Le Mystère de Quiberon/20

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Dujarric et Cie, Éditeurs (p. 285-307).



CHAPITRE XIX

Départ hâtif de Hoche et des bataillons de grenadiers. — Pression exercée sur Blad par le Directoire du département. — Progression des empiètements d’autorité pris par le Directoire pour forcer aux mesures de rigueur. — Réquisition formelle signifiée au général Lemoine. — Effet produit par la nouvelle de la mise en jugement. — Entrevue de Sombreuil et d’Humbert. — Tentative de suicide de Sombreuil. — Sa comparution devant la commission ; son serment sur le fait de la capitulation. — Protestation des grenadiers. — Suppression des procès-verbaux d’interrogatoires ; singuliers commentaires de M. de Closmadeuc et de M. Chassin. — Demande de sursis adressée par la commission militaire à Blad. — Arrêté de Blad cassant la commission ; sa lettre explicative au Comité de salut public. — Transfert des premiers condamnés à Vannes et leur exécution. — Déclaration de Blad aux commissions militaires et proclamation au peuple pour proscrire tout rappel de la capitulation. — Les accusés privés de défenseurs.

À ce moment précisément des faits se produisent à Vannes, qui prouvent qu’un événement d’une gravité exceptionnelle avait jeté l’émoi dans tous les esprits.

Hoche était parti en toute hâte, le 7 thermidor, emmenant plusieurs bataillons et laissant le commandement à Lemoine, qui avait aussitôt nommé une commission[1].

Et Blad, sans attendre l’avis de la décision que Tallien devait provoquer de la part de la Convention, avait pris le parti d’en venir aux mesures de rigueur. Il s’était laissé forcer la main par les objurgations des patriotes vannetais, qui, de pressantes, étaient devenues comminatoires à son égard et à l’égard de Hoche et avaient fini même par prendre la forme d’une véritable usurpation de pouvoir, motivée, bien entendu, par le zèle du salut public menacé.

Dès le 5 thermidor, le Directoire du département du Morbihan avait écrit aux représentants Blad et Tallien :


« 5 thermidor an III — Vannes.

» L’esprit de parti a tellement égaré les imaginations que plusieurs personnes doutent ou feignent de douter de la prise de Quiberon ; ou elles annoncent du moins qu’on craindrait de faire aux rebelles l’application de la loi. Ces suggestions qui se répandent jusque dans cette commune même, seront à plus forte raison répandues dans les campagnes. Elles sauraient au contraire que le règne de la loi est arrivé si le supplice de quelques-uns de leurs séducteurs obtenait la plus grande publicité. »

C’était un vœu bien explicite contre toute tendance à tenir compte de la capitulation dont tout le monde parlait ; mais ce n’était qu’un vœu.

Le 7 thermidor, le même Directoire revient à la charge, mais en indiquant, en imposant les termes dans lesquels il juge que doit être posée la question de la capitulation et en laissant hardiment apparaître la pointe de soupçons et même de menaces à l’adresse du représentant et du général :


« … Il y a plus, des citoyens de Vannes ont conversé avec des émigrés détenus qui prétendent se soustraire à la peine que la loi prononce contre eux ; ils fondent cet espoir sur la supposition d’une promesse qu’ils disent leur avoir été faite par le général en chef à Quiberon[2]…, lorsqu’il est au contraire prouvé qu’ils n’ont déposé leurs armes que lorsqu’ils se sont vus sans moyens de résistance… »


Le Directoire déclarait encore être informé qu’on répandait publiquement à Auray et à Vannes, le bruit :


« que les émigrés et leurs complices ne seraient pas punis ; que par d’insidieux propos, qu’on tient ouvertement, et qu’on s’efforce même de faire attribuer à quelques militaires, dont on voudrait par là flétrir la gloire, en atténuant leur amour pour la patrie et leur attachement au gouvernement républicain, on cherche à apitoyer les citoyens sur le sort de leurs plus cruels ennemis…

» Tous les patriotes réclament la plus prompte exécution de la loi. »


C’était cette fois une mise en demeure bien caractérisée.

Mais il paraît que cela ne parut pas suffisant, car, dans la même séance, à la suite sans doute de pourparlers auxquels font manifestement allusion quelques mots d’une lettre adressée à Blad, le Directoire se décide à prendre l’arrêté qu’il voyait le représentant hésiter à prendre lui-même.


« Vu un écrit remis au Directoire et souscrit individuellement par plusieurs citoyens de Vannes, lesquels dénoncent les mêmes faits[3].

» Considérant que les faits ci-dessus dénoncés sont de la plus haute importance et de nature à exciter toute la sollicitude de l’administration ;

» Considérant que l’existence prolongée des émigrés et de leurs complices sur le territoire français qu’ils ont souillé par leur présence et par leurs crimes, est un outrage fait à la loi ;

» Vu les lois des 9 octobre 1792 ; 18, 23 et 28 mars, 13 septembre 1794 ; 29 et 30 vendémiaire an III ; 25 brumaire an III, etc., auxquelles on pourrait ajouter toutes les lois relatives aux crimes et attentats contre la patrie, aux meurtres et assassinats, à la fabrication et distribution de faux assignats, puisqu’ils avaient apporté des tonnes de cette monnaie falsifiée ;

» Arrête ce qui suit, après avoir entendu le procureur syndic :

» 1° L’état-major de la 5e division de l’armée des côtes de Brest… est requis sous sa responsabilité, de faire exécuter de suite l’article 7 de la loi du 25 brumaire an III ;

» En conséquence, de nommer une Commission militaire qui sera chargée de juger les émigrés, etc.

» 2° Toute communication de l’extérieur avec les détenus[4]… sera sévèrement interdite.

» 3° Tous ceux des émigrés, chouans ou leurs complices, pris à Quiberon et qui ne seraient pas actuellement en détention, y seront à l’instant rétablis.

» 4° et 5° Réquisition aux chefs de corps et commandants de la force armée, à la municipalité et au district d’Auray, d’exercer jour et nuit une surveillance particulière sur les locaux de détention.


» 7 thermidor an III.
» Les membres de l’administration du Morbihan. »

Une copie de cet arrêté était immédiatement adressée au représentant Blad, avec la lettre d’envoi suivante :


« Nous vous remettons ci-joint expédition d’un arrêté que nous avons pris ce jour, relativement aux prisonniers faits à Quiberon. Les motifs y sont développés. Vous les jugerez. Le principal est la fermentation qui se manifestait dans l’armée et parmi les patriotes. La conduite qu’on tient vis-à-vis de ces personnes, est loin d’être dans vos principes, d’après ce que vous nous avez dit vous-même, et nous sommes persuadés que vous ne verrez dans cet acte, qu’une preuve de notre entier dévouement à faire respecter la loi.


» Salut et fraternité.
» Vannes, le 7 thermidor an III. »

(Corresp. dép. reg.)


En conséquence de cette réquisition, Lemoine s’empressa de nommer une commission qui entra aussitôt en fonctions.

Blad, de son côté, comprit qu’en attendant la décision de la Convention, il se rendrait suspect de « faire outrage à la loi » et se mit en devoir d’obtempérer tout simplement et tout humblement à un arrêté, que, dans les bonnes règles, il appartenait à lui seul de prendre.

Ainsi, à peu près au même moment où Tallien, à Paris, se rejetait, des projets de clémence magnanime dans ceux de vengeance impitoyable, un mouvement pareil entraînait tout dans le Morbihan. La peur d’être compromis, — le plus puissant des réactifs connus, — avait agi sur Tallien. Le même mobile, manifestement, faisait céder Blad. Et l’on peut croire que parmi les membres de ce Directoire qui poussait le zèle patriotique jusqu’à s’arroger des pouvoirs exceptionnels, plus d’un, — et les plus ardents probablement, — n’obéissaient pas à un autre sentiment. Quelque Lanjuinais sans doute avait aussi passé par là.

Quant à Hoche, si l’on est obligé de constater qu’il finit par subir, lui aussi, la loi de ces peu nobles considérations, sa conduite semble indiquer que sa conscience eut quelque peine à s’y résigner.

Ce fut une consternation générale dans Auray, où tout le monde, vainqueurs et vaincus, vivait dans la confiance d’une capitulation, quand tomba, comme un coup de foudre, la nouvelle des mesures prises pour le jugement et l’exécution des prisonniers.

Sombreuil voulut porter lui-même à ses malheureux compagnons, qu’il avait involontairement entraînés dans son erreur, l’avis du sort qui leur était réservé et leur faire ses adieux.

De là, il se fit conduire chez le général Humbert, commandant la ville d’Auray.

L’entrevue fut solennelle et tragique. L’un de ces deux hommes, qui, par le sacrifice de sa vie noblement offerte, avait cru racheter celle de ses soldats, et se trouvait les avoir conduits au supplice, était en droit de se révolter contre l’indigne manquement à la parole donnée et de faire entendre les plus véhémentes imprécations ; l’autre, dont les principes d’honneur et les sentiments de générosité étaient certainement livrés à une cruelle torture, n’avait à invoquer que son impuissance et l’inéluctable devoir de l’obéissance passive. Nul ne pourra dire quels furent les propos échangés. Ce qu’on sait, c’est qu’à un certain moment, Sombreuil, dans un accès de désespoir exaspéré, saisit sur la cheminée un pistolet, l’appuya sur son front et pressa la détente. Il se trouva que l’arme était mal chargée, et le coup ne produisit qu’une contusion[5].

On transporta le malheureux Sombreuil dans l’église des Cordeliers. L’évêque de Dol « lui reprocha la lâcheté d’un suicide, condamné également par Dieu et par les hommes, lui prêchant avec tant d’éloquence les grands enseignements de la religion, que Sombreuil pleura son crime et promit de mourir avec la résignation d’un chrétien et le courage d’un soldat ».

Il comparut le 9 thermidor devant la Commission ; il répondit avec calme à toutes les questions qui lui furent posées ; il déclara que, pour lui-même, il n’avait rien à dire contre sa condamnation ; mais, pour ses compagnons, il réclama hautement le bénéfice de la capitulation. Les termes de cette déclaration ont été religieusement recueillis par les spectateurs. Beauchamp les rapporte fidèlement :

« Sombreuil, dit-il, parut le premier ; après avoir déclaré son nom, son âge, l’époque de son émigration, il ajouta : « J’ai vécu et je mourrai royaliste. Prêt à paraître devant Dieu, je jure qu’il y a eu capitulation et qu’on s’est engagé à traiter les émigrés comme prisonniers de guerre[6]. »


Se tournant ensuite vers la garde qui l’entourait : « J’en appelle à votre témoignage, grenadiers, s’écria-t-il ; c’est devant vous que j’ai capitulé. » Tous les soldats présents, soit comme gardes, soit comme spectateurs, répondirent par une acclamation unanime, attestant que la capitulation avait eu lieu et déclarant qu’ils ne souffriraient pas qu’elle fût violée. C’est là une de ces scènes qu’un historien pourrait imaginer, à distance des événements, pour dramatiser son récit, mais dont personne n’aurait le pouvoir d’imposer la créance à toute la génération contemporaine, si elle n’avait pas eu lieu réellement.

Il faut bien, du reste, que dans le procès-verbal de cette Commission du 9 thermidor, se soient trouvées quelques mentions jugées compromettantes, car ce procès-verbal a été supprimé. M. de Closmadeuc le constate et en tire une conclusion vraiment inattendue :


« La minute des interrogatoires de cette première audience[7] n’existe pas dans le dossier. Nous n’y trouvons qu’une expédition[8] des jugements. La lacune est d’autant plus fâcheuse qu’elle a été maladroitement comblée depuis par des récits composés après coup, dont l’invraisemblance ou l’exagération prêtent le flanc à la critique. Des paroles ont été mises dans la bouche des principaux accusés, pour attester qu’il y avait eu capitulation. Tenons-nous en aux documents[9]. »


Ce qui prête plutôt à la critique, c’est cette proposition singulière qui, réduite à sa plus simple expression, revient à dire : Il subsiste des témoignages nombreux et précis ; les documents (peut-être contradictoires) qui devraient exister, font défaut ; écartons les témoignages ; tenons-nous en aux documents… absents. Il serait certainement plus rationnel et plus conforme aux principes qui font loi en matière d’instructions quelconques, de considérer que la disparition, plus étrange encore que fâcheuse, des divers documents relatifs au fait en question, donne une valeur presque invincible aux témoignages qui s’y rapportent.

Il convient de reconnaître, du reste, qu’on n’a pas généralement osé entreprendre de nier « les paroles mises dans la bouche des principaux accusés », c’est-à-dire la suprême déclaration de Sombreuil, ni d’en suspecter formellement la sincérité[10]. Les écrivains dont elle gêne la thèse, s’en tirent par des explications du genre de celle-ci :


« Sombreuil, dans la conversation, seul à seul, après la reddition[11] n’eut évidemment pas de peine à toucher le jeune héros républicain par l’offre chevaleresque, mais inacceptable, de sa vie pour celle de ses compagnons, et il prit pour « promesse » à utiliser, le désir cordialement exprimé de sauver le plus grand nombre possible des vaincus[12]. »


On voit comme c’est simple : Sombreuil, qui n’a jamais passé pour un imbécile, a pris pour « promesse à utiliser » (le mot est charmant), quelques propos obligeamment évasifs. Et voilà comment il a cru à une capitulation, tous ses compagnons y ont cru, les troupes républicaines y ont cru, la population y a cru, et les juges militaires eux-mêmes ont été impressionnés par cette croyance, au point de se récuser ! Il reste — si l’on ne veut pas tenir les représentants du peuple, membres du Comité de salut public, pour convaincus d’un impudent et criminel mensonge — à arranger cela avec leur déclaration solennelle : « que le général en chef et les autres généraux ont assuré que, non seulement ils n’avaient rien promis, mais qu’ils avaient dit hautement qu’ils ne pouvaient ni ne voulaient rien promettre. » Cela est encore très simple sans doute : ce sera ce refus hautement formulé de rien promettre qui aura rendu évident le désir cordial d’épargner les vaincus et qui aura été pris tout naturellement par Sombreuil et par tout le monde, pour « promesse à utiliser ».

Quant à l’attestation des soldats, on ne se hasarde pas non plus à contester formellement le fait. Seulement on a trouvé des explications aussi ingénieuses que la précédente pour essayer d’en atténuer la portée. En voici une qui mérite d’être citée : « Les grenadiers qui avaient assisté à la reddition du Fort-Neuf n’étaient plus à Auray le 27 juillet ; ils avaient été dirigés vers les Côtes-du-Nord. Cependant, il est possible que d’autres soldats, présents à l’audience publique, aient été entraînés par des habitants de la ville, partisans des accusés, à approuver bruyamment la déclaration de Sombreuil ; mais la manifestation, si elle eut lieu, n’empêcha pas les juges de prononcer l’arrêt capital[13]. » Ceci aussi est d’une simplicité touchante. Qui pourrait ne pas trouver tout naturel et vraisemblable ce fait de tout un corps de troupes se laissant, en quelques jours, séduire par la partie de la population avec laquelle il vivait jusque-là en état d’hostilité, dans l’intérêt de gens qu’on lui a appris à considérer comme ennemis de la patrie, et se portant, par pure complaisance, à attester bruyamment, en présence de ses officiers et devant un conseil de guerre, la réalité d’une prétendue capitulation ?

Il n’est pas d’un grand intérêt de rechercher si tous les grenadiers qui avaient assisté à la reddition du Fort-Neuf étaient ou non présents à Auray le 27 juillet. Ils étaient peut-être partis avant cette date ; mais très probablement, ce départ n’avait eu lieu précisément qu’après la séance de la première Commission. On aura pris la précaution de les éloigner d’Auray, comme Hoche lui-même s’est éloigné en toute hâte, pour éviter l’embarras des confrontations, au moment où se produirait le rappel de la capitulation[14]. On n’aperçoit pas bien en quoi l’attestation perdrait de sa valeur, si les grenadiers, ne pouvant rendre témoignage eux-mêmes, avaient laissé à leurs camarades le soin de rendre témoignage pour eux.

On ne voit pas mieux ce qu’on prétend prouver par cette phrase singulière : « La manifestation, si elle eut lieu, n’empêcha pas les juges de prononcer l’arrêt capital. » Serait-ce à dire que la justice d’une sentence se prouve par le fait qu’elle a été prononcée ? et que la valeur d’un témoignage soit détruite par le fait qu’un tribunal n’en a pas tenu compte ? Il n’est d’ailleurs pas exact de dire que la manifestation « n’empêcha pas les juges de prononcer un arrêt capital ». Ces termes prêtent fâcheusement à l’équivoque. On peut dire, si l’on veut, que la manifestation n’empêcha pas qu’un arrêt capital soit à la fin prononcé ; ce sera la constatation d’un fait qui ne prouvera rien pour ou contre l’importance de la manifestation. Mais on n’a pas le droit de faire entendre qu’elle n’arrêta pas les premiers juges et ne troubla pas leurs consciences. Car ceux-là même qui passent sous silence la première Commission, sont bien obligés de reconnaître que les membres de la Commission du 27 juillet adressèrent, le lendemain, au représentant du peuple, une lettre demandant un sursis, en raison précisément du rappel de la capitulation fait par les accusés.


« Presque tous les prisonniers que nous venons d’interroger, font valoir la foi d’une capitulation ; ils répondent ne s’être rendus que parce que plusieurs officiers et soldats de l’armée de la République leur ont assuré qu’ils auraient la vie sauve s’ils mettaient bas les armes ; que comptant sur cette promesse verbale, ils s’étaient rendus pour épargner le sang des deux partis. Ils en étaient tellement persuadés, qu’un des leurs s’est mis à la nage pour aller annoncer cette capitulation à la corvette ou frégate dont le feu inquiétait nos troupes, qu’il cessa au même instant, et que cet officier revint à terre[15].

» Nous ignorons si cette capitulation existe ; si elle est, notre marche est arrêtée. Nous vous invitons, en conséquence, à nous faire connaître la vérité et à nous tracer la conduite que nous devons tenir dans la carrière pénible que nous parcourons.

» Sombreuil, La Landelle et Petit-Guyot sont, il est vrai, déjà jugés, mais Sombreuil était chef[16], et les deux autres n’ont pas parlé de capitulation.

» Au surplus, dans l’exécution, il vaut mieux, sans doute, n’en avoir jugé que trois, que prononcé sur tous. Si même les jugements que nous avons rendus hier n’étaient pas mis à exécution, nous vous prions de les suspendre. Le plus léger doute, quand on condamne, peine la conscience de l’homme juste. Il est besoin, en outre, d’éclairer l’opinion publique, qui paraît croire à cette capitulation, ce qui rendrait odieuses nos opérations, si on ne s’empressait de la détruire.

» Au reste, l’avis que nous vous demandons ne suspendra nullement nos travaux, nous continuerons à interroger et l’énonciation seule de nos jugements sera arrêtée.


» Salut et fraternité.
» Les membres de la Commission militaire,
» Barbaron, président ; Ducarpe, capitaine ; Moisey, lieutenant ; Bouvet, sergent-major ; Cussy, caporal ; Husson, secrétaire. »

En présence d’un document comme celui-là, il est impossible de conserver le moindre doute sur le fait de la manifestation des soldats et de comprendre qu’on se demande « si elle eut lieu ».

La démarche des membres de la Commission est tellement singulière, tellement inusitée, qu’on ne saurait probablement citer aucun exemple pareil dans l’histoire militaire de la Révolution, et tout au moins qu’on n’en trouverait aucun dans l’histoire des guerres civiles de l’Ouest. Il faut donc qu’elle ait été déterminée par quelque fait d’une nature particulière et d’une gravité énorme. Ces juges ne portaient pas des esprits timorés et des consciences scrupuleuses à l’excès. Dans leur première fournée de 17 accusés, un seul avait obtenu un sursis, malgré la capitulation invoquée. Ils n’avaient pas hésité à condamner les seize autres à mort. Ce n’est que le lendemain qu’ils se décident à signaler, non pas un fait nouveau, mais le fait connu d’eux dès la veille, qui pourrait entacher leur jugement et surtout le rendre « odieux devant l’opinion publique ». Il est donc manifeste qu’ils cèdent moins à une impulsion spontanée qu’à une pression extérieure, qui ne peut être que celle des clameurs indignées par lesquelles les soldats continuaient à protester contre le manque de foi.

Cette tardive et bien timide invitation à plus ample examen, tempérée par les plus humbles assurances de soumission, parut un excès d’indépendance intolérable.

Le jour même, Blad lance un nouvel arrêté :


« La Commission militaire, créée en vertu de l’arrêté du 3 de ce mois est cassée et cessera ses fonctions aussitôt la communication du présent. Elle est remplacée par une autre Commission composée comme suit : François Bouillon, capitaine du 2e bataillon de tirailleurs, président ; Ignace Bischop, lieutenant ; Julien Carpin, lieutenant ; Jourdan Belle-Pointe, adjudant sous-lieutenant (du même bataillon) ; Duhem, sous-lieutenant du 10e chasseurs à cheval, juges ; Tilloy, quartier-maître du 2e bataillon de tirailleurs, secrétaire ; laquelle nous rendra journellement compte de ses travaux[17]. »


Et, dès le lendemain, ce zélé représentant se hâte d’en faire part au Comité de salut public :


« Liberté-Égalité-Fraternité-Humanité-Justice.

» De Vannes, le 11 thermidor an III de la République une et indivisible (29 juillet).

» Le représentant du peuple, membre du Comité de salut public, envoyé extraordinairement dans les départements de l’Ouest, à ses collègues du Comité.

» La Commission, créée et nommée, en vertu de notre arrêté du 3 de ce mois, est entrée en activité. Le 9, après midi, elle a jugé et condamné à la peine de mort, conformément aux lois, les individus compris dans le jugement dont copie est jointe et qui ont été fusillés aujourd’hui à onze heures ; le même jour, nous avons reçu de ladite Commission la lettre dont je vous adresse copie.

» Il nous a paru que nonobstant notre arrêté du 5 de ce mois, qui précise les cas douteux, nonobstant l’assurance que nous lui avions donnée[18], qu’il n’y a eu, ni pu avoir de capitulation entre des républicains et des traîtres pris les armes à la main, cette Commission chancelait, hésitait à remplir avec fermeté la tâche qu’elle a acceptée, et risquait, par des délais hors de saison, de compromettre la tranquillité de ce pays, dont le plus grand nombre des habitants n’est que trop disposé à une insurrection en faveur des ennemis détenus à Auray. En conséquence, nous avons cru devoir casser la première Commission et en nommer une autre qui fût à la hauteur de ses fonctions et qui mît dans ses opérations, la célérité qu’exigent les circonstances et la notoriété du délit. Cette mesure m’a paru d’autant plus indispensable que la flotte anglaise menace toujours nos côtes, que les Chouans de l’intérieur continuent leurs brigandages et que les prisonniers, ainsi que leurs complices, sont, malgré toutes les précautions prises jusqu’à ce jour, instruits à la minute de tout ce qui peut intéresser les uns et les autres, et que le plus léger incident peut rendre au crime les ennemis de la République et faire tourner la plus brillante victoire à notre désavantage. C’est pour éviter tant de malheurs que nous nous sommes déterminé à prendre les deux arrêtés de ce jour.


» C.-A.-A. Blad. »

Ainsi le mouvement d’hésitation provoqué par un remords de loyauté, avait été taxé de faiblesse coupable et n’avait eu pour résultat peut-être que de faire hâter l’exécution des condamnés. Mais on eut de la peine à trouver des exécuteurs. Les chasseurs de la 19e demi-brigade avaient refusé ce service, officiers et soldats, disant qu’ils étaient des soldats et non des assassins. Il fallut chercher en dehors des troupes de ligne et recourir à des corps composés d’étrangers[19].

Les condamnés avaient été transférés à Vannes, dans la soirée du 27 juillet ; ils étaient au nombre de seize : l’évêque de Dol ; son frère, Urbain de Hercé, qui était son vicaire-général ; onze autres prêtres et trois émigrés, Sombreuil, La Landelle et Petit-Guyot. Le lendemain, à onze heures, on les conduisit sur la promenade de la Garenne, où les attendait le peloton d’exécution. On leur lia les mains derrière le dos. Sombreuil se révoltait contre cette humiliation, et ne s’y résigna que sur l’observation de l’évêque, que son roi s’y était bien soumis. Quand ce prélat voulut donner la dernière bénédiction à ses compagnons inclinés devant lui, il ne pouvait se découvrir ; un soldat s’avança pour le débarrasser de son chapeau, mais Sombreuil l’écarta et enleva le chapeau avec ses dents. Il avait obtenu pour lui de n’avoir pas les yeux bandés et de commander le feu. Mais avant de mourir, il tint à proclamer encore une fois qu’une capitulation avait été accordée. Puis il donna le signal. On dit que la première décharge ne l’atteignit que légèrement et qu’il fallut l’achever par un coup à bout portant.

Dès le 30 juillet, de nouvelles Commissions sont nommées ; à la demande du général Lemoine, le nombre en est porté à six : deux à Auray, deux à Vannes, deux à Quiberon.

Il semble que les mesures prises par Blad à l’égard de la Commission Barbaron devaient suffire pour qu’on n’eût pas à craindre de voir celles-ci « chanceler, hésiter à remplir avec fermeté la tâche » qu’on leur imposait. On voit cependant que Blad crut nécessaire de multiplier les avis officiels pour étouffer ce scrupule de la capitulation, qui n’agitait pas seulement l’opinion publique, mais qui, très manifestement, n’avait pas cessé de troubler les juges militaires.

Le 1er août, il publiait les deux actes suivants :


« Vannes, 14 thermidor an III.
» Déclaration aux Commissions militaires.

   » Au nom du peuple français,

» Les représentants du peuple, membres du Comité de salut public, déclarent que, quoiqu’ils fussent sur les lieux et accompagnassent partout les colonnes républicaines, ils n’ont eu connaissance d’aucune capitulation, ni d’aucune condition convenue avec les émigrés et les Chouans pris à Quiberon.

» Déclarent que le général en chef et les autres généraux leur ont assuré que, non seulement ils n’avaient rien promis, mais qu’ils avaient dit hautement à Sombreuil, en présence de quelques autres chefs de son armée, qu’ils ne pouvaient ni ne voulaient rien promettre.

» Déclarent enfin que, si quelques officiers ont invité les patriotes, les républicains qui étaient dans le fort, et il y en avait plusieurs, à mettre bas les armes, ils n’ont adressé la parole qu’aux soldats français enrôlés de force, aux cultivateurs arrachés de leurs foyers par la violence, et non à des traîtres avec lesquels aucune loi ne permettait de traiter.


» Blad. »

« Proclamation des représentants du peuple, membres du Comité de salut public, en mission extraordinaire dans l’Ouest, à tous les Français.

  » Citoyens,

» Il nous est parvenu que quelques hommes, malveillants ou trompés, avaient semé et accrédité dans le public, le bruit d’une prétendue capitulation entre les troupes républicaines, qui ont repris la presqu’île de Quiberon, et les émigrés et les Chouans qui y ont été faits prisonniers.

» On a osé dire que ces derniers n’avaient mis bas les armes que sur la promesse positive qu’ils auraient la vie sauve.

» Nous devons, à la vérité, à l’armée et à nous-mêmes, de repousser une pareille fausseté.

» Républicains, lisez notre déclaration aux Commissions militaires chargées de juger ces prisonniers ; et vous tous, qui voudriez encore vainement servir le royalisme, qui cherchez à ternir, par le plus odieux mensonge, une victoire due au seul courage de nos intrépides soldats, séchez de dépit, en voyant l’écueil où viennent se briser votre rage inutile et vos impuissants efforts.


» Blad. »

Après des déclarations aussi affirmatives et aussi comminatoires, il est bien clair que chacun devait savoir à quoi s’en tenir. Les soldats étaient bien et dûment avertis que le moindre mot de témoignage dans le sens de la capitulation, serait considéré comme tendant à « servir le royalisme et à ternir, par le plus odieux mensonge, une victoire due au seul courage des défenseurs de la République » ; et les Commissions que la moindre velléité « d’hésiter » devant les protestations sur ce fait, équivaudrait à mettre en doute la parole des représentants du peuple, membres du Comité de salut public. On pouvait donc compter qu’elles se montreraient désormais « à la hauteur de leurs fonctions ».

Elles se mirent en effet à l’œuvre et opérèrent avec toute la « célérité » convenable.

Pour plus de simplicité et aussi pour plus de sûreté, on avait jugé à propos de ne pas donner de défenseurs aux accusés. Il ne faut pas trop s’en étonner, car cette mesure trouve encore aujourd’hui des approbateurs. « Si les accusés n’avaient pas de défenseurs, — écrit bravement un historien moderne, — c’est que le fait seul de leur présence sur le territoire français, entraînait la peine de mort. Il n’y avait pas pour eux de circonstances atténuantes valables. » Il faut avouer que le respect des formes et des garanties consacrées par le droit des gens, eût été, dans la circonstance, une hypocrisie inutile, presque ridicule, eût choqué comme une dissonance.


  1. C’est le 7 thermidor que Lemoine notifie au Directoire du département la délégation qu’il vient de recevoir de Hoche. Il n’avait donc pu en faire usage plus tôt pour procéder aux nominations dont Hoche était chargé. D’où cette conséquence forcée que la commission prête à entrer en activité le 6 était antérieure à la commission Barbaron, nommée par lui.
  2. Il serait intéressant de savoir ce que représentent ces points, surtout quand on connaît cet autre document publié par M. de Closmadeuc (extrait du Journal intime d’un citoyen de Vannes, administrateur du département) : « Sombreuil s’appuyait sur la parole de Hoche qui lui avait dit au moment où il gagnait un bateau à la nage, de se rendre et de se fier à la loyauté française, que, sur cette parole, il avait regagné le bord… On lui objectait que Hoche n’était pas le maître de donner une semblable parole, que s’il lui a dit de se fier à la loyauté française, il l’avait aussi prévenu que son sort ne dépendait pas de lui. À cela il ne répondait rien ; mais un instant après, il revenait à dire qu’il se fondait sur la capitulation et cette capitulation était la prétendue parole de Hoche. » (Quiberon, p. 174.) M. de Closmadeuc dit que ce citoyen « par sa fonction même, a pu assister à l’écrou des prisonniers et leur a parlé ».
  3. Il est regrettable que l’écrit en question, qui doit être joint au procès-verbal ne soit pas publié. Il serait bien étonnant que les faits dénoncés ne fussent pas relatifs à l’arrêt d’incompétence de la 1re commission.
  4. Encore des points à un endroit qui serait peut-être intéressant.
  5. Rouget de Lisle rapporte le fait autrement. Un secrétaire de Grenot lui aurait raconté que cette tentative de suicide aurait eu lieu dans une auberge. Cette version est tout à fait invraisemblable. Mais par la même raison qu’il a ignoré le motif de l’arrêt d’incompétence, on comprend que Rouget de Lisle ait cru inutile de contrôler le dire du secrétaire de Grenot.
  6. Hist. de la Vendée et des Chouans, t. 3, p. 233. Ce n’est pas le Beauchamp royaliste de la Restauration qui parle ainsi, c’est le Beauchamp républicain.
  7. Précisément la minute de l’interrogatoire de Sombreuil !
  8. Ainsi la minute des jugements n’existe pas non plus. Il paraît que ce dossier avait terriblement besoin d’être expurgé.
  9. Quiberon, p. 170.
  10. Dans le Journal intime d’un citoyen de Vannes, administrateur du département, cité par M. de Closmadeuc, on lit : « Sombreuil s’appuyait sur la parole de Hoche. »
    Dans le même sens, M. de Closmadeuc cite encore un extrait du Journal de M. de Chalus. Enfin une lettre de Sombreuil à sa sœur, en date du 23 juillet (donnée par Nettement), contient ces mots : « Je me suis dévoué pour eux et j’espère les sauver. On me l’a promis, serait-ce me flatter en vain que d’y croire ? Puissent ceux qui ont fui être aussi contents d’eux. Adieu ! »
  11. La signification de ces mots : « après la reddition », glissés en passant, se laisse assez deviner. Mais alors il faudrait récuser tous les témoignages précis d’après lesquels une conférence entre les deux chefs précéda la reddition ; et puis il faudrait encore admettre que les propos pris par Sombreuil, pour promesse à utiliser, étaient échangés, alors qu’il ne pouvait plus être question, ni de conditions, ni de promesses.
  12. M. Chassin — Hoche à Quiberon.
  13. Cette explication est encore de M. Chassin.
  14. Leur protestation se produisit devant la Commission du 25, dont les actes ont été supprimés. C’est pourquoi Hoche les a emmenés ce jour-là.
  15. M. de Closmadeuc, qui veut s’en tenir aux documents, ne doit pas ignorer celui-ci, non plus que ceux cités à la page précédente. Comprend-on qu’en présence de ces textes, il puisse dire que les paroles pour réclamer la capitulation aient été « prêtées » aux principaux accusés par « des récits composés après coup » ?
  16. Il est impossible de ne pas voir, dans ces mots ainsi placés, une allusion qui suppose connue, et des juges militaires et des représentants, la clause par laquelle Sombreuil était excepté de la capitulation.
  17. Il faut noter qu’une autre mesure était prise en même temps : celle de changer la garnison.
  18. Blad le constate : c’est nonobstant l’assurance qu’il avait donnée à la Commission, qu’il n’y a eu ni pu y avoir de capitulation, que la Commission, après avoir prononcé les condamnations, manifesta ses scrupules au sujet de la capitulation. Il fallait donc que le cri du public et de l’armée fût bien fort.
  19. Voilà encore un fait que l’on conteste et sur lequel cependant la tradition paraît bien avoir raison contre des dénégations fondées sur l’ignorance de certains détails. Un simple renseignement éclaircira ce point : « Les légions bataves, belges, liégeoises créées en 1792 et 1793 et supprimées par le décret de l’an II (20 brumaire) se transformèrent en de nombreux bataillons de tirailleurs » (Larousse). Or, remarquez la gradation suivie dans la composition des Commissions : 1re Commission, 72e demi-brigade (troupes de ligne), qui se récuse ; 2e Commission, 1er bataillon de la Gironde (volontaires), qui formule une demande de sursis ; 3e Commission, 2e bataillon de tirailleurs (belges). Beauchamp le constate : « La Commission militaire d’Auray ayant été cassée, de nouveaux juges furent choisis parmi les Belges et autres étrangers. » La tradition reconnue exacte, quant à la composition des Commissions, l’est donc aussi certainement en ce qui concerne les pelotons d’exécution, et spécialement en ce qui concerne l’attitude de la 19e demi-brigade. On ne saurait expliquer autrement pourquoi, de longues années après, les familles des victimes citaient encore avec un pieux souvenir, les noms de quelques-uns des officiers de cette demi-brigade, entre autres, MM. Pradal, Fayard et Saint-Clair et se faisaient un devoir de témoigner gratitude et sympathie à l’un d’eux qui s’était retiré à Vannes. M. de Closmadeuc, qui a été témoin des égards rendus à M. Pradal, ne veut pas qu’ils fussent mérités par l’attitude qu’on lui attribuait dans cette affaire ; sa raison d’en douter serait, autant qu’on peut l’apercevoir, que M. Pradal était devenu royaliste à la Restauration et avait été fait adjoint au maire de la ville. Ce n’est peut-être pas une raison péremptoire.