Le Dialogue (Hurtaud)/48

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 164-167).


CHAPITRE XVIII

(48)

Comment les mondains ne se peuvent rassasier ; et du châtiment de la volonté perverse en cette vie.

Je t’ai dit, ci-dessus, que de la volonté seule venaient toutes les peines de l’homme. Comme mes serviteurs se sont dépouillés de leur volonté pour revêtir la mienne, ils n’éprouvent aucune souffrance vraiment afflictive, et ils se sont rassasiés parce qu’ils me sentent présents dans leur âme par la grâce. Mais ceux qui ne m’ont pas ne peuvent être rassasiés, alors même qu’ils posséderaient le monde entier : car les choses créées sont moindres que l’homme, étant faites pour l’homme et non l’homme pour elles. Ils ne peuvent donc être rassasiés par elles ; c’est Moi, et Moi seul qui les puis rassasier.

C’est pourquoi ces malheureuses victimes d’un pareil aveuglement sont toujours affamées ; ils souffrent d’une faim qui jamais ne s’apaise ; sans cesse ils désirent ce qu’ils ne peuvent avoir, parce qu’ils ne me le demandent pas à Moi, qui seul puis le leur donner.

Veux-tu savoir la cause de leur tourment ? Tu sais de quelle souffrance l’amour est la source, dès que l’on perd la chose à laquelle l’on était comme identifié. Ceux-là, par l’amour, se sont comme identifiés, et de diverses manières, à la terre ; ils sont devenus terre. Celui-ci ne fait plus qu’un avec la richesse, celui-là avec les honneurs, cet autre avec ses enfants ; l’un me délaisse pour servir les créatures, l’autre fait de son corps un animal immonde. Ainsi, quel que soit leur état, ils ont l’appétit de la terre, ils se repaissent de terre. Ils voudraient que ces choses fussent durables, et elles ne le sont pas : elles passent comme le vent. Ou la mort les arrache à ce qu’ils aiment, ou ce qu’ils aiment leur est enlevé par ma Providence. Cette privation est pour eux une souffrance intolérable. Si grand était l’amour désordonné de leur possession ! Non moins grande est la douleur de leur perte !

S’ils les avaient possédées, comme choses prêtées, et qui n’étaient point vraiment à eux, ils n’en auraient point maintenant de regret. Leur affliction provient donc de ce qu’ils n’ont point ce qu’ils désirent. Le monde, comme je t’ai dit, est impuissant à les rassasier ; n’étant point rassasiés, ils sont dans la souffrance. Et quel supplice, que cet aiguillon de la conscience ! Quelle torture que cette soif de vengeance, qui continuellement dévore au dedans, brûle de tuer, et qui a mis à mort l’âme du vindicatif, avant d’avoir abattu son ennemi ! Quelle tristesse inquiète que celle de l’avare, qui, pour sacrifier à son vice, chaque jour retranche davantage sur ses besoins ! Et quel tourment que celui de l’envieux, qui perpétuellement se ronge le cœur, et sans cesse est en souffrance du bonheur d’autrui ! Toutes les choses qu’ils aiment ainsi d’un amour sensuel leur sont une source d’afflictions et d’inquiétudes désordonnées. C’est vraiment la croix du démon qu’ils ont prise sur leurs épaules, ils ont vraiment un avant-goût de l’enfer. Cette vie est pour eux pleine d’infirmités de toute sorte, et s’ils ne se corrigent pas, c’est à la mort éternelle qu’elle les conduit.

Les voilà ceux qui non contents d’être déchirés par les épines de nombreuses tribulations, se torturent encore eux-mêmes par leur volonté propre désordonnée ! Ils portent la croix dans leur corps et dans leur cœur : l’âme et le corps passent ensemble par les afflictions et les peines, sans en retirer aucun mérite, parce qu’ils ne supportent pas leurs souffrances avec patience, mais avec colère.

Pour avoir acquis et possédé l’or et les délices du monde avec un amour désordonné, ils ont été privés par là même de la vie de la grâce et du sentiment de la charité, ils sont devenus des arbres de mort ; aussi toutes leurs œuvres sont mortes. Ils s’envont avec leurs afflictions par le chemin du fleuve, où ils se nient ; ils arrivent ainsi à l’eau de mort, ils passent, la haine au cœur, par la porte du démon et reçoivent l’éternelle damnation.

Tu vois bien maintenant quelle illusion est la leur ! A travers quelles souffrances ils vont à l’enfer, en se faisant les martyrs du démon ! Tu as compris la cause de leur aveuglement, cette ténèbre de l’amour-propre étendue sur la pupille qui est la lumière de la Foi. Tu as vu comment les tribulations et les persécutions du monde, de quel côté qu’elles viennent, atteignent mes serviteurs corporellement, sans que leur esprit en soit troublé, parce qu’ils sont en union avec ma volonté et par là même sont contents de souffrir pour moi.

Mais les serviteurs du monde sont assaillis au dedans et au dehors ; au dedans particulièrement, par la crainte de perdre ce qu’ils possèdent, et par l’amour qui leur fait désirer ce qu’ils ne peuvent obtenir. De ces deux souffrances, qui sont principales, dérivent toutes les autres, que ta langue serait impuissante à décrire.

Il est donc bien vrai, tu le vois, que, même en cette vie, la part des justes est meilleure que celle des pécheurs. Tu connais pleinement, désormais, la route que suivent les uns et les autres et le terme où ils arrivent.