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Le Père Brafort/Texte entier

La bibliothèque libre.
Musée littéraire, choix de littérature
Le Siècle (série 45p. 223-348).

ANDRÉ LÉO


LE PÈRE BRAFORT


PREMIÈRE PARTIE.

I

JEAN-BAPTISTE BRAFORT.

En essayant de reproduire ici la vie du digne concitoyen, qu’il y a peu de jours nous conduisions à sa dernière demeure, nous comprenons toutes les difficultés de notre tâche. Jean-Baptiste Brafort est le type le plus familier de cette génération d’hommes nés avec le siècle, qui ont participé à ses luttes et à ses épreuves. Si la plupart de ses contemporains l’ont déjà précédé dans la tombe, beaucoup lui survivent. Quoique son action dans la vie publique n’ait jamais été bien éclatante, il a laissé dans tous les partis quelques souvenirs. Impressionné diversement par les opinions de son époque, bien que toujours fidèle à son caractère ; honoré des suffrages de ses concitoyens, distingué par le pouvoir, tantôt favorisé par la fortune et tantôt trahi par elle, sa vie, soit privée, soit publique, offre un résumé des instincts, des idées et des passions de la période de temps où il vécut, et peut-être sert-elle pour une part à l’expliquer.

Jean-Baptiste Brafort naquit en 1800, dans un village du Berry, où son père exerçait les fonctions de garde champêtre. L’héritage du sang et des traditions n’étant point indifférent, il sera bon de rappeler en quelques mots le passé de cette famille.

Ses souvenirs remontaient au bisaïeul de Jean-Baptiste, pauvre serf du comte de Vaux, qui le fit pendre pour avoir pris un lièvre au lacet. La veuve et les orphelins, réduits à la plus profonde misère, durent s’expatrier, le comte de Vaux naturellement leur en voulant fort de cette pendaison. Ils se réfugièrent sur les terres d’un autre seigneur, où ils périrent successivement, à différents âges, sans progéniture, sauf l’un d’eux, Jacques Brafort, qui vécut assez pour laisser un héritier de sa destinée.

Celui-ci fut recueilli par une vieille et pieuse châtelaine, qui s’était donné la tâche de gagner le ciel pour elle et les siens en palliant les misères qu’ils contribuaient à créer en ce bas monde. Elle l’éleva dans sa basse-cour, et quand il eut seize ans, elle lui donna la charge de hallebardier de monsieur le marquis de Labroie, son fils.

Jean Brafort se distingua dans cette fonction par les qualités qu’aiment les grands : l’empressement servile et l’obéissance passive. Fier de sa hallebarde, pour rien au monde il ne se fût exposé à la perdre, surtout quand, buvant et mangeant si bien au château, il voyait autour de lui, dans les années de famine qui précédèrent la Révolution, les paysans, ses frères, se tordre dans les convulsions de la faim sur l’herbe dont ils essayaient de se nourrir. C’est pourquoi il maudit de tout son cœur les insolentes prétentions de ce tiers-état qui menaçait la fortune de ses dignes maîtres. Une famille si bienfaisante ? Et qui donc ferait l’aumône désormais ?

Puis Jean avait l’âme honnête et tenait la propriété pour sacrée. Or, les chartes n’étaient-elles pas là, bien et dûment authentiques, et consacrant les droits qu’on disputait à ces bons seigneurs ? N’avaient-elles pas été faites librement et signées des deux parties ? Et tous ces droits, terres et priviléges, qu’ils résultassent de dons ou d’acquêts ou d’héritages, n’étaient-ils pas le fruit de la conquête, du travail, de l’habileté ou du bon ménagement des membres de cette famille, et pouvait-on y porter la main, sans violer toutes les lois divines et humaines ? Qu’on rendît aux serfs quelques libertés… cela se pouvait, puisque monsieur de Voltaire avait tant crié pour ces misères et que le roi le voulait bien. Ainsi, par exemple, la liberté de conscience et celle d’aller et venir, de se marier, de penser comme ils voudraient, et autres pareilles qui ne dérangent pas trop les choses établies ; encore il restait à savoir s’ils en feraient bon usage, car c’étaient des gens si pauvres et si idiots, qu’ils avaient besoin d’être conduits et ne pouvaient se passer de maîtres. Mais enfin, puisqu’ils en voulaient tant de la liberté, qu’on leur en donnât un peu, à condition qu’ils restassent respectueux et fissent leurs corvées. Mais toucher aux droits acquis !… jamais ! Pour cela, c’était une infamie, un pillage, une œuvre de gueux et de scélérats !

Plus tard cependant, quand les bons seigneurs eurent pris la fuite, que les décrets se rendirent au nom de la nation, que la force fut bien décidément du côté révolutionnaire, et qu’on mit en vente les biens des émigrés, Jean se dit que puisque c’était ainsi, apparemment l’on avait raison. La maigre chère faite au château, dans les derniers mois, avait fort diminué d’ailleurs son respect pour l’antique famille des Labroie. Il acheta donc avec ses gages une dizaine d’hectares du domaine seigneurial, autour d’une maison de garde, et cela fait, il devint un des plus fougueux républicains de la commune, applaudit aux mesures les plus violentes, ne jura que par la Montagne, parla familièrement de couper la tête à tous ceux qui ne pensaient pas comme lui, et désormais dit autant de mal des nobles et des prêtres qu’il en avait dit du tiers-état.

Il baissa le ton sous le Directoire, et ses inquiétudes furent vives sur le sort de nos armées, en présence des victoires de la coalition. Aussi acclama-t-il avec enthousiasme le vainqueur d’Italie, ce grand capitaine, qui le confirmait dans son petit bien.

Dans tout cela, avait-il changé ? Non ; il était toujours du côté des droits acquis. Du moment que Bonaparte les respectait, Jean pouvait consentir à tout le reste ; il vit donc sans répugnance les églises se rouvrir. Pour le consulat à vie, comme pour l’empire, il courut au vote avec enthousiasme ; car l’homme du 18 brumaire et de Marengo personnifiait pour lui la grandeur, c’est-à-dire la force. Il fut au comble de ses vœux quand, au nom de l’empereur, on le nomma garde champêtre. Son petit bien, tout en prairie, ne l’occupait guère et ne pouvait le nourrir suffisamment, lui et les siens : et puis il représentait le pouvoir ; il était une des fibrilles de ce savant appareil musculaire qui étreint la France de la tête aux pieds, œuvre du grand homme, profonde application de la mécanique à l’ordre social.

Jean Brafort eut deux fils : Jean-Baptiste et Jacques, Sa femme… elle s’appelait de son nom à lui, madame Brafort ; elle était sa ménagère et la mère de ses enfants. On n’en pouvait dire autre chose, sinon que nul n’avait à s’en plaindre, quelques-uns peut-être à s’en louer ; mais la reconnaissance est moins bruyante que la haine, puis la pauvre femme ne possédant rien qui fût à elle et dont elle ne dût répondre, y compris son temps et ses pas, ne pouvait guère obliger. Elle était habituellement silencieuse. On prenait peu garde à elle, et son fils Jacques, seul, peut-être, la connaissait bien.

Cet enfant, le plus jeune, aimait sa mère à ne pouvoir la quitter, et on les trouvait toujours ensemble, l’un suivant l’autre, même à l’âge où depuis longtemps les garçons en général ne songent qu’à se soustraire à la surveillance maternelle. Jacques était cependant assez turbulent ; il faisait nombre de sottises avant même d’y avoir pensé ; mais une gronderie de sa mère le mettait en larmes, et jamais il n’oubliait, malgré son étourderie, ce qui pouvait plaire à cette mère chérie et la soulager de son travail rude et incessant. Car elle avait non-seulement tout à faire dans la maison, mais bien souvent, son seigneur et maître la chargeait encore de quelque ouvrage du dehors, qui lui incombait à lui, d’après les lois ordinaires de la distribution du travail. Il arrivait même que cet admirateur du grand homme ne comptait pas toujours avec l’impossible. Quoi qu’il ordonnât cependant, il ne fallait pas répliquer. Pouvait-il se tromper, lui, chef de famille et garde champêtre ? Il s’en fût aperçu d’ailleurs, que sa dignité ne lui eût pas permis d’en convenir, et qu’en tout état de cause, pour l’ordre, il fallait que sa femme fût battue. Le petit Jacques était malade à la suite de ces choses-là, heureusement peu fréquentes.

Jean Brafort ne pouvait assez regretter d’avoir un garçon de ce caractère câlin et pleurard. Il l’appelait fille d’un ton de mépris et reprochait très-durement à sa femme de l’avoir fait comme cela. Il disait encore que c’était une chose honteuse pour un homme que de s’attacher ainsi à un cotillon, et cent propos de ce genre, qui inspiraient à Jean-Baptiste assez de mépris pour son frère et pour sa mère encore plus logiquement.

Lui, Jean-Baptiste, l’aîné, il était compagnon assidu de son père et son factotum ; ils causaient ensemble et Jean Brafort riait d’un rire à la fois satisfait et goguenard, lorsque parcourant sa commune avec son fils, il voyait « le petit drôle » régler le pas de ses petites jambes sur celles de son père, et, malgré sa fatigue, se redresser, fier et la tête haute, devant les maisons où ils passaient.

— C’est moi tout craché, disait-il quelquefois en contemplant Jean-Baptiste. Avec cette facilité d’imitation qu’ont presque tous les enfants, Jean-Baptiste en effet reproduisait à plaisir la démarche, les intonations, les expressions de son père, et parfois même, ce qui faisait rire, le même ton sentencieux et digne vis-à-vis des administrés. Comme Jean Brafort admirait l’empereur, Jean-Baptiste admirait son père, et dans ce temps-là, le sabre et la plaque de garde champêtre étaient à ses yeux le dernier terme des honneurs et de l’ambition.

Ces courses journalières, l’hiver, dans les bois, l’été, le long des prairies ou parmi les blés, et les courtes soirées dans la maisonnette, d’abord autour de la table où la mère posait le souper fumant ; puis, dans un demi-rêve, près du feu, tandis que l’image du père, fumant sa pipe (une supériorité de plus aux yeux de son fils), et de temps en temps, la retirant majestueusement pour gourmander de sa grosse voix sa femme ou le petit Jacques, et la mère allant et venant, lavant, rangeant sans relâche, puis s’asseyant enfin près de la lampe pour raccommoder, et la tête blonde et douce de Jacques, se penchant sur sa poitrine et parfois tressaillant aux éclats de voix du père. — Toutes ces images devenaient de plus en plus troubles et confuses, jusqu’au moment où le père disait :

— Allons, Jean-Baptiste, allons, tu dors ! Va te coucher, mon garçon ; tu as bien travaillé, toi. Nous recommencerons demain.

Tel fut, jour à jour, toute entière pour notre héros, cette vie des premières années, si profonde dans ses impressions et toujours si douce au souvenir, quelque insuffisante ou triste qu’en ait pu être la réalité.

Bien souvent depuis, lorsqu’il eut fait ses classes, Jean-Baptiste s’attendrit à ces souvenirs d’enfance et revit la petite maison, humble, mais jolie construction, où le château avait déposé l’empreinte de la civilisation : l’intérieur propre et clair, le buffet aux assiettes bleues et aux tasses à fleurs ; les deux lits à la duchesse, dans l’un desquels il dormait près de son frère ; dehors, le grand marronnier qui à l’automne leur pleuvait des jouets : les beaux marrons luisants, enfermés dans leur coque verte et piquante, d’où on les tirait avec précaution et ravissement comme un trésor.

Pour les premières notions morales, Jean-Baptiste les reçut, comme tout enfant nourri au giron familial de ses parents. Sa mère, qui parlait peu et qu’il écoutait encore moins, ne lui apprit guère que quelques prières. Elle était dévote, la pauvre femme ; pourquoi ne l’eût-elle pas été ? C’était, comme elle disait, une consolation, et avec Jacques cela lui en faisait deux, qui n’étaient de trop. Quant au garde champêtre, il se moquait de « ces marmoteries, » mais il allait à la messe « pour le bon exemple. » Ce fut à peu près de son père seul que Jean-Baptiste reçut sa première éducation : tantôt par l’exemple du devoir, lorsqu’en qualité de représentant de la loi, Jean Brafort se montrait inflexible pour les délinquants ; tantôt par l’aimable gaieté qu’il montrait, le verre en main, et les plaisanteries un peu salées qu’il se plaisait à adresser aux fillettes, ou enfin par les aphorismes qu’il émettait souvent sur les choses de ce monde, en parcourant sa commune avec Jean-Baptiste, disciple attentif.

Il faut pourtant que tu saches lire et écrire, dit-il un jour à l’enfant, quand celui-ci eut neuf ans. Notre glorieux empereur a dit : « Tout soldat qui sait lire et écrire a dans son sac un bâton de maréchal. » Ça n’est pas à dédaigner, hein ! qu’en dis-tu ? Si ça continue du même train, comme il nous reste encore à prendre l’Angleterre et la Russie, il est clair que tu partiras comme les autres. Hum !… Enfin, c’est beau de servir la gloire et l’empereur. Eh bien ! faut que tu ailles à l’école. Je vas parler de toi au magister, et je ne serai pas fâché que tu reçoives des leçons d’un ancien noble ; car j’espère que tu vas bien étudier pour leur prouver qu’on peut s’appeler Brafort et être aussi savant qu’eux.

— Et Jacques ? dit la mère, quand elle entendit parler de ce projet.

— Jacques ? répliqua le père d’une voix dure. Bah ! une fille n’a pas besoin d’apprendre. Tu lui enseigneras la couture, ça sera bien assez bon pour lui, et, quand il ira à l’armée, on le mettra dans les tailleurs. Pour Jean-Baptiste, c’est un vrai gars, celui-là ; il deviendra maréchal.

— Jacques n’est pas une fille, reprit la mère un peu tremblante du courage qu’elle déployait en moment par son insistance ; il aura besoin, comme son frère, de savoir lire. En les envoyant tous deux, le maître nous fera une diminution.

Ce dernier argument toucha Jean Brafort, mais il affecta de ne pas s’y rendre. Cependant, huit jours après, il annonça que les deux frères iraient à l’école, parce que le maître l’avait demandé, et que ça ferait perdre à Jacques l’habitude de se pendre aux jupes de sa mère.

Le maître d’école était effectivement un ancien noble, déjà ruiné avant la Révolution, mais qui avait eu dans sa jeunesse ure éducation assez complète et libérale, ses parents étant du parti des philosophes et de l’Encyclopédie. Il n’avait donc point émigré, s’était fait républicain et maître d’école, tenait comme son père, quoique plus faiblement, pour d’Alembert, Voltaire et Montesquieu, et possédait une bibliothèque remplie des ouvrages des xviie et xviiie siècles. Le village de Laforgue et quelques hameaux voisins lui envoyaient, sur une centaine d’enfants de huit à quinze ans, une douzaine d’élèves. C’était bien loin du plan républicain ; mais l’empire avait coupé court à ces fantaisies, n’ayant pas besoin d’idéologues, mais de soldats. Puis, lorsqu’on avait au moins une chance sur deux d’être emporté par un boulet, cela ne valait vraiment pas la peine d’apprendre à lire. Ces douze élèves qui payaient, selon leur force, dix sous, vingt sous ou trente sous par mois, composaient le plus clair du revenu du maître d’école, à qui la commune fournissait à peine le logement. Les deux élèves de plus qu’offrait Jean Brafort furent donc très-bien venus, et l’ancien gentilhomme s’en chargea pour toute l’année, sauf le temps des foins, pour vingt sous par mois.

À l’école, Jean-Baptiste justifia les espérances et même la prédilection de son père. Les commencements toutefois furent difficiles ; à ce petit garçon élevé jusque-là en plein air et dont l’attention ne s’était jamais dirigés que du côté où le désir l’appelait, ces caractères noirs à déchiffrer parurent autant d’instruments de torture ; mais, excité par l’amour propre, par les ordres de son père et par un sentiment du devoir qui lui était naturel, il s’appliqua de toutes ses forces, et se signala du moins, dès le premier jour, par sa ponctualité, sa bonne tenue et son obéissance. Le maître tout d’abord le classa parmi les bons. Ce parti composait une minorité plus recommandable par la valeur que par le nombre. Ils étaient deux.

Le second n’était pas Jacques. Il avait pleuré d’aller à l’école, soit par ennui de quitter sa mère, soit par effroi de l’inconnu. Cette répugnance, qui n’était d’abord qu’un préjugé, devint, dès les premières leçons, une antipathie convaincue. Jacques, forcé de subir le joug prit le parti que tous les enfants prennent en pareil cas ; il protesta par la force d’inertie. Sous l’empire de la terreur que lui inspirait la planchette, autrement dit férule, moyen suprême d’inculquer la science, qui se pratiquait encore sous l’empire, et plus tard, il répétait d’une voix lamentable le b, a, ba, tout en songeant à sa maisonnette, à sa mère, à son oiseau, aux incidents du chemin, à tout ce qui riait ou chantait dans les haies, dans les bois et dans les prés ; si bien que la chose se bornait à un exercice de larynx et n’avançait nullement son érudition. Un jour que le maître lui faisait dire e, o, u, cou, il répéta fort innocemment coucou, ce qui fit éclater de rire toute la classe et servit longtemps après de stimulant à des rires nouveaux. Ce fut alors que Jacques et la planchette firent connaissance l’un de l’autre, et que, retirant sa main, rouge et gonflée du coup, les yeux pleins de larmes, le cœur révolté, l’enfant sortit résolument de l’école, et alla dire à sa mère qu’il n’y voulait plus retourner. C’est alors qu’il fallut voir se déployer la haute énergie du père Brafort. Il reconduisit le délinquant par l’oreille, de la prairie à l’école, pendant une demie-lieue de chemin, le jeta dans un coin, tout épuisé de sanglots et de colère, et s’en alla en disant au maître d’école : « Il faut enchainer ce déserteur ! » Et, malgré les larmes de sa mère, Jacques fut mis au pain et à l’eau pendant trois jours.

Tout cela rehaussait par comparaison les mérites de Jean Baptiste qui, bien que plaignant son frère, car il n’était pas méchant, ne pouvait s’empêcher de savourer les triomphes de ce rôle d’enfant sage et plein d’espérance, dont il tenait l’emploi. Il lut ses lettres, et les syllabes de deux et trois lettres, au bout d’un mois.

C’était beau. Le système produit souvent des résultats beaucoup moindres. Dès la première année, Jean-Baptiste eu la croix de mérite, et le jour où l’instituteur, devant toute la classe, la lui attacha sur la poitrine, fut, — il nous l’a dit souvent, le plus heureux de sa vie. Il revint chez lui le soir en traversant le village, les yeux baissés, mais le buste fièrement cambré sous sa croix, le cœur palpitant du bonheur de la montrer à son père. Même, il nous avouait plus tard avoir pris le plus long chemin, qui était la rue principale du village, et pendant ce récit, qu’il faisait en souriant, à chaque fois, les yeux du vieillard devenaient humides.

Jacques faisait l’école buissonnière. Il y avait longtemps que sa pauvre mère était venue en cachette prier le maître d’école de n’avertir qu’elle de ses méfaits. Le brave homme, qui avait lu d’Holbach et Rousseau, et qui n’avait pas la conscience bien tranquille sur ses procédés, lui accorda volontiers cette grâce.

— Laissons, dit-il, agir la nature. Six heures d’étude par jour pour un garçon de sept ans, c’est peut-être un peu trop. Il deviendra sage en grandissant.

Jean-Baptiste eut à ce propos son premier cas de conscience. La faiblesse de sa mère à l’égard de Jacques et cette dissimulation à l’égard du chef de famille lui paraissaient fort coupables. Devait-il avertir son père Il soumit la chose à son confesseur, qui lui conseilla l’abstention et semonça lui-même madame Brafort. Jacques vit un jour pleurer sa mère, et apprit qu’il était la cause de son chagrin. Alors il se pendit à son cou, sanglota, promit… et deux mois après eut le deuxième prix de lecture de la troisième classe.

— Eh bien ! est-ce qu’il fera quelque chose, celui-là ? dit le père tout étonné.

Jean-Baptiste avait le premier prix de lecture et celui de bonne conduite. Il conservait sa suprématie ; mais, à partir de ce jour, l’inquiétude d’être dépassé par son frère lui fut un stimulant de plus. Ce n’était guère la peine avec un irrégulier tel que Jacques. Dès qu’il sut lire, la lecture devint ses délices et la passion pour laquelle il négligea tout le reste. Il emprunta des livres à son maître, qui les lui laissa prendre sans trop de choix. Tragédies, histoires, épopées, Jacques dévorait tout, et son bonheur, le dimanche, était d’en lire à sa mère de longs passages, assis près d’elle dans un coin de la prairie, ou l’hiver près du feu, quand ils étaient seuls.

Pendant ce temps, Jean-Baptiste acquérait une bonne écriture, se cassait héroïquement la tête sur la grammaire, faisait ses quatre règles, tenait ses cahiers bien propres, était moniteur, et partageait régulièrement la croix de mérite avec son camarade de la minorité. Pourtant, comme la perfection n’est pas de ce monde, il faut avouer que hors de l’école, grâce à la mauvaise compagnie qui l’entourait, notre héros courait plus d’une escapade. Dans les champs ou dans les vergers voisins parfois, la rencontre de poires plus ou moins mûres ou d’un pommier rougissant, le rangèrent au nombre des coupables que leur père avait charge de punir. Heureusement le hasard, la prudence humaine ou la Providence, épargnèrent à Jean Brafort l’épreuve de Brutus, et à son fils une honte, un désespoir qu’il aurait eu peine à supporter. Ce ne furent là d’ailleurs que de passagères faiblesses, et qui étaient si peu dans les habitudes de ce caractère que, plus tard, à l’âge d’homme, au lieu d’en plaisanter comme d’autres, Brafort souffrait de se les entendre rappeler. Nous l’avons vu rougir et perdre contenance des plaisanteries d’un vieux camarade à ce sujet, tant il avait de respect ou pour mieux dire, de susceptibilité à l’égard de ce qui concerne la probité. Il n’admettait point en ceci de petits côtés ni de petites infractions, et s’y montrait d’un rigorisme absolu.

Mais quant aux rixes et querelles entre camarades, ou même à l’égard de certaines gens mal vus des autorités ou du public, Jean-Baptiste ne s’en faisait faute. Il n’était pas précisément courageux, mais il voulait l’être. Il n’eût pas été de son temps si le point d’honneur n’avait eu sur lui beaucoup d’empire. À cette époque, dans toute la France, on entendait parler que de batailles. Être le plus fort et le plus vaillant constituait le mérite suprême. La population qui grandissait se modelait sur son aînée, et tout le monde se laissait griser par les bulletins au style héroïque qui apprenaient à la France ses victoires, en lui taisant de combien de sang elle avait diminué sa vie, de combien de vaincus s’était accru le nombre de ses ennemis. Bon gré, mal gré, moins assurément pour le plaisir que pour absolument comme l’autre, la petite humanité guerroyait, s’assommait et se criblait de horions. Plus d’une fois, Jean-Baptiste rentra au logis avec des bosses à la tête ou les oreilles déchirées. La mère ne grondait bien fort que si les vêtements étaient en lambeaux. Le père se faisait raconter la lutte, épousait la querelle de son fils et disait :

— Une autre fois, tu t’arrangeras pour être le plus fort. Il ne faut jamais souffrir d’avoir le dessous. Tu dois te venger.

Jacques aussi se battait. Dans les guerres civiles, il est malaisé de rester neutre. Mais il s’attira quelquefois de véhéments reproches de son frère, pour n’avoir pas combattu dans les mêmes rangs.

— Tu avais tort, alléguait Jacques.

Sur cette réponse, Jean Brafort déclara que son fils cadet avait décidément le cœur mal placé et ne ferait jamais un bon patriote.

— Les siens avant tout, le reste après. On n’a pas besoin de te dire cela à toi, ajouta-t-il en tirant paternellement les cheveux de son favori.

Lors de sa première communion, Jean-Baptiste fut exemplaire. D’abord il savait sur le bout du doigt son catéchisme ; dès que le curé appelait son nom, et il l’appelait le premier, Jean-Baptiste se levait d’un air docte, le buste et la tête en arrière, récitait de voix haute et ferme sans manquer d’un iota, et se rasseyait noblement au milieu du silence admiratif de ses condisciples. Il servait aussi la messe comme les enfants de chœur. Mais, pour Jacques, le catéchisme l’ennuyait, et il le laissait bien voir, oubliant toujours de l’apprendre. Un jour néfaste, dans un accès de franchise, il mit le comble à la mauvaise réputation dont il jouissait déjà, en déclarant qu’il n’aimait pas le bon Dieu.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est méchant.

Sur cet horrible propos, Jacques fut déclaré indigne de la sainte table et renvoyé à l’année suivante pour sa conversion.

Beaucoup pensèrent qu’un exorcisme au préalable serait nécessaire. La pauvre mère elle-même ne sut que penser de son cher enfant, par la bouche duquel évidemment le diable avait parlé.

Vingt ans après, quand il était question de Jacques au pays, les dévotes de Laforgue rappelaient encore, en se signant, ce souvenir.

Et pourtant, disons-le tout de suite, si la première communion de Jean-Baptiste fut correcte, celle de Jacques, l’année d’après, fut des plus édifiantes. Par le fait seul de la grâce et des instructions du curé, l’exorcisme avait eu lieu. Ce fut avec une ferveur passionnée, timorée de scrupules, le visage couvert de larmes, et tout tremblant, que Jacques, l’ancien possédé, reçut a son Dieu. » Fière de son ange aux cheveux blonds, madame Brafort pleurait en l’embrassant.

— Drôle de garçon ! disait le père, tantôt le pis et tantôt le mieux, toujours blanc ou noir. Jean-Baptiste a plus de tenue ; il est né tout fait celui-là ; c’est déjà un homme.

Parmi la jeunesse de Laforgue, en effet, Jean-Baptiste comptait comme un personnage. À la distribution des prix, jour enivrant, point radieux vers lequel gravitaient ses efforts de toute l’année, il remportait régulièrement les prix d’écriture, de récitation, d’orthographe et de bonne conduite. Jacques eut une fois le prix d’histoire, une autre fois celui de géographie ; et c’était sa faute, s’il n’en avait pas davantage, car son intelligence était prompte et vive, tandis que son frère aîné rachetait un peu de lenteur d’esprit par une application soutenue et, il faut le dire aussi, par une excellente mémoire.

À douze ans, Jean-Baptiste était un gros garçon, brun, yeux gris saillants, front rond, nez aquilin, bouche moyenne, l’air bon enfant, quoique un peu chargé de suffisance ; mais, quand l’homme se prend au sérieux, qui ne pardonnerait à l’enfant cette naïveté ? Né parmi les tuteurs de la société, moniteur de sa classe, pénétré des grands principes que lui avaient inculqués, au double point de vue spirituel et temporel, son père, d’un côté, son curé, de l’autre, sans compter le respect de la tradition classique puisé chez le maître d’école, Jean-Baptiste ne possédait-il pas déjà, par voie d’héritage, toutes les certitudes nécessaires, tout le principe du savoir ? On serait satisfait à moins ; Jean-Baptiste l’était. Son aptitude en ce monde était non pas de douter, mais de croire, et, — sauf quelques velléités passagères, plus tard, à l’époque où la fougue de la jeunesse défie toute stabilité, il y resta fidèle.

Sa faconde ne cédait que devant un seul personnage, outre ses supérieurs, bien entendu, à l’égard desquels il fut toujours obéissant et respectueux. C’était Maximilien Renoux, le fils du notaire, qui pourtant avait deux ans de moins que Jean-Baptiste ; mais ces deux années étaient rachetées par bien des considérations : la belle maison du notaire, sur la grande place de Laforgue ; les lunettes d’or du même monsieur Renoux, et la robe de soie de sa femme, et tout ce qu’il y avait dans cette maison de luxe prestigieux pour le fils du garde champêtre ; et les terres qui en dépendaient, et la collerette plissée de Maximilien, et son teint blanc, ses cheveux bouclés, et son regard fier, et ses manières distinguées, et son babil amusant et spirituel ! Et même sa malignité, cette malignité qui faisait que Jean-Baptiste le quittait parfois en pleurant, mais revenait toujours le lendemain pour triompher, à force de soumission, de la rancune du coupable. Sans doute il y avait dans cet attachement quelque alliage. Il y avait le sentiment du garde champêtre, disant à monsieur Renoux : — Monsieur, mon fils est trop honoré d’être le camarade de monsieur Maximilien. Il y avait le bonheur de s’asseoir quelque-fois le dimanche à la table fort bien servie des Renoux. Mais aussi quelque chose de l’attachement du chien pour le maître qui le rudoie et qu’il refuse pourtant d’abandonner en faveur d’un maître plus doux. Maximilien, qui abusait en tout temps de cette amitié, souvent la raillait, devant Jean-Baptiste lui-même, jusqu’aux limites de l’outrage. Il ne pouvait, lorsqu’il était seul, se passer de Jean-Baptiste ; mais il le plantait là cyniquement, quand des amis de meilleur monde lui venaient du voisinage. Tout cela faisait souffrir le pauvre garçon, mais sans le rebuter jamais entièrement. Quand Maximilien partit pour le collége, Jean-Baptiste en fut malade, et, malgré la morgue et les airs du collégien de plus en plus accentués à chaque retour des vacances, le fils du garde champêtre le voyait toujours arriver avec bonheur et ne cessait point de l’idolâtrer. Vers ce temps, c’est-à-dire quand Jean-Baptiste eut douze ans, le garde champêtre commença vaguement à penser qu’il pourrait bien avoir produit un grand homme, et qu’il fallait pousser un garçon si bien doué. Le sabre et la plaque dont il comptait un jour se défaire en faveur de son héritier ne lui semblèrent plus assez brillants, et, après avoir confié ses idées à sa femme, — pour le seul plaisir d’en parler tout haut, il alla en entretenir le maître d’école. Celui-ci ne demandait pas mieux que de garder son élève ; il affirma que Jean-Baptiste pourrait arriver à tout, et que pour cela il fallait seulement qu’il apprit le latin, le grec et la rhétorique.

Lorsque Jean-Baptiste fut informé de cette décision, il éprouva un tremblement religieux. Ses rêves jusqu’alors étaient restés doux et paisibles ; l’imagination le tourmentait peu. L’idée de devenir, maréchal de France lui avait bien passé par la tête comme à tout le monde, mais si tempérée par la chance beaucoup plus certaine de se faire casser la tête, qu’elle ne l’avait point enivré. Mais étudier le latin !!! c’était pénétrer dans le sanctuaire des choses supérieures, dans les rangs privilégiés.

Depuis ce jour, il cessa presque de jouer et devint le compagnon inséparable de son maître, dont il écoutait les dissertations un peu longues avec la même dévotion qu’autrefois les aphorismes paternels. À l’étude, les deux coudes appuyés sur la table, les deux mains dans ses cheveux, rouge à force d’attention, les yeux attachés sur sa grammaire, étudiant ses déclinaisons, son bonheur n’avait d’égal… que son supplice. Pauvre chère humanité : si profondément sincère dans les mystifications qu’elle s’impose, éternellement naïve ; toujours prête à se brûler, à se massacrer, à s’abêtir même pour l’idéal ; chez qui la candeur est de même ordre que la bêtise, et dont l’enthousiasme confine à la duperie ! Dans cet ensemble fluctuant d’extrêmes qui se touchent et de vérités qui se heurtent, la vérité vraie, la seule, n’est-elle pas la bonne foi des bonnes intentions ?

Il faut rendre cette justice à Jean-Baptiste, qu’il faisait en tout ceci héroïquement violence à sa nature. Ce bon gros garçon était né surtout pour l’action matérielle. L’étude assidue ne lui offrait en elle-même aucun attrait ; physiquement, elle le fatiguait par défaut d’exercice ; intellectuellement, elle l’obligeait à de grands efforts peu fructueux. Mais l’ambition, aiguillon impitoyable, faisait taire l’instinct. Sa grande mémoire l’aida puissamment d’ailleurs à vaincre les difficultés et lui donna confiance en lui-même. S’il ne comprenait pas toujours, du moins il savait par cœur. C’est tout ce qu’il fallait au maître d’école et à l’Université.

Cependant l’empire baissait comme, au bout d’un temps, baissent tous les empires. Il en était précisément à cette période où, après l’enthousiasme, l’autre face de la chose, — la duperie, — se laisse voir. Dans toutes les opérations de l’esprit, les Grecs et les Romains dominaient encore ; Tyrtée, Achille et Mars n’avaient guère moins aidé à nos guerres qu’à celles de Messène ou d’Illion. Mais dans les opérations sociales, il en était autrement : on s’apercevait enfin que la gloire n’est pas la prospérité ; que les hommes partaient tous et ne revenaient pas, que la charrue manquait de conducteurs ; que la France, maîtresse de l’Europe, était appauvrie et dépeuplée. Il était grand temps que cela finit, et voilà pourtant que c’était à recommencer. L’Europe acculée revenait sur nous. On s’aperçut en même temps que l’on étouffait sous la pression impériale, et les mères enfin se refusèrent à élever des fils pour la boucherie. On accuse la France d’inconstance… Amère ironie ! Patiente à l’excès, au contraire, elle ne se révolte jamais que trop tard, lorsqu’un système a abusé d’elle jusqu’à l’insulte et jusqu’à l’épuisement.

Il n’y avait pas jusqu’à Jean Brafort qui ne se dit in petto qu’un peu de paix eût été bien nécessaire ; mais il n’allait pas moins répétant qu’il fallait avoir confiance dans l’empereur, qui seul pouvait sauver la nation. Pourtant, — Jean-Baptiste venait de commencer le grec, les alliés entrèrent en France. À cette nouvelle, bien qu’il n’eût alors que douze ans, Jacques s’éveilla de ses chères lectures et voulut courir aux frontières. On l’en empêcha. Jean-Baptiste lui démontra qu’il fallait céder au destin, et madame Brafort, qui n’était pas patriote, — on lui avait enseigné qu’une femme ne naît en ce monde que pour adorer Dieu, son mari et ses enfants, et pour ne s’occuper que du bien de son ménage, — madame Brafort serra ses fils dans ses bras en s’écriant : Ils ont un bon numéro !

C’était le sentiment général, justifié par tant de deuils. Napoléon tombait sous la haine des mères bien plus que sous l’effort des alliés. Concours fâcheux et dépourvu de patriotisme. Sans doute, il eût été plus noble à la France de se délivrer tout ensemble de ses ennemis et de son maître ; mais, quand le citoyen est sans droit, où le patriotisme prendrait-il son point d’appui ? Dans une république, la patrie se confond avec la famille, avec le foyer, avec tous les biens et bonheurs que l’on a reçus des siens ou que l’on s’est fait à soi-même ; l’amour de la patrie est presque l’amour de soi. Dans la monarchie, au contraire, où la vie sociale n’est point l’œuvre du citoyen, mais d’une volonté lointaine, étrangère, la haine de l’étranger n’a plus que le sens d’une phrase officielle, et le patriotisme n’est qu’un point d’honneur. Ressort trop faible, qui ne peut suffire ; puis la France était exsangue. Le petit Jacques lui-même, tout en soupirant, se résigna.

Ce fut difficile pour Jean Brafort. Perdre l’empereur, ce maître, ce fort, cet invincible, qui représentait si bien l’idéal de la force souveraine ! Toutefois la défaite avait déjà fort diminué son prestige, puis on venait de subir son règne ; le travail de déification auquel on se livra depuis, n’était pas encore fait ; les Bourbons et l’éloignement n’avaient pas encore opéré la réaction qui se fit vers lui ; la France d’alors, enfin, n’était pas la France lyrique, qui plus tard s’en affola. Jean Brafort n’eut donc pas été inconsolable, même de ce chagrin-là. Mais il y avait bien autre chose : il y avait la maison et les dix hectares achetés sur le domaine des Labroie ; il y avait la place de garde champêtre, le droit acquis en un mot qui se trouvait menacé. Les Labroie allaient revenir avec les vieux rois et, qui sait ? le vieux régime ? Ils rentreraient dans leur château, lequel, vu les malheurs des temps, n’avait pas été vendu, non plus que le pare et une bonne partie des terres. Mais celles qui l’avaient été ? Mais la prairie surtout, cette prairie déjà si chère à son nouveau possesseur, la prairie attenante au parc, une enclave, un fleuron ! Jean Brafort en perdait la tête ; il se voyait ruiné, humilié, perdu. De quel œil les Labroie verraient-ils leur ancien valet en possession de leur bien ? Que faire ? Il fit comme tant d’autres ont fait depuis. Il se mit à fourbir sa plaque et la poignée de son sabre, pour aller trouver le nouveau maire, un vieux royaliste, qu’il avait offensé jadis.

— Voyez-vous, dit-il aux siens, d’un ton moins dogmatique pourtant qu’à l’ordinaire, il faut s’accommoder aux temps. Les choses sont ainsi, qu’y faire ? Je me ferais casser, que cela ne ferait de bien à personne, excepté à mon successeur. Or, charité bien ordonnée… Et même, sans vanité, je puis croire que mon devoir est de conserver à mon pays un bon serviteur.

Jean-Baptiste trouva tout cela fort juste, et, comme précisément il étudiait Horace, il se mit à réciter à son père le Justum ac tenacem propositi virum, qu’il expliqua.

— Comment donc, s’écria Jacques ; cela semble dire, au contraire, de ne pas céder.

Il s’agissait bien de parler français ? Jean Brafort fit sentir à son fils cadet le bout de sa semelle et serra l’aîné dans ses bras.

On conserva l’ancien garde champêtre, — provisoirement, peut-être pour le plaisir de lui verser à petits coups le fiel amassé par une longue haine. Il faut dire aussi que les postulants manquaient. Le marquis de Labroie revint dans ses terres, et reçut les respects et les protestations de fidélité de l’ancien hallebardier de son père. Jean Brafort osa toucher quelques mots de la prairie que d’autres, allégua-t-il, convoitaient et auraient achetée sans lui. Le marquis de Labroie revenait de l’émigration sans un ducat et n’avait pas encore sa part du milliard ; aussi ne parla-t-il que vaguement de traiter. Sous ces deux glaives de la destitution et de l’expropriation suspendus sur sa tête, Jean Brafort demeura inquiet, respirant à peine, demi-mort. À partir de ce moment, quoique jeune encore, il baissa très-sensiblement.


II

PREMIÈRES AMOURS.

Elle était petite, la prairie ; deux chambres au rez-de-chaussée, un seul étage mansardé ; au-devant, une petite cour verte, ouvrant par une barrière éclopée, entre deux murs d’aubépine, sur le chemin ; à droite, des étables ; à gauche, une grange, et, dans la cour, pour ombrage, un frêne et un marronnier.

De l’autre côté du chemin, s’étendaient les dix hectares de pré, d’un seul tenant, qui constituaient le petit domaine ; l’entrée du pré, en face de celle de la cour flanquée chacune de deux grands peupliers de la Caroline, composent, vues des fenêtres, un cadre charmant. Les deux peupliers, de leurs feuilles tremblantes, émaillent le ciel du tableau ; tout au fond, aux limites de la prairie, des rangées de peupliers d’Italie jalonnent les contours d’un bois, et sur ces troncs, que le soleil peint en rose, et sur ces masses de verdure, la lumière et l’ombre varient leurs effets, suivant l’heure et la saison. Dans le feuillage des quatre grands peupliers voisins, l’air frémit sans cesse, en temps de calme semblable au murmure d’un ruisselet, agité au pétillement de la pluie. L’hiver, l’ouragan y siffle avec rage ; l’été, sur le midi, à l’heure où toute la nature halète, où la cigale chante dans les prés, c’est à peine s’ils se taisaient, et l’on peut, en prêtant l’oreille, les entendre chuchotter.

Après la fenaison, quand les deux vaches, la Rouge et Blanchette, prenaient possession de la prairie, de temps en temps on voyait un mufle bénin se poser sur la barre qui fermait l’entrée, et de là partait alors, à l’adresse des habitants de la maisonnette, un mugissement fraternel, ou bien c’étaient deux croupes fauves qui marquetaient au loin la verdure. Du chemin ou de la prairie, aux ondulations épaisses des peupliers, on pouvait suivre celles de la rivière, qui se repliait autour de l’habitation.

Sur tout cela, Jacques avait fait des vers. Heureusement, comme il ne les avait montrés à personne, personne n’en avait conclu qu’il dût pour cela faire un poëte, et lui-même n’y avait nullement pensé. Il avait choisi sa carrière et devait être agriculteur. Déjà il était à peu près le seul ouvrier de la maison. Tandis que le père faisait sa ronde et que Jean-Baptiste étudiait, c’était Jacques qui soignait les vaches, entretenait les haies, creusait les rigoles et cultivait le jardin, situé derrière la maison, à côté d’un verger où croissait l’herbe parmi les pommiers et les cerisiers. Ce jardin et ce verger n’étaient séparés du parc du château que par un mur écroulé en vingt endroits, et que bien souvent Jacques franchissait pour aller abriter, dans le demi-jour tamisé par les grands hêtres, ses lectures et ses rêveries. Là il avait passé des heures délicieuses en compagnie de Rousseau, du Tasse, de Virgile ; mais, depuis le retour du marquis, il n’osait plus guère y pénétrer, et seulement parfois, de grand matin, à l’heure où les marquis dorment et où chantent déjà les fauvettes, il s’aventurait dans le parc. Il n’y était point un intrus ; car lui seul en l’absence du maître, avait consolé l’abandon de ces belles allées, ménagées par la main de l’homme et qui aiment à couvrir ses pas ; tous ces vieux hêtres et toutes ces belles mousses le connaissaient bien.

Une matinée de juin 1816, comme Jacques errait ainsi dans le parc, il entendit, au point de rencontre de deux allées, un frôlement semblable au passage d’un chevreuil, et tout à coup se vit en face d’une jeune fille vêtue, à la mode du temps, d’une robe étroite aux manches courtes et au corsage décolleté, qui laissait nu le cou, voilé seulement d’un clair fichu. De petits souliers, garnis de rubans en cothurnes, se montraient sous la jupe courte, et elle portait un chapeau de paille sur ses cheveux relevés et bouclés. Jacques ne vit pas du premier coup d’œil combien elle était jolie ; mais l’ensemble de grâce, d’élégance, de jeunesse et de beauté, le saisit, au point que l’embarras de la situation n’eut que sa seconde pensée. Il s’arrêta. La jeune fille s’arrêta aussi, d’abord effarouchée ; mais, en voyant le trouble. du jeune garçon, elle sourit et attendit qu’il parlât.

Ce devait être mademoiselle de Labroie. Jacques sentit alors son indiscrétion et s’avoua qu’il était un grand coupable. Mais il ne fuirait pas lâchement ! Il s’avança vers la jeune fille et, le front rougissant, avouant sa faute, il s’excusa en promettant de ne plus franchir l’enceinte du parc.

— Oh ! mon Dieu, dit-elle d’un timbre de voix charmant, et d’un petit air entendu qui lui seyait à ravir, si vous aimez tant ce parc, il n’y a pas grand mal, je pense, à ce que vous y veniez ainsi de bonne heure. Ce n’est pas moi qui vous trahirai. Mais au moins ce n’est pas pour les lapins, n’est-ce pas ?

— Oh ! mademoiselle !

— Non, non, je vois bien que vous êtes honnête. Et puis vous avez un livre ; les maraudeurs n’en ont pas. Oh ! vous ne risquez guère, à cette heure-ci, de faire des rencontres. Il n’y a que moi quelquefois, et encore… Voici plus d’une semaine que je n’étais venue de ce côté. Savez-vous s’il y a des nids de merle ?

— Il y en a un là-bas.

— Ah ! quel bonheur ! s’écria-t-elle en frappant dans ses mains. J’en voudrais tant élever ! Est-ce que vous auriez la bonté de me le montrer ?

— Je vous le dénicherai, mais d’abord il faut savoir si les petits sont éclos.

Ils se dirigèrent ensemble, avec autant de simplicité que s’ils avaient été des amis de plusieurs années, vers le point indiqué par Jacques. Cette jeune fille n’était après tout qu’une petite fille. À la mieux regarder, on voyait l’enfant se trahir en elle de toutes parts ; mais elle était déjà très-grande, forte, et plus gracieuse qu’on ne l’est généralement à cet âge indécis de l’adolescence. Elle marchait près du jeune garçon, en bonne camarade ; si c’était la fille du marquis, elle n’était pas fière vraiment.

Jacques monta dans l’arbre avec l’agilité d’un sylvain, plongea ses regards dans le nid, et tout aussitôt se laissa glisser le long du tronc, comme une allouette qui s’abat.

— Eh bien ! il n’y a rien ?

— Si, mais des œufs seulement.

— Combien ?

— Quatre.

— Oh !… De quelle couleur ?

— D’un bleu vert. Et, tenez, gros comme cela. Il faut attendre. Je remonterai dans huit jours.

— Que vous êtes bon !

— C’est moi, mademoiselle, qui vous remercie de ne pas me chasser de chez vous.

— De chez moi ? Ce n’est pas chez moi. Pour qui me prenez-vous donc ? Ah !…

Elle éclata d’un rire si joli, que la fauvette interrompit son chant pour l’écouter.

— Vous me prenez pour mademoiselle de Labroie ?

— C’est vrai !

— Oh ! comme cela est amusant ! Vous ne l’avez donc jamais vue ?

— Jamais.

— C’est juste ; elle n’est qu’arrivée de pension. Oh ! mais vous me faisiez beaucoup trop d’honneur. Je suis la fille de Benoît, le valet de chambre.

— Ah ! dit Jacques avec un soupir de joie, que j’en suis content !

— Pourquoi cela ?

— Parce que… Je vous reverrai… n’est-ce pas ?

— Oh ! oui ; je viens souvent dans le parc le matin. J’aime à me lever de bonne heure. Puis vous m’avez promis le nid ?… Je me nomme Noelly, et vous ?

— Jacques Brafort. Nous demeurons là, tout près.

— Ah ! vous êtes le fils du garde champêtre. Est-ce vrai que votre père a été…

Elle s’arrêta et rougit.

— Un républicain, dit Jacques ; oui, je crois, mais il y a longtemps ; il était surtout bonapartiste… Moi… je n’aime pas les royalistes, je vous en préviens.

— Ah ! mon Dieu ! mais nous sommes royalistes, nous, dit-elle en riant. Me donnerez-vous mon nid de merles malgré cela ?

— Certainement. Je ne vous en veux pas à vous, nous sommes des enfants.

— Bien, dit-elle ; vous avez du bon sens… quoique partisan de l’usurpateur.

Et là-dessus, avec une jolie révérence et un doux sourire, elle le quitta.

Jacques avait alors quatorze ans. Il n’avait guère lu que des œuvres littéraires, et il n’en est point qui ne fasse résonner plus ou moins la plus vibrante des cordes de la lyre, l’amour ; mais, comme beaucoup d’autres enfants, Jacques n’imaginait point que la vie réelle put ressembler à ce qui se passait dans ses livres. Son goût pour la lecture l’avait préservé des camaraderies malsaines. Aussi ne songea-t-il pas le moins du monde à devenir amoureux ; mais cette scène matinale et la beauté de la jeune fille, surtout sa grâce et sa bonne humeur, le frappèrent profondément, et il éprouva le plus vif désir de la revoir.

Le lendemain, il était dans le parc à la même heure ; il y retourna les jours suivants. Mais ce fut seulement au bout d’une semaine qu’enfin il la rencontra au pied de l’arbre qui portait le nid, selon le rendez-vous qu’il avait donné lui-même. Un battement de cœur le prit en la voyant ; elle, souriante, l’accueillit en ami. Cette fois, les petits se trouvaient éclos, mais bien jeunes encore ; il valait mieux attendre deux ou trois jours…

Ce délai consenti nécessita un nouveau rendez-vous, où Noelly enfin fut mise en possession du nid tant désiré. Elle l’emportait charmé, quand, se ravisant :

— Eh bien !… Comment, je les prends tous quatre ! Et vous ? Partageons.

Il résista vainement. Elle insista. Ils partagèrent donc les oiseaux. Il fallut bien ensuite se donner des nouvelles réciproques des nourrissons emplumés ; Noelly avait d’ailleurs besoin de conseils que ne marchandait pas l’expérience de Jacques. Un matin, elle vint toute en larmes jusqu’au mur appeler son jeune ami ; un des chiens du marquis avait tué les oiseaux. Elle sanglotait.

Je vous donnerai les miens, Noelly ! s’écria Jacques. En effet, ce fut pour elle qu’il acheva de les élever. Le lien d’affection était formé, les prétextes désormais étaient inutiles ; ils ne manquèrent pas cependant. Ils s’intéressaient d’avance aux mêmes choses à peu près, puis ce qui n’était pas commun le devint bientôt ; il leur fut impossible d’éprouver isolément une joie, une préoccupation, un chagrin, et chacun d’eux garda ses impressions comme un dépôt, jusqu’au moment de les partager avec son ami. Les lectures de Jacques furent celles de Noelly ; ils les faisaient ensemble, non pas à voix haute, mais en même temps, Noelly tenant le livre, Jacques, pour voir de plus près, penché sur elle et l’entourant de son bras. Noelly n’avait que treize ans et toute la simplicité de l’enfance ; mais, par moments, des expressions de jeune fille, des lueurs dans le regard, des rougeurs, — elle ne savait pas pourquoi, non plus que son compagnon, quelquefois des rêveries, pendant lesquelles, la tête renversée sur le tronc du hêtre qui ombrageait le banc, les regards noyés, elle gardait de longs silences. Jacques, lui, pendant ce temps, la regardait. Cela arrivait surtout après les lectures. Un jour elle tout à coup :

— C’est drôle, l’amour, n’est-ce pas ?

Jacques ne put trouver de réponse.

— Est-ce que tu comprends pourquoi il veut se tuer ?

— Mais parce qu’on s’oppose à leur mariage.

— Eh bien ! s’il meurt, ils ne se marieront pas.

— C’est vrai. Pourtant je trouve cela beau.

— De mourir ?

— Non, d’aimer tant.

— Oh ! oui, dit-elle avec un singulier soupir.

Puis elle ajouta presque bas : — Tout à l’heure, j’avais envie de pleurer ; et toi ?

— Moi aussi, dit-il du même ton.

Et ils se quittèrent très-rêveurs.

Mais ces échappées de vue sur la vie, ces pressentiments n’avaient pas de suite. Leur imagination restait enfant. Ils vivaient au sein d’une aube charmante, et leurs impressions avaient toute la pureté, toute la fraîcheur de l’heure matinale qu’ils passaient sous les grands hêtres, dans le réseau tremblant où luttaient, comme dans leur esprit, la lumière et l’ombre. Cela dura des mois, puis des mois encore. Si quelque événement d’intérieur ou le caprice de leurs parents les empêchait parfois de se rencontrer, ils en éprouvaient tant de privation et se revoyaient ensuite avec une telle joie, qu’ils ne purent s’empêcher de sentir qu’ils étaient deux à vivre d’une même destinée. Leur affection en devint plus avouée, plus exaltée, mais non pas plus éclairée sur sa nature et son but. Mais quoi ? la passion, que l’expérience chez d’autres eût prévue et appelée, n’existait pas encore ; ils n’avaient donc pas à la reconnaître. Comme la nature au printemps n’a que fleurs, parfums et poésies ; de même leur amour adolescent.

Noelly était fort peu surveillée ; elle avait perdu sa mère. La femme de charge du château s’occupait un peu de sa toilette, un peu de lui enseigner les travaux d’aiguille. Son père lui donnait d’autres leçons, et il la trouvait depuis quelque temps si intelligente et si avancée, qu’il en était ravi.

C’était toujours assez près de la maison du garde champêtre que les enfants se rencontraient, de peur des gens du château. Sans en être jamais convenus, sans peut-être en avoir délibéré avec eux-mêmes, ils avaient gardé l’un et l’autre le plus profond secret sur leur amitié. De telles intuitions, plus profondes et plus sagaces que des résolutions méditées, sont le génie de l’enfance. De même leur voix restait contenue ; point d’éclats, même dans leurs gaietés. Mais il arriva un matin que Jean-Baptiste vit son frère se glisser dans le parc et prit envie de le suivre. Sur ce terrain défendu naturellement, il s’avança doucement, sans appeler. Le son des voix le frappa ; il s’arrêta, crut reconnaître la voix de son frère, approcha plus doucement encore, et vit la jolie compagne de Jacques. Les deux enfants, comme d’habitude, tenaient le même livre, et le bras de Jacques entourait la taille de Noelly.

Jean-Baptiste se retira, comme il était venu, furtivement, et grandement émerveillé. Quoi ! Jacques avait une maîtresse, et lui, Jean-Baptiste, l’ainé, il n’en avait pas encore. Cela l’humilia beaucoup, et il se promit bien de ravir à l’étude le temps nécessaire pour faire une conquête à son tour.

Comme on le voit, l’imagination de Jean-Baptiste allait plus loin que celle de son frère, ou plutôt, c’est le contraire, elle se tenait plus près des réalités. Ce n’était pas en vain qu’il avait été mêlé de bonne heure aux conversations des hommes, et en particulier à celles de son père. À l’époque actuelle, peu de gens encore songent à respecter l’enfance ; à cette époque-là, on n’y pensait pas du tout, surtout à la campagne, la plaisanterie grivoise servait, en guise d’esprit, d’assaisonnement à la causerie. Comme toujours, de toute aventure légère, les hommes riaient entre eux, sans compter les suppositions bénévoles, et Jean-Baptiste n’était qu’un gamin, qu’il avait déjà entendu sur tous les tons, y compris le ton sentencieux, que c’était l’affaire des hommes de tromper les femmes, et affaire à celles-ci de se défendre ; qu’un enfant naturel n’avait à s’en prendre qu’à sa mère de son mauvais sort ; qu’en de telles actions enfin, la honte était pour la femme, la gloire pour le séducteur.

Et ces choses, que Jacques avait à peine entendues, qu’il eût peut-être déclaré odieuses, s’il y avait réfléchi, Jean-Baptiste les tenait pour choses aussi vraies que l’Évangile ; et cela, moins par égoïsme que par bonne foi. Car il était de ces natures éminemment réceptives, qui sont assurément de beaucoup les plus nombreuses, et chez lesquelles tout dépend des premières impressions reçues : natures candides, croyantes, qui tiennent à leurs convictions de toute la difficulté qu’elles auraient à s’en faire d’autres, et de tout leur goût pour la possession calme et tranquille des biens acquis. Si nous nous attachons ainsi à faire comprendre le fond de ce caractère, c’est qu’il a été mal compris et calomnié. La vérité en ce monde est relative. Qui donc en possède assez pour pouvoir dire : Là tout est mal, et, du côté de mon jugement, tout est bien. Brafort eut une éminente qualité, la première de toutes : il fut sincère.

Ce qui ne veut pas dire qu’il ne commit point de mauvaises actions, mais il les commit consciencieusement. N’est-ce pas le plus sûr éloge qu’on puisse faire des plus grands saints ?

Jean-Baptiste donc, persuadé qu’il devait avoir une maîtresse, la chercha autour de lui ; mais dans tout le pays il ne trouva point de conquête aussi enviable que Noelly ; à moins que ce ne fût mademoiselle de Labroie. Mais le moyen d’y songer ! Ce n’est pas que cette noble demoiselle n’eût quelquefois, figuré dans les rêves ambitieux de notre héros ; il sentait bien toutefois ne pouvoir l’y placer qu’à la fin, au couronnement, quand il serait arrivé à quelque haut poste ; car c’était dans ce but décidé qu’il traduisait Horace et Hésiode. Mais tout cela ne s’opposait pas à d’aimables aventures, en attendant.

En cela le point d’honneur l’excitait plus que la jeunesse. La jeunesse, quoi qu’on en dise, dort aussi longtemps que dure l’innocence de la pensée. Les mœurs des jeunes gens sont faites des discours et des exemples des hommes. Tout un recueil de chansons avait uni, dans la mémoire de Jean-Baptiste, les lauriers de la gloire et les myrtes de l’amour. La mythologie sévissait alors avec fureur. Un militaire devait, de toutes façons, être conquérant. Les mœurs impériales allaient d’accord avec les lois de l’empire tout se faisait soldatesquement. À cette brutalité, les processions, les confessionnaux et les missions de la royauté restaurée, vinrent assurer la gangrène de l’hypocrisie ; ce fut tout. Quoi ! Jacques, ce garçon qui semblait n’entendre malice à rien, avait une maîtresse ? La curiosité de Jean-Baptiste fut si vivement excitée, qu’il ne pût s’empêcher d’épier son frère et de s’approcher assez près pour entendre. Ce fut une autre surprise : Jacques et Noelly causaient en camarades et ne s’embrassaient point.

— Quel niais ! se dit Jean-Baptiste, ressaisissant aussitôt, non sans plaisir, toute la supériorité qu’il croyait avoir perdue.

Afin de voir un peu la mine qu’ils feraient, ayant opéré un détour, il se montra.

— Mon frère ! murmura Jacques, stupéfait.

— Ton frère ! dit Noelly. Ah ! tant mieux que ce soit lui ; mais ne le dis pas à d’autres.

Ne le dis pas… quoi ? Jacques pourtant comprit.

La présence de Jean-Baptiste le choquait et l’attristait. Déjà il eût voulu pouvoir entourer sa Noelly d’un nuage et la dérober à tout œil profane. Cependant il dit à son frère en la montrant :

— C’est Noelly, mon amie.

— Comment ! tu possèdes une pareille amie, et tu ne m’en as point parlé ? s’écria Jean-Baptiste avec l’air de galanterie le plus fin qu’il pût trouver. Tu craignais des jaloux de ton bonheur. Je le conçois.

Noelly écoutait et regardait un peu étonnée.

— Cela nous fait grand plaisir, à Jacques et à moi, de vous voir, dit-elle… Mais j’ai peur, si on le savait, qu’on ne me retint au château. Vous ne le direz point, n’est-ce pas ?

— Je vous en donne ma parole d’honneur, mademoiselle, dit Jean-Baptiste. Trop heureux de vous obéir !

Il prit la main de Noelly et la baisa d’un assez bon air. La petite se mit à rire,

— Vous parlez comme dans les romans, dit-elle. Déconcerté d’abord, Jean-Baptiste se remit.

— Il n’y a point dans les romans d’héroïne si belle que vous, répliqua-t-il.

Noelly se leva, demi-railleuse et demi-effarouchée.

— Oh ! ne me dites pas de ces grands mots, voyons, je n’aime pas cela. Je ne suis pas une héroïne, moi, et je ne suis pas belle, n’est-ce pas, Jacques ?

Elle semblait irritée et peinée tout ensemble. Jacques, éperdu, n’osa rien répondre à l’étrange question qu’elle lui adressait. Pourquoi ? Précisément parce qu’il voyait en ce moment même qu’en effet elle était belle, adorablement belle, Noelly. Comment se faisait-il qu’il reconnût cette vérité pour la première fois ? Ce n’est pas qu’il ne le sût déjà en lui-même, seulement il ne se l’était jamais dit. Et maintenant cela le bouleversait, il en avait le cœur serré d’un bonheur immense et d’une étrange douleur, et tout à coup il se sentit furieux contre Jean-Baptiste et s’avança sur lui en criant :

— Va-t-en !

Jean-Baptiste, qui riait de la question de Noelly à son frère, prit alors un air tragique et demande de quel droit on le chassait.

— Jacques, dit Noelly, tu as tort de parler ainsi à ton frère.

— On se tutoie, dit Jean-Baptiste d’un air impertinent.

— Tais-toi ! s’écria Jacques, levant le bras avec menace.

Noelly se jeta dans les bras de son ami.

— Ne le frappe pas, je ne veux pas que tu le frappes ; je ne te savais pas si méchant. Moi aussi, il me fâche et me fait de la peine ; mais laisse-le, qu’il s’en aille.

— Mademoiselle, dit Jean-Baptiste, je me retire devant votre désir et non devant des menaces. Mon intention n’est point de troubler vos amours et je garderai votre secret.

Il partit en effet sur ces mots ; presque aussitôt Noelly poussant un cri étouffé, s’arracha tremblante des bras de Jacques et prit en courant la route du château.

Seul, sur le banc où les avait surpris Jean-Baptiste, la tête dans ses mains, Jacques sentit, avec une ivresse mêlée d’indignation, que le plus profond sentiment de son âme venait d’être dévoilé par une main brutale. Cette grande révélation de l’amour l’inondait, l’éblouissait. Il se sentait surchargé tout à coup d’une vie immense, et, si jeune, à moins de seize ans, c’est à peine s’il pouvait croire à tant de puissance, à tant de bonheur !… Un Dieu, comme disent les anciens, était en lui, et cette divinité qui le remplissait, il eût voulu pouvoir se prosterner devant elle. Ah ! mais c’était elle, Noelly, sa divinité, le but, le charme de tout son être ! Elle n’était plus là ! Elle s’était enfuie, blessée par un être impie. Car le mot sacré d’amour qu’elle et lui devaient seuls se faire entendre, venait d’être jeté entre eux comme un outrage. On était venu grossièrement avancer l’heure où d’eux-mêmes ils auraient senti qu’ils étaient amants et se le seraient avoué dans leur langue à eux, soupir, mot ou regard. On leur avait empoisonné les joies de l’aveu par la honte de l’insulte.

Aussi passait-il des souffrances du ressentiment aux ravissements de l’amour. Et puis il songeait que Noelly pleurerait peut-être. Elle souffrante, fâchée, mon Dieu !

De peur d’écraser Jean-Baptiste, il n’osa rentrer à la maison que longtemps après, et quand son frère le sourire aux lèvres, l’aborda, il lui tourna le dos brusquement, ce qui parut à Jean-Baptiste du plus mauvais caractère. Ne s’était-il pas conduit galamment ?

À dater de ce jour, la mésintelligence qui, en raison de la différence de leurs caractères, avait toujours existé entre eux, s’accusa plus nettement. Jacques avait la rancune persistante des natures fortes et sensibles, et Jean-Baptiste, qui en qualité d’aîné revendiquait la confiance de son frère, commença à se plaindre amèrement de ne point la posséder.

Le lendemain, au rendez-vous habituel, Jacques ne trouva pas Noelly. Quelle journée ! quelle attente ! que de suppositions ! de terreurs !… Le jour suivant, elle n’y était pas encore. Il poussa dans le pare, en désespéré, plus loin qu’il n’osait le faire d’habitude, et la vit enfin, de loin, qui marchait d’un pas indécis en regardant du côté par lequel il devait venir. Quand il courut vers elle, tremblant de joie et de crainte, comment put-elle fuir ?… il est vrai qu’elle n’alla pas loin, et qu’il l’atteignit bien vite. Mais alors ils n’osèrent plus se regarder qu’à la dérobée, et, se tenant la main, ils marchèrent côte à côte sans se parler.

— Tu ne m’aimes plus, Noelly ? dit enfin Jacques, d’une voix brisée.

Elle rougit, ne put répondre, et se jeta dans ses bras en pleurant. Ce baiser fut leur aveu.

— Ah ! Noelly, ne me fuis plus, ne me fuis jamais, dit Jacques ; je ne puis vivre sans toi !

— Ni moi sans toi, lui répondit-elle ; mais… j’ai peur à présent… ce n’est plus comme autrefois.

— Peur ! Oh ! ma chère âme, pourquoi ?

— Mon Dieu, dit-elle en appuyant sa tête sur l’épaule de Jacques et fermant à demi les yeux, c’est vrai que nous nous aimons d’amour ?

— Vrai ! mille fois vrai ! s’écria-t-il, en l’étreignant sur son cœur. Nous serons mari et femme, et nous passerons ensemble toute notre vie.

— Oui, mais nous sommes trop jeunes pour nous marier, dit-elle après un silence ; d’ici-là que dira-t-on ?… J’ai peur que ce soit mal, Jacques. J’ai entendu mépriser des femmes, parce qu’elles avaient un amant. Eh bien ! comme cela, moi, j’aurais donc un amant, et les hommes pourraient me parler et me regarder comme a fait l’autre jour ton frère.

Elle se reprit à pleurer à ce souvenir, et s’il n’eut pas de peine à la consoler, — car au fond le bonheur, dans cette jeune âme, était bien plus vif que la crainte, — cependant il ne put effacer entièrement la vague inquiétude qui l’obsédait. Elle disait ;

— Vois-tu, j’ai quinze ans à peine, je n’ose demander conseil à personne et je n’ai plus ma mère.

Puis, à un autre moment :

— Si l’on venait à me mépriser, que ferais-tu ?

— Je t’adorerais, moi.

— Tu aurais beau faire, va, cela te rendrait malheureux.

Plus éclairé qu’elle sur le sujet de ses craintes, Jacques, bien qu’enivré d’amour, fut assez consciencieux pour ne pas trop les combattre. Ils se rencontrèrent moins souvent et avec de plus grandes précautions. Sauf le désir de se voir sans cesse, qui ne pouvait être satisfait, ils étaient délicieusement heureux ; sans le vouloir, à force de véritable amour et de pureté, ils ménageaient leur bonheur comme des avares, et, s’étant dit qu’ils ne pouvaient guère se marier qu’à vingt ans, ils attendaient. C’était long ; mais ils s’aimaient tant.

Ils s’aimaient tant ! C’est le raisonnement contraire qui généralement a cours. Mais il n’en est pas plus juste. L’impatience de la possession, dont tant de femmes sont sottement fières, implique l’insuffisance des autres bonheurs ; sans doute, cette impatience a droit de se produire à son heure, mais, trop prompte, ne révèle-t-elle pas cette sorte d’amour qui n’a point d’autre souci ? Et si le développement de chaque chose en ce monde est proportionnel à sa durée, plus tard naît cette impatience, plus l’amour doit être jugé durable et profond. Tel était celui de ces enfants, Il s’accordait bien mal avec les traditions de l’Empire, continuées sur ce point sous la Restauration, et qui ne sont point, hélas ! effacées ; mais il y a toujours çà et là des êtres qui vivent en dehors de leur époque, dans l’éternité du vrai.

Pour Jean-Baptiste, il se se prit à courtiser une petite bergère dont le pâturage avoisinait la prairie, et, comme sa grande qualité à lui était au contraire d’être tout à fait de son époque, il se montra si conquérant, que la petite, effrayée, demanda protection à ses parents. Ceux-ci prièrent le garde champêtre de garder son propre troupeau, et Jean-Baptiste fut semoncé paternellement… au point de vu du savoir faire et de la prudence.

La leçon lui profita ; car deux mois plus tard, il était l’amant heureux d’une femme de Laforgue, qui avait un mari et cinq enfants. Évidemment ici Jean-Baptiste ne joua le rôle de séducteur que par pure bonne volonté. Il s’efforça de croire cependant qu’il avait fait oublier des devoirs ; l’amour-propre, ses dix-huit ans et les poëte latins l’y aidèrent. Si peu rêveur soit-on, la jeunesse demande quelques illusions et trouve des prétextes pour se passionner. Quant au garde champêtre, qui fit mine de ne rien voir, non par dignité paternelle, mais par décorum de fonctionnaire, il trouva que décidément son fils était un habile gaillard. À la bonne heure ! cette fois, tout était dans l’ordre, et, quoi qu’il pût arriver, tout irait sans scandale ni embarras : le pavillon couvre la marchandise. Le code avait tout prévu. Ah ! le grand homme était profond dans ses vues ! Oui ! la police ! le bon ordre ! chacun et chaque chose à sa place ; tout étiqueté, réglé ! Et puis, ma foil la nature humaine s’arrangeant là-dessous, comme elle veut ; chacun pour soi, et que les gens veillent à leur bien. L’ordre est Dieu et Napoléon est son prophète !

Pour la femme, c’était une abominable coquine évidemment. Ainsi pensait Jean Brafort ; et pourtant il était loin de lui en vouloir, et croyait fermement qu’il fallait de ces femmes-là dans le monde pour la satisfaction des jeunes gens et la sécurité des pères de famille. Mais alors elles n’étaient donc pas à blâmer, car enfin les choses utiles… Ah ! halte là ! je vous prie. Et la morale ? La morale !… Mot que le garde champêtre prononçait de sa grosse voix en roulant des yeux solennels. Que voulez-vous ? Ce sont là les mystères de l’ordre, comme aussi de la logique de certains esprits. Faut-il dire que le mari de cette femme la battait assez fréquemment, et que lui-même n’était pas, au sujet des mœurs, sans reproche ? Qu’importe ? Cela ne pouvait servir d’excuse. Une femme n’a que ses devoirs. Ce mot très-naïf dans sa vérité, était un des aphorismes de Jean Brafort.

Toutefois, à part les satisfactions que le digne garde champêtre puisait dans la bonne conduite des siens, il ignorait les rendez-vous de Jacques et de Noelly, qui eussent pu le brouiller avec le château. Jean-Baptiste avait loyalement tenu sa parole d’être discret. À part ses satisfactions, Jean Brafort avait de grands soucis. Il sentait bien qu’il était mal vu ; il avait souvent à subir des allusions à ses sentiments bonapartistes et des quolibets sur son ancienne ardeur révolutionnaire. S’il avait pris le parti de courber l’échine et de filer doux, ce n’était pas qu’il n’en souffrit point. Mais tout cela même semblait ne pouvoir durer longtemps. Un intriguant convoitait la place du garde champêtre et, familier du château, avait de grandes chances de l’obtenir. Sans la protection de monsieur Renoux, Jean Brafort eût été destitué depuis longtemps ; mais, de plus en plus, il sentait grossir l’orage. Au milieu de ses inquiétudes, la santé robuste dont il avait joui jusqu’alors s’était profondément altérée. Une épidémie survenant dans le pays, il en fut une des premières victimes et mourut en peu de jours, ayant au moins conservé son sabre et sa plaque jusqu’à la mort.

Jean-Baptiste regretta vivement son père. Bien que maintenant il l’admirât moins, il l’aimait toujours. Par une association fatale cependant, la pensée de l’héritage lui vint au milieu de sa douleur, et, comme il était de nature à jouir vivement du plaisir de posséder et d’agir en son propre nom, comme un homme, il ne put faire autrement que d’en ressentir une impression agréable, qu’il chassa, mais qui persista bel et bien, son objet et sa cause étant fort réels. Cela jeta dans cette nature honnête un grand trouble. La douleur vraie qu’il éprouvait s’en augmenta, et lui-même n’y mit pas d’obstacle ; car il pleurait et souffrait, moins il pouvait se traiter d’ingrat. Il se rendait tous les jours au cimetière et s’agenouillait sur la tombe ; il y fit placer une belle pierre qu’il entoura de fleurs et d’immortelles, après y avoir planté un saule pleureur. L’épitaphe, latine, il va sans dire, doit faire penser aux étrangers érudits qui visitent le petit cimetière de Laforgue que le meilleur et non le moins illustre des Français repose sous cette pierre. Tout cela fit le plus grand honneur à Jean-Baptiste. On vanta son bon cœur et sa piété. Ce n’étaient pas ses amours qui pouvaient lui nuire ; les Berrichons sont Français. Tout d’une voix, le conseil de famille, composé du maître d’école, de monsieur Renoux et des parents de la mère, convint d’émanciper cet honnête garçon, qui deviendrait ainsi le chef de la famille. Madame Brafort ne pouvait l’être ; habituée au joug depuis vingt ans, elle semblait plus étonnée que chagrine de ne plus le sentir sur ses épaules. Elle ne savait en toutes choses que faire, et se bornait à prier pour son mari.

Jean-Baptiste fut donc émancipé, c’est-à-dire fait homme, libre de ses actes et de son bien. Grandi par là, au moins dans son opinion, de cent coudées, il vint un jour annoncer à sa mère et à son frère ses intentions, mûrement réfléchies, assura-t-il. Il était décidé a poursuivre ses études pour devenir homme de loi ; par conséquent il fallait quitter Laforgue, où le maître d’école n’avait plus rien à lui enseigner, pour aller habiter la grande ville et suivre les cours d’un collége. Son digne maître, qui avait un ami dans l’université, promettait de lui faire obtenir de la grâce royale une demi-bourse. Malgré cet avantage, ce n’était pas sur le revenu de sa part du petit domaine que Jean-Baptiste pouvait aller vivre à Paris. Il fallait donc vendre la prairie…

Jacques jeta un cri, et la mère leva les deux mains au ciel.

— Je sens toute la dureté de ce sacrifice, dit Jean-Baptiste. Le bien que mon père a créé, la maison qu’il a habitée…

Il essuya une larme.

— Et nous, où veux-tu que nous vivions ? demanda la mère. Grand Dieu ! vendre notre maison ! Et les vaches ?

— Vous viendrez à Paris avec moi, reprit Jean-Baptiste. Pensez-vous que je veuille vous abandonner ? Mon frère ne peut vivre de la moitié de ce petit bien, ni en être occupé suffisamment. Il fera choix d’un état et entrera en apprentissage. Sans doute, il est cruel de renoncer à des souvenirs aussi chers, mais il s’agit de notre avenir.

Madame Brafort pleura, elle n’avait guère autre chose à faire, son mari l’ayant épousée sans autre dot que quelques centaines de francs et un mobilier, et après l’achat de la prairie, qu’il avait fait à lui seul.

— Je consentirais à ce que voudra ma mère, dit Jacques.

Il ne protesta pas autrement et devint rêveur. La raison en était que, cette année-là, aux approches de l’hiver, Noelly devait suivre à Paris la famille de Labroie.

Jean-Baptiste fit observer, un peu orgueilleusement, que son frère était sous puissance de tuteur, et du reste protesta de son désir de ne point forcer leur volonté, et de ses bons sentiments de fils et de frère. Mais il ne cessa de représenter la nécessité pour lui d’aller à la ville, tant et si bien que Jacques et sa mère se résignèrent : lui, désirant suivre sa fiancée ; elle, n’ayant point l’habitude d’un autre parti. Pour Jean-Baptiste, il était possédé de ce besoin du nouveau et de l’inconnu qui est si puissant dans la jeunesse. Il avait rompu avec sa maîtresse, par l’influence de son confesseur, dans la recrudescence de piété causée par la mort de son père. Il voulait maintenant connaître le monde et interroger sa destinée. Les projets ambitieux de son père lui hantaient l’esprit. Mais il sentait bien qu’il fallait savoir ce qu’ils renfermaient de possible et d’illusoire. Déjà les difficultés de Perse et d’Horace lui avaient fait pressentir que la vie n’était pas une vision toute faite ; l’Université lui imposait fort ; les brillantes facultés de Maximilien l’épouvantaient. Si tous les jeunes gens du collége ressemblaient à celui-là ?… Toutefois le désir d’arriver, de s’introduire dans les rangs de la classe lettrée et prépondérante, d’être enfin un monsieur, mot qui a tant de prestige sur l’esprit du paysan, ce désir, plus puissant que toute appréhension, le dominait. Il rêvait sans cesse de Paris, de fortune, de distinctions, et il lui échappa sur ce sujet, devant les Renoux, plus d’une naïveté dont ils s’amusèrent, impitoyables, comme tous les bourgeois, pour un fils de paysan qui vise à être des leurs. Maximilien, qui étudiait dans une pension à Paris, écrivit à son ancien camarade une lettre où le persiflage se mêlait à l’amitié avec assez d’art pour que Jean-Baptiste s’en trouva heureux ; car Maximilien semblait, en même temps, se réjouir de revoir son camarade et de lui apprendre mille jolies choses inconnues aux écoliers de province.

Comme on le prévoyait, monsieur de Labroie, qui avait reçu du milliard une fort belle indemnité, racheta la prairie. Ce ne furent que dix-huit mille francs à partager. Mais dans ce temps-là, des gens sobres et peu difficiles comme les Brafort pouvaient se loger et vivre à Paris pour peu d’argent. On se promit d’ébrécher le moins possible le capital, et l’on quitta en pleurant la prairie un jour d’octobre 1818. Le matin, dans le parc, Jacques et Noelly s’étaient fait des adieux pleins de tristesse, de passion et d’espérance. Noelly partait seulement deux semaines plus tard.

— Où, comment te verrai-je ? demandait Jacques.

— Je ne puis le savoir encore, disait-elle ; mais nous nous verrons, je te le promets.

Aussitôt installé, Jacques devait écrire leur adresse au maître d’école et Noelly se chargeait de la savoir. Ils n’avaient point de confident point de protecteur ; ils ne pouvaient pas même échanger de lettres ; mais ils se laissaient leur âme l’un à l’autre et le savaient bien.


III

DEVOT ET CARBONARO.

La ville est pour le paysan la grande attraction, l’ensemble indéterminé des choses supérieures qui peuvent ravir les sens et l’esprit, le centre en un mot de cet idéal que toute créature cherche ailleurs qu’en sa demeure. Mais l’acclimatation de l’homme des champs à la ville n’en est pas moins difficile et douloureuse. Plus de cet air vif, embaumé des senteurs des prés, de la vigne ou du colza, qui a balancé l’épi, qui frémi dans les peupliers ou gémi l’hiver dans les rameaux en froissant la feuille sèche des chênes ; cet air si pur qu’il défie l’immondice, le roule et le lave dans ses flots. Plus de cet espace où l’on va, vient, du dehors au dedans, sans cesse, espace riant ou sévère, blanc de givre ou lumineux de soleil, mais élastique et sans bornes, si familier, là-bas plein de rêves et de mirages, pétri de liberté ! Puis les commensaux de la cour et de la prairie, bonnes bêtes dont chacune a son nom ; peuple facile qui donne, comme tous les autres, à son souverain, nourriture et vêtement, outre les plaisirs de l’empire ; et sur la bonne terre, dont le sein a toujours, abondant ou non, quelques gouttes de lait, cette sécurité relative dont jouit l’enfant le plus pauvre dans le giron paternel.

Au lieu de tout cela, une chambre étroite, où l’on ne peut pas faire trois pas sans se heurter aux murs ou aux meubles, des meubles qu’on ne connaît pas ; l’air de la rue, falsification odieuse faite de gaz, d’haleines et des miasmes du ruisseau. Autour de soi, en haut, en bas, derrière chacune des trop minces cloisons, des voisins inconnus, dont les voix, les chants parfois obscènes, et les criailleries troublent vos jours et vos nuits. De l’humanité, le bruit, la gêne, le tapage, ses coudes dans vos flancs, ses exhalaisons dans votre nez, ses cris dans vos oreilles, ses pieds sur vos pieds ; mais de sourire, de parole amie, d’âme, point. Tous ces visages, fermés à votre aspect, ne vous disent qu’une chose : « Je ne vous connais point, je ne vous vois pas ; il y a un mur infranchissable entre vous et moi. » Dans cette foule qui vous écrase, vous êtes seul pourtant et n’avez d’autre ami, d’autre recours, d’autre Providence que les pièces de votre bourse. À la vérité, elles vous suffisent ; vous n’avez besoin d’autre nationalité, elles vous composent un droit que nul ne contestera ; grâce à elles, vous êtes citoyen de ce lieu. Même, si elles abondent, elles vous en font roi ; mais, baissent-elles, en revanche, vous diminuez avec elles ; si elles deviennent rares, vous agonisez. Si elles manquent, il vous faut mourir. Il n’y a point ici d’autre titre, d’autre mot de passe. N’invoquez pas l’humanité, la pitié ; dans le fracas de ce lieu, elles ne vous entendraient point. Elles y sont pourtant, comme y est toute chose ; mais, poussées au hasard, comme des feuilles par un torrent, elles vous frôlent sans vous voir. Votre titre, votre humanité, c’était l’argent. Où est-il ? Vous n’en avez plus ? Soit. Le cas est prévu : on jouit ici d’un ordre admirable, la Morgue vous inscrira.

Les Brafort louèrent, dans la traditionnelle rue Saint-Jacques, deux chambres donnant sur un de ces puits sans eau qu’on appelle des cours. La mère était éperdue, abêtie, privée de sens. Quand, levant la tête, elle apercevait au haut de son puits un nuage bleu, elle se mettait à pleurer. Quand il s’agissait d’acheter les provisions, elle revenait éplorée, disant qu’on la volait, quelquefois ne rapportant rien. Jean-Baptiste essayait de la réconforter avec des périodes, Jacques l’accompagnait et l’aidait. Elle finit par se relever un peu ; son chagrin se changea en une mélancolie muette, et ses fils crurent qu’elle s’habituait.

La demi-bourse de Jean-Baptiste n’arrivait point. Fatigué d’attente et de démarches, il entra comme externe au collège Henri IV ; mais une rude épreuve l’y attendait. Il croyait avoir fait sa seconde, on le mit en quatrième ; encore se trouva-t-il dans les derniers rangs, et parmi des condisciples plus jeunes que lui.

Depuis que la guerre avait cessé, les écoles s’étaient remplies ; on avait devant soi maintenant les carrières paisibles qui exigent l’étude et le savoir, et les fils de familles nobles ou bourgeoises affluaient dans les colléges et y dominaient, car la plupart des petits boutiquiers dans ce temps-là se contentaient encore de l’école primaire.

Avec ses dix-huit ans passés, sa bonne grosse figure et sa gaucherie, Jean-Baptiste fit merveille… comme plastron, dans ce monde-là. Il s’y trouvait bien aussi quelques humbles, avec lesquels il eût pu faire cause commune ; mais, selon les principes invariables de l’humaine nature, ces gens-là se fuyaient les uns les autres, et eussent rougi de leur mutuelle compagnie, préférant grossir la cour de tel ou tel petit personnage, qui les admettait à son service en qualité de souffre-douleur. Jean-Baptiste fit comme eux.

Il avait décidé son jeune frère à entrer dans une étude d’avoué pour les écritures, l’assurant qu’avec ses connaissances littéraires et un peu d’application, il trouverait là un avenir, — moins brillant sans doute que celui qui l’attendait, lui, Jean-Baptiste, mais encore fort avantageux. Jacques s’était laissé persuader, non sans craindre que le but fût trop éloigné pour son impatience ; car il ne songeait qu’à épouser Noelly dès ses vingt ans révolus, et plus tôt s’il était possible. Il ne resta pas plus de trois mois dans l’étude. Le ton du lieu, l’ennui et la fatigue d’une immobilité forcée, le dégoût enfin de ce travail, le chassèrent, et il annonça un jour à son frère qu’il allait entrer comme apprenti dans un atelier d’imprimerie.

Jean-Baptiste accueillit cette nouvelle avec une stupéfaction mêlée de colère.

— Et quoi ! s’écria-t-il, quand tu pourrais t’élever, tu ne songes qu’à descendre ! De bourgeois, devenir ouvrier ! quelle bassesse de goûts !

— Si c’est une question d’orgueil, répliqua Jacques, je te dirai précisément que le mien ne s’arrange pas de cette chicane, et qu’une profession qui sert à répandre la pensée me parait beaucoup plus noble. Depuis que je suis dans cette étude, j’ai reconnu que lorsqu’on n’a pas de fortune, ce n’est qu’à force de temps, de patients services, et, qui pis est, le plus souvent, de servilités et de flatteries, qu’on peut arriver à la place de premier clerc, c’est-à-dire toujours dépendant, toujours pauvre, et par conséquent toujours méprisé par les gens de ce milieu, qui n’estiment que le luxe et la richesse. Et enfin, comme il faut, pour vivre avec eux, endosser certains habits, habiter certains logements, afficher certaines habitudes, il en résulte que le bourgeois de cette sorte est en réalité aussi pauvre et encore plus esclave que l’ouvrier. Je préfère vivre avec mes égaux et être libre.

— Nos égaux ! répéta Jean-Baptiste avec une souffrance évidente ; nous sommes tous égaux. Est-ce que je m’estime moins que le fils d’un duc et pair, moi, par exemple ? Pas du tout.

— Ce serait se faire leur inférieur que de les vouloir imiter.

— Je ne les imite pas, dit Jean-Baptiste ; seulement… je ne vois pas pourquoi je ne chercherais pas à me procurer les avantages qu’ils possèdent.

— Moi, j’aime mieux y renoncer.

— Pourquoi ?

— Je ne puis pas bien te l’expliquer ; mais je sens que je fais mieux. Si la fortune était pour tout le monde, à la bonne heure ; mais, ma foi, comme sont les choses, j’aime autant être ouvrier.

— C’est un entêtement ridicule. Tu perds ton avenir.

— Je ne perds tout au plus que la place de premier clerc.

— Mon pauvre garçon !… Et en disant cela, Jean-Baptiste, si nouvel émancipé qu’il fût, eut trente ans de majesté. Mon pauvre garçon ! Mais tu ne comprendras rien aux choses de la vie. Premier clerc à trente ans, tu te maries et tu achètes une étude avec la dot de la femme.

— À trente ans ! Merci !…

— Un homme sage, dit Jean-Baptiste avec aplomb, ne doit pas se marier avant cet âge.

Et, avec un sourire fin, il ajouta : N’y a-t-il pas des moyens d’attendre ?

— C’est infâme ce que tu dis là !

Mais Jean-Baptiste haussa les épaules et reprit avec un aplomb nouveau :

— Avec la dot de ta femme…

— Sais-tu d’abord si ma femme a une dot ? cria Jacques exaspéré.

— Eh bien ! vous fâchez-vous là dedans ? demanda la mère, de la chambre à côté.

— Il est fou à lier, répondit Jean-Baptiste en haussant les épaules.

Et, suivant son frère, qui, sans plus l’écouter, passait dans la cambre voisine, il continua d’expliquer les avantages du plan bien connu qu’il avait adopté.

— Avec de l’instruction, un homme peut arriver à tout. L’instruction, c’est sa dot, avec laquelle il épouse une femme qui a de l’argent. Et c’est ainsi qu’un homme peut prétendre à tout.

Il en était si persuadé, ce bon Jean-Baptiste, et si content qu’il en fût ainsi !

— Qu’est-ce donc que tu appelles tout ? s’écria Jacques. Moi, je veux aimer et être libre.

— Ah ! si tu fais du roman…

— Enfin ne vous disputez pas, dit la mère, chacun son idée.

— Je suis le chef de famille, reprit Jean-Baptiste, et j’ai le devoir…

Jacques se mit à rire impertinemment.

— Il n’y a ici de chef de famille que notre mère, et tu n’es le chef que de ta propre personne, mon cher.

Ceci froissa Jean-Baptiste dans ses prétentions ; il répondit en ricanant :

— Bon aux têtes fêlées d’accepter la suprématie des femmes ; quant à moi…

— Quant à toi, s’écria Jacques, ton sot orgueil te rend capable d’insulter la mère…

Ils faillirent se battre ; la mère éperdue les sépara. Pendant quelque temps, ils cessèrent de se parler ; madame Brafort les réconcilia : mais cette fraternité d’occasion que leur avait faite la nature, si bizarre souvent à cet égard, avait besoin pour se maintenir d’un effort mutuel incessant. Nous n’avons rapporté la conversation précédente que pour mieux marquer la différence fondamentale de leurs caractères et de leurs idées. Jean-Baptiste, qui rêvait la fortune, et même la gloire volontiers, en voulait amèrement à son frère de goûts populaires qu’il trouvait absurdes et humiliants. Dirons-nous sa secrète pensée ? Il allait jusqu’à s’inquiéter du tort que telle parenté pourrait lui faire un jour pour son établissement, et plus tard enfin comment recevoir dans ses salons son frère et la femme et les enfants de son frère ?… C’est un des tours de la vanité que de causer aux hommes de réelles souffrances pour des chimères. On le voit, Jean-Baptiste visait très-haut… Mais qui ne fait ainsi ? La première place n’est-elle pas le rêve de tous dans cette civilisation monarchico-égalitaire, bâclée par l’empire avec les débris de la République et du droit divin ? N’est-ce pas là le grand stimulant de l’éducation ? Et si tous les pères et tous les instituteurs l’acceptent et le pratiquent, peut-on exiger d’un garçon de dix-neuf ans qu’il soit supérieur au milieu dans lequel il vit, et qui lui crie par toutes ses voix et lui démontre par tous ses faits que telle n’est pas la loi ? Jacques n’était pas ainsi, non ; mais Jacques n’était qu’un rêveur, et la fortune le lui fit bien voir.

Depuis l’arrivée de Noelly à Paris, à la suite de la famille de Labroie, les deux amants avaient repris leurs entrevues, mais moins libres et moins fréquentes. Cependant les fonctions de femme de chambre de mademoiselle de Labroie donnaient à Noelly des occasions de sortir dont elle profitait. Mademoiselle de Labroie, qui, pour rien au monde, ne fût sortie seule, envoyait chaque jour cette enfant, plus jeune et plus jolie qu’elle, faire ses commissions. C’était le matin, chez une fruitière du quartier, qu’ils se rencontraient, et le dimanche à l’église. Ce n’était plus si beau que dans les grands hêtres, mais toujours très-doux ! Jacques avait consulté Noelly sur son changement de carrière, et elle l’avait approuvé. Il est vrai qu’elle approuvait toutes les décisions de Jacques. L’état de compositeur, comme le disait Jean-Baptiste, manquait d’avenir ; mais ce qu’il leur fallait, à eux, c’était un présent le plus tôt possible. En deux ans, travaillant avec rage comme il le faisait, Jacques pouvait arriver au maximum des journées. Ils se mariaient alors. D’autres vivent ainsi, disaient-ils ; nous vivrons de même. L’essentiel pour eux était de se réunir.

Pendant ce temps, Jean-Baptiste arrivait à une conviction fâcheuse, qui bouleversa tous ses plans : c’est qu’il lui faudrait piocher pendant trois ou quatre ans encore, tout au moins, pour arriver à un diplôme de bachelier, grâce auquel (après l’avoir payé de tout son capital), il se trouverait propre… seulement à faire de nouvelles études. Il reconnut, — les conseils du professeur auquel l’avait recommandé le magister de Laforgue l’y aidèrent, que, faute des dispositions spéciales et supérieures qui forcent la fortune quelquefois, faute d’un capital suffisant pour acheter une charge vénale, faute de protection pour suppléer à ces deux infériorités, il ne pouvait raisonnablement prétendre, en fait de professions libérales, qu’à celles de sous-maître dans un collége ou dans une pension. Ce n’était pas là son rêve. Il replia donc tristement ses pavillons de conquête, se disant en manière de consolation, qu’après tout il n’avait pas perdu son temps, puisqu’il avait acquis une certaine culture des belles-lettres et savait par cœur une bonne quantité de vers latins. Il est vrai qu’il mettait mal l’orthographe et continuait de parler le berrichon ; mais en tenait encore moins à ces choses en ce temps-là qu’aujourd’hui. Pourvu qu’on sût le latin, étudier la langue maternelle paraissait tout à fait oiseux ; c’était affaire, non du professeur, mais de la nourrice, et les exemples éclatants donnés par les maréchaux de l’empire avaient montré jusqu’à quel point il était facile de s’en passer.

Il faut bien le dire, une fois que ce parti douloureux eût été pris, Jean-Baptiste, débarrassé du thème et de la version, éprouva un soulagement consolateur. En somme, il n’était pas né pour les efforts de l’esprit. Il avait de la mémoire, de la bonne volonté ; mais sa nature s’appliquait bien plus volontiers aux faits qu’aux abstractions. Cependant, à aucun prix, il ne fût rentré dans les rangs du peuple en acceptant comme son frère le travail manuel. Une carrière qui, tout en excitant l’espérance d’une grande fortune, n’exige ni efforts d’esprit ni fatigues de corps, et qui, pour ces excellentes raisons, est si encombrée, le commerce, s’offrait naturellement à son choix.

Il découvrit un petit commerçant quincaillier, marié, mais sans enfants, et qui, pour pouvoir céder son fonds plus tard avec plus de sécurité, cherchait un associé muni de quelques billets de banque. C’était l’affaire de Jean-Baptiste. Mettant de côté l’ambition d’égaler les ducs et pairs, il se livra résolument à cette nouvelle carrière, passa toutes ses journées au magasin, prit le soir des leçons de comptabilité et s’initia aux affaires. Après tout, ce qu’il voulait obtenir par l’instruction, c’est-à-dire le succès, qu’était-ce au fond, sinon la grande, l’éternelle poursuite des hommes, la fortune et les honneurs ? Ce qui revient à un seul terme, les honneurs suivant toujours la fortune. El bien ! par le commerce, Jean-Baptiste pouvait arriver à la richesse plus largement que par tout autre moyen ; les honneurs viendraient ensuite. Il reprit donc ses rêves, légèrement modifiés, et se sentit plus heureux, plus à sa place, plus maître de sa situation qu’il n’avait jamais été.

Il avait alors dix-neuf ans passés. La conscription l’attendait à vingt ; mais, comme fils aîné de femme veuve, il n’avait point à s’en occuper.

Jean-Baptiste se livra donc tout entier aux affaires, et gagna promptement l’estime et l’amitié de son patron-associé, qui se plut à l’initier, par mille remarques et confidences, aux secrets et aux finesses du métier. Ce patron était un vieux petit homme à nez pointu, le chef couvert en tout temps d’un bonnet de laine gris à houppe, et dont la boutique, pour n’avoir qu’un vitrage étroit et fort simple, rue Saint-Dominique, n’était pas moins bien achalandée. Les magasins alors avaient peu de luxe extérieur ; on ne recherchait pas encore les belles filles pour le comptoir, et l’on trouvait assez naturel que la quincaillière fût édentée, puisque apparemment elle n’avait pu conserver ses dents.

Un dimanche matin, comme le patron fermait les volets de sa boutique, aidé de son associé et du petit saute-ruisseau, Jean-Baptiste, dans l’ardeur de son zèle pour la vente, exprima le regret que l’ordonnance de police empêchât ainsi le commerçant de réaliser un septième de bénéfice.

— Bah ! répondit le patron, ça ne gêne que le public, et ceux qui ont besoin de nos ustensiles ne s’en priveront pas pour cela. N’avez-vous pas remarqué déjà que le lundi est le meilleur jour de vente ? — Voyez-vous, ajouta-t-il en élevant la voix pour se faire entendre du petit garçon, on ne perd jamais à faire son devoir vis-à-vis de la religion, surtout en ce temps-ci.

Ce dernier membre de phrase fut prononcé à demi-voix et accompagné d’un coup d’œil expressif. Un instant après, quand ils furent seuls, le vieux quincaillier demanda à Jean-Baptiste s’il n’allait point à la messe.

— Quelquefois, répondit l’ancien enfant de chœur de Laforgue, dont le collége et quelques chansons de Bérenger avaient ébranlé la dévotion.

— Vous avez tort. Le vicaire de Saint-Thomas-d’Aquin et plusieurs membres de la fabrique viennent acheter chez nous ; nous avons également une communauté. Venez avec moi. Nous avons deux chaises près du chœur. Il faut que l’on vous y voie et même que vous soyez assidu.

La droiture de Jean-Baptiste hésita.

— Je ne voudrais pas cependant faire de l’hypocrisie, dit-il.

— Ce n’est pas de l’hypocrisie, répliqua le patron. Je ne suis pas dévot ; mais j’aime l’ordre, parce que, pendant les agitations politiques, le commerce va toujours mal. J’ai vu bien des révolutions différentes, mais elles se ressemblent toutes en ceci : qu’on ne vend pas. Je ne vois donc pas à quoi elles servent. Or, pour quelle raison, je ne sais ; mais l’Église est du même avis que moi. Elle est le parti conservateur par excellence ; son idée et sans doute son intérêt est que rien ne bouge et ne change. On la voit toujours faire cause commune avec les rois et les princes, et par conséquent les gens d’ordre, qui veulent conserver leur bien, doivent la soutenir.

Ce raisonnement frappa beaucoup Jean-Baptiste. Il respectait, il vénérait l’ordre ; aussi, à partir de ce jour, se rendit-il à l’église tous les dimanches avec son associé. La bonne tenue de ce jeune homme et son assiduité firent merveille. La jeunesse alors donnait peu dans les églises, hors les fils de nobles, bien entendu. Le vicaire vint à la boutique et s’y arrêta pour causer ; il vint aussi quelques dévotes d’autour du chœur, et l’une d’elles fit entendre à Jean-Baptiste qu’elle se chargerait de lui trouver un bon parti, quelque perle d’innocence et de dévotion, embellie d’un bon sac d’écus. Un jour, à la procession, on lui mit un cierge dans la main. Des gens qu’il ne connaissait pas le saluaient, avec des regards tout humectés d’eau bénite ; une de ses clientes enfin n’eut point de paix qu’elle ne l’eût enrôlé dans la confrérie de Saint-Joseph.

Tout cela creusait de plus en plus la séparation entre les deux frères et désolait Jacques, lui qui détestait de si bon cœur ceux qu’on appelait alors les calotins, la prétraille, et qui portait dans sa poche, en guise de psautier, les chansons de Béranger.

La France aime les Frondes. Cette guerre d’escarmouches, irritante pour l’ennemi, brillante pour le soldat, ce tournoi de propos où l’avantage est si aisément pour l’opprimé, ce jeu d’écoliers triomphant du maître par la toute-puissance de l’esprit contre la force, la ravit au point qu’il lui fait oublier l’orgueil de se posséder elle-même, et qu’elle semble pardonner au despotisme en raison des plaisirs qu’il lui fournit. Jamais à aucune époque plus que sous la Restauration, cet esprit ne se montra mieux et ne sut mieux se satisfaire. Un roi impotent et gourmand ; des ridicules nobiliaires et cléricaux à pouffer de rire ; les voltigeurs de Louis XIV promenant les défroques en lambeaux de l’ancien régime ; une charte boiteuse, mais qui gênait tant le pouvoir qu’on feignait de l’adorer ; assez de persécutions pour que la passe d’armes fût vive, animée, sans trop de danger ; un divertissement général enfin, où tout le monde se fit acteur ; un entrain de conspiration à remplir les places publiques de gens échangeant mystérieusement un mot d’ordre connu de tous ; la chanson devenue la consolation d’un peuple et les tables de sa foi politique, si le mot foi peut convenir à ce vague ensemble de regrets fourvoyés et d’aspirations confuses, où les noms tenaient la place des principes, où la liberté chantait Austerlitz et déifiait l’empereur. — À force de chanter toutefois, à force de jouer à la conspiration, le jeu devint tragique, et le sang de Berton, de Caron, des quatre sergents, rendit la lutte irréconciliable, au moins pour les combattants sérieux.

Jacques était de ceux-ci. Sa nature ardente s’était promptement enflammée au contact d’esprits révolutionnaires, vers lesquels des affinités puissantes l’avaient porté. Il avait aussi converti Noelly à la foi républicaine, et ces deux jeunes âmes vivaient maintenant d’un double enthousiasme, s’adorant jusqu’à sacrifier leur amour à la patrie, enivrée d’une double ivresse, plus qu’heureux.

Pour Jean-Baptiste, il se confessait et communiait, non vraiment par hypocrisie, mais sous l’influence doucement accaparante du milieu où il se trouvait. Si ce n’est certaines intolérances qu’il avait entendu blâmer, il n’avait point de sérieuses objections contre le catholicisme, foi de son enfance. Il n’était pas, il est vrai, de nature à goûter ces « ravissements divins » dont on s’entretenait sans cesse autour de lui ; mais il n’était point insensible à d’autres douceurs, peut-être après tout les mêmes : regards onctueux, religieux soupirs, jolis doigts trempés d’eau bénite et câlineries pieuses ; tout cela, peu à peu, l’avait emmiellé à ne s’en plus pouvoir dépêtrer, et, sans trop de résistance, il s’y enfonçait de plus en plus. Tout cela charmait l’associé philosophe de Jean-Baptiste, car la boutique n’en allait que mieux.

Ce fut alors que le vicaire mit le comble à ses bontés en procurant une commande superbe : l’entreprise de toutes les ferrures d’une chapelle en construction, y compris des grilles en fer. Les deux associés y révèrent là un gros bénéfice, et monsieur le vicaire, avec un sourire paternel, assurait que c’était une affaire d’or, et qu’il n’avait pas eu peu de peine à ménager cette affaire pour ses amis.

Cependant une avance, promise verbalement, ne fut point donnée, tandis qu’au contraire les clauses écrites concernant les obligations des soumissionnaires durent être exécutées avec la dernière rigueur. Tout compte fait, après beaucoup de pourparlers, de chicanes, d’expertises, de voyages et de temps perdu, les deux commerçants constatèrent que, — sans doute très-dévotement et pour les seuls intérêts de l’Église, — ils avaient été induits en plus de mille de francs de perte. Encore se trouvaient-ils accusés de tiédeur religieuse et de trop d’attachement aux intérêts temporels, et, au lieu des sourires accoutumés ou des tendres : Cher monsieur Bavel ou cher monsieur Brafort, que leur dispensaient d’ordinaire leurs dévotes clientes, elles ne leur apportaient plus que des mines composées… de glace pilée dans une dose de formalisme.

Ce fait éclaira subitement la religion de Jean-Baptiste. Les arguments de Jacques ni ses railleries jusque-là ne l’avaient point ébranlé, mais des torts du vicaire et de ses paroissiennes, il résulta pour lui clairement que la religion était une absurdité et une jonglerie, démonstration peu logique, mais si victorieuse pour la plupart des esprits, qu’il faut admettre sa valeur de fait. Chacun a ses voies, et, comme dit l’Église, la grâce opère par tous les moyens. Presque en même temps, certaine aventure galante de sacristie, qui, bien qu’étouffée, se chuchotta dans le quartier, acheva la conversion de Jean-Baptiste. Il jura que les gens d’église étaient les plus insidieux de tous les fourbes, qu’il ne croyait pas un mot de tout ce qu’ils débitaient, qu’il rompait avec cette boutique. Il renchérit enfin sur tout ce que disait Jacques, cela pourtant à huis clos.

De ce changement d’humeur, il résulta un rapprochement entre les deux frères, et comme il faut bien s’unir à quelque groupe et s’attacher à quelque chose, peu à peu Jean-Baptiste fit la connaissance de plusieurs amis de Jacques, carbonari discrets et mystérieux, qui lui inspirèrent une haute considération. On lui prêta Voltaire, qu’il lut derrière son comptoir, en cachette, et qui aiguisa son indignation anticléricale. Peu à peu, il s’apprivoisa dans ce milieu, surtout lorsque, initié davantage au mouvement politique, il vit que toute la France en était. Un jour, il s’émerveilla d’apprendre que son frère voyait Manuel, un député, un homme connu, et même Lafayette. Ce dernier nom toutefois sonnait assez mal aux oreilles du commerçant ; mais, quand il apprit qu’on pouvait dire le marquis de Lafayette, il fut très-surpris d’abord, puis touche.

— Je vois, dit-il à son frère, que votre parti compte des hommes marquants et qu’il pourrait bien réussir.

— Nous serons vainqueurs demain, la France ne veut plus de ses oppresseurs !

Jacques disait cela tous les jours, et, bien que cette prophétie éprouvât quelque retard, Jean-Baptiste consentit enfin à se faire recevoir carbonaro. Il faut bien être jeune une fois dans sa vie.

Oui, Jean-Baptiste Brafort était lancé ; lancé, ma foi, dans les conspirations, dans les ventes, dans de gros petits mystères, où, justifiant le proverbe relatif aux poltrons, il se délecta. Jugez donc : on lui confiait à l’oreille des secrets ou quelque chose de semblable, qu’il devait confier à d’autres à son tour. On se rendait le soir, par des chemins détournés, avec l’illusion de croire qu’on était suivi par la police, en des lieux cachés, où l’on ne pénétrait que sur mot de passe, où l’on pesait les destinées de l’État, où se communiquaient les ordres et les avis de hauts personnages, et l’on échangeait entre affidés des signes mystérieux. N’y avait-il pas là de quoi ravir un homme dont rien encore n’avait affirmé l’importance ? Tous ces enfantillages, dont les chefs du parti amusaient leur vulgaire et le tenaient en haleine, grandissaient Brafort à ses propres yeux et lui procurèrent peut-être les plus vives émotions de sa vie. Les natures les plus prudentes ont encore le goût du danger, de l’aventure, et l’émotion pour elles n’en est que plus vive. On eût vu dans ce temps-là notre héros prendre des airs sombres et mystérieux, marcher avec précaution en regardant furtivement derrière lui, affecter vis-à-vis des profanes un silence profond, d’où tombaient çà et là des paroles énigmatiques, et promener son regard de haut sur les gens. Il était, sans s’en douter, de ceux qui marquaient la piste aux mouchards, et servit à l’un d’eux longtemps de proie facile. Plus d’une fois, la nuit, il rêva qu’on l’arrêtait et eut Marchangy pour cauchemar. Avec tout cela, il veillait soigneusement à ne pas se compromettre ; il voyait bien au fond qu’à force d’être partagé, le danger n’était pas grand ; mais il lui restait assez de peur pour qu’il pût se croire très-brave, et il se donnait le luxe innocent de rêver le martyre, bien sûr qu’il n’aurait pas lieu.

Cependant, au milieu de l’été de 1820, pendant l’orageuse discussion des chambres, au sujet de la loi du double vote, les choses devinrent plus graves, et des rixes auxquelles prirent part les jeunes gens des écoles et des ouvriers, Jacques en tête, ensanglantèrent Paris. Ce fut par hasard que Jean-Baptiste se trouva sur le chemin de l’émeute. Il vit le quartier désert, les maisons fermées ; il entendit le roulement sourd de l’artillerie sur les pavés, les coups de fusil, les cris révolutionnaires entrecoupés de cris de mort. Dans cette sinistre atmosphère, il se sentit, des pieds à la tête, étreint d’horreur ; il heurta du pied un cadavre aux joues blafardes, aux yeux sans regards, et rentra chez lui terrifié, malade, éperdu.

« Quoi ! c’était ainsi… Ah ! c’était cela !… On l’avait fait tremper dans de semblables choses, lui ! Mais il allait être arrêté, emprisonné, jugé, guillotiné peut-être. Grand Dieu ! Et son commerce ? Perdu !… Mais c’était une chose odieuse, cela. Il n’avait consenti à rien de pareil, il était innocent de tout ; il avait juré sur le poignard, c’est vrai, haine aux rois… Oui, mais qu’est-ce que cela prouve ? peut haïr sans tuer ; les mots ne sont rien. Eh ! mon Dieu ! de haine, il n’en avait même pas. Au fond, qu’est-ce qu’il savait ? Rien du tout. Le roi ne lui avait jamais paru un méchant homme. Ah ! maudits ceux qui l’avaient jeté dans ces complots ! Fous ! insensés ! barbares ! Il les reniait ; il ne les verrait jamais ; il le promettait à ses juges, en pleurant ; il se mit à construire laborieusement sa défense… Les coups du fusil se rapprochaient.

» Des coups de fusil ! Ah çà ! mais ils ne finiront donc pas, ces gredins ! Ils veulent apparemment compromettre tout le monde. Faire de pareilles choses ! Brrr ! Comme si la parole se suffisait pas pour s’entendre. Non, jamais il n’aurait cru… il n’avait pas compris cela du tout… mais du tout… Ah ! s’il avait su !… »

La fusillade se rapprochant encore, il pensa qu’après tout peut-être l’insurrection pourrait triompher, et alors, ma foi ! c’est nous qui serions les maîtres ! Eh ! eh ! c’est nous qui nous ferions faire place alors par ces maréchaux, ces ducs, ces pairs ! Ôtez-vous de là, qu’on s’y mette. Lafayette serait au gouvernement, et ceux qui auraient travaillé à la délivrance de la patrie auraient droit à sa reconnaissance, parbleu !…

En apprenant que l’émeute était réprimée, il retomba dans toutes ses terreurs. Il ne put alors s’empêcher d’exprimer hautement son indignation, et certainement elle était sincère. Il en voulait vivement à ces maladroits, à ces furieux qui se soucient bien de compromettre les autres et de verser du sang. Le soir, tandis que sa mère inquiète attendait son second fils, un mystérieux émissaire vint avertir que Jacques était caché dans telle maison, où il attendait son frère.

— Blessé ! ajouta-t-il à l’oreille de Jean-Baptiste.

Celui-ci oublia ses craintes personnelles à cette confidence et courut au lieu fixé. La blessure de Jacques heureusement n’avait rien de sérieux. Quand Jean-Baptiste en fut convaincu, il éclata en reproches. Jacques le traita de renégat. Ils se séparèrent fort irrités. Le lendemain, ce fut bien autre chose. En entrant dans la boutique, Jean-Baptiste trouva son associé tout bouleversé d’inquiétude et de soupçons. On était venu faire chez lui une perquisition, et l’on s’était enquis des faits et gestes de Jean-Baptiste.

— Si je croyais que vous vous mêlez de complots contre l’État, je vous dénoncerais moi-même, s’écria monsieur Bavel, en homme qui ne plaisante pas avec la faillite.

Ce fut alors qu’abîmé de terreurs et de remords, Jean-Baptiste se fit à lui-même le serment de rester toujours inébranlablement fidèle à la cause de l’ordre, représentée, sous quelque nom que ce fût, à quelque titre et de n’importe quelle manière, par le gouvernement établi. Serment qui, pour être moins héroïque que celui d’Annibal, n’en fut pas moins scrupuleusement tenu.

Comme pour rendre l’impression plus ineffaçable, pendant quelque temps, autour de la boutique du quincaillier, on vit roder, — malice peut-être du mouchard, ami de Jean-Baptiste, des agents de police au regard soupçonneux. Scandale de quartier, que la paroisse, ennemie désormais des deux associés, ne manqua pas d’exploiter. Aucune dévote ne mit plus le pied dans la boutique. Monsieur Bavel, qui depuis longtemps n’allait plus à la messe qu’avec sa femme, était mécontent. Les choses allaient mal.

Il existait alors un telle confraternité entre les conspirateurs, qu’ils se protégeaient par la discrétion la plus inviolable, aussi bien que par le dévouement le plus actif. Sauf le cas d’arrestation en flagrant délit ou les trahisons de la police, on pouvait, après avoir pris les armes, reparaitre chez soi tranquillement. Jacques, guéri au bout de dix jours, rentra à l’atelier en donnant une maladie pour motif de son absence. Il avait un certificat de médecin. On l’arrêta ; vingt témoignages prouvèrent son alibi ; il dut être relâché.

Il vint embrasser son frère, oubliant leur fâcherie, et il fut bien reçu, mais ne retrouva plus son complice. Avec tout le calme d’une résolution inébranlable, Jean-Baptiste lui déclara que ses goûts, ses intérêts, son respect de l’ordre, l’éloignaient désormais de complots qui avaient pour but de fomenter des révoltes et de mettre en danger la fortune et la vie des citoyens, que désormais il ne remettrait plus les pieds dans une vente. Le jeune républicain épuisa vainement les arguments, l’emportement, les prières.

— Mais, malheureux ! s’écria-t-il enfin, si tu abandonnes notre cause, je ne puis répondre de la vie !

Jean-Baptiste n’avait pas encore pensé à cela ; il frémit. Bien qu’exagérée, la chose ne manquait pas de fondement. On en était encore aux souvenirs antiques ; Harmodius et Aristogiton, Brutus et Cassius, figuraient fréquemment dans les discours ; mort aux traîtres ! était un des mots qui revenaient le plus fréquemment sur les lèvres des conjurés, et, comme toujours, le soupçon était une preuve de patriotisme dont on abusait. Heureusement, ainsi que l’avait si bien senti Jean-Baptiste pendant l’émeute, il y a encore plus loin des paroles à l’acte que de la coupe aux lèvres, et les mœurs de l’époque atténuaient grandement ces anachronismes. Jean-Baptiste toutefois était trop intéressé dans la question pour ne pas croire au danger. Ses tourments en furent au comble ; mais, s’il avait la prudence peu héroïque, cependant il n’était point lâche ; il n’essaya pas de louvoyer. Il avait fait son serment à l’ordre ; il résolut de le tenir.

Au milieu de ces perplexités, un autre coup vint l’accabler doublement : il perdit sa mère.

La pauvre femme n’avait jamais pu s’acclimater à Paris. Plus paisible dans son intérieur qu’elle n’avait jamais été, heureuse par l’affection de Jacques, par la confidence de ses amours, les rêves qu’ils faisaient ensemble et les tendres attentions de ce cher fils, elle n’avait pu dominer cependant le malaise que lui causait le milieu nouveau où elle se trouvait transplantée. Les bruits de la rue l’étourdissaient, la terrifiaient même. Elle avait mille saisissements sans cause raisonnable, ses habitudes rompues lui manquaient à un point que peuvent seuls connaître ces êtres peu cultivés dont les habitudes sont la vie ; elle ne put s’en refaire d’autres ; tout ce peuple de fournisseurs, âpre, gouailleur, trompeur et souvent brutal, contre lequel elle avait à défendre son petit pécule, lui causait une aversion et une crainte extrêmes ; elle avait peur des voitures dans la rue et des gamins qui la raillaient, à cause de sa coiffure berrichonne, que jamais elle n’avait voulu quitter. L’air enfin manquait à son sang de paysanne. Elle souffrit sans se plaindre et mourut presque subitement.

Cette mort livrait Jean-Baptiste à la conscription deux mois avant le tirage. La mauvaise chance depuis quelque temps le poursuivait. Il amena le numéro 3. Qu’allait il faire ? Se racheter. Mais c’était retirer une forte somme — relativement — du petit apport fait à son associé, qui réclamait et menaçait de rompre le contrat. C’était rester, pour avoir à recommencer péniblement une autre carrière, avec un capital trop faible pour suffire à rien de sérieux. Mal vu de l’Église, soupçonné par les carborani, surveillé par le gouvernement, en mauvais termes avec son patron-associé, Jean-Baptiste préféra rompre avec tant d’ennuis et d’inquiétude, que son imagination d’ailleurs exagérait. Laissant aux soins de son associé la petite somme sept mille francs, qu’il avait engagée dans leur commerce, il résolut de « servir la patrie. » N’était-ce pas la carrière que son père avait autrefois désirée pour lui, et sur laquelle ils avaient bâti ensemble tant de rêves ? Il est vrai que les temps avaient fort changé. Le métier n’offrait plus de dangers, mais encore moins d’avancement, surtout pour un roturier. Malgré cela, Jean-Baptiste fonda sur son instruction de grandes espérances ; il était impossible qu’il restât longtemps simple soldat ; son mérite et sa bonne tenue le feraient assurément distinguer ; la guerre enfin pouvait se déclarer. Il y avait sur ce point dans l’esprit de notre héros, une certaine confusion qu’il ne cherchait pas à éclaircir. Au fond, l’idée que les boucheries de l’empire n’étaient plus à craindre et qu’il ne s’agissait que de mener la vie de garnison, n’avait pas peu contribué à le décider au service ; et cependant il n’en faisait pas moins entrer dans ses plans, pour les poétiser sans doute, les hasards et les bénéfices de la gloire. Il partit donc, réchauffant son courage à celui de toutes les épopées grecques, latines et françaises dont il avait été nourri, soutenu par la pensée qu’il ne pouvait guère agir autrement, et par cet esprit de la jeunesse qui rend légers tous les pas vers l’inconnu.


IV

SOLDAT.

En 1822, environ dix-huit mois après le départ de Jean-Baptiste, Jacques Brafort, un matin, entrait délibérément à l’hôtel des de Labroie, obtenait une audience de monsieur Lebel, le valet de chambre, et lui demandait la main de sa fille. Il fut carrément et nettement refusé. Le valet de chambre avait, comme ses maîtres, des principes. Il ne pouvait donner sa fille au fils d’un buveur de sang.

Monsieur Lebel s’emporta, Jacques n’était ni d’âge ni de caractère à temporiser. Il proposa un enlèvement à Noelly. Mais la jeune fille n’osa briser si vite un lien de famille qu’elle respectait sans beaucoup en sentir le charme, et elle exigea de son amant un peu de patience.

Le pauvre garçon commençait justement à n’en avoir plus. Seul à présent, n’ayant plus sa mère pour confidente et consolatrice, ne voyant Noelly que par échappées, rarement ; découragé par les malheurs de son parti en même temps qu’aigri par le peu d’énergie des principaux chefs, nulle joie ne venait adoucir cette jeune ardeur qui se consumait elle-même, faute d’aliment. Il ne put s’empêcher, par besoin d’épanchement, d’écrire à son frère quelques mots de ses ennuis, et voici la réponse qu’il en reçut :

« Mon cher Jacques,

» J’apprends avec un sensible plaisir tu es un vrai modèle de fidélité. Ainsi donc, c’est encore mademoiselle Noelly que tu aimes, et tu aspires même à devenir son époux ? Je ne t’en blâme pas précisément. Cependant je l’avoue qu’une jeune personne avec laquelle j’aurais eu des rendez-vous ne serait jamais ma femme. Un honnête homme peut s’amuser çà et là dans sa jeunesse, mais il ne doit donner son nom qu’à une femme digne de le porter. J’aime à croire pourtant que mademoiselle Noelly a conservé la couronne de l’innocence, car je pense qu’autrement tu ne songerais pas à l’épouser ; mais ce miracle doit être dû pour quelque chose à ta propre candeur, et je ne saurais te dissimuler que de tels antécédents me chiffonnent un peu, relativement aux garanties que tu dois chercher dans le mariage. Le mariage, mon ami, est une chose sérieuse, et c’est pourquoi nous ne devons pas nous y laisser entraîner par de purs attraits de sentiments. Le bon côté de l’affaire, c’est que le bonhomme de père doit avoir pas mal économisé chez le marquis ; mais, s’il persiste à te refuser sa fille, je pense que tu sauras en prendre galamment ton parti. Une maîtresse est facile à retrouver. On croit toujours, quand on aime, ne pouvoir cesser d’aimer ; mais l’amour passe, et heureusement les amours restent.

» Je ne te citerai pas ma propre résignation à ce sujet ; car, l’amour ne se faisant guère gratis, et mes moyens m’imposant une économie rigoureuse, je n’ai eu, en quittant Paris, à rompre aucune chaîne ; ma position de commerçant d’ailleurs m’interdisait les aventures légères. Ici, le décorum n’étant pas le même, je cherche à me rattraper un peu vis-à-vis des charmantes Lyonnaises, toutefois sans préjudice du devoir et de la discipline, qui sont mon premier souci. Je te dirai, sans fausse modestie, que je suis un peu le modèle du régiment. Ma conduite m’a gagné l’estime de mes supérieurs, qui ont bientôt reconnu que je n’étais pas un soldat comme les autres, non-seulement grâce à mon langage et à mes manières, mais aussi par l’effet d’une petite anecdote que voici :

» Nous étions en promenade aux environs de la ville, quand nous rencontrâmes sur le chemin deux jeunes grisettes assez jolies, qui se montrèrent fort embarrassées d’être obligées de nous passer en revue ou plutôt de l’être par nous. Comme tu le penses bien, nous n’éprouvions pas le même embarras ; nous venions de nous débander ; mais plusieurs d’entre nous malignement firent la haie sur le passage de ces jeunes beautés et leur rendirent les honneurs militaires, tandis qu’elles, rougissantes, baissant les yeux, tout émues, filaient devant nous à pas précipités. L’une d’elle avait au bras un panier de pommes ; en se pressant ainsi, elle fit un faux pas, et une de ses pommes tomba. Je me précipitai pour la ramasser et la lui rendis en disant : À la plus belle ! — allusion que probablement elle ne comprit pas, mais qui fit éclore sur ses joues tous les rayons dont peut se colorer, en ses plus beaux jours, l’épouse du vieux Tithon. — Je revins à ma place après l’avoir saluée, et notre capitaine, le jeune vicomte de Flageolles, qui se trouvait là tout proche, me dit : « Vous êtes galant, voltigeur. Ma mémoire alors m’inspira, et, faisant le salut militaire, je lui répondis par ces vers de Virgile :

    Malo me Galatea petit, lasciva puella,
    Et fugit ad salices, et se cupit ante videri,

ce qui lui fit faire un haut-le-corps, et il me dit en me regardant des pieds à la tête : « Vous avez de l’éducation ? — Un peu, » lui répondis-je modestement. Nous causâmes. Il me cita à son tour des vers d’Horace qui sont à la mode, à cause du vieux roi, et, comme c’était de ceux que nous traduisions au collége, je pus lui donner la réplique heureusement. Nous allâmes ensuite à l’ombre d’un hêtre, sub tegmine fagi, et là, comme je lui avais dit franchement que je n’étais point un noble ruiné ainsi qu’il l’avait supposé d’abord, mais simplement le fils d’un petit fonctionnaire bourgeois, — il était inutile de spécifier la fonction, — il ne me fit point asseoir près de lui ; mais, s’étant couché sur l’herbe, il continua quelque temps de m’entretenir avec bonté. Enfin il me congédia en me disant : « Je suis bien aise que vous ayez de l’éducation, puisque vous êtes en même temps soumis et raisonnable ; cela vous servira du moins à devenir promptement sous-officier, »

» Le lendemain, j’étais nommé caporal. Depuis ce temps-là, notre capitaine me parle quelquefois d’un air poli, ce dont les autres ne sont pas mal jaloux. On m’appelle le savant. Le capitaine a bien voulu me prêter quelques livres, par exemple le Génie du Christianisme, qui est d’un style admirable et sublime, et où il y a des choses bien profondes. Cependant je ne puis oublier le tour infâme que m’a joué le vicaire de X… ; mais, à part cela, je ne fais point difficulté de reconnaître que la religion a du bon et qu’elle est nécessaire au moins pour les gens du bas peuple, pour les femmes et pour les enfants. Nous figurons ici dans toutes les cérémonies religieuses, nous portons des cierges aux processions, et nous avons de vieux soldats que cela enrage ; mais je leur dis : « Qu’est-ce que cela vous fait ? Quand les supérieurs ordonnent, il faut obéir. » Il me traitent de blanc-bec et me croient très-royaliste. Après tout, il n’y a pas de mal ; cela détourne les soupçons ; je tremble qu’on ne vienne à découvrir ce dont je n’ose même pas te parler. Et pourtant c’est bien fini. J’ai vu ici plus d’un signe auquel je n’ai pas répondu, feignant de ne pas comprendre. Crois-moi, mon cher frère, renonce aussi à tout cela pour l’occuper sérieusement de ton avenir. La France veut l’ordre et le repos. Je ne t’en dis pas plus long sur ce chapitre, bien que ma lettre doive t’arriver par occasion sûre, je tremble que ma correspondance ne soit surveillée, comme ma personne l’était à Paris. Soyons prudents.

» En somme, je ne me plains pas de mon sort et ne regrette que de ne pouvoir travailler activement à mon avenir. Mais pour laver mes folies, il me fallait le baptême de la vie des camps. Elle est assez rude, mais il y règne tant d’ordre et de régularité, qu’au sortir des agitations politiques on peut y trouver un certain charme. Je jouis de plus de paix que je n’en ai goûté pendant les six derniers mois de mon séjour à Paris ; et si je ne puis, sans trop d’orgueil, m’attribuer ce mot de Caton, qu’un homme juste luttant contre l’adversité est un spectacle digne des dieux, je puis du moins affirmer que le témoignage de ma conscience me console des revers de la fortune.

» Ton frère affectionné,

» JEAN-BAPTISTE BRAFORT. »

Qu’on juge de l’effet de cette lettre sur Jacques. Son indignation et sa colère s’exhalèrent contre son frère en épithètes furibondes et lui-même se traita de lâche d’avoir pu exposer aux insultes de cette âme vile ses pares amours. Par égard pour la mémoire de leur mère, il se promit d’abord de ne répondre à Jean-Baptiste que par un dédaigneux silence ; mais le besoin d’épancher son ressentiment le poussait, huit jours après, à lui écrire cette lettre, relativement modérée, où, si vif et si vrais que fussent les sentiments de Jacques, ils n’échappaient point dans l’expression à l’influence ambiante de madame de Krudener.

« Je n’accuse que moi d’avoir oublié que celui que la nature m’a donné pour frère fut toujours étranger à mes sentiments. Malheureux et désolé, je cherchais un ami pour m’épancher dans son sein ; au lieu de consolation tu m’envoies l’insulte, et non-seulement pour moi, ce qui ne serait rien, mais pour l’être qui est l’objet de mon culte, et qui mérite les respects du monde entier. Ah ! si ton cœur n’est fait que pour les honteux plaisirs, respecte au moins ce que tu ne saurais comprendre ; si tu te fais un jeu des plus doux sentiments de la nature, n’adresse qu’à ceux qui te ressemblent tes détestables avis. Pour moi, qui ai le respect de mes serments et plus encore des liens les plus sacrés et les plus puissants de la vie, je regarde comme un lâche et un misérable l’homme qui peut abandonner celle qui s’est fiée à sa foi et lui a sacrifié sa pudeur, et qui pour comble de barbarie, peut condamner à la misère et à l’opprobre, l’être innocent qui lui doit la vie. Eh quoi ! si une ombre de réflexion pouvait se produire en vous, cruels ! ne rougiriez-vous pas de vous-mêmes ? Quel voile assez épais peut obscurcir vos yeux pour que des liens que la brute elle-même respecte, au moins en ce qui concerne ses petits, soient ici l’objet de votre risée, lorsqu’ils sont ailleurs l’objet feint ou réels de vos respects ?

» Mais je sais trop que je ne pourrai point convaincre une âme déjà flétrie par d’abjectes satisfactions. Je te déclare seulement que je mets haut ma gloire et mon bonheur de n’avoir jamais effleuré d’une impure pensée la chaste créature dont j’eusse à l’instant perdu l’amour. Et pour en finir sur l’objet de cette lettre, le seul qui m’ait fait prendre la plume, je te défends désormais de parler d’elle et d’outrager son nom en le prononçant.

» JACQUES. »


Sur quoi les deux frères furent brouillés pour la vingtième fois, mais plus sérieusement que jamais.

Aussi ce ne fut que par un ami commun à tous deux que Jean-Baptiste Brafort apprit l’enlèvement de Noelly par son frère. Mise en demeure d’épouser un commerçant du quartier, qu’avaient séduit sa jolie tournure et ses beaux yeux, ou d’entrer dans un couvent, Noelly, craignant d’être à jamais séparée de son amant, avait consenti à le suivre. Ils étaient partis pour l’Angleterre. Là, jugeant nécessaire de revêtir d’une bénédiction et de légaliser d’un paraphe ce grand amour qui vivait en eux depuis leur rencontre, ils étaient allés trouver un prêtre d’une secte quelconque, et mariés, du moins pour l’Angleterre, ils s’adoraient dans un humble cottage des faubourgs de Londres. Jacques, tout en s’efforçant d’apprendre l’anglais au plus vite, cherchait du travail.

Dans le cercle des de Labroie, cet audacieux enlèvement avait été porté au compte, déjà si chargé, de la révolution française, et le père de Noelly avait juré de ne jamais pardonner à sa fille et de léguer tout ce qu’il possédait à de pieuses maisons.

Jean-Baptiste, sur ces nouvelles, se dit en soupirant que son frère était décidément une fort mauvaise tête, qui finirait mal et lui imposerait un jour le cruel spectacle de ses malheurs et de sa misère ; et il ne s’en proposa que plus fermement de suivre une marche tout opposée, et de se conformer en toutes choses aux lois de l’opinion, Il se livra même à cet égard aux réflexions les plus sages considérant la grande autorité que tous possèdent contre un seul. Il ne pouvait comprendre l’outrecuidance des gens qui s’avisaient de penser et d’agir autrement que tout le monde. Il oubliait en ceci que l’unité conscience ne s’additionne pas. Mais qu’importe ? En réfléchissant là-dessus ou, si l’on veut, en se donnant la peine d’y penser, il fit encore plus que ne font bien d’autres. On doit tenir compte de l’intention, et la moralité n’est pas dans le succès.

D’après ces pensées, il finit par trouver la discipline admirable et s’y donna avec une véritable ferveur, comme un croyant à son Dieu. Il eût fallu voir à quel point ses buffleteries étaient bien entretenues, ses habits brossés, et comme reluisaient son sabre et son fusil. L’horloge de la caserne eut bien de la peine à être aussi ponctuelle que lui. Ces vertus eurent pour récompense l’estime de ses chefs, le respect jaloux de ses camarades et de flatteuses distinctions. Il passa rapidement au grade de sergent et c’est en cette qualité qu’il partit pour l’Espagne, afin d’aller rétablir sur son trône le souverain légitime Ferdinand VII.

Nous l’avons déjà dit, lorsque Brafort s’était décidé à faire son temps de service, les prévisions guerrières n’étaient entrées dans ses plans qu’à un point de vue purement théorique et littéraire ; aussi fut-il très-désagréablement ému quand son régiment fut désigné pour la Catalogne ; mais, esclave du devoir, comme il disait, le sentiment du devoir lui vint en aide, et faisant main basse sur tout ce qu’il trouva de phrases à panache, de refrains guerriers et de mots ronflants, il s’en grisa de son mieux. Enfin il se battit comme les autres ; l’odeur de la poudre aidant, il s’emporta même et faillit se faire hacher glorieusement, — ce dont il nous avoua un jour, dans un accès de bonhomie, avoir eu le frisson longtemps après. Mais enfin, c’est là tout autant qu’on puisse demander, — quoi qu’en disent les bulletins officiels, — à l’humaine nature.

Jean-Baptiste fut même sur le point de prendre goût à la gloire, en y mêlant les riantes images d’un avancement rapide et d’un traitement comfortable. Il était d’ailleurs persuadé, par les assurances de ses chefs, que c’était pour le bon ordre qu’il tuait les Espagnols, et afin de leur inculquer de meilleurs sentiments politiques. Aussi faisait-il son devoir en conscience. En ces mêmes lieux autrefois, toujours pour le bon motif, l’inquisition avait brûlé ce même peuple, et les officiers français exprimaient en termes bien sentis à leurs soldats l’horreur qu’ils éprouvaient pour un fait aussi coupable. Jean-Baptiste, comme les autres, trouvait tout cela limpide et admirablement vu ; sauf quelques vieux soldats, qui n’aimaient pas les Bourbons, le moral de l’armée, comme on dit, était excellent.

Il n’était pas du tout improbable que Jean-Baptiste n’arrivait, grâce à Horace, à franchir l’abîme que la Restauration avait creusé entre le corps des sous-officiers et les grades supérieurs. Il était du bois dont on avait fait tant de généraux et de maréchaux d’empire, et avait trop de ressources dans l’esprit pour ne pas arriver à un tel enthousiasme pour la gloire et la discipline qu’il en eût réprimé tout frisson nerveux, et ce fut procuré cette ivresse de bataille, qui fait les actions d’éclat. Il avait la grande conception de l’ordre, les qualités négatives nécessaires, une bonne opinion de lui-même susceptible de s’étendre à souhait… Il était donc très-apte à faire un officier supérieur, voire même un général. Mais, comme il arrive quelquefois, ce furent les qualités mêmes qui devaient le faire réussir qui causèrent sa perte. La vie humaine d’à présent appartient davantage aux hasards des circonstances qu’au calcul des probabilités. C’est pourquoi une certaine élasticité de conscience est si utile à qui veut sûrement parvenir. Brafort ne l’eut pas ; honneur à lui ! Chaque être humain a son heure ; la niaiserie est sublime parfois.

On connaît le culte de notre héros pour l’ordre, pour la discipline, qui en procède, et pour la consigne, qui résulte de toutes deux. Pendant un séjour que son régiment fit en Castille, aux environs de Madrid, Jean-Baptiste se trouva chargé de garder, avec une petite escouade, un château seulement habité par des femmes et qui s’était soumis sans résistance aux Français. Il accomplissait sa mission avec son zèle ordinaire, tout en se permettant, à part du service, de lancer quelques soupirs à l’adresse des brunes beautés commises à sa garde. Souvent, dans la journée, les officiers français venaient au château, où ils étaient courtoisement reçus et même quelquefois retenus à dîner. Le maréchal des logis lui-même, en l’absence de ses supérieurs, était l’objet de mille attentions aimables, dont il faisait, ma foi ! le thème de ses rêveries, estimant qu’un garçon aussi bien tourné que lui valait tout au moins un colonel de quarante-cinq ans.

Un soir qu’il faisait sa ronde, occupé de ces douces pensées, tortillant sa moustache et fredonnant un de ces airs dont le refrain entrelace les myrtes de l’amour aux lauriers de la gloire, Brafort vit au milieu du crépuscule une forme opaque se glisser du côté le plus favorable à l’escalade du château.

— Qui vive ? cria-t-il aussitôt.

L’ombre au lieu de fuir s’approcha rapidement.

— Au large ou je fais feu !

— Chut ! je suis ton colonel.

— Ah ! c’est différent. Pardon, colonel ! mais le mot d’ordre ?

— Le mot d’ordre… Va-t-en au diable ! Je ne le sais plus. Mais laisse-moi passer, je te l’ordonne.

— Mon colonel, j’entends bien que c’est votre voix ; mais je peux me tromper. Et puis la consigne veut que personne ne passe sans mot d’ordre. Quand vous l’aurez dit, vous passerez. Je ne puis pas manquer à mon devoir.

— Mitraille et tempête ! je suis ton supérieur et je te commande. Obéis !

— Mille pardons, colonel ; mais je dois obéir avant tout à la discipline, qui est notre maîtresse à tous deux.

— Misérable imbécile ! je te f… aux arrêts. Retire-toi !

— N’avancez pas d’une ligne ! Ou je tire !

Au bruit des voix, les hommes de garde arrivèrent. Le colonel avait ses raisons pour n’être pas vu ; il se retira, on devine dans quelle épouvantable colère. Le maréchal des logis ne fut pas mis aux arrêts ; on le changea seulement de poste. Mais à dater de ce moment, la carrière du jeune sous-officier fut terminée, du moins quant à l’avancement ; car, au point de vue des ennuis du service, des corvées sans profit et de toutes les tracasseries dont un supérieur militaire peut accabler son inférieur, Jean-Baptiste fut amplement pourvu.

— Mais enfin vous aviez reconnu la voix du colonel ? disais-je plus tard à Brafort, lorsqu’il me racontait cette histoire.

— Assurément, j’étais bien persuadé que c’était lui quoiqu’il ne fut pas en uniforme, et même je voyais aux fenêtres du château une petite lumière qui en disait long ; mais je ne devais laisser passer qui que ce fût, qui que ce fût, entendez-vous, sans mot d’ordre. Un soldat n’a que sa consigne. C’est à la lettre qu’il doit obéir, les instructions le portent. Sans cela, tantôt pour une raison, tantôt pour l’autre, les choses en viendraient au point qu’il n’y aurait plus de discipline. On n’interprète pas un ordre, on l’exécute.

— C’est… machinal…

— Machinal, soit ; mais c’est comme cela. Ah ! poursuivait-il avec une grimace de satisfaction en mettant les deux mains dans les poches de son pantalon et en arpentant son petit salon d’un pas plus ferme, c’est comme cela ! Machinal, oui ; mais c’est l’idéal du soldat. Tot capita, tot sensus, vous savez ; l’anarchie est la perte des États, à plus forte raison, des armées. Je sais que cette aventure a brisé ma carrière, car j’étais en passe de devenir sous-lieutenant, et pourquoi pas général comme un autre, comme Bugeaud, par exemple, que j’ai connu ? Eh bien ! — et il redressait avec fierté son dos un peu courbé et sa tête blanchie, — je ne m’en repens pas, et ce serait à refaire que je recommencerais.

Fatigué de déboires, à la fin de 1824, après le retour d’Espagne, Brafort demanda un congé de six mois, qu’il obtint et qu’il alla passer à Paris. Il fit aussi un court séjour à Laforgue. Là il entendit parier encore de l’enlèvement de Noelly. Les de Labroie se trouvant alors au château, Brafort chercha vainement à voir le beau-père de Jacques ; il ne put y arriver, et on l’assura que le vieillard serait inflexible ; il avait même adopté un neveu qu’il destinait à le remplacer. Pour les jeunes époux, le bruit public était qu’ils vivaient misérablement en Angleterre, et que, signe évident de la colère céleste, ils avaient perdu leur premier enfant.

Chez monsieur Renoux, où Maximilien se trouvait en passage, Brafort avait été reçu en ami. Comme toujours, il admira la supériorité de son ancien camarade. Maximilien, qui mettait sur ses cartes : Maxime de Renoux, vêtu avec une élégance jusque-là inconnue à Laforgue, était alors étudiant en droit. Il parlait familièrement des grands personnages d’alors, et possédait le dernier mot de toutes choses à Paris et en Europe. Il eut la bonté de continuer à tutoyer Jean-Baptiste, qui lui répondait : monsieur, et le railla fort de sa conduite vis-à-vis du colonel, à qui, disait-il, Brafort eût dû plutôt faire la courte échelle.

— Et il l’aurait rendu cela, pauvre niais ! ajoutait-il en frappant sur l’épaule de Jean-Baptiste. Ne faut-il pas s’entr’aider en ce monde ? Et les petits ne sont-ils pas trop heureux quand ils peuvent passer avec les grands de ces marchés-là ?

— Mais la consigne, murmurait Jean-Baptiste, qui n’osait insister plus haut, mais dont la conscience tenait bon.

— Allons, poursuivait Maxime, si jamais nous nous rencontrons en des circonstances pareilles, c’est moi qui me charge de ton avenir, et tu n’y verras que du feu, je te le promets.

Ce jeune esprit parlait en maître ; il sentait sa destinée.

Il va sans dire que Jean-Baptiste alla visiter la Prairie et qu’il y versa quelques larmes. Aucun de nous assurément ne peut revoir sans émotion, après plusieurs années écoulées, après la perte surtout d’êtres aimés, ce coin de terre qui pour nous fut la vraie patrie.

Brafort a laissé quelques pages, sorte de mémoires, où ce souvenir est retracé ; mais l’emphase du temps, qui peut-être nous paraît guindée surtout parce qu’elle diffère du style actuel, ne nous permettrait pas de goûter le sentiment sincère qui, mêlé au souvenir des amplifications du collège, les inspira.

À Paris, Jean-Baptiste retrouva dans sa boutique monsieur Ravel, qui lui fit l’accueil le plus cordial. L’absence donne de l’intérêt aux personnes, comme le souvenir du charme aux faits, et cela pour les mêmes motifs. Puis le quincaillier avait fait un autre essai d’association qui lui avait encore plus mal réussi ; ayant eu affaire à un fripon, il ne s’en était tiré qu’avec perte. Il eût été embarrassé de rendre à Jean-Baptiste ce qui lui appartenait ; il promit donc de l’attendre et de lui céder la boutique à son retour, comme si rien n’eût été changé à leurs premières conventions.

Après deux autres années de service, Jean-Baptiste Brafort fut renvoyé dans ses foyers comme faisant partie de la réserve. On opérait alors volontiers des économies sur l’armée, et la Restauration, il faut lui rendre cette justice, malgré les attaques passionnées auxquelles elle était en butte, ne faisait pas du massacre des citoyens un moyen de gouvernement ; les choses n’en étaient pas encore là. C’était la première fois, à bien prendre (à part la grande lutte révolutionnaire où tout fut surprise, improvisation), que le principe électif national et la royauté se trouvaient en présence. Jean-Baptiste vint donc reprendre sa place dans la boutique de la rue Saint-Dominique. Il n’y avait rien de changé dans sa vie ; il n’y avait qu’un soldat de plus, et ce n’était pas chose en soi indifférente, car la vie militaire ajouta le trait précis à ce caractère, et y mit la touche distinctive qui en effaça toute indécision et le formula pour lui-même. Il rapporta du service, d’une manière plus décidée, l’observance rigoureuse des formes, le goût d’une régularité minutieuse, la passion dans les petites choses, et le culte de l’autorité. L’armée est la haute école de cet esprit, si utile aux monarchies, que tous les ans quatre-vingts à cent mille soldats libérés vont réinfuser dans la nation.


V

UNE MAÎTRESSE.

Jean-Baptiste avait été un écolier modèle, puis un soldat irréprochable ; il fut un commerçant parfait. Sa tenue de comptes était admirable ; on sentait l’amour de bien faire et la recherche de la perfection dans chaque plein et chaque délié de l’écriture. En 1827, à l’expiration du temps de service, le nom de Brafort remplaça celui de Ravel sur l’enseigne, et le nouveau quincaillier resta seul, avec un petit commis, au magasin.

Naturellement il songea à se marier. On lui proposa nombre de jeunes personnes du quartier, mais il n’était pas peu difficile. Sa théorie, que nous connaissons, et d’ailleurs conforme à l’usage, étant que la capacité de l’homme doit avoir, du côté de la femme, la richesse pour équivalent, il prétendait à une forte dot, et désirait de plus un bon caractère, une belle écriture, de l’arithmétique, des goûts modestes et de la beauté. Plus d’une fois son miroir lui servit d’encouragement à ses visées ambitieuses. Une figure assez agréable, embellie par la jeunesse et par la santé, une fort belle moustache, la prestance qu’il avait acquise au service et la solidité de son caractère, lui paraissaient des avantages suffisants pour autoriser quelques prétentions. Il fut pourtant refusé deux fois, et, dépité de cet insuccès, il se dit qu’après tout rien ne pressait et qu’il valait mieux attendre une bonne occasion. Cela décidé, il prit une maîtresse, et voici comment :

Un soir que Jean-Baptiste traversait le pont Neuf, il vit, penchée sur le parapet, une jeune fille dont la tournure le frappa ; comme il était précisément à la recherche d’une aventure, il s’approcha d’elle et, la regardant de plus près, il s’aperçut qu’elle pleurait. Avec toute la délicatesse dont il était susceptible, il l’interrogea. D’abord elle refusa de répondre ; mais comme il insistait, offrant ses services et protestant de elle finit par avouer avec des sanglots qu’abandonnée par son amant elle voulait mourir. Le voulait-elle réellement ? elle y pensait du moins, car elle regardait d’un air d’effroi le flot noir qui roulait sous l’arche, et elle se trouvait si malheureuse !… Jean-Baptiste essaya de lui faire entendre discrètement combien la vie pouvait encore avoir de charmes pour elle, si elle avait le cœur assez sensible pour jouir du bonheur qu’elle pouvait donner. Il offrit son bras, obtint l’adresse de la jeune personne et la ramena chez elle en lui débitant, mêlé à beaucoup de galanteries, tout ce qu’il savait de bonnes raisons contre le suicide. Devenue plus confiante, elle laissa deviner qu’aux chagrins de l’abandon s’ajoutaient des embarras matériels. Son amant, un étudiant de province, était parti sans même acquitter le loyer de la chambre qu’ils avaient occupée ensemble, et le propriétaire menaçait de saisir les meubles. Elle gagnait si peu de son travail, qu’elle voyait bien ne pouvoir s’acquitter jamais, et cependant elle ne voulait point accepter des secours intéressés ; elle dit cela en regardant Jean-Baptiste d’un petit air digne et résolu, et, l’ayant remercié, elle entra dans la maison, sans permettre qu’il la suivit.

À la lueur des réverbères, Jean-Baptiste cependant l’avait assez vue pour désirer beaucoup la revoir. De beaux yeux bleus, un front de vingt ans, une de ces bouches que l’on comparait alors à la rose, de la décence, de l’ingénuité, et le nom fort à la mode et poétique d’Atala. Jean-Baptiste, en rentrant chez lui, s’avoua qu’il était décidément a épris. »

Dès le lendemain, il se présentait chez l’ouvrière, muni de toutes sortes de bonnes raisons sur le vif intérêt et l’inquiétude qu’il éprouvait à son sujet. En le voyant, la jeune personne rougit et témoigna un tel trouble, que Jean-Baptiste s’estimait déjà vainqueur, lorsqu’elle le pria de sortir et de ne plus revenir chez elle.

— Et quoi ! s’écria-t-il, tant de rigueur ! qu’ai-je fait ? Pourquoi cet arrêt ?

Et jurant qu’après le récit touchant qu’elle lui avait fait de ses malheurs, il n’avait en vue que de lui rendre service, de lui procurer du travail, et de lui aider, par un léger prêt, à se tirer d’affaire, il finit par se jeter à ses genoux.

Atala se leva brusquement, alla ouvrir la fenêtre et fondit en larmes. Comme il la conjurait de lui dire le sujet de son chagrin.

Vous êtes tous les mêmes, dit-elle, et je vois trop bien d’où vient votre compassion.

Jean-Baptiste s’écria qu’elle se trompait, et, pour le lui prouver, emporté par la situation aussi bien que par une émotion véritable, il offrit à Atala de l’obliger sans prendre le droit de la revoir. C’était grand, mais presque en même temps il se disait à lui-même qu’elle n’oserait être si peu reconnaissante.

La jeune fille, en effet, parut hésiter et s’en tira par un compromis.

— Nous nous reverrons, dit-elle, quand je pourrai m’acquitter envers vous.

— C’est-à-dire jamais, pensa Jean-Baptiste, qui balbutia une réponse et eut peine à cacher sa mortification.

Cependant il voulut s’exécuter et demanda le chiffre du loyer.

— Deux trimestres, quatre-vingts francs. Il n’en avait sur lui que cinquante et promit le reste pour le lendemain.

Ce point gagné était déjà quelque chose. Deux entrevues au lieu d’une peuvent facilement créer la nécessité d’une troisième ; c’est ce qui arriva. Si Jean-Baptiste oublia la stricte délicatesse qui ordonne au bienfaiteur de ne point imposer sa présence, Atala pouvait-elle, une fois le service rendu, la lui rappeler ? Puis il fut aimable et assez timide au commencement pour la rassurer. Il sut encore, à d’autres égards, rendre à la jeune fille des services de peu d’importance, mais qui prouvaient son bon cœur. Et vraiment, à part l’égoïste désir qui le poussait, Jean-Baptiste était un garçon excellent, qui se prêtait volontiers à goûter la joie d’obliger et se procurait de tout son pouvoir la satisfaction de plaire. Beaucoup le trouvaient aimable. Ses voyages l’avaient formé, et il parlait d’une foule de choses avec assurance ; enfin il était amoureux, ce qui doue toujours un homme de qualités aimables, surtout de la plus précieuse de toutes, une immense bonne volonté.

Atala avait eu beau se défendre d’aimer encore, elle céda à tant d’excellentes raisons : la reconnaissance, l’amour, et, il faut aussi le dire, l’impossibilité où elle se trouvait de se suffire à elle-même, un chômage étant venu supprimer ses précaires ressources quotidiennes. En outre, elle était de ce caractère, la pauvre enfant, à ne savoir guère vivre seule. Expansive, aimante, elle sentait trop bien que cette nourriture matérielle, dont le gain absorbe tous les instants de l’ouvrière honnête, et qui doit être son seul but, sa seule ambition, n’est que la condition nécessaire d’une plus large vie. Jean-Baptiste l’appela son lierre ; elle était en effet de ces femmes comme les chérissent les Brafort, douces, tendres, un peu languissantes, qui aiment à se donner un appui, et par leur aspect semblent le réclamer. Jean-Baptiste était fier de sa conquête. Ce n’était pas là une maîtresse ordinaire : décente, modeste, sincère, et qui vraiment l’aimait.

Ils mirent donc réciproquement leur joie à se combler de tendresse, et cette liaison dura plusieurs mois sans autres nuages que parfois de soudaines tristesses, dont la jeune fille refusait de dire la cause. Peut-être eût-elle désiré que son amant insistât davantage pour la connaître ; mais, par prudence, il n’en faisait rien et tournait la chose en plaisanterie, disant que les femmes avaient besoin de changer d’humeur, et même de pleurer de temps en temps pour se remettre les nerfs en état.

Un dimanche, comme il se rendait chez sa maitresse, il fut abordé par un ami intime, Polydore Natan.

— Tu m’as demandé une femme ; je te l’apporte, dit celui-ci. C’est toute ton affaire. Le père est manufacturier à Neuilly ; il a quatre enfants, mais une fort jolie fortune. L’ainée, mademoiselle Eugénie, vient d’atteindre ses dix-huit ans ; elle sort du couvent. Le père Leblanc, qui est veuf, désire la marier tout de suite ; elle n’est pas mal du tout, elle pince de la guitare, et a remporté le prix de calcul. Trente mille francs de dot !

Jean-Baptiste, au premier choc, demeura rêveur. Il avait presque oublié près d’Atala ses projets matrimoniaux.

— Eh bien ! reprit Polydore, ça ne te sourit pas ? Je voudrais savoir ce qu’il te faut ?

— Ça me va à merveille, dit Jean-Baptiste ; seulement je pensais à quelqu’un…

— Atala ? Ah ! dame, elle doit s’y attendre un jour ou l’autre ; à moins que tu ne veuilles pousser le sentiment avec elle jusqu’au conjungo.

— Te moques-tu de moi ? s’écria Brafort d’un ton irrité. Me prends-tu pour un homme à plaisanter avec l’honneur ?

— C’est pourquoi je te disais qu’elle doit prendre son parti ; ces femmes-là savent bien d’avance qu’elles ne peuvent pas être épousées, et par conséquent…

— Parbleu ! ce n’est pas moi qui passerais là-dessus. J’entends que la femme que je prendrai soit pure comme un lis. Il va sans dire que mademoiselle Eugénie…

— Comment donc ? Me prends-tu pour un faux ami ? Je ne te proposerais pas une millionnaire, s’il y avait sur elle seulement l’ombre d’un soupçon. Je sais quelle est ta délicatesse, et je pense comme toi un honnête homme doit être inflexible sur ces choses-là. Quand on connaît les femmes… suffit ! Je te donne mademoiselle Leblanc pour une innocente de première qualité. Cela sort de son couvent ; c’est peut-être un peu simple, mais d’une ingénuité…

Il ajouta quelques mots en baissant la voix, et tous deux rirent aux éclats.

— Eh bien, c’est entendu, reprit Polydore ; je te présenterai.

— Quant à la famille, dit Brafort…

— Honneur sans tache, probité scrupuleuse. Seulement, tu comprends, monsieur Leblanc, qui est veuf, a une gouvernante, une femme de trente ans, pas mal, ma foi ! C’est pour cela qu’il ne peut garder sa fille chez lui, et sera d’autant plus accommodant.

— Diable ! Cette gouvernante pourrait être dangereuse pour les intérêts des enfants.

— Tu ne connais pas Leblanc. Il traite bien cette femme naturellement, mais il faut qu’elle reste à sa place, et si elle voulait se mêler de ce qui ne la regarde pas, prendre le ton haut, faire l’intrigante, crac ! à la porte. Ce serait vite fait. On en retrouve toujours d’autres. Leblanc pense que c’est plus commode qu’une femme légitime, et il a raison.

— C’est vrai ; mais il y a les convenances, et puis on veut continuer sa race, que diable ! on ne peut pas faire que des bâtards.

— Il est bien entendu que ce n’est pas pour toi que je dis cela. Leblanc est veuf et père de famille ; c’est tout différent.

— D’autant mieux qu’avec de la fermeté on maintient une femme légitime tout comme une autre dans son devoir. Je serai bon avec ma femme, mais elle ne fera que ma volonté.

— Ah ! ah ! ce n’est pas ce que tu diras à mademoiselle Eugénie, galantin que tu es !

— Je me mettrai à ses pieds, parbleu ! Il le faut bien. Les femmes ont droit à cela une fois dans leur vie. Ah ! mon cher, tiens, c’est pourtant cruel d’être obligé de renoncer à la vie de garçon. Si ce n’était la créance du père Ravel… et qu’il me faut une femme au comptoir…

— Dame, réfléchis. Je suis ami des Leblanc, moi, et je ne veux pas qu’on m’accuse d’avoir mal marié la petite. Si tu tiens à la maîtresse et que tu ailles la rejoindre après…

— Polydore ! tu devais savoir que je suis un homme d’honneur.

— Eh bien ! quoi ? Ça empêche-t-il de tromper sa femme ?

— Je ne dis pas ; mais pas ainsi pourtant, de propos délibéré… Non, non, si je fais un serment au pied de l’autel ; ce sera avec l’intention de le tenir, et je n’irai avec toi chez monsieur Leblanc qu’après avoir rompu avec Atala.

— À la bonne heure, c’est ce que j’ai dit à Leblanc : « Je ne vous dis pas qu’il soit resté sage, vous ne le voudriez pas ; mais c’est un garçon qui a pris du plaisir comme il faut, pas davantage, et qui une fois marié restera chez lui. L’honnêteté même. » Et là-dessus monsieur Leblanc a dit : « Amenez-le moi. » Car, tu vois, je te dis tout.

— C’est bien, dit Brafort, flatté d’être pour ainsi dire accepté d’avance.

— Alors c’est convenu. Quel jour ?

— Je… te le dirai.

— Ah ! mon cher, pas de ça ; il faut fixer, parce que, tu comprends, ton Atala en trouvera long à dire ; ça lanternerait et tout ça ne serait pas convenable vis-à-vis des Leblanc. Nous sommes aujourd’hui dimanche. Veux-tu mercredi ?

— Remettons à l’autre dimanche ; monsieur Leblanc sera plus libre, et moi aussi.

— Ah ! poltron, ce n’est pas cette raison-là…

— Tu verras, dit Brafort piqué, si je suis poltron… Il me faut cependant le temps de me retourner un peu.

— À dimanche donc ! Et maintenant, va goûter les derniers plaisirs du célibat, et que les faveurs de Cupidon te soient douces.

Ils se séparèrent alors, et Jean-Baptiste pressa le pas pour se rendre chez Atala.

Elle l’attendait impatiemment, car l’heure était avancée ; mais, tendre comme toujours, elle ne lui reprocha que très-doucement sa lenteur. Il répondit presque brutalement, car il éprouvait un embarras pénible ; il était mécontent, vraiment mécontent, et c’était bien un peu la faute d’Atala s’il se trouvait dans une situation si désagréable, mille fois plus désagréable en ce moment qu’il n’avait pensé d’abord. Ces malheureuses filles ne savent guère les ennuis qu’elles causent en vous aimant bêtement comme elles font. On est homme, on a le cœur sensible. Pourquoi l’interrogeait-elle ainsi de son doux regard ? Bah ! des simagrées. Elle en a eu deux, elle en aura trois et davantage, voilà tout ; elle se consolera cette fois comme l’autre…

Ils devaient aller passer la journée hors barrières, dans les champs qui s’étendaient alors au-dessus de la rue de Clichy, vers Monceau ; ils dineraient dans une guinguette. Atala, toute la semaine, avaient désiré du beau temps ; or le ciel était magnifique. Mais il y avait des nuages sur le front de Jean-Baptiste, et la pauvre enfant eût de beaucoup préféré le ciel pluvieux et l’amour serein.

L’égoïsme humain a sur l’égoïsme bestial une supériorité incontestable, il est calculateur. Jean-Baptiste pensa bientôt à tirer parti de sa mauvaise humeur en y trouvant une occasion de brouille, mais la douceur d’Atala déjoua ce plan ; elle se contenta de verser quelques larmes à la dérobée. Jean-Baptiste, en quittant Polydore, avait préparé un petit discours bien sage ; il n’eut pas le courage de le prononcer et se dit : « Pourquoi ne pas profiter de ce dernier jour ? Il sera toujours temps… »

Dès lors il fut d’autant plus aimable et plus tendre qu’il se disait : C’est la dernière fois ! Pauvre Atala ! elle redevint heureuse, et fut loin de penser que l’ardeur nouvelle de son amant n’était due qu’à sa trahison.

Dès le lendemain, en revanche, Brafort écrivait à sa maîtresse :

« Ma chère Atala,

» C’est une bien belle chose que l’amour, et il devrait pouvoir durer toute la vie ! Malheureusement, c’est impossible ; la raison nous rappelle à des devoirs que nous voudrions oublier. Tu n’as jamais pu te faire illusion sur la durée du lien qui nous unit. L’amour seul l’a tressé, l’amour seul l’a rempli de ses charmes, et il ne pouvait être que passager. Eh bien ! l’heure fatale a sonné ! Les intérêts de mon commerce et de ma considération m’obligent à briser en gémissant une si aimable chaîne ! Hélas ! ne m’accable pas de reproches ; j’en souffre comme toi, et sois sûre que je ne pourrai oublier de sitôt les attraits que tu possèdes ni les plaisirs qu’ils m’ont fait goûter ! Adieu ! Pardonne à ton infidèle amant en faveur de ses regrets.

» JEAN-BAPTISTE. »

» P. S. Polydore, qui te remettra cette lettre, y joindra un témoignage de ma reconnaissance envers toi, car je ne veux pas te laisser dans l’embarras. Oublie-moi, puisqu’il le faut, le plus tôt que tu pourras. »

Il attendit fort anxieux le retour de Polydore.

— Eh bien ? lui demanda-t-il.

— Ma foi, ç’a été dur ; elle ne voulait pas croire d’abord, puis elle a dit : « C’est pourtant son écriture ! c’est bien lui !… » Et alors elle a crié, pleuré, invoqué le ciel, que sais-je ? toutes les diableries des femmes. C’est égal, ma foi, c’est une jolie fille, et si je n’étais pas engagé… Ah ! mais oui, avec ça elle m’a criblé d’injures… Alors j’ai posé l’argent sur la table et je suis sorti.

— Pauvre fille ! elle m’aime bien, dit Jean-Baptiste, dont la vanité flattée ne laissait pas que de mêler une douceur à cet attendrissement.

Après le départ de Polydore, il restait plongé dans ses impressions, appuyé sur le comptoir, quand, voyant une ombre se profiler sur le jour de la porte, il leva les yeux et fut frappé de stupeur en reconnaissant Atala.

Il ne lui avait rien défendu plus sévèrement que de venir le trouver chez lui, mais il n’avait pu lui cacher son adresse. Elle était donc là, pâle et les traits altérés, avec une expression d’énergie et de désespoir qu’il ne lui connaissait pas encore ; et cependant elle n’avait point abdiqué cette douce réserve qui était un de ses charmes, et qu’il n’était point rare de trouver en ces temps-là chez ces pauvres filles, quand la mode et le goût de leurs amants ne leur avaient point encore imposé le cynisme. Devant le commis qui s’avançait, elle dit comme eût fait une étrangère :

— Je voudrais seulement parler à monsieur Brafort.

Jean-Baptiste alors se leva, la salua gauchement, et sortit avec elle de la boutique. Le commis certainement dut être étonné. Quelles furent ses suppositions ? C’est ce que se demandait Jean-Baptiste anxieusement en marchant à côté d’Atala sur le trottoir, et il étouffait de colère. Car elle avait contrevenu à ses ordres exprès, elle était venue jusque chez lui !… Cette audace !… Comment ! il avait tout arrangé pour que la chose se passât sans bruit, sans éclat, décemment, et puis !… Oh ! mais les femmes !… elles sont ainsi. Depuis assez longtemps cependant, on sait comment ces aventures-là finissent. Depuis qu’il en va ainsi dans le monde, elles savent de reste à quoi s’en tenir ; elles sont averties. Mais non, c’est toujours à recommencer ; elles feront toujours les étonnées et les pleurnicheuses. Qu’elles aillent au diable ! Il avait le droit de se marier apparemment ! Il avait avec lui la morale et les bons principes. Quelle effronterie ! Non, ces femmes-là ne savent pas ce qu’elles sont ; et c’est parce qu’il avait été poli, généreux, trop bon mille fois… Ah ! mais elle apprendra maintenant !…

Il se tourna vers elle d’un air menaçant. Elle tressaillit.

— Mon Dieu ! qu’ai-je fait ? Je n’ai rien dit. Mais il faut pourtant que je te parle. Je ne pouvais pas m’en empêcher. Que t’ai-je fait ? qu’as-tu contre moi ?

Des larmes alors lui coupant la parole débordèrent de ses yeux bleus et roulèrent sur ses joues. Ils étaient déjà loin de la boutique. Cependant d’un ton sourd, mais furieux, il dit :

— Des scènes ! dans la rue !

Elle se tut, et ce fut Brafort qui reprit :

— J’ai fait pour vous ce que je devais, même plus. Combien d’autres quittent sans dire seulement adieu ! Qu’avez-vous à réclamer ? Qu’êtes-vous venue faire chez moi ?

— Hier ! hier ! balbutia-t-elle en choquant ses mains tremblantes ; hier encore tu m’as dit que tu m’aimais ! Brafort haussa les épaules.

— Eh bien ! oui, sans doute, je l’ai dit, et c’était vrai ; je le quittais avec regret, mais qu’y faire ? Une liaison comme celle-là ne peut pas durer toute la vie. Je t’aurais cru assez sage pour le comprendre et ne pas me faire de ces ennuis. Mais si tu crois que je vais me laisser mener comme ça, que je te permettrai de me compromettre et de me faire manquer un bon mariage…

— Un mariage !

Elle pâlit si fort qu’il fut obligé de la soutenir, et, voyant passer un fiacre, il l’appela. Mais Atala refusa d’y monter avant lui, craignant qu’il ne la quittât ; elle répétait :

— Je veux encore te dire… Il faut que je te parle !

De guerre lasse, et pour ne pas faire d’esclandre, il monta ; mais sa colère s’en accrut, et là, dans ce tête-à-tête si étroit, la malheureuse Atala eut à subir une de ces scènes d’injures et de violences brutales, que seules connaissent, outre leurs victimes, les âmes nées dans la religion du commandement.

Eh quoi ! elle osait résister, elle, ce roseau, cette faiblesse ; elle, cette réprouvée, cette abjecte créature, dont il avait bien pu faire son idole et son jouet, mais à condition de la briser dès qu’il n’en voudrait plus. Elle osait invoquer un droit, elle serve du bon plaisir ! Avait-il à cette heure le moindre souvenir de l’avoir suivie, suppliée ; d’avoir imploré son amour comme l’enfant implore le sein maternel, de l’avoir pressée dans ses bras, d’avoir confondu leurs vies ? Non, sans doute ! Peut-être ! Qui le peut savoir ? Il la foulait aux pieds maintenant ; mais cela était dans l’ordre, cela ne se fait-il ! pas toujours ainsi ? N’avait-il pas derrière lui toute la majesté sociale armée contre de telles malheureuses, et ne savait-il pas, mieux que personne, combien elle était coupable ? Elle avait tous les torts ; il n’en pouvait douter, puisque tel était l’avis de tout le monde, et elle osait, lui qui n’en avait aucun, le tourmenter et traverser d’honorables projets qu’il formait ! Cette conduite était infâme !

Nombre d’honnêtes gens doivent comprendre, en cette circonstance, l’indignation de Brafort contre l’action de cette jeune fille, qui avait osé le poursuivre dans le domicile où il logeait son honorabilité, dont la stupide instance pouvait le compromettre. Ce n’était point une petite chose ; car en quoi consistent la moralité et l’honneur, si ce n’est précisément dans les petites choses. Qu’est-ce pour un homme, que l’adultère ? Une question de lieu. Qu’est-ce, de même, que la morale ? Une affaire d’ordre et de décorum. Un homme qui loge sa maîtresse chez lui est un homme taré, un homme qui a des maîtresses en ville est un homme recommandable. Jean-Baptiste avait donc raison de se défendre et de s’indigner ; en lui ôtant les apparences, on lui prenait tout.

Il n’était pas méchant malgré tout ; car lorsqu’il vit la pauvre fille brisée, vaincue, écrasée, réduite à une sorte d’anéantissement, il s’apaisa et voulut bien même assurer qu’il regrettait d’avoir été forcé à lui dire des vérités dures ; mais que malgré tout il conserverait d’elle un bon souvenir, si elle voulait être sage et comprendre la situation toute simple et fort habituelle où ils se trouvaient.

Elle se taisait, dans une prostration complète. Quand le fiacre s’arrêta, Brafort descendit et offrit la main à la jeune femme ; mais elle semblait ne pas voir où elle était, et il fut obligé de lui dire en la conduisant dans l’allée :

— Eh bien ! il faut rentrer chez vous maintenant.

Et quoiqu’il se fût promis de la laisser à sa porte, il vit bien qu’elle ne pourrait seule monter l’escalier. Ils montèrent donc ensemble, elle soutenue par lui, toujours silencieuse ; mais sur le palier, comme il allait la quitter, elle le saisit par le bras.

— Je n’ai plus rien à vous dire en ce qui me regarde, Jean-Baptiste ; mais c’est mon devoir de vous apprendre ce dont je suis sûre à présent : votre enfant vient de tressaillir en moi.

Brafort, sous ce coup, demeura d’abord comme foudroyé ; puis il s’écria :

— Est-ce vrai ?

À ce nouvel outrage, la jeune femme retrouva des larmes et des reproches, et Brafort se hâta de l’entraîner chez elle. Là une explication nouvelle eut lieu, moins emportée, mais où la malheureuse Atala dut abandonner toute espérance, et où l’être innocent qui s’agitait en elle reçut sans l’entendre son arrêt.

— Non, ma chère, dit-il ; je suis franc, je ne te tromperai point. Il ne faut pas compter avec moi ni sur ces moyens-là ni sur d’autres. Désormais je veux vivre en homme sérieux, en homme considéré, en bon père de famille, et je dois rompre par conséquent avec toute folie de jeunesse. Eh ! bien sûr, ce n’est pas moi qui élèverai des enfants naturels pour mettre le trouble dans mon ménage et nuire à mes enfants légitimes. Je t’enverrai cent francs de plus, voilà tout : c’est tout ce que je puis faire ; tu sais que je ne suis pas riche. Et puis, je n’en veux plus entendre parler ; et, si tu faisais la moindre tentative, je me plaindrais plutôt à la police, qui protège les honnêtes gens dans ces cas-là.

— C’est pourtant votre enfant, dit-elle, et vous savez que seule je ne pourrai l’empêcher de souffrir.

— C’est… reprit-il avec colère, c’est un enfant naturel, voilà tout… Vous savez bien où ces enfants-là se mettent, et vous ferez comme les autres, si vous voulez. Ne faisons pas de sensiblerie. C’est un malheur. Je n’y puis rien. Si vous saviez combien tout cela m’est pénible !… Ah ! les femmes ! les femmes !…

Il se prit la tête à deux mains, tourna par la chambre, et tout à coup ouvrant la porte :

— Adieu ! dit-il d’une voix altérée. J’enverrai ce que j’ai dit. Adieu !

Il descendit l’escalier et se trouva dans la rue, les jambes tremblantes, fort ému.

— Suis-je bête ! se dit-il, suis-je bête ! ces choses-là arrivent à tout le monde. Il faut bien en prendre son parti.

Mais il eut beau faire, il rentra chez lui fort troublé et finit par s’accuser d’être trop sensible.

Brafort avait raison. Les cinquante mille pères, plus ou moins, qui jettent chaque année, soit dans les hospices de nos villes, soit dans les fosses d’aisance ou dans les allées des maisons, un pareil nombre d’enfants, ne s’en préoccupent généralement pas du tout.

Malgré la colère et la brutalité qu’il avait montrées, Brafort ne put s’empêcher de sentir la blessure faite par la rupture d’un lien autrefois si doux. Dès qu’il était seul ou inoccupé, il revoyait ces beaux yeux bleus si tendres, cette gracieuse et simple attitude, cette jolie, bonne et passive créature qui lui avait donné tant d’heures délicieuses, et parfois de tels souvenirs l’envahirent jusqu’à, — il ne l’eut jamais avoué, mais c’était ainsi, — jusqu’à certain picotement des paupières et plus au fond il éprouvait encore, bien confus mais persistant, un malaise qui ressemblait à ce que peut être un remords inavoué.

Au milieu de ces perplexités, il faut rendre à Brafort cette justice qui ne lui vint pas un seul instant l’idée d’abandonner le mariage projeté et d’épouser légalement cette jeune femme qui était déjà la mère de son enfant. Non, vraiment ; et si quelqu’un lui eût conseillé pareil parti, c’est avec des yeux étincelants d’indignation qu’il eût demandé de quel droit on prétendait le déshonorer ; car en ceci l’ambition de la richesse l’eût encore bien moins arrêté que l’honneur. Une femme qui avait pu croire à ses paroles d’amour, sans qu’un contrat dûment enregistré les eût confirmées, une femme qui avait cédé à ses prières, ne pouvait mériter que son mépris, et les caresses qu’elle avait reçues de lui l’avaient pour lui-même souillée à tout jamais.

Toutefois, cette propriété de souiller, que possédait cet honnête homme, n’était pas absolument inhérente à lui, puisque les mêmes caresses, transportées à mademoiselle Eugénie Leblanc, devaient au contraire honorer celle-ci et en faire une femme digne de tous les respects. Tout ceci semble peu logique, au moins quand on envisage ce raisonnement si nouveau et comme pour la première fois ; mais cela n’était jamais arrivé à Brafort, il l’avait reçu tout fait, ce raisonnement, dès son plus jeune âge, et c’est pour cela qu’il était incapable d’y rien changer.

D’ailleurs, il était de ces esprits qui n’éprouvent aucune difficulté à établir des différences énormes entre choses pareilles, pourvu qu’elles aient des vêtements différents. Il s’efforça donc de vaincre sa faiblesse, et, pour en finir avec toute préoccupation à ce sujet, il envoya Polydore chez Atala avec la somme promise, le priant de n’accepter aucune commission de la part de la délaissée, et de ne pas même rendre compte de son message. Polydore ayant vivement loué cette prudence et cette fermeté, cela remit Brafort en de meilleurs termes avec lui-même, et il tâcha de ne plus songer qu’à la solennelle entrevue qu’il devait avoir, sous peu de jours, avec mademoiselle Eugénie Leblanc.

Au jour dit, Jean-Baptiste, rasé de frais, vêtu d’un habit bleu à boutons d’or sur un gilet blanc, avec jabot de dentelle, se ganta étroitement, et partit avec Polydore pour Neuilly.

Eugénie Leblanc était une petite blonde grassouillette, dont la figure n’exprimait rien de particulier, rien que le sentiment de toute créature venue dans ce monde pour sourire en ses joies et pleurer en ses épreuves. Elle avait le regard doux, tranquille ; les joues d’une pêche mûre, une bouche naïve et qui riait volontiers sur de jolies dents. Les grâces de la dot et de l’héritage, ajoutées à ce minois, la rendaient tout à fait charmante par le prestige puissant dont elles embellissent toutes choses. À cette époque et dans le petit commerce de Paris, trente mille francs étaient fort à considérer, — en attendant la mort de monsieur Leblanc, que son ami Polydore et son futur gendre Jean-Baptiste avaient fixée à vingt ans de là, tout au plus. — Jean-Baptiste n’eut donc pas de peine à conserver l’air de prétendant officiel, demi-réservé, demi-ravi, qu’en s’habillant il avait revêtu d’avance. Il fut empressé près de mademoiselle Eugénie. Sa manière d’agir envers les femmes, manière d’ailleurs bien connue, — était de les étourdir de compliments et de les accabler de respects. Cela réussit encore. Il y joignit çà et là quelques soupirs. Eugénie, dont le goût à cet égard était peu formé, n’y fut pas insensible, et le lendemain elle avouait en rougissant à son père qu’elle trouvait monsieur Brafort très-bien. Jean-Baptiste avait plu en outre à toute la famille. Retenu à dîner, il avait débité au dessert tout un répertoire de jeux de mots et de calembours, qui avaient excité des rires unanimes ; et une considération plus respectueuse se joignit à l’effet sympathique déjà produit, lorsqu’il donna un ou deux échantillons de son petit bagage de phrases latines.

— C’est un homme tout à fait distingué, dit monsieur Leblanc ; je craindrais même qu’il ne fût trop instruit pour le bonheur d’Eugénie. Un commerçant n’a pas besoin d’idées comme cela.

Cependant le digne manufacturier se rassura sur ce point, d’après tous les renseignements qui lui furent donnés de la conduite soigneuse, rangée, et de la moralité exemplaire du jeune quincaillier. Jean-Baptiste ne fréquentait point le café ; on le voyait, du matin au soir, à son magasin, sauf le dimanche ; il faisait régulièrement ses payements ; on ne pouvait lui reprocher aucune incartade. L’histoire d’Atala était restée inconnue ; mais peu eût importé d’ailleurs à monsieur Leblanc, puisque tout s’était passé dans l’ordre habituel. La position pécuniaire de Jean-Baptiste, débiteur de monsieur Ravel pour les trois quarts au moins du magasin, n’éblouissait guère, il est vrai, monsieur Leblanc ; mais il jugea que les qualités d’ordre et d’économie qui procurent la fortune et la conserve, peuvent valoir un capital, et assuraient suffisamment le bonheur de sa fille. Pressé d’ailleurs de la marier, il donna donc son consentement. Jean-Baptiste au comble de la joie, vint apporter à sa future un bouquet de fleurs symboliques entouré d’un compliment en vers, et le mariage fut fixé à trois semaines de là.

Ce laps de temps fut employé par la petite Eugénie à filer des rêves d’amour ; et dès que Jean-Baptiste, qui s’était gêné pour Atala, eut contracté l’emprunt nécessaire pour les cadeaux à sa fiancée, lui-même ne manqua pas de se livrer aux émotions obligées de son rôle, avec d’autant plus de joie qu’il n’y avait plus là rien que de permis et de profitable. Il avait assez de littérature pour sentir tous les charmes d’une situation tant de fois décrite et analysée, et, non-seulement par convenance, mais pour sa propre satisfaction, il réédita plus d’un dithyrambe sur l’ange qu’il allait épouser, — il pouvait épouser qu’un ange, — et tressa un nombre infini de couronnes virginales sur l’autel du premier saint amour.

Sensibilité lettrée, rhétorique bourgeoise, hommage rendu à la vertu secrète et méconnue des sentiments vrais, vêtement du chiffre, draperie du mètre, écrin du gramme, pudeur des appétits, hypocrisie du ventre disant : Je suis le cœur, ta banalité suprême, tes bouffons soupirs, valent-ils mieux que le cynisme qui tend maintenant à te remplacer ? Après tout, la bêtise contient de l’innocence ; mais combien de gens d’esprit se livrent eux-mêmes à ces facéties.

Quelle que soit leur sincérité, on peut répondre au moins de celle de Jean-Baptiste, bien qu’elle tint nécessairement un peu du rêve et beaucoup de la volonté. Tout cela flottait, avec les voiles blancs de la fiancée, au-dessus d’un lest de trente mille sacs bien pesés. Il eût fallu voir et entendre Brafort, à Neuilly, lorsqu’un sourire béat aux lèvres, il débitait sur les joies pures du mariage et ses devoirs, les paroles les mieux senties. Il ne connaissait pas son ange, c’est vrai, mais ne la recevait-il pas des mains d’un père, mains fort maculées, mais qui avaient su ramasser pour chacun de ses quatre enfants trente mille francs de dot. Ces choses-là prêtent toujours à la pompe des mots et au lyrisme des idées. Enfin, il est de rigueur que toute fiancée soit un composé de rayons et de ciel bleu, de candeur et de sublimité. Pendant ce temps, la petite Eugénie raffolait tout ensemble de son châle, de ses robes, de son prétendu et de ses bijoux. Tout se passait dans l’ordre le plus parfait.

Il en fut de même le jour des noces. Tandis que la mariée, dans son nuage de mousseline étoilé de fleurs d’oranger, les yeux baissés, comme il convient, offrait l’image de la virginité même, Jean-Baptiste assumait l’air amoureux et triomphant qu’exigeait son rôle. L’assistance touchée admirait. Le maire fit prêter aux époux le serment de s’aimer toujours, dans ces conditions de commandement et d’obéissance qui ont toujours enfanté la lutte et la haine dans l’humanité. Le prêtre leur transmit là-dessus la bénédiction de Dieu même, instant suprême où, selon l’usage, toutes les parentes et amies de la mariée portèrent leurs mouchoirs à leurs yeux. Ce que la sensibilité doit à la rhétorique et à l’imagination est incalculable. Sans leur précieux secours, on ne trouverait de poésie que dans le vrai, stérilité fâcheuse ! La richesse, qui a droit à toutes les pompes, manquerait en général de celle-là, et que de noces se verraient dépourvues de larmes et même de fleurs d’oranger.

Dans ce temps là, on n’avait pas encore adopté la coutume anglaise du voyage ; les époux restèrent donc pendent deux jours la proie de leurs invités, qui en firent le point de mire de leurs observations, et même dans ce milieu des plaisanteries les moins gazées. Mais Jean-Baptiste comprenait son rôle. Il ne s’agissait plus maintenant de soupirer, il fut superbe à défier les propos. Et ma foi, dès le lendemain, il tutoyait rondement sa femme qui, si peu exigeante qu’elle fût, en rougit, et même en pleura secrètement. Enfin, tout se passa selon les us et coutumes du bon vieil esprit français, un peu plus naïf alors dans la forme qu’aujourd’hui.

Ce serait manquer au devoir d’un biographe consciencieux, si nous négligions ici de rapporter un épisode que Brafort nous a plus d’une fois raconté lui-même, à propos de sa confession. On sait que la confession est obligée pour le mariage à l’église.

Il y avait déjà près de dix ans que la piété de Jean-Baptiste avait été si subitement refoulée par un marché onéreux conclu avec l’église, à l’instigation d’un vicaire. Depuis ce temps, il avait cessé toute pratique et professait les opinions libérales du temps en matière de religion. C’est-à-dire que tout en déblatérant contre la superstition, il se piquait de rendre à l’église le respect da aux puissances de ce monde : que traitant les dogmes d’inventions stupides, il n’en croyait pas moins à l’utilité du culte officiel, et eût regardé comme fou qui en eût demandé la suppression. Avec tout le reste de la France, il s’indignait lorsqu’un prêtre refusait d’arroser d’eau bénite le cercueil d’un hérétique ou d’un comédien, et l’enterrement civil lui semblait un déshonneur infligé aux cendres du mort. Il se moquait souvent de la crédulité des femmes ; mais une femme sans culte lui eût fait horreur et il n’eût, à aucun prix, souffert chez la sienne pareille excentricité. Il déblatérait contre les prêtres et leurs jongleries, mais le bon curé de Béranger l’attendrissait jusqu’aux larmes. Il chantait, — pas trop haut, mais avec beaucoup d’enthousiasme, — le Dieu des bonnes gens et la Sœur de charité ; mais, pour rien au monde, ayant des enfants à élever, il n’eût manqué de leur faire apprendre le catéchisme. On était alors en 1828. Combien sont-ils de nos jours ceux qui pourraient jeter la pierre à cet honnête homme ?

Pour en revenir à la confession, ce fut pour Brafort une grande affaire.

« On m’indiqua, racontait-il, un prêtre, brave homme, religieux sans bigotisme, bienfaisant par bonté, zélé sans ambition, et accommodant par principe. J’allai le trouver. Ça m’ennuyait, je l’avoue. J’avais peur qu’il ne me fit mettre à genoux. J’entre, je salue ; je vois un homme assis près d’une petite table. — Brafort ne faisait jamais grâce d’aucun détail. — Il avait une figure douce, le regard perçant, une soutane, etc. Je lui dis :

» — Monsieur, vous le savez, j’ai besoin d’un billet de confession.

» — Je veux bien vous le donner, me répondit-il ; mais encore faut-il que vous vous confessiez de quelque chose.

» Je repris alors :

» — Monsieur, j’ai mené la vie de jeune homme et fait tout ce qu’on peut faire sans déshonneur. Voilà ma confession.

» Il me regarda en me disant :

» — Peut-être n’y a-t-il pas de quoi se vanter ?

» Car en effet, j’avoue que je n’avais pas eu l’air bien pénitent en disant cela ; et puis il me griffonna tout de suite ledit billet. Après il me fit un petit discours, plein d’excellentes choses, et dont je fus très-touché, puisque je lui dis en sort sortant :

» — Monsieur, c’est à vous que je confierai la conscience de madame Brafort.

» Il avait soixante ans, ce qui était une autre garantie ; et, en effet, Eugénie, tant qu’il a vécu, n’a pas eu d’autre confesseur. »


VI

L’ÉPOUSE.

Il est temps de parler des théories conjugales de Brafort. On les devinera facilement, si l’on a bien compris déjà le fond de bonne foi, de ténacité innée et d’amour-propre naïf qui constitue ce caractère.

Bien que ses théories se rapprochassent beaucoup de celles du premier consul, Brafort n’allait pas toutefois, avec ce grand homme, jusqu’à rêver le retour aux mœurs patriarcales ; il se contentait de trouver le code parfait.

Aux yeux de Brafort, l’infériorité de la femme était un dogme. Si, pour tout le reste de la nature, l’échelle des êtres se compose d’une espèce par échelon, il en établissait deux pour l’espèce humaine, plaçant la femme au degré inférieur, à peu près à égale distance du singe et de l’homme ; ce qui ne l’empêchait nullement de donner des ailes d’ange à sa fiancée, et de placer dans les sphères célestes l’honneur de madame Brafort.

Dans ces conditions, il va de soi que, — de par la loi naturelle, aussi bien que de par le code, — le mariage doit être une monarchie. Brafort était trop sérieux pour ne pas s’être préparé par des réflexions profondes à l’exercice d’un tel pouvoir. Depuis sa rupture avec Atala jusqu’au jour de son mariage, il y avait en effet, à ses heures de loisir, pensé plus d’une fois. Cependant, quand nous disons : réflexions profondes, il est bien entendu qu’elles ne s’appliquaient pas au principe en lui-même, mais seulement à ses conséquences. C’est le mode de réflexion le plus habituel. Et puis, un souverain (né souverain, non point homme) s’avise-t-il jamais de mettre en doute le principe de son existence ! Or, au point de vue du mariage, tout homme est né souverain. Tout homme naît participant de ce droit divin, que représente ici bas l’infaillibilité du pape et du monarque.

Brafort n’était pas homme à ne point sentir cela, et il en éprouva dans son âme, à la veille de son mariage, les saisissements et les joies qui doivent à son avénement agiter toute âme de prince. Qu’on n’allègue pas les différences ; en fait, il n’y en a point. Que fait en ceci le nombre ? Chaque créature humaine n’est heureuse ou malheureuse que dans sa propre unité, et cette simple unité est tout pour elle ; de tout souverain à tout sujet, le rapport est le même et la conséquence pareille. Donc, si restreint que dût être le nombre de ses sujets, Brafort, aussi bien que Charlemagne et Napoléon, beaucoup plus que Louis-Philippe, devenait oint du Seigneur et chargé d’âmes. Il allait assumer la direction d’un ou de plusieurs êtres, absorber dans sa destinée d’autres destinées ; il se prenait au sérieux, et faisait bien, car il avait à cela, nous le répétons, autant de droit qu’un pape sortant du conclave, ou qu’un dauphin au jour de son couronnement.

Et même, s’il avait eu plus de logique et de profondeur que n’en comportait sa nature, et que n’en comporte évidemment le tempérament intellectuel des hommes de notre temps, Brafort eût compris quelle relation intime, nécessaire, existe entre ces pouvoirs de pape et d’empereur et celui qu’il se reconnaissait à lui-même en tant que mâle et chef de famille. Il aurait reconnu que la raison d’ordre, fondée sur l’autorité nécessaire d’un seul, sur hiérarchie religieuse, monarchique ou familiale, est la même à tous degrés ; qu’attaquer un de ces pouvoirs est saper les autres du même coup, et, rougissant de l’illogisme de ses contemporains qui veulent, en détruisant l’autorité au sommet, la conserver à la base, il eût renoncé à ces attaques frivoles contre l’autel et le trône où, aussi bien que d’autres, il se plaisait ; et il fût rentré, avec une complète ferveur, dans le pacte si solidement construit, si étourdiment rompu, qui faisait de la double chaîne de l’obéissance et du commandement, le système moral du monde.

Car d’adopter le système contraire, c’est-à-dire de renoncer au dogme de sa suprématie naturelle, à lui, Brafort, comme homme, à l’égard de sa femme, l’idée ne lui en fût jamais venue. Dire à quel point il y tenait est difficile. Il y tenait, à la fois, comme on tient à sa fortune et aux dons plus personnels que la nature vous a départis ; comme on tient à ce qui vous constitue une importance définie, accusée, à ce qui vous donne un titre, une valeur. En effet, sans ce brevet de royauté que lui conférait son sexe, et qui arrivait à porter ses effets surtout dans le mariage, qu’eût-il été par lui-même ? Une goutte dans l’Océan, roulée parmi les autres, sans choix et sans distinction, une simple unité, un n’importe qui, dont ni le moindre diplôme ni le moindre bout de ruban n’attestaient la valeur spéciale.

Depuis la croix de mérite gagnée à la petite école de Laforgue, et qui avait allumé dans son âme le feu sacré de l’ambition, il n’en avait point eu d’autres. Or, beaucoup de natures se sentent comme inquiétées dans le sentiment de leur propre existence, lorsqu’elles ne se voient pas affirmées par des marques extérieures aux yeux d’autrui. Brafort éprouvait le besoin secret de ne pas douter de lui-même, et le consentement des faits et des hommes lui était nécessaire pour cela. Il était donc doucement chatouillé dans sa fierté, à l’idée de posséder une double personnalité en ce monde, de devoir à quelqu’un sa protection, d’être responsable pour deux, et d’avoir sous sa tutelle, en sa possession, un être marqué de son nom, et passible de ses décisions et de ses actes.

Comprenant donc toute la valeur de ce sacerdoce (c’est le mot qu’il employait), Brafort songea d’avance à en garantir l’exercice. Il n’ignorait pas qu’il existe chez la femme, en dépit des lois et des mœurs, une diabolique nature qui regimbe contre le joug et se traduit, ne pouvant employer la force, en toutes sortes de ruses, câlineries et détours. Il relut à ce sujet tous les bons auteurs et se promit d’y mettre bon ordre, fût-ce même au milieu de la lune de miel ; car, avec tous les esprits forts de ce monde, il estimait qu’il faut prendre les choses dès le début, et mater son adversaire par des coups d’éclat.

Pendant ce temps, Eugénie envisageait la question d’un côté tout opposé. Elle avait pris au sérieux les adorations des fiançailles, elle rêvait ce rôle de favorite-reine que l’adulation des hommes présente à la femme. Comme toutes les jeunes filles, elle apportait dans le mariage beaucoup d’illusions, ne fût-ce que celles de son âge ; une confiance naïve en la vie, en l’amour, même en son mari, bien qu’elle ne le connût point, et certaine confiance aussi dans le pouvoir de ses charmes. En un mot, elle aussi voulait régner. La terre entière est encore affolée de royauté, et chacun la fonde où il peut.

Naturellement un conflit devait s’ensuivre de ces deux prétentions opposées. Il y avait encore d’autres sources de malentendu. Si peu d’élévation et de délicatesse naturelle que possède une fille de dix-huit ans, élevée dans la famille, il faut reconnaître qu’elle apporte dans l’union conjugale, de tout autres instincts de ceux d’un homme de trente ans, initié à l’amour par des courtisanes et ballotté depuis le collége par la vie publique ; tandis qu’autour d’elle tout a concouru à conserver l’innocence de la pensée ; autour de lui, tout a conspiré pour la détruire et en effacer jusqu’au souvenir. Il y a dans la vie sociale, comme dans la vie terrestre, la face éclairée et la face obscure ; seulement le côté de l’ombre dans la vie sociale est toujours le même, et ce Tartare de misère et d’infamie n’est pas le moins étendu ni le moins peuplé. Elle n’a vu que le jour ; il a vécu dans cette ombre. Non-seulement douze à quinze ans d’âge les séparent, mais douze à quinze ans d’habitudes contraires. Pour chacun d’eux, les réalités ne sont pas les mêmes ; les mots répondent à des idées différentes, ils vivent chacun dans un monde à part. Et c’était bien ainsi que l’entendait Brafort, et ce contraste lui semblait une chose admirable.

Ce ne fut pas l’avis d’Eugénie. Nous n’oserions rapporter les confidences que Brafort à ce sujet fit à ses amis ; elles seraient loin d’ailleurs de nous faire comprendre une situation dont le fond sérieux lui échappait complétement. Si forte toutefois que soit la déception. dans un jeune être, il ne peut renoncer à l’espérance, et se rattache, avec toutes les forces de conservation. qu’il possède, à tout ce qu’il peut saisir. En dehors du mari qu’elle s’est donnée, quel bonheur, avenir, quel recours peut avoir une jeune femme ? Aucun. Il faut donc, bon gré mal gré, espérer, croire, vivre en un mot, aimer si l’on peut, ou tout au moins être aimée. Eugénie reprit courage et, jetant à la mer quelques illusions, s’arma instinctivement pour la lutte.

Malheureusement pour elle, sa cause était perdue d’avance. Le mariage actuel est un combat entre deux éléments contraires, qui tendent mutuellement à s’absorber. Mais combat inégal, où la femme n’a pas seulement contre elle une personnalité rivale, mais le désavantage de l’âge, de l’expérience, de l’instruction, et de plus les lois, les mœurs, la société toute entière ; en de pareilles conditions, il lui faut pour vaincre des facultés personnelles dix fois supérieures qu’Eugénie ne possédait pas. Ses qualités, comme ses défauts, la condamnaient également. Elle avait un fonds natif de bonne foi, de douceur et de tendresse. Elle manquait d’énergie et de personnalité. Elle était étrangère à la ruse, à l’hypocrisie. Ces dernières qualités pouvaient, en des conditions si favorables, se développer ; mais pour le moment n’existaient pas.

La pauvre enfant n’imaginait que l’amour et ne comptait pas sur autre chose. Mais leur intimité ne pouvait être pour Brafort qu’un épisode galant de plus, qui seulement devait trainer toute la vie. Elle se croyait la femme et n’était qu’une femme. Assurément ce n’était pas l’amour tout sensuel et tout d’imagination que Jean-Baptiste éprouvait pour cette jolie fille, placée dans ses bras par monsieur Leblanc, qui pouvait changer ses idées et modifier ses plans. Elle pouvait lui plaire ou lui déplaire, lui rendre la vie agréable ou ennuyeuse, mais le toucher aux profondeurs de l’être, jamais ; car ceci est la puissance particulière de l’amour, et l’épouse presque toujours l’a perdue d’avance.

Les coquetteries naïves d’Eugénie parurent à Brafort très-gentilles ; mais, quand elle voulut en étendre la portée et les donner pour passe-port à ses volontés, ce fut alors que son mari, qui attendait cet instant, déploya toute sa fermeté.

C’était un dimanche soir. Les boutiquiers parisiens usaient alors très-peu de la promenade hors de Paris, que les chemins de fer ont depuis rendue facile. Ce jour-là, comme il avait plu, les deux époux avaient renoncé au dîner de famille, à Neuilly, chez monsieur Leblanc. Eugénie, vers le soir, émit le désir d’aller au spectacle ; mais Brafort allégua qu’il avait des lettres à faire assez pressées.

— Vraiment ! avait-elle dit du bout de deux jolies lèvres avancées en moue ; tu les feras demain, voilà tout.

— C’est cela ! Voilà bien les femmes ! s’écria Brafort. À demain les affaires, n’est-ce pas ? Tu sais ce qui arriva aux tyrans de Thèbes ? Je ne ferai pas comme eux.

— Non, je n’en sais rien, dit-elle ; mais, s’il leur est arrivé malheur, pour des tyrans, c’est bien fait. Je ne m’occupe pas de ces gens-là. Je veux aller au spectacle ce soir.

— Ah ! tu veux ? répéta Brafort en se redressant.

— Oui, monsieur, je veux. Pour cela, je suis un tyran et vous ne l’êtes pas.

— Je ne suis pas un tyran, répondit Brafort d’un air digne, parce que je ne veux pas l’être ; mais je ne suis pas non plus un Georges Dandin, et ce que j’ai dit est dit. Nous n’irons pas au spectacle ce soir.

— Vous êtes un méchant. Moi, je vous dis que nous irons. Je le veux !

Ces mots étaient dits avec la grâce d’un enfant qui se sent le droit d’être gâtée plutôt qu’obéie ; mais ils froissèrent vivement l’orgueil de Brafort. Il eut un froncement de sourcil olympien.

— Moi, je ne veux pas ! répliqua-t-il.

Et puis il s’assit, ferme et silencieux comme le destin. Eugénie fut émue ; mais elle affecta de ne point l’être, prit la chose en plaisanterie, et, persistant dans son projet, avança l’heure du dîner. À table, elle fut enjouée, rieuse, agaçante ; mais Brafort garda sa roideur.

— Est-ce que c’est un vrai cor dont on sonne sur le théâtre, quand ce pauvre Hernani va mourir au lieu d’embrasser sa femme ? Ce doit être bien curieux.

— Je n’en sais rien ; ça m’est fort égal. Je ne m’occupe pas des sottises de ces romantiques. Mettre sur la scène des choses pareilles, qu’on n’y avait jamais vues, c’est insensé… méprisable. Et puis, des pièces d’une immoralité !… Parlez-moi de la tragédie : Phedre, Rodogune, à la bonne heure !

— En as-tu vu jouer de ces drames ?

— Jamais.

— Alors tu ne peux pas savoir, et tu es bien heureux que je t’y mène, petit homme. Allons, lève-toi et viens vite, que je fasse ta toilette.

Elle lui offrit le bras et la joue d’un air gentil. Il prit un air glacial.

— Je croyais t’avoir dit ma volonté à cet égard. Je m’étonne….

— Mais puisque je t’ai répondu, moi, que je le voulais tout de même.

Elle disait cela d’un petit ton résolu, qui voulait encore être riant ; mais des pleurs montaient à ses yeux.

— Fais-moi le plaisir, dit-il sèchement, d’aller me chercher de quoi écrire.

La jeune femme eut un mouvement d’indignation.

— Jean-Baptiste, c’est très-mal, ce que vous faites-là, c’est très-mal !

Et son regard se voilait de plus en plus.

— Voulez-vous m’obéir ? dit-il d’un ton de maître.

Eugénie frémit et hésita. Mais elle était trop jeune, et, d’ailleurs trop indécise en toutes choses, pour oser soutenir une telle lutte. Elle jeta presque les papiers et l’écritoire sur la table et s’enfuit en pleurant.

Jean-Baptiste restait maître du terrain. Fier de son triomphe et croyant l’action finie, il se félicitait de sa fermeté, quand, au bout de vingt minutes il vit rentrer Eugénie. Elle était habillée comme pour sortir, pimpante et charmante : robe de soie, chapeau de tulle, ses bijoux de jeune mariée, un air de bravoure et de saisissement à la fois, qui la rendait fort gentille, et elle dit, en passant devant lui, d’une voix étranglée et d’un ton fort précipité :

— Puisque tu ne veux pas me conduire au spectacle, je vais trouver ma cousine et son mari, qui seront plus complaisants…

Elle perdit tout à fait la voix sous le regard terrible de Brafort. Transporté de colère, il se leva et, saisissant le bras de sa femme avec un telle violence, qu’il lui fit jeter un cri de douleur, il l’entraîna dans la chambre, en ferma la porte à double tour, mit la clef dans sa poche et vint se placer les bras croisés devant elle. Tout cela n’était pas dans son programme ; il s’était promis de garder un majestueux sang-froid, le calme de la force. Mais quoi ? Quelle plus grande majesté peut avoir la force qu’en se déployant dans toute sa vigueur ? En pareille cause, l’éloquence du poignet dépasse assurément celle de la parole.

Humiliée, vaincue, affaissée sur une chaise, Eugénie pleurait. Devant cet aveu de la faiblesse féminine, Brafort se sentit grandi de cent coudées. Il voulut alors être magnanime.

— Mon enfant, dit-il, nous irons au spectacle dimanche prochain, si tu veux être douce et raisonnable. Pour aujourd’hui, c’est impossible, et cela surtout parce que tu as dit : Je veux. Il n’y a que moi qui doive commander ici : sache bien que tu n’obtiendras rien que par la prière, et régle-toi là-dessus.

Eugénie redoublant ses pleurs, il sortit. Plus tard, quand il rentra dans la chambre, elle boudait ; il n’en tint pas compte, et, comme elle persistait, il s’emporta et la terrifia de sa violence. Le lendemain, satisfait de sa campagne, il s’applaudissait en disant :

— Voilà une bonne leçon et qui profitera ! C’est ainsi qu’il faut mener les femmes. La mienne sait maintenant à qui elle a affaire, et nous n’en serons que meilleurs amis.

En effet, Eugénie était loin d’être une héroïne. Après les premiers moments de chagrin et de révolte, elle fit ce raisonnement :

— Que puis-je gagner à me mettre mal avec mon mari ? La loi est pour lui ; il me rendra malheureuse.

Elle subit donc le joug, ne le pouvant rompre. L’ordre régna dans le ménage, selon les vœux de Brafort, et il y pût goûter les joies d’un monarque ; celle de répandre autour de lui la contrainte et celle de voir ses ordres écoutés, sinon obéis.

Seulement cette union, d’ailleurs si mal préparée, devint comme tant d’autres un duel silencieux et sournois. Si peu élevé, si peu éclairé que soit l’être humain, il n’accepte jamais sans lutte son abaissement. Des siècles de servitudes ont passé sur l’humanité, sans que la servitude ait pu devenir pour elle une seconde nature, puisqu’elle lutte toujours, et peu à peu s’en relève. L’esprit résiste à la mort comme la chair. Soumise en apparence, Eugénie garda au fond de l’âme une sourde et presque haineuse protestation. Tous les rêves qu’en dépit de la vulgarité de ce mariage, sa jeunesse avait formés ; d’ardentes bonnes volontés confuses, mais sincères, tout l’épanouissement d’une âme ignorante sans doute, mais naïve et douce, tout cela, comme des fleurs de pêcher par une gelée subite, fut flétri. Elle avait compté d’être aimée ; elle s’était flattée, nous l’avons vu, — car, aux temps où nous sommes, l’union est le plus rare des soucis, — de régner par l’amour… elle ne se voyait que possédée. Esclave, la femme l’est doublement, ce qui veut dire cent fois plus.

Sans se dire ces choses bien nettement, Eugénie les sentit assez pour que son humeur en reçut une profonde atteinte. Comme un coup frappé dans un jeune arbre y change le cours de la séve et produit d’informes rugosités, ainsi tout ce qui en elle s’élançait droit et haut vers la lumière ; confiance, amour, gaieté, reflua subitement, s’arrêta, fermenta, et se traduisit en tristesse, en aigreur, en maussaderie. Brafort en souffrit. Il aimait, comme tout le monde, l’entrain et la bonne humeur, et volontiers il eût ordonné à Eugénie d’être gaie ; mais son pouvoir n’allait pas jusque-là et se heurtait sur ce point à l’insaisissable. Il tira de ce fait la conclusion que les femmes étaient naturellement aigres de caractère, C’était aussi fort que bien d’autres jugements.

Son autorité une fois reconnue, Brafort s’en donna à l’aise de réglementer et d’ordonner. Il prit à sa charge non-seulement l’ensemble de la communauté, mais le détail, et, s’étant réservé de donner son avis sur le choix des toilettes de sa femme, il finit par imprimer à ces avis le caractère d’ordres. Eugénie ne dut jamais sortir seule. Un jour qu’elle demandait la raison de cet esclavage, et quand elle cesserait d’être ainsi gardée :

— Quand tu seras vieille, répondit-il.

Humiliée, irritée, Eugénie réagissait en dessous. À l’entendre parfois parler de son mari comme d’un étranger, on éprouvait un sentiment pénible. D’autres fois, en revanche, elle eût vivement relevé le moindre mot contre lui. Tout cela était plein d’anomalies. Sur un point, leur union était exemplaire : c’était au sujet de leurs intérêts. Seulement, comme tant d’autres ménagères, madame Brafort tint un peu large l’anse du panier… Il est si difficile de se résigner à n’avoir aucun moyen d’action personnelle ! Ces petites tromperies d’ailleurs ne nuisaient en rien à la satisfaction qu’éprouvait Brafort d’être le maître absolu dans son ménage, puisqu’il ne s’en doutait point.

Enfin, si Eugénie s’affaissa dans ses goûts, prit pour habituées de sottes commères, qui venaient causer dans la boutique en l’absence du mari ; si elle se plongea bientôt dans les commérages, les petits mystères et les petites ruses d’intérieur… ne faut-il pas vivre de quelque chose ? et doit-on accuser de gloutonnerie un meurt-de-faim qui se jette sur des aliments grossiers ? Elle avait, il est vrai, comme le disait dédaigneusement Brafort, son royaume : un coin d’un mètre carré, meublé de marmites et de torchons, où elle allait parfois monarchiser à son tour, aux dépens d’une Marion de village.

On aurait tort de conclure de tout cela que Brafort n’aimât pas sa femme et n’eût pas l’intention de la rendre heureuse. Une telle accusation l’eût fort étonné. Pouvait-il être égoïste envers elle ? N’avaient-ils pas un seul et même intérêt ? N’étaient-ils pas une seule et même chair, une seule et même âme, se manifestant, il est vrai, par l’organe de son propre cerveau à lui ? Mais c’était dans l’ordre et il ne faisait que se conformer à cet égard aux saines doctrines de son temps, qui sont encore, à quelques rajeunissements près, celles du nôtre. Il avait pour lui en ceci maints écrivains de mérite, sans compter le dominateur de l’époque, le grand Napoléon.

Dans la protection jalouse dont il entourait sa femme, il n’y avait pas que de la défiance, mais aussi de la tendresse, la crainte des embarras qui peuvent assaillir au dehors une jeune femme inexpérimentée et le soin jaloux d’écarter d’elle tout soupçon. À ce propos, Brafort ne manquait jamais de répéter, — suivant son goût prononcé pour les citations, le mot de César, mot si malheureusement appliqué pourtant, qu’il eût mérité de ne point passer à l’état de vie légendaire. Enfin tout son système de gouvernement intérieur était dicté, nous le répétons, par un idéal et une conviction sincères, Il était attaché à sa femme comme à sa propriété la plus intime ; il ne voulait que son bien, et après tout il n’alla jamais jusqu’à la vouloir séparer de sa famille, afin de l’absorber en lui, comme la créature en Dieu, ainsi que l’ont proposé depuis des philosophes amis de la liberté.


VII

UNE EXCURSION DE BRAFORT DANS L’UTOPIE.

Un jour, au détour d’une rue, Brafort se trouva en face de son frère Jacques. Ils s’arrêtèrent en même temps, et, après une seconde d’hésitation, s’embrassèrent avec tendresse. Il y avait neuf ans qu’ils ne s’étaient vus, et en ce moment il ne leur restait qu’un souvenir, c’est qu’ils étaient frères. Immédiatement ils échangèrent de nombreuses questions :

— Tu as quitté l’Angleterre ?

— Oui, le climat ne vaut rien pour Noelly, nous y avons perdu l’aîné de nos enfants. Et puis la France est la source où il faut revenir s’abreuver de vie, sous peine de mort.

— Eh quoi ! ce grand amour ne suffisait plus à tromper l’exil ?

Jacques fronça le sourcil.

— Ne touchons pas cette corde-là, Jean-Baptiste ; tu sais que nous ne pouvons nous entendre.

— Je ne veux point te fâcher ; je voulais dire seulement qu’une fois la lune de miel passée, on sent les sacrifices qu’on a faits. Le père de ta femme…

— Ne t’inquiète pas de cela. Nous sommes heureux. Seulement l’amour, si grand qu’il soit, ne peut remplacer l’air, et l’air nous manquait en Angleterre ; voilà tout. Je rentre chez moi. Veux-tu m’accompagner ? Noelly t’accueillera bien.

— Amené par toi, je ne doute pas…

Brafort fit un pas, et puis, d’un air d’inquiétude :

— Ah çà ! tu n’es plus dans les complots ?

— Non, dit simplement Jacques.

Il avait la figure pleine, épanouie, l’air joyeux. Son costume était comme autrefois celui d’un ouvrier. Tandis qu’ils marchaient côte à côte, Jean-Baptiste apprit à son frère son mariage, et s’étendit sur sa nouvelle position : grâce à la dot de sa femme, il avait augmenté du double le chiffre de ses affaires, préférant ne solder son prédécesseur que plus tard, comme celui-ci d’ailleurs, plein de confiance, y consentait. Il faisait maintenant pour trente à quarante mille francs d’affaires, et gagnait net de sept à huit mille francs chaque année. Or, comme il n’en dépensait que la moitié, comme ses affaires devaient toujours aller en croissant, il était sûr de se retirer à cinquante ans avec cent mille francs d’économies… tout au moins. Et là-dessus, mille détails où Brafort se plongeait avec complaisance.

— Ça te rend heureux ? demanda Jacques.

— Je crois bien. Il me semble que tu dois trouver, toi aussi, que ça ne va pas trop mal. Après ça, ajouta-t-il, comme si une inquiétude lui eût traversé l’esprit, tu dois bien penser que ce n’est qu’à force d’économie…

— Et ta femme ? dit Jacques. Tu ne m’en parles pas.

— Mais ce n’est pas que j’en sois mécontent. Je te l’ai dit : une jolie dot, une jolie figure, et dame… une honnêteté au-dessus de tout soupçon, un caractère… pas très-gai, mais souple ; c’est le principal. Je l’ai mise au pas ; c’est une chose faite. La voilà dressée aux affaires ; elle s’y entend, et je puis la laisser au magasin ; cela me donne plus de liberté. Enfin, mon cher, s’il faut tout te dire, un héritage en perspective.

Il se rengorgea. Son frère ne répliqua rien, et la conversation tomba. Arrivée rue Notre-Dame-des-Champs, Jacques poussa une petite porte ; elle s’ouvrit sur un long et étroit jardin, au fond duquel se trouvait une maisonnette. C’était un logement d’ouvrier, mais où rien de désagréable ne frappait la vue : ni guenilles, ni pots cassés, et qui se donnait, à force de propreté, l’air d’une villa en miniature.

Cette maisonnette se composait de deux chambres, pas plus, superposées au-dessus d’un petit perron. Les murs en bousillis, ça et là dégradés, étaient fraîchement habillés de plantes grimpantes. Les vitres claires brillaient au soleil ; derrière les fenêtres, de blancs rideaux, une pauvreté jolie.

Ils montèrent le perron ; la porte était ouverte, et dès le seuil Braford, embrassant la chambre d’un coup d’œil, remarqua l’extrême simplicité du mobilier : un buffet, une table carrée au milieu ; une petite table près de la fenêtre, chargée d’ouvrages de couture ; quelques chaises, un berceau ; le sol fait de carreaux rouges sans tapis. Une femme, assise près de la fenêtre, et tenant un enfant sur ses genoux, causait avec deux hommes qu’à leurs gants, au chapeau qu’ils tenaient à la main, on reconnaissait pour des visiteurs.

— Voici Jacques ! s’écria, d’un ton de voix frais et pur, la jeune femme, dont la vue éblouit Braford, qui eut peine à reconnaître dans cet épanouissement de beauté la fillette entrevue dix ans auparavant. Plus tard cependant, quand il l’examina attentivement, il revint sur son impression première en remarquant qu’elle n’avait pas les traits peut-être réguliers ; seulement, de la voix, du front, des yeux, de tous les gestes de Noelly et de tout son être, lignes ou rayons, s’exhalait je ne sais quelle plénitude faite d’intelligence et de pureté.

Jacques serra la main de l’un des deux visiteurs, salua l’autre, et dit à sa femme et montrant Brafort : Noelly, voici mon frère.

— Ah ! dit-elle, avec un léger mouvement de surprise, suivi d’un silence.

Mais presque aussitôt elle s’avança vers Jean-Baptiste et lui tendit la main.

En demandant à Noelly la permission de l’embrasser, Jean-Baptiste fut très-gauche ; car cette pensée lui vint :

— Sont-ils valablement mariés ?

Et il se demandait s’il serait convenable qu’Eugénie vit cette belle-sœur, enlevée à ses parents et mariée l’on ne savait où ; son embarras fut heureusement couvert par l’exclamation d’un des visiteurs qui s’écriait :

— Eh ! vraiment ! ce cher Jean-Baptiste !

Brafort, fixant de gros yeux sur l’interrupteur, reconnut Maxime. Ils avaient depuis longtemps cessé de se voir, non par indifférence de la part Brafort, mais parce qu’il avait à la fin senti que pour lui Maxime n’avait pas de temps en réserve. Malgré tout, malgré la blessure de cet abandon, ce brillant Maxime exerçait une telle fascination sur Brafort, que celui-ci en le revoyant, profondément ému, ne put que balbutier des commencements de phrases qui exprimaient à la fois son trouble et sa joie. Maxime reçut en bon prince tous ces témoignages. Il s’informa légèrement de la situation actuelle de son ami, accueillit par des exclamations la nouvelle de son mariage, et finit par lui reprocher vivement de l’avoir abandonné, lui, Maxime, un vieil ami ! Un pareil reproche était bien fait pour embarrasser Brafort ; aussi, convaincu d’être le coupable, ce fut lui qui s’excusa.

Avec l’aisance qui lui était naturelle, et prenant en ceci le rôle du maître de la maison, qui n’y songeait point, Maxime dit ensuite à Brafort, en lui montrant l’autre visiteur :

— Mon cher, un de nos concitoyens de Laforgue, le vicomte Charles de Labroie.

Pour le coup, Brafort tombait de surprise en surprise et ne se reconnaissait plus aux choses de ce monde. Le vicomte Charles de Labroie, le second fils de l’ancien marquis, un jeune homme si distingué, là, chez Jacques ! chez Jacques lui un simple ouvrier ! chez le ravisseur de Noelly ! Son air ébahi provoqua le rire de son frère.

— Tu n’y comprends rien, n’est-ce pas ? Nous t’expliquerons tout cela. Mais d’abord embrasse mon fils.

Il présentait à Brafort un adorable petit blondin, de deux à trois ans, qui fixa sur son oncle un regard déjà sagace et se laissa embrasser.

— Il s’appelle Jean, lui aussi, dit Jacques.

— En vérité ! s’écria Brafort, bien que ce soit en effet un de mes noms, tu aurais pu lui en choisir un plus distingué.

— Je n’en ai pas trouvé. C’est le nom favori du brave paysan français, mon ancêtre et mon frère ; c’est celui de Jean Huss, apôtre et martyr de l’égalité ; celui de Jeanne d’Are, la sublime. Non, je n’en connais pas de plus distingué.

Ce langage, cette réunion hétérogène, faisaient à Brafort l’effet d’un rêve. Que devint-il quand il entendit son frère tutoyer le vicomte de Labroie, et celui-ci échanger avec la jeune femme les noms de Charles et de Noelly. Seul, Maxime semblait étranger. Il venait, en effet, pour la première fois, introduit par monsieur de Labroie, et seulement pour s’informer près de Jacques d’un détail d’imprimerie. Le renseignement donné, Jacques eut avec monsieur de Labroie une conversation où revinrent plusieurs fois les mots de frères, réunion, doctrine.

— Ah ! le malheureux ! il m’a trompé, se disait Brafort. Il y est encore dans les complots, et se peut-il qu’un vicomte, monsieur de Labroie, trempe dans de telles menées contre les autorités et l’ordre public. Il pensait aussi que son frère allait de nouveau le compromettre, et que si une descente de police avait lieu pendant qu’il serait ici, lui, Jean-Baptiste Brafort, quincaillier, rue Saint-Dominique…

— Je suis toujours à peu près le même, tu vois, dit Jacques à son frère ; seulement plus de complots, plus de violence ; la sainte prédie de la vérité. Viens à nos séances, tu verras.

— Non, mon cher ami, répondit Brafort d’un ton solennel ; autrefois, un moment, dans le feu de la jeunesse, j’ai partagé tes illusions ; je ne les partage plus. Je suis commerçant, absorbé par mes intérêts ; je vais être bientôt père de famille. J’aime l’ordre et… vous le mettez en péril…

— Pas du tout, monsieur, interrompit Charles de Labroie, nous combattons un ordre faux, pour y substituer l’ordre véritable, mais nos seules armes sont la parole et la puissance du beau et du bien.

— Tout se passe ouvertement ; il n’y a pas le moindre danger. Nous sommes ici chez des apôtres, dit Maxime avec un sourire.

Cette parole vainquit la crédulité de Brafort, mais il répéta :

— Des apôtres ! en regardant Jacques et le vicomte, car il n’imaginait point qu’on put évangéliser sans robe ou tout au moins sans rabat.

— Oui, reprit le vicomte ; nous sommes les apôtres d’une religion nouvelle. L’Église a manqué à sa mission ; nous la reprenons. Elle a béni la guerre, nous apportons la paix ; elle n’a la fraternité qu’en paroles, nous la réalisons. L’Église a consacré l’asservissement de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse, cette classe, nous l’affranchirons.

Brafort était ahuri. Noelly lui vint en aide en l’interrogeant sur sa femme et sur son commerce. Bientôt cependant il se leva pour partir, car il éprouvait un autre malaise, ne voulant point engager d’avance les rapports d’Eugénie et de Noelly, il se borna à dire en prenant congé :

— Nous nous reverrons. Je suis heureux…

Le reste lui demeura dans la gorge. Ce fut avec une satisfaction extrême qu’il vit Maxime sortir en même temps que lui. Dès qu’ils furent dans la rue :

— Voilà des choses bien extraordinaires ? s’écria-t-il.

Maxime partit d’un éclat de rire.

— Mon cher, il y a une Providence. Tu es arrivé pour me compléter le tableau. Hein ! ce Labroie, c’est lui qui t’étonne le plus, n’est-ce pas ? Être riche (le père leur a laissé trois cent mille francs à chacun), noble (de grande noblesse) ! pouvoir prétendre à la fille d’un duc et pair, à de hautes missions (car il est instruit, très-instruit, ce garçon-là) ! et s’aller fourrer dans la tête de renverser les priviléges ! En voilà de la bizarrerie humaine ! Comment ! diable ! peut-il s’entendre avec lui-même ?

— Vous le voyez quelquefois ?

— Je l’étudie. Cette nature-là m’intrigue profondément. Je m’étais fait présenter chez le comte, son frère, qui a de l’influence, et j’ai rencontré là cet original, qui y prêchait, ma foi ! le saint-simonisme avec la même aisance que chez Jacques. Il a fini par se brouiller pour cette raison avec sa belle-sœur. Moi, je ne le contrarie pas, je l’écoute ; il pense me convertir. Je suis allé aux séances, c’est curieux.

Vois-tu, mon cher, j’imagine que les épreuves de l’émigration que les parents ont subies, et qui sans doute ont vivement impressionné madame de Labroie, ont causé par contre-coup, un fort ébranlement dans le cerveau de ce fils des preux, et y ont tout mis hors des gonds. Il est de ces gens qui reprennent jusqu’aux choses contemporaines de notre mère Ève, pour les regarder à la loupe et les redresser.

— Ainsi, demanda Brafort avec un sourire de satisfaction, vous pensez comme moi que ce qu’ils appellent leur doctrine est une folie ?

— Oui, quant aux possibilités d’exécution, bien que ce soit puissamment raisonné. Mais, à la manière dont est fait l’homme et dont il a fait le monde, des gens qui viennent restaurer le droit à la place du privilége, dire : de chacun selon sa capacité, à chacun selon ses œuvres ; ces gens-là sont assurément de grands fous. À moins qu’ils ne comptent sur les siècles futurs ; alors, à leur aise. Pour moi, qui n’ai besoin que de trente ans d’avenir à peu près, et avant tout de demain et d’aujourd’hui, je songe à bâtir ma maison avec les matériaux que j’ai sous la main : sottise des petits, vanité des grands. Que voulez-vous ? je me sens profondément incapable de coucher à la belle étoile, même avec des frères, même avec des sœurs. — À propos, sais-tu que la femme de Jacques est bien jolie ? Plus que jolie, ravissante. Et ta femme à toi ? Il faudra pourtant que je la voie. Tu m’as invité à ton mariage, mon cher. Je voulais y aller, parole d’honneur. Mais ça m’a été impossible. Au revoir ! Ah ! mais dis-moi un peu ce qu’on pense dans vos boutiques de ce qui se passe ?

— De la politique ? Je ne m’en occupe pas du tout.

— Tu as tort. Il est toujours bon de savoir d’où vient le vent. Le vieux roi fait des bêtises à rallumer de ses cendres la révolution. Ah ! si les rois étaient avisés !… Il y en a encore pour longtemps de la monarchie dans ce bon peuple de France ! Le roi Charles X ne veut pas régner avec les bourgeois. Eh bien, les bourgeois régneront sans lui. Tu sais que je suis de l’opposition ?

— Non, vraiment, je l’ignorais. Quoi ! vous-même ?

— Eh ! mon cher, c’est ce que je te disais tout à l’heure ; il faut savoir d’où vient le vent. Oui, j’écris de temps en temps au Courrier français. J’ai aussi plaidé avec éclat deux causes politiques. Ayez donc de la gloire ! Au moins on le sait à Laforgue. Papa le dit. Allons, c’est entendu : la première fois que je passe rue Saint-Dominique, j’entre chez toi.

Et l’élégant Maxime, ayant appelé du geste un cocher qui passait, montait en voiture, quand Brafort le retint d’un air suppliant :

— Un conseil, Maxime, je vous prie.

— En deux mots.

— Vous savez que Jacques s’est marié en Angleterre ?

— Il a été bien heureux là-bas, le scélérat !

— Ce mariage est-il valable en France ?

— Je m’imagine qu’il ne s’en inquiète guère. Non, probablement. Pourquoi cela ?

— C’est que, s’il en est ainsi, je ne puis vraiment permettre que ma femme voie une personne… dans une telle situation…

— Tudieu ! tu es bien effarouchable à l’endroit des relations de madame Brafort ! ne sois pas si puriste, mon cher. Tu blesserais Jacques vivement. Il ne faut jamais se faire d’ennemis sans un intérêt sérieux.

Sur cet aphorisme, le jeune de Renoux ferma la portière, laissant Brafort regagner seul sa demeure, en proie à de grandes perplexités.

Il les apaisa cependant en se promettant d’insister près de Jacques pour qu’il fît régulariser son mariage, et dès lors il crut pouvoir parler à sa femme de la rencontre qu’il avait faite de son frère, de Maxime et du vicomte de Labroie, à propos duquel il ne pouvait se lasser de répéter :

— Il y a des gens bien étonnants, ma parole d’honneur !

— Pour l’enfant, ajoutait-il, auquel ils ont donné, comme à plaisir, le nom le plus commun qu’on puisse trouver, tu t’arrangeras pour que notre héritier ne soit pas élevé comme ça, car il n’a pas cessé de remuer tout le temps que nous avons été là, tantôt grimpant sur les genoux du vicomte, sans cérémonie, tantôt sur les épaules de son père. Un enfant doit rester tranquille, surtout quand il y a du monde. J’ai voulu le prendre sur mes genoux, ne fût-ce que pour l’empêcher de tourner comme cela sans cesse autour de nous ; il n’a pas voulu, et, sa mère l’ayant engagé doucement, sans le gronder, à venir à moi, il a répondu : Non, je ne veux pas ! Tu penses peut-être qu’elle lui a donné le fouet ? Pas du tout, elle n’a rien dit… Ouf ! ma parole d’honneur, ça fait monter le feu au visage. Élever des enfants comme ça ! non, non, ça n’est pas ainsi que je l’entends. Il faut que notre mioche obéisse militairement ou sinon… Ah ! tu peux faire la moue. Je ne tiens pas compte des sensibleries, moi.

Brafort, il va sans dire, voulait un garçon. Il l’avait même nommé d’avance, et s’était décidé pour le nom d’Alfred, après avoir hésité longtemps entre ceux de René, d’Edgar et d’Arthur, qui étaient alors également à la mode en littérature. Obéissante à ses désirs, Eugénie mit au monde, au printemps de 1829, un garçon qu’elle eût bien voulu garder près d’elle et nourrir elle-même. Mais son mari en avait décidé autrement. Il voulait sa femme au comptoir ; l’enfant fut donc envoyé en nourrice à la campagne. Au moins le devait-on visiter souvent ; mais c’était loin, à dix lieues. Les soins du commerce et l’économie s’opposaient à ce voyage. Quelques mois après, un jour on reçut la triste nouvelle que l’enfant n’était plus. Ce fut une déception pour Brafort, et une vraie douleur pour Eugénie. Pendant les deux jours qu’elle avait gardé l’enfant près d’elle, déjà elle s’était sentie mère. Il avait lui, dans sa vie monotone, comme un rayon déjà éteint. Dans les bras maternels, il eût vécu, elle en était sûre ; mais l’impitoyable entêtement de son mari lui avait refusé ce bonheur, ce droit sacré ! Jamais elle ne put le lui pardonner, et ce fut un des souvenirs, concentrés en elle, qui parfois s’épanchaient en paroles amères.

Plus philosophe, Brafort pensa que ce n’était pas une perte difficile à réparer que celle d’un enfant de quelques mois, et bientôt madame Brafort redevint enceinte. On rêva cette fois d’avoir Maxime pour parrain, car il était enfin venu faire visite, et avait même accepté une invitation à dîner. Ces deux apparitions lui avaient suffi pour conquérir les sympathies de madame Brafort, presque à l’égal de celles du mari. Maxime, comme la plupart des ambitieux, acceptait facilement la faveur des femmes.

Pourquoi ? Par calcul ? Non ; le calcul d’ailleurs n’y réussit pas de même. C’est qu’en réalité l’élément féminin le touchait fort. Les ambitieux sont pour la plupart des artistes. Quoi qu’on en dise, les femmes ne se trompent guère sur la sincérité d’un hommage ; elles ne se trompent que sur la durée possible de cette sincérité. Maxime fut touché de la jeunesse et de la mélancolie de madame Brafort ; il eut pour elle une galanterie mêlée de respect, à quoi elle n’était point habituée, et qui la toucha vivement. Elle fut également ravie de son aisance et de sa faconde. Maxime enfin accepta le filleul proposé ; ce fut pour les époux une joie pleine d’orgueil.

Brafort ne réussit pas moins dans une autre négociation, celle qui avait pour but la légalisation du mariage de Jacques, et par conséquent la légitimation du petit Jean. Il prêta même en cette occasion la somme nécessaire car, dans les questions d’honneur de la famille, il n’hésitait pas. Les deux belles-sueurs purent donc se voir, sans que la délicatesse de madame Brafort en fût compromise ; mais, comme il n’y avait entre elles pas plus de sympathies réelles qu’entre les deux frères, et la fraternité de moins, ces relations furent froides et assez rares. Née dans la petite bourgeoisie, élevée dans un couvent, Eugénie avait naturellement les préjugés de sa classe et de son éducation. Autant que son mari, elle tenait à la fortune et aux usages. C’était le fond de l’entente conjugale. Noelly lui paraissait donc une extravagante, et puis il y avait une chose bien plus grave et qui désolait madame Brafort à un point !… Noelly, une femme pourtant qui avait de l’éducation, ne portait point chapeau, et venait voir sa belle-sœur en simple petit bonnet. N’était-ce pas une bizarrerie… car enfin elle l’avait porté autrefois. Sans avoir trop d’orgueil, on n’aime pourtant pas ces choses, surtout quand on est connu et Bien vu, Dieu merci ! dans son quartier. Et puis un petit chapeau coûte si peu ! Madame Brafort avait poussé le désintéressement jusqu’à en offrir un à sa elle-sœur ; mais Noelly en riant avait refusé, disant que, femme d’ouvrier, elle tenait à garder son rang. C’était donc de l’entêtement, une véritable petitesse, et madame Brafort ne le pouvait pardonner à Noelly.

Les deux frères se rencontraient plus souvent, et Jacques, dont le zèle pour la propagande saint-simonienne ne reculait devant aucune incompatibilité, engagea plusieurs fois Jean-Baptiste à le suivre aux séances qui se tenaient alors chez les chefs de la doctrine. Brafort éprouvait à ce sujet plus d’étonnement que de répulsion. Vouloir changer de fond en comble ce qui se faisait, ce qui s’était à peu près toujours fait depuis quel le monde est monde, cela lui semblait bizarre jusqu’à la folie. Et qui prétendait cela ? Des n’importe qui des premiers venus ! des gens dépourvus d’autorité, sans mission, sans mandat ! un garçon comme Jacques, son propre frère, et bien d’autres comme cela. Et ces gens-là maniaient et remaniaient la société, comme un maçon ses moëllons ; bouleversaient les conditions, plaçaient l’ouvrier sur le même rang que le savant : des choses absurdes ! Changer les choses établies, d’abord cela ne se pouvait pas. Et si cela eût été possible, quel danger, bon Dieu ! N’y avait-il pas là de quoi mettre sens dessus dessous toutes les boutiques de quincaillerie ? Non, non, s’en tenir aux choses reçues est le plus sûr.

C’était par des arguments de cette force que Brafort écartait la discussion, où Jacques l’embarrassait fort ; ou bien encore il s’en tirait en disant, d’un air supérieur, qu’il ne savait pas rhétoriser ; mais que pour n’avoir pas de brillant dans l’esprit, il ne s’en croyait pas moins de bon sens, ce qui valait mieux. Et il frappait alors sur l’épaule de Jacques en l’appelant paternellement : « Mauvaise tête ! » Jacques finissait par hausser les épaules et s’en aller.

Au fond cependant, de cet étonnement de Brafort, qui est celui du vulgaire à l’égard de toute nouveauté sérieuse, il y avait le sentiment de l’écueil où se brisa le saint-simonisme, et où les autres écoles socialistes qui le suivirent se brisèrent aussi. C’est que, on le sent vaguement ou explicitement, la société humaine n’est pas chose à tenir dans un moule, quel qu’il soit, tracé d’avance ; que les lois de l’évolution sociale peuvent bien être analysées dans le passé, mais non pas déterminées dans l’avenir, d’une façon précise. Ainsi la grammaire puise ses règles dans les écrits qui les ont formées ; mais elle s’efforcera toujours vainement d’empêcher la production de règles nouvelles, créées par un nouvel essor de l’esprit. Car une seule pensée, ni une seule époque, ne peuvent contenir tout l’avenir de l’humanité. En un mot, si les principes sont éternels, leurs conséquences sont toujours indéterminées, parce que nul génie ne peut être assez multiple et assez complet pour remplacer l’élaboration incessante de la vie humaine par les hommes eux-mêmes.

Ce fut donc une naïveté. Et ce mot n’est point une injure ; car, à nos yeux, à part ses inévitables méprises, le socialisme est cette âme qu’on accuse le xixe siècle de ne point avoir ; qui, d’ici à trente ans, sera peut-être son œuvre, et sinon, aura été du moins sa recherche, son aspiration et par conséquent sa gloire. Ce fut une naïveté que cette foi aveugle en des devis complets, sortis, tout d’une pièce, d’un seul cerveau ou même d’un seul groupe. Chez ceux qui réclamèrent ces plans comme chez ceux qui les dressèrent, ce fut un reste d’habitudes monarchiques et religieuses, de vérités révélées et de constitutions octroyées. Aujourd’hui encore, à tout propos, on demande : Et les moyens ? Les moyens ne se décident pas d’avance, ne s’inventent pas, ne se trouvent même pas ; ils se produisent d’eux-mêmes, à mesure, quand le terrain est suffisamment fécondé : c’est-à-dire quand le principe est adopté par un nombre d’esprits suffisant pour le faire vivre. Les moyens ne sont pas théoriques ; ils sont vivants, faits de chair et de volonté. Ce que croit l’homme, il le réalise toujours. L’action découle de la pensée comme le fleuve de sa source. Tout dépend donc du principe et du principe seul, et ses moyens sont en lui, comme le fruit dans la semence ; nécessairement latents, jusqu’au jour où la terre la reçoit, où l’humanité s’en empare pour lui donner, suivant les forces connues ou secrètes dont elles disposent, dans une longue, active et insaisissable élaboration : vie, forme, couleur, puissance.

Si la mission de formuler et de vulgariser les principes appartient surtout aux individus ; à l’humanité seule appartient leur application, et c’est là que git toute cette différence entre la pratique et la théorie, que Brafort et les siens érigent en antagonisme, comme si, de la cause à la conséquence, l’antagonisme pouvait exister. Il faudrait dire seulement qu’une théorie devient nécessairement fausse, quand elle veut être trop complète ; quand, au lieu de se borner à dégager le principe, le point de droit, la cause générale, elle s’efforce de prévoir l’action d’éléments qui ne sont point encore entrés en contact, d’expliquer une opération chimique sans l’avoir faite.

Un soir, en dépit de ses précédents refus, la curiosité poussa Brafort à pénétrer, sur les pas de son frère, dans une réunion saint-simonienne :

Au fond de la chambre, derrière une table, trois hommes étaient assis, que Jacques nomma : Bazard, Rodrigues, Enfantin. Bazard qui, placé entre les deux autres, présidait, se leva et prit la parole.

Il signala les douleurs et les désordres de la société moderne. Il montra les liens dénoués, brisés ; la ruse ou la violence remplaçant partout le droit ; la défiance et la haine empoisonnant les relations des hommes ; ceux que la nature même oblige de se rapprocher et de s’unir, substituant au baiser la morsure. Les sciences morcelées et désunies, l’industrie frauduleuse et meurtrière, les arts languissants et corrupteurs. Il rappelait les hommes, au nom de leur commune destinée, à l’amour, à la paix, à l’ordre ; les conviant à abandonner des voies par lesquelles ce globe est un lieu de trouble et de désespoir, quand il pourrait être un lieu de sagesse, de beauté et de bonheur.

Il y avait dans la voix et le geste de cet homme, une autorité qui frappa Brafort, et une éloquence de conviction dont il fut ému.

— Il y a bien quelque chose de vrai dans tout cela, dit-il à Jacques.

Alors un des assistants se leva pour répondre à Bazard. C’était une notabilité du parti révolutionnaire, Rey, de Grenoble.

— Vous faites, dit-il, une critique très-vraie de l’état de choses présent ; vous repoussez, aussi bien que l’ordre ancien, théologique, monarchique, féodal, les institutions républicaines ou libérales qui l’ont remplacé et tendent à le remplacer ; vous parlez avec dédain de l’impuissance des libéraux à rien fonder, et vous ne nous laissez entrevoir votre société future qu’à travers un épais nuage. Ne pouvez-vous, ne voulez-vous pas nous dire clairement ce que vous voulez ?

Bazard allait répondre, quand Rodrigues l’arrêta d’un geste, et, se levant, les bras croisés, avec une conviction et une force extraordinaires, il parla ainsi d’une voix vibrante :

— Vous désirez, messieurs, que nous vous disions clairement ce que nous prétendons. Je vais tâcher de vous satisfaire.

Nous voulons achever de détruire ce qui reste debout de l’autel et du trône, et, quand les débris en seront pulvérisés, reconstruire sur un plan tout nouveau le trône et l’autel[1].

Sur cette déclaration doublement audacieuse, et qui dévoilait si bien tout à la fois la force et la noblesse de la doctrine saint-simonienne, toute l’assemblée se leva dans une grande agitation. Les apostrophes, les exclamations se croisèrent, et l’on se sépara en tumulte.

Brafort lui-même était fort agité, et l’audace de Rodrigues avait complétement détruit l’effet de la critique faite par Bazard et de son chaleureux appel.

— Abattre pour reconstruire, murmurait-il. Ne faut-il pas être bien enragé ? Qu’on laisse les choses comme elles sont.

Il retourna cependant à d’autres séances, entraîné par le vicomte de Labroie, dont le titre et les manières distinguées exerçaient sur lui beaucoup d’influence, et séduit aussi par la grande part faite à l’industrie et aux droits du capital. À cet âge, Brafort avait trente ans, l’imagination, les facultés intellectuelles, jusque-là bien plus atténuées que développées par l’instruction classique et la vie militaire, eussent volontiers pris l’essor, il avait aussi, comme tout le monde, ses plaintes à faire contre l’humanité ; plus d’une chose assurément l’avait gêné, contrarié. Les reproches qu’il eût adressés à la société, étaient surtout, il est vrai, de pur détail ; mais cela le rendait apte à admettre d’autres récriminations. Enfin Brafort était, disons-le, très-susceptible d’être touché par de bonnes raisons dites en bon langage, quand son intérêt ou un préjugé particulièrement adopté ne lui fermait pas l’oreille. C’était, au fond, une constitution de bonne trempe, créée saine et solide par la nature, et qui n’eût certes pas été plus rebelle à la vérité qu’à l’erreur, mais chez qui tout dépendait de la direction donnée. Le saint-simonisme d’ailleurs ne blessait nullement ses croyances autoritaires ; là aussi l’ordre, la hiérarchie, étaient invoqués. Enfin, bien que la nature de Brafort ne pût guère s’élever jusqu’à l’enthousiasme, il était difficile de pénétrer dans cette atmosphère chauffée par l’ardente expansion d’âmes généreuses et passionnées, sans en ressentir un ébranlement. Un brin de vanité, que n’exclut point le titre de réformateur, se mêlait à tout cela. Brafort donc un moment fut vivement ébranlé. Jacques palpitait d’espoir. La conversion de ce frère, si différent de lui l’eût rendu heureux. Mais tout échoua, — dans cette navigation pleine d’écuelle, — le jour où Brafort entendit proclamer l’égalité de la femme, et vit des femmes assister aux assemblées.

— Non ! je n’admettrai jamais cela ! s’écria-t-il en se levant brusquement.

Les discoureurs, très-occupés, n’y prirent pas garde ; mais l’un des adeptes, O…, esprit plus fin qu’enthousiaste, qui faisait partie du groupe saint-simonien plutôt en amateur qu’en croyant, et qui avait toujours l’œil et l’oreille à l’affût des pittoresques détails, qui d’ailleurs ne manquaient jamais à ces séances, O…, suivit jusqu’à la porte Brafort, qui se retirait.

— Pourquoi donc, mon cher monsieur ? lui demanda-t-il.

— Parce que c’est trop fort, et que décidément vous ne respectez rien. Je ne dis pas qu’il n’y ait rien de bon dans vos idées. Faire participer les industriels au gouvernement, mettre dans le bon ordre plus de justice : tout cela est bien. Mais l’égalité des femmes ! bon Dieu ! Qu’y a-t-il de plus fou ? Car enfin, si la femme est notre égale, elle refusera d’obéir.

— C’est probable, répondit O…

— Et vous accepteriez cela, vous, monsieur ? Que devient alors l’autorité du mari, l’ordre du ménage ? Ce sont là des idées bien pernicieuses et qui, si elles étaient admises, empêcheraient tout homme raisonnable de se marier ; car enfin on sent sa valeur : se mettre à la merci de caprices de femmes !… Allons donc ! Et songez, je vous prie, jusqu’où cela peut aller.

— Jusqu’où ? demanda O…, qui voulait voir venir son interlocuteur.

— Jusqu’où, monsieur ? Jusqu’à la licence la plus effrénée ; car, si les femmes peuvent faire ce qu’elles veulent, qui les empêchera, je vous prie, d’avoir des amants ?

— Cela me paraît difficile, quant à moi, dit O… Mais, parmi nous, les uns comptent pour cela sur l’influence des prêtres ; les autres, sur la dignité des femmes elles-mêmes.

— Folle confiance ? rêveries ! s’écria Brafort en levant les mains au ciel. Et vous prétendez connaître la nature humaine ? Mais, en vérité, monsieur, quel est celui d’entre nous qui, pouvant goûter à son gré certains plaisirs…

— Je vous avouerai, dit O… en souriant, qu’un grand nombre pensent comme vous.

— Ainsi vous supprimez la famille ?

— Nous la réformons.

Et l’adepte du saint-simonisme, rappelant les désordres de l’ordre actuel, exposa les idées de l’école.

— Vous direz ce qu’il vous plaira, interrompit Brafort. Les choses vont plus sûrement comme elles sont. Je ne nie pas qu’il n’y ait des excès, mais pourvu qu’il n’y en ait pas chez moi… Mettre l’anarchie dans mon ménage, non point ! Je veux bien la liberté, mais à condition d’être le maître dans ma maison. Émanciper les hommes, à la bonne heure ! mais les femmes ? ça n’a pas le sens commun. Et cela m’étonne, monsieur, de la part d’une école qui a su conserver et sanctifier la hiérarchie.

Cette explosion de naïf égoïsme fit sourire O… Et se penchant d’un air confidentiel vers Brafort :

— Votre observation est juste, dit-il, et vous êtes un homme trop éclairé pour que je ne vous dise pas là-dessus toute ma pensée. Voyez-vous, au fond, et quoi qu’on en dise, le partage que fait notre école entre l’homme et la femme, de l’esprit et de la chair, me paraît destructeur en soi de l’égalité proclamée. On aura beau, voyez-vous, déclarer égaux l’esprit et la matière, ce ne sera pas accepté aisément, et je ne jurerais point, ajouta-t-il en souriant finement, que nos frères eux-mêmes, dans leur intérieur, ne soient portés à établir entre les deux termes une grande différence.

— À la bonne heure ! s’écria Brafort en riant. Parbleu ! se réserver le rôle de l’esprit dans la famille, en effet, cela est clair. C’est aussi ce que je fais…

— Et nul ne peut douter à ce sujet de vos droits, répliqua O… d’un ton sarcastique.

Malgré cette concession, Brafort, à partir de ce jour, ne voulut plus entendre parler du saint-simonisme. Il déclara à son frère que vouloir la femme libre était un danger social une absurdité ; qu’il fallait de l’ordre avant tout, et que sans un chef la famille ne pouvait exister.

En outre, ses intérêts ne lui laissaient guère le temps de s’occuper d’idées. Son commerce, grâce à la dot de sa femme, avait pris un développement rapide. Que la bonne chance continuât, que rien ne vînt déranger ses plans, le bon emploi de ses capitaux, l’ordre et l’économie qu’il avait établis dans sa maison, et il était sûr, au bout de vingt années passées derrière son comptoir, de pouvoir jouir d’une jolie fortune. Il était heureux de cet avenir. On le voyait souvent se frotter les mains. Il faisait et refaisait ses comptes, calculait sur le rendement d’une bonne journée, le rendement de semaines, de mois, d’années semblables ; puis, posant la plume et tombant dans une sorte de vision, il bâtissait sa propriété future, l’embellissait à cœur joie ; recevait ses voisins, donnait à dîner, se pavanait en calèche avec sa femme magnifiquement habillée, commandait à des domestiques nombreux et soumis, et voyait familièrement le préfet du département. Toutes ses rêveries le mettaient en fort belle humeur, et, au sortir de son château, il embrassait sa femme en disant : « Quand je serai riche, tu auras ceci, cela. » Mais, dame ! il en était un peu fier d’avance ; il parlait en maître, en homme plein de sa valeur. Et il fallait que tout le monde fit son devoir ; pour un clou hors de sa place, il s’emportait. Heureusement il revenait vite, comme il le disait lui-même, pourvu qu’on ne lui répliquât pas ; car il était bon diable, et ne demandait qu’une chose, c’est qu’on reconnût son autorité. Même il aimait à faire le bourru bienfaisant, et parfois, après une journée de vente exceptionnelle, il disait tout à coup à sa femme : « Va t’habiller, je te mène à la comédie. » En le priant beaucoup, Eugénie était sûre d’obtenir à peu près ce qu’elle voulait. Il ne la quittait guère que le soir pour aller au café voisin, et lui donnait le bras le dimanche pour la conduire aux Champs-Élysées. On trouvait madame Brafort très-heureuse d’avoir un mari si convenable et si rangé.

Brafort attendait son héritier, le futur Maximilien Brafort, le filleul de monsieur Maxime de Renoux, qui déjà vivait dans les rêves paternels, et, porté par son père à la fortune, poussé aux honneurs par son parrain, devait achever l’élévation et l’illustration de la famille. Tout ce que Brafort n’avait pu faire et se sentait incapable de faire, ce garçon-là le ferait. Il serait beau, spirituel, disert, élégant, instruit, plein de faconde et de belles manières, comme Maxime, Il parcourrait avec éclat la carrière administrative, car il serait fonctionnaire, et devait réaliser cette ambition qui avait été le rêve de jeunesse de Brafort : être investi d’une autorité, représenter le gouvernement.

Le jour de cette heureuse naissance arriva. Madame Brafort fut saisie des atroces douleurs de l’enfantement, et Brafort qui, toujours conforme à ses principes, n’entendait pas se mêler des affaires des femmes, s’enfuit au café pour y attendre la nouvelle du fait accompli. Quelques heures après, on vint le chercher ; il courut, palpitant d’une joie qu’il cherchait à dissimuler sous un air indifférent, prit des mains de la sage-femme l’enfant, déjà vêtu de ses langes, et le salua du nom de Maximilien.

— Si vous tenez à ce nom, il faut dire Maximilie, observa la sage-femme ; vous avez une fille.

Un effroyable juron fut la réponse de Brafort ; il jeta l’enfant aux bras de la sage-femme et sortit en tirant brusquement la porte après lui. Eugénie fondit en larmes et eut, le soir même, une fièvre inquiétante. La sage-femme parla sévèrement et avertit le médecin, qui sermonna vivement Brafort, et celui-ci enfin se décida à venir embrasser sa femme, non sans effort, car décidément il lui en voulait. Eugénie ne s’y trompa pas, et reçut froidement ce froid baiser.

— Tu as raison, va, dit-elle, sous l’empire de la fièvre, avec plus de hardiesse qu’elle n’en avait d’ordinaire. Les filles ne sont pas assez heureuses pour qu’on désire en avoir. Mais, puisque vous le savez si bien, pourquoi n’arrangez-vous pas les choses autrement ?

Polydore Naton s’efforça de consoler son ami par d’aimables plaisanteries, et lui chanta la chanson de Béranger : Faites des filles, nous les aimons. Mais il ne réussit qu’à irriter le chagrin de Brafort.

— Ces gentillesses-là ne sont bonnes à dire que lorsqu’on a des garçons, cria-t-il tout en colère.

Polydore trouva cela profond et se tut.

Tant à cause de l’état de sa femme que par un secret mouvement de conscience, Brafort n’osa révoquer sa promesse de garder l’enfant à la maison ; mais combien il la regretta. Les dérangements qu’il eût supportés de bon cœur pour un garçon lui paraissaient maintenant intolérables, et il menaçait d’aller coucher à l’hôtel toutes les fois que les cris de la petite troublaient son sommeil. Au fond, par un préjugé qu’ont beaucoup. d’hommes, non-seulement il était fâché d’avoir une fille, mais il s’en trouvait personnellement humilié. Il alla piteusement annoncer à Maxime sa déception, et offrit de lui rendre sa parole ; mais Maxime se mit à rire :

— Pourquoi donc, mon cher, pas du tout. Moi, j’ai un faible pour les femmes et je ne serai pas fâché d’avoir une filleule. Et puis ma commère (c’était la sœur d’Eugénie), est fort gentille. Le beau malheur ! Tu n’as pas une dynastie à fonder. Nous pousserons ton gendre, voilà tout.

Cette influence de Maxime, toujours puissante, réconforta un peu Brafort. En l’honneur du parrain, le baptême fut beau. Mais ensuite Brafort affecta de ne point s’occuper de sa fille, sauf pour maugréer contre ses cris et l’embarras causait dans la maison. Et, quand il voyait les amies de sa femme entourer l’enfant, vraiment mignonne et qui venait bien, et s’émerveiller de sa grâce et de ses sourires, il haussait les épaules, prenait en pitié de telles sottises, et soutenait, que ces prétendus sourires n’étaient, il appuyait sur ces mots en savant, que des rictus nerveux.

Toutefois, malgré cet apparent mépris pour sa fille, il n’en pensait pas moins à lui amasser une dot, et cela doublait pour lui la nécessité de faire fortune, car il ne renonçait pas à l’espérance d’avoir un héritier mâle. Il se prit dès lors à rêver de ces spéculations heureuses, grâce auxquelles le temps et le travail cessent d’être nécessaires au succès, et dont l’avait écarté jusqu’alors une prudente timidité. Cependant, depuis trois ans qu’il tenait boutique, ses petites opérations avaient constamment réussi ; il faisait largement honneur à ses échéances, et encaissait de bons bénéfices chaque mois. Le magasin s’était complété, la clientèle s’était augmentée, et l’on disait de Brafort : Il est chanceux. Lui-même, fréquemment complimenté sur son habileté, quoique d’abord un peu étonne de ces éloges, avait fini par les accepter ; car, bien qu’il ne se rappelât aucune combinaison extraordinaire issue de son cerveau, il y avait pourtant un fait certain, c’est qu’il réussissait où d’autres languissaient ou échouaient, et il fallait bien que cela fût dû à quelque vertu particulière, que sa modestie l’empêchait de voir. Il prit donc une grande confiance en lui-même ou en son étoile, et, comme une boutique vint à vaquer à côté de la sienne, il la loua et la meubla du fonds d’un de ses confrères, tombé en faillite ; un pauvre homme, celui-là, et que Brafort méprisait profondément, lui qui, sur ce fond de faillite, devait net gagner vingt mille francs.

De plus, Brafort joignit à son commerce la corderie et la coutellerie fine ; enfin il s’aboucha avec une maison de Belgique pour la commission dans Paris. Toutes ces opérations étaient nettes, les échéances prudemment calculées et les bénéfices certains. Obligé d’emprunter, Brafort n’eut qu’à choisir entre plusieurs caisses ; aussi disait-il avec fierté :

— J’ai du crédit, et ma réputation vaut de l’or.

VIII

JUILLET.

Au milieu de toutes ces préoccupations, Brafort ne trouvait plus le temps de lire les journaux et avait parfaitement abandonné le souci des affaires publiques. Il professait même, — car il a toujours aimé à formuler en aphorismes ses goûts et ses habitudes, — qu’un bon commerçant doit se renfermer dans sa partie et n’a pas besoin de politique.

— Chacun son métier, ajoutait-il ; les vaches seront mieux gardées.

Par une étouffante après-midi de juillet, le 26, il prit une voiture pour se rendre chez son notaire, où il devait signer un traité concernant un emprunt de cinquante mille francs. Il trouva l’étude presque abandonnée ; le patron était absent, et deux ou trois clercs, au lieu de travailler, causaient d’un air agité. L’un d’eux répondit à Brafort, d’un ton distrait, qu’il était impossible de traiter aucune affaire, et qu’il voulut bien repasser, Brafort se plaignit, se fâcha même, et n’obtint en réponse que des quolibets qu’il ne comprit pas. S’en revenant à pied, il remarqua une agitation inaccoutumée : des gens qui semblaient surexcités couraient çà et là, d’autres s’abordaient d’un air sombre ou d’un visage effaré. Brafort s’approcha d’un passant de bonne mine qui, à la manière dont il observait, semblait au fait, et lui adressant la parole :

— Qu’y a-t-il donc, monsieur ? Serait ce un incendie ou bien…

— Précisément, monsieur, répondit l’inconnu ; vous avez deviné, c’est un incendie. Le roi lui-même a daigné fournir le brandon et les gens que vous voyez là courir sont occupés à souffler dessus.

Brafort demeura tout ébahi, ne comprenant rien à cette explication bizarre. Comme il se trouvait à peu de distance du Courrier français, dont Maxime depuis quelque temps était devenu l’un des rédacteurs assidus, il imagina de s’y rendre ; mais, dès les premiers pas qu’il fit dans la rue, il vit, au milieu d’un groupe arrêté sur le trottoir, Maxime qui parlait fort vivement :

— Être ou ne pas être, s’écriait-il, voilà la question qui nous est posée, et c’est à nous de la résoudre pour ou contre nous. Quant à moi, qui n’aime pas plus qu’un autre à me compromettre, je suis bien décidé à jouer le tout pour le tout.

— La force est contre nous, dit un des interlocuteurs de Maxime.

— Il faut la mettre pour nous, soulever le peuple…

— Y pensez-vous ?

— Parbleu ! ce n’est pas dangereux comme vous le croyez. N’avez-vous jamais vu de lions fouettés par leur dompteurs ? Si le peuple est une bête féroce, c’est précisément pour cela qu’il se laisse museler, parce que, de même que les lions, il ignore sa force et ne sait pas diriger sa volonté.

— Soit, mais une fois la muselière ôtée…

— On la lui remettra quand il sera temps.

— Si l’on peut.

— Rien de plus facile. Une ou deux bonnes lois et, au hesoin, des canons… La force morale, quoi qu’on a pense, est tout en ce monde ; tant que le peuple sera ignorant, il sera gouvernable et gouverné.

— Vous oubliez 93.

— 93 eut des chefs nobles et bourgeois. Mais la noblesse n’est plus, et il s’agit, non de conquérir nos priviléges, mais de les défendre aujourd’hui contre le roi, par le peuple ; demain, s’il le faut, contre le peuple, par un autre roi.

À ce moment, les regards de Maxime tombèrent sur Brafort, qui se tenait à quelques pas, bouche béante. Il s’approcha de lui.

— Eh bien ! tu sais, Jean-Baptiste, on veut nous ramener à l’ancien régime.

— Quoi ? Pas possible ? balbutia Brafort,

— Parfaitement. Le roi Charles X n’est-il pas le frère de Louis XVI et le petit-fils de Louis XV ? Les nobles ne rêvent que cela. Ils veulent nous remettre sous le bâton. Aujourd’hui c’est la suppression de la presse et de la tribune, demain ce serait le rétablissement du droit d’ainesse et de la corvée. La liberté détruite, le commerce anéanti…

— Le commerce ! dit Brafort éperdu.

— Nous défendrons nos droits, reprit Maxime avec un geste théâtral. Que tous les bons citoyens s’arment. Il y va du salut de la France !

— Se révolter contre le gouvernement ! murmura Brafort avec épouvante.

— Il a violé la charte ; l’ordre et la légalité sont de notre côté.

Après avoir dit ces mots, soit que, devant la mine éperdue de Brafort, Maxime craignit de perdre ses paroles, soit qu’il jugeât le moment précieux, il tourna ses talons et, rejoignant ses amis, il s’éloigna avec eux.

Une révolution ! La tête tournait à Brafort. Se pouvait-il que le gouvernement, ce tuteur de la société, cette clef de voûte de l’ordre social, fût, ainsi que venait de le dire Maxime, une cause de désordre, un violateur des lois ? Cette idée monstrueuse avait bien de la peine à se loger dans la tête du fils du garde champêtre, à pénétrer dans les convictions de l’ancien maréchal des logis. Il avait été carbonaro, c’est vrai, mais sans jamais avoir bien su pourquoi. Pour son excursion au saint-simonisme, ce n’était qu’une flânerie, et les deux choses étaient dues à la mauvaise influence de Jacques. Brafort n’en était revenu que plus détaché des velléités de changement, que plus défiant de ce qu’il appelait dédaigneusement les théories, Toutefois la parole de Maxime était un oracle pour lui ; aussi finit-il par incliner de ce côté, se disant qu’il fallait pourtant combattre l’insolence des nobles, que le roi sans doute était égaré par eux. La chambre supprimée !… Était-ce assez grave !… Et la presse, donc !

Tout cela cependant lui passait un peu sur la tête, à lui Brafort, et regardait surtout ces messieurs de la haute bourgeoise, écrivains et députés. Mais aussi Maxime avait dit que ce n’était qu’un commencement, qu’on voulait revenir à l’ancien régime… « Ah ! pour cela, non, Brafort ne voulait pas le souffrir. Ce serait beau que les nobles en revinssent à tout posséder. Non, non ! sacrebleu ! Il a encore son fusil d’ordonnance, et… »

Arrivé en face de son magasin, Brafort fut saisi d’une pensée terrible : il n’avait pas conclu son emprunt ! Ce qui demandaient l’activité ordinaire des transactions, délai pouvait tout perdre. Et ces affaires commencées, c’est-à-dire la sécurité publique pour réussir, pour ne pas changer toutes ces espérances… en ruines !… Brafort se sentit défaillir ; il entra chez lui et se jeta sur une chaise, tout pale…

— Qu’y a-t-il ? demanda Eugénie.

— Il y a… ne m’en parle pas. Ces gens-là sont fous, plus que fous… des brigands, des scélérats !

— Eh ! qui donc, bon Dieu ?

— Qui ? Le roi tout le premier, les nobles, les députés, tout le monde… Maxime lui-même ! Dieu lui pardonne. Oui, ce sont tous des fous, des forcenés qui veulent ma ruine.

— Tais-toi, pour l’amour de Dieu ! s’écria Eugénie. Heureusement il n’y a personne ici.

— Personne, hélas ! Oui, sans doute. Qu’as-tu vendu aujourd’hui ?

— Presque rien. Il n’est pas venu d’acheteurs, je ne sais pourquoi.

— Voilà ! voilà ! s’écria Brafort en levant les mains au ciel, voilà déjà le résultat de toutes ces belles choses ! Je le savais bien. Malédiction sur ceux qui trament de pareilles folies ! Et qu’est-ce que ça me fait à moi la chartre, les députés, la presse et le reste. Fariboles que tout cela ! Est-ce la charte qui me fait vendre mes fers ? Non, mais elle m’empêchera… Faut-il qu’il y ait des gens qui s’amusent à faire dépendre les choses sérieuses de toutes ces idées en l’air ! Qu’est-ce que je veux, moi ? Faire mes affaires. Eh bien, n’est-ce pas honnête et légitime ? Qui est-ce qui a le droit de m’en empêcher ? Mais non ; on ne peut pas laisser la paix aux honnêtes gens, et il faut que ceux qui n’ont rien à faire, les beaux parleurs, les braillards, les mauvaises têtes, aidés par les sans-le-sou et les va-nu-pieds, viennent tout brouiller, mettre des bâtons dans les roues, arrêter la vente et le crédit ! Mais c’est criminel, cela ! Mais ces gens-là mériteraient les galères ! Ah ! le grand Napoléon avait bien raison ! Il ne voulait pas d’idéologues. Si j’étais le gouvernement, moi, je les chasserais tous ; je ne voudrais plus dans l’État que des commerçants. Il n’y a qu’eux pour constituer une société bien ordonnée et où rien ne bouge. Je me moque pas mal de la charte, moi ; je veux gagner de l’argent, établir mes enfants convenablement, me faire dans mes vieux jours une douce existence. Qu’est-ce qu’on peut vouloir de plus, je vous le demande ?… Ah !… les fous ! les misérables ! les assassins !…

Il frappait des poings, il pleurait, il ne se connaissait plus. Sa femme, terrifiée, l’entraîna dans l’arrière-boutique, et vint à bout de le calmer en lui faisant craindre de se compromettre par de si imprudentes paroles, qui enveloppaient dans la même réprobation et l’opposition et le pouvoir. En effet, dans ce moment-là, Brafort n’était ni pour l’un ni pour l’autre ; il n’était que pour sa boutique. Ses tendances bourgeoises l’eussent poussé du côté de l’opposition, dans cette partie qui mettait en jeu, comme l’avait très-bien compris Max ne, les intérêts de la classe moyenne, financière et lettrée, contre l’ancienne aristocratie. Mais, en se faisant commerçant, Brafort avait porté tous ses désirs, toute son activité, vers un but unique : gagner de l’argent, et tout ce qui le détournait de ce but lui devenait ennemi. Que voulez-vous ? le monde n’est pas peuplé de héros. Et encore, héroïque pourquoi ? Brafort ne l’eût pas su. Il faut certainement compter au nombre des causes les plus influentes de l’histoire politique moderne, l’ardeur subite pour le commerce et l’extension immodérée de la classe des commerçants.

Le lendemain, 27 juillet 1830, après une nuit d’inquiétudes, Brafort, muni d’un pistolet sous sa redingote, parcourut Paris. Il y régnait une agitation plus sourde et plus sinistre que la veille ; la nouvelle s’était répandue, la colère avait monté. On sentait dans l’air des odeurs de poudre et sur les visages, dans un trouble immense, l’indignation et l’inquiétude luttaient. On rencontrait à chaque pas des rassemblements ; des ouvriers passaient en courant, chargés des journaux interdits, qu’ils allaient porter dans les cafés ou qu’ils distribuaient aux passants ; des jeunes gens, montés sur des bornes, lisaient à la foule groupée autour d’eux la protestation des journalistes ; on entendait retentir les cris de Vive la Charte ! et çà et là, quelques cris de : Vive l’empereur ! Des bandes d’ouvriers imprimeurs, congédiés la veille, erraient, sombres, mécontents, cherchant d’où partirait le signal. Pas une figure calme.

Tourmenté par ces craintes, Brafort voulut aller de nouveau faire une tentative chez son notaire ; il s’engagea dans la rue de Richelieu et s’arrêta comme les autres à un rassemblement formé devant une porte cochère, ouverte sur une vaste cour. Des deux côtés de cette porte, il y avait des gendarmes à cheval ; dans la cour, deux longues rangées d’hommes qui semblaient être des ouvriers, et entre lesquels se tenait un personnage de haute taille, d’aspect rude et puissant, et dont la physionomie respirait en ce moment une énergie toute particulière. Au fond, des ateliers fermés. Dans les groupes, on disait : — C’est l’imprimerie du Temps. On veut saisir les presses ; ils résistent. Bravo ! — Le grand là-bas, au milieu, c’est monsieur Baude. Ah ! voici le commissaire ! Monsieur Baude va lui parler. Écoutez.

« C’est en vertu des ordonnances, monsieur, que vous venez briser nos presses, » dit la voix forte et solennelle du journaliste. « Eh bien ! c’est au nom de la loi que je vous somme de les respecter. »[2].

Des bravos éclatent. Le commissaire envoie requérir un serrurier ; mais à cet homme, déjà ébranlé par les dispositions évidentes de la foule, monsieur Baude, le code en main, lit l’article qui punit des travaux forcés le vol avec effraction. Le serrurier se retire, aux acclamations des assistants. Un autre est appelé, et cette étrange lutte se continue…

Pauvre Brafort ! il ne pouvait s’empêcher d’être ému et s’irritait de l’être ; il s’enfuit.

Mais il emportait au cœur une atteinte importune, et se sentait agité malgré lui de bouillonnements généreux. En dehors des hallucinations de l’intérêt, quelle âme humaine est insensible à cette lutte sublime et qui semble, hélas ! éternelle, du droit contre la force ? Qui fera sentir à quelle pauvreté se réduit celui qui n’a pour but que la richesse ?

L’étude du notaire était fermée. Brafort revenait par la rue Saint-Honoré, pensif et la tête baissée, quand, au lieu de l’espace vide où il pensait porter ses pas, quelque chose de haut, de sombre, lui barre le passage. Il lève les yeux, effaré ; le cri de « Qui vive ? » retentit à ses oreilles ; c’est une barricade. Il recule, mais on lui crie : Passez, citoyen ! Et l’un des insurgés, souriant, lui tend la main pour l’aider à franchir l’obstacle. Que faites-vous ? dit Brafort. Mes amis, pas de révolution ! Laissons agir la chambre, elle sait mieux que nous…

Des rires lui répondent.

— Taisez-vous donc, farceur. Vous ne savez pas que nos députés ont la colique ? Ils n’ont pas encore pu lâcher une parole depuis hier. Ça viendra, quand nous nous serons battus.

— Ah ! les casse-cous ! les fous ! les enragés ! s’écriait Brafort en lui-même, en s’éloignant à grands pas. On en viendra bien sûr à piller les boutiques. Ah ! le roi est bien coupable ! Mais encore eût-il mieux valu céder que de s’exposer à de tels périls.

Rentré chez lui, il ferma son magasin, le barricada, et s’efforça de rassurer sa femme éplorée :

— Tout cela ne peut pas durer ; le roi a de bonnes troupes ; il fera tout rentrer dans l’ordre… Car enfin il n’est pas permis de troubler ainsi la tranquillité. On peut bien s’entendre sans coups de fusil. Ah ! si j’étais encore soldat ! C’est moi qui leur montrerais le bon chemin à la pointe de la baïonnette !

Dans la soirée, le bruit de la fusillade se fit entendre. Brafort passa une nuit terrible. Il voyait tous ses plans bouleversés, détruits, ses échéances protestées. Il voyait succéder sous ses yeux, aux éblouissantes visions de la fortune, les hideux aspects de la ruine et, ce qui était pour lui encore plus amer, les hontes de la faillite. Incapable de rester couché, il allait et venait dans sa chambre, aux pâles clartés de cette nuit d’été, ouvrait la fenêtre, tendait l’oreille, et, sursautant à chaque bruit, s’écriait qu’il n’était, lui, ni pour le roi Charles X ni pour la chambre ; qu’il ne voulait que la paix, et pour l’obtenir qu’il tuerait plutôt tout le monde. Eugénie pleurait, et l’enfant, agité par le trouble de sa mère, criait.

Brafort, qui nommait la révolution de Juillet l’époque de sa ruine, a souvent raconté cette nuit d’angoisses, et lui donnait volontiers des traits épiques. En effet, quel que soit l’objet de la passion, elle soulève toujours dans l’âme humaine, à telle ou telle octave, ces orages, ces révoltes, ces gémissements dont l’humanité compose le spectacle qu’elle s’offre éternellement à elle-même. Et quelle Enéide ou quelle Iliade toucherait le cœur des Brafort autant qu’une épopée de douleurs commerciales ? Jean-Baptiste n’entendait jamais raconter pareil désastre sans s’écrier : Non ignara mali… À quoi il ajoutait immédiatement, pour le vulgaire : Qui ne sait compatir, etc.

Le lendemain, 28, le canon gronda, la bataille révolutionnaire emplit de sang les rues et l’atmosphère d’héroïsme. Pour un vague espoir de liberté, le peuple donnait sa vie, tandis que, effrayés, plus que satisfaits de cette alliance, les chefs de la bourgeoisie, pour la plupart, hésitaient encore et attendaient l’événement. Brafort, comme eux, rêva de pillage, d’assignats, de guillotine, et, saisissant son fusil, malgré les pleurs de sa femme, il sortit, mais sans parti pris et pour savoir seulement ce qui se passait.

Il vit d’admirables traits d’audace et de dévouement, le drapeau tricolore flottant, la troupe hésitante. Une foule ivre d’enthousiasme le roula dans ses flots et faillit l’entraîner à la bataille ; mais, se souvenant d’avoir été soldat sous le drapeau blanc, et se rappelant son respect pour l’ordre établi, il s’arracha à ces excitations et rentra chez lui, plein d’appréhensions et de tristesse. Il avait vu des femmes se mêler au mouvement, distribuer des balles et des cartouches, et jeter des pavés sur les soldats. Des femmes !…

— Je te tuerais ! disait-il à Eugénie, tout tremblant encore d’indignation, si tu étais capable d’en faire autant.

Eugénie n’avait garde. Elle avait arrangé dans la cave une cachette, où elle avait porté la caisse, des provisions et une couchette pour l’enfant. Elle tremblait au moindre bruit, priait, gémissait. En entendant pousser dans la rue le cri : Vive la République ! elle tomba à genoux, les bras au ciel.

— Nous allons tous être guillotinés ! s’écria-t-elle.

Car on lui avait soigneusement appris au couvent à confondre ces deux choses. Brafort lui-même n’en savait guère plus. Dans le jour blafard de cette boutique, solidement barricadée, les terreurs de sa femme l’énervaient. Le soir, aussi bien qu’elle, il se crut perdu, quand il entendit un grand coup frappé à sa porte. Il saisit son fusil en demandant :

— Qui va là ?

— Moi ! répondit la voix franche et joyeuse de Jacques.

Dans la boutique, l’air et le jour entrèrent avec lui. Il avait un fusil en bandoulière, les vêtements en désordre, la figure illuminée.

— Pourquoi vous barricader ainsi ? Il n’y a rien à craindre : la troupe fraternise avec le peuple. Demain nous sommes vainqueurs. Ah ! quel bonheur ! Enfin les voici revenus, les grands jours de la liberté !

— La liberté, demanda Brafort d’un ton dogmatique et sévère, laquelle ?

— Il n’y en a qu’une, la vraie, celle qui est pour tous.

— La liberté coiffée du bonnet rouge ? Non ! non ! il y a encore des honnêtes gens, et nous ne souffrirons pas…

— Avec ou sans bonnet, mon vieux, ne te fâche point. Le bonnet, va, ne fait rien à l’affaire. Ne montre donc pas comme ça les dents à la joie du peuple. Tout va bien. J’étais venu pour vous rassurer et vous demander en passant un morceau de pain. Je n’ai pas mangé depuis hier.

Eugénie le servit. Il mangea rapidement ; une joie immense le transfigurait, et des paroles ardentes s’exhalaient de ses lèvres.

— Oui, la sainte liberté, l’épanouissement de ce monde, la séve joyeuse et pleine ! Il n’y a plus de roi en France. Le vieux passé de mensonge et de servitude est mort !

— La liberté pour tous, dit sentencieusement Brafort, est un rêve impossible. C’est l’anarchie.

— Malheureux, tais-toi, tu blasphèmes ! Et de quel droit retirer à aucun de nos frères la sainte mamelle nourricière ? Qui donc, à moins d’avoir perdu la raison, peut s’effrayer d’être libre ?

— Ce n’est pas ma liberté que je crains, dit Brafort ; mais celle des autres.

Jacques sauta en l’air.

— Bravo ! bien trouvé ! Oui, c’est cela ! Voilà bien le fond de nos monarchies. Ah ! malheureux ! que me rappelles-tu ? Mon ivresse m’a-t-elle trompé ? n’y a-t-il pas des élans qui sauvent et qui renouvellent le monde ?

— Tu vis comme toujours dans tes illusions, reprit Brafort. Vous êtes une poignée de généreux insensés, qui vous nourrissez de rêves et croyez pouvoir changer l’humanité. L’humanité ne change pas. Vous ne ferez que nous livrer aux hasards de l’anarchie, des mauvaises passions, aux saturnales révolutionnaires. Comme les hommes de 89, vous périrez dans l’incendie que vous aurez vous-mêmes allumé. La révolution, comme Saturne…

— Nous échouerions encore, s’écria Jacques avec des regards étincelants, que notre sacrifice ne serait pas vain. Car nous aurions donné une édition de plus de cet Évangile en action, le plus grand de tous les livres, et que, à force de le voir imprimer en lettres de sang, les hommes finiront par comprendre. Nous serions l’affiche sans cesse déchirée qui revient sans cesse placarder aux murs son appel. Mais laisse-moi ; je ne veux pas de tes doutes. Tu nies la lumière et la chaleur dans Paris en feu. Je te plains de rester à part de ce grand élan !

Il partait quand son frère l’arrêta pour lui demander si l’on ne songeait point à l’empire… Le duc de Reischtadt…

— Ceux qui savent mourir pour la liberté, répondit Jacques impétueusement, ne cherchent pas de maîtres ; ils abandonnent ce soin à ceux qui se cachent aujourd’hui, et qui sortiront demain pour s’emparer de notre victoire.

Jacques s’arrêta, son regard devint sombre et fixe, et sur le seuil, immobile, il oubliait de partir.

— Ah ! murmurait-il avec une expression navrée en portant la main à son front, je les avais oubliés ! Oui, mais ils se retrouveront ; oui, demain… Et alors, nous qui donnons aujourd’hui tout le sang de nos veines et tout l’espoir de nos âmes… Oh ! ce serait horrible ! Il baissait la tête, et toute cette illumination de force, d’espoir, de confiance, qui, lorsqu’il était entré, transfigurait son visage, avait disparu. Le contact de son frère, en lui montrant tout un côté oublié de l’humanité, l’arrachait brutalement au rêve héroïque qu’en ce moment même il essayait de forger au feu de la bataille. Mais bientôt un éclair jaillit de ses yeux ; son visage exprima une résolution nouvelle, quoique plus sombre, et, sans ajouter un mot, il s’élança dans la rue et disparut.

— Pauvre tête ! s’écria Brafort après son départ. Pauvre tête ! répéta-t-il encore en assujettissant les barres et les verrous qui fermaient la boutique à l’intérieur. Hélas ! dit-il en revenant, c’est à de vaines théories qu’on sacrifie l’avenir de cette enfant.

Ce fut la première marque d’intérêt que Brafort donna à sa fille, et cette parole mêla quelque douceur pour Eugénie aux angoisses de cette journée.

Après la victoire, le soir du 29, Brafort fut un des premiers à s’offrir à l’autorité « pour maintenir l’ordre et la conservation des propriétés, » qui n’étaient nulle part menacées. Le peuple, il est vrai, avait brisé des statues aux Tuileries, avait déchiré les oripeaux, et s’était assis sur le trône, licence odieuse ! Cela ne pouvait durer. Cependant comme on avail craint davantage, on glorifia la probité de ce peuple par des louanges, où l’étonnement mêlait quelque insulte. Plus d’un beau trait fut célébré qui mit des larmes dans l’œil de Brafort. Des va-nu-pieds, des artisans noirs de poudre avaient porté à la préfecture des objets précieux, des sacs d’argent. À la bonne heure ! ce peuple, maître de tout, ne touchait à rien. Il ne savait pas seulement mourir, il savait vivre.

On répétait aussi avec attendrissement le mot vrai ou faux d’un homme du peuple : L’égalité devant la loi, bien ; mais l’égalité de fortune, c’est impossible[3] !

Qui donc le répéta plus que Brafort ! Il eût voulu connaître cet homme pour le presser sur son cœur, et honorer en lui un bon sens si admirable ! Du moment que l’ordre établi était du moins respecté dans les choses sociales, que l’on n’attaquait pas le cœur du système ; que chacun pouvait, comme auparavant, faire ses affaires et augmenter son bien, ma foi, tant pis pour le roi et à bas les Polignac ! Tout était bien. On criait même : « Vive le peuple ! » car c’était le moins qu’on lui fit des politesses, lui à qui l’on devait tout et qui ne demandait rien.

Toutefois Brafort ne respira largement que lorsqu’il lut l’arrêté de la commission municipale, portant que les députés présents à Paris ont dû se réunir pour remédier aux graves dangers qui menacent la sûreté des personnes et des propriétés, une commission a été nommée pour veiller aux intérêts de tous, en l’absence de toute organisation régulière.

Ah ! Une organisation régulière, des gens honorables, distingués, à la bonne heure ! Brafort, de ce moment, rentra chez lui, posa son fusil et se plongea dans ses calculs. On venait de rendre un décret qui retardait de dix jours les échéances ; mais après ?

Hélas ! non-seulement l’emprunt n’était plus possible, mais on n’achetait plus. Pas un chaland depuis ces journées terribles. Les ménagères, qui toutes, en passant, d’ordinaire jetaient un coup d’œil d’envie sur les articles de ménage étalés à la devanture, et souvent entraient marchander, maintenant, mornes, inquiètes, filaient leur chemin, sans regarder à droite ni à gauche ; et ni les artisans, menuisiers, serruriers, jardiniers, qui faisaient chez Brafort leurs provisions, ni les dames et les messieurs, qu’intéressaient les frais articles de coutellerie et les ustensiles coûteux, ne se montraient plus. On mangeait encore, il le fallait bien ; mais on ne travaillait pas, on n’achetait pas. Les grandes maisons du quartier Saint-Germain qui restaient encore habitées, se vidaient chaque jour. Les ouvriers étaient sans travail, partant sans pain ; le commerce était aux abois.

D’où venait cela ? Quoi ! De ce que Charles X (un vieil imbécile, entre nous) était parti ? Mais on n’en voulait plus, on le méprisait ! On l’avait chassé ! Et le peuple. français se réjouissait de la victoire. Non ce ne pouvait être le départ de Charles X.

Pourtant les gens sages disaient d’un air profond que sans un roi, les affaires ne pourraient reprendre. Et Brafort était de ceux-là. Sur quoi se fondait cet avis ? Quel rapport pouvait-il y avoir entre ce roi et toutes ces affaires de particuliers ? Ce sont les génies de l’air et des eaux qui font tourner la roue des usines et des moulins ; ce sont les maçons qui bâtissent et les forgerons qui forgent, les mineurs qui creusent et les agriculteurs qui fécondent la terre ; mais un roi ? Mettrait-il de l’or dans les coffres ? Non, il en prendrait. Que signifie donc ce mystère ? Brafort ne le savait point ; mais n’en était pas moins persuadé qu’il fallait un roi.

Aussi n’est-il pas besoin de dire avec quel transport, il accueillit la nomination du duc d’Orléans au poste de roi de la bourgeoisie française. Il embrassa pour la première fois sa petite et se jeta dans les bras de sa femme en criant :

— Nous sommes sauvés !

Il illumina. On n’entendit plus sortir de sa bouche que le mot fameux : « Une charte sera désormais une vérité, » et l’éloge d’un prince, qui se déclarant exempt d’ambition et faisant violence à ses sentiments par dévouement pour la nation, « jurait de ne gouverner que par les lois et selon les lois, et de n’agir en toutes choses que dans la seule vue de l’intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français. » Était-il rien de plus touchant ? N’y avait-il pas là de quoi pleurer de tendresse ? Et Brafort en pleurait vraiment, tandis que d’autres larmes, rares et brûlantes celles-là, rougissaient les yeux de son frère, morne et désespéré, cloué sur son lit par une blessure, hélas ! inutile. — Mais qu’importaient ces incorrigibles ? On s’occupait bien de cela ! Il s’agissait du grand Lafayette, du grand Laffite et de Béranger, d’honnêtes gens assurément, et qui, plus instruits que Brafort et sachant ce que c’est qu’une antinomie, pensaient comme lui pourtant à l’égard des rois ; tous les trois répondant du prince patriote, dont on vantait la bonhomie, la simplicité, les vertus privées et bourgeoises, l’économie, l’amour de l’ordre, de la liberté, de la paix ! Et puis, n’avait on pas le drapeau tricolore ? C’était une conquête cela ! Et la chambre votait des choses libérales, dont le roi se montrait ravi ; on inventait la fiction constitutionnelle, on déclarait, Louis-Philippe et ses descendants rois de France à perpétuité ! C’étaient des mamours à l’infini. Les fictions, les déclarations, les congratulations et les compromis pleuvaient. La bourgeoisie etait en liesse, Brafort était ivre.

Songez donc ! le roi voulait un trône entouré d’institutions républicaines : fictions de plus en plus profondes, où s’abimait Brafort dans une admiration extatique.

— Enfin ! s’écria-t-il, d’une voix altérée par l’émotion, nous avons un roi honnête homme ! L’ordre est à jamais fondé ! L’hydre des révolutions est étouffée ! etc., etc.

Ce fut avec enthousiasme que Brafort s’enrôla dans la garde nationale, autre fiction qui portait au comble son délire, Car ses anciens services militaires lui valurent le grade de lieutenant et la joie inexprimable de porter un uniforme et de traîner dans les fêtes publiques un beau sabre inoffensif. Avec quelle fierté il regardait la colonne, tout en promettant à l’Europe une paix éternelle !

Il avait besoin d’aussi grandes satisfactions pour tempérer un peu ses inquiétudes financières et l’entretenir d’espérances. Mais, en dépit de l’intronisation de Louis-Philippe, le commerce ne reprenait point, le crédit ne se relevait pas. D’autres capitaux que ceux d’Eugénie avaient pris le chemin des caves et s’obstinaient à y demeurer. L’or et l’argent, ces habitants nés des cavernes, tendent toujours à se renfouir au moindre bruit. Les ateliers fermés se rouvraient lentement et ne recevaient alors même que le dixième ou le huitième de leurs ouvriers, dont le salaire tombait de quatre ou cinq francs à vingt-cinq ou trente sous par jour[4]. Des maisons de banque s’évanouissaient ou faisaient semblant, les faillites se succédaient, les protêts jonchaient la place. La banqué de France restreignait ses escomptes. On parlait de guerre ; mais la guerre, bien qu’elle soit amoureuse du fer, n’avait que faire des honnêtes ferrailles de Brafort, créées au point de vue du ménage et de la civilisation. Ainsi, parce qu’un gouvernement détesté, coupable, était renversé, la vie sociale se trouvait comme suspendue ! Quels fils secrets avait donc emporté, dans sa main débile, ce vieux roi, débris d’un passé mort ? Quoi ! l’activité de la France, délivrée et rajeunie, dépendait de cet homme au cerveau étroit, aux pas tremblants ? Ces héros populaires, brillants d’enthousiasme, de force et de jeunesse, qui viennent de briser le trône, auraient besoin pour vivre de ce vieillard ? Et cependant, lorsqu’après avoir déposé les armes et lavé les traces sanglantes du combat, il avait reprit le chemin de l’atelier… plus d’ouvrage ! Pourquoi ? — On ne sait, mais c’est ainsi. — De sorte que là, en pleine vigueur, en pleine expansion des forces et des facultés de l’être, sous le soleil splendide et sur le sol couvert de fruits et de fleurs, ils se trouvent réduits à l’impuissance et dévorés par la faim. Ils manquent de nourriture, de vêtements, d’abri. Ils savent créer ces choses ; la terre n’a point changé, sa fécondité est la même ; rien n’a été retranche de l’ensemble des richesses humaines : et cependant ces hommes ne peuvent ni se bâtir un toit, ni produire leurs aliments, ni tisser les étoffes dont ils ont besoin !

Encore une fois, d’où vient cette situation étrange ? — On répond : La confiance n’est pas rétablie, le crédit manque. C’est tout. L’ennemi est invisible et insaisissable, mais ses coups n’en sont que plus sûrs et plus mortels. Il y a des gens toutefois qui disent savoir le fin mot de l’affaire, et voici ce qu’ils révèlent : Les choses sont telles, parce qu’elles sont ainsi. Vous souffrez et mourez selon des lois régulières et sages. Il n’y a rien à faire à cela.

Lois mystérieuses, à part les simples lumières du jour et de l’esprit. Mais quel est donc le chaînon secret qui les unit à toutes les vieilles causes, ou plutôt à la cause générale de tout despotisme ? Toujours étrangères aux nobles ivresses, pour elles, la liberté n’a point de crédit, l’Égalité fait la baisse, et la Fraternité ne représente pas un sou ; un peuple fibre est un bandit qu’elles garrottent et condamnent à mourir de faim. En juillet 1830, bien qu’adoucies par une royauté nouvelle, cependant, le duc d’Orléans, jurant la Charte, ne pouvait à leurs yeux valoir Charles X la violant. Ce fut plus tard seulement, quand Louis-Philippe corrompit les âmes et trahit la liberté, que les faveurs de ces lois honnêtes lui revinrent et qu’elles le vengèrent à son tour sur ses vainqueurs. Admirable et sacré mystère que ce gouvernement occulte des choses de l’esprit par des lois irresponsables, inconnues du vulgaire, insaisissables, et qui détient de feu de l’émeute, aussi bien que les décrets des républiques ; pouvoir dont la royauté même n’est plus que l’agent et le plastron ; saint des saints dont l’obscurité fait prestige, et que Brafort, l’adorant sans le comprendre, tout écrasé de ses coups, eût encore défendu, les armes à la main.

Car Jean-Baptiste Brafort, qui ne l’avait pas mérité, fut une des victimes de cette paralysie subite infligée au corps social après toute révolution dans le sens de la liberté. Il ne put obtenir l’emprunt sur lequel il avait compté, il ne put satisfaire à ses échéances ; la faillite d’une maison de banque lui fit perdre vingt mille francs ; ses traites lui revinrent protestées ; grâce enfin d’une part à ses débiteurs, et de l’autre à ses créanciers, il se vit perdu. Son beau-père, très-gêné lui-même, ne put lui venir en aide ; puis, s’il faut tout dire, ce digne monsieur Leblanc, si fort jusque-là avec ses gouvernantes, en avait à la fin trouvé une qui vengeait les autres, le menant haut la main et rondement. Cette habile personne, après avoir protesté de sa tendresse pour Eugénie et de sa compassion pour le malheur du jeune ménage, prouva clairement à monsieur Leblanc que c’était le plus grand tort qu’il pût faire à sa fille que de se ruiner pour elle et de se mettre hors d’état de lui être utile un jour… plus tard. Brafort trouva donc nul appui de ce côté. Le dernier coup lui fut porté par monsieur Ravel, son ancien associé, que la peur des révolutions faisait fuir en province, et qui exigea tout l’échu de sa créance. Il fallut donc, après des efforts désespérés, se résigner à une liquidation que l’état général des affaires rendait exceptionnellement désastreuse, et cette liquidation accomplie, il resta d’un côté, la dot de madame Brafort, garantie par son contrat ; l’autre, une dette presque égale, et qui entraînait la faillite, si madame Brafort usait de ses droits.

Notre héros a ses faiblesses. Qui n’en a pas ?? Mais ce moment de la vie les rachète peut-être. Il nous montre aussi que toute la conduite d’un homme dépend de sa conception du juste, plus ou moins étendue, plus ou moins vraie. Si Brafort profita dans le cours de sa vie, du bénéfice de maints avantages légaux, que des consciences plus éclairées déclarent illicites, c’est qu’il ne les jugea point tels. À ses yeux d’ailleurs, admettre que le législateur pût se tromper fut toujours une hérésie. Il y a toujours, presque toujours un droit dans le fait ; mais, pour Brafort, le fait, c’était le droit même. Le fait et la loi, deux vérités consacrées l’une par l’autre, faisaient un dogme. C’est l’opinion de bien des gens ; il y en a beaucoup moins qui, dans la contradiction des faits, ayant à choisir, prononcent à leur désavantage en faveur du droit d’autrui, Brafort eut cet héroïsme. Depuis des années, il avait tourné toutes ses aspirations vers la poursuite de la fortune ; il y avait employé toutes ses forces et subordonné tous ses sentiments. À force d’en rêver, il avait déjà vécu de ses espérances ; elles lui étaient chères, comme nous le sont nos plus intimes créations, œuvres, enfants, rêves. Avec la dot de sa femme, il pouvait recommencer un nouvel établissement et, par un labeur nouveau, réédifier le plan détruit. Il ne vit qu’une chose, c’est qu’il allait manquer à ses engagements, ruiner ceux qui s’étaient fiés à sa signature ; il vit son nom sur la liste des faillis… Son désespoir fut immense. Dans ses idées sur l’honneur de la famille et la responsabilité absolue du chef, sa femme et sa fille faisaient partie de lui-même et ne pouvaient loyalement séparer leurs intérêts du sien. Obligé pourtant, par son contrat, de tenir compte des droits et de la volonté d’Eugénie, lui si fier de son rôle de maître, si jaloux de sa dignité, il se mit aux pieds de sa femme pour obtenir qu’elle abandonnât sa dot et consommât ainsi leur ruine entière.

Eugénie consentit. Elle était habituée déjà à plier sous l’ascendant de son mari ; en outre, cette humilité inaccoutumée la toucha profondément. Elle eut peur aussi d’un suicide. Brafort avait murmuré : « Je ne survivrai pas à mon honneur. »

Cette décision courageuse acheva de brouiller madame Brafort avec son père ; mais à l’union de rencontre et de convention de ces deux époux, elle donna le lien que crée toujours une commune épreuve noblement supportée. À partir de ce moment, ils s’estimèrent ; Jean-Baptiste garda toujours une profonde reconnaissance à sa femme du sacrifice qu’elle lui avait fait. S’il ne composa pas plus qu’auparavant avec l’exercice du pouvoir marital, c’est qu’un sacerdoce ne se résigne point ; mais du moins ce souvenir réprima bien des impatiences, bien des rudesses, et valut plus tard à madame Brafort la satisfaction de beaucoup de ses fantaisies.


IX

DÉFENSEUR DE L’ORDRE.

Brafort et sa femme allèrent se loger à un quatrième, rue des Ursulines, dans un petit logement composé d’une seule chambre et d’un cabinet, et Brafort se mit à chercher un emploi. Il ne leur restait pour tout bien que cinq à six mille francs. Ce n’était pas assez pour entreprendre un nouveau commerce. Il fallait une place ; on chercha des protecteurs.

Il y avait bien Maxime ; mais, depuis la révolution de Juillet, Maxime était devenu un personnage très-important et très-occupé, chef de division au ministère de l’intérieur. Brafort essaya de le voir et, n’y pouvant réussir, lui écrivit. La réponse de Maxime se fit longtemps attendre ; quand elle arriva enfin, Jean-Baptiste, qui l’ouvrit avec émotion, après l’avoir lue, en cut froid au cœur. Maxime était fort touché de la situation de ce cher Jean-Baptiste et promettait d’y songer ; puis il parlait de ses travaux, de ses soucis, de ses embarras, des difficultés de toutes sortes qu’il avait à surmonter, et il n’y avait plus que cela dans toute la lettre, courte d’ailleurs, mais qui en débordait, si bien que l’on ne pouvait s’empêcher d’être oppressé du fardeau sous lequel pliait ce jeune homme, si occupé de servir la France, de rétablir l’ordre, de sauver l’État ; il n’existait plus, il ne se connaissait plus. Il tâcherait certainement d’aller voir ses amis et de causer avec eux de ce qu’il serait possible de faire en leur faveur ; mais quand ? il ne pouvait le savoir. En attendant, il embrassait sa filleule.

— Voilà un mot plein de cœur, dit Jean-Baptiste, réagissant contre la déception instinctive qu’il avait subie.

Et il attendit. Les jours, les semaines cependant s’écoulèrent ; Maxime ne vint pas. Ce fut ensuite le tour des mois. La petite réserve diminuait sans cesse, et Brafort se désespérait.

Ce n’était pas Jacques qui aurait pu leur venir en aide. Pendant la maladie causée par sa blessure, ils avaient vécu du travail de Noelly et des secours de leur ami de Labroie. Ensuite, les imprimeries, comme toutes les autres industries, n’occupant plus que peu d’ouvriers, Jacques n’avait pas trouvé d’ouvrage. Çà et là, il gagnait une journée de terrassier ou un salaire de commissionnaire. Son frère lui conseillait de faire une pétition au gouvernement pour être employé dans un service public, en qualité de combattant de Juillet ; mais Jacques avait haussé les épaules avec un sourire amer. Le train des choses politiques l’irritait profondément. Il disait le peuple joué, trahi. Moins que jamais, les deux frères pouvaient s’entendre et ils se voyaient rarement. Que de lettres et placets sur papier ministre, avec de belles majuscules moulées, pleines de longues phrases humbles, flatteuses et pathétiques, écrivit ce bon Brafort ! Mais, s’il ne répugnait pas à solliciter, il était trop timide pour y mettre de l’insistance, et se laissait éconduire où un autre, soit par faconde, soit par importunité, se fût imposé.

Ils épuisèrent, une à une, ainsi, beaucoup d’espérances, fondées tour à tour sur la protection de tel ou tel : tantôt certaine amie de pension d’Eugénie, mariée à un fonctionnaire ; tantôt un arrière-cousin en belle position, quelque vieille connaissance depuis longtemps abandonnée, ou même quelque important, rencontré par hasard, aux hâbleries duquel on croyait par besoin de croire. L’attente anxieuse, cruelle, haletante, et de moins en moins vivifiée par l’espoir, les épuisait. Souvent Eugenie pleurait en embrassant sa fille, la petite Maximilie, qui, elle, protégée par le robuste insouci de l’enfance, croissait, fraîche et gentille au sein de ces tristesses, et dont le sourire tour à tour consolait ou rendait plus poignantes les angoisses de ses parents.

De plus en plus, cet intérieur devint triste. Aussi longtemps qu’Eugénie avait espéré de meilleurs jours, elle avait eu du courage ; mais, perdant la patience avec l’espoir, elle devenait morose, acariâtre. Avant de le lui reprocher trop vivement, il faut considérer quelle était la vie de cette jeune femme, élevée jusque-là dans une oisiveté relative. Elle avait tout à faire : le soin du ménage, celui de l’enfant, et la cuisine, et les commissions, et le raccommodage des vêtements, et même une grande part du blanchissage et du repassage : tout cela se pressant, réclamant à la fois, s’entrecoupant ou se succédant sans trêve. Rien de plus fatigant pour le corps et pour l’esprit que ce travail de tous les instants, où des combinaisons savantes pour assurer à chaque chose son ordre et son rang ne sont pas moins nécessaires qu’en des administrations plus hautes. Dans celle-ci, au rebours des autres, la besogne se trouvait de beaucoup supérieure au nombre des employés, puisqu’il n’y en avait pas d’autre qu’Eugénie ; car Brafort, élevé dans cette idée que les travaux du ménage sont œuvres serviles, réservées aux femmes, se gardait bien de toucher à rien, et restait tranquillement assis, en face de sa femme, rouge, haletante, ahurie, qui allait, venait, sans repos, frottant ou rangeant d’un bras, portant l’enfant de l’autre, courant au dehors chercher les choses nécessaires, arrivant inquiète à l’odeur d’un plat brûlé, que la dignité de Brafort lui avait interdit de surveiller ; levée dès le jour et ne se couchant qu’à minuit, les yeux rougis par les raccommodages faits à une maigre lumière, et surtout aussi par des pleurs. Oui, car Eugénie se trouvait malheureuse et, malgré ses préjugés à elle-même, voyant que son mari la laissait succomber sous le fardeau, sans la vouloir secourir, elle ne pouvait s’empêcher d’en concevoir contre lui une irritation profonde.

Que voulez-vous ? Jean-Baptiste Brafort, qui savait son histoire, voulait pouvoir dire comme François Ier : « Tout est perdu, fors l’honneur. » Et c’était pour cela qu’il sacrifiait héroïquement la santé de sa femme, inflexible et superbe dans sa dignité d’homme. Depuis le commencement du monde, la femme, en sa qualité d’être faible, doit servir l’homme ; ce n’est pas Brafort qui eût imaginé de changer cela. Il avait donc de bons motifs, et Eugénie avait tort de lui en vouloir. Le monde est plein de malentendus, et les gens de bonnes intentions, bien plus qu’on ne pense. Il faut dire que Brafort s’occupait un peu de l’enfant, non pour la soigner, mais pour l’amuser ; car il s’était rappelé Henri IV jouant au cheval. Était-ce donc sa faute, si l’histoire ne nous donne que des rois à imiter.

C’est pour cette même raison qu’il ne fallait pas que le mécontentement d’Eugénie se traduisit en paroles trop vives, ou en marques d’humeur trop évidentes ; car Brafort, s’inspirant en ces moments-là de l’orgueil de la toute-puissance dont Louis XIV est l’expression la plus achevée, châtiait par des ordres nouveaux l’esclave révoltée :

— Apporte-moi mes pantoufles ! disait-il d’un ton bref et d’un front olympien. Ou encore : — Mes souliers ne sont pas assez luisants. Recommence !

Frémissante d’indignation, Eugénie était sur le point de résister ; mais, le sachant capable d’aller jusqu’à des brutalités plus grandes encore, elle obéissait en le détestant. Elle éprouvait même en de tels moments un désir ardent de se venger, sans imaginer pourtant aucun moyen. Elle sentait seulement, d’une manière instinctive et sans la formuler nettement, cette vérité, que tout esclave a le droit de tromper son maître.

Comme au fond cependant elle était bonne âme, assez oublieuse et facilement vacillante, elle se disait à d’autres heures qu’après tout, son mari ne s’enivrait point, dépensait peu au dehors, enfin qu’il y avait des femmes plus malheureuses qu’elle. Ces réflexions, l’amour commun de l’enfant et la nécessité, maintenaient leur communauté dans un état à peu près supportable d’hostilité contenue ou de paix armée. Plus que jamais cependant, ils sentaient l’insuffisance du lien qui les unissait, et les douleurs d’un divorce réel dans une apparente union. L’amour conjugal et le bonheur du foyer sont plus nécessaires aux pauvres qu’aux riches ceux-là n’ont pas même la consolation de pouvoir se fuir, et l’étroitesse de leur vie ne leur épargne aucune occasion d’ajouter à toutes leurs peines l’irritation d’incessants conflits.

À force de fatigues et d’ennuis, Eugénie tomba malade. Comme on ne pouvait prendre de domestique, il fallut bien pourtant que Brafort mit la main aux choses du ménage et s’occupât de l’enfant. Il le fit donc, mais avec quelle gaucherie ! si grande en vérité qu’on ne pouvait s’empêcher de la soupçonner d’être volontaire. Eugénie même, — ce n’est jamais de la part des siens qu’il faut attendre de l’indulgence, — Eugénie semblait n’avoir aucun doute à cet égard. Il ne savait rien, il ne voyait rien, pas même ce qui lui crevait les yeux, et il disait tout le temps :

— Est-ce que je fais attention à ces choses-là, moi ? Est-ce que je sais à quoi ça sert ? Ça ne me connait pas. Ce sont tes affaires.

En déshabillant Maximilie, noua-t-il exprès les galons ? Toujours est-il que pour les trancher, il alla chercher son sabre, ce qui fit pousser à la petite des hurlements de terreur. Aux plaintes et aux gémissements de la malade, il répondit :

— Suis-je fait pour déshabiller des marmots ?

Si nous ne cherchons pas, comme on voit, à dissimuler les imperfections de notre héros, nous rappellerons du moins à ce propos que les plus grands caractères ont leurs faiblesses, et que peut-être, en cherchant bien, en trouverait-on de pareilles chez de beaux esprits.

Malgré tout, pendant cette période d’inaction forcée, Brafort passant de longues heures dans son intérieur, grâce à l’exemple d’Henri IV, la nature agit sur Brafort ; et la petite Maximilie, si mal accueillie à sa naissance, eut bientôt pris le cœur de son père. Elle était, il est vrai, profondément ignorante de son crime lorsqu’elle adressait à son père son sourire naïf, ou sollicitait de monter sur ses genoux, ou prenait la main pour essayer des pas chancelants. Elle lui ressemblait, disait-on, et il ne pouvait s’empêcher d’être flatté de sa grâce et de son intelligence. Il en vint, sans vouloir l’avouer, à raffoler d’elle, et la petite Maximilie, formant déjà le dessin pervers de ne point se conformer à sa destinée de femme, prit le commandement de son père et de la maison. Il ne fallait pas toutefois que Brafort s’en aperçut, car alors, au nom des principes, il lui donnait le fouet sans miséricorde.

Pendant tout l’hiver de 1830 à 1831, la vie de Brafort se passa à chercher des protecteurs, à rédiger des suppliques et à les porter lui-même, à promener sa fille et à regarder par la fenêtre. Il n’en était pas plus heureux ; et tandis que l’excès de travail écrasait et désespérait Eugénie, son oisiveté, à lui, le rongeait. Il eut, pour le distraire un peu, une haine :

En face de sa fenêtre, de l’autre côté de la rue, se trouvait une autre fenêtre, de mansarde également, ornée, les jours où il faisait beau, d’un rosier et d’une tête blonde de petit garçon, auxquels venait se joindre, de temps en temps, une figure de femme, aux traits purs et agréables, mais empreints de mélancolie.

Il sembla tout de à Brafort que cette figure ne lui était pas inconnue, et, à force de chercher, il se rappela : c’était dans les réunions saint-simoniennes, aux dernières séances qu’il avait suivies, — les dernières, bien assurément, car il avait été vivement choqué de voir des femmes à ces réunions, et plus encore d’y entendre proclamer la doctrine insensée de leur émancipation. C’était à dater de ce moment qu’il n’avait plus douté que le saint-simonisme ne fût une utopie folle et méprisable, — Oui ! oui ! c’était elle ! c’était bien elle ! Ah ! ah ! elle n’était pas fortunée, paraissait-il, bien qu’une femme de cette sorte dût avoir des ressources… Hum… L’enfant, on le voyait bien, mais le mari ?

Ses préventions ainsi éveillées, Brafort se livra aux suppositions les plus désobligeantes à l’égard de ses voisins, dont il observait les faits et gestes avec la curiosité d’un désœuvré. Ces suppositions naturellement, ou il les gardait dans sa barbe ou elles n’allaient qu’à l’oreille d’Eugénie, et la fenêtre d’en face n’en entendait rien ; cependant, à côté du langage qui frappe l’oreille, il en est un autre moins précis, mais plus subtil, qui frappe le regard ; en sorte que l’enfant ne fut pas longtemps à sentir que cet homme qu’il voyait là journellement l’observer d’une mine renfrognée, d’une moue dédaigneuse et d’un regard méprisant, lui était ennemi. La bienveillance n’attire pas toujours la bienveillance ; mais il est sans exemple dans l’humaine espèce, que l’hostilité ne se soit point empressée de répondre à l’hostilité. Un jour donc le blondin, se trouvant à sa fenêtre en face de Brafort, d’un mouvement spontané, en le regardant, lui tira la longue.

Il est difficile de peindre l’indignation que ressentit Brafort d’un pareil outrage. Un bambin ! oser se permettre ! à son égard, à lui, Jean-Baptiste Brafort, ancien négociant, garde national et père de famille ! Il montra le poing à l’enfant d’un air furibond et avec des yeux flamboyants de colère. Si c’eût été dans la rue, le petit bonhomme eût assurément détalé ; mais à cinquante pieds du pavé, à travers l’espace, la colère impuissante de son voisin lui parut grotesque et le fit éclater de rire. Bien plus, il fit les cornes à Brafort. Celui-ci n’y put tenir, ferma la fenêtre avec violence, et descendit quatre à quatre les escaliers.

Où allait ? Se plaindre à la mère, au concierge, au commissaire ? que sais-je ? Il était furieux et par conséquent insensé. Il ne se plaignit toutefois qu’à la concierge et apprit d’elle le nom des objets de sa haine : Madame Dériblac et son fils Georges.

— Une dame bien comme il faut, quoiqu’elle ne soit pas riche, dit la bonne femme qui, en matière de consolation pour Brafort, ajouta :

— Voyez-vous, les enfants, ça aime à rire. Faut pas y faire attention.

Peut-être les lecteurs d’aujourd’hui s’étonneront-il de rencontrer dans une loge une telle douceur de principes ; il faut dire, qu’en 1831 régnaient encore, dans la rue des Ursulines, certaines mœurs patriarcales, et que l’on pouvait y élever des enfants et même y avoir un chien.

Un peu déconcerté, Brafort remonta chez lui et se contenta, comme il va de soi, de faire peser sur les siens la colère qui l’étouffait. Mais ce fut le point de départ d’une guerre furieuse, acharnée, quoique sourde, entre lui et le petit Georges. Elle tourna tout au désavantage de Brafort et à la distraction de l’enfant qui, avec la légèreté de son âge, y mettait bien plus de gaieté que de malice, et dont la dignité resta neutre, tandis que celle de Brafort indignée, exaspérée, lui fit ressentir toutes les fureurs et toutes les tortures de l’amour-propre blessé,

Le voisinage de Georges lui devint un supplice. Il en vint à ne plus se mettre à la fenêtre sans un battement de cœur, de crainte d’une grimace ou d’un pied de nez, ne pouvant prendre son parti de n’avoir pas le plus haut et le dernier mot avec ce misérable petit drôle, comme il disait. Dédain affecté, car Brafort avait bien réellement accepté ce petit drôle pour adversaire, par conséquent pour et tous les coups de son ennemi lui portaient au cœur. Pour pouvoir humer l’air en paix, il épia les sorties de Georges. Bien volontiers, serait-il descendu à sa suite pour le « calotter, » mais il craignait de se compromettre.

Ne pouvant « calotter » l’enfant, Brafort imagina d’insulter la mère. Il affecta de la regarder insolemment, fit sa toilette à la fenêtre, plaça, en regard du joli rosier, des vases qui n’étaient rien moins que des vases de fleurs. Madame Dériblac vit cela sans doute, mais elle ne le vit qu’une fois ; son regard, fixé. — toujours avec la même expression mélancolique, tantôt en bas dans la rue, tantôt sur le ciel ou les arbres d’un jardin voisin, — ne rencontra plus Brafort ni l’inconvenante fenêtre. Un jour qu’elle surprit Georges clouant au volet la caricature gigantesque de Brafort, ornée d’oreilles d’âne, elle gronda l’enfant et lui fit retirer le fusain. Cela n’empêchait pas Brafort de déclarer qu’on pareil enfant, élevé par une pareille femme, ne pouvait être qu’un petit serpent qu’il eût fallu écraser dans l’œuf.

Un jour que Brafort se promenait dans la grande allée de l’Observatoire, sous les marronniers dont la majesté tranquille était loin, — alors que l’éclat de rire de Strasbourg n’avait pas encore retenti, — de prévoir les dévastations impériales, il s’aperçut que la tête d’un des petits marronniers plantés le long de la pépinière s’agitait d’une façon insolite, comme si, dans un accès de générosité, le jeune arbre avait voulu se dépouiller de ses fruits, pour en gratifier cinq ou six petites têtes blondes ou brunettes qui, rangées autour de l’arbre, fondaient, avec des cris de joie, sur chaque beau marron tombant sur le sol.

Brafort, connaissant l’axiome : Pas d’effet sans cause, devina aisément, au milieu de l’arbre, un perturbateur de l’ordre public, et s’approcha. Effectivement, dès qu’il fut au pied du marronnier, deux jambes minces, vêtues de bas chinés, et surmontées d’un pantalon court, lui apparurent. C’était évidemment un de ces bandits qui vivent dans l’ignorance préméditée du code, des règlements, des clôtures et des actes notariés, et s’imaginent volontiers que les marrons, tous les marrons de la terre, sont en ce monde pour le seul bonheur des enfants. Prétention impertinente et que Brafort ne pouvait souffrir, lui qui estimait qu’un enfant ne doit avoir absolument aucun avis personnel, et que son rôle unique est d’accepter et mettre en pratique les sages leçons que lui inculquent les auteurs de ses jours. Il leva donc la tête vers le délinquant et, d’une voix terrible :

— Veux-tu te dépêcher de descendre, petit polisson !

— Est-ce que ça vous regarde, vous ? répondit une petite voix au timbre clair et railleur. Allons, vous autres, dépêchez-vous, il est temps !

Et l’arbre reçut une secousse nouvelle qui donna lieu à une pluie nouvelle de marrons ; après quoi, l’auteur de cette infraction pendable à la police des jardins entoura de ses jambes le tronc du marronnier, et serait arrivé par terre en moins d’une demi-minute, si une rude et large main ne l’eût retenu au milieu de cette descente. Brafort et son prisonnier s’envisagèrent. Dieux justes ! c’était le bandit, l’ennemi de la fenêtre, Georges Dériblac ? Brafort en eut un tel saisissement à la fois de joie et de rage, qu’il faillit le lâcher.

— Tiens ! c’est lui ! s’écria l’enfant, conservant dans cette position critique son audace et son ton railleur. C’t’aventure ! Mon bon, j’n’avais jamais ta balle de si près. Tu n’es pas beau ! Ah ça ! tu vas me lâcher, dis donc, ajouta-t-il d’un air menaçant et en lançant à Brafort un coup de poing qui, pour être donné par un bras de sept ou huit ans, n’en eut pas moins été rude.

Mais Brafort l’esquiva et, maintenant d’une seule main les deux jambes de son captif, il lui saisit de l’autre une oreille. Son cœur bondissait de joie, il triomphait enfin.

L’humanité, tout le prouve, en général du moins, ne naît pas héroïque. En face de ce conflit, la petite troupe amie des marrons avait fui, laissant son brave chef aux mains d’un géant. Une ou deux petites filles seulement, bien avisées, avaient couru avertir la mère de Georges du péril où était son fils, et juste au moment où Brafort saisissait l’oreille du petit garçon qui, se voyant hors d’état de résister, appelait à l’aide une femme vêtue de noir, imposante, et pâle d’indignation, se dressait en tiers dans ce débat et s’écriait :

— Laissez mon enfant, ne le touchez pas !

Ces mots étaient prononcés d’une intonation puissante, si puissante qu’elle détendit les muscles de Brafort, comme eut pu le faire la main d’un hercule ; Georges sentant la serre de son ennemi se relâcher, se dégagea entièrement et sauta par terre. Ils se trouvérent donc tous trois en présence : le petit garçon irrité de sa défaite, la mère indignée, et Brafort déconcerté un instant, mais qui venait de reprendre toute sa morgue et tout son aplomb. Aussi, quand madame Dériblac lui demanda de quel droit il portait la main sur son fils, répondit-il d’un ton superbe :

— Du droit, madame, de tout ami de l’ordre public, et qui entend le défendre contre les polissons et dévastateurs ! Votre fils est un garçon fort mal élevé…

— Serait-ce pour cela, monsieur, que vous croiriez devoir lui donner des leçons de brutalité et d’impertinence ? Ni l’éducation que reçoit mon fils, ni les escapades qu’il peut commettre, ne vous concernent en quoi que ce soit. Vous n’êtes pas gardien du Luxembourg.

Les promeneurs s’amassaient autour d’eux. Cette femme, l’insolente créature ! ne semblait-elle pas avoir sur Brafort l’avantage des manières, du raisonnement et de la parole ? Il en devint cramoisi, jusqu’aux cheveux, et s’écria qu’il était citoyen, que l’ordre le concernait, et qu’il saurait mettre à la raison les femmes effrontées aussi bien que les gamins. Quelques voix murmurèrent. Madame Dériblac reprit :

— Comme vous n’êtes pas le gardien, vous n’avez à jouer ici d’autre rôle que celui d’insulteur et de dénonciateur. À votre aise ! ajouta-t-elle avec un geste de mépris, et, emmenant son enfant, elle tourna le dos à Brafort.

Quelques assistants dirent qu’elle avait tort, qu’elle aurait dû gronder son enfant ; d’autres blâmèrent Brafort, et lui, furieux, outré de se voir tenir tête par une femme, et quelle femme ! une rêveuse d’émancipation, oublieuse de la modestie de son sexe, s’emporta jusqu’à la suivre en continuant de déblatérer contre elle, et en assurant qu’elle ne ferait jamais de son fils qu’un mauvais sujet. Madame Dériblac ne retourna point la tête ; mais Georges, moins patient, ou plutôt moins dédaigneux, d’un air de conviction profonde et l’insulte amère, lança l’épithète vieux sot !

Brafort avait une canne à la main. Il la leva et faillit courir sur l’enfant ; mais une voix se fit entendre près de lui :

— Modérez-vous ! monsieur, modérez-vous ! Le bon droit ne suffit plus au temps où nous sommes. Ah ! si c’était encore sous le grand Napoléon ! Les pékins n’avaient pas alors la parole si haut, et surtout pareille espèce. Je vous aurais envoyé ça coucher en prison.

Celui qui parlait ainsi était un vieillard mince et raide, enveloppé d’une longue redingote, cravaté d’un haut col, et portant le ruban rouge à la boutonnière.

— Oui, reprit-il, voici les mœurs de la jeunesse actuelle ! Ah ! ah ! ah !…

— Monsieur, répliqua Brafort en le saluant, c’est une véritable honte. Si j’étais le gouvernement, j’ôterais à cette femme l’éducation de son fils dans les vingt-quatre heures. Est-ce qu’une femme d’ailleurs peut élever un garçon ? Ah ! monsieur, il y a bien des lois à faire pour que tout soit à sa place dans la société.

— Monsieur, j’ai eu l’honneur de servir sous le grand Napoléon. Je suis colonel. (Brafort salua de nouveau). Ah ! j’en ai taloché dans le temps de la marmaille, et il n’eut pas fallu que les mères vinssent me chanter la moindre raison là-dessus. La jeunesse doit être menée militairement, oui, monsieur ; et il n’y a pas d’autre moyen d’avoir des citoyens bien disciplines.

— Monsieur, c’est précisément ce que j’ai toujours pensé. Vous me comblez de joie d’entrer ainsi dans mes sentiments. Oui, la jeunesse doit être élevé dans le respect de tout et surtout de l’âge. Un enfant qui se permet de répliquer à un homme, devrait être fouetté en pleine rue ; et une femme, capable comme celle-ci de tenir tête à un homme en public, je vous l’enverrais à Saint-Lazare sans hésiter. Quand j’étais petit, et bien que je fusse raisonnable, mon père, qui m’aimait beaucoup, me donnait le fouet pour un oui ou pour un non. Je lui on sais gré ; car c’est ainsi qu’on forme les enfants à l’obéissance, tandis que maintenant un morveux croit avoir des droits et se mêle de raisonner. Où allons-nous ?

— Nous allons à l’abîme ! dit le vieillard d’une voix caverneuse. Du temps de l’antiquité, c’étaient les vieillards qui régnaient dans les conseils. À présent, l’on peut être député à trente ans, et ce sont les avocats qui nous mènent.

Ils continuèrent ainsi pendant une grande heure et se quittèrent enchantés l’un de l’autre : Le lendemain, ils se retrouvèrent et prirent l’habitude de se rencontrer. De communs souvenirs militaires et la conformité de leurs idées : les lièrent d’une amitié quelque peu hautaine et protectrice de la part du vieux colonel, respectueuse du côté de Brafort. Celui-ci trouvait bien que le colonel allait un peu loin en considérant les hommes de trente ans comme des échappés de nourrice ; il ne partageait pas non plus le mépris du vieux militaire pour le monarchie bourgeoise ; mais le rang et l’âge de son interlocuteur lui inspiraient trop de déférence pour qu’il osât le contredire. Cette déférence gagna promptement le cœur du colonel, qui avait besoin d’un auditeur bénévole ; il fut bientôt au courant des affaires de Brafort, et, désireux tout ensemble de lui être utile et de lui prouver ses hautes relations, il obtint pour lui près du ministre de la guerre une chaude recommandation.

Le récit de cette entrevue de Brafort avec le ministre nous a été fait vingt fois.

Son Excellence était un homme de petite taille (Brafort, qui n’avait jamais vu le ministre, en fut étonné) ; mais il avait un grand air assurément. Il était enveloppé d’une robe de chambre à ramages, chaussé de pantoufles brodées… Il se balançait dans son fauteuil et tournait entre ses doigts un couteau à papier. Son front était chauve, ses cheveux grisonnants, etc, etc. Se tournant vers Brafort, qui le saluait jusqu’à terre, il se prit à sourire et dit :

— Eh bien, monsieur, que me voulez-vous ?

Brafort était fort ému de se trouver en présence d’un si grand homme ; il avouait s’être embrouillé dans une phrase, qu’il avait pourtant soigneusement préparée, où il parlait des rigueurs de la fortune, de tout bien perdu fors l’honneur, et du désir qu’il éprouvait de se vouer désormais au service d’un gouvernement tutélaire qui…

Le ministre, heureusement, dut s’apercevoir assez peu de cet embarras ; car, ayant pris les lettres et certificats que Brafort lui apportait, il se mit à les parcourir sans écouter. Ensuite il arrêta sur le solliciteur un regard… perçant, le regard enfin d’un homme supérieur, et dit :

— C’est bien, monsieur ; vous êtes un ancien soldat, un homme d’ordre, Que désirez-vous ?

— Être utile au gouvernement dont vous êtes, monseigneur, une des lumières et…

Brafort s’arrêta interdit en voyant le ministre hausser les épaules.

— Je demande de quoi vous êtes capable ?

Brafort mit en avant ses études classiques ; mais le ministre l’interrompit de nouveau :

— Nous regorgeons d’employés. Vous avez fait la guerre d’Espagne ?

— Oui, monseigneur.

— Une des erreurs du gouvernement déchu.

— Ah ! monseigneur ! Ce n’est pas moi… J’en avais le pressentiment.

Le ministre sourit :

— J’en suis persuadé mais votre devoir était d’obéir. Eh bien, monsieur, l’on verra à vous employer. Le roi a besoin de serviteurs énergiques et dévoués. Déjà de nouvelles factions s’agitent, Or, vous le savez, l’ordre est la condition suprême de l’existence des sociétés. Le devoir du gouvernement est donc de réprimer les mouvements subversifs et les aspirations insensées. Il compte pour l’aider dans cette noble entreprise sur le concours de tous les hommes sérieux et honnêtes, qui sentent les dangers de la licence et qui veulent la prospérité de l’État et des affaires dans la paix.

Ce petit discours débité, Son Excellence fit un geste qui indiquait la fin de l’audience. Profondément, ému de la confiance que lui témoignait un aussi grand personnage, Brafort protesta de son dévouement et de sa reconnaissance. Puis il sortit à reculons, butta contre la porte, et se perdit dans les corridors. Enfin il trouva la cour, la traversa presque sans toucher terre, et arriva chez lui encore tout étourdi.

— Eh bien ? demanda Eugénie, saisie d’espérance, en le voyant se jeter sur une chaise, de l’air d’un homme à qui il vient d’arriver de grandes choses.

— Il y a que… je vais être nommé… je ne sais quoi…

— Comment ?

— Non, je ne sais le ministre ne m’a pas dit, mais certainement à un poste honorable, et peut-être important. Le gouvernement a besoin de moi ! Son Excellence a daigné me faire des confidences… Suffit ! cela ne regarde que lui et moi. Il a vu qui j’étais. Je lui ai dit qu’il pouvait compter sur moi. J’étais chaudement recommandé, tout va bien !

Il exaltait de joie, et pendant huit jours se creusa la tête pour deviner à quel poste la confiance du ministre l’appellerait. Brafort fit comme nous faisons tous en pareil cas : de suppositions en suppositions, il extravagua. Pourquoi pas surveillant de quelque fort, de quelque place d’armes, où comptable de quelque administration, où intendant d’un château royal ? Après avoir bâti nombre de châteaux en Espagne, les deux époux firent plus réellement des emplettes dont ils s’étaient privés jusque-là, Maximilie eut une belle poupée, apportée par son père, et à propos de laquelle Eugénie ne gronda que pour la forme. Enfin arriva une lettre au cachet ministériel, Brafort l’ouvrit en tremblant, lut, pâlit, se frotta les yeux et laissa tomber ses mains sur ses genoux, tandis que la lettre glissait par terre. Eugénie la ramassa, mais il la lui arracha des mains ; la mit dans sa poche, et se mit à se promener de long en large, les moins derrière le dos, abîmé dans de majestueuses réflexions, observé d’un œil inquiet par sa femme. Elle sut enfin la vérité ; ni administration, ni château royal ; Brafort était nommé maréchal des logis : dans la garde municipale, aux appointements de mille quatre cents francs pur an.

Quelques jours auparavant, saisis de craintes en présence de la faible somme qui leur restait, ils eussent accepté cela comme un secours ; mais après le rêve qu’ils avaient fait, le réveil fut dur. Toutefois Brafort, que le colonel d’ailleurs sermonna, prit le parti d’accepter.

— Après tout, dit-il à Eugénie, c’est une pluss fonction que tu ne crois. On défend la société ; on assure l’ordre. Le ministre me connaît, je suis instruit ; j’aurai de l’avancement.

— C’est bien la peine d’avoir appris le latin, dit Eugénie.

— Sois tranquille. Le latin, il est vrai, ne sert à rien par lui-même ; mais il sert à montrer qu’on a fait ses classes, et ça ne me nuira pas. Et pourquoi ne pourrais-je pas arriver à être colonel, moi aussi ? Je ne demande qu’à me distinguer ; le gouvernement saura bien vite qu’il peut compter sur moi. Enfin, le ministre désir que j’accepte, je l’ai bien vu, et c’est ce qui, me décide.

Au nombre des obligations de Brafort, était celle d’habiter la caserne, rue Mouffetard. Et malheureusement comme il n’y avait, en ce moment aucun logement de famille vacant, il devait rester séparé, pendant quelque temps, de sa femme et de sa fille. Ce fut ce qui le chagrina davantage. Ses idées sur les femmes et le mariage lui faisaient craindre vivement les conséquences d’une telle séparation. Il était bien entendu que madame Brafort ne pouvait être que la vertu même ; mais… quand on a lu tous les contes grivois dont la littérature française est enrichie, et qu’on a trompé soi-même un ou deux maris, il est difficile en pareil cas de ne point connaître l’inquiétude, surtout quand l’amour conjugal ne s’affirme guère que par la contradiction. Que faire cependant quand l’avenir prochain se montre sous la forme d’une bourse vide et de besoins nombreux ?

Malgré tout cela, quand Brafort eut pris son parti, il ne laissa pas de trouver de grands charmes dans sa fonction. Un bel uniforme ! un grand sabre ! et gardien de l’ordre ! et quelques hommes à commander ! Au fond, sauf la modicité des appointements, c’était tout à fait sa vocation, et il se sentit relevé de cent coudées. Maintenant il pouvait tirer impunément l’oreille du petit Georges s’il le rencontrait, et traiter de haut les gens : il représentait l’autorité !

Il devint superbe de majesté, magnifique, immense. Partout où son service le plaça, que ce fût au théâtre, dans la rue, dans les bals officiels, ou bien dans le plus haut exercice de ses fonctions, c’est-à-dire empoignant un coupable, il ajouta, par sa belle tenue, soit à la solennité de la fête ou du monument, soit au prestige de la justice. Il trouva dans l’accomplissement de ses devoirs des joies profondes. Le commandement et l’obéissance étant pour lui les deux faces corrélatives de l’ordre social, entre ses supérieurs qu’il servait aveuglément, dont il méritait la faveur et obtenait les éloges, et le troupeau vulgaire des individualités sans mandat qu’il régentait, ses satisfactions étaient complètes, sa vie était pleine. En toute occasion où il avait à déployer son autorité, il en savourait le plaisir au fond et à la surface, d’ensemble et jusque dans les plus minces détails. Toujours solennel, parfois terrible, il savait cependant être bon, à la manière des grands, avec générosité, de haut, daignant se courber ; il permettait débonnairement à Maximilie de toucher la poignée de son grand sabre, et lui disait d’une grosse voix, en Bouriant dans sa barbe :

— C’est pour punir les méchants !

Implacable en effet envers les malfaiteurs (tout prévenu en était un à ses yeux), le front de Brafort, son air, toute son attitude, reproduisait pour eux, en caractères différents, l’inscription que met Dante à la porte de l’enfer. C’est qu’il sentait toute l’importance de son rôle. Ne procédait-il pas dans l’ordre céleste, de Némésis et de Jehovah, comme, dans l’ordre terrestre, du pouvoir royal ? Comme il n’y a point deux natures dans l’humanité, pour que des hommes soient investis du droit d’en conduire d’autres, il leur faut en effet une grâce surnaturelle, cette délégation divine dont les lettres et patentes se retrouvent à l’origine de toutes les sociétés. Or, à quelque degré que cette délégation soit transmise, elle sépare toujours profondément l’être élu de celui qu’il est appelé à conduire ; et c’est ce qui explique bien naturellement ces façons hautaines et ces procédés sommaires dont nous avons en ce siècle assez peu de bon sens pour nous fâcher, Brafort se respectait donc profondément. À l’égard de toute personne du vulgaire, il était rogue jusque dans ses politesses, et, lorsqu’il voulait être tout à fait aimable, il se montrait paternel. En revanche, auprès de ses chefs et de tout membre de l’autorité, il était humble, respectueux, obséquieux même, et cependant sans bassesse, parce qu’il agissait ainsi par conviction, non par intérêt.

Son zèle n’était point affecté, mais ardent et infatigable ; il était vraiment propre à de grandes choses, et il eût pu tout aussi bien occuper de hauts emplois, qui n’eussent exigé que les saines traditions et de l’énergie. Surveillant, empoignant, soutenant partout de son mieux l’ordre et le gouvernement, il lui arriva même, si on doit l’en croire, de dépister un complot, découverte qui eût dû faire sa fortune, mais dont tout l’honneur et les bénéfices, jusqu’à son dernier jour, il s’en plaignit amèrement, — lui furent arrachés par ses supérieurs.

Ses satisfactions restèrent donc purement morales, toutes de conscience, et, bien qu’elles le rendissent heureux, il n’en éprouvait pas moins le vif regret de penser que Maximilie n’aurait pas de dot, le traitement de garde municipal ne se prêtant nullement aux économies. Eugénie ne s’en tourmentait pas moins, et d’ailleurs ne pouvait se résigner à cette vie de travail sans trêve et de privations. Elle prit un grand parti, qu’elle roulait en elle-même depuis longtemps : c’était d’aller voir Maxime.

L’abandon de celui-ci avait été pour Brafort une vive douleur, et il avait toujours refusé de s’adresser à lui de nouveau, malgré les incitations de sa femme ; car il ne pouvait consentir à arracher par importunité ce qu’il eût voulu ne devoir qu’à l’affection. S’il est une âme humaine qui n’eût jamais une délicatesse, c’est que jamais elle n’aime.

Pour Eugénie, elle n’avait pas les mêmes motifs, et elle en avait d’autres pour conserver de Maxime un très-agréable souvenir. Ce beau jeune homme, si élégant, si séduisant et si distingué, avait bien voulu s’apercevoir qu’elle avait vingt ans, un jolie figure et de la tristesse ; et il l’avait témoigné par des attentions, des regards, des riens… mais qui avaient profondément touché la jeune femme, si peu habituée à des égards délicats. Aussi ne pouvait-elle se résoudre à condamner Maxime, ni renoncer à ce rêve qu’elle avait fait de lui devoir leur salut et l’avenir de Maximilie.

Un jour donc du printemps de 1832, elle mit une robe de soie et un châle de crêpe de Chine, restes de ses anciens atours, se coiffa d’un chapeau frais et coquet, économisé depuis deux mois sur les achats du ménage, confia sa fille à une voisine, prit l’omnibus, descendit aux abords de la rue Saint-Honoré, où habitait Maxime, et se dirigea d’un pas fébrile vers la demeure du jeune chef de division, qu’elle s’était fait indiquer exactement.

Il était environ midi ; mais madame Brafort pensait bien que c’était l’heure la plus favorable pour trouver chez lui un homme du monde. Elle avait tout prévu, et portait dans sa bourse le reste de ses économies secrètes, une pièce de dix francs, qu’elle remit au valet de chambre, en le priant d’une voix tremblante d’annoncer à son maître qu’une dame désirait beaucoup lui parler.

Ce que femme veut, Dieu le veut, proverbe assez vrai, parce que la volonté d’une femme, ayant à renverser plus d’obstacles, n’arrive au grand jour de l’acte, que déjà fortement trempée par la résistance ou naturellement pourvue d’une robuste constitution.

— Une jeune femme, monsieur, dit le valet ; elle est jolie et paraît émue. Ce n’est aucune des femmes que voit monsieur.

— Bon, une solliciteuse, dit Maxime en haussant les épaules. Cependant, comme les solliciteuses excitaient son intérêt ou sa curiosité beaucoup plus que les solliciteurs, il fit prier l’inconnue de l’attendre et acheva de s’habiller.

Pendant ce temps, Eugénie cherchait à se remettre et cherchait les phrases qu’elle allait dire. C’était la première fois qu’elle osait agir par elle-même et se présenter seule, et puis Maxime l’avait toujours fort intimidée. Les élégances du petit parloir où elle se trouvait étaient loin de la rassurer, et la pénétrait d’une crainte respectueuse ; son éducation et son caractère la rendait très-propre à subir ce prestige qu’a le luxe des grands pour la multitude, et elle s’avouait avec découragement qu’il était bien simple qu’un homme de tant de valeur et qui possédait de si belles choses, eût oublié les humble Brafort.

En voyant entrer Maxime, plus majestueux qu’auparavant, et aussi beau garçon que jamais, Eugénie se leva, toute rougissante, et ne put trouver un mot. Au premier abord, Maxime ne l’avait pas reconnue ; mais, au second coup d’œil, il fit une exclamation :

— Et quoi ! c’est vous, chère madame !

Et il lui prit les mains et les serra dans les siennes.

— Et ce cher Brafort ? et ma filleule ? Ah ! quel coupable je suis ! si vous saviez !…

Cependant, tout en s’avouant coupable avec autant d’aisance que s’il ne l’eût pas été, il s’assit près d’Eugénie, sur la causeuse, et, en lui parlant un peu du bout des lèvres, il attachait sur elle un regard qui, pour être investigateur, n’en était pas moins caressant. Toutes les femmes lui inspirait tant d’intérêt ! Et puis il trouvait madame Brafort considérablement embellie. En effet, bien qu’elle eût conservé l’éclat de vie et l’admirable fraîcheur de ses vingt ans, le chagrin l’avait idéalisée et palie ; sa taille, assouplie par le travail, s’était à la fois dégagée des lourdeurs de la maternité et des empâtements. de l’oisiveté bourgeoise. Enfin la petite pensionnaire, mal déniaisée par le mariage, avait acquis ce charme indéfinissable que donne l’épreuve, et qui fait l’être complet, parce qu’il a compris et souffert ; une sensitivité vibrante, une grâce rêveuse, donnaient aux lignes de son corps je ne sais quelle volupté, à ses yeux plus de feux, en même temps que plus de langueur, à son teint plus de transparences et des colorations plus changeantes. Dans la jeunesse, la souffrance même a sa floraison.

Les hommes qui aiment les femmes ont pour elles un grand prestige : c’est l’impression même qu’ils éprouvent et qu’elles sentent sincère, — qui l’est en effet tant qu’elle dure. Sous le regard de Maxime, après en avoir saisi le sens, Eugénie baissait les yeux, plus troublée que jamais, confuse, mais par-dessus tout heureuse ; car elle ne désirait rien aussi vivement que de paraître aimable aux yeux d’un tel juge. Elle n’avait encore pu lui répondre que par des paroles entrecoupées.

— Que vous êtes bonne, chère madame, de ne pas m’avoir oublié ! Comment puis-je vous expliquer… Hélas ! je ne m’appartiens plus… les affaires publiques… Et pourtant je songeais souvent à vous. Mais vous ne me croirez pas… me croirez-vous ?…

Il reprit sa main et attacha sur elle son regard fascinateur. Elle balbutia qu’elle serait heureuse de le croire, que son mari…

— Ah ! ce cher Brafort. Eh bien, qu’est-il devenu ? Que fait-il ? Je ne le vois plus. Il a sans doute une occupation ?

— Depuis cinq mois, il est garde municipal, répondit Eugénie.

Maxime fit un soubressaut.

— Garde municipal ! quelle idée ! Mais c’est impossible ! Quoi vous en étiez réduits à… Ah ! mais il fallait venir me trouver plus tôt, mais cela n’a pas le sens commun !

— Mon mari vous avait écrit…

— Sans doute, mais qu’est-ce qu’une lettre ? On revient à la charge, on parle soi-même, on dit ce qui en est. Moi, ne le voyant pas, j’ai dû croire qu’il était casé. Ainsi vous pensiez… Mais, en vérité, on ne se conduit pas ainsi avec ses amis. C’est tout bonnement absurde !

Évidemment, ce sont eux qui avaient eu tort. Eugénie le sentit et baissa la tête.

— Non, vraiment Brafort… je ne lui pardonnerai jamais cela ; car vous avez souffert de sa susceptibilité, de sa folie, chère madame. Vous avez pâli, vous êtes devenue… cent fois plus charmante ! vrai ! Mais on voit en vous non pas les traces, oh ! non, l’impression de la fatigue ; ces doux yeux ont versé des larmes ! Oh ! mais je suis indigné !…

Il se pencha sur la main de madame Brafort et la baisa, puis il releva sur elle des regards si doux !…

C’est à elle qu’il parlait ainsi, lui, ce charmeur, ce héros d’élégance et d’esprit, monsieur Maxime, à elle comme à une femme aimée, en vérité ! Eugénie se vit incapable de cacher son trouble ; elle balbutia, rougit en s’entendant balbutier, pâlit en se sentant rougir, et se tut, presque suffoquée.

— Vous du moins, reprit-il, vous avez eu confiance en moi ; vous êtes venue ! Oh ! merci, merci ! chère… madame !

De nouveau, il couvrit de ses baisers la main de la jeune femme. Celle-ci, folle d’un tel rêve, éperdue tout à la fois de joie, d’orgueil, de remords, voulut se lever et, doucement retenue par lui, fondit en larmes en s’écriant :

— C’est pour Maximilie que je suis venue !

Maxime se retira d’un pouce.

— Ah ! oui, dit-il en passant la main dans ses cheveux et d’un air rêveur, Maximilie ! Elle doit être fort intéressante à présent ?

— Elle marche, elle court, elle babille ; c’est un petit ange ! Ah ! si vous la voyiez !… Mais, hélas ! quel avenir ! sans fortune ! ma pauvre enfant !

Et les larmes d’Eugénie recommencèrent.

— Ne vous désolez pas ainsi. Voyons, je suis là, moi ! Je vous promets que nous changerons votre sort. Voyons, ne pleurez pas ! enfant que vous êtes… Oh ! pleurer ainsi. Je ne puis pas souffrir de voir pleurer une femme, moi. Calmez-vous. Je ferai pour vous tout ce qu’il faudra. Voyons, ne pleurez plus, chère amie.

Il passa le bras autour de la taille de la jeune femme et, comme on console un enfant, il posa les lèvres sur son front. Si Eugénie eût été capable de dominer la situation, d’un mot railleur et digne, accompagné d’un sourire, elle eût remis à sa place l’ami de son mari, et donné à cette scène une interprétation acceptable ; son trouble et sa frayeur lui donnèrent au contraire le pire caractère qu’elle pût avoir. Elle se leva, comme pour fuir, en murmurant :

— Ah ! monsieur Maxime !

Maxime lui-même eut pitié de l’émoi de la jeune femme ; se levant aussi, du geste, il la retint à sa place et fit quelques tours dans la chambre. En tournant le dos à Eugénie, il eut un sourire railleur pour son propre entraînement, et haussa les épaules.

Maxime se livrait parfois à des combinaisons ardentes ; à de longs débats de conscience, jamais. Ces angoisses, ces scrupules, ces inquiétudes que connaissent les esprits timorés, lui étaient complétement étrangers. Dans une situation morale difficile, il se tirait d’affaire à l’égard de lui-même, soit par une banalité philosophique, soit par un bon mot humoristique, suivant son secret désir. Au fond, la secrète mesure de sa conduite, c’était l’opinion ; non pas qu’il la respectât ; il en tenait compte, voilà tout. Sa conduite à l’égard de madame Brafort n’avait eu rien de prémédité ; elle était le résultat de son humeur du matin, de ce tête-à-tête imprévu, de la petite surprise agréable qu’il avait eue en trouvant madame Brafort plus jolie, partant plus intéressante qu’auparavant.

Ces deux pensées se choquérent en lui : — Ah bah ! vais-je donc trahir ce bon Brafort ? — Et puis : — Pauvre petite femme ! elle mérite bien d’être un peu désennuyée ! — Et d’autres idées corollaires de ces deux-là, qui amenèrent le sourire sur ses lèvres. Mais, tout compte fait, il avait bien autre chose à faire. Il jeta du coin de l’œil un regard sur la jeune femme, qui, ployée sur la causeuse, frémissante, rêveuse, était vraiment charmante ainsi. — Allons ! il l’obligerait certainement sans retour ; il faut être vertueux, quand on n’a pas le temps de ne pas l’être.

Il revint souriant vers madame Brafort.

Elle, tremblante encore et toute confuse, en le voyant se rapprocher d’elle, se leva. Elle voulait partir ; elle le voulait fermement, bien vite ; ce boudoir l’étouffait, et Maxime lui faisait peur. Mais auparavant, il lui fallait dire un dernier mot, s’expliquer un peu. D’un ton précipité, d’une voix altérée :

— Vous trouvez sans doute ma démarche bien hardie, monsieur Maxime, d’autant mieux que je suis venue sans en parler à mon mari ; mais notre position est si précaire et si dure… et quand je songe à ma fille… vous comprenez.

Maxime regardait Eugénie en souriant doucement :

— Certainement, dit-il, je vous comprends ; vous avez bien fait, chère madame, et je vais beaucoup songer à vous.

Cette phrase à double entente, de l’air et du ton dont elle fut prononcée, évidemment signifiait : À vous seule.

Elle reprit en rougissant :

— Oui, si vous pouviez procurer à mon mari une place un peu plus lucrative…

— Je le ferai dès la première occasion, croyez-le bien ; et puis j’irai voir Brafort, lui faire reproches. Qu’il vienne aussi me voir. On n’abandonne pas ainsi ses amis.

— Que vous êtes bon ! dit Eugénie. Merci mille fois. Et elle se retira en lui faisant une révérence un peu gauche, mais qui accusa sous son châle une cambrure : parfaite. Il la suivit des yeux en disant :

— Et quand vous aurez des ordres à me donner, chère madame, à cette heure, j’y suis toujours.

Il l’accompagna jusqu’à la porte du second, salua, et lui baisa encore la main en protestant de son dévouement, et en la chargeant d’embrasser pour lui sa filleule.

Eugénie se trouva dans la rue, la tête étourdie, le cœur agité, confuse, étonnée, indécise.

Il est bon, très-bon, se dit-elle enfin ; nous avons eu tort de douter de lui.

Ce fut comme une déclaration officielle qu’elle se fit à elle-même, et sous laquelle elle abrita les souvenirs de cette entrevue, et mille pensées plus furtives qu’elle écartait, mais qui revenaient malgré elle l’obséder et l’émouvoir. Il était bon, soit ; mais il était aussi bien séduisant, on ne saurait le nier, et à quoi bon ? Il ferait un jour le bonheur d’une femme. Peut-être avait-il une maîtresse ! Assurément l’amour d’un tel homme devait offrir des délices incomparables. Comme lui avait parlé ! Comme il l’avait regardée ! Oh ! ce n’est pas que… mais…

À Dieu ne plaise qu’on puisse croire que la vertu de madame Brafort ait le moins du monde fléchi dans cette affaire. Non, certes. Pour de simples pensées, il ne faut pas être rigoureux. Celui qui a dit que la société serait impossible si les cœurs des hommes étaient transparents, a dit une vérité sûre. Entre la pensée qui se parle et celle qui s’agite au for intérieur, il y a un abime ; l’appareil vocal est un alambic. Un chroniqueur qui userait complètement du pouvoir qu’il possède de connaître et de raconter les secrètes pensées serait déclaré choquant. Nous ne relevons ici des pensées de madame Brafort que les plus inévitables ; on le reconnaîtra, si l’on veut bien n’y pas mettre de pruderie. Les rêves d’amour, naturels à l’être humain, à la femme surtout, dans l’état actuel des choses, pour être interrompus par le mariage, n’en sont pas supprimés ; et tant que le mariage, au lieu de les satisfaire, ne fera que les décevoir, il n’en existeront qu’avec plus de force en dehors de lui, contre lui ; ils seront ses ennemis, au lieu d’être ses auxiliaires.

Eugénie était une si honnête femme qu’elle eut même un instant la pensée de parler à son mari de son entrevue avec Maxime ; mais ensuite elle pensa qu’il ne pourrait lui pardonner cette audace, d’avoir fait pareille démarche sans le consulter. Ce fut donc la faute de Brafort lui-même s’il ne fut pas du secret.

De même, et malgré son ardent désir d’activer les bonnes dispositions de Maxime, elle ne retourna point chez lui, comme il l’y avait invitée. Ce fut Maxime lui-même qui vint quelques jours après. Il apportait l’offre d’une place et des bonbons à Maximilie. Il fut amical, charmant. Il exprima le regret de ne pas trouver Brafort, qui naturellement était de service. L’étroitesse et la pauvreté du logement l’affligèrent ; son regard le dit, ce regard si éloquent et si doux ! Bien heureusement, il se trouvait qu’on allait sortir et que la petite avait de la toilette, la mère aussi ; — Maxime resta près d’une heure. Une heure ! un tel homme, dont le temps était si précieux ! Et il n’eut pas l’air de s’ennuyer. Il amusa la petite et la trouva charmante, et il fit causer Eugénie comme jamais elle n’avait causé de sa vie, car elle-même ignorait qu’elle pût s’exprimer si facilement, et elle ne le pouvait ainsi réellement qu’avec lui, car il s’intéressait à des choses dont les autres n’avaient nul souci. Elle était le soir toute heureuse. Brafort vint, et elle se mit à lui raconter la visite de Maxime, à peu près dans tous ses détails, et avec une intarissable abondance. Il écoutait, regrettant de n’avoir pas été là, faisant encore le bourru à la surface, mais profondément touché du retour de son idole.

— Enfin, dit-elle, il croit pouvoir l’assurer une place. Il faut que tu dises si elle te convient, et il fera les démarches ; mais elle te convient, j’en suis sûre, puisque ce serait une place de trois mille francs.

— Laquelle ? demanda Brafort.

— Quelque chose comme caissier, administrateur, que sais-je ? d’un nouveau chemin de fer très-curieux, qu’ils vont faire à Saint-Germain.

Brafort se leva d’un bond qui faillit défoncer le plafond de la mansarde.

— Le chemin de fer de Saint-Germain ! cria-t-il. Est-ce Dieu possible ? Serait-il venu se moquer de nous ?

— Quelle idée ! s’écria Eugénie indignée. Et pourquoi pas le chemin de fer de Saint-Germain ?

— Une chose fantastique ! une idée creuse ! une billevesée ! Faire marcher des voitures sans chevaux ! Cela s’est-il jamais vu ? ça se comprend-il ? Un conte à dormir debout, enfin des bêtises, une chose qui n’a pas le sens commun et dont tout le monde fait des gorges chaudes. Et c’est cela que Maxime vient me proposer ? Voilà qui est dur !

Il était rouge et désespéré. Eugénie se de dire :

— Eh bien, tout le monde a peut-être tort, car monsieur Maxime, il n’est pas capable de nous faire une mauvaise plaisanterie ; ce serait bien mal à toi de le croire, monsieur Maxime a mis là-dedans de l’argent, beaucoup d’argent ; il est, m’a-t-il dit, actionnaire, et il assure que ce sera une belle chose, une très-belle chose !

— Je serais trop malheureux de croire qu’il y a mis de la mauvaise volonté ; mais j’avoue qu’avec tout son esprit, je ne puis comprendre qu’il ait pu donné là-dedans. Mets-toi bien dans l’idée, Eugénie, que ce chemin de fer est une chose jugée par tous les gens de bon sens, et encore mieux par des savants, des hommes célèbres, qui ont déclaré que c’était une vraie folie, quoi ! Va parler de ça à monsieur Thiers. Ça ne peut pas marcher, on l’a prouvé par des chiffres. Si ça pouvait marcher, ça serait un casse-cou, et le gouvernement serait responsable des malheurs… Mais ça ne peut pas marcher, c’est prouvé. Les voyageurs seront obligés de s’atteler pour aider à monter les pentes, et ces chaudières qui coûtent un prix fou, elles ne pourront servir peut-être qu’à faire de la soupe aux armées.

— Monsieur Maxime dit que ça va très-bien en Angleterre.

— En Angleterre, ce n’est pas une raison. La France et l’Angleterre ont un génie tout différent. Ah ! ça vient d’Angleterre ? Eh bien, c’est pour cela que je m’en défie encore plus. Ça serait joli, si j’allais donner ma gardien de l’ordre ; c’est un sacerdoce, et Maxime devrait démission pour une chose pareille. Non, non ; je suis s’imaginer que je ne vais pas quitter une fonction aussi honorable pour son misérable casse-cou. Il y aura toujours des gendarmes, tandis qu’il n’y aura jamais de chemins de fer.

Après avoir lancé cette prophétie, Brafort appuya la tête sur ses mains et resta silencieux quelques instants ; car il avait besoin de se remettre de son émotion et de sa surprise, et il ne pouvait comprendre comment un homme aussi intelligent que Maxime avait pu donner là-dedans, comme il disait. C’était la première fois que Brafort s’avisait de croire que Maxime pouvait se tromper, que dis-je ? qu’il en était sûr. Et pourtant, après l’étonnement et la déception que tout d’abord il éprouva, d’où vient qu’il prit un air triomphant et sembla tout joyeux de l’aventure ? C’est que la personnalité reprend volontiers ses droits et que pour la première fois de sa vie, Brafort venait de se découvrir une supériorité sur Maxime.

— Ah ! ah ! vois-tu, dit-il à sa femme, ce n’est pas tout que d’être homme d’esprit ; le bon sens vaut bien aussi quelque chose. Ce pauvre garçon (c’était Maxime qu’il osait appeler ainsi) ! ce pauvre garçon ! qui va mettre son argent à de pareilles niaiseries. Que ne m’a-t-il demandé conseil. Voilà ce que valent en affaires les esprits brillants.

Mais il n’eut pas le plaisir de faire partager son triomphe à Eugénie ; elle répondit d’une façon maussade, et comme si, en attaquant les esprits brillants, on l’eût elle-même attaquée. Il n’en était rien pourtant : c’est qu’elle ne pouvait admettre que Maxime eût tort, et que Brafort eût raison, et elle regrettait amèrement la place manquée et les trois mille francs d’appointements. Elle fut obligée d’aller porter à Maxime la réponse de Brafort. Maxime eut la bonté de ne point se fâcher, et promit de chercher meilleure occasion ; il vint même deux ou trois fois communiquer à madame Brafort quelques espérances… Mais trouver une bonne place était chose si difficile ! De tous les points de la France, des milliers de pétitionnaires accablaient le gouvernement de Juillet de leur enthousiasme intéressé. C’était un grand embarras pour une royauté qui ne voulait se brouiller avec personne. À voir l’abondance des solliciteurs et des placets, il semblait que tous les habitants du royaume aspirassent à être fonctionnaires. C’eût été une garantie de stabilité, mais un danger de famine. Brafort en attendant, continua donc de porter ses buffleteries. Il s’y résigna facilement, il les aimait.


X

SAINT-MERRI.

Il y avait deux ans moins un mois que la nouvelle monarchie gouvernait l’État, et ce frein qu’avait mis la bourgeoisie à l’élan révolutionnaire de juillet l’avait en effet modéré si bien, que déjà la France, abdiquant tout pouvoir moral, comme tout avantage matériel, se traînait à la remorque des vieux cabinets absolutistes, et, pour fléchir leurs dédains et conjurer leurs soupçons, leur avait livré successivement tous ses alliés naturels en Europe : l’Italie, la Belgique, la Pologne. Celle-ci venait de tomber sanglante sous le fer des Césars, et sur son tombeau, le ministre de S. M. française Louis-Philippe Ier, célébrait la victoire de l’ordre.

En revanche, hautaine et violente à l’intérieur, l’autorité sacrée, sur les barricades, prenait de plus en plus des poses de droit divin, à tel point qu’enfin la partie éclairée de la bourgeoisie protestait hautement contre le système. La question sociale venait de se poser à Lyon dans le sang, et son drapeau, bien qu’abattu, restait avec sa formule profonde et terrible : Vivre en travaillant ou mourir en combattant. Grenoble s’était soulevée contre la brutalité soldatesque ; le choléra avait décimé Paris, et la duchesse de Berri avait décimé la Vendée. La monarchie travaillait à refaire en France des républicains, et ceux-ci, braves, actifs, indignés, frustrés en juillet de leurs espérances, ne rêvaient qu’une lutte nouvelle, dans laquelle cette fois ils comptaient bien ne plus se laisser escamoter la victoire. L’ébranlement révolutionnaire enfin existait encore dans Paris. La tribune législative retentissait de débats irritants, parfois d’une violence extrême. Les sociétés populaires tenaient encore leurs tumultueuses séances et travaillaient l’opinion des masses.

Brafort avait accordé sa confiance avec trop d’enthousiasme au roi nouveau, pour consentir facilement à la reprendre. N’ayant ni les soupçons ni les rancunes des républicains, mais tout au contraire imbu de cette merveilleuse croyance que la parole des rois et des gens en places contient plus de sagesse et de vérité que celle des simples et honnêtes gens, il goûtait à merveille les excellentes raisons, — toujours excellentes, — des ministres de Sa Majesté. La seule chose qui le troublât, c’était d’entendre les orateurs de l’opposition émettre aussi d’excellents arguments tous contraires, et qui même parfois le remuaient malgré lui ; car enfin il n’avait pas tout à fait oublié que sous Louis XVIII et Charles X, l’aspect de la colonne et les souvenirs de l’empire faisaient palpiter son cœur, et qu’il avait alors lancé plus d’un défi à cette sainte-alliance dont Louis-Philippe exécutait les ordres encore plus que Charles X. Aussi prit-il le parti de ne lire jamais que le Moniteur, et seulement les discours des ministres. De cette manière, il n’était point ébranlé dans ses convictions. N’y allait-il pas de son devoir, puisqu’il était désormais un des soutiens officiels de la monarchie.

Peut-être, au premier abord, est-il difficile de comprendre les motifs de l’attachement de Brafort pour la dynastie nouvelle, dont l’avénement l’avait ruiné. Il aimait d’autant plus les d’Orléans qu’il avait eu plus de peur de la République ; et ce n’était pas à eux qu’il attribuait son malheur, mais à la Révolution, qui les avait instaurés. Distinction sage, qu’en d’autres cas cependant il n’eût pas faite ; car, si c’eût été la République qui eût remplacé les Bourbons, c’était bien à elle qu’il eût imputé sa ruine. Mais, comme c’était un prince qui régnait, Brafort ne pouvait s’en prendre qu’à la révolution des trois jours.

Le général Lamarque venait de mourir, et le 5 juin était fixé pour ses funérailles. Depuis cette mort, dans Paris inquiet, d’étranges préparatifs avaient lieu. Il s’agissait d’un convoi, et l’on disposait tout comme pour une bataille. Une sourde agitation régnait parmi la population ; du côté du gouvernement, allées et venues conseils mystérieux, ordres donnés aux troupes et à la garde municipale de se tenir prêtes. À l’attitude seule de Brafort qui, après avoir reçu les instructions de son capitaine, traversa fout Paris la veille au soir, comment les Parisiens ne comprirent-ils pas la folie de leurs criminels desseins et la répression vigoureuse qu’ils devaient attendre d’une autorité suprême et tutélaire ?

Dès le matin du 5 juin, des Champs-Élysées à la Bastille, Paris fut couvert de soldats. La garde municipale occupait le quartier du Panthéon et celui du Jardin des Plantes. C’est à ce dernier qu’était Brafort, majestueux sous les armes, sévère, immuable, au dedans cependant, rempli d’inquiétude, pour l’ordre, pour la sécurité de sa famille, et pénétré de colère contre ces esprits incorrigibles que possède la triste passion du bouleversement de la société. N’ayant rien de mieux à faire, il réfléchissait, et l’objet de ses réflexions était précisément cette passion subversive qu’il ne pouvait comprendre. Car enfin, se disait-il, avec assez de raison, chaque passion humaine a son but particulier, saisissable, et poursuit une satisfaction précise ; tandis que le désordre, en tant que désordre, en quoi peut-il satisfaire les gens au point qu’ils risquent leur sécurité, leurs biens et leur vie, seulement en vue de l’obtenir ? Plus il y pensait, moins il pouvait se rendre compte d’une telle singularité ; mais il ne doutait point pour cela de son existence ; car le commandant la leur avait affirmée le matin même, dans une entraînante allocution.

L’heure fixée pour le départ de la maison mortuaire était passée, et déjà sans doute le cortège devait approcher de la Bastille ; autour du Jardin des Plantes, régnait un silence profond, que troublait à peine une vague et sourde rumeur venant de l’autre côté du fleuve, quand les gardes municipaux virent s’avancer une troupe d’une dizaine d’ouvriers, dont la figure éclairée des mêmes lueurs, le pas emporté d’un même élan, témoignaient l’un même but et d’une même pensée. Où se rendaient-ils avec cette flamme dans les yeux, si allègres et si forts qu’à peine ils touchaient la terre ? D’instinct, les gardes reconnaissent l’ennemi et se portent à sa rencontre.

— Laissez-nous passer ! De quel droit nous barrez-vous ainsi le passage ? s’écrient impétueusement les ouvriers. La rue n’appartient-elle plus aux citoyens ? Qui vous a vendu Paris ?

Au premier rang de ceux qui parlaient ainsi, Brafort avait reconnu Jacques.

Toujours lui, dans tout désordre ! Allaient-ils donc se trouver l’un en face de l’autre, dans la mêlée ? D’un geste, Brafort attira son frère à quelques pas :

— Malheureux ! où vas-tu ? Quelle rage te possède ? Que t’a fait la France ? Que t’a fait le roi ?

Jacques haussa les épaules, croisa les bras et un grand rire se répandit de ses lèvres sur toute sa figure, en l’illuminant à la manière sinistre d’un coup de soleil sur un ciel d’orage.

— Et toi, que l’a fait le bon sens pour que tu te sois voué à la cause de nos exploiteurs, pour nier la misère du peuple qui te crève les yeux ? Que fais-tu de toi-même pour te laisser ainsi confisquer par d’autres de ton plein gré ? Ton roi, je ne l’attaque pas, je me défends. Je me défends contre lui, bandit qui me vole chaque jour mon argent, ma volonté, mon intelligence et mon honneur. Tout ce qu’il a de plus que sa part, ce roi qui tient tant de place, il me le prend. Il a vingt-cinq millions, et je n’ai pas toujours vingt-cinq sous. Il a cent bibliothèques, et nous n’avons pas un livre. Si je veux marcher, le voilà qui dit : On ne passe pas ! Si je veux parler, il ose dire à ma pensée : Tu n’iras pas plus loin ! Si je veux aimer, il m’ôte le bonheur de ceux que j’aime ; non-seulement, grâce à lui, ma femme et mon fils partagent ma misère, mais, si je veux au dehors me réchauffer à quelque rayon d’espoir, de liberté, de haute envie, il est là qui souffle dessus et l’éteint. Non, non, cela dure depuis trop longtemps ! Il faut que cela finisse, par moi ou par lui. Laisse-moi, ou cherche à gagner les récompenses de ton maître, en égorgeant aujourd’hui quelqu’un de tes frères, un autre ou moi, peu importe.

— Jacques, tu es fou ! s’écria Brafort.

— Parce que je suis arrivé à voir les choses autrement qu’avec l’œil de l’habitude et que votre aveuglement me fait pitié. Mais voyons qu’est-elle donc cette idole humaine à qui vous sacrifiiez la sainte république, la chose de tous ? Ne vois-tu pas qu’il n’est, cet oisif, que le premier mendiant du royaume ? Qui fait sa richesse ? Vos aumônes. Qui fait sa puissance ? Votre abdication. Et c’est pourtant sur ce neutre que vous comptez, imbéciles, pour vous sauver. Vous sauver ! de quoi ? Quel danger social peut-il exister autre que celui d’être privé de sa liberté, de ses biens, de son honneur ? Et vous lui donnez tout cela ! C’est vous qui êtes fous ! De peur d’être égorgés, vous ouvrez au loup ! Par crainte de je ne sais quels périls imaginaires, vous vous jetez dans l’abîme ! Pour n’être pas mouillés, vous allez dans l’eau ! Croyez-vous donc l’investir, cet homme, de toute l’intelligence et de toute la volonté que vous déposez à ses pieds ? Hélas ! elles y restent. Les lobes de son cerveau n’en contiennent pas un atome de plus de matière grise. Vous vous êtes amoindris sans l’augmenter. L’unité que vous poursuivez, la force que vous rêvez consiste à réduire la capacité d’une nation à la capacité d’un seul homme, et, tout le reste, des millions décapités ! Ah ! jamais aucun instrument de mort, ni l’épée des Césars, ni les bûchers de l’Église, ni la peste et l’inondation, ni rien de tout ce qui désola l’humanité, ne saurait se comparer à la monarchie, ce fléau exterminateur des âmes, qui réduit le genre humain tout entier à quelques cerveaux sans équilibre. Ahuri par cette véhémente apostrophe et presque aveuglé par les éclairs qui partaient des yeux de Jacques, Brafort cherchait une réponse, quand, du côté du pont d’Austerlitz, des coups de fusil retentirent. Jacques bondit vers ses camarades :

— Voici l’heure ! cria-t-il d’une voix de clairon. Vive la République !

Et tous ensemble, repoussant avec une impétuosité irrésistible les gardes municipaux, s’élancèrent dans la direction de l’émeute, aux cris frénétiques de Vive la République ! Deux ou trois gardes municipaux tirèrent après eux des coups de fusil mal dirigés. La plupart, après cette apparition, restèrent sombres et pensifs.

Ce n’était pas Brafort qui l’était le moins. Les paroles de son frère et l’enthousiasme qui le transfigurait l’avaient malgré lui vivement ému, au point qu’il se sentait assailli de doutes étranges, et ne voyait plus son devoir si clairement qu’il l’avait fait jusque-là. Un instant, les hiérarchies sociales, si bien rangées dans sa tête, s’enchevêtrèrent et, quittant leur ordre habituel, lui parurent pouvoir se fondre sous une loi commune, dans une heureuse harmonie, et il se demanda si vraiment, en effet, le roi… Mais un regard jeté sur ses buffleteries et celles de ses compagnons, le ramena bien vite au sentiment des sages réalités. Il se redressa, mit la main sur la poignée de son sabre, et ressaisit l’air crâne et convaincu de tout bon militaire pénétré de sa consigne. Cependant un malaise, une inquiétude lui resta jusqu’au moment où le lieutenant passa devant eux.

— Allons, mes enfants, leur dit ce brave officier, il paraît que ces brigands de républicains veulent encore essayer de tout mettre sans dessus dessous. Mais nous apprendrons à ces furieux quel cas fait la France de leurs misérables utopies.

Des utopies ! c’étaient des utopies ! Brafort l’avait presque deviné. Et maintenant qu’il avait le mot de la chose, il respirait plus à l’aise, il était content. Des utopies ! Parbleu ! n’est-il pas odieux, en effet, de mettre tout sans dessus dessous pour des utopies ? Brafort, de ce moment repris son assiette ; il retroussa ses moustaches, et, jugeant, d’après l’usage, que le meilleur moyen de confondre les utopies était de sabrer les utopistes, il se sentit saisi de cette colère sacrée qui fait les héros.

Elle fut à son comble, quand on apprit dans les rangs qu’un homme vêtu de noir[5], à figure sinistre, avait arboré le drapeau rouge, surmonté d’un bonnet phrygien.

— À bas 93 ! cria. Nous ne voulons pas de la guillotine ! À bas la République ! Vive le roi !

Cette première évocation du spectre rouge, l’intervention, on le voit, ne date pas de 1852, mais de vingt ans plus tôt, il n’y a rien de nouveau sous le soleil des monarchies, eut, dit-on, sur le sort de cette journée une grande influence. La conscience des peuples est encore faite d’habitudes, et vingt siècles d’orgies impériales et monarchiques, vingt siècles d’exactions, de pillages, d’empoisonnements, de massacres, de débauches, de roue, de gibet, d’écartèlements, d’échafauds, se trouvent plus légers dans la balance que trois ans de représailles révolutionnaires. On juge le droit sur sa propre mesure, bien. Mais encore faut-il reconnaître que nous sommes forcément de notre temps, même quand nous protestons contre lui : la jeune révolution avait été si mal élevée par sa marâtre, la monarchie ! Et puis, quatre-vingts ans d’expiation, n’est-ce point assez ?

Ce n’est rien toutefois pour qui décrète l’éternité des supplices. Aussi l’exploitation de la légende révolutionnaire durera-t-elle tant que l’éducation publique n’échappera aux mains du clergé que pour tomber dans celle de la royauté. Brafort, comme tous ses contemporains, l’avait entendu raconter par sa mère avec des soupirs et des signes de croix. Il avait vu son père, ancien terroriste, courbant la tête sous les souvenirs de son passé, se rendre à la messe dévotement ; et dans tous les livres d’histoire mis entre ses mains à l’école et au collége, n’avait-il pas vu que les hommes de cette époque avaient pour habitude journalière de se baigner dans le sang ? Marat ne lui avait-il pas été présenté sous forme de bête apocalyptique ? Robespierre, avec la queue et les griffes de Satan, et de tous les autres sans-culottes, aux bras nus et rouges par état, les avait-il jamais vus faire autre chose que brandir des sabres et vociférer ? Tout cela mêlé à l’apothéose du vertueux Louis XVI et du martyre des prêtres fidèles. Car c’étaient l’Empire et l’Église qui s’étaient chargés d’élever les fils des républicains. Voilà pourquoi, dans sa conscience d’honnête homme, Brafort ne voulait pas de la République et pourquoi ce jour-là, 5 juin 1832, les fils des vainqueurs de la Bastille juraient de se faire tuer pour la royauté. Tandis que, d’autre part, des hommes humains, généreux, assumant bravement la responsabilité d’une tradition qu’ils n’eussent à aucun prix continuée, ne voyaient autre chose à faire qu’à tirer au sort des balles les destinées de leur foi.

La fusillade augmentait et à chaque instant éclatait sur des points nouveaux ; Paris s’embrasait. L’oreille tendue, le cœur serré, Brafort et ses compagnons en étaient arrivés à ce degré d’inquiétude où l’on brûle d’affronter le danger pour ne plus l’attendre, quand ils virent s’avancer vers eux une troupe nombreuse et confuse entourant le catafalque arraché aux soldats de l’escorte, et conduisant au Panthéon. Au milieu de ces cris, de ce tumulte, de ces chants guerriers, de ces espoirs, de ces haines, de tant de passion, de tels flots de vie, cette chose de mort, ainsi disputée et ballottée, gardait son silence énigmatique et sa morne passivité. Lamarque, dans un tel jour, ne saisissait point son épée, il ne faisait plus entendre ces éloquentes, ces vibrantes paroles qui coulaient de ses lèvres aux grands jours, il se taisait ; au fond de son catafalque que pénétraient des cris révolutionnaires et le chant de la Marseillaise, rien ne s’agitait ; rien n’est donc capable de ressusciter les morts.

Les deux troupes s’attaquèrent avec fureur. En dépit de leur courage, les gardes municipaux furent contraints de reculer, et ils auraient dû céder le passage, sans deux escadrons de cuirassiers qui arrivèrent au galop, chargèrent la foule, la dispersèrent, et restèrent maîtres du convoi. Mais l’émeute éclatait avec un ensemble qui dès l’abord présagea une révolution. Une partie de la garde nationale en était, et aussi, disait-on, le général Lafayette, qu’on portait en triomphe, et de l’École polytechnique, ceux du moins qui avaient pu forcer la porte franchir les murs, On désarmait les postes, on construisait des barricades, on attaquait les casernes, on s’emparait d’une poudrière et d’une fabrique de fusils ; enfin la troupe, vivement abjurée de se joindre aux insurgés, hésitait.

Le soir, les deux tiers de Paris étaient au pouvoir de l’insurrection et la terreur régnait aux Tuileries. Mais, d’une part, un grand nombre de gens du peuple, se rappelant les souffrances qu’avait entraînées pour eux le mouvement de 1830, et ne pouvant se rappeler aucun avantage qu’ils en eussent reçu, restaient neutres ; tandis que les chefs parlementaires, dont la décision eût entraîné celle des troupes et d’une partie considérable de la bourgeoisie, spéculant sur les probabilités, au lieu de consulter leur conscience, hésitaient et tremblaient de se prononcer contre le futur vainqueur. L’instant de la décision passa. Des environs de Paris, de nouvelles troupes et des gardes nationales affluèrent ; les peureux se rallièrent, et dès lors tout ce qui était indécis, lâche ou neutre ; se trouva par le fait contre la Révolution, pour le pouvoir. Les courages fléchirent.

Quant à Jacques, sans se livrer à d’autres calculs, puisqu’on se battait pour la République, il se battait, sûr, ainsi qu’il l’avait dit à son frère en 1830, de réafficher, du moins en lettres de sang, l’Évangile nouveau, trahi des rois, incompris des peuples. Il était de ceux qui se fortifiaient au cloître Saint-Merri, mais déjà la partie était perdue ; les héroïques seuls la soutinrent, et le combat désormais inégal mais acharné, se prolongea dans la nuit.

Le lendemain, comme la ville au matin s’éveillait de ce cauchemar, madame Brafort entendit frapper à sa porte ; elle croyait ouvrir à son mari, mais c’était Noelly, qui tenait son fils dans ses bras.

La jeune femme était d’une pâleur livide ; mais dans son regard brûlait une flamme qui semblait l’expression d’une force indomptable.

— Ma sœur, dit-elle en entrant, voulez-vous me garder Jean aujourd’hui ? Je n’ose emporter cet enfant avec moi, au milieu des balles, et ne puis le laisser seul.

— Des balles ! répéta Eugénie avec terreur. Est-ce qu’on se bat près d’ici ?

— Non, pas ici, bien loin, là-bas, rue Saint-Martin. Voulez-vous me garder Jean ?

Sans doute. Mettez-le sur mon lit, car il dort encore, ce pauvre petit. Et pourquoi l’avez-vous levé si matin ? Où allez-vous ?

— Je vais trouver Jacques.

— Vous savez où il est ?

— Oui, rue Saint-Martin.

— Est-ce qu’il se bat ? grand Dieu ! Ah ! que les hommes sont fous ! Je vous plains, ma chère. Mais comment pouvez-vous aller où on bat ? C’est très-imprudent ; songez donc une balle pourrait vous atteindre et…

— Oh ! je n’ai pas peur, dit doucement Noelly. Ne vous inquiétez pas ; Jacques y est, je vous l’ai dit. Je vais le chercher, et je tâcherai… de revenir avec lui.

Elle avait posé sur le lit son fils endormi et l’enveloppait d’un regard profond, avide, comme pour l’emporter dans son âme. Elle se pencha sur lui, l’embrassa convulsivement, et sortit si vite, qu’Eugénie, désirant de nouvelles explications et voulant essayer de la retenir, courut inutilement sur le palier, et ne put en se penchant sur la rampe, qu’apercevoir un pan flottant de sa robe, tout en bas, dans le corridor.

Eugénie rentra chez elle très-déconcertée. Elle trouvait sa belle-sœur toujours extraordinaire et vraiment trop prompte. Y pensait-elle de s’aller fourrer en pareille bagarre ? brrr !… quand on était si heureux de se trouver à l’abri dans sa maison ! Certes, elle était elle-même, Eugénie, inquiète de son mari, mais ce n’était pas une raison… Ce serait bien triste s’il venait à leur manquer. Seule, avec sa petite fille, que deviendrait-elle ?… Heureusement Maximilie avait un protecteur… Pensée bien douce !… Mais qu’allait-elle faire, grand Dieu ! de ce petit garçon, et on le lui laissait tout le jour, car elle avait déjà bien assez de peine ?… Et s’il arrivait malheur aux parents ! C’est cela !… grand Dieu ! quelle affaires !

Pendant ce monologue de madame Brafort, Noelly filait sur les trottoirs à la manière d’une flèche qui saurait son chemin. De là, des Ursulines au pont Saint-Michel, les rues qu’elle traversa avaient à peu de choses près, leur physionomie accoutumée. Sauf quelques gardes nationaux fatigués et blêmes, qui rentraient chez eux ; sauf de mornes figures qui glissaient le long des murs, portant sur leurs visages les signes de la douleur et de la défaite, sauf quelque traînée de sang sur le pavé, le son lointain du tocsin et, dans le regard des plus indifférents, une vague inquiétude ; sauf ces témoignages épars et peu accusés, les gens s’occupaient, comme à l’ordinaire, de la satisfaction de leurs besoins journaliers et se hâtaient de reprendre leurs affaires interrompues. L’homme jusqu’ici vit surtout de pain.

Mais, sur le bord de la Seine, à mesure qu’avançait Noelly, les traces du combat devenaient plus flagrantes ou plutôt la lutte durait encore. Non loin de la Grève, Noelly rencontra une troupe de gardes nationaux et de soldats qui accablaient de coups et d’insultes de malheureux prisonniers. Il semblait que tout sentiment de crainte personnelle eût abandonné la jeune femme ; elle osa se mêler à ces lâches vainqueurs pour envisager les prisonniers, mais bientôt, se dégageant, poursuivie d’insultes qu’elle n’entendit pas elle reprit du même pas son chemin.

Elle arriva ainsi, en tournant les points occupés par les troupes, dans la rue Aubry-le-Boucher, qu’elle descendit jusqu’au bout, évitant çà et là des flaques de sang où son pied se fût trempé. À l’entrée de la rue Saint-Martin, elle s’arrêta et se mit à regarder avec angoisse le spectacle saisissant et inusité qui s’offrait à elle.

À droite et à gauche, deux hauts remparts, solidement construits de meubles, de voitures et de pavés fermaient la rue ; derrière chacun d’eux, on voyait à différentes hauteurs, des hommes armés, les uns assis dans des attitudes diverses, d’autres sur le qui-vive, l’oreille au guet, l’œil ardent, l’arme prête à faire feu, et qui observaient cette arrivante inconnue avec un mélange de défiance, de surprise et de curiosité. Aux fenêtres d’une maison, numéro 50, qui fait face à la rue Aubry-le-Boucher, se montraient des combattants au visage noirci ; puis à droite, la rue Saint-Merri s’allongeait silencieuse, les maisons fermées, le pavé désert. Quelques bruits sourds passaient dans un silence épais et sinistre. La vieille église, étrange témoin, dominait le tableau de sa masse noire et mélancolique, au-dessus de laquelle des nuages blancs passaient lentement sur le ciel bleu, tout lumineux de soleil levant.

Une minute s’écoula, pendant laquelle Noelly chercha du regard parmi ces hommes, Jacques, dont elle avait un message et qu’elle savait trouver là. Un des insurgés s’approchait d’elle pour lui demander le motif de sa présence, quand, à une exclamation partie d’une des fenêtres, elle répondit par un cri. Jacques, un moment après, la serrait dans ses bras.

C’est sa femme ou sa maîtresse, dit un des insurgés.

Et ils s’éloignèrent.

C’était son amante, et Jacques, suffoqué de joie, ne pouvait parler ; car il croyait ne plus la revoir. Après un long embrassement, il releva la tête, et tout pâle, sans pouvoir tirer de sa gorge autre chose qu’an son rauque, il repoussa Noelly du côté de la rue Aubry-le-Boucher. Elle résista, ils se regardèrent, et alors ce fut elle qui le conduisit, à pas lents, résistant encore, mais vaincu, vers la maison d’où ils venaient de sortir. Au bas de l’escalier toutefois, par un violent effort, Jacques retrouva la parole et son énergie :

— Non ! non ! s’écria-t-il ; non ! c’est assez de moi seul. Va rejoindre notre enfant.

— Ce n’est pas en moi que sera sa vie, dit-elle en secouant la tête doucement, tandis que moi, tu le sais, la mienne est en toi.

— Hélas ! Noelly, tu veux donc mourir ? L’espoir s’écoule avec les heures. Au lieu de se soulever, Paris s’apaise ; nous restons seuls.

— Eh bien ! dit la jeune femme, qui posa le pied sur la première marche.

— Noelly ! et Jean ?…

— Ne me brise pas ! Si tu meurs, que puis-je pour lui ? J’ai écrit à Charles… Non, Jacques, ne pense pas que maintenant je puisse te quitter. Seulement pourquoi, si vous n’espérez plus vaincre, si le peuple vous abandonne, pourquoi restez-vous ici ? Viens, nous pourrons peut-être échapper… S’ils te prennent, eh bien ! ce sera la prison, sans doute… pour nous deux. Viens !…

— Je ne suis pas seul ici, dit-il gravement, et je n’agirai pas seul ; d’ailleurs

Une décharge lui coupa la parole. Il monta précipitamment, suivi de Noelly, et trouva ses compagnons occupés à riposter à l’attaque d’un bataillon venu du bas de la rue. Dans la chambre où ils étaient entrés, se trouvaient seulement une dizaine d’hommes qui n’étaient pas tous armés ; ceux-ci chargeait les armes ou préparaient des moellons pour jeter par les fenêtres, au cas où l’ennemi franchirait le premier rempart. Au milieu d’eux il vit un enfant de douze ans, ont la tête était entourée de linges sanglants. Blessé depuis la veille, on n’avait pu le décider à se retirer[6].

Après une fusillade très-vive de la part des troupes, mesurée du côté des assiégés, qui, pour épargner leurs munitions, ne tiraient qu’à coup sûr, les soldats montèrent à l’assaut de la barricade et la franchirent en la jonchant de morts. Déjà les combattants de la rue s’étaient retranchés dans les maisons d’où leur feu continuait de cribler les assaillants et d’où pleuvaient par les fenêtres des pavés qui renversaient et écrasaient les soldats. Ne pouvant se maintenir dans ce dangereux espace, la troupe ne fit que passer, franchit l’autre barricade et disparut.

Alors les insurgés reprirent possession de la rue, relevèrent les blessés, soldats ou républicains, et les transportèrent au rez-de-chaussée de la maison du numéro 50, où ils avaient établi leur ambulance. Là, joignant ses soins à ceux de Noelly, se trouvait une autre femme quel l’amour aussi avait attirée dans ce lieu terrible. Plus loin, dans une maison voisine, la femme d’un armurier dont les insurgés avaient enlevé le magasin, mue par let seul élan de l’humanité, consacrait également ses soins aux blessés.

Les heures de la journée s’écoulèrent dans ces alternatives de chaudes attaques et de lugubres repos. Les uns morts, les autres hors de combat, le nombre de ces héros diminuait sans cesse. Les munitions aussi devenaient rares ; le papier manquant, ils firent des bourres de leurs chemises déchirées, et, demi-nus, affamées, sanglants, tous attendaient la mort sans vouloir se rendre.

Ils avaient tenu conseil. Il était devenu évident que partout ailleurs l’insurrection était étouffée, que le peuple les abandonnait, que la partie enfin était perdue. Il ne s’agissait donc plus que de se livrer ou de mourir. Mais quelle humanité, quels égards pouvaient-ils attendre d’un pouvoir égoïste et sans foi, qui avait à se venger sur eux de sa peur ? Affirmer hautement leur foi par un dévouement suprême, n’était-ce pas grand ? Et n’était-ce pas mille fois préférable aux outrages des geôliers et du bourreau ? Tous, d’un élan, acclamèrent leur mort dans le cri de : « Vive la République ! » puis ils reprirent tranquillement leurs armes, souriants, allègres, ne laissant percer sur leur visage aucune émotion nouvelle, si ce n’est dans l’œil, parfois une vague rêverie de l’inconnu. Ceux qui étaient pères, seuls, et cette jeune mère, qui se trouvait là, souffraient dans les liens vivants qui les attachaient à ce monde. Une fois encore, Jacques adjura sa femme de partir. Elle fut quelque temps sans répondre, pâle et torturée ; puis elle dit :

— Je resterai !

Il n’insista plus. D’ailleurs la retraite avait mille périls, si grands qu’elle y eût succombé sans doute. Des troupes furieuses, soldats, gardes municipaux et gardes nationationaux, cernaient de toutes parts ce dernier asile de révolte. Ne pouvant le réduire avec des hommes, on recourut au canon ; la barricade nord fut éboulée et dispersée. De la rue Aubry-le-Boucher, une autre pièce de canon braquée foudroya la maison d’en face, dont les insurgés avaient fait leur quartier général ; en même temps, de tous les côtés à la fois, des bataillons s’avançaient contre cette poignée de héros.

Ce fut alors que le brave Jeanne et quelques autres percèrent, par une sortie audacieuse, les rangs des soldats et s’échappèrent, mais pour être saisis plus tard ; tandis que le reste des insurgés, réfugiés dans la maison, numéro 50, se préparaient à s’y défendre en désespérés. Dès lors, plus que jamais, ce fut un combat acharné, où l’exaltation de la lutte mêla aux inspirations de l’héroïsme les rages de la défaite. Portes, escaliers, corridors, tout fut disputé, conquis pas à pas. Noelly n’avait pas quitté son mari. Debout, derrière lui, pâle, mais impassible, elle chargeait un fusil, tandis qu’il déchargeait l’autre ; car maintenant, vu le petit nombre de combattants, les armes ne manquaient plus.

La lutte arrivait à son terme ; le terrain se resserrait sous les pas des républicains. Le rez-de-chaussée, le premier étage, étaient au pouvoir des assaillants ; l’escalier du second est conquis marche à marche. Dans une chambre située au bout d’un long corridor, et dont ils avaient fortifié la porte par un rempart de pavés, Jacques et deux ou trois autres avec Noelly tenaient encore. Bientôt les coups de feu des assaillants pratiquèrent dans cette porte des jours nombreux. Ce devinrent alors pour les insurgés des sortes de meurtrières par où leurs coups, presqu’à bout portant, jonchèrent de cadavres l’étroit corridor ; longtemps ainsi, trois ou quatre hommes, une femme et quelques mourants tinrent en échec une troupe entière. Cette lutte héroïque et folle, soutenue contre toute espérance, une tension de forces aussi prolongée, presque surhumaine, tout cela en vint à une sorte d’ivresse, de délire. Un de ceux qui gisaient dans cette chambre, au milieu d’une mare de sang, ouvrant les yeux et voyant ces ouvertures béantes de la porte, se souleva, ramassa le pistolet tombé près de lui, en vérifia l’amorce, et se traînant sur le ventre avec une expression de fureur que seule animait sa figure livide et cadavéreuse, alla décharger son coup sur les assaillants, puis expira. Noelly vit cela et frémit. Les vapeurs de sang qui couvraient ses yeux se dissipèrent, et elle s’arrêta de charger.

— Hé bien ? dit Jacques, tendant la main,

— Jacques ! dit-elle.

Il la regarda et fut effrayé de l’expression de son visage.

Elle reprit :

— Nous avons affirmé le droit ; nous avons fourni aux hommes un exemple de plus du dévouement à l’idée ; mais à présent, Jacques, nous ne faisons plus que tuer. Arrêtons-nous.

— Jamais ! s’écria-t-il en chargeant lui-même son fusil, tandis que les autres tiraient sans relâche.

— Oh ! Jacques, dit-elle, je suis sûre que je vois bien. Notre héroïsme devient de la fureur, nous mourons pour l’humanité et nous nous plaisons à tuer des hommes !… À présent, notre tâche est accomplie ; nous n’avons plus qu’à mourir. Et moi, je veux mourir en ayant au cœur l’amour de l’humanité ! Je veux mourir en t’aimant, ô mon Jacques ! Encore une minute, encore un regard de cet amour qui a fait ma vie ! Oh ! Jacques, je suis heureuse de ne pas vivre sans toi !

Jacques avait jeté son fusil ; il entoura Noelly de ses bras leurs regards se pénétrèrent, et leurs visages resplendirent d’un sublime éclat. La porte cédait.

— Jacques, dit-elle, en ce moment je revois les grands hêtres sous lesquels nous nous sommes aimés. Que c’était beau ! Que c’est bon de mourir ensemble ! Enveloppe-la moi bien de tes bras, et que le souffle de nos âmes aille vers notre enfant !

Un flot d’hommes teints de sang, ivres de fureur, fit irruption dans la chambre. Jacques et Noelly, renversés, furent criblés de coups, et vingt baïonnettes s’acharnèrent sur leurs cadavres. Du rez-de-chaussée jusqu’aux combles de l’héroïque maison, le carnage régna, et le soir on célébra aux Tuileries le triomphe de l’ordre.


DEUXIÈME PARTIE.




I

REVUE RÉTROSPECTIVE.

Au sortir de la ville manufacturière de R…, sur la route départementale qui conduit à Lille, on rencontre une maison de campagne d’un style douteux, genre Louis XV ; les fenêtres sont surchargées de sculptures et d’ornements, les toits pointus sont bleus d’ardoises ; deux maigres pavillons flanquent un corps de logis étroit. Au-dessus de la porte principale se voit ou du moins se voyait alors, c’est-à-dire vers la fin de l’été de 1847, un large écusson portant, en guise de blason, le chiffre J.-B. B. entouré de cette devise : Fortunarum artifex mearum. En regardant par la grille en fer, ornée de fleurons dorés, qui ouvrait sur la cour sablée, les yeux étaient frappés tout d’abord par des stores d’un vert criard qui remplissaient les fenêtres d’oiseaux exotiques et de fantastiques feuillages ; puis au delà des caisses d’orangers, de lauriers, de grenadiers, de cactus, qui entouraient la maison, et, derrière un premier plant de massifs, on apercevait une tour à créneaux, toute neuve et symétriquement ébréchée. Enfin, en suivant la route, le long de la grille qui domine le mur d’appui, on pouvait reconnaître successivement, à différentes profondeurs dans les massifs, toutes les splendeurs du parc tantôt une pagode chinoise, près d’un châlet ; tantôt un pont rocailleux ; là-bas un lac trois fois aussi long que le bateau fixé sur les bords et habité par des cygnes. On voyait passer des paons, un chevreuil ; on entrevoyait volières, grottes, fontaines, cascades, statues, tout ce que peut renfermer Hyde-Park, et peut-être quelque chose de plus, condensé dans une étendue de cinq hectares à peu près.

À cinq heures sonnantes, un groom, qui se tient près de la grille, se hâte de l’ouvrir, en entendant un bruit de roues, et un léger tilbury, attelé d’un joli cheval, entre aussitôt, court sur le sable en traçant une double courbe, et s’arrête devant le perron. De ce tilbury descend un homme d’un comfortable embonpoint, dont la boutonnière est ornée de la rosette rouge, et que ces quinze ans écoulés n’ont pas changé au point qu’on ne puisse encore le reconnaître. C’est Brafort lui-même, notre ami Brafort, plus cossu, plus ample, et avec des airs de propriétaire si pleins, si carrés, si convaincus, qu’il n’y a pas à en douter, c’est bien lui qui est le possesseur de cette maison, le maître de ce serviteur bien appris, qui tient, casquette en main, la bride du cheval, et le père de cette jeune fille qui paraît souriante sur le perron.

— À la bonne heure ! petit père ne se fait pas attendre aujourd’hui.

— Est-ce que je me fais jamais attendre, moi ? riposte Brafort en embrassant la jeune fille. Heure militaire toujours ! Ce n’est pas comme toi, quand tu es à ta toilette, Maximilie.

— Oh ! voilà que mon père m’aborde avec des reproches.

— Des reproches ? non, ma fille. N’est-ce pas l’état des femmes de plaire et de se faire belle ? Je ne t’engage qu’à une chose, c’est de continuer. De quoi te plains-tu ?

Passant le bras autour de la jeune fille, il l’entraîne dans la maison : — elle, caressante et folâtre, lui, paterne et souriant, jusqu’à un petit salon où se trouve enfoncée, dans une ganache moelleuse, madame Brafort. Celle-ci, qui, sous les influences combinées de l’âge, de l’aisance, de l’oisiveté, a fort engraissé, conserve encore l’éclat de teint et, sauf un peu de lourdeur, toute la beauté qu’on peut avoir à trente-six ans. Toutefois cette fraîcheur aimable et cet embonpoint rassurant ne semblent point avoir dissipé la mélancolie aigre-douce qui autrefois, dans la rue Saint-Dominique et la rue des Ursulines, était le trait le plus accusé de la personnalité de madame Brafort ; elle a des airs langoureux, pleins d’arrière-pensées. À l’arrivée de son mari, qui semble l’arracher à une profonde rêverie, elle se soulève lentement et mime un sourire convenu, plein d’indifférence. Brafort, au contraire, semble plein de rondeur, de bonhomie. Il adore sa fille : il a même pour sa femme quelques mots de taquinerie, mais qui ne parviennent pas à tirer celle-ci d’une sorte de torpeur maussade où elle semble se complaire. Évidemment c’est un homme assez content de la vie que Brafort. Je le crois bien. Tout reluit autour de lui d’or et d’élégance meubles, tentures et tableaux ; les glaces qui encombrent le petit salon lui renvoient jusqu’à cinq fois et l’épanouissement de sa propre face, de son ventre et de son thorax, et l’opulente beauté de madame Brafort, dont le corsage de soie mordoré, bordé de dentelles, encadre une gorge éblouissante, et la forme gracieuse et pure de Maximilie, ses dix-sept ans vêtus de mousseline rose, ses cheveux dorés aux boucles charmantes, son sourire, où se fondent la grâce, l’innocence, et cette joie naïve d’être au monde qu’ont les enfants. De plus, à cette heure où s’achève la préparation du diner, des parfums délicieux remplissent le corridor, et, trouvant ouverte la porte du petit salon, viennent chatouiller le goût par l’odorat. Sous les fenêtres, s’épanouissent des corbeilles de fleurs, et l’œil se perd dans la profondeur des massifs.

— Où sont Johann et Georges ? demande Brafort.

— Au jardin, répond Maximilie.

Bien simple phrase, qu’elle semble pourtant ne pas prononcer sans émotion, car elle baisse légèrement ses paupières et le timbre de sa voix s’altère un peu. Entre un domestique en habit noir et en cravate blanche.

— Madame est servie !

Brafort se lève et offre le bras à sa femme. Quoi ! vraiment, tant de luxe et de cérémonie chez nos vieux amis Brafort ? L’ancien garde municipal et sa femme ne vont-ils pas rire en se regardant ? Ils n’ont garde ! Ces choses-là, qui pour d’autres sont par habitude à la fois nécessaires et indifférentes, leur sont à eux plus précieuses que nécessaires ; ils y attachent une grande importance et y prennent un plaisir de tous les jours. Et tenez, Brafort a déjà mis à la porte deux braves garçons, trop champêtres, qui ne pouvaient s’habituer ni à se tenir la tête nue en sa présence, ni à lui parler comme s’il s’agissait d’un autre : « Monsieur veut-il ? — Je me permets d’observer à monsieur… » Dame ! c’est la consigne du grand monde, et Brafort en est toujours pour la consigne. Il est vrai de dire que celle-là lui est un peu moins connue que l’autre, qu’il s’applique à l’apprendre avec moins de succès que d’ardeur, et que parfois on sourit secrètement autour de lui, aux diners de la préfecture ou chez la mairesse de R… Mais cela n’empêche pas qu’il ne soit des notables du département, qu’il ne dispose de toute la prépondérance que possèdent seuls, depuis la déchéance des boyards russes et celle des planteurs du Sud, les fabricants et chefs d’industrie de tous pays, qu’il ne soit revêtu de toute l’importance que possèdent, en dépit d’eux-mêmes, ceux qui tiennent entre leurs mains la vie, la volonté, l’état de plusieurs centaines de leurs semblables, et se trouvent, par cette influence ainsi que par leur richesse, un sujet de plaisir ou d’intérêt pour d’autres. Brafort possédait une des fabriques les plus importantes de R… C’est de là que viennent sa fortune, son surcroît d’importance et son bonheur.

Comme ils arrivaient dans le corridor, suivis de Maximilie, deux jeunes gens qui rentraient par la porte du jardin se pressèrent à leur rencontre, et l’un d’eux offrit son bras à mademoiselle Brafort. Les joues de la jeune fille prirent à ce moment une nuance de rose un peu plus vif, une de ces nuances si fugitives que les pères ne les voient jamais.

— Cousine, je suis volé, dit l’autre jeune homme d’un ton de belle humeur.

Brafort se retourna en clignant de l’œil et vit Maximilie lancer à son cousin, avec un sourire malin, un geste si provoquant que le jeune homme put saisir au vol la main mutine, dont il baisa le bout des doigts. Sur cela, Brafort eut un pincement des lèvres et prit l’air méditatif.

La table était servie avec un grand luxe de vaisselle, d’argenterie, de cristaux, et une abondance assez délicate. Brafort, envers de son maître d’hôtel, était superbe ; il représentait. Entre ces cinq personnes la conversation était inégale, comme le serait une partie de paume entre joueurs de différente force et de différente agilité. Vigoureusement lancée par les deux jeunes gens, elle rebondissait aux mains de Maximilie et, mollement reçue par sa mère, passait à Brafort, qui l’abattait d’un seul coup. Heureusement la verve de la jeunesse est inépuisable, et bientôt un regard, une saillie, le plus léger incident, relevaient l’entretien et souvent provoquaient le rire.

Ce n’est pas que les deux jeunes gens déjà nommés, Johann et Georges, eussent rien de frivole ; peut-être étaient-ils au contraire, à l’occasion, d’autant plus gais et plus jeunes qu’ils étaient plus sérieux d’esprit et de caractère. Ils étaient du même âge, à peu près de même taille, c’est-à-dire de beaux grands garçons de vingt-deux ans. Là s’arrêtait cependant la ressemblance. Georges avait des traits énergiques et passionnés, le regard vif, la parole vibrante, et semblait tirer d’une source inépuisable de foi, de jeunesse et de vigueur, des jugements appuyés par une instruction solide. Le visage de Johann, plus fin, plus régulier, plus doux que celui de son ami, avait une expression pensive et réfléchie, qui devait, sans beaucoup d’efforts, dégénérer en tristesse ; mais cette disposition, il semblait la secouer volontiers. Pour ceux qui avaient connu le père et la mère de ce jeune homme, il les rappelait, chose assez étonnante, presque également tous les deux, suivant les diverses expressions de son visage, comme s’ils s’étaient fondus en lui, sans cesser de rester distincts. C’est celui-ci qui appelait Maximilie ma cousine, car Johann n’était autre que Jean, le fils de Jacques et de Noelly.

Le soir du 6 juin 1832, Brafort faisait partie du poste de garde municipale qui donna dans l’attaque de la barricade Saint-Merri, il fut de ceux qui forcèrent la maison où s’étaient retranchés les insurgés et qui, exaspérés par l’âpreté du combat, les massacrèrent. Le hasard le porta sur un autre point que celui où combattait Jacques ; il n’entra que plus tard dans cette chambre funèbre, reconnut son frère et sa belle-sœur, et fut subitement dégrisé de sa fureur par une douleur profonde. Quand aucun préjugé n’y faisait obstacle, Brafort avait du cœur. Oubliant jusqu’à la crainte de se compromettre, il releva ces corps inanimés, se chargea du convoi, réunit leur tombe à celle de sa mère, et répondit aux récriminations d’Eugénie sur la charge nouvelle que leur imposait le petit Jean en déclarant qu’il n’abandonnerait point le fils de son frère.

Ce fut le premier élan. Vinrent ensuite les réflexions, et nous devons ajouter que les observations d’Eugénie bientôt après furent mieux comprises, et que Brafort essaya de se débarrasser de son neveu, ou du moins de se faire indemniser de ses soins, en écrivant au père de Noelly ; mais l’entêté bonhomme n’avait pas même répondu, et le petit ménage du maréchal des logis avait dû continuer, bon gré, mal gré, mais plutôt mal gré, à nourrir une bouche de plus.

Cependant, ce malheur même leur valut un avantage qui fut en même temps pour Brafort une joie immense : il fut nommé chevalier de la Légion d’honneur pour sa belle conduite dans l’affaire de Saint-Merri. S’était-il conduit mieux qu’un autre ? Maxime reçut à bon droit les remercîments d’Eugénie. Elle eût pourtant préféré de l’avancement, c’est-à-dire plus que la modeste pension de légionnaire. Aux yeux de Brafort, au contraire, la fortune même eût à peine valu cette distinction, qu’il avait rêvée sans l’espérer, et qui le grandissait à ses propres yeux. Elle devint pour lui désormais une source constante de joie et de fierté. Il était né pour elle. Ses émotions d’enfant au sujet de la croix de mérite, lorsqu’il traversait jadis le village de Laforgue, en l’étalant sur sa poitrine gonflée d’orgueil, étaient comme un présage de cette prédestination. Et maintenant encore lorsqu’il sortit pour la première fois dans la rue avec sa croix, il eut peine à cacher l’excès de son émotion, et à garder ce calme modeste, et ces regards contenus qui siéent à un homme orné d’un enseigne, celle du mérite même.

À l’époque où il perdit ses parents, Jean avait huit ans. On ne le vit point pleurer, — peut-être se cachait-il pour cela, — mais une stupeur profonde, où l’enfance mêlait son naïf étonnement de la douleur, et un morne désespoir le saisirent. Il mangeait à peine, il ne jouait pas, et pendant plus d’un an la fièvre le pâlit et le dévora. Le changement si brusque de traitement et d’éducation qu’il subissait concourait à rendre cette impression plus cruelle et plus profonde. Eugénie n’était pas méchante, mais ne savait pas être juste ; elle s’emportait, punissait selon son caprice, imposait à tout propos le silence et l’immobilité, si funestes à l’enfance ; et gênée et surmenée comme elle l’était par les soins et les soucis matériels, elle se laissait aller à exiger de l’enfant plus d’aide que normalement à son âge il n’en devait donner. Nature profondément sensible, et dont toute l’énergie était concentrée au cœur, Jean aurait succombé sans Maximilie ; mais la petite fille, plus jeune que lui de cinq ans, et qui souffrait comme tout enfant d’être seule, s’attacha spontanément à lui, se fit protéger et gâter par ce frère aîné, le nourrit des caresses dont il manquait, enfin le sauva. Sans elle, ce pauvre enfant se serait senti de trop sur la terre et s’en serait allé ; les petits bras de sa cousine, si souvent tendus vers lui, le retinrent. Quand ils pouvaient passer ensemble deux heures au Luxembourg, tandis que madame Brafort, après les y avoir conduits, retournait à son ménage ou faisait des commissions, ils étaient heureux. Jean portait dans ses bras Maximilie, la défendait, l’amusait, et elle, l’appelant son bon petit Zan, lui donnait sur ses joues pâles, privées de baisers maternels, tantôt des tapes mignonnes et tantôt de gros baisers.

Charles de Labroie n’avait-il donc pas reçu le dernier billet de Noelly, qui lui recommandait son enfant ? Il ne l’avait reçu qu’au moment où on venait l’arrêter. Sa part dans l’émeute cependant avait été presque nulle : homme de paix et de pensée, il répugnait à verser le sang. Mais l’instruction prouva qu’il avait connu le complot, et il fut condamné à deux ans de prison. Il écrivit à Brafort pour lui déclarer l’intention de se charger de Jean aussitôt après sa libération. Cette proposition de la part d’un homme compromis avait été reçue dédaigneusement par Brafort, et il avait répondu de façon évasive, se réservant d’accepter ou de refuser plus tard, suivant ses convenances. En attendant, il se fit nommer tuteur de son neveu. Ajoutons tout de suite que lorsque la fortune lui eut souri, comme il le disait, il repoussa grossièrement les offres d’un homme presque ruiné, d’un homme à moitié fou, prétendait-il, ami du désordre, et qui eût poussé Jean dans la voie fatale où ses parents s’étaient égarés. Brafort se chargea donc entièrement de l’éducation de son neveu, se promettant d’en faire un homme sage et positif, car il ne doutait nullement, ce bon Brafort, que la pâte humaine ne fût chose pétrissable au gré du sculpteur, et que l’on ne pût faire des hommes vertueux comme on fait des dieux de marbre. Le tout est de savoir s’y prendre, disait-il, et d’employer les bons moyens. C’étaient les moyens antiques : le fouet, les verges, une rigoureuse discipline et une inflexible fermeté. Il fallait enfin rompre le caractère de l’enfant et, cette grande œuvre faite, lui inculquer de bonnes habitudes, lui enseigner de bons préceptes. Les principes religieux aussi étaient utiles dans l’enfance. Plus tard, à l’âge de raison, il ferait comme tout le monde et mettrait cela de côté. Ce système profond, qui régnait alors et qui règne encore, paraissait admirable à Brafort, et même, bien que le caractère de son élève et tous les résultats obtenus y donnassent un continuel démenti, il ne cessa point d’y avoir foi.

Sur un point cependant il céda, mais par cœur, non par conviction. La première fois qu’il voulut fouetter le petit Jean, l’enfant se réfugia derrière une chaise et, tout disposé à se défendre, pâle, nerveux, imposant dans sa faiblesse, il s’écria :

— Papa ne m’a jamais frappé !

Il ressemblait tant à son père en ce moment, que la verge tomba des mains de Brafort et qu’il se contenta de dire avec menace :

— Ah ! petit drôle ! si tu étais mon fils !…

Toutefois, il faut l’avouer, il regretta cette concession ; sa conscience en était inquiéte. Le petit Jean n’annonçait point, à vrai dire, de mauvais penchants ; mais ce qui effrayait Brafort et l’irritait, c’était précisément ce caractère qui ne se brisait point, certaines fiertés invincibles et des résistances que l’oncle et la tante, pénétrés de leurs bienfaits à l’égard de l’orphelin, n’hésitaient point à qualifier d’ingratitude et de perversité.

— Ce garçon-là se croit le droit d’avoir une volonté ! s’écriait Brafort avec indignation.

Il devenait chaque jour plus évident que le caractère de Jean n’était point rompu. Or, à qui veut rompre et briser, il faut des armes. Brafort méditait donc l’achat d’une cravache, et se proposait d’en venir aux grands moyens, quand la fortune vint changer le cours de ses préoccupations, et le décider à mettre Jean au collège.

Voici comment la chose arriva :

Un soir, par un incident imprévu, Brafort, qui devait ne rentrer qu’après minuit, se trouva relevé de son service et revint avant dix heures à la caserne, que sa famille habitait maintenant. Pensant que sa femme était couchée, il mit doucement la clef dans la serrure, entra de même avec précaution, franchit légèrement l’antichambre, qui servait de cuisine et où dormait le petit Jean, et arriva sur le seuil de la pièce principale…, où il resta pétrifié ; car voici le spectacle qui s’offrit à ses yeux et qui, l’on en conviendra, excuse bien la méprise, si inconvenante fût-elle, que Brafort commit pendant un instant :

Maxime se trouvait assis auprès d’Eugénie, fort près ; leurs mains étaient confondues, leurs genoux semblaient se toucher, et Eugénie, qui tournait le dos à la porte, levait la tête vers Maxime dans une attitude qui pouvait à bon droit passer pour celle d’une amante heureuse et ravie.

La demi-minute qui s’écoula fut terrible pour Brafort. Quand un fait bouleverse toutes nos croyances, le choc est si rude et si douloureux de la situation nouvelle à l’ancienne, la distance est si grande, l’abîme si profond, qu’il se produit comme un renversement de tout l’être, et dans ce désordre, la réflexion s’arrête, la volonté suffoquée se tait. Brafort était encore sous l’empire de cette commotion, et par conséquent muet, immobile, quant à son tour Maxime l’aperçut…

Il y eut un léger mouvement dans son regard, quelque chose…, puis il se pencha vers Eugénie en couvrant ses traits d’un sourire, et murmura une phrase que Brafort n’entendit point. La stupéfaction le cédant enfin à la rage, Brafort s’élançait contre les perfides, quand retentirent ces mots, prononcés par Maxime du ton le plus naturel et le plus calme :

— Voici ce cher ami ; vous n’aurez pas à attendre jusqu’à demain pour lui annoncer la bonne nouvelle.

Et Maxime se leva et s’élança vers Brafort, la main tendue, grande ouverte, l’œil brillant, le sourire aux lèvres, masquant Eugénie, qui restait assise.

Brafort chancela, il était comme ivre. La tête égarée, mais subissant comme toujours l’ascendant de Maxime, il balbutia d’un ton rauque :

— Hein ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Quoi ?…

Puis il porta la main à sa gorge, étouffant.

— Ça veut dire, reprit Maxime, du même ton souriant et dégagé, que cette chère madame Brafort ne sait comment me remercier d’une offre que je viens te faire.

— Ah ! c’est cela ? murmura Brafort, qui se sentit subitement déchargé.

— Qu’est-ce que tu veux que ce soit ? répliqua Maxime, d’un ton bon enfant.

Brafort baissa les yeux, il rougissait de lui-même.

— Oui, mon cher, reprit Maxime, qui, lui saisissant les deux bras, le tint à sa place, il s’agit d’une affaire excellente et dont j’ai obtenu la permission de charger qui je voudrais. Tu comprends si je me suis empressé… Un achat de harnais pour l’armée… Toi qui as fait du commerce, tu t’entendras à merveille… Trois pour cent de commission sur un crédit de sept cent mille francs. Tu pars pour l’Allemagne, les cuirs de… Tu sais… Oui, c’est là que tu trouveras le mieux. Tu te fais donner là-bas, bien entendu, un pot-de-vin soigné ; puis tu reviens, et, ma foi tu reprends les affaires, et je t’intéresse dans une société que je m’occupe de fonder en ce moment et qui promet des gains… fabuleux. Ça te va-t-il, hein ? Ah ! mon cher ! il y a longtemps que j’attendais cette occasion, va ! car je souffrais tant de te voir dans une condition !…

Il lui secoua les poignets à les rompre ; puis il s’essuya les yeux, ou le front, — et regarda Brafort.

Celui-ci était partagé entre le bonheur et la confusion. Brisé par tant d’émotions successives, il sentit ses jambes trembler et se jeta sur une chaise. Alors, seulement il vit Eugénie ; elle était toute pâle et semblait saisie.

— Eh quoi ! lui dit en riant Maxime, vous vous taisez maintenant ? Vous étiez si expansive tout à l’heure ! Ah ! mes amis, vraiment, en voyant votre bonheur, je suis trop payé !…

— À présent, balbutia-t-elle, que Brafort peut lui-même…

— Dieu que les femmes sont nerveuses ! reprit Maxime en riant toujours. Et pourtant, continua-t-il d’un ton pénétré, j’ai compris à la chaleur de vos remercîments, chère madame, combien vous aviez eu à souffrir de cette vie étroite où tout pèse sur vous. Tant de soins ; deux enfants, et un adopté encore Tenez, c’est sublime, votre conduite. Ah ! enfin tout est bien qui finit bien. Il faudra dès demain chercher un autre logement.

Ils causèrent alors de l’affaire. Brafort ne demandait qu’à s’en charger, et, tout confus d’un instant de soupçon, il ne savait comment témoigner sa reconnaissance à Maxime. Il trouva pourtant plus d’une objection : d’abord il s’effrayait d’avoir à donner sa démission, et s’étonnait d’autre part que le ministre n’exigeât aucune responsabilité financière.

— Ne suis-je pas ton répondant, mon cher ? dit Maxime. Du ministre à moi et de moi à toi, la chose se passe entre amis. Quant à ta démission, tu serais fou d’hésiter. Tout dépend, vois-tu, d’un capital en ce monde. Avec le capital, tout est possible ; sans lui, rien. Tu arriverais à être colonel, ce qui est bien difficile, pour ne pas dire impossible, à un simple maréchal des logis, que tu ne cesserais point de mener une vie misérable, parce que tes appointements seraient toujours au-dessous de tes besoins, et que tu n’aurais jamais la faculté d’économiser le moindre petit fonds à mettre en affaires, et ça n’empêcherait pas ma filleule de coiffer sainte Catherine. Ah mais ! je n’entends pas cela. Tandis que dans cette affaire tu gagnes vingt et un mille francs. de commission, tu te fais payer un pot-de-vin triple, voilà quatre-vingt mille francs qui en dix ans te font millionnaire. Je te le répète, le tout est d’avoir un capital en sa possession. Qui n’a rien n’aura jamais rien ; qui a quelque chose peut prétendre à tout.

— À tout ? répéta Brafort. Millionnaire ! murmura-t-il ensuite, et les mirages de la richesse passèrent sous ses yeux enivrés.

Toutefois sa conscience d’honnête homme intervint.

— Mais le pot-de-vin, Maxime, est-ce bien loyal ?

Maxime éclata de rire, et, posant ses deux mains sur les épaules de Brafort et le contemplant :

— Tu es magnifique ! sur ma parole, tu es antique ! Ah ! quel brave homme tu fais, va ! Mais, mon pauvre garçon, tu ne peux pourtant pas aller vivre en Arcadie. Il faut s’accommoder au temps où l’on est. Un pot-de-vin ! Eh ! mon cher, qui n’en reçoit ? Mais tout n’est que pot-de-vin à l’heure où nous sommes. Sais-tu ce que font les autres ? Ils prennent dix fois, vingt fois ce que tu prendras ! Voilà pourquoi nous cherchons d’honnêtes gens, et pourquoi la France sera trop heureuse d’avoir affaire à un agent tel que toi. Mais pourtant ne faut-il pas pousser le scrupule jusqu’à la niaiserie. Vingt et un mille francs seulement, tu comprends que ça ne vaudrait pas la peine de se déranger.

— Cependant, objecta Brafort, un peu ébranlé, prélever sa part sur un marché dont on se charge en conscience…

— Tu ne prélèves pas sur le marché, entendons-nous, mais sur le vendeur. Tu reçois une prime d’un industriel pour préférer sa maison à celle d’un autre, voilà tout.

— Mon cher Maxime, permettez, c’est vous qui ignorez. J’ai fait du commerce et je puis vous dire qu’en pareil cas, ce que donne le vendeur à l’intermédiaire est pris nécessairement sur la qualité de la marchandise ou sur son prix ; car, vous comprenez qu’on ne saurait…

Maxime prit les deux mains de son interlocuteur.

— Mon ami, il n’y a qu’une chose à dire à tout ça, car raisonner serait inutile : c’est reçu, ça se fait, ça s’est toujours fait, ça se fera toujours ; la chose est passée en usage et par conséquent… — Si c’est vraiment reçu, dit Brafort…

— Eh ! mon pauvre garçon, le ministre même aurait pitié de toi si tu agissais autrement. Tu ne comprends vraiment rien aux choses de ce monde. Est-ce qu’il n’y a pas en tout et pour tout l’officiel et le privé ? le dessus et le dessous ? ce qu’on dit et ce qu’on fait ? ce ce qui est avoué et ce qu’on tolère ? Quand tu étais quincaillier, ton prix ne variait-il pas selon le client que tu servais ? Est-ce que tu te serais permis de vendre. à une élégante comme à la fruitière du coin, à un étranger comme à un compatriote ? Est-ce qu’il n’y a pas en toute fonction, depuis la cuisinière, qui fait le marché, jusqu’au fournisseur d’armée, le chapitre des profits secrets ? le tour du bâton ? Une chose n’est dans la langue que lorsqu’elle est dans les mœurs ; donc acceptée, connue, convenue, pour ainsi dire, donc permise. Tout le monde sait cela, excepté toi. Un petit enfant qui joue au bouchon te le dirait : ce qui gagne, c’est partout l’habileté. L’habileté est un droit. Pourquoi pas ? le talent en est bien un. Si tu fais un bon marché, il est juste que tu en profites, et, tiens, dis-moi, je te prie, pourquoi, — sauf peut-être quelques benêts de républicains, tous les gens qui passent aux affaires, tous ceux qui ont manié les choses de l’État, sont-ils devenus riches, de pauvres qu’ils étaient devant ? — Qui songe à s’en étonner ? Personne. On s’étonnerait du contraire, ce serait choquant. Eh bien ! ce n’est pas toi pourtant qui prétendrais que des pairs, des ministres, des diplomates, des hommes officiels ne sont pas des gens estimables ? Hein ! qu’en dis-tu ?

— Non, assurément, dit Brafort.

Et nul n’était plus incapable que lui d’une pareille pensée, cela parut en effet le convaincre. Toutefois, au bout d’une minute, il ajouta :

— Cependant, la cuisinière…

— Oh ! reprit Maxime, la cuisinière, c’est bien différent. La cuisinière, qui est une personne inférieure, n’a pas le droit de voler ses maîtres, auxquels elle doit obéir ; mais des hommes distingués, maîtres et tuteurs de la société, ont le droit d’en agir à leur discrétion à l’égard d’elle. À chacun selon sa capacité. Tu ne rêves pas, je pense, la république ? Eh bien ! l’inégalité des conditions crée nécessairement, forcément, l’inégalité de la morale. Les philosophes, qui ne sont que de plats géomètres, ont appelé les conquérants des voleurs. Cependant qui les prend pour tels ? Le monde a-t-il cessé de les adorer ? Non, il a trop de bon sens pour ne pas comprendre que la morale change avec les conditions. La vol est puni, la conquête reste admirée. Il faut, pour que l’ordre règne dans la société, que l’on ne s’y arrache pas des mains les objets utiles. Mais ce serait décréter l’immobilité, ce serait éteindre le génie, que d’interdire aux gens habiles les moyens intelligents d’acquérir le rang et l’éclat nécessaires à l’emploi de leurs talents. Sans doute, dit Brafort, à condition bien entendu, qu’ils ne prennent pas ce qui est aux autres.

Maxime haussa les épaules.

— Et qu’est-ce qui n’est pas aux autres ? dit-il avec impatience. Puise-t-on aux cavernes des génies de la montagne quand on s’enrichit ? Va-t-on féconder des îles désertes ? Sur ma parole, le lieu commun est l’étoffe même de l’esprit humain ! Mon cher, il y a deux sortes de gens en ce monde : ceux qui produisent et ceux qui possèdent. Les premiers, consacrés au pénible enfantement de la richesse, vivent ou languissent à l’aide d’un certain nombre de sous par jour ; les autres jouissent de la somme des richesses acquises, en s’en disputant les parts. Le commerce, en majorité, et surtout la spéculation, qui ne produisent pas, que sont-ils en réalité, sinon des moyens plus ou moins autorisés, de faire passer dans sa poche ce qui est dans celle d’autrui ? Tu ne veux, n’est-ce pas, ni bêcher, ni pousser le rabot, ni tirer l’alène. Tu veux être riche ? Eh bien, mon bon, sauf deux ou trois professions libérales que tu ne peux pas remplir, il ne s’agit dés que de pots-de-vin, et, crois-moi, quand on en prend, on ne saurait trop prendre.

Là-dessus Maxime quitta le ménage Brafort, laissant l’honnête garde municipal si préoccupé de toutes les idées qu’on venait de faire miroiter à ses yeux, et du choix qu’il avait à faire, qu’il fut longtemps à se souvenir de la première impression, pourtant si vive, que lui avait causée le spectacle de sa femme et de son ami, si près l’un de l’autre. Tout s’expliquait maintenant d’ailleurs. Et puis il eut à soigner une violente attaque de nerfs d’Eugénie, à qui décidément la joie faisait mal. Elle craignait aussi, dit-elle, que son mari ne refusât une aussi bonne occasion. Brafort la rassura. Au fond, il n’hésitait guère. L’avis de Maxime, qu’il eût pris pour conseil d’honneur aussi bien que pour oracle dans les choses d’esprit ; l’ardent désir de sa femme et le sien propre, cette ambition de la richesse que tout enfant du siècle suce avec le lait, enfin l’assurance que les pots-de-vin étaient chose reçue… Maxime, en le quittant, lui avait donné rendez-vous chez lui deux jours après. Tout fut conclu dans cette entrevue. Brafort, qui se reprochait vivement les soupçons qu’il avait eus, dans un transport de reconnaissance, les avoua, tout confus. Maxime se mit à rire.

— Allons donc, mon cher, ces choses-là arrivent à tout le monde, mais à nous…

Le lendemain Brafort donna sa démission et, peu de jours après, partit pour l’Allemagne. Il y resta près d’un mois…

Au retour, il trouva Eugénie installée dans un joli petit appartement, rue de Lille. Elle en avait obtenu l’autorisation, à la prière de Maxime, qui voulait voir sa filleule heureuse et bien mise. Maximilie, en effet, portait maintenant de petites robes blanches qui lui séyaient à ravir, et la jeune mère ne déparait point sa fille. Mise avec grâce, le teint frais et reposé, ayant une bonne sous ses ordres, Eugénie déployait des grâces toutes nouvelles, et ce qui était encore plus nouveau, une charmante humeur, et cette gaieté qui est presque de l’esprit. Elle avait déjà fait des connaissances, et l’on eut de petites soirées où parut quelquefois Maxime. Toutefois, Brafort n’entendait pas manger son argent. Il avait bel et bien rapporté quatre-vingt mille francs, et maintenant regrettait presque de n’avoir pas eu davantage ; l’appétit vient en mangeant. Mais quatre-vingt mille francs, ce n’était pas assez pour rester oisif, et, comme Brafort, ainsi que l’avait remarqué Maxime, ne voulait ni bêcher la terre ni manier l’outil de l’artisan, il fallait donc ou qu’il prit un nouveau commerce ou qu’il fit, suivant l’expression vulgaire, travailler son argent. Maxime, consulté, jugea qu’il n’y avait pas à hésiter.

— Le commerce, dit-il, j’entends la boutiquerie, n’est que la petite spéculation ; la grande seule fait les fortunes rapides et considérables. Combien te faut-il ?

Brafort hésita et finit par répondre :

— Dame ! le plus possible.

— Je m’y attendais. Et quand cela ?

Mais le plus tôt.

Maxime, comme à l’ordinaire, se mit à rire :

— Excellents principes ! Eh bien ! j’ai une affaire en vue, que je ne puis faire seul, un achat de maisons un peu vieilles, mais situées près du Louvre, dans un beau quartier. C’est une affaire de trois cent cinquante mille francs. Nous payerons une part comptant. Tu donneras un tiers, je ferai le reste, et naturellement je serai propriétaire dans la mesure de cet apport ; mais ce sera entre nous une clause secrète et tu seras seul en nom. L’opinion publique est ridicule ; elle interdit aux hommes politiques de faire des affaires, comme s’ils devaient mourir de faim en servant l’État.

Brafort fut de cet avis, et s’irrita contre l’opinion publique. Il acheta les maisons, au nombre de trois. Quand il s’en vit propriétaire en règle, bien qu’il ne le fût en réalité que pour un tiers, il fut pris d’une joie qui l’enivra. Lui, propriétaire ! Bonheur inespéré orgueil et délices ! Il se regardait avec respect ; il marchait dans la rue, cambré, la tête haute. Il remplissait le trottoir !

Cependant tout a ses ombres. Les grandes passions, en même temps que leurs ivresses ont leurs douleurs. Les maisons n’étaient pas chères, les baux donnaient quinze pour cent du prix d’achat ; mais, comme l’avait remarqué Maxime, elles étaient vieilles, et cette propriété, mon Dieu ! cette propriété si chère avait quelque chose, hélas ! de précaire et de chancelant. Aux yeux de Brafort, la propriété a les attributs divins ; elle est ou devrait être éternelle.

Avant d’acheter, il avait tout visité, de la cave au grenier, soigneusement. Il savait ses maisons par cœur, et maintenant la moindre dégradation lui faisait mal. Comme il n’avait d’ailleurs rien à faire, il s’y rendait chaque jour, causait avec les concierges et faisait des visites aux locataires. Là, il recueillait toujours quelque sujet de colère et de désespoir. Le papier du troisième — du numéro 20 recevait constamment de nouvelles égratignures. C’étaient des gens négligents, que Brafort avait en horreur. Celle-ci avait des chats ; celui-là fumait, ce qui noircissait les plafonds. Ces autres avaient des enfants en nombre plus ou moins ridicule. Et enfin tous ses gens-là se permettaient d’agir à leur guise, comme s’ils avaient été chez eux. On consentait à les loger, moyennant un prix raisonnable ; mais s’il avaient le droit d’usage, avaient-ils celui d’usure ? Un de ces messieurs était si gros qu’il faisait gémir l’escalier, gémissements qui retentissaient dans l’âme de Brafort ; et vraiment, en voyant ces gens aller et venir ainsi du haut en bas, sans la moindre gêne, et fermer les portes quelquefois très-fort et parler haut, il trouvait qu’ils avaient bien peu de conscience, car c’était son pavé, son bois, ses rampes, ses plafonds et ses planchers, qu’ils usaient ainsi sans précaution. Les bonnes descendaient avec des paniers et frôlaient le mur. Un gravier, direz-vous, c’est peu de chose ; mais après tout, une maison ne se compose que de ça, et à la longue… Limer une maison, cela revient en somme à limer les pièces d’or. C’est donc un vol ; et cependant on ne pouvait rien contre ces gens-là, du moins en justice, car, pour les agacer et leur rendre la vie dure, il s’en acquittait consciencieusement.

D’un autre côté, Brafort, qui, nous le savons, avait des penchants dogmatiques, se disait que la fonction de propriétaire impliquait des devoirs sérieux, une responsabilité morale. Un peu plus, il se fût cru chargé d’âmes. Toujours est-il qu’il s’informait soigneusement des mœurs de ses locataires. Une dame qui vivait seule, et qui recevait chez elle plus de visiteurs que de visiteuses, reçut de lui son congé. Quelques locataires, chez lesquels il fit des scènes ou qu’il ennuya, le mirent à la porte et donnèrent congé. Pour d’autres dont les termes étaient en retard, il les rendait martyrs de ses exigences, tout en se croyant généreux. Ainsi était-il en train de dépeupler ses immeubles ; il rêvait une ligue de propriétaires qui ferait refleurir dans la société l’économie, l’ordre et les bonnes mœurs, quand un jour Maxime lui dit :

— Eh bien, mon cher, nos maisons vont sauter prochainement.

Brafort fit un bond.

— Que diable ! n’aie pas l’air si effaré. Il ne s’agit pas d’une mine de poudre ; mais simplement du tracé définitivement arrêté de cette belle rue qu’on veut mener en ligne droite de la Concorde à la Bastille, et qui s’appellera la rue de Rivoli. Eh bien, j’ai vu le plan ; nous serons expropriés.

— Expropriés !… Je n’entends pas ça, moi. Mais comment ? C’est une infamie, c’est une violation de la propriété ! Ces choses-là ne se passent pas en pleine civilisation. Je réclamerai, je…

— Pour Dieu, mon cher Brafort, ne crie pas de sorte. Nous serons indemnisés.

— Je ne veux pas d’indemnité, moi ! Je veux mon bien. Ma propriété est à moi, c’est une chose sacrée ! Ne suis-je pas libre ! C’est une indignité ! Le gouvernement n’a pas le droit.

— Brafort je ne te reconnais plus. Ton langage est tout à fait révolutionnaire.

— Est-il possible ? murmura le digne homme, s’apaisant un peu. Cependant, Maxime, nos maisons…

— Seront payées deux fois leur valeur, soupira monsieur de Renoux en se penchant vers son ami.

— Hein ! vous croyez ?… vraiment ?

— C’est à peu près certain, et pour ma part je m’en réjouis. Tu as pris trop tôt pour elles des entrailles de père. Tes affections, mon cher, ne sont pas assez abstraites. C’est à la valeur de l’objet qu’on doit s’attacher et non à l’objet lui-même. Sursum corda !

— Si nous sommes bien payés, reprit Brafort, et pourtant j’avoue que ça me fait quelque chose… Oui, et c’est ce qui prouve, ajouta-t-il d’un air profond, que le sentiment de la propriété…

— Garde ce saint respect, mais applique-le à d’autres immeubles ou plutôt au principe lui-même. L’homme, dit l’Écriture, ne doit pas s’attacher à ce qui passe, mais à ce qui est incorruptible et que les vers ne mangent point. Or, ce bien-là, mon cher, très-évidemment, c’est l’or.

Brafort se résigna, et bientôt porta toutes ses vues sur le chiffre de l’indemnité. On eut sans doute à cœur de le consoler, car ce chiffre fut magnifique. Les vieilles maisons, achetées trois cent cinquante mille francs, et que Brafort avait fait recrépir à neuf pour la circonstance, se trouvèrent estimées cinq cent mille francs.

— Mon cher, elles avaient beaucoup prospéré entre nos mains, dit sérieusement Maxime.

Dans cette opération, Brafort se trouva bénéficier pour son tiers de cinquante mille francs. Il resta persuadé que Maxime avait un flair excellent en affaires, et lui demanda bientôt ses conseils pour quelque autre transaction.

Maxime le fit quelque temps attendre, puis un jour l’envoya chercher,

— Mon cher, lui dit-il, il s’agit d’une société dont je vais être à peu près le fondateur. Tu pourrais prendre pour cinquante mille francs d’actions ; je t’en ferai donner pour soixante mille, et tu serais du conseil de surveillance.

— Du conseil de surveillance ! répéta Brafort, flatté de cet honneur, et qu’est-ce que cette société ?

Maxime eut un mouvement d’épaule d’une adorable négligence.

— Une société pour l’exploitation de carrières à Meung. Il y a beaucoup à faire.

— La pierre est belle ? demanda Brafort.

— Je n’en sais rien, répondit Maxime du même air insouciant.

— Comment ?

— Je n’ai pas eu le temps d’y aller voir.

— Ne m’avez-vous pas dit que vous étiez intéressé dans l’entreprise ?

— C’est-à-dire qu’on m’y intéresse. Je me suis engagé à obtenir une commande du ministère pour la construction d’une préfecture et de deux casernes, aux environs, et j’ai dans la tête un coup meilleur. Il n’y a pas là de route ; j’en ferai décider une, allant de la préfecture à une ville voisine, et passant, bien entendu, par notre carrière. Ça fera un crochet, mais bah !… Tiens, à ce propos, ajouta Maxime en posant sa main sur le genou de Brafort, j’ai une idée : tu devrais aller à ma place là-bas, tu verrais les terrains qui constituent la carrière, et tu achèterais, en mon et au tien, par tiers, si tu veux, une certaine étendue de terrains environnants, pouvant être soupçonnés de contenir de la pierre. Nous les revendons ensuite à la société.

— Pourquoi ne pas acheter ces terrains de suite en son nom ? demanda Brafort.

— Ah ça ! mon cher, s’écria Maxime, en jetant son bout de cigare, tu ne comprendras jamais rien aux affaires, ma parole d’honneur. Eh bien ! voici la situation : les propriétaires (ils sont deux) de la susdite carrière. et un sieur Brotin, agent d’affaires ou soi-disant tel, sont venus me trouver. Ils ont là des hectares par centaines à exploiter ; il faut des fonds pour cela. Moyen d’en avoir, le crédit. Ce crédit, moi je puis le donner et je le donne. J’aurai la commande de l’État, j’aurai la route, j’aurai le concours de la presse financière ; c’est-à-dire enfin que je représente dans l’affaire le principal apport, la vitalité de l’œuvre. Aussi ai-je reçu pour ma part deux mille actions sur cinquante mille émises à deux cent cinquante francs. Franchement ce n’est pas assez ; aussi ne serais-je pas fâché d’augmenter un peu mes bénéfices. Eh bien ! veux-tu faire ce petit voyage ?

Brafort partit pour les carrières, les examina, prit nombre d’informations, et finalement écrivit à Maxime que les carrières, évaluées, suivant l’emission des res, à douze millions cinq cent mille francs, n’en valaient pas le dixième ; qu’il n’y avait dans tout le pays d’autres terrains de même nature que quelques hectares, situés à une assez grande distance des premières carrières et au fond de chemins perdus ; qu’il pouvait les avoir au prix de trente mille francs, mais qu’il valait cent fois. mieux abandonner toute l’affaire. On les avait trompés, et il se désespérait ; car il avait pris avant son départ pour vingt-cinq mille francs d’actions.

Il reçut cette réponse de Maxime.

« Tu es à cent lieues, mon cher, de soupçonner l’importance que peut avoir une propriété industrielle bien exploitée. Achète les terrains et dépêche-toi ; nos actions priment de quinze francs. »

Brafort, abasourdi, mais à l’égard de Maxime toujours docile, acheta, revint à Paris, et constata le succès des actions. Il en acheta alors deux cents autres au pair, et entra dans ses fonctions de membre du conseil de surveillance. Ce fut en cette qualité qu’il ratifia l’acte d’achat par la société, au prix de trois cent mille francs, de nouveaux terrains appartenant à monsieur Maxime de Renoux, président, et à monsieur Jean-Baptiste Brafort, membre du conseil. Il n’y eut pas de contestations entre les parties. Ces mêmes terrains, achetés trois cent mille francs par monsieur Brafort, du conseil de surveillance, avaient coûté trente mille francs à monsieur Brafort, simple particulier. Si inféodé que fût Jean-Baptiste aux décisions de son ami, il eut pourtant des scrupules ; mais ils cédèrent devant l’affirmation de Maxime, — affirmation d’ailleurs appuyée de preuves, — que les grands financiers agissaient ainsi. Bientôt. après, toujours pour imiter les grands financiers, Maxime et Brafort vendirent leurs actions à vingt francs de prime et se retirèrent de la compagnie. Et ce qui prouve qu’en effet, suivant le dire de Brafort, Maxime avait en affaires un flair excellent, c’est que la compagnie fit faillite un an après. Les actionnaires furent ruinés, et ne surent jamais bien pourquoi. Brafort s’en doutait à peine ; mais ce qu’il savait très-bien et qui obscurcissait tout le reste, c’est qu’après ces diverses opérations, il se trouvait à la tête de deux cent cinquante mille francs. C’est alors qu’il prit le parti de se faire chef d’industrie, bien que Maxime, à qui il convenait comme agent, eût continué volontiers de le guider dans la grande spéculation. On n’a pas su les motifs de cette détermination de Brafort ; nous ne pouvons que les deviner par la connaissance intime que nous avons de son esprit et de son caractère.

Il était, nous l’avons vu par l’exemple de sa liquidation commerciale, d’une probité scrupuleuse ; seulement cette probité n’était susceptible de s’exercer que dans des limites convenues. En d’autres termes, il tenait à faire son devoir ; mais ce devoir ne lui était révélé que par l’opinion commune. Jusqu’alors ces deux termes : la conscience de Brafort et la morale régnante, avaient vécu, comme ils étaient nés, en parfaite intelligence. Mais il n’en fut pas tout à fait de même dans cette atmosphère tropicale de la haute finance, où le principe de l’exploitation, poussé à ses conséquences extrêmes, s’épanouit en fruits d’un tel éclat que l’on ne peut guère se méprendre sur leur nature. Il n’y eut pas divorce toutefois, mais seulement tiraillements, inquiétudes ; car, d’autre part, le patronage de Maxime et l’exemple illustre des P…, des M…, des Z…, et des R… étaient de ces prestiges devant lesquels l’intelligence de Brafort devait longtemps hésiter et se confondre.

Soupçonner que des hommes si riches, si considérés, des hommes dont le nom passe en proverbe et fait l’admiration des badauds : des hommes qui peuvent être comptés parmi les gloires nationales, puisque leur nom est sur toutes les lèvres ; des hommes qui vont à la cour et qui portent sur leur poitrine toutes les décorations de l’Europe… Ah ! allons donc ! Nier la lumière du soleil, possible encore ; mais le respect dû à de telles gens !…

Pour les croire coupables d’escroquerie, ces grands hommes, il eût fallu douter du principe hiérarchique lui-même et admettre que l’ordre social favorise le haut banditisme. Brafort pouvait-il même soupçonner cela ?

Au nombre de ces motifs d’aveuglement, n’oublions pas la joie de cet homme, si longtemps pauvre, en se voyant enfin déjà riche et en possession de l’instrument nécessaire à la conquête d’une grande fortune. Cependant ce fut, n’en doutons pas, un malaise secret et. persistant qui le chassa des autres régions financières ; il voulut être manufacturier, « préférant, dit-il, les choses palpables aux choses fictives. »

— Il me semble, objecta Maxime avec son ironique sourire, que les choses fictives deviennent assez palpables en nos mains ; toute la différence est que tu gagneras moins dans l’industrie. Mais prélever de l’argent ici ou là, c’est la même chose.

Maxime avait raison : en dehors de la production directe et du service nécessaire, le gain légitime n’existe pas. Mais, depuis que l’industrie règne, on est tellement habitué a voir le patron s’enrichir où l’ouvrier vit à peine, que c’est chose toute simple et où la conscience des Brafort se sent à l’aise. Au reste, loin d’appuyer sur les objections, Maxime, au contraire, se mit tout à coup à seconder l’idée de Brafort, mais secrètement, sans doute pour ne pas déplaire à Eugénie, qui ne voulait pas entendre parler de quitter Paris. Ce fut même Maxime qui, par un de ses amis, découvrit une affaire avantageuse à R… et la fit proposer à Brafort. C’était une filature fort négligée par suite de l’incurie et des embarras du propriétaire, établissement à refaire et que Brafort acquit à bon marché. Il y fit de grandes améliorations, se procura en Angleterre un contre-maître habile, visita les différents centres de cette industrie, et mit à s’instruire des pratiques du métier une ardeur patiente.

Ils s’établirent donc à R… malgré le désespoir d’Eugénie. Elle ne voulait pas quitter Paris, alléguant qu’elle y était née, que sa famille y vivait… L’amour de la famille n’avait jamais coûté si peu de visites et tant de larmes. Depuis le retour de fortune des Brafort, les Leblanc s’étaient rapprochés ; mais Eugénie, la veille encore, leur gardait rancune, et n’allait pas à Neuilly trois fois en six mois. Son chagrin alla pourtant jusqu’à la rendre malade, et Brafort resta convaincu plus que jamais que la femme est par nature un être déraisonnable, fantasque, incapable d’établir de justes rapports entre la valeur d’un objet et le sentiment qu’elle attache. Il usa donc avec une fermeté consciencieuse de ses droits, et entraîna à sa suite l’épouse éplorée. Pour lui, s’il donna quelques regrets à la capitale, son seul chagrin fut de quitter Maxime, cet ami qui lui avait toujours été si précieux, et que maintenant il regardait encore comme son bienfaiteur. Il n’avait pas manqué de lui faire promettre de venir souvent à R…, mais les affaires de l’État… Bref, Maxime n’y alla pas, et la triste Eugénie n’eut pas même la consolation de recevoir par lui les nouvelles orales de ce Paris tant aimé.

Déjà, plusieurs moins avant leur départ pour la province, ils avaient mis Jean au collège. C’est un malheur pour l’enfant qui a sa mère, ce fut pour l’orphelin un soulagement. L’humeur de sa Tante, ses caprices, ses injustices, le faisaient beaucoup souffrir. Eugénie n’était pas une méchante femme, elle s’attendrissait en parlant de l’orphelin et protestait qu’elle voulait lui servir de mère ; mais la générosité de cette adoption, elle n’était pas sans en sentir le prix et la portait en compte à son neveu. Celui-ci malheureusement ignorait encore l’arithmétique : il aurait eu pour ses parents adoptifs l’affection filiale, un peu égoïste, il va sans dire, de l’enfant, qui ne peut donner plus que ne le permet son âge ; mais avant de savoir ce qu’était la reconnaissance, il s’entendit appeler ingrat. Pendant longtemps, il n’avait pas deviné pourquoi le bruit que faisait Maximilie et le bruit qu’li faisait lui-même n’avaient pas le même son aux oreilles de madame Brafort ; il ne s’était pas douté qu’il n’eût point le droit d’avoir des défauts comme un autre enfant, et ce ne fut qu’à force d’entendre Eugénie assurer qu’elle ne faisait entre lui et sa fille aucune. différence, qu’il finit par comprendre combien il en existait.

Nous ne nous étendrons pas sur la générosité de cette adoption des époux Brafort ; elle a été célébrée sur tant de tons dans leur entourage, que c’est un des faits qui ont le moins besoin d’être remis en lumière. On ne parlait guère de Brafort sans ajouter ce beau trait de bienfaisance à sa figure d’homme honnête et considéré ; sous ce rapport, la dette de l’orphelin a été payée par l’estime publique. Elle eût pu l’être par la joie même d’élever un enfant aussi bien doué que Jean ; mais ce malheureux livre de doit et avoir, ouvert à l’article Reconnaissance, et que l’ancien quincaillier et sa femme ne manquèrent jamais de tenir en partie double, gâta l’affection heureuse et sincère qui sans cela eût pu s’établir entre l’enfant et ses parents adoptifs. Il y avait aussi, du côté de Jean, une amertume entretenue par des souvenirs bien chers et tout différents ; l’absolutisme de son oncle exaltait son imagination, irritait ses nerfs, l’exaspérait. Quand un lien d’amour mutuel, pris aux entrailles de l’être, n’adoucit pas les dissensions de famille, et n’en efface pas le souvenir, elles arrivent à l’état de crises terribles, souvent funestes.

Dans cette geôle de l’enfance appelée collége, malgré tout, Jean respira ; il avait au moins du calme. La règle le meurtrissait bien, mais elle n’avait pas l’air de le faire exprès ; elle n’avait ni la voix aigre de sa tante, ni le ton lourd et solennel de son oncle : elle était la même pour tous. Il regretta Maximilie ; mais il connut bientôt l’amitié plus complète d’un enfant de son âge, externe au même collége, et nommé Georges d’Eriblac. C’était un joli garçon aux cheveux bouclés, dont les yeux brillaient de malice et dont les joues fines et roses semblaient toutes parfumées de soins et de baisers maternels. Tandis que Jean respirait la mélancolie, Georges exhalait ce bonheur de l’enfance, qui est expansion, gaieté, pétulance. Toujours simplement vêtu, il l’était cependant avec un goût qui révélait des poëmes de tendresse intime.

Cet enfant, qui joignait à beaucoup d’étourderie un cœur d’une adorable générosité, fut attiré par la tristesse de Jean ; de lui-même, il alla trouver dans un coin ce petit camarade sombre et lui porter cette lumière dont lui, l’enfant heureux, rayonnait. Jean répondit passionnément à cet appel, et l’amitié commencée à neuf ans ne fit que s’accroître, avec l’âge et l’intelligence, par le charme d’une intimité de plus en plus profonde. Après le départ de la famille Brafort pour …, la mère de Georges devint la Providence de Jean. Elle obtint du proviseur de le faire sortir, de temps en temps, le jeudi ; l’orphelin eut sa part des gâteries de Georges. À R…, on l’oubliait toute l’année, sauf aux trimestres, qui le rappelaient assez peu agréablement ; seulement, aux grandes vacances, Brafort venait chercher son neveu. Grâce à de longues promenades dans la campagne, à la lecture, à l’étude, à Maximilie, qui protégeait son cousin, grâce encore aux soins que prenait Jean d’éviter les occasions de conflit, ces deux mois se passaient sans trop d’encombre. Occupé de ses affaires et de ses plaisirs et recevant fréquemment du monde, Brafort avait peu le temps de songer à son neveu ; cependant il était rare que leur contact fortuit n’aboutit à quelque dissentiment, ce qui faisait dire à Brafort :

— Cet enfant-là est une tête de fer et un ingrat, la discipline du collège ne l’a point rompu.

Il l’accusait encore d’être sournois. Contre cet homme, son parent et son tuteur, qui disposait de lui souverainement, Jean n’avait guère qu’un refuge : la résistance intime et silencieuse. Cela irritait Brafort. Voici un exemple entre autres de l’hostilité de leurs vues. On se rappelle que le jour où Jacques avait présenté son fils à Brafort, celui-ci avait trouvé le nom de Jean trop vulgaire. Quand Brafort eut des rentes et reçut du monde, ce nom devint tout à fait choquant. Le moyen âge alors était à la mode, et Brafort déjà rêvait sa tour à créneaux. Il imposa donc à son neveu le nom de Johann, sans s’arrêter à la répugnance marquée de l’enfant ; Jean tenait au nom choisi par son père, et que la voix chérie de sa mère autrefois rendait si beau. Il dut subir le changement décrété : mais, toutes les fois qu’il fut appelé lui-même à se nommer, il dit Jean, et ne signa jamais autrement ses lettres.

— C’est de l’entêtement et de l’insolence, déclarait Brafort.

Entre eux existait ce malentendu, si fréquent dans nos mœurs encore monarchiques, entre le bienfaiteur et l’oblige. Aux yeux de Brafort, la reconnaissance consistait en l’abdication pleine et entière de la personnalité. Jean, de son côté, souffrait de recevoir les secours de son oncle et ne lui en savait pas gré ; car il se regardait comme enlevé par lui à son tuteur véritable, Charles de Labroie.

Celui-ci, à sa sortie de prison, avait réclamé le fils de Jacques, Brafort avait répondu par un refus rogue, et n’avait pas même permis que monsieur de Labroie vit l’enfant ; car ce républicain dévoué à ses croyances jusqu’à la ruine, jusqu’à la prison, jusqu’à la mort, ne pouvait être qu’un loup dans la bergerie de l’éducation de Jean. Monsieur de Labroie insista, vint à R…, et montra le billet, testament de Noelly, écrit quelques heures avant sa mort, et par lequel elle léguait son fils à son ami. Brafort eut une magnifique réponse :

— Monsieur, ce billet n’est pas légal. Mon frère existait encore, et ma belle-sœur, qui n’a jamais été veuve, puisqu’elle est morte en même temps que son mari, n’a pas eu le droit de disposer de son fils.

Charles de Labroie sortit sans ajouter un seul mot. À partir de ce moment, loin d’éprouver aucun scrupule à nouer des relations secrètes avec Jean, il s’en fit un devoir. Il rêvait encore aux moyens, quand un jour il vit entrer le petit Georges, porteur d’une lettre de son ami.

Soit par les indiscrétions de Maximilie, soit par des paroles échappées à son oncle et à sa tante, qui, selon l’habitude de beaucoup de gens, vivaient persuadés que les enfants n’ont pas d’oreilles, Jean savait les circonstances de la mort de ses parents, la délégation de sa mère, et les démarches infructueuses de Charles de Labroie. Il se rappelait cet ami avec la tendresse passionnée qui lui inspiraient tous les souvenirs du foyer maternel. Il avait voulu le revoir, et avait mis en campagne pour cet objet l’activité et la perspicacité de Georges.

Dès lors, Charles de Labroie et Jean s’étaient vus de temps en temps, les jours de sortie, et une correspondance active s’était établie entre eux. Les croyances et les idées de monsieur de Labroie trouvèrent dans les aspirations de Jean un terrain tout préparé, et ce fut avec passion et religion tout ensemble que l’enfant se précipita dans cette voie, que lui avait tracée le martyre de ses parents.

Les premières années de collége de Jean n’avaient pas été brillantes. Rebuté par la sécheresse de l’enseignement, habitué déjà à se renfermer en lui-même et à remplacer la réalité par le rêve, il étudiait nonchalamment et n’obtint pas un succès. Mais un discours que lui fit son oncle à ce sujet changea tout de face. Le discours précité se résumait en trois points principaux, conforme sur ce point aux grands principes oratoires.

1° Tu es mon neveu, donc tu dois être intelligent, et tu as pour devoir d’être le premier ;

2º Tu es élevé par mes bienfaits ;

3° Donc, en n’étant pas le premier, tu fais acte de l’ingratitude la plus noire.

Jean sentit la justesse de ce raisonnement, et tout d’abord hésita entre deux partis : quitter la maison de son oncle pour celle de Charles de Labroie, ou bien partir pour un pays inconnu, où il gagnerait son pain à la sueur de son front. Cependant il n’avait que douze ans à peine ; il était maigre, fluet, et le premier mouvement de tout chef d’emploi devait être de le refuser sur sa mine. D’autre part, son ami, qui était pauvre, ne pouvait le recevoir, au mépris de la loi et de son tuteur. Jean courba sous la nécessité son front rougissant ; mais, à partir de ce jour, il se prit à lutter avec acharnement contre les aridités de l’étude, et, comme il était en effet très-intelligent, parce que ou quoique neveu de Brafort, il fit dès lors de grands progrès, et ce qui était l’essentiel pour ses parents, il eut des prix. On commença dés lors à l’estimer un peu ; sa tante fut moins sèche pour lui ; son oncle déclara qu’il ne regretterait ni ses soins ni son argent, si ce garçon-là voulait faire honneur à la famille, et Maximilie, qui avait quelque peu subi les préventions de son père et de sa mère à l’égard de son cousin, fut enchantée de ses succès.

Cette petite fille, quoique très-gâtée et pourvue d’abondants caprices, était aimante, et le montrait quelquefois par des élans de cœur très-intermittents, mais généreux, pour lesquels Jean lui voua une sincère tendresse. Malgré la différence d’âge qui les séparait, ils se lièrent de plus en plus d’une amitié fraternelle ; à cette époque de l’adolescence, où le sentiment s’éveille et s’épanche avec tant de naïveté, Maximilie fut très-expansive pour son cousin ; il est vrai que dans l’absence, elle ne lui écrivait guère, n’aimant point à écrire ; mais elle lui brodait des pantoufles, lui peignait des porte-monnaie ou lui tricotait des bourses, et, quand les vacances avaient ramené Jean à R…, on la voyait le chercher sans cesse, se pendre à son bras, le taquiner, le consulter en mille choses, le combler de naïves caresses et babiller avec lui.

Était-ce l’affection un peu curieuse d’une sœur pour le frère plus âgé qu’elle et différent d’éducation et d’habitudes, affection par laquelle la jeune fille semble préluder à une autre étude, à un autre amour ? ou bien était-ce l’amour lui-même ? Brafort ne s’arrêta qu’à cette dernière supposition et en fut très-effrayé. Quand il n’était encore que garde municipal, il avait dit à sa femme à l’égard de Jean :

— Nous lui donnerons un bon état, et il sera le protecteur, pourquoi pas le mari ? de Maximilie.

Mais les choses avaient bien changé ! Brafort maintenant rêvait pour sa fille un parti riche et brillant. Aussi ne recula-t-il pas devant la pensée de rompre le touchant accord de ces deux enfants, et d’étonner leur innocence par des précautions blessantes. Maximilie protesta bruyamment, mais vainement. Jean ressentit avec amertume l’affront fait à sa fierté.

cette époque cependant (il approchait de sa vingtième année), adouci par la philosophie indulgente et supérieure du vicomte de Labroie, il commençait à comprendre l’écrasante bonne foi de son oncle, et ne portait plus ses jugements à l’extrême comme autrefois. Il s’attacha donc à être prudent à l’égard de sa cousine, sans cesser d’être affectueux, et souvent c’était avec une douceur fraternelle, qui seyait étrangement à sa jeunesse, qu’il grondait lui-même et restreignait la vivacité mutine et provocante de Maximilie. Cela n’empêcha pas que Brafort ne continuât d’observer leurs rapports avec inquiétude.

Jean et son fidèle ami Georges, après avoir passé ensemble leur baccalauréat, étaient entrés ensemble à l’École centrale, d’où ils venaient de sortir l’un et l’autre, en cette année 1817, avec le diplôme d’ingénieur civil, Brafort informé des attentions que madame Dériblac avait eues pour Jean, et de l’étroite amitié des deux camarades, avait invité Georges à venir passer les vacances à R… On recevait, à cette époque de l’année, beaucoup de monde chez Brafort, et un jeune homme de plus ou de moins ne comptait pas. Nous n’oserions assurer que l’apostrophe du nom de d’Eriblac ne fût pour quelque chose dans l’invitation. D’ailleurs la gaieté, l’entrain, la belle tournure de Georges plurent à tout le monde. Madame Brafort elle-même eut pour lui des attentions marquées. Il était aimable ; doux autant que pétulant, poli et prévenant près des femmes, sans galanterie. Ce garçon-là était gâté par la nature. Il n’y eut que Maximilie qui sembla peu s’occuper de lui ; en revanche, elle se plut à combler son cousin plus que jamais d’agaceries.

— Heureusement, ils n’ont plus de tête-à-tête, se dit Brafort, que la présence de Georges rassurait, tant cette préoccupation dont il était saisi à l’égard de Jean écartait toutes les autres.

Il recommanda à sa femme de suivre partout Maximilie, et madame Brafort se conformant à cette recommandation avec une docilité exemplaire et rare, il en résulta que ces quatre personnages ne se quillèrent point, et que soit dans le pare, soit à la promenade, à cheval ou en voiture, du matin au soir, une intimité charmante s’établit ; cependant cette intimité resta toujours assez contenue entre Georges et Maximilie. Celle-ci jasait plutôt avec son cousin : tandis que la mère prenait volontiers le bras de Georges et entamait avec lui des conversations confidentielles et poétiques, où elle parlait à ce jeune homme de ses rêves de jeune fille, et même de son mariage, tout cela en soupirant.

Eugénie avait cessé depuis longtemps de pleurer la ville de Paris ; on ne saurait toujours verser des larmes. Une crise de chagrin seulement l’avait reprise, à l’occasion du mariage de Maxime, qui épousait la fille d’un pair, et la raison de ce chagrin, celle du moins que madame Brafort alléguait à son mari, c’est qu’elle n’avait point été invitée, et que c’était mal d’un ancien ami.

Peu à peu, madame Brafort avait contracté des liaisons assez étroites avec des dames de la ville ; elle avait fini par s’intéresser vivement aux nouvelles locales, elle s’était enfin habituée au séjour de R… Elle était loin d’être insensible aux jouissances du luxe et de la toilette. Elle était heureuse de voir sa fille assurée d’un bel avenir. Dans les premiers temps de sa fortune, en songeant aux fatigues et aux privations passées, elle éprouvait la joie du noyé qui s’éveille sur le rivage. Mais, s’il existe des biens négatifs, le premier de tous est la richesse, lorsqu’elle n’est pas jointe à l’indépendance. Quand le luxe qui l’entourait eut perdu pour elle ses premières saveurs, madame Brafort se trouva seule en face de jours longs et vides. Elle était incapable d’élever sa fille, qui bientôt lui fut enlevée pour le couvent. Elle ne savait pas s’occuper l’esprit. Petites ou grandes choses, tout se faisait par les ordres de Brafort dans la maison. Il ne restait donc à Eugénie qu’une existence purement végétative. Elle pouvait y joindre, il est vrai, la fonction officielle de toute épouse bien née, adorer son mari ; c’était l’idéal, mais… le moyen ?…

Était-ce pour ces motifs, — qu’elle s’en rendit compte ou les éprouvât seulement, que madame Brafort était retombée, depuis son départ de Paris, dans une langueur chagrine et mélancolique, aigre même parfois ? Cela nous paraît probable. Tout être, homme ou plante, qui souffre dans son développement, se couvre de rugosités ou de mousse, et se renfrogne. Brafort eût désiré chez sa femme un peu plus d’entrain et de gaieté ; car, bon homme et bon vivant, il trouvait le sourire agréable à voir.

— N’as-tu pas tout ce qu’il te faut ? disait-il quelquefois à Eugénie. Que te manque-t-il ? Je t’ai fait bâtir une maison superbe ; tu as les toilettes les plus éclatantes de R…, des serviteurs, une table excellente ; tout ce que tu demandes, je te l’accorde… pourvu que ce soit raisonnable !… Je ne suis pas méchant, moi ; je ne veux qu’une chose, c’est que tout aille pour le mieux et que tout le monde soit content.

Il le voulait au point que tout devait passer par ses ordres et sous ses yeux, qu’il réglait tout, surveillait tout, décidait de tout. En principe, il y avait bien certaines choses dont il ne s’occupait pas, le menu des repas, les détails de la toilette ; mais, comme il exerçait là-dessus un droit de critique rétropectif, cela revenait à peu près au même.

En somme, fraîche et replète à plaisir, comme ces volatiles qu’on prive de mouvement en les gorgeant de nourriture, Eugénie étouffait au-dedans ; ses soupirs avaient quelque chose de l’asthme. Dépourvue d’énergie pour lutter, elle en avait pour souffrir. Assez intelligente pour s’ennuyer, elle ne l’était pas assez pour se créer des ressources. Elle adorait sa fille et n’avait su lui inspirer aucune confiance ; elle était inutile enfin, et le sentait sans se l’avouer. Seule, elle pleurait quelquefois, que ce fût d’ennui ou de souvenir. Ne disposant de rien sans contrôle, elle aurait trouvé des difficultés à faire le bien ; mais il est juste de dire qu’elle n’y pensait pas. Quelques amis riaient de sa mélancolie, l’estimant heureuse. Mais la pire des souffrances ne serait-elle point de n’avoir ni joies ni malheurs ?

Maximilie avait alors dix-sept ans. Rose de figure, blonde de cheveux, des yeux noirs ; un peu maigrelette, mais jolie, et surtout charmante par un mélange de candeur et de hardiesse qui lui seyait à ravir. Comment l’éducation que lui avait donné son père n’avait-elle pas éteint cette spontanéité ? Car on pense bien que le programme de Brafort, tout tracé à angles droits, s’il se fût réalisé, eût fait de Maximilie une poupée modèle. Heureusement, — pour cette fois, — entre notre idéal et sa réalisation se produisent toujours de grandes différences. Maximilie fut donc un exemple de plus des malices de la nature à l’égard des programmes d’éducation. La tendresse de Brafort pour sa fille l’aveugla dans cette affaire et lui suggéra de grands compromis. Il n’en fit pas toutefois sur le chapitre des révérences et civilités puériles ; jamais ! Chaque année, au jour de sa fête, Maximilie lui récita un compliment en vers en lui offrant un ouvrage de ses mains, sorti pour la plus grande part de celles de sa mère. Elle eut, dès cinq ans, la mémoire ornée de fables et de tirades. Elle dut se tenir droite et silencieuse devant le monde. Sur tous ces points, Brafort était inflexible, et la petite savait bien qu’il n’y avait pas à plaisanter ; mais ensuite il ne demandait pas mieux que d’être bon prince et de se faire prier et câliner. Quand Maximilie grimpait sur ses genoux ou plus tard venait s’y asseoir en l’appelant petit père :

— Allons, disait-il, je parie que tu as quelque chose à me demander. Là ! tu es bien femme ! Allons ! sois câline et rusée, c’est ton métier.

De tels enseignements auraient pu fausser un autre caractère ; mais Maximilie tenait de son père une énergie native, un peu brutale, que l’éducation et la volonté ne purent qu’adoucir. Enfant, elle avait parfois des colères, pendant lesquelles elle se roulait à terre et mordait ceux qui l’approchaient. Son père, en la frappant dans ces moments, faillit la tuer. L’immobilité à laquelle on la condamnait souvent était une cause de ces crises. Vive, active, exubérante de vie, il lui eût fallu beaucoup d’exercice en plein air, un travail du corps, une gymnastique. Au lieu de satisfaire ce besoin, on lui mit sans cesse sous les yeux ce modèle de la jeune fille douce, modeste, passive, aux yeux baissés, vaporeuse et sensitive, qui était l’idéal de Brafort. Elle ne le réalisa pas, mais ce lui fût un frein souvent douloureux. Brafort vit bien plus tard que son but n’était pas atteint ; mais, comme sa fille ne lui en parut pas moins charmante, il s’en consola.

Dès que Maximilie avait eu dix ans, il l’avait mise au couvent, à Lille, chez les dames du sacré-cœur. Il avait un peu hésité en faveur d’une pension laïque ; mais tous les notables et les meilleures familles du pays mettaient leurs filles au Sacré-Cœur ; ce fut la raison déterminante. Et puis il s’était permis de consulter là-dessus madame la préfète de Lille, et elle lui avait dit

— Comment pouvez-vous, monsieur Brafort, méconnaître l’excellence d’une religion qui s’associe aux plus douces émotions de notre berceau et répand ses consolations sur notre tombe.

Brafort avait été fort touché de si belles paroles et avait trouvé cela concluant. Il disait :

— Je ne m’oppose pas à la religion, la religion est utile ; seulement je n’aime pas la béguinerie.

Mais, ayant causé avec ces dames, il les trouva très-bien, très-raisonnable ; ce qui ne l’empêchait pas de dire à sa fille, les jours de sortie !

— Eh bien ! tes béguines, te font-elles dire beaucoup de chapelets ?

Ou de lui faire une scène terrible un jour que le bulletin de Maximilie portait : Insoumission et manque de respect. Car elle devait considérer ces dames comme remplaçant son père et sa mère ; par conséquent les croire infaillibles, et les honorer et leur obéir aveuglément.

À l’époque de la première communion de sa fille, Brafort fut touchant et superbe. Il fallait le voir, se faisant bonhomme, écouter la petite lui dire tous ses exercices de dévotion, ayant soin toutefois qu’on le vit, à part lui, sourire. Il embrassait alors Maximilie en lui disant : Tu es un petit ange ! Et il s’en allait en fredonnant un refrain grivois ou antichrétien par compensation, Le jour de la cérémonie, il fut très-ému ? il l’avouait lui-même, il avait était empoigné. Les chants, la foule, un sermon très-littéraire et très-éloquent, l’orgue, l’encens, toutes ces blanches jeunes filles en mousseline et voilées… Maximilie avait sous sa robe un transparent de satin blanc ; son voile était garni de point d’Angleterre, et elle avait pour compagne la fille de monsieur de Lavireu, un noble de vieille roche, qui faisait de l’industrie et s’était établi fabricant à R… Les larmes en vinrent aux yeux de Brafort, ce dont Eugénie ne manqua pas d’instruire madame la préfète, dans le salon, après la cérémonie.

— Que voulez-vous ? dit Brafort, cela vous rappelle des souvenirs… Ah ! la religion est assurément une fort belle chose, très-puissante sur les âmes. Je n’en condamne que l’excès. Je ne sais pas si monsieur de Lavireu a demandé le nom de la compagne de sa fille, mais j’ai voulu le savoir. Je tiens à cela ; c’est un lien touchant. Ah ! l’égalité chrétienne, la fraternité !…

Malheureusement, M. de Lavireu, comme tant d’autres, n’usait de l’égalité chrétienne qu’à l’église, et malgré quelques avances assez maladroites, Maximilie ne devint pas l’amie de sa compagne de première communion. Brafort trouva cela ridicule et petit. Mais il interdit à sa fille toute intimité avec une de ses camarades qu’elle aimait beaucoup, fille d’une couturière de Lille.

— Car, dit-il, je ne nie pas qu’elle ne soit fort bien, mais tu ne peux pas te créer de ces liaisons. Quand nous recevons la fille du préfet et la petite-fille du général, tu ne pourrais pas inviter cette petite et cela lui serait une humiliation. C’est fâcheux ; mais il y a de ces délicatesses, de ces convenances, qu’il faut respecter.

Quand Maximilie sortit du couvent, à dix-sept ans ; elle savait broder en chenille ; elle pouvait peindre des fleurs avec l’aide d’un maître ; elle jouait quelques sonates et chantait la romance d’une voix juste et fraîche, mais sans méthode et sans goût. Elle connaissait entre autres les principes essentiels de la toilette et se piquait de suivre les modes nouvelles. Pour tout le reste, elle avait appris l’histoire de France de Le Ragois ; mais, à la vérité, elle ne la savait guère, excepté la chronologie poétique qui la résume élégamment et dont on ornait la mémoire de toutes les élèves :

    Les Francs pour premier roi choisirent Pharamond,
    Il règne sur ce prince un silence profond.

Maximilie avait encore étudié l’histoire ecclésiastique ; elle savait par cœur tous les miracles qui prouvent la vérité de la religion, les visions de Marie Alacoque, etc. ; beaucoup d’histoire sainte, un peu de calcul et très-peu de géographie. On lui avait enseigné que les hérétiques et les protestants étaient fils du diable ; elle en vit pourtant à la table de son père, et il ne parut pas qu’elle se fît effort pour les traiter avec considération. Elle avait pris au couvent le petit habit de la sainte Vierge, c’est-à-dire le scapulaire, talisman de pureté, qui doit sans intermédiaire entourer le sein ; mais, quand il fut nécessaire d’aller au bal et de montrer ses jolies épaules, elle dut se résigner à le quitter. Elle avait bien formé le projet d’avoir ses pauvres, mais elle n’eut pas le temps : la toilette, les visites, et des leçons de chant et de piano qu’elle prenait encore occupaient sa journée entière. Dans sa chambre, dont son père s’était plu à faire une merveille d’élégance pour le pays, Maximilie avait, à côté de sa psyché, un prie-Dieu garni de velours. Elle n’en abusa pas, bien qu’au couvent elle eût été saisie d’accès de dévotion, qui avaient fort effrayé son père.

— Plutôt que de voir ma fille religieuse, s’écriait-il, j’irais, le sabre à la main, l’arracher de cette jésuiterie. Je veux qu’elle ait de la religion, mais ni plus ni moins qu’il ne faut.

Ce sage désir s’accomplit. À partir du retour de Maximilie dans la maison paternelle, sa dévotion s’évapora doucement chaque jour, et il n’en resta bientôt plus que ce qu’il fallait à une demoiselle bien élevée, faite pour la vie du monde et non pour la vie claustrale. Elle remplissait exactement ses devoirs religieux et se rendait à la messe tous les dimanches avec sa mère, à moins pourtant qu’il ne fît mauvais temps ; et là, tout en suivant ses heures, elle trouvait moyen de voir en détail toutes les toilettes. Elle était enfin ce que sont, à peu d’exceptions près, tous ces jeunes esprits nourris de contradictions, qui, n’étant pas assez forts ni assez ardents pour élaborer eux-mêmes leurs croyances, vivent d’inconséquences avec assez de résignation. Elle était encore d’ailleurs à l’âge où l’être s’ignore lui-même et hésite, ébloui au seuil de la vie, comme un jeune oiseau sur le bord du nid. À défaut de certitudes, elle se nourrissait de rêves et flottait dans cette attente où se sent placée toute jeune fille pour qui l’avenir se résume dans un inconnu. Tour à tour capricieuse et raisonnable, égoïste et bonne, vive et rêveuse, douce et passionnée, elle semblait essayer ses ailes et interroger les horizons ; un peu inquiète, mais bien plus curieuse. Charmante ainsi d’ailleurs, elle attirait comme une énigme et retenait comme une âme où tout indécise qu’elle fût encore, on sentait des forces inconnues s’agiter.



II

BAPTISTINE.

Pendant cette revue des événements et des caractères à laquelle nous venons de nous livrer, nos personnages sont restés à table. Les mets sont fins et nombreux. Brafort boit sec et mange abondamment, et madame Brafort, malgré sa mélancolie, semble prendre un assez vif intérêt à ce détail de l’existence. Tous deux justifient à merveille leur embonpoint. Quant aux trois jeunes gens, ils participent au repas avec le même entrain et au fond la même insouciance qu’ils apporteraient à une autre occupation. Ils sont à l’âge où le plaisir suprême, celui qui crée tous les autres en les dominant toujours, sujet dont tout objet n’est que le prétexte, c’est la jeunesse. Au travers des coups de dents, s’échappent des paroles vives, animées. On cause des incidents de la journée, de riens qui les font beaucoup rire, on ne sait trop pourquoi, ni quelles réticences contiennent ces sourires des lèvres et des regards, ces flammes qui de toutes parts s’épanchent. Autour de la table ronde, en ce petit comité peu habituel (car souvent des convives attendus ou inattendus dînent chez le manufacturier), Georges est à la droite de madame Brafort et Jean à sa gauche ; Maximilie se trouve placée entre son père et Georges. Elle cause beaucoup avec son voisin, et ils sont les deux plus gais ; mais c’est à Jean surtout que s’adressent leurs regards et leurs paroles en passant par-dessus Brafort.

Brafort ne peut suivre la conversation des enfants, trop agile pour lui ; mais de temps en temps, il l’interrompt d’un ton péremptoire et profond qui impose silence, et c’est pour déclarer par exemple qu’il ne peut faire un bon repas sans huîtres, et qu’il attend avec impatience les mois qui ont des r.

— Oh ! s’écrie Maximilie, ces mois-là nous amènent l’hiver. Je préfère le mois d’août sans huîtres. Il est si beau !

Et ses regards pleins de soleil se portent furtivement sur Georges et s’abaissent aussitôt.

— Tu oublies que l’hiver est la saison des bals, dit son père, et que tu es engagée d’avance à la préfecture, chez monsieur de Reder.

— Oh ! ce n’est pas si pressé.

— Alors c’est que tu as changé d’idée, car tu t’en faisais une fête.

— Vous préférez vraiment la campagne au monde, mademoiselle ? demande Georges avec intérêt.

Maximilie rougit et semble un moment ne savoir que répondre à cette grave interrogation sur ses sentiments. Elle dit enfin :

— Oh ! je m’en faisais une fête, c’est vrai ; mais à présent je n’y pense plus.

— Voilà bien la légèreté des femmes ! dit Brafort. À propos, poursuit-il, j’ai reçu aujourd’hui une réponse de monsieur de Reder. Tu sais, dit-il à sa femme, que je l’engageais à nous faire l’honneur de venir, avec ses dames passer la journée à la campagne. Eh bien ! sa lettre est fort aimable ; il me dit que la chose n’est pas impossible ; qu’il en parlera à madame de Reder, et que si ses occupations lui permettent.

Madame Brafort parut très-émue et très-flattée.

— Mon Dieu ! dit-elle, je voudrais du moins le savoir longtemps d’avance, parce que…

— Bah ! il ne faut pas te mettre sens dessus dessous. Ce sont des gens très-simples, qui n’ont pas de morgue du tout, et remplis de vertus privées. C’est comme le roi et sa famille. Ils vivent tout uniment en bons bourgeois. Monsieur de Reder ne manque pas me prier de vous offrir ses civilités respectueuses.

Madame Brafort s’inclina.

— Il faut que vous sachiez, reprit Brafort, que l’autorité ne serait pas fâchée de me voir nommé maire à R… Monsieur de Reder me l’a laissé voir. Ils savent que je suis un homme d’ordre, dévoué au gouvernement. Toutes les fois que nous parlons politique, nous nous accordons complètement. Aussi, monsieur de Reder et le procureur général me disaient l’autre jour à Lille : « monsieur Brafort, il nous faudrait des hommes comme vous à la tête de toutes les municipalités. » J’avoue que cela m’a fait plaisir. On est toujours heureux d’être compris.

— Et apprécié, dit madame Brafort, qui aimait de son mari ce qui pouvait rejaillir sur elle et flatter sa vanité.

— Et apprécié, répéta Brafort, satisfait de la réplique. Oui, je tiens à honneur, en présence des attaques passionnées de l’esprit de désordre et d’opposition, de me ranger autour de ceux qui représentent l’élément conservateur, autour de l’homme éminent en qui cet élément se… personnifie.

Il entreprit l’éloge de monsieur Guizot.

Les trois jeunes gens gardaient le silence, Maximilie boudeuse, les deux autres sérieux et évidemment hostiles.

— Enfin, termina Brafort, quoique j’aie déjà bien assez de besogne et de tracas, j’ai répondu que j’étais au service de la patrie, et qu’elle pouvait toujours compter sur moi. Je sais d’ailleurs que cela ferait plaisir à beaucoup de gens. On doit se dévouer quand on se sent utile. Les hommes bien pensants ne sont pas toujours nombreux, et il faut bien que le char de l’État soit conduit par des automédons capables et sûrs.

Il reprit l’éloge de monsieur Guizot.

— Moi, je trouve qu’il a un défaut, dit Maximilie, que la politique excédait.

— Lequel ?

— C’est toujours le même ; on n’entend parler que de lui.

— Ah ! voilà bien les femmes ! s’écria Brafort. Elles ne veulent que changement. On est las d’entendre appeler Aristide le Juste.

— Père, dit Maximilie, ce n’est pas bien étonnant que les femmes ne s’entendent pas à la politique, puisqu’elles ne doivent pas s’en occuper.

— Elles ont pour leur part les plaisirs, les ris et les grâces, et nous le labeur, dit Brafort.

— Combien de femmes autour de nous, s’écria Jean, n’ont que labeur et aucun plaisir !

Excepté Georges, cette observation parut étonner tout le monde et l’on eut peine à comprendre.

— Ah ! dit Brafort, tu veux parler des ouvrières ? Mon cher, quand on dit les femmes, cela signifie les femmes comme il faut ; les autres n’existent pas ; et au reste, si les ouvrières sont femmes, elles ne le sont pas longtemps. J’en ai vu qui à seize ans sont de vrais boutons de roses, et qui, dès vingt à vingt-cinq ans, ne sont plus que des laidrons. Les traits s’étirent, les yeux s’éteignent, la taille s’avachit ; ça n’a plus de sexe.

— Quelle peut être la cause d’une vieillesse aussi précoce, reprit Jean d’une voix grave, sinon la misère ?

— La misère ! dit Brafort avec impatience ; c’est plutôt le manque de soin. Aussitôt mariées, elles se laissent aller…

— Elles ont des enfants et continuent le travail, c’est-à-dire font un travail double. Pas d’hygiène, aucun bien-être ; pour compenser ce double épuisement de forces, rien que des privations ; et vous vous étonnez !…

— Eh ! s’écria Brafort d’un ton irrité, qu’est-ce qu’on peut faire à cela ? Puis il y a beaucoup d’exagération. Que les ouvriers soient économes et laborieux, ils s’enrichiront ; le champ est libre pour tout le ronde. Moi aussi, je n’ai pas toujours été riche ; je suis fils de mes œuvres et n’en rougit pas. Qu’ils fassent de même. Le travail est tout.

— Monsieur, dit Georges, vos ouvriers travaillent de six heures du matin à dix heures du soir. Dans les fabriques du nord de la France, c’est l’usage. La journée de travail, non compris les heures de repas, n’a pas moins de quatorze heures et souvent seize. C’est là une somme de travail énorme et certainement trop forte. Cependant ils ne deviennent pas riches pour cela.

— Est-ce ma faute à moi si les ouvriers ne sont pas économes ?

— Admettez-vous qu’une famille puisse faire des économies sur un salaire de quinze à dix-huit francs par semaine ?

— Pourquoi pas ? Tout dépend des habitudes ; ces gens-là ont extrêmement peu de besoins, et…

— Ils ont pourtant, monsieur, les besoins communs à l’espèce humaine : manger, se loger et se vêtir, sans parler des besoins moraux et intellectuels, entièrement sacrifiés. Or, la famille ne fût-elle que de quatre personnes, il est évident…

— Mon cher monsieur, vous parlez de cela en jeune homme, c’est-à-dire que vous n’y entendez rien ; vous oubliez le salaire de la femme, celui des enfants. Dame, tout le monde doit travailler ; on est sur terre pour cela. Un ouvrier laborieux et rangé peut toujours faire ses affaires ; je ne dis pas mettre ses enfants au collège, mais enfin…

— Eh bien ! cela est fâcheux ; il devrait pouvoir les y mettre ; mais enfin, pour poser la question dans ses termes les plus nets…

Maximilie, pendant tout ce dialogue, semblait mal à l’aise, et lançait à Georges des regards suppliants qu’il ne voyait pas.

— … Je vous demanderai si tous les ouvriers pourraient devenir patrons.

— Voilà une question étrange, répondit Brafort. Vous me forcez de vous dire que ce serait une absurdité matérielle.

— Eh bien ! monsieur, la question est tranchée par cela même ; non, pour la classe ouvrière, la possibilité de vaincre la misère n’est pas une possibilité normale, régulière, mais arbitraire et accidentelle. Oui, c’est un fait indéniable dans le système actuel de répartition de la richesse, ce n’est pas le travail qui donne la richesse ni l’aisance même ; c’est le hasard, ou bien…

— Oh ! monsieur Georges, ne vous fâchez pas avec papa.

Sous ces mots soufflés à son oreille, le jeune homme s’arrêta court, et Maximilie, qui s’était penchée devant lui pour atteindre la salière, se rassit toute émue, et, tournant son visage rose du côté de la fenêtre, parut contempler attentivement les branches flottantes d’un rosier grimpant.

— Le hasard ! s’écria Brafort avec une indignation extrême. Le hasard ! En vérité, monsieur, vous devriez attendre de connaître un peu la vie. Le hasard ! Ainsi, quand un père de famille, après quarante-sept ans (Brafort y comprenait les mots de nourrice, car il avait justement cet âge), après quarante-sept ans consacrés au travail, a ramassé, de ses propres mains, une fortune à ses enfants, quand il a payé de tant de peines, de soucis et de probité, monsieur, le rang honorable et la considération dont il jouit, vous faites l’honneur de tout cela au hasard ! Voilà qui est insensé, jeune homme. Ah ! vous croyez au hasard ?… Et la Providence ! monsieur, n’y croyez-vous pas ?

Brafort, dans ce trait final, qui fut un éclair de son génie, rayonna de majesté. Lui-même se sentit superbe et ne fut pas étonné du silence de Georges, qui semblait ému et rêveur, et qu’il jugea terrassé par une réponse aussi péremptoire et aussi logique. Madame Brafort, très-admiratrice de l’esprit de Georges, toujours prompt à la réplique, jeta sur son jeune hôte un regard étonné ; puis, comme on avait fini de dîner, elle se leva et tout le monde avec elle.

Devant le silence, et probablement l’embarras du jeune homme. Brafort devint généreux.

— Allons, dit-il avec bonhomie, je vois que vous n’aviez pas réfléchi. C’est le défaut de la jeunesse ; défaut plein de charme d’ailleurs, et que regrettent malgré tout ceux qui jouissent des précieux avantages d’une plus grande maturité de jugement.

Georges, toujours muet, offrit son bras à madame Brafort ; Maximilie s’échappa dans le jardin. Jean, mécontent du silence de son ami, releva le débat avec son oncle, et, tous deux discourant, ils descendirent le perron et se dirigèrent du côté de la route, vers la grille l’entrée.

— En admettant, disait Jean, que la fortune soit toujours acquise par le travail, vous ne pouvez soutenir que le travail soit toujours récompensé par la fortune, car vous nieriez l’évidence. De ces millions de travailleurs que la nécessité courbe, de l’aube à la nuit, sur la tâche, combien arrivent seulement à l’aisance ? Un sur mille peut-être ! Quand ce serait un sur cent, votre loi n’est pas celle de l’équité.

— Parbleu ! dit Brafort d’un air suffisant, le travail n’est pas tout. Il faut encore l’intelligence, la capacité.

— Sont-ce des gens bien intelligents que messieurs Gordin, Sarault, Macarie, les plus riches fabricants de R… ? Ne trouverait-on pas parmi leurs ouvriers un grand nombre d’hommes cent fois mieux doués ? Lire, écrire, compter, entasser, voilà toute leur science ; pour tout le reste, ce sont des crétins. Non, la naissance, la position, le hasard, voilà ce qui détermine encore, presque aussi absolument qu’autrefois, le sort des êtres humains. Aux uns, les bienfaits de l’éducation, la vie facile, assurée, les joies de famille, le bien-être et le loisir, l’idéal… Aux autres, au plus grand nombre, aux nourrisseurs de la nation, aux vrais producteurs de la richesse, la misère et l’atrophie !

Brafort haussa les épaules comme pour dire : C’est ainsi, qu’y peut-on faire ? Et, comme les vapeurs de la digestion et le besoin d’une sieste agréable l’occupaient davantage que les rêveries de son neveu, il entra dans un bosquet de pampres et de clématites qui fermait le mout de l’allée, et se laissa tomber en soufflant sur un banc, qui en gémit. Quelques dernières fleurs de clématite embaumaient l’air, et le reste de la plante s’ébouriffait en floconneuses chevelures autour du berceau et e long de la grille, qu’elle masquait. Jean s’assit près de son oncle et poursuivit avec chaleur :

— Un pareil état de choses devrait-il être souffert, devrait-il être accepté ? Tous les esprits ne devraient-ils pas se tendre vers la recherche d’un état meilleur, jusqu’à ce que la loi de justice fût reconnue et appliquée ?

— Bah ! dit Brafort, tout ça, c’est des utopies comme on en fera toujours, mais comme on n’en réalisera jamais. Il y a, vois-tu, la pratique et la théorie, qui ne peuvent pas s’accorder. On se plaît aux théories, quand Ou est jeune ; mais, quand il faut agir sérieusement, on prend les choses comme elles sont, comme elles ont toujours été, et comme elles seront toujours.

— Non, non ! s’écria Jean ; la loi des choses ne peut être l’injustice. Le mal n’est pas éternel. S’il en était ainsi, la vie serait abjecte, et tout être digne la devrait quitter en la repoussant du pied. Non, la justice, le bonheur, la fraternité ne sont pas des mots ; ils sont là, sous notre main, vérités magnifiques, éternelles, prêtes former, sous le souffle de l’esprit, l’harmonie sociale. Ah ! tenez, hier encore, en traversant vos ateliers, mon cœur brûlait de cette certitude. Je voyais par la pensée mous ces fronts abaitus se relever, ces yeux éteints briller d’intelligence, et ces joues hâves et ces poitrines étroites resplendir de force et de santé ; je voyais ces pauvres femmes, à présent les pires victimes de ce qu’on appelle si étrangement l’ordre social, elles doublement écrasées, doublement nétries, frappées de tous côtés à la fois, esclaves du maître, esclaves de l’esclave ; je les voyais s’épanouir un jour dans une liberté respectée, pures, intelligentes, heureuses. Je voyais partout le travail joyeux et vivifiant succéder au travail meurtrier, car aucun être humain ne naît pour la misère ni pour l’esclavage. Tout être humain, la femme aussi bien que l’homme, l’ouvrier comme le bourgeois et le paysan, naît pour le bonheur dans la liberté.

Brafort s’était croisé les bras, avait jeté la tête en arrière, et considérait son neveu d’un air de pitié indulgente. Un rire volontairement prolongé fut d’abord sa réponse ; puis, d’un ton paterne, il traita Jean de rêveur, de fou, d’utopiste, et objecta les vices de l’ouvrier.

— Eh bien soit, reprit Jean ; mais pourquoi vices ? Vous semblez croire qu’ils justifient le système ? Ils sont au contraire sa condamnation ; car il n’y a pas là deux races, vous le savez bien. L’ouvrier, le bourgeois, sont également des hommes ; tout dépend donc de la condition, et dès lors il est évident qu’il la faut changer. N’avez-vous pas vu de ces beaux enfants, échappés à la loi d’hérédité, qui atrophie Penfant par le père, se faner et se déformer peu à peu sous l’empire d’un travail sans réparation et sans relâche ? Qu’ils ne travaillent qu’à l’âge adulte, que jusque-là ils soient largement instruits, que chaque travailleur ait à son foyer le bien-être et des heures de loisir où il puisse retremper chaque jour son esprit dans l’étude et la participation à la vie publique, et l’on verrait, dans ces conditions nouvelles, combien les travailleurs arriveraient à dépasser les oisifs en santé morale, comme en santé physique et peut-être intellectuelle… Ces accusations…

Il s’arrêta en voyant son oncle se précipiter sur la paroi du bosquet formée par la grille, en écartant vivement une touffe de clématites et de pampres, que Jean lui-même, sans beaucoup y prendre garde, venait de voir s’agiter. Les feuillages écartés découvrirent une femme appuyée contre la grille et qui se rejeta en arrière, mais sans trop de confusion. On l’eût dit plutôt absorbée par ce qu’elle venait d’entendre ; jetant à l’intérieur du bosquet un long regard, qui s’arrêta sur Jean, elle sembla bien plus occupée de compléter son indiscrétion que de l’excuser.

Cette femme portait les vêtements de l’ouvrière : aussi Brafort lui cria-t-il, sans plus de politesse et d’un ton de maître :

— Que fais-tu là ?

Elle balbutia quelques mots qu’ils n’entendirent pas, et s’éloigna en marchant sur la route.

— Pardieu ! s’écria Brafort, je ne permettrai pas qu’on m’espionne ainsi.

Et il courut vers la porte d’entrée, afin de poursuivre l’indiscrète, qui du reste avait pris, de l’autre côté de la grille, la même direction. Ils se rencontrèrent au seuil.

— Eh bien !… s’écria Brafort.

Était-ce l’audace tranquille de la délinquante, qui se présentait ainsi d’elle-même ou sa beauté peu commune ? Toujours est-il que la parole expira sur les lèvres du propriétaire irrité. Cette femme ou plutôt cette jeune fille, — car elle était mince et délicate, et paraissait fort jeune au premier coup d’œil, — avait des yeux admirables de profondeur et d’éclat, qu’une paupière aux longs cils souvent abaissés rendaient mystérieux et doux. Sous des cheveux blonds, qu’enfermait à peine un petit bonnet ruché, un front de madone. Le nez long, délicat ; la lèvre mince et triste sur de belles petites dents sans tache ; sur sa joue déjà flétrie, le rose de la jeunesse luttait contre d’envahissantes pâleurs. On devinait dans cette créature si jeune toute une odyssée déjà longue, tout un poëme de douleurs. Sa taille avait dix-huit ans à peine, son regard en avait trente. Elle tendit une lettre à Brafort en lui disant :

— C’est monsieur Briguet qui vous envoie ça. Il a dit que c’était pressé.

La lettre donnée, le regard de l’ouvrière se fixa sur Jean, qui avait suivi son oncle, et, s’abritant sous une paupière battante de timidité, y revint sans cesse. Il y avait dans ce regard l’expression d’une joie naïve, lumineuse, d’une sorte de ravissement. Pendant ce temps, elle-même était regardée par Brafort, dont la physionomie témoigna d’une satisfaction de connaisseur.

— Oh ! oh ! c’est pressé ! dit-il d’une voix ironique, mais où n’existait plus de colère, et c’est pour cela que tu t’arrêtais là-bas à nous écouter ?

Elle balbutia

— J’étais fatiguée, je me reposais.

Et rougit.

— Allons, tu es une curieuse ! Qui es-tu ? où travailles-tu ?

— Au bobinage, atelier 2.

— Chez moi ?

— Oui, monsieur, depuis un mois.

— Ah ! ah ! je ne t’avais pas encore vue, et… ma foi ! c’était dommage.

Les yeux de Brafort pétillaient en disant cela. Il reprit :

— Comment t’appelles-tu ?

— Baptistine.

— Baptistine, tout court ?

— Oui, dit-elle d’un ton un peu rauque.

— Ah ! ah ! s’écria Brafort en ricanant, un père qui a oublié de se faire inscrire. Il n’en manque pas comme cela.

Enfin il ouvrit la lettre, et sa physionomie s’assombrit tout à coup.

— Eh bien ! qu’ils y viennent, s’écria-t-il avec menace. Nous verrons qui sera le plus fort. Ah ! c’est comme cela ?

Et, paraissant alors avoir oublié Baptistine, son neveu et le reste de la terre, il s’éloigna dans la direction de la maison, les sourcils froncés et lettre ouverte dans ses mains.

Jean avait remarqué l’insistance de la jeune fille et son expression. Il devina que ses paroles du bosquet avaient été entendues ; ainsi les généreux désirs dont brûlait son cœur pour les travailleurs ses frères, une des plus déshéritées d’entre eux, cette pauvre fille qui passait, les avait recueillies, et du regard lui disait : Merci ! Jean fut profondément ému.

Ne voulant pas la quitter si vite et ne sachant comment lui parler, il hésitait ; mais, enhardie par l’expression toute fraternelle du visage de Jean et voyant Brafort déjà loin, ce fut elle-même qui prit la parole :

— Je sais bien, dit-elle, ce qu’il y a sur la lettre de monsieur Briguet, et qui ennuie le maître comme ça. Les ouvriers veulent se mettre en grève.

— Ah ! dit Jean.

Et son cœur bondit sous un élan, comme un guerrier d’autrefois, à l’idée de la bataille ; puis un frémissement le prit, et ces pensées se choquèrent dans son cerveau :

— Oui, résister, revendiquer la répartition équitable, prendre pour drapeau le droit, c’est bien ; mais… comment, par quels moyens soutenir la lute, eux dénués de tout, de pain comme de savoir, force comme d’habileté. Il réunit sous un regard la maison de son oncle, pleine de richesses, de provisions, de superfluités, la caisse du fabricant remplie de billets et d’or, et la pauvre demeure, le bouge humide, sombre, malsain, où vit la famille de l’ouvrier ; la huche vide, à remplir chaque jour ; l’âtre sans bois, le vieux tiroir où s’entassent plus de guenilles que de sous, la croche d’huile petite et presque épuisée, et l’enfant blême et morne, dont l’œil atone semble demander pourquoi la vie appelle des enfants auxquels elle ne peut donner ni air, ni soleil, ni santé, ni joie nourricière ? Il entrevit les difficultés, les malentendus, les haines, les martyres qui doivent précéder cette dernière fusion, la plus douloureuse de l’humanité, entre la caste héritière et la caste misérable ; mais, jeune et croyant, sous le doux regard de cette fille du peuple qui se fait spontanément à lui, ces prévisions funestes se dissipèrent, et, tout tremblant, il tendit la main à Baptistine en disant :

— Eh bien ! mes vœux seront avec vous ! Ah ! que je voudrais pouvoir vous aider !…

La jeune fille serra légèrement la main de Jean ; elle semblait toute stupéfaite.

— Oh ! dit-elle, je ne croyais pas que ce fût possible qu’il y eût des gens comme vous. Dites-moi votre nom.

— Jean Brafort, dit-il.

— Jean ! répéta-t-elle. Vous n’avez jamais été ouvrier, vous ?

— Non, mais mon père l’était, et il est mort en combattant pour la liberté du peuple.

Le visage de Baptistine s’éclaira d’une joie pleine d’étonnement.

— Alors, dit-elle, vous êtes ouvrier de cœur, bien que riche ; c’est très-beau cela !

— Je suis pauvre comme vous, Baptistine ; mon oncle m’a recueilli orphelin et m’a élevé.

Elle joignit les mains en répétant : Orphelin ! orphelin : et en le regardant avec une pitié si tendre, qu’il sentit en ce moment comme effacés tant de chagrins solitaires et tant d’affronts essuyés, tant de larmes amères, versées en appelant sa mère vainement. Et sous ce tendre regard de femme, où quelque maternité se mêle toujours, il ressentit au cœur une commotion âpre et douce, qu’il n’avait jamais éprouvée.

Puis il adressa quelques questions à Baptistine sur la grève ; elle ne savait rien.

— Voyez-vous, dit-elle, les ouvriers disent rien aux femmes.

— Pourquoi cela ? dit Jean vivement ; ne partagez-vous pas les mêmes épreuves ? N’avez-vous pas consenti…

— Oh ! l’on ne nous a rien demandé. S’ils cessent de travailler, il faudra bien nous arrêter, nous aussi, parce que nous ne pouvons pas travailler sans eux ; mais ils ne s’occupent pas de nous.

Jean porta la main à son front. Ce pauvre enfant jusque-là n’avait guère que rêvé ; le contact du réel lui faisait mal. Il croyait à l’amour et à la justice, et découvrait cette loi d’égoïsme et non d’amour en vertu de laquelle chaque droit qui se lève ne voit que lui-même et foule aux pieds le droit qui le suit, lui qui décompose le dogme si simple et si pur de la liberté humaine en une série de revendications successives, dont la dernière seule sera complétement juste, parce qu’elle ne trouvera au-dessous d’elle aucun esclavage à sanctionner.

— Oh ! c’est mal, dit-il douloureusement. Cela est mal !

— Oui. reprit la jeune fille, vous pensez aux femmes, vous !

Elle rougit, non pas de pudeur, mais d’émotion, en attachant sur lui un regard clair, enthousiaste et reconnaissant ; puis elle ajouta :

— Vous êtes le premier que j’aie entendu parler comme cela.

Jean fit un pas vers elle et, lui serrant affectueusement la main.

— Je suis sûr, lui dit-il, que vous avez déjà beaucoup souffert ?

Elle baissa les yeux, une ombre s’étendit sur son visage et elle parut vouloir répondre ; mais elle fit seulement un profond soupir, et bientôt après, relevant ses paupières humides, elle dit à Jean ce seul mot :

— Merci !

Puis elle s’éloigna rapidement.

Jean resta longtemps immobile et rêveur à la même place ; puis, se retournant lentement, il s’enfonça à petits pas, la tête penchée, dans les allées solitaires, qu’emplissaient les ombres du soir. Il était vivement ému de cette entrevue et surtout d’être entré en relation, pour la première fois, avec des êtres et des choses dont il se préoccupait avec passion déjà depuis des années. À cette époque, les idées socialistes agitaient puissamment les esprits ardents et généreux, et cependant n’excitaient encore chez les autres ni inquiétude ni haine ; car elles semblaient appartenir, pour longtemps du moins, au domaine paisible de la théorie, non pas pour Jean toutefois, une de ces consciences rares pour lesquelles croire est agir.

Aussi chaste que sincère, le souvenir de sa conversation avec l’ouvrière et l’image vibrante à ses yeux de cette belle fille agitaient délicieusement son cœur, sans troubler son imagination. Il éprouvait seulement un ardent désir de lui venir en aide, à elle comme à tous ceux qui souffraient avec elle, et il s’épuisait en projets que déconcertaient amèrement le sentiment de son impuissance et la certitude que son oncle n’écouterait ni ses prières ni ses conseils au sujet de la crise qui se préparait.

Quelques minutes après le départ de Baptistine, le tilbury du maître franchissait de nouveau la grille et filait au grand trot sur la route de R… La nuit tombait, mais on distinguait encore les objets à quelque distance. À mi-chemin, le tilbury dépassa une femme qui suivait à pied la route, et aussitôt il s’arrêta. Derrière lui, s’arrêtait au même instant la voyageuse inquiéte ; mais de la voiture partit une voix impérieuse, qui pourtant daignait mêler à son commandement quelque douceur indulgente :

— Eh bien ! ne voyez-vous pas que je vous attends ? Venez donc !

Elle approcha.

— Ah ! ah ! la belle enfant, c’est comme cela qu’on file, sans savoir s’il y a une réponse. Monte, j’ai à te parler.

— Mais…, dit-elle.

— Pas de mais ; monte vite.

Elle obéit. Le cheval reprit le petit trot, mené d’une seule main, car le bras gauche du conducteur venait d’enlacer la taille de la jeune fille.

— Oh ! monsieur ! dit-elle.

Un gros rire lui répondit.

— Allons ! allons ! tu es trop jolie pour être pimbêche. C’est singulier ! je ne t’avais pas encore vue, mignonne. Est-ce un tour de ce c… de contre-maître ? Hein ! dis ? Je lui revaudrais cela.

— Non, il ne m’a rien dit. Il est avec Joséphine, et moi, je ne veux pas… Ah ! laissez-moi ! dit-elle en se défendant contre des baisers.

Mais lui, toujours riant, ne tenait aucun compte de sa résistance.

— Laissez-moi, répéta-t-elle en le repoussant si fort cette fois que la main qui tenait les rênes fut violemment ébranlée.

Le cheval fit un écart. Un épouvantable juron terrifia la pauvre fille.

— Petite mijaurée ! veux-tu que nous nous fâchions ? (Il arrêta le cheval) Tiens, nous voici aux premières maisons. Descends. Mais n’oublie pas de venir me trouver demain, dans mon cabinet, à deux heures.

Il l’embrassa de nouveau, puis la laissa descendre. Quelques minutes après, Brafort entrait dans R…, où l’appelaient le souci de recueillir de nouveaux renseignements au sujet de la grève annoncée et le désir de s’entendre avec les autres patrons.


III

UNE GRÈVE.

Des hommes qu’unit le même intérêt ont rarement de la peine à s’entendre, surtout quand il s’agit de cet intérêt menacé ; aussi le seul moyen d’établir la paix dans le monde serait-il assurément de dégager l’intérêt commun de la foule parasite des intérêts opposés, comme on dégage un monument des lierres qui le disjoignent et l’ébranlent.

Les patrons de la ville de R…, réunis ce soir-là sous l’émotion des menaces de grève qui venaient de se produire, déclarèrent d’un commun accord qu’il n’existait aucune bonne raison pour augmenter le salaire des ouvriers et que qui leur avait suffi jusque-là devait leur suffire encore. Les plus calmes déplorèrent la stupidité de ces gens qui se privaient ainsi volontairement d’un gain nécessaire ; les plus irrités flétrirent la conduite de ces fauteurs de désordre dont l’entêtement suspendait les bénéfices des patrons, et demandèrent qu’on les fit rentrer par force dans le devoir. Les premiers, reprenant la parole, représentèrent que jusqu’alors des bruits alarmants seuls s’étaient produits, qu’aucune réclamation ni suspension de travail n’avaient eu lieu, qu’il fallait attendre en se tenant prêts. Le lendemain était jour de paye. C’est ce qu’attendaient sans doute les ouvriers ; on verrait alors. En tout cas, ils jurèrent tous de ne point céder, et Brafort, qui se montrait un des plus ardents, fut choisi avec quatre autres pour former le conseil chargé de l’affaire commune, et de rallier à la résistance les fabricants absents de la réunion.

Au nombre de ceux-ci se trouvait un homme riche et distingué, propriétaire d’une des plus belles terres du département, monsieur de Lavireu, père de cette compagne de couvent et de première communion qui, malgré le désir des Brafort, n’était pas devenue l’amie de Maximilie. Monsieur de Lavireu, bien qu’il fit partie du conseil des prud’hommes et du conseil d’arrondissement, et qu’il fût toujours poli pour ses collègues, se tenait à part et voyait peu les gens de R… On sait quel est le prix de certaines intimités dans les petites villes. Précisément à cause de leurs dédains comme aussi de leur noblesse et de leurs richesses, on ne parlait à R… que des Lavireu. Brafort n’avait rien perdu de son respect pour les sommités sociales ; il obtint de ses collègues, non sans peine, d’être chargé d’aller soumettre l’affaire à monsieur de Lavireu, et partit dès le lendemain, après déjeuner, pour la campagne du noble industriel, située à peu de distance de la sienne.

Monsieur de Lavireu était l’idéal actuel de Brafort. La tour crénelée du petit parc n’était que l’imitation d’une vraie ruine, reste de l’antique demeure des Lavireu, et cette copie n’était pas la seule ; car, tout chez Brafort, de loin ou de près, plus ou moins heureusement, s’était modelé sur ce qu’il savait des habitudes et du luxe de son voisin. C’était donc une grande joie, pour l’ancien petit quincaillier, que de pouvoir traiter une fois d’égal à égal, au nom d’intérêts communs, avec un tel personnage. Comme la voiture de Brafort pénétrait dans la première cour, il aperçut de loin monsieur de Lavireu, familièrement accoudé près d’un interlocuteur sur le perron du château. Ce que disaient ces deux personnes, Brafort ne pouvait l’entendre ; mais le voici :

— Mon cher Casimir, vous avez trop emprunté pour pouvoir emprunter encore. Vous ne trouverez pas un homme raisonnable, moi compris, qui consente à recevoir de vous le moindre billet. Il est temps, grand temps de vous ranger et de faire une fin ; mariez-vous.

À ce mot, l’interlocuteur de monsieur de Lavireu releva la tête et haussa légèrement les épaules. C’était un grand garçon de tournure lâche et molle, mais doué de manières assez impertinentes pour qu’on lui trouvât « grand air. » Sa figure avait de la beauté, mais déjà fanée. Ses joues étaient hâves, son front chauve ; ses dents gâtées se cachaient sous une barbe épaisse. Admirablement bien mis, la recherche de ses vêtements contrastait avec la mise très-simple de monsieur de Lavireu. Tout dans la pose de cet homme, ses gestes, son langage, avait quelque chose de voulu, de façonné, d’original à froid ; c’était le dandy, passé par le romantisme, qu’on appelait lion alors.

— Par ma foi, cousin, dit-il en penchant la tête et en agitant légèrement sa badine, vous me la bâillez belle. Mariez-vous, c’est tôt dit. Voilà deux jeunes beautés, mademoiselle de Valdoiseau et Julia d’Avis, que leurs pères m’ont refusées.

— Je le crois bien… Vous ne choisissez pas mal ! Ces demoiselles sont à la fois nobles, jeunes, belles et riches, et doivent trouver mieux que vous. Mon cher, il faut être raisonnable. Il ne vous reste dans la noblesse que le parti des veuves mûres qui regrettent leurs maux passés, ou, dans la bourgeoisie, celui des jeunes héritières affolées d’une couronne sur un mouchoir.

— Triste ! ou choquant, par la mordieu ! Mon cousin de Lavireu, vous êtes barbare ! Quel est ce bonhomme !

— Le père d’une fille à marier.

Monsieur de Lavireu fit quelques pas au-devant de son hôte, et, en retrouvant son cousin sur le perron, il les présenta l’un à l’autre, disant à Brafort :

— Mon parent, monsieur Casimir de Labroie….

— De Labroie ? répéta Brafort avec une surprise pleine d’émotion.

— Aurais-je, monsieur, l’honneur insigne d’être connu de vous ? demanda Casimir, d’un air qui méritait vingt soufflets.

— Non, monsieur, répondit Brafort, s’épuisant en salutations ; de nom seulement…

— Ah ! Ma famille alors ?

Brafort se sentait embarrassé. Avouer Laforgue, c’était déclarer son humble origine, et, devant d’aussi nobles personnages, il s’en trouvait humilié. Il se rejeta sur Charles de Labroie.

— Un mien cousin, dit monsieur Casimir. Et dédaigneusement il ajouta ce mot : Tête faible qui ne nous fait pas honneur.

Pendant cet échange de paroles, monsieur de Lavireu conduisait Brafort dans un salon, où Casimir les suivit. Tandis que Brafort avalait un verre de sirop, monsieur de Labroie se pencha à l’oreille de son cousin :

— La petite est-elle jolie ?

— Oui.

— Combien ?

Plus de cent mille, je pense, et… beaucoup d’avenir.

Casimir se leva et gracieusement servit à Brafort un second verre. Puis il écouta la conversation des deux fabricants, en étudiant la physionomie de celui qu’à première vue il avait appelé « ce bonhomme. »

Brafort demandait à monsieur de Lavireu son avis sur la grève qui, selon toutes les informations des contre-maîtres, devait éclater le lendemain. Et même, avant de connaître cet avis, il semblait le redouter et plaidait la résistance, car il craignait, ainsi que les autres fabricants, la philanthropie bien connue de monsieur de Lavireu. Mais la réponse de celui-ci fut aussi satisfaisante que nette.

— Mon principe, dit-il, est que de telles demandes, faites de cette façon, ne doivent jamais être accordées : ce serait un précédent funeste. Céder sous une pression pareille, ce serait reconnaître aux ouvriers le droit de nous imposer des conditions, tandis que c’est à nous seuls d’en faire. Ils ne manqueraient pas d’abuser de ce moyen, s’il leur avait une fois réussi. Nous tenons les rênes ; il faut les garder. Cela ne souffre pas de composition.

— C’est tout à fait mon avis, dit Brafort en se rengorgeant. Moi, je dis comme vous : il faut toujours défendre ses droits. Notre rôle est de commander ; nous devons être à sa hauteur et ne point céder à l’insolence de ces gens-là. J’aimerais mieux leur donner, c’est une supposition, — cinquante centimes d’augmentation dans un mois, et de mon plein gré, que deux liards aujourd’hui. Du reste, ils sont assez payés pour l’ouvrage qu’ils font ; ils ont bien vécu jusqu’alors ainsi.

— Non, monsieur ; ils ne sont pas assez payés, dit monsieur de Lavireu ; car, il faut bien le reconnaître, ils ont tout juste de quoi ne pas mourir de faim. Mais j’aimerais mieux, — et cette affaire me sera une occasion d’insister là-dessus au conseil, — j’aimerais mieux améliorer leur sort par des fondations, comme de petites pensions de retraite, des hôpitaux, le médecin, des remèdes et des secours, plutôt que d’augmenter leur salaire. D’abord ils en feraient un mauvais usage, et puis ils nous savent gré de ces choses ; tandis que leur salaire, fût-il doublé, leur paraît un droit pur et simple. Grâce à ces moyens-là, nous sommes leurs bienfaiteurs ; nous les tenons, les uns par l’espérance, les autres par la reconnaissance ; au lieu des relations sèches et toujours un peu tendues de maître à ouvrier, c’est une maîtrise patriarcale, un gouvernement paternel. C’est le plus solide. La féodalité durerait encore, si elle avait été comprise de cette façon, qui est son esprit véritable. On l’a méconnu, les nobles tous les premiers, je l’avoue.

— Ah ! sans doute, dit Brafort d’un air rêveur, dans ces conditions-là, je ne dis pas… Après tout, reprit-il, qu’allons-nous faire ? La prudence ordonne de mander des troupes ; il peut y avoir du désordre, et d’ailleurs la loi punit la coalition.

— Attendez au moins qu’elle soit formée. Mais, croyez-moi, il vaut mieux essayer de la douceur. J’irai ce soir à la fabrique ; ma voix a de l’influence sur mes ouvriers, et j’espère que ceux-ci resteront dans l’ordre. À chacun de vous, messieurs, d’en faire autant.

Brafort objecta que cette race était si bête et si obstinée qu’on ne pouvait lui faire entendre raison… Cependant il ne voulait point contrarier son hôte et promit d’essayer aussi tout d’abord de la douceur.

On se promena ensuite dans les jardins, et monsieur de Labroie eut pour Brafort des attentions qui pénétrèrent celui-ci de reconnaissance. Il fut plus heureux encore lorsque le lion lui demanda une place dans son tilbury pour aller à R…

Tout le long du chemin, ils s’efforcèrent, avec un égal empressement, de s’être agréables l’un à l’autre, et se séparèrent avec de vives congratulations. Le cœur de Brafort débordait de joie ; monsieur de Labroie lui avait promis sa visite.

La fabrique de toiles devant laquelle s’arrêta le cabriolet de Brafort était une des plus grandes et des plus belles de R… ; Brafort l’avait fait rebâtir et l’avait beaucoup augmenté. L’ordre, idéal du maître, y régnait dans toute sa sévérité. La cour était nue, propre, sablée ; rien n’y traînait, non plus que dans les corridors, et dans les vastes salles où travaillaient à chaque métier plusieurs êtres doués de pensées et de paroles, on n’entendait que la voix du fer, qui retentissait en sons égaux pendant des heures entières ; on n’apercevait que les mouvements, toujours les mêmes, des machines, que guidait, d’un mouvement aussi machinal une main silencieuse, autre outil, dont une mémoire humaine était le moteur. Un surveillant allait et venait dans chaque salie ; mais le représentant le plus redouté, le plus mystérieux de la pensée du maître, était une large et longue pancarte enfermée dans un cadre noir, et pendue aux murs de chaque salle à une hauteur où la vue ne pouvait guère déchiffrer que les caractères du titre : Réglement.

Chaque fabrique a le sien, sorte de code rédigé sans contrôle par le patron, constitution octroyée par le bon plaisir du souverain, sans Corps législatif ni conseil d’État, comme au beau temps des révélateurs inspirés de Dieu. Et probablement cette grâce divine, si méconnue de nos jours, s’est réfugiée dans les villes manufacturières ; car là, dans chaque patron, se trouve l’étoffe d’un législateur.

On juge si Brafort avait profité d’une occasion aussi belle d’édicter des lois. De tout R…, son règlement était le plus long, le plus minutieux, le plus sévère, le plus surchargé de prescriptions. La mémoire de ses employés n’y pouvait suffire, et c’est pourquoi ils y suppléaient souvent, de leur propre initiative, par des décrets impromptus, plus ou moins heureux. Cependant nul n’était censé ignorer le réglement, non plus que le code, bien qu’il ne fût communiqué à personne, et qu’aucun des ouvriers ne fût en état de le lire, non-seulement à cause de la position élevée qu’il occupait sur les murs, mais parce que la lecture était inconnue à la grande majorité de ces pauvres gens[7].

Le travail devait commencer à cinq heures et demie du matin, c’est-à-dire à cinq heures trente minutes, pas une de plus, pas une de moins. Qui arrivait à cinq heures vingt-neuf, attendait, et, à cinq heures trente et une, trouvait la porte fermée, si le flot d’ouvriers amassé au seuil de l’usine avait déjà fini de s’écouler. Et, comme cette porte ne se rouvrait qu’à huit heures et demie, pour le repas d’une demi-heure qu’on laissait prendre aux travailleurs, c’était pour le retardataire la perte d’un quart de journée, augmentée d’une amende de cinquante centimes. En outre, s’il s’agissait d’un de ces ouvriers dont le travail comporte des aides, la perte de travail de ces aides devait être payée par lui.

Était frappé d’une amende de vingt-cinq centimes tout ouvrier qui laissait trainer le moindre objet, et celui qui osait, avant que l’heure de la sortie eût sonné, passer le peigne dans ses cheveux ou épousseter ses habits, et celui qui se trouvait sans permission à une autre place que celle où son travail l’appelait, et celui dont le métier n’était pas parfaitement propre, et celui qui touchait à un bec de gaz, etc., etc.

Étaient punis d’amendes de cinquante centimes à deux francs et trois francs, tout possesseur d’une pipe mal éteinte, tout porteur d’allumettes chimiques, tout ouvrier resté après l’heure dans l’atelier, ceux qui osaient répondre aux employés, ou fréquenter, hors de l’atelier un café ou une gargote mis en interdit par le patron ; tout ouvrier surpris dans un moment d’inaction, toute parole inutile, tout fredon intempestif, tout… Mais suivre ce règlement dans tous ses détails serait impossible et même schocking ; car le génie de Brafort, une fois sur la pente de la réglementation, devait tout embrasser, tout prévoir. Et, en effet, il avait pénétré partout, n’avait reculé devant aucun sanctuaire ; il avait poursuivi, dans tous les lieux et recoins, l’irrégularité, le désordre, la fantaisie ; il avait terrassé la liberté jusqu’au fond de ses plus inviolables retraites, et, le règlement à la main, avait dit à la nature même : Tu n’iras pas plus loin !

C’était une œuvre admirable ; mais l’esprit humain est pervers ; et, après tant d’autres réglementations et législations n’ont pu contenir ce Protée, le règlement de Brafort n’obtenait guère plus de succès. Sans doute, on le subissait, — car pour être libre de marchander les conditions du travail, il faut pouvoir se passer de travail, et, pour l’ouvrier, refuser le travail, c’est refuser de vivre. Mais on le détestait, on l’enfreignait toutes les fois qu’on espérait pouvoir le faire impunément, et c’était entre Brafort et ses ouvriers une guerre sourde, incessante, cruelle pour tous, pour le patron, que toute désobéissance irritait jusqu’à la fureur ; pour les ouvriers, auxquels des amendes multipliées enlevaient souvent une forte partie de leur salaire. Ces amendes, Brafort les cédait au contre-maître et aux surveillants, dont elles devaient stimuler le zèle, et cette mesure aggravait l’antagonisme en substituant à la justice l’intérêt. C’était donc surtout parmi les ouvriers de Brafort que le mécontentement était le plus vif, et la suppression du règlement était pour eux la première réforme à obtenir.

Il en était ainsi d’ailleurs plus ou moins dans presque toutes les usines régies par ces codes arbitraires ; mais la révolte portait plus haut. L’égalité devant la loi, si haut proclamée, n’existe pas pour les ouvriers, elle n’existe pas, non-seulement par la force des choses, qui met l’affamé sous la dépendance de celui qui possède le pain, mais aussi par le fait de la loi même qui régit spécialement leurs rapports. Au conseil des prud’hommes, institués comme tribunal des contestations entre ouvriers et patrons, les patrons étaient assurés de la majorité, puisqu’en cas de partage la voix du président, toujours un patron, est prépondérante. De plus, cette soi-disant justice est coûteuse, et le danger de la réclamer est si grand pour l’ouvrier, que les abus de pouvoir nécessairement restent impunis. Ainsi le salaire, outre les amendes, se trouve encore diminué par des retenues, sur la qualité de l’ouvrage, faites arbitrairement par les employés. Quelques faits de ce genre tout à fait criants avaient amené les ouvriers de R… à se communiquer leurs ressentiments. Un ouvrier de Paris, arrivé depuis quelque temps dans la petite ville, les avait excités à la résistance, et tous ces opprimés, qui individuellement n’osaient élever la voix, avaient résolu de réclamer tous ensemble aussitôt après la paye : 1° L’abrogation des règlements divers par un règlement uniforme, délibéré par un conseil des prud’hommes et accepté par les ouvriers ; 2° le droit pour l’ouvrier d’assister à la vérification de son travail ; 3 une augmentation d’un centime par heure. On a vu que leurs projets avaient transpiré et que les patrons, prévenus, étaient sur leurs gardes.

Ce jour même où Brafort revenait de chez monsieur de Lavireu, en tête à tête avec monsieur de Labroie, était le jour de la paye et par conséquent celui de l’explosion attendue. Il était environ deux heures, quand Brafort entra dans sa fabrique et se rendit à son cabinet. C’était un petit salon précédé d’une antichambre et moelleusement garni de tapis, d’un divan, de portes matelassées. Une cheminée prussienne, garnie de marbre, supportait quelques livres et des cigares. Des registres garnissaient une grande table couverte d’un tapis vert. Un secrétaire, un dressoir avec une cave à liqueurs, des fauteuils, complétaient l’ameublement. De grands rideaux verts s’ouvraient sur de petits rideaux blancs fixés aux fenêtres. C’était là que Brafort recevait ses amis ou ses égaux. Pour les ouvriers, auxquels d’ailleurs il parlait rarement lui-même, il passait dans l’antichambre.

Ce jour-là Brafort appela son contre-maître, et, après lui avoir appris négligemment que le cousin de monsieur de Lavireu, monsieur de Labroie, était un aimable et charmant garçon, il s’informa des projets de grève. On lui dit qu’ils persistaient ; les ouvriers étaient sombres ; il y avait des meneurs.

Ce sujet épuisé, Brafort tira sa montre ; il était plus de deux heures.

— Y a-t-il quelqu’un dans l’antichambre ? demanda-t-il.

Le contre-maître s’empressa de voir. Il n’y avait personne,

— J’avais un mot à dire à cette petite ouvrière que vous m’avez envoyé hier soir, et je lui avais donné rendez-vous… il me semble…

Le contre-maître eut un sourire odieux, à peine dissimulé.

— Je vais vous l’envoyer, dit-il, et il sortit.

L’abord fut brusque. Jamais sultan dédaigné ne se montra plus courroucé, plus rogue.

— Je vous avais dit hier de venir à deux heures. Pourquoi n’êtes-vous pas venue ?

— Je… travaillais, balbutia-t-elle.

— Allons donc ! vous êtes une petite sournoise ; vous savez bien… car ce n’est pas certainement la première fois… tu es trop jolie…

Et puis il devint plus doux, mêlant les prières aux menaces, et… ce n’était pas sans doute en effet la première fois ; car la pauvre enfant se contenta de pleurer.

Brafort éclatait ce jour-là de bonne humeur. Il revisait, avec son contre-maître et son comptable, les comptes de ses ouvriers, et de temps en temps il se renversait sur son fauteuil, le cigare à la bouche et lançant une bouffée, souriait vaguement, tantôt au souvenir de Baptistine, tantôt à celui du cousin de monsieur de Lavireu. Il allait recevoir dans se maison un de Labroie, un vrai celui-là, pénétré des bons principes, un noble sérieux, lui, Jean-Baptiste Brafort, le fils d’un ancien serviteur de cette famille, lui, le petit paysan d’autrefois, dont le regard timide et respectueux osait à peine franchir la grille du château. C’est en de tels moments que, mesurant la distance parcourue, Brafort concevait de son mérite la plus haute opinion et jouissait vraiment de sa fortune. C’est alors qu’il prenait au sérieux plus que jamais cette devise : Fils de mes œuvres, que dans la première fièvre de son orgueil, il a fait inscrire, en guise de blason, au fronton de sa demeure, et qui déjà commençait à le gêner fort.

En effet, à chaque hauteur, l’horizon varie. Ce qui était beau, grand, inespéré, pour le ci-devant garde municipal, n’allait plus à la taille de monsieur Brafort, négociant, propriétaire, et collègue de monsieur de Lavireu. Que dirait le noble rejeton des Labroie, en examinant cette devise par trop plébéienne ? Car cela sent l’homme de rien d’avoir travaillé ! Le comble du mérite et surtout de la distinction, c’est d’être l’enfant gâté de la fortune, d’avoir été couché sur des dentelles. en naissant, d’avoir tout reçu, d’ignorer l’effort et la fatigue.

Après tout, le dédain qu’avait Brafort pour ses ouvriers, il était assez naturel que les nobles l’eussent vis-à-vis des travailleurs parvenus, et… Brafort s’embrouillait dans ces réflexions, devenues pénibles.

— Voici le compte de Brassard, dit un commis.

— C’est point dommage de le renvoyer, dit le contre-maître. Ce b… là est, de tous mes ouvriers, le plus habile et le plus rangé.

— Il n’en est que plus coupable, dit sentencieusement le patron. Les ouvriers intelligents on n’en peut rien faire, et ils sont un danger pour l’atelier. Non-seulement je renvoie Brassard, mais je le signalerai aux autres. patrons. Il faut nous débarrasser de lui.

— Chavret a perdu six journées, reprit le commis.

— Oh ! celui-là, dit le contre-maître, un ivrogne, quatre enfants sur la paille, et un compte énorme au cabaret. Celui-là nous reviendra des premiers aussitôt que ses camarades ne lui payeront plus à boire.

— Vous avez raison, dit Brafort et comme ne manque pas de Chavret…

Ils se mirent à rire.

— Oui, oui, ça apprendra à monsieur Brassard à connaître les hommes. Ah ! ah ! ces gens-là s’imaginent mener le monde avec de belles paroles ! Ils verront bien !

Après avoir revu tous les comptes, Brafort se leva pour partir. La paye commençait dans la cour de la fabrique, où piaffait le cheval du maître et où les ouvriers faisaient queue devant le guichet. Quand Brafort parut, nombre de voix chuchotèrent : Le voilà ! le voilà ! Toutes les têtes se tournèrent, et trois ouvriers qui se tenaient sur le flanc du groupe marchèrent à la rencontre du fabricant. Le pas de celui-ci devint plus rapide, et le rouge lui monta au front ; il n’avait pas prévu une lutte directe et, la voyant approcher, il lui en prenait à la fois peur et colère. Les ouvriers, pressant le pas également, atteignirent Brafort comme il arrivait à sa voiture, et l’un deux, se plaçant devant lui, dit après un léger salut :

— Monsieur, nous avons à vous parler.

— Je suis pressé, répondit Brafort avec hauteur. Parlez au contre-maître.

— C’est à vous que nous avons affaire, reprit l’ouvrier ; le contre-maître nous renverrait à vous. Il vaut donc mieux que vous nous entendiez tout de suite.

— Je vous ai dit que j’étais pressé. Je ne suis pas à vos ordres.

— Une fois n’est pas coutume. Nous sommes si souvent aux vôtres ! répliqua Brassard ; car c’était lui, et lui seul pouvait être l’auteur de cette réponse audacieuse. Les deux qui l’accompagnaient, des plus plus forts et des plus hardis pourtant, le suivaient plutôt et cherchaient dans ses gestes leur direction.

Pendant ce temps, de la masse des ouvriers qui faisaient queue derrière les bureaux, plusieurs s’étaient détachés et venaient un à un écouter ce que disaient les meneurs au maître. Le groupe autour de Brafort s’épaississait à vue d’œil, et bientôt ce fut la foule entière. Ils se disaient les uns aux autres : « Nous les avons chargés de parler pour nous, il faut écouter. »

Brafort, on le sait, avait pour idéal la majesté olympienne. Plus la foule devenait ou lui paraissait menaçante, plus il crut de son devoir d’élever son courage à la hauteur de ses craintes. Il avait été militaire et savait confondre l’obstination avec l’honneur. S’efforçant donc d’écarter ceux qui s’opposaient à son passage, la poitrine cambrée, la tête haute, il se rapprocha de sa voiture. De violents murmures s’élevèrent.

— Il ne veut pas nous écouter. Sommes-nous des chiens pour lui ?

Le contre-maître accourait.

— Monsieur, dit-il à Brafort, il vaudrait mieux les entendre. Nous avons tous intérêt à ce que ça ne dure pas longtemps. Donnez-leur quelques bonnes paroles. On verra plus tard.

Cet homme avait de l’influence sur Brafort. Celui-ci peut-être au fond ne demandait qu’un prétexte pour se radoucir. Il se rappela d’ailleurs à ce moment les instructions de monsieur de Lavireu, et prenant la parole d’un ton haut et solennel.

— Voici monsieur le contre-maître qui me prie de vous écouter, et qui désire ne pas prendre la responsabilité de cette affaire. J’y consens, à sa considération. Parlez !

Ceux qui pressaient Brafort, à ces mots, s’écartèrent, et il put monter dans sa voiture, où il s’assit les bras croisés, dominant la foule. Alors le jeune ouvrier qui avait déjà parlé, Brassard, s’avança et, croisant les bras de même, il regarda Brafort en face avec une audace où se mêlait un fond contenu de colère et de mépris. C’était un garçon de moyenne taille, au front large, aux yeux vifs, aux traits aussi doux qu’intelligents.

— Qui êtes-vous ? demanda brusquement Brafort.

— Leur délégué, dit-il en étendant le bras vers ceux qui l’entouraient.

Les ouvriers répondirent :

— Oui ! oui ! nous l’avons chargé de parler pour nous.

— Eh bien ! de leur part et de la mienne, reprit l’ouvrier, je vous dis ceci : Nous sommes las de notre misère et des humiliations que vous nous faites subir ; nous travaillons depuis le point du jour jusqu’à dix heures du soir, sans pouvoir gagner autre chose que le pain nécessaire à la vie de nos familles, mal nourries, mal vêtues ; logés dans des trous malsains et obscurs, où nous grelottons l’hiver, où nous étouffons l’été ; aucun des biens de la vie n’est fait pour nous ; tout ce qui est grand, bon et beau, nous reste étranger. On parle des progrès de l’humanité : nous ne sommes pas apparemment de l’humanité, car ces progrès passent au-dessus de nous et ne nous touchent point ! Nous restons ignorants et soumis comme des bêtes de somme, et les bœufs de vos fermes et les chevaux de vos écuries, qui travaillent moins que nous, sont mieux soignés. Qu’avons-nous fait pour mériter une telle vie ? Nous sommes des travailleurs, et ceux qui jouissent du fruit du travail, ce sont les oisifs. Est-ce juste ?

— Non ! non ! crièrent quelques-uns, et la masse alors tout d’une seule voix cria :

— Non ! non ! ça n’est pas juste ! ça n’est pas juste !

— Mes amis…, dit Brafort.

Mais l’ouvrier reprit d’une voix forte :

— Vous qui vous appelez le maître et qui à vous seul recevez plus que nous tous ensemble, que faites-vous ? Vous venez ici passer tous les jours trois ou quatre heures, vous faites quelques chiffres, vous écrivez quelques lettres, vous donnez quelques ordres, et puis vous partez. C’est bien peu de chose. Et pour cela vous êtes logé, nourri, vêtu richement ; vous vivez de la grande vie, de la vie du monde entier, et votre femme est belle et heureuse, et vos enfants ne meurent point de misère, ils sont instruits et heureux. Est-ce juste ?

— Non ! non ! s’écria la foule de nouveau.

Brafort, qui était rouge et fort anime, se leva tout debout dans sa voiture, et forçant sa voix :

— Vous oubliez volontairement, cria-t-il, que c’est moi qui ai créé cette usine où vous trouvez votre subsistance, et qui représente un capital considérable, que c’est sur moi que reposent tous les soucis, toute la responsabilité…

— Croyez-moi, maître, reprit l’ouvrier d’une voix ironique ; vos soucis ne valent pas les nôtres. Il en coûte moins de soigner et d’empiler des pièces d’or que de se tuer de travail, sans pouvoir joindre les deux bouts, en voyant ses enfants périr de misère ou se corrompre dans l’ignorance. Vous parlez des droits de votre argent. L’argent vaut donc plus que l’homme ? L’argent ne travaille pas, sans nous il ne servirait à rien.

— C’est vrai ! c’est vrai ! s’écrièrent les ouvriers qui, les yeux fixés sur Brassard, l’oreille tendue et les lèvres entr’ouvertes, comme pour se nourrir de sa parole, semblaient en retour l’animer de leur souffle haletant.

— Messieurs ! dit Brafort.

— Attendez, s’écria l’ouvrier d’une voix vibrante, je n’ai pas fini. Je veux vous dire ceci encore : On prétend que, depuis la révolution de 89, tous les hommes sont libres et égaux ; ce n’est pas vrai ! un homme libre peut faire tout ce qui lui plaît, quand ça ne nuit pas aux autres ; un homme libre n’obéit qu’à des lois qu’il a consenties et reconnues justes. Or, vous avez établi dans vos ateliers un règlement étroit, injuste et tracassier, qui nous lie comme des forçats. Nous sommes les esclaves de vos caprices. Les amendes que vous imposez à tout propos nous enlèvent notre pain. Vos surveillants nous insultent, nous rançonnent et nous volent, et il nous faut subir tout cela sans réclamer, car ils sont nos seuls juges, et leur bon plaisir fait notre loi. Ce n’est pas tout ; si nous sommes de vrais esclaves dans vos ateliers, au dehors nous ne nous appartenons pas davantage. Vous prétendez régler nos pensées, nos opinions, nos lectures. Vous avez chassé Thiélan, parce qu’il était cabétiste. 89 a détruit les anciens seigneurs ; mais vous avez pris leur place, et nous sommes vos serfs, puisque vous disposez de nos vies, de nos libertés, de tout ; et cela est si vrai, que le plus infâme de tous ces droits d’autrefois, vous l’exercez encore. Nos sœurs, nos femmes, nos filles, sont comme nous à votre merci ; vous leur vendez à un prix honteux le droit de vivre, et toutes les fois qu’il se trouve dans vos ateliers une ouvrière jeune et belle, un jour, appelée près du maître, on la voit revenir le front baissé !…

La voix du jeune orateur s’éteignit comme dans un spasme, et de toutes les poitrines sortit un hurlement rauque, furieux, qui se dissipa ensuite en cris divers, en exclamations farouches. Autour de la foule des hommes, s’était formé un cordon de femmes qui écoutaient, inquiètes et curieuses. Aux dernières paroles de Brassard, il y eut aussi parmi elles un grand mouvement ; quelques-unes baissèrent les yeux, d’autres sanglotèrent, d’autres poussèrent des cris insultants.

Brafort vit des poings menaçants se tendre vers lui et la haine animer tous les regards. Il était cramoisi de colère, d’humiliation, de peur. Un instant il serra le manche de sa cravache en hésitant s’il ne lancerait pas son cheval à travers la foule ; mais une pareille fuite avait ses dangers et n’était pas d’ailleurs conforme à la dignité dont Brafort tenait à faire preuve en toute circonstance. Il reprit donc la parole.

— Je serais dans mon droit en refusant de répondre à des attaques dont la forme est aussi inconvenante que le fond est erroné et calomnieux, et où je reconnais l’influence de ces fausses théories par lesquelles on cherche à pousser les travailleurs dans une voie funeste. Ouvriers ! on vous trompe, le capital n’est pas votre ennemi. Voyez partout où il ne porte pas sa féconde influence, voyez le pauvre manquant de travail et dont les bras se lèvent en vain pour en implorer. Cet or que vous enviez au riche, il ne le possède que pour le répandre sur le pauvre ; le riche n’acquiert que pour consommer et c’est par cet échange fécond… et bienfaisant que… l’abondance… comme une pluie… féconde…

Il s’embrouillait un peu dans son éloquence. Brassard lui vint en aide.

— Citoyens, dit-il, monsieur Brafort assure que le pauvre ne saurait vivre sans le riche. Je lui demanderai, moi, ce que ferait le riche sans le pauvre, disons le travailleur. Qui donc sans nous ferait aller les machines de notre honorable patron ? Qui cultiverait ces grands domaines que leurs propriétaires ont trop à faire de parcourir seulement ? Qui préparerait leurs bons diners ? Qui ajusterait leurs belles étoffes ? Qui bâtirait leurs maisons spacieuses et ferait mûrir les fruits succulents de leurs jardins. Mes amis, répondez vous-mêmes, sans les pauvres, que serait le riche, réduit à ses seules forces ? Répondez !

— Parbleu ! dit une voix narquoise, ça serait un pauvre.

— Et maintenant que feraient les pauvres s’il n’y avait pas de riches ?

Un cri famélique répondit ; un cri où toutes les avidités s’aiguisaient de toutes les misères, où le désir hurlait sur le ton de la douleur.

Brassard se chargea de formuler la réponse :

— Les pauvres travailleraient et feraient tout seuls de la richesse ; et s’ils ne font pas ainsi maintenant, c’est que le riche est là qui détient les biens de la terre et n’en donne au pauvre, en échange de son travail, que la part absolument nécessaire pour ne pas le laisser mourir de faim, c’est-à-dire pour que son bétail humain lui soit conservé. Donc le pauvre aurait à bénir la disparition du riche, tandis que sans le pauvre le riche aussitôt cesse d’exister. Voilà, mes amis, la valeur de cette rengaine qui nous représente les travailleurs nourris des bienfaits du riche, tandis que c’est lui qui reçoit tout du pauvre et n’existe que par lui !

— Ouvriers ! s’écria Brafort, n’écoutez pas ces folles utopies qui ne triomphent que par le renversement de tout ce qui est. Sachez qu’il n’y a point d’état social possible sans le respect des droits acquis, et que vous, plus que tous les autres, vous devez respecter la fortune, car sa source est le travail.

— Encore un mensonge ! s’écria Brassard.

— Cet homme est fou ! dit Brafort, chez qui l’étonnement de voir nier pareil axiome dépassa la colère.

Brassard lui jeta un coup d’œil de mépris et se tournant vers ses camarades :

— Voilà bien longtemps, dit-il, que nous nous laissons dire de pareilles sottises. Quoi ! c’est à vous qui, de père en fils, consacrez toutes les heures de vos jours et une partie de vos nuits à ne pas gagner le nécessaire, c’est à vous que des oisifs viennent effrontément dire que le travail est la source de la fortune ? Et vous ne répliquez pas ! Eh bien, je vous dis, moi, que tous tant que nous sommes, ignorants et savants, c’est la sottise et le manque de réflexion qui nous mènent. Eh ! là bas ! toi, Pierre Gentil, le plus brave et le plus rude à la besogne de nous tous, qu’as-tu fait dans toute ta vie déjà longue, et qu’a fait ton père ? Tu as travaillé, vous avez travaillé tous deux, sans même vous permettre, tant vous êtes sages et rangés, une petit noce le dimanche. Où donc est. ta fortune ? Pierre Gentil ? Et toi, Vigneron, qui asfait de même ? et tant d’autres qui êtes là ? Comment, vous. venez vous laisser dire ça, que la richesse est le fruit du travail ! Sacrebleu ! un petit enfant en rirait. Non, non, ce n’est pas ça ! La vrai vérité, c’est qu’on devient riche par d’autres moyens que le travail. Lesquels ? Le diable. le sait, nous ne le savons pas nous autres. Ce que tout le monde sait seulement, c’est qu’on peut devenir riche quand on a déjà quelque bien et qu’on trouve encore un moyen quelconque de prélever une part sur autrui. Mais le travail sérieux, honnête, personnel, quotidien, enrichir ?… Jamais !

— Le travail acquis… s’écria Brafort….

— Tue le travail vivant ! interrompit Brassard, et c’est contre ça que nous protestons. Au reste, voici ce que nous voulons vous demander : suppression du réglement, les déchets sur les pièces, constatés en présence de l’ouvrier et un centime de plus par heure, sans quoi nous refusons de continuer le travail.

Il s’avança et remit un papier à Brafort, qui le prit dédaigneusement.

— C’est tout ? demanda-t-il de même.

— C’est tout… pour le moment. Que répondez-vous ?

— Que je ne subis aucune pression et que je ne cède jamais à l’insolence !

Et Brafort, avec un geste vraiment antique, déchirant le papier, en jeta les morceaux sur la foule. Puis il fouetta son cheval. Mais les ouvriers furieux, les uns tirant sur les roues, les autres se jetant à la tête du cheval, l’arrêtèrent. Vigneroux monta sur le marche-pied, porta le poing sous le menton de Brafort et le renversa sur les coussins. Un autre, nommé Robert, s’écria Il faut le rosser ! Et d’autres voix, que Brafort ne put reconnaître, crièrent : Il nous a insultés ; à l’eau ! à l’eau ! Mais bientôt la voix de Brassard domina tout ce tumulte.

— Camarades ! pas de violences ; laissez-le aller !

Et, parlant aux plus exaltés, tantôt par quelques mots dits à l’oreille, tantôt à voix haute, il parvint promptement à dégager Brafort, qui, voyant la foule s’écarter, se hâta de prendre le galop, poursuivi par des huées et des exclamations ironiques. Il courut ainsi quelque temps. Le sang lui battait aux oreilles et la colère l’étouffait ; il allait sortir de R…, quand une inspiration de haine lui vint. Il retourna sur ses pas et se rendit chez le commissaire, où il dénonça la coalition, chargea vigoureusement Brassard comme chef et instigateur, Vigneroux et Robert comme coupables de violence sur sa personne. Déjà l’autorité était en alarmes ; des scènes moins violentes avaient lieu dans les autres ateliers, mais partout la grève se déclarait.

— Pour le coup, monsieur, c’est très-mal ! dit Maximilie, quand le tilbury ce soir-là, entra dans la cour ; il y a une grande heure qu’on vous attend ?

Et elle descendit légèrement le perron au-devant du baiser paternel.

Mais, en voyant son père, très-rouge et très-animé, passer près d’elle, sans presque la voir, elle fut saisie de crainte, et des larmes vinrent à ses yeux. Car non-seulement elle aimait son père, mais depuis quelque temps elle était d’une sensibilité extrême, un peu fébrile, et qu’elle n’avait point eue jusque-là. Madame Brafort et les deux jeunes gens se trouvaient déjà dans la salle à manger, où Maximilie suivit son père.

— Tu arrives bien tard ! dit Eugénie.

— J’aurais pu ne pas arriver du tout, répondit Brafort, qui se laissa tomber, à sa place à table ; ce n’est pas la faute des amis de Jean si je suis ici.

— De mes amis ? répéta le jeune homme étonné.

— Oui, monsieur, de ces gens dont vous soutenez les prétendus droits, et qui sont des misérables capables des plus grandes atrocités, le rebut de l’espèce humaine, la lie sociale, et l’effroi des honnêtes gens !

Il peignit alors, avec des couleurs très-exagérées, mais telles que ses propres sentiments les lui fournissaient, la scène, les discours de Brassard librement traduits, l’attaque, les insultes…

Maximilie pleurait, et madame Brafort, sans la moindre altération de visage, poussait les exclamations convenables en pareil cas dans la bouche d’une fidèle épouse. Les deux jeunes gens gardaient un silence pénible.

— Voilà ! s’écria Brafort en terminant, voilà où nous mènent ces prétendus réformateurs, ces nouveaux Messies que le monde attend pour une nouvelle création. Ils proclament carrément la négation de tout droit, le mépris des engagements, des lois, de tout ce qui est sacré ! Ils attentent à la liberté des transactions, à la sécurité des citoyens. Mais il y a encore des lois heureusement, et ces braves gens en vont entendre parler.

Jean, étourdi de tout ce que rapportait son oncle, crut devoir se justifier.

— Ai-je donc, mon oncle, préconisé l’injure et des violences coupables ? Si ces gens vont trop loin, songez que la misère les aigrit et que l’ignorance…

— Que personne ici ne les excuse, monsieur ; les misérables ont failli m’assassiner !

— Oh ! les méchants ! je les hais ! dit Maximilie en essuyant son visage pâli.

Georges la regarda avec émotion.

— Puis-je vous demander, monsieur, demanda-t-il à Brafort, quelles sont les conclusions de la grève ; ce qu’elle réclame ?

— Ma ruine, monsieur, répondit le manufacturier d’un ton lamentable.

Il daigna cependant bientôt après fournir une explication plus précise et parla de la demande d’abolition du règlement.

— C’est-à-dire, ajouta-t-il, l’anarchie !

Et, ce mot redoublant sa colère, il prononça une violente diatribe contre les idées subversives et contre Brassard.

— Peut-être se contenteraient-ils à moins ? hasarda Georges.

Le visage enflammé de Brafort et le doux visage anxieux de Maximilie se tournèrent en même temps vers le jeune homme.

— Moi, monsieur ! céder à ces canailles, ne fût-ce que d’une misère, jamais ! Je ne ferai pas cette lâcheté.

— Si c’était une lâcheté, monsieur, dit froidement et sévèrement Georges, je ne vous l’aurais pas conseillée.

En parlant ainsi, Georges se redressa légèrement et sa main, soulevée pour le geste dont il appuya sa phrase, se posa sur ses genoux. Il sentit alors par-dessous la table une petite main se poser sur la sienne, une main qui, par son toucher doux comme l’effleurement d’un baiser, par un tremblement aussi expressif que des paroles, disait éloquemment : Vous ne craignez pas d’offenser mon père ; vous oubliez donc que je vous aime ?

Il regarda Maximilie, et la vit pâle, anxieuse, l’haleine suspendue ; leurs yeux se rencontrèrent ; quelque chose d’aigu comme un trait et de lumineux comme une flamme passa des prunelles de la jeune fille dans le cœur de Georges. Il baissa la tête, et ce fut à peine s’il entendit la réponse mi-bourrue, mi-adoucie de Brafort, qui pouvait passer pour une excuse :

— J’en suis persuadé, monsieur ; mais nous ne pensons pas de même.

La main de Georges suivit la petite main qui se retirait, la saisit et la serra d’une étreinte folle, sans réflexion, sans prudence, au risque d’être observé ; presque même sans volonté, car il ne se retrouva en possession de lui-même qu’un instant après, comme serait un homme enlevé dans l’air par quelque force imprévue, et qui se remet sur ses pieds tout étourdi. D’un coup d’œil rapide, Georges interrogea les figures qui l’entouraient. Brafort avait repris le sujet de la grève ; Jean paraissait triste et songeur ; seule, madame Brafort attachait sur Georges un regard étrange. Le dîner s’acheva sous le monologue persistant du maître de la maison, à qui les autres convives, tour à tour, assez difficilement, donnèrent la réplique. Brafort, au sortir de table, se retira dans son cabinet. Madame Brafort et Maximilie, à peine au salon, le quittèrent l’une après l’autre, et les deux jeunes gens se rendirent ensemble au jardin.

Ils marchèrent quelque temps côte à côte, sans se parler, pensifs tous les deux ; puis ce fut Jean qui rompit le silence.

— Est-ce donc une chose fatale, dit-il, que le sentiment du juste soit toujours altéré par la passion, et que la justice elle-même, cette paix éternelle, ne se puisse s’établir que par la guerre ? Ceux que mon oncle appelle mes amis et qui sont mes frères, pourquoi me faut-il, tout en embrassant leur cause, répudier leurs actes ? N’y a-t-il donc rien en ce monde qu’on puisse, de toute son âme, aimer et approuver pleinement ?

— Ne me demande ce soir aucun jugement, dit son ami ; je te ferais la réponse d’un homme ivre. Défie-toi seulement des récits de ton oncle et ne prends pas Brassard et ces autres pauvres diables pour tels absolument qu’il te les a peints. Voilà tout ce que je puis penser de raisonnable là-dessus en ce moment, et encore ceci : je veux partir.

— Partir ! s’écria Jean. Et pourquoi ?

— Parce qu’ici, mon ami, je me sens devenir fou, et que je puis y décider mon malheur et celui d’une autre. J’aime ta cousine et j’ose craindre d’en être aimé.

Jean jeta un cri de joie et serra son ami dans ses bras.

— Quel bonheur ? quoi ! vous vous aimez ? Oh ! combien je chéris encore plus ma petite cousine ! Oui, c’est une bonne et charmante enfant ! Vous serez heureux ! Et moi donc ! On ! quelle bonne idée, Georges ! Et tu veux partir ? Mais tu es fou !

— Pas tant que toi, Jean, éternel rêveur ! Moi, je comprends la vie et je connais mieux les hommes, tu le sais. Ton oncle, plus qu’aucun autre, est gouverné par les opinions toutes faites qui ont cours. C’est l’égoïsme le plus naïf et la vanité la plus robuste que j’ai jamais rencontrés. De toutes les qualités que je puis posséder, une seule est capable de toucher son âme, celle qui précisément n’est rien moins qu’une goutte d’encre, un petit point allongé sur le papier, l’apostrophe qui précède mon nom. Ton oncle est ce qu’on appelle un homme positif. Si j’avais avec l’apostrophe une fortune seulement moyenne ou quelque place du gouvernement, il me donnerait sa fille ; mais, tel que je suis, il me soupçonnera simplement d’envier la dot de Maximilie et m’écartera avec dédain. Je te l’avoue, si j’aime cette charmante fille assez pour me résigner à ce beau-père, je ne me sens pas la force de m’exposer aux insultes de monsieur Brafort.

— Tu crois aimer, dit Jean, et tu gardes tant d’orgueil ?

— Ta cousine a dix-sept ans, c’est une enfant. Ai-je le droit de lui demander un serment, de l’engager ? Non, hélas ! pas plus que de compter sur ses sentiments d’aujourd’hui, qui peut-être demain auront changé. Aussi, je le répète, le seul parti raisonnable et loyal que j’aie à prendre, c’est de partir.

— Tu te prétendais ivre et déraisonnable tout à l’heure, s’écria Jean, et moi, qui ne suis point amoureux, la raison me confond et me fait douter de ton amour. Eh quoi ! tu ne crains pas de briser par ton départ ce jeune cœur qui t’aime, de donner à cette enfant, qui croyait en toi, le droit de douter déjà de l’amour ?

— J’ai compté sur toi pour lui expliquer mon départ.

— L’expliquer ! Il m’est trop difficile de le comprendre, dit Jean.

Ils gardèrent quelque temps le silence, puis Georges s’écria :

— J’avais besoin d’être aidé ; j’en avais besoin, Jean, crois-le bien ; et c’est ainsi…

— Ce n’est pas à moi, dit Jean doucement, qu’il faut demander des forces contre la tendresse. Contre l’égoïsme, contre l’injustice, oui ; mais combattre l’amour… étouffer des choses vraies et vivantes sous des choses qui ne le sont pas ! Ah ! tu le sais bien, Georges, je ne puis t’aider en cela. Et surtout quand ton union avec ma cousine, cette chère enfant qui, seule de sa famille a su m’aimer, quand cette union avec toi, mon meilleur ami, me comblerait de joie !

C’était en effet un bien mauvais conseiller que Jean. Loin de se douter que la force dont Georges avait fait preuve tout d’abord était le dernier effort d’une raison qui sombre et ne demande au fond qu’à céder ; il lui en voulait presque de ses combats. Il aimait tendrement sa cousine, et la voyait avec des yeux paternels, qui ne le cèdent guère à ceux d’un amant. Il parla d’elle en termes dont se délectait la passion de Georges, et il fit un plan d’après lequel tout devint facile. Georges avait des protecteurs, hommes puissants et distingués, vieux amis de son père au saint-simonisme, et qui disposaient de grands services publics : il en obtenait un poste lucratif et brillant. Alors il demandait la main de Maximilie, et de deux choses l’une : ou elle lui était accordée immédiatement ou Brafort faisait des difficultés. En ce dernier cas, la fillette usait de son influence, priait, pleurait, et refusait tout autre parti, jusqu’au moment où sa persistance triomphât de la résistance paternelle. Jean ne doutait pas du concours de madame Brafort, elle soutiendrait sa fille dans cette épreuve ; elles causeraient ensemble de l’absent.

Jean était si convaincu de la vérité de ces choses, qu’apercevant au bout de l’allée, près du petit lac, la robe rose de la jeune fille, il dit à Georges :

— Ne veux-tu pas lui parler ? Après ce qui s’est passé ce soir entre vous, son cœur appelle. Interroge-toi solennellement, ami, et si tu sens qu’en effet c’est d’un profond, d’un sérieux amour que tu l’aimes, va le lui dire, et, trop heureux d’aimer, ne doute pas des forces de l’amour.

En parlant ainsi, les yeux de Jean brillaient d’émotion, et tous ses traits exprimaient la sensibilité exaltée qui faisait le fond de cette nature douce et calme à la surface. Georges respectait autant qu’il l’aimait ce chaste jeune homme, dont il connaissait la vie depuis l’enfance. Il lui sembla que Jean venait de consacrer leur amour. Il lui serra la main vivement et le quitta, d’un pas rapide, pour joindre Maximilie.

À mesure toutefois qu’il approchait des lieux où il pensait trouver la jeune fille, les battements du cœur de Georges se précipitaient et son pas se ralentissait. Arrivé sur la rive du petit lac, autour duquel s’étendait une haie de saules, d’aulnes et de tamarins, il vit Maximilie au bord de l’eau. Elle était immobile et se tenait la tête penchée sur sa poitrine ; à ses pieds, le cygne qu’elle aimait à nourrir de sa main regardait, surpris, cette main paresseuse qui tenait le pain sans l’émietter, et, par les vifs balancements de son cou, le bel oiseau s’efforçait d’indiquer à la distraite ce qu’elle devait faire. Ce jour-là, le soleil s’était couché dans un ciel de pourpre, et le crépuscule était plein de vapeurs roses qui ombraient délicieusement le front de la jeune fille, son cou penché et les contours onduleux de sa taille. Georges s’arrêta. Ce joli tableau, le fond du lac fuyant derrière les saules, et les guirlandes flexibles du tamarin réfléchies dans l’eau, toute cette poésie des choses où l’homme retrouve de son âme ou la répand ; tout cela saisit Georges d’un trouble plus vif, d’un charme plus grand, et d’une étrange mélancolie, au fond de laquelle revint la pensée que, dans sa profonde honnêteté, Georges avait exprimée à son ami : Ai-je le droit de troubler la vie de cette enfant ?

Mais à qui rêvait-elle ainsi ? N’était-ce pas à lui ? Et déjà ne lui avait-elle pas, sans qu’il l’eût imploré, donné son amour ? Il eut alors vers elle un élan immense de cœur, dont on eût dit qu’elle recevait l’impulsion, car aussitôt elle releva les yeux, le vit, et un léger cri lui échappa. En même temps, le pain glissait de sa main dans l’eau, où le cygne s’en saisit, sans plus s’occuper de tant de façons inusitées.

En poésie, les rêves des jeunes filles ne sont que fleurs et azur ; en réalité, ils sont beaucoup plus hardis qu’elles-mêmes. Nées, — elles le savent très-bien, car tout le leur dit, — pour l’amour, elles n’ont guère d’autre objet de rêverie. Et comment n’en serait-il pas ainsi ? Il n’y a de secret que ce qui n’existe pas ; quoi qu’on fasse, la pensée s’exhale du fait comme le parfum de la fleur. Dans les recommandations de sa mère, dans le sourire de son père, dans les regards de tous, par les réserves mêmes de son éducation, de sa liberté, par tout ce qui l’entoure, paroles ou réticences, faits ou pensées, la jeune fille soupçonne bientôt, puis constate que toute son existence n’a qu’un but : le mariage. Et ce mot, heureusement la plupart le traduisent par celui d’amour. Ne voient-elles pas bien que ce n’est pas pour elles-mêmes qu’on les élève ? Les grands horizons, ouverts devant les pas de leurs frères, leur sont interdits ; des barrières leur ferment la vie, et le court sentier qu’elles suivent s’arrête, à seize ou vingt ans, devant un but mystérieux. Lequel ? Est-il bien difficile à deviner ? Que cherche-t-on à développer en elles ? La grâce et les séductions : chanter, danser, jouer d’un instrument, broder, de la langue ou des mains, des choses gracieuses ; être poétiques à tout prix, plaire avant tout, valoir s’il se peut. Plaire, à qui donc ? À quelqu’un assurément. Elles n’en peuvent douter, et rêvant presque dès l’enfance de cet inconnu, puisque l’inconnu se résume tout entier pour elles en un être humain.

Car elles n’ont point d’autre destinée, car il est à la fois le terme et le développement de leur existence ; car sans lui, mises en dehors de la famille et presque de la vie sociale, elles seraient réduites à une vie purement végétative, dépourvue d’intérêt comme d’utilité. Le jeune homme peut rêver du navire sur lequel il fendra les mers, de ses épaulettes ou de sa toge, de ses travaux comme industriel ou comme savant, de ses succès, de ses gains futurs ; la jeune fille ne peut rêver que de son amant.

Ainsi fait-elle ; mais sans l’avouer, Dieu l’en garde. La réserve obligée à laquelle on l’a façonnée dès l’enfance lui a composé deux existences, l’une intérieure, l’autre extérieure. Car il faut bien que la nature s’y retrouve et, mutilée par ici, rebourgeonné par là. Moins la jeune fille agit, plus elle rêve. Un abîme sépare ces deux existences, qui se prolongent parallèlement, sans se confondre jamais.

Voilà pourquoi Maximilie, qui, à ce moment même, imaginait Georges à ses genoux, poussa un cri en le voyant et resta confuse et tremblante. Lui, trop sincère pour n’être pas timide, s’approcha en rougissant et balbutia une de ces sottises que l’amour, au moins aussi sourd qu’aveugle, heureusement sait pardonner.

— Je vous dérange, mademoiselle ?

Inévitablement elle répondit :

— Non, monsieur.

C’était de quoi éclater de rire. Ils gardèrent cependant le sérieux le plus solennel, et ils avaient raison ; sous cette niaiserie des mots, dans leur cœur éclatait un hymne sans paroles, admirable, et dans cette rencontre leur destinée se jouait.

Les grands sentiments sont indivisibles, à force de simplicité ; une seule parole, un seul cri les résume : je t’aime ! Ce mot les remplissait ; ils n’en pouvaient trouver d’autres. Mais le dire, ils n’osaient pas.

Leur silence toutefois, en se prolongeant, devenait aussi clair que la parole même, et le sentiment des convenances, que l’éducation implante au cœur de toute jeune fille, pouvait difficilement supporter cette situation. Aussi fut-ce Maximilie qui le rompit la première, par une de ces dissimulations enfantines habituelles aux femmes.

— Où donc est Jean ? demanda-t-elle d’une voix oppressée.

Désirait-elle vraiment la présence de son cousin ? Peut-être, car son émotion ressemblait à de la peur ; sous son corsage un peu serré, son cœur battait à coups précipités, et sur son joli cou nu, qui légèrement se gonflait, un étrange bijou, que les femmes portaient dans ce temps-là, un saint-esprit d’or, au bout de son ruban noir, agitait ses ailes amoureuses et allongeait son bec audacieux. Elle fit quelques pas, et alla tomber toute rose sur un banc qui était proche, au-dessous d’un tamarin.

Mais la question qu’elle avait faite, ces simples mots : « Où est Jean ? » avaient cruellement déconcerté Georges. Il était sur le point de parler ; cette audace lui venait, à ce moment même, par la certitude d’être déjà compris, et voilà que dans ce tête-à-tête sacré, Maximilie appelait un tiers, le plus cher des amis sans doute ; mais qu’importe ? Le charme était rompu ! Sous cette impression pénible, le jeune homme resta muet encore un instant, puis il répondit machinalement que Jean était dans le parc. Ils étaient, quant à eux, maintenant à cent lieues de la question.

Georges cependant suivit la jeune fille, et lui demanda la permission de s’asseoir près d’elle d’un ton si ému qu’elle osa le regarder et, en le voyant aussi troublé qu’elle-même, se rassura un peu.

— Quelle belle soirée ! dit-elle.

— Oh ! très-belle, répondit-il, et il ajouta : Comme tous ces soirs depuis…

Il y eut un silence.

— Vous aimez la campagne ? demanda Maximilie, fidèle à l’hypocrisie de ses traditions.

— Oui, beaucoup.

— Cependant quand vous serez ingénieur ?

— Je puis très-bien habiter la campagne.

— Ah ! vraiment.

Nouveau silence.

Le cygne, qui avait fini son pain, les regardait. Ils parlèrent du cygne, puis des lacs, puis de l’Écosse, puis de Walter Scott, et ils n’oubliaient qu’une chose, c’était de rentrer ; car le crépuscule devenait la nuit. Le cygne s’était allé coucher. Tout à coup ils entendirent le bruit d’un passage rapide à travers les massifs voisins, et Jean, un instant après, se trouva près d’eux.

— Mon oncle vient de ce côté, dit-il en manière d’introduction, ce qui était bien net après une conversation si peu claire.

Georges et Maximilie n’y parurent pas faire attention, et l’on parla des étoiles qui se montraient. En voyant arriver son cousin, Maximilie s’était levée, puis rassise ; elle se trouvait maintenant placée entre eux, et de l’allée on pouvait la distinguer dans l’ombre, à côté de Jean ; tandis que Georges, dont les vêtements étaient sombres, placé de l’autre côté, disparaissait entièrement dans les teintes brunes du feuillage.

— Johann ! cria de l’allée une voix impérieuse.

— Je suis ici, mon oncle, répondit Jean, et il se leva.

— C’est parce que je vous vois que je vous appelle, reprit la voix mécontente de Brafort, qui entre ses dents. grommela pendant le temps que Jean mit à se rendre près de lui :

— Toujours ensemble ! et seuls encore !

Puis il dit brusquement à son neveu :

— J’ai à te parler, et il l’entraîna, lui parlant en effet du projet qu’il avait formé d’attacher Jean, en qualité d’ingénieur, à sa fabrique, où il sentait le besoin d’introduire de grandes améliorations. Mais il fallait que ce fût, bien entendu, avec une responsabilité, et, comme Jean n’en avait aucune, il fallait qu’il se mariât, et Brafort, se chargeant jusqu’au bout du bonheur de son neveu, se faisait fort de lui trouver, d’ici à quelques mois, une dot convenable…

Tandis que Jean déclinait doucement ces propositions, que Brafort, soupçonneux, le pressait d’admonestations, et s’évertuait à le séparer de sa fille dans le présent comme dans l’avenir. Georges et Maximilie, restés seuls, s’expliquaient enfin. Honteux de sa timidité, qui lui avait fait perdre la première occasion ménagée par son ami, Georges résolut de ne point laisser échapper la seconde, que lui ménageait le père lui-même, et lorsqu’après le départ de Jean la jeune fille se leva aussi, il osa saisir sa main et la retenir près de lui.

On entendait encore les pas et les voix de Brafort et de Jean qui s’éloignaient. Ce fut tout bas que Maximilie tremblante demanda :

— Que me voulez-vous, monsieur Georges ?

Du même ton, il la supplia de l’écouter. Elle se rassit.

— Maximilie, dit-il si ému que sa voix éclata malgré lui.

— Oh ! prenez garde ! dit vivement la jeune fille ; il ne faut pas que mon père sache…

— Que je vous aime !… murmura-t-il en s’agenouillant devant elle.

Elle voila ses yeux de sa main, toute éperdue : mais l’autre main resta dans celle de Georges, et, quoique frémissante, ne chercha point à se retirer.

— Maximilie, dit-il, il faut qu’en ce moment nous ayions un entretien sérieux et décisif pour toute notre vie, pour la mienne du moins. Tout à l’heure je voulais partir, c’est Jean qui m’a retenu.

— Partir ! interrompit-elle. Vous vouliez partir ! Oh ! pourquoi ? Mais vous ne m’aimez donc pas ?

Et toute l’émotion qu’elle éprouvait s’épancha en un flot de larmes douces et pures comme la rosée qui tombait.

Georges eut peine à ne la point serrer dans ses bras ; mais il s’était promis de la laisser libre non-seulement dans sa foi, mais dans sa pudeur, et Georges avait la religion de la loyauté.

— Ah ! chère… lui dit-il, je vous aime… mille fois trop peut-être… car vous êtes bien jeune, Maximilie, et je ne suis pas sans doute le gendre que désire votre père. À cause de cela, s’il ne se fût agi que de moi, je serais parti, malgré Jean, malgré moi-même ; mais… j’ai cru, mille fois bonne et chère Maximilie, j’ai pu craindre de vous causer une douleur, de vous laisser le souvenir amer d’une ingratitude, et voilà pourquoi j’ai voulu vous parler ce soir et vous dire que mon rêve d’amour, mon espoir, ma joie profonde, seraient de vous avoir pour femme. Je vais joindre mes efforts à ceux de ma mère, la meilleure et la plus divine des mères, Maximilie, pour obtenir une position qui satisfasse votre père. Alors seulement je reviendrai. Sera-ce dans six mois, dans un an, dans deux ou trois… je ne sais, hélas ! mais je vous jure que mon amour restera le même, et que vous pouvez compter sur moi aussi longtemps qu’il vous plaira de m’attendre. Quant à vous, Maximilie, je ne vous demande aucune promesse. À dix-sept ans, et sous l’influence de parents qu’on aime, il est téméraire de s’engager. Donc, si votre père vous présentait un parti qui flattât mieux votre orgueil, ou si vous ressentiez pour un autre ce que vous croyez maintenant éprouver pour moi.

— Oh ! monsieur Georges, dit-elle vivement, vous me traitez en enfant : c’est bien mal. Et puis un enfant même ne peut-il savoir aimer ? Demandez à Johann si je suis changeante. Oh ! croyez en moi ! Si vous saviez ? murmura-t-elle avec un geste vif et charmant, oh ! si vous saviez ?…

Elle s’arrêta confuse, puis se leva, et, tandis qu’il la suppliait d’achever, elle restait, le front penché, cachant sa rougeur dans l’ombre.

— Vous le savez très-bien, balbutia-t-elle.

— Mais j’ai besoin de l’entendre, lui dit-il avec passion.

Elle hésita un instant ; puis, murmurant : « Demain ! elle lui serra la main doucement et s’enfuit.

Lui resta encore quelque temps dans cette ombre qui. l’avait touché et qui s’épaississait autour de lui sans pouvoir lui rien cacher des détails de ce lieu béni et de la scène qui venait de s’y passer. Tout cela flamboyait dans son souvenir ; tout en lui n’était que joie et lumière. Il éprouvait des transports de reconnaissance pour Maximilie, il se sentait fièrement heureux de s’être donné sans exiger de serment. Cependant il croyait de toute son âme à l’amour de cette enfant, à leur avenir. Ce n’était plus ce jeune homme sage et réfléchi qui tout à l’heure démontrait à Jean la folie, les dangers, les travers inévitables d’un tel amour ; il ne doutait plus du succès. Qui donc pouvait résister aux prières de Maximilie ? Elle aimait. L’amour, c’est la force ; il le sentait bien en lui. Et maintenant il brûlait d’agir ; il eût voulu s’élancer à l’instant même dans cette voie qu’il devait frayer afin de revenir plus promptement à elle et de ne plus la quitter. Il sortit brusquement de sa retraite, suivit presque en courant l’allée, et rencontrant son ami près de la maison, se jeta dans ses bras en s’écriant :

— Je pars demain !

— Elle ne t’aime pas ? dit Jean avec surprise et douleur.

— Elle m’aime ! Je suis bien heureux, et si je brûle de partir, c’est pour avancer le jour de notre union. Georges cependant ne voulut point annoncer son départ, sans avoir prévenu Maximilie, et, comme elle trouva cet empressement détestable et demanda quelques jours, il se laissa aller au charme de lui obéir et de l’adorer. C’était une belle et noble nature que celle de Georges autant son intelligence était vive, autant. son cœur était passionné. Fils d’un père qui avait consacré sa vie aux idées, d’une mère dont la droite raison n’était égalée que par sa bonté, il avait reçu pour héritage naturel l’amour des grandes choses, des sentiments chevaleresques, le besoin de se dévouer. L’amour de sa mère et l’amitié de Jean, dont il sentait tout le prix, pourtant lui laissaient au cœur une vague inquiétude, un vide que Maximilie combla ; il savourait maintenant cette plénitude, et son âme débordait de joie et d’adorations.

Jean n’était guère moins heureux. Chaste comme une jeune fille et confiant en son ami, il protégea cet amour de tout son pouvoir, et couvrit à distance les tête-à-tête de sa cousine et de Georges. La chose était facile, Brafort étant absent presque tout le jour et madame Brafort plus rêveuse et plus solitaire que jamais. Quand elle avait envoyé Maximilie étudier son piano ou travailler dans sa chambre, elle ne s’occupait guère de l’exécution de ses ordres et ne s’apercevait pas même que le piano restait muet. Jean, un de ceux à qui la réalité crève en vain les yeux et qui ne savent juger que d’après eux-mêmes, eût volontiers mis sa tante dans le secret ; mais la fillette, plus sagace, clairvoyance ou instinct, s’y opposa.

En dehors de ces entrevues dérobées, explosions enthousiastes d’aveux, de serments, les deux amants se voyaient presque sans cesse, et, tout en feignant de ne s’occuper que des autres, ne parlaient, ne souriaient, n’agissaient que l’un pour l’autre et trouvaient le moyen de tenir ensemble une conversation éternelle. Pleins d’enivrantes exagérations qui leur paraissaient les plus simples des réalités, ils se sentaient sublimes et en étaient reconnaissants l’un à l’autre. Nourri jusque là de vulgarités, l’esprit de Maximilie, enlacé à celui de Georges, prenait un rapide essor. Un peu haletante, mais enivrée, elle l’interrogeait, s’efforçait de le comprendre, aspirait à vivre de sa vie. Que de nouveau pour elle dans la pensée déjà si sérieuse et si forte de ses deux amis, pour elle, pauvre enfant pétrie avec soin des préjugés du vieux monde. Parfois éblouie, parfois inquiète, elle s’émerveillait et s’effrayait tour à tour. Trop courtes, trop peu suivies, insuffisantes nécessairement pour l’esprit, ces communications, au point de vue du sentiment, furent profondes et créèrent un lien qui devait rester indissoluble.

Maximilie cependant était bien toujours l’enfant gâtée, ignorant l’effort, ne cédant qu’à son désir, et s’attribuant volontiers les avantages de la faiblesse. Aussi ne voulait-elle pas entendre parler du départ de Georges et cependant ce départ était chaque jour plus impérieusement commandé par la prudence, les convenances même. Mais quand les yeux de la jeune fille s’emplissaient de larmes, quand elle disait du ton héroïque et passionné qui la rendait si belle :

— Je ne crains rien, si ce n’est de ne plus vous voir.

Georges pouvait-il ne pas trouver qu’elle avait raison ?

Heureusement Georges avait sa mère pour confidente. Il en reçu une lettre pressante, qui, au nom de sa propre délicatesse et des droits de l’hospitalité, le rappelait. Dès le soir même, il brûla ses vaisseaux en annonçant à madame Brafort son départ pour le lendemain. Eugénie, d’une voix émue, exprima des regrets pâlis ; elle était pâle et se prétendit souffrante ; mais, comme disait Brafort, les femmes ont toujours quelque chose à crier. Pour lui, la seule contrariété que lui causa ce départ, ce fut de penser que, privé de la société de son ami, Johann aurait de plus fréquentes occasions d’intimité avec sa cousine ; mais il se promit d’y mettre ordre, de quelque manière que ce fût.



IV

LA DAME ET L’ENFANT AUX MARRONS

Quinze jours s’étaient passés, et la grève durait encore mais on pouvait en prévoir déjà la fin prochaine. Selon les errements passés, présents et encore futurs assimilent au forçat en rupture de banc, l’ouvrier en grève, un bataillon avait été caserné à R…, et, sous la menace de ces baïonnettes luisantes et de ces fusils, les femmes épouvantées et ces pauvres hommes encore peu conscients de leur droit se sentaient vaincus d’avance, Brassard, Vigneroux, Robert, et quelques autres avaient été mis en prison. À cette époque, la grève était un crime puni par la loi et contre lequel on instruisait. Les ressources résultant de la paye faite le soir même de la grève avaient été promptement épuisées, et voici pourquoi :

Autour de l’usine, outre la population ouvrière et le personnel dirigeant, existe un troisième élément, celui des fournisseurs de tout ordre ; l’élément nécessaire assurément, surtout dans les conditions de travail qui interdisent aux femmes les soins du ménage, mais qui, sous l’empire de la loi économique actuelle, achève par son exploitation la misère de l’ouvrier. Que l’on s’entende ou non sur les moyens proposés, un fait existe, incontestable : c’est que, dans les conditions actuelles, le crédit, ce prétendu bienfait, cette prétendue source de prospérité publique, est une sorte de lasso qui saisit celui sur lequel il tombe, le traîne, et le plus souvent ne l’abandonne qu’à l’état de cadavre. Le crédit entretient dans l’oisiveté ou dans une activité improductive la classe des prêteurs ; rarement il sauve celui qui emprunte. Ainsi l’ouvrier des fabriques, obligé de recourir au crédit des fournisseurs, est mal nourri, mal vêtu, pour un prix plus élevé que celui auquel se vendent au comptant les mêmes objets de qualité supérieure. Exagérée de la sorte au-dessus des possibilités du salaire, la dette s’accroît sans cesse et devient inextinguible ; sa seule garantie, le salaire, est saisi d’avance par le fournisseur entre les mains du patron, et dès lors, entre ces deux forces unies qui s’entendent pour le broyer, le travailleur a perdu toute indépendance, tout usage de sa volonté, de son droit. Contraint de tout subir sans murmurer, rivé à l’usine par sa double dette envers le patron et le fournisseur, ce n’est plus un être humain, c’est une chose, c’est un rouage. La paye, qu’il ne reçoit ordinairement qu’au bout du mois, est réduite par les retenues à un chiffre dérisoire et le force à vivre de nouvelles avances jusqu’au mois suivant. Dans une situation pareille, la grève n’est qu’un acte de désespoir, semblable à celui du cétacé qui fuit, le harpon au ventre, ou de l’oiseau qui fatigue son aile contre les mailles du filet. D’avance le résultat est certain : ni le patron ni le fournisseur n’en doute. En même temps que l’usine, se ferment la gargotte, l’épicerie, les magasins de mercerie et de confection ; le gréviste et sa famille restent seuls entre quatre murailles, bien étroites, presques vides, et ces murailles même ne sont point à eux ; l’impitoyable créance y pénètre encore, y surprend les pleurs des enfants, les reproches des femmes, le dénûment, les craintes, accroît les hésitations, les presse, menace de jeter ces malheureux, nus, pantelants, au froid de la place publique, et les ramène affaiblis par la faim et par la peur, sous l’insupportable joug.

Telle est, hors les cas exceptionnels, l’histoire de toutes les grèves. Telle fut celle dont nous parlons. Privés de leurs chefs, abandonnés à tous les énervements d’une misère qui devenait chaque jour plus douloureuse et plus menaçante, inquiets, ignorants, indécis, esclaves de la faim, voyant bien la partie trop inégale, au bout de ces quinze jours, un à un, les ouvriers reprirent l’ouvrage aux conditions premières, et quelques ateliers rentrèrent en activité. Celui de Brafort, encore désert, devait probablement se repeupler le dernier, à cause de la sévérité particulière et des minuties vexatoires du règlement imaginé par son directeur. Quelques ouvriers célibataires avaient quitté le pays pour aller chercher fortune ailleurs, et c’était là le seul résultat économique de la grève, la diminution de l’offre pouvant influer sur le taux du salaire. Mais les patrons ne doutaient point que cette perte ne fût comblée par de nouveaux arrivants. Sachant bien que la misère est la condition sociale de plus grand nombre ailleurs qu’à R…, et se fiant aux sages lois d’équilibre ordonnancées par le Créateur, ils attendaient que le vide fait dans leurs fabriques attirât le trop plein de quelque autre lieu, et que tout allât comme auparavant dans le meilleur des ordres de choses possibles. Seulement Brassard et les autres, mais surtout Brassard, ce terrible orateur qui savait traduire en principes et en arguments les besoins des prolétaires, celui-là devait payer pour le dommage fait aux revenus des patrons et recevoir une leçon qui lui ôtât l’envie de recommencer. On instruisit donc ardemment l’affaire, et en attendant, selon les étranges procédés de cette institution d’ordre extrêmement relatif qui ose usurper le nom même de la justice, les accusés habitèrent les prisons de Lille.

Depuis le commencement de la grève, Jean éprouvait un désir ardent de voir Brassard. Absorbé jusque-là par ses études, il n’avait pu que rêver de ces frères déshérités, auxquels, dans le secret de son cœur, il avait voué son indépendance future et ses forces d’homme : s’échappant un jour, il courut à Lille, formula sa demande, et sous un prétexte, obtint de pouvoir visiter le prisonnier. En entrant dans la cellule, plein d’émotion, il s’excusa, sollicitant la permission de Brassard lui-même…

— Votre nom ? demanda l’ouvrier ?

— Jean Brafort.

— Le fils de mon accusateur ?

— Non, son neveu ; mais avant tout votre frère.

Malgré l’impression favorable que lui causait la douce et noble figure de ce visiteur, Brassard attacha sur lui un regard défiant.

— Mon frère ? dites-vous ; au nom de quel dogme ?

— Au nom de l’égalité, qui est la justice.

Brassard tendit brusquement sa main et serra celle de Jean de toutes ses forces.

— Voilà le mot de passe, le langage d’un homme ! s’écria-t-il ; c’est bon ! Je vous connais ; vous êtes mon frère, puisque vous parlez ainsi. Et comment l’êtes-vous devenu, vous qui êtes nés parmi nos ennemis ?

Jean lui raconta la vie et la mort de ses parents, leçon ineffaçable, qu’avaient secondée son horreur innée de l’injuste, la solitude de son enfance, qui l’avait porté à la réflexion, les enseignements de son ami. La brune et rude figure de Brassard exprimait une vive émotion.

— Bien ça ! Vous êtes né peuple ; mais vous pouviez passer aux bourgeois, et vous ne l’avez pas fait ; ça me rapatrie avec notre espèce ; autrement, voyez-vous, j’en étais las.

Il se plaignit amèrement des ouvriers qui abandonnaient la grève, « des persécutions dont il était l’objet depuis qu’il avait commencé d’élever la voix pour le droit et la vérité ; » signalé de toutes parts, traqué, poursuivi, accablé de condamnations successives.

— Et cependant c’est plus fort de moi, voyez-vous, quand je vois cette race moutonnière tendre docilement le cou au boucher, il faut que je lui crie ce qu’elle devrait faire.

Il peignit à grands traits, avec une émotion communicative, les souffrances des prolétaires ; avec une énergie sombre et haineuse, les exigences, l’insensibilité, le despotisme odieux ou fantasque des patrons. Sur le terrain des principes, ils causèrent ou plutôt s’épanchèrent dans la joie d’un échange facile. Mais l’âme tendre de Jean fut oppressée par la haine ardente que révélaient toutes les paroles de Brassard, haine qui confondait les hommes et les choses et se promettait la vengeance. Pour lui, élevé parmi ceux que l’ouvrier nommait ses ennemis, il avait pu démêler combien d’irréflexion, de bonne foi aveugle entraient dans ces actes qualifiés de crimes ; quels nuages épais les préjugés et le plus fort des préjugés, l’habitude, répandaient sur les yeux de ces privilégiés, myopes, comme d’ailleurs la plupart des êtres humains, par droit de naissance et d’éducation. Il essaya de faire comprendre ces choses à son nouvel ami, mais ne put qu’entrevoir quels indéchiffrables malentendus créent entre les hommes les inégalités de situation, d’intérêt, d’éducation, d’habitudes, et quelle différence immense existe entre les deux faces du même acte, suivant qu’on le cause ou qu’on en reçoit l’effet. Il en fut saisi d’effroi et de tristesse ; mais sa sympathie et son admiration n’en restèrent pas moins acquises à ce noble et généreux lutteur qui, presque sans armes, au prix d’efforts surhumains et de malheurs assurés, combattait pour la grande cause. Il se promit de le secourir de tout son pouvoir dans l’épreuve actuelle, et ils se séparèrent, le cœur plein réciproquement du sentiment délicieux d’une amitié nouvelle.

Parmi les passions, celle de la justice est peut-être la moins commune, et pourtant il n’en est pas dont les jouissances soient plus profondes. Car c’est dans l’intensité du sentiment, bien plus que dans le fait simple de la joie ou de la souffrance, que l’être humain trouve non le but, sans cesse reculé, mais l’essor, qui est la loi et par conséquent son bien suprême. Agité de prévisions pénibles, le cœur chargé des misères et des égoïsmes de ce monde, impuissant et pauvre, Jean, au sortir de cette prison, n’en éprouvait pas moins une ivresse plus haute, mais analogue à celle de l’amant qui vient de se fiancer à celle qu’il aime. Ne venait-il pas de faire alliance avec l’objet de sa passion à lui, les déshérités ? Il commençait enfin sa vie d’homme, et il marchait la tête haute vers les épreuves à venir, avec le joyeux orgueil de la force honnête. Que ferait-il ? Il n’en savait rien encore ; mais il voulait bien faire, et d’avance était sûr que l’action ne manquerait pas à sa volonté.

Le souvenir de Brassard lui rendit plus vif celui de Baptistine, et il eut dans sa candeur une sorte de remords de n’avoir pas cherché à la revoir. Dès le lendemain, il se rendit à l’atelier de son oncle pour y demander l’adresse de cette jeune fille, mais il apprit qu’elle s’y trouvait elle-même, en compagnie de cinq ou six autres ouvrières, auxquelles on avait pu donner quelque ouvrage en attendant la reprise des travaux. Avec ou sans raison, la malignité publique remarquait que ces ouvrières étaient toutes plus ou moins jolies, sauf une ou deux pauvres veuves qui avaient obtenu cette faveur à cause d’une extrême misère.

C’était dans une pièce qui précédait le grand atelier que ces femmes étaient rassemblées, et l’on entendait leurs voix animées, qu’on eût dit emportées du même mouvement que leurs doigts agiles. À l’entrée de Jean, leur babillage s’arrêta, et elles se mirent à le considérer avec cette curiosité peu bienveillante et souvent railleuse qui anime si facilement les groupes. Une seule baissa des yeux brillant d’une douce surprise : c’était Baptistine. Un moment hésitante, elle s’avança bientôt au-devant du jeune homme.

— Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ? lui demanda-t-elle d’un son de voix si doux qu’il en était presque tendre.

Sous ces regards demi-curieux, demi-malveillants, attachés sur lui, et devant l’émotion, explicable pour lui seul, de la belle fille, Jean sentit le besoin de quelque prudence. Il répondit :

— Je viens pour examiner les machines. J’aurai besoin d’un peu d’aide. Voulez-vous venir avec moi ?

Baptistine se dirigea du côté de l’atelier, et il la suivit ; à peine eurent-ils quitté la chambre, que du groupe des ouvrières s’élevèrent des ricanements.

— Avez-vous vu comme elle court au-devant des jeunes messieurs ? Est-elle intrigante ? C’est pas assez de l’oncle, il lui faut encore le neveu ! Comme s’il ne pouvait pas voir les machines tout seul. En v’là une de raison !

Et elles se livrèrent à d’interminables gloses et commentaires, herbes folles, productions naturelles de ces esprits incultes, champs abandonnés que rien de fructueux n’ensemence.

Jean et Baptistine, marchant côte à côte en silence, étaient arrivés au fond de l’atelier. Jean avait cette timidité particulière aux natures sensibles et profondes ; venu tout simplement pour parler à l’ouvrière, il n’osait le lui dire, il trouvait maintenant sa démarche un peu insolite et cependant, trop franc pour jouer un rôle vis-à-vis d’elle sur le prétexte qu’il avait pris, il ne s’occupait nullement des machines et se sentait embarrassé. Pour la jeune fille, elle se tenait près de lui dans une attitude humble et douce, et quand elle relevait sur Jean ses grands yeux, on y voyait une expression d’attendrissement et de joie timide. Lorsque, à moins de retourner sur leurs pas, ils n’eurent plus d’espace devant eux, Jean s’appuya contre une des machines inactives, et elle s’arrêta de même à côté de lui.

— Je vois avec plaisir, lui dit-il, que vous avec quelque ouvrage. En ce moment, c’est malheureusement un privilége. Vous êtes sans doute une des meilleures ouvrières ?

Baptistine rougit et baissa les yeux.

— Oh ! dit-elle, il faut bien vivre !

Et ces mots furent suivis d’un long soupir.

Jean attribua cette tristesse à une sorte de honte qu’elle éprouvait d’être plus favorisée que ses compagnes. Ils parlèrent de la grève.

— Ça va finir, dit Baptistine ; la semaine prochaine, ils vont tous rentrer.

— Sans conditions ?

— Puisque les patrons ne veulent pas.

— Ce n’aura été dès lors qu’un mal inutile, que des misères de plus.

— Oui, ils auraient mieux fait de rester tranquilles.

— Eh quoi ! vous condamnez la résistance ? Mais peuvent-ils se soumettre à tout ? S’abandonner ?

— Je ne dis pas, seulement vous voyez qui arrive. Et ça ne peut pas être autrement. La grève fait du tort aux patrons, en ce qu’ils sont un peu moins riches ; mais tout de même ils ne manquent de rien, tandis que l’ouvrier, lui, ça le tue !

— Ah ? s’écria le jeune homme avec un geste de douleur.

Une expression poignante passa sur ses traits ; il baissa le front et se tut. Mais au travers de ce silence et de cette immobilité se devinait un grand tumulte intérieur, une protestation ardente. La jeune fille le regardait ainsi absorbé dans cette douleur dont elle devinait la cause ; elle le regardait avec une sorte d’adoration naïve et pieuse qui prit se prolongeant un caractère presque extatique, si bien que Jean, levant les yeux tout à coup. et la voyant ainsi comme prosternée devant lui, d’expression, sinon d’attitude, s’écria surpris :

— Qu’est-ce ? Que voulez-vous ?

Elle tressaillit et devint confuse. Il se remit lui-même et dit :

— Je croyais que vous me demandiez quelque chose.

— Non, dit-elle, je sais à quoi vous pensez ; j’aurais seulement voulu vous entendre.

— Vous savez à quoi je pense, Baptistine ?

— Oui, depuis l’autre jour, je vous connais. Vous souffrez du mal des autres, vous. Vous ne ressemblez à aucun autre que j’aie jamais vu.

Elle joignit les mains ; sa voix tremblait et ses yeux. étaient pleins de larmes.

— Heureusement, dit Jean, je ne suis pas le seul à penser ainsi ; mais ils sont rares, en effet, ceux qui se préoccupent de justice. Les mots que vous m’avez dits tout à l’heure : « La grève fait tort au patron, elle tue l’ouvrier, » m’ont fait sentir plus fortement la pesanteur de cette chaîne dont tant de gens prétentent nier l’existence. Je regardais l’histoire, ce spectacle désolant de l’homme toujours opprimé par l’homme, et je comparais les temps. L’esclave participait à l’abondance du maître ; il était nourri, logé, ménagé comme une valeur. L’ouvrier, en échange de sa misère, a-t-il du moins la possession de son âme ? Non, hélas ! la misère est de toutes les chaînes la plus sûre et la plus hypocrite, puisqu’elle se cache sous le vêtement de la liberté. L’esclave d’aujourd’hui ne craint plus les verges, mais la mort les remplace.

En achevant ces mots, le jeune homme frémit, et le même frémissement sembla parcourir le corps de Baptistine, qui, toute vibrante, tenait les yeux attachés sur lui.

— Vous connaissez tout ce qui s’est passé dans le monde autrefois ? demanda-t-elle d’une voix entrecoupée.

— Généralement, oui.

— Nous ne savons rien, nous. Ah ! que je voudrais étudier !

Elle dit cela d’une ardeur si sérieuse et avec un tel regard, que Jean en fut saisi. Il s’écria :

— Je vous prêterai des livres.

Mais la jeune fille baissa les yeux tristement :

— Je ne sais pas lire.

— Pauvre !… pauvre enfant ! murmura-t-il.

Et ne sachant comment lui témoigner la tendre et respectueuse pitié qui en ce moment lui remplit le cœur, il prit la petite main rude et rouge de l’ouvrière et, s’inclinant, y posa les lèvres. Quand il releva la tête, leurs regards se confondirent, et ils demeurèrent un instant sans se parler. Qui les eût vus aurait cru sûrement à une scène d’amour : ils n’y pensaient pas. Cette marque de respect était la première que Baptistine eût reçue. Deux larmes coulèrent sur ses joues, et un tremblement nerveux la saisit. Jean pensa qu’il devait partir ; mais il voulait revoir Baptistine, lui être utile, et il le lui dit simplement en lui demandant où ils pourraient se rencontrer. Elle parut indécise.

— Oh ! dit-elle, pas où je loge, c’est trop vilain. Ici ?… non plus à cause des autres… Mon Dieu !… C’est que je suis toute seule, voyez-vous ; et je n’ai pas même… Tenez, le dimanche, quelquefois, je vais sur la route, après trois heures, à côté de chez votre oncle… Mais s’il nous rencontrait ! s’écria-t-elle avec terreur.

Quand ils rentrèrent dans le premier atelier, sous les regards ironiques, effrontés, moqueurs qui les saisirent. dès le seuil, Jean, si candide fût-il, rougit et sentit amèrement la crainte de compromettre cette pauvre fille. Il revint chez son oncle en songeant à cette misère, à ces facultés enfouies, à cette nature élevée, enthousiaste, si cruellement étouffée, et il se sentait un besoin ardent de l’aider à prendre quelque essor, à goûter un peu de bonheur. Au travers de ce désir, la pensée que de bas soupçons s’attachaient à leur jeunesse, à leur enthousiasme même, l’importunait péniblement. Et cependant, malgré la douleur que lui causaient ces douleurs humaines, qu’il découvrait chaque jour plus vastes et plus profondes, et dont la misère de cette jeune fille n’était qu’une bien faible part, une joie pure, intime, secrète, l’animait, le rendait plus léger, plus fort et donnait à sa démarche de l’alacrité. Jamais encore, malgré tout, il ne s’était senti au cœur tant d’émotion vive et tant d’espoir.

Il eut bientôt formé un plan qui, en écartant les interprétations fâcheuses, lui permettrait d’être utile à Baptistine et à quelques-unes de ses compagnes. C’était de fonder chez son oncle même une classe d’adultes. pour les ouvrières, dont Maximilie serait la directrice et lui professeur-adjoint. Il ne doutait pas de la bonne volonté. de sa cousine, et se hâta, dès qu’ils furent seuls, de lui peindre l’ignorance de ces pauvres filles, leur désir de savoir. Il organisait l’école à grands traits, quand ses regards tombèrent sur le visage adorablement étonné, doucement railleur de Maximilie.

— Bon Dieu ! s’écria-t-elle en riant, Johann, quelles idées étranges tu as toujours ! Comment ! tu veux me faire maîtresse d’école, moi ! de ces ouvrières ? Ce serait bien drôle !

— Et pourquoi ?

— Dame ! je ne sais pas, moi ; mais je l’assure que ça paraîtrait bien étonnant.

— Pourquoi ? répéta-t-il.

— Parce que… ça ne se fait pas. Que ne vont-elles tout bonnement à l’école primaire ?

Jean alors dut expliquer à cette jeune fille, qui gaspillait en chiffons des milliers de francs, qu’une pièce de cinq francs par mois, de trois francs même, pouvait constituer une barrière infranchissable entre la science et le pauvre. Il essaya de lui faire comprendre la valeur de leçons intelligentes et bien données, s’efforça de lui faire sentir qu’elle devait à ces sœurs malheureuses plus que de l’argent… Il ne vit point disparaître du visage de Maximilie cette expression de surprise et de répugnances qui s’y était marquée dès l’abord.

— Mais, mon cher ami, objectait la gentille enfant, à quoi bon apprendre quelque chose à ces pauvres filles ? Cela ne peut leur servir à rien. Dans cette classe-là, on n’a pas besoin d’instruction.

Maximilie en ceci était logique ou du moins fidèle à toute son éducation. Et ce n’était point de sa faute, en vérité, si elle trouvait son cousin bizarre. Elle eût pu le trouver inconvenant. Elle avait reçu l’instruction au même titre qu’elle lui avait été donnée, comme une convenance de situation. Elle ne faisait que répéter en ceci la pensée de son père, de sa mère, de ses institutrices même, et comme, de cette instruction superficielle et sans but, toute application, toute utilité avait été soigneusement extraite, la jeune fille ne pouvait en effet la considérer que comme une pure formalité de bonne compagnie. À ce point de vue, non-seulement elle ne voyait pas qu’il fat utile d’instruire des ouvrières, mais cela devait lui paraître une choquante excentricité. Jean put mesurer en cette occasion tout ce que renferme d’ignorance et d’irréflexion l’égoïsme des femmes heureuses. Désespérant de vaincre par ses propres arguments. Il invoqua l’autorité de Georges.

Quoi ! vraiment ? lui aussi, Georges eût désiré cela ? Elle n’hésita plus.

En face de cette conversion subite, c’eût été l’occasion, pour un moraliste de nos jours, de s’écrier : La femme n’est qu’amour ! Cela prouvait simplement qu’en l’absence d’une conviction raisonnée, dont la société actuelle refuse les éléments à la femme aussi bien qu’au peuple, c’est l’amour seul, foi aveugle, qui peut agir.

Mais il fallait encore permission de monsieur et madame Brafort. Maximilie la demanda, de son ton mutin, plus curieuse qu’inquiète de la réponse. Du côté de madame Brafort, ce fut une surprise glacée. Quoi ! Mademoiselle Brafort se mêler à ces ouvrières ? Y pensait-on ? Ce n’était pas convenable. Même objection encore : ces femmes-là n’avaient pas besoin de savoir lire.

Assurément Eugénie avait complètement oublié le cinquième étage de la rue des Ursulines ou la caserne de la rue Mouffetard, quand, épouse du garde municipal, elle grimpait haletante les escaliers, chargée des provisions du ménage, d’un paquet de linge ou d’un seau d’eau. Y avait-il donc si loin alors de madame Brafort à ces ouvrières ? et l’avenir de Maximilie n’était-il pas alors le travail ?

Mais c’étaient là de ces souvenirs qu’on met à la porte dans ce triage naïf que fait l’homme des éléments de sa propre vie. Confiant ceux-ci, anéantissant ceux-là, Jean-Baptiste Brafort, disons-le, n’avait pas été tout à fait ingrat à l’égard de ses buffleteries. Non, il se rappelait toujours de quel sacerdoce elles l’avaient investi, et combien son cœur avait battu, sous ses nobles lanières ; aussi les conservait-il soigneusement au fond d’une armoire. Mais, il faut l’avouer, ce pieux souvenir n’était pas exempt de faiblesse : l’armoire servait de cachette autant que d’asile, et il avait été soigneusement interdit aux deux enfants, dans les premiers temps, de parler du grand sabre et du bonnet à poil de papa.

L’homme est ainsi fait que dans la fortune, il oublie ses abaissements passés, et que dans l’abaissement, il ne se souvient que de sa fortune.

La réponse d’Eugénie à la proposition de Jean, fut donc à la fois négative et dédaigneuse ; celle de Brafort fut un cri d’horreur. — Quoi donc ! des rapports entre sa fille, sa fille à lui, et ces… ces filles qui… qui étaient aussi à lui, et précisément pour cela !… Quelle profanation ! Il en bondit au plafond, et jamais on n’eut pu croire que la chasteté avait de tels ressorts dans cet homme ; car c’était de son respect pour la chasteté que venait surtout son indignation. Comment ! sa fille, une perle d’innocence, elle ne pouvait être autrement, et ces drôlesses, que mieux que personne il connaissait bien ! Il n’exprima ces pensées qu’avec réticence ; mais, fixant sur son neveu des yeux flamboyants, il déclara qu’une pareille idée ne pouvait être sortie que d’un cerveau fêlé par les théories. Ah ! les théories ! Depuis la grève, elles en voyaient de rudes chaque jour ! C’en était à conclure que l’action provenait assurément d’une autre source que la conception intellectuelle, puisque cette invention maudite, la théorie, ne pouvait aboutir qu’à des non-sens, puisque ces deux choses, la pratique et la théorie, se trouvaient, au moins dans les discours de Brafort, en antagonisme constant ! n’était pas le seul d’ailleurs.

C’était une conviction générale parmi les manufacturiers de R…, comme chez les bourgeois de bien d’autres lieux, que la théorie et la pratique étaient deux principes opposés, comme l’eau et le feu, l’Ormuzd et l’Ahriman des choses de ce monde : Ahriman la théorie, Ormuzd la pratique, la bonne et commode pratique, lit ouaté de la routine, où l’on dort si bien, quand on a su s’y bien arranger.

Il fallut donc que Jean renonçât à son projet, et ce ne fut pas sans tristesse ; il revoyait toujours l’œil ardent et rêveur de Baptistine s’écriant : Je voudrais savoir !… Ne pourrait-il donc l’aider, cette pauvre enfant, à remonter du fond de l’abîme vers les hauteurs où la poussait son instinct ? Il s’affligeait à ce sujet de l’insouciance de Maximilie. Certes, elle n’y avait pas mis de mauvaise volonté et le faisait bien valoir ; mais au fond, elle ne semblait pas fâchée de rester quitte d’un tel souci, avec le bénéfice des bonnes intentions.

— Quand elle sera la femme de Georges, se disait Jean, il lui fera mieux que moi comprendre et aimer la vérité.

En attendant, il supportait avec une indulgence paternelle, tristement toutefois, ces défauts que l’éducation et l’entourage avaient donnés à sa cousine, cette frivolité, cette coquetterie, qu’il s’étonnait de lui voir encore, après qu’elle s’était engagée avec son ami. Aux yeux de Jean, la femme de Georges avait pour obligation d’être parfaite ; mais il aimait trop Maximilie pour ne pas croire qu’elle pouvait le devenir. Dès qu’ils étaient seuls ensemble, ils mettaient à parler de Georges un empressement égal, et l’expression du visage de la jeune fille, sa rougeur, son émotion, montraient assez qu’elle aimait éperdûment, sincèrement, le jeune et bel exilé. Mais, en même temps, comment pouvait-elle recevoir avec tant d’intérêt, de bonne grâce, les hommages d’autres jeunes gens, et surtout de ce monsieur de Labroie, lion impertinent et fané, qui, depuis sa première visite, régnait véritablement dans la maison, tant Brafort avait pour lui d’empressement obséquieux ; madame Brafort, d’attention et de prévenances, et Maximilie d’amabilité ? On l’appelait monsieur le baron ; il venait dîner deux fois par semaine, et chantait avec Maximilie des duos d’amour.

— Toutes ces demoiselles en font autant, répondait-elle souriante aux observations de son cousin.

— Quoi ! ce mot : je t’aime, que tu n’as pas dit à Georges, peut-être tu le dis à ce monsieur.

— Je le lui chante, répliquait-elle en riant.

— Mais il te fait la cour, mon enfant, il me semble, et je ne serais pas surpris qu’il te demandât en mariage.

— Tu crois ? Oh ! que je le voudrais ! Songe donc un baron !

— Petite folle, et si ton père l’acceptait…

— Georges aussi est noble, dit-elle en hochant sa tête blonde avec orgueil.

— Que t’importe ? L’aimerais-tu moins, s’il portait un autre nom ?

— Je l’aimerais autant ; mais je suis bien aise qu’il soit noble, et je voudrais qu’il fût comte, marquis, duc, afin d’être supérieur en tout à monsieur de Labroie.

— Enfant ! Mais à ta place je découragerais ce baron ; car, si ton père…

— Bah ! je dirais à papa que je ne l’aime pas, voilà tout.

Et Maximilie paraissait si insoucieuse des suites d’un pareil incident que Jean, lui aussi, se rassurait. Bientôt ces espérances furent exaltées par une excellente nouvelle : Georges venait d’être nommé ingénieur en chef du chemin de fer de Lyon-Mediterrannée. C’était une place de dix mille francs. Il le devait à l’un des administrateurs de la compagnie, ancien ami de son père. Ivre de joie, Georges annonçait son prochain retour à R…, où il voulait solliciter lui-même la main de Maximilie et préparer la démarche officielle de sa mère.

Il vint, fut reçu cordialement par Brafort et, sur l’annonce de sa position, avec une considération toute nouvelle. Après un rapide, mais délicieux tête-à-tête des deux amants, Georges risqua sa demande. Brafort parut embarrassé, indécis ; il remercia de l’honneur…, protesta de ses sympathies pour Georges, exprima gauchement le regret qu’il n’eût pas avec sa place une fortune toute faite, et finalement déclara que sa fille était bien jeune. et qu’il ne pouvait encore… Enfin un refus poli. Ce fut vainement que Georges insista. Au travers des réticences de Brafort, il lui sembla démêler des visées secrètes, encore incertaines. Désespéré, au sortir de cet entretien, le jeune amant, sous prétexte d’aller prendre congé de madame Brafort, courut près d’elle dans le fol espoir de trouver en elle un appui. Aux premiers mots de sa confidence, Eugénie se trouva mal. Georges appela Maximilie, qui faisait semblant d’étudier son piano dans la pièce voisine, accourut.

— Votre père a refusé, lui jeta Georges, tout pâle. Elle poussa un cri, lui laissa sa mère entre les bras, et courut trouver son père, qu’elle rencontra dans le corridor.

— Papa, s’écria-t-elle, j’aime monsieur Georges d’Eriblac, et je mourrai de chagrin, si je ne suis pas sa femme.

Brafort faillit suffoquer.

— Mademoiselle, dit-il avec majesté, montez à votre chambre, et restez-y jusqu’à ce que je vous permette d’en descendre.

Et comme elle n’obéissait pas à cet ordre, pleurant, suppliant, répétant qu’elle aimait Georges et ne serait jamais la femme d’aucun autre, son père, enflammé de colère, la prit par le bras, lui fit monter l’escalier, et la renferma dans sa chambre, dont il prit la clef. Quand il redescendit, Eugénie reprenait ses sens. La présence des domestiques empêcha Brafort d’éclater en reproches à l’égard de Georges, et presque aussitôt, le jeune homme au désespoir dut partir.

On devinerait difficilement peut-être la cause de la pâmoison de madame Brafort, si elle-même ne s’était hâtée de l’expliquer à son mari, dès que, — après avoir versé d’abondantes larmes, — elle fut en état de parler. C’était un saisissement causé par l’affection maternelle, à l’idée que sa fille pouvait déjà se séparer d’elle et porter ailleurs sa tendresse. L’âme des femmes inoccupées a de ces violences de sentiment bien respectables ! Eugénie cependant resta fidèle à ses habitudes de rêverie solitaire et à son rôle effacé, pendant toute la crise dont cet épisode ne fut que le début. On la vit pleurer silencieusement, elle eut même la fièvre et garda la chambre ; mais on ne la vit point embrasser sa fille et rechercher ses confidences, ni s’efforcer de la consoler ou de la ramener à d’autres résolutions. Elle sentait sans doute son peu d’influence ; les enfants, — individus ou nations, — se rangent toujours instinctivement du côté de la force, et Maximilie accordait bien à sa mère son affection, mais sa confiance nullement. Favorite de son père, elle avait même beaucoup contribué, sans y penser, à abaisser de plus en plus le rôle de sa mère, et c’était elle qui, dans la plupart des cas, gouvernait par délégation, selon la logique des monarchies, comme tout favori de roi.

Madame Brafort, quel que fût son motif, laissa donc aux prises ces deux pouvoirs, sans essayer de s’entremettre dans leurs discussions. Jean fit de même dans l’intérêt des deux amants, car il savait bien qu’en plaidant leur cause il l’eût perdue. Il obtint même de Georges qu’il retournât immédiatement à Paris. C’était Maximilie qui devait soutenir la lutte, elle seule pouvait le faire avec avantage. Elle y était résolue, et put, grâce à l’entremise de Jean, envoyer à Georges les assurances répétées d’un amour éternel.

Il s’agissait maintenant de savoir qui l’emporterait de cette enfant gâtée, mais jusque-là soumise, ou de ce père, aussi pénétré que le fut oncques patriarche, du sentiment de son droit absolu. Maximilie pour elle avait l’amour ; mais Brafort avait la foi, et, l’histoire de toutes les religions l’atteste, le dogme est l’adversaire presque toujours triomphant du sentiment. Maximilie, grâce à la tendresse que son père avait pour elle, pouvait, il est vrai, le faire souffrir, et, sentant cela comme tous les enfants, elle n’avait garde d’y vouloir manquer ; mais Brafort d’autre part, avait son héroïsme, et une fois déjà il avait montré qu’il pouvait tout sacrifier pour l’honneur. Or, comme père, son honneur était de ne point céder ; comme industriel et comme parvenu, son désir, son orgueil, étaient de marier sa fille à un millionnaire titré.

L’un et l’autre s’engagèrent dans la lutte résolûment, avec une tension d’autant plus ardente qu’au fond tous deux la redoutaient. Maximilie se confina volontairement dans la chambre où son père l’avait renfermée, refusa sa liberté, renvoya les aliments qu’on lui fit porter, et ne répondit aux reproches, aux menaces et aux objurgations de son père que par la déclaration répétée de son amour éternel pour Georges. Brafort fut sublime :

— Et moi, je t’ordonne de ne plus l’aimer !

— Tu ne peux rien sur mon cœur, répondit-elle.

Rien n’irrite le despotisme plus qu’un tel défi, qui touche le point vulnérable. C’est alors qu’il frappe, furieux, le corps palpable et sensible, espérant atteindre la flamme secrète qui brûle dans ses profondeurs. Tout despote contient un brutal. Maximilie sentit la main paternelle, si douce auparavant, la briser et la meurtrir. Il s’ensuivit une scène d’une violence extrême, où furent échangées des paroles cruelles.

— Je la tuerais ! s’écria Brafort en s’enfuyant, et l’enfant demeura brisée, aveuglée de larmes, suffoquée de sanglots, se disant, ce qu’on dit si facilement quand on est jeune, qu’elle voulait mourir.

Comme un autre terrain, l’instinct humain fournit, selon la semence, telle ou telle végétation. La dépendance y produit la ruse, comme ailleurs de l’humidité naît la moisissure. On accuse la femme d’être rusée ; elle ne saurait ne pas l’être ; mais, à moins de dispositions spéciales cependant, les ruses de la jeune fille sont naïves comme elle, et aussi peu expérimentées. Maximilie à l’ordinaire savait à merveille, par ses caresses et ses boutades, dérider le front de son père, lui arracher un consentement, réaliser, ébaucher du moins cet idéal de domination par la grâce et par l’attrait, offert à la femme. Dans l’amour dans la confiance, cela lui était facile, et, à l’égard de l’autorité paternelle, au fond si tendre, presque naturel ; mais, quand elle se vit si rudement frappée dans son amour, dans sa personnalité, elle n’éprouva plus que ressentiment, indignation, et n’imagina rien, dans l’exaltation de ses sentiments, que de l’emporter de haute lutte.

C’était faire fausse route absolument, vu le caractère de son père. Il ne se fût jamais permis d’humilier son autorité, l’eût-il désiré ardemment, aussi longtemps qu’il l’eût vue bravée.

Cette lutte âpre et cruelle se prolongea donc pendant plusieurs jours sans issue. La nature heureusement en fournit une : la jeune fille tomba malade. Le médecin exagéra le danger, par habitude, sans se douter de la bonne action qu’il commettait, et Brafort put sans honte. et sans faiblesse venir s’asseoir au chevet de sa fille, la veiller et la soigner, disputant ce rôle à la nerveuse et dolente Eugénie. Cela ne put durer longtemps sans que le père et la fille se trouvassent pleurant dans les bras l’un de l’autre. La situation était sauvée : Maximilie ne tarda pas à se rétablir.

Maintenant elle pouvait combattre par ses moyens ordinaires, les seuls admis dans le royaume, caresses, pleurs discrets, douces insinuations, pression lente, mais continue. Brafort avait au fond toute la tendresse d’un bon père, et il avait racheté, par de vifs remords intérieurs, sa violence envers sa fille. Il ne fût jamais excusé, mais son bonheur d’être pardonné fut profond.

Tout cela pourtant n’allait point jusqu’à vouloir Georges pour gendre, et il interrogea même sa fille « adroitement » au sujet des assiduités de monsieur de Labroie, qui venait ou envoyait prendre tous les jours des nouvelles de mademoiselle Brafort. La réponse énergique et dédaigneuse de Maximilie sembla sur ce point anéantir tout espoir, et d’ailleurs monsieur de Labroie n’avait pas jusque-là formulé ses intentions, et l’on pouvait hésiter à croire. que le descendant d’une si grande maison voulût épouser la petite-fille d’un garde champêtre, ancien hallebardier d’un de ses cousins.

Une autre considération augmenta les chances heureuses des deux amants. Si les intentions de monsieur de Labroie étaient douteuses, celles de madame Brafort ne l’étaient pas. Dans une de ces conversations avec sa femme où Brafort daignait s’épancher quelquefois, Eugénie se prononça vivement contre Georges d’Eriblac. Pourquoi ? — Il ne lui plaisait pas. C’est tout ce qu’elle put alléguer d’un ton ému, avec des joues empourprées par la vivacité de son impression. Caprice de femme ! Et c’était de ces choses que Brafort aimait à dominer de son omnipotence. Sans doute, il n’aurait pas choisi un prétendant par le seul motif qu’il ne plaisait pas à sa femme ; mais la perspective d’un conflit de ce genre, où il eût triomphé par les droits que la loi donne au père seul, ne lui eût certes pas déplu, et, toujours par suite de ce sentiment secret, l’appui de madame Brafort n’aurait pu être que défavorable. Enfin, n’éprouvons-nous pas tous, plus ou moins, le besoin de réagir contre le jugement d’autrui ? Brafort ne put s’empêcher, en y réfléchissant, de trouver que sa femme était injuste pour Georges. N’était ce pas un beau garçon, bien bâti, robuste, franc d’allures, aimable et gai ? N’avait-il pas à on nom cette particule, objet à la fois de courroux et d’envie pour la vanité bourgeoise ? N’était-il pas le protégé d’un grand personnage et par conséquent riche d’avenir ? Maximilie fit si bien valoir ces deux derniers points, qu’après huit jours de maladie et huit jours de convalescence, la situation avait fort changé.

La fillette n’eut garde de se rétablir trop tôt ; elle eut même le courage, pour conserver l’intéressante pâleur qui touchait son père, de résister aux sollicitations de son estomac et de comprimer la vie qui reprenait en elle son essor avec la fougue de dix-huit printemps. Enfin, après bien des soupirs, des larmes versées à propos, des mots étouffés et même quelques pâmoisons (rien de plus dangereux pour le mari que l’éducation donnée par de tels pères), le grand mot fut lâché :

— Je ne suis pas un père barbare, et s’il m’est prouvé que tu ne peux être heureuse qu’avec monsieur d’Eriblac…

Le reste de la phrase fut étouffée de baisers. Le moyen de reprendre ensuite ce demi-consentement ? Un mois environ après son départ, Georges reçut de son ami une lettre qui le rappelait et qui invitait madame d’Eriblac à venir faire la demande officielle.

Il était bien heureux, Jean, d’un tel succès ; mais précédemment que de tristesses l’avaient accablé. D’abord Brassard et ses compagnons avaient été condamnés à plusieurs mois de prison, condamnés pour avoir défendu leur propre droit, sans aucune sérieuse violence, condamnés par haine et non par justice. D’un autre côté, maintenant que Brafort était amplement rassuré sur les sentiments réciproques de sa fille et de son neveu, il désirait plus que jamais garder Jean dans son usine pour y diriger de grandes améliorations ; mais il prétendait en même temps faire du jeune homme l’agent de son impérieuse domination sur les ouvriers, le vice-roi de sa monarchie, l’engager enfin dans des conditions morales inacceptables pour lui. De là des discussions irritantes, des scènes emportées, des reproches odieux. Jean eût désiré, de tout son pouvoir, être utile à son oncle : son orgueil, encore plus que son cœur, en avait besoin ; mais, sans prétendre changer les décisions du fabricant, il ne pouvait s’en rendre solidaire, et accepter ce rôle d’alter ego que, suivant Brafort, tout neveu bien. né devait naturellement remplir.

Toutefois, dans l’accord et la joie qui succédèrent au consentement accordé, ces dissidences furent suspendues. Maximilie rayonnait de bonheur et témoignait à son père une ardente reconnaissance ; Brafort, touché de cette joie, de ces caresses, laissait peu à peu s’évaporer ses derniers regrets, et, avec cette facilité qu’a l’esprit humain de trouver divers avantages en des conditions diverses, il pensait à part lui qu’un mariage d’amour n’apporte point de difficultés au contrat, qu’il pourrait par conséquent ne donner à sa fille qu’une faible dot et tenir le jeune ménage dans la dépendance de ses largesses. Ainsi la vanité ne cédait qu’au profit de l’avarice.

C’est de nos défauts surtout que le mot est vrai : Rien ne se perd.

En réponse à la lettre de Jean, ce fut Georges qui vint lui-même. Il délirait de joie, et son effusion déconcerta l’accueil un peu rogue de Brafort ; tandis qu’Eugénie, en recevant de lui le nom de mère, ne put retenir de nouvelles larmes. Cependant elle paraissait résignée au mariage de sa fille et accablait celle-ci de tendresses mêlées à de longs soupirs.

— Monsieur, dit Brafort, — et cette fois Georges, vivement ému, le trouva solennel pour tout de bon, — monsieur, j’ai un reproche sérieux à vous faire : vous deviez, avant de parler à ma fille, vous assurer de mes propres intentions ; cependant je sais ce qu’il faut pardonner à la jeunesse, et ma fille a gagné votre cause. J’avoue que j’avais rêvé pour elle un parti plus avantageux sous le rapport de la fortune ; mais, d’après tout ce que je sais de vous depuis votre liaison avec mon neveu, vous êtes un garçon de talent et d’avenir ; vous avez un nom, des protections. Enfin j’espère que vous tiendrez à honneur de justifier ma confiance. J’ai fait une fortune rapide, monsieur ; je suis fils de mes œuvres et je n’en rougis pas. Je veux que ma fille soit heureuse et riche ; je continuerai de travailler pour elle. Vous, vous serez chargé de son bonheur.

Cette dernière phrase avait été trouvée d’avance ; le tout fut débité avec un mélange de bonhomie et de majesté qui émut Brafort lui-même.

Qui eût pu douter du bonheur de Maximilie et de la sincérité de Georges à l’accent dont il déclare qu’il acceptait cette tâche ?

— Et maintenant, reprit Brafort en redoublant de solennité, vous avez pu autrefois, je le vois bien, avoir des entretiens avec ma fille en dehors de notre surveillance ; l’intimité de la campagne a pu permettre cette imprudence, quand je ne me doutais nullement de vos intentions. Mais à présent, monsieur, que vous êtes le fiancé de Maximilie, je pense que vous comprendrez que vous ne devez avoir aucune conversation ensemble que sous mes yeux ou ceux de madame Brafort.

Georges resta interdit.

— Je pensais, monsieur, qu’au contraire… un pareil titre m’autorisait…

— Allons donc ! monsieur, allons donc ! Et les convenances ? Quand j’ai mené à l’autel madame Brafort, je ne lui avais jamais parlé que devant son père, et encore si peu que je connaissais à peine le son de sa voix. C’est ainsi, monsieur, qu’on respecte l’honneur de sa fiancée ; vous aurez assez le temps de causer quand vous serez mariés.

Ce n’était pas le moment d’une discussion : Georges s’inclina. Heureusement ils avaient eu déjà le temps de s’entendre, et les beaux yeux humides et rayonnants de Maximilie, d’un seul regard, en disaient bien long. Puis Brafort n’était pas toujours là, et madame Brafort, quand ils jouaient devant elle ce jeu timide et charmant des amoureux surveillés, paroles entrecoupées, réticences comprises, regards voilés, serrements de mains furtifs, poussait parfois l’indulgence jusqu’à se lever et sortir ; et alors Georges, dont les idées sur ce point étaient précisément opposées à celles de son futur beau-père, et qui, fort de ses droits de fiancé, abdiquait sa loyale réserve des premiers temps, Georges laissait éclater sa passion en paroles ardentes, en baisers brûlants. N’était-elle pas à lui deux fois, cette charmante fille qu’il adorait, et pour lui avoir donné son cœur et pour avoir triomphé de la volonté contraire de ses parents ?

Ce temps fut court d’ailleurs ; Georges n’avait précédé sa mère que de trois ou quatre jours. Cette mère, sans doute aussi naïve que son fils, ignorait combien l’empressement nuit vis-à-vis de certains calculs. Brafort, qui, dans son rêve de faire Maximilie baronne de Labroie, s’était demandé avec inquiétude si deux cent mille francs de dot seraient bien à la hauteur d’une telle alliance, du premier coup, avait pour Georges réduit ce chiffre à cent mille. En apprenant avec quelle promptitude madame d’Eriblac suivait son fils, il se dit que ces gens-là ne demandaient qu’à conclure, et retrancha dix mille francs. Finalement, il convint avec lui-même que quatre-vingt mille francs suffiraient.

Le jour fixé pour l’arrivée de madame d’Eriblac, Georges et Jean l’allèrent chercher à la gare. On l’attendait dans le grand salon, où le feu avait été allumé, car on entrait en novembre, et, pour cette solennité, les housses avaient été enlevées, ainsi que les gazes de la pendule et des vases ; les fleurs de la serre s’épanouissaient sur la cheminée et dans la jardinière. Maximilie, gracieusement parée, demi-rose d’amour et demi-pâle d’émotion, attendait, le cœur palpitant, cette nouvelle maman que Georges déjà lui avait fait aimer. Madame Brafort, épanouie de fraîcheur et d’embonpoint, soupirait sous ses dentelles ; Braford, en habit, le ruban rouge à la boutonnière et les mains derrière le dos, allait et venait, passant toutes choses en revue et regardant la pendule fréquemment. Enfin, le roulement de la voiture se fit entendre, la grille s’ouvrit, et Brafort courut recevoir la visiteuse au bas du perron.

Il vit descendre une femme vêtue de noir, dont un voile cachait en partie les traits, et qui, saluant, lui dit d’un ton noble et simple :

— Vous savez déjà, monsieur, que je suis heureuse de pouvoir vous serrer la main.

Brafort s’embrouilla dans sa réponse ; la voix, l’air et la tournure de cette femme lui causaient une impression étrange, et remuaient il ne savait plus quels souvenirs. Il l’introduisit dans le salon et lui présenta sa femme et sa fille. Madame d’Eriblac demanda tendrement à Maximilie la permission de l’embrasser ; puis on fit asseoir la visiteuse dans un fauteuil, au coin du feu. Le jour des deux fenêtres tombait sur son visage ; elle avait relevé son voile, et Brafort, placé en face d’elle, la considérait d’un air étrangement agité.

On parla de Paris, de R…, du Midi et du Nord, avec cette sorte de pudeur qui fait que nous n’abordons les questions qui nous touchent le plus que par une pente : insensible ou une transition accidentelle ; on se taisait encore sur le grand objet de la préoccupation générale. En examinant la future belle-mère de sa fille, madame Brafort se disait : « C’est une femme distinguée, » et, dans ce cœur ulcéré déjà, une amertume jalouse entrait en lutte avec la vanité satisfaite.

Depuis un moment, Brafort, muet, rouge, les yeux roulants, semblait étouffer. Était-ce l’émotion ou la chaleur ?

— Madame, s’écria-t-il tout à coup, vous ressemblez étrangement à une personne que j’ai… rencontrée dans ma vie… Tu sais, Eugénie, rue des Ursulines. Je me demandais… Oh !… c’est étonnant.

Il soupira bruyamment, comme s’il venait de monter une côte, et rougit encore davantage en attendant la réponse de madame d’Eriblac.

— C’est vrai, dit à son tour Eugénie ; je me rappelle à présent.

— Nous avons en effet habité rue des Ursulines, répondit madame d’Eriblac d’un ton calme et indifférent. C’était en… 1831, je pense. Mon fils avait alors huit ans à peu près… peu de temps après la mort de mon mari, ajouta-t-elle en soupirant.

— La mansarde, s’écria Georges, où nous avions en face de nous ce bonhomme ridicule à qui je causais des rages si bouffonnes par mes espiégleries d’écolier.

Il se tourna en riant vers Maximilie, qui, toute prête à trouver l’histoire charmante, lui souriait, quand ils virent se dresser devant eux Brafort, blême, les yeux injectés de sang, formidable et menaçant, comme serait une masse près de vous écraser.

Instinctivement, madame d’Eriblac poussa un cri étouffé.

— C’est donc vous cet indigne petit drôle, qui vous appeliez alors Georges Vanier ! cria Brafort d’une voix terrible. Ainsi, vous preniez un faux nom pour me tromper.

— Père ! gémit d’une voix faible Maximilie, qui, foudroyée, porta la main à son cœur.

— C’est aussi mon nom, monsieur, et nous ne portions alors que celui-là parce que… Recevez, monsieur, mes excuses…

— Ah !… je suis bien aise de vous retrouver, ah ! ah !… mon petit monsieur ! rira bien qui rira le dernier maintenant… Ah ! ah !…

— Monsieur, s’écria madame d’Eriblac en se levant. très-émue, vous ne pouvez attacher à ces enfantillages aucune importance… Georges était alors un enfant, il est maintenant un homme, et son respect pour vous… Elle attachait sur cet homme qui tenait le bonheur de son fils un regard suppliant, et forçait ses lèvres à un sourire que démentait sa pâleur.

— Ah ! vous croyez, mugit Brafort, vous croyez que je donnerai ma fille au fils d’une saint-simonienne, à un polisson dressé par vous à insulter les honnêtes gens, à piller les propriétés publiques, et certainement infatué des théories… Non ! non ! ma fille n’aura jamais pour belle-mère une femme qu’on a rencontrée dans des assemblées d’utopistes. Et vous, monsieur Georges Vanier, le bonhomme ridicule a bien l’honneur de vous saluer.

Madame Brafort, pétrifiée, gardait un silence pénible ; Georges était atterré. Un cri déchirant se fit entendre, et Maximilie, qui se levait, les mains étendues vers son père, tomba évanouie dans les bras de Jean. Seule, madame d’Eriblac luttait pour son fils avec le dévouement passionné d’une mère.

— Vous pouvez, monsieur, prendre des informations sur ma conduite, dit-elle avec douceur ; elle a toujours été sans reproches. J’allais à ces réunions avec mon mari ; vous ne pouvez me faire un crime d’avoir eu des croyances sincères et qui depuis d’ailleurs se sont modifiées… Ah ! c’est vrai, monsieur, Georges était un garçon bien turbulent autrefois, et je l’ai grondé beaucoup de ses folies, surtout en cette occasion-là… Mais on ne peut juger un homme sur ses étourderies d’enfant ; et maintenant, monsieur, vous le savez, c’est un garçon distingué, plein d’honneur, et que tout le monde estime, on a dû vous le dire. Ah ! monsieur Brafort, regardez-le, vous êtes bien vengé ! Vous lui avez fait beaucoup de mal, lui qui maintenant vous aime, vous honore…

— Oui ! monsieur, je suis désespéré ! dit Georges en s’adressant à Brafort, et veuillez accepter, je vous en supplie…

— Désespéré ? je le crois, monsieur, je le crois, répéta Brafort, pour des amateurs de théories sociales, c’était une jolie dot ; oui, vous devez être désespéré. Mais nous sommes des gens trop pratiques pour vous, monsieur, et ma fille n’aura pas l’honneur d’enrichir des gens de votre sorte. Ah ! ah ! ah ! Une belle affaire ! la femme et l’enfant aux marrons ! Dans quel guet-apens j’étais tombé, et comme je bénis la Providence !

Les paroles qui pour d’honnêtes gens closent tout débat venaient d’être prononcées. Le fils et la mère se regardèrent douloureusement, et, du même mouvement, se dirigèrent vers la porte. En passant près du groupe que formaient Maximilie, toujours évanouie, Jean et madame Brafort, ils saluèrent légèrement celle-ci, tendirent la main à Jean, et appuyèrent sur la jeune fille un regard navré, déchirant comme un adieu.

— C’est impossible ! s’écria Jean, c’est impossible ! Ne partez pas, mon oncle ne peut vouloir sacrifier ainsi…

Il abandonna Maximilie pour aller se jeter à genoux devant son oncle.

— Ne voyez-vous pas votre fille ? Vous la tuez, vous brisez ici deux vies, vous nous désespérez tous ! Vous souffrirez vous-même… Et pourquoi ? Est-il digne de vous ? Pour des motifs aussi misérables !… Oh ! rappelez-les, rappelez-les, je vous en conjure.

Il parla plus longtemps, invoquant, avec des accents pleins de force et de vérité, l’amour, la jeunesse, la douleur de ces deux êtres sacrifiés à un misérable orgueil ; il vit même un instant dans l’œil de son oncle le trouble de l’hésitation et de l’attendrissement ; mais Georges et madame d’Eriblac étaient sortis. En voyant sa fille rouvrir les yeux, Brafort se mit à pleurer : réaction d’une trop vive colère.

— Ma petite, lui dit-il, nous venons d’échapper à un grand danger. Tu as failli épouser l’insulteur de ton père ! Mais la jeune fille referma les yeux en écartant son père de la main. Alors il se remit à marcher dans le salon, se répandant en lamentations sur le malheur dont ils avaient failli être victimes, sur le danger de se fixer aux amitiés d’un jeune fou au cerveau plein d’extravagances, et jurant qu’il préférerait donner pour belle-mère à sa fille une prostituée plutôt qu’une femme qui allait, dans des assemblées d’hommes, se livrer à des théories insensées.

On emporta Maximilie dans sa chambre, où madame Brafort lui donna ses soins ; tandis que Jean courait sur les pas de ses amis et que Brafort allait refroidir ses sens dans le jardin. Au bout d’une heure de tours et de détours dans les allées, il se sentit en effet plus calme et finit par se féliciter complétement de ce qui s’était passé.

Car je m’étais laissé entraîner à une sottise, se dit-il, et je l’échappe belle, grâce à Dieu ! Moi, m’allier aux perturbateurs de l’ordre public, à des fauteurs d’idées !… Bah ! la petite se consolera. Nous attendrons un peu ; Je doublerai ma fortune et je la marierai à un pair de France.

Puis il pensa que, voulant un gendre conservateur, le meilleur moyen était d’allier la richesse à un grand nom, car ces choses et ces opinions se tiennent par un accord naturel, et croissent d’intensité en rapport à peu près égal, heureux effet des harmonies de ce monde. Il réfléchit que, ce projet de mariage n’ayant pas encore transpiré, la rupture n’aurait par conséquent aucun fâcheux effet dans le monde. Il se réjouit de sa prudence et termina ce soliloque en convenant qu’il eût bien mieux fait de ne pas se rendre aux instances de sa fille et de suivre son premier mouvement. Il avait toujours incliné à penser que ce premier mouvement était supérieur chez lui en sagesse et en prévisions secrètes à celui des autres. Il n’en douta plus, et se promit de toujours le suivre désormais.


V

UN BRILLANT MARIAGE.

Il est une force qui brise toutes les résistances et qui apaise toutes les douleurs, c’est l’impossible. À quoi bon gémir devant ce sourd ? que sert d’attaquer cet invincible ? L’humanité a supporté sans murmure, pendant des siècles, certains maux qui tout à coup lui sont devenus insupportables. C’est que les clartés de l’espérance, à la manière dont les rayons du soleil décomposent et putréfient avant de créer, en pénétrant ces douleurs, les ont éveillées et surexcitées en chassant la résignation stupide. Tandis qu’au contraire, lorsque des peines que notre imagination d’avance nous eût représentées comme pires que la mort et inacceptables, si elles viennent à nous frapper sans permettre aucun recours, alors le sentiment de notre impuissance éteint nos protestations et nos révoltes. Du moment où la vie persiste, il faut qu’elle se reprenne à d’autres appuis. Toute violente explosion de douleur contient de l’étonnement, un refus de croire. Toute résistance, un espoir.

Aussi la douleur de Maximilie prit-elle, dès les premiers jours, le caractère d’un désespoir morne. Elle connaissait trop bien son père pour croire qu’il pût jamais pardonner à Georges et à sa mère ; elle ne le demanda pas, et ne protesta que par ses larmes. Pâle, brisée, foudroyée dans l’exaltation de son bonheur, elle ne put, quoique sans maladie, se lever de son lit les premiers jours, tantôt noyée de pleurs silencieux, tantôt cédant au sommeil et gémissant sous l’étreinte de rêves affreux. Sa mère, en pleurant avec elle, et Jean, frappé du même coup, seuls, lui faisaient du bien. Elle n’accueillait son père que par un pénible silence, et lui, honteux au fond inquiet, mais toujours en apparence calme et rogue, disait : « C’est une crise inévitable, et qui passera. Il fallait qu’il en fût ainsi, effectivement, soit par l’apaisement, soit par la destruction ; mais peut-on mourir à dix-huit ans ? Les forces de Maximilie se rétablirent peu à peu, le sang revint à ses joues ; l’œuvre de vie, qui, dans ce jeune corps, en était à ses efforts les plus vigoureux, à son action la plus parfaite, reprit sa marche interrompue ; mais la tristesse persista, muette, profonde, et résista aux distractions qui furent imposées à la jeune fille. Elle aimait Georges. Pendant ce peu de temps qu’ils s’étaient cru l’un à l’autre pour toujours, les expansions, les caresses de son amant, qui lui avaient fait entrevoir dans la passion de nouvelles étendues, l’avaient encore plus intimement et plus ardemment liée à lui. Elle l’aimait et se sentait veuve. La vie, jusque-là si douce à ses lèvres, lui semblait maintenant sans lui une chose amère ; la lumière lui semblait voilée. Parfois un mot imprévu, quelque événement comique, arrachait un sourire à sa jeune spontanéité ; mais plus souvent, à propos de rien, elle fondait en larmes. Peu à peu ces crises cessèrent, et elle tomba dans une sorte de langueur et de triste résignation qui inquiéta vivement son père. En brisant le cœur de cette chère enfant, il n’avait point prétendu renoncer au charme de sa douce humeur et de sa vivacité. Il ne concevait pas que ce chagrin durât. si longtemps, et soupçonnait un entêtement là-dessous ; et de peur que Jean ne parlat à Maximilie de son ami, il surveillait tous leurs entretiens. Désormais, Jean. partait maintenant avec son oncle pour la fabrique, en revenait avec lui, et retournait encore à R… dans la soirée, car ils avaient fini par conclure une convention. Le jeune ingénieur consacrait ses soins à l’outillage, à son perfectionnement et à son emploi, mais ne s’occupait en rien du règlement intérieur et personnel ; il recevait de son oncle le logement, la nourriture, la faible somme. nécessaire à son vêtement, et, récompense pour lui la plus précieuse, la permission d’ouvrir des cours du soir pour les ouvrières et les ouvriers.

Toutefois que de luttes, ce droit obtenu, pour en régler l’emploi ! Tout d’abord, Jean s’était heurté aux principes de chasteté qui avaient pour organe son oncle. et l’option de la ville manufacturière. Mêler dans cette. école les hommes et les femmes, ô promiscuité ! En vain Jean avait-il observé que ce n’est pas la rencontre, d’ailleurs nécessaire et inévitable, des deux moitiés de l’humanité, qui produit les mauvaises mœurs ; mais cet abaissement de l’esprit, ce non-développement du sens moral, qui résultent de la misère et de l’ignorance ; que la communication des hommes et des femmes ne pouvant ni ne devant être empêchée, c’est à l’école qu’elle offre le plus d’avantages et de garanties. Brafort se voila la face ; l’opinion publique représentée par les gens bien pensants de R…, se souleva, et Jean dut trancher la difficulté en faisant deux cours au lieu d’un.

Ainsi la chose parut acceptable, mais absurde. On eût trouvé tout simple que ce jeune homme cherchât des distractions parmi les ouvrières ; il était ridicule qu’il les instruisit. Qu’est-ce que ces filles-là avaient besoin d’étudier ? Brafort, quant à lui, estimait la chose également insolite et funeste pour les deux sexes, et déclarait dogmatiquement que l’instruction détourne l’ouvrier de son état, et le rend paresseux et raisonneur. Il n’avait cédé là-dessus que parce qu’il avait besoin des services de son neveu, dont il n’avait pu vaincre sur ce point l’entêtement ; les services d’un autre ingénieur lui eussent coûté le double. Après tout, cette toquade aurait peu de résultats, si, comme il était probable, Jean ne passait à R… qu’une année.

Tout d’abord, en effet, le jeune professeur eut peu d’élèves ; la tentative paraissait presque aussi étrange aux ouvriers qu’aux patrons. Baptistine et deux compagnes qu’elle amena formèrent pendant quinze jours tout le personnel du cours féminin, et de l’autre part, cinq ou six garçons. Mais bientôt ces écoliers parlèrent avec tant d’admiration du professeur, et témoignèrent si vite des résultats de l’enseignement, qu’on afflua aux cours par curiosité, qu’on y resta par plaisir. C’est que Jean n’était pas un professeur ordinaire ; il n’enseignait pas, comme les autres, la lettre, mais la vie même. Montrant. sans cesse le but, l’utilité de la science, il donnait du charme à sa poursuite. Chaque soir, il faisait une courte lecture, suivie d’une conversation familière, où chacun donnait son mot et où des idées morales s’échangeaient. Il était si bon, si simple, si doux ; on sentait si bien que la source de ses paroles était son âme, et une âme pleine de foi, d’amour et de dévouement, que tous ses écoliers bientôt l’adorèrent. L’amour du peuple pour ceux qui l’aiment est profond ; car il se voit si rarement aimé, lui, le bâtard d’une société marâtre. Jean était un apôtre, ils en firent presque un dieu.

Pour Baptistine, il semblait que sa propre vie fut suspendue lorsqu’elle se trouvait en présence de Jean. Elle suivait, absorbée, tous ses mouvements, s’imprégnait de toutes ses paroles, et cependant ses grands yeux se baissaient aussitôt qu’ils rencontraient ceux du jeune homme. Ses progrès furent étonnants. Elle sut à peu près lire en quinze jours, et, depuis ce moment, consacra une partie de ses nuits à lire les livres que Jean lui prêtait. Il admirait en elle cette ardeur de volonté, cette force intelligente, et lui vouait une estime de plus en plus confiante et tendre. À la fabrique, jamais ils ne se rencontraient sans échanger un mot ou un regard amical ; mais ils n’avaient point d’autres entrevues. On disait pourtant à R… que Baptistine était amoureuse du jeune Brafort, et, à ce propos, on ajoutait, au sujet de l’oncle, mille quolibets qui excitaient le rire dans les ateliers.

Inquiet de la santé de sa fille, et surtout fatigué de sa mélancolie et de sa langueur, Brafort consulta les médecins de R… puis ceux de Lille. Il parlait même d’emmener Maximilie à Paris ; mais la presque unanimité des consultations le persuada. Ces maladies, dont les médecins ne peuvent trouver la cause au bout d’une sonde, ni classer dans aucune variété connue, leur sont très-désagréables, et généralement ils les envoient promener au plus loin possible. Comme c’était l’hiver et qu’on ne pouvait aller aux eaux, les docteurs, d’un ton mystérieux et capable, déclarèrent : « Il faut la marier. »

Cette sentence parut merveilleuse à Brafort, et il s’étonna de n’y avoir pas pensé lui-même. Réduire aux proportions d’une crise purement physique cette efflorescence de tout l’être dans une tendre et poétique exaltation ; de cette enfant au cœur brisé, faire une Lais inquiète, à ses yeux, ce fut profond. Que d’éducateurs flétrissent par leur contact l’être qu’ils sont chargés d’élever ! La jeunesse à une sainteté trop peu comprise et trop peu respectée, celle de l’ignorance, et une poésie, inhérente à elle, qui ennoblit tout.

Donc il fallait un mari à cette jeune fille, qui regrettait son amant ; Brafort se livrait en bon père à cette recherche, quand justement, à cette époque, revint de Paris chez son parent monsieur de Lavireu, le baron Ernest de Labroie, qui, muni du consentement de sa famille, demanda la main de mademoiselle Brafort. Quel coup du ciel ! Au moment où Brafort, pressé par les circonstances, désespérait de réaliser son rêve d’une alliance noble et brillante, le gendre qu’il avait envié, sans oser l’espérer, se présentait. Il en faillit suffoquer de joie, il eut peine à ne pas laisser éclater sa reconnaissance.

Ainsi donc il allait marier sa fille à un des Labroie ; lui, le vassal, devenait pair du seigneur ! Les rêves de jeunesse les plus fantastiques de Brafort se trouvaient par là réalisés.

On se rappelle qu’autrefois, lorsqu’enfant, il bâtissait de ces châteaux en Espagne où les fées mettaient la main, il s’était vu, riche et célèbre, devenir l’époux de la demoiselle du château ; mais ce rêve était resté relégué dans son cerveau au compartiment des chimères. C’était comme ces contes du moyen âge, protestation vague de l’instinct d’égalité, où le pauvre serf se vengeait de sa misère et de son abaissement par de hautes fortunes légendaires. Brafort n’avait point touché sa chimère ; mais la réaliser dans la personne de sa fille, c’était encore assez pour combler son ambition au delà même de son espérance. Il savait bien pouvoir compter, grâce à une forte dot, sur une noble alliance ; mais un de Labroie !… Il ne l’eût pas donné pour vingt Montmorency. Les impressions reçues à où la maison paternelle est la patrie, où le village est le monde, laissent toujours dans l’esprit des évaluations exagérées. Brafort eût maintenant refusé sa fille à tout pair de France, et peut-être au fils du roi. Devenir parent des de Labroie, lui, Brafort, il y avait là pour lui toute une épopée. C’était toucher du front l’idéal.

Nos temps offrent cette situation singulière, de générations, toutes monarchistes, affolées d’égalité, qu’elles n’entendent que sous forme de conquête et de privilége. Chacun se sent né pour être prince comme un autre ; voilà tout.

Brafort se sentait l’égal de tous ceux qui étaient au-dessus de lui, mais les prétentions de ses inférieurs lui étaient insupportables.

Il ne prit guère que pour la forme des renseignements au sujet d’Ernest de Labroie.

— Monsieur, dit-il à monsieur de Lavireu, qui fut l’ambassadeur de cette alliance, le nom de monsieur de Labroie et le titre de votre parent le recommandent assez…

— N’importe, monsieur, répondit monsieur de Lavireu : la prudence paternelle exige…

Et il dut insister pour faire accepter à Brafort l’adresse du notaire de la famille et de quelques notabilités du pays. Monsieur de Lavireu trouvait tout simple de se faire l’intermédiaire de cette union entre une jeune fille honnête et naïve et un homme vieilli et ruiné par la débauche ; mais, par un scrupule égoïste où il prétendait retrancher sa loyauté, il affectait de ne point prendre la responsabilité de l’affaire. Il s’en revint tout riant de l’empressement de Brafort, et méprisant la roture plus que jamais.

— Vous voilà engagé d’honneur et d’humanité, dit-il à Ernest de Labroie ; si vous retiriez votre parole, le bonhomme en ferait une maladie.

Brafort avait réservé le consentement de sa fille, mais si faiblement, que monsieur de Lavireu n’y attacha que le sens d’une simple formalité. Seul, avec son propre désir, en effet, l’on croit tout possible ; mais, au moment de parler à Maximilie, Brafort se trouva plus embarrassé.

Jusque-là son orgueil l’avait empêché de faire des avances à sa fille ; sa vanité s’y résolut. Ce fut sans trop de peine d’ailleurs ; les enfantines et charmantes caresses de Maximilie lui manquaient depuis longtemps. Elle fut touché de ces avances. Peu habituée à souffrir, elle en était déjà bien lasse, la pauvre enfant ; puis elle aimait son père, malgré le mal qu’il lui avait fait. Elle sanglota ; ils échangèrent de longs et convulsifs embrassements : cela détendit les nerfs de la jeune fille et entama sa réserve. En dépit de sa blessure, de sa tristesse, malgré tout, l’intimité du foyer se rétablit.

Monsieur de Labroie vint assidûment ; il fut prévenant, aimable. Pour ce lion parisien, éblouir une petite provinciale était chose facile. Maximilie fut bientôt persuadée que le baron Ernest de Labroie était un homme distingué, remarquable même. Il racontait modestement et négligemment ses succès dans les salons et dans les cours étrangères ; il avait signé dans la Gazette de France quelques articles décisifs, très-remarqués ; il eût été du conseil d’État sans ses convictions légitimistes. Quand Brafort le pressait un peu là-dessus, il se contentait d’observer avec un sourire, que le comte de Chambord, tout le premier, trahissait la cause en n’ayant pas d’héritier. Les perfections déployées ou révélées par le baron pendant la journée étaient commentées et amplifiées le soir par Brafort. Tout cela fut accepté par Maximilie, d’autant plus facilement qu’elle n’y attachait d’abord aucune importance.

Mais quand, une quinzaine de jours après, Brafort, pressé par monsieur de Labroie, vint proposer à sa fille ce mariage, elle se récria, pleura, et déclara qu’elle ne se marierait jamais.

Brafort traita cette résolution d’impossible et de chimérique. L’avenir d’une femme est le mariage, et, dans sa tendresse de père, il voulait assurer à sa fille cet avenir dans les meilleures conditions possibles. Or, quelle occasion plus heureuse et plus brillante s’offrirait jamais ? Le baron de Labroie était un homme d’une haute capacité, fait pour arriver à tout ; par son mariage avec lui, Maximilie atteignait du premier coup au sommet social. Elle faisait la joie de ses parents et se consolait, par une aussi digne alliance, d’avoir mal placé son cœur. Pouvait-elle n’être pas touchée de se voir recherchée par un homme aussi distingué, qui se mésalliait par amour pour elle ? Brafort traita longuement tous ces thèmes, y revint sans cesse, ordonna, pria, fit agir tour à tour la crainte et l’affection, et se retira irrité de n’avoir pu obtenir que des pleurs mêlés de dénégations.

Au bout de quelques jours d’une froideur nouvelle entre le père et la fille, force fut à Brafort d’employer l’influence de sa femme. D’elle-même déjà Eugénie avait parlé. Ce mariage plaisait à sa vanité, et les amabilités de monsieur de Labroie l’avaient gagnée. Eugénie personnellement, nous l’avons dit, n’avait sur sa fille d’autre influence que celle qui résultait d’une tendresse filiale assez tranquille ; mais, femme, elle devait, mieux que Brafort, toucher les points faibles et douloureux de la situation de Maximilie.

— Ne jamais se marier ! Est-ce que cela pouvait être sérieux ? Qu’est-ce qu’une vieille demoiselle ? Un objet de moquerie. Une femme n’a d’état, d’honneur et d’importance qu’en se mariant. Jamais Brafort n’accepterait de ne pas voir sa fille mariée. Ce seraient des persécutions sans fin, auxquelles il faudrait céder. Ne valait-il pas mieux céder tout de suite ! On serait tranquille après. Et puis, qui sait plus tard quel autre mari le père se mettrait en tête ? On aurait laissé échapper un si beau parti, un homme charmant, pour un choix sans doute beaucoup moins bon. Avec monsieur de Labroie, la vie serait pour Maximilie une distraction continuelle ; elle passerait l’hiver à Paris. Ce serait une grande dame ; des toilettes magnifiques, des diamants, des spectacles, enfin tout ce qu’avait inutilement désiré madame Brafort, qui soupirait en y pensant, et ne dédaignait pas encore de goûter, au rang de mère de famille, de tels plaisirs dont elle ne pouvait plus être l’héroïne. Et puis monsieur de Labroie paraissait si bon ! C’était un homme si comme il faut, si plein d’attentions et d’égards ! Sa femme ne pouvait manquer d’être heureuse, et finirait certainement par l’aimer. On a des enfants, une vie bien posée. Mais ne point se marier, mieux eût valu entrer au couvent ; c’était, de tous les partis, le plus triste et le plus absurde, on peut même dire impossible, et Maximilie ne pouvait s’y résoudre sérieusement.

Tous ces arguments une fois donnés, madame Brafort les reprit jour à jour, les développant en détail et les répétant sans cesse. À cela se joignirent les adjurations, tantôt suppliantes et tantôt véhémentes, d’un père qui, bien qu’il n’eût que quarante-huit ans, suppliait sa fille de ne point empoisonner sa vieillesse par une obstination coupable ; enfin les séductions de monsieur de Labroie, qui, devinant la situation, y remplit son rôle. Toutes ces obsessions énervaient sans relâche cette pauvre enfant, épuisée déjà par une longue souffrance, et, en la voyant chanceler, chacun redoublait d’efforts.

S’il est quelque chose d’imperturbable en ce monde, c’est l’assurance des gens qui veulent faire le bonheur des autres malgré eux. On hésite quelquefois pour soi, jamais pour les autres.

La seule personne qui eût pu défendre Maximilie et relever son courage, c’était Jean. Brafort l’avait envoyé en Angleterre, et ne s’occupait que d’y prolonger son séjour.

Pendant qu’à la villa Brafort les mérites de monsieur de Labroie, affirmés ainsi chaque jour, devenaient de plus en plus irrécusables, les renseignements arrivèrent ; à peine Brafort se souvenait-il de les avoir demandés. Il les parcourut rapidement. La lettre du notaire avait des tons ambigus, qui eussent fait réfléchir un lecteur plus impartial. Ce notaire s’étendait longuement sur les qualités de la famille, touchait seulement en passant Ernest de Labroie, le traitant assez lestement de garçon aimable et gai, et, sans plus d’explications, fixait la valeur du domaine que monsieur de Labroie avait hérité de son père à cinq cent mille francs. Les autres. notables disaient en d’autres termes à peu près la même chose. Un seul avouait que la jeunesse du baron n’avait pas été sans orages, mais ajoutait finement quel c’était une garantie de sagesse, et la plus sûre, puisque le plus vigoureux coursier s’apaise quand il a jeté son feu. Tous protestaient d’ailleurs que monsieur de Labroie était un homme très-honorable.

Cette assurance, qui en termes officiels signifie simplement que l’on n’a été condamné ni pour assassinat ni pour vol, satisfit complétement Brafort. En lisant le passage relatif aux folies de jeunesse, qu’il traduisit : folies amoureuses, il sourit d’un air capable et égrillard ; c’était tout simple, et même pour le mieux. Sa fille n’était-elle pas un ange ? Contraste suprême et délicieux !

Si Brafort ne se fût trop respecté pour ne point demander ses renseignements à d’autres qu’aux gens. les plus considérables du pays, amis ou commensaux des Labroie, gens toujours peu soucieux de se compromettre pour un inconnu ; s’il eût pris la peine de faire un voyage et d’interroger le menu peuple, il eût appris facilement que le domaine du baron, dont la valeur intrinsèque montait en effet à près de cinq cent mille francs, comme l’avait dit le notaire, n’en était pas moins. grevé d’hypothèques. Pressé quelque peu, le paysan aurait ajouté d’un ton narquois que le jeune seigneur actuel avait certainement hérité du goût de ses pères pour les jolies femmes, roturières ou nobles ; mais que pourtant il leur préférait encore les charmes de la dame de trèfle. Il est vrai que sur ces révélations, l’attachement de Brafort pour les biens monnayés ou monnayables de ce monde se fût trouvé en lutte violente avec son goût pour la gloire des titres et son fétichisme pour la maison de Labroie, alternative cruelle qu’il évita. On sait d’ailleurs que, de tons les marchés, celui qui se conclut avec le plus de hâte et le moins de précaution, c’est un mariage ; et il parait qu’il n’en saurait être autrement, car madame Brafort, qui avait entendu dire à sa grand’mère : Le mariage est une loterie ! le répétait en soupirant à l’occasion du mariage de sa fille, et s’en tenait là. Elle n’avait d’ailleurs pas à faire autre chose, et puis réfléchir la fatiguait.

Pour Maximilie, toute son éducation l’avait également détournée d’une telle habitude. Elle n’avait à son service aucun argument pour répondre aux questions tirées de la vie réelle et de la sagesse du monde qu’on lui opposait. Elle n’avait que son amour, mais cet amour était désormais sans espérance…

D’après les traditions encore en vigueur, tout personnage, pour être digne d’intérêt, est tenu d’être héroïque, ce qu’exprime naïvement le nom de héros ou d’héroïne, appliqué au principal acteur. Cependant, de plus en plus, la foule envahit la scène, et les grands héros tragiques, drapés dans la loge de l’alexandrin, n’ont plus guère de spectateurs. Pourquoi ? C’est qu’ils n’ont plus de semblables. On aime à se retrouver dans un autre, à revoir des situations qu’on a connues, des sentiments qu’on a éprouvés, la foule surtout, qui vit par le sentiment plus que par l’esprit. Il est donc juste de prêter à la faiblesse, même au calcul d’autrui, la sympathie qu’on s’accorde en pareil cas à soi-même, et bien que la femme, et particulièrement la jeune fille, aient eu jusqu’ici, pour obligation spéciale, en leur qualité d’êtres faibles, de pratiquer le devoir absolu et de n’agir que par des motifs sublimes et éthérés, il est juste de considérer que Maximilie, après tout, n’était pétrie que du limon humain, que nulle autre fée que sa mère, et nul autre génie que son père, n’avaient présidé à sa naissance, et que son éducation avait eu surtout pour objet de lui inspirer le sens élevé du luxe et la vénération de l’usage.

Les observations de sa mère la saisirent par leur vive réalité. Maximilie pouvait-elle espérer jamais d’être la femme de Georges ? Non. En pareil cas, pour être fidèle. à la déclaration consacrée : « Je t’aime plus que ma vie, » tout amant, toute amante devrait mourir. Maximilie, comme beaucoup d’autres, vivait. Puisque la privation de cet amour ne la tuait pas, c’est qu’il n’était apparemment pas, il fallait bien en convenir, sa vie même. Et d’ailleurs, en y réfléchissant un peu, sans parti pris de lyrisme, on reconnaîtra que l’amour comme toute autre passion, étant une des expansions de notre désir ardent du bonheur, est subordonné à l’amour de nous-mêmes. Sauf toutefois le dévoûment absolu, qui est rare, et où l’exaltation, selon sa nature, dépasse le but ; sans l’amour de Georges, Maximilie n’espérait plus être heureuse ; mais le désir du bonheur n’en persistait pas moins chez elle : c’est même pour cela qu’elle souffrait. Et si jeune, et jusque-là si heureuse, la souffrance à raison de sa nouveauté, l’épouvantait d’autant plus, et lui paraissait d’autant plus insupportable. Elle n’espérait plus être heureuse ; mais elle désirait souffrir le moins possible. Elle se sentit donc ébranlée.

Depuis que, par l’effet de la volonté de son père, le malheur avait frappé Maximilie, la maison paternelle avait perdu à ses yeux son charme bienfaisant ; il lui semblait presque une prison, surtout quand elle la considérait au point de vue d’y demeurer toute sa vie. Si dorlotée qu’elle soit dans la famille, toute jeune fille rêve son essor, comme tout oiseau veut sortir du nid. C’est la loi universelle d’initiative, qui du moins ne trompe pas l’oiseau. Ces lieux où était né son amour, ce bord du lac où elle avait reçu l’amour de Georges, tant de souvenirs qui se rapportaient à lui, et qui effaçaient. tous les autres, irritaient sa douleur. La présence de son père, qu’elle aimait pourtant, lui était devenue pénible ; elle n’osait encore lui résister, mais elle n’avait plus de joie à lui obéir. Comme à tout malade enfin, changer de lieu lui semblait un bien. Chez elle au moins, elle serait maîtresse, elle aurait quelque chose à faire. Monsieur de Labroie paraissait très-bon, elle était trop jeune pour savoir que tout être qui veut plaire se revêt instinctivement du charme de la bonté. Elle se dit : rester vieille fille, en effet, c’est ridicule, donc impossible. Et puis, elle sentait bien que son père, qui la voulait marier, ne lui laisserait point de repos qu’elle ne le fût. Ne valait-il pas mieux alors, puisque ce mariage plaisait tant à ses parents…

Elle se dit tout cela, puis fondit en larmes, en se jurant à elle-même qu’elle ne pouvait pas, qu’elle aimait Georges et voulait lui rester fidèle. Mais elle avait considéré le premier parti comme le plus sage : c’était beaucoup. Au sortir de chaque entretien avec ses parents, elle se trouvait plus rapprochée de leur volonté. La sienne par habitude, était faible, indécise. Elle réfléchit enfin, sous les ordres de plus en plus impérieux de son père, et Brafort put aller, plein d’un vif émoi, porter à monsieur de Labroie ce consentement arraché.

Disons-le, cet émoi était tout joyeux et ne provenait d’aucun scrupule. Les pères comme Brafort sont infaillibles. Non ; il avait engagé sa parole, l’idée que sa fille pût lui résister le révoltait, et maintenant il triomphai du triomphe de l’autorité paternelle.

Les préparatifs du mariage se firent en hâte. Le fiancé partit pour Paris, contracta un nouvel emprunt, et rapporta une corbeille magnifique. La pauvre Maximilie, qui aimait ces beaux colifichets et qui eût été si heureuse de les recevoir des mains de Georges, les contemplait avec une admiration mêlée de la plus poignante amertume. Entre messieurs de Labroie, de Lavireu et Brafort, les clauses du contrat furent arrêtées, et la dot de Maximilie fixée à deux cent mille francs. C’était à peu près tout ce que possédait Brafort de valeurs liquides. Le reste se composait de la fabrique et de la villa, qui valaient environ trois fois autant. Il se dit en lui-même. qu’après le départ de sa fille, il diminuerait un peu la dépense, et mettrait de côté chaque année une bonne part de gains pour arriver le plus tôt possible au million qu’il convoitait. Il fut coulant au contrat, car il se trouvait confus de ne point donner à sa fille une dot au moins égale à la fortune de son gendre.

— Comme il l’aime ! disait-il à sa femme. Cinq cent mille francs de terres, une si grande famille, et se contenter d’une petite bourgeoise avec une dot de deux cent mille francs.

Et il lui venait aux yeux une larme d’admiration.

Jean reçut à Londres, comme un coup de foudre, la nouvelle de ce mariage. Il revint à toute vapeur, plein de projets exaltés, espérant pouvoir le rompre. Mais il ne put même voir seule un instant sa cousine, autour de laquelle le père, la mère et le fiancé, montaient une garde sévère. Irrité de ces obstacles, il allait écrire à Maximilie ou lui parler devant ses parents, quand il la rencontra par hasard, un matin, dans le corridor.

— J’avais cru que tu aimais Georges, lui dit-il d’un ton sévère.

Elle joignit les mains, voulut parler et fondit en larmes.

— Dis-lui, s’écria-t-elle enfin, dis-lui… que je suis bien malheureuse !

— Tu en es mille fois plus coupable ! Envers celui que tu as trahis, envers celui que tu épouses et que tu trahis également, envers toi-même… Ah ! je te croyais plus de cœur !

— Mon père l’a exigé, dit-elle. Tu sais que sa volonté… ma mère aussi… Ma vie était un enfer. Dis à Georges qu’il me pardonne, et que je l’aimerai toujours.

— Et tu ne sens pas, s’écria Jean, que tu commets un sacrilége ? Si tes parents te poussent à abdiquer toute pudeur et toute loyauté, n’y a-t-il donc rien en toi qui proteste ?

Elle rougit, parut éperdue, et ses regards qui interrogeaient, et ses lèvres qui s’agitaient pour des sons qu’elle n’osait former, révélèrent à Jean l’émoi de cette demi-ignorance qui voile aux jeunes filles, en pareil cas, l’étendue des obligations qu’elles contractent.

— Ô mon Dieu ! dit-elle, ô mon Dieu ! que faire ?

— Sois vraie, sois courageuse ! s’écria-t-il avec force ; dis hautement que tu ne peux commettre un parjure.

— C’est impossible ! dit Maximilie en posant les mains sur son front pâle. Trois jours avant ! Un tel scandale !… Oh ! non, c’est impossible !

— Que t’importe le monde ici, folle enfant ? Sauve-toi, sauve ton honneur ; je te soutiendrai !

— Mon père te chassera, et moi je resterai seule à supporter sa colère. Oh ! si j’étais à cent lieues d’ici !

— Eh bien ! soit s’écria-t-il ; fuyons ensemble, puisque tu n’as pas le courage d’affronter… Oui, tout, plutôt que de t’abandonner à ce crime, à cette honte et à ce malheur !

Un instant Maximilie hésita, puis ses larmes redoublèrent.

— C’est impossible ! Que dirait-on ?

Et sur ce mot, qui est le dernier du cœur de toute femme élevée dans les bons principes, elle s’enfuit. Si animé qu’il fût à la sauver, Jean comprit que toute insistance était vaine. La religion qu’on inspire aux femmes dès le berceau, et dont l’autre même n’est qu’un précepte, la loi suprême de l’opinion, avait prononcé.

Jean dut se résigner ; mais il en fut malade, ce qui lui servit à ne pas assister à la cérémonie. Cette belle et chaste nature se soulevait de dégoût et se torturait de désespoir à l’idée d’une telle union, accomplie par un être qui lui était cher. On l’entendit gémir dans son lit, on vit ses yeux rouges. Il n’en fallut pas davantage pour que le bruit courût qu’il était amoureux de sa cousine et désespéré pour ce motif. L’opinion est le plus sceptique des philosophes ; elle n’admet pas de mobiles désintéressés.

Mais, à part cet aliment donné à la malignité publique, le chagrin de Jean et sa protestation passèrent bien inaperçus dans l’éclat des fêtes de ce mariage. Aucune joie n’est plus bruyante et plus expansive que celle de la vanité. Les ouvriers de la fabrique eurent ordre de dresser des arcs de triomphe, les ouvrières présentèrent des bouquets et des compliments, et tous eurent un bouquet ce jour-là ; les pauvres même de R… eurent du pain. Et toute la grasse bourgeoisie en grand costume fût de la fête, et toute la petite bourgeoisie creva de dépit de n’y pas être invitée ; et toutes les autorités administratives et gouvernementales y assistèrent, et ce fut un luxe sans précédent à R… On y vit plus d’équipages qu’au passage du préfet ou de l’archevêque, et Brafort, ivre de joie, de solennité, d’importance, réalisa ce jour-là, — ce qui est rarement donné à tout homme, — son rêve.

Madame Brafort, il faut lui rendre cette justice, fut beaucoup moins rayonnante. Elle versa des larmes dans l’église et au départ de sa fille. Mais on ne sut jamais, — et l’historien même de cette véridique histoire l’ignore absolument, — si ce fut pour obéir à l’usage invariable imposé aux mères en pareille circonstance ou par véritable sensibilité.

Le baron et la baronne de Labroie, munis de la bénédiction de Brafort, partirent le soir même selon l’usage aristocratique, pour la terre du baron, située dans le Nivernais.

Il n’y en eut pas moins un lendemain de noces, et monsieur Maxime de Renoux fut le héros de ce second jour. Car, à force de prières, on avait obtenu de ce haut personnage qu’il assista à la noce de sa filleule. Il parla politique au dessert, et tout le monde fut ébloui de son éloquence, en même temps qu’effrayé de son audace. Car il déclarait nettement, carrément, que certaines réformes étaient nécessaires, et que l’aveuglement du trône compromettait sa stabilité.

— Le vrai politique, dit-il, ne violente pas les esprits, ne force pas les événements ; il les conduit.

— Cependant et les principes ? dit Brafort.

Maxime, en le regardant, eut un sourire intraduisible.

— Mon bon, lui dit-il, les hommes de principes… comme vous sont le soutien naturel des gouvernements. Espérons que vous sauverez celui-là.

Il faut dire ici que monsieur de Renoux venait de donner avec éclat sa démission, et que tous les journaux en avaient parlé.

— Ô Maxime ! reprit Brafort d’un air attendri, auriez-vous dû l’abandonner ?

— Pourquoi pas ? s’il court à sa perte et que je ne puisse l’empêcher. Les capacités ont le droit d’être représentées.

— Mais je me rappelle… dit Brafort naïvement, et il s’arrêta.

— Que je les ai combattues, dit Maxime, achevant la phrase sans s’émouvoir. Sans doute : le moment alors n’était pas venu, l’opinion publique ne s’agitait pas en leur faveur ; la réclamation n’offrait aucun de ces caractères d’opportunité qui recommandent les questions aux hommes d’État. Aujourd’hui, c’est différent ; cette réforme est évidemment voulue, elle est mûre. Il est insensé de la refuser.

— Mais, monsieur, s’écria monsieur de Lavireu, avec un pareil système il n’y a ni vrai, ni faux, ni droit, ni devoir. Quoi ! garder tout ce qu’on peut retenir, ne céder que ce qu’on peut défendre : est-ce une morale ? est-ce une politique ? Où va-t-on avec cela ?

— Où va le monde, monsieur, c’est-à-dire à la démocratie. Ne m’en veuillez pas, j’en suis aussi fâché que vous. Oui, mais avec cela on dure… et l’on peut durer longtemps, car la route est longue encore, et comme on tient les rênes du coursier… Tandis qu’avec l’autre système, monsieur, c’est beaucoup plus court. Vous avez connu, Charles X : on tombe.

Voyant monsieur de Lavireu s’échauffer, il brisa sur la politique et revint aux sujets légers ; il les traita avec non moins de grâce qu’il mettait aux autres de profondeur. Brafort ébahi retrouvait en l’écoutant la sincère admiration de sa jeunesse ; et pourtant l’élégant Maxime devenait chauve et gras, et, sans la ceinture qui serrait ses flancs et le guindait un peu, on eût reconnu qu’il prenait du ventre. Sa jeune et fort jolie femme, disait-on, bien qu’invitée, n’était pas venue. Parente des princes de la Tour-Chimay, elle était trop fière sans doute, assurait madame Brafort, pour les honorer de sa présence. Était-ce pour cette raison que madame Brafort était froide avec Maxime, comme le lui reprochait son mari ?

Maxime partit le surlendemain. La fête n’était plus qu’un souvenir, souvenir, il est vrai, plein de gloire, et les deux époux se retrouvaient seuls dans leur campagne couverte de neige. Une nouvelle année allait commencer, et cette fois le 1er janvier s’écoula sans les baisers et les cadeaux de l’enfant chérie. On reçut d’elle une lettre assez prompte, mais courte, sans affection, et d’où s’exhalait comme une impression de sombre tristesse. Était-ce dans les mots ? Non, la lettre ne disait rien, rien surtout des sentiments de Maximilie… Le papier, surmonté d’un beau tortil, ne respirait que la violette, et pourtant cette lettre serra le cœur des parents. Puis la maison était devenue tout à coup si grande et si froide !

Une grande compensation toutefois vint à Brafort, qui avait toujours ambitionné les honneurs administratifs : il fut nommé maire de R… N’était-il pas maintenant au comble de ses souhaits ? Sa fille était baronne, et il était maire ! L’ambition cependant est comme l’horizon : ses limites reculent sans cesse. Brafort se mit à rêver la députation.



VI

L’INCESTE.

Jean avait reprit ses cours d’adultes chaque soir. Après le chagrin mortel qui l’avait frappé, de cette jeune sœur enlevée à son affection, presque à son estime, et de ce coup porté à son ami, c’était la consolation la plus efficace pour lui que ces communications avec des pauvres, qu’il pouvait, de ce côté-là du moins, enrichir. Les liens d’amitié déjà formés entre eux et lui s’étaient renoués avec joie du côté des ouvriers, avec transport du côté de Jean, dont toutes les émotions étaient profondes. Pendant les trois semaines de l’absence du professeur, les écoliers, obéissant à ses recommandations, n’avaient pas perdu leur temps ; il s’étaient enseignés réciproquement le peu qu’ils savaient ou du moins l’avaient répété ensemble, et des progrès s’en étaient suivis. Baptistine surtout s’était distinguée : ses condisciples avaient beaucoup avancé, grâce à ses leçons, et elle-même désormais lisait avec une facilité, une sûreté étonnantes. Elle était triste pourtant, et ne reçut pas les félicitations de Jean avec la joie qu’il s’attendait à voir éclater sur son visage. Qu’avait-elle ? Jean se le demanda bien souvent ; car il s’intéressait vivement à elle, et ce pâle et beau visage venait souvent au travers de ses pensées, en détourner le cours ; mais il n’osait interroger Baptistine à ce sujet, et d’ailleurs ils ne se voyaient jamais que pendant la classe.

Un soir, qu’après le cours fait aux ouvriers, — le cours pour les femmes avait lieu le premier, — il retournait seul et à pied, comme d’habitude, à la campagne de son oncle, il vit, dans les rues désertes de la petite ville, une forme de femme, enveloppée d’une mante noire, glisser devant lui. Le froid était vif, la nuit claire et belle ; la lune éclairait, beaucoup mieux que des réverbères trop espacés, la rue étroite, bordée de pauvres maisons, la plupart éteintes, à côté desquelles çà et là se dressait, noir sur le ciel gris, un squelette d’arbre fruitier. Au bruit des pas de Jean qui résonnaient sur le sol, la femme se retourna, sa marche se ralentit, et Jean arriva bientôt près d’elle. À la seule grâce de son mouvement lorsqu’elle tourna vers lui son visage, il reconnut Baptistine.

— C’est encore une longue route que vous avez à faire par un pareil temps, dit-elle, et si tard ! Oh ! mais vous n’avez point à craindre de mauvaises rencontres.

— Pourquoi ? demanda-t-il.

— Parce que le monde vous aiment[8].

— On est trop bon pour moi, répondit le jeune homme. Je donne bien moins que je n’ai reçu. Le trésor des connaissances humaines n’appartient-il pas à tous et ne devrait-il pas être également partagé ? Mais vous, Baptistine, c’est vous surtout qui pourriez craindre d’être seule dehors à cette heure.

— C’est vous qui en êtes la cause, monsieur Jean.

— Comment cela ?

— Depuis que je vous connais, moi aussi je voudrais être bonne. Je viens de visiter une malade où j’ai passé la nuit dernière, et, comme elle est mieux, je rentre chez moi.

— Ah ! s’écria Jean, c’est bien cela ! Merci pour elle et pour moi, Baptistine !

Et spontanément, il tendit la main, attendant celle de la jeune fille. La petite main sortit de dessous la cape et resta dans la main de Jean.

— Si j’ai bien fait, dit alors Baptistine d’une voix émue, j’en suis bien récompensée, puisque je vous trouve seul un moment ; j’avais besoin de vous dire…

Elle s’arrêta.

— Quoi ? demanda Jean.

— Oh !… c’est que je n’ose plus… à présent. J’avais pourtant cela sur le cœur… j’aurais tant voulu vous consoler…

— Me consoler ! De quelle peine, ma chère enfant ?

— Est-ce que… vous n’avez pas eu tout dernièrement une grande peine ? Du moins on l’a dit.

— Oui, répondit Jean, pensant à Maximilie… En effet, mais comment sait-on ?…

— Alors c’est vrai ? dit Baptistine.

Et, retirant sa main, elle se mit à pleurer.

Ces pleurs semblèrent étranges au jeune homme ; il soupçonna quelque malentendu, et pressa la jeune fille de questions, afin de savoir si réellement elle connaissait la cause de son chagrin, au sujet de Georges et de sa cousine, ce qu’il ne pouvait croire. Mais une timidité invincible semblait paralyser la voix de Baptistine. Deux fois, elle essaya de parler, et deux fois sa voix s’éteignit dans un sanglot. Inquiet de tant d’émotion, voulant en savoir la cause, Jean réitéra sa prière avec plus d’instance. Baptistine sembla faire un héroïque effort.

— Eh bien ! dit-elle rapidement et toute éperdue, en posant sur son front ses deux mains tremblantes, on dit que vous étiez amoureux de votre cousine et que vous êtes bien malheureux…

Sur ces mots, sa voix s’éteignit dans une sorte de gémissement, et elle voulut fuir ; mais Jean la retint par un mouvement dont lui-même ne fut pas maître, et, la rapprochant de lui et, la regardant avec une expression exaltée, que la déclaration ne comportait point.

— Ce n’est pas vrai, s’écria-t-il, ce n’est pas vrai ! Je n’ai jamais été amoureux de ma cousine.

Baptistine ferma les yeux. À la lueur de la lune, sur son visage entouré des plis du capuchon noir, Jean crut la voir pâlir, et, craignant qu’elle ne se trouvât mal, il passa le bras autour d’elle. Tout à coup il vit les yeux de Baptistine se rouvrir et fut ébloui de rayons. À ce moment, le temps et le lieu disparurent ; s’il faisait jour ou s’il faisait nuit, où il se trouvait, il ne le sut point et ne chercha pas de longtemps à le savoir. Il se rappelait seulement que Baptistine, après lui avoir dit bonsoir d’une voix douce et d’un accent inexprimable, s’était éloignée. Et maintenant il se retrouvait tout enfiévré sur la route, ne sentant de lui-même que son cœur, qui battait très-fort, et sa pensée.

C’était la première fois que Jean subissait l’influence d’un regard de femme. Jusqu’alors il n’avait jamais ressenti près d’elles qu’une douce et chaste fraternité. Mais aussi n’en avait-il guère connu que d’heureuses, et cette âme si noble et si tendre ne devait se donner tout entière sans doute que dans le milieu qui l’attirait le plus fortement, celui des pauvres et des méprisés. Quand il eut repris assez de calme pour considérer la situation, il se trouva doublement heureux. Il aimait Baptistine et il en était aimé. C’était bien. Sa vie se déroulait devant lui, toute conforme à ses principes. Il vivrait pauvre, courageux, utile ; ses frères malheureux n’auraient pas à suspecter sous son luxe une arrière-pensée à l’égard de leur misère, et rien n’entacherait lasincérité de son dévouement et de son amour pour eux. Elle l’aimait ! Ah ! tout le cœur du jeune homme se fondait de reconnaissance ! Combien il la trouvait bonne, confiante, généreuse ! Elle avait deviné combien il serait fier, lui, de cet amour que tant d’autres à sa place auraient dédaigné… ou flétri. Et puis elle venait de lui rendre ce droit de cité parmi les humbles qui lui était cher et que lui avait enlevé la vaniteuse bienfaisance de l’oncle Brafort. Il rentrait avec elle dans sa vraie famille, au vieux foyer nu et vide, mais sacré. Non qu’il regrettât l’instruction qu’il avait reçue ; il en était heureux au contraire pour lui et ses frères, qu’il aurait éclairer et mieux défendre. Il ne regrettait que les différences iniques établies entre les hommes, et, s’élevant non-seulement au-dessus d’elles, mais couvrant d’une mansuétude suprême toutes ces erreurs de l’esprit qui, plus volontaires, seraient des crimes, il embrassait l’humanité tout entière d’un amour plus immense et plus ardent.

Peu de jours après, un matin de janvier, tandis qu’au dehors tombait la neige, que dans l’atelier de Brafort les roues tournaient, les courroies glissaient, les métiers battaient, que tout le monde était à son poste, depuis le maître et ses employés jusqu’au petit ouvrier de huit ans qui noue les fils de ses doigts rougis, dans le cabinet du patron régnait une chaleur douce, ouatée d’un demi-tour mystérieux. Par la fenêtre, en face de la porte matelassée, un soleil trouble essayait bien de jeter quelques rayons au travers des vitres doublées de petits rideaux de mousseline ; mais, devant la seconde fenêtre, les grands rideaux de damas vert étaient soigneusement tirés, et toute cette partie de la pièce, plus sombre, semblait en même temps plus comfortable. Un grand feu brûlait dans la cheminée, mirant ses flammes dans le vernis des meubles et dans l’acier de la caisse. Prés de la cheminée, au fond, sur le divan, dans une attitude pleine de désinvolture, Brafort se tenait près d’une jeune femme, à demi-couchée sur les coussins, et qui y cachait son visage. Sur celui du manufacturier, s’étalait un sourire de faune. Il se leva, se rajusta devant une glace, fit entendre une sorte de toux prolongée qui ressemblait à un ricanement, et se rapprocha de la jeune femme en fixant sur elle un regard lascif.

Ce n’était point cependant un doux abandon que révélait la pose de cette femme ; c’était plutôt un abattement profond, celui de la douleur même, d’une douleur sans voix, sans regard, sans protestation, parce qu’elle est sans espoir. Elle semblait tombée, plus qu’affaissée, tombée comme on l’est au fond d’une honte, au fond d’un abime, inerte, ne se soutenant d’aucun soin, d’aucun effort, et n’ailant point jusqu’à terre, seulement parce que les coussins se trouvaient là. Brafort se rassit près d’elle, jeta sur elle un nouveau sourire, et, la touchant, lui dit :

— Est-ce que tu dors ?

Elle tressaillit, se releva en l’écariant de sa main, et montra son visage. C’était Baptistine. Elle avait les yeux rouges, le regard fixe, et paraissait inconsciente du désordre de son corsage, qui, demi-ouvert, laissait voir une gorge éblouissante de finesse et de blancheur,

— Tu deviens gaie comme un enterrement, reprit-il avec un geste plus que familier.

— Laissez-moi ! laissez-moi ! dit-elle ; je ne veux plus être votre maîtresse, je vous l’ai dit.

— Alors tu veux quitter R…, car tu ne trouveras d’ouvrage nulle part ailleurs, je te le jure.

Elle ne répondit pas d’abord, puis murmura sourdement :

— Cela vaudrait mieux, oui, cela vaudrait mieux, si je pouvais.

— Je te le répéte, s’écria-t-il en colère, si tu as quelque galant, il en apprendra de belles sur ton compte, et, si c’est pour lui que tu m’abandonnes, je te réponds qu’il ne courra pas après toi. Allons, sois gentille ; ne suis-je pas bon pour toi, petite sotte ? Je ne suis vraiment que trop bon ? C’est à toi que je fais donner les meilleures pièces, tu as eu de l’ouvrage pendant la grève. Tu en auras tant que tu voudras.

Il plongea la main dans son gousset, et en tira ure pièce de cinq francs qu’il fit tomber, en lutinant, dans la gorge de Baptistine. Elle la retira vivement, la laissa rouler par terre, et s’empressa, en dépit de lui, de rattacher son corsage. Dans ce débat, deux grandes lettres tracées en coton rouge sur le coin de la chemise, attirèrent les regards de Brafort, J. B. Cela le frappa, car c’était son propre chiffre ; il fit une aimable plaisanterie là-dessus, et demanda :

— Que veut dire ce J ?

— Jeanne-Baptistine, répondit-elle. C’est le nom que m’a donné, en me jetant à l’hospice, la malheureuse qui m’a passé son malheur.

Brafort ne répondit pas. Elle rattacha sa robe, puis son fichu, se leva et marchait vers la porte, quand il cria tout à coup :

— Ton âge, dis-moi ! Quel âge as-tu ?

Elle se retourna, et le vit debout, très-rouge, et les yeux inquiets.

— Vous le savez bien, dit-elle ; j’ai dix-neuf ans.

— La date, la date ? c’est la date juste qu’il me faut !

Elle soupira en prononçant comme avec regret :

— 10 septembre 1829.

Brafort poussa un cri sourd, et tomba sur le divan en voilant son front de ses mains.

Ce cri fut entendu de Baptistine au moment où elle franchissait le seuil, mais ne l’arrêta pas ; car elle n’était point l’amante de cet homme. Il resta seul.

Quelques minutes après, quand Brafort ôla ses mains de son visage, à le voir ainsi marbré, hagard, défiguré, on l’eût cru malade ou fou. Il se leva, inarcha dans son cabinet à pas convulsifs, s’arrêta, poursuivit sa route, chancela, se prit la tête à deux mains ; puis, comme saisi de folie, la frappa contre le mur, et alors, étourdi, glissant par terre, il martela le sol de ses poings en gémissant. Honteux de ce transport et craignant d’être entendu, il se releva, marcha lentement vers le divan, et, au momont de s’y asseoir, tout à coup recula commo devant une vision horrible, et enfin alla tomber, à l’autre bout la pièce, dans un fauteuil.

— Oh ! non, non ! dit-il enfin, non, c’est impossible ! Je ne puis pas être criminel à ce point-là ; non ! Comment done ? moi ! mais je suis un honnête homme, et le ciel ne serait pas juste de m’avoir infligé cet épouvantable…

Tout geignant et sanglotant, la lèvre pendante et les yeux gonflés, il s’agenouilla en s’appuyant sur le bras de son fauteuil, joignit les mains et murmura :

— Mon Dieu ! faites que ce malheur ne soit pas arrivé, mon Dieu !… Je suis un pécheur, je le reconnais ; mais je n’ai point commis de crime ; mon Dieu, faites que cet affreux soupçon ne soit pas une vérité !

Et, tout soufflant et suant, il se remit sur ses pieds, se rassit dans son fauteuil, et crut, comme il l’avait lu dans beaucoup de livres, qu’il se sentait plus calme après avoir prié. Alors il songea qu’il devait faire quelque chose pour l’église et tit vœu de reconstruire l’autel de la Vierge, qui laissait beaucoup à désirer. Ce n’est pas qu’il fût sûr du tout que la Vierge… mon Dieu, non ; mais dans l’embarras on s’en prend à ce qu’on peut.

— Un hasard étrange, se dit-il ensuite, voilà tout ! Combien sont nés pendant ce mois-là.

Cependant ce nom lui revenait comme un battement de marteau dans la cervelle : Jeanne-Baptistine !… Et cette date lui grinçait aux deux oreilles à la fois : 10 septembre 1829. Oui, c’était bien quatre mois et demi après le jour où Atala lui avait dit : Ton enfant vient de s’agiter en moi, Jeanne-Baptistine !

Un instant, les superstitions de sa jeunesse vinrent l’halluciner, et, jetant les yeux sur le divan, il crut y voir glisser une forme hideuse et entendre un rire satanique. S’il n’est pour les incestueux, pour qui donc l’enfer ? Il sentit qu’il devenait fou, prit son chapeau, sortit à grands pas de la fabrique, et se mit à marcher, tête nue, par un froid glacial dans la campagne.

Il savait bien après tout, cet homme, qu’il avait semé dans le monde, au hasard de ses grossiers désirs, plus d’une orpheline ou d’un orphelin. Il savait que la plupart des enfants trouvés deviennent des voleurs ou des bandits ; il savait de reste ce que devient une fille sans père ni mère, et qui ne possède au monde que son travail et sa jeunesse. Il savait et ne savait pas ; car le préjugé a d’étranges ténèbres. De tels maux et de telles misères ne comptaient pas à ses yeux, puisqu’ils faisaient partie, suivant lui, de l’ordre inévitable des choses ; mais que ces faits, si bien préparés pour l’inceste, l’eussent amené, voilà, voilà où était le crime, le malheur, le désespoir, ce qui l’eût rendu pour lui-même le plus méprisable des êtres, et dont le doute seul le poussait presque à devenir fou. Quand il rentra chez lui, l’altération de ses traits effraya sa femme. Il se mit au lit, mais n’eut que des rêves et des cauchemars sans sommeil, presque le délire. Il sentit qu’un tel état ne pouvait se prolonger sans aboutir à une maladie ou pis encore, et résolu de découvrir à tout prix l’enfant d’Atala, prétextant des affaires pressantes, il partit pour Paris le lendemain.

Son premier soin fut de demander à Maxime l’adresse d’un policier capable de filer une piste, non pas à travers les rues, mais, ce qui était plus sérieux, à travers vingt ans. Maxime réfléchit quelque temps, prévint Brafort que cela lui coûterait cher, et donna l’adresse. Puis, désirant savoir de quoi il s’agissait, il questionna son ami, dont l’agitation ne lui avait pas échappé. Ce ne fut pas sans peine que Brafort se décida à le satisfaire ; mais que pouvait-il refuser aux instances de Maxime ? Il en vint donc, après mille réticences inintelligibles et tout suant de honte, à lâcher l’épouvantable confession. Elle n’était pas achevée, que Maxime partait d’un éclat de rire.

— Eh quoi ! mon cher, tu te permettrais de marcher sur les brisées d’Œdipe, roi de Thèbes ? Ce serait antique et royal.

Cramoisi d’indignation, et pour la première fois outré contre Maxime, Brafort se leva :

— Je pensais, dit-il, trouver dans votre pitié quelque appui ; mais vous ne savez que railler mes cruelles angoisses…

Maxime, tout surpris de voir son humble vassal regimber pour la première fois, se hâta de l’apaiser.

— Mon ami, lui dit-il, c’est parce que je suis bien persuadé que ce malheur n’est qu’une chimère de ton imagination que je puis plaisanter ainsi.

Et lui serrant la main, il ajouta d’un ton pénétré :

-Tu calomnies la Providence ; elle ne peut se jouer si cruellement d’un aussi parfait honnête homme que toi.

Brafort ne vit pas le coup d’œil oblique dont ces paroles furent accompagnées, et la gaieté folle qu’il inspirait à son excellent ami ; il fut touché, attendri, et partit, un peu reconforté par ce billet à vue tiré sur la Providence et contre-signé par Maxime.

L’adresse qu’il avait reçue portait : Cabinet d’affaires de monsieur Bâtard, rue Saint-Lazare, n°… Il fut reçu par un monsieur parfaitement mis, de manières froides et polies, dont le nez long supportait des lunettes d’or. Brafort ayant expliqué l’objet de sa demande, monsieur Bâtard froidement inscrivit l’adresse donnée : mademoiselle Atala Varot, rue de l’Estrapade, 25, ouvrière, 1829. Puis, relevant la tête.

— C’est difficile ! Une ouvrière, ça peut disparaître sans que personne s’en aperçoive et ait intérêt à le constater. Cependant… je suis venu à bout de choses plus ardues ; revenez dans huit jours.

— Ma position, monsieur, m’oblige de vous recommander le plus grand secret, dit Brafort.

Monsieur Bâtard se redressa.

— Monsieur, ma maison est une maison de confiance, la maison même de la discrétion, monsieur. J’ai entre les mains les secrets de neuf cents familles des plus honorables de Paris ; je suis le gardien, monsieur, de la sécurité domestique. J’ai sauvé la réputation d’un nombre infini de femmes, de jeunes filles, et l’honneur de bien des maris. J’ai ici plusieurs antichambres, monsieur, et aucune des personnes qui viennent me consulter n’est exposée à de fâcheuses rencontres. Madame votre femme peut-être va vous succéder ici ; elle peut venir me charger, monsieur, de savoir vos faits et gestes, et elle les saura, monsieur, moins la démarche que vous faites en ce moment ; car les secrets que l’on me confie, monsieur, sont les seuls, — je dis les seuls, — qui soient à l’abri de mes révélations ; de même, monsieur, si vous désirez savoir ce que fait madame en votre absence, vous le saurez. Je sers tout le monde, monsieur, et je ne trahis personne ; vous pouvez compter sur moi.

Brafort, épouvanté, salua bas et sortit.

Ces huit jours lui parurent interminables. En vain chercha-t-il à s’étourdir ; s’il y parvenait un instant, le doute qui le torturait revenait tout à coup, plus lancinant, plus cruel, interrompre le sourire commencé sur ses lèvres, arrêter sa parole ou détourner ses yeux de l’objet qui les avait fixés un moment. Honteux de la confidence qu’il avait faite à Maxime et, malgré ses excuses, redoutant sa raillerie, il ne put se décider à retourner chez lui. Les affaires qu’il avait données comme prétexte à son départ n’existaient point ; il n’avait d’autre ressource que la curiosité, le plaisir, et se trouvait incapable de les ressentir. Il erra dans Paris comme une âme en peine. Le théâtre ne put le distraire. Dans cet étalage de mauvaises mœurs, qui fait le fond du répertoire, Brafort trouvait mille allusions à son triste cas. Malgré son respect pour les classiques, il ne mit pas le pied à la tragédie, où l’inceste joue souvent un rôle. Il eût pu retourner à R… mais ne le voulut pas. Ces lieux, « théâtre de son crime, » lui faisaient horreur. Cependant sa solitude dans Paris le laissait livré tout entier à sa cruelle pensée ; elle en vint à l’halluciner. Il se crut regardé avec mépris dans la rue. Lisait-on sa honte sur son front ? Et il marcha sombre, le chapeau enfoncé sur les yeux, jetant autour de lui des regards défiants, arrivant ainsi, en effet, à attirer les regards et de plus en plus troublé. Il marchait à la folie.

Hors de lui, épuisé de tourments et d’insomnie, un soir, dans un café du Palais-Royal, il chercha la force ou l’oubli, dans les liqueurs et se grisa. Puis il sortit, un peu trébuchant. Autour de lui, Paris flamboyait ; les voitures, courant avec leurs lumières, lui semblaient des monstres fantastiques ; l’ivresse, comme un voile sur ses yeux, décomposait les rayons et faisait, pour lui, danser les objets dans un brouillard lumineux. L’air froid lui serrait les tempes ; ses oreilles bourdonnaient, sa pensée s’était endormie, et il chantonnait.

Il traversa la cour du Louvre, suivit le quai et s’engagea sur le pont Neuf. Mais peu à peu le froid le dégrisait et en même temps il se sentait dans les jambes une lassitude extrême ; il s’assit dans un des demi-cercles, sur le banc de pierre, et appuya sur le parapet son front brûlant.

Mais, à mesure que les vapeurs de l’ivresse se dissipaient, le démon intérieur se réveillait, et Brafort sentait de plus en plus profondément sa morsure. Alors il s’attendrit sur lui-même, se dit qu’il était bien malheureux, et se prit à pleurer. Quoi ! se voir frappé d’une telle honte et d’un tel malheur, lui, un homme honorable, considérable ! même, pouvait-on dire, un de ces industriels de qui dépendent la fortune et la prospérité de la France, honoré des fonctions administratives, élu de sa ville, et beau-père d’un grand seigneur ! Lui ! devenu un de ces coupables que poursuivait l’antique Némésis, odieux à lui-même, chargé d’un de ces forfaits épouvantables qui passent en légende pour l’effroi de l’humanité ! Séducteur et amant de sa propre fille !

Il sanglotait et accusait la fatalité comme eût fait un Œdipe ou un Atrée. Car, encore une fois, ce n’était pas d’avoir abandonné son enfant qu’il s’accusait ; ce n’était pas de l’avoir jetée sans appui dans la vie, et vouée d’avance à l’outrage et au déshonneur ; ce n’était pas d’avoir abusé de la misère de jeunes créatures pour les flétrir ; il n’accusait que ce hasard qui avait amené dans ses bras sa propre fille, et c’est ce hasard seul qui faisait de lui un criminel.

Que veut-on ? N’avait-il pas été élevé comme le sont encore les générations actuelles, dans les doctrines de la grâce, du péché originel, des répartitions monarchiques et providentielles, de l’arbitraire à toutes doses ? et il était de ces champs fertiles où la semence ne tombe pas en vain. Tous d’ailleurs, ne gardons-nous pas plus ou moins, le pli de nos impressions premières ? Qui serait tenté de le nier, qu’il contemple le gâchis de ce siècle, fruit superbe de l’éducation antique appliquée au développement des principes nouveaux.

Dans sa douloureuse exaltation, Brafort en arrivait à des imprécations sur le ton d’Oreste, quand il entendit un bruit léger derrière lui. Quelles que fussent ses préoccupations, comme il avait avec la réalité des attaches profondes, il y rentrait toujours facilement. Devenu attentif, il sentit le frôlement d’une main qui se glissait dans sa poche ; il saisit cette main vivement, et, subitement remis par la secousse en possession de toutes ses forces et de toutes ses facultés, il lutte contre le voleur, et le collant contre le parapet, le réduisit à demeurer immobile.

Pendant la lutte, des jurons énergiques échappés à l’agresseur prouvaient qu’il avait compté sur une proie facile.

— Eh ! le b…, pas si ivrogne qu’il a l’air !

Se voyant maitrisé, il garda le silence quelque temps ; puis tout à coup une voix grêle et lamentable, qu’on eût dit une voix de rechange, se fit entendre :

— Eh ! mon bon monsieur, c’est la première fois ! La misère, voyez-vous : j’ai pas mangé depuis deux jours. Donnez-moi un petit sou et lâchez-moi.

À la lumière tremblante du bec de gaz voisin, Brafort considéra son voleur. C’était un garçon petit, rachitique, presque bossu, à qui l’on eût donné pour la taille quatorze ou quinze ans, et dont le visage flétri, rusé, diabolique, en accusait trente. Il était vêtu d’habits sordides et feignait de larmoyer.

Brafort, oubliant sa propre criminalité, assuma l’air austère d’un juge :

— Effronté voleur ! vous ne méritez aucune pitié. N’avez-vous pas de honte de voler au lieu de travailler ?

— Eh ! mon bon m’sieur, je suis pas feigniant, allez ; mais le travail, ça rapporte rien. J’ai trois p’tits enfants !… hin ! hin ! hin !

— Tout ça, ce sont des mensonges ; je vais vous conduire au poste.

— Quéque vous voulez qu’y z’y fasse le poste ? Y n’y peut rien. Pis que j’vous dis que c’est la misère !

— La prison l’apprendra…

— De vrai qu’on s’y instruit ; mais j’aime mieux le grand air tout d’même. Voyons, lâchez-moi.

Et il essaya de se dégager, mais en vain. Alors il redoubla ses supplications, qui finirent par attendrir Brafort.

— Voyons, dis-moi la vérité ; qui est-tu ?

— Je m’appelle Jean-Baptiste.

Brafort eut un mouvement de dégoût en face d’un tel homonyme, et répéta :

— Jean-Baptiste qui ?

— Jean-Baptiste tout court, parbleu ! Mon père était un particulier qui a eu peur de payer des mois de nourrice, et ma mère, la pauvre femme, est déjà vieille, et son métier n’va plus.

— Quel âge as-tu ?

— Bientôt vingt ans ; mais j’ai pas peur de la conscription, moi. J’sis pas assez ben fait pour me faire tuer ; j’reste pour faire des enfants à la patrie.

— Ton état ?

— Dame j’fais un peu de tout à l’occasion. Voulez-vous me donner de l’ouvrage ? T’nez, m’sieur, faites une bonne action. Aidez moi à me retirer de la misère. J’demande pas mieux, allez, que d’être honnête homme. C’est si beau l’honnêteté ! Donnez-moi de l’ouvrage, m’sieur, et le bon Dieu vous bénira !

Brafort était encore sous le coup d’un attendrissement combiné d’ivresse et de chagrin ; il se dit qu’il ne devait pas repousser une telle prière. Ayant donc adressé à son prisonnier un sermon pathétique, sur les avantages de la bonne voie et du droit chemin, il le lâcha à lui donna son adresse, en lui recommandant de venir le trouver le lendemain. Maxime était qu conseil d’administration d’une société de patronage, et peut-être Brafort pourrait-il, par son entremise, retirer du vice le malheureux que la Providence peut-être…

Il songeait ainsi en s’en allant, et heureusement sans tourner la tête, car il eût vu l’espoir de sa charité se livrer derrière lui au pied de nez le plus triomphant que puissent exécuter de concert les bras et les jambes d’un voyou parisien.

Le lendemain était le jour fixé pour les révélations de l’agent d’affaires. Brafort y courut. Le protecteur des familles, toujours solennel, prit en le voyant un petit cahier.

— Voici, monsieur, le résultat de nos recherches : La personne indiquée sous le nom d’Atala Varot, dentelière, qui habitait, en 1829, rue de Lille, se retrouve un an après sur les registres de la Pitié, avec cette mention : Anémie, lait tari, excès de travail.

— Et l’enfant ? demanda Brafort.

— L’enfant ? Il existait un enfant, puisqu’il est question de lait tari ; mais vous n’avez pas parlé de l’enfant, et ceci nécessiterait une autre recherche.

— Je pensais….

— Elle sort, au bout d’un mois, un peu rétablie ; mais nous la retrouvons sur les mêmes registres, trois mois après. Rechute. Maintenant, monsieur, deux ans s’écoulent pendant lesquels nous ne pouvons dire ce que devient Atala Varot. Vous concevez, après tant d’années, qu’il ne s’agit plus de se renseigner chez les concierges ou dans le voisinage, surtout pour une personne de si mince valeur. Nous n’avons donc plus d’autres ressources que les tableaux de recensement. En 1832, le nom d’Atala Varot, sans profession, âgée de vingt-cinq ans, s’y trouve accolé à celui d’un peintre de décors, domicilié rue Vavin. Il s’agit évidemment d’un ménage concubinaire.

— Et l’enfant ? demanda Brafort.

Il n’y a pas d’enfant ou, s’il y en a un, il n’habite pas sous le même toit. Je vous l’ai déjà dit, c’est une recherche à part. Nous passons au second recensement, cinq ans après : Atala Varot, piqueuse de bottines, vingt-sept ans, chez Bonifas Pincras, cordonnier, rue de Vaugirard. Troisième recensement : Atala Varot, vingt-neuf ans, balayeuse de rues, partageant le domicile de Samuel Crammer, balayeur. Quatrième recensement : Atala Varot, trente ans, maison de toléance, n°…, boulevard de la Villette.

— Trente ans ! s’écria Brafort, ce n’est pas cela ; elle doit en avoir plus de quarante.

— Ne faites pas attention à cela, monsieur ; c’est un fait général qu’à chaque recensement, de cinq en cinq ans, les femmes n’ont vieilli que de deux années ; — tout au plus, quand elles n’ont pas rajeuni. — Voilà, et maintenant nous nous sommes assurés de l’existence de la personne en question à la dernière adresse indiquée. Vous pouvez la voir, si vous le désirez, dès ce soir.

— Une maison de tolérance ! exclama Brafort.

— Je vous aurais dit cela d’avance, monsieur, si vous m’aviez précisé le caractère, l’âge, les moyens de la personne. Cette expérience nous guide beaucoup dans nos recherches. Il n’y a qu’un certain nombre de voies ouvertes à la femme hors mariage. Si elle a du talent, joint à de l’habileté, c’est la fortune et une belle retraite pour la vieillesse. Le talent sans prudence conduit à fortune d’abord, à l’hôpital ensuite. Sans talent, mais avec de l’habileté, fortune sûre, provenant le plus souvent d’héritage capté. Enfin, pour les femmes comme celle-ci, les plus nombreuses, qui n’ont que la jeunesse et peu de ressources dans l’esprit, les péripéties de l’existe ce ne diffèrent que par le nom de leurs associés. Cela descend infailliblement, avec Page, du fils de famille ou du jeune commis, au balayeur ou au chiffonnier, jusqu’à la maison numérotée. Voici, monsieur, votre note. Je suis toujours à votre disposition. Désirez-vous qu’un de mes agents vous accompagne ce soir boulevard de la Villette ?

Brafort accepta l’offre, paya la somme ronde qui lui était demandée, et sortit. Il se sentait la tête malade et le cœur brouillé, sans savoir trop pourquoi. Il revoyait dans son souvenir cette Atala, autrefois si bonne et si belle, et ne pouvait sans doute s’empêcher de la plaindre, si méprisable qu’elle fût, ce qui prouve combien il était bon.

De retour à son hôtel, il reçut la visite de son voleur de la veille, qui, soumis et repentant, écouta d’un air pénétré de nouvelles admonestations, manifesta la plus grande joie de pouvoir espérer un asile et du travail, et toucha profondément le cœur de Brafort par la vivacité de sa reconnaissance et les dispositions excellentes qu’il manifesta. Pendant cette conversation et au beau milieu d’une période, un grattement se fit entendre à la porte.

— Entrez, dit Brafort après avoir achevé sa phrase.

Mais la porte ne s’ouvrit pas et rien plus ne bougea.

— C’est rien, dit avec assurance le jeune drôle, c’est seulement qu’on a marché là haut.

Bientôt après, Brafort le congédia, en lui donnant rendez-vous à trois jours de là, et en lui remettant un peu d’argent et force nouvelles exhortations. Le jeune homme s’essuya les yeux, baisa les mains de Brafort et laissa celui-ci fort touché.

— Il n’est vraiment pas si difficile de ramener au bien ces malheureux, se disait le digne manufacturier ; il pensait aussi tout bas qu’apparemment, sans s’en douter jusque-là, il avait une éloquence de missionnaire.

Puis il retomba dans l’idée qui l’absorbait, et la fièvre le prit dans l’attente de l’arrêt qu’il devait entendre le soir même. À l’heure convenue, l’agent vint le prendre ; ils montèrent dans une voiture et se dirigèrent vers la Villette. Chemin faisant, un malaise saisit Brafort à l’idée de se faire reconnaître d’une maîtresse abandonnée, d’une pareille créature, mère d’un enfant à lui, et il lui vint des sentiments de prudence que son anxiété l’avait empêché jusque-là de concevoir. Il pria donc l’agent de ne révéler ni son nom ni son adresse, et de lui montrer simplement Atala Varot, sans donner à penser à cette femme qu’elle fût l’objet d’une recherche préméditée. Ils descendirent aux abords de la maison, renvoyèrent le cocher et se promenèrent sur les trottoirs. Çà et là quelques malheureuses allaient et venaient, effrontées et provocantes ; l’agent les regardait sous le nez et passait. Plus loin, sous les arbres du boulevard, une femme vint de leur côté, jupe relevée, la jambe tendue, et les frôla du coude en riant ; rire plein de notes fausses toutefois, et, sous cette attitude, un affaissement qui se trahissait par l’effort.

— C’est elle ! murmura l’agent à l’oreille de Brafort, et il s’éloigna.

Voyant s’arrêter l’homme qui restait seul, la malheureuse vint se pendre à son bras.

Après quelques propos, elle voulut l’entraîner à la maison ; mais Brafort prétexta le besoin de prendre l’air quelque temps encore, et comme ce soir-là, par la douceur de sa température, était de ceux qui font penser au printemps, il la fit asseoir sur un banc, près d’un réverbère. Il la regardait en cherchant dans ses souvenirs, et la retrouvait peu à peu comme on retrouve un palais dans une ruine. Elle était affreusement peinte ; ses beaux cheveux d’autrefois, si blonds, étaient noirs, hélas ! maintenant, d’un noir rougi. C’étaient encore les mêmes traits, mais dépourvus de ce qui leur donnait tant de charme. La douce flamme de cet œil bleu, qui l’avait soufflée ? Cette bouche, autrefois si tendre et si vraie, qui lui avait imprimé ce pli d’amertume et de fausseté ? Pureté, douceur, tendresse, tous ces rayonnements avaient disparu. Cette créature, autrefois animée du feu que les hommes appellent divin ou sacré, joie, beauté, chaleur, force, parfum, véritable vie des mondes, n’était plus qu’une chair. Qui avait commis ce meurtre des meurtres, qui avait tué cette âme ?

Et cependant, quand Brafort fit à cette femme des questions directes sur elle-même, elle parut agitée et le regarda fixement. Embarrassé de son rôle vis-a-vis d’elle et ne sachant plus quel prétexte donner à ses questions, Brafort, inspire par la conversion qu’il se flattait d’avoir faite le matin même, se posa en moraliste et en philanthrope. Représentant à cette femme l’infamie de sa condition, il l’engagea vivement à en sortir, lui offrit de l’aider à entrer dans un couvent, et demanda en échange sa confiance et son histoire. Un ricanement s’échappa des lèvres flétries de la prostituée.

— Vous croyez que c’est par goût que j’ai pris ce métier là ? C’est une idée. Et bien sûr vous en êtes tout indigné, vous ? Pas vrai ?

Elle eut en disant ce vous un accent qui troubla Brafort. Il reprit :

— Vous avez été mère, peut-être ?

— Tu crois ? répondit-elle avec un strident éclat de rire.

Il eut peur sans savoir pourquoi, car enfin nul ne pouvait rien lui dire. Aux côtés de cette femme, il était dans son droit d’homme à qui la loi ne reproche rien. Mais, comme il lui fallait à tout prix arracher le secret terrible qu’il était venu chercher là, il poursuivit : Dites-moi la vérité ; je veux vous venir en aide. Tu me fais perdre mon temps, qui n’est pas à moi.

Brafort tira dix francs de sa poche, les mit entre les mains de la prostituée, et dit :

— Je vous en promets dix autres, si vous répondez franchement à mes questions.

Elle sourit de nouveau d’une manière étrange.

— Que voulez-vous savoir ?

— Votre vie… afin de vous décider, si je puis, à racheter vos désordres.

— Seriez-vous devenu prêtre ? Eh bien ! interrogez-moi.

— Comment êtes-vous arrivée ?… Je vous ai déjà demandé si vous aviez été mère ?

— Oui.

— Ah !… Combien d’enfants ?

— Un seul,

— Un ! cria-t-il, un ! Garçon ou fille ?

Et il attendit, la gorge serrée.

— Un garçon, dit-elle.

Un cri que la prudence comprima rendit un son rauque dans la poitrine de Brafort. Il faillit suffoquer. La montagne qui l’étouffait s’enleva comme par enchantement, et il se trouva si léger qu’il se crut lancé dans le vide et que la tête lui tourna. Atala le regardait fixement. Au bout d’un instant, un peu remis, Brafort éprouva le besoin de s’assurer plus positivement qu’il était bien délivré de l’horrible cauchemar qui le torturait depuis dix jours.

— Ainsi vous avez un fils ? de quel âge ?

— Dix-neuf ans passés, du mois de septembre 1829, un bel enfant de naissance, mais vous êtes venu bien tard pour l’élever.

Et d’un brusque mouvement, elle enleva le chapeau que Brafort tenait enfoncé sur ses yeux, et le regardant, tout effaré qu’il était de ce geste et de ces paroles, elle dit en ricanant :

— Vous avez joliment changé ; mais pourtant je vous remets bien, allez, et tout de suite j’ai reconnu votre voix.

Il voulut nier et, dans son trouble, ne songeant qu’à fuir, il essaya de reprendre son chapeau. Mais elle refusa de le lui rendre, et, de peur d’esclandre, il attendit. D’ailleurs il était si bouleversé par toutes ces secousses qu’il sentait ses jambes fléchir ; il se rassit.

— Et vous aussi, dit-elle, vous m’avez donc reconnue ? Ah !… Il y a longtemps… et, pendant tout ce temps, je vous ai maudit, tenez ; oni, c’est vous, le plus de tous, qui avez été mon bourreau !

Il se taisait. Elle reprit :

— Oui, je vous aimais. Pourquoi ça ? Je n’en sais plus rien ; mais enfin je vous aimais. Et vous m’avez si brutalement laissée là, enceinte… l’enfant et moi. Je n’avais jamais été méchante ; eh bien, vous m’avez mis la haine dans le cœur. Oui, j’ai bien souffert. Ah ! que j’ai pleuré ! J’avais comme du vitriol dans le sein. Mon fils était beau pourtant, le pauvret ; il ne demandait qu’à vivre ; il était assez fort, mais il criait toujours. C’est qu’il était nerveux, me dit le médecin, et il dit aussi que c’était parce que j’avais eu trop de chagrin. Alors l’enfant a toujours été vif et colère comme ça, mais…

Brafort fit un mouvement ; elle le saisit par la manche, et sa maigre main sembla de fer.

— Eh bien ! vous vous êtes donc souvenu de nous apparemment ; vous êtes venu le chercher ? ou bien est-ce par hasard ?… Mais vous seriez trop sans cœur, si, maintenant que vous savez où il est, vous refusiez de l’aider un peu, le pauvre enfant. Il n’a que moi, et je suis bien lasse ! Moi, j’ai tant eu de mal ! ah !… Et lui donc !… vous ne le trouverez peut-être pas bien grand ni bien fort, mais… ce n’est pas sa faute ni la mienne. On ! il a été bien baisé, bien choyé, bien dorlotté… mais pendant six mois seulement. Après… il a fallu le mettre aux Enfants-Assistés, puisque je ne pouvais plus… Je l’ai repris, je le voulais garder, moi ; mais les hommes… ils veulent bien faire des enfants ; mais les élever, non-pas. Aussi, pour avoir la paix, il a m’a fallu le placer, le pauvre petit !… Oh ! les cœurs durs, voyez-vous, il y en a tant ! Il a été traité durement, battu… jamais on ne pourrait croire comme on rend les enfants martyrs en ce monde !… Il était bon autrefois… On l’a fait devenir méchant, — méchant, c’est trop dire ; je sais qu’il n’est pas méchant, moi qui le connais bien… Je vous jure au contraire que c’est un bon enfant, un peu rude seulement et diable… mais c’est qu’il a tant d’esprit. Et puis, malgré tout, il m’aime, et quelquefois il m’embrasse d’un cœur… Tenez, si vous voulez rendre le petit heureux, je vous pardonnerai tout… je vous aimerai !… Oh ! de loin, soyez tranquille ! Je sais… Le temps d’autrefois est mort, pour moi comme pour vous. Je ne demande rien, que de voir l’enfant quelquefois… et quand même vous exigeriez…

Elle se mit à se tordre les bras et à crier. Sous le déchirement de sa passion maternelle, sa figure, inerte et flétrie l’instant d’avant, était devenue tragique, empreinte d’une sombre grandeur. De ses yeux rougis, qu’on eût dits prêts à verser des pleurs de sang, s’épanchèrent des larmes corrosives, qui glissèrent lentement le long de ses joues plâtrées et vermillonnées en les sillonnant de raies étranges.

Si Brafort n’eût été travaillé en sens divers par ses impressions, il eût pu nommer attendrissement les tiraillements nerveux que lui faisaient éprouver la voix et les paroles d’Atala ; mais il ne pouvait s’empêcher de ressentir, au point de vue de sa considération, un grand malaise de telles accointances et de telle paternité ; d’autre part, et par dessus tout, il ressentait la joie d’être délivré de son crime. Cependant il sentit la nécessité de prendre un parti prudent en cette détestable affaire.

Écoutez, dit-il à Atala, vous savez que, pour rien au monde, je ne consentirai à me compromettre pour d’anciennes folies de jeunesse que tous les honnêtes gens répudient. Je ne vous dois rien légalement, ni à vous ni à votre fils ; vous ne pouvez absolument rien exiger de moi. Cependant je consens à m’occuper, par intermédiaire, du sort de ce garçon, s’il veut travailler, être sage, rangé, et se rendre digne de ma sollicitude ; mais à une condition expresse, c’est qu’il ne saura point que je suis son père. Si vous commettez cette indiscrétion, je lui retire immédiatement tout appui, car j’ai une famille et ne puis permettre, à aucun prix, qu’on y porte le trouble et l’inquiétude. Ce sont là des choses sacrées… que vous ne pouvez comprendre, mais que vous devez respecter.

Ayant dit ces paroles d’un ton solennel et pénétré, Brafort, se leva, se redressa, souffla longuement, et se sentit de nouveau content de lui-même, sûr de sa voie, le même Brafort enfin qu’auparavant. Débarrassé du poids énorme qui menaçait de l’entraîner dans la foule ignoble des criminels et des maudits de ce monde, il reprenait sa place au premier rang avec l’empressement d’un liège qui revient sur l’eau. La fatalité, en le respectant avait fait son devoir, et il rentrait dans s la vie qui lui était propre, celle d’un homme posé, considéré, rectiligne, fait pour donner des leçons et n’en pouvant recevoir, juge et non accusé ; d’un homme si imprégné de la sagesse de ce monde, qu’il en suivait naturellement les lois, et que sa conviction et sa conscience étaient identiques. Et l’on conviendra qu’un tel homme, en parlant à cette prostituée, en promettant des bontés au fils de cette créature, faisait là un de ces actes rares et touchants de condescendance qui siéent aux hommes supérieurs. Il le sentait bien et son ton le disait parfaitement, lorsqu’il ajouta en tirant son portefeuille :

— Donnez-moi l’adresse de ce garçon.

Atala le regarda, comme si elle ne comprenait point, et lorsqu’il répéta : son adresse ? elle répondit :

— Il n’en a pas !

— Il n’en a pas ! s’écria Brafort, mais alors… c’est donc un vagabond ? un vaurien ?

Il remit son portefeuille dans sa poche avec un grand geste d’indignation et fit un pas…

Mais Atala se précipita vers lui, les mains jointes.

— Ne l’abandonnez pas ! Oh ! ne l’abandonnez pas ! Ce n’est pas ma faute !… ni la sienne !… Il a été si malheureux !…

— Donnez-moi votre adresse, vous, je vous l’enverrai.

— Jamais ! s’écria le commerçant avec dignité. Jamais ni vous ni lui ne pouvez avoir mon adresse. Je sais trop ce que je dois… J’ai la vôtre… cela suffit.

Et, comme elle cherchait à le retenir, il lui échappa et se mit à courir vers une station de voitures de place qui se trouvait à quelque cent pas. Elle courut après lui l’appelant avec des exclamations entrecoupées, et gagnant. sur lui ; car le digne manufacturier, gêné par son ventre, courait fort mal. Ils arrivèrent ainsi presque en même temps à la station, Mais, au moment où Brafort se jetait sur le premier fiacre en regardant derrière lui, Atala se tapit derrière une colonne, le laissa monter, prit le numéro de la voiture, monta dans une autre et le suivit jusqu’à son hôtel.

Brafort arrivait assez effaré chez lui. Un autre saisissement l’y attendait. Sa malle se trouvait au milieu. de la chambre, des vêtements traînaient sur le parquet. Au premier coup d’œil, l’idée d’un vol le saisit. Il voulut ouvrir sa malle, elle était forcée ; deux mille francs avaient disparus.

Peut-être, à la suite de tant d’autres émotions, un vol, de même importance relative, eût-il laissé un pauvre insensible ; mais chaque faculté a des instincts de conservation en rapport avec sa puissance active. Brafort fut bouleversé : il cria, mit l’hôtel sens dessus dessous. Les garçons interrogés déclarèrent qu’il n’était venu personne, excepté l’un de ces jeunes gens que monsieur avait reçus le matin. Ce jeune homme avait la clef de monsieur et venait chercher ses gants. Des dénégations. de Brafort et des affirmations des gens de l’hôtel, il résulta que le jeune drôle en voie de conversion, reçu le matin par Brafort, était monté, en compagnie d’un camarade que Brafort n’avait pas vu, et qui sans doute, pendant la conversation à l’intérieur de la chambre, avait pris l’empreinte de la serrure ; que le soir, le même drôle, dix minutes après la sortie de Brafort, était arrivé dans l’hôtel en courant, tenant à la main une clef en tout point semblable à celle que Brafort avait emportée, et avait monté quatre à quatre l’escalier, en disant que monsieur avait oublié ses gants. Il avait bien un peu tardé à descendre, mais pas assez toutefois pour éveiller les soupçons.

Brafort courut chez le commissaire. Au regret d’avoir perdu son argent, se joignit un vif dépit d’avoir été joué par ce drôle et d’avoir si mal placé ses bienfaits et son éloquence. Chemin faisant, avec cette promptitude de généralisation qui constitue la logique de beaucoup d’esprit, il se promit de ne plus croire désormais au repentir d’aucun coupable ni à la moralité d’aucun pauvre. Au bureau de police, il donna signalement du malfaiteur avec la plus grande précision, induisit, supposa, enfin instruisit l’affaire avec le zèle et l’habileté que déploirait un magistrat dans sa propre cause.

Cette aventure l’obligeait de rester quelques jours de plus à Paris ; mais il avait le cœur si léger désormais qu’il ne fût pas fâché de s’amuser un peu avant de reprendre sa tâche ordinaire. Il alla voir Maxime, lui dit en riant que la fille se trouvait changée en garçon, visita quelques connaissances bien posées et quelques objets curieux, et passa les nuits au spectacle et au bal de l’Opéra. Il s’était fait prêter de l’argent par Maxime, et réservait sur ses plaisirs cinq cents francs qu’il voulait déposer, la veille de son départ, entre les mains de monsieur Bâtard, l’agent d’affaires, à l’intention du fils d’Atala et pour l’aider à se faire un sort.

Un matin il reçut avis que son voleur était pris, et l’invitation de passer au parquet à telle heure pour la confrontation. Il en fut tout réjoui ; ses indications et ses promesses avaient réussi, car il avait déposé cent francs de prime pour l’agent qui opérerait cette capture, et il avait presque regretté à cette occasion de ne pouvoir réendosser les buffleteries ; car maintenant qu’il se savait, sans aucun doute possible, un honnête homme, il reprenait contre le crime et les criminels, — gibier de masse profondément étranger à l’espèce des honnêtes gens, — toute son indépendance et toute son ardeur.

Brafort était au parquet à l’heure indiquée, et dès qu’il vit le jeune drôle qui, les mains enchaînées, baissait la tête, il s’écria : C’est lui ! En vain le malfaiteur voulut nier ; que pouvaient ses dénégations contre la parole d’un homme d’honneur, d’un homme tel que monsieur Brafort, grand manufacturier, maire de R…, chevalier de la Légion d’honneur ? Les dépositions des deux garçons de l’hôtel achevèrent d’établir de façon surabondante la culpabilité du jeune malfaiteur, et l’un des agents qui le gardaient dit à Brafort d’un air aimable :

Allez, son affaire est sûre ; lui en voilà pour quinze bonnes années !

Le prisonnier entendit ces mots, jeta sur Brafort un regard louche, et secoua ses menottes avec désespoir.

— Jeune homme, lui dit Brafort, je vous avais offert le moyen de mener une vie honnête par le travail. Vous ne l’avez pas voulu ; vous avez indignement abusé de la bonté et de la confiance d’un honnête homme. Vous serez puni, et vous l’avez mérité !

En méditant sur cette perversité, il revint chez lui. Une femme voilée l’attendait au seuil de l’hôtel. Elle s’approcha. C’était Atala.

— Il faut que je vous parle, dit-elle, absolument.

— Retirez-vous, imprudente ! répondit-il sourdement, ou je vais de ce pas à la police.

— Mon fils, votre fils est en prison, reprit Atala. Deux mots seulement, je vous en supplie. C’est dans cet hôtel…

Brafort se sentit frappé d’un grand coup ; saisi de stupeur, il fit monter Atala dans sa chambre, et là, tout blême, il demanda :

— Comment s’appelle votre fils ?

— Comme vous, répondit-elle, Jean-Baptiste. Ô mon pauvre enfant !

Brafort tomba sur son siège et frappa la tête de ses mains !

— Oh ! s’écria-t-il… un voleur !…

— Que voulez-vous ? dit-elle ; rien en ce monde pour lui, tout aux autres ! Le pauvre enfant, il a tant souffert ! Moi, je n’ai jamais volé ; mais, en le voyant manquer, j’avais des rages pourtant, et je me disais : Ceux qui ont tout à eux seuls, et qui rient, dansent et jouissent en face de nos misères, ne sont-ce pas eux, les voleurs ? Malgré tout, ma main se retirait d’elle-même des choses qui étaient à d’autres. C’est que mon père et ma mère m’avaient élevée honnêtement, tandis que lui je n’ai jamais pu l’embrasser qu’à la dérobée, et il a eu tant del mal ! il a été si aigri, si malheureux !… Oh ! dites-moi si vous pourriez le sauver !

— C’est impossible !

— Impossible ! Non, cela ne peut pas être impossible. Il est si jeune ! Il n’a pas vingt ans ! Il faut parler aux juges. Songez donc on pourrait le condamner à dix ans, quinze ans de travaux forcés, lui prendre toute sa jeunesse. Là, sans liberté, sans air, presque sans lumière, et durement traité, lui qui aime tant à courir… où il veut. Mon Dieu ! il n’a que la liberté : ce serait infâme pourtant de la lui prendre ! Oh ! je vous en prie, je mourrais sans le revoir ! C’est mon fils. J’irais bien le réclamer, moi… mais… hélas ! ils me jetteraient dehors avec mépris. Si bas qu’il soit, je lui ferais encore tort ! tandis que vous… vous pourriez le protéger, le sauver ! Comment ne le voudriez-vous pas ? car enfin vous êtes son père !

Brafort se leva.

— Êtes-vous folle ? Pensez-vous que j’irai me déshonorer en avouant un pareil fils ! Moi ! non, non ! J’en rougis de honte, et je le renie. Ce misérable n’est pas mon fils !

— Il l’est, je vous le jure, il l’est ! Voyez son âge… Vous savez bien… vous ne pouvez pas en douter. C’est votre devoir de le sauver.

Elle se traînait à genoux.

— Malheureuse ! vous ignorez… Tenez, c’est cette malle qu’il a brisée. Il eût été capable de m’assassiner. Arrière ! vous et lui, vous n’êtes que la lie de la société. Laissez-moi, j’ai horreur de vous !

— Ah ! c’est toi qu’il a volé : tant mieux ! tant mieux ! Tu lui devais assez pour cela… Bon ! le petit n’est point voleur ! Ah ! vraiment !… Eh bien ! quand même il t’aurait assassiné. Qu’est-ce que tu as fait ! toi ? Ne lui as-tu pas donné la vie ? N’est-ce pas bien pis ? La vie pour souffrir ; pour être méprisé, pauvre, misérable, affamé, battu ; pour grelotter dans l’ombre et le froid, à côté du soleil des autres, pour n’avoir dans le cœur plus rien que du fiel ! Oh ! assassiner est plus honnête. Ah ! nous te faisons horreur à toi ! À qui la faute ? Ne m’avais-tu pas promis le bonheur, l’amour ; et puis qu’as-tu fait ? Tu m’as jetée dans la boue. Eh bien ! le petit t’aurait tué, qu’il aurait bien fait ; tous les pères tels que toi devraient être voles et assassinés par les malheureux qu’ils ont mis au monde !

Elle s’était relevée, et, furieuse, épouvantable, elle marchait sur lui, forte de sa haine. Elle était comme l’animal acculé dans sa tanière et qui, fort ou faible, n’a plus autre chose à faire que mordre et déchirer. Que pouvait craindre une pareille femme, tombée au dernier degré de l’abaissement et du malheur ? quelle punition pouvait la frapper ? quel bien restait-il à lui ravir ?

Brafort le sentit ; il eut peur. Appeler, c’était se déshonorer lui-même. Il se fit d’une chaise un bouclier, recula jusqu’à la porte, l’ouvrit, la referma, s’enfuit, et erra dans Paris toute la journée. Il avait signé sa déposition au greffe et annoncé son départ. Le soir, il rentra furtivement à l’hôtel, fit sa malle en toute hâte, et se fit conduire à la gare du Nord, où il prit l’express pour Lille.

Il ne respira qu’en rase campagne. Brrrr ! quels dangers ! Quelle folie à lui d’avoir, sur de ridicules soupçons, remué cette vase infecte, où sa considération pouvait s’engloutir.

Au milieu de ces pensées, il éprouvait un sentiment âcre et pénible à songer que dans cette vase, dans cette lie sociale, comme il disait, s’agitait un être qui avait en lui son principe et ses attaches. Bah !… si l’on voulait chercher. Nous sommes tous, comme on dit, fils d’Adam. Mais ce qui sépare les hommes et fait la race véritable, se dit-il en se rassurant, c’est la conduite, la moralité, les principes !

Il en conclut qu’il se devait à lui-même, à la morale et à sa famille, de n’avoir aucun rapport désormais avec cette ignoble femme et avec son fils. Tout au plus pourrait-il le faire recommander au directeur de la maison pénitentiaire où il serait enfermé. Après tout, ce drôle serait là logé, nourri, vêtu ; c’était un asile. Quant à la prostituée, un homme d’honneur pouvait-il salir sa pensée de la préoccupation d’une telle créature ?

Ces sages réflexions faites, Brafort se sentit plus tranquille. À mesure qu’il approchait de Lille, il se sentait rentrer en possession de son véritable état d’homme important, respectable et considéré, et, malgré de si tristes aventures, il revenait débarrassé d’un grand poids. En même temps, grâce à l’épouvante qu’il avait eue, il se sentait désormais de la répugnance pour Baptistine. En revoyant ses pénates, il se dit avec attendrissement que le bonheur pur et vrai ne résidait point ailleurs que dans la famille. Malheureusement il retrouva Eugénie plus triste et plus acariâtre que jamais. Le départ de sa fille ôtait désormais toute consolation et tout objet à cette vie monotone et vide. Maximilie au moins était-elle heureuse ? De loin en loin, ses parents recevaient d’elle une lettre courte et contrainte. Toutefois cette lettre était signée baronne de Labroie, et cela les réconfortait beaucoup.



VII

CATASTROPHE DE FÉVRIER.

Une grande joie, nous l’avons dit, avait été donnée à Brafort. Il était maire de R… C’était un surcroît de travail, mais si doux ! Un amant qui soutient entre ses bras une femme adorée se plaint-il d’en sentir le poids ? Brafort pouvait-il maudire des paperasses qui reproduisaient incessamment ces mots délicieux et solennels « Nous, maire de R…, signé Brafort. » Et puis, comme dans toute fonction d’ordre supérieur, n’y avait-il pas là un homme entendu, patient, obscur et utile, pour épargner à son chef le plus gros de la besogne ? Le secrétaire de la mairie avait presque toutes les charges, et Brafort seul jouissait des honneurs et des plaisirs de l’emploi. Il présidait, et avec quelle dignité ! — le conseil municipal ; constatait les contraventions, sermonnait les délinquants, rendait des arrêtés obligatoires pour les habitants de la ville, qu’il n’était pas éloigné de considérer comme ses sujets, surveillait les débiteurs, protégeait les mœurs, maintenait l’ordre, recevait les rapports du garde champêtre et du commissaire de police, donnait des dîners officiels… et traitait avec le préfet comme font entre eux gens de même race, comme un duc régnant vis-à-vis d’un empereur.

Est-il nécessaire d’ajouter que la politique du règne avait un soutien dévoué dans Brafort ? Monsieur Guizot était son Dieu. Cette solennité dans la petitesse, cet orgueil dans la vanité, cette audace de front sur cette faiblesse d’âme, et ce pédantisme dans la corruption, chatouillaient son âme. Toute cette draperie l’éblouissait. Il tâchait de se rendre digne de servir sous les ordres de ce grand homme, et se montrait, à son imitation, aussi rogue envers du troupeau des administrés que servile à l’égard des hauts fonctionnaires chargés tondre et de le conduire. L’agitation des banquets. dont Lille en particulier fut le théâtre lui semblait un crime contre la majesté royale et l’ordre social, et il affectait de la mépriser, bien qu’elle l’irritât profondément. Brafort était d’ailleurs persuadé du triomphe de l’ordre sur les passions aveugles et ennemies, et s’associait de cœur à tous les votes de la majorité contre l’opposition.

Mais, dans ces débats ardents qui enfiévraient le pays, force était à Brafort de chercher des interlocuteurs en dehors de sa famille. Les différences ridicules d’opinions qui existaient entre lui et son neveu, et qui déjà plusieurs fois s’étaient accusées par des discussions violentes, avaient fait prendre à Jean la résolution de garder le silence devant son oncle sur tous les points importants ; et leurs conversations n’étaient plus que ce simple échange de paroles qu’exigent au même foyer les relations matérielles. Brafort s’en plaignait ; il avait rêvé naturellement de trouver en son neveu un reflet de lui-même, un auditeur complaisant qui pût lui fournir la réplique et l’approuver, ou du moins ne controverser que juste assez pour alimenter la causerie ; aussi le mutisme de Jean et ses opinions, qui en étaient cause, étaient-ils, aux yeux de l’oncle, une preuve amère de l’ingratitude de son neveu. Il en souffrait. La solitude morale que produit infailliblement. l’égoïsme est en effet une des plus grandes tortures de l’homme. Cette réplique qui lui manquait, Brafort allait parfois jusqu’à la demander à Eugénie. C’était contrevenir à la loi sacrée qui défend aux femmes de s’occuper de politique ; mais quel homme est toujours parfaitement conséquent avec lui-même ? Et puis l’infraction n’avait pas de conséquences graves : Eugénie, en pareil cas, ne répondant que par des locutions d’une indifférence glaçante ou par des bâillements décisifs. Brafort s’emportait alors contre la frivolité des femmes, en y joignant des imprécations contre la présomption des jeunes gens. Il vivait peu chez lui et donnait souvent à dîner.

Celui pourtant qui souffrait le plus de cette réserve, c’était Jean. Ce n’était point une de ces natures qui se délectent dans leur fierté et se nourrissent volontiers de joies solitaires. À côté de la recherche intime et ardente du vrai, et correspondant à elle, un besoin d’expansion, plus ardent encore, existait en lui ; la joie d’acquérir n’existait pour lui qu’inséparable du bonheur de donner. Mais, ces susceptibilités étant aussi vives que ses sentiments étaient profonds, il redoutait des luttes inutiles, où, sans être même entendues, ses croyances les plus chères seraient insultées. Puis maintenant sa rêverie avait pris une forme vivante, unique, avec laquelle, dans le secret de son cœur, il s’entretenait délicieusement. C’était l’image de Baptistine.

Depuis leur rencontre fortuite dans les rues de R… ils ne s’étaient vus, comme à l’ordinaire, qu’à la classe du soir, où forcément leurs rapports étaient restés les mêmes. Les mêmes extérieurement, mais pour eux quelle différence ! Ces actes habituels, ces mots insignifiants recouvraient chaque soir un poëme d’émotions intimes ; lorsqu’ils s’adressaient la parole, c’était avec des inflexions dont seuls ils percevaient la tendresse ; leurs mains parfois s’effleuraient… par hasard, et ils gardaient un long silence plein de trouble, pendant lequel ils entendaient battre leurs cœurs. Une communication constante s’était établie entre eux par l’électricité du regard, et, si peu que cela eût été pour d’autres, pour eux ce bonheur de se voir, de s’entendre, de s’effleurer chaque soir quand le maître se penchait sur le cahier de l’élève ; ce bonheur leur suffisait au point de leur sembler presque foudroyant, et ils auraient eu presque peur d’en obtenir davantage.

Quelquefois cependant Jean ralentit le pas ou allongea son chemin dans l’espoir de rencontrer une seconde fois Baptistine ; mais la pensée de cette rencontre lui causait tant d’émotion, qu’aussi longtemps qu’il en gardait l’espérance, il la redoutait, et n’éprouvait de regret qu’après un certain soulagement. Ensuite, il est vrai, il se disait avec amertume que Baptistine évidemment ne cherchait pas à le voir ; qu’elle l’évitait même, que peut-être elle ne l’aimait pas, qu’il s’était trompé ; il se livrait à l’inquiétude, à l’angoisse ; mais le lendemain, quand le regard de la jeune fille rencontrait le sien et se baissait, mais seulement après lui avoir versé l’amour, la certitude même, dans un rayon de lumière, il se sentait embrasé de foi, de bonheur, et ne doutait plus.

Oui, Baptistine l’aimait ; mais alors pourquoi était-elle si triste ? Car un accablement évident luttait en elle avec les joies de l’amour. On eût dit une fleur battue d’un vent âpre à l’heure où elle va s’épanouir. Pourquoi cette tristesse ? Jean eût voulu le savoir ; mais ce n’était pas dans la classe qu’il pouvait s’en expliquer avec Baptistine, et, quant à l’aller trouver chez elle, dans l’humble réduit qu’elle habitait au milieu de vingt autres logements à peine séparés par des cloisons, sorte. d’alvéole dans une ruche, c’eût été vouloir éveiller contre elle tout un essaim de propos ; c’eût été lui manquer de respect et la compromettre, et l’amour et la timidité s’unissaient victorieusement pour interdire à Jean une pareille démarche.

Il laissait donc les jours s’écouler. À côté de ces émotions, d’autres l’agitaient encore puissamment. Les débats de la chambre le passionnaient comme son oncle, mais en sens inverse. Ces révélations accumulées d’une corruption des consciences érigée en système de gouvernement, les récriminations, les protestations, les menaces, tout cela retentissait en lui sans aucune atténuation et déchaînait toutes ses énergies. Il n’en constatait pas moins l’oubli, à ces surfaces qui se disent les hauteurs de la pensée, des droits, des intérêts, de l’existence même des masse populaires, et de la morale la plus simple et la plus profonde, celle des rapports de justice et d’égalité entre tous les êtres humains. Dans sa conscience si pure et si développée, il put sentir même, derrière les élans apparents de secrets calculs, d’autres ténèbres dans ces clartés et sous les feintes générosités d’autres égoïsmes. Il mesurait la distance qui séparait la réalité de son grand rêve de justice et d’amour, et soupçonnait entre eux un abime.

Un soir, Brafort, entrant dans la chambre de Jean, le trouva plongé dans une rêverie profonde. Il était assis, tenant à la main un journal qu’il ne lisait plus, et sous l’ombre de son front penché, de grosses larmes coulaient sur ses joues. Brafort n’était pas sans affection pour son neveu. Inquiet de ce chagrin, il en demanda la cause. Jean ne pouvait refuser à l’amitié de son oncle cette explication, ni lui substituer un mensonge. Il avoua donc sans détour, mais non sans effort, que ces larmes lui étaient arrachées par le spectacle de l’état moral du monde.

— Hein ? s’écria Brafort, étourdi.

Jean répéta son affirmation en d’autres termes.

— Tu te moques de moi ? s’écria Brafort.

— Eh quoi ! mon oncle, vous ne pouvez admettre…

— Je n’admets pas qu’on pleure de ces choses-là ; non, parbleu ! ce n’est pas dans la nature. On ne m’en fait pas accroire par de telles fariboles, et tu aurais pu mentir avec plus d’esprit.

— Vous ai-je donné le droit de douter de ma parole ? dit Jean en rougissant. Eh quoi ? vous ne sauriez comprendre que les plus grands intérêts de la vie puissent causer autant d’émotion que les intérêts secondaires ? Vous serez bouleversé par le spectacle d’un meurtre. Ne puis-je être navré par la contemplation de tant d’agonies causées par la misère, et de tant d’œuvres de violence et d’injustice ? Vous avez souffert du départ de votre fille ; je pleure sur tant d’enfants venus en ce monde pour y vivre, comme les autres, de lait et de baisers, et qui meurent faute d’en avoir ; sur tant de filles perdues, sur tant d’hommes dévorés par la boucherie guerrière, sur tant de hontes et tant de douleurs. Ne voyez-vous pas que la souffrance et le mal sont la règle, hélas ! dans la vie humaine.

— Ta ! ta ! ta ! Quand ça serait vrai que diable, veux-tu faire à cela ? demanda Brafort.

— Parfois mon cœur se soulève, répondit Jean, et je voudrais courir le monde en prêchant la justice, l’amour, la fraternité.

— Tu fais bien de l’arrêter, mon garçon, car tu n’irais, à coup sûr, pas plus loin que Charenton. Mais écoute, mon pauvre Jean, il faut que tu aies lu des choses absurdes, qui, dans la pauvre tête que tes parents t’ont donnée, ont produit l’effet de l’huile sur le feu. Tu me parais être sur une triste pente, et je vois qu’il faut que je te lance dans ce monde dont tu parles sans le connaître. Tu sauras alors que tout y est fondé sur le droit, sur le travail, sur l’économie et sur la capacité, par conséquent sur la justice. Comment ai-je fait mon chemin moi ? Ce qui te manque, vois-tu, c’est de l’ambition ; aies-en, ça te sauvera. Ma foi ! tu es plus fou que je ne pensais. Je me disais Les jeunes gens aiment à déclamer, ça les amuse ; Jean a cette manie, mais elle passera. Mais, en vérité, quand je te vois prendre pareils rêvasseries au grand sérieux, jusqu’à… ma foi ! ça me semble grave, ça m’inquiète pour tout de bon. Tout ça c’est bon — dans les livres ; mais il faut prendre la vie plus simplement, diable ! Il faut sortir de ces folies, mon garçon ; elles ne sont pas saines, et ça pourrait finir mal !

Ayant ainsi, quelque temps encore, admonesté son neveu, Brafort lui souhaita le bonsoir et revint très-soucieux près de sa femme.

— Croirais-tu, lui dit-il, que la raison de Jean me cause de grandes inquiétudes ? Ne l’ai-je pas trouvé tout à l’heure pleurant sur ce qu’il dit que le monde va mal ?

— Ce n’est pas possible ? dit Eugénie, qui s’arrêta de mettre ses papillotes et prit un air ahuri.

— C’est comme je te le dis. Moi aussi d’abord je ne pouvais pas le croire ; mais ensuite j’ai bien vu qu’il disait la vérité.

— Est-ce qu’il est fou ?

— Ma foi j’en ai peur.

— Car enfin cela n’est pas naturel. S’il avait eu quelque ennui, à la bonne heure. Tu ne lui as rien dit de désagréable ?

— Rien du tout. C’est un songe-creux ; il se monte la tête avec ces diables de théories. Mais, malgré ça, prendre ses imaginations au sérieux à ce point-là, ça me parais grave. Autre chose est la vie, autre chose la philosophie et les idées.

— Assurément, répéta Eugénie d’un ton convaincu, cela n’est pas naturel.

Et les deux époux s’endormirent dans cet accord.

À dater de ce jour, Brafort, sérieusement inquiet de son neveu, s’occupa de lui trouver un emploi qui le fit vivre dans le monde et l’arrachât à ses chimères. Une fonction du gouvernement lui sembla le meilleur frein contre la rêverie, et le meilleur stimulant pour l’ambition, en même temps qu’une bonne école d’optimisme. Il en écrivit donc à Paris, et en attendant ne perdit pas une occasion d’agir, par de sages maximes, sur le cerveau malade de Jean. C’est ainsi qu’il ne cessait d’appuyer en toute occasion sur la différence radicale qui existe entre la pratique et la théorie ; qu’il se répandit en sages considérations sur l’arrangement providentiel et profond des choses de ce monde, où chacun reçoit la laine selon le froid, où les conditions les plus élevées et les plus brillantes sont les plus sujettes à déchoir et les plus hantées de soucis, tandis que sous l’humble chaume…

Il se procura les Compensations d’Azais, et en fit le sujet de ses études et de ses conversations. Poussé à bout de patience, Jean lui demandait :

— Mon oncle, consentiriez-vous à éprouver, sous l’habit d’un de vos tisseurs, cette égalité compensée ?

Brafort, un peu interloqué d’abord, alléguait que ses idées étaient bien différentes de celles de ces hommes, ainsi que ses aptitudes ; qu’il ne prétendait pas que le classement pût se faire indifféremment, et il insinuait avec modestie qu’aux gens supérieurs les postes principaux vont de droit. Il parlait aussi de la nécessité des hiérarchies, des impossibilités naturelles de l’égalité, etc…, etc.

Un coup de foudre l’interrompit : la Révolution ! le grand ministre renversé, la monarchie bourgeoise par terre, et ce mot fantastique, terrible, fulgurant la République ! Au cri d’enthousiasme poussé par Jean, répondit le cri de désespoir de Brafort. Il n’y pouvait croire ; non, cela n’était pas possible. La République ! c’est-à-dire le sang, l’orgie, le pillage, le bonnet rouge, l’échafaud ! D’autres Robespierre et d’autres Danton ! Les clubs !… les têtes promenées au bout d’une pique ! la Terreur ! Non, la France ne pouvait souffrir le retour de ces saturnales. Il fallait marcher sur Paris, rétablir le roi, noyer dans le sang des coupables… Et plutôt que de voir recommencer les excès révolutionnaires, il mettrait tout à feu et sang !

Brafort résumait ainsi ses sentiments devant Eugénie, mourante de peur, quand, un domestique entrant, il s’arrêta. L’ardeur n’exclut pas toujours la prudence. Un observateur en eût tiré pour les destins de Paris un bon augure. Le fait est que Brafort, quoique maire, et si prompt d’ordinaire à prendre des arrêtés, ne bougea pas. Il tendait l’oreille aux bruits, et attendait.

En ces temps, même pour les convaincus tels que Brafort, c’est du dehors que vient l’impulsion, et c’est le fait qui dicte ses ordres à la conscience. Sans un petit groupe d’imitateurs, qui lance le cri, la parole, ou qui fait l’action, on verrait des millions de gens, l’oreille à terre, écouter leur propre silence, et attendre, inquiets, le signal qui doit sortir de leurs bouches, mais que nul ne croit pouvoir donner le premier. On l’a reçu si longtemps.

Brafort convoqua pourtant le conseil municipal. Mais cette séance n’offrit de mémorable que le tableau que nous venons d’esquisser. Il y eut des velléités belliqueuses, d’autres libérales ; mais la plupart des discours forent embrouillés, oscillants ; on ne conclut pas : le préfet n’avait pas parlé. Brafort, disons-le à sa gloire, fut le seul qui se compromit : il venait de lire les proclamations du gouvernement provisoire et ne se connaissait plus. Le peuple maître, encense ! Tout citoyen, magistrat ? La liberté, l’égalité, la fraternité ; le peuple devenu a devise et mot d’ordre. » Mais c’était l’anarchie ; le gouvernement de la populace, le renversement de toute sage autorité. Monsieur de Lavireu lui fit observer en souriant que le peuple a devise et mot d’ordre, » ça ne tirait pas à conséquence, que depuis des siècles les devises ne servaient qu’à envelopper… autre chose.

— Ne sentez-vous pas, ajouta-t-il, qu’il faut calmer les masses soulevées ? Ce gouvernement, jusqu’ici, me paraît sage et rend des services à l’ordre. Il ne faut pas l’entraver.

La résignation souriante, un peu narquoise, de ce noble, calma quelque peu, en les étonnant, les bourgeois effrayés. On attendit encore. Les décrets se succédaient alors avec les heures. La convocation prochaine d’une assemblée nationale rassura sur les craintes d’anarchie causées par la dissolution des anciens pouvoirs. Mais, quand arriva le décret par lequel le gouvernement provisoire s’engageait à garantir du travail à tous les citoyens, et rendait aux ouvriers le million de la liste civile, alors se fut le spectre du socialisme qui se dressa devant les yeux des fabricants épouvantés. Brafort en fut hors de lui. Quoi l’utopie, la chimère, surgissaient de leur néant et venaient prendre la forme et l’autorité du fait ! L’ouvrier, cet outil, qu’ils méprisaient, allait devenir le favori du régime nouveau !…

Toujours prompt et sanguin, Brafort parla d’émigrer, de vendre… mais, en de pareils temps, c’était sa ruine. Il se prit aux cheveux. Eugénie, le voyant tourner au cramoisi, s’effraya, commanda un bain de pieds et lui fit avaler de l’eau des carmes. Puis, en bonne et prévoyante épouse, elle courut au-devant du journal qu’on apportait et s’en empara.

— Mon journal ! cria Brafort ; je veux tout savoir. Ont-ils décrété le pillage ?

Il fallut le lui remettre. D’une main tremblante à la fois de peur et de colère, il le déplia.

— Quoi ! Qu’est cela ? Comment donc ?… Des généraux, des maréchaux de France qui adhèrent à la république ! Est-ce possible ?

Brafort se frotta les yeux.

— À moins que ces adhésions n’aient été arrachées par la torture… En vérité, voici monsieur de Rothschild, monsieur Fould, messieurs Périer, Odier, Delessert, tous les grands banquiers qui souscrivent pour les blessés de Paris, les agents de change qui suivent… Est-ce la terreur qui ?… Mais… la chambre de commerce s’empresse de s’associer au mouvement de glorieuse régénération nationale, etc., et, ma foi ! des ducs, des anciens ministres, une procession, un défilé, une cohue !… Les académies, le conseil d’État !… La cour des comptes reçue par monsieur Louis Blanc ! La cour de cassation acclamant la république par la bouche sincère de son procureur général, monsieur Dupin ! L’ordre des avocats, conduit par son bâtonnier Baroche, qui proteste en termes enthousiastes de ses sentiments républicains ! Le maréchal Bugeaud !… lui ! lui-même !… et jusqu’à Maxime de Renoux qui ni manquait point. Ah ça !… décidément ce n’était pas terrible du tout, Monsieur de Lavireu n’avait pas eu tort de sourire. — Pièce à grand spectacle, et plein d’intérêt ! députations, drapeaux, acclamations, embrassement général… oui, général ; car voici l’Eglise, bannière en tête et goupillon à la main, qui vient bénir la République, en déclarant. que cette forme de gouvernement a toujours été son aspiration la plus chère, et qu’elle ne désire que l’entourer de ses bras et la presser sur son cœur… Et le grand rabbin, et les protestants et les dames du sacré-cœur !… Mais alors, si tout le monde en est… si tout le monde est content, mais, à la bonne heure ! C’est évidemment qu’il n’y a rien de changé en France ; il n’y a qu’un mot de plus, et dès lors… — Brafort sentit l’attendrissement le gagner aussi. — Ah ! par exemple, pourtant, ce sont les préfets… les pauvres préfets. Ce digne monsieur de Reder, qui précisément, peu de jours auparavant, écrivait à Brafort, en sa qualité de maire de R… une circulaire si bien sentie sur a la fermeté nécessaire contre les passions coupables et subversives, et la nécessité de modérer les excès de la liberté par l’action tutélaire d’un pouvoir sage, paternel, et qui ne respire que que pour le maintien de l’ordre et le bonheur de la France, » etc., etc.

Juste à ce moment, arrive une circulaire nouvelle, marquée du cachet préfectoral. Brafort l’ouvre avec émotion, pensant y trouver le nom du successeur de monsieur de Reder, et comment en douter, lorsqu’il voit à la première page :

« Au nom du peuple français,

» Un gouvernement corrompu, qui n’a pas reculé devant le massacre du peuple pour la conservation de l’exploitation inique et honteuse qu’il faisait peser sur la France, vient de tomber dans le sang qu’il a répandu. La France rentre en possession de son droit, et préside seule désormais à ses glorieuses destinées. Des citoyens courageux, inspirés par leur patriotisme, ont pris en main la défense de l’ordre et la proclamation de principes libérateurs. La France, convoquée dans ses comices… »

Il y en avait comme cela deux pages, à la fin desquelles on lisait :

« Vous voudrez donc bien, monsieur le maire, faire procéder dans votre commune, avec toute la solennité possible, à la proclamation de la République une et indivisible, et vous vous efforcerez de pénétrer tous les citoyens de l’enthousiasme et du dévouement qui vous. même, j’en suis certain, vous animent, et que tous doivent déployer pour le triomphe de la sainte cause populaire. Vive le peuple ! à bas les tyrans ! »

C’était la même signature, le même préfet, le même monsieur de Reder… Brafort se frotta les yeux de nouveau ; mais le doute n’était pas possible. Oui, ce préfet, si dévoué jadis, — il y avait huit jours, à l’ordre monarchique de monsieur Guizot, n’en était que plus dévoué présentement à l’ordre républicain… Ma foi ! si c’est ainsi…

Un grand sourire ouvrit jusqu’aux deux oreilles la bouche de Brafort, il sortit de son bain tout ragaillardi, sentit en lui, comme si la circulaire du préfet eût eu quelque chose de la vertu des langues de feu lancées autrefois par le Saint-Esprit, — une chaleur, une alacrité soudaine ; et vraiment sa langue se délia, miracle nouveau, jusqu’à crier a Vive la République ! » dans les rues de R… Et le conseil municipal se réunit de nouveau, et toutes les autorités de la ville furent convoquées, sans oublier, surtout sans oublier le clergé. Et le lendemain fut planté ; sur la grande place de R…, un beau peuplier, sur les racines duquel le curé, les vicaires et les sacristains, psalmodiant en procession, jetèrent de l’eau bénite. — Et qui en mourut bientôt, hélas ! Et Brafort, à cette occasion, fit un beau discours, un discours touchant, où, s’emparant d’une phrase qu’avaient apportée déjà tous les journaux, il déclarait que s’il n’était pas un républicain de la veille, il était du moins, converti par la grâce révolutionnaire, un républicain du lendemain. Il recommanda chaleureusement à ses concitoyens l’ordre, ce boulevard des républiques aussi bien que des monarchies ; le travail, condition de l’ordre et de la prospérité ; la modération, le sacrifice, vertus également évangéliques et républicaines. Il cita des traits célèbres d’abnégation, de pauvreté noble et fière ; il appuya sur le mépris des richesses, fit apparaître ce sage, Bias, qui portait tout avec lui, et répéta les paroles de Jésus : « Faites-vous des trésors qui ne craignent point la rouille et les voleurs. » Puis il termina par une. effusion de fraternité, qui arracha des larmes à beaucoup. de gens :

— Oui, désormais tous les rangs, toutes les classes, allaient se confondre dans une magnifique union ! L’homme du peuple et l’homme d’État, le soldat et l’ouvrier, le prêtre et le paysan, le magistrat et le justiciable, l’administrateur et l’administré, le riche et le pauvre, n’auraient plus qu’un même cœur et qu’une même âme, et travailleraient ensemble au bien de l’État, chacun au poste que lui aurait confié la Providence et la volonté du peuple, et ne reconnaissant plus d’autres maîtres que la loi, sa conscience et Dieu !

Des bravos enthousiastes couvrirent cette dernière phrase, que Brafort en la relisant, trouva lui-même un peu révolutionnaire ; mais il l’avait ajoutée pour ne pas rester en arrière de l’enthousiasme du curé, du juge de paix et du procureur du roi, — pardon, de la République, — enthousiasme qui dépassait toutes les bornes. Honnête et modéré, Brafort tenait à ne rien dire qui ne fût dans sa pensée ; mais il y a toujours dans la vie d’un peuple ou d’un homme des heures de fièvre qui activent l’idée et surexcitent la parole. Après tout, il réfléchit que, la loi et Dieu n’ayant jamais pu régner par eux-mêmes, la nécessité d’une hiérarchie n’en subsistait pas moins, et quant au titre de républicain du lendemain, qu’au courant du flot il venait de prendre, ne devait-il pas se sentir rassuré en pensant que messieurs Dupin, Baroche, Sebastiani, Bugeaud et tutti quanti, le portaient également. On s’était fait autrefois une différente idée de la chose, voilà tout ; mais il ne s’agissait que de s’entendre : du moment où tout le monde se trouvait républicain, on pouvait l’être comme tout le monde. On ne voyait, en effet, de toutes parts, que républicains nouveaux, tous plus étonnants les uns que les autres : c’était une conversion générale. Tous ces gens paraissaient charmés, heureux, comme le doivent être des illuminés de la grâce, et il en était même qui, néophytes ardents, dépassaient. de beaucoup les républicains de la veille.

Tremblaient ils dans leur peau ou avaient-ils eu quelque vision de Damas ? c’est ce qu’ignorait Brafort, qui, malgré tout, au fond était remplie de malaise. Toute cette fantasmagorie des vaincus félicitant les vainqueurs et les couvrant de guirlandes, l’étourdissait un peu. Sa lenteur d’esprit et sa bonne foi combinées n’avaient pas encore bien saisi le mot de l’énigme. Ce n’est pas qu’il ne trouvât tout cela très-beau : nous savons son goût pour le contraste, pour la conciliation des extrêmes et la fusion des incompatibles. Non, les larmes souvent lui en venaient aux yeux ; mais cela ne pouvait effacer le fond incurable de défiance qui existait en lui contre le nom seul de république. Et puis, tant de choses offusquantes avaient lieu ! Les ouvriers de R… n’étaient-ils pas sens dessus dessous ? N’avaient-ils pas quitté l’atelier ? Ne se promenaient-ils pas avec des drapeaux, des vivats ? Tout cela était-il de l’ordre ? Fameuse opinion politique, celle de ces gens-là ! Ça aimait à faire du bruit, à trouver des prétextes pour ne pas travailler, et voilà tout. Il est certain que cela devait sembler choquant à un homme qui se faisait une si large idée des devoirs du pauvre qu’il en oubliait ses droits. Monsieur le maire lança une proclamation où il engageait chaque citoyen à reprendre le travail, seule base d’une société bien ordonnée.

— Il est clair, se disait Brafort en se promenant dans son parc, les mains dans ses poches, que tout le monde ne peut pas être oisif.

Et plus il réfléchissait à la question sociale, plus il trouvait que tout était bien et que les choses ne peuvent pas être différemment.

Il avait d’ailleurs ses soucis particuliers. On pouvait prévoir une perturbation dans les affaires. Certains effets en circulation devenaient douteux. La commande allait sûrement se ralentir. Ce n’était donc pas le moment de faire de achats. Il contremanda quelques ordres déjà donnés, et fit doucement filer en Angleterre les capitaux destinés à ces marchés. Tout cela le contrariait fort, il va sans dire. Ces mesures entraînaient la suppression prochaine d’un certain nombre de métiers, c’est-à-dire du plus clair de ses bénéfices, et qui sait si, la crise se prolongeant, il ne serait pas forcé de fermer son atelier ? Beau moyen de faire des économies et de réparer la brèche faite à son avoir par la dot de madame la baronne de Labroie ! N’avait-il pas le droit d’être agacé par ces cris et ces promenades ouvrières ? Ces gens-là s’occupaient bien de ces embarras ! Ça ne vit qu’au jour le jour et n’a point souci du lendemain !

La baronne de Labroie !… Un nouveau bain de pieds fut nécessaire, quand Brafort lut le décret qui abolissait les titres nobiliaires. Toutes ses colères le reprirent ; il fut vexé, irrité profondément. N’était-ce pas abominable, odieux ? car enfin cela constituait une atteinte véritable à la propriété, à celle de son gendre, à celle de sa fille, à la sienne même. Il en jouissait de ce titre, il l’avait payé ; il en avait presque doublé la dot. C’était une mesure insensée, démagogique, un attentat à la propriété, à la liberté. Brafort voulait bien être républicain, mais à condition que tous les droits seraient respectés, tous les droits acquis, bien entendu.

Au bout d’une dizaine de jours, quand Brafort fut bien persuadé que l’on n’égorgerait pas à Paris, il lui prit un violent désir d’aller voir d’un peu près l’état des choses et de recourir aux conseils et aux explications de Maxime, resté son oracle en toute situation grave. L’abandon fait par ce fin politique de la monarchie d’Orléans, quelques mois avant sa chute, cet abandon que lui avait d’abord reproché Brafort, prouvait maintenant combien le tact de Maxime était sûr et son jugement infaillible. Parti le 5 mars, Brafort arriva à Paris pour lire dans tous les journaux la proclamation du suffrage universel.

Il ne prit que le temps de boire un verre d’eau et courut essoufflé chez son ami. Il était de bonne heure ; Maxi était seul, travaillant avec son secrétaire. Bien que monsieur de Renoux n’occupât pour le moment aucun emploie il n’en habitait pas moins un des plus beaux hôtels de Paris et son luxe était considérable. Ce n’était pas le petit héritage du notaire de Laforgue qui en faisait les frais ; mais monsieur de Renoux n’avait-il pas servi l’État ? N’était-il pas un homme éminent ? À ceux qui eussent usé demander compte de cette grande fortune, Brafort indigné eût répondu que Maxime l’avait noblement acquise par son travail. Il y a fagots et fagots en ce monde. Ceux de monsieur de Renoux s’étaient bien vendus.

Rien qu’en apercevant Brafort, Maxime se prit à sourire. Il se leva lentement, lui donna une poignée de main, et s’assit au coin du feu, en face de la ganache où le fabricant se laissa tomber en gémissant. Puis Maxime prit les pincettes, de l’air le plus bonhomme et le plus paisible, en demandant :

— Eh bien ! que dit-on à R… ?

— Hélas ! répondit Brafort en soufflant entre chaque phrase, plus par émotion que par manque d’haleine, on fait à R… ce qu’on fait ailleurs. On singe Paris ; drapeaux, processions, cris, hurlements !… J’en ai les oreilles cassées. Où fuir ? où trouver l’ordre et la paix ? Où allons-nous ?

— Mais nulle part, mon cher ; nous restons où nous sommes. Ce sont les imaginations qui trottent, voilà tout.

— Comment ? quand la populace nous déborde ; quand le dernier des ignorants ou des misérables va nous imposer sa volonté ; quand le mérite, le génie, l’expérience, la probité, sont dépouillés de leur légitime influence et condamnés à être noyés dans la foule ; qu’on met dans la même balance l’homme d’État et l’ouvrier, celui qui jouit de la considération de ses semblables et le premier venu, celui qui possède et celui qui n’a rien !

— Que voulez-vous, Brafort ? Nous sommes tous frères, et nous avons la République, il ne faut pas l’oublier ; j’espère cependant que vous aussi vous êtes devenu républicain.

— Moi ? s’écria Brafort en se levant, jamais, jamais ! D’abord, je l’ai dit, c’est vrai, comme tout le monde ; mais, à présent que je vois comment vont les choses et que nous n’avons pas un gouvernement sérieux, un gouvernement fort, mais seulement une démagogie, je refuse de prêter les mains plus longtemps à ce qui se passe, et je donne ma démission.

— Vous auriez tort, Brafort, vous auriez tort ! Quand on est comme vous un homme nécessaire, on se doit à son pays… Et comment vont madame Brafort et notre petite baronne ?

— Osez-vous l’appeler ainsi ? observa Brafort avec amertume.

— Ah ! ah ! le décret. Bah ! qu’elle serre son titre dans son armoire ; la mode en reviendra.

— Ainsi, mon ami, entre nous, vous ne désespérez pas de la France ?

— Il ne faut jamais désespérer.

— Mais le crédit, l’industrie…

— Ah ! ah ! c’est vous qui venez me le demander ? Vous êtes un mauvais plaisant, Brafort. Est-ce que j’ai des ateliers, moi ? Ca dépend de vous. Faites des commandes, achetez, filez, tissez…

— Vous en parlez à votre aise. Des commandes ! On ne m’en fait plus, à moi.

— Fort bien, mais vous allez jeter l’ouvrier sur la place publique ; c’est là le danger. L’oracle que vous demandez est entre vos mains.

— On ne peut pourtant pas se ruiner…

— Dame ! l’ouvrier, de son côté, dit : On ne peut pourtant pas mourir de faim.

Brafort se leva vivement, en proie à une agitation extrême.

— Seriez-vous devenu socialiste, Maxime ? demanda-t-il d’une voix étranglée.

Maxime répondit par un grand éclat de rire.

— Malthusien, mon cher ! Mais je n’en suis que mieux homme politique et sais qu’il y a danger de rompre la corde, à la trop serrer. Ces cordes-là devraient même rester invisibles et impersonnelles, et l’économie politique, elle qui maintenant combat le socialisme, a commis la première faute, la plus grave, celle de les montrer. Tout monopole matériel ou intellectuel, qu’il s’appelle Église ou capital, a besoin pour sa sécurité d’une ombre tutélaire.

Maxime, sérieux, se rejeta dans son fauteuil et sembla rêver. En face de lui, Brafort, qui jugeait ses paroles profondes, prit un air analogue en cherchant à les comprendre, et ils se taisaient, quand arriva un second visiteur, puis un troisième, puis un autre, et bientôt vingt personnes se trouvèrent réunies. Chacune d’elles en entrant parlait du décret sur le suffrage, grande nouvelle du jour. Il y avait là un général, quelques diplomates, des chefs de diverses administrations, des magistrats, d’anciens députés, des serviteurs pour la plupart du régime déchu, ce qu’on pouvait naïvement appeler des noms : tous mécontents, fort inquiets, et critiquant avec amertume les actes du gouvernement provisoire et l’état des choses. Resserré dans un coin, Brafort, vivement intéressé, prêtait l’oreille et s’associait aux sentiments exprimés ; de temps en temps, au milieu ce ce concert d’âpres récriminations, Maxime jetait un mot vif, humoristique, énigmatique parfois.

— Vous, s’écria brusquement le général, vous riez de tout ; mais je voudrais bien savoir ce que vous ferez le jour où messieurs Caussidière et Sobrier organiseront la confiscation et le pillage.

— Allons donc ! Ce jour-là, mon cher général, je compte sur vous ; et cependant voulez-vous me permettre de vous dire ce que je pense ? Les Français, malgré leur réputation, — que vous avez augmentée, — ne sont pas braves.

— Vous plaisantez : s’il ne s’agissait que de balayer…

— Je parle du courage civil. Depuis le 24, je vois, j’écoute, j’apprécie… et je reste convaincu, mais complètement, que le danger n’existe que dans vos imaginations, qu’il n’y en a pas le moindre, que tout marche à souhait ; que la situation est restée la même, sauf quelques harmonies lamartiniennes de plus et en moins les d’Orléans ; qu’il s’agit enfin tout bonnement d’une fête parisienne, avec barricades, fusils, pétards, bannières, promenades, torches et lampions, et que tout cela finira en temps convenable, surtout si vous n’y apportez pas d’entraves, si vous n’y faites aucune objection. Le gouvernement provisoire, que vous combattez à tort, que je soutiendrai quant à moi de tout mon pouvoir, prend la peine extrême de s’interposer comme bouclier entre le peuple et vous ; il conserve tout, défend tout, respecte tout ; il dépense au service du statu quo la somme d’énergie nécessaire pour fonder un monde. Il peut tout et ne fait rien. Maître de l’action, il rédige des proclamations en beau style. Ayant dans ses mains la glaise dont le sculpteur fait un dieu, il en façonne la cuvette dans laquelle il remettra les clefs de l’État à l’assemblée de notables que lui prépare la province. Quel coup ont-ils porté aux institutions de la monarchie ? Aucun, sauf la dissolution de la chambre des pairs ; ce qui après tout n’est pas grand chose. Ils ont conservé jusqu’aux employés de l’ancien pouvoir. D’autre part, qu’ont-ils accordé au peuple ? Des éloges ! Et hors cela, rien, pas même l’abolition de l’octroi. En revanche, c’est au peuple, comme auparavant, qu’on demande tous les sacrifices. C’est sa misère, qui fait crédit à notre opulence. L’égalité, il l’attend et l’attendra longtemps ; mais notre liberté a-t-elle cessé d’être respectée ? En somme, d’une révolution qui a suscité, vous savez quelles terreurs, et vous avez pressenti quelles espérances, de ce nom magique et terrible de République, dont nous fûmes tous, au premier moment, terrifiés, qu’est-il sorti ? qu’est-il advenu ? Rien ! Et cela, nous le devons au gouvernement provisoire, à lui seul, à ces hommes issus de l’acclamation populaire, et qui, malgré leur propre volonté, sont des nôtres, et ne peuvent agir contre nous ; au gouvernement provisoire, composé d’illustres et honnêtes bourgeois, qui flattent nos hommages, que touchent nos alarmes, et qui se pique et se chatouille d’être grand et généreux avec nous. Pas d’ingratitude, messieurs, et que notre concours dévoué lui soit acquis !

— Après tout, qu’aurait-il pu faire ? demanda un avocat.

— Quoi ? ce que vous craigniez, parbleu ! reprit Maxime. Il pouvait réaliser toutes nos terreurs, précisément parce que nous les concevions, qu’elles contenaient un acquiescement tacite, quoique rechigné, aux mesures révolutionnaires, et en garantissaient presque le succès. Il pouvait, à la faveur du premier moment, dire au peuple : Tu veux l’égalité ! elle n’existe pas, mais nous allons te la faire, ou du moins la préparer largement, et alors proclamer la nécessité d’un gouvernement transitoire entre la République et la monarchie, pendant au moins une année, changer de fond en comble l’assiette de l’impôt, le rendre progressif ; déclarer monarchie responsable de la dette créée par elle et en poursuivre sur ses biens le recouvrement ; vendre les diamants de la couronne et, au lieu de les conserver pieusement… pour des besoins futurs. Licencier l’armée, distribuer des armes aux citoyens ; abolir les budget des cultes ; décréter l’instruction gratuite, laïque et obligatoire ; tripler les écoles et le traitement des instituteurs et appeler à cette tâche tous les républicains lettrés sans travail ; répandre l’instruction ; la faire pratique et civique, professionnelle dans les villes et rurale dans les campagnes ; fonder un journal républicain par département, gratuitement distribué aux pauvres chaque dimanche ; transformer les landes et les biens communaux en associations agricoles avec adjonction d’une usine adaptée aux besoins locaux ; racheter les chemins de fer par voie d’amortissement, si les compagnies se déclarent incapables de continuer leurs travaux ; achat sur expertise et payement à termes éloignés, non pas par l’État, mais par la commune, de toute fabrique fermée par son propriétaire ; création d’une banque par canton ; emprunt national, avec affichage dans chaque commune du nom des souscripteurs ; simplification, épuration ou abolition de toutes les administrations monarchiques ; suppression des gros traitements, appropriation des parcs et châteaux royaux à l’agriculture, à l’industrie, à des asiles d’invalides ou de vieillards. Mise à l’étude de l’abolition graduelle de la propriété financière ; enrôlement volontaire d’une armée colonisatrice pour l’Algérie ; la police des villes confiée à tour de rôle aux citoyens indemnisés pour ce service ; toutes ces mesures assurant, sans confiscation ni violences personnelles, — la subsistance du peuple, son éducation, son affranchissement, son élévation et notre ruine. Voilà, messieurs, ce que pouvait faire, et n’a pas fait et ne fera pas, ce gouvernement provisoire, composé d’illustres bourgeois, qui, bien qu’issus de l’acclamation populaire, sont des nôtres. Les mesures que je viens de vous énumérer, messieurs, nous arrachaient à jamais l’empire, car elles arrachaient le peuple à son ignorance et à sa misère. Le peuple mis en possession de ses droits, éclaire sur ses intérêts par le fait même, cela, messieurs, c’est pour nous plus, beaucoup plus que la confiscation, que la ruine. Les confiscations violentes se recouvrent presque toujours. C’est plus, beaucoup plus, que l’échafaud ; car le sang est l’engrais par excellence, et tout ce qui est coupé reverdit avec une puissance nouvelle. C’eût été nous tuer sans armes, sans arrêts, sans haine, sans éclat, sans même nous nommer, sans avoir l’air de nous connaître. C’eût été la mort sans phrases pour nous et pour notre race ; le néant dans l’égalité, cette égalité à laquelle répugnent tous nos instincts et que repoussent toutes nos habitudes, tous nos goûts, toutes nos ambitions. L’égalité, c’est-à-dire l’effacement de tout orgueil et de toute supériorité, de toute grâce, de toute finesse, de toute élégance ; la destruction de cette fleur merveilleuse de la civilisation, dont la corolle pure, les fines pétales et l’enivrant parfum ont besoin d’être alimentés de sueurs d’esclaves, et de respirer une atmosphère d’oisiveté. Oui, comme l’a dit un des nôtres[9], « il faut qu’il y ait des gens de loisir, savants, bien élevés, délicats, vertueux, en lesquels et par lesquels les autres jouissent et goûtent l’idéal… L’humanité est une échelle mystérieuse, une série de résultantes… On supprime l’humanité, si l’on n’admet pas que des classes entières doivent vivre de la gloire et de la jouissance des autres. »

— Eh bien ! messieurs, ce gouvernement honnête, qui se révolterait assurément contre les paroles que je cite, n’en suit pas moins l’inspiration. Il nous sauve de sa popularité ; il recule pour longtemps l’heure fatale que nous pouvons craindre. Entrant à pleines voiles dans le système que toute aristocratie, toute monarchie même, sera désormais forcée d’adopter, il donne la sanction de la souveraineté populaire à l’ordre hiérarchique, renouvelle dans les eaux du baptême égalitaire notre légitimité contestée, et sacre d’un nouveau chrème notre pouvoir chancelant.

— Messieurs, il faut le reconnaître, nous l’avons déclarée en 1830, le droit divin n’existe plus. Le droit humain n’existe pas encore. De 1830 à 1848, la société s’est passé de principes. Cela pouvait-il durer ? Non ; car la masse des hommes éprouve le besoin de rapporter ses actions à une règle généralement acceptée. Il fallait donc un principe nouveau, et, comme il n’y en a que deux, on est revenu à celui de la souveraineté du peuple, proclamée en 89 et 91. Logiquement, ce principe conclut à l’égalité absolue ; mais l’homme heureusement est rarement logique, et les masses populaires, dans l’état d’imbécillité où elles végètent, le sont encore moins où n’arrivent à l’être qu’après de longs détours. Voilà, pourquoi l’état des choses étant ce qu’il est, entre ces deux principes extrêmes du droit divin abattu et de la souveraineté du peuple proclamée, entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore, ce qui s’ouvre, messieurs, c’est précisément notre règne, à nous, celui des hiérarchies de naissance, de talent et de fortune, associées dans une étroite union, union juste et nécessaire, dont Louis-Philippe a méconnu la légitimité, payant cette erreur de sa chute. Oui, l’adjonction des capacités était nécessaire ; oui, elle était juste, et, qui plus est, commandée par la plus simple prudence, par l’intérêt même du système.

En effet, que demandent les capacités quand elles se trouvent privées de ce marchepied facile de la naissance, et de ce lustre que donne la fortune ? Elle demandent. naturellement la fortune et les honneurs. Qu’on les leur accorde, elles deviennent immédiatement les plus fermes soutiens du système ; qu’on les leur refuse, elles agiteront l’État. Un ministère Odilon Barrot, Malleville, nommé à propos, eût donné dix ans de plus à la monarchie, sans préjudice de combinaisons nouvelles. Mais Louis-Philippe crut que l’aristocratie d’argent pouvait suffire au soutien d’un trône ; il se trompa lourdement, c’était méconnaître et calomnier la nature humaine. L’esprit doit avoir sa part au gouvernement du monde ; les masses les plus ignorantes ont besoin de le voir luire comme un fanal au haut des mâts du vaisseau, et de jouir de l’éclat qu’il répand sur elles. Et remarquez, messieurs, comme cette triple alliance répond à tous les besoins et les satisfait. Tandis que l’aristocratie de naissance représente l’élément conservateur, — le passé, — tandis que l’aristocratie d’argent, représente l’élément matériel, solide, — le présent ; — l’aristocratie d’intelligence est le progrès, l’avenir, et donne satisfaction à cet élément impérieux de l’esprit humain, que tous les gouvernements font la faute de méconnaître et de combattre : l’aspiration, le besoin d’aller en avant.

— Mais c’est dangereux ! s’écria le général.

Cette exclamation, qui provoqua une pause de l’orateur, fut suivie dans l’auditoire de murmures divers, où cependant l’approbation dominait sur l’ensemble de l’improvisation de Maxime.

— C’est dangereux ! avait répété Brafort.

— Non, messieurs, reprit Maxime ; ce qui est dangereux, c’est précisément l’obstination à ne point se servir dans une mesure convenable, de cet élément, qui doit être la soupape de sûreté de la machine gouvernementale. Au commencement de ce siècle, un grand homme, Napoléon, a dit à ses soldats : « Chacun de vous a dans son sac le bâton de maréchal de France ! » Messieurs, tout le salut des temps où nous sommes est dans le système que résume cette phrase.

Entendez-vous : chaque soldat ! c’est-à-dire que chacun peut l’être et que tous ne le peuvent pas. Combinaison profonde : ceci n’est autre chose que la hiérarchie assise sur le consentement général, avec l’illusion de tous pour garantie ; c’est le droit de quelques-uns personnellement, soutenu par la masse comme son propre droit ; c’est la justice donnée pour soutien à l’inégalité ; c’est l’espérance, qui ne coûte rien, devenue monnaie sociale fiduciaire, et non-seulement empêchant ce bon peuple de crier, mais le nourrissant des plus doux rêves.

Oui, combinaison profonde ! et qui révèle une étrange connaissance du cœur humain. La première place offerte à tous ! Qui donc s’en croira indigne ? qui n’en fera son rêve, et par conséquent ne soutiendra tout ordre de choses doublé de cette espérance ? Tous donc étant appelés, ce qui n’empêche que le petit nombre seul soit élu, le désenchantement ne venant que tard, à l’âge où l’homme cesse d’être une force active, on reporte sur ses enfants son ambition. Un tel système a donc pour lui toute la partie vive et active de la nation, la seule dangereuse au pouvoir, et le peuple devient ainsi ce qu’il doit être un réservoir d’énergie, où les hautes classes renouvellent, de temps à autre, leurs forces épuisées par une sorte de sélection naturelle et légitime. Ce système règne depuis l’empire, mais il n’a jamais été bien compris ; les regrets du système de droit divin plus net et plus vigoureux, mais moins élastique, d’ailleurs impossibles désormais, l’ont combattu. C’est un tort. Nous n’avons point d’autre planche de salut.

Vous avez vu, dans les fêtes publiques, ce mat chargé au sommet d’objets de valeurs diverses, le long duquel grimpent et souvent retombent des concurrents acharnés. Ceux qui tombent, accueillis par les huées de la foule, n’élèvent aucune plainte et courent se cacher ; tandis que le vainqueur, salué de hourras, savoure son butin et son triomphe. Ce mât de cocagne, messieurs, est l’image fidèle de l’idéal social offert au peuple ; c’est l’image de l’idéal social tout entier, si l’on y ajoute la classe dirigeante, chargée de dresser le mât et d’y suspendre les récompenses.

— Fort bien, dit un magistrat ; mais l’homme du peuple arrivé, c’est l’ennemi dans la place.

— Erreur ! erreur complète ! s’écria Maxime. L’homme du peuple capable, enlevé aux rangs du peuple par les honneurs et la fortune, est une force de plus et un ennemi de moins : pauvre et méconnu, il nous combattrait ; riche, puissant, il est des nôtres. Tout parvenu a tant de soins à consacrer au rachat de son origine, qu’il ne peut faire autrement que de l’oublier, ne serait-ce que pour obliger les autres à en faire autant.

— C’est la règle générale, observa un diplomate, bien qu’elle puisse offrir par hasard quelques exceptions. Mais, ce qu’il y a de déplorable, c’est du sein des classes privilégiées que sortent le plus souvent ces criards impolitiques, ces don Quichotte de revendications politiques ou sociales.

— Bah ! dit Maxime, vous savez ce qu’en tout temps ont fait des Gracchus. C’est par le peuple même qu’on les abat, et c’est lui qui les déchire. Non, tant que peuple il y a, c’est-à-dire tant que la masse reste ignorante et pauvre, la domination est facile aux gouvernants, et non-seulement malgré le suffrage universel, mais surtout avec lui.

On récria.

— Je vais vous le démontrer. Si la révolution actuelle se fût bornée à appeler au scrutin tous gens. quelque peu le : trés, sans aucune autre classification que cette capacité moyenne, qui s’allie généralement à une certaine indépendance de caractère et à certaine aptitude pour la réflexion, cette sorte de peuple intelligent, dépourvu d’un intérêt matériel commun, trop nombreux et trop fluctuant pour former une caste aristocratique, eût tout bonnement emboité le pas du progrès continu et eût abouti fort vite aux institutions. démocratiques les plus radicales, à l’instruction générale. intégrale, c’est-à-dire à l’anarchie ; en un mot, à l’égalité. Ces naïfs, trop cultivés à la fois et pas assez raffinés, n’eussent rien compris à la nécessité de classes supérieures, agents du raffinement social. Au lieu de cela, qu’avons-nous ? Des troupeaux investis du droit illusoire de nommer leurs pasteurs, pasteurs qu’ils ne peuvent ni contrôler, ni juger, ni même connaître. Des électeurs dépourvus de toute notion politique, de toute capacité intellectuelle, dévots et monarchistes par tradition, et comprenant si peu leur puissance que le vote n’est pour eux qu’une corvée de plus. En un mot, l’imbécillité roulant, couvrant, noyant dans ses flots épais, innombrables, sourds, les intelligences éparses.

— Et vous vous effrayez, messieurs ? continua Maxime, et j’ai besoin de vous rassurer sur les conséquences du suffrage universel en des conditions pareilles ? Mais consultez donc le sourire de mon illustre ami, là-bas, monsieur le marquis de Saint-Aufred, et demandez-lui pourquoi depuis si longtemps les légitimistes réclament le vote populaire ? C’est qu’il n’est autre chose que le gouvernement des grandes influences territoriales et sacerdotales, et que par le moyen d’une sorte de légitimité matérielle et populaire, il arrive infailliblement à la vraie légitimité, celle des élus de la naissance, du talent et de la fortune.

Eh bien ! messieurs, devant des événements de cette gravité, ces trois aristocraties, jusqu’ici trop souvent divisées entres elles, n’ont qu’une chose à faire, s’unir. Et voyez comme cette alliance répond à tous les besoins, à son harmonie ! Tandis que l’aristocratie de naissance, représente l’élément conservateur, le passé ; tandis que l’aristocratie d’argent représente l’élément matériel, solide, le présent, l’aristocratie d’intelligence est l’avenir, le progrès. Divisées, elles périssent sous les coups de l’égalité populaire ; unies, elles deviennent invincibles. Car toutes les forces vivantes, actives, sont entre leurs mains ; car il n’y a plus hors d’elles qu’imbécillité, misère, abjection. Oh ! messieurs, cette alliance est si nécessaire qu’elle se produira ; on verra, sous le même étendard, marcher ensemble, à l’encontre de la canaille, les Montmorency et les Turcaret, aidés des parvenus de la science et du génie ; on les verra voter unanimement contre ce néant, contre cet abîme égalitaire, qui engloutirait tout privilége, toute supériorité légitime ; mais il ne faut pas que ce soit trop tard ! Il faut dès aujourd’hui, comme un vaisseau en péril, jeter quelques ballots à la mer, sacrifier chacun quelque chose. Vous, marquis, le fils de saint Louis, qui d’ailleurs doit remonter au ciel avec toute sa race ; vous, orléanistes, vos regrets ; vous, bonapartistes, vos aigles et vos légendes ; vous surtout, libéraux, votre irréligion. L’Église, en ce siècle, ne peut plus espérer son antique souveraineté ; elle ne peut plus être qu’une utile alliée, et ses intérêts, conformes aux nôtres, nous garantissent l’exécution du traité. La France vaut bien une messe.

De vifs applaudissements suivirent ces paroles.

Brafort seul s’écria :

— Le fantôme du socialisme…

— N’est qu’un fantôme, réplique Maxime en riant. Avec le suffrage universel, appuyés d’un côté sur l’Église et de l’autre sur l’armée, ayant au centre cette formidable. puissance du capital, nous sommes invincibles.

Je vous le répète, messieurs, vos terreurs sont vaines. La monarchie n’est rien, l’aristocratie est tout, et il y en a pour longtemps encore dans le monde. Nos mœurs, nos idées, nos usages, sont hiérarchiques. La famille, premier moule de l’état social, qu’est-elle autre chose qu’une monarchie, dont chaque homme adulte est le chef et le soldat ? Et l’on proclame des républiques ! Soit, laissons au peuple, grand enfant, ce mot qui l’enchante. Est-il plus difficile de gouverner au nom d’un peuple qu’au nom d’un roi ? Non, au contraire. Tout le monde, en France, aime à commander et croit à la nécessité d’obéir. Louis-Philippe est tombé, mais nos pouvoirs sont restés debout. Nous avons toujours les clefs des usines et des greniers, et le sol et l’industrie, la justice, l’administration, demain la législature. La France, comme hier, est entre nos mains. Nous sommes les mêmes qu’auparavant.

Toutefois, si nous devons être sans crainte, il n’est pas dit que nous ne devions pas nous servir de certaines accusations, de certaines peurs, afin de confondre nos ennemis sous la réprobation publique. Ce n’est jusqu’ici que parmi le peuple des villes, et encore en fort petit nombre, que les idées destructives de l’ordre social se sont répandues. Les millions de paysans qui forment le gros de la nation, crétins, laborieux et misérables, ne vivent au monde que d’une ambition, celle d’acquérir la chaumière, le jardinet, le lopin de terre, qui les fait citoyens du sol, les enracine, et les empêche d’errer sous le vent de la misère, comme la feuille morte, à la bise d’hiver.

Allez dire à ces gens-là qu’on menace la propriété, que les paresseux de la ville prétendent partager leurs récoltes et leurs biens : immédiatement le socialisme succombe sous d’épouvantables huées, et vous tenez les. villes exigeantes sous le coup d’une jacquerie toujours prête à les écraser.

Je me résume en quelques mots, qui, selon moi, doivent être notre mot d’ordre, le socialisme comme épouvantail, et le triage des capacités comme moyen, union à tout prix, religion quand même.

Maxime avait débité ce discours debout, au coin de la cheminée, sur laquelle il s’appuyait dans une attitude pleine d’élégance, la tête légèrement rejetée en arrière, le geste rare mais incisif, la bouche mordante et fine, l’œil brillant. Puis il s’établit mollement dans son fauteuil, sans émotion, sans fatigue, avec la désinvolture d’un homme sûr de lui-même, et il promena les yeux sur son auditoire. Plusieurs se levèrent et vinrent lui serrer la main en lui adressant de vives félicitations. Quelques hommes d’État ne révélèrent leur admiration que par des murmures jaloux ; mais le gros de l’assistance était charmé, ceux mêmes qui s’étaient montrés d’abord les plus effrayés paraissaient les plus contents.

Tout ce plan, dit l’un d’eux, est admirable. Déjà les instincts du parti conservateur ont commencé de l’exécuter ; mais il est bon de l’approfondir.

— Mon cher, s’écria Brafort en secouant vigoureusement la main de Maxime, vous êtes un homme de génie ; vous êtes l’homme de la situation, et c’est à vous. d’entrer des premiers à l’assemblée nationale.

— Ce n’est pas ce discours-là que j’y prononcerais, dit Maxime en riant.

— Non, dit un ancien député ; c’est un discours ministre au conseil privé.

— Messieurs, reprit Maxime, à partir de demain, nous tous ici présents, nous devons solliciter le mandat de représentant du peuple : il s’agit du salut de l’État.

— Le peuple a des préjugés contre nous, dit un vieux général connu par ses victoires à l’intérieur.

— Le peuple, mon cher général, quelque illustre que vous soyez, ne vous connaît pas ; le peuple des campagnes ne sait pas plus votre histoire qu’il ne sait le sienne.

— Mais les mauvais journaux…

— Il ne sait pas lire ou ne lit pas ; et puis le mot est trouvé, il fera fortune : républicain du lendemain. Vous l’êtes, nous le sommes tous. Donnez un peu, promettez beaucoup, faites des cadeaux aux églises, arrosez de libations l’autel populaire. Toute la bourgeoisie fonctionnaire et propriétaire sera pour vous. C’est une franc-maçonnerie instinctive ; on sent les barbares aux portes, et tout le monde courra au scrutin comme on court aux armes.

— Messieurs, dit quelqu’un, je sais de bonne source que trois membres de la famille Bonaparte vont se présenter aux élections.

Maxime fit entendre un hum ! plein de réticences et devint rêveur.

Un premier président prit la parole :

— N’oublions pas, messieurs, dit-il, un allié considérable et éminemment utile : les femmes sont aristocrates par éducation, et dévotes par habitude. Elles sont à nous, mais encore faudra-t-il rendre leur concours plus actif en le demandant.

— Messieurs, s’écria Maxime en sortant de sa rêverie, à la croisade ! à la croisade du savoir contre l’ignorance, de l’élégance contre la grossièreté, du beau contre le laid, du raffiné contre le vulgaire, des nobles loisirs contre le travail abrutissant de la civilisation ; en un mot contre la barbarie. Mais dans cette navigation nouvelle que nous allons entreprendre sur une mer nouvelle, voulez-vous me permettre de vous signaler un écueil que j’entrevois ?

On l’écouta…

— C’est celui qu’ont rencontré toutes les républiques fondées sur la souveraineté fictive d’un peuple imbécile et misérable : la dictature !

Il y eut un court silence.

— Ce serait une monarchie nouvelle, voilà tout, dit le général.

— Absolue ! reprit Maxime. Or, la glorieuse tradition de la bourgeoisie, depuis les parlements et 89, est d’abaisser la monarchie au profit de son propre règne. Ai-je besoin, messieurs, de vous rappeler cette adoration de la liberté.

— Bravo ! bravo ! murmura-t-on.

— Oui, oui, certainement !

— Pas de monarchie autre que constitutionnelle ! dirent quelques-uns.

— Ma foi ! dit le général avec un geste expressif, un commandement ferme…

Omnia serviliter pro dominatione et gratificatione, murmura Maxime de manière à n’être entendu que de son voisin. Il rencontra le regard et le sourire du marquis de Saint-Aufide.

— Non, reprit-il, la capacité de commander doit éloigner de nous la honte d’obéir ; nous pourrions de nouveau prendre un monarque pour allié, mais non pour maître. Ceux mêmes d’entre nous qui acceptent la monarchie absolue la veulent légitime, et repousseraient avec horreur celle d’un parvenu par la grâce populaire, qui, pouvant se passer de nous, forcé de paraître s’appuyer sur les intérêts du peuple, serait non-seulement fatal à notre domination, mais menaçant pour notre sécurité.

— Allons donc, dit un magistrat ; la souveraineté du peuple ne peut pas faire un roi, c’est abdiquer.

— Eh monsieur, s’écria Maxime, est-il question de logique avec des gens qui ne savent pas lire ? qui pour idées morales et politiques, n’ont pas le catéchisme et la tradition ; pour tout horizon, leur clocher ? des gens qui vivent en dehors du monde pensant et que rien ne groupe et ne relie ? Un tel peuple, songez-y bien, n’est comme peuple qu’une fiction ; c’est un être de raison qui n’existe pas encore, s’il doit exister jamais ; c’est un Dieu nouveau qui, pour rendre les oracles, a besoin de prêtres comme tout autre dieu. Eh bien ! soyons ces prêtres et gardons-nous des messies.

— Un dictateur élu par le peuple, reprit le magistrat, ne pourrait accomplir les volontés du peuple qu’en détruisant son premier pouvoir.

— Et le nôtre, ajouta Maxime. Mais vous raisonnez toujours logiquement, et nous sommes dans un gâchis où nous seuls pouvons mettre un peu d’ordre et de clarté ; mais, si nous n’y parvenons, le danger d’une dictature est imminent, un nom, une légende suffisent. Et alors ce serait une chose terrible ; car le gouvernement, toujours si fort en France, était du moins jusqu’ici responsable devant l’opinion. Cette fois, il serait irresponsable.

— Irresponsable et pourquoi ? demanda-t-on.

— Pourquoi ? vous le demandez ? Mais, messieurs, qui constitue l’opinion publique, celle qui voit, sait, apprécie ? Le petit nombre. Et qui désormais décide ! Le grand. Voilà en deux mots la situation.

Un silence pénible suivit ces paroles. Ces hommes se sentaient sous le coup d’une force inconnue.

— Eh bien ! messieurs, je vous le répète, prenons garde. Demain il se pourrait qu’il n’existât plus en France ni honneur, ni justice, ni sécurité, ni droit des gens, rien qu’une volonté sans frein et sans foi, capable de tout et pouvant tout. Confiscation, exil, transportation, égorgements, avec ou sans tribunaux, tout cela deviendrait possible et facile. Qui donc entendrait nos cris ? Le peuple ? Il est sourd. L’opinion ? Elle est désormais réduite à l’impuissance. Ah ! ce pays légal qui fit notre force et notre gloire n’existe plus. Que le premier grec sans fortune et sans préjugés trouve moyen de voler le trône, il pourra dès lors, à son gré, retourner nos poches, piller la Banque, biseauter les cartes… et se faire sacrer à Notre-Dame. La révolution du mépris n’est plus possible. On pourrait aller, ce qui du moins ne s’est pas encore vu, jusqu’à se passer de formes. On pourrait désormais impunément rire au nez de tous les civilisés, mentir à l’Europe, insulter en face le bon sens et la vérité. Qu’importe ? Ce bon peuple qui bêche, laboure e vote, ne le saurait pas. Et s’il le savait, il rirait plutôt de voir vexer son bourgeois. Messieurs, prenons garde !

— Serions-nous donc intéressés à éclairer le peuple ? demanda quelqu’un d’un ton demi-plaisant.

— Non, messieurs, s’écria Brafort ; nous devons seulement prêcher au peuple le respect de l’ordre et l’amour du travail. Il faut que le peuple travaille, et c’est pourquoi il ne devrait pas voter. À Athènes et à Sparte…

— Brafort, dit Maxime, je vous le répète, le suffrage restreint, éclairé, eût promptement amené de terribles inventaires et tout mis en question ; le suffrage du paysan nous sauve, mais c’est à condition que nous saurons nous entendre pour le diriger. Donc, encore une fois, pas de divisions ! De l’activité, de l’audace et du sang-froid ! Nous voici, comme aux temps antiques, à la merci de l’aveugle Destin ; mais aujourd’hui ce dieu réside moins haut, et nous pouvons nous-mêmes nous charger de remplir son urne.

On rit, on applaudit ; puis des conversations particulières s’établirent, et enfin la réunion se dissipa.

— Monsieur de Renoux vise au rôle de chef de parti, dit un ancien membre du centre gauche.

— Il a de grands talents et est fort ambitieux, répondit-on.

— Messieurs, dit le général, on aura beau faire, il faut toujours un chef ; seulement, ce n’est pas un habit noir…

Brafort, le dernier, prit congé de Maxime avec un enthousiasme pieux. Il retournait à R… dès le lendemain pour y préparer son élection.

— À merveille ! lui dit Maxime. Beaucoup de représentants comme toi, mon cher, et la France est sauvée !

Avant de quitter Paris, toutefois, Brafort ne put s’empêcher de passer au greffe pour avoir des nouvelles du jeune voleur Jean-Baptiste Varol.

— Dix ans de réclusion, dit le greffier.

Un léger frémissement parcourut les nerfs de Brafort. Alléguant la jeunesse du coupable et le regret d’être cause… il déposa une somme pour le condamné.

— Oh ! vous êtes trop bon, monsieur, de le plaindre, dit le greffier ; c’est un franc vaurien. Ce n’est pas sa première sottise, et dans dix ans il sortira complétement gangrené. Ces enfants-là, ça naît pour le bagne.

Brafort baissa les yeux et prit congé du greffier, qui le reconduisit jusqu’à la dernière porte en le saluant profondément avec tout le respect dû à tant de philanthropie.



VIII

L’INFANTICIDE.

Pendant l’absence de Brafort et sous l’influence des événements, l’atelier aussi se trouvait révolutionné. Plus de cette discipline si correcte, de cet ordre si merveilleux, grâce auxquels, à la même seconde, tous les métiers se mettaient à battre semblaient battre tout seuls, tant le silence de toute voix humaine était profond, tant complète l’absence de tout mouvement spontané, individuel.

Maintenant des paroles s’échangeaient d’un métier à l’autre ; souvent se jetaient des cris, des paroles. Au bruit des machines, se joignaient des fredons patriotiques. On arrivait parfois de deux à trois minutes en retard et l’on refusait de payer l’amende ; on discutait les jugements des employés sur la valeur du travail. On s’assemblait dans un cabaret de la ville pour faire une pétition au gouvernement provisoire, demandant une augmentation de cinquante centimes par jour et la suppression des règlements arbitraires. On avait parlé de rosser le contremaître, et l’on parcourait les rues, le soir, en chantant la Marseillaise et les Girondins.

Brafort ne pouvait qu’être profondément révolté de tels scandales. Pendant les premiers jours, la peur avait comprimé chez lui l’indignation ; mais, au 10 mars, on commençait à être fort rassuré sur les intentions du gouvernement républicain ; la manifestation des bonnets à poil se préparait à Paris, et Brafort, depuis que Maxime lui avait montré la véritable situation, se sentait le maître comme auparavant. Il n’hésita donc pas, en face du désordre, à suivre l’inspiration de son caractère et à frapper un coup vigoureux.

On nota les mauvaises têtes et, à la fin de la semaine, on les congédia. C’était d’ailleurs nécessaire : l’atelier ne recevant plus de commandes, il fallut bien diminuer le travail. À la nouvelle de ce décret, Jean courut près de son oncle.

— Vous ôtez le pain à vingt familles ?

— Ça ne me regarde pas. Suis-je chargé de les nourrir ? Qu’ils cherchent d’autre travail.

— Vous savez bien qu’il n’y en a pas.

— J’en suis fâché, ce n’est pas mon affaire : je ne puis pas me ruiner pour ces gens-là.

— Ils vous ont bien enrichi ! s’écria Jean indigné.

— Monsieur, s’écria l’oncle en fureur, il y a longtemps que vos détestables doctrines me révoltent et me chagrinent : ayez au moins la pudeur de ne pas les afficher devant moi.

Les ouvriers chassés de chez Brafort, réunis à ceux d’autres manufactures également renvoyés, firent du bruit dans la ville, et l’agitation, se propageant dans les ateliers, s’y traduisit par des actes d’insubordination. Le lundi matin, Brafort parut sur le seuil de l’atelier principal, où en ce moment même quelques conversations avaient lieu. Il était droit, majestueux, superbe, et son intention était de paraître froid et calme comme le destin ; mais une émotion colérique empourprait sa face, et un léger tremblement réfrigéra l’assistance, les voix tombèrent aussitôt.

— Ouvriers ! s’écria Brafort, il se passe ici des faits regrettables. La discipline est ébranlée. Je ne le souffrirai pas. La République n’est pas venue pour établir le désordre, mais pour confirmer chacun dans son devoir. Faites le vôtre ; je ferai le mien. Les temps sont difficiles, le crédit est ébranlé. Il serait peut-être plus prudent à moi de fermer mon atelier ; mais je prends ici votre intérêt en considération plus que le mien, et je veux bien continuer de produire, malgré réduction du marché. Mais j’exige en retour la soumission, l’ordre et la discipline, qui ont toujours régné ici, qui doivent y régner toujours, qui y régneront désormais, à moins que vous ne m’obligiez, par votre insubordination, à fermer sur-le-champ.

Il se tut un instant, promena sur ses humbles sujets un regard ferme, sur lequel tous les yeux se baissèrent, et reprit :

— Ce matin tout le monde, excepté Colin, Marchais et Baraud, est arrivé en retard de trois, quatre ou cinq minutes. Je félicite Colin, Marchais et Baraud de leur ponctualité. C’est en remplissant avant tout ses devoirs que l’ouvrier se rend digne de quelque amélioration à son sort. Tout le reste de l’atelier est soumis à l’amende de dix centimes pour cinq minutes de retard.

Il appuya de nouveau ces paroles d’un regard de maître et sortit.

Après son départ, il y eut bien quelques rumeurs, des murmures, mais les injonctions des employés en triomphèrent aussitôt ; chacun sentait que toute parole malsonnante serait punie d’un renvoi ; or, il fallait vivre, Brafort, triomphant, marchait cambré dans sa force.

— Il faut de la vigueur, disait-il à tous propos.

Ce petit succès lui persuada tout à fait qu’il devait avoir le talent inné de gouverner, que les hommes comme lui étaient nécessaires, et il s’occupa de préparer sa candidature en méditant sa profession de foi.

Il avait dominé ses ouvriers ; il voulut triompher aussi de son neveu, dont les déplorables principes lui semblaient une offense aux siens propres, et qui le gênait et le contrariait surtout par cet enseignement de chaque soir qu’il faisait aux ouvriers. Décidément Brafort avait eu grand tort de souffrir cela.

L’ébranlement de la révolution produisait dans la tête du manufacturier un mouvement qui lui éclaircissait bien des choses. Les faits désormais se classaient pour lui en deux sortes bien distinctes : ceux qui tendaient à conserver l’ordre, c’est-à-dire le statu quo, et ceux qui tentaient à le détruire. Les situations graves imposent leur logique à tous les esprits. Des choses qui jusque-là avaient paru à Brafort indifférentes ou de peu d’importance prirent à ses yeux le caractère générique qui les rangeait soit dans un camp, soit dans l’autre. Au premier rang des choses hostiles, était l’instruction du peuple.

Non pourtant, je vous assure, que Brafort se fût élevé à la hauteur de l’esprit politique résumé par cette formule : Abrutir pour régner. Non, il était trop honnête et trop convaincu pour cela ; il ne conspirait pas contre les droits du peuple ; le respect du droit fut toujours une de ses principales vertus. Il se disait que le peuple, étant né pour travailler, n’avait pas le temps d’étudier, et que cela ne pouvait que lui donner des idées au-dessus de sa condition, lui faire sentir davantage son malheureux sort, lui remplir la tête de prétentions chimériques, insensées, et le rendre paresseux et insoumis. C’est par la même raison qu’il ne comprenait pas le droit politique associé à la misère, et en cela il avait raison beaucoup plus qu’il ne pensait.

En vain Jean s’efforça de lui faire comprendre non-seulement qu’on n’avait pas le droit de faire d’un homme un outil, mais que cet outil même gagne à être perfectionné ; que l’intelligence est toujours féconde, que l’esprit actif rend la main plus prompte, qu’élever l’ouvrier, c’est améliorer le travail.

Brafort haussa les épaules.

— Tout ça sont des idées.

Le mot idées commençait à devenir pour lui aussi inépuisable que celui de théories.

— Pour travailler, il faut y être forcé ; un homme instruit ne peut pas vouloir rester ouvrier. Or, tout le monde ne peut pourtant pas être avoué ou notaire. L’égalité est une chimère.

— C’est l’avenir de l’humanité, dit Jean, et il esquissa en quelques lignes de feu le monde de ses rêves.

— Ah ! ah ! ah ! disait en ricanant Brafort, pauvre fou ! Pauvre fou ! répétait-il paternellement en haussant les épaules.

Et il fit cette réflexion profonde :

— Mais, si nous étions tous égaux, on ne pourrait plus se distinguer. Une société ne peut vivre sans hommes supérieurs, son plus bel apanage.

Il parla longtemps, dans ce style, des devoirs réciproques du riche et du pauvre, du mécanisme intelligent, grâce auquel le luxe produit le travail, et de l’accord touchant de la bienfaisance et de l’indigence. Il débitait tout cela d’une voix tonnante et d’un visage enflammé ; tandis que Jean, pâle et contenu, l’écoutait en pressant de la main son front chargé de tristesse.

Il va sans dire qu’ils ne purent s’accorder et que Jean continua ses leçons.

Mais Brafort n’avait point oublié les inquiétudes que lui causait la raison de son neveu, et l’utilité de se lancer dans le monde pour réformer ses idées. Il avait agi dans ce sens, et un matin, après réception du courrier, il vint trouver Jean, une lettre à la main.

— Écoute, lui dit-il brusquement, le commerce n’allant plus, je ne puis continuer les améliorations que je voulais faire dans mon outillage. Tu ne m’es done plus utile, et, d’un autre côté, l’air des ateliers ne te vaut rien. Tu as besoin de te frotter à la vie, de te former au contact des gens capables, et de perdre ces idées fausses que n’ont point les gens du monde. J’ai écrit à monsieur Maxime de Renoux qu’il voulût bien s’occuper de te placer quelque part, et il me répond aujourd’hui même qu’il a besoin d’un secrétaire. Il te sait honnête, instruit ; il t’accepte, et j’en suis heureux pour toi. Entre ses mains…

— Il m’est impossible d’accepter, mon oncle.

— Impossible ! s’écria Brafort avec une surprise sous laquelle sourdait une colère, impossible ! et pourquoi, s’il vous plaît ? Ce n’est pas là, je le sais bien, une carrière déterminée ; mais ton diplôme peut attendre longtemps l’occasion de s’exercer, et chez Maxime, tu trouveras la source et l’occasion. D’abord tu pourrais y rencontrer un beau mariage, et puis, quand tu auras passé une année ou deux sous son égide, qu’il l’aura formé, il te procurera quelque poste avantageux. Vois-tu, il vaut mieux être fonctionnaire qu’ingénieur civil : c’est une position plus sûre et plus tranquille. On dépend de ses supérieurs, c’est vrai ; mais on commande au public ; et, pourvu que l’on soit bien avec ceux-là, on peut se moquer de l’autre : on est sûr d’avoir toujours raison, on est inviolable. Moi, si je n’étais pas fabricant, et si je n’espérais pas être député, je voudrais être fonctionnaire.

— Mais ce n’est pas mon avis, mon oncle. Vous voulez faire de moi un membre de la classe gouvernante et riche, je ne puis l’être. J’avais accepté avec joie d’employer à votre service l’instruction que vous m’avez procuré ; mais, si je ne vous suis plus utile, je reprends ma liberté.

— Votre liberté ! monsieur ; n’ai-je plus de droit sur vous ? Je vous ai élevé comme un père…

— Et je vous aiderais et vous défendrais comme un fils ; mais, en échange de vos soins, vous ne pouvez prétendre confisquer mon âme et ma vie.

— Confisquer ! monsieur, ce n’est pas moi qui songe à confisquer. Voilà bien l’effet de vos ignobles théories : des droits toujours des droits, et pas de devoirs. Ainsi vous croyez qu’après vous avoir fait ce que vous êtes, ce n’est pas à moi de diriger votre avenir ? Mais voilà ! maintenant que vous croyez n’avoir plus besoin de moi, vous me mettez de côté. Vous n’êtes qu’un serpent que j’ai réchauffé dans mon sein ; j’ai voulu vous élever pour l’honneur et les bons principes, et vous me faites rougir de mes bienfaits. J’aurais mieux fait de vous laisser à la charité publique…

— Vous oubliez que vous m’avez enlevé à la tendresse d’un ami…

— D’un repris de justice, vous voulez dire.

— La colère vous rend insensé, monsieur ; je ne vous répondrai plus.

Et Jean, toujours contenu, mais tremblant d’indignation, voulut sortit. Brafort se jeta au-devant de lui.

— Vous ne sortirez pas, monsieur, de ce toit, où vous avez été abrité, choyé, nourri, et que vous voulez sans doute déshonorer, sans me dire où vous voulez aller et ce que vous pensez faire.

— Je me propose d’entrer comme dessinateur dans quelque atelier ; or, si, dans l’état actuel des affaires, je ne puis trouver cette place, j’aurai recours à Georges, qui m’occupera dans sa compagnie, ne fût-ce qu’en qualité d’homme d’équipe.

— Admirable ?… Après ?

— Après j’épouserai une ouvrière et je vivrai dans les rangs de mes frères du peuple, pour les instruire et pour souffrir avec eux.

— Et si je vous faisais enfermer aux Petites-Maisons ? s’écria ou plutôt rugit Brafort en se croisant les bras devant son neveu, et en te foudroyant du regard.

— Vous ne pourriez…

— Tu crois ! Eh bien ! moi, je te le déclare, malheureux ! j’y crois à la folie ! Et qui donc, sans être fou, peut refuser la fortune, la considération, les honneurs, le luxe, le bien-être, le pouvoir, tout ce qu’envient les hommes, pour choisir la dépendance et la pauvreté ? Mais tu ne vois, tu ne sens donc rien ? Tu es fou, te dis-je.

— Vous vous trompez, dit Jean tristement ; je suis plus ambitieux que vous, mais nous ne pouvons nous comprendre.

Et il sortit, laissant Brafort partagé entre la colère et un étonnement si profond, qu’il ne pouvait, aux questions de son intelligence en détresse, répondre que par cette phrase vingt fois répétée :

— Il est fou ! Ce misérable-là est absolument fou !

Jean ne pouvait, après une telle scène, rester dans la maison de son oncle. Il fit ses préparatifs de départ.

Dans cette maison luxueuse où nul ne songeait à lui procurer le plus grand des luxes, l’indépendance, il était si pauvre qu’il n’avait pas de quoi prendre le train pour Paris. Il se hâta d’écrire à Georges et à Charles de Labroie, et alla mettre sa montre en gage. Mais un soin plus cher le tourmentait. S’il devait laisser à R… l’espoir le plus doux de sa vie, l’être adoré sur lequel se concentraient tous les rêves, toutes les poésies, toutes les ardeurs de son âme, s’il lui fallait partir seul, au moins voulait-il emporter une promesse, laisser un serment avec son adieu. Sans le froissement douloureux qu’il éprouvait de sa rupture avec son oncle, Jean, à cette heure où se dénouaient les liens qui l’attachaient à la classe riche, et en se voyant au seuil de cette vie humble et pauvre à laquelle il aspirait, comme un exilé au retour de sa patrie, n’eût ressenti qu’enthousiasme et enivrement. Cette nature, bien d’autres que Brafort la trouveront folle et chimérique. Il en est de telles, cependant, rares, mais réelles, dont fut le Christ, dit-on, et qui, à notre époque tourmentée, d’une transformation plus radicale, plus profonde, sont plus complètes, parce qu’elles joignent à l’amour des humbles et des petits, la ferme revendication de leur droit.

Cette vie d’ailleurs, que Jean n’eût pas moins acceptée, si elle eût été solitaire et dépourvue de joies personnelles, la pensée de Baptistine l’illuminait pour lui. C’était comme ces lucarnes de pauvres demeures, que le soleil transforme en vitres d’or. Quand il voyait marcher dans sa mansarde future cette figure pure et charmante, il se jugeait cent fois trop riche et trop heureux. Il se sentait aimé. Toutefois, n’osant trop y croire, il frémissait d’espérance dans l’attente de la certitude. Il lui fallait s’expliquer avec elle avant son départ.

À l’atelier, c’était impossible ; il fallait donc l’aller voir chez elle, au risque des observations méchantes. Mais c’était la première visite et ce serait un adieu.

Ayant attendu l’heure à laquelle Baptistine devait être rentrée chez elle, Jean se dirigea vers la courée où elle habitait.

Ces courées sont des sortes de cités, contenant chacune quarante à cinquante logements, rangés autour d’une cour humide et souvent infecte. Jean se fit indiquer le numéro de Baptistine et entra. Des odeurs de guenilles et de bouillitures infâmes empestaient l’air, et les escaliers et les corridors étaient d’une malpropreté répugnante. Un de ces poëtes qui ne voient l’idéal que dans les fleurs, les parfums et le poli des surfaces eût pris la fuite ; mais Jean passait au milieu de ces choses, comme il l’avait fait ailleurs, au milieu des laideurs moins superficielles, tristement, et son idéal au cœur. Celle qu’il allait chercher dans ce bouge ne lui était ni moins chère ni moins sacrée, car il avait vu luire dans son regard le rayon incorruptible qui élève l’être au-dessus du sort. Il s’arrêta, le cœur tremblant, près de la porte, hésita quelque temps et frappa.

La porte s’ouvrit ; le joli visage de Baptistine parut, penché sur l’entre-bâillement, et soudain à peine se croisait le rayon de leurs regards, qu’elle se rejeta en arrière en poussant un léger cri.

— Ah ! c’est vous ?

Et la porte, qu’une main tremblante ne retenait plus, s’ouvrit toute seule sur ses gonds fléchis, et Baptistine demeura debout au milieu de la chambre, éperdue, tandis qu’il restait, lui, tout hésitant, sur le seuil.

Au milieu de la chambre est assez mal dire. Cette chambre n’était qu’une étroite cellule, dont un des côtés était occupé par un lit de sangle, l’autre par un petit buffet-armoire. La porte en s’ouvrant frôlait ces deux meubles, et il n’y avait passage entre eux que pour une seule personne jusqu’à la fenêtre, dont l’embrasure était occupée par une petite table. Une chaise à la tête du lit, au-dessous d’un miroir ; une autre au bout du buffet, sous une image de saint Jean-Baptiste ; c’était là tout, et Baptistine avait bien fait de se reculer, car Jean n’aurait pu entrer sans cela.

— Entrez ! lui dit-elle de sa voix douce, entrez monsieur Jean. Oh ! j’étais si loin de m’attendre à vous voir !

Et quand il eut refermé la porte, et qu’il se trouva engagé dans le passage entre l’armoire et le lit, elle avança un peu la chaise au-dessous de saint Jean-Baptiste, prit place elle-même sur la seconde, et ils se trouvèrent ainsi en face l’un de l’autre, tout proches, dans le plus étroit des tête-à-tête. Cette considération toutefois n’était plus rien dans le trouble de Baptistine, il ne s’y mêlait aucune inquiétude ; c’était le bonheur, un bonheur plein de ravissement, de timidité, mais ingénu, et que révélaient un regard brillant, un souffle précipité, des lèvres entr’ouvertes par un doux sourire.

Jean regardait cette logette si insuffisante, cette pauvreté propre et soignée, et se sentait profondément attendri. Jamais Baptistine ne lui avait paru si touchante. Ah ! combien il l’adorait mieux ainsi, dans cette petite robe d’indienne, sous ce bonnet coquet à force d’être simple, avec cette figure si belle, dont la jeune pâleur témoignait déjà d’un passé d’épreuves courageusement supportées ! Oui, mieux cent fois que s’il l’eût vue sous des vêtements de soie, dans cette arrogance de beauté, d’épanouissement, de bonheur de ces enfants gâtées, qui oublient si gracieusement le martyre de leurs humbles sœurs. Il gardait le silence, mais ses yeux parlaient ; ceux de Baptistine se baissèrent, et ils rougirent tous les deux.

Il fallait parler cependant, car Jean ne s’était muni d’aucun prétexte ; il est vrai que pour l’accueillir, Baptistine n’en avait point demandé. Mais il le voulait bien, parier, il lui fallait cette explication immédiate ; seulement la voix mourait dans sa gorge, au moment de prononcer les paroles qui allaient dévoiler son cœur. Il n’était pas seul à ressentir cette pudeur qui accompagne tout sentiment vrai… En face de lui, la pauvre enfant, elle aussi, frémissait du même émoi chaste et doux, et, oubliant tout le reste, se sentait vierge dans l’attente du premier aveu d’un premier amour.

— Je vais partir, dit-il avec effort, demain…

— Partir ! ô mon Dieu ! s’écria-t-elle… Mais vous reviendrez… n’est-ce pas ?…

Elle attacha sur lui ses deux grands yeux, pleins d’une expression anxieuse, et tendit instinctivement les mains comme pour le retenir. À ce mouvement, l’élan du jeune homme emporta sa timidité. Il saisit les deux mains de Baptistine, et se penchant ardemment vers elle :

— Oh oui, je reviendrai ; je reviendrai vous chercher, si vous m’aimez et si vous voulez être ma femme.

Elle jeta un cri sur ce mot, et devint tremblante et toute pâle ; ses mains échappèrent à celles de Jean et se joignirent, ses regards un moment semblèrent égarés.

— Votre femme ! dit-elle, moi ! votre femme !

— Ah ! s’écria-t-il, vous ne m’aimez pas ?

Elle ne lui jeta qu’un regard, mais si éloquent, si beau, qu’il n’eût pas besoin d’autre réponse.

— Eh bien ! dit-il, si vous m’aimiez…

— Ah ! soupira la pauvre fille, j’avais pensé quelquefois que vous m’aimiez, et j’en étais… trop heureuse ; mais, moi, devenir votre femme ? oh ! jamais ?

— Vous ne croyez donc pas sérieusement à mon amour ? Baptistine.

— Oh ! si ; mais… je ne pensais pas… j’étais heureuse, voilà tout. Je me disais : Je sais bien que c’est un rêve et que cela passera : mais j’avais peur de me réveiller. Oh ! Jean, vous si bon ! car aucun ne vous ressemble sur terre ! vous voulez bien m’aimer, vous !…

Il répondit par ces adorations passionnées où l’amour et le sentiment religieux se confondent. Elle écoutait avec une étrange expression de ravissement, de surprise et d’épouvante. Puis elle mit la main sur la bouche de Jean :

— De grâce, ne me parlez pas ainsi à moi ! à moi si… pauvre et… si malheureuse ! C’est moi qui voudrais me mettre à genoux devant vous et vous adorer ! Ah !… s’il m’était permis seulement de vous voir sans cesse et de vous servir !… Je n’ai pas rêvé d’autre bonheur.

— Et moi, s’écria-t-il, je vous en supplie, pas de ces humilités, Baptistine ! Sachez bien que votre pauvreté, vos vertus, vos souffrances, vous rendent mille fois plus chère et plus précieuse à mes yeux.

Elle frémit, baissa la tête, et puis elle passa les mains sur son front, devenu plus pâle encore.

— Oh ! oui, murmura-t-elle, il fallait se réveiller !

Et elle regarda Jean avec résolution, comme si elle allait parler ; mais, en rencontrant son regard chargé d’amour, le courage lui manqua.

— Vous partez demain, dit-elle d’une voix faible, demain !

Et, sans presque plus rien dire, lui abandonnant ses mains qu’il couvrait de baisers, elle le regarda, l’écouta aussi longtemps qu’il voulut rester près d’elle. De temps en temps seulement, elle laissait tomber une parole d’amour, profonde, qui le ravissait. Ils restèrent ainsi longtemps, sans le savoir, jusqu’au moment où un bruit violent se fit entendre à côté. C’était le voisin qui rentrait, et, pris de vin, se heurtait aux meubles. En même temps l’heure sonna à l’horloge voisine, onze heures. Jean aussitôt se leva et s’excusa d’un ton respectueux en prononçant douloureusement le mot d’adieu ; son regard, attaché sur Baptistine, implorait un adieu plus tendre.

— Oui, dit-elle, répondant à cette muette prière, oh ! oui !

Et, jetant elle-même ses bras autour du cou de Jean, elle baisa son front, ses cheveux, et l’inonda de ses larmes. Fou de bonheur et d’espoir, il répétait :

— Au revoir ! à bientôt ! ô chère aimée ! à toujours !

Il partit enfin, et la pauvre fille, quand il eut refermé la porte et qu’elle n’entendit plus le bruit de ses pas, tomba sur son lit, folle de douleur.

Jean quitta R…, le lendemain, sans avoir revu Baptistine. Il écrivit à son oncle pour prendre congé de lui une lettre affectueuse et triste. Sa tante, à laquelle il présenta ses adieux, crut devoir lui marquer son mécontentement par beaucoup de sécheresse et n’essaya pas de le retenir. Il avait écrit à Maximilie.

Tout meurtri encore des insultes et des froids adieux de cette famille, qui était la sienne selon le sang, Jean, au sortir du wagon, se trouva dans les bras d’un vrai parent, Charles de Labroie, Georges était alors absent de Paris. Après d’ardentes causeries sur les événements, — on était à la fin de mars, — le jeune homme dès le lendemain se mit à chercher du travail. Il avait le cœur plein d’enthousiasme, et les tristes prévisions de son ami n’avaient pu éteindre cet ardent foyer d’espoir qu’alimentaient en lui l’amour et la jeunesse. Il souriait aux blouses républicaines, il saluait avec ivresse la devise d’un ordre nouveau, et toute fenêtre de mansarde ornée de liserons et de pots de fleurs agitait son cœur de l’impatience de réaliser son doux rêve.

Le soir, en rentrant chez son ami, Jean reçut une lettre de cette écriture qu’il avait lui-même formée et connaissait bien. Plein de bonheur, il courut se renfermer pour la lire et l’ouvrit avidement.

« Ô Jean ! vous aimez la pauvreté, vous ne la connaissez pas. Quand vous saurez ce que c’est que la pauvreté d’une fille du peuple, vous la plaindrez encore, mais vous ne l’aimerez plus.

» J’ai bien des pardons à vous demander de vous avoir laissé me parler hier soir comme vous l’avez fait. Cela me causait un si grand bonheur mêlé d’une grande tristesse, mais encore plus de bonheur. Il faut me le pardonner. Dans toute ma vie, je n’ai eu que cette heure, et c’est fini. Le cœur m’a manqué pour vous dire… que vous ne deviez pas m’aimer.

» Hélas ! qu’ai-je fait à Dieu pour avoir été déjà si misérable ? Être dépouillée de tout en ce monde, même du droit d’aimer ! Ah ! pourtant je vous aimerai, Jean ; on ne peut m’ôter cela, je vous aimerai toute ma vie, si vous le permettez encore. Mon Dieu ! je sens que je vous fais mal, et vous ne comprenez pas encore… car vous êtes ainsi, vous, si pur ; vous allez dans la vie comme dans les chemins, la tête haute, sans voir la boue sous vos pieds. Vous êtes si bon que vous vous dites : Voilà des malheureux, ce sont mes frères, je les aime. Voilà une pauvre fille que je veux aimer comme une autre ; pauvreté n’est pas vice. Mais c’est là que vous vous trompez bien, Jean ; la pauvreté, c’est plus sérieux que cela, voyez-vous, plus cent fois qu’on ne veut le dire ; c’est bien le vice, en effet, oui, la honte, la mort de tout ! Non, vous ne pouvez comprendre, vous, ce que c’est que de n’avoir aucune éducation, d’être abandonnée à la tyrannie d’êtres brutaux et odieux, de voir autour de soi la débauche une habitude… À douze ans !… Oh ! je sens votre mépris sur moi ! Par pitié !… Sans doute j’aurais dû mourir, mais j’étais si petite et si faible que j’ai voulu vivre… je ne sais par pourquoi.

» Depuis que je vous connais, j’ai beaucoup changé. Auparavant, je ne sais trop ce que j’étais. Quelquefois je pleurais amèrement, d’autrefois je riais comme les autres. Oui, nous rions, étant ce que nous sommes ; il faut que ce soit une chose bien forte que la jeunesse ? Mais ce soir, quand je m’arrêtai derrière la grille, près des clématites, pour en respirer le parfum, et que je vous entendis demander la justice pour l’ouvrière… je ne puis vous dire ce que j’éprouvai… Je n’avais pas cru jusque-là que notre enfer pût changer, et j’avais la résignation du bœuf qui regarde l’aiguillon et la charrue de son air triste et stupide. En ce moment-là, j’eus comme la vision d’un autre monde, et mon cœur s’élança, comme s’il voulait sortir de moi-même.

» Et ensuite je vous vis, je vous parlai. Vous me paraissiez un être d’une autre nature. Vous et les choses que vous disiez, dès que j’étais seule, j’en rêvais. Mais ce n’était qu’un rêve, ma vie du dehors était la même ; j’étais comme une prisonnière dont l’esprit voyage.

» Nous ne changeons pas d’un coup ; et depuis si longtemps, depuis toujours, hélas ; je vivais courbée…

» Ah ! je sens bien aujourd’hui que j’aurais dû me laisser chasser par votre oncle, mourir de faim, s’ils m’y avaient condamnée… Oh ! si j’avais su mourir !… Aujourd’hui je ne vous causerais pas cette douleur… Moi ! vous faire souffrir !

» Eh bien ! malgré cela… c’est mal, oui, car c’est égoïste ; mais je ne dois pas, je ne veux pas me faire meilleure devant vous, non, je ne voudrais pas être morte sans que vous m’ayiez aimée.

» Ah ! pardonnez-moi, Jean ! pardonnez-moi de ne vous avoir pas dit tout de suite… d’avoir goûté le bonheur de votre amour pendant cette soirée ; ne m’en veuillez pas, et ne me retirez pas cela, qui est tout pour moi. Ne soyez pas offense non plus si je continue, moi, de vous aimer ; et surtout soyez bien sûr que mon amour pour vous ne ressemble pas… Oh ! moi ! je voudrais vous voir, vous entendre, vous servir, vous adorer sans cesse. Rien de ce que d’autres… Oh ! Jean, ce que je vous donne est bien à vous seul. Hélas ! comprenez-vous bien que je n’ai jamais aimé, que ma vie est resté vierge, que mon cœur est demeuré mien !

» Nous ne pouvons plus nous revoir, nous ne nous reverrons plus ! Ah ! devant vous, je mourrais de honte ; mais je vous aimerai toute ma vie, et je vous demande cette grâce, Jean, de me le permettre encore, si vous n’avez pas trop horreur de moi.

» BAPTISTINE »

Dans cette lettre, Jean tout d’abord ne vit, ne sentit qu’une chose, la révélation qu’elle lui apportait. Comme un choc est d’autant plus rude qu’il vient de plus haut, lui, ce pauvre rêveur, ce croyant à outrance, qui ne marchait au travers de la vie réelle qu’enveloppé de ses rêves comme d’un nuage, qui, sur les traits purs de cette enfant et dans son beau regard, n’avait lu que l’idéal, lui qui ne soupçonnait rien, qui ne supposait pas, qui prenait les choses pour conformes à leur apparence, lui qui, par sa force propre de création, du beau faisait le sublime, il fut écrasé de ce coup. Tout autre eût pu apprécier la lettre de Baptistine, plaindre cette pauvre enfant, l’aimer encore ; tout autre que lui pouvait être indulgent, équitable, attendri. Lui ne pouvait être que désespéré ; car, en dépit de tant d’excuses, de tant de souffrances et d’une si touchante douleur, son idole n’en était pas moins brisée, son amour flétri. Il avait rêvé, pressenti des sublimités inconnues ; ses élans n’avaient pas de bornes, et tout à coup l’étoile qu’il avait choisie pour l’adorer, se détachant des cieux, tombait dans la boue. Son idéal n’existait plus. Jean se sentait mourir, car ce n’était point chez lui une exigence de convention, mais un besoin de son être. Cette pureté de la femme aimée qu’il n’eût pas même songé à demander, tant il y croyait, il n’y tenait, lui, ni par vanité, ni par préjugé, ni par sottise ; ce n’était point l’amour factice, hypocrite d’une vertu dont on se joue : c’était sa nature même, qui réclamait l’air des cîmes, où il était né, dont il n’était jamais descendu.

Après un long étourdissement, il se leva, sortit, erra, s’assit dans la campagne, et pleura sans pouvoir être soulagé. Il ne se retrouvait plus lui-même ; ainsi diminué de son amour, lui qui autrefois se sentait des ailes, à peine pouvait-il soulever ses membres collés à la terre. La vie lui semblait ténébreuse et découronnée.

Cet excès de souffrance dura plusieurs jours, excluant presque la réflexion, lui rendant par conséquent toute décision impossible, lui en laissant à peine sentir le besoin. Ce pauvre et pur enfant se voyait plongé dans des fanges où il se débattait avec horreur, vainement, car son cœur y était pris. Pour la première fois, il se voyait face à face avec les pourritures sociales, dont il avait jusque-là détourné sa vue, et leur contact le rendait malade à mourir, sa douleur était de toutes, celle qui appartient le moins à l’égoïsme : il souffrait son mal dans le mal de l’humanité.

Lorsqu’il put s’entretenir avec son ami, celui-ci le ramena plus près du réel et le lui fit mieux comprendre : c’était une nature héroïque, simple aussi, Charles de Labroie, mais il vivait depuis cinquante ans. La vie sociale peut fortifier les faibles, elle diminue sûrement les forts. Dans cette communion inégale, ceux-ci perdent ce que gagnent les autres. L’indulgence est une vertu, mais pour excuser, il faut connaître et comprendre ; l’ignorance du mal est plus haute. Charles de avait sondé cet égout social où la dépravation vient d’en haut s’accoupler avec la misère, la souille, la féconde et la multiplie. Il en dévoila les horreurs aux yeux de Jean épouvanté, lui montra l’enfance, nourrie de ces miasmes, habituée à ces spectacles, et forcée de choisir, si faible et si indécise encore, entre la honte et la mort. Il justifia enfin Baptistine, mais à quel prix ! D’ailleurs il se borna à éclairer les faits ; il s’efforça d’adoucir la douleur de Jean par sa tendresse et ne lui conseilla rien. Mais, en toute question, la préoccupation dominante de Jean était le devoir. Il le chercha. Devait-il abandonner cette enfant pour son malheur ? Elle l’aimait ; lui-même ne l’aimait-il pas encore ? Ah ! ce n’était plus le même amour, si haut, si fier, et si pur ! Mais il se sentait ému d’une ardente pitié, d’une tendresse profonde. Le lien entre elle et lui n’était pas rompu, il entraînait Jean après elle ; seulement ils changeaient de sphère, hélas !

Brisé de sa chute, il éprouvait le besoin de se relever par quelque effort ; le sublime lui échappant, il prit l’héroïsme. Eh bien ! il vivrait sur la terre, il serait grand encore à force d’amour.

Cette résolution, une fois accueillie, le pénétra de plus en plus il sentit comme un amour nouveau se refaire en lui, moins élevé, plus triste, mais peut-être plus tendre encore. Il se rattacha par le dévouement à ce monde que tout à l’heure il eût voulu fuir avec dégoût. Huit jours, plus remplis que certaines vies, s’étaient écoulés dans ces angoisses. Pendant ce temps, pas un mot n’était allé adoucir la douleur de cette malheureuse enfant, qui devait compter au moins sur un peu d’estime et de gratitude ; huit jours de froid silence avaient achevé d’écraser ce cœur meurtri, l’avaient empoisonné d’amertume. L’activité de Jean se réveilla sous celle pensée. Il résuma dans une heure toutes ses répugnances et tous ses élans. les fit se mesurer dans une dernière bataille et, la victoire acquise au sentiment le plus généreux, il partit immédiatement pour R…

L’aube s’éveillait à peine quand il arriva. Les ateliers n’étaient pas ouverts encore, mais l’heure était proche. Il se hâta pour trouver Baptistine, et, n’osant monter à sa chambre, il alla se poster sur la route de l’atelier, dans un sentier par lequel elle passait le plus souvent et qui longeait les jardins entre deux haies. De là il dominait l’autre route. Plusieurs passèrent elle ne venait point. Elle était malade peut-être. Les oiseaux chantaient dans le jardinet, la haie toute verte boutonnait déjà ; les hautes cheminées des usines qui se détachaient inertes sur le ciel, tout à coup s’animèrent et vomirent la fumée noire. Baptistine était malade sûrement, puisqu’elle ne venait pas. Le cœur plein de trouble, il se décidait à se rendre chez elle, quand le son d’une marche discrète le fit tressaillir. C’était elle ; elle marchait la tête baissée, lentement, comme une personne profondément lasse. À cinq ou six pas de Jean, elle leva les yeux, fit un cri étouffe, chancela et tomba sur ses genoux.

Des mots peuvent-ils rendre le mélange d’adoration, de douleur, de ravissement, qu’exprima ce doux visage. quand elle releva la tête vers Jean ? Il en fut saisi. Des larmes vinrent à ses yeux, et Baptistine sentit trembler autour de sa taille le bras qui la soutenait.

— Oh ! merci, lui dit-elle, d’être venu, que je puisse vous voir encore une fois.

— Je suis venu, dit-il, pour vous arracher à cette vie et vous la faire oublier. Suivez-moi aujourd’hui même, Baptistine ; j’ai besoin de vous protéger, en attendant notre union.

La jeune fille joignit les mains. Un flot de cette lumière qui vient de l’être même fit resplendir ses traits et remplit son regard d’extase ; elle murmura :

— Ô Jean ! est-ce possible ?

Mais, tout à coup, son expression changea, une pâleur mortelle s’étendit sur son visage, et elle dit sourdement :

— Non ! non ! ce n’est pas possible !

— Si, dit-il.

Et à ce moment, voyant la maison voisine s’ouvrir, il entraîna Baptistine au bout du sentier. De l’autre côté du chemin, se trouvait un bois de frênes. Jaloux d’échapper à ces regards curieux qui froissent et troublent les émotions sincères, Jean soutenant la jeune fille, entra dans ce bois, et ne s’arrêta que lorsque les feuillages naissants et les troncs entre-croisés, lui eussent caché le chemin. Alors il regarda sa compagne, et, la voyant toujours pâle et toujours tremblante, il la pressa doucement contre son cœur.

— Écoute, lui dit-il, je ne puis te le cacher, j’ai horriblement souffert ; mais j’ai triomphé de cet égoïsme. J’ai senti, et je sens surtout en ce moment, que ma liberté n’a le droit de rien reprocher à ton esclavage, que c’est bien plutôt à ma fortune à courber le front devant la tienne. La raison humaine est insensée, elle prend les choses à rebours. Ce sont les dépouillés qu’elle punit, c’est aux créanciers qu’elle demande des comptes ; ceux dont elle devrait implorer le pardon sont ceux Plus favorisé que toi, moi qui ai gardé sans outrage ma qu’elle juge et condamne. Je ne suis pas de ces fous. liberté, ma fierté, biens les plus chers, j’irais l’accuser de ce qu’on te les a ravis. Non ! va ! je te plains, je l’aime, et mon bonheur se sent coupable vis-à-vis de ton malheur. Pauvre enfant ! dès ta naissance, jetée dans les fanges de ce monde, et si rudement meurtrie, tu t’es relevée cependant, et tu aspires et tu montes… j’éprouve déjà la fatigue et me sens presque descendre. Moi, né de deux héros, instruit par un noble ami, C’est toi qui dans ton essor m’aideras. Tu es pure d’essence, et moi de hasard. Tu vaux mieux que moi, Baptistine. Relève tes yeux, et regarde-moi comme tout à l’heure, pleine de confiance et de joie. Que tu es belle ! oh ! ne sois pas triste ainsi !

Elle appuya sa tête sur l’épaule de Jean, qui la pressait contre lui. Son petit bonnet se détacha, ses cheveux ruisselèrent. Il les prit dans sa main et y appliqua ses lèvres. Bientôt Jean les sentit humides ; elle pleurait.

— Pourquoi, pourquoi pleures-tu ? lui dit-il. Et, malgré lui pourtant, un frémissement le parcourut ; l’affreuse pensée leur était commune. Combien de fois viendrait-elle ainsi glacer leurs baisers ?

— Oh ! parle-moi, dit-il, parle-moi ; tes larmes silencieuses me font mal.

— Tu veux encore de moi pour ta femme ? dit Baptistine. Il me semble que je rêvé. Tu n’as donc rien des autres hommes, toi, Jean ? Oh ! je voudrais t’adorer ! Je ne connais pas Dieu, mais il ne peut être plus grand, ni si bon que toi. Il punit, lui ; tu pardonnes ! Mais, hélas ! il y choses que ne peux pardonner !

— Tout, dit-il ; mais je t’en supplie, laissons d’odieux souvenirs. Notre vie commence ; nous sommes nés d’hier, ensemble, dans notre amour, et nous y vivrons désormais, confiants, purs, heureux. Notre amour à nous, le seul, est celui qui purifie et qui crée, celui qui du bonheur fait naître le devoir ! Au fond de ses pures. tendresses, lui seul trouve la vie ; il naît du rayonnement de deux âmes et s’accomplit dans un berceau. C’est lui, le ministre des saintes destinées, le créateur, le Dieu. Les mauvais rêves de la nuit, qu’en sait-il ? que lui importe, à lui, le jour ?

Baptistine se redressa et regarda son amant en l’écartant d’elle ; il y avait de l’égarement dans ses yeux ; sous ses cheveux épars, elle semblait plus pâle.

— Oui, dit-elle, oui, cela devrait être ainsi. Ce serait juste. C’est ainsi que tu aurais fait la vie, toi ; mais non pas, Dieu ! Oh ! lui, ça ne lui fait rien : le rayon, la boue, l’ignoble comme le beau, la haine comme l’amour, tout cela crée… mêlant ce qui se trouve… Aux brigands comme aux purs, mêmes droits. C’est une honte !… c’est pis, c’est infâme !… Le bourreau ne ferait pas tant. Ces choses là sont épouvantables. Oh ! Jean, je voudrais aller l’aimer dans une autre monde ; celui-ci me fait horreur.

Jean l’écoutait avec stupeur ; il ne l’avait jamais vue ainsi, la malédiction aux lèvres et la fureur dans les yeux, elle si douce.

— Calme-toi ! lui dit-il en la rapprochant de lui ; ne pense plus au passé, l’avenir est à nous !

— Quel avenir ? demanda Baptistine. Horrible avenir, jamais ! Te rendre malheureux, moi, élever sous tes yeux ma honte et la voir grandir ! Tu as beau être un ange, tu le haïrais comme je le hais, car c’est l’outrage qui s’est fait vivant pour me ronger les entrailles, pour me voler tout bonheur, toute espérance. Oh ! oui, je le hais ; Quand je t’écoute et me laisse enlever au ciel par toi, il est là qui s’agite et me rappelle à mon infamie. Quand tu me rapproches de ton sein, toi, la vie de mon âme, il s’élance pour te repousser, lui, l’étranger, le voleur, le fruit maudit de ce monstre, le fils de ton oncle, Jean !… Qu’en dis-tu ? Est-ce là le bonheur. que tu attends ? Ah ! tu rêvais un berceau ? Oui, il y en a un, et c’est un serpent qui vient s’y coucher. Ah ! la belle union ! le bel amour, n’est-ce pas ?… Ah ! voilà que tu recules. À la bonne heure !… Tu es homme enfin ! Va, laisse-moi, pars ! C’était impossible ! Merci de ta pitié ! Tu ne peux me donner plus.

Jean sous l’horrible révélation, s’était en effet reculé, il se sentait vaincu. Obligé de lutter contre d’importunes images, ébranlé déjà dans son amour, ce coup fut mortel. Ce n’était donc plus seulement le passé qui lui était enlevé, mais l’avenir, tout enfin ! Un coup d’œil qu’il jeta sur Baptistine lui rendit visible le secret qu’elle venait de révéler, et sous ce même coup d’œil, à ses yeux, l’amante disparut. Une innocente compassion, — il y en avait déjà trop dans cet amour, — mêlée de colère et de la douleur de cette nouvelle chute, remplit l’âme de Jean, mais ce fut tout. Ne trouvant plus d’élan, il resta muet ; le regard qu’ils échangèrent fut sinistre. Un froid leur glaça le cœur.

Ce fut Baptistine qui la première eut le courage de conclure, tandis que Jean, sans voix et sans force, gisait écrasé sous les ruines de son amour ; elle, calme à force d’exaltation, l’œil tout enfoncé, brillant d’un feu sombre, dominait la situation et semblait douée pour l’apprécier d’un sens nouveau supérieur.

— Va, dit-elle, je ne t’en veux pas. Tu as fait tout ce que la force humaine peut faire. Je t’aime trop pour ne pas rompre moi-même notre lien, car je me mépriserais de t’imposer ma misère. Va, nous ne pouvons plus que nous faire souffrir.

— Hélas, répondit-il, tu me vois accablé. Je ne me sens plus moi-même, et ne me retrouve plus. Je sens seulement que plus tu es malheureuse, moins je puis t’abandonner.

— Ne comprends-tu pas, répliqua-t-elle, avec une une expression terrible, que ta pitié ne peut me soulager ? Non, Jean, ajouta-t-elle avec plus de douceur : nous ne pouvons plus… Pour toi, pour moi, va, pars tout de suite ; nous nous reverrons plus tard.

— Crois du moins que jamais le besoin de te revoir et de te savoir moins malheureuse ne s’éteindra en moi ; promets-moi de m’appeler quand tu auras besoin de mon dévouement… Me la promets-tu ?… Puisque tu le veux, je pars ; mais reviendrai.

— Oui, dit-elle amèrement, oui, sans doute. Adieu ! Jean !

— Au revoir, dit-il et il lui baisa la main ; puis revenant.

— Baptistine, est-ce bien vrai que tu désires que je parte ? et ne puis-je t’être utile, moi, ton seul ami ?

— Non, répondit-elle.

— Et tu ne médites aucun acte de désespoir, dis ? Tu me le jures ?

Elle secoua la tête.

— Eh bien donc, au revoir !

Et il partit, se guidant à peine, la vue trouble, le cœur vide, la tête étourdie, et, comme il l’avait dit, ne se reconnaissait plus. La foi, l’enthousiasme, qui étaient sa nature même, semblaient éteints en lui ; le jour lui semblait faux, la vie morte. Il ne s’indignait pas, il ne pleurait pas ; il n’avait jamais tant souffert.

Mais elle, elle qui avait pressé le départ de Jean, quand elle se vit seule… toute force aussitôt lui manqua : elle fléchit, se laissa tomber sur le sol humide, et, se sentant maintenant abandonnée de la terre entière, l’amertume la remplit, l’inonda, la couvrit de ses flots comme un océan. Alors elle oublia qu’elle-même avait compris, déclaré que leur union n’était pas possible, qu’elle-même avait eu pitié de Jean et qu’elle l’adorait ; et elle l’accusa. Il n’était donc pas plus juste et plus fort qu’un autre, lui qui d’un hasard, — comme les autres, — faisait un crime ? Ce fait de la conception n’existait pas, il l’aimait encore et ce malheur de plus, il la rejetait ; il ne l’aimait plus déjà, lui qui tout à l’heure… Oh ! n avoir plus que sa pitié ! Avoir pu être aimée de lui et ne l’être plus ! Avoir touché la porte de ce paradis et s’en voir à jamais chassée !… Et dans son âme se déchaîna cet orage de la douleur humaine qui, non content d’ébranler de ses secousses toutes choses de ce monde, va chercher ses témoins et porter ses cris dans l’immensité de l’inconnu.

Des heures s’écoulèrent ; brisée, elle avait fini par s’affaisser dans une morne immobilité, quant un soubresaut de l’enfant lui fit jeter un cri de rage. Se relevant brusquement, elle quitta le bois et courut dans la campagne, éplorée, échevelée, folle. Tout à coup d’âpres douleurs la saisirent. Elle s’arrêta, se tordit les mains, se roula par terre et jeta des cris. À ces déchirantes douleurs, se joignit une fièvre ardente ; la soif la dévorait.

Baptistine n’avait rien mangé depuis le matin ; l’épuisement et la douleur s’unissaient pour lui causer une sorte d’ivresse. Elle se trouvait alors sur un versant de prairies, au bas duquel brillait entre les arbres la nappe argentée d’un étang. Un ardent soleil dardait ses rayons d’en haut, s’inclinant déjà vers l’occident. La douleur dévore jusqu’au temps lui-même. Cet étang fascina les yeux de la malheureuse que brûlaient et la fièvre et la soif, et elle y tendit ses pas. Mais, terrassée de souffrance à certains moments, ce ne fut que de halte en halte qu’elle s’y traîna.

Comme elle arrivait au bord, avant d’avoir pu descendre la berge, de nouveau elle se sentit terrassée ; des cris plus aigus lui échappèrent, auxquels bientôt après se joignirent des cris plus faibles. L’être, hélas ! maudit, qu’elle portait dans son sein venait de s’en échapper.

Baptistine était retombée sans mouvement sur la terre, et on l’eût dit morte. Aux plaintes de l’enfant cependant, elle ouvrit des yeux hagards, souleva la tête, vit ou sentit la petite créature, et machinalement l’enveloppa de ses vêtements et de ses bras. Puis, de nouveau, elle se laissa aller de son long sur l’herbe et ne bougea plus.

Cette journée d’angoisses allait finir. Les eaux calmes de l’étang réfléchissaient les feux roses du soleil couchant. Le martinet passait entre les roseaux d’un vol rapide ; une brise embaumée de violettes agitait doucement l’air ; les nénuphars se fermaient ; les oiseaux amoureux se poursuivaient en criant dans les rameaux ; de toutes parts, à cette heure de transition entre le jour et la nuit, c’était l’agitation de la vie diurne se préparant au repos. Peu à peu tout s’éteignit : les feux, les cris, les bruits, les souffles, et tout reposa sous le ciel étoilé, dans un silence plein toutefois de battements sourds et d’insaisissables haleines, dans une ombre douce, éclairée par la limpide surface de l’étang. On n’entendit plus, de temps à autre, que le cri du chat-huant, quelque vagissement plaintif de l’enfant ou le passage d’une belette dans les broussailles. Toujours étendue sans mouvement, Baptistine dormait du sommeil stupéfiant que la nature impose après une excessive dépense de forces. Au petit jour seulement, elle ouvrit les yeux, porta la main à sa tête et gémit douloureusement. Elle avait le corps tout roidi de froid, la tête lourde à ne la pouvoir soulever et comme brisée ; son visage était violacé, ses yeux brillants de fièvre. Pendant quelque temps, elle s’agita en de vains efforts, puis elle se dressa sur un bras, et, défigurée, à la fois livide et rouge, déchirée, sanglante, elle jeta autour d’elle des yeux hagards.

En se voyant dans ce lieu désert, la malheureuse sembla surprise d’abord, puis épouvantée, et murmura des paroles confuses. À ce moment, la plainte de l’enfant s’éleva ; elle tressaillit, et porta sur lui des yeux étonnés, fixes, qui bientôt devinrent égarés.

Tout à coup, elle poussa un cri d’horreur, se dressa tout à fait sur son séant, et donna les signes d’une agitation extrême :

— Lui ! lui ! c’est lui encore ! Toujours là ! tout petit maintenant. Ah ! le bourreau ! croit-il… croit-il que je vais l’aimer ?… Ainsi ? Non, non ! ses lèvres odieuses ne toucheront plus mon sein ; non, non !… Ah !… c’est toi… partout… Mais tu es donc le démon ? Attends, attends ! Non, tu ne me toucheras plus !

Elle saisit l’enfant, le brandit, et le lança comme une pierre dans l’étang. Puis elle demeura stupide, les yeux attachés sur cette eau qui venait de se refermer, et sur les cercles qui allaient s’élargissant. Soudain, tressaillant et passant la main sur son front :

— Dieu ! ô mon Dieu ! qu’ai-je fait ? qu’est-ce cela ? N’était-ce pas un enfant ? N’a-t-il pas crié ?…

Elle voulut se lever, mais elle retomba et prit sa tête à deux mains.

— Ah ! cette montagne… pèse tant. Sans cela, j’aurais des ailes et j’irais retrouver Jean. Mais l’enfant ne sait pas nager. Oh ! ma pauvre tête ! Si c’était lui pourtant, le monstre ! Je puis bien le tuer ; il m’a fait assez de mal. Mais voilà, ce n’est peut-être pas lui…

Elle essaya encore de se lever et y parvint en s’accrochant à des branches. Le son d’une voix humaine la fit tressaillir :

— Eh ! la demoiselle, qu’est-ce que vous faites-là, dites donc ?

C’était un paysan, la bêche sur l’épaule, qui suivait le sentier le long de l’étang.

— On dirait ben que vous avez fait un mauvais coup, dà, ajouta-t-il d’un ton soupçonneux en voyant l’état de Baptistine.

Et après avoir cherché des yeux :

— Où est votre enfant ? demanda-t-il.

— Moi, oh ! je n’en ai pas, répondit-elle toujours en délire, c’est celui de cet homme apparemment.

Et, tendant la main dans la direction de l’étang, elle dit :

— Il est là !

— Saperdienne ! vous avez fait là un beau coup, misérable fille ; vous voulez donc aller sur l’échafaud ?

— L’échafaud ! non, c’est horrible ! Et puis Jean serait trop malheureux ; je vais plutôt aller le chercher. Et elle se précipitait dans l’étang, quand il la retint à bras-le-corps en appelant au secours. D’autres journaliers qui venaient derrière lui, se rendant à la ferme prochaine, accoururent. On porta Baptistine à la ferme et on repêcha le corps de l’enfant.

L’instruction commença et l’autopsie de l’enfant eut lieu ; il était né à sept mois, mais viable, et avait péri noyé. Le crime était évident.

Cet événement causa dans R… un grand trouble. Une naissance illégitime, cela n’avait rien de nouveau ; mais un infanticide flagrant !… Eût-on cru cela de Baptistine, si intelligente et si douce ? elle s’était fait aimer. À l’hospice où elle fut transportée et où, pendant quinze jours, elle fut en danger de mort, elle reçut de nombreuses visites que la curiosité n’attira pas seule.

Brafort ne fut pas le moins ému, non tant pour l’enfant qui pouvait être le sien ; mais qui le savait ? le doute est un oreiller commode, et les auteurs de telles paternités ne manquent jamais, en pareil cas, de s’y reposer ; — non tant pour l’enfant, car il y en a toujours trop de ceux-là, mais surtout par la crainte que son nom fut prononcé en pareille affaire : au moment surtout où il sollicitait le mandat de représentant, cela eût été fâcheux. Et en outre il se sentait révolté d’avoir eu des bontés pour une créature capable d’un pareil crime. Ah ! tenez, cette race ouvrière le dégoûtait véritablement de plus en plus, et il se sentait plus raffermi que jamais par de tels exemples, dans l’idée qu’il fallait à la société une tutelle ferme et sévère, celle naturellement des gens qui s’étaient élevés, par leur propre mérite, au-dessus de la populace. Il fit même à ce propos de sages réflexions sur le danger de commettre sa dignité avec des femmes de cet ordre, et forma des résolutions tout à l’avantage du lien conjugal. Comme il est heureux que la famille légitime compte d’honnêtes gens tristement apparentés ; filles publiques, seule dans la vie d’un homme ! Autrement il se verrait repris de justice, infanticides… Ouf ! Brafort en frémissait. Et vraiment sa délicatesse eut beaucoup à souffrir de tout cela.

Mais, d’autre part, le soin des affaires publiques et celui de son élection l’absorbèrent. Il avait repris vis-à-vis du gouvernement provisoire toute la sécurité des grenouilles à l’égard du roi Soliveau, et s’était fait à R… un des chefs de la réaction contre le commissaire du gouvernement, ami du ministre de l’intérieur. Contre ce ministre de l’intérieur, et ses commissaires et ses circulaires, l’animosité de Brafort était sans égale et sans trêve, comme sans danger ; — car elles ne soulevèrent tant d’indignation et d’attaques, ces circulaires mémorables, que parce qu’elles n’étaient, hélas ! que des intentions, intentions coupables qui visaient à changer l’ordre établi. Heureusement l’assemblée nationale, choisie parmi les notables du pays, allait promptement tout remettre en ordre et restaurer ce gouvernement fait des capacités de tout genre, qui allait enfin tout à son aise, et sans être gêné par aucun roi, faire les affaires… de la nation.

Dès son retour de Paris, Brafort avait rédigé et fait imprimer une profession de foi qui maintenant couvrait les murs de la ville de R…, et qu’en sa qualité de maire, il avait fait afficher par tous les gardes champêtres dans toutes les communes rurales. Tout porte à croire que c’est à Brafort que remonte, de ce fait, la création des fonctions politiques des gardes champêtres, qui depuis ont porté si haut la gloire de cet estimable corps. Peut-être un souvenir filial n’y fut-il pas étranger. Voici la profession de foi précitée :

Citoyens, habitants du département du Nord,
              travailleurs.

« Je ne suis pas, vous le savez, un républicain de la veille ; mais, après les grands événements qui viennent de s’accomplir et où la m in de la Providence est si visiblement empreinte, il est évident pour tous que la République est désormais le seul gouvernement qui puisse faire le bonheur et la prospérité de la nation. Je l’accepte donc sans arrière-pensée. Je suis un républicain du lendemain.

» C’est parce que j’accepte sincèrement la République, citoyens, que je serai l’ennemi de tout ce qui pourrait la souiller et la perdre, et que je combattrai tous ceux qui voudraient la rendre injuste et oppressive. Dans les circonstances graves où nous nous trouvons, le premier devoir de tous les hommes éclairés et indépendants est de se vouer au service du pays. Je sollicite donc vos suffrages, citoyens, et j’ose assurer que si vous m’en jugez digne, je saurai les mériter. Si j’entre à l’Assemblée nationale, ce sera pour y travailler énergiquement à la fondation régulière d’un gouvernement fort, en combinant dans une sage mesure les institutions de l’ordre avec celles de la liberté. Ce sera pour m’opposer, fût-ce au péril de ma vie, à ces passions coupables et à ces doctrines subversives qui sont la négation de l’ordre social. Les bases inébranlables de la société sont la religion, la famille et la propriété, que je ne souffrirai jamais que le monstre de l’anarchie mette en péril. Mon drapeau est celui de tous les honnêtes gens. Je veux la modération dans les idées, la fermeté dans l’action, enfin le respect de tous les droits ; l’ordre, la justice, la liberté et la sécurité pour tous !

» Travailleurs, je suis un des vôtres. Né dans le peuple, fils de mes propres œuvres, élevé à l’aisance par le travail, je m’honore d’avoir autrefois porté les sabots du paysan et la blouse de l’ouvrier. Je suis un enfant du peuple. Tous les travailleurs ont mes sympathies, ils sont de ma famille, et leurs intérêts me sont sacrés.

» Habitants du département, je vis depuis longtemps parmi vous, et déjà vos suffrages m’ont honoré d’un flatteur hommage ; mes fonctions de maire m’ont initié aux secrets de l’administration, et mon état de fabricant m’a fait connaître à fond les besoins du commerce et de l’industrie. Je connais donc tous vos intérêts ; ils sont les miens, et je saurai les soutenir.

» Citoyens, il n’y a plus de partis ! La République est une mère qui appelle à elle tous ses enfants. Tous, tant que nous sommes, nobles, bourgeois, paysans, ouvriers, ats, groupés sous la même bannière, unissons-nous dans un fraternel embrassement ! Sur l’autel de la patrie, que la blouse de l’ouvrier marche sans honte à côté du manteau ducal, et que la lance du défenseur de la patrie fraternise avec l’aune du commerçant et la bêche du cultivateur… Spectacle admirable et touchant, que s’efforceraient en vain de troubler des excitations perverses ? Non, ce n’est pas dans notre belle France, dans cette patrie de l’honneur, que les appétits bas et les passions cupides pourront jamais triompher. Le peuple a déjà montré que son désintéressement égale sa grandeur. C’est qu’il a bien compris que les premières conditions de la prospérité publique sont la paix, l’ordre et le travail, et que les fondements de la République sont les bases essentielles de la société. Serrons-nous donc tous autour de l’étendard de la religion, de la famille et de la propriété, et crions tous ensemble : Vive la République ! »

Ce factum, achevé après une longue élaboration, avait été communiqué par Brafort à monsieur de Lavireu, chez lequel, depuis le mariage de Maximilie, Brafort et sa femme avaient leurs entrées, non sans orgueil. Monsieur de Lavireu, en supprimant de trop longs développements, avaient enlevé quelques expressions peu françaises une citation latine. S’il y laissa la crainte de voir ébranlées les bases inébranlables de la de la société, c’est que cette terreur et cette conviction occupaient alors ensemble tous les bons esprits. Si la blouse de l’ouvrier marcha, etc., c’est que Brafort inséra après coup cette image, qu’il trouva belle et hardie. Plus d’un électeur fut de cet avis.

Brafort et monsieur de Lavireu faisaient partie de la liste modérée, comme on disait alors ; car tout le monde était républicain, aucun groupe n’eût accepté d’autre titre. Monsieur de Lavireu l’était plus que personne, et son élection était assurée. Tous les pauvres étaient à lui. Sa fortune (il avait de trente à quarante mille francs de revenu), moyennant sept à huit cents francs d’aumônes annuelles, était considérée comme un bienfait public. Au décret qui instituait le suffrage universel, le gentilhomme s’était frotté les mains et s’était empressé d’acclamer la République. Le peuple disait de lui : C’est le premier des hommes de bien. Et qui l’eût attaqué se fût fait honnir.

Sa profession de foi lancée, Brafort s’occupa activement de son élection et s’y absorba si bien, qu’il arriva à ne plus séparer ses intérêts de ceux de la France. Il se multiplia en visites aux électeurs influents, chefs d’ateliers, notaires, curés et vicaires, magistrats, propriétaires et gros paysans. Avec ceux-ci même, il daigna trinquer et promit de faire hausser le prix du bétail et des céréales. Il distribua une infinité de pourboires et quelques cadeaux délicats et bien places. Il fit à ses ouvriers la remise de toutes leurs amendes et promit une fête le jour de son élection. Il promit aussi des églises, des ponts, des routes, des embranchements de chemins de fer, et se chargea d’obtenir une centaine de bourses, deux ou trois cents places diverses, deux concessions importantes, et trois autorisations de nouvelles maisons religieuses. Quelques poëtes le chargèrent de faire imprimer leurs manuscrits ; plusieurs mamans, de marier leurs filles. Il se chargea d’être le correspondant de quatre-vingt-trois jeunes fils de famille qui allaient achever leurs études à Paris. Il fit venir deux confessionnaux en bois sculpté, et cinq ou six toiles médiocres qu’il paya fort cher et jugea très-belles. Il donna de grands diners qui n’en furent pas moins excellents, et un bal superbe que vint embellir la jeune baronne de Labroie. Tout cela contait gros, et par moments, Brafort effrayé, regrettait presque de s’être engagé en pareille affaire. Mais l’ambition qui l’avait mordu au cœur le ressaisissait bientôt, et idée d’être le représentant de son pays, lui, Brafort, l’enivrait et le poussait à de nouveaux sacrifices. Il comblerait tout cela plus tard, et son traitement d’ailleurs l’y aiderait.

Une autre dépense à laquelle il se livrait, c’était une affabilité générale qui succédait sans transition à sa morgue habituelle. Aussi disait-il à chacun un mot aimable, lourd ou léger, peu importe, la bonne intention y était. Ainsi adressait-il aux mères et aux jeunes filles de galants compliments, caressait-il les enfants, flattait-il les chiens. Aux hommes du peuple, il parlait de certaines réformes nécessaires, les interrogeait sur leurs besoins et promettait de s’en occuper, — assez vaguement, il est vrai ; — mais le mystère sied bien aux méditations des hommes supérieurs.

Obligé par son rôle de candidat d’émettre des opinions politiques et de prononcer des sortes de petits discours, Brafort en avait d’abord éprouvé quelque embarras, puis il avait fini par s’acclimater dans cette phraséologie particulière ; si bien qu’au bout d’une quinzaine, il débitait avec facilité des considérations à perte de vue sur l’état des choses, où revenaient incessamment ces formules : prospérité dans la paix, ordre dans la liberté, républicain de la veille et républicain du lendemain ; religion, famille, propriété ; satisfaction de tous les intérêts, heureuse harmonie. Cette heureuse harmonie était pourtant un pêle-mêle de choses tout étonnées de se rencontrer. C’était le mariage, tant célébré depuis, de l’autorité avec la liberté, c’était le respect de la religion et la liberté de penser, l’extension du commerce et l’accroissement des tarifs, l’armée présidant à la paix, la magistrature à la justice, l’administration à l’égalité, et la Providence planant sur tout cela. Au retour des excursions électorales, Brafort se trouvait de plus en plus enchanté de lui-même et disait à sa femme. naïvement :

— C’est singulier, jusqu’à présent, je pouvais dire mon mot comme tout autre ; mais enfin je n’étais pas orateur. Eh bien ! tout dépend de l’habitude, l’éloquence comme le reste. Maintenant je puis parler sur les questions politiques aussi longtemps qu’on voudra. Les mots, ce qui est l’essentiel, m’arrivent avec abondance. Je ne désespère pas de faire à la Chambre un petit discours. Tu verras.

Le 23 avril approchait, et, de plus en plus absorbé dans la pensée de son élection, Brafort oubliait tout autre soin. Un jour qu’il se rendait à Douai, toujours pour le même motif, Maximilie voulut l’accompagner. Elle désirait voir une amie, fille d’un conseiller à la cour, et comme elle nouvellement mariée. Ils partirent donc ensemble, Brafort heureux d’avoir sa fille avec lui comme autrefois ; la jeune femme nonchalante et un peu rêveuse, comme elle l’était depuis son mariage. Était-ce du chagrin ? était-ce du bonheur ? Quoi qu’il en fût, cela lui allait bien comme toute chose, et le père ne pouvait s’empêcher de l’admirer, élégante et gracieuse, à demi-ployée sur les coussins. C’était une véritable grande dame vraiment, et sa fille à lui ! Il avait raison, la beauté a toujours des grâces seigneuriales, et toute femme à dix-huit ans ne peut-être moins que baronne. Ils causèrent à bâtons rompus.

C’était la première fois depuis longtemps qu’ils avaient un si long tête-à-tête, et Brafort crut devoir en profiter pour s’assurer un peu du bonheur de Maximilie.

— Eh bien ! petite, es-tu contente du mari qu’on t’a donné ?

La jeune femme rougit, se rejeta au fond de la voiture, et balbutia une phrase évasive. Devant cet émoi, Brafort se crut autorisé à faire entendre un rire goguenard ; mais, comme il la pressait davantage, elle fondit en larmes.

Surpris ou plutôt mécontent, il demanda le motif de ce chagrin.

Oh ! mais, elle ne savait pas ; rien du tout elle avait seulement les nerfs un peu malades.

Il ne la pressa pas davantage et se contenta de hausser les épaules en disant :

— Voilà bien les femmes ! C’est gentil, mais cela n’a pas le sens commun.

À Douai, où ils devaient passer deux jours, Maximilie logea chez son amie. Le père de celle-ci, le vieux conseiller, vint le soir. On parla de la cour d’assises, alors en exercice dans la ville, et le magistrat raconta. un fait assez singulier qui venait de se passer à propos de l’affaire pendante, un infanticide. L’accusée, malgré son forfait, était intéressante.

— Horreur ! s’écria la jeune maîtresse de la maison, madame Hélier. Une créature capable de tuer son enfant peut-elle exciter le moindre intérêt ?

Sentence qui fut aussitôt confirmée par Maximilie.

— Mesdames, dit le conseiller, vous avez raison au point de vue des principes ; mais cela n’empêche, — le diable défend les siens, — que la jeune fille n’ait des yeux à perdre les âmes, et un air touchant qui séduit, quoi qu’on en ait. Mais voici le roman : elle semblait résignée et ne se défendait pas ; on lui avait nommé un avocat d’office, quand se présente un jeune homme, venant, dit-on, de Paris, qui n’est point avocat, et qui cependant, après une entrevue avec l’accusée, s’est fait inscrire pour la défendre.

— Cela est permis ? demanda Brafort.

— Oui, l’accusée peut choisir qui lui plaît pour sa défense, même en dehors du barreau, et le président, à moins de circonstances particulières, autorise toujours cette demande. Vous pensez que maintenant on se livre à toutes sortes de suppositions à l’égard du jeune homme. Serait-ce l’amant ? En pareil cas, l’amant se cache. Ce n’est pas le frère ; on ne m’a pas dit son nom ; mais on assure que c’est un jeune homme comme il faut, et l’accusée n’est qu’une ouvrière. Il y a là-dessous un mystère qui excite fort les imaginations, et les belles curieuses de notre ville se donnent rendez-vous demain à l’audience.

— Eh mais, nous voulons y aller aussi, s’écria madame Hélier.

— Certainement, dit Maximilie.

Il fut convenu que le conseiller assurerait des places à ces dames et à Brafort. Celui-ci fut embarrassé. L’idée de Baptistine, qu’il avait complétement oubliée, lui revint alors. Cette accusée si intéressante, si c’était elle ! Qu’était-elle devenue ? Morte à l’hospice ou traînée à la cour d’assises ? Il ne savait, il avait si occupé. Cependant il n’osa refuser, et puis, quand ce serait vraiment Baptistine, qu’importe ? Il ne courait aucun risque, pas même, perdu dans la foule, celui d’être reconnu par l’accusée. Enfin c’était un spectacle, et il les aimait. Ils se trouvèrent donc ensemble le lendemain. Brafort, les deux jeunes femmes et le conseiller, dans la salle des assises, à la place la plus honorable, c’est-à-dire derrière le président, et faisant en quelque sorte partie du tribunal.

Brafort n’avait pas prévu ce détail et faillit perdre contenance quand l’accusée fut amenée devant lui. C’était en effet Baptistine, abattue, décolorée, mais, comme l’avait dit le magistrat, profondément touchante. Chose étrange ! ce malheur, qui était un crime, l’avait idéalisée. Elle semblait une victime et non point une coupable. Ses grands yeux rêveurs habitaient un autre. monde, et quand, interrogée, elle les portait sur le tribunal, on eût dit qu’elle les abaissait. Décente et digne dans son attitude, on l’aurait crue indifférente à son sort ; mais par moment une flamme animait son regard, une émotion presque pieuse se peignait sur sa figure, quand elle se penchait pour parler à quelqu’un assis derrière elle. C’était probablement son défenseur, que le dos énorme d’un huissier dérobait à la vue de Maximilie et de son père.

Tous les témoins avaient été entendus. Le procureur général se leva. C’était un gros homme à double menton, au teint fleuri, que sa robe ni même son accent lamentable ne réussissaient pas à rendre tragique, et qui ne semblait pas né pour être sévère ; un bon vivant dont l’œil seul avait quelque chose de carnassier, mais qui devait se plaire infiniment plus aux œuvres gaies qu’aux lugubres. Tout à l’heure, en causant avec un avocat, il laissait éclater sur ses traits un sourire jovial ; mais au moment de prendre la parole, il se recueillit, parut faire un effort d’abstraction pour entrer dans son rôle de Némésis, fronça les sourcils, agita les bras, et, se levant sur le bout des pieds, subitement accru d’un pouce de majesté, et sinon sévère, du moins gracieux, il parla ainsi :

« Messieurs,

» Dans notre carrière déjà si longue et souvent bien douloureuse, il nous a été donné de constater des forfaits de tout genre et de toute criminalité. Plus d’une fois, notre cœur a été navré par le spectacle de perversités précoces ou de ces égarements insensés qui dégradent la majesté de la vieillesse. Nous avons eu à poursuivre ces honteuses avidités qui ne reculent devant aucun subterfuge, devant aucune infamie, pour satisfaire leur soif de gains illimités. Nous avons dû trop souvent appeler la vengeance de Dieu et des hommes sur d’horribles assassinats, où la férocité humaine semble en lutte avec celle de la brute même et la dépasse ; nous avons, hélas ! avec horreur, avec épouvante, envisagé de nos yeux des parricides ; nous avons vu l’humanité, renonçant à ses destinées célestes et providentielles, pratiquer le mal sous toutes ses formes. Mais jamais, jamais rien n’a pu arracher à nos sentiments révoltés un cri plus douloureux, produire sur notre raison éperdue un trouble aussi cruel que ce crime, qui, plus qu’aucun autre, outrage la nature ; qui soulève, en même temps que toutes les répulsions de notre âme, toutes les fibres de notre chair, crime odieux, barbare, infâme, inexplicable, inhumain, monstrueux… l’in-fan-ti-ci-de !… »

Et le magistrat se rejeta sur son siége, essoufflé de cette période, à la fin de laquelle il avait artistement suspendu sa respiration. Cependant ce n’était pas encore le moment des grands effets. Il reprit donc aussitôt son discours et analysa, en les aggravant par mille inductions, tous les détails de l’accusation. Il finit ainsi :

« De plus en plus, de tels crimes, de tels scandales abondent. Où allons-nous ? L’immoralité devient effrayante dans ces bas-fonds de la société qu’empoisonnent des doctrines coupables. De plus en plus, on voit la jeune fille, ce lis de pureté, suivant l’idéal chrétien, perdre la sainte pudeur qui fait son plus grand charme.

» L’amour effréné de la parure les entraine ; au lieu de se rendre avec une mise modeste dans les églises, où elles entendraient la divine parole de Celui qui fut la chasteté même, et choisit pour son lot en ce monde la pauvreté, elles vont, ornées de rubans que le travail n’a point payes, le corsage entr’ouvert et le regard effronté, se mêler aux hommes dans les bals et dans les cafés, entendre de grossiers propos, supporter des libertés plus grossières encore. Dès lors, la femme n’existe plus dépouillée de sa modestie, de sa pudeur, est-ce encore la femme ? Non, c’est déjà un monstre. Ce boulevard sacré qui la garde une fois abattu, tout passera par la breche, tout, jusqu’à la maternité ! Au lieu de chercher dans le dévouement maternel une atténuation à sa faute, dans la crainte des soins et des embarras qui vont suivre de honteux plaisirs, cette mère… ah ! ne prostituons pas ce nom sacré ! cette créature, dis-je, rebelle même à l’instinct des plus humbles animaux, donne la mort à l’être infortuné qui avait reçu d’elle sa vie. Horreur et renversement des termes ! Épouvantable confusion d’idées : la mère devient le bourreau ! »

Cette fois, la pause fut plus longue, et le magistrat s’arrêta pour laisser respirer l’auditoire. Quelques femmes pleuraient, un murmure grondant parmi la foule semblait l’arrêt de mort de la coupable ; même quelques assistants et assistantes, pleins d’indignation et de colère, prononçaient tout haut cet arrêt.

« Messieurs, il est temps d’arrêter de tels forfaits. La société humaine, qu’ils outragent, doit les châtier par des peines exemplaires. Mais surtout qu’elle s’efforce d’arrêter le courant qui emporte les masses vers l’oubli de tout devoir. À l’heure où nous sommes, la société chancelle sur sa base. Tous les liens sont relâchés ; toutes les notions du droit et de la justice, les conditions les plus essentielles de l’ordre, sont niées. Ah ! messieurs, c’est que l’irréligion gangrène ces masses populaires, que la piété seule peut consoler et guider. Le peuple n’a plus de Dieu. Ah ! rappelons-lui sans cesse qu’au delà de cette terre sont les seuls vrais biens, que le meilleur lot lui est échu dans cette pauvreté qui, supportée sans haine et sans révolte, conduirait tout droit au ciel. Apprenons-lui, par notre propre exemple, à chercher la consolation au pied des autels du Dieu de miséricorde. Mais la justice humaine doit être sévère ; elle doit protéger la société en frappant les coupables et en terrifiant ceux qui seraient disposés à les imiter. C’est à elle de venger la nature qu’on outrage, et la sévérité de ses punitions doit être mesurée à l’horreur du crime. »

À peine le magistrat avait-il fini de parler que des applaudissements étouffés se firent entendre. On répétait de toutes parts : « C’est beau ! c’est admirable ! quelle éloquence ! » Et des mains gantées agitaient en éventails des mouchoirs élégants, et des poitrines parfumées laissaient échapper de longs soupirs.

Tout ce public sentait bien qu’en effet la société avait besoin d’être protégée, et que cet oubli du devoir, chez les masses pauvres, était bien inquiétant. Et puis, une mère qui tue son enfant, quoi de plus odieux ? Toutes les femmes présentes en avaient au cœur l’horreur et la colère. Tuer un bébé, cette chose adorable que l’on entoure de tant d’amour, de tant de dentelles et de tant de soins !…

Le défenseur de l’accusée a la parole.

Il se leva, et Maximilie ne put retenir un cri étouffé, tandis que Brafort devint écarlate ; c’était Jean.

Jean lui-même, plus pâle qu’à l’ordinaire, les yeux plus profonds, le front plus large, les cheveux plus noirs, Jean, sur qui semblaient avoir passé dix ans de souffrances, et qui, lui si timide autrefois, contemplait cette cour et cette foule d’un regard superbe. Il s’avança de deux pas vers les juges, croisa les bras, et, sans exorde, sans cet adoucissement préalable de la voix et cet art dont monsieur le procureur général venait de donner l’exemple, laissant éclater à la fois son sentiment et sa voix, il s’écria :

« Il y a un crime, cela est vrai ! Oui, les lois naturelles et les lois de la conscience ont été violées. Mais le coupable n’est pas ici. »

— Père, murmura Maximilie, comme tu es pâle ! Veux-tu que nous sortions ?

Oui, Brafort l’eût bien voulu ; mais cela n’était pas possible sans déranger un épais cordon de spectateurs qui se pressaient, le cou tendu, haletants, autour du spectacle de ce drame. N’être pas là ! Brafort eût donné beaucoup pour ce bonheur. Mais sortir, attirer les regards, causer un tumulte ! Il n’osa pas même bouger un muscle, et son regard seul imposa silence à Maximilie.

« Tout à l’heure, en écoutant ces froids appels à la vengeance contre une pauvre femme, sortie de son lit d’hospice il y a huit jours, je me demandais, comme en rêve, à quel âge nous sommes, dans quelle humanité, sur quelle terre ? L’anthropologie serait-elle assez peu connue de vous pour que vous ignoriez, messieurs, qu’un des termes de la cause, le plus important, manque au débat. Je vais vous apprendre son existence ; les lois de la nature ont été plus violées que vous ne semblez le croire ? La nature, à côté de l’enfant qui naît et de la femme qui enfante, a mis l’époux et le père, protecteur naturel de cette faiblesse et de ce danger. Nous avons ici l’enfant, la femme ; où est l’homme ?

» Il manque à ce drame un personnage important. Sur le bord d’un étang, la nuit, nous voyons une pauvre femme seule, sans secours, en proie à ces épouvantables douleurs qui troublent la raison et triomphent de toute énergie ; puis un enfant nu, sans secours également ; la mère, en cette situation, ne peut être protectrice ; elle, ivre de souffrance, épuisée de forces, la tête égarée, le flanc déchiré ; elle-même demande secours, au même titre que l’enfant. Et ce secours, la nature le donne. Ce qu’on nomme prévoyance de la nature, c’est-à-dire la condition nécessaire de la vie, de la conservation de l’espèce, la loi fatale qui, en passant des régions de l’instinct à celles de la liberté humaine, prend le nom de devoir ; cette loi demande ou plutôt donne la présence du père, défenseur naturel de l’œuvre de vie dont il est le coopérateur, du père, dont la validité reste intacte, précisément à cause de cette nécessité, de ce devoir. Mais, tandis que l’animal sauvage, fidèle à la loi, soigne et défend sa femelle et ses petits, l’homme, le civilisé du dix-neuvième siècle, se sert de sa liberté pour descendre plus bas que l’instinct, se prévaut de sa force pour être lâche, et emploie sa validité à fuir le devoir qu’elle lui impose.

» Eh bien ! en présence de cette lâcheté, de cette désertion, de ce crime, qu’avez-vous à faire, vous qui vous intitulez les représentants de la justice ? Vous avez à demander compte à cet homme de ceux que la nature lui a donnés en garde, et dont il est responsable envers la société.

Or, que faites-vous ? Quoi ! vous vous écartez pour laisser passer le déserteur, et vous venez juger la victime ?

» Cette femme est en danger de mort, la douleur l’a terrassé la fièvre s’empare de son cerveau, et vous venez juger son délire ! Mais vous qui vous posez en juges, vous ignorez donc l’humanité ? Ne savez-vous point ce que font de nous la douleur et la maladie ? N’avez-vous jamais senti dans la fièvre la raison vous échapper ? Êtes-vous des dieux ignorants de nos conditions humaines ? Quoi ! l’être est toujours semblable à lui-même, toujours responsable ? Il n’a point de défaillances, dans la maladie comme dans la santé, sa raison est la même ? Attachez donc un tribunal correctionnel à chaque hôpital, si vous venez juger la maladie et demander compte de ses actes à une malheureuse, abandonnée au sein de la crise la plus fatale, hallucinée de fièvre et folle de douleur !

» Vous l’avez interrogée avec insulte, colère et mépris ; elle s’est tue. Moi, son ami, qui la connaissais et qui l’estimais, je suis venu lui dire : « Expliquez-moi ce qui s’est passé, car je ne puis le comprendre. » Et frémissante, et pleurant, avec des gestes d’horreur, et la voix à chaque parole entrecoupée, elle m’a dit le secret que vos savantes inductions n’ont point percé, que vos objurgations n’ont point obtenu. Elle m’a dit ceci, écoutez :

» — Je n’étais plus moi-même, et pourtant je me rappelle. Il me semblait avoir dans la tête des ailes de moulin qui la battait à grands coups. Je voyais le ciel et les arbres se balancer, et l’idée me passa que c’était la fin du monde. Alors la figure de l’enfant frappa mes yeux ; il ressemblait tant à son père qu’il me fit horreur. Il me parut comme un démon venu pour me tourmenter, et alors je ne crois pas que j’aie voulu le tuer ; j’avais plutôt l’idée de me défendre… Mais je ne puis rien expliquer, puisque moi-même je ne comprends pas. J’étais folle, et souvent depuis, je demande où j’étais, moi, ma raison et mon cœur, pendant ce temps-là. »

» Comprenez-vous maintenant ? »

L’assemblée frémissait, mais le procureur général se leva et dit :

— C’est une explication habile, mais connue. Le crime plaide la folie quand il ne peut nier.

Jean tourna vers le procureur général sa figure inspirée et ses yeux étincelants.

« Et vous, quel étrange besoin avez-vous de la trouver coupable ? Que faisons-nous ici ? Jouons-nous une comédie où les rôles sont tracés d’avance ? ou cherchons-nous en conscience une vérité dont la vie de l’un de nous est l’enjeu ? Comprenez-vous, je le demande encore, ce mot révélateur du vrai crime ? Il ressemblait tellement à son père que j’en eus horreur ! Ah ! le voici, l’attentat contre la nature ! Et c’est ici, messieurs, que la société chancelle. Apportez vos phrases, maintenant ; elles peuvent servir. L’irréligion, l’impiété, les voici ! Le plus sacré des mystères est profané ; on a soufflé sur l’âme de la vie !

» Je disais tout à l’heure : voici la mère et l’enfant ; où donc est le père ? — Il n’y en avait pas ? Et maintenant voici l’enfant. Où donc est la mère ? — Il n’y en a pas. Il n’y a qu’une malheureuse à qui le fruit de ses entrailles violées fait horreur. Cet enfant naissait orphelin ; il n’était qu’un accident, le produit d’un acte infâme. C’était une de ces naissances qui travaillent sans cesse et si puissamment à rapprocher l’espèce humaine de sa première animalité. Il n’y avait pas de maternité. Pourquoi ? Parce qu’il n’y avait pas eu d’amour.

» Là-dessus, n’est-ce pas, vous allez déclarer cette femme infâme. Pas tant de hâte, juges et tuteurs de la société. Vous accusez les bas-fonds, dites-vous, c’est-à-dire le peuple, et une immoralité croissante. Êtes-vous bien sûr que ce soit d’en bas que vienne l’immoralité ? On dit vos instructions juridiques subtiles et savantes. Eh bien ! ici, je vous le déclare, vous avez mal vu ou peut-être mal cherché. Je vais vous dire l’histoire de Baptistine, elle me l’a permis. Je dirai tout, tout ce qui est vrai, car la vérité me brûle le sein, et il faut enfin que de vraies indignations parlent.

» Née, elle aussi, de la violation des lois de l’amour, enfant trouvée, seule dès l’enfance, et meurtrie par la misère, entrée à l’atelier avant dix ans, entourée de propos grossiers, un soir, à douze ans, retenue par un contre-maître et terrifiée des menaces de cet homme, qui représentait pour elle l’autorité… à douze ans, elle fut sa victime. — Dites-moi, monsieur le procureur général, où cette enfant avait-elle connu la chasteté, cette sainte pudeur, que vous l’accusiez tout à l’heure d’avoir dé pouillée, avait-elle eu même le temps de naître ? flétrie dès l’enfance ! femme avant la puberté ! la débauche pour compagne de jeux ! le germe détruit avant l’heure de sa naissance !

» Eh bien ! cependant, par une sorte de miracle, il se retrouva. Le fait n’est pas tout, et l’esprit a ses secrets. Je l’ai connue jeune fille, avant son dernier malheur, et tous les témoins l’ont connue de même. Elle avait un front pur, une tenue modeste, elle vivait digne et simple entre toutes. Malgré sa honte et comme à côté, le caractère de sa beauté était doux et chaste ; car c’était celui de son âme qui l’emportait sur le sort. Et regardez-là, n’est-elle pas la même encore ? Vous avez parlé de rubans. Pourquoi dire ce que vous n’avez pas vu ? Prenez garde, il y a de l’assassinat aussi dans les phrases. Vous tenez le rôle de magistrat, et vous apportez ici des effets littéraires pris en dehors de la vérité. Ceci n’est pas de la justice. Non, vous qui parlez tant de la société, vous devriez la connaître ; vous devriez savoir ici, à deux pas des ateliers où ces hontes se passent, vous devriez savoir que ce n’est ni pour de l’argent, ni pour des rubans, ni pour le plaisir, que se donne, parce qu’elle ne peut se refuser, la fille pauvre, la malheureuse ouvrière. Ces choses-là, messieurs, se font avec plus d’économie. L’honneur d’une femme, la vie d’un enfant, — car ces hommes sont les vrais auteurs de l’infanticide, — cela coûte à quelques-uns bien peu de chose ; mais, aux maîtres de l’atelier, cela ne coûte rien. Cela s’échange avec du travail, avec le simple droit de ne pas mourir de faim. »

Il y eut quelques rumeurs, et le président avertit le défenseur de ne pas se livrer à de vaines déclamations. Jean secoua sa tête énergique et, attachant sur la cour un regard ferme, il répliqua :

— Je dis la vérité, vous le savez tous.

Mais un plaidoyer si insolite, si dépourvu de formes, commençait à inquiéter sérieusement la cour et l’auditoire. Des apostrophes s’élevèrent, et le président engagea de nouveau le défenseur à se renfermer dans la question.

Brafort, tout défait, respirait à peine, ne remuait pas un muscle ; seulement, il ressentait contre son neveu une indignation profonde. Ne fallait-il pas que ce garçon eût perdu tout sentiment d’honneur et de convenance pour se donner ainsi en spectacle, et faire de grandes phrases sur des choses après tout assez simples et si communes… et qui touchaient de si près à la considération d’un parent ? Et la colère le faisait trembler. Il se disait : Que faire ? Enfermer un pareil fou serait chose urgente. La loi, comme chef de famille, lui en donnait les moyens…

La voix de Jean s’élevant de nouveau malgré les murmures, Brafort imposa silence à ses réflexions pour écouter, avec une ardeur égale à son malaise, le front couvert de sueur, les yeux hors de la tête, et la figure tour à tour pâle, rouge ou verte, ce plaidoyer scandaleux, et il ne comprenait pas que les juges manquassent ainsi à tous leurs devoirs en le laissant retentir sous ces voûtes classiques et cicéroniennes. Maximilie, vivement émue, étonnée, agitée, pleurait en se retenant de crier.

« Encore une fois, je le demande à vos consciences à tous, où est le coupable ? Est-ce bien cette malheureuse à qui l’honneur est ravi avant qu’elle est pu connaître ce qu’est l’honneur, et qui depuis, grâce à sa beauté, se voit imposer, au seuil de chaque atelier, de la part de chaque fabricant, ce choix infâme entre la mort et la honte ?

» Est-ce bien cette pauvre fille qui, saturée de dégoût, brisée dans un amour vrai, qu’elle conçoit et qu’elle inspire (car elle a une âme, cette chose, ce jouet, cette chair humaine), voit avec horreur, dans l’être sorti de ses flancs, l’image de l’homme qui l’a flétrie et perdue ? Cette femme n’est pas mère, cet enfant n’est pas le sien, car sa volonté s’est refusée à le concevoir. C’est le fils du bourreau, de l’ennemi ; c’est le crime et la douleur ; c’est l’intrus, l’étranger, le viol insolent, infâme, incarné de vive force en elle. Et quand, abandonnée de tous, à l’heure où l’humanité, la nature, l’amour appellent, exigent les secours les plus pressants, les plus chaudes tendresses ; quand, malade, hallucinée, dans le délire de la fièvre, elle repousse loin d’elle le spectre de sa honte et de son malheur, vous la condamneriez, vous ? Elle serait frappée deux fois, cette victime !… C’est impossible ! vous n’oseriez pas ? non, vous ne l’oserez pas ! Car ce qui est ici dans la conscience de tous, à l’état de pensée secrète, je vais, moi, le dire tout haut : L’auteur du crime n’est pas sur le banc des accusés ; il est là dans cette salle, peut-être à côté des bancs où vous siégez. Le crime pour lequel vous traînez ici cette femme, tous ou presque tous, public, juges, jurés, c’est vous qui l’avez commis ! »

Ce fut un tumulte inexprimable. Plusieurs membres du jury se levèrent en s’écriant ; le président annonça qu’il retirait la parole au défenseur, et le procureur général prenait des conclusions contre lui, comme ayant insulté la cour. Cependant l’avocat nommé d’office pour défendre Baptistine intervint. Il demanda l’indulgence de la cour, fit entendre que des raisons toutes particulières, une vive émotion, égaraient la parole du jeune défenseur improvisé, ignorant des convenances judiciaires, et enfin, après avoir parlé quelque temps à Jean, il lui fit rendre la parole pour s’expliquer et s’excuser.

« Je n’ai voulu, messieurs, vous devez le comprendre, accuser ni insulter personne en particulier ; je me suis soulevé contre cette criante injustice ou, si vous voulez, cet étrange aveuglement qui se prend aux effets en négligeant les causes. J’ai demandé de quel droit on poursuit le meurtre de l’enfant par la femme, lorsqu’en face du meurtre de la femme par l’homme, on reste indifférent. Il n’y a pas deux justices deux humanités ; il n’y en a qu’une. Pourquoi donc en faites-vous deux ? La loi naturelle, qui est la justice, veut l’union indissoluble de l’homme, de la femme et de l’enfant ; le coupable est celui qui l’a violé, puisque de cette violation découlent nécessairement le crime et la mort ; hélas ! et où s’en va le plus pur de notre sève ; car la débauche est la plaie hideuse par où s’échappent corrompus les sucs vitaux de l’humanité. C’est dans l’amour que le germe humain devait recevoir la vie ; on la lui pétrit d’égoïsme et d’impureté.

» Je vous le dis, je le dis sincèrement, car je vois ces choses par la pensée aussi clairement que je vous vois de mes yeux, vous qui m’entourez : nous sommes encore dans la barbarie. Toute votre science consiste à happer passage le fait visible, comme un chien de chasse, le gibier : mais vous êtes sans foi, sans boussole, sans principe ! Vous vous acharnez sur la femme, sachant bien que c’est l’homme qui a fait le mal. Vous frappez les effets tombés sous la main des causes ; vous achevez les vaincus. Au lieu d’étudier la vie, vous étudiez les Latins ; vous endormez vos consciences aux refrains de la rhétorique, et si quelqu’un, ouvrant les yeux, dit ce qu’il voit, vous vous écriez qu’il sort de la question et qu’il insulte la cour.

» Eh bien ! non, je le répète, je ne veux point insulter, je cherche a éclairer vos consciences, et j’accuse le préjugé, l’erreur, l’inepte habitude où nous sommes plongés ; et s’il faut, pour vous désarmer, m’accuser moi-même, je le ferai. On ! oui, car, moi aussi, je suis bien coupable. »

Ici la voix de Jean s’altéra ; une rougeur passa sur son visage, laissant après elle une pâleur livide, et il dut s’arrêter un instant. L’assistance, penchée sur lui, attendait anxieusement ce qu’il allait dire.

« Il m’en coûte d’ouvrir ici mon cœur ; mais, quand j’accuse, je dois être juste. Puisque je parle de vérité, je dois tout dire. Eh bien ! vous l’avez déjà compris peut-être… je l’aimais. Ne soupçonnant point ces infamies, ignorant l’étendue de la honteuse exploitation de la femme, du faible et du pauvre, je voulais unir ma vie à la sienne. Je la croyais pure. Elle, cette accusée que vous avez cru pouvoir insulter, fut elle qui me détrompa. Foudroyé d’abord par cette révélation, je me relevai et, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, je me dis : Ce n’est pas elle qui est coupable. Et je retournai donc près d’elle, et, pour la seconde fois, je demandais d’être ma femme ; pour la seconde fois elle fut plus forte que son cœur, et, m’apprenant l’existence de cet enfant, elle me fit comprendre que le passé, devenu par lui vivant se dresserait sans cesse entre nous. Elle me dit : Pars, c’est impossible ! Et moi, lâche ! je m’enfuis, la laissant mourante. Mon courage fut moins grand que son malheur. Devant cet abîme de violence et d’impiété, dont la nature elle-même se faisait complice, j’eus peur, moi aussi, j’ai participé à cette injustice qui charge la victime de l’expiation méritée par le bourreau. Moi aussi, moi aussi, j’ai fait ma part de sa douleur et de son délire. »

Un gémissement lui coupa la voix, et il tomba sur son siège en couvrant son visage de ses mains, dans un mouvement de douleur si violent et si vrai, qu’une grande partie des spectateurs éclatèrent eux-mêmes en sanglots. Le président voulut alors donner la réplique au procureur général ; mais Jean se releva, priant qu’on le laissât ajouter quelques mots encore.

— Parlez ! parlez ! cria-t-on de l’auditoire.

Il reprit :

« Et maintenant, comme j’ai dévoilé devant tous ma conscience, que chacun interroge la sienne. Vous, vous tous, hommes qui m’entendez, vous qui vous posez en juges de l’infanticide, en est-il beaucoup parmi vous qui n’aient jamais brisé le sacré faisceau formé par la nature même ? Qui n’ait jamais oublié que lorsque naît un enfant, c’est l’absence du père qui fait l’infanticide, que l’époux déserteur est un double meurtrier ? Cette fois, monsieur le procureur général, ce ne sont pas là des phrases. Il y a dans cette assemblée plus d’un criminel. En ces temps de vie facile, comme on dit, bien dure, hélas ! pour la femme abandonnée et pour l’orphelin, ce forfait que l’on flétrissait tout à l’heure de tant d’épithètes accumulées, combien peuvent assurer ne l’avoir pas commis ? Soyez donc sincères, et, au lieu d’accuser cette martyre, coupable seulement d’un accès de fièvre, juges, auditoire, cessez de changer les rôles, car c’est à vous de prendre place sur le banc des accusés, et de demander pardon à cette femme, qui représente ici vos victimes. »

C’était de plus en plus inconvenant, le président avertit de nouveau l’orateur que la parole lui était retirée ; Jean se récria.

Mais la sonnette étouffa sa voix et un gendarme lui mit la main sur l’épaule.

Le président, troublé, résuma rapidement les débats. Il parla de déclamations empruntées à des doctrines ennemies de l’ordre social, de la nécessité maintenir cet ordre sacré ; il parla aussi de la famille. Enfin les jurés se retirèrent dans la chambre des délibérations, et Brafort, profitant du mouvement, s’échappa ; arrivé dans la salle d’attente, il se trouva mal. Quelques spectateurs, qui faisaient queue à la porte de la salle d’audience, s’empressèrent autour de lui.

— Pauvre monsieur ! dit une femme, c’est la chaleur ou peut-être l’émotion… Un crime si horrible !

Brafort se fit reconduire à l’hôtel, où bientôt le vieux juge lui amena Maximilie toute en pleurs.

— Oh ! père ! dit-elle quand ils furent seuls, sais-tu ce qu’a fait Jean ? Quand les jurés ont été partis, il a demandé à parler à l’accusée, et là, se mettant à ses genoux, il lui a dit qu’il se repentait de l’avoir abandonnée, qu’il l’honorerait, quand même les autres la mépriseraient, qu’il se regardait comme lié à elle, quelle que fût la décision de ses juges, et lui a demandé si elle était libre de le suivre…

— Ce misérable déshonore notre famille ! s’écria Brafort ; il est fou !

— Quel dommage, dit la jeune femme ; il a un cœur si généreux !

Cette réflexion, toute timide qu’elle fût, irrita Brafort, et Maximilie eut bien de la peine à le calmer, tant son indignation était vive. Il voulait quitter Douai immédiatement ; ce fut à peine si madame de Labroie obtint de faire auparavant ses adieux à son amie. Ce fut là qu’ils apprirent l’arrêt de la cour : Baptistine était condamnée à cinq ans de réclusion.

— Son défenseur lui a fait du tort, dit pertinemment le vieux juge ; l’absoudre eût semblé acquiescer aux divagations agressives de cet énergumène, échappé de la sociale. Ah ! monsieur, les temps deviennent graves pour les honnêtes gens !

— Ils se défendront énergiquement, s’écria Brafort, qui depuis l’audience n’avait cessé d’être écarlate et bouillant de fièvre ; et si Paris persiste à se faire le nid de cette espèce-là, eh bien ! c’est à la province d’écraser Paris et de gouverner la France !

Ces paroles, qui m’ont été affirmées, m’autorisent à décerner à Brafort la priorité de cette idée, qui eut bientôt et depuis un si grand succès.

Peut-être quelques âmes naïves s’étonneront-elles de voir Brafort prendre le rôle irrité dans cette affaire ; on pourrait les renvoyer au proverbe si profond : « Tu te fâches, donc tu as tort. » Mais nous avons trop connu Brafort pour n’être pas à même d’analyser plus particulièrement ses impressions en cette circonstance. Assurément, il sentait son tort, et c’est ce qui donnait tant de passion à sa colère ; mais il n’en croyait pas moins cette colère juste et légitime. Eh ! sans doute, il eût mieux valu que les patrons fussent moins galants pour leurs ouvrières ; mais, ces femmes-là étant toutes plus ou moins dépravées, il était ridicule de venir défendre leur pudeur et de crier tant pour des peccadilles. Il était surtout abominable de tirer parti de tels inconvénients, inhérents à la nature humaine, dans le but d’ébranler la société, d’arracher le gouvernement aux mains des gens comme il faut, et de le donner à la canaille.

La question ainsi posée, — et Brafort ne souffrait pas qu’elle le fût autrement, — la résistance à outrance, par tous les moyens, n’était-elle pas obligée ? Parlemente-t-on avec des brigands, avec des fous ? Les socialistes étaient l’un ou l’autre, et ceci posé, sans ambages, puisqu’ils ne consentaient pas à se taire ou à se laisser enfermer, il ne restait plus qu’à tirer dessus.

Cette logique, soufflée par les feuilles réactionnaires, commençait à se répandre. Brafort était abonné de l’Assemblée nationale.

On peut se demander d’où vient, à de tels gens, cette conviction si entière, que les maux dont ils ne souffrent pas sont inguérissables ? Pourquoi ils préfèrent accuser la nature humaine plutôt que l’ordre social. Et ce parti pris semble, aux yeux de leurs adversaires, dénoter une perversité voulue, un machiavelisme complet. Mais l’esprit humain n’est logique qu’en dehors de la passion, et, sans prétendre innocenter tout le monde, il faut reconnaître que l’intérêt personnel, une fois investi d’arguments qui le servent et lui plaisent, s’en pénètre, s’en revêt, et arrive à se déguiser si bien qu’il ne se voit plus lui-même, surtout dans ses intérieurs peu éclairés dont le propriétaire n’a jamais visité les coins et recoins. Le mot d’ordre de nos luttes civiles devrait être : Mort à l’erreur ! Indulgence aux hommes !

Malgré tout cependant, malgré toutes les bonnes raisons qu’avait Brafort d’être mécontent… de son neveu, il garda de cette séance de cour d’assises un malaise intérieur, un trouble extrême. Cela dura jusqu’à l’élection du 23 avril. À partir de ce moment, d’autres impressions l’absorbèrent : il était représentant du peuple.


IX

JUIN.

Dire l’émotion qu’éprouva Brafort de son élection serait difficile. Un intime étonnement s’y mêlait aux ivresses de l’orgueil. C’était lui ! c’était bien lui qui se trouvait ainsi porté au premier rang ? car, en république, tout pouvoir s’efface devant celui de l’élu du peuple. Il ne faudrait pas s’y méprendre toutefois, Brafort ne mit pas en doute un seul instant que cette distinction ne fût l’effet naturel de son mérite, et c’était de là précisément que venait sa secrète surprise ; car jusque-là, il s’était cru moins de valeur ; il n’avait pas espéré sérieusement pouvoir arriver si haut. Mais ce ne fut que l’impression du premier moment. Il mit l’erreur sur le compte de sa modestie, se pénétra rapidement de sa nouvelle importance, et songea aux obligations qu’elle lui imposait.

Il n’était pas à cet égard sans inquiétude ; sans doute investi désormais du devoir et du droit de se prononcer, il se préoccupait de la solution de ces grandes questions, de ces ardus problèmes, posés depuis le 24 février, sous le nom de questions sociales ? — Non, ce n’était pas là ce qui inquiétait Brafort. Il savait là-dessus parfaitement à quoi s’en tenir et n’y souffrait pas de discussion : le socialisme était une folie… coupable, et des exploiteurs de la crédulité populaire avaient seuls pu mettre en avant l’idée que le travail de l’intelligence, autrement dit les droits acquis du capital, car les deux peuvent se confondre, n’avaient pas droit à une rémunération supérieure à celle du simple labeur matériel. N’était-ce pas la suprématie naturelle et légitime de l’idée sur le fait, de l’âme sur le corps ? L’inégalité d’ailleurs était confirmée par la nécessité même ; car voici le raisonnement de Brafort : La société ne peut pas marcher sans travailleurs. Or, si tout le monde était à son aise, personne ne voudrait travailler. Il faut donc qu’il y ait des pauvres dans toute société bien ordonnée. Assis sur ce raisonnement, Brafort demeurait impénétrable à tout doute, à toute hésitation, comme à tout remords. Il avait pour lui la Genèse, tout le passé, la paresse humaine. Tous ceux à qui ces autorités suffisent comprendront l’inébranlable bonne foi de Brafort. Ajoutons qu’avec un nombre de gens plus considérable, très-considérable en vérité, car les conceptions se comptent, il n’écoutait un argument contraire qu’à la manière dont on observe un ennemi, en cherchant à le prendre en défaut et à le tourner ; aussi incapable d’ailleurs de s’en pénétrer que l’est une éponge imbibée de prendre plus d’eau.

Il s’en suivait de tout cela que quant à la question sociale, rien n’était plus simple : faire justice des théories, rétablir les droits de la pratique et du bon sens, relever les saines doctrines, et venger sur d’infâmes détracteurs la propriété, la justice et la vérité outragée. Voilà l’œuvre que Brafort avait à cœur d’accomplir, et pour laquelle il se sentait fier d’avoir obtenu la confiance du peuple.

Mais il y avait une autre partie du devoir d’un député qui lui semblait autrement difficile et sérieuse, à l’égard de laquelle il doutait péniblement de ses forces : c’était la nécessité de faire des discours. Tout le monde sait bien en France que c’est là le plus important pour un homme chargé des affaires publiques. Le bon paysan là-dessus règle son estime ; il faut entendre avec quel dédain il parle du député qui ne parle point, et quelle admiration il professe pour ce genre de capacité qui consiste à ne point fermer la bouche des heures durant. Brafort était justement du même avis, mais son élocution était naturellement assez peu facile, et malgré l’usage qu’il avait acquis peu à peu et la gymnastique électorale à laquelle il venait de se livrer, il ne pouvait s’empêcher d’être fortement ému, en pensant que désormais c’était à la France entière, bien plus, à toute l’Europe, et, que dis-je ? à tout l’univers, que ses paroles allaient s’adresser. C’était là l’inquiétude secrète qui tempérait l’aplomb de son succès, — ce qui peut-être d’ailleurs n’était pas un mal. — Résolu cependant à remplir son devoir en ceci comme en tout le reste, Brafort se proposa de prendre des leçons d’éloquence. À Paris, où tout s’enseigne, on devait enseigner cela, Maxime pourrait fournir les indications nécessaires. Dès son arrivée à Paris, Brafort courut à l’hôtel Renoux.

Maxime avait été nommé député par deux départements celui qui s’honorait de lui avoir donné naissance et celui où se trouvaient ses propriétés. À tout seigneur, tout honneur. Le suffrage universel semblait avoir été institué pour mettre en action ce proverbe.

Il y avait un groupe nombreux chez Maxime, désigné déjà comme un des chefs probables de l’assemblée, et l’on y discutait le programme du nombreux parti qui devait se distinguer par l’âpreté de ses répressions, blâmant aigrement les mesures prises par le gouvernement provisoire, les points engagés déjà, les espérances folles données au peuple, et la commission du Luxembourg, proposaient des mesures réactionnaires nettes et promptes, et mettaient même en question la forme du gouvernement. Le cœur de Brafort palpita de sympathie il donna son avis dans le même sens. Mais Maxime, après les avoir écoutés longtemps, de son air fin et méditatif, prit la parole :

— Tout ceci n’est pas politique, messieurs, permettez-moi de vous le dire. Si vous voulez un soulèvement de Paris, c’est ainsi qu’il faut procéder.

— Ne peut-on transférer le siége du gouvernement à Bourges ? s’écria l’un des plus animés. Il est temps de s’affranchir de la tyrannie de Paris ; le règne de cette capitale insensée et furibonde vient de cesser à l’avénement du suffrage universel. Paris est désormais l’esclave de la province, et, s’il l’ignore, on le lui fera bien voir.

— Eh ! reprit Maxime, quand il est facile de vaincre sans bataille, pourquoi la chercher ! Le pouvoir n’est-il pas entre nos mains ? le peuple, humble et docile, a-t-il nommé d’autres que ses maîtres ? N’est-ce pas nous-mêmes qui avons dicté ses choix ; que demandez-vous de plus ? On ne conquiert pas ce qu’on possède. Il ne s’agit donc pas, messieurs, d’entrer en guerre, mais d’exercer le commandement qu’on nous a remis.

Il s’étendit sur les avantages de cette habileté discrète et paisible qui sait marcher à son but sans soulever des orages publics, et qui l’atteint ainsi bien plus sûrement.

— Le peuple, messieurs, est un enfant ; en le brusquant, on le fâche ; avec des mots on en obtient tout. La première chose que nous avons à faire est de proclamer la république… Ne protestez pas, ce n’est qu’un mol ; mais un mot pour lequel le peuple a donné son sang. La proclamer d’ailleurs, comprenez-le bien, c’est proclamer notre règne. Les rois, vous l’avez vu, ne sont pas faciles à conduire, et finissent toujours par compromettre l’ordre bien imprudemment. Il est toujours plus sûr de gérer soi-même. Toutes les républiques, j’entends celles qui ont duré, n’ont été que des oligarchies ayant l’immense avantage de satisfaire, par des formes démocratiques, l’imagination populaire.

— Fort bien, observa l’un des nouveaux élus ; mais ce peuple-ci est exigeant et n’y va pas de main morte. Des mots, dites-vous ? Ses mots qu’il acclame, ce sont des faits égalité de tous les citoyens, liberté individuelle, droit de réunion, liberté de la presse, responsabilité des fonctionnaires, abolition des impôts indirects, etc., etc. Si c’est là de l’oligarchie…

— Ah ! messieurs, dit Maxime, que vous connaissez peu le peuple et l’art de régner ! Il n’y a cependant qu’à accorder toutes ces choses, non-seulement sans rechigner, mais avec empressement…

— Et d’aller planter nos choux, si les démagogues le permettent. Merci.

— Pas du tout : et de rester bel et bien souverains et directeurs de l’État par la double influence de la richesse et de la capacité. L’égalité des citoyens ! mais certainement, n’est-elle pas depuis longtemps décrétée ? On la confirmera et reconfirmera, qu’importe, tant qu’elle restera modifiée par ces légères inégalités de fortune et d’éducation qui constituent une caste privilégiée aussi réelle qu’insaisissable, et qui opposent à l’action du pauvre et de l’illettré des obstacles aussi latents qu’invincibles. Quoi ! vous qui possédez le capital, vous craignez l’égalité ? Vous n’avez donc, messieurs, jamais compris la situation, au milieu de notre société, de l’homme qui ne possède pas ? vous n’avez pas vu comment sont frappés d’impuissance tous les désirs, toutes les tentations ? Que s’il a une pensée, il ne peut l’écrire ; un projet, il ne peut l’exécuter ! Qu’aujourd’hui, comme au temps des Auguste et des Louis XIV, il faut des Mécènes, et mieux, bien pis, des banquiers ; vous ne savez donc pas qu’en cette société égalitaire, si cet homme pauvre est frappé d’une injustice, il n’en pourra poursuivre le redressement ; que toujours et partout il faut qu’il cède et se taise, heureux s’il peut, au jour le jour, substanter sa vie, malgré toutes les dimes qui frappent encore et toujours le seul travail. Messieurs, dans de telles conditions, l’égalité n’est qu’un mot, et ce mot, fait pour charmer l’oreille populaire, ne doit pas effrayer des esprits sérieux.

Voyons les autres points : La nation est souveraine, tous les pouvoirs émanent du peuple. Sans doute ! sans doute ! Voilà des phrases qu’il faut proclamer dans tous les discours et qui devraient flamboyer au front de tous les édifices, dans toutes les illuminations et sur toutes les banderoles. Eh ! oui, la nation est souveraine, seulement la nation est obligée de confier ses pouvoirs à des mandataires, et, c’est, en vérité, messieurs, bien dur pour vous ! La liberté individuelle est sacrée ! Nous écrirons cela en tête de la constitution, sous le titre de droits antérieurs et supérieurs. La liberté, c’est la loi suprême ; mais après cela vous sentez bien… Ah ! mais le peuple est honnête et ne veut pas de bandits ; il faudra donc bien stipuler que le juge d’instruction, en cas de délit, pourra ordonner l’arrestation préventive. Ai-je besoin de vous démontrer comment ce petit article sauve tout ?

Le peuple est pour les idéalités, les déclarations de principes ; naïvement il croit tout compris et s’en contente. D’ailleurs il ne saisit pas du tout encore où gît la racine de son propre droit, le principe du droit nouveau, et sacrifie volontiers, selon l’esprit du passé, l’individu à l’ensemble. Eh bien ! tout est là ! « Une maille arrachée emporta tout l’ouvrage. » Messieurs, ne marchandons pas avec les goûts du peuple. Donnons-lui la règle, et gardons l’exception.

Nous acclamerons le droit de réunion, saint comme la liberté du peuple ! On comprendra seulement qu’il doive être réglementé par une loi qui en règle l’exercice. Le droit d’association sera placé sous la sauvegarde de la constitution. Ah ! constitution, ma mie, vous en répondrez sur votre tête ! La constitution accepte, mais en faisant observer que les associations contraires à la sûreté de l’État pourront être dissoutes. Comment donc ? Ah ! je le crois bien ! Parbleu ! le peuple tient beaucoup à la sûreté de l’État, il applaudit, et un député de la montagne (car nous aurons une montagne, messieurs, je l’espère bien), un député, dis-je, de la montagne, se lèvera pour observer que celles-là seules devront l’être.

Discussion pour et contre ce mot, garantie profonde assurément, et longs discours, qui passionnent la nation et tiennent l’Europe en suspens. Après quoi, le mot seules est accepté aux applaudissements de la démocratie, et la phrase, ainsi sculptée pour l’ornement des archives de la niaiserie politique, des assemblées et des peuples : les associations contraires à la sûreté de l’État pourront seules être dissoutes.

La liberté de la presse sera absolue ?

Comment donc ? Absolue, comme Dieu ! Mais qui donc voudrait tolérer des attaques infâmes, contre les vérités sacro-saintes qui sont le fondement de tout ordre, contre la famille, la propriété, la religion, les lois, les personnes et les choses ? contre la liberté même !… Oui, messieurs, est-ce vous ? — Non pas. — Ni moi ! — Ni moi ! Tous les honnêtes gens protestent. C’est à qui protestera. On vote donc avec enthousiasme, et aux applaudissements des tribunes, que les excès indignes de toute société civilisée seront réprimés. Comment ? La chose est bien simple. Tout journal devra déposer un cautionnement destiné à répondre des amendes qu’il pourrait encourir. Il ne faut pas d’impunité. Et de plus, comme il n’y a pas de droit sans devoir, la presse, ce grand pouvoir, ne devrait-elle pas concourir aux charges publiques, dans la mesure de ses forces ? Un timbre sur chaque numéro sera donc établi, et d’ailleurs, en échange, l’État, dans une généreuse sollicitude pour les droits de la pensée, consent à abaisser la taxe du port bien au-dessous du taux des lettres. Que voulez-vous de mieux ? La responsabilité de l’imprimeur ? — Oui, car elle parfait l’œuvre. Sur ce point, je le confesse, le gouvernement provisoire, en affranchissant la presse, a eu le tort grave de détruire les dépenses nécessaires à tout pouvoir moins naïf. Nous les rétablirons, mais nous ne pourrons le faire, messieurs, songez-y bien, qu’en criant sur les toits que la presse est libre, libre absolument !

Eh ! tous, tous les fonctionnaires, tous les directeurs de l’État seront responsables ! Seulement il va sans dire qu’une nation ne peut laisser insulter ceux qu’elle a commis à la garde de ses libertés et de ses lois. La dignité de la nation, messieurs !… (Vifs applaudissements.) Il va sans dire qu’il ne peut dépendre du premier venu de faire descendre sur la sellette des accusés ces magistrats publics, ces hommes honorables qui protégent l’ordre, les mœurs, la sécurité publique, et d’entraver à tout propos leur action. Les fonctionnaires seront donc responsables, seulement il faudra pour les poursuivre en obtenir l’autorisation.

De qui ? D’eux-mêmes, parbleu ! ou de ceux qui les font agir, ce qui revient à la même difficulté ; mais on gazera la chose quelque peu. Autre exemple : le domicile est inviolable. Ajoutez : aucune visite domiciliaire net peut avoir lieu que dans les cas prévus par la loi et selon les formes qu’elle prescrit. Ce sous-paragraphe n’a l’air de rien, personne n’y fait attention. Le principe, le beau principe étalé au premier rang suffit à la foule ; le reste n’est que grimoire légal, et le citoyen français se respecte trop pour entrer dans l’examen des lois qui le régissent c’est affaire d’avocats et de procureurs ! De même, nul ne pourra être arrêté et détenu, hors le cas de flagrant délit, qu’en vertu d’un mandat judiciaire. Garanties expresses, comme vous le voyez, qui ne vous empêcheront nullement d’empoigner dans la rue qui vous plaira, pourvu qu’il y ait attroupement ; car, à la première occasion venue, il faudra faire une loi contre les attroupements.

On a aboli la peine de mort en matière politique ; mais qui empêche de la rétablir en considérant le combattant comme un assassin, dès qu’il a donné la mort et que sa cause n’a pas triomphé ? En politique, voyez-vous, c’est l’interprétation qui sauve, c’est la restriction qui est tout. La passion, la peur, l’irréflexion des masses, font le reste. Ah ! messieurs, vous vous défiez du peuple, vous êtes bien ingrats !

Ces conseils de Maxime rétablirent la confiance, et dès le e premier jour groupèrent autour de lui un parti nombreux, qui se fit un devoir de le consulter et de le suivre. Brafort, il va sans dire, fut au nombre des plus fidèles. Il tint cependant à honneur d’être plus qu’un chiffre dans cette cohorte, et, comme nous l’avons dit, voulant s’affirmer par ce qu’il considérait être comme le premier devoir d’un député, il alla trouver un monsieur Verbaut, renommé comme professeur de déclamation et d’éloquence.

Monsieur Verbaut avait blanchi sous le harnais. Après avoir regardé Brafort avec attention :

— Monsieur, lui dit-il, le secret de l’art oratoire est, comme en beaucoup d’autres choses, celui de Danton : de l’audace ! de l’audace ! Et je ne dis pas que cela suffise à produire les chaînes d’or avec lesquelles Mercure enchaînait ses auditeurs ; mais cela néanmoins met en relief toutes les ressources de celui qui parle, et prend sur le bon public cette autorité, ce pouvoir stupéfiant que possède la suffisance. D’ailleurs le commun des hommes s’occupe beaucoup moins du fond des choses que de la forme, et, comme peu de gens sont capables de parler longtemps de suite sans s’arrêter, ce point semble déjà le principal. Pour faire un civet, prenez un lièvre : les paroles de même sont l’étoffe nécessaire du discours ; l’idée ne vient qu’en second, et même il n’en faut pas trop, cela fatigue l’auditeur et ne le touche point. Du feu, de la conviction ou son apparence ; l’organe, le geste, de la passion, s’il se peut, et, s’il ne se peut, des chiffres. Ils en imposent toujours, et on ne les vérifie jamais. Voilà, monsieur, à peu près les secrets de l’éloquence. Maintenant, donnez la trame, nous verrons ensuite à l’orner. Vous allez donc, monsieur, commencer à parler sur n’importe quoi, n’importe comment, sans vous interrompre : c’est l’essentiel, et, si malgré vos efforts, il se produit un intervalle entre vos paroles, si le mot se fait attendre, il faudra le remplacer par un petit ron, ron, ou hum, hum, qui bouche en quelque sorte les trous du discours. Les plus grands orateurs usent de ce procédé, qui de plus à l’avantage de ne pas lâcher l’attention de l’auditeur, de même que certaines gens retiennent leur interlocuteur par le bouton de son habit. Et maintenant, allez, monsieur, je vous écoute.

— Mais, dit Brafort…

— Allez, vous dis-je !

— Mais, monsieur, sur quoi ?

— Sur tout ce que vous voudrez. Si vous avez une pensée, dites-là ; sinon paraphrasez celle des autres. C’est le plus ordinaire, et peu de gens s’y connaissent. Parlez.

— L’émotion de Brafort était extrême. Ainsi pressé toutefois, il se lança :

— Messieurs !…

— Allez ! il ne faut pas rester là.

— Messieurs !… La situation est grave : la société est ébranlée jusque dans ses fondements. L’État chancelle, et si une main ferme… non, je me trompe, si le patriotisme des représentants de la nation, si la sagesse des bons citoyens, si… Hum ! hum !

— Courage !

— …… Si la Providence, qui dirige avec une complaisance toute particulière les destinées de notre pays, si… hum ! hum ! hum ! hum !

— Assez de hum, que diable ! Fouettez la muse.

— Ô muse de la patrie ! daigne inspirer ma voie, prête-moi tes accents pour convaincre mes concitoyens, que… hum ! hum !… Messieurs, je ne suis pas un républicain de la veille, mais du lendemain. Il faut que la république, ainsi que la lance d’Achille qui guérissait les blessures qu’elle avait faites, car… hum ! Timeo Danaos et dona ferantes… hum !… Verba volant, scripta manent… Infandum, regina, jubes. To be or not to be, that is the question

— Mais pas du tout, ce n’est pas la question, que diable ! Dites quelque chose : vous ne débitez que des scies.

— Vous m’avez dit de parler, donc je dis ce qui me vient à l’idée. Ces choses-là se répètent partout. Et puis, un discours convenable doit durer au moins trois heures. Comment voulez-vous que je parle pendant trois heures, si je ne cite pas ?

— C’est vrai ; cependant, pour que les rengaînes et les scies fassent bien dans le discours, il faut du moins qu’elles viennent avec une apparence d’à-propos.

Un peu piqué, Brafort rassembla ses forces et s’écria d’un ton plein d’éclat :

— Ah ! messieurs, l’hydre de l’anarchie s’apprête à nous dévorer. Voyez-vous reluire ses yeux sinistres. Qaurens leo quem devoret. Le monstre de l’irréligion lui prête son appui, et le pâle sophisme ronge les bases de cet ordre social, antique et vénéré, dont les flots impuissants des révolutions ont jusqu’ici vainement battu le pied de leurs vagues sinistres. Serrons-nous, messieurs, serrons-nous autour de la bannière… hum !… triomphante de l’ordre, de la religion, de la famille et de la propriété. Qu’on en voie toujours les plis ombrager nos fronts, afin que l’olivier de la paix… hum !… hum !… croisse dans un terrain propice, et que ses fruits bienfaisants…

— Vous abusez de l’image.

— Eh ! je fais ce que je peux… Et puis comment voulez-vous que je parle pendant trois heures, si je ne fais pas d’images ? Dire les choses comme elles sont, tout simplement, il y en aurait pour un quart d’heure, et ce ne serait pas solennel. Quand on parle à la France et à l’Europe…

— C’est assez juste. Il faudrait cependant adopter un sujet quelconque.

— Eh bien ! je prends les dangers de l’ordre social.

— À merveille ; alors précisez.

— Je précise. Messieurs, comment la société pourrait-elle se soutenir quand les deux plus fortes colonnes de son temple sont chaque jour ébranlées avec une fureur croissante ; quand le prêtre et le soldat, ces deux missionnaires, ces deux combattants, qui ont porté jusqu’aux extrémités du monde la gloire du nom français, sont tous les jours en butte aux traits acharnés d’une presse sans frein et sans pudeur, d’une presse impie autant qu’anarchique. Le prêtre, messieurs, ce soldat de la foi qui…

— Je vous arrête… Avec un peu de mémoire, vous en avez sur le prêtre pour dix minutes sans broncher ; autant pour le soldat, cela fait vingt. C’est autant d’épargné, sans nuire à la leçon.

— Donc, messieurs, ici la parole qui fonde, là l’épée qui défend ; ici le combat du bras, là celui de la pensée, la vaillance de l’âme et l’intrépidité des nerfs ; l’Évangile et le clairon, le sac et le missel, l’homme qui tue et celui qui sauve ; la semence de vie et le coup de mort, la force et la faiblesse forte ; l’homme de Dieu et l’homme de la patrie ; le conquérant de la terre et le conquérant du ciel, le terrible et le pacifique, la soutane et le plumet, le froc et le frac, le… hum ! hum ! hum !…

— Que diable ! en voilà assez ; vous abusez du contraste.

— Comment voulez-vous que je parle pendant trois heures, si je ne fais pas de contraste ?

— C’est juste. Allez.

— Ces deux forces donc, messieurs, que j’ai nommées les colonnes du temple social, sont en effet les deux grands appuis de l’ordre. Le prêtre, c’est l’ordre des âmes ; avec lui point d’écart, point de théories, point de prétentions coupables, point de ces doctrines insensées qui troublent l’État, point de ces discordes qui entravent les plans de la sagesse des automédons du char gouvernemental, point de ces inquiétudes blâmables qui portent les gens à se mêler des affaires publiques, non ; mais un calme solennel, une uniformité admirable, une immobilité sublime, et cet océan tumultueux de l’esprit humain changé en un lac tranquille, que ne ride aucun souffle, et sur lequel vogue, ou plutôt glisse majestueusement, toutes voiles déployées, le grand vaisseau de la foi.

— Fort bien ! Après ces passages soignés, on s’arrête un peU pour laisser le temps d’applaudir ; l’orateur a toujours quelques amis qui donnent le signal.

— Le soldat, c’est l’ordre matériel imposé aux corps comme aux âmes. Grâce à lui, ces esprits pervers qui échappent à la sainte influence du prêtre, et repoussent la loi comme la religion, sont maintenus dans le devoir. Ainsi, vous le voyez, messieurs, ces deux grandes institutions, qui suivent l’homme du berceau à la tombe, le possèdent tout entier ; à elles deux, elles sont tout, contiennent tout, répondent de tout, et plus rien ne bouge dans la société sauvée. Ah ! messieurs, n’hésitons donc pas à les défendre, ces institutions antiques et sacrées ; n’hésitons pas à les fortifier, et comprenons bien qu’avec elles tout est sauf, que sans elles tout est perdu. Autrefois on comptait sur la royauté ; la royauté tombe, messieurs, on l’a bien vu. Mais la royauté peut passer ; si l’armée reste, si l’autel subsiste, il n’y aura rien de changé dans le monde, il n’y aura qu’une liste civile de moins.

— Pas mal, pas mal !

— Messieurs, reprit Brafort, enivré de son succès, sachons donc conserver les grandes choses que nos pères nous ont léguées, et délions-nous de ce funeste esprit de changement qui agite la société actuelle. L’harmonie, messieurs, c’est le repos, c’est le sage accord de tous les incompatibles, la fusion de tous les extrêmes ; c’est le mélange du blanc, du bleu, du rouge et du noir, dans un gris superbe ; c’est le résumé et, si j’ose parler ainsi, le ragoût de toutes les substances ; c’est le juste milieu où tout vient se fondre, se transformer et s’éteindre. Le juste milieu, ce n’est ni le grave ni l’aigu, ni le doux, ni le terrible, ni… la colère… ni l’indulgence, ni… l’affirmation ni la négation, ni… le blanc ni le noir, ni… la faiblesse ni la terreur, ni… la liberté ni l’esclavage, ni le trop ni le pas assez, ni la démagogie ni la monarchie, ni… l’excès ni la privation, ni la licence ni le despotisme, ni le haut ni le bas, ni l’énorme ni le petit, ni…

— En voilà, parbleu ! bien assez, dit monsieur Verbaut. Comment voulez-vous que je parle pendant trois heures, si je ne fais pas d’énumération ?

— C’est juste, allez.

— Enfin, messieurs, c’est la réunion de toutes ces choses dans une modération parfaite, également éloignée… de tout. Et combien cette vertu nous serait précieuse dans ces temps orageux, où des théories barbares menacent d’engloutir notre civilisation. C’est elle qui serait notre pilote à travers les récifs conjurės contre nous.

— Votre style a des incorrections que relèveront les journaux démagogiques : les récifs ne se conjurent pas.

— Vous avez raison. Je dirai donc… hum !… à travers les récifs semés sur nos pas.

— Mais les récits ne se trouvent que dans la mer, et…

— Eh ! monsieur, si vous m’interrompez sans cesse, comment voulez-vous que je parle sans m’arrêter ? Je ne suis pas un écrivain, moi ; je suis un homme de bon sens, un homme pratique, et vraiment ces petites choses-là ne sont rien. Que disais-je ?…

— Vous disiez : Attachons-nous…

— Ah ! oui, attachons-nous… alors… apparemment au char de l’État. Ah ! vous allez me dire que nous sommes dans la mer…, disons au vaisseau. Mon Dieu ! cela m’est égal à moi : le vaisseau de l’État, le char de l’État, c’est exactement au fond la même chose ; les hommes sérieux ne s’attachent qu’à l’idée. Je continue. Le moyen terme, n’est-ce pas celui où tout Et quoi de plus beau que la rencontre de tous les intérêts ? Aller à gauche, c’est abandonner la droite ; aller à droite, c’est délaisser la gauche. Je passerai donc au milieu ; et sur le point qui nous occupe, je déclare voter pour une sage conciliation des intérêts opposés, à condition toutefois que la décision ne pourra affecter aucun droit acquis. Je me résume : entre deux extrêmes, entre deux pôles, entre deux selles, entre deux partis, c’est toujours le juste milieu qu’il faut choisir.

— Attendez. Vous devez savoir répondre aux interruptions ; on en fera. Je suis en ce moment un de vos honorables confrères, et je vous crie :

— Il faut pourtant choisir entre Dieu et le diable, entre le juste et l’injuste, entre le bien et le mal.

— Messieurs…

— Ne vous déconcertez pas ; en de tels moments, quand on est embarrassé, on s’en prend à sa conscience et à celle de la Chambre, qui répond toujours par des applaudissements.

— Ah ! messieurs, une question aussi étrange me laisse muet d’indignation. Entre le bien et le mal, on me demande si j’hésite, et est-ce bien dans une telle enceinte qu’une pareille question peut être adressée à l’un d’entre nous ? (Avec force). C’est à la conscience de tous ceux qui m’entendent que je la renvoie.

— Bien ! très-bien ! s’écria monsieur Verbaut. (Tonnerre d’applaudissements). Vous pouvez appuyer sur l’effet, c’est cliché d’avance.

— Brafort (avec une force nouvelle). Et je suis fier d’être ici l’interprète des sentiments de toute la Chambre !

— Bravo ! bravo ! (Oui, tous ! tous !) Vous pouvez recommencer cela toutes les fois que vous voudrez, soit avec la gloire de nos armes ou l’honneur de tous les Français sans exception, ou le désintéressement de tous vos confrères, quand même vous les auriez un moment auparavant accusés de tripotages ou de concussions. Ces effets-là sont sûrs, et l’on peut toujours au besoin en relever son discours. Monsieur, votre heure est passée, et je suis obligé de vous quitter pour ma classe de déclamation. Vous avez, monsieur, beaucoup à faire : la voix, le geste, le débit… Nous en reparlerons plus tard. Lisez chaque jour un discours parlementaire. Du reste, vous avez l’inspiration, le genre ; mais je crains que la correction littéraire… Vous pourriez figurer avec avantage dans des comices, concours, distributions de prix en province, où l’on n’attaque guère les autorités ; mais les journaux de Paris, monsieur…

— Ah ! oui, dit Brafort en soupirant, c’est l’opposition qui fait tout le mal.

— Aussi, monsieur, je crois que vous ferez bien d’écrire vos discours, ou mieux encore de les faire écrire. Avez-vous de la mémoire ?

— Oui.

— Parfait alors. Faites ce que je vous dis, avec un secrétaire lettré, et tout ira bien.

Brafort fut un peu humilié de ce conseil. Il finit toutefois par s’y rendre, en regrettant que ses occupations ne lui permissent pas de revoir la syntaxe et de cultiver ses dispositions pour une éloquence parlementaire plus spontanée. Grâce à sa mémoire véritablement excellente, à son secrétaire et aux leçons de débit et de geste de monsieur Verbaut, il remplit convenablement son rôle. On disait en parlant de lui : C’est un homme sérieux. C’était son avis à lui-même, et, sans qu’il ouvrit la bouche, son air inspirait aux autres la même opinion, tant les convictions profondes s’imposent. Sans l’irritation très-âpre et vraiment très-douloureuse que lui causaient le socialisme et les socialistes, Brafort, dans l’exercice de ses fonctions de député, eût joui d’un parfait bonheur. Quand il pouvait oublier sa haine contre ces misérables et leurs infâmes doctrines, c’est dans tout l’épanouissement de son âme qu’il figurait aux diners officiels et dans les cortéges, qu’il coudoyait les célébrités de la France et de l’Europe, et disait : Nous, hommes d’État ! Il se sentait le cœur plus gros dans la poitrine, il s’élargissait. Et quelle ardeur au travail ! par devoir assurément ; mais aussi quand, dans les bureaux de la Chambre, il tenait littéralement entre ses mains les destins, la fortune de ses concitoyens, de tout un pays, quelle noble tâche ! et comme il se sentait auguste, lui, Brafort ! Ah ! c’étaient de douces, de grandes, de pures émotions…

Il en était profondément attendri et se montrait vraiment plein de condescendance et de bonté pour les gens respectueux qui l’approchaient, et qui attendaient de lui le salut de la France et quelques petites faveurs.

Mais, par exemple, quand il lisait ces journaux odieux : la Réforme, la Commune de Paris, etc. ; quand son journal, l’Assemblée nationale, lui apportait, avec des commentaires envenimés, les motions des clubs ; quand, par la voix de Pierre Leroux, de Considérant, — de Proudhon, ô ciel ! — les détestables doctrines se produisaient à la tribune même de l’Assemblée ; quand Charles de Labroie, lui aussi représentant, venait à coudoyer son collégue, alors s’éveillait dans Brafort toute la gamme des sentiments qui vont de l’indignation à la haine, et qui parfois l’exaltaient jusqu’au transport. Il n’était pas le seul, comme on sait. Jamais convictions ne furent plus passionnées qu’à cette époque, parce qu’elles étaient tout particulièrement personnelles. Songez donc : Le communisme ! mais c’étaient la chair et le sang même de Brafort, sa vie et son âme, que le monstre s’apprêtait à dévorer. En d’autres termes, tous les soins, tous les désirs, toutes les joies dont s’était composée jusque-là cette existence, qui, de même que la plante croît en haut vers le soleil, avait gravité vers un seul but : le foyer de splendeur et de richesse qui flambe au sommet social. C’était sa fortune bâtie pierre à pierre, sa villa et la devise fière qui l’ornait, les merveilles enfantines de son pare, depuis la tour à créneaux jusqu’au cygne du lac, et la livrée de ses valets et leur obséquieuse humilité, et ses roasbeefs, et ses vins fins et ses sucreries, et son rôle d’amphitryon et sa royauté industrielle, et l’oisiveté dorée, et la beauté de sa fille et de sa femme, et non-seulement tout ce qui faisait son plaisir et son orgueil, mais ce qui le faisait lui-même, sa valeur, sa signification, sa propre personne enfin ! Question de vie et de mort !.


Nous n’avons pas ici à passer en revue tous les actes de Brafort. Ils furent sincères, comme une défense

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Brafort s’éleva par la colère jusqu’à l’intrépidité. Dans cette belle et mémorable séance du 23 juin, il parla plusieurs minutes sans préparation et sans embarras, dans toute la vigueur de sa passion. Il déclara qu’il voulait mourir pour la défense de l’ordre, de la propriété et de la famille ; il flétrit ces buveurs de sang, ces fauteurs de pillage, ces communistes infâmes, qui n’aspiraient qu’au vol, qu’à l’anarchie, qu’à l’incendie, cette écume de la société qui ne pouvait triompher que par la désorganisation sociale.

À ce moment, Charles de Labroie entrait à la Chambre, pâle d’une course à travers Paris ; il courut à la tribune, et, montant les marches, rencontra Brafort qui les descendait. Brafort était dans une disposition qui ne comportait plus rien de parlementaire. Il repoussa son collègue en s’écriant qu’il fallait expulser de la Chambre les mal pensants. Cet incident, couvert d’ailleurs par le tumulte, n’eut pas de suite. Moins logique et moins sincère que le député du Nord, la Chambre ne soutint pas la motion, mais elle étouffa de ses clameurs la voix du socialiste. Pourtant le soir, dans le bureau dont Brafort et lui faisaient partie, Charles de Labroie obtint un peu de silence de ses collègues enroués. En réponse à des cris de sang, il se leva, calme à force d’émotion, impassible à force de révolte :

« Messieurs, leur dit-il, le débat est à huis clos. À quoi bon dès lors ces indignations et ces cris ? Tous honnêtes, oui, messieurs, tous ! tous ! et tous désintéressés. Le salut de la patrie, la famille, la religion, le droit sacré de la propriété, les intérêts de la morale et de la vertu, une révolte sacrilége, des hordes barbares !… Tout cela est au Moniteur. Mais en ce moment vous êtes entre vous ; laissez-moi donc vous dire deux mots de vérité.

…… Vous commencez la guerre sociale. Eh bien ! prenez garde ! un abîme que rien ne comblera plus va se creuser entre le peuple et vous…… Votre règne va finir, vous allez avoir un maître. Un nom fatal à la liberté, mais fatal à la vôtre comme à celle du peuple, est déjà sur les lèvres de ce peuple que vous avez refusé d’éclairer et d’émanciper. Vous étiez, vous pouviez longtemps encore être chefs ; vous n’allez plus être que les cariatides du second palais impérial. Vous rugirez en vain alors, vous appellerez en vain à votre aide ce peuple que vous pouviez facilement satisfaire par des mesures progressives, salutaires à tous, mais qu’en ce moment vous désintéressez de la République. Ce peuple contemplera d’un œil satisfait votre défaite, et préfèrera se perdre avec vous plutôt que de vous défendre. Il serait temps encore… Une nuit du 4 août vous sauverait mieux qu’une nuit de massacre…

— Une nuit du 4 août n’a plus de raison d’être, s’écria Brafort. Il n’y a plus de priviléges, tous sont appelés…

— … Et peu sont élus, répondit Charles de Labroie. Et ceci, vous ne le voyez pas, est contraire au droit nouveau. Depuis la révolution de 89, il n’y a pas de droit où il n’y a pas d’égalité ; l’essence du droit est d’être commun, réalisable pour tous.

— Monsieur de Renoux, prenant la parole, dit en souriant :

— Mais c’est ainsi… en principe.

— Vous êtes trop intelligent, monsieur, répondit sévèrement Charles de Labroie, pour confondre les œuvres du hasard ou de la fraude avec celles de la justice.

— Ma foi ! reprit l’aimable homme d’État, la question est ardue, et plus d’un s’y embrouillera. Quelque bonne opinion que vous vouliez bien avoir de moi, je ne me sens pas de force à extirper de ce monde la fraude et le hasard, et bien d’autres choses encore. Et puis l’appétit vient en mangeant, et si l’on permet à votre peuple d’ouvrir les mâchoires, je sais bien qui, en fin de compte, il croquera. Quand on ne peut pas dénouer les nœuds, on les coupe ; quand on ne peut pas résoudre les questions, on les retarde. Après une bonne victoire, nous aurons la paix pour vingt ans… et, après vingt ans, le déluge, si nous ne pouvons recommencer.

En même temps, il sortit. Peu d’instants après, Charles de Labroie quitta les bureaux pour se rendre aux barricades, aux cris de Brafort, qui demandait son arrestation.

On le sait, le plan du général Cavaignac avait été de laisser l’insurrection s’étendre et se fortifier sans obstacle, afin de pouvoir mieux l’écraser toute entière. La moitié de Paris, toute la ville populaire, s’était couverte de barricades. Les chefs s’étaient improvisés……

Inquiet depuis quatre mois, de plus en plus agité, surexcité par les nouvelles, par l’inquiétude, par les cris des journaux, les emportements des siens, l’atmosphère sinistre et lourde qui enveloppait Paris, Brafort n’y tint plus. Après avoir, le 24, voté l’état de siége, il quitta l’Assemblée, prit son fusil et se joignit à un peloton de la garde nationale qui marchait vers la place du Panthéon, occupée par les insurgés, et l’un des centres principaux de l’insurrection.

Chemin faisant, Brafort éprouvait certainement ce malaise que ressent tout être vivant, à l’idée de la destruction ; mais sa colère n’en était que plus violente. Il grommelait mille terribles menaces, brandissait son sabre, rappelait tout haut qu’il avait été soldat et faisait dire autour de lui : « En voilà un de déterminé ! » Tous ces hommes d’ailleurs semblaient furieux. Les soldats furent plus humains, étant plus calmes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ils arrivèrent ; le canon grondait, la rue Soufflot était pleine de fumée et d’odeur de poudre. Les boulets écornaient çà et là la façade du Panthéon, puis, frappant avec un retentissement effroyable les portes de bronze, ils les enfoncèrent ; et bientôt les insurgés, retranchées dans le monument, derrière les colonnes et jusque dans les étages supérieurs, durent l’évacuer. Alors les troupes se précipitèrent, enlevèrent les derniers postes et poursuivirent les fuyards. Un gros d’insurgés fut enveloppé :

— Pas de quartier ! cria-t-on.

— Pas de quartier ! répéta Brafort.

Il y avait des barricades tout près, rue de l’Estrapade, rue Contrescarpe, rue Fourcy. Ce fut rue de l’Estrapade que Brafort, emporté par sa course ou plutôt par sa chasse après quelques insurgés, s’arrêta. Il était en face d’une barricade où les fuyards se précipitèrent.

L’homme, résumé de l’univers, se replonge parfois dans la bête avec l’horreur en plus de la pensée, qu’il ne peut jamais complétement étourdir. Brafort était ivre de sang ; ses oreilles tintaient. Un reste de prudence le retenait à distance de la barricade ; mais, brûlant de la renverser, il hurlait d’une voix rauque : « En avant ! en avant ! » et couchait en joue le tas de pavés encore muet, et qu’on eût pu croire désert sans les canons de fusil qui se montrait au sommet. Tout à coup se dressèrent quelques têtes énergiques et sombres ; le feu mortel brilla, et deux gardes nationaux tombèrent près de Brafort, qui poussa un rugissement. Il avait reconnu un de ces insurgés : c’était Brassard, son ouvrier d’autrefois, Brassard l’insolent, le rebelle, le corrupteur de la sainte obéissance, une de ces vipères maudites que Brafort avait juré d’écraser et contre lesquelles sa rage était convulsive…

Un nouveau mouvement se produit. Brassard allait sans doute reparaître. Brafort épaule son fusil et le tient prêt, immobile, dominant, à force de haine, le tremblement de sa rage. Oh ! le voilà, le voilà ! Non, ce n’est pas lui !… Jean ! quoi ? Jean lui-même, avec ces bandits !… Ah ! le misérable !… Le doigt impatient pressait la détente, une crispation de colère la fit partir, et Jean tomba en arrière, les bras étendus…

La fusillade, la fumée, puis des ténèbres rouges et de folles oscillations, comme si le monde aussi roulait à la renverse. Brafort sentit qu’il allait tomber ; son instinct le tira hors de la foule et il se trouva, — il ne sut comment sur les marches du Panthéon, près d’un cadavre qui gisait la tête en bas, les cheveux épars, la bouche tordue, les dents hideuses. En face, le soleil, comme si ces choses lui étaient égales, resplendissait dans les nuages et flambait dans les vitres de l’École de droit. De ces ruissellements de lumières, les yeux éblouis de Brafort tombaient sur un tas de morts, à peu de distance, d’où s’élevait une vapeur. Chose étrange, peu à peu cette vapeur prit une forme humaine et vint en flottant vers Brafort : c’était Jacques. Il avait le regard fixe, un regard qui perçait Jean-Baptiste comme une épée ; et, s’approchant toujours, d’une voix qui pénétrait la moelle des os, il dit : Frère, qu’as-tu fait de mon fils ? Puis, de son doigt tendu, il toucha le cœur de Brafort et Brafort se sentit mourir.

En ouvrant les yeux, il se vit sur son lit, dans sa chambre ; sa femme était debout, un flacon à la main ; un homme debout aussi le regardait d’un œil attentif ; plus près, à son chevet, il devina sa fille, dont les lèvres se posaient sur son front. Un instant, ses idées flottèrent, puis le souvenir terrible le saisit et il s’écria :

— Jean ! où est Jean ? Est-il mort ? Il est touché ? Je l’ai vu tomber !

Un cri répondit à ses paroles, et Maximilie se leva toute pâle.

— Ô mon Dieu ! que dit-il ? Il rêve, n’est-ce pas ? demanda-t-elle au médecin… Il rêve ?

— C’est du délire, dit madame Brafort.

Le médecin fit le geste du silence, prit le bras du malade, et dit bientôt :

— Pas une blessure ! De la fièvre, c’est l’impression des événements, voilà tout.

Maximilie, pleine d’agitation, tournait sur elle-même dans la chambre. Elle fit un pas vers le lit, les lèvres entr’ouvertes, puis elle s’arrêta, et bientôt, comme animée d’une résolution subite, elle sortit. Quelques instants après, accompagnée d’an valet de chambre, elle quittait l’hôtel.

C’était dans la rue Cuvier, au cinquième étage, qu’était l’appartement de Charles de Labroie, composé de deux chambres qu’il habitait avec Jean.

Maximilie avait conservé des relations avec son cousin ; ils s’écrivaient, et même deux ou trois fois, échappant à la surveillance des siens, elle était venue passer une heure au jardin des Plantes, où Jean l’attendait. Là, dans la plus solitaire allée, au courant d’une causerie intime et fraternelle, plus d’une fois la jeune femme avait pleuré. Jean pourtant se refusait à laisser sortir de ses lèvres le nom de Georges, et, sans même demander la cause de ses larmes, il y avait répondu par des paroles de douce tendresse, mêlées de conseils austères. Elle, en regardant les joues pâles de son cousin et ses yeux qui se creusaient, lui disait : « Toi aussi, Jean, tu souffres ! »

Elle n’osait lui parler de Baptistine et il ne l’eût pas voulu ; car il sentait sur ce point, dans l’esprit de la jeune femme, des préventions qui l’eussent blessé. Non-seulement Jean souffrait du sort affreux de celle qu’il avait aimée, mais cet être si pur avait des remords. Il détournait alors l’entretien de lui-même et parlait à Maximilie de ses efforts pour la grande cause de l’égalité ; de ses espérances ou plutôt, hélas ! de ses désirs, car ses espérances était bien combattues, bien flétries par tout ce qui se passait. Jean occupait un petit emploi de préparateur de chimie, qui lui laissait assez de loisir ; et ce loisir, il l’employait à répandre sa parole, son âme, sa science partout où il le pouvait. D’abord il voulait être simplement ouvrier, mais il avait reconnu que c’était se laisser prendre tout son temps et toute sa force, au seul bénéfice de ce qu’il voulait combattre.

En se rappelant leurs entretiens, combien il regrettait les violences des partis et n’attendait rien que d’une meilleure intelligence de la vérité. Maximilie, tandis qu’elle franchissait avec peine et non sans terreur les obstacles de la route, se rassurait un peu. Non, Jean qui avait l’horreur du sang et le mépris de la force n’avait pas participé à cet horrible combat.

Ainsi partagée entre le doute et l’espoir, la jeune femme se dirigeait tremblante, mais ardente de cœur, dans ce quartier soulevé, dont elle n’eût pas osé s’approcher en tout autre état d’esprit. Obligée même de rassurer les craintes du serviteur, qui la suivait à regret, plusieurs fois, elle dut, pour obtenir le passage, invoquer le nom déjà connu et chéri de Jean Brafort ou celui de Charles de Labroie. Après de longs détours, épuisée de marches et de frayeurs, elle arriva enfin rue Cuvier. Là, devant la porte, toute saisie, elle s’arrêta, se disant tout à coup, après cette course si longue et si périlleuse, que son cousin pouvait, devait être absent, aussi bien que monsieur de Labroie, qu’elle était folle d’être venue se heurter contre une porte close. Elle avait si peur de la réponse qu’on allait lui faire, qu’elle éprouvait le besoin de croire qu’elle n’en pouvait recevoir.

Enfin, avec plus de résolution qu’il ne lui en avait fallu jusque-là, elle entra et jeta à la concierge le nom de Jean Brafort.

— Eh ! dit la femme avec un sanglot, le pauvre jeune homme ! on vient de le rapporter et…

Maximilie poussa un cri et se précipita dans l’escalier ; une espérance encore la portait. Elle entra. La première chambre était vide et en désordre. Madame de Labroie y laissa le domestique, pénétra dans la seconde et vit sur le lit Jean étendu, la figure livide, la poitrine sanglante. Un nouveau cri de douleur lui échappa ; elle se jeta sur le lit, prit la main de Jean, et la sentant froide… comme genou et faillit s’évanouir.

— Il est mort, madame ! dit une voix sévère et douloureuse, qui bouleversa, sous une impression nouvelle, tout le cœur de la jeune femme.

Éperdue, presque folle de saisissement, elle leva les yeux : Georges !

Oh ! c’en était trop à la fois. Elle fléchit plus bas encore ; il la crut évanouie et se baissa pour la secourir ; mais avec roideur et comme avec répugnance. Un mouvement et un gémissement de Maximilie lui ayant appris qu’il se trompait, il se redressa et reprit son attitude au chevet du lit, debout, l’œil fixé sur le cadavre de son ami.

De longs moments s’écoulèrent ; enfin Maximilie se releva ; elle se pencha sur le lit de Jean et approcha son visage de celui du mort :

— Oh ! murmura-t-elle, peut-être n’est-il pas mort ? Je ne puis pas le croire. Jean ! ô Jean ! est-ce possible ? Un médecin l’a-t-il dit ? Non ! je ne puis pas croire qu’il soit mort.

Il l’est depuis plusieurs heures, dit Georges. Madame, il faut savoir en ce monde renoncer à l’espérance.

— Un médecin !… répéta-t-elle.

— Un médecin a été mandé, madame. Ma douleur a fait comme la vôtre, elle ne voulait pas croire. Il a bien fallu…

La voix mourut dans sa gorge, il y eut un silence ; puis Maximilie, suffoquée, se traîna vers la fenêtre qui était ouverte, et tomba dans un fauteuil. Là, incapable de maîtriser plus longtemps sa douleur, elle éclata en gémissements, en sanglots, en cris déchirants :

-Jean ! ô Jean… répétait-elle, de cet accent de révolte et d’étonnement qui est celui de la douleur dans la jeunesse.

Tout en elle protestait : ses beaux yeux, d’où les larmes ruisselaient sur ses joues veloutées, et ses bras arrondis levés vers le ciel, et ses mains jointes, et ses cheveux blonds, où jouait un reste de lumière et tout cet ensemble de sa jeune beauté. Pouvait-il être mort, en effet, ce compagnon d’enfance à peine entré comme elle dans la vie ? N’était-ce pas un malheur criant, contre nature ? Était-ce possible ? comme elle disait.

— Oh ! Jean !

Elle le revoyait dans le cours déjà fermé de sa vie, toujours si bon frère aîné, si sage et si doux ! confident chaste et tendre de ses amours de jeune fille et de ses douleurs de femme. Ah ! elle avait donc tout perdu en ce monde, tout ce qu’elle aimait, car Jean était mort, et celui qui était là !…

Il ne put résister à l’explosion de cette douleur si désespérée et s’approcha d’elle en lui offrant un verre d’eau. Alors ils se virent et ne purent s’empêcher de se regarder encore. Il y avait si longtemps qu’ils ne s’étaient vus !… Ah ! si pâle ! si malheureux ! mais toujours debout et fier, hélas ! fier jusqu’au dédain ! C’était bien lui, toujours lui qu’elle avait nommé : Mon Georges ! à qui elle s’était donnée par mille élans de son âme, qu’elle aimait toujours, elle le sentait au milieu de ces déchirements, avec une force invincible. Si bien qu’oubliant toutes les conventions dont elle vivait depuis sa naissance, elle s’écria :

— Georges ! Ah ! vous me méprisez, je le sens, et vous faites bien ! Je devais… L’amour est la vérité de ce monde. Il le disait lui, et le sais à présent, trop tard !…

Elle joignit fortement les mains en les élevant vers lui, puis les laissa retomber sur ses genoux avec l’abattement du désespoir. Idéalisée de douleur et de regret, sa figure était sublime. Georges en fut bouleversé. Mais son ressentiment avait été si âpre, sa douleur si amère, qu’il ne put pardonner si tôt.

— Ah ! vous croyez maintenant, dit-il, vous qui m’avez fait douter.

— Vous ne pouvez me pardonner ! s’écriait-elle, je le sais, et moi aussi je me déteste et me nais ! Ah ! si je pouvais le remplacer là sur cette couche de mort, oh ! oui, je le ferais, moi, que la mort autrefois effrayait tant ! Car, toute jeune que je suis, je sens ma vie morte avec votre amour, Georges. Ah ! si vous saviez !… si vous saviez combien je suis malheureuse !

Tout tremblant, il répéta :

— Vous êtes malheureuse ?

— Hélas ! je l’ai toujours été. Mais à présent je n’ai plus même l’illusion de me croire aimée… ni la consolation de pouvoir honorer mon mari….

— Votre mari ! s’écria-t-il avec fureur. Qui vous a permis de parler de cet homme ? Vous n’avez donc pas de honte ! vous êtes assez dépourvue de cœur et d’honneur pour ne pas sentir qu’un second serment est un parjure, et qu’après l’échange de nos âmes, votre prétendu mariage fut un adultère ?

— Je le sais, dit-elle en baissant le front, je l’ai appris ; je le sais… Mais alors, je ne savais pas !

— Vous comprenez bien tard, répliqua-t-il d’un ton âpre, blessant, furieux.

Maximilie releva la tête, une rougeur fugitive colora ses joues.

— Ah ! vous êtes sévère, dit-elle. Je n’avais que dix-sept ans, je suis bien plus jeune que vous, Georges, — et j’ignorais tant de choses !… Hélas ! on nous engage avant que la réflexion ait pu naître en nous ; sans instruction, sans expérience, avant l’âge, on nous demande de tout comprendre ; il faudrait tout deviner. Les hommes sont injustes et insensés pour les femmes. Ah ! vous m’écrasez ! Mais, Georges, pensez-y, j’ai dix-huit ans à peine, et l’on a déjà perdu ma vie, et je suis malheureuse à jamais !

Elle joignit les mains, se tordit les bras, se leva, et revint près du lit de mort, où elle se mit à genoux.

— Oh ! Jean, mon ami, mon frère, toi si bon et si doux, je vais partir, ne plus te revoir ! jamais !… Il faut que je parte… Il me faut laisser ici tout ce que j’aime et retourner à ce que je hais !… Ne dois-je pas toujours être forte contre mon cœur ?… Ah : quel fardeau l’on nous donne à porter, mon Dieu ! Jean !… ô Jean ! que je voudrais mourir avec toi !…

Inondée de larmes, étouffée de sanglots, elle s’affaissa sur la couche mortuaire. Tout à coup, elle se sentit soulevée, étreinte entre des bras passionnés. Elle était sur le sein de Georges.

— Eh bien ! puisque tu m’aimes toujours, je te reprends, nous allons quitter la France, fuir ceux qui t’ont opprimée ; nous allons être à nous, seuls, loin de tous. N’est-ce pas, Maximilie ? Ne renie pas une seconde fois ton amour. C’est moi, celui que tu aimes, qui suis ton époux. C’est la vraie loi, tu le sens maintenant. Cet homme n’est qu’un voleur et qu’un étranger ! Ah ! je te pardonne et je t’aime… plus que jamais ! Nous avons tant souffert, ma pauvre adorée. Seuls à présent, puisque Jean n’est plus, nous devons bien nous aimer. Ma mère viendra près de nous, elle aussi t’aimera ; elle comprend tout, ma mère ! Ah ! Maximilie, Maximilie ! je n’espérais plus te retrouver ! C’est à Jean que je te dois. Il m’a vu trop souffrir. Il t’a appelée… Oh ! chère, dis-moi vite que tu ne me quitteras plus.

Il baisa son front ardemment ; elle ne pouvait ni le repousser ni lui répondre. Ses larmes avaient cessé de couler ; agitée d’un tremblement nerveux, elle regardait Georges comme en extase. Il la posa doucement par terre, en face du cadavre, et lui dit :

— Agenouillons-nous devant lui, c’est lui qui nous bénira. Je sais qu’il l’eût fait, Maximilie, et s’il pouvait nous parler encore…

Ils s’agenouillèrent en fixant les yeux sur la figure de leur ami, inerte et pâle, mais douce, jusque dans la mort ; et, tout brûlants de douleur et de passion, ils semblaient ne pouvoir comprendre que ce cœur autrefois si vibrant et si chaud fut déjà glacé. Toutefois cette vue s’empara de leurs pensées.

— Georges, dit Maximilie ; cette fille qu’il a aimée doit apprendre sa mort, il doit être pleuré par elle.

— Je lui écrirai, dit le jeune homme, et s’il a laissé pour elle quelque lettre, je la porterai moi-même.

— Oh ! cria-t-elle en se relevant dans un nouvel élan de douleur, l’avoir tué, lui, Jean ! Quel est le monstre qui l’a tué ?

— Il n’avait pas même d’armes ; il n’était allé sans doute que pour apaiser l’horrible lutte… Il est tombé près d’un ouvrier de ses amis, Brassard, qui, le chargeant sur son dos, l’a en courant apporté ici. Moi qui venais inquiet. J’ai épuisé tous les soins. Mort sur le coup ! Maximilie, reprit-il, après un silence, il faut décider ici, devant lui, dé notre vie ; bientôt peut-être nous ne serons plus seuls. J’ai à garder et à protéger la dépouille de notre ami ; mais, quand elle sera rendue à la terre, je suis Libre et je t’appartiens, Donne-mot la parole de me suivre. Nous quitterons cette France inondée de sang, qui semble redevenue barbare ; nous irons en Suisse, où tu voudras. Je gagnerai notre vie. Tu ne seras plus que riche d’amour, je vivrai pour toi. L’amitié, hélas ! est morte, Il n’y a plus que l’amour au monde ; ne le repousse pas, car de quoi vivrions-nous maintenant ?

— Oh ! murmura la jeune femme (ces mots effleuraient à peine ses lèvres, comme si elle se parlait à elle-même), abandonner mon père ! ma mère ! et le monde ?…

— Tout, dit-il avec passion, et je te le rendrai, va !

— Mon Dieu ! répétait-elle, mon Dieu !…

L’hésitation, l’anxiété, se peignaient sur son visage ; mas des lueurs, roses comme l’aube ou comme l’espoir, s’y montraient… Georges attendait, le cœur battant d’espérance. Mais tout à coup Maximilie fit un cri, et cacha dans ses mains son visage devenu tout pâle.

— Grand Dieu ! s’écria-t-elle, pouvais-je oublier… C’est impossible ! Ah ! je suis condamnée !

— Jamais ! s’écria-t-il, jamais ! Quelle est cette pensée qui t’arrache à moi ? Cela est faux, je te jure : cela est faux !

— Ne me demandez pas, dit-elle ; je ne pourrais… Ah ! ceux que la nature m’avait donnés pour guide ont perdu ma vie, ils m’ont jetée dans un gouffre dont j’ignorais la profondeur, et maintenant je suis esclave à jamais. Oh ! Georges, pardonnez-moi, je suis si malheureuse, ne m’accusez pas !

Elle parlait d’une voix déchirante et suppliante : elle était visiblement tombée de l’espoir dans l’abattement, et, couvrant son front de ses mains comme pour voiler une confusion douloureuse, toute son attitude implorait la résignation de son amant.

Elle ne put l’obtenir. Trop vivement déçu, la colère le saisit, et, cette amertume nouvelle renouvelant toutes ses douleurs amassées, il éclata en paroles cruelles, en reproches insultants, jusqu’à l’accuser de se jouer de lui par coquetterie, sans pitié. Prosternée contre le lit mortuaire, Maximilie ne répondait que par des sanglots ; elle étendit la main comme pour chercher un appui, et ne rencontrant que la main glacée, poussa un gémissement. Georges eut enfin honte de lui-même.

— Ah ! dit-il, pardon, madame ; pardon, mon ami. Eh quoi ! je voulais encore être heureux !

Il s’assit alors, mit sa tête dans ses mains et ne bougea plus, Bientôt après, la jeune femme se releva, baisa le front du mort, et d’une voix brisée :

— Jean, tu avais raison, dit-elle : les hommes, des choses sacrées, ont fait des choses impies, Adieu, toi Qui valais mieux que nous tous !

Elle s’arrêta devant Georges pendant une seconde :

— Georges, dit-elle, je vous aimerai toujours et je serai toujours malheureuse.

Puis elle s’enfuit, et lorsqu’il voulut la suivre et lui parler, déjà la porte s’était refermée.



X

GRANDEUR ET DÉCADENCE.

La scission s’était faite, aussi flagrante, aussi évidente qu’un fait, La limite entre les deux camps avait été marquée par cette chose ineffaçable, le sang. L’homme sans acquis, le pauvre avait été, de par la raison des baïonnettes, rejeté tout sanglant dans son gouffre de misère, d’où il s’était permis de vouloir sortir, et les vainqueurs s’occupaient à en sceller l’ouverture, tout indignés encore d’une telle audace, et bien persuadés de leur droit, puisque tout le terrain en dehors leur appartenait.

On put voir en ce temps-là que de l’état sauvage à l’état actuel de propriété, la distance n’est que d’une étape. À la fusillade du combat, succéda la fusillade après le combat ; les guerriers se firent assassins ; on se Tua sur les vaincus à coups de calomnie, en même temps qu’à coups de feu. On les traita officiellement de « forcenés armés pour le massacre et le pillage, de Nouveaux barbares sous les coups desquels la famille, la religion, la liberté, la patrie, la ’civilisation tout entière était menacée de périr »[10]. Avec tant de hâte, qu’ils oublièrent de se concerter, l’Assemblée nationale forgea dès le lendemain la loi de transportation, tandis que le général de Cavaignac convoquait les conseils de guerre. La liberté de réunion fut suspendue, la liberté de la presse fut suspendue, la liberté individuelle fut suspendue, l’humanité fut suspendue. La peur est une frénésie[11].

Dans cette commotion, qui arracha tous les masques et remit chacun à sa place, Brafort se trouva comme les autres débarrassé de l’attirail d’emprunt dont l’avait affublé la République. Le flot de février l’avait soulevé un instant ; le flot de juin le rapporta au rivage, tel que Dieu et la monarchie l’avaient fait, libre de ses mouvements et sur son terrain. Il était fait pour régner, parbleu ! comme l’est tout homme né sujet, et il régna par la violence et par la terreur, lui neuf centième, moins ceux de ses collègues qu’il aida à proscrire ; il vota les transportations en masses ; il fit, dans la joie de son cœur, le procès de cette république dont l’avénement lui avait causé tant d’insomnies ; il fît paraître à sa barre le gouvernement provisoire qui l’avait agité de tant d’inquiétudes ; il exécuta, lui, juge et partie, le socialisme, et soutint Quentin Bauchart.

Dans la joie de son cœur. Hélas ! le cœur de Brafort ne pouvait plus éprouver de joies que violentes et funestes, depuis le jour où, dans l’ivresse de sa rage, il avait frappé le fils de son frère. Un jour viendra où tout meurtrier sera, pour lui-même comme pour les autres, un fratricide ; mais, pour Brafort (comme pour la plupart encore d’entre nous), tous les meurtres qu’il avait commis avant celui-là n’étaient rien, et celui-là seul était un crime. En réalité pourtant, c’était de tous le moins volontaire ; une contraction des nerfs en mouvement, l’entrainement du coureur lancé, qui, sans pouvoir s’arrêter, écrase ce qui se rencontre sous ses pas. Mais Brafort ne chercha point dé circonstances atténuantes, et, quand il fut certain de la mort de son neveu, il se sentit moralement condamné. Sa conscience en reçut une atteinte profonde et qui réagit sur le cerveau. Cet homme avait besoin de se croire un honnête homme, et jusque-là il s’était cru tel. L’idée de son crime le dévora nuit et jour. Il devint irritable à l’extrême, soupçonneux, fantasque, insensé parfois ; toutes ses facultés s’exaspérèrent. Il voulut garder son secret ; mais, dans ses rêves agités, dans ses délires, dans ses cauchemars, plus d’une fois ce secret s’échappa de ses propres lèvres. À partir de ce moment, le malheur commença pour Brafort.

Il arrive ainsi, dans certaines vies, qu’une série croissante de prospérités est suivie d’une série ininterrompue de désastres. L’homme, en pareil cas, accuse le sort, la Providence ou la société. Il s’en prend à des forces inconnues, ne voyant pas, dans le peu de connaissance qu’il a de lui-même, comment il a préparé, par sa propre action, les événements qu’il subit. Chacun porte en soi ses revers enveloppés dans ses triomphes. Ceux-ci, le plus souvent, ont créé ceux-là. Comme les défauts sont l’excès des qualités, les mêmes forces qui ont élevé l’homme l’abattent. C’est ainsi que l’esprit de domination, grâce auquel Brafort était devenu, en monde monarchique, un despote heureux et un vainqueur sans pitié, le poussa à la violence qui empoisonna la fin de sa vie ; c’est ainsi que son ambition sans bornes, après les satisfactions de sa richesse, visant l’orgueil du nom et des titres, lui avait fait prendre pour gendre un viveur qui le ruina.

Moins de deux ans après ce mariage, la dot de Maximilie n’existait plus, et les créanciers de monsieur de Labroie, las d’attendre, faisaient vendre aux enchères le domaine seigneurial. Brafort l’eût acheté, s’il l’avait pu ; mais son séjour à Paris comme législateur, et les préoccupations de toutes sortes qui l’agitaient, lui avaient fait négliger les affaires de sa fabrique. Il avait fait des pertes considérables sur certains marchés ; en outre, le travail était loin de produire ce qu’il produisait sous la surveillance du maître, et enfin le commerce, en ces temps troublés, languissait. Pourtant, afin de ne pas rester au-dessous des hauts personnages qu’il fréquentait, Brafort menait à Paris le train d’un quasi-millionnaire. En apprenant la faillite de son gendre, il sentit crouler sa propre fortune. Un moyen de salut lui restait : donner sa démission (il s’était fait réélire à l’Assemblée législative), retourner à R…, et se remettre à la tâche qui déjà l’avait enrichi. Mais, pour un homme qui avait tenu dans ses mains les destinées de l’État, qui recevait dans son salon de hauts personnages, qui disait aux princes Bonaparte : « Mon cher collègue ; » qui donnait des poignées de main à monsieur Odilon Barrot et à monsieur Thiers ; pour un tel homme, redevenir simple fabricant, c’était descendre, et, comme tous les parvenus, Brafort avait la rage de grimper. Il ne put se résoudre à cet abaissement, à cet affront. Et puis, son dévouement n’était-il pas utile à la France ? Il resta donc, fit l’impossible pour diminuer ses dépenses, et, au lieu de vraies réformes, rogna, lima, tondit sur des œufs, se mit en colère vingt fois le jour, changea de domestiques toutes les semaines, fit de son intérieur un enfer, se rendit très-malheureux et très-ridicule, et ne remédia nullement au mal.

Cependant il obtint une recette particulière pour son gendre. La France devait bien cela au nom des Labroie et à ses propres services à lui, Brafort. Il eut le chagrin à cette occasion de se séparer de sa fille et de sa petite-fille, une gentille enfant d’un an, dont il raffolait déjà sans vouloir en convenir. Maximilie suivit son mari en province, du même air triste dont elle vivait à Paris, près de lui. On trouvait dans le monde que cette mélancolie lui séyait fort bien, et quelques jeunes gens aimables, sachant que monsieur de Labroie négligeait sa femme pour des maîtresses, avaient essayé de la consoler ; mais Maximilie était restée invincible sans effort. Sa nouvelle séparation d’avec Georges, la mort de Jean, et le secret fatal de cette mort, qu’elle avait surpris pendant la maladie de son père, l’aversion que de plus en plus son mari lui inspirait, tous ces malheurs avaient frappé la pauvre enfant jusqu’à lui enlever toute la vivacité, tout l’essor de sa jeunesse. Elle ne trouvait de joie que dans sa maternité, et cependant, en embrassant sa fille, quelquefois des larmes amères coulaient sur ses joues.

La République était morte en juin, mais les vainqueurs aussi avaient succombé dans leur victoire, qui fit l’empire bien plus sûrement que le coup d’État de 1851. L’empire ne fut fait quoi qu’on ait dit, à Paris surtout, ni d’acclamation ni de terreur ; il le fut de la haine, du mépris du peuple et de son découragement. Pendant le pâle interrègne qui le prépara, Brafort, comme la plupart de ses collègues de la majorité, ne comprit, ne prévit rien ; les progrès de l’idée républicaine en province l’épouvantaient seuls, la peur du socialisme l’aveuglait, et le spectre rouge était son ombre. Il fit la loi du 31 mai en toute sincérité de cœur et donna aux déclarations du prince-président la plus entière confiance. Le coup d’État, en le surprenant, l’irrita. Il sentit bien que c’était sa déchéance. Puis la chose froissait ses idées d’honnêteté. Dans le pêle-mêle de ses préjugés, bons et mauvais, ce brave homme croyait aux serments. Il signa chez monsieur Odilon Barrot la protestation contre « l’attentat » ; il fut un de ceux qui accompagnèrent monsieur Daru au palais de l’Assemblée et, que bouscula le 42 de ligne. Il tint séance à la mairie du dixième arrondissement, sous la présidence de monsieur Benoist-d’Azy, parlementa solennellement avec l’officier chargé de faire évacuer la salle, se soumit à la consigne et demanda avec enthousiasme à être emmené à Mazas. On le dédaigna : il resta plein de colère.

Mais après le plébiscite, il réfléchit : après tout, le pouvoir de décembre était un pouvoir fort. C’est ainsi, on le sait, que Brafort comprenait le pouvoir ; acclamer celui-là ne coûtait donc rien à ses principes. Et puis son traitement de représentant suspendu, sa fabrique obérée, son gendre toujours endetté, il se voyait presque réduit à la pauvreté. Maxime était ministre. Brafort se dit alors, avec tant d’autres, qu’il était toujours honorable de servir la France, et même qu’une place de préfet lui siérait bien. Il écrivit au prince-président et fit passer sa demande par les mains de monsieur de Renoux. Elle fut accueillie et on l’envoya dans le midi de la France, à C…

Ce lui fut un renouveau d’importance et de fierté. Madame Brafort, également fort affligée de la perte de sa fortune, se ranima et recommença de pompeuses toilettes. Ne fallait-il pas trôner à C… ? N’était-on pas les représentants du pouvoir ? Brafort fut superbe dans ce rôle ; malheureusement il le prit trop au sérieux. La terreur régnait, aussi bête, aussi insensée que possible ; il trouva moyen de l’outrer. Il empoigna, proscrivit, fusilla. Il se fit empereur de son département avant que Louis Bonaparte se fût fait empereur de France. Tant que la chose n’eut lieu que contre les républicains ou contre des gens inoffensifs soupçonnés de l’être, il ne risqua rien. Mais un jour, dans l’ivresse de son despotisme, il s’attaqua à un Rothschild du pays, haut baron terrien et financier, qui boudait, il est vrai, le futur empire, mais par pure coquetterie. Huit jours après, Brafort était révoqué de ses fonctions.

Il courut à Paris se plaindre à Maxime ; mais, si jadis monsieur de Renoux avait servi Brafort en se servant de lui, s’il était capable même de l’obliger sans qu’il lui en coûtât rien, il n’entendait pas se compromettre pour un maladroit. Désormais il jugeait Brafort inutile. Aussi le reçut-il avec une froideur hautaine et ne songea-t-il qu’à se débarrasser de lui, s’il se pouvait, pour jamais.

— Les principes ! criait Brafort.

Monsieur de Renoux haussa les épaules :

— Il ne s’agit pas de cela.

— Comment ! balbutia Brafort stupéfait. Et de quoi donc ?

— De ce que vous ne pouvez être : habile. Mon cher, croyez-moi, retournez à l’industrie ; c’était votre vocation.

Brafort se leva, tremblant de colère et tout cramoisi :

— Merci, monseigneur, je vais…

Mais Son Excellence lui coupa la parole par un petit geste affable qui le congédiait.

Brafort faillit avoir dans l’antichambre une attaque d’apoplexie. Il aimait Maxime. Cette cruelle blessure ne guérit jamais.

Retourner à ses métiers, lui qui avait porté l’habit brodé du souverain départemental, qui avait régné par procuration retourner disgrâcié, presque pauvre, dans une ville qu’il avait considérée comme son apanage, non, jamais ! Il préféra vendre sa fabrique, ce qu’il voulait faire depuis longtemps, mais sans trouver acquéreur à prix convenable. Cependant elle était presque ruinée, tant l’ouvrage avait passé aux mains des concurrents. Il n’en eut pas cent mille francs nets.

Désespéré, mais non abattu, Brafort songeait à se relever par des opérations financières, quand un nouveau coup vint l’accabler. Son gendre, dont la place ne rapportait guère que douze à quinze mille francs, et qui, pour ses chevaux, ses maîtresses et son lansquenet, en dépensait à peu près le double, se trouva, le jour d’une visite de l’inspecteur, avoir en caisse trente mille francs de déficit. Il fut destitué. Pour prévenir un éclat et le déshonneur de son gendre, Brafort paya.

Comment vivre désormais ? Il resta deux ans à chercher une place, qu’il persistait à vouloir éminente. Pendant ce temps, sa fille et son gendre vivaient à ses frais. La ruine totale approchait. Il essaya en vain de se faire élire de nouveau. L’empire, qu’il avait servi avec tant de zèle, ne l’accepta pas ; l’opposition, si faible qu’elle fût, avait beau jeu contre lui. C’était un homme usé, dont il n’y avait plus rien à faire, et qu’amis et ennemis s’accordaient a mépriser. Ce pauvre Brafort, lui, s’obstinait à ne pas comprendre ; il s’était cru quelque chose. Il regretta pourtant vaguement d’avoir vendu sa fabrique, mais sans percevoir nettement comment, grâce au suffrage universel, il lui avait dû toute sa valeur.

Après des dégoûts et des déceptions sans nombre, pressé par la misère, qui s’avançait à grands pas, il accepta la fonction de chef de gare dans une petite ville des environs de Paris, à Poissy.

C’est là que beaucoup d’entre nous l’ont connu, toujours important et majestueux, boutonné dans son uniforme, le buste cambré, la tête haute, le geste dominateur, jetant partout l’œil du maître, et ne parlant. au public, aussi bien qu’à ses employés, que sur le ton du pédagogue. Au moment de l’arrivée, sur le quai ou près des salles d’attente, à l’ouverture des portes, quand, se promenant de long en large, le bras derrière le dos comme le grand Napoléon, il surveillait la foule, qui se pressait et se bousculait, et que parfois, d’une voix forte et d’un geste impérieux, il avertissait les étourdis ou les délinquants, on eût dit un berger gardant son troupeau ou quelque pasteur des peuples. Et c’était là justement sa pensée.

Quel beau dédain il avait pour le simple voyageur, la foule, le vulgum pecus ! S’il eût occupé ces fonctions dès l’origine des chemins de fer, j’aurais cru pouvoir affirmer qu’il avait servi de modèle à toute l’espèce, du chef au contrôleur. Mais du moins fut-il la personnification la plus parfaite de cet esprit d’autorité qui anime tout homme investi d’un mandat, depuis le sergent de ville jusqu’au ministre, et du chef de cuisine au chef de l’État ; de cet esprit, — qui s’est vulgarisé naturellement en un siècle de démocratie, — grâce auquel tout homme chargé d’une fonction se sent immédiatement investi par délégation de l’autorité divine et supérieure à la plèbe des administrés. Non, certes, Moïse, descendant du Sinaï, ne pouvait avoir l’air plus oracle que Brafort, disant à quelque infortuné réclamant : Votre demande est inadmissible. Ou bien : Il est défendu aux voyageurs ! Ou citant quelque article du règlement élaboré par la haute sagesse de la compagnie.

On sentait bien tout de suite, en l’écoutant qu’il s’agissait de raisons majeures, sacrées, et que si elles restaient secrètes, leur obscurité ne nuisait en rien. à leur profondeur ; on reconnaissait enfin la majesté, de la loi, la grandeur de la consigne, et l’on n’avait qu’à se taire devant cet homme, — qui d’ailleurs ne vous eût pas écouté, — devant cet homme, vivante image des arrêts de la destinée, qu’un pouvoir tutélaire élabore dans les arcanes de ses hautes contemplations.

La phrase est de Brafort ; mais, au demeurant, comme homme privé, — c’était une des distinctions qu’il aimait à faire, conjointement avec celles de la théorie et de la pratique, de la forme et du fond, de l’esprit et de la matière, etc. ; — comme homme privé, donc il aimait à être bon, et se piquait même d’être aimable. Quand nous l’allions voir, dans le jardin de la gare, aux heures où son service ne le réclamait pas, il causait volontiers, beaucoup même, et nous racontait ses grands jours, ses splendeurs évanouies. C’est là que son esprit, fuyant l’humble situation présente, s’était cantonné et vivait par le souvenir. Il parlait souvent avec amertume de l’ingratitude de la France pour les hommes qui l’ont servie ; il rêvait une restauration, la sienne, soit comme préfet, soit comme député, et, dans les deux cas, comme millionnaire ; il était enfin, comme tous les princes dépossédés, plein d’illusions personnelles et de regrets. Ce qu’il avait de plus, c’était un remords ; mais de cela il ne parlait à personne, et ceux des siens qui avaient surpris son secret pouvaient seuls comprendre pourquoi par moments un nuage sombre couvrait son front, pourquoi sa voix devenait brusque, saccadée, pourquoi il se levait tout à coup et marchait d’un pas fébrile, effaré.

Ces préoccupations, tout absorbantes qu’elles fussent, n’affectaient en rien cependant la régularité de son service. Il était toujours le même, aimant l’ordre à l’excès et l’imposait à tous, comme la première des lois divines et humaines. Aucune gare n’était mieux tenue que celle qu’il dirigeait ; tout lavé, frotté, ciré, chaque chose à sa place. Une trace de poussière laissée par un plumeau négligent le mettait en fureur. Fût-ce pour un quart d’heure, les colis devaient être rangés dans un certain ordre, et il ne souffrait même qu’avec peine le désordre inévitable des arrivées et des départs. Il serait téméraire d’affirmer qu’il se soit jamais bien rendu compte de ce fait ; que les gares sont précisément des lieux de passage et d’encombrement.

Je vous laisse à penser de quel air, dans ces moments-là, il recevait les observations qu’imaginaient de faire certains voyageurs audacieux. Ce n’étaient pas les gens du pays qui se fussent permis cela, mais quelques passants, qui naïvement prenaient cet homme pour chargé de veiller à leurs intérêts et à leurs besoins, mais qui dans ces occasions se retiraient jugés et exécutés, en pleine foule, par la voix tonnante de Brafort. Il avait ses flatteurs ; on le craignait. Après tout, il s’était bien fait là un véritable petit royaume, et ne s’y fût pas mal trouvé, sans le regret des grandeurs. passées et sans les chagrins cruels qui l’avaient frappé.

Le plus grand de tous peut-être, — si ce n’était la mort de Jean, — celui qu’il appelait la honte de sa vieillesse, eut lieu pendant la seconde année de son séjour à Poissy. Brafort n’avait plus de fille, et pourtant Maximilie vivait encore ; mais son père eût préféré, disait-il, qu’elle fût morte.

C’était pour se rapprocher d’elle que Brafort avec sollicité la gare de Poissy, où monsieur de Labroie avait été nommé juge de paix. Sa fâcheuse affaire ayant été étouffée, et un homme comme lui ne pouvant rester sans ressources, il avait obtenu cette fonction, que lors de sa création, la rhétorique ministérielle avait présentée comme devant être l’Arcadie de la justice et des gens de bien, et qui a reçu depuis la destination touchante de servir d’asile aux invalides et aux fruits secs. de la bourgeoisie. Ernest de Labroie était donc l’arbitre de la probité et des bonnes mœurs dans la petite ville dont son beau-père gouvernait la gare.

La France n’était pas suffisamment reconnaissante, je le veux bien ; mais enfin elle n’était pas non plus tout à fait ingrate, comme le prétendait Brafort, puisque ces deux hommes se trouvaient toujours en possession de fonctions publiques. Seulement, quel sort indigne, il est vrai, d’un de Labroie, et d’un homme qui avait-sauvé la France, pour un neuf-centième, avant Louis-Napoléon.

Les viveurs ne se corrigent pas. Monsieur de Labroie avait continué de désoler sa femme et sa famille. Conserver sa place lui importait peu ; il la méprisait trop pour cela. Il s’était fait détester de ses administrés ; mais en revanche, il était au mieux avec ses administrées. Très-aimable et très-serviable pour elles, c’était sur sa femme légitime, comme il est juste, que toute sa mauvaise humeur retombait. C’est lui qui accablait de reproches Maximilie ; car, tout seul, il se serait bien tiré d’affaire, ne fût-ce qu’en épousant une nouvelle dot ; mais avec un ménage… Il continuait de jouer, et, gagnant ou perdant avec une impassibilité apparente, il réservait de terribles scènes pour sa maison. La vie de Maximilie était un martyre, elle devint bientôt une honte.

À bout de patience et d’expédients, le baron, dont les grands sentiments et l’extrême délicatesse ne pouvaient se résigner aux vulgarités de la pauvreté, prit le parti de se faire entretenir par une vieille et riche coquette de la petite ville. Maximilie dut recevoir cette femme chez elle et vivre aussi de ses dons ; la mesure de son dégoût fut comblée.

Elle avait alors vingt-cinq à vingt-six ans. À cet âge, la résignation est encore inconnue, et puis se résigner à vivre de honte, à quel âge est-ce une vertu ?

Un jour, elle reçut de Paris une lettre dont la seule écriture la fit pâlir. L’ayant ouverte, elle lut :

« Une personne qui vous connaît quelque peu sort de chez moi. Est-il vrai que vous soyez la plus malheureuse des femmes ? Aucun de ceux qui vous entourent ne peut vous être un soutien. Vous étiez la sœur de Jean. Avez-vous besoin de moi ?

» Georges. »

Ah ! oui, cela était vrai : elle était la plus malheureuse des femmes, sans nul soutien ! Sa mère ne savait pas même adoucir ses peines ; son père, qui du reste détestait monsieur de Labroie, n’en conseillait pas moins à sa fille la résignation, première vertu des femmes. N’ayant d’ailleurs aucune influence sur son gendre, qui malgré tout, avec ses façons de gentilhomme, lui imposait toujours, il ne pouvait rien pour Maximilie. Oui, elle était bien seule, sa fille !… Quelles craintes lui inspirait l’avenir de cette enfant ! Oh ! jamais elle n’avait eu que deux cœurs à elle en ce monde ; l’un mort, l’autre dont elle était séparée à jamais, malgré elle et malgré lui, malgré l’amour, malgré la vérité même !

Ah ! si elle avait besoin de lui ! A-t-on besoin de la vie quand on se meurt ? A-t-on soif de noblesse et de sincérité quand la fange vous roule dans ses flots horribles ? Cette épreuve était trop forte. Elle hésita pour la forme, par une inconsciente hypocrisie d’habitude ; et puis, se disant que Georges serait trop blessé de son silence et qu’elle lui avait fait assez de mal, elle prit la plume, et, s’étant proposé d’abord de n’écrire que quelques lignes, emportée bientôt par le torrent de ses impressions, de ses douleurs, si longtemps inédites, elle remplit six pages de ses confidences désolées, à travers lesquelles perçait en chaque ligne le cri d’un regret désespéré. Et puis, elle demandait qu’on ne lui répondît pas.

Cette correspondance devint de plus en plus passionnée. Un nouvel amour, dont l’ancien n’était que l’aube, grandit avec une vigueur foudroyante sur tant de ruines, de souvenirs, de douleurs, de déceptions, d’élans contenus, amassés déjà dans ces jeunes cœurs. Georges eût respecté la femme heureuse ; mais c’était de toute son indignation en même temps que de sa tendresse qu’il sapait ce lien honteux et suppliait Maximilie de s’arracher à un sort infâme. Elle n’hésitait, ne pouvait hésiter que pour sa fille et pour ses parents ; mais Georges acceptait tout, l’enfant, dont c’était le salut moral peut-être ; il quittait la France, préparait tout pour une fuite lointaine.

Il venait d’accepter secrètement la direction d’une entreprise en Amérique, annonçait son départ pour la Russie, et restait caché dans Paris. Maximilie avait enfin consenti. Entre une vie pure, à leurs yeux du moins, et sa vie de honte ; entre le bonheur et le malheur, elle avait choisi ; le jour, l’heure étaient fixés. Mais, longtemps combattus, toutes les croyances, tous les scrupules à la fois vrais et faux, que lui avait inculqués son éducation se réveillèrent au dernier moment. Elle se demanda si elle avait le droit d’enlever une fille à son père, si misérable qu’il fût ; d’infliger à son père, à sa mère un si grand chagrin ; au nom de son enfant, une honte nouvelle. L’heure s’approchait. Elle perdit la tête. Sentant bien que si elle n’était retenue par aucune force, par une impossibilité matérielle, elle irait à Georges, qui l’attendait à quelques minutes de sa demeure, elle courut à la gare, prendre un billet pour Paris. Elle arriva en retard d’une demi-minute. On sait que les guichets ferment cinq minutes avant le départ du train ainsi le porte le règlement. La cinquante-neuvième seconde était écoulée, et Brafort posait la main sur la trappe, quand il vit sa fille qui accourait. Stricte et rigoureux comme toujours, il ne ferma pas moins et peut-être même un peu plus vite, car il aimait ces choses héroïques.

— Père, dit Maximilie en frappant au guichet, père !

Nulle réponse. Elle entra dans le cabinet du chef de gare.

— Père, un billet pour Paris, vite ! Je te prie.

— C’est trop tard.

— Mais tu peux bien, si tu veux…

— Bien sûr, dit un homme d’équipe qui se trouvait là, nous ne partons que dans cinq minutes.

Brafort lui lança un regard terrible.

— C’est ainsi que vous comprenez votre service, vous autres, misérables flatteurs et intrigants sans conscience. Apprenez que, quant à moi, aucune considération d’intérêt ni de famille ne peut me faire manquer au réglement !

Et il se dressait sur la pointe des pieds, et sa majesté semblait grandir avec lui. L’homme d’équipe sortit terrifié, sûr d’être disgracié ou peut-être renvoyé sous peu.

Et Maximilie répéta doucement, après son départ :

— Je t’en prie, c’est pressé… père…

— Je ne suis pas ici ton père ; je suis le chef de gare, et je ne fais de faveurs à personne. Cinq minutes avant le départ du train, la distribution cesse. Il n’y avait plus que quatre minutes et trente-cinq secondes quant tu es arrivée. Tant pis pour toi.

— Hélas ! murmura-t-elle, toute pâle et chancelante, c’est donc toi qui ne veux pas… père !… Ah !… tu regretteras…

Elle fondit en larmes.

Brafort haussa les épaules et tourna le dos en disant :

— Sur ma parole, les femmes sont folles !

Puis, faisant quelques pas dans son cabinet, il revint.

— Votre place n’est pas ici. Je vois ma fille à la maison, mais il n’y a dans ce cabinet que le chef de gare.

Maximilie attacha sur lui un long regard, puis baissa la tête, et, sortant, s’en revint à petits pas, sentant que son sort était décidé. Une demi-heure après, elle partait avec Georges, et son père ne la revit plus.

Monsieur de Labroie accepta gaiement son sort, mais Brafort fut écrasé de ce dernier coup. Ce n’était pas seulement la perte de sa fille, c’était le déshonneur !

Il vieillit, de plus en plus irrité, malade, de tant d’espérances trompées et déplorant la décadence de l’humanité. Sa seule consolation était d’admirer le pouvoir fort qui maîtrisait en France les mauvaises passions. Mais, quand l’hydre de l’anarchie releva la tête, quand s’ouvrirent les réunions publiques, quand retentirent les procès de l’internationale, quand le monstre du communisme prouva qu’il n’était pas mort en rééditant ses détestables doctrines, dont le Constitutionnel et le Pays se firent, à l’usage de la province, les éditeurs infidèles et empressés, quand enfin les élections de 69 désavouèrent la politique de l’Empire, que la licence régna dans la presse, et qu’on recommença d’attaquer les personnes les plus augustes et les choses les plus sacrées, alors Brafort fut violemment agité. Quoi donc ? ce n’était pas fini ! Il n’y aurait donc pas de repos pour les honnêtes gens en ce monde ? Mais c’était épouvantable cela ! Tous ses souvenirs, à cette occasion, ressuscités, le surexcitaient, et le plus cruel de tous, hélas ! le dévorait. Mais sa colère n’en était que plus ardente ; il devint irritable à l’excès, on n’osait plus lui parler. Il faisait régulièrement chaque soir une tempête à la maison. À l’égard des voyageurs, de ceux-là surtout à qui il trouvait un air de démocratie, il eut de telles excentricités de commandement et d’impertinence, que la compagnie dut lui adresser des observations. Il y avait certains chapeaux pointus et certains gilets qui le mettaient en fureur. Haut en couleur, le sang porté à la tête, il dut suivre un traitement préventif contre l’apoplexie. Comme autrefois, son grand, son dernier. argument était son fusil, et dans ses accès de colère, il le prenait et le fourbissait avec rage.

Pauvre Brafort ! avec quelle passion il plaida pour le plébiscite ! Et quel était son triomphe en proclamant le nouveau chiffre par lequel s’affermissaient, une fois de plus, les affinités de la monarchie et de l’ignorance ! La guerre le surprit comme tout le monde, mais il se rétablit promptement dans sa foi en la haute sagesse de l’empereur, et, sans être payé pour cela, cria de toute sa voix : À Berlin ! Et je vous jure qu’il se sentait insulté, oui ! et que monsieur Benedetti lui paraissait un grand diplomate, et monsieur de Gramont un vrai Français.

Pauvre Brafort ! Et quand tout croula, jusqu’à cet honneur de la France, qui pour lui était une religion, quand tout l’édifice impérial s’effondra de pourriture, entraînant la ruine de la patrie, alors il y eut aussi en lui un ébranlement immense et fatal. Atteint dans son dernier fort, dans la foi de toute sa vie, il désespéra presque de sa religion : l’ordre et l’autorité, son dieu. Ce magnifique système hiérarchique, dont l’empereur est la clef de voûte, et Dieu l’architecte, il aboutissait à la honte et à la ruine du pays, et prouvait son impuissance en même temps que sa bassesse ! La monarchie, née de la parole divine en même temps que le monde, s’affaissait, non sous la main de ses ennemis, mais par l’effet de sa propre corruption ; et tout le monde proclamait sa mort et la république. La république ! La proscrite, l’ennemie, la maudite ! Ce cri d’autrefois régnait maintenant ou du moins signait les ordres, paradait au front des monuments, flottait dans les banderolles, se criait sur les toits, — et dans les clubs, ô Dieu ! — marquait enfin de sa griffe satanique la légalité !

Il est vrai que tout cela n’était pas nouveau. Brafort avait déjà vu pareille chose, et avait su vite à quoi s’en tenir. Mais cette fois l’ennemi était aux portes. Brafort étouffa ses ennuis et reprit son vieux sabre ; il fut un de ces vieillards qui s’enrolèrent héroïquement dans les rangs de la garde nationale, car il était venu s’enfermer dans Paris.

Là il soutint Trochu, comme il avait soutenu Louis-Napoléon, et ce Jules Favre même, autrefois tant honni, étant le gouvernement, conquit sa confiance. Et pourquoi la lui aurait-il refusée ? Nous ne voulons pas ici retracer l’histoire d’événements si récents si terribles, mais notre devoir est de signaler la part qu’y prit notre héros.

Si ce ne fut pas Brafort qui inventa la fameuse formule : Pas de mouvements politiques devant l’ennemi ! car on l’entendit retentir après Sedan en faveur de l’empereur, et encore le 4 septembre, place de la Concorde, il l’adopta du moins avec cet amour profond qu’il eut toujours pour les clichés et pour les mots d’ordre, et il ne se passa point de jour, pendant ce long siége, qu’il ne la fit retentir en tous lieux. Il out voulu cependant, de très-bonne foi, marcher à l’ennemi, et ne pouvait faire autrement que de reconnaître, comme tout le monde, que tous les efforts du gouvernement se bornaient à paralyser les forces nationales. On l’entendit même, — tant en de telles crises les plus forts caractères sont ébranlés, on l’entendit blâmer amèrement certaines étonnantes impérities, que d’autres traitaient de trahisons. Mais à quoi pensez-vous qu’il conclût à la fin de sa philippique ? — Au maintien, toujours et quand même, de ce gouvernement qui ne combattait pas les Prussiens. Et pour quelle raison, s’il vous plaît ? — À cause des Prussiens, parbleu !

Il ne sortit pas de là, cinq mois durant. Si cette logique a de quoi surprendre, il faut se rappeler qu’elle fut celle de plusieurs centaines de mille avec lui, et même de la plupart des organes de la presse, lumières de l’époque. Que voulez-vous ? Il faut bien laisser aux siècles à venir quelques beaux exemples des pétrifications mentales opérées par les moules de l’éducation classique et religieuse. On est fils de la consigné et de la lettre ou on ne l’est pas. Qui eût douté de la sincérité de Brafort n’avait qu’à entendre l’accent indigné avec lequel il traitait de Prussiens ceux qui voulaient se battre, et par conséquent substituer au gouvernement de l’inertie un gouvernement d’action. Ah ! s’il fallait être stoïque et immobile devant l’ennemi, au moins pouvait-il tourner sa rage, et il n’y manqua pas, vers ces fauteurs de désordre, ces rouges odieux, ces misérables qui ne savaient pas soumettre leurs folles théories à la haute sagesse gouvernementale, et attendre les événements qu’elle préparait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Brafort n’y était plus. Un moment il faillit être révolutionnaire, et prit son fusil à l’appel de Brunel et de Plazza ; puis sa fureur se changea en une douleur éperdue, sans voix, sans larmes, et, rentrant chez lui, il eut une attaque d’apoplexie.

À partir de ce jour, ce fut un homme fini. Lui qui jugeait les larmes indignes d’un homme, il ne pouvait entendre sans pleurer la moindre allusion aux malheurs de la patrie. Et de quoi pouvait-on parler ? La conclusion de la paix fut un nouveau déchirement pour ce cœur français, qui, s’il manquait des inspirations nouvelles, avait du moins les vertus de ses préjugés. Cependant il venait de saisir une planche dans son naufrage, et recommençait à croire en monsieur Thiers. L’explosion de la commune le fit bondir. Ah ! c’en était trop ; oui, c’en était trop.

Il se trouvait encore dans Paris, n’ayant pu reprendre ses fonctions, et toujours un peu malade. Ce qu’il y souffrit de rages contenues et de terreurs chimériques est indicible. Il trouva moyen de savoir ce qui s’y passait par ce qu’on en disait à Versailles. Chaque matin, il s’attendait à être arrêté et couchait avec ses pistolets. Il sortait rarement et toujours déguisé ; s’il ne vit fusiller ni maltraiter personne, s’il passa les ponts sans voir aucun garde national s’amuser par passe-temps à jeter des enfants dans la Seine, il fut persuadé qu’il devait cela à une chance toute particulière. On ne vint pas non plus prendre son argent, et il disait :

— J’ai vraiment un bonheur extraordinaire, quand de telles horreurs se passent partout ailleurs.

Il ne les avait pas vues, mais il n’en était pas moins sûr.

Aussi, quand les troupes de l’ordre furent entrées, sa vengeance fut-elle terrible. Il avait eu si grand peur ! Et puis, jamais la société avait-elle été si près de sa chute ! Ah ! l’on n’avait pas suffisamment écrasé en juin cette race de vipères ; il fallait cette fois une justice terrible, et qui pût servir d’exemple pour des siècles. Il y avait dans Paris cent mille bandits, — donc quatre-vingt dix-neuf mille étrangers, à ce qu’affirmaient la Patrie et la Liberté, — qui empêchaient les honnêtes gens de dormir. Eh bien la chose faite, on serait tranquille.

Eugénie, devenue dévote, aiguisait sa haine ; mais, quant à Brafort, ce n’était pas pour les prêtres et pour les églises qu’il haïssait la commune, car il leur en voulait toujours pour l’inquisition et la Saint-Barthélemy.

Dans son uniforme de garde national, orné d’un brassard tricolore, il se rua au massacre.

Il avait déjà sérieusement maçonné le soupirail de sa cave. Mais tant de soins, tant d’efforts, tant d’excitations, devaient avoir une suite fatale ; il se coucha le 28 au soir, atteint d’une pleurésie. La vigueur de sa constitution sembla d’abord triompher de sa maladie, il entra même en convalescence ; mais il ne fit que languir.

Sa vie dura trop longtemps, puisque avant de mourir, il eut le chagrin d’assister à un nouveau réveil de l’esprit d’opposition et d’anarchie. Après la vigoureuse répression qui lui semblait devoir fermer à jamais la bouche à l’idée maudite, il lut les protestations de l’internationale en divers pays, auxquelles se joignirent celles de plusieurs journaux de province. Le monstre vivait encore, et les bons journaux parlaient sans cesse de nouveaux complots, tandis que le mécontentement contre le gouvernement de l’ordre allait croissant, et que cette France, autrefois si docile, qui, vingt-deux ans auparavant, avait servi si bien la réaction monarchique ; semblait maintenant beaucoup moins effarouchée en face d’excès monarchiques mille fois plus grands ; elle faisait même des élections républicaines, et, par l’organe de ses jurys, accablait de soufflets et de démentis ses sauveurs.

Brafort désespéra du monde de ses rêves, de cette société majestueusement immobile et sagement hiérarchique, où l’ordre fondé sur des institutions immuables et la haute sagesse d’un gouvernement tutélaire, où l’esprit d’obéissance et de discipline, fortement inculqué aux enfants dès le bas âge, rendraient impossible à jamais le désordre et l’anarchie. Oui, Brafort en vint à douter de l’ultima ratio et de toute sa philosophie du canon, de la geôle, de la main ferme, et même des hautes providences, qui semblaient, en se succédant, rivaliser d’incapacité et de lâcheté.

Quoi donc ! c’était toujours à recommencer ? La lutte serait éternelle ? ou bien, c’en était donc fait de l’autorité en ce monde ?

Tout ce qui avait été pour lui jusqu’alors la réalité, la certitude, vacillait, et tout ce qu’il avait considéré comme insensé, bizarre, monstrueux, coupable, semblait s’agiter dans l’enfantement d’une création nouvelle. Il comprit vaguement qu’il se préparait des choses contre lesquelles il ne pouvait rien et auxquelles il ne pouvait rien entendre. Cette conception autoritaire, âme du vieux monde, qui, malgré les incohérences de l’époque de transition où il était né, dominait en lui, se sentit frappée à mort. Il pressentit sa fin et ne regretta pas de mourir. De plus en plus, il s’affaissa dans une tristesse profonde ; sa faiblesse augmenta sans cesse, et une fièvre l’emporta.

Je le visitai la veille de sa mort. Épuisé, souffrant, il était toujours le même. Il me dit.

— Monsieur, la société est bien malade. Tout s’en va !… Vous savez que l’internationale a décidé que tous les enfants devront être marqués de rouge, et enlevés à leurs parents dès le jour de leur naissance ? Elle vient aussi d’armer les bandes carlistes en Espagne. Ah ! ah ! mais c’est égal, monsieur, nous tenons encore la famille, qui est le cœur de la société ; nous tenons l’armée, qui est son bras, et l’on verra bien…

Un accès de toux lui coupa la parole, et il demanda un mouchoir. Une fille, qu’il avait à son service depuis deux ans, — c’était la seule qui fût restée si longtemps dans la maison, — Claudine, s’empressa de lui en apporter un. Il lui jeta un coup d’œil terrible.

— Vous ne faites jamais que des bêtises ! C’est le numéro dix, et je n’ai pas eu le numéro neuf.

Il fallut que madame Brafort lui assurât que le numéro neuf avait été employé pour un bandage et le lui montrât.

— Jamais d’ordre ! répétait-il.

Il s’éteignit le lendemain, muni des sacrements de l’Église.

Dans ses dernières années, il était devenu d’une tyrannie extrême pour les petites choses. Sa femme et Claudine osaient à peine ouvrir la bouche devant lui, et en recevaient à chaque instant des injures les plus violentes, quelquefois même pis. Cependant Claudine, qui était bonne fille, pleurait en revenant de l’enterrement.

— Quoi donc ? lui dit-on. Il vous faisait la vie si dure !

— Que voulez-vous ? répondit-elle. Ce n’est pas qu’au fond il fût méchant. C’était son idée comme ça.

Cette oraison funèbre de Claudine le peint mieux que les discours prononcés sur sa tombe. Non, Brafort n’était pas méchant, et ce fut en toute conscience s’il fit du mal quelquefois. C’était son idée. Il était sincère, actif, plein de probité, de courage, bon, généreux à sa manière. Il eût pu soutenir d’autres causes, suivre d’autres voies, avec la même énergie Tout dépendit pour lui du temps où il naquit et de l’éducation qu’il reçut.

Délivrée de son tyran, madame Brafort ne se comprend plus ; elle avait pris l’habitude du joug au point qu’elle en sent maintenant le vide sur ses épaules. Elle se laisse guider par Claudine, et vit d’une pension que lui fait son gendre ; car elle vient d’assister au mariage légal de Maximilie et de Georges. Depuis longtemps monsieur de Labroie est mort, usé de débauches. Mais Brafort avait toujours impitoyablement refusé son consentement au second mariage de sa fille. Aucune des lettres que lui écrivit Maximilie n’avait pu l’attendrir ni aucune excuse le toucher.

Si on lui objectait les torts de monsieur de Labroie, il répondait qu’une femme a pour devoir de respecter et d’aimer son mari, quoi qu’il fasse. Tuteur de sa petite-fille, l’ignorance seule du lieu précis où vivaient les deux amants et les difficultés de la recherche, l’avaient empêché d’aller arracher cette enfant des bras de sa mère, qu’il disait indigne de l’élever. Il avait défendu qu’on lui parlât de Maximilie ni des autres enfants qu’elle avait eus. Sa fille, répétait-il, était morte ; il ne lui restait plus qu’un enfant, sa petite-fille, qu’on lui avait enlevée et qu’il se plaisait à nommer, malgré les désastres attachés pour lui à ce nom : mademoiselle de Labroie. En ceci, comme sur bien d’autres points, il fut martyre de ses convictions. Zélateur du principe d’autorité, si méconnu en ce siècle, il fut irritable parce qu’il eut beaucoup à souffrir. Ce principe, de sa nature, est d’une susceptibilité extrême ; à le nier seulement, on le tue. Un simple mot : Non ! formule magique, suffit à l’anéantir. Ils sont passés les temps où les couvents, les gibets et les bastilles lui servaient de preuves irréfragables. Tout cela dure encore, mais si contesté !… Ce n’est qu’à mesurer la hauteur de son origine divine, comme on sait, et l’étendue sans limites de ses droits, qu’on peut comprendre, en ces temps de négation insolente, les douleurs de cœur de ceux qui sont restés fidèles à son culte. Brafort, que les partisans des idées nouvelles traiteront assurément de despote, peut à bien des égards, je le répète, être considéré comme un martyre de sa foi.

Mort à soixante-douze ans, la vie ne pouvait plus lui fournir que des amertumes. Sa génération morale est loin d’être éteinte, mais elle semble près de ne plus régner, ou plutôt sans doute va-t-elle revêtir de nouvelles formes ? Pour nous, dans cette histoire fidèle, notre but à été de montrer, sous son vrai jour, un caractère souvent méconnu dans les tristes mêlées de ce temps, de l’expliquer peut-être, et de lui restituer au moins son principal trait : la bonne foi.

FIN DU PÈRE BRAFORT.


TABLE DES CHAPITRES CONTENUS DANS CET OUVRAGE.

PREMIÈRE PARTIE.

CHAP. 
Pages
 211
 216
 221
IV. — 
 226
V. — 
 229
VI. — 
 234
VIII. — 
 243
 247
X. — 
 255

DEUXIÈME PARTIE.

CHAP. 
Pages
 259
II. — 
 269
III. — 
 273
 289
VI. — 
 296
 301
VIII. — 
 310
IX. — 
 322
 330


FIN DE LA TABLE.


Paris. Imprimerie J. Voisvenel, rue Chauchat, 18.
  1. Nous tenons tous ces détails d’un saint-simonien présent à cette séance.
  2. Louis Blanc. — Histoire de dix ans.
  3. Louis Blanc. — Histoire de dix ans.
  4. Louis Blanc. — Histoire de dix ans.
  5. Louis Blanc. — Histoire de dix ans.
  6. Louis Blanc. — Histoire de dix ans.
  7. Ces détails sont tirés de renseignements précis.
  8. Le monde, en langage de pays, veut dire les gens, tout le monde ; c’est le peole anglais qui se comprend de même au pluriel.
  9. Renan, Revue des Deux-Mondes du 1er novembre 1869. Anachronisme de mots seulement.
  10. Proclamation de la Commission d’enquête. (Daniel Sterne, Histoire de la révolution de 1848.)
  11. Ce vertige de la peur, auquel les esprits les plus fermes et les âmes les plus nobles s’abandonnaient sans réserve et sans honte. (Idem).