Le Dialogue (Hurtaud)/47

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 159-163).


CHAPITRE XVII

(47)

Comment l’on ne peut observer les commandements, si l’on n’observe les conseils. Et comment, dans quelqu’état que l’âme choisisse, si sa volonté est bonne et sainte, elle est toujours agréable à Dieu.

Je t’ai parlé de ceux qui, avec le glaive à deux tranchants de la haine du vice et de l’amour de la vertu, retranchaient pour l’amour de moi le venin de la propre sensualité, et n’en pouvaient pas moins s’ils le voulaient, mais conformément à la lumière de la raison, conserver, posséder, acquérir, l’or et les biens de la terre. Mais ceux qui voulaient atteindre à une grande perfection les méprisaient, et réellement et spirituellement. Ce sont ceux qui observent réellement le conseil qui leur fut proposé et donné par ma Vérité. Ceux qui possèdent, observent les commandements et ne suivent les conseils qu’en esprit, non en réalité. Mais comme les conseils sont liés aux commandements, personne ne peut observer les commandements, sans observer les conseils, au moins spirituellement. Si l’on possède les richesses du monde, on doit les posséder avec humilité et non avec orgueil, comme une chose prêtée et non comme une chose dont on aurait la pleine propriété, ainsi que ma Bonté les met à votre disposition pour votre propre usage. Vous ne les avez qu’autant que je vous les donne, vous ne les conservez qu’autant que je ne vous les laisse je ne vous les donne qu’autant que je le juge utile à votre salut. C’est donc ainsi que vous en devez user.

En en usant de la sorte, l’homme observe les commandements en m’aimant par-dessus toute chose, et le prochain comme lui-même. Il vit, le cœur dépouillé et détaché par le désir, car il n’aime ces biens et ne les garde que suivant ma volonté. S’il les possède matériellement, il n’en observe pas moins le conseil par les dispositions de son cœur, puisque, ainsi que je t’ai dit, il a retranché le venin de l’amour désordonné. Qui agit ainsi demeure dans la charité commune. Mais ceux qui observent les commandements et les conseils non seulement en esprit, mais en réalité, ceux-là sont dans la charité parfaite : ils observent en toute simplicité le conseil que ma Vérité, le Verbe Incarné, formulait au jeune homme qui lui demandait : "Maître, que pourrais-je faire pour obtenir la vie éternelle ? — Observez, lui dit-il, les commandements de la loi. — Je les observe, répondit celui-ci. — Bien ! lui Jésus, si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres (Math., XIX, 16, 21). — Le jeune homme alors devint triste : il avait encore trop d’attache aux richesses, il les possédait avec trop d’amour, de là son chagrin.


Les parfaits, eux, observent le conseil ; ils quittent les biens de ce monde avec tous ses plaisirs, ils affligent leur corps par les veilles, par la pénitence, par la prière humble et continuelle.

Quant aux autres qui sont dans la charité commune, en ne renonçant pas à la possession réelle des richesses, ils ne perdent pas la vie éternelle, puisqu’ils ne sont pas tenus à ce renoncement.

Mais, s’ils veulent posséder les biens temporels, ils doivent faire suivant la manière que je t’ai enseignée. En les conservant, ils ne pèchent pas, puisque toute chose est bonne, excellente, créée par moi qui suis la Bonté souveraine, faite pour le service de mes créatures raisonnables, mais non pour que mes créatures deviennent serves et esclaves des délices du monde. Ceux qui ne désirent pas arriver à la grande perfection, et auxquels il plaît de conserver ces biens, les doivent donc posséder en seigneurs, non en esclaves. C’est à Moi que doit aller leur désir ; tout le reste, ils le doivent aimer non comme une chose à eux prêtée pour leur service, ainsi que je t’ai dit. Je ne regarde ni aux personnes, ni aux positions qu’elles occupent : je n’ai égard qu’aux saints désirs. Par conséquent, dans tous les états que l’homme choisit, une seule chose importe, c’est que sa volonté soit bonne, sainte, conforme à ma volonté. Mais qui pourra ainsi se maintenir, en quelque état qu’il soit placé ? Celui qui aura détruit le venin, par la haine de la sensualité propre, et par l’amour de la vertu.


Après avoir rejeté ce venin de la volonté désordonnée, et réglé son désir par l’amour saint, par la crainte qu’il a de Moi, l’homme peut choisir et posséder l’état qui lui plaît : en tout état, il se conduira de façon à gagner la vie éternelle.

Sans doute il est plus parfait et plus méritoire de renoncer non seulement spirituellement, mais réellement à tous les biens de ce monde. Mais si quelqu’un ne se sent pas le courage d’atteindre à cette perfection, si sa fragilité l’empêche de s’y résoudre, il peut demeurer dans la charité commune, selon son état. Ainsi l’a ordonné ma Bonté, pour que nul ne puisse trouver dans son état une excuse à son péché.

Et en vérité où serait leur excuse, à ces pécheurs ?

Je condescends à leurs passions, à leurs complaisances. Veulent-ils rester dans ce monde, ils peuvent y posséder des richesses, y tenir un rang, vivre dans le mariage, élever des enfants, travailler à leur établissement : ils ont toute liberté d’y choisir l’état qui leur agrée davantage, à la seule condition, il est vrais, de retrancher le venin de la sensualité propre qui donne la mort éternelle.

Et la sensualité est bien véritablement un venin. De même en effet qu’un poison met met le corps en souffrance et finalement le tue s’il ne réussit pas à le vomir ou à prendre quelque remède ; ainsi en est-il de ce scorpion, de l’attachement au monde et aux choses temporelles. Celles-ci, je l’ai déjà dit, sont bonnes en elles-mêmes ; vous pouvez en user comme il vous plaît, avec le saint amour, avec la crainte véritable. Mais c’est la volonté perverse de l’homme qui sécrète le venin. C’est elle qui empoisonne l’âme et lui donne la mort, si l’âme ne vomit ce poison par une confession sainte qui délivre le cœur de cette affection. Voilà le remède qui guérit de ce venin, bien qu’il seble amer à la sensualité.

Tu vois donc combien sont le jouet de leurs illusions ! Ils pourraient m’avoir à eux, me posséder, fuir la tristesse, trouver la joie et la consolation, c’est le mal cependant qu’ils choisissent sous couleur de bien, et ils se damnent, en s’attachant à l’or avec un amour désordonné.

Mais l’infidélité les aveugle, et ils ne voient pas le venin ; s’ils s’aperçoivent de leur empoisonnement, ils ne prennent pas le remède. C’est la croix du démon que portent ces malheureux, avec un avant-goût de l’enfer !