hâte. Il a reçu depuis le matin.

Maintenant, il n’en peut plus ; il a la tête cassée, les oreilles bourdonnantes, les nerfs à fleur de peau. Il a abandonné à son secrétaire les derniers solliciteurs deux enragés venus de loin et qui s’obstinent à ne pas quitter le cuir fauve des banquettes de l’antichambre, avant d’avoir vu M. le ministre et exposé « leur cas ». Il se traîne jusqu’à ses appartements privés. Jamais il ne s’est senti aussi las.

Il arrive à leur salon de famille, le seul coin de ce vaste hôtel somptueux et froid où il ait trouvé sa place d’élection, le semblant de quelque chose d’intime et de fermé, le seul où il reconnaisse ses dieux lares, le sourire du foyer ; où leurs goûts, à Madame et à lui, leurs manies, leurs habitudes aient laissé une empreinte ; le seul où, dans l’arrangement des meubles, le parfum des fleurs, le désordre des corbeilles à ouvrage, le choix des rares tableaux qui ornent la muraille, on puisse lire l’histoire de leur vie.

Une fois installé là, Monsieur se ressaisit, se reprend lui-même ; sa physionomie s’éclaire, son teint de plomb s’anime : il est chez lui, il subit le charme de son home ; il lui semble aspirer à pleins poumons l’atmosphère de leur premier foyer, ce parfum de jeunesse et d’heureuse insouciance répandu partout dans leur ancienne maison du boulevard : celle-là même où ils sont venus bien peu de mois après leur mariage, où ils se sont aimés, où est né leur fils…

Monsieur a allumé un cigare et, machinalement, il s’est approché d’une fenêtre ; il regarde à travers les vitres il neige. Et, de voir tomber cette neige silencieuse et tourbillonnante, il s’attendrit ; brusquement, le souvenir net d’une autre journée d’hiver semblable à celle-ci lui revient,… une autre journée où la neige s’allongeait comme cela, glissant de haut, sans bruit, mettant son fin duvet éblouissant sur la terre.

Alors, il songe qu’on est au 3 février, l’anniversaire de cette journée-là, justement ; et il a un remords à s’avouer que, sans la neige, il l’oubliait.

Dix ans déjà !… Dix ans qu’ils sont mariés !

Et, lequel a remarqué la date ?… Lequel y a pensé ? Ils ne se sont pas vus de tout le jour ; voici six heures bientôt, ils n’ont pas été ensemble la durée d’une minute.

La vie est bizarre elle marche, elle marche ; elle vous emporte. Aujourd’hui ici, demain là… Les sentiments s’émoussent, l’indifférence vient ; on oublie.

Penser qu’ils s’aimaient tant ! que leur mariage était un mariage d’inclination,… qu’ils croyaient si sincèrement alors qu’ils se suffiraient l’un à l’autre, qu’ils s’appartiendraient corps et âme, esprit et pensée ; que rien, rien au monde ne pourrait les distraire d’eux-mêmes et qu’ils continueraient à avancer ainsi, dans cette sorte d’extase recueillie qui les tenait, qui les empêchait de voir quoi que ce fût en dehors de leur amour.

Dix ans ont passé ; les illusions sont par terre… et que cette idylle paraît excessive, et vieille, et loin, loin dans les utopies invraisemblables dont on ne parle plus !

« Il l’aime bien pourtant, sa petite femme… Même, qui sait ?… peut-être, si elle avait voulu, ce rêve ébauché, ce beau rêve couleur d’azur entrevu dix ans plus tôt, par eux deux, qui sait s’il n’eût pas été réalisable ? »

Il a les yeux sur les arbres de son jardin, autour desquels la neige saute et tourne en trombes de poussière blanche diamantée ; il soupire.

« Non. Eh bien ! non… Pas plus pour eux que pour personne. Ce rêve-là était, comme tous les rêves : impossible et chimérique. On a, en vérité, bien autre chose à faire, en ee monde, que de s’aimer ! — Lui, l’ambition l’a eu bientôt pris, bientôt entraîné dans son terrible courant… Elle, ce sont mille futilités, mille petites préoccupations de jolie femme les plaisirs, la mode, la toilette… »

Il hausse les épaules ironiquement, il se raille en pensant à cette soirée où il se jurait de tuer sa femme tout de suite, au moindre soupçon.

« Eh ! comme c’est loin, cela. Des soupçons, il n’en a plus jamais ; il n’a pas le temps d’en avoir… et puis, pourquoi ?… Pas plus aujourd’hui qu’alors, du reste !

« Cependant, c’était bon d’être un peu fous, c’était bon de s’imaginer que les jours passeraient tous sans rien changer à la griserie exquise du premier moment ! »

Et il a un geste déçu, un regret amer à sentir son cœur mort et désenchanté.

Lorsqu’il entend enfin le pas léger de Madame tout près de lui, frappant le tapis du salon, une émotion inexplicable s’empare de lui ; il a l’esprit plein du souvenir de cette vieille journée dont c’est l’anniversaire ; il se lève vivement, il va à sa femme et, très tendrement, les yeux humides :

— Lucy, sais-tu quel jour nous sommes, aujourd’hui ?

— Aujourd’hui ? Mais, certainement, c’est mercredi.

Il baisse la tête, assez morfondu : elle aussi, elle a oublié ! — Oh ! oui, il est loin ce jour de fête d’il y a dix ans !

Il continue, la voix altérée :

— Mercredi ; tu as raison. Mais, quelle date ?

— Quelle date ? Par exemple… Attendez nous étions le 1er, lundi ; je sais très bien, puisqu’on a dansé chez X…, à l’ambassade… Donc, le 1er, lundi. Nous sommes le 3 février ; ce n’est pas plus difficile que cela. Vous manquez de calendriers, il paraît, en bas, dans vos bureaux ?

Elle s’étonne de la façon dont Monsieur la regarde ; elle ajoute :

— Eh bien ! quoi ?

Puis, tout de suite, comme elle répète :

— « Le 3 février ! » laconsonance des mots la frappe ; elle éclate de rire :

— Ah ! c’est vrai, l’anniversaire de notre mariage !

Il lui a pris la main ; il s’est assis à côté d’elle sur le canapé. Il se sent redevenir très jeune, avec toute la poésie de ses vingt ans au cœur ; il lui rappelle les moindres détails de ce grand jour-là… Et comme ils s’adoraient, et comme ils croyaient bien s’adorer ainsi pour toujours…

Elle l’interrompt :

— Oui, nous étions joliment bêtes, tout de même !

Monsieur a un brusque mouvement de recul. Le mot l’a glacé.

En février, six heures c’est le moment mystérieux de la journée, l’heure où tout s’assoupit dans le premier frisson du soir.

Le feu allait s’éteignant, les bûches tombaient en cendres, toutes traversées de lueurs, comme un tas de papiers brûlés au travers desquels une flamme mourante s’attarde. On n’avait pas encore allumé les lampes ; l’hôtel était silencieux, une sérénité douillette enveloppait la chambre et, sur les carreaux, les flocons de neige mêlés de grésil bondissaient, pressés, rapides, comme autant de plumes de cygne que le vent chassait.

Il revint à sa femme. Il lui parla d’eux, de leur voyage de noces, de leur printemps en Ardennes, de la jeunesse de leur ménage et de leur amour.

Et ses mots tombaient, dans le silence, un à un, doucement, tout imprégnés de cette suave odeur tendre du bon temps, comme autant de fleurs sèches qu’on eût prises à un bouquet fané.

Madame ne riait plus. Elle murmura, la tête contre l’épaule de son mari :

— Dix ans !… déjà dix ans !

On ouvrait à deux battants la porte de la salle à manger où leur couvert était mis ; elle fut prise alors d’une grande expansion, elle eut un mouvement d’enfant, un joli mouvement spontané et tout d’élan :

— Georges, je t’en prie, ne dînons pas ici, veux-tu ? Emmène-moi dehors… n’importe où ; j’ai envie de sortir, dans la neige, en voiture, une idée saugrenue !

Et lui, les lèvres appuyées au front de sa femme :

— Tout ce que tu voudras ; tout, tout !

La voiture s’éloigne ; ils sont là tous les deux, serrés dans leurs fourrures, émus, ne parlant pas.

Les chevaux prennent le même chemin qu’il y a dix ans les boulevards, vers l’avenue Louise. Il neige, une petite neige craquante et gaie. Madame regarde par la glace tout embuée de la portière : ce sont les mêmes horizons blancs coupés de masses compactes et sombres, les mêmes arbres morts qu’on dirait en verre filé… Elle a, dans son manchon, un bouquet de violettes qui exhale le même parfum tiède que celui d’il y a dix ans… elle regarde, elle regarde… et son jour de noces lui revient phase à phase. Elle entend l’écho de toutes ces voix qui leur criaient :

— Soyez heureux, soyez heureux !

Et elle se rappelle comme elle avait foi ; comme il lui semblait que même les choses, même les voix de l’air et le souffle du vent lui redisaient cette phrase, lui donnaient espoir !

Heureux ? — En somme, ils sont heureux ; l’avenir a tenu toutes ses promesses.

Cependant, comme leur bonheur ressemble peu à celui qu’ils entrevoyaient il y a dix ans !

Elle sourit, d’un indéfinissable sourire, à la fois navré et sceptique :

« Eh ! ce bonheur-là ne leur aurait pas suffi ! »

Et se tournant vers son mari :

— Dites, ne trouvez-vous pas qu’il est bien difficile de rattraper une impression, après dix ans ? Les chevaux allaient toujours plus vite, plus vite… la neige continuait à tomber, et le paysage se perdait, uniformément blanc, dans les fuites du lointain et de l’ombre.

FIN DE L’HISTOIRE D’UN MÉNAGE.

TABLE


LADY FAUVETTE 
 1


HISTOIRE D’UN MÉNAGE
 217
III. 
 237
IV. 
 243
VI. 
 262
 299
 308
 323
XI. 
 335
XII. 
 352
 358
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