Le Dialogue (Hurtaud)/69

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 236-238).


CHAPITRE XXXIX

(69)

De ceux qui pour ne pas se priver des consolations, négligent de subvenir aux nécessités de leur prochain.

Ma très chère Fille, je t’ai parlé de l’illusion de ceux qui veulent me goûter à leur manière et me recevoir dans leur esprit comme il leur plaît. Je veux t’entretenir maintenant de ceux qui placent TOUT leur plaisir à recevoir la consolation intérieure. C’est au point que souvent, ils verront leur prochain en nécessité spirituelle ou temporelle, et sous couleur de vertu ils s’abstiendront de le secourir : " Je ne veux pas, disent-ils, perdre la paix et le repos de l’esprit. " Il leur semble donc que, se priver de la consolation ce serait m’offenser.

Comme leur esprit est trompé par sa propre avidité !

Ils m’offensent bien plus vraiment, en ne subvenant pas aux besoins de leur prochain, qu’en abandonnant toutes leurs consolations. Tous les exercices, toutes les prières vocales ou mentales sont ordonnées par Moi, pour conduire l’âme à la charité parfaite envers moi et envers le prochain et pour la conserver dans cette charité. Ils m’offensent donc bien plus, en négligeant la charité du prochain pour l’exercice extérieur ou pour le repos de l’esprit, qu’en abandonnant ces exercices pour le prochain. Dans la charité du prochain, ils sont sûrs de me trouver ; et, dans la joie spirituelle où ils me cherchent, ils seront privés de moi. En s’abstenant de secourir leur prochain, ils diminuent la charité qu’ils ont pour lui ; par le seul fait, mon amour pour eux diminue pareillement, et avec mon amour diminue aussi la consolation. Ainsi, en voulant gagner, on perd : en voulant perdre, on gagne. Qui veut perdre ses propres consolations spirituelles pour le salut du prochain, me reçoit en récompense, c’est Moi-même qu’il gagne. Pour avoir secouru son prochain en le servant charitablement, il goûtera en tout temps la douceur de ma Charité.

Celui, au contraire, qui ne veut pas renoncer à ces consolations, demeure dans la souffrance, car il faut bien parfois qu’il vienne en aide au prochain, l’amour, l’obéissance ou la nécessité l’obligeant à subvenir aux infirmités corporelles ou spirituelles d’autrui. Mais alors il ne le fera qu’avec peine, l’esprit troublé, la conscience inquiète, si tourmenté qu’il en devient insupportable à lui-même et aux autres.

Demandez-lui pourquoi tant de tristesse ? " Il me semble, vous répondra-t-il, que j’ai perdu la paix et le repos de l’esprit. J’ai négligé bien de choses que j’avais coutume de faire. " — Il croit avoir offensé Dieu. Il n’en est rien. Mais, comme il n’a d’yeux que pour sa propre consolation, il ne sait pas discerner ni connaître en vérité où est sa faute. Avec un peu plus de discernement il verrait qu’il n’y a nulle offense à ne pas avoir de consolation spirituelle, ni à laisser l’exercice de l’oraison dans le temps que la nécessité du prochain le demande, mais qu’il y a faute, à manquer de charité envers le prochain, que l’on doit aimer et servir pour l’amour de moi.

Tu vois bien maintenant, comment l’âme s’abuse elle-même, toute seule, par l’amour-propre spirituel qu’elle a pour elle-même.