Le Bouddhisme Japonais/Introduction
INTRODUCTION
Ce petit ouvrage n’a pour but que de présenter les points essentiels des doctrines et les faits principaux de l’histoire de douze sectes bouddhiques du Japon.
C’est une compilation faite d’après plusieurs ouvrages japonais et chinois, mais traduite, pour la plus grande partie, d’un livre publié récemment dans notre pays, et intitulé : Histoire sommaire des douze sectes bouddhiques du Japon[1]. On a réuni sous ce titre de courts traités composés par des prêtres contemporains choisis parmi les plus autorisés dans les diverses sectes de notre Bouddhisme.
Je regrette vivement de n’avoir pu donner aux lecteurs plus de détails sur chaque secte ; je n’ai pas sous la main assez d’ouvrages bouddhiques chinois ou japonais pour le faire. Ma connaissance encore insuffisante du français m’a rendu particulièrement sensible une difficulté qui ne laisserait pas d’embarrasser même un traducteur expert ; je veux parler de ces termes techniques du Bouddhisme qui représentent des idées si originales, si étrangères à la pensée occidentale, qu’il est impossible, je crois, d’en trouver dans aucune langue européenne des équivalents exacts.
On pourra sans doute reprocher à ce livre de n’être qu’une simple table des matières, qu’une accumulation de mots techniques et de noms propres. Je ne sais si c’est réellement un défaut que de resserrer sous un volume restreint des données nombreuses, si c’en est un, je dois m’accuser de l’avoir rendu plus manifeste encore en présentant ces noms propres et ces termes techniques à la fois sous leur forme sanscrite et sous leur forme chinoise (lue à la façon japonaise)[2]. J’ai espéré que cette surcharge même rendrait ce livre plus utile en le mettant à la portée des sinologues et des indianistes. J’ai pu retrouver la plus grande partie des équivalents sanscrits à l’aide du dictionnaire sanscrit-chinois.
J’ai adopté pour point de départ de toutes les dates l’ère chrétienne, et j’ai cru pouvoir négliger l’indication selon l’ère japonaise trop peu familière aux lecteurs européens.
Avant d’examiner les divers systèmes du Bouddhisme, il faut expliquer ces termes techniques de Mahâyâna (grand véhicule) et de Hînayâna (petit véhicule) que nous employons si souvent dans cet ouvrage et qui sont en général assez mal définis en Occident. Le voici : le mot « véhicule » est consacré dans la langue religieuse du Bouddhisme pour désigner les moyens de salut qui font franchir aux êtres l’océan des transmigrations (Saṃsâra) pour arriver au port du salut (Nirvâṇa). Le grand véhicule est celui des hommes intelligents, le petit véhicule est destiné aux esprits plus faibles. Ainsi les Çrâvakas ont pour véhicule les quatre vérités sublimes (Ârya-satyas) ; les Pratyekabuddhas, les douze causes (Nidânas) ; les Bodhisattvas, les six pratiques parfaites (Pâramitâs). Nâgârjuna dit, dans le Mahâprajnâ-pâramitâ-çâstra « Après l’entrée du Bouddha dans le Nirvâṇa, on composa à trois reprises un recueil de Tripiṭaka (trois corbeilles) ; le dernier, qui fut fait par Mañjuçrî, Maitreya, Ânanda, etc., est celui du Mahâyâna ». Il dit encore dans ce même Çâstra : « Pourquoi appelle-t-on ce véhicule le grand (Mahâ) ? Parce qu’il est le plus haut et le plus grand des deux véhicules et que tous les Bouddhas et que tous les hommes d’une intelligence élevée s’en servent pour assurer leur salut ». Le Hînayâna est le nom que les partisans du Mahâyâna donnent par mépris aux écoles de l’Être et du Néant ; mais les adeptes de ces écoles n’acceptent point cette désignation et s’approprient aussi l’appellation de Mahâyâna. Le vrai Mahâyâna est représenté par les Écoles du Chemin-Milieu qui n’est ni l’être ni le néant. À comparer les deux véhicules, on peut considérer : le Hinayâna comme le système provisoire, le Mahâyâna comme le système définitif. Si on prend comme base de classification les cinq périodes de la prédication du Bouddha[3], les deux premières périodes Âgama (doctrine de l’être), et Vaipulya (doctrine du néant relative à l’être), appartiennent au Hînayâna ; les trois dernières, Prajñâo (doctrine du néant pur) Saddharma-Puṇḍarikao et Nirvâṇa-sûtra[4] au Mahâyâna.
Ce que nous désignons sous le nom de Bouddhisme dans cet ouvrage, c’est le Bouddhisme actuel du Japon, à l’exclusion du Bouddhisme indien et du Bouddhisme chinois. Le Bouddhisme Indien est depuis longtemps déjà éteint presque entièrement ; il n’en subsiste plus que quelques communautés éparses ; le Népal est le seul État de l’Inde où cette religion prospère encore. En Chine les treize sectes[5] du Hînayâna et du Mahâyâna florissantes avant la dynastie de T’ang (618-907) et de Sung (960-1020) allèrent toujours en décadence depuis la dynastie de Yuen (1280-1368) malgré la création d’une école nouvelle : Le Lamaïsme. Il n’existe plus aujourd’hui que deux sectes : celle de la Robe jaune et celle de la Robe verte. La première est issue de la doctrine du mysticisme thibétain. La seconde a été formée par la fusion des anciennes sectes. La doctrine principale de la Robe verte est fondée sur la Contemplation (Dhyâna) mêlée au Vinaya, par suite on y néglige les Sûtras et les Çâstras, c’est-à-dire l’ensemble des livres sacrés, qu’on regarde comme une tradition inutile. Mais la vraie raison de cette négligence est plutôt l’ignorance ordinaire des prêtres chinois, trop peu instruits pour s’élever à l’intelligence des doctrines du vrai Bouddhisme.
Quoique le Bouddhisme ne soit plus aussi florissant qu’autrefois au Japon, ses livres, ses sectes, ses prêtres en général plus instruits que ceux de la Chine, et surtout les doctrines du Mahâyâna, arrêtent sa décadence. Aussi, ne donnons-nous le nom de Bouddhisme orthodoxe qu’à celui du Japon.
Les contes fantastiques, où quelques orientalistes européens ont prétendu reconnaître des documents sérieux sur le Bouddha, ne peuvent donner l’idée du vrai Bouddhisme. On croit généralement dans l’Occident que les doctrines du Mahâyâna ne représentent pas la prédication du Bouddha. Il est fort difficile de trouver aujourd’hui dans l’Inde, les textes primitifs de ces doctrines ; ceux qu’on y a découverts ne sont que des falsifications, dues aux générations postérieures. L’opinion des Européens sur le Mahâyâna peut, il est vrai, alléguer en sa faveur l’opinion des sectateurs du Hînayâna (v. chap. V). Mais, chez les uns comme chez les autres, l’erreur provient d’une connaissance insuffisante des doctrines profondes du Mahâyâna.
Nous avons lu plusieurs ouvrages sur le Bouddhisme composés par des savants européens ; l’interprétation qu’ils donnent des quatre vérités sublimes (Ârya-satyas) et des douze causes successives (Nidânas) qui sont considérées comme le principe fondamental du Bouddhisme, montre qu’ils n’ont qu’une notion incomplète de ce qu’est le Bouddhisme définitif, c’est-à-dire le Mahâyâna.
Le système du Bouddhisme est très vaste et très varié ; il a dû changer ses formes extérieures selon les temps et les lieux. Si on n’y jette qu’un coup d’œil superficiel, il paraît impossible d’admettre qu’il est le produit du Bouddha seulement. Cependant, si on creuse et si on scrute minutieusement de fond en comble ses divers systèmes, on y voit que le Hînayâna et le Mahâyâna procèdent d’une même source originelle. Il faut savoir d’abord que le Bouddhisme a deux formes : l’intérieure et l’extérieure. La première est toujours une et invariable ; mais la seconde se transforme pour s’adapter aux circonstances.
Nous comparerions volontiers les systèmes du Bouddhisme à des fleurs dont Çâkyamuni a semé la graine ; les plantes ont grandi lentement, puis elles ont fleuri d’une floraison splendide au temps des grands maîtres (Mahâvâdîs) postérieurs : Açvaghosha, Nâgârjuna, Âryadeva, Asaṃga, Vasubandhu[6], etc., qui ont composé d’innombrables Çâstras du Mahâyâna. Si les fleurs épanouies sont de nuances et de formes variées, la substance en est une et identique ; et ces fleurs doivent, à leur tour, donner des graines nouvelles. Dans cette riche floraison, le Mahâyâna s’est développé naturellement ; ainsi, nous pouvons affirmer que le Bouddhisme des trois véhicules remonte directement à Çâkyamuni.
Le fondateur et le premier patriarche du Bouddhisme est certainement Çâkyamuni. Nous nous refusons absolument à admettre les théories récemment exposées par deux illustres orientalistes qui prétendent en quelque sorte disséquer l’histoire et la personne même du Bouddha, et les ramener par une analyse subtile à de simples faits astronomiques, aux éléments communs des mythes solaires. Sans doute la légende a pu, elle a dû même développer, enrichir et transformer les données de l’histoire ; mais de l’ensemble des documents se dégage une personnalité puissante, forte et originale, sans laquelle la prodigieuse expansion de la religion nouvelle reste inexplicable. Toutefois, cette figure est trop extraordinaire, les traits en sont trop complexes, le dessin trop gigantesque, pour qu’on puisse la ramener à des proportions humaines. Les adversaires les plus marquants de l’hypothèse solaire ont été, par réaction, entraînés à cet excès. Ainsi, la science européenne n’a pu restituer encore dans sa complète beauté, la radieuse et sainte figure de Çâkyamuni-Bouddha. « Chez les uns, c’est l’homme qui manque ; chez les autres, c’est le dieu ». (Barth. Bulletin des religions de l’Inde, 1882. p. 234.)
Peu nous importe après tout que le Bouddha ait ou n’ait pas existé, et que les doctrines du Mahâyâna aient été ou non, prêchées directement par lui ; telles qu’elles sont, elles ont anticipé sur les recherches et les spéculations de la philosophie où la sagesse occidentale n’est parvenue qu’après des milliers d’années, et c’est pourquoi nous leur donnons notre foi.
Nous allons maintenant tracer rapidement la classification des systèmes Bouddhiques. Si on remonte à la source première, il y a environ quatre-vingt-quatre mille lois prêchées par le Bouddha ; mais on peut les grouper soit en deux véhicules : le Mahâyâna et le Hînayâna ; soit en un véhicule unique ou en trois véhicules ; ou encore en doctrine exotérique et en doctrine ésotérique ; ou enfin sous les noms de Chemin-Saint et de Terre-Pure.
Les termes de cette dernière classification demandent une explication. Le Chemin-Saint désigne la voie que les hommes intelligents suivent à mesure que se développent leurs propres facultés pour parvenir d’eux-mêmes à la Bodhi (Connaissance parfaite.) Sous le nom de Terre-Pure, on comprend les doctrines que tout le monde peut suivre, en se reposant sur une puissance suprahumaine, c’est-à-dire sur le pouvoir du Bouddha Amitâbha. Les pratiques pieuses du Chemin-Saint sont très difficiles, tandis que celles de la Terre-Pure sont très faciles. Les facultés individuelles sont très variées et très inégales ; certaines personnes ont l’esprit élevé et la pratique du Chemin-Saint leur est aisée ; mais d’autres, au contraire, ont l’esprit trop faible pour s’y conformer, c’est à eux que sont destinées les doctrines de la Terre-Pure. Les systèmes du Chemin-Saint sont réservés aux grandes intelligences qui y trouvent une religion et une métaphysique ; et ceux de la Terre-Pure sont destinés aux âmes faibles, au vulgaire : car, comme l’a bien dit Schopenhauer, « les hommes ont absolument besoin d’une interprétation de la vie ; et elle doit être mesurée à la puissance de leur esprit. »
Si nous rangeons d’après cette classification les sectes que nous énumérons dans le présent ouvrage ; les sectes Kou-Cha, Jô-jitsou, Ritsou, San-ron, Hossô, Ké-gon, Ten-daï, Shin-gon, Zen, Nitsi-ren, représentent les systèmes du Chemin-Saint et Jô-do, Shin, ceux de la Terre-Pure. Le Bouddhisme dans ces deux grandes divisions offre à l’âme ses deux aliments nécessaires : la philosophie et la religion. Si les doctrines du Chemin-Saint sont des systèmes philosophiques, celles de la Terre-Pure ne sont pas simplement une religion au sens ordinaire du mot, c’est-à-dire une exaltation du sentiment aux dépens de la raison. Elles contiennent de plus dans leur dogme l’élément d’une philosophie. Ainsi, le Bouddhisme peut prétendre au titre glorieux de religion universelle ; car il convient aussi bien aux classes élevées de toute société qu’aux classes inférieures ; les unes y trouveront la religion de l’intelligence, les autres la religion du sentiment.
D’après l’analyse que nous venons de donner, on peut voir que dès les temps les plus reculés, les sciences spéculatives étaient florissantes aux Indes. Le système de Çâkyamuni notamment, s’y développa avec vigueur. Tandis que les sciences exactes commencent à peine à se constituer réellement dans les temps modernes, la spéculation métaphysique semble avoir atteint la perfection aux Indes, plus de cinq siècles avant le Christ. La philosophie moderne de l’Occident ne l’emporte point sur celle des Indes pour la grandeur et la puissance des conceptions ; sa supériorité consiste en ce que, au lieu de se fonder sur des observations trop souvent fantaisistes, elle se base sur la science positive dont elle emprunte les méthodes ; elle a fait prévaloir sur le raisonnement abstrait, l’observation rigoureuse des faits. Mais si la méthode est en progrès réel, le principe, nous le verrons, reste identique à celui de Çâkyamuni.
BOUDDHISME
Chemin-Saint | ||||
Hînayâna |
Madhyamayâna | |||
Kou-cha | Jô-Jitsou | Ritsou | Hossô | San-ron |
| | | | | | | | | |
Matérialisme | Nihilisme | Morale | Idéalisme subjectif | Nihilisme absolu |
Non-existence du moi et existence de la matière qui compose le moi |
Non-existence du moi et de la matière |
Préceptes de morale pratique |
La vérité est l’état inconcevable |
Les divers systèmes de la philosophie bouddhique rentrent dans ces trois catégories : Hînayâna (petit véhicule), Madhyamayâna (véhicule moyen) et Mahâyâna (grand véhicule). Les écoles Kou-cha, Jô-jitsou et Ritsou représentent le Hînayâna ; Hossô, San-ron, le Madhyamayâna ; Ké-gon, Ten-daï, Shin-gon, Zen, Nitsi-ren, Jô-do, et Shin, le Mahâyâna. Dans la première catégorie, le système du Kou-cha est le matérialisme ; celui du Jô-jitsou, le Nihilisme, et celui du Ritsou, la morale. Dans la seconde, Hossô est l’Idéalisme subjectif, et le San-ron, le Nihilisme absolu. Dans la troisième, le Ké-gon, le Ten-daï et le Nitsi-ren sont le Réalisme panthéistique ; aussi les appelle-t-on systèmes du Chemin-Milieu ; le Shin-gon est le Mysticisme et le Zen le système contemplatif.
Les dix écoles que nous venons d’énumérer forment l’ensemble du Chemin Saint, c’est-à-dire la voie que les hommes intelligents suivent selon leurs goûts et leurs facultés. Le Jô-do et le Shin sont le Mysticisme d’adoration exclusive, c’est-à-dire qui s’adresse uniquement à Bouddha Amitâbha. Ils représentent, dans le Mahâyâna, la catégorie de la Terre-Pure, c’est-à-dire les doctrines à portée des plus faibles esprits, où la grâce de Bouddha Amitâbha joue un rôle prépondérant.
1o Le Kou-Cha. Le système de cette École est celui du Bouddhisme primitif et il en a été le premier degré. Le but du matérialisme bouddhique à en croire les docteurs, est de détruire l’illusion relative à la réalité du moi, illusion qui cause tant de souffrances dans l’océan des transmigrations. Le moi (Âtman) n’est pas réel en soi, ce n’est qu’une combinaison éphémère des cinq agrégats (Skandhas) qui sont l’unique réalité. Le Koça-çâstra enseigne que les trois temps (passé, présent et avenir) et l’essence des Dharmas seuls existent constamment. Si on analyse les éléments des créatures jusqu’à l’infiniment petit, on reconnaît que tous ces éléments sont composés d’atomes analogues à ceux de la chimie moderne ; il en résulte que l’essence des éléments existe, mais que tous les composés sont essentiellement illusoires. Le moi est un composé des Skandhas ; il est donc irréel. Nous devons rattacher l’école Kou-cha au matérialisme ; mais le matérialisme de cette école doit être sévèrement distingué du matérialisme européen. Sans doute, le matérialisme européen prétend que l’essence des choses existe véritablement. Mais en affirmant la matière, il nie l’esprit, tandis que l’école Kou-cha admet ces deux éléments : la matière et l’esprit. Des cinq agrégats qui sont : la forme (Rûpa), la sensation (Vedanâ), l’idée (Saṃjnâ), les concepts (Saṃskâras) ; la connaissance (Vijñâna), le premier est matériel et les quatre autres sont spirituels. Réunis, ils forment le moi phénoménalement. Ce système n’est donc pas purement monistique comme le matérialisme européen.
Nous pouvons résumer la conception de cette école dans ces mots : l’être humain consiste dans les éléments ; il n’y a pas de moi en dehors de ces éléments ; donc ces éléments seuls existent et sont réels.
Mais cette école s’est arrêtée à moitié route ; si elle a reconnu le néant du moi, elle a admis la réalité des éléments qui le composent ; c’est là ce qu’on appelle, dans le langage du Bouddhisme, l’École qui enseigne le néant du moi et l’existence des Dharmas ; toute la différence entre le Mahâyâna et le Hînayâna porte sur ce point.
2o Jô-jitsou. Cette école plus rapprochée du Madhyamayâna ne nie pas seulement la réalité du moi, mais elle n’admet pas les éléments même des cinq agrégats ; aussi l’appelle-t-on l’École du Néant du moi et du Néant des Dharmas ; mais ce néant de deux espèces est, à proprement parler, analytique ; car il se fonde sur la théorie des trois phénoménalités[8] qui réduit le moi et les Dharmas à un infiniment petit. De là vient que le matérialisme du Hînayâna se résout en un Idéalisme subjectif vague et flottant.
Le Jô-jitsou, comme le Kou-Cha qui admet la réalité des éléments fondamentaux, n’a pas pu toutefois en expliquer l’origine ni la production, comme le matérialisme européen, ils se sont heurtés à cette difficulté sans la résoudre. La pensée reste inquiète, faute d’une solution satisfaisante et elle se pose alors de nouvelles questions : Qui donne telle ou telle conception, soit sur la thèse négative, soit sur la thèse affirmative, soit sur la thèse intermédiaire ? Il n’y a qu’une réponse possible : « C’est une action de la pensée qui nous donne cette conception. » Cet univers dépend donc uniquement de la pensée. En d’autres termes, les phénomènes ne sont qu’une image réfléchie dans le miroir de la pensée ; leur changement, c’est le mouvement des vagues sur un océan idéal. Par conséquent, si on franchit d’un pas la limite du matérialisme et du nihilisme, on se trouve dans l’Idéalisme subjectif.
3o Le Ritsou. Il y a encore dans le Hînayâna une autre École : celle de Ritsou. Elle appartient au Vinaya-piṭaka qui forme la seconde division des trois collections (Tripiṭaka) des livres sacrés et qui s’occupe exclusivement de la première des Trois Instructions (Çîkshâs) : moralité supérieure (Adhiçîla), méditation supérieure (Adhicitta) et savoir supérieur (Adhiprajñâ).
Cette école enseigne particulièrement plusieurs préceptes moraux qui varient en rigueur et en nombre, selon qu’il s’agit d’un moine ou d’un laïque : les préceptes sont soit complets soit réduits à dix, soit même réduits à huit ou à cinq, etc. En un mot elle interdit tout ce qui est mal ; elle prescrit tout ce qui est bien.
Le caractère purement moral de cette école s’affirme dans cette proposition : C’est par l’observance du Çîla qu’on devient Bouddha.
Si on rattache le Ritsou au Hînayâna, c’est qu’il dépend principalement de l’École de Dharmagupta d’après le Vinaya des Quatre Divisions.
4o Le Hossô. Le Hossô enseigne que les trois mondes[9] consistent dans la pensée seule et qu’il n’y a rien en dehors de la pensée. Elle énumère huit espèces de pensées ou de connaissances (Vijnâna), et la dernière est l’Âlaya-vijñâna, c’est-à-dire la pensée du réceptacle, puisqu’elle contient les semences de toute chose ; l’univers n’est que le phénomène ou le mode produit par cet Âlaya-vijñâna, c’est pourquoi on l’appelle l’émanation de l’Âlaya-vijnâna. Celui-ci est donc identique au moi de Fichte et il est tout à fait le sujet absolu.
Selon le Hossô, les Dharmas et le moi sont considérés comme une pure illusion ; seule la pensée est réelle. Quoiqu’il nie le monde extérieur, il soutient que les phénomènes qui se manifestent dans le monde intérieur sont réels et non point faux. C’est pour cela qu’on l’appelle l’École de l’Être du Madhyamayâna.
5o Le San-Ron. Nier tous ces phénomènes intérieurs et extérieurs, c’est le principe de l’École San-ron qu’on appelle l’École du néant du Madhyamayâna. Mais ce néant est pour ainsi dire synthétique, la chose contingente[10] elle-même y est le néant. Il s’oppose ainsi au néant à proprement parler analytique du Hinayâna.
La vérité absolue, selon l’École San-ron, n’est ni l’être ni le néant ; elle est indépendante de ce couple, c’est-à-dire qu’elle est insaisissable. Cette hypothèse admise, on se demande : en quoi consiste la chose contingente ? Celle-ci n’est qu’une apparence, un phénomène passager, elle est donc insaisissable. Si on dissipe l’idée chimérique de l’Être et du Néant par les huit termes négatifs[11], on trouvera la vérité qui est indépendante absolument de l’être et du néant. Après cette doctrine qui fait disparaître à la fois le monde intérieur et l’extérieur, c’est-à-dire le sujet et l’objet, il ne reste plus qu’un progrès à accomplir. C’est le Chemin-Milieu qui est le dernier terme de ce progrès.
6o Le Ké-gon. Cette école traite spécialement de « l’état non-conditionné des choses ». Toutes les formes viennent de la nature absolue c’est-à-dire de la Bhûta-tathâtâ dont nous parlerons plus loin. Ainsi la forme et l’essence sont à l’origine combinées et identiques. Par exemple, le feu et l’eau sont des produits de la Bhûta-tathâtâ, quoiqu’ils soient différents phénoménalement ; si on les regarde au point de vue de la Bhûta-tathâtâ, ils sont absolument identiques. On peut donc dire que le feu est l’eau et que l’eau est le feu.
Ce système ne diffère de celui de l’École Ten-daï que par des dissemblances de détail dans l’enseignement.
7o Le Ten-daï. Cette école est le système le plus profond du Mahâyâna. C’est elle qui combine les deux idées opposées de l’Être et du Néant en un système moyen. L’École Hossô faisait sortir toutes les semences de l’Âlaya-vijñana. Selon l’École du Chemin-Milieu, la Bhûta-tathâtâ (la nature absolue) s’oppose à l’Âlaya-vijñana : elle est immanente à la matière et à la pensée ; il n’y a ni matière ni pensée en dehors de cette Bhûta-tathâtâ. C’est pour cette raison que nous rangeons dans le réalisme le Chemin-Milieu qui unit les deux systèmes du matérialisme et de l’idéalisme subjectif.
Si on considère au point de vue de la Bhûta-tathâtâ, ces deux systèmes dont l’un soutient qu’il n’y a pas de moi en dehors des éléments, et dont l’autre nie la matière pour ne reconnaître que la pensée, il semble que l’un accorde trop à la matière, et l’autre trop à la pensée ; ni l’un ni l’autre ne sont justes. La matière et la pensée existent et sont l’une relativement à l’autre comme sont la gauche et la droite ; point de gauche sans droite, point de droite sans gauche. En tout cas, ni le matérialisme ni l’idéalisme subjectif ne sont un système parfait.
Il faut donc établir un système qui admette l’essence des deux éléments : la matière et la pensée. Qu’est-ce que cette essence ? Nous l’avons déjà nommée, c’est la Bhûtha-tathâtâ. Comme nous l’avons dit plus haut, elle n’est ni la matière ni la pensée, ou bien elle est l’une et l’autre à la fois. C’est tout à fait l’essence absolue de la nature elle-même ; cependant cette nature est absolument inhérente à la matière et à la pensée. Il suit de là que le système est considéré comme le Chemin-Milieu.
On sait que les recherches philosophiques sur les deux éléments de la matière et de l’esprit aboutissent à un principe primordial unique, mais les savants n’ont pas encore résolu cette question-ci : Comment ce principe a-t-il donné naissance à ces deux éléments, et quel rapport y a-t-il entre eux ? On vient de voir que le Bouddhisme a réellement trouvé le mot de cette énigme difficile. Voici comment il l’a déchiffrée. La Bhûta-tathâtâ peut s’entendre à la fois de trois façons : comme l’essence, la force, le mode ou phénomène. Elle est essence en tant que ce qui agit en soi et est conçu par soi ; force, en tant que ce qui agit sur la matière et sur l’esprit ; elle est mode, parce qu’elle est dans toute chose et conçue par cette même chose. En d’autres termes, l’essence est la cause de la force et le phénomène est l’effet de la force. Si un effet se produit, il doit avoir sa cause ; si un phénomène se manifeste, il ne peut exister sans une force. La Bhûta-tathâtâ n’est pas inerte : elle agit naturellement par la force qu’elle possède en elle-même, et elle réalise le progrès sans fin. Açvaghosha dit dans le Mahâyâna-çraddhotpâda-câstra : « Le principe se dédouble ; on a alors l’absolu et le relatif qui sont au fond identiques. » Selon l’école Ten-daï, ces deux principes de l’absolu et du relatif ont la même essence inhérente : bien qu’ainsi définis, ces deux principes ne font pas une vraie unité, ils sont et ne sont pas à la fois unité et dualité.
Quels sont les rapports de la Bhûta-tathâtâ avec les deux éléments : matière et esprit ? En tant qu’elle ne dépend de rien, la Bhûta-tathâtâ est l’absolu ; mais ne devons-nous pas nous demander si l’absolu existe en dedans ou en dehors du relatif ? S’il est en dehors du relatif, nous ne pouvons savoir ce qu’il est, parce que nous sommes dans le relatif, et la Bhûta-tathâtâ est ainsi hors de notre connaissance, Pour que nous puissions déterminer si l’absolu existe ou non, il faut qu’il soit dans la sphère de notre connaissance, et par conséquent inhérent au relatif. Si on cherche la même solution de ce problème dans la philosophie moderne de l’Europe, on la retrouve dans la théorie de Hégel. Selon lui, l’absolu n’engendre pas le mouvement ni la vie ; il est le mouvement même. Il n’excède en rien les choses, il y est tout entier. Et de même, il n’excède en rien la capacité intellectuelle de l’homme. Selon Fichte, l’absolu est le moi — sujet lui-même produisant le monde phénoménal par une création inconsciente et involontaire. Selon Schelling, l’absolu n’est ni le moi, ni le non-moi, mais leur racine commune où l’opposition d’un sujet pensant et d’un objet pensé disparaît dans une parfaite indifférence. C’est le neutre antérieur et supérieur à tous les contrastes, l’identité des contraires. L’absolu de Fichte est l’un des termes de l’opposition : celui de Schelling est la source transcendante, mystérieuse, impénétrable de cette opposition. Ainsi, dans ce dernier, les choses procèdent de l’absolu qui par cela même demeure en dehors des choses. Dans Hegel, l’absolu en est le processus même[12]. L’absolu du Bouddhisme est tout à fait analogue à celui de Hegel. Ainsi, que l’on considère la Bhûta-tathâtâ comme l’essence de toute chose, ou comme inhérente à toute chose la Bhûta-tathâtâ et les choses sont identiques ; ce sont deux faces inséparables d’une même existence. La Bhûta-tathâtâ absolue, ce sont les eaux de l’océan au calme plat ; les modes relatifs, ce sont les vagues dont les formes sont constamment changées par le vent. La Bhûta-tathâtâ absolue n’est pas séparable des modes relatifs, de même que les eaux sont inhérentes aux vagues. D’après cette conception, le soleil, la lune, la terre et toutes les étoiles contiennent en eux-mêmes la Bhûta-tathâtâ, aussi bien que les petites fleurs, les herbes, une goutte d’eau, une vapeur ; tout cela n’est que le produit de la Bhûta-tathâtâ et n’en est qu’une partie. Câkyamuni proclame dans le Nirvâṇa-sûtra que tous les êtres vivants possèdent la nature de Bouddha, c’est-à-dire en d’autres termes la Bhûta-tathâtâ ; de même l’École Tendaï enseigne que les plantes, les montagnes, les fleuves mêmes peuvent devenir Bouddhas. On peut dire que le système des Deux Véhicules est le panthéisme tel qu’on le retrouve dans certains systèmes de la philosophie moderne et contemporaine de l’Europe. La Bhûta-tathâtâ du Bouddhisme est au fond presque identique à la substance de Spinoza, au moi absolu de Fichte, à l’absolu sujet objet de Schelling, à l’idée absolue de Hégel, à la volonté de Schopenhauer et à l’inconscient de Hartmann.
« Toute vraie philosophie, dit Schopenhauer, est essentiellement athéologique. Elle ne sait rien d’un dieu personnel, situé hors du monde : elle est donc, en ce sens, athée. » La philosophie du Bouddhisme répond exactement à la proposition de Schopenhauer ; elle laisse de côté ce que tant d’autres systèmes inspirés surtout par l’esprit théologique se proposent comme leur objet dernier, à savoir la détermination des rapports du monde avec un dieu personnel.
8o Le Sin-gon. Le Sin-gon établit dans les doctrines de Çâkyamuni Bouddha deux divisions : l’exotérique et l’ésotérique. Toutes les autres doctrines représentent la première et celle de Shin-gon (Mantra ou vraie parole), la seconde. Le principe primordial est le Mahâvairocana identique à la Bhûta-tathâtâ ; le nom seul en diffère.
Cette école pose trois mystères : le corps, la parole et la pensée. Cette triade se retrouve dans tous les êtres animés et inanimés. Quand le vent souffle dans les bois, que les vagues déferlent contre les rochers, qu’un homme meut ses mains, ou qu’il parle, ou qu’il garde le silence, tout cela est l’expression de ces trois mystères. Ces mystères sont compris par les Bouddhas seuls, et non par des hommes ordinaires. De là vient qu’on désigne communément ce système sous le nom de mysticisme. Le Shin-gon prétend faire parvenir les hommes ignorants à l’état de Bouddhas : c’est dire qu’il considère comme égaux sans aucune distinction les trois mystères de Bouddha et ceux des êtres vivants. Le Mahâvairocanâbhisaṃbodhi-sûtra enseigne les Dix Degrés des Pensées (V. chap. VIII) de ceux qui pratiquent la doctrine de cette secte, c’est-à-dire du premier moment jusqu’au but suprême (Nirvâṇa). C’est donc essentiellement un système d’évolution ou de progression intime par l’acquisition de mérites. À ce point de vue, la loi de l’évolution peut être considérée comme un moyen d’atteindre au but suprême.
9o Le Zen. La doctrine de cette école est extraordinaire ; c’est une transmission d’une nature spéciale, en dehors de tout enseignement, et qui ne s’appuie sur aucun mot. Bodhidharma, le vingt-huitième patriarche de cette secte, a dit : « Si on découvre en soi-même la nature de sa propre pensée, on peut devenir soudainement Bouddha ; il n’est besoin ni de mots, ni de paroles ; tous les livres sacrés sont absolument inutiles. » Ce caractère original contraste étrangement avec toutes les autres écoles qui ont fondé, établi leurs théories, leurs pratiques sur l’enseignement traditionnel.
Le Zen proclame que la vérité absolue réside en dehors de l’idée du bien et du mal, et que le vrai Bouddha est en dehors des catégories désignées sous les noms d’ignorance ou d’intelligence. Aussi, ce système ne peut-il se transmettre ni par les livres, ni de vive voix ; il n’y a pas d’autre moyen que de méditer sur la pensée individuelle.
Le Zen est le résultat d’une réaction inévitable contre les différents systèmes qui prétendaient chacun démontrer leur supériorité respective.
10° Le Nithi-ren. Cette école est la plus moderne du Bouddhisme japonais. Le dogme fondamental est presque le même que celui du Ten-daï ; tous deux se reposent sur le Saddharma-puṇḍarîka-sûtra. Nithi-ren le fondateur de cette école, établit les « trois grandes lois ésotériques. » Ce sont : l’objet du culte, le titre du Sûtra (Saddharma-puṇḍarîka) et l’estrade pour s’instruire des préceptes moraux. Le titre du Sûtra que forment ces cinq mots chinois : Myô-hô-ren-gué-kyô (Sad-dharmapuṇḍarîka-sûtra) contient la substance de ces trois lois. Nous rappelons à notre esprit l’objet du culte, nous récitons de vive voix te titre du Sûtra, et nous surveillons notre corps comme étant l’estrade des préceptes moraux. Nithi-ren substitua avec habileté ces trois lois aux trois Instructions que chacune des autres écoles observe comme principe de sa pratique.
La doctrine de cette école est, parmi celles du Chemin-Saint, la plus accessible aux faibles et aux simples ; aussi elle s’accroît aujourd’hui encore chez le peuple, c’est-à-dire dans la classe inférieure.
Les systèmes des dix écoles que nous venons d’analyser appartiennent au Chemin-Saint quoiqu’ils diffèrent entre eux et dépendent soit du Hînayâna soit du Madhyamayâna, soit du Mahâyâna. Nous allons voir maintenant les systèmes de la Terre-Pure.
11o Le Jô-do. La doctrine de cette école est plus simple et plus facile à pratiquer. La voici : quiconque, à n’importe quelle époque, se rappelle et répète seulement le nom d’Amitâbha-Bouddha, peut naître, après sa mort, dans la Terre-Pure (Sukhâvatî). Ainsi, à la fin de l’Amitâvurdhyâna-Sûtra, Bouddha dit : « Répétez dix fois en y appliquant toute votre pensée, la prière Namo’-mitâbhâva-buddhâya » (adoration à Amitâbha-Bouddha). Cette pratique est considérée dans cette école, comme la meilleure de toutes.
Dans les systèmes du Chemin-Saint, quels qu’ils soient, les trois Instructions ou Sciences (Cikshâ) sont considérées comme la cause principale de la délivrance (Moksha), et ceux qui les pratiquent peuvent obtenir dans la vie actuelle le fruit du salut suprême.
Dans l’École Jô-do de la Terre-Pure, la répétition du nom de Bouddha suffit pour assurer à l’homme, après sa mort, son entrée dans le Sukhâvatî.
12o Shin. La doctrine de cette École diffère absolument de celles de toutes Les autres. Se reposer de tout cœur sur le pouvoir supérieur du vœu originel d’Amitâbha-Bouddha, en laissant de côté toute idée personnelle, c’est ce qu’on appelle la vérité. Cette vérité est le dogme fondamental de cette école : d’où son nom de « secte véritable ». Voici le vœu original d’Amitâbha : « Je n’obtiendrais pas la connaissance parfaite, si un des êtres vivants des dix points, c’est-à-dire de toutes les régions, qui croit en moi avec la vraie pensée et qui répète dix fois par la pensée mon nom, ne naissait pas dans le Sukhâvatî ».
Ce vœu originel marque une grande compassion et le désir de tirer tous les êtres vivants de leur misère. Avec ce vœu originel, il pratiqua de bonnes actions pendant d’innombrables Kalpas, en se réservant d’apporter son fonds de vertu en temps opportun pour sauver d’autres êtres. L’incapacité de nos propres facultés étant reconnue, nous devons croire au vigoureux pouvoir supérieur du vœu originel d’Amitâbha. S’il en est ainsi, nous partageons la connaissance du Bouddha et participons à sa grande compassion.
On doit se demander quelle divergence il y a entre les doctrines de ces deux écoles de la Terre-Pure. L’une et l’autre recommandent la répétition du nom d’Amitâbha ; mais le Jô-do proclame que le fidèle est sûr d’être sauvé par cette seule prière, tandis que le Shin lui donne simplement la valeur d’une action de grâces et considère la confiance dans le vœu originel d’Amitâbha comme la condition essentielle du salut.
Le Shin ne considère pas même comme nécessaires ces prescriptions communes au Bouddhisme en général « de quitter la famille et d’abandonner les désirs d’ici-bas afin de parvenir à Bouddha ». Les prêtres eux-mêmes de la secte ont la permission de se marier et de manger du poisson et de la viande, choses sévèrement prohibées dans les autres sectes bouddhiques.
Parmi les douze grandes écoles que nous avons vues, ces deux dernières de la Terre-Pure sont surtout des systèmes religieux, tandis que les autres sont particulièrement philosophiques, mais les systèmes de la Terre-Pure ne sont pas simplement une religion relevant du sentiment seul ; ils sont à la fois philosophiques et religieux ; car ils se fondent sur la loi de casualité[13].
Nous venons de voir le Bouddhisme tour à tour métaphysique, logique, mystique et piétiste ; mais sous ces multiples formes, sous ces apparences si variées, sous ces enseignements si divers, la fin qu’il se propose reste toujours la même ; Çâkyamuni a voulu (et ses disciples en ont toujours nettement gardé conscience) assurer aux êtres le bonheur absolu, le salut suprême, arracher les créatures au tourbillon douloureux des renaissances perpétuelles et les guider au port éternellement calme du Nirvâṇa.
Si les animaux, les plantes, les herbes, les montagnes les fleuves, etc., sont susceptibles de devenir Bouddhas comme l’affirme le Nirvâṇa-Sûtra, pourquoi y a-t-il parmi nous des hommes qui ne deviennent pas Bouddhas ? C’est que pour arriver à l’état de Bouddhas, il faut en remplir les conditions et en posséder les moyens. Prenons un exemple : la glace est identique par son essence à l’eau, mais elle ne peut devenir eau que par la fonte ; elle fond plus ou moins facilement selon qu’elle a plus ou moins de dureté, plus ou moins d’épaisseur, etc. Les plantes, les animaux ressemblent par leur nature à la glace la plus dure et la plus épaisse, il leur est plus difficile de devenir Bouddhas qu’aux êtres humains. Ceux-ci, à leur tour, forment de nombreuses catégories, selon leur degré d’intelligence, de vivacité etc. Cette inégalité des facultés les rend plus ou moins aptes à fondre la glace des passions, c’est-à-dire l’obstacle qui voile la nature de Bouddha ; autrement ils ne peuvent obtenir le fruit du salut suprême.
Cette théorie est ce qu’on appelle dans la langue du Bouddhisme, la « Loi nécessaire et universelle des causes et des circonstances ». L’effet résulte d’une combinaison de la cause et des circonstances. Si on ne possède pas originellement la nature ou cause du Bouddha, on ne peut obtenir le fruit du salut suprême ; mais si même on la possède, il faut de plus certaines circonstances qui contribuent au succès, c’est-à-dire la pratique pieuse qui fait éclore l’état de Bouddha. Un liquide glacé, différent de l’eau, ne pourra pas donner de l’eau en fondant ; mais si la glace même n’est que de l’eau congelée, encore faut-il pour en tirer de l’eau des circonstances qui la dégèlent. C’est pourquoi nous ne pouvons devenir Bouddha que si nous remplissons les conditions nécessaires pour atteindre à cet état, puisque toute chose, quelle qu’elle soit, est soumise à la Loi nécessaire. Cette Loi est le principe de la science physique ; elle correspond à la théorie de l’indestructibilité de la matière et de la persistance de la force. S’il y a une cause, il doit en résulter un effet ; la cause et l’effet ne sont pas séparables. On ne pourrait prétendre même qu’il existe un seul effet sans cause.
La théorie relative aux moyens de devenir Bouddha est fondée sur la Loi nécessaire de la cause et de l’effet. Nous pouvons donc dire qu’elle est vraiment d’accord avec la science moderne.
D’où vient la Loi nécessaire ? Elle vient de la Bhûta-tathâtâ qui la possède en elle-même ; par conséquent elle est omniprésente dans tout l’univers. Il semble qu’il y ait certaines choses qui échappent à la Loi nécessaire ; mais en réalité il n’en est rien ; le peu d’étendue de la sphère de notre connaissance est la seule cause de cette illusion. On appelle nécessité le lien connu de la cause et de l’effet ; casualité le phénomène dont la cause reste ignorée ; comme il est impossible qu’il y ait un effet sans cause, la cause existe nécessairement, mais elle échappe à notre observation. Plus notre connaissance se développe, plus diminue la casualité pour céder la place à la nécessité. Du moment que la Bhûta-tathâtâ possède la Loi nécessaire en elle-même, toutes les créatures (en qui réside la Bhûta-tathâtâ) sont soumises à cette loi dans toutes leurs actions. Selon le Bouddhisme, la Loi nécessaire n’est ni le caprice de Bouddha, ni la création de Dieu. Il en résulte que le Bouddha lui-même doit avoir satisfait à cette loi pour jouir du fruit du Salut suprême.
Du moment que l’on admet la Loi nécessaire de la cause et de l’effet, on doit reconnaître l’existence des trois temps : passé, présent, et avenir, que représentent hier, aujourd’hui et demain. Une cause née aujourd’hui doit produire son effet tôt ou tard, dans un avenir plus ou moins rapproché ; un effet se produit-il aujourd’hui, la cause qui l’a engendré lui est antérieure. C’est ce qu’on appelle dans la technique du Bouddhisme, la « théorie la cause et de l’effet des trois temps ». On appelle jeu de la cause et de l’effet le phénomène qui change et se transforme constamment en rapport avec les trois temps. À ce point de vue, on doit dire que la vie actuelle est le jeu de la cause et de l’effet de la vie antérieure, et c’est d’elle à son tour que doit découler l’existence ultérieure. Aussi le Bouddhisme admet et enseigne la métempsychose des six conditions (gati) possibles de l’âme[14].
La théorie des trois temps et des six conditions n’est qu’une adaptation, comme nous l’avons dit plus haut, du principe de l’indestructibilité de la matière et de la persistance de la force. Si on considère l’esprit et la matière au point de vue de l’unité de la Bhûta-tathâtâ qui n’est susceptible par son essence ni de naissance ni de dissolution, ces deux principes produits par la Bhûta-tathâtâ, quoiqu’ils éprouvent des changements apparents, n’ont en réalité, ni production ni dissolution ; leurs changements et leurs transformations ne sont donc qu’un jeu de cause et d’effet. Il est incontestable que, comme un bon fruit vient d’une bonne semence, un mauvais effet vient d’une mauvaise cause. D’où il s’ensuit que le Bouddhisme enseigne que le bonheur ou le malheur de la vie actuelle est déterminé absolument par l’action (Karma) prépondérante des mérites ou des démérites acquis dans la vie antérieure et que les causes présentes feront sentir leurs effets à l’avenir. Ce simple exposé montre que la théorie des trois temps et la Loi nécessaire ne sont pas des idées chimériques.
Nous pouvons nous résumer ainsi : le système du Bouddhisme a pour principe primordial la Bhûta-tathâtâ, pour mécanisme la Loi nécessaire, et il les adapte habilement à la religion. Et c’est pour cela qu’il est permis d’affirmer que le Bouddhisme se fonde sur la philosophie et aussi qu’il est constamment d’accord avec l’expérience de la science moderne.
Nous avons vu la conception philosophique du Bouddhisme, voyons maintenant comment il entend la fin suprême.
La fin du Bouddhisme est de passer de la transmigration douloureuse (Saṃsâra) au salut suprême (Nirvâṇa) ; en d’autres termes, c’est de chercher le bonheur éternel par l’annihilation du malheur.
Quelle est la signification du mot Nirvâṇa ?[15] Extinction (proprement souffler sur une flamme, une lampe, etc., pour l’éteindre). Le Nirvâṇa met fin à l’universelle métamorphose, aux épreuves, aux expiations, au tourbillon incessant de la vie. On sait que l’interprétation du mot Nirvâṇa est discutée chez les bouddhistes eux-mêmes. Les uns, comme les Écoles du Hînayâna, y voient un anéantissement du corps et de l’âme. D’autres, comme les Écoles du Mahâyâna, pensent qu’il ne faut l’entendre que dans le sens d’affranchissement des passions au sein d’une existence immuable de l’âme dans un état de bonheur. On appelle la conception du Hînayâna à cet égard : Parinirvâṇa (le Nirvâṇa complet), c’est-à-dire la suppression de l’objet qui est pensé et du sujet qui pense ; le vide absolu non seulement de toute connaissance, mais de toute idée. Selon les Écoles du Mahâyâna, ce qui est vide au dedans et au dehors, c’est l’existence composée et visible (Saṃskṛiṭa) : l’anéantissement de ce vide n’est donc pas lui-même le vide, mais plutôt la plénitude. Ainsi il est dit dans le Laṅkâvatâra-sûtra : « l’illusion cesse : la réalité demeure ; voilà le Nirvâṇa. » Hiouen-thsang le traduit en chinois le Calme Complet (Yuen-tsih) c’est-à-dire qu’il n’y a aucune vertu qui n’y soit renfermée et nul obstacle qui n’en soit écarté.
Il y a encore, dans le Vidyâmâtra-siddhi-çâstra, quatre sortes de Nirvâṇa : le Nirvâṇa simple (nirvâṇa), le Nirvâṇa conditionné (sopadhiçesha-nirvâṇa), le Nirvâṇa non-conditionné (nirupadhiçesha-nirvâṇa) et le Nirvâṇa sans catégories (apratishṭhita-nirvâṇa).
1o Le Nirvâṇa simple indique la nature de Bouddha que tous les êtres possèdent originellement en eux-mêmes.
2o Le Nirvâṇa conditionné désigne l’état d’une créature terrestre qui comprend la vérité par l’extinction des passions, mais qui est encore enchaînée par son corps.
3o L’existence du corps et de l’âme est entièrement détruite ; la vérité seule reste : voilà le Nirvâṇa non-conditionné.
4o L’état de la vérité où le Nirvâṇa et le Saṃsâra sont indistincts et identiques forme le quatrième Nirvâṇa. Tous les Bodhisattvas atteignent à cet état ; car, possédant la grande sagesse, ils ne résident pas dans le Saṃsâra, et ressentant la grande compassion, ils ne rentrent pas dans le Nirvâṇa. Quand à Bouddha, il les possède tous les quatre. Selon cette définition, le Nirvâṇa semble indiquer la possession de la vérité absolue.
En Europe, les grands philosophes, Schopenhauer entre autres, prennent le Nirvâṇa dans le même sens que les Écoles du Hînayâna. Nous lisons en effet dans Schopenhauer : « Les Bouddhistes emploient avec beaucoup de raison le terme purement négatif de Nirvâṇa qui est la négation de ce monde. Si le Nirvâṇa est défini comme néant, cela ne veut rien dire, sinon que le monde ne contient aucun élément propre qui puisse servir. » C’est ainsi que sa philosophie du pessimisme absolu aboutit, de même que celle des sectateurs du Hînayâna, à l’universel suicide par le moyen du parinirvâṇa. D’autres parmi lesquels est l’illustre Hartmann semblent donner du Nirvâṇa la même définition que les Écoles du Mahâyâna, puisque Hartmann soutient que l’évolution historique doit aboutir au bonheur suprême dans l’existence parfaite, c’est-à-dire au Nirvâṇa, quand la lutte pour l’existence sera arrivée à sa fin.
Les termes Nirvâṇa, Bhûta-tathâtâ et Tathâgata-garbha (matrice de Bouddha) sont synonymes dans le langage du Bouddhisme, quoiqu’il y ait une légère différence dans leur signification. Si on veut indiquer l’état de calme complet au sein d’une félicité éternelle, on emploie le mot Nirvâṇa ; veut-on indiquer l’unité et la constance d’un principe actif, c’est la Bhûta-tathâtâ ; le récipient de toute chose, c’est le Tathâgata-garbha.
On se demandera sans doute si le terme Nirvâṇa n’existait pas déjà avant Çâkyamuni. Nous ne pouvons mieux faire que citer à ce propos un passage de Çuraṃgama-samâdhi-sûtra : « Le roi Prasenajit[16] dit à Çâkyamuni Bouddha : « Lorsque j’ai vu Kakuda-kâtyâyana et Saṃjaya-yavâiraṭṭi[17] avant de recevoir l’enseignement des Bouddhas, ils m’ont affirmé que l’anéantissement de toute existence après la mort, c’est le Nirvâṇa. Bien que je voie aujourd’hui le vénérable Bouddha, je doute encore ; comment se révèle l’état de la pensée qui n’a ni naissance ni dissolution ? »
Le bonheur du Bouddhisme réside-t-il donc dans la vie actuelle ou ne se trouve-t-il que dans la vie ultérieure ? Le Bouddhisme enseigne à la fois le bonheur dans le présent et dans l’avenir. Mais ce bonheur n’est que moral et ne s’adresse qu’à l’esprit, non pas au corps ni au sens. Le Bouddhisme se préoccupe uniquement du bonheur de l’âme ; d’ailleurs l’âme étant intimement liée au corps ne peut manquer de réagir sur lui. Mais ce bonheur ne s’arrête pas aux limites de l’individu ; il agit sur la masse entière, il profite à l’humanité. Tandis que les partisans du Hînayâna dans leurs étroites aspirations ne s’occupent que de leur propre salut, ceux du Mahâyâna ont en vue à la fois leur salut et celui d’autrui. En un mot, la fin suprême du Bouddhisme est de parfaire le bonheur de la vie actuelle et le bonheur de la vie ultérieure, celui de l’âme et celui du corps, celui de l’individu et celui de l’humanité ; mais ce bonheur doit être différent selon le temps, les circonstances et les facultés des hommes. Ainsi le Bouddhisme enseigne à ceux qui ne connaissent que le plaisir physique de rechercher le plaisir moral ; à ceux qui ne sont occupés que du bonheur actuel, de tendre au bonheur éternel ; à ceux qui ne tendent qu’à leur propre salut de travailler au salut de l’humanité. C’est ainsi que le médecin donne à ses malades pour les guérir des médicaments différents appropriés à chaque maladie. Dans l’état bouddhique idéal, la société civile et la société religieuse sont tout à fait identiques. Ainsi le Nirvâṇa est inséparable du Saṃsâra, la Bodhi de la passion, toutes les lois civiques servent à la doctrine bouddhique, et l’existence ultérieure n’implique pas un autre monde. Par cette raison, si la civilisation du monde moral et du monde physique atteint ultérieurement à la perfection, ce sera ici-bas le Nirvâṇa ; ceux qui y résideront seront des Bouddhas.
D’après ce que nous avons vu, le Bouddhisme ne saurait donc être un danger pour la société humaine, il n’y a aucune raison de partager l’inquiétude de certains savants occidentaux qui tiennent le Nirvâṇa bouddhique pour un grand péril.
Quant à la morale du Bouddhisme, elle est d’une beauté qui ne le cède à aucune autre, pas même à la morale chrétienne. Elle a pour principe l’égalité de tous les êtres vivants ; le Bouddha ouvre le ciel à tous : « Ma doctrine, dit-il, est une doctrine de grâce pour tous. » Il s’en suit que, dans sa morale, la compassion est la première vertu ; aussi le Bouddhisme fait-il observer généralement aux laïques ces cinq préceptes (Panca-vêramaṇi) :
1o Ne tuez pas les êtres vivants ; (prâṇâtighâtâd virati).
2o Ne commettez pas de vol ; (adattâdânâd virati).
3o Ne commettez pas d’adultère ; (parastrîgamanâd virati).
4o Ne mentez pas ; (mṛishâvâdâd virati).
5o Ne vous enivrez pas ; (madyapânâd virati).
Ces cinq préceptes sont en rapport avec cinq vertus cardinales : la pitié, la justice, l’urbanité, la sincérité et la sagesse. Le premier précepte est considéré comme l’essence des autres. Chez les Bouddhistes, l’être absolument insensible à la pitié est donc celui que les hommes appellent en général, scélérat.
Il y a encore trois catégories de préceptes purs (Trividhâ) qu’observent les esprits supérieurs c’est-à-dire les adeptes du Mahâyâna.
1o La bonne conduite qui préserve du mal (Saṃharaçîla). Il n’y a aucun mal qui ne soit détruit par ce précepte.
2o La richesse des bonnes actions (Kuçala-saṃgrâhaçîla). Il n’y a aucun bien qui n’y soit renfermé. Il explique à l’homme comment il peut devenir vertueux : il doit observer en général les règles de la société et de la religion sans jamais abandonner les six perfections[18] (Pâramitâ).
3o La bienfaisance pour tous les êtres vivants (Sattvârtha-kriyâ-çîla). Il n’y a aucun être qui ne soit sauvé par ce précepte.
Le Bouddhisme surtout recommande avec persévérance à ses fidèles la piété filiale qui lie les bonnes relations dans les familles. Aussi on remarque que chez les Bouddhistes, il n’y a presque jamais de débats entre proches parents.
Si la morale du christianisme est de beaucoup supérieure à toutes celles qu’ait jamais connues l’Europe, elle n’a nul égard pour les bêtes ; c’est en elle une lacune. On sait qu’on a senti depuis un demi-siècle le besoin de combler par des lois la lacune que la religion avait laissée dans la morale. C’est ce qui explique la fondation, en Europe et dans l’Amérique, de sociétés protectrices des animaux. En Extrême Orient, le Bouddhisme suffit à assurer aux bêtes aide et protection, et personne n’y comprendrait l’utilité de pareilles sociétés.
Quelques-uns prétendent que les bêtes n’ont pas de droits ; d’autres se persuadent que notre conduite à leur égard n’importe en rien à la morale, et on a appuyé une telle prétention sur une hypothèse, admise contre l’évidence même, d’une différence absolue entre l’homme et la bête. C’est Descartes qui l’a proclamée sur le ton le plus net et le plus tranchant, et en effet, c’était là une conséquence nécessaire de ses erreurs. D’autre part, on a fait remarquer que ces idées sont en germe dans l’Ancien Testament.
Entre la pitié envers les bêtes et la bonté d’âme, il y a un lien très étroit. On peut dire sans hésiter que quand un individu est méchant pour les bêtes, il ne saurait être homme de bien. On peut d’ailleurs montrer que cette pitié et les vertus sociales ont la même source.
D’après les recherches de la science nouvelle découverte par Darwin, l’homme et l’animal ont le même ancêtre à leur source première, il n’est donc pas permis de dire que le règne animal a été mis au monde pour notre utilité et notre jouissance.
Si on compare la théorie de la pitié bouddhique à celle de certains philosophes européens, elle semble être un paradoxe ; car plus d’un, Spinosa (Éthique), Kant, (Critique de la Raison pratique), ont justement pris la pitié à partie et l’ont blâmée. Mais en revanche, cette théorie de la pitié a pour elle l’autorité des deux plus grands moralistes modernes : car tel est assurément le rang qui revient à J. J. Rousseau (Émile) et à Schopenhauer (Morale).
Quoique le Bouddhisme recommande si persévéramment la pitié, il ne défend pas, dans certaines circonstances, de sacrifier un être méchant pour sauver les autres ; seulement il interdit de tuer les êtres vivants quels qu’ils soient, sans justice ni nécessité. On peut donc résumer la morale du Bouddhisme, en ces mots qui sont exposés dans le Nirvâṇa-sûtra : « Abstenez-vous de tout ce qui fait le mal, accomplissez tout ce qui fait le bien. »
Nous croyons qu’il n’est pas besoin d’insister plus longtemps sur ces détails ; car tous les savants occidentaux qui ont étudié le Bouddhisme et qui l’ont approfondi sont sans doute déjà d’accord avec nous sur la haute valeur de cette morale.
Au moment de terminer ce travail, je crains de me heurter à l’indifférence ou à l’insuccès. On a dit : « Chaque homme est non-seulement le fils de son temps, mais encore celui de son pays. » Chaque science a aujourd’hui un caractère international, mais il n’en est pas ainsi du Bouddhisme qui, propagé depuis nombre de siècles dans une grande partie de l’Orient, est resté pour ainsi dire, inconnu à l’Occident. C’est à peine si, depuis un demi-siècle, une vingtaine de savants en ont fait une étude sérieuse, quoique imparfaite. Quant au grand public, c’est tout au plus s’il en connaît le nom. Serons-nous assez heureux pour l’intéresser, malgré la faiblesse de nos moyens personnels, à des conceptions dont l’originalité mérite l’attention et dont la profondeur mérite un sérieux examen ?
J’ai maintenant la douce satisfaction d’adresser mes remercîments à M. S. Lévi, maître de conférences à la Sorbonne qui a bien voulu seconder mes investigations pour les termes sanscrits qui restaient obscurs et me prêter le secours de ses lumières pour suppléer à mon insuffisance en français.
Paris, 25 mars 1888.
- ↑ Cet ouvrage a déjà été traduit en anglais par mon compatriote et ami M. B. Nanjio, l’un des plus savants indianistes et bouddhistes de notre pays. (A short History of the twelve japanese Buddhist Sects. Tokyo, 1887). Nous avons pensé qu’une traduction nouvelle en langue française ne serait pas sans intérêt. L’ouvrage de M. Nanjio, composé surtout à l’usage des Japonais est resté à peu près inconnu de l’Europe, où les exemplaires en sont très rares. En outre les documents, que nous avons extraits de nombreux textes bouddhiques, ont donné à notre travail un caractère personnel. Nous espérons avoir éclairci, complété et corrigé sur bien des points le sommaire traduit par M. Nanjio.
- ↑ Pour les termes bouddhiques passés du sanscrit en chinois ou créés par les Chinois ou les Japonais, les prêtres de notre pays ont conservé la prononciation usitée dans la province de l’ancien Wou, c’est-à-dire le Kiang-sou-sang actuel. Ainsi tandis que le chinois classique lit : « Pholomen » les caractères qui servent à transcrire le sanscrit Brâhmaṇa, nous prononçons « Baramon ». De même pour le nom de Hiouen-thsang, par exemple, que nous lisons « Gen-jô ».
- ↑ D’après la division de l’École Ten-daï, l’ordre de ces cinq périodes est le suivant : 1o l’Avataṃsaka-sûtra ; 2o les quatre Âgamasûtras ; 3o le Vaipulya-sûtra ; 4o le Prajñâ-sûtra ; 5o le Saddharma-Puṇḍarikao et le Nirvâṇa-sûtra.
- ↑ Ces deux dernières doctrines constituent le Chemin-Milieu.
- ↑ Ces treize sectes sont : 1o Trois Çâstras (v. chapitre V) ; 2o Satya-siddhi-çâstra (v. chapitre II) ; 3o Nirvâna-sûtra ; 4o Daçabhûmika-çâstra : 5o Terre-Pure (v. chapitre XI) ; 6o Dhyâna (v. chapitre IX) ; 7o Mahâyâna-Samparigraha-çâstra ; 8o Ten-daï (v. chapitre VII) ; 9o Avatamsaka-sûtra (v. chapitre VI) ; 10o Dharma-lakshaṇa (v. chapitre IV) ; 11o Abhidharma-koça (v. chapitre I) ; 12o Vinaya (v. chapitre III) ; 13o Mantra (v. chapitre VIII).
- ↑ Açvaghosha composa le Mahâyâna-çraddhotpâda-çâstra, le Sûtrâlaṃkâra-çâstra, etc ; Nâgârjuna, le Mahâbhaya-çastra, le Mahâprajñâpâramitâ-çâstra, le Madhyamaka-çâstra, le Dvâdaça-nikâya-çâstra, etc ; Âryadeva, le Çata-çâstra ; Asaṃga, le Mahâyâna-saṃparigraha-çâstra, etc ; Vasubandhu composa l’Amitayuḥ-sûtropadeça, le Saddharma-puṇḍarîka-sûtra-çâstra, le Buddhagotra-çâstra, le Nirvâna-çâstra, le Vajracchedikâ-sûtra-çâstra, le Vidyâmâtra-siddhi-tridaça-çâstra, le Daçabhûmika-çâstra. Les œuvres complètes sont au nombre d’un millier.
- ↑ Se reporter au tableau ci-contre.
- ↑ C’est le phénomène contigu, le phénomène contingent, le phénomène relatif. (Voir le chapitre II).
- ↑ Ce sont : Le monde du désir (Kâma) ; celui de la forme (Rûpa) et celui de la non-forme (Arûpa).
- ↑ Nous employons ce mot pour désigner le produit de la combinaison de la cause directe et de la cause occasionnelle.
- ↑ Voir le chapitre V.
- ↑ D’après l’Histoire de la philosophie en Europe, par A. Weber, p. 455. Paris, 1886. 4e édition.
- ↑ Il faut pourtant reconnaître que la vérité peut être obtenue aussi par la grâce d’Amitâbha-Bouddha.
- ↑ Ces conditions sont les suivantes : être infernal (Naraka) ; fantôme (Preta) ; animal (Tiryag-youi-gata) ; démon (Asura) ; être humain (Manushya) ; être céleste (Deva).
- ↑ De célèbres orientalistes (E. Burnouf, etc.) regardent le Nirvâṇa comme l’anéantissement absolu de l’âme, de tout l’être. D’autres l’ont présenté simplement comme un paradis de voluptés sensuelles. Quelques-uns comme M. Rhys Davids essayent de concilier les deux définitions opposées par une explication analogue à la nôtre. (The Hibbert Lectures, 1881, London. Appendix X).
- ↑ Il était roi du royaume de Çrâvastî à l’époque où le Bouddha vivait dans le monde.
- ↑ Ce sont deux des six grands philosophes hétérodoxes de l’Inde à cette époque.
- ↑ Ce sont : 1o L’aumône (Dâna-pâramitâ) 2o La moralité (Çilao) 3o La patience (Kshântio) 4o L’énergie (Vîryao) 5o La méditation (Dhyânao) 6o La sagesse (Prajnâo) portées toutes à leur perfection.