Le Dialogue (Hurtaud)/72

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Traduction par Hurtaud.
Lethielleux (p. 244-246).


CHAPITRE XLII

(72)

Comment l’âme qui se connaît vraiment elle-même, évite sagement toutes ces tromperies.

Je n’ai pas voulu te cacher, ma fille bien-aimée, l’erreur où tombent communément ceux qui se laissent égarer par l’amour-propre sensitif, qui accompagne leurs quelques bonnes actions, et le peu de bien qu’ils font dans le temps de la prospérité.

Je t’ai entretenu aussi de l’amour-propre spirituel des consolations intérieures qui égare mes serviteurs. Je t’ai montré en quoi ils se trompent, et de quelle manière cet attachement aux joies de l’esprit les empêche de connaître la vérité de mon amour, de discerner le péché, de le voir là où il est, et le piège où le démon les attire, par leur faute. Je t’ai dit tout cela, pour que toi et mes autres serviteurs marchiez droit à la vertu pour l’amour de moi, sans chercher autre chose. Ceux qui ne possèdent que l’amour imparfait, qui m’aiment à cause de la faveur qu’ils reçoivent et non à cause de moi qui la donne, sont exposés à tous ces périls, et bien souvent ils y tombent.

Mais l’âme qui, en vérité, est entrée dans la demeure de la connaissance d’elle-même, pour s’y adonner à l’oraison parfaite, quitte l’amour imparfait et la prière imparfaite, comme je te l’ai expliqué en parlant de l’oraison, et me reçoit par sentiment d’amour, en cherchant à tirer le lait de la douce consolation du sein même de la doctrine du Christ crucifié. C’est ainsi qu’elle arrive au troisième état, c’est-à-dire à l’amour de l’ami, à l’amour filial. Elle n’a plus l’amour mercenaire. Entre elle et moi, désormais, les rapports sont ceux d’amis très chers. Elle en agit avec moi comme un ami avec son ami. Si l’un reçoit un présent de l’autre, ce n’est pas seulement au présent qu’il regarde, c’est aussi au cœur, au sentiment de celui qui donne, et il n’accorde de prix au présent que celui qu’il attache à l’affection de son ami.

Ainsi l’âme parvenue au troisième état, qui est celui de l’amour parfait. Quand elle reçoit mes faveurs et mes grâces, elle n’a pas d’yeux que pour le don, elle regarde aussi par l’œil de l’intelligence au sentiment de ma charité, à Moi le donateur. Pour que l’âme n’ait aucune excuse de ne pas agir ainsi, j’ai eu la prévoyance de joindre au don le donateur lui-même quand j’unis la nature divine à la nature humaine. Le Don que je vous fis alors, c’est le Verbe mon Fils unique, qui est une même chose avec moi, comme je suis une même chose avec lui. Par le fait de cette union, vous ne pouvez donc regarder le don sans me voir moi-même, Moi le donateur. Comprenez donc de quel grand amour vous devez aimer et désirer tout à la fois le don et le donateur.


Si vous faites ainsi, votre amour ne sera plus un amour mercenaire, mais un amour pur, un amour sans tache, l’amour de ceux qui toujours demeurent enfermés dans la cellule de la connaissance d’eux-mêmes.